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DES
DEUX MONDES
IC« ANNEE. - SIXIÈME PERIODE
TOME CINQUANTE-HUITIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE 1*1 15
1920
fcte.'îT
LES CŒURS GRAVITENT
DEUXIEME PARTIE (1)
GENEVIEVE
La méditation crée le monde.
Ernest Renan.
Après plusieurs années écoulées, je pensais ne plus rien
apprendre des tragiques héros du Val-Dolent, quand je
reçus un billet de Maître Véran :
« Si vous venez à V... m'écrivait-il, veuillez vous rendre à
mon étude pour une affaire sans urgence, et seulement si
l'occasion vous est donnée de traverser Vausselles. »
Malgré la discrétion de ce billet, je m'imaginai qu'il devait
avoir quelque rapport avec le château dormant. Ma curiosité
ne tarda pas à me ramener dans le cabinet du vieux notaire,
que je retrouvai encore plus argenté de chevelure avec ces
yeux au regard lointain des vieillards de plus en plus aspi-
rés vers l'au-delà. Ma vue, en lui évoquant notre émouvante
visite au Val-Dolent, troubla pendant quelques secondes la
vertueuse clarté de ses prunelles qui s'opacifièrent comme l'eau
remuée d'une fontaine. Enfin, paupières baissées, il me dit :
— M"es de* Néjouls sont décédées et le nouvel héritier,
leur cousin, entend laisser le château à son état d'abandon.
MUe Marie vous* sut gré de ne l'avoir pas jadis obligée
d'exécuter, en cas d'aliénation du Val-Dolent, la clause du
testament qui veut qu'on détruise par la poudre la colline des
tombeaux. A cette époque, une situation embarrassée incli-
Copj/right by Charles Géniaux, 19J0.
(1) Voyez la Revue du 15 juin.
O REVUE DES DEUX MONDES.
nait MUei de Néjouls à cette location, qu'elles auraient regrettée.
Touchée de votre délicatesse en cette circonstance, Mlle Marie,
irnière survivante, m'a prié de vous remettre quelques mé-
. ;ires, d'ailleurs assez incomplots, de M. Pierre du Gambout.
En m'en confiant le dépôt, MUe de Néjouls ajouta que vous com-
prendriez, à leur lecture, pour quel motif sa sœur et elle vou-
lurent décourager les locataires possibles. Vous partagerez leur
avis : l'abandon du Val-Dolent s'imposait...
... S'étant ainsi expliqué, M. Véran me remit un cahier en
m'avertissant que les familles du Cambout et de Néjouls étant
maintenant éteintes, il y avait moins d'inconvénients à ce que
fût révélée la destinée poignante des créateurs du Val-Dolent.
J'acceptai dans un respectueux silence ces feuillets, sans
doute mouillés des larmes de l'amour.
En me confiant ce précieux dépôt, M. Véran prononça :
— Il fait souvent bien froid parmi les hommes. Près de
M. du Gambout et de MmeHéléna, j'avais trouvé un foyer admirable
où je réchauffais mon cœur. Peut-être ces cahiers conservent-
ils quelques-uns des rayons qui furent ma lumière. Vous en
jugerez. Adieu, monsieur.
... Il me plut d'aller lire sur la colline tumulaire, au mur-
mure de la Dolente, les manuscrits de Pierre du Cambout, mé-
moires incomplets et correspondance sans ordre. Le nostal-
gique paysage de cette thébaïde d'amour ne pouvait qu'ajouter,
par son ambiance, aux appels du grand cœur qui s'ouvrait à
moi. De cette lecture comme aussi des révélations de M. Véran,
la vie de Pierre m'apparut dans toute sa signification, et quel
homme oserait ne pas s'y reconnaître un peu ?
En épigraphe de ses mémoires, Pierre du Cambout avait
inscrit cette pensée de Pascal, soulignée d'un large trait rouge
par lequel il montrait l'importance qu'il y attachait :
« L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur une
mutuelle tromperie. Tous les hommes se haïssent naturelle-
ment les uns les autres. »
Et je lus :
« Hier, tandis que nous travaillions dans l'ancien atelier de
peintre, transformé en coupole astronomique, qui domine sur
la .Méditerranée le cap d'Antibes allongé sur le tlot comme un
beau bras de femme, mon père m'a dit de son ton sévère, même
lorsqu'il se veut cordial :
LES COEURS GRAVITENT.
— Tu atteins aujourd'hui la trentième année, Pierre,
Ta lie auquel je me suis marié; mon premier mariage avec ta
délicieuse mère, Cécile. Je voudrais bien que tu songes toi-
même au mariage. — En prononçant ces paroles, Sébastien du
Cambout, mon père, approche son visage du mien presque à le
toucher. Ses noirs yeux plongent dans les miens et ses lèvres
minces frissonnent au soui'ile de sa pensée ardente. - — Trente
ans I reprend-t-il. J'espère avoir fait de toi un homme, sinon
un savant homme, car nous resterons toujours, toi et moi, des
astronomes amateurs parce que nous manquons de la forte cul-
ture mathématique. Qu'importe ! Notre astronomie nous main-
tient dans l'habitude des hautes pensées. Gela seul compte ;
planer. »
Ayant ainsi parlé, mon père marcha en faisant retentir les
« tomettes » rouges du dallage à la mode provençale. A travers
le vitrage nous arrive le rayonnement des Alpes neigeuses. Par
cette matinée de mai, nos orangers, pavoises comme des mariées
virginales, embaument. Mon père regarde, à l'extrémité de leur
harmonieuse avenue, la façade ocrée de notre maison à génoise.
Sur la terrasse, il aperçoit sa femme, Christine, en peignoir de
crépon capucine, assise, sa somptueuse chevelure répandue au
soleil qui lui donne des tons de flamme. Et Christine abrite son
front avec un éventail de plumes. Les sourcils de Sébastien se
sont joints. Le menton relevé avec une fierté offensée, quittant
le vitrage, il se rapproche de l'équatorial au cuivre brillant et
me demande, sans me regarder :
— N'est-ce pas un pays de bonheur, ici? N'es-tu pas charmé
que ta bonne fortune t'y fasse vivre ?
J'incline le front. Mon père ajoute doucement :
— Ta faible affirmation équivaut presque à une négation.
Pourtant l'existence t'a comblé. Né de bonne souche, — nous
pouvons nous réclamer d'une parenté par François du Cambout
avec l'abbé de Ponlehàleau et les barons de Coislin, gouverneurs
de Basse-Bretagne, — et suffisamment aisé pour rester indépen-
dant, je te trouve injuste envers la vie. Que lui reproches-tu
donc, Pierre ?
Mon père s'est exprimé du ton un peu tendu qui devait être
celui des messieurs de Port-Royal dont il perpétue, par le sang
et l'inclination d'esprit, les tendances roides au milieu d'un
monde trop assoupli.)
8 REVUE DES DEUX MONDES.
Je lui réponds que j'aurais mauvaise grâce à me plaindre.
— Mais tu ne te réjouis pas, Pierre.
— Ce serait excessif, mon père.
— Ah! combien je souhaite te voir marié !
— Croyez-vous donc le mariage une panacée aux mélanco-
lies du cœur?
A cette repartie, qui m'échappa, Sébastien se roidit et, d'ins-
tinct, se tourna vers la terrasse où Christine faisait sécher sa
chevelure de flamme. Et je songeai :
« Ce pauvre père crut aux vertus du mariage : comment ne
s'étonnerait-il pas de mon célibat? Pourtant, à la mort de ma
mère, veuf encore jeune, il s'était déclaré que c'en était fini
pour lui du bonheur terrestre. Par imitation de notre ancêtre,
l'abbé de Pontchàteau, il avait alors vécu dans une petite
chambre, sur un lit composé de tréteaux, d'une paillasse et
d'une claie d'osier avec un chevet de chaume pour ^oreiller. Il
portait un habit grossier sous le prétexte de bêcher son jardin.
Le jour, il lisait saint Augustin ou les Psaumes; la nuit, les
yeux sur les constellations, il poursuivait ses recherches jusqu'à
en tomber de fatigue. Il espérait tuer à jamais l'amour humain
en lui. Or, la fougue même de ses sacrifices prouvait l'exalta-
tion de sa nature. J'étais alors un bien petit garçon et je n'ai
pourtant rien oublié. Il arriva donc que les rigueurs de mon
père ne l'empêchèrent pas d'introduire cette captieuse Christine
dans notre maison. Il suffit à cette rousse comète de paraître
pour entraîner bientôt dans son ellipse l'astronome qui la con-
templait. Ah I père, saurais-je vous reprocher d'avoir oublie
ma mère, Cécile, la jeune morte de vingt-quatre ans, pour cette
insidieuse et intelligente Christine dont l'ardente chevelure
devait enflammer votre sagesse ? »
... Mon silence persiste. Mon père croirait-il à un blâme de
ma part? Comment oserais-je critiquer, lorsque je ne suis moi-
même qu'instabilité, désirs et stérilité? Non, l'existence indé-
pendante qui est la mienne, sur cette terre provençale d'en-
chantement, ne me rend pas heureux, parce qu'il me manque
l'amour... comme à la plupart des hommes. Mais tandis que
ceux-ci laissent volontiers leurs cœurs battre à vide, il me
paraît monstrueux de vivre parmi la détestation des personnes
de notre entourage, ou même seulement parmi leur indiffé-
rence. J'ai besoin d'aimer et d'être aimé. Le verdict de Pascal
LES CŒURS GRAVITENT. 9
affirmant que « tous les hommes se haïssent naturellement les
uns les autres et que leur union n'est fonde'e que sur une
mutuelle tromperie, » me révolte.
Croire absolument à la vérité d'une telle pensée serait un
désastre, et d'ailleurs, la contemplation des étoiles m'a com-
muniqué la sublime folie de l'amour. Quoique sans objet précis,
j'y aspire. Depuis un moment, mon père, penché à la baie de
notre vitrage, considère avec une expression angoissée, par delà
l'avenue des orangers, la terrasse de notre bastide sur laquelle
(Christine, étendue dans sa chaise-longue, continue d'exposer aux
rayons solaires sa chevelure oxygénée. D'une porte-fenêtre
bleue, je vois sortir mon oncle René, un personnage comme
on en voit dans les tableaux de Chardin : nez moqueur, petits
yeux bridés à l'expression à la fois naïve et maligne. Il s'avance
vers sa belle-sœur. Elle lui sourit d'un air fin. Mon oncle lui
fait une révérence mi-sérieuse, mi-plaisante, et lui marque son
admiration pour la splendeur de ses cheveux étalés. Il s'approche
encore, chuchote et complimente. Ma belle-mère sourit glo-
rieusement. En vieux gentilhomme nourri des messieurs de
Port-Royal, mon père s'efforce de rester impassible, quoiqu'il
ait le cœur étreint. Christine, plus jeune que lui de vingt
années, l'a toujours laissé palpitant et désarmé. Il souffre et
subit. Mon oncle René, de dix ans moins âgé que son frère, fait
maintenant rire par ses compliments Christine. Mon père pâlit.
Je sors sans bruit de mon atelier et me dirige du pas rapide
d'une personne allant a la recherche d'un objet oublié vers
notre maison. Pendant la traversée du jardin, j'entends les
épithètes superlatives de mon oncle : « Admirable, chère amie I
Extraordinaire! Prodigieux! »
Son récit doit être le plus innocent du monde et cependant,
a mon entrée imprévue sur la terrasse, René clignote vers moi
d'un air interrogatif ; puis après une courbette à sa belle-sœur,
il se retire en prononçant sur le ton d'une admonestation :
— Prenez garde, Christine, vos drogues brûleront cette
royale moisson.
Ma belle-mère rit d'un petit rire nerveux qu'elle inter-
rompt brusquement a mon arrivée. Et comme je garde l'expres-
sion banale d'un flâneur, le visage de Christine se nuance aux
sentiments qui se succèdent en elle les uns après les autres
comme une eau se ride sous la brise. Pas un instant ses traits
10 REVUE DES DEUX MONDES.
spirituels ne gardent leur repos. Il suffit que je pose mes yeux
sur elle pour qu'aussitôt Christine me présente l'expression
qu'elle me croit le plus agréable. Tout fut toujours calcul chez
co.ViQ femme de bonne naissance, mais pauvre, dont l'esprit est
uniquement soucieux des conquêtes qui peuvent assurer à son
égoïsme le bien-être, les hommages et les plaisirs. Elle joue sa
vie comme une actrice tient ses emplois sur la scène. Lorsque
c'est nécessaire, Christine remplit son rôle jusqu'à verser des
larmes. Or, à travers ses attitudes et ses intentions, Christine
malheureuse tend, comme les autres femmes plus simples et
moins perspicaces, au bonheur. Elle le recherche même avec
l'énervement qu'elle apporte en toutes ses actions. Image de
l'instabilité, cette pauvre femme souhaite toujours d'être ce
qu'elle n'est pas, et elle ne saurait s'arrêter de désirer l'impos-
sible. A la vérité, elle s'ennuie, quelle que soit la douceur de son
sort.
Quand elle me voit garder le silence, elle donne à sa figure
l'expression pure d'une madone de Raphaël en faisant remonter
ses sourcils dans son front lisse. Les paupières à moitié bais-
sées, elle élève ses bras nus sur sa chevelure qu'elle encadre. Et
elle me dit d'un ton ambigu :
— Si ces messieurs de Port-Royal m'aperçoivent en ce
moment de leur empyrée, ils en feront une communication
astrale à Sébastien. Ah! je dois leur paraître un objet de
scandale.
Comme je me tais, ce qui doit lui paraître un désaveu, elle
dit d'une voix plaintive, avec une timidité affectée :
— La susceptibilité de votre père m'a fait toujours craindre
de l'offenser... Asseyez-vous donc, Pierre.
Afin de changer le cours d'une conversation dangereuse, je
fais remarquer à Christine la féerie de cette matinée de Pro-
vence. Les Alpes d'azur, brodées d'argent à leurs cimes, tombent
dans la mer d'un violet de campanule.
A mes paroles, elle tourne vers moi ses mobiles prunelles
dont l'expression révèle la femme inquiète qui cherche encore,
à la quarantaine passée, l'inconnu des distractions. Les manches
pagodes de sa robe capucine ont glissé jusqu'à ses coudes ronds
et polis. Puis, comme je n'ai pas correspondu à ses préoccupa-
tions, je vois l'ennui recouvrir son visage d'une sorte de cendre.
Quoique toute proche de moi, elle me devient aussi lointaine
LES CŒURS GRAVITENT. 11
que Sirius peut l'être de la terre. Hélas I pas plus mon père
que les autres gens de ma connaissance, personne ne lui fut
jamais rien plus d'un instant; mais, pendant cet instant, quel
enthousiasme! Voilà le pauvre amour qu'il m'est donné de
côtoyer chaque jour.
Dans le jardin notre serviteur, Jacques, agite la clochette
du déjeuner. Sorti de son atelier, mon père descend le haut esca-
lier du maçonnerie recouvert par les rosiers de bengale dont les
sarments aux fleurs cramoisies s'échevèleut sur l'outremer de
la Méditerranée.
Pendant le repas qui nous réunit à mon oncle René, nous
échangeons les paroles polies, strictement nécessaires. Christine
annonce ses nombreuses visites projetées. Mon père, d'une incli-
nation de tète, semblait approuver, lorsqu'il crut surprendre un
sourire aux lèvres de sa femme et de son frère. Il ploie sa ser-
viette et après un bref salut, se retire. Ma belle-mère prend un
air de martyre et s'offre à l'injustice avec une figure angélique.
Silencieusement mon oncle s'éloigne, les yeux bridés par la
ré lexion.
Debout contre la porte-fenètre, Christine observe de loin son
mari. Par humilité traditionnelle et afin de ressembler à son
aïeul l'abbé horticulteur de Port-Royal-des-Champs, mon père
soigne lui-même son jardin. Un sécateur au poing, il émonde
ses rosiers.
Une demi-heure plus tard, Christine s'avance sous les oliviers
en élégante toilette d'un rose de glaïeul. Elle a l.a sveltesse des
hampes de ces fleurs. Elle guette mon père dont la tristesse
empreint les gestes de raideur. Après avoir tourné autour de lui
elle lui sourit avec modestie. Au premier signe de détente sur-
pris, elle se rapproche avec une expression câline et l'approuve
dans son travail.
Quelques minutes plus tard, dans l'allée des arums, j'entends
Christine, pâmée d'admiration, qui s'exclame :
— Vous me révélez des merveilles, Sébastien. Cette loi
botanique des mutations me confond. Quel ravissant mystère!
Et mon père parle, parle de sa voix chantante qui révèle
tant de pureté d'àmel Maintenant la physionomie de jolie chèvre
de sa femme exprime, en l'écoutant, l'ironie et la victoire.
12 BEVUE DES DEUX MONDES.
*
* *
Lorsque mon père vient me rejoindre dans notre atelier
astronomique, son visage au grand front religieux est encore
tout animé d'une joie profane. A peine m'aperçoit-il qu'il pro-
nonce en se pressant les mains :
— Ainsi, c'est ton trentième anniversaire, aujourd'hui !
Quelle est son intention en reprenant notre conversation au
point où nous l'avions laissée le matin ? Ses yeux noirs, aux pau-
pières alourdies, fixés sur moi, il reprend :
— A te l'avouer franchement, je ressens une véritable peine
• de ton célibat prolongé. Est-ce détermination chez toi?
Je lui réponds que je n'éprouve aucune hostilité de principe
contre le mariage, mais que je ne le conçois pas comme une
affaire. Sans l'amour absolu et réciproque, une union conju-
gale me paraît une assez pauvre chose. Je conclus, en appuyant
un regard sérieux sur mon père :
— Je voudrais aimer et être aimé, — ou bien ma condition
actuelle me parait -préférable à une illusion.
A cette repartie, Sébastien s'émeut comme s'il se sentait
atteint. Il dit ensuite sur le ton du regret :
— Ah! pourquoi avons-nous laissé partir cette pauvre Gene-
viève?... Jamais peut-être femme ne te donnera la preuve d'un
aussi complet attachement que cette charmante cousine?
Je lève les mains. A ce geste vague, mon père répond :
— Oui, je sais... parce que nous l'avions élevée avec toi,
comme une sœur; cette façon de voir fut la cause de notre
erreur à tous. J'en éprouve le regret le plus vif. Cette âme
aimante méritait ton attention.
Devant l'insistance de mon père, je crois devoir lui déclarer
que je n'ai jamais éprouvé qu'une amitié fraternelle pour
Geneviève.
— L'amour ne s'ordonne pas : il y faut la grâce!
— Oui! oui! c'est très juste, la grâce, Pierre. Ah! parfois
cette grâce est d'ailleurs un sentirnent violent, terrible.
Sur cette réflexion mon père remonte jusqu'à sa bouche le
livre qu'il tient, les pouces introduits entre les feuillets, et son
front et ses yeux seuls, découverts, marquent une profonde
mélancolie. J'en soupçonne la cause : maintenant que mon père
subit moins aveuglément l'effet de sa « grâce, » il souffre. La
LES CŒURS GRAVITENT. 13
scène de coquetterie du matin revient à sa mémoire. Il s'aper-
çoit que Christine joua l'amour, et pourtant il ne peut s'empê-
cher encore d'en goûter le leurre.
Reprenant sa course dans notre atelier, Sébastien va regarder
par la baie ouverte la radieuse vallée d'or, de rose et d'argent,
et la mer qui rit à la brise comme un grand œil bleu. Des
collines aussi harmonieuses que des épaules féminines, la
surplombent. ,
— Oui, ce pays fut créé pour le bonheur, prononce-t-il, et
sans doute il doit y avoir beaucoup de notre faute lorsque nous
laissons échapper la joie que l'occasion nous offre. Je ne me
consolerai pas d'avoir marié Geneviève à Laurent Rodelle. C'est
toi qu'elle devait épouser. Il n'est pas possible qu'à sa tendresse,
que dis-je! qu'à l'admirable et pure passion pour toi de cette
jeune fille, ton cœur ne se fût pas ému.
Ces dernières paroles remuent en moi des désirs incertains.
En effet, comment ai-jepu rester indifférent à.la tendresse d'une
jeune cousine délicieuse, élevée près de moj? Comment son
inclination si totale ne m'a-t-elle pas troublé? Quand je songe
à Geneviève que je vis s'épanouir en beauté et en intelligence
à mes côtés, depuis l'instant où cette orpheline fut recueillie
par mon père, je reste stupéfait en songeant que, jamais, l'idée
d'une union possible entre elle et moi, ne me soit venue?
L'affection d'une suave créature n'a donc pas de flamme com-
municative, puisque l'amour de Geneviève ne m'a pas brûlé?
Quels regards ses yeux appuyaient parfois sur moil Ils sem-
blaient me dire : « Pitié pour moi! Ne remarques-tu pas que tu
restes ma préoccupation constante? »
C'est aujourd'hui seulement qu'ils resurgissent dans mon
souvenir avec toute leur signification. Quand il m'eût fallu la
remercier de toute mon âme de m'accorder sa délicieuse ten-
dresse, ses douces approches mômes m'écartaient d'elle. Déjà,
lorsque nous étions enfants, ses baisers m'excédaient. Aussi loin
que je remonte dans le passé, et dès l'arrivée dans notre maison
de cette fillette toute affamée d'amour après les pertes irréparables
de ses père et mère, je me vois tout rétracté devant ses avances.
Alors que j'aurais dû l'accueillir de tout mon cœur, car elle
était une enfant ravissante et bonne, les élans de son âme sans
calcul me contrariaient comme des atteintes à mon indépen-
dance de jeune garçon. Aux innocents embrassements qu'elle
U
REVUE DES DEUX MONDES.
voulait prodiguer au petit homme de dix ans que j'étais alors,
je rougissais d'ennui. Les marques multipliée^ de son affection,
loin de me toucher, me fatiguaient. Aussi me dérobant à ses
caresses, je lui criais parfois en colère : « Laisse-moi! » Elle ne
pouvait comprendre et allait pleurer dans la solitude. Personne
ne la consola, car mon père était alors tout épris de Christine,
qui venait de remplacer ma mère. Christine, escomptant
l'avenir, prit ombrage de cette jeune parente dont les purs
regards et la sincérité lui étaient comme un reproche perpétuel.
Dès cette époque, ma belle-mère, méditant l'éloignement de
Geneviève, multiplia, pour y parvenir, les occasions de désaccord
entre nous.
Avec les ans, Geneviève, devenue une jeune fille de vive
intelligence, me précédait dans toutes mes intentions et s'ingé-
niait à me plaire. J'étais gêné d'être si bien deviné. Ce cœur
fidèle qui méritait reconnaissance et adoration, m'inquiétait, me
fatiguait. Je rencontrais Geneviève dans tous mes projets, qu'elle
contrariait, sans s'en douter. J'étouffais dans l'atmosphère
d'amour dont elle m'enveloppait. Son affection jamais démentie
et son perpétuel esprit de sacrifice me devenaient presque des
ennemis dont j'aurais voulu débarrasser ma route. Plus tard,
mon attitude, toujours plus distante, l'obligea enfin à m'éviter.
Si son àme de soleil rayonnait toujours vers la mienne, je
demeurais glacé comme un astre mort. Et pourtant je ne suis
pas insensible par essence. Comme tous les du Cambout, je me
crois au contraire d'une nature passionnée. Triste et charmante
Geneviève, si je vous accueillis ainsi, comment donc l'amour
pourrait-il triompher parmi les hommes? N'est-ce pas l'explica-
tion du fatal égoïsme, cause de tous nos maux? On ne s'impose
pas d'aimer. C'est l'effrayant mystère qui nous domine. Déses-
pérément, Geneviève tendit vers moi et, par un singulier choc en
retour, loin d'être attiré, j'éprouvais le besoin de la fuir. Mainte-
nant, ma cousine est devenue, presque par ordre, M"'e Rodelle,
la femme d'un ennuyeux ingénieur agronome. Le roman de sa
vie est clos et aussi tout espoir de grand bonheur. Ne fut-ce pas
un crime de l'avoir obligée à ce mariage de raison? En suis-je
coupable? Peut-elle me reprocher de n'avoir pas éprouvé ce qui
ne se commande point? En songeant encore à Geneviève, mon
cœur ne précipite point ses battements. Pourquoi ne suis-je
qu'aridité, mais une aridité qui soup're après l'orage?
LES COEURS GRAVITENT. 15
Voilà l'état présent de mon cœur.
— Pierre! Pierre! répète mon père impatienté, veux-tu que
nous reprenions la rédaction de notre mémoire sur l'aspect
télescopique de Saturne?
Il\ me faut discuter sur les trois zones observées a l'époque
où les anneaux se présentent le moins obliquement, et nous
nous accordons pour décrire l'anneau intérieur comme un
léger crêpe dont la diaphanéité permet d'apercevoir la planète
au travers. Notre travail nous retient attentifs plusieurs heures.
Déjà l'occident a pris la nuance de nos roses-thé et la mer n'est
plus qu'une eau de pervenches. Parmi leurs terrasses aux
orangers luisants, les bastides de Gagnes prennent l'éclat des
citrons. L'air embaume comme si le soleil mourant tout entier
n'était qu'une cassolette aux rayons de parfums. Par les baies de
notre observatoire monte l'arôme voluptueux des jasmins.
Mon père inscrit le chiffre obtenu par ses calculs pour le
demi-diamètre du système saturnien : 135 000 kilomètres, et
relève la tête avec cette petite exagération de fierté qui lui fait
froncer les arcades sourcilières en avançant un peu le menton
lorsqu'il est content de lui. Le portail au fond du jardin s'ouvre
en grinçant sur le sable que souffla le dernier mistral, et Chris-
tine rentre d'un pas alerte qui affecte la jeunesse. Le soleil a son
déclin traverse son ombrelle mandarine, et son visage paraît du
même feu que sa chevelure fraîchement oxygénée. Mon oncle
René, galant, se précipite, son nez pointu en avant, afin d'écarter
une branche épineuse qui déborde l'allée. Il lui parle avec ani-
mation. Elle rit. L'un et l'autre semblent encore excités par la
réunion mondaine à laquelle ils viennent d'assister. Penché sur
l'allège de la baie, mon père se recule avec honte. Soudain une
flamme terrible jaillit de ses yeux exorbités et il marche vers le
seuil de l'atelier. Au moment d'y atteindre, il laisse tomber les
bras, et le pli de sa bouche indique qu'il répugne à des observa-
tions qui le diminueraient sans profit. Si j'en juge par la fixité
de ses prunelles, il s'absorbe dans une contemplation intérieure,
pleine de misère.
Un vol de martinets tourbillonne avec des clameurs d'allé-
gresse sur un ciel coloré où semblent pleuvoir les crocus, les
sauges et les valérianes. Lorsque les oiseaux se sont évanouis au
zénith, mon père me dit gravement :
— Comme tu n'es pas seulement mon fils, mais mon unique
16 feEVUE DES DEUX MONDESd
ami, il convient que tu connaisses ce soir toute ma pensée. De
même que notre aïeul Pontchàteau s'était jeté a l'abbaye de
Conques, par désespoir de la société des hommes, je me suis
réfugié dans l'astronomie, cette science de poète, parce que je
n'avais pas trouvé dans la vie ce que je me croyais en droit d"y
rencontrer. Tu vas apprendre ce soir, Pierre, ce que je crois être
la découverte de mon existence.
Depuis mon enfance, l'indifférence de mon entourage, ou pis
encore, me prouva l'erreur de-mon ambition d'aimer et d'être
aimé. Je ne découvris que bien rarement l'amour conjugal,
l'amour filial, et surlout, presque jamais, l'amour du prochain.
La société ne semble peuplée que d'individus voluptueux, mais
sans tendresse, et qui, pourtant, désirent autant l'amour que je
le souhaitais moi-même. L'amour, ce mot emplit la vie entière
et s'inscrit au fronton des temples. L'amour inspire la littéra-
ture et suggère toutes les formes de l'art. Il est l'Evangile. C'est
l'essence des prières. Il est donc partout, l'amour; et pourtant,
essaie de le saisir et tu ne le trouveras nulle part. 11 fuit dans
autrui. Aussitôt que tu veux faire acte d'amour, tout s'évapore.
T'obstines-tu dans ton affection, qui donc t'aime? Pourtant,
dérision funèbre! ceux ou celles qui te refusent leur tendresse,
la souhaitent ardemment pour eux-mêmes. Qu'y a-t-il donc au
fond de ce tourbillon décevant et insensé d'hommes qui se
veulent tous aimer en se dérobant tous les uns aux autres? Je
crois l'avoir découvert...
Ces pensées de mon père s'appliquaient, hélas! si justement
à Geneviève et à moi, que j'en éprouvai un cruel malaise.
Sébastien continua.
— Nous subissons les effets de la gravitation universelle. Un
homme ou un astre, c'est tout un, au regard du Créateur. Un
cœur n'est pas moins grand qu'une étoile. Pourquoi donc ci
cœur échapperait-il à la loi cosmique qui règle à jamais les
rapports des mondes entre eux? Les attractions célestes exercent
leur empire sur tout ce qui est. Les esprits comme les mondes
gravitent donc dans le vide infini de i'éther et parmi l'obscurité
de l'espace. Les milliards d'àmes sont agitées d'un mouvement
éternel les unes autour des autres, mais sans jamais pouvoir se
joindre. Ainsi se désirer perpétuellement, souhaiter le bonheur
et l'amour, et ne pouvoir,, par la raison des autres al tractions
secrètes, y réussir, voilà notre fatale condition. Liés par ces lois
LES CŒURS GRAVITENT. 47
terribles de la gravitation, les hommes, qui se haïssent, gravi-
teront éternellement sans pouvoir se fuir, d'où la perpétuité de
la haine prouvée. Quant aux amants, leur poursuite éperdue ne
leur permettra jamais de se réunir et ils décrivent des ellipses
qui les rapprochent ou les éloignent indéfiniment. Enfin, si par
exception une fusion devenait possible, désastre! deux mondes
comme deux amants qui se rencontreraient enfin, disparaîtraient
l'un dans l'autre. Ils ne seraient plus eux-mêmes, mais une
nouvelle planète ou la mort. Ainsi donc, Pierre, de quelque
côté que je me tourne, quel espoir?
...Mon père enlace l'équatorial. L'exaltation illumine sou
grand front religieux et, le menton haut, il semble braver sa
destinée amère. Il regarde vers le ciel où le diamant de Vénus
commence à jeter ses feux. Sur l'orient, et juste à la corne <l"
notre jardin en terrasse, aussi pâle que l'eau d'une fontaine, l«
premier quartier de lune s'avance comme une faucille ver,
quelques petits nuages en buissons d'églantines-
Au huitième coup sonore d'une pendule à gaine, notre servi
leur sort de son office. Il agite une clochette, les yeux fermes,
comme s'il épargnait ainsi des vibrations trop vives à son ouïe.
Quand il a fini de sonner, mon père me dit seulement :
— Va! Tu m'excuseras.
Je dois me diriger seul vers notre salle où je vais manger
entre l'indifférence, la duplicité et le ridicule. Ajoutons-y la
politesse des gens bien nés.
*
* *
Sur la première page de la seconde liasse des mémoires de
Pierre du Gambout, était écrite cette pensée :
« La foi et l'amour sont l'unique moyen qu'a l'homme de
comprendre quelque chose au problème de son origine et de sa
destinée. »
Toujours la dérision de ces adorables journées de printemps
méditerranéen entre mon père préoccupé, Christine inquiète et
mon oncle René mécontent et caustique. Notre vieille bastide
de Gagnes, érigée sur sa colline à cent mètres au-dessus d'une
mer violette striée d'or, qui semble un immense parterre d'iris,
s'éveille en face de montagnes blondes d'une exquise nudité,
car ces premières Alpes ont vraiment la beauté des corps nus.
En celte terre grecque ne devraient vivre que des Apollons
TOME LV1II. — 1920. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
sagittaires radieux. Or, pourquoi les hommes n'y sont-ils pas
moins inquiets que sous les cieux du septentrion? De plus en
plus j'éprouve dans ma famille et parmi les personnes de nos
relations, le sentiment d'une solitude totale. Après l'effusion
provoquée par l'excès de sa souffrance, mou père est rentré
dans une espèce de crépuscule moral plein de dignité et de
réserve. Quand ses yeux me regardent, j'ai l'impression d'astres
morts que la passion ne vivifie plus. Quelquefois son immobi-
lité m'effraie, lorsque ses longs cheveux rejetés en arrière de
son front, il rêve sans qu'un trait de sa face ne bouge.
Mon père m'a-t-il vraiment aimé? Souvent je me pose cette
question pénible. Ne suis-je pas pour lui seulement une habi-
tude et un compagnon de travail? Aussi loin que je puis
remonter dans mon passé, je le revois surtout préoccupé de ses
propres affaires de cœur. J'avais à peine cinq ans lorsqu'il perdit
ma mère. Quoique je fusse à cette époque un bien petit garçon,
il me souvient de la douleur grave et durable qu'il éprouva. 11
souffrit avec une ardeur intérieure qui le faisait se désintéresser
du reste du monde. Or, quoique je fusse son fils unique, il ne
parut plus m'apercevoir que par distraction, dans les instants où
ses yeux, souvent levés, consentaient à redescendre sur cette
terre. Je grandis donc dans le délaissement et seulement soigné
par Jacques, notre fidèle serviteur. De temps à autre, mon père,
se rappelant ma présence, m'adressait un sourire contrit qui
m'eût plutôt fait pleurer. Ce sourire signifiait : « C'est ta mère
Cécile que je cherche à travers toi, mon pauvre petit. Ta mère
inoubliée. » Et, Dieu me pardonne! il songeait peut-être aussi :
« Pourquoi cet enfant survit-il quand j'ai perdu sa délicieuse
mère? » Quelques années passèrent. J'avais dix ans lorsqu'un
matin de juin mon père m'avertit que les sœurs aînées de ma
mère, Marie et Madeleine de Néjouls, me réclamaient à Laissac.
Elles s'étonnaient de ne pas connaître le fils de leur pauvre
Cécile.
— Tu partiras donc avec Jacques pour le Rouergue, pro-
nonça mon père.
L'annonce de ce voyage, première aventure de ma vie,
m'agita de crainte et d'espoir. J'avais une bonne envie d'aimer
mes tantes. Plus âgées que ma mère, leurs visages d'austères
montagnardes et leur noire maison de schiste me contraignirent.
Mon allure discrète d'enfant solitaire leur parut la preuve d'un
LES CŒURS GRAVITENT. 19
caractère sournois. J'eus avec tante Marie, la plus vive, une
Detite scène qui l'offensa :
— Va désherber le jardin. Cela t'amusera, petit, me proposâ-
t-elle certain jour.
Le petit n'avait aucun goût pour le racloir et il refusa d'aider
aux soins du potager.
— Regarde-le, Madeleine, ce jeune Pierre n'a pas la douceur
de noire chère Cécile. C'est tout eiîtier un du Cambout.
— Oui, je suis un du Cambout, répliquai-je fièrement.
— Voyez-moi ce coq, reprit tante Marie dont le visage bistré
se plissa d'une infinité de petites ri<Jes, Il répudie la mémoire de
sa chère maman. Oui, tu n'es qu'une tête chaude dans un
caractère fermé, à la mode des du Cambout.. Parlons-en de ces
volcans qui ne font jamais éruption ! Singulières gens! Exaltés
sous une apparence glacée! Religieux avec des appétits de
païens !
Outré de ces critiques, je l'interrompis pour lui déclarer que
les du Cambout avaient des saints dans leur famille.
— Des saints! Quels saints? se récria cette fois ma tante
Madeleine, la plus conciliante à son ordinaire, mais dont les
yeux gris brillaient d'ironie. Des saints? Ce garçon fait sans
doute allusion au fameux abbé de Pontchàteau ! Ah! le beau
héros de vertu que ce janséniste! Quelles sottises il commit
avant de se jeter dans son Port-Royal-des-Champs. Son jardi-
nage, pur orgueil I Ce beau martyr se martyrisa lorsqu'il eut
épuisé la coupe des ivresses.
— Madeleine ! Madeleine ! interrompit tante Marie effrayée.
Madeleine conclut que les du Cambout s'étaient surtout
recherchés eux-mêmes, sous leurs mines d'austérité, et qu'ils
vèlirent leurs passions des habits d'ermite. Ils ne trompèrent
jamais qu'eux-mêmes.
— Et encore! ajouta tante Marie avec un sourire ambigu,
car elle n'ignorait pas l'attention que mon père portait à Chris-
tine qu'il devait épouser après quelques années d'hésitations.
Leurs critiques m'avaient ulcéré. Je me sentis encore plus
étranger dans le manoir violàtre de mes tantes. Pour vaincre
mon silence et mes mines tendues, — sans doute elles regret-
taient cette discussion, — elles commencèrent à me promener
dans leurs environs. Un jour, elles me conduisirent dans leur
calèche, jamais lavée par crainte d'en rayer la peinture, jus-
âO REVUE DES DEUX MONDES.
qu'aux ruines d'un château édifié sur la colline rouge entou-
rée de montagnes boisées et impénétrables. Je grimpai sur les
restes d'une courtine.
— Tu foules du pied les pierres du donjon de tes ancêtres
m'avertit tante Marie, et sa sœur continua:
— Il y a quatre siècles, les du Gambout faisaient, de cette
forteresse, la guerre aux Néjouls, leurs voisins de Laissac, et
aux la Tour Saint-Igest. Ils furent des guerriers agités avant
d'arriver à la sérénité.
Mes tantes rirent doucement à leur allusion, puis, leurs mains
sur mes cheveux, elles me plaignirent:
— Ce pauvre petit !
Xous rentrâmes à Laissac. Pendant ce retour, leur cocher
sur le haut siège duquel j'aurais voulu prendre place, me dit
négligemment:
— Ce Val-Dolent, votre propriété, c'est du roc et des arbres
sauvages. Quant à la Dolente, ce méchant torrent emporte la
bonne terre à toutes ses crues. Non, il ne vaut guère, ce Val-
Dolent.
— Je l'aime ainsi, ripostai-je.
Toup à coup, ces ruines m'émurent et j'eus peut-être la pre-
mière impression de beauté et d'art de mon existence. L'àme
des choses, invisible aux yeux insuffisants des personnes qui
m'en entretenaient, m'apparut. Cette impression ne devait plus
s'effacer et le Val-Dolent resta dans ma mémoire comme le
paysage puissant où fleurit ce qu'il y eut de fort dans ma race.
Le surlendemain, quand je pris congé de mes tantes, à ma
surprise, je pleurai d'attendrissement en songeant qu'elles étaient
les sœurs de ma mère, fine et délicate. Elles se regardèrent
l'une et l'autre et je compris bien qu'elles me trouvaient tout de
même un brave petit cœur.
— Qui t'oblige à partir? s'écrièrent-elles.
Devant l'intérêt tardif qu'elles me témoignaient, j'eus une
hésitation ; puis il me souvient que je les saluai très bas. Mon
salut significatif n'était pas d'un petit garçon et elles en paru-
rent chagrinées.
Un peu plus tard, dans le train qui me ramenait vers Cagnes,
avec Jacques, je larmoyai à nouveau.
Quand je rentrai dans notre bastide après une absence de
deux nmis, l'air animé de mon père m'étonna. 11 m'accueillit
LES CŒURS GRAVITENT.
21
par an embrassement prolongé. Cette démonstration affectueuse
était provoquée chez lui par des raisons extérieures que ji' décou-
vris bientôt. Jamais Sébastien, autrefois indifférent à sa toilette,
n'avait eu cette mine recherchée, et bien qu'il eût. alors dépassé
la quarantaine, il était vêtu de gris et de blanc comme un jeune
homme. Ses cravates, vives de ton, renouvelées chaque jour,
m'étonnaient. Enfin il négligeait ses travaux astronomiques pour
se rendre à Nice chaque après-midi. Jamais il ne me pria de l'ac-
compagner. Il ne rentrait que pour le dîner. Pendant ces repas,
il me regardait souvent avec un curieux intérêt. Parfois je sur-
prenais ses sourires émerveillés à je ne sais quelles pensées
dont il se gardait bien de me faire part. Je sentais qu'il m'échap-
pait et que je n'étais plus guère son fils.
Un après-midi, quelques dames accompagnées de mon oncle
René, qui ne demeurait pas en ce temps-là près de nous, vinrent
nous rendre visite. Mon père me parut tout hors de lui, et je ne
fus pas longtemps à remarquer son empressement pour une
jeune fille rousse au fin visage d'une mobilité déconcertante.
Christine aurait dû m'amuser, car elle avait un esprit superficiel
plein de séduction et une telle soif de vie qu'elle s'enthousias-
mait pour les plus simples objets. Elle me témoigna de l'atten-
tion, m'embrassa plusieurs fois sans raison et m'entretint avec
un zèle qui m'effaroucha plus qu'il ne me convainquit de son
amitié subite. Charmé de la cour qu'elle me faisait, mon père
crut devoir lui assurer que j'étais « un bon petit » un peu grave
pour son âge.
— Je jouerai avec lui, s'éçria-t-elle. Il sera mon camarade
et je l'égaierai.
— Vous êtes délicieuse, Christine, prononça mon père recon-
naissant.
Ce même soir, quand nous fûmes seuls, Sébastien, apercevant
dans notre salon la miniature de ma mère, se couvrit tout à
coup les yeux. Pendant plusieurs jours, il demeura préoccupé.
Une dépèche lui arriva.
— Je serai absent quelques jours, me prévint-il. Jacques,
vous veillerez sur lui.
Il m'étreignit longuement. J'eus une bizarre impression :
était-ce moi qu'il voulait embrasser ainsi ?
In mois plus tard, Christine mariée à mon père régnait dans
notre vieille bastide. Elle n'était guère ma camarade et oubliait
22 REVUE DES DEUX MONDES.
de jouer avec moi. Dans notre maison mouvementée, car dès
les premières semaines Christine reçut des visiteurs bruyants
et empressés, je me trouvai bien vite en exil. D'abord ravi par
cette agitation qui le rajeunissait, mon père s'inquiéta lorsqu'il
constata que cette fièvre de sa femme, loin de s'apaiser, s'exal-
tait. Bientôt elle lui échappa. Vingt ans d'âge les différenciaient.
Par tempérament, il goûtait d'ailleurs la vie contemplative,
tandis que Christine ne concevait l'existence que comme une
suite de parties indéfiniment renouvelées. Elle eût voulu con-
naître le monde entier, quand Sébastien n'aimait rien tant que.
l'intimité. Leur surprise fut vive à l'un et à l'autre. Trop tard
ils se reconnaissaient de deux races adverses. Il souffrit. Elle en
fut aigrie. Il se tut. Elle s'exprima beaucoup. Il se recoquilla.
Elle se dispersa. Entre ces deux personnes exclusivement inté-
ressées par leurs états d'àmes, je restai l'abandonné. Sans les
soins de Jacques, l'on eût négligé jusqu'à mes vêtements. Il
marrivait d'en pleurer dans ma chambre. Au sortir de ces scènes
d'affliction secrète, je présentais le front le plus insensible. Je
voulais m'endurcir, puisque l'égoisme semblait la loi du monde.
Cependant chaque fois que j'apercevais l'image peinte de ma
mère exposée dans le salon, il me souvient que je m'étreignais
ridiculement moi-même, en présence de cette miniature, faute
d'une autre poitrine pour aller m'y presser.
Un matin, une fillette de huit ans, habillée de noir, avec un
joli visage ovale et des yeux d'un vert de mousse, fut introduite
dans notre jardin par une religieuse qui réclama M. du Cambout.
— Voilà Geneviève, votre nièce, cette pauvre orpheline que
vous voulez bien accueillir.
Et mon père s'exclama :
— Ah! mon Dieu! c'est vrai! j'avais écrit entrez donc,
madame Bonjour, chère mignonne.
Sébastien avait tout à fait oublié son invitation, tellement, à
cette époque, il était obsédé par le souci de Christine qu'il sentait
lui échapper.
Geneviève portait un sac de voyage qui pesait à son bras
frêle. Elle le serrait tendrement à son coude; il contenait tous
ses trésors: quelques souvenirs de ses parents. Je m'avançai
pour l'en soulager; elle s'y îvfusa craintivement en me regar-
dant avec des yeux éplorés. .le i'etnbrassai. Mon avance la toucha
et elle y répondit avec un élan terrible.
LES CŒURS GRAVITENT. 23
— La pauvre fillette! disait mon père. Seule au monde! Non,
non, c'en est fini de sa solitude. Chez nous, elle trouvera une
famille affectionnée.
Il fallut nous séparer, Geneviève et moi. Elle n'y consen-
tait pas et voulait encore se jeter à mon cou pour y verser des
pleurs, car cette enfant avait une àme qui débordait d'amour.
Depuis la mort presque subite, et coup sur coup, de son père et
de sa mère, elle e'prouvait l'horreur qu'il y a pour des cœurs
tendres et sans défense, à se trouver perdus au milieu de l'uni-
verselle indifférence.
Enfin, ma belle-mère, après s'être fait attendre, parce que les
soins de sa toilette la retenaient jusqu'au déjeuner, se présenta :
— Ah! voila cette petite Geneviève, dit-elle d'une voix calme.
Elle promet d'être jolie et fine. Approchez, ma chérie.
Elle posa distraitement ses lèvres sur les cheveux de Gene-
viève et poussa sa nièce dans la salle à manger afin de l'y res-
taurer. Même pour un garçon de mon âge, il était évident que
Christine n'acceptait qu'à regret l'introduction de cette orpheline
dans notre maison. Plusieurs fois, pendant ce déjeuner, elle
interrogea du regard mon père, et celui-ci semblait lui répondre :
— Le devoir me l'ordonne. Sa mère était ma cousine ger-
maine.
Geneviève ne se trompa guère a ce tiède accueil et son petit
visage livide exprimait une désolation contenue.
Après avoir bien dîné, la religieuse se retira. Nous restâmes
seuls en présence, ma petite cousine et moi. Comme je la consi-
dérais avec douceur, elle se jeta dans mes bras et m'embrassa si
fougueusement qu'elle me lassa. Je fus obligé de la répousser.
Notre attitude dans cette première journée fut alors signifi-
cative" Nous allions vivre l'un à côté de l'autre, elle toujours
pleine d'effusions dans le besoin d'être aimée, et je devais rester
moi-même sur la défensive, quelquefois touché, jamais profon-
dément ému. Presque aussi orphelin par l'abandon, qu'elle était
orpheline de fait, j'aurais dû la chérir, afin de trouver dans sa
délicieuse tendresse une consolation.
Maintenant que j'y réfléchis, je ne puis encore m'expliquer les
raisons de mon insensibilité. Sans être jamais mauvais pour
Geneviève, je gardais avec elle le ton supérieur d'un garçon avec
une fille. Je représentais la raison, quand elle n'était que senti-
ment. Quelle infériorité I A cet état d'esprit inepte, je dus cer-
24
REVUE DES DEUX MONDES.
tainement la médiocrité d'une enfance qui pouvait être ravis-
sante avec Geneviève dans le cadre merveilleux de notre oran-
geraie, sous ce ciel d'azur éternel. Ne sommes-nous pas respon-
sables, presque toujours, de notre misère? Hélas! avons-nous
les moyens de devenir ce que nous ne pouvons pas être?
A quinze ans, je partis pour Paris et je ne devais revenir à
Cagnes que mes études terminées, à la vingt-troisième année.
Geneviève avait alors la splendeur de la jeunesse et une intelli-
gence originale développée par les méditations de son existence
très particulière. Christine s'était peu souciée d'elle, et mon
père, par complaisance pour sa femme, n'avait pas osé lui
marquer de l'intérêt. L'affection de ma cousine pour moi
n'avait pas diminué et elle la dissimulait mal. Raisonnement
élrange, il me semblait que, seul, l'amour de l'homme doit être
offensif, tandis que le rôle de la femme est de s'y dérober. Les
humbles avances de Geneviève me parurent autant d'offenses à
la règle. Je crois bien que je la méprisais un peu de sa ferveur
et de ses attentions jamais démenties. Parce qu'elle allait au-
devant de mes désirs et qu'elle était ma timide servante, j'en
éprouvais de l'ennui. Avais-je oublié un livre, elle se précipitait
à sa recherche. Elle s'inquiétait comme d'un malheur, lorsque
j'accusais une migraine. Si je voulais bien condescendre à écouter
won admirable voix me chanter Schumann ou Litz, elle m'en
<stait reconnaissante. Ma suffisance et ma dureté n'ébranlèrent
jamais son fervent amour.
Ce fut alors que mon père et Christine le jugèrent dangereux
et s'occupèrent de marier Geneviève à l'ingénieur Laurent Rodelle.
L'horrible scène, lorsqu'ils lui en lirent la proposition. Gene-
viève n'avait pu concevoir sa vie séparée de la mienne; orl'abime
s'entr'ouvrait, Il fallait qu'elle.y tombât. On l'y poussa et je lui
donnai le coup de grâce lorsque, attendant de moi une protesta-
lion contre la médiocrité de Laurent Rodelle, ma passivité lui
prouva nia secrète complaisance aux projets de Christine.
— Comment, vous voulez, Pierre? Vous souhaitez ce mariage,
me dit-elle avec des sanglots. Eh bien! soit, puisque c'est votre
volonté, je m'incline.
Devenue Mme Rodelle, Geneviève quitta notre bastide et, trop
tard, j'eus l'impression d'avoir perdu tout ce qui faisait la dou-
ceur de mon existence. Ma stérilité d'àme m'effraya et je me
jugeai indigne d'être jamais aimé.
LES CŒURS GRAVITENT. -•>
Ce départ de Geneviève eut bientôt sur moi l'effet le plus
dangereux. Je commençais à être liante du désir de rencontrer
la jeune tille qui ferait bondir mon cœur. L'imagination exaltée,
j'essayais de me représenter ma future passion à la grandeur de
ce que je croyais être ma valeur personnelle. Sans s'en douter,
mon père devait encore souffler sur ce brasier. Une fois que nous
feuilletions un album de famille, à la vue des profils à caractères
de mes parents, il m'avait dit :
— Oui, quels yeux dévorants sous leurs fronts de mystiques!
Depuis notre abbé de Pontchàteau, à toutes nos générations, les
du Cambout poursuivirent l'amour de Dieu ou des créatures,
avec fougue. Combien s'y sont consumés!
Sur cette déclaration, Sébastien avait rougi.
Du ton le plus uni, je lui avais répondu sans sincérité que,
pour l'instant, mon sang restait de glace comme ma tête.
Avec un sourire assez sceptique, mon père me repartit :
— A vingt-cinq ans? Tant pis! Je ne t'en fais point mon
compliment... Et je fus tout à coup humilié, quoique je me fusse
faussement vanté d'une paix qui n'était pas dans ma conscience.
Etais-je si pur que je l'avais assuré? Je fus bien obligé de recon-
naître qu'il n'en était rien. A défaut de lame, mes sens, en cet le
Provence grisante et brûlante, risquaient d'être surpris. Sur
cette Riviera paradisiaque, des baisers s'échangent sans que la
raison même en soit avertie.
Une nuit que des Italiennes cueillaient encore a. la «'Luit1
lunaire les fleurs des bigaradiers, en chantant ces romances lan
goUreuses qui nous énervent, je m'attardai à les contemple]
Des draps étendus sur l'herbe diffusaient là lumière de la lune
et recevaient l'averse des boutons parfumés. Une de ces jeunes
tilles, séduisante comme la Graziella de Lamartine, sautait de
branche en branche ainsi qu'un oiseau, afin d'atteindre aux fron
daisons. Cette Toscane semblait la vivante effigie d'une « Ven
dangeuse » de Gozzoli avec ses cheveux en bandeaux sur un
front ovale et ses yeux d'émail noir. Harmonieuse comme une
œuvre de l'art, elle avait des gestes précis dans leur rapidité -Sa
voix avait ces sonorités veloutées qui sont une caresse pour
l'oreille. Plusieurs jours de suite, je revis cette Italienne dans
les orangeraies aux senteurs troublantes. Elle m'apprit qu'elle
arrivait de Fiesole. Chaque année elle venait en Provence aider
à la cueillette des oranges, puis des tubéreuses, des jasmins et
26 REVUE DES DEUX MONDES.
des roses pour les distilleries de Grasse. Sa vie n'était qu'un pas-
sage à travers les Heurs. Embaumée à tous ces contacts, elle deve-
nait, quoique fille du peuple, une créature de luxe. Je croyais
la regarder avec le plaisir désintéressé d'un artiste, lorsque nous
tombâmes aux bras l'un de l'autre. Attraction subite, irrésistible.
Le soleil, les parfums du néroli, notre jeunesse, nous unirent
une saison. Et puis l'insuffisance de cette belle fille et sa vulgarité
d'esprit se découvrirent peu à peu à moi. Quand, l'automne venu,
cette Toscane m'annonça son départ pour Fiesole, après un der-
nier embrasse ment nous nous regardâmes l'un et l'autre avec un
sourire reconnaissant. Nous ne devions plus nous revoir et nous
ne le désirions peut-être point.
En me remémorant avec quelle ardeur j'avais chéri cette
belle fille et en constatant mon subit apaisement, je demeurai
tout étonné. Plus tard, à la réflexion, je reconnus dans cette
boufiee de flamme comme l'annonce du grand amour possible,
durable et. définitif, obscurément souhaité. Dans ce caprice ne
fallait-il pas voir une inclination de nature aux plus violents
entraînements? Si quelque jour mon sort, encore confus, me
réservait la rencontre d'une jeune fille assez complète pour ravir
à la fois mon esprit et mes sens, ma vie pourrait bien n'être que
passion. Désormais les paroles de mon père m'obsédèrent : « Les
du Cambout ont poursuivi l'amour avec un élan terrible. » 11
était dangereux de remuer ces pensées. Je finis par m'y brûler.
J'étais dans l'attente perpétuelle du miracle souhaité. Dieu règle
nos destinées à notre insu et ne restons-nous pas toujours les
pions d'un jeu d'échec que remue sur le damier la main invisible ?
. . . Chaque jour, à la vue de la radieuse Méditerranée et des Alpes
éblouissantes, je rêve d'actions admirables. Je voudrais mettre
un peu du sublime qui s'offre à mes regards dans mon existence
intérieure. Je me sens des réserves de passion. Tout le riche
capital accumulé par mes ancêtres me semble une source abon-
dante dont le torrent finira bien par déborder superbement quel-
que jour, quand les voies de l'amour s'ouvriront à mes regards
éblouis. Je ne cesse plus d'aspirer à l'amour. Je l'espère.
* •
Ce soir, pendant, notre dîner plus silencieux encore qu'à
l'ordinaire, j'apercevais sur la mer, du jaune chaleureux des
ravenelles, quelques tartanes aux voilures arquées qui sen>
LES CŒURS GRAVITENT. 27
blaient promener des croissants de lune. Je m'imaginais dans
l'une de ces barques avec une jeune fille : je voyais les lignes de
sa beauté et me grisais du son supposé de sa voix, quand Chris-
tine annonça son prochain voyage à Vichy. En regardant
aimablement mon père, le cou renversé, elle avait des mouve-
ments onduleux de sa taille flexible et ses mains s'écarquillaient
sur la nappe en patte de chat qui veut saisir une proie. La sin-
gulière expression de mon père me frappa. Quoique cette nou-
velle lui fût désagréable, il souriait à Christine d'un sourire
navré. Il fallait à ce pauvre janséniste défaillant la présence de
cette jolie plante humaine parmi les autres fleurs de son jardin.
Son nez descendu vers son assiette, mon oncle René décou-
pait d'un air narquois une pèche. .l'éprouvais une telle tristesse
de cette scène muette, qu'aussitôt le repas terminé, je m'évadai
de notre bastide.
« Dans une trentaine d'années, aurai-je à mon tour ce
sourire d'affliction, de pardon et de^ déception en regardant une
femme, ma femme? Est-ce là le résultai d'une vie? Après sa
brève union avec ma mère, dénouée par la mort, l'existence de
mon père ne fut que déception. En sera-t-il ainsi de moi? L'har-
monie délicieuse de l'amour partagé ne me se ra-t-elle jamais
révélée? Est-ce là le lot fatal? Sébastien l'assure qui applique
les lois de la gravitation aux âmes et ne voit que des cœurs en
tourbillon dans le ciel vide, à moins d'une catastrophe. L'amour,
une catastrophe ! Quelle détresse révèle cette croyance ! Pour-
quoi, mon Dieu, nous auriez-vous donné une conscience, si ce
n'est que pour éprouver l'impossibilité de l'amour? »
Les pensées qui m'agitent précipitent mes pas dans les ruelles
escarpées de notre village. Des ponts de maison enjambent ses
venelles. A travers leurs tunnels se voient des montagnes vio-
lettes cernées d'un trait de corail par le ciel couchant. Les galets
enchâssés dans les chaussées sont devenus des rubis. Pourquoi
tant de pure somptuosité perdue? Et je continue, sans joie, une
promenade qui n'a d'autre but que de me faire oublier quelques
instants la déroute de ma vie intime.
J'arrive ainsi à ^'esplanade sur laquelle s'érige l'antique
forteresse des Grimaldi. Dans les montagnes, des paysans ont
allumé quelques feux de chaumes dont les flammes énormes
semblent des cyprès d'or rouge dans la nuit naissante. Jadis, en
ces mêmes lieux, les Ligures allumaient des bûchei& en hom-
28 REVUE DES DEUX MONDES.
mage aux divinités hostiles. Car l'homme craint autant le ciel
que la terre, tellement il a peu le sentiment de l'amour.
A nia droite, dans une vieille tour qui surplombe Gagnes,
une voix ardente et chaude monte comme un beau jet d'eau dans
le silence nocturne. C'est Yseult qui se plaint; Yseult enivrée par
son philtre d'amour crie vers Tristan. Quel chaleureux appel est
le vôtre, Geneviève ! Mais plus infortunée qu'Yseult, celui qui
pouvait vous aimer ne répondit pas à votre tendresse et vous
êtes maintenant unie à l'ingénieur agronome Laurent Rodelle.
Unie? Liée plutôt!
Quel accent sa voix donne à cette musique déchirante! Pour-
quoi, quand j'aurais pu la sauver, ne l'ai-je pas fait? Hélas! Je
ne le pouvais point, puisqu'elle seule avait bu le philtre.
Ce chant poignant de Geneviève solitaire dans sa tour, sous
le ciel vert qui se fleurit peu à peu des pâquerettes de l'infini,
me prouve bien que son mariage ne l'a pas changée. Elle est
demeurée la même femme véhémente qui protesterait devant
Dieu même contre sa destinée.
— Hé bien! Hé! s'il vous plait? Hep! M. l'astronome! si
vous n'y prenez garde, vous allez tomber dans le puits. Remettez
pied sur notre globe.
Par-dessus son mur, Laurent Rodelle surgit. Il reste encore
assez de clarté diffuse pour que brillent dans sa bouche ses dents
auréfîées, car son sourire rétracte ses lèvres à petites mous-
taches cirées. Il agite vers moi un calepin, en ajoutant :
— Je me presse de visiter mon anémomètre et mon hygro-
mètre, car je tiens à la régularité de mes observations journa-
lières. Venez donc examiner un pluviomètre de mon invention,
Pierre. Et si mon offre ne vous intéresse pas, je vous conjure
d'entrer au nom de Geneviève. Elle ne vous pardonnerait pas
votre fuite.
Je dois me rendre à cette insistance. Il me faut, dans le
jardin d'essais où Rodelle s'efforce d'acclimater les plantes
utiles d'Afrique et d'Amérique, le complimenter sur l'ingénieux
entonnoir qui recueille l'eau dans une éprouvette graduée.
— Entendez-vous chanter Geneviève ? s'écrie Laurent avec
un sourire ironique. Cette musique vous touche-t-elle? Comme
je n'en ai pas fini avec mon baromètre enregistreur, que je
soupçonne d'un déréglage, excusez-moi de ne pas vous accom-
pagner, cher uni.
LES CŒURS GRAVITENT, -f|
D'une petite tape à l'épaule, Laurent me pousse dans la
direction de la Tour. Il ne saurait ignorer l'inclination jadis
éprouvée par Geneviève et comment j'y répondis ; mais je «rois
bien que toute vie sentimentale lui paraissant une fadaise, il
éprouve autant de dédain pour sa femme que pour moi- Nous
sommes des individus au « squelette poétique, » comme il nous
caractérise en plaisantant.
A peine l'ai-je quitté, qu'il me rappelle, l'index levé :
— Vous trouverez Geneviève changée. J'attribue son état
d'abattement à des troubles stomachiques. Je vous prie d'insis-
ter après moi pour qu'elle mange lentement et reste étendue
après avoir pris des infusions brûlantes. Aidez-moi à le lui faire
comprendre. La méthode, tout est là!
D'un pas aussi régulier que l'oscillation d'un balancier.
Laurent marche vers son laboratoire, dont les bocaux, emplis de
rhizomes et de bulbes, touchent au vitrage.
Par la baie en hémicycle, ouverte a la base de la tour cou-
ronnée d'une balustrade en ferronnerie, Geneviève m'apparait
assise devant son piano. Une tulipe orangée répand sur sa .figure
et sa blanche tunique à la grecque, la patine dorée des siècles,
semblerait-il. Ainsi cette jeune femme a l'air d'une œuvre de
l'art. Elle s'est tue et ne bouge point. Ses mains longues posées
sur les touches, son visage levé vers la partition garde encore
une ardeur grave, comme si les accents passionnés d'Yseult
retentissaient toujours en elle. Les traits de Geneviève ne sau-
raient prétendre à la perfection classique et pas davantage au
piquant des physionomies dites à la française. Il y a plus de
passion que d'esprit dans ses yeux glauques dont les pupilles
brunes flottent comme des algues sur des eaux profondes. La
fièvre cerne ses yeux océaniques aux sombres cils. Ses sourcils
remontent sur son front bombé et leur arc donne une expres-
sion d'étonnement douloureux à la figure entière. Carminées
comme des fraises, les lèvres ont la sinuosité des ailes d'une
hirondelle au vol. Geneviève est coiffée de tresses accouplées
qui couvrent à moitié les oreilles et descendent presque jusqu'à
la ligne du menton ovale, partagé par une fossette profonde. 11
y a un tendre entêtement dans ce masque féminin qui s'incline
sur un cou long, et cette inclinaison de fleur trop lourde pour
sa tige est l'attitude coutumière de Geneviève.
Sa robe, .simples voiles de lin qui drapent son corps élance,
30 REVUE DES DEUX MONDES.
ne doit presque rien au génie d'une couturière et épouse les
lignes du buste flexueux. La faible clarté bleue du jardin noc-
turne, en se mêlant aux ondes orangées de la lampe, revêt
Geneviève de son éclairage mystérieux. En son immobilité
songeuse, et encadrée par la baie cintrée, elle semble plutôt un
chef-d'œuvre de la peinture florentine qu'une femme moderne..
Quel Botticelli rêva cette madone du « Magnificat » à la fois
angélique et charnelle, résignée et nostalgique, qui, semblant so
souvenir d'un haut destin, redoute les misères de l'avenir?
En avançant je fais craquer le gravier. Elle frémit et se
tourne avec terreur vers moi. Aussitôt l'angoisse s'efface de son
visage qui m'exprime la plus exquise des affections. De sa belle
voix sombrée, elle dit seulement :
— Oh ! vous, Pierre !
Dans un geste spontané de son doux bras, sur lequel le Tin
de l'emmanchure retombe à larges plis, elle me tend la main.
— N'étiez-vous pas là depuis quelques instants, reprend-
elle avec une sorte de crainte?
J'incline la tète.
— Méchant, fait-elle d'un ton tendre à m'émouvoir.
Et je lui réponds :
— Tristan, à l'ombre du vieux château des Grimaldi, entendit
Yseult, et il accourut.
Elle secoue le front d'un air indécis.
— Ne me croyez-vous pas ?
— Que sais-je ? murmure-t-elle, sa tête plus inclinée sur
l'épaule, et sa bouche a le pli d'un petit enfant chagrin.
— Oh ! Geneviève, n'ai-je pas toujours été sincère?
Brusquement redressée, elle prononce d'une voix amère-
— C'est vrai I
Elle étreint ses doigts, tandis que, renversée sur le dossier de
son siège, les paupières presque closes, elle semble regarder au
fond d'elle-même.
Par le jardin nous arrive la voix doctorale de Laurent qui
note : — Minimum 14, Maximum 25, moyenne 19. — -
Avec un pâle sourire, Geneviève répète:
— Moyenne : 19 ! Oui ! température modérée ! Oh ! je ne
suis pas à plaindre, puisque l'oranger vit à cette chaleur.
Les cernes de ses orbites en exagèrent la profondeur. Afin de
faire diversion, je l'entretiens de sa santé, et, pour la décidera
LES COEURS GRAVITENT. 31
se soigner, j'exagère, en lui déclarant que je lui trouve une
mine consumée. Pourquoi ne veille-t-elle pas plus attentivement
à son régime? Elle m'a laissé parler avec une expression éton-
née.
— Merci bien, m'interrompt-elle avec un petit rire nerveux,
j'ai mieux que vos conseils. Je possède les instructions écrites
de Laurent.
— Que voulez-vous dire?
— Simplement ceci: mon mari rédigea pour moi une liste
de recommandations qu'il fit même dactylographier. Dans la
salle à manger vous en apercevriez le tableau encadré. C'est
donc de ma faute si je suis malade.
Toujours renversée au dossier de sa chaise, Geneviève appuie
ses index l'un contre l'autre, et, en les faisant ployer, elle
continue avec un battement des paupières :
— Oui, Laurent soigne mon àme à la liqueur de Fowler et
à la camomille.
Il y a tant d'àcreté dans son accent, que je crois devoir lui
demander si elle aurait a se plaindre?
— Au contraire, répond-elle. Votre père et Christine m'ont
trouvé un mari parfait dont les attentions sont presque scienti-
fiques. Cette méthode finit par me torturer. Vous savez, Pierre.
par l'opinion de vos parents, quelle jeune fille excessive j'étais.
Eh bien I femme, je suis restée extravagante dans la maison de
l'ingénieur Laurent Rodelle. Comprenez-vous ?
Je saisis une main de Geneviève, car il m'est pénible de lui
voir presser ses index jusqu'à en faire craquer les phalanges
Elle continue d'un ton qui s'essouffle :
— Je suis injuste pour Laurent qui m'aime autant qu'un
cœur régulier comme un chronomètre peut éprouver de ten-
dresse. Hier, comme je lui reprochais son caractère trop uni, il
m'a répondu en laissant tomber ses mots avec la lenteur des
gouttes d'eau d'une clepsydre :
— Ne me reprochez pas l'esprit de méthode de mon affec-
tion. Au lieu de l'épuiser dans le désordre, nous lui devons
notre amitié durable.
Et j'ai reparti que je ne pouvais penser ainsi. Comment
éprouver une impression heureuse sans être ému? Et l'émotion,
ce n'est pas la froide raison. Mon mari m'a répliqué :
— Même dans le cas qui me touche le plus au monde,
32 reVue des deux mondes.
Geneviève, c'est-à-dire notre union, ma réflexion dominera tou-
jours mon imagination.
A quoi, je lui ai dit :
— Je vous en remercie et vous en félicite, Laurent. Néan-
moins, en ce qui me concerne, dès que la réflexion l'emporte
en moi, mon cœur n'est plus rempli.
Cette repartie l'a peiné au delà de tout ce que je le croyais
capable de ressentir, et il est retourné à son laboratoire de
chimie avec le sentiment attristé de sa trop grande supériorité...
...A la confession de cette scène intime, pouvais-je même
compatir au sort de ma cousine ? Elle aurait eu le droit de dire:
— -Il ne tenait qu'à vous, Pierre, qu'il en fût autrement !
Et je me serais trouvé dans la cruelle obligation de lui répon-
dre que l'amour, comme la grâce, ne se conquiert pas ; c'est un
don divin. En effet, pourquoi votre tendresse m'effrayait-elle,
Geneviève? Je vous ai chérie comme une sœur jusqu'au jour
où j'ai senti que vous espériez davantage. Alors j'ai presque
éprouvé le sentiment d'une délivrance, lorsque quittant noire
bastide vous vous êtes exilée dans la maison de Laurent Rodelle.
Tandis que ces pensées me viennent, Geneviève, pour échap-
per à la gène que lui cause mon silence, commence à jouer, dans
la nuit naissante, la sonate le Clair de lutte. Elle s'interrompt
sur un accord qui se meurt avec une lourdeur poignante. Bai-
gné d'une atmosphère d'un bleu argenté, le jardin garde un
silence merveilleux. Penchée sur le clavier, comme si elle lui
taisait une confidence, Geneviève dit très bas:
— Gomme on est seul en ce monde 1
Je ne puis que lui chuchoter :
— Oui.
Après quelques instants de méditation, elle reprend sa sona-
te avec un jeu si paie, abandonné et mol, qu'il fait rendre aux
cordes des soupirs plutôt que des accents. Cette musique à trop
lente mesure et près d'expirer me pousse à lui demander :
« Je ne vous savais pas si malheureuse ?
— Malheureuse, moi? s'écrie-t-elle d'une voix vibrante qui
m'effraie, le cri dune personne réveillée d'urt cauchemar. Quelle
erreur ! Je suis aussi heureuse qu'une épouse peut l'être avec le
plus attentionné des maris. Seul Laurent aurait quelque droit
de se plaindre.
Les grands yeux d'océanide de Geneviève s'empiissent de
LES CŒURS GRAVITENT. 33
larmes; aussitôt elle les voile Je ses mains, se lève et sort d'un
pas rapide comme si elle voulait surprendre quelque personne
au jardin.
C'est une nuit provençale de mai, d'une splendeur incompa-
rable. Les diamants des constellations jettent leurs feux et la
voie lactée lance à travers le ciel son écliarpe de gaze pailletée.
Geneviève gravit le petit escalier en colimaçon qui conduit à la
plate-forme de la vieille tour des Grimaldi. Elle se tient droite
dans sa tunique à l'antique d'un blanc azuré contre la rampe
de ferronnerie. Ses doubles tresses noires me cachent son
visage tourné vers la mer. Comme si elle s'adresssait au ciel,
elle dit :
— Là-haut, seulement, plus de solitude!
— Croyez-vous ? lui dis-je en la rejoignant.
— Comment en douter? m > tcpoud-elle avec un sombre
enthousiasme, son bras nu dressé vers les astres.
Après quelques instants de silence, elle reprend d'un ton
pathétique :
— Musset l'a bien exprimé : aux temps primitifs, chaque
étoile s'est éveillée sous l'inspiration de l'amour :
Elle s'est élancée au sein des nuits profondes;
Mais une autre l'aimait elle-même, et les mondes
Se sont mis en voyage autour du tirmament.
- — Hélas! Geneviève, que vient faire là ce poète? Par sa
démonstration, Newton a détruit cette naïve croyance.
— Que vient faire votre savant en amour? se récrie-t-elle.
— Peut-être en effet mon savant découvrit-il sa terrible loi
contre le vœu des cœurs affamés de tendresse. Pas une seule
planète, assure-t-il, qui n'obéisse aux attractions diverses des
autres étoiles et pas deux mondes qui puissent jamais s'unir,
d'où ces courbes, ces ellipses, ces fuites vertigineuses dans le
noir infini, glacial. Et mon père, étendant cette loi aux pauvres
cœurs humains, les croit eux-mêmes victimes des attractions
contraires : s'ils errent seuls, à travers la vie, il faut y voir une
nécessité inéluctable. Toute rencontre de deux âmes serait la
catastrophe.
M'ayant écouté attentivement, Geneviève laisse retomber son
bras avant de repartir :
TOME LVIII*. — 1920. 3
34
REVUE DES DEUX MONDES.
— Si c'était vrai, quelle horreur ! Ah 1 combien les poètes
ont raison de haïr la science I
Assise sur un banc, ma cousine considère par-dessus ma
tête le ciel fleuri de toutes les gemmes bleues, roses, orangées
des étoiles. La lune étend la traîne argentée de sa robe sur la
Méditerranée et, dans cet éventail de clarté, un noir navire
oscille.
— Comment! vous ici, à cette heure? Oh! Geneviève, vous
n'êtes pas raisonnable !
Laurent est arrivé sans bruit, mais son empressement n'a
vraiment d'autre but que de jeter un lainage sur les épaules de
sa femme. Il l'enveloppe avec le même soin qu'il apporte à
protéger un ouvrage de prix. De son organe nuancé, qui s'écoute,
il reprend :
— Vous paierez cette imprudence par de la fièvre. Pierre,
vous auriez dû gronder votre cousine. Etes-vous bien couverte;
maintenant, mon amie? finit-il en assurant encore la fermeture
du fichu apporté par lui.
Elle le remercie.
Avec un sourire, Laurent essaie de dire sur un ton évaporé
qui reste cependant professoral :
— Il est curieux de constater combien le clair de lune agit
sur les esprits poétiques. Moi, pendant ce temps, savez-vous à
quoi je m'occupais? A combattre la morfée, ce désastreux para-
site de nos orangers, par une bouillie de mon invention. Ah !
j'en suis certain, vous me trouvez ridicule de vous raconter mes
espoirs utiles en ce moment. Oui ! Oui ! l'utilité semble toujours
laide. Pardonnez-moi. Je me sauve. Ma solution doit être
saturée.
Avant de redescendre l'escalier, Laurent, avec les précau-
tions d'un chirurgien procédant à une dangereuse résection,
pince entre ses ongles l'écharpe de sa femme et la lui remonte
dans le cou. Il contemple alors Geneviève avec un profond
sérieux et s'éloigne. Ses semelles frappent les degrés avec me-
sure.
Dès que retentit la porte de son laboratoire en se refermant,
comme à un signal, ma cousine qui poursuivait ses pensées sans
que son mari les eût fait dévier en rien, me désigne d'un air de
triomphe, au firmament, les Gémeaux :
— Pierre, voici votre théorie pessimiste réfutée. Ces Gémeaux
LES COEURS CRWITENT.
35
symboliques ne sont-ils pas la preuve de l'amour éternel? Les
étoiles doubles, c'est l'union immortelle proclamée au ciel.
— Laissez-moi vous faire observer, Geneviève, que ces
couples d'étoiles, célestes amants, s'ils ne s'écartent en effet
jamais l'un de l'autre, pourtant, jamais ne fusionnent, victimes
des mômes lois imprescriptibles. Ils vont côte à côte par les voies
du ciel, mais pas davantage.
— Côte à côte, une éternité! murmure-t-elle d'une voix
basse et pourtant chaleureuse. Ah! ce serait encore la félicité.
La lune en argentant le visage de Geneviève lui commu-
nique son infinie pureté. Tandis que les mois déferlements de
la mer soupirent avec langueur, j'ai l'impression délicieuse d'un
accord de nos deux cœurs. Fugitive harmonie chez Geneviève:
quelques instants plus tard, elle prononce d'une voix plaintive :
— Ah! si les hommes ont pour eux la raison, les cœurs des
femmes sont insatiables. C'est tant pis pour elles !
Les bras croisés sur la rampe de fer, Geneviève s'absorbe
dans une vague contemplation. Sur son cap en proue de navire,
le phare de Villefranche rayonne, mais sa clarté jaune parait
d'une qualité vulgaire à côté de la lumière exquise des étoiles.
Ses pensées dévorent toujours la jeune femme et je devine
qu'elle rapporte tout des splendeurs dû cet univers à sa petite
détresse particulière. Mais n'est-ce p as ta beauté poignante de
chaque àme de se juger, le centre du moud? s msible ?
Son blanc fantôme penché sur la rampe de la tour, Gene-
viève prend la physionomie secrète qu'on voit aux chimères de
nos cathédrales.
Djvant son silence, je lui exprime mon intention de me
retirer. Relevée d'un bond, elle me prie de rester.
— Tout à l'heure Laurent reviendra, lorsque la onzième
heure sonnera, ajoute-t-elle ; alors je vous permettrai de nous
quitter.
Elle m'oblige à m'asseoir près d'elle. Dans le mouvement
qu'elle fait pour me laisser de la place, les bracelets de jade de
son poignet tintent. A moitié tourné • vers moi, elle me demande
du ton le plus caressant quelle est ma vie à la maison? A ses
dernières visites, Christine et Sébastien lui ont fait un tel
accueil qu'elle renonce presque à venir nous voir.
— Soyez tout a fait sincère, Pierre, comme avec la personne
qui vous reste la plus attachée.
36 REVUE DES DEUX MONDES.
Des étoiles filantes pleuvaient sur la Méditerranée. Leurs
voies de feu, après avoir ébloui quelques secondes, s'étei-
gnaient.
— Vous me demandez ce que je deviens, Geneviève? La
réponse vient de briller au ciel.
— Je ne vous comprends pas.
— Pardonnez à un astronome de chercher toujours ses com-
paraisons dans sa science, mon amie. Je veux dire que, sem-
blable â ces aérolithes, j'erre à travers l'espace sans pouvoir
m'attacher nulle part. Vous connaissez les sentiments de Chris-
tine. Mon oncle René s'enferme dans ses préoccupations égoïstes.
Mon père, qui me témoignait un peu d'attention, m'échappe
presque complètement. Est-il donc exagéré de me comparer à
ces étoiles filantes?
Quoique Geneviève ne me donnât pas le plus léger signe
d'émolion, j'eus l'intuition que ma réponse l'avait obscurément
satisfaite. D; me sentir assez semblable à elle devait lui causer
un mélancolique contentement. Enfin, le front incliné, elle me
dit à voix basse :
— Si je vous ai bien compris, par votre comparaison, vous
avez voulu me signifier que vous vous considériez comme une
sorte de cœur poignant lancé à travers l'infini ?
Puis, les mains portées à son visage, elle soupire à leur abri.ï
Au campanile de Gagnes sonnaient les onze coups de l'heure.;
Nous entendîmes le battement d'une marche égale sur le sable
du jardin. Sanglé dans son veston et le canotier sur la tète afin
de se garantir de la fraîcheur, Laurent s'avançait vers sa femme.)
Avec un sourire satisfait, il dit en la saluant :
— Vous avez entendu ?
Et comme Geneviève, tournée vers les Alpes dont les neiges
avaient la blancheur diaphane de la lune sur le sombre outre-
mer du ciel, ne bougeait pas, il reprit d'un ton plus ferme :
— Vous les retrouverez demain, petite fille I
Elle se leva en répondant :
— Oui, mon père.
Il reprit, offensé par son intention :
— Je le crains, en effet, vous serez toujours une enfant.
Il lui offrit le bras avec une telle résolution qu'elle fut
obligée de le prendre. Ils rentrèrent dans la tour et une domes-
tique apostée ferma volets et verrous de sûreté a grand bruit.
LES CŒURS GRAVITENT. 37
En m'en revenant à la bastide, je regrettai Geneviève. Je
songeais que sur cette terre de beauté nous pourrions connaître
la paix et l'amour, mais que notre folie nous empêche d'aperce-
voir notre bien.
Quand je traversai l'avenue d'orangers de notre bastide, je
me trouvai en même temps coupable et pitoyable. Le bonheur
s'était offert et, dans la sécheresse de mon cœur, je l'avais
négligé.
Le vitrage de notre observatoire, construit en pont de mai-
son au-dessus des arcades qui chevauchaient le jardin, rayon-
nait sous une ampoule électrique. Au sommet du haut escalier
de briques, j'ouvris doucement le vieil huis, mouluré comme
un battant d'armoire.
Sur la chaise-longue disposée sous l'oculaire de sa grande
lunette, afin que, couché s.ur le dos, il lui fût aisé d'observer les
astres au zénith, Sébastien dormait. En son sommeil il conser-
vait une expression de grandeur austère. Ses cheveux, rejetés
en arrière, dégageaient son front étonnamment lisse pour son
âge; mais à la naissance du nez aquilin, un bourrelet indiquait
que, même en rêve, ses soucis l'obsédaient. Une volonté pénible
m Trait sa bouche. Par le vitrage supérieur ouvert, les constella-
tions du Centaure, do Cassiopée et d'Hercule dominaient le
repos de l'astronome. Tout à coup, dans l'inconscience du som-
meil, Sébastien eut le geste de l'homme qui cherche à saisir
•un objet. Ses doigts se refermèrent sur le vide, tandis qu'une
profonde inspiration soulevait sa poitrine.
A ce moment, je remarquai qu'une miniature ovale, repré-
sentant ma mère à vingt-deux ans, avait été retirée de la mu-
raille et posée parmi les feuillets de notes. Le visage trop
amenuisé de cette mère qui avait laissé, par sa disparition pré-
maturée, mon père veuf à trente-deux ans, avait donc été, pen-
dant mon absence, le sujet de sa contemplation? Désespérant de
garder la vivante insidieuse, mon père élevait son àme vers la
morte. Saisissant la miniature au cadre d'ébène, je considérai
celle qui me connut à peine, tout petit enfant. Quel aspect d'éton-
nement apitoyé dans ses prunelles aux douceurs de brumel Cette
maman avait encore la fragilité de l'adolescence. Le jour où elle
avait posé pour l'artiste, Cécile s'était faite délicieuse pour son
mari et sa pensée illuminait sa menue figure. Ohl le pauvre
sourire de celle qui allait bientôt mourir! Déjà l'au-delà t'avait
38
REVUE DES DEUX MONDES.
prise, ma jeune mère, et tu nous regardais encore, mon père et
moi, que tes pupilles avaient ce scintillement exténué des étoiles
trop lointaines qu'aspirent les infinis ténébreux.
Mes lèvres pieusement posées sur la miniature, il m'apparut
que si ma mère avait vécu, nos vies, a mon père et à moi,
eussent cessé de graviter parce qu'elles auraient trouvé l'amour.
...Une nouvelle inspiration dégonfle le cœur lourd de mon
père, toujours étendu, et son masque prend une sérénité
auguste. Et comme je regarde à nouveau, très pieusement, la
miniature, je distingue sur son émail le reflet d'un astre rosé. Au
ciel, je reconnais Algénib, l'étoile de feu placée à l'extrémité de
l'aile de Pégase.
*
Depuis une semaine, c'est l'atmosphère la plus paisible, mais
aussi la plus morne, dans notre bastide, jaune au soleil comme
le zeste du citron. Il semble que seul le hasard nous y a réunis,
Sébastien, Christine, René et moi. A peine nos repas terminés,
chacun vogue vers des rives différentes. Oui, chacun de nous
gravite solitairement.
Ce matin, brusque changement dans l'attitude de ma belle-
mère, hier encore languissante. Elle rayonne en nous disant :
— Comme ce serait gracieux à vous de m'accompagner,
demain, chez Mme de la Tour, Sébastien! Vous êtes aussi invité,
Pierre.
Nous la considérons avec étonnement. Quelle est cette fan-
taisie?
— Christine tient à nous montrer sa dernière conquête, fait
mon oncle René qui sourit malicieusement. Acceptez, vous ne
regretterez pas votre visite à cette fameuse dame créole.
Alors ma belle-mère commence l'apologie de sa nouvelle
amie, délicieuse autant que distinguée d'àme et de manières.
En son enthousiasme, la bouche, les paupières et jusqu'aux
joiiêâ et au menton de Christine, se plissent, s'agitent, s'émeu-
vent. Et elle s'écrie :
— N'est-il pas extraordinaire de penser que mon amie dont
l'àïculé, une bégum des Indes, était fille du prince Osman Khan
de Deihi, a été mariée à l'un des descendants de l'héroïne de
Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre? Quel romani Un
nabab et un héros poétique dans cette famille 1
LES COEURS GRAVITENT. 39
— Surprenant, en effet, convint mon père. Et je sais que
les de La Tour, originaires de Saint-Igest, occupaient une gen-
tilhommière peu éloignée de notre vieux château rouergat.
Ravie de cette coïncidence, Christine reprend avec feu :
— Sarah sera enchantée de l'apprendre. Ainsi les du Cam-
bout et les de la Tour furent voisins de campagne? Je vous
demande, Sébastien, d'en venir faire vous-même le récit à mon
amie. Elle en serait infiniment intéressée.
Mon père s'excuse, mais il m'invite à accompagner moi-
même Christine. Comme j'hésite, ma belle-mère prononce avec
vivacité :
— Entendu, Pierre. D'ailleurs, je vous ai annoncé à Mme de
la Tour. Faut-il vous assurer que vous serez intéressé et
charmé... oui charmé, plus que vous ne le pensez, par les.en-
fants exquis de mon amie, une jeune fille adorable, Héléna, et
Henri, son frère.
Tant d'exaltation m'amuse et pique cependant ma curiosité.
Christine s'en aperçoit, qui ajoute :
— Ils habitent 1' « Ajoupa, » merveilleuse propriété du cap
d'Antibes où l'on peut se croire à l'Ile de France. Dans ce
paradis, Sarah de la Tour compte donner des pantomimes à la
mode créole avec une figuration d'indigènes du Bengale et leur
musique. Ce sera délicieux!
Combien de fois Christine nous offrit-elle le témoignage de
ses délires pour de nouvelles connaissances dont un mois à
peine fanait l'amitié! Je venais d'assurer à ma belle-mère que
je l'accompagnerais, lorsque l'entrée d'une personne, à l'ouver-
ture ensoleillée de la porte-fenètre, vint projeter son ombre sur
la nappe et nos tasses à café. Ainsi un nuage, passant au ciel,
attriste tout à coup un paysage.
— Toi, Geneviève! quelle bonne surprise, s'exclame Chris-
tine avec un froid sourire.
Mon père baise au front l'arrivante et René lui présente une
chaise.
En robe de ce rouge violacé qu'on admire à certains pélar-
goniums, Geneviève, cernée à contre-jour parle soleil, semble
un charbon ardent.
— Et vous avez pu quitter votre cher Laurent, Geneviève ?
fait ma belle-mère.
Sans répondre à cette question insidieuse, ma cousine appuie
40 REVUE DES DEUX MONDES.
sur moi son regard inquiet. Lorsque l'attention de mes parents
s'est retirée d'elle, quelques instants plus tard, elle me chu-
chote brusquement :
— Vraiment 1 vous tenez à fréquenter chez Mme de la Tour?
Christine dont les prunelles, en sautant de ma cousine sur
moi, luisent d'ironie, reprend :
— Pierre va connaître à l'« Ajoupa » la plus délicieuse des
jeunes filles, Héléna.
La tête fléchie sur son cou svelte, Geneviève murmure :
— Ce n'est qu'une enfant, seize ou dix-sept ans, si je suis
bien renseignée?
— Eh! ma chère, répliqua ma belle-mère, à quinze ans, Vir-
ginie, l'héroïne de Bernardin de Saint-Pierre; n'était-elle pas
aimée de Paul? Toi et moi, nous avons peine à concevoir ces
juvéniles amours, les plus exquises, les plus pures.
Sur cette observation d'une méchante intention, les yeux
d'océanide de Geneviève expriment la détresse.
Et c'est ainsi que je connus ton existence, Héléna, ô mou
amour enfin trouvé 1
Charles Géniaux.
(La troisième partie au prochain numéro).
AU PAYS BRETON
(*>
ENTRÉE EN CORNOUAILLE
C'est à l'embouchure d'une rivière marine, au Sud et
presque tout au bout de la péninsule bretonne. J'aime à revenir
ici en Octobre, quand les étrangers ont quitté la côte, et que
cette terre se reprend à vivre de sa vie ancienne. Aussi bien, en
tous temps, c'est un pays d'automne. Mollesse de l'air mouillé,
langueur dorée des jours de soleil, mélancolie des jours de
grisaille, gravité de la lande, geste de fuite des arbres qui-\
grandirent dans la peur du vent, granit usé des chaumières,
des chapelles, des calvaires perdus aux carrefours boisés, vieil-
lesse des choses qui ne semblent pas appartenir au présent,
vague vision, comme d'une aube lointaine, des temps vécus en
Bretagne sous des influences pareilles, dans la première
enfance : de tout cela naît en toute saison un sentiment qui
rassemble à celui qu'on éprouve ailleurs en Octobre, quand le
(1) On réunit ici des notes qui furent prises, de 1892 à 1908, sur certains
aspects de la Bretagne. C'est donc déjà du passé qu'il s'agit dans les pages qui
suivent. On a cru qu'il valait la peine d'en rappeler quelques images, car, après
des immobilités où se perpétuaient des formes de vie et des types d'un autre âge, les
changements, depuis quelques années, vont se précipitant. Par exemple, le bourg
dont il est ici question, où quelques familles bourgeoises passaient les étés, s'est
transformé en station balnéaire, avec pêle-mêle de constructions hétéroclites, à
côté de terrains vagues et de mornes nappes de pierre. Le petit port, sur l'autre
rive, a perdu sa figure : on a coupé la moitié de's grands arbres où les marins
appuyaient leurs agrès; une partie du petit bois voisin a été lotie; on a construit
de grandes villas, taillé à pic, dans la roche, une vaste tranché*, pour l'aménagement
42 REVUE DES DEUX MONDES.
soleil est sans force, quand il n'y a plus, dirait-on, dans la
forêt, de vie que celle du souvenir, quand, des feuilles rouges
et mouillées qui commencent à feutrer le sol, monte dans le
soir la faible et pénétrante senteur que l'on respire en fris-
sonnant.
Si c'est vraiment l'arrière-été d'Octobre, comme ce senti-
ment s'approfondit! Gomme l'àme de cette terre bretonne se
dégage, comme son charme agit avec puissance! Ces derniers
beaux jours ensoleillés de l'année, que commencent à traverser
les brumes et les tempêtes de l'hiver, ces derniers beaux jours
si brefs, si menacés, semblent plus beaux. Et puis la mer aussi
est plus émouvante. Elle aussi, dans une lumière oblique et
sans chaleur, prend ses aspects plus pâles d'automne.
Je me rappelle mon arrivée dans ce Finistère Sud, en une
autre saison, au commencement du bref été, — il y a tant d'an-
nées qu'il me semble que j'étais un être différent; mais la façon
de sentir ne change pas, et l'impression que je reçus de ces
paysages est celle que j'en éprouve encore, chaque fois que j'y
reviens. De la Bretagne, je n'avais connu, depuis les temps où
ma bonne me promenait à Brest, sous les grands arbres tristes
des remparts, que l'extrême Léon, si ras, si sombre, depuis la
rade et le Goulet jusqu'au tournant de la Manche et de l'Océan,
jusqu'à l'exlrême côte sauvage où s'estompe à peine, au fond de
l'horizon, le fantôme brumeux d'Ouessant. Une contrée perdue,
que l'on eût dite inhabitée, ou de fines, sévères aiguilles de
clochers se lèvent seules, de loin en loin, sans villages visibles,
derrière les longues montées de lande ; un sombre pays, où le
tourment ou bien le souvenir du vent met partout une frisson-
nante émotion. Vraiment la fin de la terre devant les infinis gris
de l'Océan.
d'un bai' à vapeur. Enfin, les impérieuse* nécessités de la guerre ont obligé
l'État à réquisitionner les futaies de la rivière, et des Kabyles en ont ravage les
plus beaux massifs.
Pour l'humanité, les changements ne sont pas moindres. Si le costume de
Pont-Labbé est encore un costume, en quelques années, son éclatante couleur a
fait place au noir pur. 11 est clair que la guerre en éloignant pendant des années
tous les hommes jeunes, en introduisant ilans les fermes la langue des armées,
en peuplant la Bretagne de réfugiés, en paralysant les industries qui produisaient
I - éléments <iu costume (dès aujourd'hui des chapeaux de bazars remplacent
]/>* délicieux béguins xvm* siècle des enfants) aura beaucoup contribué à effacer
la couleur et le caractère à part de cette incomparable province.
AU PAYS BRETON. 43
Quelle surprise, avec ces souvenirs, ces habitudes, et venant
justement de Brest, de découvrir cette autre Bretagne, si diffé-
rente, et pourtant toujours si bretonne ! Bretonne par son
intime gravité, par les significations toutes spirituelles de ses
paysages, — différente par l'enveloppante douceur, l'ombre
verte de ses retraites, les parfums et les murmures de ses bois,
par ce qu'on y sent aussi, chez les humains, de plus facile, de
plus heureux. Douce terre de Cornouaille, terre des grands
châtaigniers, des costumes bleu et or des glaziks, des danses à
tout propos, — de mariages, naissances, baptêmes, pardons, —
à la musique des bombardes et binious.
Je venais de la mer. C'était le soir, après le soleil couché :
un de ces interminables et blancs crépuscules de Juin, où le
monde, et même le cercle des eaux, semblent participer au
mystérieux d'une heure à la fois si tardive et si claire.,
Une heure qui, ce jour-là, ne semblait plus devoir passer, où
tout allait s'éterniser dans cette lumière spectrale, universelle
et sans foyer. Le temps était au beau fixe; les vents faisant,
comme il arrive alors, le tour du compas, étaient remontés
au Nord pour la nuit. Un reste de houle soulevait longuement,
sans la rompre, la placidité de l'élément, où l'on voyait passer
un infini de petites méduses dormantes. La côte s'allongeait
devant nous, basse et continue, sans une bâtisse, sans un acci-
dent, — simplement la terre, bleue de ses bois et de ses cam-
pagnes.
Et tout d'un coup, le vent se parfuma comme d'une odeur
de foins et de reines des prés. Glissant sur l'étendue lustrée,
après avoir traversé toute la pointe de la péninsule, ii nous
arrivait chargé de la senteur des châtaigniers en fleurs et des
fenaisons. Senteur vespérale, plus exquise, étrange sur les
grands miroirs ondulants où l'on ne respire que ie sel et l'iode.
Et puis, très lointaine, la voix du coucou sonna par-dessus
tout l'intervalle des eaux : les deux notes brèves de hautbois,
répétées inlassablement, éveillant le sentiment du jeune été.
des secrètes profondeurs sylvestres, de l'heureuse campagne, a ;
moment fragile et parfait de l'année où toute herbe et tout <■.
feuille, ayant fini de se déplier et de grandir, est fraîche encore,
droite et luisante de vie nouvelle.
A un mille de terre, rien n'indiquait une ouverture, une
lacune dans la bande bleutée de la côte.: Il fallut arriver sous
44 REVUE DES DEUX MONDES.
les phares qui donnent l'alignement, jusqu'aux premières
balises rouges et noires du chenal pour voir que l'Océan
s'insinue profondément dans ce calme pays boisé. Alors s'ouvrit
la première perspective de la rivière : un vide pâle comme celui
du ciel, entre des écrans de noirceur frangée. Au premier plan,
une mince église veillait une couvée de bateaux de pêche.
* *
Je suis revenu bien des fois, depuis, par les routes de terre.
De ce côté aussi, c'est un monde fermé, invisible jusqu'au
dernier moment, car les routes ne l'atteignent qu'au bout de
l'estuaire. J'en ai pénétré, d'année en année, toutes les
retraites. Un fjord long de cinq lieues, qui se ramifie au cœur
du pays de Quimper, et dont les anses, — quelques-unes très
longues, — viennent finir humblement dans les plis secrets de
la campagne, devant une chapelle en ruine, devant un moulin
abandonné, devant une pauvre ferme perdue. Sauf tout juste à
l'embouchure, pas un hameau, pas un sentier le long des rives.
Rien que les bois antiques, dont les troncs sont gainés jusqu'en
haut de lierre, et, tout au bord, rien que les bruyères rouges,
les houx et l'or clair des ajoncs, toujours plus ou moins en
fleurs, par-dessus l'or plus grave des goémons.
J'imagine que ces bois ont toujours été là. Ils font partie
de vieux domaines, dont quelques-uns sont très grands pour
notre époque, vestiges sans doute de terres féodales, aux temps
où la forêt primitive était encore à peine défrichée. Quand on
vient du « dehors, » et que l'on remonte ce long couloir marin,
c'est comme si l'on entrait, avec toute la riche onde verte, dans
une solitude de l'ancienne Celtie, au temps des vieux Vénètes.
Quel refuge après les espaces trop vastes, les fatigants infinis
de la mer! Gomme on se sent pris par l'ombre grave et le
silence de l'ancienne sylve! — comme cela accueille, rassure,
enveloppe!
Souvent, le soir, j'ai suivi des yeux la voile tannée de rouge
d'un rude dundee qui s'en allait, au sein de cette grande paix
sylvestre, vers la petite ville lointaine. Les hommes, groupés à
l'arrière, portaient encore leurs cirés jaunes. Dehors, au large
de la baie, ils devaient avoir eu gros temps. Toute la journée,
patiemment, ils avaient trimé pour gagner au plus près l'entrée
de l'estuaire, durement secoues, comme toujours au vent
AU PAYS BRETON. 45
debout, tombant au creux de chaque lame, d'une chute raide
et courte, avec ce choc sourd qui disloque à la longue la mem-
brure des bateaux, — fouettés par les paquets d'eau dont le sel
brûle les lèvres et les yeux.
Maintenant les grands bois, les châtaigneraies dont les
branches avancent au-dessus des varechs, commençaient à se
fermer autour d'eux. Il s'en allait, le rude bateau de la mer,
dans un paysage de le'gende, où rien ne parle de l'histoire
humaine, et dont le silence n'est rompu que par le long
croassement spacieux des corbeaux, et le triste appel des
courlis rasant une grève. Il s'en allait et ne semblait pas
bouger, porté par l'onde puissante qui montait sans bruit, tout
entière, d'un seul mouvement, en s'élargissant peu à peu,
couvrant les grèves et vasières, jusqu'à remplir de son immor-
telle pureté tout l'espace entre les épaisseurs sylvestres des
deux rives. A cette distance, on ne distinguait plus les marins;
il n'y avait plus, au fond de la longue perspective, sous la
grisaille abaissée du ciel, que la voile rouge qui s'éloignait insen-
siblement avant de disparaître au lointain tournant du fjord,
derrière les chênes d'un promontoire.
Elle aussi, dans la magie du soir, devenait une chose de
légende, participait du silence, du mystère et de l'antiquité
de la forêt. Elle aussi cessait d'appartenir au présent. C'était,
au fond des siècles, la barque-fée d'Artur, portant vers quelque
profonde retraite du pays kymrique le roi fabuleux qui va
dormir là, à l'ombre d'un bois secret que seule visite la mer,
loin des vivants et de leurs bruits, son long sommeil de mille
années.
LES VILLAGES
Quand on arrive du large, on découvre, à droite, au bord de
l'estuaire, la grise aiguille d'une église. Ce fin clocher, à épines,
surgissant d'un quinconce d'arbres, c'était alors la première
chose humaine qu'on voyait en rentrant des étendues vid. s.
Comme il parlait, ce clocher, de vieille vie bretonne, cachée
là, mariée, de tout temps, à ce calme pnysage d'eau marine et
de grands bois 1 Les harmonies anciennes élaient encore pures,
les choses humaines, modestes, anonymes, aussi naturelles,
semblait-il, que les choses de la nature. De la pointe jusqu'à
46 REVUE DES DEUX MONDES
l'église, il n'y avait guère que la lande, et derrière l'église, les
simples maisons du bourg.
C'est un bourg de terriens : on y compte peu de pêcheurs.:
Les femmes y portent la coeffe et la belle fraise ailée qui font
penser au xvie siècle; les hommes, le grand chapeau à boucle
et rubans, le bref et massif habit de drap cuir, largement dé-
coré de velours noir. Grand contraste entre cette population et
l'étrange humanité bigouden dont les figures épaisses, les yeux
obliques (on a dit mongols), les fastueuses broderies dorées éton-
nent dès qu'on a mis le pied sur l'autre rive. Ce bras de mer
demeure une frontière précise entre deux races.
Le « pays » ressemble à tous ceux de cette côte. Au rez-de-
chaussée de chaque logis, s'enfonce une chambre basse. Elle est
pleine d'ombre, et, généralement, de tout ce qui sert à la vie
quotidienne, depuis le bénitier de faïence rouge et bleue, qui
s'accroche, avec un brin de buis, aux fleurs ajourées des lits clos,
jusqu'aux paquets de sabots, de chandelle et de filin, et trop sou-
vent jusqu'aux alcools multicolores, car la plupart de ces pauvres
maisons, où viennent s'approvisionner pêcheurs et fermiers,
sont d'abord des débits où les hommes s'attablent devant leurs
petits verres ou leurs bolées de cidre, sous les saucissons et les
quartiers de lard pendus aux solives. Dans le demi-jour luisent
les puissants meubles cirés de châtaignier et de chêne, où le
menuisier du pays, indépendant des modèles que la machine
copie dans les grandes villes pour toute la France, a ciselé de sa
main quelques images du vieux rêve local de beauté. On y voit
des entrelacs de vigne, des figures naïves d'oiseaux, des Saints
Sacrements qui rayonnent, avec des stylisations du xvme siècle,
ou même, du moyen âge. Quelques armoires et lits clos
portent, découpées au couteau, des dates très anciennes. Parfois
des clous de cuivre en dessinent de récentes : 1885 ou 1890.
Ce sont pour toujours les dernières. Nous sommes au moment
précis où tout finit à la fois d'un monde qui durait depuis
des siècles.
Au bas du bourg, sous les grands arbres de l'église, devant
la cale, est la place principale, où les vieux viennent ensemble
fumer leur pipe, en regardant le flot ou le jusant courir dans la
rivière. C'est un centre d'ancienne vie sociale. Là se tiennent
pardons, marchés et feux de joie de la Saint-Jean; là s'assem-
blent les processions sous les pesantes bannières qui tanguent,
AU PAYS BBETON. 41
par les jours de vent, et que les gars ont grand'peine à main-
tenir à bout de bras. Là se pavanent, en robes et chapeaux
fleuris d'argent, cortèges de noces et de baptêmes; là tournent
gavottes et dérobées, à la glapissante musique des sonneurs
juchés sur des tonneaux.
Si longtemps qu'on soit resté sans revenir au pays, on y
retrouve des figures de connaissance, des voix amies qui voiu
accueillent par votre nom. 11 y a Bozon, le vieux gardien ban-
cal du phare, Bellec, le syndic, les passeurs du bac, les deux
douaniers de la mer, le pilote du large et celui de la rivière, —
presque tous assis, le soir, sur le petit parapet de la cale, les
yeux tournés toujours vers l'estuaire, vers la porte qui s'ouvre
au loin, entre deux promontoires, sur les libres infinis. Ils se
serrent pour vous faire une place au milieu d'eux, et, les salu-
tations terminées, les propos de reprendre tout de suite.
Il s'agit toujours des choses de la mer et de la pêche, des
vents qui remontent ou descendent, du passage des bateaux, de
vieilles histoires du service, de navigations d'hier et d'autrefojs,
de mauvais temps rencontrés derrière les Glénans ou dans les
mers de Chine, « côté Ouessant » ou « côté Sumatra. » Us vous
parlent avec une politesse parfaite, les vieux surtout, en
marins qui ont gardé de leur temps à l'État, de leurs relations
avec leurs officiers, une certaine idée de hiérarchie sociale, ce
qui ne les empêche pas de vous regarder droit et de se sentir
des hommes.
Aussi bien, quelque chose du vieil ordre subsiste toujours
dans cette petite société fermée; l'àme du passé y habite; elle
est sérieuse comme ces bois, comme ces retraites ombreuses
où l'eau verte de la mer mire des feuillages. Ceux qui, à Brest
ou à Toulon, ont appris d'autres façons d'être et de parler,
reviennent vite, sous les suggestions muettes de ces campagnes,
à la tenue ancienne. Nulle vulgarité moderne ne saurait durer
dans ce grave pays de la rivière, où rien n'a jamais changé, — la
vie des hommes pas plus que celles des courlis et des hérons.
Ces futaies, allongées des deux côtés du couloir marin, appar-
tiennent toujours aux mêmes familles bretonnes, qui croiraient
déchoir en vendant une parcelle du domaine héréditaire. De
Quimper ou d'Angers, elles viennent se retirer, pour une partie
de l'année, dans ces châteaux, au milieu de fermiers et de
gardes-chasses pénétrés de la dignité des maîtres, et qui sem-
48 REVUE DES DEUX MONDES.
blent, avec leurs figures toutes rasées, leurs physionomies de
sagesse et de religion, des survivants de l'ancienne France.
C'est le dimanche surtout, sur la petite place au bord de
l'estuaire, qu'apparaît le caractère profond et si traditionnel de
ce monde. A dix heures du matin, les cloches finissant de tinter,
toutes les coeffes du pays sont à l'e'glise, en rangs serrés dans
l'ombre tiède comme un peuple de blanches mouettes, et
d'abord on ne voit qu'elles, car les hommes sont au fond, obscu-
rément massés dans les deux ailes. Souvent la nef est pleine à
déborder. Au dehors, près du porche, des femmes, des enfants
sont agenouillés, en beaux groupes de type ancien. A côté d'eux,
en respirant l'odeur des varechs, et parfois, si l'on approche
de la porte entr'ouverte, une tiède bouffée ecclésiastique, on
entend l'antique, émouvante mélopée de l'officiant, et, tout d'un
coup, le sourd, rapide et nombreux murmure de l'assemblée,
comme d'une eau souterraine qui se répand. J'aime à écouter
là l'interminable appel des morts de la paroisse. Mais il faut
être patient et bien savoir le breton pour suivre jusqu'au bout
le sermon de M. le Recteur.
Et enfin, c'est la sortie. Heureuse réunion de tous sur le
parvis, vidages détendus après le devoir religieux accompli,
salutations et compliments, bonne sensation de vie commune,
et d'ordre, de netteté, de repos dans les belles parures du
dimanche. Les femmes ont la fierté de leur tenue : en grands
cols soigneusement tuyautés (on met un fétu de paille dans
chaque pli pour les repasser), elles ont épingle sur le drap noir
et le noir velours de leurs corsages, de noirs devantiaux de soie
brochée. Une longue et fine chaîne d'or rehausse la riche sévé-
rité d'un tel costume, dont l'harmonie, comme en certains
portraits de vieux maîtres hollandais, est dans le terne et le
brillant de ces noirs. Point de bigoudens en plastrons éclatants
d'orange ou de citron : toutes celles qu'on voit ici pendant la
semaine ont repassé leur frontière et sont sur l'autre rive. Mais
il y a quelques belles de Quimper dont le minois parait plus
innocent el plus fin sous la mitre, dans les brides de dentelles
qui le serrent obliquement. Il y a des bébés en robes d'infantes,
eu béguins brodés de vertes et rouges fleurettes, ou loutjmillelés
d'argent. Il y a des mères-grand courbées sur leur bâton, dont
les collerettes plissées sont de linge mou, comme celles d'autre-
AU PAYS BRETON 49
fois. 11 y a des fillettes qui portent le même vêtement que ces
grand'mères. Et l'on s'aborde, on jase par groupes. Le contente-
ment, l'amitié éclairent les figures. C'est le propre du pays: la
vie y est fraternelle, collective. Les filles aiment à se réunir
pour coudre ou tricoter; les marins des petits ports voisins
pèchent ensemble par équipages, par flottilles, se reposent
ensemble, accoudés par groupes sur le quai. Et dans cette com-
munauté du travail, du repos eL du plaisir, parce rapproche-
ment des individus si pareils, la civilisation locale s'entretient.
On sent vraiment une société, bien mieux, par exemple, que
dans la Bretagne du Nord, celle de Perros et de Tréguier, où
chaque famille tend à s'isoler, où les pêcheurs se jalousent faci-
lement, où les réunions traditionnelles des veillées, des pardons,
sont bien plus rares.
D'année en année, je retrouve ce petit monde qui n'a pas
encore commencé de se dissocier, insensible encore aux souffles
du dehors, lesquels sont actifs, pourtant, à quelques lieues d'ici,
en certains grands ports sardiniers où l'usine a déjà posé la
question sociale. C'est tout le pathétique de la Bretagne, le
passage trop brusque, sans les transitions que le reste de la
France a connues, des formes arrêtées et presque médiévales de
la vie, aux modes si instables, inachevés, à toutes les excita-
tions du milieu moderne.
Ceux-ci, qui naquirent autour de cette église et de cette cale,
ne savent guère que leurs fermes et leurs bateaux, leurs tra-
vaux et leurs fêtes, qui reviennent comme les marées et les
saisons, — et ce paysage dont les lignes composent une figure,
une figure si distincte, presque personnelle, associée pour
toujours à leurs vies.
*
* *
Sur la cale, où l'on n'est jamais seul, on pourrait passer
des heures à ne rien faire. On est content d'écouter les vieilles
histoires d'Yvon : « Un jour, sur la Souvenance, que j'étais ù
serrer un hunier... » ou bien les confidences de Jean-Marie :
« J'ai mis d«s palanques dehors, sur la basse de la Voleuse... » On
est content de se laisser prendre les yeux par le mouvement du
petit port, l'humble va-et-vient, sur la rivière,' de ces hommes
et de ces bateaux dont on a fini par connaître tous les noms,
et qui s'affairent sans hâte aux vieilles, patientes besognes ma-
TOME LVIII. — 1920. 4
50
REVUE DES DEUX MONDES.
ritimes. De ces simples modes de l'activité humaine, qui furent
les mômes de tout temps, invariables comme les travaux des
champs, je ne sais qu^i sentiment de sagesse et de tranquillité,
d'accord ancien avec la nature, se dégage toujours.
Le flot commence à s'établir : voilà Jean-Louis qui revient
des Glénans où il a passé la nuit à charger du sable. Le vent
mollit; il se met aux avirons, il va profiter du courant pour
continuer jusqu'à la ville.
Voilà le petit cotre du pilote de mer, qui largue là-bas son
corps mort.
La Marie rentre à la godille; elle amène sa misaine. Le
patron et le mousse prennent leur plate pour gagner la cale.
Ils ont été faire la pèche auv pironneaux sur le plateau des
roches qui déborde Saint-Gilles. Leurs deux paniers sont pleins
d'argent palpitant et fluide.
On entend un ferraillement de chaînes : c'est la goélette
anglaise, arrivée hier soir, qui haie ses ancres. Elle évite, et je
lis sur l'arrière le nom de son port d'attache : Truro, — un nom
bien celtique. Ils viennent de l'autre Cornouaille, celle d'outre-
Manche, d'où partirent, au vie siècle, les ancêtres qui peuplèrent
cette partie de l'Armorique, et, sans doute, lui donnèrent son
nom. Entre les Bretons du Sud-Ouest de la grande île, et ceux
de la petite Bretagne, ils continuent l'ancien commerce dont
les navigations des vieux Saints kymriques forent les commen-
cements légendaires. Ils ont traversé la mer que parcoururent
saint Efflam et saint Guénolé. Ils connaissent bien cette côte,
qui doit leur rappeler leur pays : secrets et profonds estuaires,
âpres landes, terre maigre et rocheuse sous un ciel doucement
voilé.
Les voici qui prennent le pilote de rivière. Ils vont monter
avec la marée dans le silence des bois bretons. Dans quelques
heures, ils arriveront au canal étroit par où cette grande eau se
termine entre deux murs de pierre, — le canal qui reflète, avec
l'ombre d'un petit pont, les deux flèches grises d'une cathédrale.
Maintenant le bac va partir. Il est amarré à la grève ; on a
mis des planches sur les goémons pour que deux chars à bancs
qui attendent puissent embarquer. C'est très difficile, de caser ces
deux hautes voitures, avec leurs chevaux, dans le radeau creux
AU PAYS BRETON. 51
où de massives bigoudens, des pêcheurs avec leurs paniers de
poisson, doivent aussi trouver place. Les passeurs crient, les
cochers huent en faisant « culer » leurs bêtes : Zous! An dré!
Chomazel Rauque, large clameur bretonne qui se précipite,
rappelant le monde arabe, les quais lumineux où sonne inter-
minablement la querelle des bateliers d'Orient.
L'ordre est fait; le calme règne. Les bons chevaux patients
sont installés avec les charrettes paysannes dont le devant est
peinturluré de fleurs naïves. Il reste même un peu de place
entre les coffres et les redoutables Bigoudens. Nous embarquons.
Penchés en arrière, appuyant ensemble d'un grand effort sur
leurs longues gaffes, les rameurs « poussent. »
J'en reconnais quelques-uns : d'abord, le vieux marin de
l'avant, le grand, aux yeux d'un bleu si paie, si usé, qui ne
comprend pas un mot de français, et chique toujours, avec un
sourire vague de sa bouche édentée. Et à l'arrière, c'est Corentin
qui barre en godillant, — l'un des plus humbles du pays, si
maigre, efflanqué, sans âge, l'air d'un pauvre àne ployé sous
la sempiternelle besogne. Mais quand on lui parle, il sourit
toujours si poliment! J'eus autrefois ses confidences. Oui, les
journées étaient longues, et jamais une journée de repos. Mais
nulle plainte. Il regrettait seulement de ne pouvoir entendre
l'office chanté du dimanche, d'être réduit par sa besogne à la
messe de six heures, et souvent de la manquer. 11 parlait avec
respect de son chef, un nouveau venu, de Brest, un retraité de
la marine, concessionnaire du bac, mort aujourd'hui, qui ne
touchait jamais un aviron, et buvait au débit l'argent gagné
par ses hommes. Mais de cela, le pauvre passeur, respectueux
des gradés, ne se fût pas permis de souffler mot. Quand le
patron, cuvant au lit son alcool, ne paraissait pas de tout le
jour sur la cale, si j'en demandais des nouvelles à cet humble,
il souriait avec plus de déférence et de discrétion que jamais, et
répondait : « il est malade. »
Puisque le royaume du ciel est aux simples, Corentin est
sur de son paradis ; les cantiques des anges le consoleront de
toutes les messes chantées qu'il a manquées sur la terre.
Je payais son maitre pour avoir le droit de l'emmener à
la pêche, et dans ces longs tête-à-tête, j'essayais de le faire
causer. Je cherchais à découvrir s'il souffrait de son collier de
servitude, s'il était malheureux. Je me suis convaincu que non.
^2
REVUE DES DEUX MONDES.
De bonne heure, un cal s'est formé, qui l'insensibilise à sa
misère. Son labeur est celui du vieil animal de trait qui tire
aussitôt qu'il est dans le harnais. Il parlait avec lenteur, d'un
ton d'innocence et de sérénité, sans jamais un mot grossier ni
même seulement vulgaire, avec une politesse souriante et fine,
cette tenue de l'homme parfaitement bien élevé que l'on trouve
encore en Bretagne chez des paysans qui ne savent pas lire, et
dont la vertu naturelle, tranquille et qui s'ignore, oblige au
respect. Quelquefois il se mettait à raconter tout doucement
beaucoup de choses. Il parlait de son enfance, où il gagnait
deux sous par jour à garder les vaches dans les chemins verts;
du métier de domestique de ferme, trop mal payé (sept francs
par semaine), et qu'il avait quitté pour se faire senneur sur la
rivière, puis passeur; des migrations des oiseaux, des cygnes
et des oies sauvages qui parurent, venus on ne sait d'où, sur la
côte, un certain hiver très froid; du vent qui souffle de l'Ouest,
des Penmarchs, tant que dure le Pardon de Notre-Dame de la
Joie (la vieille chapelle solitaire, face aux lignes de brisants, à
l'extrême pointe de la péninsule); d'une maison hantée, sur la
rivière, où les vieux se rappelaient, — souvenir presque légen-
daire,— que des hérétiques, oui, des protestants, avaient vécu,
un demi-siècle auparavant.
Sur l'eau splendide et lourde, qui entre vite dans la cam-
pagne (un courant de quatre nœuds), la masse noire du grand
bac s'en va, portant notre petit groupe, les paysans à la tête
des chevaux, les magnifiques Bigoudens trônant haut et bre-
tonnant dru dans les charrettes. 11 s'en va très lentement, au
rythme espacé des avirons qui coupent le lustre épais de l'eau,
et sortent ruisselants de liquide soleil. Le barreur, avec sa
longue rame qui gouverne, nous mène d'abord obliquement en
aval pour regagner, pouce- à pouce, ce que le flot, violent au
milieu de la rivière, nous fait perdre.
Et déjà, le contre-courant nous porte, « nous donne la
main, » comme dit Corentin, et nous approchons de l'autre rive.
Voici la courbe profonde, l'ombre verte du petit port, les goé-
mons d'or et les rochers, sous les longues tentures de feuillages.
Voici les lourds bateaux goudronneux qui flottent déjà tous, et
les caisses noires des viviers, où s'affairent dans leurs plates les
maritornes bigoudens, et la cale que l'on voit se prolonger
AU PAYS BRETON. 53
sous l'eau : une vraie cale de marée basse, où l'on peut débar-
quer avec son poisson à toute heure. Et voici les choses ter-
restres, les chaumières, à l'abri des grands arbres, le lavoir, la
chapelle, dont le toit bosselé par le grand âge descend d'un
côté jusqu'à l'herbe de la pente, comme une aile maternelle
abaissée sur une couvée : tout cela si humble, si paisible,
sous les beaux ombrages, dont le vert épaissit de son riche
reflet le vert de l'eau marine, — tout cela, petit havre, petite
chapelle gothique où des pêcheurs du moyen âge ont prié, tout
cela, qui sort du profond passé, se chauffant doucement au
soleil automnal d'aujourd'hui.
* *
La Bretagne attire comme l'Orient. Mais dans ces vieux pays,
ce que nous venons chercher n'est pas ce que désiraient les
romantiques. Aujourd'hui les âmes ont besoin d'ordre. Du
milieu de nos confusions, du sein de notre monde trop vaste,
nous aspirons à tous les souvenirs d'un temps où la vie des
hommes était réglée, modeste, appuyée à la foi, à la coutume,
de vision limitée, chacun arrêté dans sa forme, d'accord avec
lui-même, avec son groupe et la nature environnante.
Voilà pourquoi j'aime tant ce hameau de marins. Il
m'apparaît comme le type de tout ce qui fait la Bretagne si
touchante, de ces harmonies séculaires de l'homme et de la
nature, que l'on aime avec le cœur parce qu'elles correspondent
à des habitudes ataviques, à des modes généraux de vie qui
furent ceux de nos ancêtres, et que nous regrettons sans le
savoir. Ces chaumières, dont les lentes fumées ont monté tous
les jours, depuis si longtemps, sous les grandes ramures, sans
que rien indiquât jamais que des vivants s'arrêtaient de vivre
et que d'autres apparaissaient; cet oratoire rustique, ce mur
gris du quai, dont la pierre mangée de lichens se mêle, parmi
les racines énormes d'un chêne, aux saillies du rocher ; ce
lavoir, sous la source, où la Sainte-Vierge dans sa niche entend
toujours les mêmes caquets bretons; ces vieilles cales disjointes
où la mer soulève du goémon, on dirait que ces choses, de tout
temps, ont fait partie de cette petite côte, aussi naturellement
que ces goémons, cette source, ces rochers, ces ramures. Un
peu de vie humaine s'est posé là, il y a bien des siècles, associé
pour toujours à la vie de cette terre. Elie en a la simplicité, la
54
REVUE DES DEUX MONDES.
patience, l'aspect de chose éternelle. A travers ses générations,
elle est restée la même, invariable en ses rythmes, comme cette
eau, venue des infinis, qui flue et reflue, chaque jour, si paisi-
blement, sous le mur du port et l'ombre des feuillages.
Et, de même, la nature, ici, s'est pénétrée d'essence
humaine. La mer, dans la crique ombreuse où dorment, chez
eux, les rudes bateaux noirs, se fait humble, paysanne, intime
comme, sous une feuillée, la mare d'une ferme portant les
canetons qu'elle a vus naître. Ces beaux chênes aussi, ces châ-
taigniers au tronc puissant et droit, on voit bien qu'ils ne sont
pas sauvages, qu'ils ont grandi près de l'homme, avec lui, en
confiance, en alliance. Il y a toujours, il y a toujours eu des
mâts, de longs avirons, des gaffes, rudes outils de pêcheurs,
appuyés à leurs branches, mêlés à eux, associés à leur personne
et leur figure, comme il y a toujours eu du linge en train de
sécher sur les ajoncs de la pente. Ces arbres sont familiers,
familiaux, comme les vieux lits clos des fermes qui servirent
aux ancêtres et n'ont pas cessé de servir. Et puis, à leur façon
d'entourer la chapelle basse, le doué, les masures, comme on
sent qu'ils abritent, qu'ils protègent, les grands chênes, que
leur présence et leur ombre enveloppantes ajoutent, pour le
pêcheur qui rentre, au sentiment du chez soi, du port et du
gite retrouvés!
Pas un terrien ici. En cela ce hameau s'oppose au bourg qui
lui fait face, à l'entrée de la rivière. On n'y voit pas le rigide et
noir uniforme des campagnards du canton : tous les hommes
portent bérets, tricots, blouses et pantalons de toile tannée
comme les voiles de leurs bateaux. Certes, leur allure est grave,
massive, mais d'une autre façon que celle des laboureurs.
Lourdeur de l'homme qui vit dans l'espace confiné d'une
barque, assis sur son banc, emprisonné dans ses bottes et son
ciré, ne travaillant que des bras et de la poitrine, en gestes
pénibles et qui ne varient pas, pour haler drisses et filets.
Les physionomies aussi sont différentes, moins purement
locales. Rien de ces figures médiévales de bois qui signalent
les paysans les plus sauvages, ni de ces expressions benoîtes de
respect, de polie et quasi ecclésiastique sagesse, que l'on ren-
contre chez beaucoup de fermiers, et qui rappellent les portraits
de donateurs dans les triptyques du x\e siècle. Des traits en
vigueur, d'énergiques visages dont les lèvres vame accentuent
AU PAYS BRETON. 85
la simplicité. Mais les yeux bleu pâle sont values, disant le
regard habituellement perdu, promené sur l'horizon monotone
où rien ne le fixe, ou bien glissant sur les liquides surfaces
fuyantes. Il semble qu'ils échappent, ces'pècheurs, aux influences
si spéciales de la vieille civilisation bretonne. C'est qu'ils sont
toujours en mer, à leur travail, ou bien, après les longues nuits
passées dehors, assis, demi-couchés sur le pré qui monte au-
dessus du lavoir, muets, les membres détendus dans l'absolu
besoin de repos, les yeux tournés vers les libres espaces. Ceux-
là ne vont jamais à la ville, pas même dans leurs bateaux, par
la rivière, — toute leur pêche vendue d'avance au cabaretier
mareyeur, principal personnage du hameau.
Ils sont là comme une espèce à part, une famille d'oiseaux
de mer qui posèrent leur nid dans un repli de la côte, non loin
des oiseaux différents des bois et des champs, surveillant tou-
jours, de leur grève, leur élément, ne la quittant que pour
s'élancer à la pèche. Tout leur univers, ils l'ont sous les yeux :
la brève ligne du large entre les deux pointes de l'estuaire, le
bon abri du port où leurs bateaux échoués ou flottants, tous
pareils, lèvent leurs mâts parmi les plates et les viviers, quel-
ques-uns tout en haut de la grève, presque dans les feuillages.
Ils voient le lanok, où des filets bleus sont étendus sur l'herbe,
les grands arbres amis qui portent leurs agrès, et les obscurs
logis où naquirent leurs pères, où leurs femmes accouchent, et
le doué où tapent, tout le jour, les battoirs, et le débit, que
l'on fréquente trop, — mais on a besoin, quand on revient de
la mer, d'un peu de chaleur et de société humaine ; il faut bien
oublier la dure besogne monotone dans un peu de rêve fumeux
où la langue se délie.
Et devant eux, tout près de la cale, sur le pré penché où
l'on est bien, en attendant la marée pour faire un somme,
c'est la chapelle, la plus ancienne, ici, des choses humaines, à
peine plus haute que les masures, mais dont le minuscule
clocher, les toitures en croix, signalent avec évidence le carac-
tère sacré. Une fois par an, elle connaît un jour glorieux, celui
de la Sainte obscure, patronne de ces pêcheurs, qui sort alors
de son ombre, et triomphalement portée sur des épaules de
jeunes filles, suivie de tout son peuple, fait le tour de son
domaine. Jour de fête et de pardon, où afflue, des paroisses
voisines, la gent paysanne, en traditionnels costumes bretons :
REVUE DES DEUX MONDES.
les hommes de la campagne qui, ce jour-là, viennent voir chez
eux les hommes de la mer. Et l'on danse ferme après vêpres.
Souvent, sous les vieux chênes du port, on voit des cols bleus,
des gars du pays, venus en permission du service. Quelles
farandoles ils mènent, jusque sur la cale, tirant à bras tendus
les filles bigoudens, les belles filles puissantes et folles de
plaisir, qui tanguent comme des chaloupes, or et noir, sous
le pavois de leurs rouges rubans!
Un petit monde complet, dont nous faisons lentement le
tour, par des sentiers où traînent des goémons mouillés, de
rouges carapaces d'araignées de mer, des écailles de poissons.
Beaucoup de marmaille sur la grève, où les quilles de bateaux
ont laissé d'humides sillons, — les « mousses » de huit et dix ans
vêtus de pantalons tannés comme ceux des anciens, les fillettes
en bonnets à trois pièces d'où s'échappent des mèches d'or, en
graves robes ballantes de drap noir: tous ces petits, aux yeux
d'un bleu si neuf, galopant et galopinant en sabots, grimpant
dans les barques, poussant dans l'eau de précieux morceaux de
bois qui figurent des bateaux, péchant, de la cale, des crabes
avec une épingle au bout d'une ficelle : les jeux de l'enfance
copiés de la vie sérieuse. Des moutards qui ne portent pas
encore culottes godillent comme des hommes dans les plates
de leurs papas. A peine debout sur leurs jambes, ils ont couru
à la grève ; ils sont chez eux, sur l'eau, comme, au sortir de
l'œuf, une couvée de courlis.
Plus haut, sur le quai, dont la courbe suit dans un demi-
jour vert le creux profond du havre, se tiennent les femmes
et les jeunes filles : des Bigoudens toutes harnachées de jupes
rondes comme des cloches, avec l'extraordinaire coiffure qui
signale leur espèce : on dirait deux quartiers d'orange posés
au-dessus des oreilles, de chaque côté de la courte mitre et
d'une nappe.de cheveux unie et lustrée comme du bois verni.
En plastrons de travail, tout usés, mais dont quelques-uns
furent d'un or magnifique, pieds nus, — des pieds demi-cornés
de faunesses, — elles tricotent, rapiècent des hardes, par
groupes, sur la pierre disjointe, au seuil des masures, à côté des
cirés accrochés, des avirons appuyés au mur et des monceaux
d'ajoncs séchés, qui flamberont clair sous les chaudrons de
soupe dans les àlres noirs. Autour d'elles chancellent les tout
petits, des marmots engoncés, comme leurs mamms, en robes à
atî Pays breton. SI
Cerceau, en des poitrails de drap épais et de velours, — coitï-'>,
le dimanche, de bonnets quasi hindous, tant ils sont couturés
de mêlai : costumes antiques, dont la gravité fait plus touchante
cette fraîche enfance. Et des poules picorent, des canards can-
canent, une troupe d'oies, à la vue d'un intrus, traverse noble-
ment le chemin, et soudain se précipite, tous les cols bas-
tendus, nous sifflant un stupide courroux...
Que tout cela est-simple! La vie est là, devant nous, en ses
aspects, ses modes généraux, et qui semblent éternels. Il faut
aller en pays arabe pour la voir présenter en tableaux aussi
complets et quasi schématiques, en figures qui participent
à ce point du symbole, ses âges, ses lois, ses travaux et ses
jeux. Cette mère allaitant une larve humaine me signifie toute
la maternité, et par delà, je pressens toute la nature. Ces belles
filles qui besognent ensemble de l'aiguille, et nous jettent par-
dessous un regard si curieux et si frais, me présentent la créa-
ture humaine dans son moment de fleur : il faut les voir, le
dimanche, qui cheminent par grandes bandes, et sourient ou
font semblant de baisser les yeux, quand passent les bandes do
garçons. Et sous le quai, où se groupe chaque jour le peuple
des femmes, les hommes qui descendent, maintenant, en boites
de mer, vers leurs bateaux, semblent leur répondre comme un
chœur à un chœur dans une scène antique.
Que de fois, après les mois et les années passés au loin dans
les confusions d'un monde hors nature et qui cherche sa forme,
je suis revenu m'asseoir sur le pré en pente, devant ces images
amicales, goûter la tranquille beauté de ces vieux modes de la
vie ! Quel repos de s'y oublier, d'en suivre, sans parler à per-
sonne, les rythmes assurés, les mouvements qui recommencent
toujours! Bonne sensation d'un ordre achevé, tout de suite
intelligible, que tous les ancêtres ont connu, vraiment à la
mesure des plus simples.
Oui, on est bien là, au-dessus des bateaux qui parlent de
patient travail quotidien, près de la chapelle qui dit la religion,
sur le pré en pente où les vieux viennent passer leurs derniers
beaux jours, et d'où l'on voit l'estuaire, les phares, et le com-
mencement des infinis.
58 REVUE DES DEUX MONDES.
LA MER DANS LES BOIS
Il y a une sorcellerie dans ce pays. Pourquoi s'y sent-on si
loin, hors du présent, dans un lieu où les bruits du monde
n'arrivent pas? Dans cette vieille Bretagne dont le charme,
comme celui de l'Orient, peut être un danger, c'est un senti-
ment qu'on éprouve un peu partout, et qui se mue, quand on
s'éloigne, en nostalgie.
Mais il faut avoir vécu près de cette rivière marine pour le
connaître dans sa plénitude. Aussitôt qu'on arrive au bout de
la route qui conduit à l'estuaire, il vous prend. Sur la route, on
était dans le vaste monde; elle fait partie du dehors et se relie
à toutes les routes de France. Ici le dehors est exclu : un
paysage clos, qui vous enveloppe de ses lignes, de son intimité,
que l'on a fini par [connaître, aimer comme les traits d'une
ligure humaine. Un paysage dont tous les aspects, mouvements,
s'accordent pour composer une seule vie, toujours la même, et
pourtant si changeante. -Succession des saisons reflétant dans
l'eau verte, tantôt la pâle floraison des châtaigniers, et tantôt
les torches de l'automne. Alternance des jours gris où tout fond
en des apparences de rêve, et des jours de soleil où l'eau n'est
que splendeur et vie sous le vert exalté des grands pins.
Retour du flot qui va tendre une longue, tremblante ligne d'eau,
d'une futaie jusqu'à l'autre, et puis, du courant de baissée qui
découvre le monde amphibie des herbiers. Lourds envols des
hérons vers les grands arbres, à l'heure où disparaissent les
vases, ou piaulement des courlis au ras des grèves. Lentes
fumées du matin et du soir, qui montent là-bas, du petit
hameau bigouden...
Qu'il est doux, à l'aurore, de s'enfoncer à la voile dans cetle
solitude! C'est comme si on se laissait glisser à nouveau dans
le sommeil, un sommeil plus pur, plus tranquille, avec le rêve
simple d'un paysage à la fois étrange et familier, où les choses,
sans qu'on se demande pourquoi, prennent des aspects d'éter-
nité 1
Ce matin, à sept heures, la onulée bleue de la rivière ne
couvrait qu'à demi les champs d'algues, sous les riches tapis-
series suspendues. C'était la mer, dont le flot allait monter
AU PAYS BRETON. 50
encore pendant trois heures, et c'e'tait aussi la paix secrète, l'en-
veloppement, les murmures de la forêt. Sur cette grande eau
puissante (où l'aileron noir du marsouin vient parfois surgir
en tournant) ne passaient de loin en loin que des bruits syl-
vestres : gazouillis de petit oiseau perdu dans la feuille'e, cra-
quement et chute d'une branche morte, longue rumeur des
cimes que le vent émeut, chaque sonorité dans le silence
transparent, dans le recueillement inexprimable de ce monde,
prenant une valeur singulière. Et de même, en l'absence des
hommes, les plus simples choses s'animaient, se pénétraient de
sens : un bouquet de pins sur un promontoire, un vieux
logis de garde dans les rouges bruyères, au-dessus des goémons
d'or, de pauvres bateaux abandonnés en haut d'une grève, le
nez dans les ajoncs.
Avec quel plaisir j'ai revu la charmante plagette, d'une
courbe si pure, derrière la pointe de Penfoul! La blancheur de
son gravier s'enfonce, décroît insensiblement dans le cristal
verdissant de l'eau. Un beau chêne-vert, détaché de la forêt,
habite cette retraite. Il est là, tel que je l'ai toujours connu,
car il ne semble plus grandir, méditerranéen par la perfection
de son dessin, par son feuillage impérissable et lustré, créature
étrangère dont le geime fut apporté par quel hasard des vents
et des courants? — et qui nous atteste la tiédeur, près du
Gulf-Stream, de ce repli de la terre bretonne. Sa présence fait
le caractère unique de cette mignonne arène blanche où les
Grecs eussent rêvé quelque divinité, une dryade emprisonnée
dans l'écorce de l'arbre, à qui des néréides viennent, avec le
flux, chuchoter les histoires de la mer.
C'est par là que commence le vrai paysage de rivière :
deux longues futaies sauvages qui s'opposent, deux sombres
côtes, parallèles et droites, toutes les cimes nouées, liées en
une seule cime, — l'aspect si spécial à ces bois de Bretagne,
qui ressemblent, selon qu'ils vivent à l'abri, ou qu'ils ont
poussé dans le vent de mer, à de grands massifs de buis, ou
bien à des buissons penchés, obliquement rasés par la tempête.
Dans ces profondeurs, quelle riche confusion ! — ombres, clar-
tés, luisants d'or et de verdure, plans suspendus de feuillages,
flammes des genêts, terne bronze des fougères, surtout le jail-
lissement serré des grands pins dans leurs fourreaux de lierre :
ce même lierre qui s'accroche en épaisses draperies à la pierre
60 REVUE DES DETX MONDES.
grise des vieilles chapelles du pays. Gomme il ajoute à l'aspect
vénérable et breton de ces bois!
A cette pointe de Penfoul, un bateau de pèche, certaine-
ment venu de la mer, était mouillé, plein d'agrès, vide, mysté-
rieusement, de tout équipage. Et cette présence accroissait
encore la solitude.
Je suis descendu là, sur une primitive raie de rochers où
l'on glisse sur les varechs. J'ai gagné le taillis, et suivi, sans
la perdre tout à fait des yeux, la rivière. Etrange impression
de ce vide lumineux, entrevu de l'intérieur de la forêt. De
longues frondaisons y projettent leur ombre, car les pins de la
rive, les plus magnifiques de tous, ont obliquement poussé,
subissant l'attirance du miroir liquide. Dans le bleu de leurs
intervalles, au milieu de leurs branches, un noir sardinier
tirait des bords, en montant contre le vent. Le flot commen-
çait à s'élargir. Cette grande eau massive, au lustre d'huile,
on voyait bien que c'était la mer, chargée de sel, quelque chose
du solitaire Océan qui s'insinuait, montait dans le pays breton.
Un oiseau pêcheur jeta trois longs cris aigus, plaintifs. Dans
l'intimité des bois qui sentent la girolle, la mousse, la feuille
morte, l'automne, quelle anxiété de ce lointain appel! Gomme
cela évoque la désolation, l'humide nudité des grèves! C'est
la voix même de la mer, et cela étonne aussi, comme,
tout à l'heure, sur l'eau lourde, sur l'élément venu du
large, les graves clameurs des corbeaux faisant sonner la
solitude.
Dans une minuscule clairière, une chambre de verdure,
plutôt, presque close entre des murailles de houx, une inquié-
tante vision m'arrêta soudain. Des humains, — mais que l'on
pouvait prendre pour des morts, — ■ gisaient là, sur la terre. Ils
étaient cinq, un mousse et quatre hommes de forte stature.,
Immobiles, les yeux clos, dans les bruyères, qu'ils étaient loin
de nous, perdus dans l'obscur néant du sommeil! Les rudes
traits, modelés par leur vie monotone de marins, se livraient.,
On pouvait se pencher sur eux, suivre les lentes, léthargiques
respirations. Une bien saisissante apparition, ces figures inani-
mées, dans le silence de ce lieu presque fermé. L'impression de
mystère, d'enchantement, qui vous suit partout dans ces cam-
pagnes, se précisait. On eût dit qu'ils s'étaient endormis, il y a
AT' PAYS BRETON. Gl
très longtemps, avec tout le pays de la rivière, et qu'ils ne se
réveilleraient qu'avec lui.
Simplement l'équipage dé ce bateau, Notre-Dame du Bon
Conseil, du Guilvinec, que j'avais vu mouillé sous les rochers
de la pointe. Ils avaient dû passer la nuit en mer, à poser des
casiers. Peut-être des senneurs, des pêcheurs de mulets, qui
attendaient le soir pour tendre leurs filets autour de la rive.,
Une demi-heure de marche, sur un sentier feutré, où le pied,
en cette saison, écrase des châtaignes dans leur coque, et j'ai
vu reparaître devant moi les vides bleus. Une autre lisière
marine s'allonge, par là, dans une direction inattendue, sous
la feuillée d'automne.
C'est l'un des bras que la rivière enfonce çà et là, au plus
secret de la campagne. Une petite anse, profonde à peine d'un
kilomètre, et qui, si l'on descend jusqu'aux derniers arbres, se
laisse embrasser tout entière. Encore un domaine à part, mais
si différent des solennelles régions d'où nous venions! La mer
s'y fait toute champêtre. Au lieu des sombres écrans que tendent
les pins éternels, au lieu des tapisseries dorées des marronniers,
je ne voyais plus que du simple pays breton : des chaumes, des
champs de lande, aux tons de miel trop mûr, en pente douce
jusqu'à l'ourlet des varechs. Tout au fond, l'eau que la marée
poussait encore, devenait plate comme celle d'un étang, sous des
flocons jaunis d'écume. Elle vient mourir là, tout humble, devant
desarbres presque humains : petits pommiers et pruniers, chênes
paysans que l'homme ébrancha pour qu'ils ne couvrent pas
d'ombre ses cultures.
Un murmure, un ronron sourd, plutôt, très faible et
continu, venait de la ferme dont se montraitunpeulatoiture.il
emplissait tout le petit monde qui s'enferme entre ces coteaux;
il flottait au-dessus de toute l'anse, et semblait y flotter depuis
toujours. C'était comme le faible bruit d'une vie isolée, attardée
là, ignorante des changements du monde, et que l'on serait
venu surprendre. Une vie très ancienne. Sans doute, avant
cette pauvre maison de ferme, il y en eut d'autres dans les
siècles successifs, et toutes pareilles, à la même place favorable.
Rien n'a moins changé que ces simples gîtes paysans.
Et ce toit, dont on ne découvrait, par-dessus les pommiers,
G2
REVUE DES DEUX MONDES.
qu'un petit coin, suffisait à donner un sens, un ordre a ce
paysage. C'était une présence, un centre vivant où tout venait
se réunir et s'accorder : les chaumes dorés, la lande fleurie,
toute la courbe de la crique champêtre où la mer finit en por-
tant des canards. De là naissait l'assoupissante rumeur qui
semblait éternelle. Sur une aire invisible, sans doute, on battait,
comme chaque automne, du blé noir.
Bien des fois auparavant, j'étais venu là. Un jour, le marin
m'y avait montré, du côté de la ferme, immobile dans les
genêts, une silhouette de paysan.
— Celui-là, m'avait-il dit, c'est le fermier : il est là, comme
ça, tout le temps. Personne ne sait ce qu'il fait. Toujours tout
seul, qu'il est! Il a l'air de regarder. Un qui est fou, probable.
Une folie bien bretonne. Nous aussi, nous regardions. Nous
regardions, nous écoutions, comme devant les senneurs endor-
mis, avec le même singulier sentiment qu'il fallait ne pas faire
de bruit, qu'il fallait se tenir caché, prendre des précautions
pour ne rien troubler, ni déranger.;
*
* *
En bas de la pente boisée, contre un rocher que l'on
pouvait gagner du bord, j'ai retrouvé le canot qui était venu
m'attendre. Le ronron continu de l'invisible batteuse nous
suivait, de plus en plus vague et mystérieux, de plus en
plus général, impossible à situer : un murmure de sommeil,
montant de toute la campagne.
Nous avons passé devant l'admirable pinède qui s'isole en
amont, au tournant de l'anse et du grand bras de mer. Une
terrasse naturelle de pierre blanche (on l'appelle ar Vur Vert :
le mur blanc) la porte, la présente en demi-cercle sur les eaux.
Si dense, et pleine d'ombre entre ses grandes tiges régulières,
sous le plafond continu de ses propres ramures liées, elle est
comme un antique lucus que du marbre entoure et défend.
Mais les lierres, les tristes clameurs des corbeaux, la grève, les
goémons disaient le Nord, l'Océan prochain. On pensait plutôt
à quelque sylve religieuse de la Gaule, au bord de la mer
celtique; un bois où les druides viennent, une fois par an,
célébrer dés mystères, et qu'ils ont choisi parce que séparé des
autres, parce que plus solennel et plus beau.
Sous le Vur Ven, il y avait, comme toujours, de rudes
AU PAYS BRETON. 63
péniches à ventre noir, de vieux sabliers que la mer relève
et abandonne à chaque marée. Depuis combien de temps
sont-ils là? Ils commençaient à flotter. Dans le retlet de la
lulaie noire, on pouvait les prendre pour une famille de
bateaux sorciers, indépendants des hommes, et dont cette
solitude serait la retraite.
Surgirent deux cormorans, grands oiseaux noirs de la mer.
Ils filaient bas, sans bruit, l'un derrière l'autre, leurs longs
cous tendus au ras de l'eau. Ce n'étaient que deux ombres!
Us passèrent comme un signe, comme un présage...
Quel pays de rêve, et comme l'homme y a dû rêver! De
quels fantômes ne l'a-l-il pas peuplé! Ces solitudes où, ça et
là, les simples choses, un arbre, une silhouette de rocher,
une maison abandonnée, une souche d'arbre se présentent avec
des aspects singuliers, et pour ainsi dire humains, personnels,
— ces dessous noirs des bois, ces landes ou le vent siffle, ces
vieux chemins qui ne conduisent nulle part : comme tout cela,
pour les hommes qui naquirent et moururent en familles
isolées dans les replis de cette terre, dut s'animer, — en hiver,
surtout, aux jours de brume, — d'une vie obscure, inquiétante!
J'ai connu les dernières légendes de la rivière. On ne les entend
pas facilement conter : le paysan breton a toujours eu la
pudeur de ses croyances plus vieilles que le christianisme, et
ne les livre guère à l'étranger. Aussi bien, elles achèvent de
mourir aujourd'hui.
C'était à la fin du siècle dernier. Je revenais, un soir, avec
le jusant, dans un bateau prêté par un fermier de l'anse de
Toulven : le plus profond, le plus étranglé de tous les petits
bras de mer qui s'en vont plonger au fond de ces campagnes,
— et si caché qu'on peut passer devant sans en deviner l'entrée.
Le fils de la maison me conduisait : un jeune gars de dix-sept
ans, de mine sage et vierge, ignorant de tout ce qui n'était
pas sa lande natale et sa paroisse, — l'enfant simple et timide
de cette terre, façonné jusque-là par les seules influences indi-
gènes. Depuis une heure, j'essayais de l'apprivoiser, et, à
mesure que le jour baissait, il semblait sortir de sa politesse
craintive. On eût dit que la nuit naissante nous rapprochait. Il
acheva de se mettre en confiance en apprenant que j'assistais,
quelques semaines auparavant, au pardon des chevaux, à la
Ci REVUE DES DEUX MONDES.
petite chapelle du Dreiinec, où lui-même, dans la procession,
montait une bète de son père. II corrigea môme mou ignorance
d'un mot qui me tit croire d'abord à du scepticisme :
— Oui, dit-il avec une sorte d'ironie, il y en a qui croient
que ça fait du bien aux chevaux I
Mais il ajouta tout d'un coup :
— C'est pas pour les chevaux que c'est bon : c'est pour les
juments! Ça empoche les maladies que leur jette le sorcier, —
ar Sorcer.
Nous continuions de causer, et il faisait presque noir
(un soupçon de rouge traînant encore au-dessus des bois du
Cosquer) quand se leva près de nous la grande pinède qui
s'avance en demi-cercle sur la mer, masse obscure, e'mouvante
dans la nuit, et ceinte par en bas de pierre pâle :
— Sur, dit-il en baissant la voix, que je voudrais pas
descendre là tout seul, maintenant, pour y rencontrer les
lutinsl
Je ne sourcillai pas. Je sentais qu'il ne fallait rien montrer
de ma surprise et de ma curiosité, que j'étais là, tout près du
mythe primitif, comme devant une créature d'espèce à peu
près disparue, sauvage, sur laquelle on arriverait à l'improviste,
au creux d'un bois de France, et qui va s'effaroucher si l'on ne
reste pas très tranquille, si l'on paraît seulement y faire atten-
tion. Comme s'il n'était question que des choses les plus
naturelles, je le poussai très doucement, prudemment. Bientôt,
il n'y eut plus qu'à le laisser aller. Il parlait vite et bas, comme
qui a peur de dire ce qui fait peur :
— Les lutins? Vous avez pas entendu parler? Y en a
partout par ici... Comment qu'ils sont faits? Comme des
hommes, donc, mais grands, grands! — des géants, avec des
figures de diables...
« ... Comment je sais? Mon défunt grand-père qui en a
vu un, doncl Oh! ils se montrent pas à tout le monde. Mais,
des fois, si on en dérange un, la nuit, voilà qu'on est pris par
les épaules, plié par terre, comme par un vent épouvantable,
tellement que vous pouvez pas respirer. Et jusqu'au malin
qu'il vous tient là! Y en a qu'on a trouvés morts le lendemain,
à l'endroit où le Lutin les avait pris. Il y a un homme, côté Pors-
meiou, que le Lutin alaissé rentrer jusque chez lui, mais sans
le lâcher, sans le laisser seulement se relever. Il est revenu à
AT PAYS BRETON'.
65
quatre pattes. Toute la nuit, qu'il a mis à faire la route!.. On
l'a trouvé sans connaissance devant sa porte. Celui-là, c'était un
qui faisait la forte tête, avant, un qui se moquait des autres,
el de tout. 11 disait : « Où est-il? où est-il que je le lutte, le
Lutin? »
« ... Tenez, tout ce côté-ci de la rivière, c'est mauvais, le
soir. Même la grand'route qu'est là-bas, de l'autre côté des bois.:
Des fois, on rencontre un enterrement. Ça passe tout douce-
ment, sans faire de bruit... Et c'est tous des semblants : le rec-
teur, la croix, les chevaux, la chasse, tous les gens qui suivent. »
Sa voix baissa pour ajouter :
— Vous savez, quand on a vu ça, c'est signe qu'on va
mourir dans l'année.
Il parla d'autres terreurs. 'Un bruit scandé d'avirons, —
plac, p/ac, — qu'on entend, certaines nuits, au bis de la
rivière, où revient l'àme d'un passeur... Une maison, près de
Saint-Cadou, où personne ne veut demeurer parce qu'un avare
est mort là, et qu'on l'entend, la nuit, qui compte et fait tinter
ses écus. Une autre, sur une lande, que viennent "iitourer au
clair de lune, des vaches, des chevaux, des moutons, et même
des cochons enchantés : toutes sortes de bêtes habitée-* par
des démons ou des aines en peine, et qui se mettent à tourner
et gémir là, et s'évanouissent, à l'aube, en fumées. Et puis
des merveilles qui semblent plus spécialement celtiques, et font
penser au surnaturel des Mabinogion : de grands oiseaux noirs
que l'on entend parler avec une voix humaine dans les arbres.
Non, lui-même n'avait jamais rien aperçu, jamais rien
entendu :
— D'abord, dit-il, du ton de la certitude, ces choses-là, on no
les voit pas, quand on fait bien son devoir, quand on vit tout
droit.
Ainsi ces vieilles croyances, vestiges des primitives reli-
gions, s'étaient associées, comme toute religion, à l'idée du
bien et du mal. Avant le christianisme, peut-être, les lointains
aïeux, laboureurs et pêcheurs, comme les hommes d'aujour-
d'hui, y avaient instinctivement appuyé la morale nécessaire à
leur petite société.
Les feux de l'estuaire se démasquaient lorsqu'il s'arrêta net.
Et puis hésitant, comme s'il avait trop parlé :
— Dites, est-ce que vous y croyez, vous, à ces choses-là?
TOME LVIII. — 4920. 5
00 REVUE DES DEUX MONDES.
Que répondre? L'enfant semblait si pur et si sain, la super-
stition, chez lui, si respectable, il importait si peu d'entre-
prendre là ce que des années d'école primaire n'avaient pas
accompli... Rassuré, il reprit avec un élan extraordinaire :
— Moi, j'y crois. Oh! oui, j'y crois 1
*
Nous sommes allés, ce matin, jusque près des Virecourl,
l'étroit et sinueux ravin dont les voiliers ont tant de peine à
tourner les boucles, et d'où je les ai vus surgir comme de pro-
digieux papillons hors d'une muraille de lierre.
Le paysage changeait, les bois s'interrompaient. Ce n'était
plus de la Gaule sauvage, mais des morceaux de la France de
Louis XV et de Louis XVI, des campagnes seigneuriales, qui
glissaient devant nous, des prairies qui semblaient des parcs,
plantées d'arbres séculaires, inclinées en douce pente, comme
pour mieux se baigner de tiède clarté d'automne. Parut un
tranquille domaine, aulour d'une maison de style ancien, mi-
ferme et mi-manoir. Entre des dômes dorés de marronniers,
j'entrevoyais le toit vénérable et bosselé qui descend jusqu'à
presque toucher l'herbe. Un petit mur, tout mangé de mousse
et de lichens, séparait les prés des galets et des goémons. Qu'y
a-t-il que l'on aime ainsi dans un vieux mur breton, au bord
d'une grève déserte? — dans la barrière champêtre qui l'in-
terrompt, où les bestiaux viennent lentement poser la tète?
Toujours cet accord ancien des choses humaines et de la nature,
l'homme généralement invisible, caché, — parfois, dirait-on,
parti, mort depuis très longtemps, laissant partout dans cette
nature les marques de son antique présence.
Et tout cela venait se présenter en silence, cela défilait len-
tement devant nos yeux, comme un rêve dont les images nais-
sent, se suivent d'elles-mêmes.
On dit que de vieilles demoiselles de noblesse nantaise
vivait là toute l'année, mais on ne les voit jamais. J'imagine
qu'elles ne font rien que se souvenir. Tout, ici, le petit mur, les
prairies, les allées du parc, le grand toit bosselé, semble d'un
autre temps. C'est comme la vision d'un jour de jadis. Rien
qu'une vision, car ce petit domaine qui passe là, nous révélant
sa vie de paix et de silence, le regard seul peut y entrer. Nulle
^oche, nulle cale pour y descendre. Cela reste séparé. Pour
AU PAYS BRETON. 67
pénétrer là, il faudrait faire le tour par l'intérieur, s'en aller
chercher, derrière les bois en aval, des sentiers de ferme, des
chemins creux, les vieux chemins bretons où personne ne
semble plus jamais passer.
Je m'arrête toujours là quelque temps. On entend les coups
sourds, réguliers, de i'herbe arrachée par les lents besli aux du
pâturage, — parfois de longs crod... croâ... de corneilles clamant
au loin l'automne, la grandeur du paysage, et qu'elles .seules le
possèdent. Ou bien, flap! un bouillon soudain dans l'eau
sombre, un petit corps d'argent qui jaillit de la surface : le saut
du mulet vert.
Tout près de là, bornant le long repli de la rive qui s'en va
vers la pointe de Lanhuron, sont des chênes prodigieux, des
ancêtres qui ont connu les derniers siècles de la rivière. Sur
leurs troncs énormes et bas, des bosselures, des torsions de
l'écorce s'animent, quand on approche, d'une vie confuse. On
entrevoit des fronts baissés sous les cornes que font les bran-
ches, des mutles de taureaux; certains nœuds semblent des
yeux qui regardent. On dirait des monstres immobilisés là dans
un enchantement, peut-être par l'un de ces saints venus avec
les migrations d'outre-mer, saint Guénolé, saint Efflam, dont
la main levée réduisait à l'impuissance les dragons maléfiques
de l'Armorique primitive. Sûrement, ils eurent aussi leur
légende. Des mariniers ont dû se signer quand, au tournant de
la pointe, ils entrevoyaient ces vagues ligures tourmentées, ces
mauvais yeux qui semblent jeter des sorts.
Une ombre épaisse s'emprisonne sous leurs immenses fron-
daisons. Celles-ci se tendent, serpentent, avancent à trente
mètres par-dessus les lignes de varech, jusqu'à couvrir l'eau
de la mer d'un plafond de feuillage. C'est un antre glauque où
nous venons passer, et l'eau, parmi tout l'or et le vert qu'elle
y mire, y devient plus étrange, s'épaissit comme une huile,
paraît plus chargée de sel, et plus tiède.
On entendait depuis quelque temps un des bruits fréquents
de la rivière : le choc sourd et rythmé d'avirons retombant, à
chaque temps de la nage, sur les taquets d'un bateau. Der-
rière une pointe voisine, une barque se démasqua. Elle était
chargée de femmes, toutes en somptueux et lourd uniforme de
Pont-Labbé. Elles ramaient à pleins bras, d'un élan de jeunesse
68 REVUE DES DET'X MONDES.
magnifique. Celaient les seules créatures humaines du paysage,
— et comme elles s'y harmonisaient! Ce groupe muet tra-
versant la rivière y était aussi naturel et beau qu'une flottille
d'oiseaux marins.
S'en allaient-elles à quelque mariage ou baptême? De loin-
taines sonorités de cloches s'espaçaient, tandis que nous glis-
sions devant l'anse de Combrit, qui venait de s'ouvrir. Gela
semblait flotter, couler dans le ciel et sur les eaux, en pures
ondes musicales. Et justement, au fond de la nouvelle perspec-
tive, affleurant à peine à l'écran des pins, nous aperçûmes
le coq et le lleuron d'un clocher, — impossible à découvrir
parmi toutes les franges noires, si l'on ne savait pas qu'il est
là, — seul signe du monde vivant qui, se disperse en de rares
villages, derrière les longs bois de la rivière.
Elle a près d'une lieue de profondeur, cette anse : les pro-
montoires s'y succèdent comme de grandes corbeilles de feuil-
lages, mesurant les distances, la pourpre des hêtres superposée
au vert intense des pins. C'est l'une des plus sauvages de la
rivière. Je n'y ai jamais vu que des hérons perchés à marée
basse sur les vases, et qui, soudain, s'enlèvent, jambes pen-
dantes, au battement souple et sans bruit de leurs longues
ailes. Le soir, si le ciel s'enflamme, on pourrait se croire hors
d'Europe, devant certaines pointes surtout, où des gerbes de
pins fusent en divergeant sur le rouge du couchant comme des
bouquets de cocotiers, — chaque gerbe reflétée avec tout ce
rouge, sous le noir de la rive, en parfaite image symétrique.
La mer avait fini de monter, comme nous passions devant
l'entrée de ce nouveau fjord. C'était l'instant immobile, celui
de sa plénitude accomplie, en ces grands réservoirs. Bien ne
restait des herbiers et des grèves. Il n'y avait plus entre les bois
que cette eau vierge, profonde, et qui semblait dormir. Mais
dans sa transparence obscure, ça. et là, de tournoyantes algues
la révélaient vivante.
*
* *
Plus haut, dans le grand chenal qui va se rétrécissant vers
les Vi recourt, des châteaux se découvrent, des châteaux où je
n'ai jamais vu signe 'I i vie, el que l'on pourrait supposer clos
depuis la Révolution. L'un des premiers est celui que les marins
appellent Beaujeu (ce n'est pas son vrai nom), parce qu'il fut
AU PAYS BUE TON.
69
gagné, disent-ils, d'un coup de cartes, par un officier de l'ancien
temps. J'imagine une partie d'hombre entre jeunes gentils-
hommes viveurs au service du Roi, avec des llacons sur la table.
Le voici tel qu'il devait être alors, long, blanc, sous un
grand toit d'ardoise, et la justesse de ses proportions m'évoque
la vieille France civilisée, celle d'avant le romantisme, qui
avait encore un style, quand personne, pas plus les architectes
que leurs clients, ne rêvait encore de chalets, kiosques ou
donjons, de combinaisons inouïes de clochetons et vérandas,
ni de promontoires ou falaises où attester, à cinq lieues à la
ronde, un besoin sans pareil de tête à tête avec l'infini.
Sous la blanche maison, des orangers, en des caisses vertes,
s'alignent simplement. On voit des allées bien ratissées, de
belles pelouses, des dahlias, des hortensias, de rouges roses
d'automne. On pressent la douce odeur recluse, un peu confite,
qui flotte là. Et tout cet ordre végétal, ce luxe de fleurs en ce
lieu désert qu'enveloppent des halliers, près d'une plage hantée
par des oiseaux de mer, tout cela fait un peu songer aux histoires
du bon Perrault. Une baguette de fée s'est levée là, jadis, sur la
lande ; un château, de beaux arbres ont surgi, des floraisons qui
ne meurent jamais. Tout s'est disposé de soi-même pour le
plaisir des yeux. Et depuis lors, tout semble attendre, attendre
à travers les années de silence, de brume, de pluie, de doux
soleil breton, — les années qui ramènent toujours le même
cercle des saisons, sans amener jamais le Prince Charmant.
Un peu plus loin, l'autre castel, plus romanesque, d'un
gothique un peu 1830, — heureusement, peut-être, moins visible.
Mais alentour, un parc incomparable couvre les pentes : des
arbres de Trianon, des conifères bleus, des mélèzes qui rou-
gissent avec l'automne, des hêtres pourprés, des érables cou-
leur de sang, des noyers séculaires, et, noblement isolés, de
grands cèdres noirs sur des pelouses. On dit dans le pays que
les plus rares essences de ce beau parc furent apportées « des
Iles, » dans l'ancien temps, quand il n'y avait là qu'un manoir,
par un officier de vaisseau, sensible lecteur, j'imagine, de Paul
et Virginie.
C'est en juin que j'ai visité pour la première fois ce domaine,
au moment des rhododendrons en fleur. En cette saison sur-
tout, il est fabuleux. La bretelle du fusil à l'épaule, un
garde-chasse me conduisait, de visage aussi breton que son
70
REVUE DFS DKIX MONDES.
grave costume : lèvres rases, placides prunelles bleues, sourire
de prudence et de respect, physionomie de vieux chouan satis-
iail, pacifique, parce qu'il a retrouvé ses anciens maîtres.
Au fond de la crique où je venais d'aborder, il me fit passer
une petite digue sous une arche de verdure, et toute la Fontaine
aux Lianes du poète m'apparut. Dans ce creux le plus tiède de
la rive, à côté de l'eau marine et des grands chênes bretons qui
la couvrent si bas, si loin, quel miracle avait déployé, perpé-
tuait un décor de Madagascar ou de l'Ile Bourbon?
Un bassin dormait, opposant sa courbe à la courbe de la
grève. Son eau, parmi les mousses, semblait d'ombre bleue, de
ce même bleu gelé dont une goutte dort au cœur des pierres
de lune; et dans cette terne transparence, de délicates forêts
d'herbes tournaient, si l'on regardait bien, au même ton mys-
térieux. Alentour, se suspendait une flore surprenante : des
arbres géants dont j'ignore les noms, des lianes, des rideaux
de feuillage déroulés, allongés de très haut jusqu'en bas, comme
les plis aériens et successifs qu'une cascade étire dans l'espace,
et laisse, en tombant, de plus en plus flotter. Il y avait des
volubilis bleus et larges comme des papillons des tropiques; il
y avait des monceaux de roses fleurs soyeuses. Derrière la nappe
d'eau, le fond n'était qu'ombre noire et foisonnement, une sorte
de nuit sous des gerbes énormes et des chevelures surplom-
bantes de bambous. Je n'en imaginais pas de pareilles en
Europe. Même impression de ceux-ci, que de leurs frères déme-
surés de Geylan. C'étaient les mêmes peuples serrés, le même
vert pâle et tacheté de jaune, le même aspect de vie vénéneuse,
pullulant hors de la boue dans une moite obscurité.
Cette atmosphère de serre semblait appeler des fougères
arborescentes. Je n'eus pas à chercher loin les étranges créa-
tures. Il y en avait trois devant moi, déployant leurs fraîches
ombelles dentelées, sur leurs tiges épaisses de feutre.
Un jour immobile et glauque règne partout dans cette
ombre, reflété avec les lianes, les bambous, les longs flots
retombants de feuillage, parmi les herbes de l'étang. Images
ternies, avaguies, presque irréelles, comme celles qui flottent
et verdissent dans un miroir usé, et semblent les fantômes
lointains du Souvenir.
A peine si la fontaine remuait l'un des bords de l'étang.
Elle ruisselait de haut, presque sans bruit, sur des pentes
AU PAYS BRI: ION. 71
vêtues de mousses et de fougères. Nulle autre vie ne bougeait.;
Dans ce lieu étrange, où n'entrent pas les souffles du dehors,
je retrouvais, mais plus intense et précis, le singulier senti-
ment qui vous liante partout, le long de la rivière. Le cours du
temps ne semble point s'y poursuivre. Du passé s'enfermait en
cette retraite avec la moiteur stagnante, avec le jour terne, égal,
qu'entretiennent les grands végétaux fantastiques. Les choses
étaient restées ce que rêva cet officier de la marine du Koi,
qui, ayant vu les lies, en rapporta dans sa Bretagne la nos-
talgie. C'était son rêve qui se continuait là, dans l'ombre,
épanouissant de plus en plus ses images. Les vieux paysans
doivent parler de son anaou qui revient, erre, à la brume,
autour du bassin d'eau morte et des grands bambous.
Par des tunnels percés sous des montagnes de rhododen-
drons en fleurs (une voiture y passerait, et le ciel, là-dessous,
semble rouge), nous avons gagné l'espace libre, le monde
réel. Nous sommes montés vers le château dont le garde
nous fit faire le tour, à distance respectueuse. Il nous par-
lait à voix basse de « la Famille, » de « Monseigneur, » un saint
prélat, mort il n'y a pas un demi-siècle, et dont j'avais déjà
lu le nom en des sônes achetées aux vieux chanteurs des Par-
dons. Il entre déjà dans la légende. Que Rome l'auréole ou non,
c'est presque déjà, comme saint Méen et saint Ronan, l'un des
saints particuliers de la Gornouaille.
Sous le meneau d'une vieille fenêtre, dans la noirceur inté-
rieure, j'entrevoyais la silhouette rigide d'une religieuse:
guimpe blanche, bure blanche, qui ne sont pas de notre temps.
Une carmélite, recueillie, nous dit notre guide, pour faire
l'éducation des enfants, dans ce domaine où l'on pourrait
vivre, avec des livres d'autrefois, parmi des serviteurs et
fermiers qui semblent d'autrefois, sans rien connaître d'au-
jourd'hui.
Plutôt qu'à la grève de ce parc romantique, j'aime à finir
cette promenade près d'une chapelle en ruine, sur l'autre rive,
où la campagne est naturelle et simplement bretonne : des
landes, des prés que l'on gagne en suivant, depuis les rochers
du bord, un sentier qui monte raide dans les taillis.
C'est la chapelle de Sainte-Rarbe, démantelée, fourrée de
12
REVUE DES DEUX MONDES.
lierre jusqu'en haut ; on ne voit que l'extrême pointe du petit
clocher, dont la cloche est partie depuis bien longtemps. A son
pied, un doué rappelle la présence prochaine de l'homme, car
le bleu des lessives récentes y traîne encore. Doué, en breton,
cela veut dire fontaine, et cela veut dire Dieu. 11 y a toujours
une fontaine, avec sa vieille cuve de granit, bien souvent un
lavoir, à côté des chapelles bretonnes. Le christianisme celtique
ne fut pas rigoureux aux légendes et pratiques des cultes pri-
mitifs. Il s'est contenté de bénir les vieux démons. Près des
lieux qu'ils ont hantés, au bord des sources, aux sommets des
collines, parfois sur la roche d'un menhir, il a simplement posé
les signes de la religion : tantôt un petit sanctuaire connu des
seuls paysans, tantôt un bas-relief religieux, une douloureuse
descente de croix qui se lève sur une margelle, tantôt une
image de Saint-Sacrement gravée dans la vieille pierre magique.
Le plus souvent, c'est une croix basse de granit portant le Cru-
cifié,— une figure si rongée par les pluies et les vents, si naïve
et grossière, qu'on la prendrait plutôt, avec son front bas, ses
yeux en triangle, ses jambes trop courtes, pour quelque
gnome de mythologie barbare.
La vieille chapelle est ouverte à tous les vents. Des ronces,
de petits pommiers sauvages sont entrés par l'ogive béante du
porche. Tout l'intérieur est un vert fourré où l'ajonc épanouit
ses fleurs, où les oiseaux cachent, au printemps, leurs nids.
Seule, la table de l'autel est intacte : une dalle de pierre scellée
au mur, massive et nue comme celles que l'on trouve encore
dans l'obscurité des antiques spéos égyptiens. Elle aussi, qui
fut taillée aux temps où la foi rude n'usait pour ses monuments
que de matériaux éternels et simples, semble devoir durer .
toujours.
La dernière fois que je suis venu ici, il y avait autour du
lavoir, des femmes et des fillettes, en grandes fraises tombantes
de tous les jours, qui dévisageaient l'étranger avec une curiosité
un peu farouche : un petitmonde venude quelque ferme voisine
que l'on ne voit pas de la chapelle, les fermes bretonnes aimant
à se cacher dans les creux. Aujourd'hui, personne. Nul bruit
que celui de la fontaine qui connut les cultes païens, — du
mince filet d'eau plus ancien que toute l'histoire humaine, et
qui a traversé les siècles, les millénaires, dans la solitude des
jours et des nuits, sans jamais cesser son murmure. J'écoutais
AU PAYS BRETON. 73
cette rumeur continuelle. Petite voix patiente, qui semble dire,
à qui saurait l'entendre, les souvenirs et les secrets de cette
terre.
Le chemin vert monte à gauche entre deux rangs de petits
hêtres, — une de ces avenues énigmatiques, comme on en voit
partout dans la presqu'île bretonne, qui commencent et finis-
sent au milieu des prés déserts, et dont personne ne peut vous
dire la signification. Derrière la chapelle, un groupe de châtai-
gniers pourrait être un vestige de quelque parc. Nulle présence
humaine, et partout la trace de l'homme. C'est un trait qui
revient toujours, et qui compte pour beaucoup dans la mysté-
rieuse physionomie de ce pays.
Des nuages montent. Ils sont là, derrière le champ de genêts
qui se lève et finit à deux cents mètres d'ici sur le vide, héris-
sant l'espace de ses fouets noirs que le vent tourmente.
Longuement le vent bruit sur le plateau : profonds soupirs,
coupés d'émouvants silences. Ces quelques arbres frissonnants,
ce chemin vert qui suit la lande, labouré d'ornières qui sem-
blent d'une autre année, ces buissons remués, tout près, sur
une sombre vapeur rampante, ce paysage si intime et si petit,
où la'terre se réduit aux quelques champs d'une invisible ferme :
n'est-ce pas tout l'essentiel de la Bretagne? Dès qu'on entre
dans ce pays, que ce soit en suivant la Manche ou du côté de
l'Océan, on retrouve ces accords. C'est comme une musique de
tonalité singulière, entendue déjà dans un monde antérieur.
Comme elle vous prend tout de suite, et comme elle vous
emporte loin!
Mais elle ne chante pas haut. Il faut être seul, il faut faire
en soi le silence pour l'entendre. .«
André Chevrillon.
1 A suivre.)
COMMENT FINIT LA GUERRE
i\ (*)
VI «
LES CONSÉQUENCES DE LA. VICTOIRE
LA DELIVRANCE DE L ALSACE-LORRAINE ET DE LA BELGIQUE
Le 12 novembre 1918, le maréchal Foch saluait en ces termes
ses troupes victorieuses :
« Officiers, sous-officiers et soldats des armées alliées :
« Après avoir résolument arrêté l'ennemi, vous l'avez pen-
dant des mois, avec une foi et une énergie inlassables, attaqué sans
répit. Vous avez gagné la plus grande bataille de l'histoire.
" Soyez fiers ! D'une gloire immortelle vous avez paré vos
drapeaux. La postérité vous garde sa reconnaissance. »
Les armées allemandes commencèrent aussitôt leur retraite.
Sur certains points, en Belgique comme en Alsace-Lorraine, le
désordre était complet ; les conseils de soldats avaient pris le
commandement des troupes, le kronprinz Rnprecht de Bavière
et le gouverneur de Belgique avaient dû s'enfuir précipitam-
ment; plusieurs officiers avaient été massacrés. Un radiogramme
du maréchal Hindenburg demandait au maréchal Foch l'action
immédiate des armées alliées en Alsace-Lorraine où la population
manifestait « sur certains points une attitude hostile à l'égard
• les troupes allemandes en marche. »
C'est le H que les armées alliées s'ébranlèrent de la Suisse
à la Hollande. Le retour des Français en Alsace et en Lorraine
fut profondément émouvant. Les provinces annexées à. l'Alle-
1 1 ) Copyright by général Mangin 1920. — Droits réservés pour tous pays.
(7 Voyez 13 Rpïi/cdes 1" et 15 avril, du 15 mai et des l,r et 15 juin.
COMMENT FINIT LA GUERRE. 75
magne par le traité de Francfort en 187 1 étaient restées françaises
de cœur; même en tempérant par instants le régime de la con-
trainte brutale qui lui était le plus naturel, le conquérant n'avait
jamais changé leur sentiment. Ce sentiment, les populations
l'exprimèrent d'abord par la protestation franche contre le traité
d? Francfort; puis, à mesure que le temps passait, que la néces-
sité de vivre s'imposait, que Jurait le silence forcé de la France
officielle, la protostation se transforma en une revendication de
l'autonomie. Au lieu d'être une sorte de colonie administrée par
l'Empire, comme un pays peuplé de races inférieures auxquelles
il est dangereux de laisser la moindre liberté, l'Alsace-Lorraine,
terre d'Empire, eût Constitué un Etat particulier, se gouvernant
lui-même sous la suzeraineté du Kaiser, au même titre que la
Bîvièiv ou la Saxe. Mais cette prétention même apparaissait
comme absolument inadmissible, car, dans un Etat ainsi cons-
titué, même dans le cadre de l'Empire, les sympathies pour la
France se fussent manifestées iôt ou tard, et c'était là un grave
inconvénient politique; à ce point de vue, la « terre d'Empire, >•
le Reichsland, était le butin conquis en commun par les peuples
allemands, le ciment de l'unité imposée par le fer prussien, le
symbole du principe que la force seule suffit h créer le droit; il
devait donc être conservé comme propriété collective des États
allemands, et sous aucun prétexte cette possession ne pouvait
s'élever au rang des Puissances qui l'avaient conquise.
En outre l'établissement d'une administration autonome eût
certainement compliqué les opérations militaires dont l'éven-
tualité était au premier rang dans les directives de la politique
impériale.
Ainsi, par la logique de ses théoriciens aussi bien que par
les nécessités militaires, l'Allemagne se trouvait emportée vers
une politique de plus en plus tyrannique en Alsace-Lorraine
comme en Pologne. Un des résultats de la guerre mondiale
devait être le triomphe de cette politique, poussée jusqu'au
paroxysme. L'incident de Saverne, qui n'a pas été suffisamment
médité, est caractéristique de cette situation de l'Alsace-Lorraine,
(«•mine de la situation générale de l'Allemagne.
Encore après un demi-siècle, le morceau se trouvait trop
difficile à digérer, même par l'estomac de F Empire victorieux.
Aussi le chancelier Ilertling voulait-il le partager entre la
Bavière et la Prusse. Ludendoriî au contraire voulait en faire
76 REVUE DES DEUX MONDES.
une colonie prussienne, jugeanl que l'intervention du Reichstag
pouyai.4 être gênante dans la terre d'Empire.
En France, la question d'AIsuce-Lorraine était restée toujours
ouverte. Après l'éloquente protestation de Bordeaux en 1871, le
silence officiel s'était fait. Les ministères s'étaient succédé, aux
tendances les plus diverses : aucun n'avait cru pouvoir assumer
la responsabilité, ni de réclamer ouvertement la revision du
traité de Francfort, ni d'affirmer qu'il admettait toutes ses con-
séquences. Aucun parti politique, si avancé qu'il fût, n'osait
s'incliner devant le fait accompli et déclarer qu'il était négli-
g lable dans l'ensemble de l'évolution sociale. L'illusion de l'in-
ternationalisme voyait la solution du problème par la suppres-
sion des frontières, mais aucune voix ne s'est élevée pour
proclamer que l'Alsace-Lorraine devait rester allemande. C'est
en vain que Guillaume II, dès son avènement, disgraciait le
prince de Bismarck et s'efforçait de se rapprocher de la France.
Le gouvernement de la République, reprenant les traditions de
la Restauration, contractait une alliance défensive avec l'auto-
crate de toutes les Russies aux acclamations de la France en-
tière. Ni dans la politique coloniale, ni dans les questions écono-
miques et financières, la communauté d'intérêts la plus évidente
ne rapprochait la France de l'Allemagne. Toute tentative dans
cette direction eût été l'objet de la réprobation nationale. Le
régime de la paix armée s'était établi et durait entre les deux
nations, quelque lourd qu'il fût à porter.
Le fantôme de l'Alsace-Lorraine planait sur le monde,
remords que rien ne pouvait écarter. Depuis les traités de 1815*
la Sainte-Alliance s'était effritée. Jusqu'au traité de Francfort, ,
en 1871, les seuls changements à la carte d'Europe s'étaient faits
sur le principe du Droit des peuples à disposer d'eux-mêmes :
la Belgique s'était créée grâce à l'intervention des armes fran-
çaises au service d'une cause nationale ; en 1859 aussi c'est à la
suite de la même intervention que l'unité italienne s'était fon-
dée par acclamation populaire ; la réunion du comté de Nice et
de la Savoie à la France avait été proclamée par un plébiscite ;
en 1864, l'union du Schlesvig-Holstein à la Prusse n'avait été
admise que sur la promesse de la même ratification par l'Europe
indolente, qui n'exigea jamais l'exécution du traité de Prague.
En 1866, l'annexion de la Vénétie à l'Italie nécessita la même
consultation. Le traité de Francfort marquait donc une régres-
COMMENT FINIT LA GUERRE. 77
sion dans le droit public, et, en le sanctionnant par son silence,
malgré les instantes demandes de la France, l'Europe s'est ren-
due complice de cette injustice, dont elle a ensuite porté lour-
dement le poids. C;ir en politique comme en morale, les fautes
et les crimes s'enchaînent. Victorieuse en Allemagne et en
Europe, la Prusse a établi que le succès excuse tout. Les résul-
tats de ses victoires en 18G4, 1860, 1810-71 expliquent son agres-
sion de 1914.
Mais cette fois, le coup était manqué, et tous les gains anté-
rieurs compromis. La délivrance de l'Alsace et de la Lorraine
était un immense soulagement pour la conscience univers die.
Les populations accueillirent les troupes françaises avec une joie
égale qui se manifesta selon leur tempérament. A Strasbourg,
les cris d'allégresse montaient jusqu'au ciel à perdre haleine. A
Metz, la foule, émue jusqu'au fond du cœur, restait presque
silencieuse, avec des larmes plein les yeux.
En Belgique, la même joie accueillait les troupes nationales.
Le retour du roi soldat et de la vaillante reine Elisabeth fut
salué à Bruxelles avec un enthousiasme délirant.
L'Angleterre connut aussi les joies du triomphe. Le 21 no-
vembre, en exécution de l'armistice, les soixante-dix plus belles
unités de la flotte allemande vinrent se rendre à la flotte anglaise
et rallièrent la base navale de Rosyth, escortées par des navires
•le guerre anglais, français et américains. Cet armement colossal
couvrait sur la nier un espace de 2o kilomètres de longueur
sur 11 kilomètres de largeur. A l'heure prescrite, les soixante-
dix navires allemands amenèrent simultanément leur pavillon
de guerre dans un silence impressionnant.
L'OCCUPATION DE LA RHÉNANIE
Après la délivrance de l'Alsace-Lorraine et de la Belgique,
les armées alliées suivirent leur marche méthodique vers le
Rhin et les trois têtes de pont, Mayence, Coblence, Cologne.
Sur la demande des autorités civiles et militaires, des détache-
ments légers durent les devancer à Sarrebruck et à Mayence, où
ils rétablirent l'ordre menacé par la révolution. Leur présence
suffit d'ailleurs a assurer le calme.
Avantde franchir la frontière, l'ordre suivant avait été lu aux
troupi s de la lO'arméc, qui se dirigeait précisémenlsur ces points:
78 REVUE DES DEUX MONDES.
« Officiers, sous-officiers et soldats de la 10e armée,
« Je suis heureux de la belle attitude et de la discipline mon-
trées par tous au cours de la traversée de l' Alsace-Lorraine.
Chacun a onti qu'aucun désordre ne devait se mêler aux joies
magnifiques de la délivrance. Merci.
« Vous allez poursuivre votre marche triomphale jusqu'au
Rhin. Vous borderez et dépasserez en certains points cette fron-
tière, qui fut souvent celle de notre pays.
« Vous allez vous trouver en contact avec des populations
nouvelles, qui ignorent les bienfaits passés de la domination
française.
« Personne ne peut nous demander d'oublier les abomina-
tions commises par nos ennemis durant quatre années de
guerre, la violation de la foi jurée, les meurtres de femmes et
d'enfants, les dévastations systématiques sans aucune nécessité
militaire.
« Mais ce n'est pas sur le terrain de la barbarie que vous
pouvez lutter contre nos sauvages ennemis ; vous seriez vaincus
d'avance. Donc, partout vous resterez dignes de votre grande
mission et de vos victoires.
« Sur la rive gauche du Rhin, vous vous souviendrez que les
armées de la République française, à l'aurore des grandes
guerres de la Révolution, se comportèrent de tjlle sorte que les
populations rhénanes ont voté par acclamation ieïïr incorpora-
tion à la France. Et les pères de ceux que vous allez rencontrer
ont combattu côte à côte avec les nôtres sur tous les champs de
bataille de l'Europe pendant vingt-trois ans.
(( Soyez dignes de vos pères et songez à vos enfants, dont vous
préparez l'avenir.
« Point de tache aux lauriers de la 10e armée, tel doit être le
mot d'ordre de tous. »
La discipline paraissait particulièrement difficile à conserver
parmi les troupes originaires des régions dévastées ou occupées
par les Allemands et qui avaient eu pendant plusieurs années
leurs foyers souillés par l'étranger, leurs villages ruinés, leurs
champs systématiquement ravagés, leurs usines pillées, puis dé-
truites îi la dynamite, leurs mines inondées. Pourtant, jamais
les troupes françaises n'eurent plus superbe allure que pendant
celte marche. Les populations vaincues n'eurent à leur repro-
cher rien qui ressemblât à un acte de représailles. Le laisser-
<< -v(;;vr F1MT LA Ot'ERRE. 79
aller inévitable après des années de campagne avait fait place à
mie correction dans la tenue et dans l'attitude militaire qui
étonnait même les officiers.
Dans de telles circonstances, le contact avec les populations
rhénanes s'établit facilement. Elles désiraient être fixées le plus
toi possible sur le sort que leur réservait le vainqueur, et, dans
l'ensemble, elles étaient prêtes a l'accepter, quel qu'il fût. Avant
l'arrivée des Alliés sur le Rhin, de nombreux conciliabules
s'étaient tenus pour y poursuivre l'établissement d'un État auto-
nome dans la fédération allemande. Tout en voulant rester unis,
les peuples allemands répudiaient l'hégémonie prussienne qui,
après un demi-siècle do succès militaires et économiques, venait
de les entraîner au désastre. A Berlin au contraire, le parti
social-démocrate qui s'était saisi du pouvoir, travaillait acti-
vement au renforcement de l'unité et au maintien de la puis-
sance militaire. En s'écroulant, les vingt-deux trônes allemands
avaient fait place nette, et le symbole respecté des diverses natio-
nalités s'était évanoui. Les ministères de la guerre de chaque
Etat avaient été supprimas; toute trace de particularisme dis-
paraissait ainsi de l'organisation militaire. La centr lisation
s'étendit aux chemins de fer, aux mines, aux canaux, aux forces
électriques; l'organisation financière! évoluait dans le même
sens, les recettes comme les dépenses allant pour la plus grande
part à Berlin au détriment des Etats.
Le nouveau gouvernement de l'Empire s'était donc attribué
des pouvoirs beaucoup plus étendus que ceux du Kaiser. Il dis-
posait d'une armée dont l'effectif pendant toute l'année 1919 fut
maintenu an-dessus d'un million d'hommes, appelés de noms
divers, mais tous payés plus de 15 marks par jour. Les troubles
de Berlin, de Hambourg et de Munich étaient réprimés avec
une brutalité voisine de la sauvagerie, qui laissa des rancunes
inexpiables, particulièrement en Bavière. L'assassinat de
Liebknecht, de Rosa Luxembourg et de Kurt Eisner, les nom-
breuses exécutions sans jugement montraient à quelle absence
de scrupules on était arrivé.
Les populations rhénanes appréciaient fort, dans l'ensemble,
le calme que leur procurait la présence des armées alliées. Tout
en bornant son intervention au maintien de l'ordre public, le
commandement français avait pris des mesures qui avaient été
presque unanimement approuvées. Ses relations avec les auio-
80 REVUE DES DEUX MONDES.
rites locales étaient correctes et mêmes courtoises. Il avait com-
mencé à organiser le ravit lillemer.t avec ses propres ressources,
en débutant par les plus nécessiteux; les .ouvriers et les
paysans lui savaient gré de se préoccuper do leur sort et de
rester accessible à tous.
Des relations économiques se nouaient avec la France, don-
nant au début les plus belles espérances. Dès que la porte d'en-
trée fut ouverte, un appel de marchandises françaises se produisit
vers le Rhin; pendant les quatre premiers mois, le total des
importations se monta à 800 millions. Mais il eût fallu une
contre-partie, l'exportation des produits rhénans en France. Vai-
nement, le commandement français proposa l'envoi, dans les
régions dévastées, de matériaux de reconstruction soit bruts, s'oit
ouvrés : bois, fer, ciment, verre à vitres ; le gouvernement, au
lieu de secourir les villages détruits par des sommes d'argent, les
eût ainsi secourus avec une efficacité cinq fois plus grande pour
la même somme, puisque ces matériaux étaient cinq fois meil-
leur marché en Rhénanie qu'en France, où on ne les trouvait
d'ailleurs qu'avec une extrême difficulté; la distribution de ces
secours en nature n'eût pas fait concurrence aux produits fran-
çais, puisqu'ils n'eussent pas paru sur le marché. Aucune des
combinaisons échafaudées sur ces bases ne parvint à forcer la
barrière, et ce fut une des causes les plus efficaces de la vie
chère. Quelques produits rhénans parvinrent en France, mais
par les intermédiaires anglais ou américains, grevés de frais
de transport et de bénéfices supplémentaires et payés au détri-
ment de notre change.
Cependant l'opinion publique essayait de suivre dans les
informations de la presse française les travaux de la Conférence
de la Paix; de ces communications il semblait résulter dans les
premiers mois de 1919 qu'un Etat autonome serait créé sur le
Rhin, dont les limites n'étaient pas nettement indiquées, mais
qui comprendrait à peu près les territoires occupés, augmentés
peut-être de la Westphalie. Mais au commencement de mai, les
conditions de paix commencèrent à être connues; une grande
inquiétude se répandit dans toute la Rhénanie : elle devait res-
ter partagée entre la Prusse, la Hesse et la Bavière, et même le
Grand-Duché d'Oldenbourg.
La Conférence de la Paix avait disposé des populations rhé-
nanes sans les consulter, sans même prévoir qu'elles pourraient
COMMENT FINIT LA CUERRE. 81
jamais être consultées. C'est pourquoi quelques hommes éiïer-
giques, après s'être concertes à Coblence, à Cologne, à Aix-la-
Chapelle et enfin à Mayence, pensèrent qu'il fallait mettre la
Conférence de la Paix en présence d'un fait qui forçât son
attention et, le 1er juin, le docteur Dorten proclama la Répu-
blique rhénane.
LA CONFERENCE DE LA PAIX
C'est seulement le 18 janvier 1919 que s'ouvrit à Paris la
Conférence chargée de déterminer les conditions de la paix. Il
semble bien qu'aucun échange de vues n'ait précédé cette confé-
rence. Il arrive souvent que les gouvernements, pendant la
paix, négligent de prévoir la guerre ou ne l'envisagent que
comme une éventualité lointaine et peu vraisemblable, et cet
optimisme est compréhensible; mais, pendant la guerre, il est
bien évident qu'ils auraient dû prévoir la paix, qui était cer-
taine.
L'aurore du 48 juillet voit luire la victoire de l'Entente. Les
8 et 20 août, le soleil monte à l'horizon. Dès le 14 août, Hinden-
burg et LudendorfY déclarent à l'Empereur, dans une confé-
rence solennelle, que le moment de traiter est arrivé. Le 15 sep-
tembre, après la victoire des armées d'Espérey en Orient,
l'évidence est complète ; et c'est le 5 octobre que le chancelier
de l'Empire allemand demande l'intercession du Président Wil-
son pour obtenir l'armistice, signé le 9 novembre. Pendant cette
longue période, on ne comprend pas que les Puissances alliées
et associées n'aient pas établi les bases de la paix dans une
assemblée analogue au Congrès de Chàtillon, tenu par les Alliés
pendant la campagne de 1814. Les préliminaires de paix au-
raient été signés peu après l'armistice, déterminant les nou-
velles frontières et les garanties à imposer à l'Allemagne pour
être certain de son désarmement et du paiement des indem-
nités. Cette méthode avait été indiquée dès 1916 par M. Hano-
taux, le ministre des Affaires Etrangères qui a conclu l'Alliance
franco-russe et qui, comme citoyen, a prévu dès 1907 l'entrée
des États-Unis dans la guerre aux côtés de la France et l'a pré-
parée.
Ln décision que prirent les chefs de gouvernement de mener
eux-mêmes les négociations retarda encore l'ouverture de la
TOME LVUI. — 1920. 6
82
REVUE DES DEUX MOMIES.
Conférence. Chacun d'eux s'imposait ainsi une tâche écrasante,
au moment même où il avait à gouverner son pays dans la
période difficile qui suivait la fin des hostilités. En outre, la
prise de contact directe était pleine d'inconvénients.. Le recul
était nécessaire pour juger des intérêts généraux au milieu des
problèmes complexes qui se présentaient. Dans les discussions
qu'il était facile de prévoir a l'avance, l'action des intermé-
diaires était indispensable. Dans cette lutte courtoise, un dispo-
sitif en profondeur s'imposait.
S'ils eussent été des diplomates, les négociateurs français se
fussent moins étonnés de trouver que leurs contradicteurs
avaient aussi complètement la tournure d'esprit de leur nation,
et de constater qu'il ne suffit pas d'être de bonne foi pour que
l'accord se produise dès le premier échange de vues. La diplo-
matie française s'était montrée d'une clairvoyance remarquable
à Berlin et à Londres ; son action avait été très efficace en Italie
des 1900 ; le prestige de la victoire augmentait encore le don de
persuasion du maréchal Foch, qui s'était révélé dans les conseils
des Alliés, tant civils que militaires. La France pouvait donc
trouver facilement des plénipotentiaires, aussi bien que l'An-
gleterre et l'Amérique d'ailleurs.
Manquant de recul, se regardant les uns les autres et cher-
chant à se comprendre, les négociateurs ne voyaient rien du
dehors. Ils ont méconnu que la base de la paix était avant tout
dans la constitution d'une Allemagne pacifique, et qu'il suffisait
pour l'établir de rendre aux peuples allemands le droit de dis-
poser d'eux-mêmes, hors de l'hégémonie prussienne, qui s'est
établie par la force en 1866.
Dès le mois de novembre 1916, M. Hanotaux avait, — ici
même, —énoncé et démontré cette proposition dont il avait tiré
toutes les conséquences : « La Prusse, écrivait-il (1), n'a aucune
qualité internationale pour représenter seule les populations
allemandes dans une tractation générale. Les Etats confédérés
ayant gardé une partie de leur souveraineté, ou même leur
autonomie diplomatique, auront accès, s'ils le jugent bon, dans
les diverses délibérations et actes d'où doit résulter la paix : en
tout cas, ils devront être expressément invités. »
Le fait d'imposer la paix au vaincu sarus l'admettre à en dis-
(1) Voir la Bévue du 1* novembre. 1916»
COMMENT FINIT LA GUERRE. 83
enter les conditions n'empèehail nullement de reconnaître
comme Puissance contractante chacun des Etats allemands, de
prescrire le plébiscite pour la création d'un nouvel Etat comme
la République rhénane ouïe rétablissement d'un Etat ancien
comme le Hanovre. Ensuite, les indemnités de guerre à payer
et lus forces de police à entretenir eussent été réparties entre les
Etats proportionnellement à la population, toute centralisation
militaire demeurant interdite. Sauf cette restriction, les Alle-
magnes se seraient confédérées selon le mode choisi par elles en
toute indépendance; l'identité actuelle entre la Prusse et le Reich
aurait disparu, et avec elle se serait éloigné l'orage qui se
reforme sans cesse sur la rive droite du Rhin.
On l'a très bien dit : pas de code sans sanction, pas de traité
sans garantie d'exécution. Il est bien certain qu'une Allemagne
pacifique — et l'Allemagne fédéraliste a toujours été pacifique,
— constituait la première des garanties.
Quoi qu'il en soit, cette solution ne fut pas examinée, et,
l'annexion de la rive gauche du Rhin ayant été écartée, les plé-
nipotentiaires français, pour assurer la sécurité de la France et
de la Belgique et l'exécution du traité de paix, proposèrent à la
fin de janvier de fixer au Rhin la frontière occidentale de l'Alle-
magne, d'y créer un Etat indépendant dont la garde serait
assurée par une force interalliée sous le contrôle de la Société
des Nations. La discussion dura jusqu'au 22 avril. La thèse fran-
çaise, très fortement exposée dans des mémoires écrits qui nous
restent, fut discutée longuement, tant à la Conférence de la
Paix que dans la sous-commission constituée à cette occasion. Le
Rhin est redevenu la frontière de la civilisation contre la bar-
barie; la France, envahie en 1792, en 1814, 1815, 1870, 1914,
réclame la protection d'un rempart .solide et une distance appré-
ciable entre elle et l'ennemi toujours renaissant.
L'Angleterre et l'Amérique envisagent avec répugnance l'oc-
cupation de la rive gauche du Rhin par les armées alliées et la
création d'un Etat indépendant de l'Allemagne; elles proposent
en échange un désarmement plus complet, et l'alliance militaire
contre tout mouvement non provoqué d'agression de la part de
l'Allemagne. Finalement il est décidé que les Alliés occuperont
pendant quinze ans la rive gauche et les têtes de pont, qu'ils
évacueront progressivement par zones en cinq ans si l'Allemagne
exécute fidèlement le traité. En revanche, la rive gauche res-
Si REVUE UES DEIX MONDES.
tera sous la domination politique des Puissances de la rive droite
qui l'occupent, la Prusse, la Hesse, la Bavière.
La garantie de l'alliance militaire avec l'Angleterre et les
Étals-Unis, en cas d'agression injustifiée de l'Allemagne, s'est
évanouie. Le président Wilson, du parti démocrate réélu à une
très faible majorité, avait bravé les sentiments traditionalistes
du Sénat américain en quittant le sol des Etats-Unis et en négo-
ciant avec les Puissances européennes sans le concours de cette
assemblée, qui a refusé de ratifier le traité de paix et n'a même
pas discuté le traité d'alliance défensive avec la France. C'est là
une question de politique intérieure, et personne en France n'a
attribué ce refus à un refroidissement de l'amitié profonde qui
ne cesse d'unir les deux pays. Mais ce conflit entre le Président,
et le Sénat américain pouvait être prévu et, tout en acceptant
l'offre du président Wilson, on devait savoir qu'il promettait
plus qu'il ne pouvait tenir, et demander à l'Angleterre que son
offre d'intervention en cas d'agression de l'Allemagne ne fut pas
subordonnée à l'attitude de l'Amérique.
La garantie que représente l'occupation de la rive gauche
cl des tètes de pont reste très sérieuse, mais, il faut le recon-
naître, le fait quelle ne commence à jouer que dans cinq, dix,
et quinze ans, lui enlève beaucoup de son efficacité. Toutes les
conditions de l'armistice ont été exécutées parce que la coerci-
tion était toute prête. Le traité a été signé parce que les armées
alliées étaient mobilisées, concentrées, et allaient se porter en
avant pour occuper de nouveaux territoires allemands, et parce
que leur marche, — le gouvernement de Berlin le savait bien, —
eût été le signal d'une séparation très nette entre la Prusse et
ses vassaux. Mais depuis, chaque fois qu'une clause du traité
est arrivée à échéance, elle a été protestée : qu'il s'agisse de
livrer des navires de guerre, des drapeaux, des avions, du
charbon, des coupables, ou un Empereur. Et ces non-exécutions
du traité n'ont été suivies d'aucune répression. Avec le carac-
tère des gouvernants de l'Allemagne unitaire, une pénalité
lointaine n'a qu'un effet très limité ; heureusement il y en a
d'autres, et l'occupation de Francfort, Hanau, Darmstadt, en
réponse à l'entrée des troupes allemandes dans la zone neutre,
a été un événement des plus heureux.
La Ligue des Nations, dont le Pacte ouvre le traité de paix,
est apparue comme une garantie d'exécution de ce traité, mais
COMMENT FINIT LA GUERRE. SÎÎ
le fait d'avoir écarté la proposition de constituer à son service
une force armée internationale lui enlève beaucoup de son
efficacité. On peut se demander si l'existence «le ce pacte en
1914 aurait empêché la guerre mondiale d'éclater, et si les
Puissances neutres qui ont maintenant adhéré au pacte seraient
effectivement entrées en Julio contre l'Allemagne. Cette concep-
tion est bien dans les traditions françaises. Sully nous a exposé
le « Grand Dessein » d'Henri IV, l'abbé de Saint-Pierre et tous
les philosophes du xvme siècle ont rêvé d'une Société des Nations.
Assagi par l'expérience du malheur, Napoléon a dit dans le
Mémorial de Sainte-Hélène :
« Une de mes plus grandes pensées avaii été l'aggloméra-
tion, la concentration des mêmes peuples géographiques qu'ont
dissous, morcelés les révolutions et la politique. J'eusse voulu
faire de chacun de ces peuples un seul et même corps de
nation... Le pouvoir souverain qui, au milieu de la grande
mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples, se trou-
vera à la tète de toute l'Europe et pourra tenter tout ce qu'il
voudra... C'est avec un tel cortège qu'il serait beau de s'avancer
dans la postérité, d'aller au-devant de la bénédiction des siècles.
Après cette simplification sommaire, il ne serait plus chimé-
rique d'espérer l'unité des codes, celle des principes, des opinions,
des vues, désintérêts. Alors, peut-être, à la faveur des lumières
universellement répandues, deviendrait-il permis de rêver, pour
la grande famille européenne, l'application du Congrès améri-
cain ou celle des Amphiclyons de la Grèce; et quelles pers-
pectives alors de force, de grandeur, de jouissance, de prospé-
rité, quel magnifique spectacle! »
La France ne pouvait donc pas repousser la garantie supplé-
mentaire que le gouvernement anglais acceptait et sur laquelle
le gouvernement des Etats-Unis insistait beaucoup. Mais il
semble bien qu'aux yeux du Sénat américain, l'obligation
d'intervenir dans les affaires européennes à la réquisition d'un
conseil étranger reste un des principaux obstacles à la ratifi-
cation du traité. Evidemment, même sans l'assentiment de
l'Amérique, le pacte reste entier; mais son efficacité est bien
douteuse.
Dans l'ensemble, par le traité du 28 juin 1919, les buts de
guerre des Alliés ont été atteints, tels qu'ils avaient été définis
par leurs pHivornements. Néanmoins, la déclaration1 laite par
8G
REVUE DES DETX MONDES.
M. Briand, le 10 janvier 1917, en réponse à une question «lu
président Wilson, laissait la porte ouverte à toutes les solutions
possibles aux problèmes de la rive gauche du Rhin et de la
fédéralisation de l'Allemagne : « 4° Restitution des provinces
ou territoires autrefois arrachés aux Alliés par la force ou
contre le vœu des populations...; 8° Les Alliés n'ont jamais eu
le dessein de poursuivre l'extermination des peuples allemands
et leur disparition politique. » Il ne semble pas qu'au cours des
négociations il ait jamais été fait allusion à ce pluriel 1res
significatif.
Le danger de l'Est reste constant. Sans doute l'organisation
d>' l'armée allemande a dû se camoufler; mais les bureaux du
grand Etat-major sont répartis dans les différents ministères et
y continuent la préparation à la guerre en la généralisant; les
Iroupes seraient rapidement prêtes à entrer en campagne ; les
cellules de la mobilisation existent, et prêtes à recevoir les
•"> millions d'hommes qui viennent de déposer les armes; les
cadres sont ardents et rêvent d'une guerre de revanche ; les
écoles primaires dressent des soldats, les universités des officiers
de réserve. En 180N, Napoléon Ier n'a pas réussi à empêcher
l'armée prussienne de se reconstituer; il serait vain d'espérer un
meilleur résultai des précautions actuelles.
Restent les mesures prises contre le matériel de guerre.
Beaucoup peuvent être éludées : comment empêcher la cons-
truction d'avions destinés au service de la poste ou bien au
transport des voyageurs, et qui pourraient servir à la chasse, à
la reconnaissance ou au bombardement? Il, suffit de quelques
plaques de blindage pour transformer un char d'assaut en trac-
teur agricole sur chenille. Une fabrique de corps creux se spé-
cialise rapidement dans la production des obus, une usine de
produits chimiques dans celle des gaz asphyxiants et des
explosifs.
Néanmoins, il n'est pas indifférent de retarder le moment
où l'Allemagne, après avoir commis la folie de déclarer la
guerre, serait prête à entrer en campagne. A ce point de vue,
les commissions chargées de surveiller son désarmement rem-
plissent donc un rôle très efficace, notamment en détruisant
tous ceux des canons qui n'ont pu être dissimulés et en empê-
chant dans toute la mesure du possible la construction de nou-
velles pièces. Il est essentiel de surveiller la production et la
COMMENT FINIT LA GUERRE. 87
consommation du charbon et d'empêcher l'Allemagne de consti-
tuer des stocks pour les trains militaires.
Mais cette surveillance se heurte à une mauvaise volonté.
croissante, et sa nécessité n'en est pas comprise avec une égale
clarté par tous les Alliés. On eût fait d'une pierre deux coups
en organisant le contrôle financier de l'Allemagne, et les froiss -
merits inévitables n'eussent pas été sensiblement augmentés.
Puisque le débiteur se déclarait insolvable, il était légitime de
constituer un syndic de la faillite et d'administrer s?s biens. Le
paiement des indemnités de guerre, les livraisons de charbon et
le désarmement effectif eussent été en mémo temps assurés.
Contre le danger de l'Est, le traité a laissé la garde du Rhin
aux armées alliées; mais, en fait, la France en assume la charge
principale; elle a, en outre, des obligations en Orient; sa posi-
tion en Syrie et en Cilicie est grevée par des incertitudes qui ont
persisté trop longtemps et qui la contraignent à l'entretien
d'effectifs importants. Les troupes françaises continuent a assu-
rer l'ordre dans les territoires où le plébiscite a été ordonné.
Dos états-majors et des cadres français instruisent les armées
des nouvelles nations libérées. Au Maroc, l'œuvre de pacification
est loin d'être achevée. Aucune guerre ne s'est terminée en lais-
sant de pareilles charges militaires au vainqueur.
LA NOUVELLE ARMÉE FRANÇAISE ET SES CADRES
La France se trouve donc dans l'absolue nécessité de garder
une forte armée. Renonçant délibérément a la garantie d'une
dangereuse neutralité, la Belgique prend place à ses côtés, con-
sacrant les liens qui l'attachent à la France depuis sa naissance
avec la parenté de race et de civilisation et la fraternité des
armes, à tout jamais inoubliable. Instruite par une cruelle expé-
rience, elle sait ce que valent les traités les plus solennels,
garantis par la signature de toutes les grandes Puissances, et ce
qu'il faut de force pour assurer le triomphe du droit.
Les effectifs actuels de l'armée française suffisent à peine à
ses tâches multiples et personne ne peut prévoir à quelle époque,
— lointaine en tout cas, — il sera possible de les réduire. La fin
des plébiscites et l'éclaircissement de la situation en Orient ne
rendra disponibles que peu de troupes; la Syrie et le Maroc,
même après la pacification complète, exigeront de fortes garni-
REVUE DES DEUX MONDES.
sons pendant de longues années. La rive gauche du Rhin doit
être occupée pendant quinze ans au moins, puisque l'évacuation
n'aura lieu que si l'exécution du traité suit son cours normal et,
pour y diminuer les troupes, il faudrait dans l'attitude de l'Alle-
magne un changement que rien ne permet d'espérer.
Les effectifs actuels sont le résultat de la présence de deux
classes sous les drapeaux; la France sera donc contrainte de
garder le service obligatoire de deux ans. L'organisation de ses
contingents indigènes coloniaux est une œuvre de longue
haleine, dès maintenant activement entreprise. Si elle est conti-
nuée avec la suite qui a manqué jusqu'à présent à son exécution,
on peut penser qu'elle permettra de remplacer en Europe et
dans l'Afrique du Nord des contingents européens correspondant
à la moitié d'une classe de recrutement.
La Belgique sera vraisemblablement amenée à des mesures
analogues ; elle peut trouver dans ses possessions du Congo des
ressources militaires semblables a celles que la France tire de
ses colonies. Elle s'est abstenue d'y faire appel pendant la grande
guerre, qui l'a surprise plus que toute autre Puissance. Aucune
organisation ne permettait d'utiliser ces contingents braves,
formés par la guerre coloniale, que commandait un corps d'offi-
ciers remarquable. La campagne contre les colonies allemandes
se termina d'ailleurs au moment où la question du fret rendait
difficiles les transports à grande distance, qui immobilisent les
navires pendant longtemps; en outre, on ignorait si les noirs
pouvaient s'acclimater en Europe. Mais les mêmes causes pro-
duiront bien probablement les mêmes effets. C'est un surcroit
de force très appréciable que la Belgique peut tirer de son
domaine africain, dont la population, malgré les ravages de la
maladie du sommeil, ne peut être évaluée a moins de 20 mil-
lions d'habitants.
Ce n'est pas tout d'avoir assuré le recrutement d'une armée;
ïl faut l'encadrer. La guerre aura appris tout le parti qu'on peut
tirer des officiers de réserve, insuffisamment utilisés avant 19i ï .
Elle aura fait pénétrer plus avant la notion du devoir mili-
taire dans les classes moyennes de la nation. C'est le tout de
l'homme que la Patrie réclame pour sa défense ; il sait mainte-
nant qu'il manquerait à son devoir, le jeune homme qui, instruit,
intelligent, vigoureux, fuirait les galons parce qu'ils l'oblige-
raient à quelques périodes d'instruction supplémentaires. Nos
Comment finit la guerre. 89
officiers de complément seront certainement encore meilleurs
et plus nombreux.
Mais les cadres de complément n'existent que par les cadres
permanents de l'armée active, officiers et sous-officiers de car-
rière, qui les forment en môme temps qu'ils instruisent les
soldats. De la valeur de ces cadres permanents dépend celle do
l'armée, outil de guerre : la nation fournit la matière première,
les cadres permanents le façonnent, le commandement s'en sert.
Certes, la matière première est merveilleuse; elle réunit les
qualités de tous les métaux, et y joint même quelques autres.
Une arme terrible peut en sortir, acérée, résistante, souple jus-
qu'à l'élasticité, plastique et gardant sa forme sous tous les chocs
jusqu'à l'instant où il devient nécessaire d'en changer. Mais c'est
une opération délicate que la fusion de tous les métaux du Nord
et du Midi, de l'Est et de l'Ouest, en un alliage unique; ce n'est
pas un apprenti qui peut forger catte arme et lui donner sa
trempe. Le malicieux alliage exagère en bavures les fautes du
maladroit et une erreur peut rendre l'arme cassante. Mais, si le
travail est bien fait, l'épée vit dans la main qui la tient et qui
lui communique en même temps sa chaleur et sa volonté. Elle
sent, elle vibre, elle résonne, prête au combat.
Donc les officiers de carrière jouent un rôle capital dans la
préparation de la guerre. Sortis de toutes les classes de la nation,
ils doivent prendre place dans l'élite. Le prestige du chef leur
est 'nécessaire dans leur rôle d'éducateurs; ils doivent l'assurer
par un travail personnel qui étend sans cesse leurs connaissances,
par l'accomplissement silencieux de leurs devoirs quotidiens et
par la dignité de leur vie. Beaucoup voudront participer, tout
au moins au début de leur carrière, à la formation des nouveaux
régiments coloniaux et profiter de cette occasion pour étudier
la plus grande France; ils en reviendront l'esprit élargi par le
contact avec des mondes nouveaux, l'initiative développée par
l'imprévu constant de la vie coloniale, et souvent aussi la volonté
trempée dans les combats. Aujourd'hui, il faut leur demander
encore plus de travail et de réflexion qu'autrefois. Les change-
ments constants dans le matériel se répercutent dans la tech-
nique du la guerre et la compliquent sans cesse. L'étude des
armes et de tous les moyens de destruction récemment inventés,
les procédés nouveaux d'attaque et de défense, les modifications
qui en résultent dans la tactique et par conséquent dans les
90
DENUE DES DEUX MONDES.
règlements des différentes armes, voilà des travaux que leurs
devanciers ont à peine connus et qui seront de leur vie courante.
Aussi faut-il que cette vie soit assurée, et actuellement elle
ne Test pas. Les tarifs de solde ne tiennent pas compte du ren-
chérissement de la vie et les indemnités temporaires ont été cal-
culées avec une parcimonie déplorable; fait très grave, les
charges de famille ne sont compensées que d'une façon dérisoire ;
des enquêtes concordantes montrent qu'un ménage d'officier
ayant plus de deux enfants est réduit à un seul repas par jour,
s'il ne dispose pas de ressources personnelles, ce qui est le cas le
plus fréquent.
L'armée de la Victoire supporte avec stoïcisme cette injuste
épreuve qui, elle le sait, blesse les sentiments de reconnaissance
et d'affection que la nation a pour elle. Elle constate en silence
la hausse de tous les salaires et les augmentations, très justes
d'ailleurs, que le Parlement a consenties aux traitements des
fonctionnaires, qui sont électeurs. Mais beaucoup d'officiers,
parmi les plus capables, ont déjà quitté une carrière qui ne
nourrit pas son homme et où on ne peut élever ses enfants. Ils
viendront, s'il est besoin, reprendre leur place dans le rang au
jour du danger, mais ils auront besoin de s'entraîner de nouveau
et d'apprendre toutes les transformations qu'auront subies le
matériel et la tactique de leur arme. En tout cas, leur expérience
manquera à la formation de leurs cadets.
En môme temps, les jeunes gens se détournent des Ecoles
militaires, où le nombre des candidats diminue d'une manière
très inquiétante. Si l'on n'y prend garde, le corps d'officiers ne
se recrutera plus que parmi les fruits secs de toutes les carrières
et les véritables vocations deviendront tout à fait exceptionnelles.
Or l'armée a besoin au contraire de spécialistes très avertis,
ouverts aux idées générales, connaissant toutes les ressources
qu'ils auront à mettre en œuvre au moment suprême, capables
d'instruire l'élite intellectuelle qui doit former le cadre d<-
l'armée de la guerre avec les officiers de complément; ces
hommes d'intelligence et de caractère ne peuvent se trouver
que par des concours d'un niveau élevé, largement ouverts à de
nombreux candidats.
Les jeunes officiers n'ont plus le même but idéal qui ani-
mait leurs aînés : délivrer l'Alsace et la Lorraine. Mais leur
rôle reste très beau : monter la garde du Rhin, former une
COMMENT FINIT LA GUERRE. '.H
armée coloniale indigène qui rend visible a tous les yeux fa
ligure de la plus grande France, préparer à toutes les éventua-
lités la nation qui vient de sauver la liberté du monde, ce sont
là de belles et grandes tâches auxquelles on peut rêver de con-
sacrer sa vie. Encore faut-il que cette existence n'apparaisse
pas rapetissée par des soucis matériels de tous les instants, et
que les vocations naissantes ne soient pas contrariées par la
prudence des familles, inquiétées par l'avenir de privations qui
s'ouvrirait devant leurs lils.
Il est devenu très urgent de relever notablement toutes les
soldes des officiers et des sous-officiers, et très notablement les
indemnités de famille. C'est la première condition pour que
I armée permanente puisse recruter ses cadres.
Le programme d'entrée ainsi que l'enseignement des écoles mi-
litaires devra s'élargir beaucoup. L'histoire générale, l'économie
politique et l'étude de la langue anglaise y entreront. La spé-
cialisation se fera ensuite, dans des écoles d'application. Au
cours de leur carrière, les officiers viendront se réunir dans
«les centres de renseignements d'où sera bannie toute appa-
rence de scolarité et où ils se mettront au courant des derniers
perfectionnements de l'armement et des changements qu'ils ont
amenés dans les idées militaires. Les officiers de complément
pourront très avantageusement être admis à ces conférences et
prendre part aux mêmes travaux que les officiers de l'armée
active.
IA DOCTRINE DE GUERRE
Quel sera l'esprit de cet enseignement militaire? Comment
s'établira la doctrine de guerre?
L'Ecole supérieure de guerre a donné à l'armée française
des états-majors remarquables. Les décisions du commandement
étaient bien préparées, et leur exécution se réalisait dans toute
la mesure du possible; les mouvements de troupes très bien
réglés s'exécutaient par voie ferrée ou par camions automobiles
avec une rapidité qui a souvent surpris; les troupes étaient
bien nourries, et approvisionnées en munitions dans toute la
mesure où le permettaient les disponibilités; le service des
renseignements, qui se bornait au début à établir l'ordre do
bataille ennemi, n'a pas tardé à élargir son horizon. Ces états-
02 REVUE DES DEUX MONDES.
majors ont suivi avec beaucoup de souplesse les transformations
rapides de la guerre; ils ont dû se recruter au cours des hosti-
lités, et des cours d'instruction ont formé un grand nombre
d'officiers mieux qu'utilisables. Il n'y a rien à changer a la
technique de notre enseignement militaire.
L'organisation générale du commandement était bonne et
on ne peut lui reprocher que la création du « groupe d'armées, »
formation de circonstance qui doit disparaître avec les causes
qui l'ont motivée. D'abord créé dans un dessein de coordination
avec un état-major limité, cet organe a réussi à étendre ses
attributions au détriment dos armées, afin de justifier son exis-
tence. En période calme, le mal n'était pas grand; mais il s'est
révélé très aigu au cours des opérations actives : l'ordre quoti-
dien, ou bien enregistrait les décisions du commandement
local, ou bien les contredisait inutilement, car il arrivait tou-
jours trop tard. Mais il y avait un matelas a peu près imper-
méable entre le Haut Commandement et les exécutants; les
directives générales n'étaient transmises que par fragments, et
tel commandant d'armée, le plus activement engagé, n'a connu
celles du maréchal Foch que par la lecture des articles de
M. Louis Madelin dans la Revue.
La doctrine de guerre de l'armée française s'est trouvée
presque toujours trop rigide et trop absolue. L'offensive à
outrance du début, le scepticisme qui succéda aux déceptions et
la recherche constante de la formule de la victoire paraissent
bien résulter d'un enseignement trop limité à certaines cam-
pagnes, d'où l'on tirait des méthodes de combat qui ne tenaient
pas assez compte de l'armement moderne et de la puissance de
ses feux. Les principes de la doctrine offensive se trouvaient
confondus avec les procédés vicieux de l'attaque sans prépara-
tion, dont l'échec jetait l'incertitude dans les esprits. Puis le
caractère absolu de l'enseignement reparaissait dans la recherche
ou l'emploi d'autres procédés : môme le succès, parce qu'il
n'était pas complet, ramenait le doute.
Dans le principal amphithéâtre de notre Ecole supérieure de
guerre, il faudrait graver cette phrase de Napoléon : « La tac-
tique, les évolutions, la science de l'ingénieur et de l'artilleur
peuvent s'apprendre dans les traités, à peu près comme la géo-
métrie ; mais la connaissance des hautes parties de la guerre ne
s'acquiert que par l'étude de l'histoire des guerres et des batailles
COMMENT FINIT T. \ GUERRE. VO
des grands capitaines et par l'expérience. // rit/ a point de régies
précises, déterminées; tout dépend du caractère que la nature a
donné au général, de ses qualités, de ses défauts, de la nature
des troupes, de la portée des armes, de la saison et de mille cir-
constances qui t'ont que les choses ne se ressemblent jamais. »
En grandes capitales serait gravée la proposition : // ri y a pas
de règles précises, déterminées.
Le cours de stratégie et de tactique générale pourrait débuter
par la citation suivante : « Alexandre a fait huit campagnes...
Annibal en a fait dix-sept... César en a fait treize... Gustave-
Adolphe en a fait trois... Turenne en»a fait dix-huit... Le prince
Eugène de Savoie en a fait treize... Frédéric en a fait onze...
L'histoire de ces quatre-vingt-trois campagnes serait un traité
complet de l'art de la guerre ; 1 s principes que l'on doit suivre
dans la guerre défensive et offensive en découleraient comme
de source. » Le professeur serait obligé de ne pas chercher t<m-
ses exemples dans la même époque et, si on lui objectait le peu
d'intérêt que présente l'étude de guerres aussi lointaines, alors
que l'armement était si différent du nôtre, il mettrait cette ques-
tion matérielle a son rang d'importance en citant le Maître une
fois de plus : « Si Gustave Adolphe ou Turenne arrivaient dans
un de nos camps a la veille d'une bataille, ils pourraient com-
mander l'armée dès le lendemain. Mais si Alexandre, César ou
Annibal revenaient ainsi des Champs-Elysées, il leur faudrait
au moins un ou deux mois pour bien comprendre ce que l'in-
vention de la poudre, les fusils, les canons, les obusiers, les
mortiers ont produit et ont dû produire de changements dans
l'art de la défensive, comme dans l'art de l'attaque ; il faudrait
les tenir pendant ce temps-là à la suite d'un parc d'artillerie. »
L'étude de la grande guerre dans se- transformations si
rapides et si complètes sera évidemment poussée dans le détail
de quelques opérations caractéristiques. Mais on ne pourrait y
borner l'attention sans retomber dans l'empirisme; quelque
variées que soient les formes qu'elles a revêtues, elle ne peut
donner une idée exacte de ce que serait un choc nouveau, avec
des armées différentes de composition et d'esprit, et les change-
ments dans le matéri A ne sont rien à côté de ceux qui résultent
des situations nouvelles.
Si, le 28 juin l'Jll), le gouvernement allemand avait refusé
de signer le traité de paix, les armées alliées se fussent avancées
9i BEVUE DES DEUX MONDES*)
'H Allemagne; au début, elles n'auraient rencontré aucune
résistance sérieuse, mais quelques troupes ralliées par un chef
énergique auraient pu commettre la folie de chercher ;i lea
arrêter à leur deuxième ou troisième étape, et il eût fallu mettra
fin à cette équipée le plus rapidement possible, en réduisant 1 s
pertes au minimum. Celle opération n'a pas d'analogue dans la
dernière guerre. — Si le coup d'État de Kapp ou 1920 avait
réussi, il aurait vraisemblable mont amené de nouvelles hostili-
tés, aussi follement engagées, mais <•;> n'eût pas été la première
fois que l'Allemagne eût violé les règles de la raison ; le résultat
de la lutte n'eût pas été douteux, mais on ne peut prévoir
quelle forme elle aurait prise.
Grèce aux fautes de l'Entente, l'Allemagne est plus centrali-
sée qu'elle ne l'a jamais été, mais elle est privée de sa dynastie
et elle parait bien incapable de retrouver son équilibre sans cet
appui central. Les patriotes rhénans, bavarois, hanovriens ont
bien raison de dire que la République actuelle est un plus grand
danger pour la paix que n'était le Kaiser en 1914, et surtout que-
lle serait le Kaiser en 1920. Tant qu'ils n'auront pas réussi à
rendre à l'Allemagne la forme fédérale qui lui est naturelle, le
malaise persistera et le monde sera à la merci d'un nouveau
coup d'Etat prussien. Le troupeau sans berger, incapable de se
conduire soi-même, erre a l'aventure, à la merci de quelque
bête bien encornée qui le mènera dans un précipice; un Kapp
quelconque peut surgir de nouveau, flanqué de Ludendorff et de
quelques acolytes, qui, s'étant saisi du pouvoir, ne pourra le
garder qu'en faisant de la surenchère pangermaniste, fort
capable de dénoncer le traité de paix, avec la France seulement
par exemple, en supposant un désaccord entre les Alliés. Dans
cette hypothèse, qui n'a rien d'invraisemblable, il faudrait
frapper vite et fort; la plus grande rapidité s'imposerait dans
les opérations; il faudrait se saisir des centres miniers et indus-
triels, pousser immédiatement jusqu'à l'Elbe. Sinon, l'ennemi
s'organiserait et sa soumission réclamerait de grands efforts,
de nouvelles pertes irréparables, des dépenses énormes que per-
sonne ne pourrait payer. L'armée allemande, même privée
d'une partie de son matériel, resterait une force assez impor-
tante devant les effectifs de première ligne qui devraient l'abor-
der, et la lutte prendrait des aspects imprévus.
Donc, ce n'est pas seulement la guerre d'hier qu'il faut étu-
GOMMENT FINIT LA GUERRE. 95
dier, c'est toute la guerre, dont il s'agit de dégager les prin-
cipes à travers les formes mouvantes, en répétant sans cesse :
// n'y a pas de règles précises, dé terminées. Les choses ne se
ressemblent jamais. L'expérience de la guerre est infiniment
précieuse ; elle développe l'initiative, la volonté, la maîtrise de
soi, toutes les qualités du caractère; chez ceux qui sont nés
chefs, elle montre le goût des responsabilités; elle ouvre l'intel-
ligence et permet de comprendre rapidement une situation, à
condition qu'on ne cherche pas dans sa mémoire une situation
semblable; elle donne enfin la connaissance du matériel qui ne
change pas, le plus précieux et le plus délicat de tous, le maté-
riel humain. Mais l'expérience demande à être complétée par la
réilexion et par l'étude.
l'armée dans la nation
L'armée française, qui était pendant la guerre la nation elle-
même, maintiendra certainement avec le pays une union plus
étroite qu'avant la terrible épreuve. Les anciens préjugés ne
subsistent plus que dans de rares esprits incapables de se trans-
former; la vieille crainte s'est évanouie de voir la France payer
de sa liberté la victoire.
Il y a un esprit d'après-guerre et il faut compter avec lui.
Ce n'est pas en vain que tous les Français ont vécu dans la tran-
chée côte à côte pendant plus de quatre ans et qu'ils ont mêlé
leur sang en faisant triompher la plus juste des causes. Les
luttes des partis sont la vie même d'un peuple libre, et l'union
sacrée ne pouvait survivre à la guerre qui l'avait créée, mais il
en reste des souvenirs que la génération présente ne peutoublifi-
et qu'elle se doit à elle-même de transmettre à la suivante.
Lis associations d'anciens combattants qui se sont formées
.vont toutes à encourager. Elles doivent rester unies, et favo-
riser également les unions des anciens soldats de chaque régi-
ment, qui se retrouveront entre eux comme au sein d'une
famille, et un contact aussi étroit que possible doit exister entre
ers associations régimentaires et le corps actif. Les glorieuses
traditions de la Grande Guerre doivent se transmettre ainsi et
continuer l'union de tous les Français.
L'Ecole doit y préparer par l'étude de l'histoire. Signalons à
ce propos l'étrange façon dont les règlements officiels prescrivent
96 REVUE DES DEUX MONDES.
l'enseignement de l'histoire aux jeunes Français. Nos plans
d'études ressemblent à celui que Metternich avait vraisemblable-
ment rédigé à l'usage du pédagogue auquel il avait confié
« l'Aiglon. )> L'histoire de l'ancien régime s'y résume en traités
dont l'écolier doit ignorer la cause, et la création de l'unité
française apparaît comme le résultat d'une génération spon-
tanée. L'œuvre de nos pères mérite mieux. Lisons : « Politique
extérieure de Louis XIV. Louis XIV et la succession d'Espagne;
acquisition de territoires. Les coalitions contre la France. >> Et,
en note, une recommandation à peu près identique au bas de
toutes les pages : « // ne sera pas fait d'exposé complet des
guerres de Louis XIV . Le professeur étudiera seulement, à titre
d'exemple, les épisodes principaux d'une -de ces guerres. » Les
guerres du Premier Empire ne sont pas entièrement pros-
crites; elles sont indiquées sous le titre : « La Politique exté-
rieure de Napoléon. »
On croit entendre 1' « Aiglon » dire :
Qu'est-ce que c'est que ça le traité de Presbourg?
D'Oberhaus (doctoralement vague)
C'est l'accord, Monseigneur, par lequel se termine
Toute une période...
Signalons en passant le traité de Tilsilt...
LE DUC DE REICUSTADT
Mais on ne faisait donc que des traités?...
Il serait fâcheux que la « Politique extérieure » de la France
de 1914 à 1919 fut résumée pour nos enfants dans le traité
du 28 juin.
l'union des alliés
Le souvenir de la grande Guerre doit maintenir l'union
entre tous les Alliés en même temps qu'entre tous les Français:
ce sera la conséquence de la victoire, mais non celle du traité.
Il faut le dire, la France estime que les conditions de la paix
ne répondent pas aux besoins de sa sécurité, à son rôle dans la
guerre, au sang qu'elle a versé, aux dépenses qu'elle a faites,
aux pertes qu'elles a éprouvées par les dévastations de l'ennemi.
Elle compare sa situation à celle de ses Alliés et pense qu'ils
n'ont pas été justes envers elle.
COMMENT FINIT LA GUERRE. 97
Les négociateurs ont obtenu avec la plus grande difficulté
L'imparfaite garantie d'une occupation provisoire de la rive
gauche du Rhin. C'est en vain qu'ils ont exposé avec éloquence
L'état lamentable où la guerre laissait leur pays : 1300000 tués
et 100 000 mutilés, soit plus de la moitié de ses hommes entre
19 et 34 ans, 162 milliards de dette (251 en évaluant la dette
extérieure au cours du jour), 26 000 usines et 450 000 maisons
détruites; ruinée au ras du soi l'industrie d'une région qui pro-
duisait !>i pour KHI de ses lisons, 90 pour 100 de son minerai,
93 pour 100 de sa fonte, 55 pour 100 de son charbon; le tiers
desa Hotte marchande est détruit; ses impots vont passer de
4 milliards à 18 milliards. Ses alliée n'ont trouvé aucune com-
binaison financière pour lui venir en aide et lui marchandent
toute créance privilégiée sur les indemnités à verser par L'Alle-
magne.
Pourtant c'est la France qui a porté dans la guerre Le poids
le plus lourd. Il faut le lui répéter, c'est par suite d • circons-
tances impérieuses qu'il en était ainsi; la maîtrise de la mer et
le transport des troupes aussi bien que des ravitaillements
exigeaient le développement d'immenses chantiers britanniques;
pour lui fournir du charbon, il fallait des mineurs dans les
mines anglaises. Mais enfin, tous ces travaux pour le bien
commun laissaient à Leurs occupations, a l'abri du feu, beau-
coup plus d'hommes en Angleterre qu'en L^rance.
Un rapport présenté en mai 1911 à la commission de l'Armée
de la Chambre des Députés vient d'être publié ; il établit que
Le front anglais en Franc • était beaucoup plus garni que le
front français et que l'arrivée des renforts britanniques ne cor-
respondait pas à une augmentation proportionnelle du front, si
bien qu'au kilomètre il y avait 6 600 hommes en 1915, 8 000 en
avril 1916, 13 000 en octobre 1916. Par ailleurs, les divisions
allemandes restaient beaucoup plus nombreuses sur le front
français que sur le front anglais, 68 contre 37 en novembre 1916,
<»2 contre 41 en mars 1911, 14 contre 42 en mai 1911. L'auteur
du rapport conclut en insistant pour que le front anglais soit
augmenté de 125 kilomètres, afin que le poids de la bataille soit
cquitablement réparti entre les deux armées. — Le motif dti
cette réelle disproportion parait lui avoir échappé : les unités
anglaises, toutes de formation récente, avaient un besoin absolu
de s'instruire avant de combattre, et on ne s'instruit pas dans
TOME LVIII. — 1920. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
la tranchée ; le dressage des troupes et des cadres exigeait de
longs séjours en arrière du front. C'est donc pour une bonne
raison que les charges pesaient plus lourdement sur l'armée
française, mais le fait demeure. Pendant les deux premières
années de la guerre, l'armée britannique s'organisait et s'ins-
truisait, ne pouvant mettre en ligne que très peu d'unités; [ten-
dant le reste de la campagne, l'armée française a continué à
prendre beaucoup plus que sa part dans les dangers et les travaux.
Ce rôle capital méritait une compensation qu'on cherche
vainement dans le traité.
On constate au contraire que les négociateurs anglais ont
obtenu de M. Wilson qu'il renonçât à l'un de ses quatorze points,
celui qui concerne précisément la liberté des mers, et que le
traité transfère à l'Angleterre les droits du sultan sur le canal
de Suez; en outre, le régime prévu pour les colonies enlevées a
l'Allemagne et transférées à la Société des Nations est très
adouci par le mandat conféré aux pays de l'Entente qui en
héritent, clause dont bénéficie surtout l'Angleterre. Les Fran-
çais ne peuvent que la féliciter de savoir faire céder M. Wil-
son, mais voudraient bien profiter quelque peu de cette bien-
veillance. Ils voudraient à tout le moins être assurés de garder
le bénéfice du désintéressement, et ils ne l'ont pas.
A la veille du coup d'Etat de Kapp, une voix s'est élevée de
l'autre côté de l'Atlantique pour dénoncer le militarisme fran-
çais : pour respectée qu'elle soit, cette voix a fait sourire. De
même, on s'est fort étonné qu'à San Remo le chef du gouver-
nement français ait eu à repousser le' soupçon d'impérialisme.
Le Droit et la Liberté ne sont pas de vains mots : ce sont pour
la France des réalités; en paraissant éprouver un doute à cet
égard, ses alliés se diminueraient en même temps que la cause
pour laquelle ils ont pris les armes.
La politique française est nette et franche; personne en
France n'a de desseins cachés. 11 apparaît à beaucoup de Fran-
çais que l'Allemagne militaire reste un grave danger et qu'en
la délivrant de l'hégémonie prussienne on la rendrait à sa
forme naturelle, le fédéralisme. En particulier, la Rhénanie
veut son autonomie et il est paradoxal que les armées de l'En-
tente montent la garde pour la Prusse ; les Rhénans réclament
que la Commission chargée de défendre leurs intérêts soit élue
par eux. Le gouvernement de Berlin inflige à leur commerce et
COMMENT FINIT LA GUERRE. 99
à leur industrie des tarifs ruineux à l'exportation comme à
l'importation; ils rappellent l'article 270 du traité:
« Les Puissances alliées et associées, dans le cas où ces
mesures leur paraîtraient nécessaires pour sauvegarder les inté-
rêts économiques de la population des territoires allemands
occupés par leurs troupes, se réservent d'appliquer à ces terri-
toires un régime spécial, tant en ce qui touche les importations
que les exportations. »
Mais personne en Franco ne veut brusquer un mouvement
qui se produira tôt ou tard; on souhaite seulement qu'il ne soit
pas précédé d'un nouveau cataclysme, ni entravé par l'action de
l'Entente.
Donc, le traité et de récents incidents ont créé un malaise
qu'il serait puéril de nier. Mais l'occupation de Francfort s'est
terminée par une véritable détente. Cet acte viril du gouverne-
ment français a été approuvé par l'opinion publique en Angle-
terre et a causé en Allemagne une grande et salutaire impres-
sion : il est nécessaire que la sanction pénale suive aussitôt
toute violation du traité.
Le mouvement qui s'est produit des deux côtés de la Manche
a démontré la solidité des liens qui unissent les deux nations.
Quelques dissentiments passagers pourront s'élever entre les
gouvernements; sur certains théâtres lointains, il est possible
que les souvenirs de la fraternité militaire ne soient pas très
vivaces, mais les combattants de la Grande Guerre ne l'oublie-
ront jamais et sauront les rappeler en France, comme en Angle-
terre et en Amérique.
La France sait tout ce qu'elle doit à l'amitié des Etats-Unis.
avant l'entrée de la grande République dans la guerre, les
volontaires américains étaient accourus dans la légion étrangère,
les avions de l'escadrille La Fayette avaient sillonné son ciel, les
automobiles de Y Ambulance Field Service avaient été chercher
s ss blessés dans les tranchées. Elle sait quel concours le ravit? ille-
riéricain a donné aux nations alliées, particule renient
dans les régions occupées par l'ennemi en France et en Belgique.
Elle n'ignore pas les difficultés de politique intérieure qui ont
longtemps empêché les Etats-Unis de sortir de la neutralité,
l'influence des Germano-Américains et l'action directe de la
propagande allemande.
L'action de l'armée américaine a été magnifique, et seule la
100 BEVUE DES DEUX MONDES.
fin des hostilités l'a empêchée de déployer toute sa force. Son
entrée en ligne, avec des effectifs sans cesse croissants, solides et
courageux, assurait la victoire de l'Entente. Actuelle ment encore,
une foule d'oeuvres américaines secourent généreusement les
régions dévastées et les orphelins de la guerre; elles étendent
leur action bienfaisante dans tous les domaines.
La France sait très bien qu'il n'est pas besoin d'un traité
pour lui assurer le concours de l'Amérique en cas d'agression alle-
mande. Ce sont ses amis les plus fermes et les plus sincères qui
s'opposent à la ratification du traité de paix et du traité d'al-
liance, et ils affirment servir ainsi les intérêts français de la
manière la plus efficace. Elle reste soigneusement en dehors de
ces discussions de politique intérieure et elle a confiance.
La dernière guerre a profondément transformé la face du
monde. La Russie, l'Autriche-Hongrie et la Turquie ont disparu;
l'Allemagne reste un danger latent pour la paix, mais son
action militaire n'a plus qu'une portée limitée; en revanche»
les Etats-Unis sont entrés dans la politique européenne comme
facteur très important, l'Angleterre a cessé d'être une Puissance
uniquement maritime et à sa flotte très augmentée elle peut
joindre la force d'une armée considérable; la Belgique est sor-
tie de la neutralité, et des Etats nouveaux se sont créés en
Europe centrale. La France panse ses blessures et s'esl remise
au travail ; la délivrance de l'Alsace et de la Lorraine, une
union, plus complète avec ses colonies, la reconstitution de sa
marine marchande et de sa flotte de guerre augmenteront cer-
tainement ses forces dans un avenir très rapproché.
Le monde ne cherche pas son nouvel équilibre dans des
groupements tels que la Triple Alliance d'une part, l' Alliance
franco-russ1 et l'Entente anglo-française d'autre part. La der-
nière manifestation de ces idées maintenant disparues est le
projet de la coalition continentale contre le monde anglo-saxon;
dès le début des hostilités, la haine de l'Allemagne avait été
dirigée particulièrement contre l'Angleterre : « Gott strafe
England. » L'entrée des Etats-Unis dans la guerre avait agi
comme dérivatif; les tracts de propagande, dans les derniers
mois de la campagne, comparaient le président Wilson à Néron
et à Héliogabale : son sadisme seul prolongeait les hostilités. Le
15 juin 1918, après le succès des offensives du 21 mars, du
8 avril et du 27 niai, le Kaiser se croit victorieux; il monte au
COMMENT FINIT LA GUERRE. 104
Capitole et peut enfin révéler la grande pensée de son règne
dans un discours prononcé au Grand Quartier Général à l'occa-
sion du trentième anniversaire de son avènement : « Le peuple
allemand ne vit pas clairement quand la guerre éclata quelle
signification elle aurait. Je le savais très exactement... Il s'agis-
sait d'une lutte entre deux conceptions du monde. Ou bien la
(conception prussienne allemande, germanique du inonde : droit,
liberté, honneur et morale, doit rester en honneur; ou bien la
conception anglo-saxonne, qui signifie se livrera l'idolâtrie de
l'argent. Les peuples de la terre travaillent comme des esclaves
pour la race des maîtres anglo-saxons, qui les tiennent sous le
joug. Les deux conceptions luttent l'une contre l'autre. Il faut
absolument que l'une d'elles soit vaincue... » Le Kaiser définit
comme il peut les diverses conceptions du monde, mais il dit
bien clairement que, dès le début des hostilités, une lutte sans
merci s'est engagée entre les Prussiens-Allemands et les Anglo-
Saxons, qui ne devront jamais oublier à quel péril ils ont
échappé.
L'esprit de l'Allemagne unitaire n'a pas changé et les Uni-
versités l'entretiennent avec ferveur; leurs professeurs conti-
nuent à enseigner que l'Allemagne doit gouverner le monde
pour le plus grand bien de l'humanité, que sa surpopulation et
sa surproduction lui donnent le droit de s'approprier par la
guerre des territoires et des marchés nouveaux, que d'ailleurs
elle n'a pas voulu la guerre et n'a pas été vaincue, enfin qu'elle
se relèvera après la défaite de 1918 comme après celle de 1806 :
les deux conceptions du monde continuent a s'opposer.
L'unité de l'Entente reste au-dessus des instruments diplo-
matiques, des discussions de conférence, et des querelles de
politique intérieure. Cette unité de l'Entente est la meilleure
garantie de la paix, et les peuples sauront l'imposer à leurs
gouvernements.
Général Mangin.
L'HISTOIRE
DE LA
NATION FRANÇAISE
Un jour du printemps de 1912, si j'ai bonne mémoire,
M. Gabriel Hanotaux réunit chez lui quelques historiens et
s'ouvrit à eux d'un projet qui, depuis longtemps, le travaillait.
Il ne s'agissait de rien moins que d'écrire en collaboration une
Histoire de la Nation française. Il appuya sur le mot Nation où
tenait l'esprit de l'entreprise et tout aussitôt le justifia.
Tous ceux qui ont entendu M. Gabriel Hanotaux défendre
une thèse savent quelle ardeur communicative et tout «à la fois
quelle substantielle argumentation il apporte à son discours.
J'admirai, en cette circonstance, une fois de plus, do quelle
Vaste connaissance de nos annales l'historien de Jeanne d'Arc,
de Richelieu et de la Troisième République fait jaillir ce Ilot
abondant et ordonné d'idées générales.
Il parlait devant des historiens, ses cadets, mais qui, tous,
depuis quinze ou vingt ans, approfondissaient, chacun en son
particulier, une des parties du vaste terrain où, sans aucune
timidité, si j'ose dire, il se jouait. Et chacun cependant restait
frappé de la façon dont, en quelques mots précis et justes, il
caractérisait telle ou telle face de notre histoire. Souvent il
sollicitait une contradiction du confrère plus particulièrement
compétent et si la contradiction, parfois, se produisait, il en
faisait le point de départ d'une nouvelle et forte théorie. En
sortant, l'un de mes voisins me disait : « Quel livre d'histoire
n'a t-il pas lu? » Il avait chez chacun de nous, en tout cas, place
conquise. L'Histoire de la Nation française s'écrirait.
l'histoire de la nation française. 103
*
o *
Nul n'est plus désigné pour la diriger que ce puissant
constructeur d'histoire. Il vient d'en faire la preuve en écrivant
V introduction (ï) àl'œuvre <|iii maintenant vas'édifier, — volume
par volume, — devantle public. Tout uniment, ces quatre-vingts
pages constituent une des plus admirables synthèses qui aient été
faites de notre histoire. Et, tandis qu'elle paraissait, M. Hanotaux
allait non plus écrire, mais faire de l'histoire en renouant sous
les voûtes de Sainte-Pierre de Rome une des plus anciennes
traditions de notre Nation.
M. Gabriel Hanotaux, qui a connu plus d'une épreuve, est ce-
pendant un homme heureux. Il est heureux parce qu'il croit fer-
mement tout ce qu'il croit, aime ardemment tout ce qu'il aime
et s'intéresse jusqu'à la passion à tout ce qu'il entreprend. Telle
disposition fait renaître la vie là où il porte ses investigations,
condition primordiale du travail historique. Peu d'hommes,
aussi bien, ont, à ce degré, réuni les conditions qui assurent à
l'historien ce que, d'un beau mot, on appelle l'autorité.
Voici un jeune homme qui, né curieux, s'est élevé en ce
terroir de l'Aisne, si fécond en souvenirs qu'on y coudoie en
quelque sorti' toute l'histoire de France. La ville du Sacre
aperçue des falaises où Napoléon engagea sa dernière partie, le
château de Coucy rempli des plus grandes ombres féodales, Laon
où se fonda tumultueusement une célèbre commune, Noyon
où, des Mérovingiens à Hugues Capot, tant de nos rois se firent
introniser, (iuise qui baptisa une des grandes familles de notre
histoire, Vervins où Henri IV ferma cinquante ans de crise,
Compiègne où Jeanne fut prise, Craonne où l'on heurt!- du
pied les armes rouillées des grognards et des Marie-Louise,
Si tissons tout retentissant de quinze siècles d'histoire, de Clovis
à Napoléon, quel livre ouvert aux yeux d'un enfant qui s'y
v -ut instruire ! Il faut bien que ce sol soit inspirateur d'histoire
puisqu'un Jules Michelet étant originaire du Laonnois,' en une
s'iilr génération, un Ernest Lavisse, un Henry Houssaye sont
issus de ce terroir.
Un Henri Martin aussi, et c'est précisément « l'oncle » dont
(1) Histoire de la Nation française.— Introduction générale, par G. Hanotaux.
— Soi'h-té de l'Histoire nationale; Pion.
i 04 REVUE DES DEUX MONDES.
la gloire a dû éclairer les premières années de M. Gabriel Hano-
taux. Mais Henri Martin est venu à l'histoire sans préparation,
étant d'une génération où l'on abordait le sphinx sans beau-
coup de cérémonies et l'interrogeait d'un regard parfois trop
rapide. M. Hanotaux y a mis plus de précaution. Son esprit, qui
peut-être eût tendu à s'aventurer, est venu se soumettre à la
dure discipline de l'École des Chartes. Il y a, près d'un Jules
Quicherat, appris le travail âpre et rude qui courbe, des heures,
des jours et des années, sur le document, rompt à la tyrannie
des textes, refrène toute impatience, interdit à jamais l'hypo-
thèse prématurée et la conclusion hâtive.
Mais si, à l'école de la rue des Archives, un Hanotaux a appris
le respect du document, c'est à une autre école qu'archiviste
frais émoulu, mais avide de comprendre l'esprit après la lettre,
il est allé s'asseoir. La politique l'a saisi de bonne heure, et c'est
encore, pour qui sait regarder, un beau laboratoire d'histoire.
Songeons à ce qu'ont pu être, quinze ans, pour ce curieux, le
cabinet de Gambetta et celui de Jules Ferry, le Palais-Bourbon,
les bureaux des Affaires étrangères et, comme couronnement
de carrière, quatre ans dans le fauteuil de Talleyrand.
L'Histoire du cardinal de Richelieu est encore du charlisle
appliqué, bien que déjà élargi par la vision des choses; il la
préparait au cabinet de Léon Gambetta qui, avec son large rire,
appelait son jeune collaborateur « le petit évoque de Luçon. »
Conçu d'une façon tout à la fois rigoureuse et ample, l'entre-
prise ne pouvait se mener jusqu'au bout de front avec la vie
publique : joindre la conscience documentaire d'un Jules Qui-
cherat à la large manière d'un Albert Sorel était d'un esprit
courageux; si l'on s'attaque à Richelieu dans cet esprit, c'est
trente ans de la vie, non point seulement de la France, mais
de l'Europe qu'il faut traiter de cette façon. Il eût été presque
dommage qu'un esprit aussi actif se fût immobilisé dans cette
tâche de bénédictin. Les documents en partie réunis, trois
volumes écrits, l'œuvre attend d'être reprise. L'homme s'y est
cependant non seulement révélé, mais fortement formé. Du
contact avec son héros, — le plus grand homme peut-être de
notre histoire avant Bonaparte, — il est resté au jeune historien
une conception très personnelle de la grande politique nationale,
de la tradition française dans sa plus belle formule. Et s'il n'a
pas mené Richcli 3U au delà de son premier ministère, il s'en
l'histoire de la nation française. 105
peut consoler en pensant que, pour les hommes comme pour les
affaires, l'intérêt le plus puissant re'side souvent dans les origines.
Qu'il ait pu passer de celles d'un Richelieu à celles du régime
actuel, c'est une preuve de la souplesse avec laquelle il est capable
d'employer sa méthode. L'Histoire de la France contemporaine,
dans ses quatre volumes, embrasse dix ans qui vont des derniers
jours de la guerre de 1870-1811 à la mort de Gambetta. C'est peut-
être le plus curieux essai tente' par un historien d'appliquer à des
événements auxquels il a été mêlé la méthode historique : cette
énorme lecture, qui satisfait tout à la fois sa magnifique curio-
silé et ses scrupules de chroniqueur, se retrouve en cette œuvre
où tout autre se fût contenté d'utiliser ce qu'il avait vu et avait
entendu. Les hommes qu'il a connus, il veut cependant les
revoir à travers d'autres contemporains : il contrôle sa propre
vision. Mais ce qui élève l'œuvre, c'est le souci de lier la poli-
tique contemporaine a l'histoire de France. Si familier qu'il
soit avec un Gambetta, il veut l'étudier avec le même scrupule
qu'il mettait naguère, — toutes différences gardées, — à étudier
un Richelieu et, par ailleurs, il traite l'Assemblée nationale de
1871 avec la même curiosité scientifique que les Etats Géné-
raux de 1614. Enfin, la troisième République ne lui apparaît
point comme un chapitre sans lien avec le passé. La France
continue, et c'est toute la France; car il court avec aisance du
cabinet des ministres et des couloirs des Assemblées au labora-
toire de Pasteur et a la table de travail de Taine, ne voulant
rien laisser ignorer de l'œuvre de relèvement qui, après 1871,
est le fait de la collaboration de tant d'esprits généreux.
C'est ce souci de traiter d'un monde qui apparaît dans sa
troisième œuvre capitale, cette Jeanne d' Arc, qui constitue sans
doute son meilleur ouvrage, parce qu'il l'a écrit en pleine ma-
turité de son talent et en pleine possession de ses moyens.
Saisir pareil sujet caractérise l'absence totale de timidité, qui
est la marque de cet esprit. Et le résultat a justifié cette belle
audace. Objet vingt fois traité, il parait nouveau sous cette
plume ingénieuse. Qu'est-ce que Jeanne? A cette question il
répond : C'est la France de ce temps! Si elle n'eût été la repré-
sentante parfaite de ce pays et de cette époque, elle n'eût point
à ce degré servi le miracle. Et c'est donc la tragique France
du xve siècle qui remplit, derrière la figure de l'admirable hé-
roïne, ce volume singulier. A le lire, on voit qu'à l'historien de
106 BEVUE DES DEUX MONDES.
Richelieu et de la Troisième République rien n'échappe décidé-
ment d'un siècle complexe, qu'il soit le xve après le xvne
ou le xixe. Son esprit curieux est allé interroger soldats et
prêtres, poètes et professeurs, princes et paysans ; il est venu
s'agenouiller aux pèlerinages populaires, heurter à la porte
dos Universités, s'ingérer dans les intrigues de la diplomatie
à travers toute la Chrétienté ; il a, pour comprendre Jeanne
avant de l'expliquer, scruté les masses les plus profondes
et les âmes les plus fermées. Et tout un Age s'est ainsi dressé
devant nous, — rattaché aux âges précédents et aux âges
suivants; car là encore, c'est l'éternelle France qu'il entend
regarder vivre, agir, négocier, prier, combattre, fléchir et se
relever. Et tandis que, traitant d'un ïhiers et d'un Gambetta,
d'un Grévy ou d'un Ferry, qu'il a connus, il a su rester histo-
rien scrupuleux, traitant d'un Charles Vil et d'un Philippe de
Bourgogne, d'un Bedford ou d'un RegrrauH de Chartres, il se,
fait leur contemporain. Quelqu'un ma, dit, après avoir lu sa
Jeanne d'Arc : « 11 était la. Ne me dites pas qu'il n'a pas connu
ces gens-là. »
Il est là. C'est sa grande qualité. Se passionnant pour les
personnages qu'il appelle à lui, il les aime et les déteste, les
admire et les méprise; surtout, il vit de leur vie et sent toutes
leurs passions. Et comme, entre deux grandes entreprises his-
toriques, il n'a cessé, en de rapides études, d'aborder tous les
siècles, — et jusqu'au xxe avec Y Histoire de la Guerre de 1914 et
les conditions même du traité de Versailles de 1919, — comme
il a lu tout ce qui lui paraissait digne d'être lu, et que, ayant
lu un ouvrage, il semble toujours, à l'entendre en parler, qu'il
l'ait écrit, il est parvenu à vivre toute notre histoire. L'illusion
est telle qu'elle lui impose parfois des formules qui, à des igno-
rants et à des sots, paraissent bien singulières. Je me rappelle
qu'interrogé par un de ses successeurs aux Affaires étrangères :
« Connaissez-vous bien notre ambassadeur à X... ? » il répondit*
« Si je le connais! Je le connais depuis deux cenl soixante-dix
ans. Il était déjà au Congrès de Westphalie et s'appelait Ser-
vien. » Ce qui effara à ce point le ministre qu'il s'en allait
disant : « Mon prédécesseur Hanotaux a le délire. » Il a tout
simplement ce don de vision et qui faisait dire devant moi à un
autre grand historien : « Bonne journée, hier. J'ai dîné dans la
tente de l'Empereur! »
l'histoire de la nation française. 10T
*
Ce qui reste de tant d'études abordées, ébauchées, conduites
à bien ou arrêtées avant terme, c'est cette vaste connaissance
de toute notre histoire que je signalais en débutant; et parce
que toute cette histoire lui est présente, c'est le sentiment très
vif, — et justifié par tant de coups de sonde, — de la continuité
de la France à travers les siècles.
11 en était frappé à la veille de l'énorme crise qui, en 1914,
allait se produire; à plus forte raison, n'ayant cessé d'en suivre
sous cet angle les péripéties, en reste-t-il hanté. Nous avons
tous touché du doigt l'Histoire, à toutes les heures, à toutes les
minutes de ces années tragiques. Elle se faisait sous nos yeux,
— que dis-je? chacun de nous avait conscience de la faire.
Jamais, en effet, crise n'a plus donné à la masse le sentiment
très net que l'Evénement est, neuf fois sur dix, œuvre collec-
tive. Certes, il reste avéré que le Héros est parfois nécessaire
pour brusquer la péripétie, le Chef, — civil ou militaire, —
pour conduire à sa solution la crise, YHomme pour maîtriser
l' Événement du jour et, partant, faire celui du lendemain. Je
ne me sens pas la force de m'indigner quand toute une école
écarte délibérément l'action des grands hommes d'Etat et de
guerre comme indifférente, alors que notre génération aura vu
un admirable homme de guerre saisir une bataille aux trois
quarts perdue et en tirer la victoire, — avec les mêmes soldats
et en avant de la même nation. Mais il est tout aussi incontes-
table que la Victoire a été, de 1914 à 1918, l'œuvre de tous
que, de l'arrière à l'avant, — pour ne parler que de notre pays,
— la Vertu française l'a remportée, et qu'ainsi la Nation, der-
rière des chefs valeureux, a fait, une fois de plus, son histoire.
Je dis : une fois de plus. Car tel événement ne pouvait sur-
prendre que les ignorants. Je me rappelle, — je l'ai écrit dès 1915,
> — de quels souvenirs se nourrissait, pendant les pires heures
de 1914, un optimisme que mes camarades n'étaient pas loin de
traiter d'illuminisme. Lorsque enfermés dans le fort de Douau-
inoul, nous sentions l'armée Sarrail s'éloigner lentement vers
le Sud-Ouest et que, coupés de toute communication avec l'exté-
rieur, nous prêtions au canon de la Marne une oreille frémis-
sante, je me sentais, en face d'une angoissante situation, pris
d'une confiance que d'aucuns, — ils en témoigneraient, —
108 BEVl E DES DEUX MONDES.
jugeaient immodérée. Elle était profondément sincère et nulle- I
ment exaltée. Certes, j'avais foi dans les talents de nos chefs;
mais j'avais une foi beaucoup plus ferme dans la vertu de notre 1
race. Très précisément dans les deux années qui avaient précédé :
la guerre, j'avais été amené à en étudier en de rapides confé- |
rences les crises capitales. Si j'envisageais sans crainte une 1
situation en apparence compromise, c'était moins en songeant !
aux ressources que Jpffre avait encore entre les mains, quà
celles qui toujours, à l'époque de Jeanne d'Arc, à l'époque
d'Henri IV, à l'époque de la Révolution, s'étaient révélées.
Plus il semblait que le péril fût mortel en cette première
semaine de septembre et plus il m'apparaissait qu'il allait être
conjuré : celait toujours du fond de l'abîme que notre peuple
avait rebondi aux sommets et le miracle se produirait, — non
point miracle inattendu et isolé, — mais manifestation presque
fatale de ce miracle permanent qu'est, depuis quinze cents ans,
l'existence de notre nation.
De 1914 à 1918, la France a continué. La Vertu française
s'est dépensée sans compter : les chefs qui ont organisé la vic-
toire et ceux qui l'ont remportée, les soldats veillant dans leurs
tranchées ou jetés à l'assaut, n'ont été que partie de cette vertu;
des chefs de notre Etat aux ouvriers qui forgeaient l'arme et
aux paysannes courbées sur le sillon, chacun a travaillé à la
grande œuvre, — et les mères qui refoulaient leurs larmes et
les épouses assumant les tâches abandonnées et les plus humbles
auxiliaires du grand labeur national. Le Monde a vu avec une
sorte de stupeur d'admiration cette nation qu'on lui représentait
comme atteinte de gangrène sénile se montrer, tout au contraire,
la plus résistante à l'épreuve, fortifiant par surcroit sa résolution
d'un juvénile entrain et joignant la foi inspirée d'un Croisé à la
vertu goguenarde d'un grognard.
Stupeur d'admiration : nous ne pouvions l'éprouver. Le
Français de 1914-1918 était pour nous l'éternel Français et sa
vertu n'était que la synthèse des vertus depuis quinze cents ans
portées par la race sur tous les champs de l'Histoire.
Qu'un tel spectacle fortifiât un Gabriel Hanotaux dans le
dessein de faire sortir de la collaboration de ses confrères une
histoire de la Nation, qui s'en étonnerait? Cette crise illustrait
l'histoire de là nation française. 109
de prodigieuse façon le discours qu'il nous avait tenu en 4912 et
qui, sans cesse, me revenait à la mémoire. Sous nos yeux, tou-
jours, la France continuait. « Oui ne voudrait savoir, écrira
l'historien, d'où vient cette race et d'où lui vient son âme? »
Sans doute, d'excellentes Histoires de France, — très ancienne-
ment ou très récemment, — ont, parfois avec une grande érudi-
tion à la base et un magnifique luxe de détails, retracé nos
annales. Mais peut-être était-il temps de présenter aux Français,
dans une série de discours nourris de lectures et éclairés par
l'expérience, la continuité de notre effort, la variété de ses
manifestations, et, dans cette variété, l'unité de cette action.
Et pourquoi, sous des dynasties successives et des régimes
divers, à travers des circonstances si différentes et sur des terrains
si variés, cette singulière unité, — sinon parce que, en fort peu
de pays, pour ne pas dire en aucun, la Nation n'avait, à ce point,
fait so?i histoire? Sans doute a-t-elle connu de très grands chefs,
— et, au premier rang, une incomparable dynastie de princes
et sous eux, une admirable suite de ministres; sans doute
a-t-elle, après cette fortune, vu paraître h sa tête le génie sans
pareil qui, un jour, l'a tiré du chaos où on croyait la voir som-
brer; et sans doute encore a-t-elle presque toujours rencontré, à
l'heure des grandes crises, après le héros qui l'a sauvée, l'orga-
nisateur qui l'a restaurée. Mais c'est lieu commun que de dire
que les pays ont les gouvernants qu'ils méritent. Pour la France,
il faut aller plus loin : jamais pays n'enfanta plus manifeste-
ment ceux qui l'ont conduit ; il est facile de montrer une
Jeanne d'Arc jaillissant des flancs de la nation, mais il n'est pas
malaisé non plus de démontrer que la magnifique politique des
princes de la Maison de Gapet n'a pu être, avec une telle suite
et un tel bonheur, pratiquée, que parce qu'elle n'était que la
manifestation d'une politique nationale. Qu'il s'agit de recons-
tituer les Gaules sous le spectre des fils de Capet ou, lorsque
l'étranger menaçait, de défendre le territoire, jamais nation n'a
plus intimement collaboré à l'œuvre de ses princes. Ceux-ci ne
perdirent que fort tard le contact avec ces « enfants des Gaules »
que Philippe-Auguste haranguait le matin de Bouvines, et lors-
qu'ils l'eurent perdu, ils étaient près de tomber. Leur politique
était à ce point nationale que la Nation ayant, — après 1792, —
pris en main la barre, continua cette politique et presque
l'excéda : la centralisation fortifiant l'unité et la marche aux
410 REVUE DES DEUX MONDES.
frontières naturelles ne sont, point le système politique d'une
sérife de princes, d'une lignée de ministres, d'un groupe
d'hommes d'Etat, mais la politique d'un peuple qui, lorsque
ses chefs ont fait mine de l'abandonner, les a, sans hésiter,
tôt ou tard écartés.
Que sur d'autres terrains que le politique ou le militaire,
dans les manifestations de l'esprit et de l'art, le Français se
soit révélé l'artisan de sa grandeur, telle chose est plus facile
encore à établir. Que la protection d'un prince ait pu encou-
rager le développement de la pensée et faciliter la manifesta-
tion des talents, il serait téméraire de le nier; il serait plus
téméraire encore d'affirmer que Louis XIV a fait son siècle et
que sans lui ni Racine, ni Bossuet, ni Lebrun, ni Poussin
n'eussent existé. La magnifique production littéraire et artis-
tique du moyen âge est anonyme et collective : pendant des
siècles, en des chantiers fourmillants d'ouvriers, s'est édifié ce
que les peuples voisins, quand ils y vinrent, appelaient fopus
fraiicigt.vm, l'œuvre à la française; les cathédrales, les cha-
pelles, les palais en sont issus; des architectes anonymes ont
passé, trois cents ans, à d'anonymes architectes ce flambeau,
qu'alimentait la foi des foules, génératrice d'un art magnifique.
Cependant une littérature épique, — sans pareille, — se
développait, née des entrailles mêmes du pays, des chaumières,
des couvents, des châteaux, tandis que l'Université de Paris,
« maîtresse des sentences, » brillait au-dessus de la Chrétienté,
autre entreprise collective et anonyme dont les artisans, — pro-
fesseurs et recteurs, — sortaient tous des couches profondes de la
Nation. Lorsque l'esprit français, après s'être replongé dans
les Ilots de la culture antique, brille d'un nouvel éclat, un Cor-
neille, un Pascal, un Descartes et, après eux, tant de grands
hommes n'attendent point la faveur du prince pour travailler
9 i ■ '<; v grandeur. Si, après 1789, la littérature semble subir
(jueiqi. défiillaiice momentanée, un Napoléon, tout prêt à
n (aire prince un Corneille, » ne saurait le ressusciter. En somme,
il n'est rien de moins aristocratique et je dirai de moins auto-
rralique que l'histoire de France : la masse, sur tous les terrains,
i enfanté ses fastes. Et c'est pourquoi c'est la Nation qu'il im-
porte, — plus que jamais aujourd'hui, — de regarder naître,
grandir, évoluer, agir, réagir, jeter ses héros à la bataille, pousser
ses enfants aux conseils, nourrir ses artistes de sa moelle, em-
l'histoire de la nation française. 111
porter ses chefs et inspirer ses écrivains, en un mot faire son
sort et le servir.
La conséquence d'un tel fait est la continuité de l'histoire
de France. Certes presque toutes les nations qui nous entourent
peuvent se targuer d'une pensée qui, à travers les siècles, a
présidé à leur développement : l'Angleterre étale sa Grande
Charte, l'Allemagne pare de l'idée du Saint Empire son impé-
rialisme sans cesse menaçant, l'Italie cherche dans une suite
de penseurs les origines de son Risorgimento ; mais ni l'Angle-
terre conquise au xie siècle par les Normands, ni l'Allemagne,
niasse chaotique d'Etats quand la France consommait son unité,
ni l'Italie, jusqu'au siècle dernier morcelée, ne peuvent être
comparées à notre pays. Formée des trois appoints, celte, latin
et franc, notre race possédait dès le ve siècle une personnalité qui
lui permettait de constituer une nation. Du baptistère de Reims
oùClovis vient en quelque sorte sceller l'union des trois éléments,
date l'histoire de France — encore que, bien avant, la Gaule
romanisée ait, M. Imbart de la Tour va sous peu nous le démon-
trer, porté la future France en ses entrailles. Et du sacrement
de Reims à la victoire de Foch, les générations se sont succédé
sans qu'un instant la chaîne de notre histoire ait été rompue.
De cette histoire, — en se plaçant du point de vue humain, — -
M. Gabriel Hanotaux donne la formule. « Cette chaîne de vingt-
cinq générations travailla à verser la Méditerranée dans les
mers du Nord. » Une nation ne vit pas pour elle-même. Dans le
plan supérieur qui préside à l'histoire du Monde, elle a sa
mission. Celle de ce pays-ci a été de sauver la civilisation médi-
terranéenne dont, à la veille des grandes invasions, elle était
pénétrée, puis de l'étendre à l'Europe nordique. Mais pour
qu'elle remplisse son rôle, il faut qu'elle soit forte et, pour être
forte, qu'elle soit une. Sa politique intérieure est fonction de
sa mission en Europe.
"Vingt-cinq générations, dit Hanotaux. Le chiffre est peut-
être arbitraire. Comment définir une génération? Si elle groupe
des Français autour d'une pensée, elle peut être de vingt-cinq
ans, de cinquante ou même de cent. Certains siècles ont gravité
autour d'un seul concept. Depuis que la démocratie tend à
dominer, les générations, si j'ose dire, vont plus vite et la
preuve est que M. Hanotaux, n'en accordant souvent qu'une à
deux siècles réunis, n'en distingue pas moins de sept depuis
112 REVUE DES DEUX MONDES.
1789. Ce qui est intéressant, c'est la manière audacieuse dont il
entend d'un mot caractériser chacune des générations qui, tantôt
se continuèrent et tantôt s'opposèrent. Voyez en quelles formules
brèves tiennent six générations : « Après les grandes crises du
xvie siècle, l'ordre européen est maintenu. Une génération écoute
la voix de la Raison. Génération exemplaire : les Classiques. —
Enorgueillis par leur maîtrise, ils deviennent les Magnifiques.
Les magnifiques gaspillent et inquiètent : voici les Critiques. Ils
sapent l'ordre ancien et annoncent un ordre nouveau : les Phi-
losophes. Leur pensée est action : les Révolutionnaires . Ils accou-
chent l'Europe moderne dans le sang. — La nouvelle France
est née : les Organisateurs. » Ainsi a-t-il montré la génération
des Evêques sortir de celle des Néophytes, les Ci*oisés jaillir des
Terriens, les Bâtisseurs succéder aux Chevaliers, les Unitaires
engendrer les Légistes, les Légistes se faire les Politiques et les
Politiques, par nécessité, les Royaux. De si rapides formules
peuvent être discutées : pour mon compte, elles m'enchantent,
mais, avant tout, l'idée qu'elles concrétisent devant nous : celte
continuité enchaînant les unes aux autres ces générations de
Français qui, même quand elles s'opposent, ne servent pas moins
notre éternel dessein en employant sans cesse à son triomphe des
forces nouvelles issues du plus prodigieux génie collectif qui se
soit rencontré.
L'éternel dessein : l'historien Je précise en signalant
comment nos voisins ont agi ou réagi à leur tour sur nous.
Nous nous opposons à l'Allemagne : la mission date de loin : la
Gaule a fait appel à César contre le Germain; un siècle après
la conquête, et quand volontiers le Gaulois secouerait le joug- de
Rome, la question se pose à nouveau : un général romain Petilius
Cerealis la résume en termes admirables : « Quand nos armées
entrèrent dans votre pays, ce fut à la prière de vos ancêtres;
leurs discordes les fatiguaient et les épuisaient et les Germains
posaient déjà sur leurs têtes le joug de la servitude. Depuis ce
temps, nous montons la garde aux frontières du Rhin pour em-
pêcher un nouvel Arioviste de venir régner sur la Gaule. Si
l'Empire romain disparaissait, ce serait sur la terre la guerre
universelle. Et quel peuple serait plus en péril que vous qui
êtes le plus près de l'ennemi, vous qui possédez l'or et la richesse
qui ont toujours attiré l'invasion? » Les Rémois en tète, les
Gaulois se: rallient à l'argument : « toute l'histoire euro-
l'histoire de la nation française. 113
oéenne est dans cet e'pisode » ajoute avec raison l'historien
Nous nous opposons à l'Allemagne au nom de la civilisation
méditerranéenne; nous n'entendons point la conquérir; Clovis,
Gharlemagne, la Révolution, Napoléon n'ont primitivement
entendu établir au delà du Rhin que des têtes de pont, des
bastions avancés. Us sont ceux de la Civilisation occidentale. Et
volontiers nous nous appuierions sur l'Occident entier' contre
le monde germanique, — en apparence civilisé, mais trahissant
à chaque crise, le vieux fond barbare et païen que Ghar-
lemagne avait cru avoir refoulé dans les forêts de l'Elbe et
du Danube. Ainsi avons-nous, maintes fois, tenté, après de
terribles querelles, une entente cordiale avec la Grande-Bre-
tagne, et, après des brouilles passagères, renoué une amitié
presque sentimentale avec l'Italie. Et, d'un mot, l'historien
caractérise les rapports, les parentés, les malentendus, les rap-
prochements, — envolées d'histoire qu'on ne résume pas.
En principe, nous devons surtout compter sur nous. Pé-
ninsule, la France doit faire la « politique des péninsules : «celte
politique complexe l'oblige, suivant l'expression d'un Anglais,
« à mettre trop de fers au feu à la fois. » Politique continentale
et politique maritime, politique de ses frontières et politique
de ses côtes, il lui faut mener de front des affaires qui toujours la
peuvent faire heurter des voisins que sa grandeur, toujours par
un côté, inquiète ou froisse. La France compte sur elle-même.
Elle a raison. Combien de fois l'avons-nous vue abandonnée
par ses Alliés, si elle parait trop victorieuse !
Et c'est donc la Nation qui, à travers quinze siècles, assurera
sa vie pour remplir sa mission.
Comment le Celte, — qui reste le fond de la race, — s'esl
laissé pénétrer par la forte discipline de Rome, bientôt huma-
nisée par le christianisme venu d'Orient; comment/les Gallo-
Romains civilisés ont absorbé le Barbare et, sous couleur d'ac-
cepter son sceptre, assimilé la race «les Francs; comment de ces
trois sources est sorti « ce fleuve aux ondes souples et fortes »
qui, à la fin du vne siècle, porte un Charles, roi des Francs, à
l'Empire d'Occident, — première époque d'incomparable gran-
deur où se fonde la Fraude, assise du grand Empire, et com-
ment, ayant arrêté avec Charles Martel les sectateurs de Mahomet
dans les champs de Poitiers et les ayant, avec Charlemagne,
refoulés au delà des Pyrénées, ayant affermi la barrière du
tome Lvin. — 1920. ( 8
1 14
lïLSL'E DES DEUX MONDES.
Rhin et pénétré la Germanie d'Odin, ayant, au delà des Alpos,
délivré Rome des derniers barbares, la France se trouva sacrée,
dès le vme siècle, nation gardienne, nation libératrice, nation
missionnaire; comment, après de grands troubles qui suivirent
la mort du grand Empereur, jaillit de la dissolution de son
Empire cette féodalité, seul régime qui, la couronne impériale
étant en déshérence, pût sauver la chrétienté de l'anarchie ; et
comment, la période d'anarchie étant close, s'épanouit cette
Heur incomparable du moyen âge qui eut sous saint Louis sa
parfaite beauté; comment, cependant, une dynastie, issue du
cœur même des Gaules, de l'Ile de France, put, parce qu'elle
était le prototype de la Nation, l'appeler peu à peu a elle, la
refaire patiemment et fermement, reconstituer la douce France
et la placer derechaf si haut dans la Chrétienté; comment, la
chevalerie chrétienne se desséchant, la dynastie elle-même
parut péricliter et la Nation s'abaisser, s'offrant ainsi en proie
à 1 Angleterre; comment elle se releva à la voix de Jeanne,
s'affranchit avec elle et, après elle, se restaura, achevant de s'uni-
fier sous le génial Louis XI; comment, ayant repris contact
avec l'Italie, elle vit s'épanouir de nouveau la fleur de la lati-
nité et, par ailleurs, se dresser devant elle la mission provi-
dentielle, la marche vers la barrière du Rhin à reconquérir;
comment, arrêtée un grand demi-siècle en ce nouvel élan par
les guerres civiles envenimées de querelles religieuses, s'étant
déchirée de ses mains et ayant paru courir au suicide, elle se
rallia autour du restaurateur, ce Béarnais en qui elle trouvait
son allègre bon sens et sa joyeuse vaillance; comment, après de
nouveaux troubles, elle accepta la discipline du grand Cardinal,
puis, pénétrée a nouveau par l'ordre romain, la magnifique
direction de Versailles; comment, ayant connu au xnr siècle,
avec un saint Louis, la perfection de l'àg a chrétien, elle connut,
sous un Louis le Grand, celle de l'âge classique et, par là,
comme au xme siècle, exerça, au xvne, « la maîtrise des sen-
tences; » comment le ver se mit dans ce beau fruit, et com-
ment la critique vint paralyser l'expansion; comment, en
proie aux révolutions, la France, pendant un siècle, passa des
révolutionnaires à tendance classique aux révolutionnaires à
tendance romantique, atteignit, avec un César issu de sa Révo-
lution, comme elle autoritaire, el comme elle conquérant, une
grandeur singulière pour s'acheminer, sous un César « chimé-
l'histoire de LA NATION FRVNÇMSE. 115
rique » comme sa génération, h la défaite et à rabaissement;
comment elle sut, derechef, préparer son relèvement et par quel
miracle d'énergie entêtée et de douloureuse vaillance couronner
sa revanche, n'est-ce point merveille qu'il ait suffi de trente
pages pour nous le rappeler en termes savoureux, précis et
généreux, caractérisant, expliquant, niellant en relief les
hommes et les événements capitaux, vrai discours historique
qu'un Hanotaux offre en modèle à ses collaborateurs.
Laudator temporis acti? — Non, historien tout pénétré de la
beauté et de la grandeur d s siècles écoulés, mais qui sait
toujours discerner le faible à côté du fort, l'abus succédant à la
justice, l'envers parfois affreux d'une traîne où, tout à 1 heure, il
nous montrait d'éclatants dessins et de magnifiques couleurs; — et
si persuadé qu'il soit que, deux fois au moins, nous avons atteint le
sommet d'un âge superbe, plus persuadé encore que notre temps
a connu une vertu supérieure et de plus hauts faits. « En quel
temps, la Nation tout entière s'est-elle présentée d'une niasse
pi s compacte et plus terrible sur la frontière? Le chevalier, le
croisé, le « preud homme » de saint Louis, les compagnons (Je
Jeanne d'Arc et de Bayard, « l'homme généreux, » de Deseartes,
l'humble chrétien de Pascal, le « républicain » de 1102, le
grognard de Napoléon, tous sont présents sous la capote bleue du
soldat de 1914. » On a voulu les baptiser d'un nom barbare qu'ils
n'acceptaient point si volontiers : le Poilu. Eux s'appelaient des
« bonhommes, » vieux mot de la race qui survit; le << bon-
homme, » quand il s'appelait Jacq. les était un .ré vol té qui, exaspéré
par la misère, cassait tout. Le voici qui, se soumettant à la dis-
cipline pour sauver la liberté, a tout restauré. Or, qu'est-ce que
le « bonhomme? » « C'est, répond M. Hanotaux, l'homme libre
en bleu horizon. »
Ainsi, au moment où elle semblait vieillir et, disait-on, se
décrépir, la Nation était restée jeune par le sang généreux et
l'àme magnanime, mais il a semblé qu'une raison, — toute nou-
velle,— conduisit, par surcroit, et rendit plus féconde la vail-
lance traditionnelle. A étudier son histoire, on voit que, pas
plus que l'héroïsme, la raison n'est chose nouvelle parmi nous.
Après chaque crise qu'avait dénouée l'héroïsme, la raison est
venue achever l'œuvre. Elle s'est assise aux conseils de Charlr-
magne, dans le « Palais » que saint Louis céda à la Justice,
dans les collèges de la Montagne Sainte-Geneviève, sur les sièges
HG BEVUE DES DEUX MONDES.
fleurdelysés du Parlement; elle a, Jeanne d'Arc disparue, qui,
Française, était toute raison comme toute vaillance, parachevé
son entreprise en enrôlant la France derrière Louis XI contre
un «Téméraire; » ayant, du cabinet de Montaigne et du cénacle
de la Pléiade, passé aux auteurs de la Satire ménippée, elle
a épaulé et étayé le Béarnais en qui elle se retrouvait; elle
a conseillé la tolérance après tant de discordes, la discipline
après tant d'excès et, ayant porté Henri IV, facilité l'œuvre de
Richelieu. Elle a éclaté dans la littérature et l'art du Grand
Siècle et, aux heures mêmes où Louis XIV semblait l'abandonner
pour de trop vastes desseins, elle connut ses moments de revan-
che. Quand un régime vieilli heurtait le bon sens plus que la
justice, elle a, autant que la révolte, guidé les électeurs de 1789
et, après les grands excès, elle a reparu dans le Conseil d'Etat de
Bonaparte. Elle constitue une nappe profonde qui, parfois, semble
disparaître sous le bouillonnement des révolutions, mais reparait,
les grands troubles apaisés. La raison, elle est le fond même, le
caractère du terrien qui est resté attaché à la glèbe, et, si, dans
ces cinq ans de crise, cette raison française a étayé le courage t
c'est que c'était guerre de paysans conduits par des bourgeois.
Et c'est là qu'est notre espérance; car ayant triomphé avec
l'héroïsme, la raison française reste maîtresse de l'avenir. Vertu
complexe, cette vertu française mérite qu'on la fortifie en lui
montrant sa continuité à travers les siècles. Lui signaler ses
litres, c'est la confirmer dans sa force. Le soldat de la grande
guerre, le citoyen de la grande crise, ce ne sont point héros d'un
.jour. Ils ont de qui tenir et, ayant reçu conscience de leurs
racines, ils n'en seront que plus rassurés sur leur destinée.
Vingt historiens groupés sous un maître et que recomman-
dent de beaux travauxsont en ce moment en train de rechercher,
— chacun dans sa sphère propre, — les traits saillants de celte
prodigieuse histoire. Si, entrant plus profondément que n'a pu
le faire le maître dans le vif de leur sujet, ils viennent justifier
son rapide et généreux discours, ils auront collaboré à un
ouvrage qui n'est point simple œuvre d'érudition, mais œuvre
d'État. Car c'est en fournissant à la Nation des raisons de se con-
naître et de s'enorgueillir, qu'ils lui donneront, avec une con-
liance grandie en sa vertu, A.>s raisons d'espérer et de persévérer.
Louis Madelin.
UN « CARACTÈRE » DE LA BRUYÈRE
L'AMATEUR DE TULIPES
I. — LE FLUTISTE DESCOTEAUX
Descoteaux est cet original dont La Bruyère s'est servi pour
peindre son amateur de tulipes. Vous savez, le fameux passage :
Le fleuriste a un jardin dans le faubourg ; il y court au lever
du soleil, et il en revient à son coucher; vous le voyez planté et
qui a pris racine au milieu de ses tulipes. Eli bien ! cet homme
singulier, debout au milieu d'un parterre diapré de belles
fleurs, qui sourit et fait l'entendu, c'est Descôteaux le joueur
de flûte, le même qui, — dans la société de Chapelle, — fré-
quenta chez les quatre amis. Parmi tant de curieux rassemblés
par La Bruyère, qui se sont fait une loi de la mode et n'ont
d'attachement au monde que « pour une seule chose qui est
rare, »il en est peu que l'auteur des Caractères ait décrits avec
un tel relief, une vérité aussi saisissante et ce charme de coloris
qui enchanta Vauvenargues.
Quand La Bruyère nous fait voir le ileuriste qui « ouvre de
grands yeux, » « qui se frotte les mains, *> qui n'a jamais vu sa
tulipe si belle, ou son voisin l'amateur de fruits cueillant
« artistement cette prune exquise, » vous en offrant la moitié
et disant : « Quelle chair! Goûtez-vous cela? Cela est divin, »
on surprend le secret de l'art du nouveau Théophraste et
comment, en deux ou trois traits sobres, discrets, mais justes,
118 REVUE DES DEUX MONDES.
le peintre de tant de portraits achevés et toujours vrais sait
camper ses personnages. Bussy Rabutin, qui était d'un esprit
et d'un caractère à bien comprendre La Bruyère, l'écrivait
au marquis de Termes : « Il a travaillé d'après nature, et il
n'y a pas une description sur laquelle il n'ait eu quelqu'un
en vue. » Pour le « fruitier, » dont il a parlé avec lyrisme,
on veut que ce soit La Sablière, le mari de la protectrice de
La Fontaine. « 0 l'homme divin, dit-il, homme qu'on ne peut
jamais assez louer et admirer! homme dont il sera parlé dans
plusieurs siècles I Que je voie sa taille et son visage pendant
qu'il vit, que j'observe ses traits. » Et ces mêmes traits, celte
même manie de poète et de gourmet, un peu sensuelle, voilà,
comme disait Jules Lemaitre, qu'avec « des détours et des
recherches qui sont un délice, » l'écrivain s'y attarde à propos
du fleuriste qu'il va rendre célèbre.
François Pignon, sieur des Gosteaux ou Descôteaux, occu-
pait, depuis 1662, c'est-à-dire vingt-cinq ans au moins avant
que parussent les Caractères, les fonctions d'un des joueurs de
musette et de hautbois de la chambre du Roi. Sur les registres
des comptes du Trésor, on l'avait vu gratifié, en même temps
que François Biunet, de cinquante livres en raison de ses
talents, et c'était une attestation solennelle de ceux-ci qu'avait
donnée, le 9 avril 1688, le marquis de Seignelay : « Nous,Jcan-
Hanlis.ee Coèàert, marquis de Seignelay, certifions à tous ceux
tjail appartiendra que François Pijj non- Descôteaux est pourvu
d'une charge de joueur de hautbois et de fluste douce de la
chambre du Boy et d'une charge de hautbois et musette de la
qrandc escarie de Sa Majesté... » Descôteaux, ajoutera .Mathieu
Marais, qui le retrouvera non sans surprise et presque octogé-
naire, logé longtemps après, sous la Régence, au Luxembourg,
est « le même qui a poussé la tlùte allemande au plus haut
point. »
La Bruyère n'était pas toujours aussi sourcilleux et craintif
devant le monde qu'on s'est plu à le représenter communé-
ment et, bien que B«oileau ait écrit de lui : « C'est un fort
honnête homme, à qui il ne manquerait rien si la nature
l'avait fait aussi agréable qu'il a envie de l'être, » le précep-
teur du petit-fils du grand Condé n'était pas aussi Alceste qu'on
l'a dit, et ce n'est pas lui, comme Gorgibus, qui eût battu
les violons et bàtonné les musiciens! Le fait est, si nous
l'amateub de tulipes. lll>
en croyons M. de Fougères, officier de la maison de Condé,
qui eut plus d'une fois à Chantilly l'occasion d'observer notre
philosophe, qu il prenait parfois à M. de La Bruyère « des
saillies de chanter et de danser surprenantes. » Sainte-Beuve,
de son côté, assure qu' « on a tiré grand parti de quelques
billets de M. de Pontchartrain, » reprochant à La Bruyère les
mêmes « accès de g;ùté extravagante. » « Il se mettait parfois,
dit Sainte-Beuve, à dans>r et à chanter, bien qu'il n'eût pas
une belle voix. » Je gage que la « tluste » douce, le hautbois
et la musette de Poitou dont Descôteaux joua plus d'une fois
devant lui, dans les divertissements de Sceaux et de Chantilly,
ne furent pas sans inlluer sur ces dispositions naturellement
gaies, l'esprit allègre et le sentiment vif, quoique discret, que
La Bruyère, en homme de bonne compagnie, ressentait pour
tous les plaisirs. Dj là sans doute, dans ce portrait du flûtiste,
à côté d'une certaine malice, cette nuance de tendresse, ce dis-
cret sourire venant atténuer la pointe du crayon, le trait aigu
du style.
Un autre sentiment, qui leur est commun, celui de la danse
et de la musique, lie et rapproche encore les deux hommes :
La Bruyère s'exerce à baller et à chanter, tout cela assez mal,
si nous en croyons les médisants; mais Descôteaux, lui, joue à
ravir! C'est qu'aussi bien cet homme-là ressemble au flûtiste
que Watleau peindra un jour dans un paysage de rêve. Il a
une façon adroite de faire parler son instrument; et les sons
les plus rares, les plus fines gammes, les plus harmonieux
chants des airs et des bois, ceux même des rossignols, auxquels
pou riant rien n'est comparable, ne peuvent arriver à surpasser
cette magie. La Bruyère, qui, — selon Dangeau, — entendra
un jour Descôteaux jouer à côté de Vizé et de Philibert, chez
M. le Duc, au petit Luxembourg, demeurera tout étourdi
d'une grâce si insinuante, enfin de cette facilité vraiment
unique avec laquelle le flûtiste, sur sa musette ou son haut-
bois, excelle à traduire, aussi bien que l'espoir ou l'appel des
amants, les échos de la nature.
A l'effet d'entendre une telle merveille, aussitôt que Descô-
teaux joue en un endroit, La Bruyère fait en sorte de s'y
rendre; il écoute son virtuose; il goûte à l'entendre à peu
près autant de plaisir que M. de La Sablière en éprouvait à
goûter ses prunes, et, comme tous deux, le philosophe et le
J20
REVUE DES DEUX MONDES.
musicien, se trouvent être également simples, bien bourgeois,
avec des petites mines, des habits modestes, que La Bruyère,
bien que précepteur d'un prince, est demeuré aussi bonhomme
qu'au temps où il logeait dans une mansarde séparée en deux
par une tapisserie, il faut voir notre auteur s'attacher aux pas
du flûtiste, l'examiner, le suivre, et, le plus adroitement du
monde, « l'amener à parler (1). »
Le fait est qu'entre eux il y a cette affinité, ce rapport dis-
cret, mais intime des fleurs et des jardins. Un détail dont on
ne se souvient pas assez et qui pourtant a sa valeur, c'est
que La Bruyère, gentilhomme de M. le Prince et l'un des qua-
rante de l'Académie, portait blason « d'azur à deux racines
de bruyère. » Descôteaux, lui, n'avait pas d'armes; mais, s'il
en eût possédé, elles eussent été « nuancées, bordées, huilées,
à pièces emportées, » et telles que l'auteur des Caractères
veut que soient les tulipes : une musette de Poitou et une
flûte s'y seraient vues, croisées dans les fleurs; et comme, après
tout, ce sont là de belles armes pour un musicien, le flûtiste et
le philosophe, tandis qu'ils traversent Paris pour atteindre au
« petit jardin du faubourg, » n'en ont pas fini de deviser sur
cet instrument.
Tantôt, c'est de flûtes d'Allemagne ou traversières qu'ils
parlent, ou de flûtes de Suisse. Il y en a de petites et de
grandes. Les unes sont légères, plaintives : ce sont les flûtes
douces; les autres plus élevées, plus graves : ce sont les haut-
bois. Puis, il y a la flûte basse, la flûte longue ou courte don-
nant la tierce ou l'octave et jouant en la, en ré, tandis que
les clarinettes jouent en ut, en fa. Enfin, il y a les pipeaux,
les chalumeaux dont jouent les bergers de théâtre dans les
pastorales et dont l'air si simple, si chaste, d'une seule venue,
est pur comme un ciel d'été.
La Bruyère, enveloppé de son manteau, affectant cet air
grave et méditatif, pesant et « un peu soldat » qu'on lui
a reproché, écoute le flûtiste. Il l'écoute. Mais le flûtiste est
aussi un fleuriste. Et justement, voilà le « faubourg, » ce fau-
bourg Saint-Antoine où, selon le sieur du Pradel auteur du
Livre commode des adresses de Paris, habitent plus communé-
ment « les jardiniers qui font commerce de fleurs, arbres et
(1) Ed. Fournier : la Comédie de ./. de La Bruyère.
l'amateur DE TULIPES. 121
arbustes pour l'ornement des parterres (1). » Centre embaumé
de la culture qu'il adorait (2), ce faubourg, pour Descôteaux,
est vraiment le refuge et, si l'on veut, le paradis. A la façon
dont Descôteaux, qui parlait tout à l'heure des espèces de
(lûtes, parle à présent des variétés de tulipes, La Bruyère s'en
aperçoit bien. Ah! l'accent, le ton qu'y met le musicien I lit
les transports qui le saisissent, qui l'agitent, une fois dans le
courtil, au cœur du bouquetierX
La Bruyère observe toutcela. Il contemple Descôteaux subi-
tement muet d'admiration, debout « devant la Solitaire; » puis,
de la Solitaire, qui est sombre, veinée, magnifique, il se porte à
Y Orientale ; de là, il va à la Veuve; il passe au Drap d'or; de
celle-ci il retourne à Y Agathe, d'où il revient enfin à la Soli-
taire, où il se fixe, où il se lasse, où il s'assied, où (dit même
La Bruyère) il « oublie de diner! » Et La Bruyère, à l'examiner,
pense qu'il n'a rencontré qu'une seule fois en sa vie un amant
des ileurs aussi fou que celui-là. C'était le sieur Caboust,
avocat au Conseil (3) ; mais, tandis que le sieur Caboust
n'avait en tête que les anémones, les ennémones, comme il
disait, Descôteaux, lui, ne rêve et ne pense qu'à ses tulipes.
Des tulipes il parle comme de personnes, de maîtresses
qu'il aurait eues, avec transport, avec amour. Sur ces tulipes,
il dit toutes sortes de belles choses : qu'elles sont fines, diaprées,
veinées, jaspées, onctueuses; que la tulipe est la reine des
Heurs, qu'aucune autre ne la dépasse pour le coloris. Il ajoute,
à ce propos, que l'espèce appelée Flamboyante, que M. de Mon-
tausier fit peindre par le peinlre Robert pour la Guirlande de
Julie d'Angennes, n'est pas la plus recherchée, mais que la
variété appelée tulipe noire est la plus illustre. La Bruyère
sait cela ; il sait que les Hollandais sont fous de tulipes;
mais les Persans, les Turcs le sont de même.
A cette assurance donnée par le philosophe, notre flûtiste
exulte : il est heureux, mais il gronde aussi. Il gronde en son-
(1) Abraham du Pradel : Livre commode (1692, in-12).
(2) Ed. Fournier, ibicl.
(3) Selon M. Servois [La Bruyère, t. n, coll. des Grands écrivains) la clef de
1696 porte, en face du passage des Caractères réservé aulleuriste, cette indication :
« M. Catnboust, avocat au Conseil, ou des Costeaux fleuriste; » pourtant « ces
deux noms, qui appartiennent à deux personnages différents, n'en font plus qu'un
dans la plupart des clefs suivantes, dont le premier est généralement écrit
Cabousl. »
122
D.EVUE des deux mondes.
goant au médecin Bernier qu'il dit avoir connu jadis, dans la
compagnie de Molière et de Chapelle, chez Gassendi. Ce Bernier
s'en alla en Perse, à Chiraz, le plus beau pays du monde pour
les Meurs; cependant, dans les lettres que cet Esculape envoyait,
de Chiraz, à Chapelle, il ne parlait même pas des tulipes! Le sot
homme! Gela est-il possible? Et, des Persans, voilà Descôteaux
qui en vient aux Turcs! Ah! les Turcs! Ceux-là aiment les
tulipes au point de composer des théâtres de ces (leurs. Ce sont
des gradins où, dit-il, on dispose des cages pleines d'oiseaux
chanteurs; de place en place il y a des lanternes multicolores;
et les tulipes sont exposées dans des bouteilles ou de menus
vases, entre les oiseaux et les lanternes; si bien que ce ne sont
que chants, illuminations, couleurs.
Cette fête des tulipes est, parait-il, donnée tous les ans par
les sultanes au Grand Seigneur. Descôteaux l'explique avec
force détails. Il dit encore que, comme le turban des Turcs
s'appelle tnlipan, ils ont appelé cette fleur tulipe, en raison de
sa ressemblance par la forme avec le turban ; enfin, en Perse,
ajoute-t-il, la tulipe est l'emblème que les amants offrent a
leurs maîtresses; et cela se conçoit, car il n'y a rien de plus
rougissant, de plus tendre que la tulipe; même il semble que
les sentiments se reflètent et s'expriment avec une nuance déli-
cieuse, dans son coloris.
Tout ce que Descùteaux raconte là-dessus, au point, malgré
l'heure, d'en « oublier de dîner, » a bien de l'intérêt. Et le gen-
tilhomme de M. le Duc, ce philosophe qui a deux racines de
bruyère dans ses armes, se penche avec surprise et admiration
au-dessus des tulipes. Lui aus.ii, il découvre la Solitaire, il voit
Y Orientale, il contemple Y Agathe et le Drap d'or ; et le voilà
en secret qui pense, tout en écoutant Descôteaux, que Mme de
Boislandry, qu'il a célébrée sous le nom d'Arlhénice et dont il
a écrit qu'elle est « trop jeune et trop fleurie pour ne pas
plaire, » offre, sur son front et sur son visage, un peu de la rou-
geur et de la fraîcheur de ces plantes divines.
II. — UNE JOURNÉE CHEZ MOLIÈRE, A AUTEUIL
Les jours où Descôteaux ne s'en allait pas, plus loin que le
château de la Bastille, dans son petit jardin du faubourg ou ne
restait pas chez lui à jouer de la flûte pour réjouir sa femme et
l'amateur de tulipes. 123
ses deux garçons René et François-Xavier (1), il était une autre
compagnie, celle-là bruyante, amusante, gaie, — et combien
brillante! — où se plaisait souvent le flûtiste.
Ces sortes de rencontres n'avaient pas toujours lieu à la
Croix d<> Lorraine ou au Mouton blanc, les cabarets fréquentés
de nos poètes; elles se produisaient quelquefois aussi a Auteuil,
non pas comme on pourrait le croire, dans cette maison de
Boileau où vint vivre le jardinier Antoine et que connaîtra La
Bruyère, mais dans une autre demeure, ce petit pavillon que
Molière avait loué au bout de Paris et dans le repos duquel,
au milieu de ses amis, aimait à s'oublier parfois le grand
comique (2).
Cette compagnie était celle qu'avaient formée Chapelle,
Boilcau, Racine, Molière, sous le nom de société des Quatre
amis. La Fontaine, garçon de fantaisie et poète de même,
appartenait aussi à cette association de doctes et joyeux
hommes; mais, sans l'abbé d'Olivet, qui l'a noté dans son His-
toire de l'Académie, nous ne saurions pas que Descôteaux se
mêlait aux agapes et prenait part aux discours de ces grands
poètes. Grâce à l'abbé, nous le savons; nous savons que Des-
côteaux, les habits barbouillés de la terre de ses tulipes, enivré
du souvenir de leurs couleurs, venait se placer parfois entre
ces convives et qu'assis à côté de Despréaux, en face de Racine
et de La Fontaine, il prenait un plaisir réel, pour la joie de
ses bons et de ses grands amis, à jouer de la flûte douce ou du
flageolet.
Avec Descôteaux, allons donc à Auteuil, « Hauteuil, «comme
on écrivait alors ; allons-y par le bateau auquel on embar-
quait au Cours-la-Reine, qui passait devant les Bonshommes,
en vue de Chaillot, et qui ne tardait pas, en moins d'une heure
de navigation, à vous déposer au bas du « village délicieux (8). »
Alors, la compagnie ordinairement nombreuse, et qui se compo-
sait de gens de lettres et de comédie, s'engageait dans le sentier
des Arches, lequel « montait tout droit de la Seine au village,
(1J René, selon Jal (Dictionnaire biographique), fut appelé à reeueii'ir la
charge île sou père. Quant a François-Xavier, il mourut jeune. Dans l'acte nior-
tuaire !.■ concernant, inscrit a Saiiil-Germain-l'Auxerrois, François Pignon, dit
«les Cottsteaux, est qualifié de « hautbois du Roy. »
2 La maison de Molière était sise i peu près à l'angle que forment actuelle-
ment les rues d'Auteuil et Théophile Gautier.
(3) Le chanoine Legendre (cité par M. André Hallays).
1-i REVUE DES DEUX MONDES.
entre les Genovéfains et la paroisse (1). » Et ce sentier était
un chemin de chèvres bordé de vignobles, fleurant la pimpre-
nelle et d'où l'on apercevait, à la découverte, en se retour-
nant, aussi bien de l'amont que de l'aval, une vue surprenante
sur la vallée de la Seine.
A mesure que grimpaient les voyageurs, Chapelle, qui avait
amené avec lui Descôteaux, Racine et le jeune acteur Baron, le
« petit garçon » protégé par Molière, s'en allait en avant du
cortège, discourant à mesure qu'il avançait de toutes sortes de
sujets satiriques ou plaisants. A cinq ou six pas en arrière,
venaient Gâches et La Fontaine. Gâches était cet ami que La
Fontaine, bien trop timide et nonchalant pour se souvenir de
ses propres vers, conduisait avec lui à dessein de lui faire réci-
ter des fables à sa place. Parfois, Gâches et La Fontaine hâtaient
ensemble le pas, mais ce n'était ni Descôteaux, ni M. Racine,
ni le petit Baron qui menaient la conversation et montraient
le chemin. Le plus volontiers, c'était Chapelle.
Grimarcst, le biographe de Molière, a dit que « quand
Chapelle voulait se réjouir à Hauteuil.il y menait des convives
pour lui tenir tête. » Le seul pourtant qui fût en état de le faire,
en cet endroit, était Descôteaux. A mesure qu'on gravissait le
sentier des Arches, ce n'étaient partout en elïet que cultures, '
espaliers, vergers et toutes les variétés possibles de petits clos,
potagers et parterres d'agrément. Chapelle disait que, depuis
son voyage avec M. de Bachaumont et son séjour à Grouille
chez M. d'Aubijoux, il n'avait jamais rien vu de si plaisant que
tous ces petits carrés de fleurs. Il disait encore que ce. qui fai-
sait ressembler « Hauteuil » à Grouille, c'est qu'on y respirait
un airsalubre, qu'il y avait des sources, mais qu'une chose au
moins à « Hauteuil » l'emportait sur Grouille, c'étaient les
vignobles. Et comme Grimarest écrit encore que M. Chapelle,
« en revenant d'Hauteuil, [était] à son ordinaire bien rempli de
vin, » le vin était le sujet sur lequel les uns et les autres pre-
naient plaisir à parler en suivant, sous un chaud soleil, les
détours et méandres du sentier des Arches. Gâches soutenait
que, seul, le petit jinglet de Montmartre avait le pouvoir de
l'animer ; mais Racine et La Fontaine, qui s'étaient attablés
plus d'une fois devant une bonne bouteille aux abords des
(1) André Ilallays : Auteuil au XV II* siècle, dans Paris (1913),
L AMATEUR DE TULIPES.
125
Halles, ne savaient auquel, du cru d'Argenteuil ou de celui de
Pantin, donner la préférence.
Sur un sujet aussi grave, les uns et les autres eussent pu
longtemps discourir, d'autant plus que Chapelle, avec cet élan,
cette fougue qui l'animait, n'avait de cesse de mêler la philo-
sophie à ses propos et, qu'à la fin on ne savait plus bien, en
arrivant au bout du sentier, vis-à-vis la maison que Molière
avait louée à M. de Beaufort, lequel, du système de Descartes
ou du petit vin doux, faisait l'objet du débat. « Messieurs,
disait Descôteaux, — un tuyau de ilùle douce sortant de la
poche de son habit, — je crois bien que voici Molière; c'est lui
qui va nous départager. » En elïet, les amis n'étaient pas plutôt
parvenus en haut de la pente que celui que Somaize a nommé
« le premier farceur de France » venait de loin, dans leur
direction, les bras ouverls.
A peine fut-il mis au fait par les arrivants sur le cas de
savoir lequel devait l'emporter du système de Descartes ou du
vin de Pantin, Molière répondit qu'il n'y avait rien là qui
fût de nature à s'opposer; qu'il venait bien de jouer aux
quilles, pendant près d'une heure, avec Despréaux et que cela
ne les avait pas empêchés, Despréaux et lui, durant qu'ils lan-
çaient leurs boules, de s'exprimer sur la comédie et sur la
satire. Il ajouta que c'était un exemple et que, si ses amis vou-
laient bien pénétrer dans sa demeure, il allait l'aire en sorte de
leur démontrer que l'usage du vin doux et le goût d'un bon
mets ne sauraient nuire aux spéculations de l'esprit cartésien.
A cet effet, il ouvrit la porte et, tandis que le sieur Chres-
tien, portier de la Comédie et qui faisait aux grands jours chez
son maître l'office de valet, accourait pour débarrasser les
visiteurs de leurs manteaux, ces Messieurs pénétrèrent dans
l'habitation. Le jardin était un peu en arrière, ce fameux jardin
où Poquelin, pendant toute une heure, avait parlé une fois à
Chapelle sur sa femme, où il s'était plaint d'Armande, où il lui
avait avoué (c'est Grimarest qui parle) qu'étant « né avec les
dernières dispositions à la tendresse, » et que, n'ayant rencontré
que dédain et froideur de la part d'Armande, il n'y avait désor-
mais rien qui pût le détourner du chagrin mortel qu'il avait
ressenti à la suite des perfidies, des noirceurs et des trahisons
de cette coquine.
Dans ce même jardin, M. Despréaux, que ne ravageait pas
126
REVUE DES DEUX MONDES.
tant de passion, mais qu'une âme sans trouble et un cœur pai-
sible aidaient à se garder des orages, continuait tout tranquil-
lement à jouer seul aux quilles au bout d'une allée. Ah! ce
n'est pas à lui qu'une belle eût pu venir chanter pouilles
comme au Barbouillé! Mais, un polit jardin
...tout peuplé d'arbres verts,
à l'image de celui qu'il venait de décrire dans sa satire des
Embarras de Paris, occupait seul son cœur. « Pour le distin-
guer de ses frères, écrira Louis Racine un jour en désignant
l'auteur du Lutrin, on le surnomma Djspréaux, a cause d'un
petity;/*e qui était au bout du jardin » de ses parents à Crosnes,
son village natal. Celte particularité d'un tour agreste devait
plaire à Descôteaux; mais elle devait enchanter aussi Racine,
que le bonhomme La Fontaine a peint, dans sa Psyché, sous le
nom d'Acante et dont il a dit, à propos, qu'il « aimait extrê-
mement les jardins, les fleurs, les ombrages. »
Tant de similitude dans les goûts et de rapports dans les
sentiments firent que ces Messieurs n'étaient pas réunis depuis
un moment ensemble, qu'ils se mirent à parler qui sur les
fleurs, qui sur les arbres, qui sur les arrangements que M. Le
Nostre avait entrepris déjà pour Vaux et qu'il projetait pour
Versailles. Une saillie de Boileau fit, à ce moment, bien rire
ces Messieurs ; c'est quand il rapporta qu'ayant été une fois à
la campagne chez Barbin, le fameux libraire, celui-ci l'avait
conduit, après le repas, dans un jardin attenant à la maison
mais si ridiculement petit qu'il semblait qu'on y étouffât. Et,
comme l'auteur des Epîtres n'avait eu, aussitôt parvenu dans
cet endroit, que l'idée de s'enfuir pour appeler son cocher et
rentrer en ville, Barbin lui avait demandé avec surprise où il
allait. « Je vais à Paris prendre l'air, » avait répondu Boi-
leau, que l'exiguïté de ce petit domaine avait offensé.
Tout en parlant de fruits, de fleurs, de vigne, enfin de la
chose rustique tout au long, ces Messieurs rentrèrent dans la
demeure où la servante La Forest. qui suppléait à tout en
lab>ence de Mlle Molière, commençait de gronder sur le retard
des convives. M. Despréaux, dans ce temps-là, avait déjà
l'oreille dure et, bien que Descôteaux continuât de lui parler de
ses tulipes et de la nécessité d'un terrain sablonneux, modéré,
qui convint aux oignons de ces plantes, le terrible railleur ne
l'amateuk de tulipes. 127
répondait pas toujours de façon suivie. Au reste, depuis un
moment déjà, ce n'était plus que confusion autour de la table,
tant par Chapelle qui s'était arrogé le gouvernement des bou-
teilles que par Molière lui-môme, occupé de s'escrimer et de
pousser sa tierce, à la façon de M. Jourdain, contre une
volaille rebelle et de chair difficile.
Assis vis-à-vis le maître de l'endroit, Gâches le flanquant à
dioite, le petit Baron à gauche, le bonhomme La Fontaine, le
doux fablier, satisfait de voir tant de personnages se « ruer en
cuisine, » ne savait trop qu'admirer le plus volontiers de la
belle vaisselle plate que Molière avait gagnée avec l'argent de
la Comédie et dans laquelle on le servait, de l'aile de poulet qui
y vint prendre place ou de la diversité de tous les liquides
groupés sur le vaisselier à la façon de ces recrues placées sur
un rang que les sergents de M. de Louvois obligent à s'aligner
à la parade. Rêveur absorbé, l'esprit tourmenté de toutes sortes
d'images où les dieux, les bergers et les animaux s'assemblent
comme les figures de l'Arche autour de Noé, il était bien et
toujours, au milieu du repas, tel que Tallemant l'a vu, « un
garçon de belles lettres et qui fait des vers. »
De la même plume facile, aisée, bien faite pour décrire les
gens et les choses et dont il s'est servi pour camper Descôteaux
dans son petit jardin du faubourg, La Bruyère a peint aussi
La Fontaine. C'est, au chapitre des Jugements, dans les Carac-
tères, le fameux passage : « Un homme parait grossier, lourd,
stupide; il ne sait pas parler ni raconter ce qu'il vient de
voir...; » mais d'Olivet a laissé entendre que La Bruyère,
emporté par l'abus du pittoresque, avait fortement appuyé
ses crayons et montré le fablier sous un aspect un peu trop
pesant pour celui qui a dit, de lui-même, qu'il était « chose
légère; » et, c'est quand d'Olivet a écrit que, si « pourtant La
Fontaine se trouvait entre amis et que le discours vint à s'animer
par quelque agréable dispute, surtout à table, alors il s'échauf-
fait véritablement, ses yeux s'illuminaient; c'était La Fontaine
en personne et non pas un fantôme revêtu de sa figure. »
Molière- en étant venu, par les détours de la conversation,
et tandis qu'à grands coups de fourchette il frappait sur les
plats, à parler des auteurs de l'antiquité, « l'agréable dispute »
dont parle d'Olivet ne tarda pas à se produire. Et ce fut à pro-
pos de Térence. Le fait que Boileau fit grief à Molière d'altérer
128
REVUE DES DEUX MONDES.
le langage de Te'rence en y mêlant de l'esprit de Tabarin, eut
pour effet de courroucer Chapelle. Celui-ci prit fait et cause
pour Molière, réfuta Despréaux et, dans son emportement, alla
jusqu'à se vanter que c'était lui, Chapelle, qui « avait renversé
la cruche à huile de Boileau » et lui avait mis « le verre à la
main! » — « Langage d'ivrogne! » dit Boileau. — « Mais non,
langage d'un sage! » répliqua La Fontaine. Et comme La Fon-
taine était familier avec Térence et qu'il avait donné lui-même
naguère une traduction de l'Eunuque du comique latin, ce fut
un tournoi où chacun prit part.
A la fin, cette discussion causa tant de bruit que la servante
La Forest, son torchon à la main, et le portier Chrestien, béants
tous deux de stupeur et d'admiration, délaissèrent ensemble
l'office pour venir écouter ce que les hôtes de leur maître
racontaient de sublime sur Térence. Mais, ce qu'il y a de
piquant, c'est que Descôteaux, qu'on n'attendait pas en cette
affaire, prit la. parole et dit que ce qui lui faisait aimer l'au-
teur de X Eunuque , c'est que son théâtre, comme celui de Mo-
lière, se prêtait aux accompagnements de la musique. « Cela
est si vrai, dit-il, que Flaccius, affranchi de Claudius, accom-
pagnait le plus généralement les comédies de Térence sur la
flûte. » Molière, qui avait parlé déjà de flûtes dans l'Étourdi et,
dans Don Juan, fait dire un mot à Pierrot sur les joueurs de
vielle, avoua qu'il n'y avait rien que les Romains aimassent
autant qu'une mélodie langoureuse, adroite et discrète, accom-
pagnant les paroles des acteurs sur la scène. « Mais, demanda
le Bonhomme, extrêmement surpris que les flûtes parussent au
milieu du banquet, et dans un moment qu'on n'attendait pas,
quelles étaient ces flûtes? »
La Fontaine n'avait entendu, jusque-là, que les flûtes que
les bergers de campagne jouent devant leurs troupeaux. Mais
Descôteaux ne larda pas à le mettre au fait. « Tantôt, dit-il,
quand la pièce était sombre, tragique, c'étaient des flûtes
lydiennes dont jouaient les acteurs; mais si, par bonheur, la
pièce était gaie, animée, avec des entrées et des sorties comiques,
c'étaient des flûtes tyriennes, plus joyeuses, que ceux-ci por-
taient à leurs lèvres. »
A ces mots, Molière, qui venait de voir l'embouchure de
l'un de ces instruments s'échapper de la poche arrière de l'habit
du flûtiste, ne put se défendre d'intervenir. — « Je pense bien,
L*AMÀTEUT5 UE TTT.îPEs. 129
dit-il, en se tournant vers Descôteaux, que c'est de la flûte
fyrienne que vous allez être assez bon pour jouer à ces Mes-
sieurs! » Descôteaux balbutia, rougit, dit qu'il n'était pas pré-
paré à tant d'honneur; mais, quelques formes qu'il y mit, Molière
ne le laissa pas qu'il n'eût consenti enfin à jouer. « Je jouerai
donc pour vous, comme Flaccius jouait pour Térence, » dit
Descôteaux avec modestie. A ces mots, prononcés sur un ton
engageant, le « hautbois du Roy » se leva, tira de son habit sa
flùle douce et il ne jouait pas depuis un instant que les
convives autour de la table, Caches, le petit Baron et notre
Bonhomme, étaient plongés déjà d;uis l'extase. Molière et Cha-
pelle, bouche bée, écoulaient le tlùlisle. Boileau tendait l'oreille
et de leur coté, la servante La Forest, le portier Chrestien, rete-
nant leur souftle à force d'admirer, écoutaient aussi.
Par une sorte de secret d'éloquence qui n'appartient qu'à
la musique, on eût dit que Descôteaux s'efforçait à traduire sur
sa flûte les appels de l'amour, la douleur et le dépit de l'aban-
don. Tantôt en effet la voix de l'instrument était suppliante;
d'autres fois, elle était plaintive; enfin, on eût dit que des san-
glots s'y mêlaient à la joie et à la tendresse. Enfoncé dans son
fauteuil, Molière écoutait ; il écoutait tout cela qu'exprimait
Descôteaux; il pensait à sa coquette, il pensait à Armande. Il
s'avouait que c'était une folie de l'aimer; et, cependant, il la
revoyait dans /'École des maris, cette << pièce de fiançailles »
comme devait dire si joliment un jour M. Maurice Donnay, celte
pièce où, tandis qu'elle avait été Léonor, il avait été Sganarelle.
En même temps, il songeait à l'agrément, au charme qu'elle
avait montrés, à ses mutineries, à ses bouderies et à ses grâces I
Et lui Sganarelle, lui Arnolphe, lui Alceste, lui qui avait bien
trente ans de plus qu'Armande, il pensait à cette enfant qui se
jouait de lui et, pourtant, lui avait pris le cœur.
Longtemps, longtemps, Descôteaux joua. Il joua avec ten-
dresse, avec sentiment et, sans le gros rire de Chapelle, qui
éclata à la fin du concert, il en est plus d'un, —parmi ces
beaux esprits, — qui se fût laissé aller à s'attendrir et à
pleurer ; mais, le rire bruyant, le rire sonore du burlesque eut
bien vite raison d'une mélancolie aussi poignante. Renversé
au fond de son fauteuil, le regard fixe, intérieur et, comme
s'il eût contemplé en rêve des bergers occupés à danser devant
lui dans un bal champêtre, La Fontaine, malgré le bruit causé
TOME LVII1. 1920. "
130 REVUE DES DEUX MONDES.
par Chapelle, demeurait immobile. Et c'est ici, je le croisbien,
que se joua la scène que rapporte l'abbé d'Olivet, que Louis
Racine raconte et à laquelle Descôteaux prit part.
« J'ai parlé, dans mes Réflexions sur la poésie, dit Racine le
fils, d'un souper fait chez Molière pendant lequel La Fontaine
fut accablé des railleries de ses meilleurs amis, du nombre
desquels était mon père. » Ce souper était justement celui où
ge trouva Descoteaux. Par les effets de la flûte de ce musicien,
le Bonhomme se trouvait comme absorbé, c'est-à-dire qu'il ne
voyait et n'entendait plus que son rêve intérieur. « Racine et
De>préaux, écrit alors d'Olivet {Histoire de r Académie fran-
çaise), pour le tirer de sa léthargie, se mirent à le railler, » et
cela si vivement, ajoute l'abbé, qu'à la fin Molière, qui était ce
jour-là l'Amphitryon, « trouva que c'était passer les bornes.
Au sortir de table.il poussa Descôteaux dans l'embrasure d'une
fenêtre et lui parlant de l'abondance du cœur • Nos beaux
esprits, dit-il, ont beau se trémousser, ils n effaceront pas le
Bonhomme (1). »
S'il est vrai qu'il eût l'esprit lourd, obscurci de chimères et
toutoccupéde pensées couleur de rose, La Fontaine, au contraire
du railleur Boileau, n'en avait pas moins l'oreille la plus fine
du monde. Tout en feignant de rêver et de somnoler, il avait
fort bien entendu ce qu'avaient dit de lui, à l'a parte et pre-
nant sa défense, le poète et le flûtiste. Et comme c'était un
brave homme, encore que distrait et léger, il en garda à
Molière et à Descôteaux un souvenir attendri et reconnaissant.
De Molière, en effet, dont la mort survint à quelques années
de là, il a laissé une belle épitaphe
Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence.
Et cependant le seul Molière y gît.
Et pour Descôteaux? Pour Descôteaux, il a fait mieux
encore et, dans l'une des fables du livre Xe de son recueil : les
Poissons et le Berger gui joue de la flûte, il l'a représenté,
j'imagine, ainsi que ce berger Tircis, vêtu comme un garçon
de village, galant, tendre et tout occupé de jouer sur sa flûte
douce, au fond d'un paysage, un air délicat.
(1) Selon la version de Louis Racine, Molière eût dit à Descôteaux : « Ne
nous moquons pas du Bonhomme; il vivra peut-élre plus que nous *
l'amateur de tulipes. 131
III. — PLAISIRS ET TOURMENTS D UN FLUTISTE
Ces airs insinuants, rêveurs et qui pénètrent l'âme, comme
nous l'avons vu pour La Fontaine, au point de l'envelopper et
de la charmer, c'était la grande séduction dont le flûlist . • usait
sur son auditoire; mais ce qui ajoutait encore à cette séduc-
tion, c'est que Descôteaux, dans beaucoup de concerts où il
prenait part, revêlait en réalité cet habit de Tircis ou de
Céladon auquel, dans sa fable, a fait allusion le Bonhomme. A
ce propos, Edouard Fournier, dans son très ingénieux et très
curieux livre : la Comédie de Jean de La Bruyère, n'a pas laissé
de nous donner plus d'un détail. « Les joueurs d'instruments,
dit-il, paraissant alors sur la scène avec ces costumes d'acteurs
qui sont un si grand attrait pour le regard des femmes, leurs
bonnes fortunes allaient de pair avec celles des comédiens et
des chanteurs. Descôteaux, pour sa part, en eut de célèbres
]ui méritèrent d'être mises en chansons. Philibert en eut plus
encore, et ce fut son malheur. »
Philibert était ce flûtiste, rival et ami de Descôteaux, dont
nous avons vu que Dangcau parle, dans son Journal, à l'occa-
sion d'un concert donné chez M. le Duc. « Monseigneur, dit-il,
alla tout seul diner à Choi^y et, ensuite, alla à l'Opéra à Paris
trouver Mme la Duchesse; il n'était accompagné que de l'offi-
cier de ses girdes. Après l'Opéra, il alla souper avec elle au
Pelit Luxcmbou:g où M. le Duc fit venir Descôteaux, Filbert
et Vizé pour la musique, Mefczetin et Pasrariel pour quelques
scènes italiennes. » C'était donc à la fois le concert et le
théâtre, enfin, pour tout dire, un divertissement que M. le Duc
(le petil-fils du grand Coudé et l'élève de La Bruyère) donnait,
ce soir-là, à Monseigneur.
Encore (|u i le maître de musique, dans h Bourgeois gentil-
homme, assure à M. Jourdain qu' « une personne qui a de
l'inclination pour les belles choses » se doit d'avoir « un
concert de m nique chez soi tous les mercredis ou tous les jeu-
dis, » c'est tin vendredi (le vendredi 2G novembre I69i) qu'eut
lieu au Luxemb uirg ce co.11 go ri de bergers mèié de farces. Au
suj -t de ces dernières, il n'était personne alors qui en jouât
de plus drôles que Pascariel et Mezzctin, le premier garçon
natif de Messine et le second de Vérone, tous deux de la Co-
132
REVUE DES DEUX MONDES.
médie italienne. Cependant ces farces, par leur musique naïve
et le comique assez trivial dont elles s'accompagnaient, étaient
bien éloignées, pour les délicats, de présenter l'agrément du
concert et, de ce côlé, il n'y avait rien qui fût plus charmant
à entendre et à voir que Descôteaux, Vizé et Philibert.
La Bruyère, qui se trouvait, en sa qualité de précepteur du
Duc et de bel esprit, convié à cette soirée, n'a pas laissé d'obser-
ver Philibert faisant le fat et se livrant à son manège au milieu
des belles personnes, au premier rang desquelles étaient,
comme toujours, cette maréchale de La Férié et cette comtesse
d'Olonne que Saint-Simon a nommées en les blâmant. « Prenez
Bathylle... voudriez-vous le sauteur Cobus... vous avez Dracon,
le joueur de llùte... » C'est de cette façon assez brutale que La
Bruyère, en déguisant les vrais noms de Pécourt et de Beau-
champs les danseurs, de Philibert le flûtiste, a peint les bala-
dins et le musicien si chers aux coquettes de son temps.
De Philibert, le Dracon si précieux à Lélie, La Bruyère a
parlé de la façon la plus piquante du monde. C'est quand il a
montré cette sorte d'attrait irrésistible que Dracon exerçait sur
les cœurs. « Vous soupirez, Lélie, dit La Bruyère: est-ce que
Dracon aurait fait un choix ou que malheureusement on
vous aurait prévenue? Se serait-il enfin engagé à Césonie? »
Césonie, c'était M,le de Briou, fille du Président des Aides et,
dans sa Comédie de Jean de La Bruyère, Edouard Fournier ne
laisse pas de dire que cette belle personne « alla pour Phili-
bert jusqu'à l'extravagance. »
Hélas! pour Mn,e Brunet, une bourgeoise contemporaine de
Mlle de Briou, recherchée, très riche, encore jeune et mariée
au marchand Brunet, cela devait aller jusqu'au forfait et jus-
qu'au crime! La Bruyère, en effet, dans le même chapitre des
Femmes où il touche, en passant, à toutes ces folies, a parlé de
Canidie l'empoisonneuse, de Canidie « qui a de si beaux
secrets, qui promet aux jeunes femmes de secondes noces. »
Eh bien ! cette Canidie, c'était la Voisin et, quand la justice
eut décidé d'instruire le procès de cette mégère, on ne tarda
pas à s'apercevoir que Mmc Brunet, afin de convoler, — avec
Philibert, — en de nouvelles noces, avait obtenu de Canidie
qu'elle dépêchât, par une poudre savante, M. Brunet dans
l'autre monde !
Epousé dans des circonstances devenues si tragiques,
l'amateur de tulipes. 133
Dracon ou mieux Philibert eût bien, sans la protection la plus
haute., c'est-à-dire celle du Roi lui-même, pu suivie la femme
du marchand chez le questionnaire. C'est à ce moment que
Descôteaux, qui savait son ami innocent de toute complicité
avec Mme Brunet, intervint pour aider Philibert à sortir
d'embarras et le soutenir aux yeux du public. La fidélité et
l'affection dont le musicien ami des fleurs témoigna dans cette
aventure se montrèrent si chaleureuses que nombre de per-
sonnes qui avaient eu occasion d'applaudir déjà, l'un à côté do
l'autre, le Tircis et le Céladon qu'étaient les flûtistes, en demeu-
rèrent dans l'admiration.
Tantôt au Luxembourg, chez M. le duc et devant Mme la
duchesse qui n'était autre que la gaie et badine M1Ie de Nantes,
tantôt à Saint-Maur aussi chez M. le duc, à Sceaux chez le duc
du Maine, il n'y avait pas de divertissements, d'opéras avec
machineries, de comédies avec des airs où Descôteaux ne prit
part. Quand c'était au Luxembourg (et c'est ainsi que La
Bruyère l'avait vu 1) notre flûtiste se montrait dans le costume
d'un berger du Poitou; mais, quand il allait à Chantilly se
mêler avec les hautbois et les musettes qui jouaient devant
Monseigneur, il était au nombre de ces musiciens « couronnés
de chêne » dont Donneau de Vizé a parlé et dont il a dit, à
propos du spectacle qu'ils avaient offert, que c'était Pécourt
qui avait conduit leur ballet, M. de Lully le cadet qui avait
composé les airs qu'ils avaient chantés, enfin Bérain, dessina-
teur ordinaire du cabinet du Roi, qui avait esquissé et cousu
leurs habits.
La Bruyère, homme de goût, sensible aux belles choses et
qui n'en avait jamais fini de vanter, dans les spectacles de
Chantilly, les surprises de « la chasse sur l'eau, l'enchan-
tement de la Table, la merveille du Labyrinthe, » ne se
doutait pas, en écoutant Descôteaux jouer avec langueur du
flageolet au bord du Canal, devant les poissons de M. le Prince,
qu'il n'en avait plus que pour peu de saisons à écouter au cré-
puscule et sous un ciel pur ces airs délicats. Encore huit prin-
temps, et le duc de Saint-Simon pourra en effet écrire (en 1606)
que « le public perdit un homme illustre par son esprit, par
son style et par la connaissance des hommes, je veux dire La
Bruyère qui mourut à Versailles après avoir surpassé
Théophrastc, en travaillant d'après lui, et avoir point les
134 ftEVUE DES DEUX MONDES.
hommes de notre temps, dans ses nouveaux Caractères, d'une
manière inimitable. » On sait la façon inattendue dont cette
mort survint. La Bruyère était la, souriant, heureux, parlant
avec des amis; tantôt c'était sur le quiétisme dont il s'était
montré préoccupé au point de lui consacrer, en dernier lieu,
quelques dialogues; tantôt sur quelques figures qu'il se pro-
posait de peindre encore et d'ajouter à ses Caractères. En cet
instant, il était si confiant, si gai, si maître de lui qu'il sem-
blait bien, et plus que jamais, ce « fort honnête homme, de
très bonne compagnie, simple sans rien de pédant » que Saint-
Simon a fait voir. Tout à coup, comme il allait se lever, sans
doute pour appuyer de quelque geste, ainsi qu'il avait accou-
tumé de faire, le passage de son discours qui lui semblait
mériter le mieux d'être compris, il chancela, «. perdit la
parole, sa bouche se tourna, » et, comme l'apoplexie faisait son
œuvre, c'est à peine s'il eut la force de montrer avec son
doigt l'endroit de sa tète où était son mal.
Le soir même du 10 mai, malgré les soins que Fagon et
Félix lui prodiguèrent, et plutôt même à cause de ces soins
(car c'étaient bien des remèdes à la Purgon que cette saignée,
ce vin d'émélique et ce lavement de taba*. qu'on l'obligea de
prendre 1) il passa dans les bras de l'aumônier qui l'exhortait
de ses prières. Encore un peu. et dans ce monde des morts
dont Fontenelle, avec tant d'esprit et de finesse, avait écrit les
Dialogues, il allait rejoindre Chapelle, Molière et cet autre ami
de Descôteaux qu'était le bonhomme La Fontaine. C'est dire
assez qu'à ce divertissement de Sceaux dont M. de Malézieu,
en sa maison de Chàtenay, offrit la surprise à la propre sœur
de M. le duc, Mme la duchesse du Maine, et dans lequel les
assistants eurent le plaisir d'entendre « Des Costeaux » habillé
en paysan exprimer sur la flûte et la viole des airs admi-
rables, l'auteur des Caractères, au grand regret de ceux qui
l'avaient admiré et aimé, ne prenait pas part.
IV. — A SCEAUX, CHEZ LA DUCHESSE DU MAINE
Malézieu, comme Gourville, Sanleul, l'abbé Genest et tant
d'autres qui fréquentaient à la fois à Sainl-Maur et à Sceaux, a
été de la société de La Bruyère. C'est un fait que La Bruyère et
Malézieu, l'un précepteur de M. le duc, petit-tils du grand
l'amateur de tulipes. 135
Condé, l'autre du duc du Maine, s'estimaient et s'aimaient (1)^
Galant homme, bel esprit, rare ordonnateur des divertisse-
ments et des plaisirs, Nicolas de Malézieu vivait un peu à
Sceaux comme Aladin au fond de son palais de prestige et
d'enchantement. C'est dire qu'il n'y avait pas de fêtes sans
Malézieu, pas de chasse, pas de théâtre, pas de conversation,
pas de promenade, rien de plaisant ou de charmant qui se fit
tans celte belle terre sans que M. de Malézieu y prit part,
préparât les détails et conduisit l'ensemble.
A la fois poêle, acteur, philosophe, magicien, capable
d'accomplir tous les miracles de la féerie, d'apprêter toutes
les surprises d'un divertissement, de conduire une fête italienne
avec des masques, une fête française avec des violons, tel était
M. de Malézieu, celui qu'on appelait le Curé dans l'intimité,
alors que, dans la même intimité, l'abbé Genest était Pégase,
le duc de Nevers Amphion et le duc du Maine lui-même le
Gnrçon. Intendant des biens, conseiller des esprits, M. de
Malézieu, à Sceaux, disposait de tout, gouvernait tout, et, tant
au temporel qu'au spirituel, régnait sur tout. « Il a une infi-
nité de talents, écrivait de lui l'abbé Genest à MUe de Scudéry,
et il excelle en tous. Jurisconsulte, philosophe, mathématicien
au premier degré, il possède parfaitement les belles-lettres; il
parle à charnier et il écrit comme il parle. »
Ce que l'abbé Genest disait là de Malézieu, Fontenelle le
pensait de son côté, La IJruyère de même et, plus tard, bien
plus tard, Mme de Staal-Delaunay en donna l'assurance. « A
Sceaux, écrit cette charmante femme qui fut aussi pour ses
maîtres dans l'adversité une suivante Gdèle et courageuse, la
décision de M. de Malézieu avait la même infaillibilité que
celle de Pylhagore parmi ses disciples. Les disputes les plus
échauffées s'y terminaient au moment que quelqu'un pronon-
çait : Il l'a dit! » — // l'a dit! c'était le mot magique au
moyen de quoi ce Merlin en perruque et cet Aladin à l'habit
français imposait sa sentence. // l'a dit! Et, dans celle petite
cour, qui avait son étiquette, ses lois et ses usages, M. de Ma-
(1) Voltaire rapporte que La Bruyère confia le manuscrit des Caractères à
M. de Malézieu. « Le fait, écrit M. Allaire. dans son livre : La Bruyère et la
maison de Condé, nous parait vraisemblable. Tous deux Parisiens, presque du
même âge, La Bruyère et Malézieu avaient embrassé le cartésianisme dans le
uième temps. »
136 REVUE DES DEUX MONDES.
lézieu était écouté, consulté, obéi comme une sorle d'oracle.
M. de Malézieu, arbitre dans les choses du théâtre autant
que dans celles de la chorégraphie et de la musique, assu-
rait-il que le sieur Allard sautait bien, qu'il n'y avait per-
sonne qui passât Pécourt pour la danse ou Descôteaux pour
l'adresse à jouer de la flûte, aussitôt voilà Descôteaux, Pécourt
et le sieur Allard devenus des prodiges, des pliénix, des mer-
veilles qu'il était de bon ton d'avoir entendus et vus.
A une époque où il n'y avait rien de plus charmant que
Sceaux,
Sceaux, ce beau vallon,
Que nous a vanté la fable (1),
M. de Malézieu, dont l'àme était pastorale, songeait que ce
serait une belle chose d'emprunter ce cadre exquis, cette belJe
vue, enfin tout le fond des jardins et des bois si délicieux, tant
de Châtenay où était sa maison que de Sceaux où était celle du
duc et de la duchesse du Maine, pour y produire quelque fête
inouïe, quelque divertissement admirable, enfin l'un de ces
spectacles dont le Roi à Saint-Germain ou à Versailles, feu
M. le Prince à Chantilly avaient été, depuis Fouquet, les seuls
peut-être à étaler le faste, à oser la dépense.
Ah! la belle entrée de ballet que cela ferait, le jour où le
carrosse de Mme la duchesse du Maine, après avoir quitté Sceaux
par l'allée royale, contourné les « quarreaux » de fleurs et suivi
le grand canal, arriverait à Châtenay devant la maison de
M. de Malézieu et que, confondus à des bergers et à des ber-
gères, MM. Forcroy et Descôteaux, tous deux muselles et haut-
bois de la chambre du Roi, salueraient du bruit de leurs
pipeaux cette princesse auguste!
M. de Malézieu n'eut pas plutôt conçu ce projet qu'il chercha
à le mettre à exécution et que, puisant à la fois dans Philémon
et Baucis, l'idylle de La Fontaine, et dans l'Amour médecin de
Molière, il composa un divertissement dont il ne restait plus,
pour en ménager le spectacle au duc et à la duchesse, que d'en
adapter le jeu à quelque prétexte. II se trouva qu'à ce moment,
Nicolas II de Malézieu, frère puîné de l'Intendant, prèlre et
futur évêque de Lavaur, venait d'arriver à Châtenay. Il n'en
fallait pas plus au Curé pour imaginer tout un cérémonial à
(i) Chaulieu.
l'amateur de tulipes. 137
l'effet d'amener le duc et la duchesse du Maine à venir enten-
dre, en l'église du village et le dimanche 5 août 1703, la pre-
mière messe chantée que célébrerait le cadet des Malézieu.
<( Malézieu, écrit Jal, qui a étudié l'origine et la généalogie
du futur évêque et de l'intendant, ne devait pas moins au duc
du Maine que Philémon à Jupiter. » Il fallait donc que la gra-
titude autant que le respect, tout en faisant place a l'enjoue-
ment, s'exprimassent le mieux du monde dans toutes les cir-
constances d'un jour que le précepteur du duc du Maine
souhaitait tout entier consacré à son élève. Dans cette inten-
tion, il n'y a rien que le Curé, aidé de Pégase qui était l'abbé
Genest, ne prodiguât à profusion, tant par le spectacle que par
le bal et la collation, pour rendre accueillante à ses hôtes cette
aimable maison que Louis-Auguste et Louise-Bénédicte de
Bourbon avaient fait élever à Châtenay pour leur vieil ami.
L'abbé Genest, celui qui seconda et aima toujours Malé-
zieu, a écrit, de la vue de cette habitation, qu'elle était char-
mante. « Tout ce qui est aux environs ne semble fait que pour
elle. On dirait que Sceaux et Berny n'ont été faits que pour
lui rendre hommage de leurs parterres, de leurs jardins et de
leurs superbes bâtiments. » Cette remarque de l'abbé Genest
était si justifiée que, dès que MM. de Malézieu eurent dis-
posé leur maison de Châtenay à l'effet de recevoir leurs hôtes,
ce ne fut plus, dans tout le canton, qu'allées et venues de car-
rosses, bruits de grelots et claquements de fouets des cochers et
des postillons amenant les visiteurs par les routes poudreuses..
Il va de soi que Descôteaux était au nombre des exécutants
du concert religieux et qu'il eut avec ses camarades, MM. Bu-
terne, Forcroy, les sieurs Desjardins, le Peintre père et fils,
tous de la musique du Roi, l'honneur et le plaisir d'assister a
l'enlrée, — dans l'église de Châtenay, — non seulement du duc
et de la duchesse de Nevers, mais encore de Mraes de la Ferté et
d'Artagnan, des duchesses deRohan et de Lauzun, des marquises
d'Antin et de Brouzolles, de Mme de Barbezieux, de la comtesse
de Chambonas, de Mme et M1Ie de Croissy, M. et Mme de Lassay, du
président de Mesmes, et, — dans un grand mouvement de velours
et de soie, dans le fracas des épées, l'agitation des drageoirs et
des éventails, — de toutes les personnes, écrit Donneau de
Vizé, « distinguées par leur naissance et par leur mérite, » qui
avaient tenu à se montrer en ce grand jour.
138
REVUE DES DEUX MONDES.
Toutefois, ce que Descôleaux n'avait jamais vu, ne rever-
rait peut-être jamais, qui tenait de la féerie, du prodige et ne
pouvait èlre comparé à rien, ce fut l'entrée tapageuse, bruyante
de faste et d'élégance, que Mme la duchesse du Maine, flanquée
de son mari à droite, de M,Ie d'Enghien à gauche, sa petite
chienne Jonquille jappant sur ses talons, fît en l'église de
Chatenay.
A peine Mrae la duchesse du Maine, toujours «vive et entre-
prenante, » comme Mme de Caylus l'a peinte, eut-elle passé le
porche et gagné sa place au-devant de l'autel qu'à sa manière
impérieuse de sourire ou de parler, de donner des ordres ou de
frapper de sa canne à pomme d'or comme un Suisse, on vit
bien qu'elle était cetle petite-fille du Grand Condé faite pour
l'agitation et le commandement. C'était, à ses côtés, un gen-
tilhomme bien résigné que son époux. Plus petit que grand,
la jambe contrefaite, une physionomie poupine, douce, enfouie
plus qu'à moitié dans les Ilots d'une grande perruque à la
Louis XIV, une épée enfantine lui pendant le long du corps, il
donnait l'impression de l'effacement et de la faiblesse. A vrai
dire, le plus prince des deux, c'était elle, et l'on ne pouvait les
voir l'un à côté de l'autre, elle dominatrice, lui respectueux,
sans penser, avec Saint-Simon, que l' « ascendant qu'elle avait
sur lui était incroyable, » et que, quoi qu'elle ordonnât, fût-ce
tout ce qu'il y avait de plus absurde et de plus fou, il était prêt
à obéir.
Picola si, fà ma pur gravi le ferite, « je suis petite, il est vrai,
m&is je fais de profondes blessures. » Celte devise était tirée de
ï Aminte du Tasse et, le jour où Mme la duchesse du Maine avait
institué à Sceaux cet ordre de la Mouche à miel, dont M. de Malé-
zieu était le grand-maître, elle avait adopté celte devisé pour
elle. Le fait est que Mrae du Maine, toute vêtue de cette fameuse
robe de satin vert qui lui allait le mieux du monde, semblait,
dans cette bourdonnante ruche de Sceaux, une reine véritable.
Mais, de la reine des mouches à miel, Louise-Anne-Bénédicte
avait bien aussi l'humeur, la mobilité et les contrastes.
« Elle se courrouce et s'afllige, s'apaise et s'emporte vingt fois
en un quart d'heure, » a dit d'elle Mme de Staal ; et « comme elle
parle avec éloquence mais avec trop de véhémence et de pro-
lixité, » Desrôteaux qui savait, comme amateur de fleurs, ce
qu'il en est des abeilles, voyait bien aussi que c'était une abeille
l'amateub de tulipes.
bourdonnante que cette princesse et que, quoi qu'on fit pour
retenir son attention, il n'y avait rien qui put la fixer. Cela est
si vrai qu'à peine M. de Male'zieu eut commencé à chanter
sa messe, aussitôt elle manifesta des signes d'impatience.
Tantôt, elle parlait bas à MUe d'Enghien, elle prenait Jonquille
sur ses genoux et la cajolait, ou bien, les yeux étincelants et la
voix grondeuse, elle se mettait à morige'ner M. du Maine.
De l'office, qui fut mené jusqu'au bout assez rondement,
l'on ne tarda pas à passer à la collation, de la collation aux jeux
et aux danses. Sur ces entrefaites, «t comme il était près de
huit heures du soir, M. l'abbé Genest « entra dans la galerie
et vint dire fort sérieusement à Mm* la duchesse du Maine
qu'un Opéra était dans la cour avec toute sa troupe, qu'il avait
appris en passant au Bourg-la-Reine que leurs Altesses sérénis-
îimes étaient à Chàlenay et qu'il venait leur offrir un plat de
son métier. »
Aussitôt Mme du Maine, qui était chez M. de Male'zieu comme
chez elle puisque c'était elle-même qui avait présidé à tout
dans l'agencement de la maison de Chàtenay, ordonna qu'on la
suivit dans cet « espace couvert et environné de toiles, que le
comte Hamilton devait décrire un jour et dans lequel on avait
élevé un théâtre dont les décorations étaient entrelacées de
feuillages verts fraîchement coupés et illuminées d'une prodi-
gieuse quantité de bougies. » A peine la compagnie eut-elle
pris place, Mme la duchesse du Maine toujours pla ée au centre,
M. du Maine a droite, MUe d'Enghien à gauche et la petite
chienne Jonquille couchée entre ses pieds, qu'aussilôt, dit
Donneau de Vizé, « on vit paraître un homme dans un équi-
page fort extraordinaire; mais malgré sa coëffure bizarre et sa
longue barbe de crin, on reconnut que c'était M. de Malézieu.»
M. de Malézieu avait bien des talents ou, plutôt, comme
nous l'avons dit, il les avait tous. Aussi se mit-il en devoir de
tenir son rôle avec une verve, une facilité et un sang-froid qui
eussent pu donner à penser qu'il n'avait fait, durant toute sa
vie, comme l'opérateur de l'Amour médecin, que débiter de
l'orviétan à tontes les personnes du parterre atteintes de gale,
de rogne, de fièvre ou de goutte. « Allons 1 » dit-il, en faisant
le magicien et frappant de sa baguette sur une « boette; »
a allons ! vite ma easselle, Panloinimas ! Panlomimas ! »
Aussitôt, il parut un Arlequin portant une « buëtte » plus
1 iO BEVUE DES DEUX MONDES.
grande quo la précédente remplie de plusieurs bouteilles avec
des écriteaux. L'une contenait de l'eau générale, dont l'opéra-
teur fit don à M. le Duc. Avec cette eau, on possédait tous les
talents, tous les secrets ; on devenait invincible. La seconde
bouteille était remplie d'esprit universel. « Il suffit, dit M. de
Malézieu, toujours costumé en charlatan, d'en prendre pour
avoir l'enjouement, le badinage, la gaité et l'a propos, enfin
tous les ornements de l'esprit. » C'est de la meilleure grâce du
monde que M'"e la duchesse du Maine reçut entre ses mains
un si grand présent. A MUe d'Enghien l'opérateur offrit de la
pondre de Sympathie ; après quoi, il débita de Y Essence des
élus ; mais ce que tout le monde s'accorda à trouver le plus
sublime, fut quand, de la « boette » de l'Arlequin, il fit, — au
moyen de sa baguette, — apparaître, outre un flacon de Sirop
violât, un paquet de pilules fistulaires. « J'appelle ce sirop Violât,
dit M. de Malézieu, parce que, dès que j'en ai versé une goutte
dans la main de qui que ce soit, il devient aussi excellent pour
la viole que Marets et Forcroy. » Et « pour ces pilules, ajouta
le magicien, n'allez pas vous persuader que ce soit pour guérir
des fistules... je les nomme pilules ftstulayres à cause de fislula
qui signifie flûte. Vous allez voir la merveille qu'elles opèrent.,
J'en vais mettre une dans la bouche de mon Arlequin ; dès
qu'elle aura touché ses lèvres, il jouera de la flûte comme Pan
ou Descôteaux ! »
Là-dessus, il se joua une pîp-èrie singulière, l'Arlequin vou-
lant, par ses sauts et par ses gambades, éviter que M. de Malé-
zieu lui ingurgitât la pilule. Ayant cependant consenti à céder,
cet arlequin, au grand ébahissement de la compagnie, se mit
à jouer, sur la flûte ^"Allemagne, un solo qui enchanta Mme la
duchesse du Maine, flatta l'ouïe de M11* d'Enghien, ranima
M. le Duc et ne laissa pas de communiquer à la petite chienne
Jonquille une satisfaction évidente. « Vous croyez peut-être,
continua M. de Malézieu, toujours en persiflant et se donnant
de la voix, que je vous en impose et qu'Arlequin savait jouer
de ces instruments. Il faut vous convaincre tout à fait. »
A ces mots, M. de Malézieu s'avança au bord du théâtre.
« Qu'on me fasse venir, dit-il, en désignant avec sa baguette le
côté des coulisses, quelques-uns de ces paysans qui sont là-bas! »
Alors, comme le raconte Donneau de Vizé dans sa relation du
Mercure galant, on poussa sur la scène deux paysans d'aspect
l'amateur de tulipes. 141
naïf, Jes yeux ronds, la bouche éberluée, qui semblaient vrai-
ment deux garçons du village de Châtenay. Ils se défendirent
longtemps, l'un et l'autre, à faire usage des drogues que leur
présentait l'enchanteur. Cependant ayant, par l'effet des cercles,
conjurations et figures magiques, accepté, l'un de se frotter de
sirop, l'autre de gober la pilule, le public ébahi ne tarda pas
à voir que le miracle opérait et qu'à peine ces paysans eurent
touché, le premier sa viole, le second la flûte sur laquelle il
posa ses lèvres, aussitôt il n'y eut rien de plus harmonieux
et de plus enchanteur que l'air qu'on entendit.
Donneau de Vizé, toujours dans sa Relation des Festes,
donne le mot de l'énigme. « L'on n'eut pas, dit-il, grand'peine
à comprendre ce miracle quand on reconnut les deux paysans
pour être MM. Forcroy et Descôteaux. » M. Forcroy, avec une
virtuosité merveilleuse, appuyait ses lèvres sur le flageolet;
par l'harmonie qu'il arrachait à son instrument, il semblait
qu'il donnât déjà l'illusion que c'était l'air de Philémon qu'il
offrait au public. Ce dernier, avec Descôteaux, n'avait pas
moins le sentiment de se trouver transporté dans la bergerie.
Borger, Descôteaux l'était de toute sa personne, et cela,
depuis ses gros sabots de village attachés de rubans d'azur jus-
qu'à son visage où se reflétaient la stupeur et l'ébahissement
qu'il est convenu de donner, dans les opéras, à nos villageois.
Son habit de Colin lui seyait, sous cet aspect rustique, au delà
de tout ce qu'on peut dire ; il portait un gilet et une cravate à
fleurs du dessin le plus naïf; ses bas ressemblaient aux bas de
François les Bas-Bleus; sa. musette était une musette du Poitou
et, pour sa ligure, épanouie sous son chapeau de comédie à
grands bords, elle offrait la fraîcheur et le coloris de ces belles
tulipes que Mme la duchesse du Maine, dans les parterres de
Sceaux arrangés par Le Nostre, avait plus d'une fois admirées
en se promenant.
V. — DANS UN JARDIN, AU LUXEMBOURG
Chaque fois que Descôteaux se remémorait ces fêtes splen-
dides de Sceaux, cela ne laissait pas de s'accompagner en lui
d'une tristesse secrète et qui provenait de cette pensée que
M. de La Fontaine n'était plus là et, pas plus que La Bruyère,
n'avait pu assister au triomphe final de Baucis et de Philé-
442 REVUE DES DEUX MONDES.
mon, les deux vieillard-; aimés des dieux dont le Bonhomme en
des vers si beaux, avait clianté l'idylle.
Vieillard, LKscôteaux, avec les années, l'élait devenu lui-
même. Au temps où l'avocat Mathieu Marais le retrouva logé
au palais du Luxembourg, toujours occupé de ses lulipi-s et de
sa ilùte douce, vingt ans s'étaient émulés déjà depuis le jour
fameux du concert donné par M. de iMalézieu à Mn,e du Maine
Maintenant, le bonhomme Deseôleaux était tout ri<lé, et, bien
qu'il chantât encore en s'accompagnanl, devant Mathieu
Marais, des paroles de Verger, sa voix était devenue chevro-
tante. « Il a encore, écrit son auditeur, stupéfait de retrouver
sous la Régence ce personnage de La Bruyère, il a enrore au
suprême degré le goût des fleurs, et c'e^t un des grands fleu-
ristes de l'Europe. Il est h gé au Luxembourg où on lui a donné
un petit jardin qu'il cultive lui-même. »
Cette coutume de loger au Luxembourg loules sorles de
personnes dignes d'être honorées par leur nom ou par leur
mérite, mais à qui la fortune n'avait pas souri, demeura long-
temps l'apanage de cette grande maison. Dans ce quartier
docte, ombreux, charmant, qu'aimèrent toujours les sages et
les philosophes, La Bruyère, « Montaigne mitigé, » comme
devait l'appeler un jour le même Mathieu Marais, avait habite
lui aussi. C'était à l'époque où, devenu l'hôte du prince de
Condé, il demeurait près des Fossés-Monsieur-le-Prince; et
comme, en ce temps de sa vie, ce quartier-là était plein de ses
amis, qu'il n'avait que deux pas à faire d'un côté pour aller
retrouver son nrol.eeteur Pontcharlrain rue de Vaugirard, du
côté des Carmes, et, — du côté des Chartreux, — que deux pas
dans un autre sens pour gagner la rue Saint-Jacques où demeu-
rait Micliiiiet le libraire, on imagine le plaisir, si la mort
n'était pas venue prématurément le frapper, que l'auteur des
Caractères eût éprouvé à retrouver, dans ce milieu qui lui fut
longtemps cher, le flûtiste Descôteaux.
Mathieu Marais, qui précise à ce passage que c'est bien le
joueur de ilùte que La Bruyère a eu le dessein de peindre
dans le curieux de tulipes (1), écrit, — à l'endroit de son
Journal relatif au musette et hautbois de la chambre du Roi,
— que celui-ci ne se contentait pas d'être musicien et fleu-
(1) « La Bruyère, dit Mathieu Marais, ne l'a pas oublié dans ses Caractères,
sur cette curiosité outrée d» ses tulipes qu'il baptise du nom qu'il lui plait. »
l'amateur de tulipes. 113
ri-fo, mnis qu'encore il voulait « être philosophe et parler
D.'searfes. » Celte fureur de Descartes, qui avait tant agité
autrefois les gais compagnons d'Auteuil et dont La Bruyère a
parlé lui-même, dans son livre, au chapitre des B*f*iU forts,
n'avait jamais ces>é un instant de tourner la tète à notre fleu-
riste; mais, de toutes ces manies qui continuaient à faire du
flûtiste un personnage singulier, la plus aimable était bien tou-
jours cette passion des tulipes qui, grâce à La Bruyère, l'a fait
immortel.
Mathieu Marais nous dit là-dessus de Des^ôteaux, en ce
qui regarde ces plantes, que. parvenu à un âge extrême, il
était resté d'une « curiosité outrée; » mais cette curiosité,
quelque grande qu'elle fût, n'était que peu de chose elle-
même, en comparai on de la passion avec laquelle le même
homme continuait de s'occuper de l'espèce unique, de la rare
tulipe chère à tant de personnes de l'époque, aussi bien de la
France que de la Hollande. L'une des surprises de sa vie, —
et des plus belles, des plus étonnantes restées dans ses souve-
nirs, — était celle qu'il avait éprouvée, la fois inoubliable où,
quittant son petit enclos de fleurs. Descôleaux s'était, à moins
d'une demi-lieue de son faubourg, rendu à l'invitation de M. de
La Sablière, son digne et puissant voisin.
Ce voisin, en automne,
Des plus beaux dons que nous offre Pomone
Avait la fleur, les autres le rebut...
Ainsi La Fontaine, dans sa fable de l'Ecolier, avait en se
jouant tracé au passage la silhouette du mari de sa chère et
bonne protectrice. Le fait est qu'en cette Folie-Rambouillet,
appelée aussi par les amateurs domaine des Quatre-Pavillons
et située a Reuilly, M. de La Sablière récoltait les prunes les
plus belles qui fussent au monde. Cependant, encore que le
soleil fût haut dans le ciel et le temps limpide, ce n'était pas
(Je ses seules prunes que II. de La Sablière était occupé ce
matin-là, tandis qu'autour de lui, gardiens de tant d'arbres
chargés de fruits mûrs, les garçons du jardin s'empressaient
fort sérieusement, les uns à faire des moulinets avec leurs
bras, les autres à tirer des mousquetades à l'effet de chasser
les oiseaux. Contrairement à ses habitudes, d'une activité
toute rustique, M. de La Sablière lisait, et, pour qu'il n'en-
144 REVUE DES DEUX MONDES.
tendit pas venir à lui le joueur de flûte dont les pas faisaient
craquer le sable de l'allée, il fallait que sa lecture fût bien
attrayante. A peine cependant, à discerner l'ombre que Des-
côteaux dans le soleil projetait sur le chemin et jusque sur
le banc où il était assis, M. de La Sablière eut-il levé la tète
qu'aussitôt il vit et reconnut le tlûtiste, se leva, fut droit à lui,
lui tendit le petit livre qui semblait causer sa jubilation, puis,
plaçant le doigt sur la page, l'obligea à en lire le titre, lequel
était, dans toute sa saveur naïve, ainsi libellé : La Connais-
sance et culture parfaite des Tulipes rares, des Anémones extra-
ordinaires, des Oreilles fins (sic) et des belles Oreilles d'ours
panachés (sic).
N'est-ce pas La Bruyère, étudiant toutes les sortes de
manies auxquelles sont enclins les curieux de tous les genres,
qui parle de cet amateur d'oiseaux qui avait donné pension à
un homme dont tout le ministère était de « siffler des serins
au flageolet. » Eh bien 1 Descôteaux, en rentrant ce jour-là
dans son petit jardin du faubourg, montra que, quelque origi-
nal qu'il fût dans son genre, il aspirait à le devenir autant
que cet amateur, c'est-à dire beaucoup plus qu'il n'était déjà.
Jusqu'à ce que le soleil fût couché et les étoiles naissantes,
debout dans ses souliers pleins d'herbe et les bras agités, il fit,
à haute voix en effet, lecture devant ses tulipes du parfait
Traité où M. de Valnay, contrôleur de la Maison du Roi et
l'auteur de ce petit livre, expose toutes les raisons subtiles et
délicates que les peuples, tant de l'Orient que de l'Occident,
ont de cultiver et de chérir ces plantes...
Le Luxembourg, tel que le plan de Turgot, entre le petit
clos des Carmes et le potager des Chartreux, en a relevé le
dessin, ne présente plus tout à fait cet air de régularité qu'on
lui trouve à le considérer dans le dessin plus ancien de
Pérelle. C'est-à-dire que, depuis que la duchesse de Berri, fille
du Régent, en possède la partie la plus étendue, l'extrême net-
teté des massifs, la propreté des parterres, l'ordre même des
quinconces ne sont plus aussi manifestes qu'au temps où La
Fontaine, hôte de la duchesse douairière d'Orléans et M. de
La Bruyère, s'attardaient au long des promenades et parmi les
pelotons de nouvellistes, à deviser de compagnie. Du (jfésordre,
certes, mais ce désordre n'est pas sans un certain charme et,
quand Mrae de Caylus, hôtesse de ce noble asile, écrivait, il y a
l'amateur de tulipes. li-j
peu d'années encore, à Mme de Maintenon, dans l'un des courts
billets au style enjoué et simple qui ont sauvé sa mémoire :
« J'entends dès le matin le chant du coq et le son des cloches
de plusieurs petits couvents qui invitent à prier Dieu, » il faut
reconnaître que c'était une bien heureuse Thébaïde que celle
qu'avait choisie Descôteaux pour y finir ses jours.
« Je ne sais quand et où mourut Descôteaux, » écrit Jal, qui
fut cependant l'homme de France le plus au fait de tons les
papiers de l'ancien état-civil. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'aux
« premiers jours de novembre 1723, » Mathieu Marais le précise,
l'original ayant servi de modèle au portrait tracé par La Bruyère
existait encore. Cependant, devenu vieux et noueux, desséché,
presque végétal, à la façon de ce Philémon qu'il avait entrevu
autrefois à Sceaux dans un opéra, Descoteaux cessait peu à peu
d'appartenir au monde de la terre. Déjà, le chant du coq, le
son des cloches des petits couvents du voisinage l'invitant à
prier Dieu, venaient comme autrefois pour Mme de Caylus, se
mêler aux airs que, d'un souffle oppressé, il tirait encore de sa
flûte. Et, de la sorte, au milieu de ce jardin « qu'on lui avait
donné, » devant les tulipes ses tilles, la tlùte à la main, il était
semblable à ce duc de Bourbon dont il est question dans les
Mémoires de Maurepas et qui était tellement fou de plantes et
d'arbres qu'il s'imaginait que ses bras étaient devenus des
branches, ses cheveux des feuilles et qui exigeait qu'on vint
tous les matins lui arroser les pieds et le passer au râteau comme
s'il eût été lui-même une plante ou un arbre véritable.
Un octogénaire plantait,
a écrit, dans l'une de ses fables, ce bonhomme La. Fontaine
que Descôteaux, au temps de sa jeunesse, avait tant aimé, et
dont avec Molière, contre les saillies de Racine et de Boileau,
il avait pris une fois la défense. L'octogénaire! Sous les om-
brages épais du Luxembourg, en ce déclin de la Régence, c'était
désormais le bon flûtiste à la silhouette poétique, rêveuse,
un peu faunesque que La Bruyère avait une fois en se jouant,
et comme on cueille en passant une fleur ou un papillon,
placé h cet endroit des caractères que Vauvenargues goùiait
entre tous pour son frais coloris.
Epmond Pilon,
tome lviu. — 1920. 10
l\ BELCIQM, L'ESCAUT ET LE RHO
< l
La Belgique n'a pis eu beaucoup a se louer des décisions
de la Conférence de la paix. Sans doute elle va récupérer,— après
plébiscite toutefois, — les petits territoires de Moresnel, Eupen,
Malmédy, mais elle a échoué dans ses justes revendications à
l'égard de la liberté de la navigation dans l'Escaut, de la resti-
tution de la rive gauche de l'estuaire de ce fleuve et de celle de
la poche surprenante que fait, au Nord et au Sud de Maëslricht,
le long de la Meuse, le Limbourg dit« hollandais, » depuis 1839.
Justes revendications, certes! Qui donc d'un peu averti ne
sait pour quel motifs le nouveau royaume, que la vieille Europe
et l'Angleterre, en particulier, jugeaient « indésirable, » subit
en 1839 un traitement si rigoureux quand il s'agit de tracer ses
frontières? On ne peut donc s'étonner des espérances qu'avaient
conçues les Belges, forts de ce qu'ils considéraient comme leur
droit, forts, aussi, des services rendus à la grande cause des
Alliés, lorsque s'était réunie la Conférence de la paix.
Ces espérances ont été déçues. La décision du 4 juin 1919 a
laissé les choses en l'état, pour ce qui concerne le tracé des limites
entre Belgique et Hollande. C'est à peine si, dans le projet de
convention élaboré parles représentants des deux pays, — confor-
mément à l'invitation de la Conférence, — quelques améliora-
tions sont prévues, pour le régime des eaux où s'enchevêtrent,
toujours au détriment de la Belgique, les deux souverainetés.
11 n'est d'ailleurs pas sans intérêt d'entrer dans quelques
détails sur les péripéties de la négociation en cours, qui abouti-
rait au refus positif d'assurer la pleine sécurité de la Belgique
et au refus mitigé de satisfaire à ses intérêts économiques, si le
Parlement de Bruxelles consentait à ratifier le projet de traité.
LA BELGIQUE, L'ESCAUT ET LE RIIIN. 147
C'est le 11 février 1919 que les représentants de la Belgique
exposèrent la demande de revision des Irailés de 1839 devant le
Conseil stiprème interallié, à Paris. Le 20 lévrier, le Conseil sai-
sissait « la Commission des affaires belges » de l'étude de cette
revision. Dans les premiers jours de mars, le rapport de la com-
mission était soumis au Conseil qui, le 8 mars, en adopta les
conclusions à l'unanimité.
Voici l' essentiel des dites conclusions :
« Les traités de 1839 doivent être revisés dans l'ensemble de
leurs clauses, à la demande commune des Puissances, qui esti-
ment nécessaire celle revision... Le but "de celle revision est,
conformément à l'objet de la Société des Nations, de libérer la
Belgique de la limitation de Souveraineté qui lui a élé imposée
par les traités de 1839 el de supprimer, tant pour elle que pour
la paix générale, les risques el inconvénients divers résultant de
ces Irailés. »
Il était difficile de donner plus complète satisfaction aux aspi-
rations de la Nation belge. C'est ce que, dès le 12 mars, le prési-
dent du Conseil constatait devant la Chambre par une déclara-
tion qui fut accueillie par des applaudissements prolongés : « Le
12 mars 1839, il y a aujourd'hui exactement quatre-vingts ans,
disait-il en terminant, celte enceinte accueillait les paroles
d'adieu des élus des provinces belgjs que l'exécution des traités
des XXIV articles allait séparer de la Belgique. (Mouvement.)
C'est avec émotion que la Chambre saluera cette coïncidence. »
Pendant quelques semaines, la joie fut grande chez nos Alliés
de Belgique. Seuls, peut-être, les membres du gouvernement et les
personnes qui étaient au courant de ce qui se passait à Paris, sen-
tirent-ils combien ces espoirs étaient précaires, lorsqu'on apprit
dans les cercles pour lesquels la censure n'existait pas que le
Conseil suprême écartait du projet de traité de paix les articles
adoptés par la Commission des frontières occidentales de l'Alle-
magne qui réservaient le sort des territoires de Clèves et de la
Gueldre, ainsi que celui des Bouches de l'Ems, afin que l'acqui-
sition de ces territoires put servir de compensation à la Hollande.
Arrêtons-nous un moment sur ce point.
Il pouvait, tout d'abord, paraître surprenant que l'accueil
réservé aux revendications belges dépendit du sort éventuel iK s
territoires prussiens que la géographie et l'ethnographie, — et
même l'histoire, à quelques égards, — rattachent il est vrai, aux
148 REVUE DES DEUX MONDES.
provinces de la Gueldre hollandaise, de Drenlhe et de Gro-
ningue. Cette préoccupation de donner au royaume néerlandais
une compensation à la rétrocession des territoires incontestable-
ment belges de la rive gauche de l'Escaut et du Limbourg sem-
blait à bon droit d'autant plus étonnante que les Alliés n'avaient
pas eu à se louer de la Hollande, au cours de la grande guerre et
que l'excessive durée de celle-ci pouvait être attribuée, pour une
part, au zèle avec lequel les Hollandais avaient ravitaillé l'Alle-
magne, en dépit de tous les « contingentements » possibles.
L'Entente ne pouvait non plus avoir oublié les véritables vio-
lations de neutralité résultant, d'abord, du libre passage donné
dans les fleuves et canaux hollandais aux chalands qui appor-
taient d'Allemagne, sur les fronts des Flandres et de l'Artois, les
sables et graviers indispensables à la consolidation des tranchées
de nos ennemis; ensuite de l'autorisation accordée, en octobre
1918, aux colonnes allemandes en retraite de traverser avec
armes et bagages, — voitures de butin comprises, — justement
cette <c poche » du Limbourg dit hollandais dont j'ai parlé tout à
l'heure.
Insistons-y, parce que c'est un point essentiel dans la ques-
tion qui nous occupe : le fait de lier, en faveur de la Hollande,
deux ordres d'idées aussi différents que les revendications belges
contre les stipulations défiantes du traité de 1839 et la « com-
pensation » territoriale empruntée à l'Allemagne pour indem-
niser les bénéficiaires de l'injustice commise, il y a 80 ans, ne
peut s'expliquer que par le désir secret de rejeter la demande de
nos Alliés.
C'était pourtant ainsi que le Conseil suprême, — au sein du-
quel, depuis le 8 mars, s'était produit un revirement qui reste
inexpliqué, — envisageait désormais cette affaire. En effet, il
écartait nettement du libellé du traité de paix les articles pré-
sentés par la Commission des frontières occidentales de l'Alle-
magne, comme je le disais plus haut, et la représentation belge
ne se méprenait pas sur la signification de ce refus : « C était,
porte un document que j'ai sous les yeux, écarter virtuellement
toute rétrocession de territoire hollandais à la Belgique. »
Sur ces entrefaites, le 9 mai, fut institué par le Conseil
suprême un « Comité des ministres des Affaires étrangères » que
l'on chargea d'entendre les ministres des Affaires étrangères de
Hollande et de Belgique
L\ BELGIQUE. L*E-C\UT ET LE EHIN.
Le ministre belge, H. Hymans, crut «devoir, en exposant le
programme de son gouvernement, laisser décote, momentané-
ment du moins, toute revendication précise, et résuma son
exposé en deux questions et quatre propositions,
\ oiei les deux questions :
■ l°La ligne de la Meuse étant la première ligne de défense de
h Belgique, peut-elle être efficacement défendue et tenue dans
l'étal territorial établi par les traités de 1839, qui ont notam-
ment mis dans les mains delà Hollande la ville de Biaëstrieht? ■
^La ligne de l'Escaut étant la ligne principale de la défense
de la Belgique, cette ligne, naturellement forte, peut-elle être
efficacement tenue sans que la Belgique puisse appuyer cette
défense sur tout le cours du fleuve.'
Répondons négativement a ces questions.
Lue agression sur cette partie de sa frontière ne peut venir
à la Belgique que de la part de la Hollande ou de celle de
l'Allemagne. Ne parlons pas d'une agression hollandais N
s geons que la supposition, d'une réalisation beaucoup plus
probable, d'une attaque allemande analogue à celle qui s est
produite aux premiers jours d'août 1914.
Or, dans ce cas, il ne peut y avoir l'ombre d'un doute sur le
succès initial de l'opération allemande. La raison, connur
tous les militaires instruits, est aussi simple que péremptoire :
c'est que le plan de défense de la Hollande contre f Allemagne ne
comporte que celle du noyau central du pays, c'est-à-dire la par-
tie occidentale de la Gueldre couverte par les inondations de
l'Yssel, depuis son origine, au Leck. jusqu'à son embouchure
dans le Zuyderzée et les deux provinces de Hollande, eouv
par le système défensif dit d'L trecht. qui comprend, avec deux
nouvelles lignes d'eau s'appuyant au Zuyderzée et au Waal l .
- rts d'Utrecht, plus un certain nombre d'ouvrages détachés
el de tètes de pont fortifiées. Mais les points les plus rapprochés
de ce système restent à 60 kilomètres de lVstuaire de l'Escaut
et à plus de 100 kilomètres de Maëstricht. Encore faut-il ajouter
qu'aussi bien Maëstricht que l'estuaire de l'Escaut sont, par
rapport au système défensif en question, dans une position tout
à fait excentrique.
Affirmons-le : dans le cas d'agression allemande empruntant,
k .'. le Waal sont deux des branches hollandaise; lud ta _ Rhin.
150 KEVUE DES DEUX MONDES.
par exemple, le territoire et les voies ferrées du Limbourg (1)
au Nord de Maastricht, la Hollande serait incapable d'empêcher
tes colonnes ennemies d'atteindre le territoire belge.
Dès lors, la conclusion s'impose. La sécurité de la Belgique
n'est pas assurée; elle l'est d'autant moins que la Société des
Nations n'est pas encore constituée de manière à prévenir une
agression et que l'alliance entre l'Amérique, l'Angleterre, la
Belgique et la France, contre une Allemagne relapse, n'est pas
conclue, toute négociation à ce sujet se trouvant arrêtée du fait
des Etals-Unis.
Voyons maintenant les quatre propositions de M. jïïymans(,2) :
« /e proposition, relative à l'estuaire de l'Escaut et aux pro-*
blêmes connexes.
a) Laisser h la Belgique le libre accès à la mer par l'Escaut
occidental (estuaire) ainsi que sur toutes ses dépendances,
notamment le canal et le chemin de fer de Gand à Ter-
neuzen (3); b) faire reconnaître parla Hollande la nécessité pour
la Belgique d'appuyer la défense de son territoire à tout le cours
du bas Escaut; c) donner h la B Igique la gestion des écluses
servant à l'écoulement des eaux des Flandres; d) accorder aux
pécheurs belges de Bouchante le redressement de leurs griefs. »
« 2e proposition relative aux eaux intermédiaires entre l'Es-
caut occidental et le Bas-Rhin :
Créer à frais communs, en substitution des voies prévues
par le traité de 1839, un canal à grande section Anvers-
Moerdijk. »
<( 3e proposition, relative au Limbourg hollandais :
Établir dans ce Limbourg un régime qui garantira la Bel-
gique contre les dangers résultant, pour sa sécurité, de la confi-
guration de ce territoire et qui lui assurera la sauvegarde de ses
(1) Cette hypothèse n'est pas formulée en l'air. Déjà certaines publications de
militaires allemands expriment le regret que l'invasion de la Belgique, en 1914,
n'ait pas emprunté les voies hollandaises au Nord de Visé et de Maastricht, et
affirment que cette faute ne sera plus commise dans la guerre future. Je revien-
drai là-dessus tout à l'heure.
(2) J'en abrège le libellé sans en altérer aucunement le sens. On remarquera
d'ailleurs qu il Miffisait de dire, dan-; le document qui nous occupe : le Thalweg de
l'Escaut, depuis la frontière hollando-belge (Doil-Santoliet) jusqu'à la mer sera la
frontière des deux États.
(3) Ce canal, fort important (ainsi que la voie ferrée qui le longe) au point de
vue économique, débouche dans l'Escaut au-dessous de la frontière hollando-
belge. Il est donc, pour une partie, — 14 kilomètres, — sur le territoire hollandais,
servitude fort, gênante.
LA BELGIQUE, L'ESCAUT ET LE RHIN. 151
intérêts économiques, compromis par les clauses des traités
de 1839. »
« 4e proposition, relative q, Bois-le-Duc :
Conclure un arrangement mettant fin aux inconvénients
résultant de l'enchevêtrement actuel des deux territoires belge
et néerlandais. »
Le 4 juin, le Comité des ministres des Affaires étrangères
adoptait la résolution suivante, qui instituait un quatrième
organisme pour l'examen de la demande de révision^ et qui
fixait à cet examen des limites de nature à annuler l'effet des
conclusions admises par le Conssil suprême, le 8 mars 1919 :
« Les Puissances, ayant reconnu nécessaire la revision des
traités de 1839, confient à une Commission, comprenant les
représentants des Etats-Unis d'Amérique, de l'Empire britan-
nique, de la France, de l'Italie, du Japon, de la Belgique, de la
Hollande, le soin d'étudier les mesures devant résulter de cette
revision et de leur soumettre des pronosi lions ri impliquant ni
transfert de souveraineté territoriale, ni création de servitudes
internationales. La Commission invitera la Belgique et la Hol
lande à présenter des formules communes en ce qui concerne les
voies navigables en s'inspirant des principes généraux adoptés
par la Conférence de la paix. »
Il faut méditer les termes de cette résolution du 4 juin, mais
d'ailleurs sans grand espoir de les comprendre, ni surtout sans
rechercher dans quel esprit ces termes ont pu être arrêtés. On
n'arrive pas a concevoir comment la nécessité, reconnue exprès
sèment dans le préambule du document que je viens de trans-
crire, de la revision des traités de 1839, conduit immédiate-
ment le rédacteur à proclamer, en fait, l'intangibilité de ce
traité, puisqu'on ne devra proposer ni transfert de souverai-
neté, ni création de servitudes internationales.
Quant au dernier paragraphe, où ce rédacteur, après avoir
mis à néant les espérances de la Belgique, recommande à la Com-
mission nouvellement instaurée de « s'inspirer des principes
généraux de la Conférence de la paix, » il est difficile de ne pas
y découvrir une subtile ironie, qui, on le pense bien, fut
médiocrement goûtée chez nos Alliés.
Leur mécontentement éclata surtout lorsque le ministère
belge crut nécessaire, en raison même des sentiments qui se
manifestaient dans les milieux de la Conférence à l'égard de ses
152
REVUE DES DEUX MONDES.
demandes, de se refuser à recevoir les délégations du Limbourg
dit hollandais qui, à Bruxelles, aussi bien qu'à Paris, venaient
protester contre la « résolution du 4 juin » et demander que la
population de la province cédée en 1839, pût exprimer librement
ses aspirations dans un plébiscite.
Le 11 juin, à la séance de la Chambre où M. Hymans avait
rendu compte de la pénible situation faite à la Belgique,
M. Destrée, le député bien connu, s'était fait l'écho des plainles
de la délégation limbourgeoise et avait demandé, lui aussi, un
plébiscite. M. Hymans ne jugea pas à propos de répondre. Un peu
plus tard, la minisire s'opposait même à ce que la Commis-
sion des Affaires étrangères de la Chambre reçût une députai ion
des plus hautes autorités du Limbourg, chargée de donner à la
Commission des documents et détails confidentiels sur [les senti-
ments de la province contestée.
Nous n'avons pas a juger ici l'attitude que le gouvernement
de Bruxelles pensa devoir conserver dans ces délicates circons-
tances. Il est clair que les hommes d'Etat dirigeants sont tenus
à plus de réserve que les peuples et même que les représen-
tants élus de ceux-ci. D'ailleurs, M. Hymans était en droit de
faire remarquer que des manifestations dont on ne pouvait
calculer exactement la portée, seraient de nature à nuire à la
Belgique auprès de la Conférence, alors qu'il avait, par la voie
diplomatique, fait connaître au Conseil suprême que, pour le
gouvernement belge, la résolution du 4 juin « n'empêchait pas
la décision du 8 mars de ce Conseil suprême de dominer la situa-
tion, et que ledit gouvernement n'acceptait la résolution dont il
s'agit que sous cette réserve expresse. »
En attendant les effets de cette déclaration, le cabinet de
Bruxelles désignait deux délégués, MM. Orts et Segers, qui
avaient la charge de présenter a la Commission dite des XIV,
instituée par le Comité des ministres des affaires étrangères, les
« formules » belges que réclamait le dernier paragraphe de la
résolution du 4 juin. Ce programme, qualitié de « minimum
indispensable, » fut soumis à la Commission des XIV au cours
du mois d'août.
Malheureusement, encouragée dans sa résistance aux de-
mandes de la Belgique par l'attitude nouvelle des milieux de la
Conférence, la Hollande ne se prêtait pas du tout à l'examen du
minimum indispensable. Elle prétendait s'en tenir, dans les
lA BELGIQUE, LBair ET LÉ RHIN. 153
pourparlers relatifs à l'établissement des « formules communes, »
à l'étude de l'éventuelle suppression des entraves apportées à la
navigation belge par les clauses fluviales de 1839 (1).
Ce qu'il y a de certain, c'est que le cabinet de Bruxelles, tout
en persistant dans ses réserves générales, consentit à s'associer à
la rédaction d'un projet de traité avec la Hollande, au sujet
duquel M. Hymans s'exprimait ainsi, dans la séance de la
Chambre du 23 décembre 1919 : « Deux négociations parallèles
sont engagées. L'une porte sur les questions iluviales, le régime
de l'Escaut et le canal Gand-Terneuzcn, ainsi que les commu-
nications d'Anvers avec l'hinterland du Rhin et de la Meuse.
L'autre porte sur les questions de défense et de sécurité. Les
négociations relatives aux questions «fluviales sont en bonne voie
et me font espérer que nous obtiendrons des améliorations appré-
ciables du régime de 1839. »
Le silence du ministre sur le résultat des négociations rela-
tives à la défense et à la sécurité de la Belgique était significatif.
On en jugea ainsi dans tout le pays comme à la Chambre. Du
moins se plaisait-on à supposer que, sur le terrain économique,
les négociateurs belges avaient eu pleine satisfaction en ce qui
touche les points essentiels, tels que l'entrée en possession du
canal de Gand à Terneuzen, la création de canaux et écluses
nécessaires à l'écoulement des eaux de la Flandre, le contrôle
de la Belgique sur les travaux et la gestion du canal de la Meuse
dans la traversée de Maëstricht, la gestion du canal projeté
d'Anvers au Rhin et celle des chemins de fer qui doivent être
établis dans la poche du Limbourg dit hollandais pour les
besoins de la Belgique.
Aussi la déception, — les Belges parlent, cette fois, d'indi-
gnation, — fut-elle vive quand on apprit qu'il ne fallait même
(1) L'exposé de la délégation belge à la commission des XIV fait connaître, par
exemple, que pour atteindre l'hinterland meusien d'Anvers, les chalands de ce
port doivent emprunter le dernier tronçon du canal hollandais de Bois-le-Duc à
Maëstricht et le canal (Meuse canalisée) de Maëstricht à Liège. Ce voyage par
l'enclave hollandaise — la banlieue Ouest de Maëstricht est hollandaise, en effet,
ce qui complique beaucoup les choses — se hérisse de toute sorte de difficultés.
Jl faut douze jours pour un bateau isolé, qui veut parcourir un trajet de 155 kilo-
mètres. A la fin de mai 1920, 110 bateaux belges étaient arrêtés à la douane néer-
landaise et huit jours étaient nécessaires pour franchir l'enclave de Maëstricht.
Sans parler de la longueur des formalités douanières, il faut noter les difficultés
et retards provenant des écluses, tunnels, croisements laborieux, balages pri-
mitifs, etc..
154 REVUE DES DEUX MONDES.
pas compter sur la réalisation de ces derniers espoirs. Et aus-
sitôt un mouvement se produisit dans tout le royaume pour
obtenir des pouvoirs élus qu'ils se refusassent à ratifier le projet
de traité. On peut dire que c'est ce mouvement qui a conduit
à la « suspension des négociations avec la Hollande » que le
journal officieux la Nation belge annonce à la date du 20 mai
en ajoutant que « c'est devant l'intransigeance du gouverne-
ment de la Haye (1) » que celui de Bruxelles se décide à laisser
les choses en l'état, — étant toujours bien entendu que ses
réserves subsistent, intégrales, au sujet de la méconnaissance
de l'esprit et des termes de la décision du Conseil suprême (celle
du 8 mars 1919) par les divers comités et commissions qui ont
eu à s'occuper du litige hollando-belge.
II
Cette méconnaissance de l'esprit et des termes de la décision
du Conseil suprême est-elle réelle? Ou plutôt, ne serait-on pas
autorisé, justement par ce désaccord apparent, à penser que,
dans l'intervalle qui s'est écoulé entre le 8 mars 1919 et le mo-
ment où le Conseil suprême a écarté toute idée de cession de
territoire par l'Allemagne à la Hollande, un revirement très
marqué s'est produit, — comme je l'ai dit plus haut, — dans l'es-
prit du triumvirat qui exerçait alors sur les affaires du monde
une maîtrise sans conteste?
C'est, évidemment, ce qu'il n'est pas possible d'affirmer;
mais il est permis d'avancer qu'à la rétlexion et en toute indé-
pendance d'esprit, ce revirement apparaît comme très probable.
J'ai dit plus haut que les motifs en restaient inconnus. Nous
en sommes donc réduits aux conjectures, mais à des conjectures
qui ne laissent pas d'avoir quelque fondement.
Partons du fait positif du refus opposé par le Conseil suprême
à la proposition de la commission des frontières occidentales de
l'Allemagne d'indemniser le gouvernement néerlandais, —
dans le cas de rétrocession à. la Belgique de la Flandre zélan-
daise et du Limbourg dit hollandais, — en détachant du Reich
la portion de la Gueldre qui fait saillie dans la direction de
Nimègue et l'étroite bande de territoire qui court entre l'Ems
(1) Cette intransigeance s'applique d'ailleurs aussi au règlement particulier de
la question des eaux du Wieliugen, dont je parlerai plus loin.
LA BELGIQUE, L'ESCAUT ET LE RHIN. 155
et la frontière des provinces de Drenthe et de Groningue.
Il y a là, manifestement, la preuve, en ce qui concerne le
Conseil suprême, de la préoccupai ion de faire à l'Allemagne
vaincue, après la guerre suscitée par elle, le moins de mal
possible ou, si l'on préfère, de lui imposer le minimum admis-
sible de réparations. Cet état d'esprit était né chez nos Alliés dès
l'armistice, et même auparavant, suivant toute appnrence, en
somme, dès le moment où la victoire de l'Entente était devenue
certaine et où, par conséquent, il y avait lieu, au sentiment iU
Anglais traditionalistes, de se préoccuper, comme il y a cent
ans, d'établir une juste balance de forces entre l'Allemagne et
la France.
Nous sommes renseignés aujourd'hui sur ce point. Les inci-
dents qui se sont produits depuis trois mois, et qui ont pu faire
craindre une légère altération de nos amicaux rapports avec la
Grande-Bretngne, ont conduit une bonne partie de la grande
presse anglaise, — celle qui nous soutenait, non sans courage,
contre M. Lloyd George lui-même, — à reconnaître l'existence
dans certains milieux politiques, économiques et religieux (sans
parler, bien entendu, des « travaillistes » germanophiles), d'une
mentalité nouvelle, faite de bienveillance apitoyée à l'égard de
l'adversaire terrassé... de l'adversaire, surtout, dont la puis-
sance navale était anéantie, pourrions-nous ajouter, nous Fran-
çais, qui n'avons pas la satisfaction d'en pouvoir dire autant de
la puissance terrestre de l'Allemagne.
Et sans doute, dans le cas qui nous occupe, les puristes dn
droit des Nations, adversaires de ces transferts arbitraires de
souveraineté dont on usait si librement jusqu'ici en Europe, —
et aussi en Amérique, comme il serait aisé de le prouver, — à
la suite de chaque guerre, ne durent pas manquer d'observer
qu'on ne pouvait violer sitôt l'un des « quatorze articles » en
disposant des populations des quelques kilomètres carrés dont il
s'agit sans les consulter sur un changement de nationalité
qu'elles ne réclamaient pas, — ouvertement, du moins (1). Il
n'est assurément pas téméraire d'admettre que tel l'ut l'un des
points de l'argumentation de M. le président Wilson, s'il y eut
(1) N'oublions pas qne, dès novembre et décembre 1018, un vif mouvement
séparatiste s'était produit dans le Hanovre, dont l'a t partie justement le Hourllan-
ger moor, c'est-à-dire la bande de terrain marécageux, stérile et peu habitée qui
longe la rive gauebe de l'Ems.
156
REVUE DES DEUX MONDES.
discussion au sein du Conseil suprême. Mais cet argument se
retournait, dans cette affaire, contre la Hollande. Nous avons
vu qu'il existe de bien fortes présomptions en faveur du désir
des « cédés » de 1839 d'être rattachés de nouveau à la Belgique.
Pensa-t-on que la réparation d'une injustice qui durait
depuis quatre-vingts ans n'était plus suffisamment justifiée et
qu'il y avait prescription ? Mais, pour la restitution de la Pos-
nanie à la Pologne, n'était-on pas dans le même cas? A la vérité,
le Conseil suprême, quels que pussent être les sentiments intimes
de deux de ses membres à l'égard des Polonais, se trouvait
engagé dans la voie de la restauration de l'ancienne république
de l'Aigle blanc par les déclarations des trois empires co-parta-
geants eux-mêmes; et d'ailleurs, dès le 1 novembre 1918, les
Posnaniens s'étaient soulevés victorieusement.
Quoi qu'il en soit, tout en écartant, s'il la jugeait incompa-
tible avec ses principes directeurs, l'idée de la compensation
germano-hollandaise, le Conseil suprême pouvait déclarer qu'il
n'en était pas moins attaché aux termes des conclusions qu'il
avait adoptées à l'unanimité, répétons-le, le 8 mars 1919,
conclusions qui tendaient à « libérer la Belgique de la limita-
tion de souveraineté qui lui a été imposée par les traités de
1839... » Cette déclaration eût certainement suffi pour incliner
le conseil des ministres des Affaires étrangères et la commission
des XIV à des propositions favorables à la cause belge.
Je faisais allusion tout à l'heure à l'état d'esprit de certains
milieux politiques et religieux chez nos Alliés et Associés, état
d'esprit qui ne les disposait pas, dès l'année dernière, et ne les
dispose pas davantage en ce moment en faveur de la Belgique,
ni d'ailleurs, à certains égards, en faveur de la France, qu'ils
aperçoivent toujours derrière la Belgique.
Quelques-uns de mes lecteurs seront peut-être surpris qu'à
l'épithète de politique j'aie accolé celle de religieux. Si délicate
que soit la question qui se présente ici, on me pardonnera de
croire qu'il soit possible de la traiter avec la plus sincère
objectivité.
Or, quand on observe avec quelque attention, quelque
réflexion aussi, ce qui se passe depuis dix-huit mois, il est diffi-
cile de se soustraire à la pensée que cette paix si laborieusement
édifiée et d'ailleurs si incertaine encore, dans son fond, que cette
paix, dis-je, qualifiée déjà de « paix anglo-saxonne, » mériterait
LA BELGIQUE, L'ESC VTJT ET LE RHIN. 157
a beaucoup d'égards le nom de paix protestante. Et, de ce point
de vue, on découvre les raisons de bien des décisions prises,
soit par le Conseil suprême, soit par les organes qui dépendaient
immédiatement de ce groupe très resserré de hauts personnages.
Je n'insiste pas davantage sur cette suggestion qui, peut-être,
choquerait quelques Français, que leurs habitudes d'esprit in-
clinent à éviter certains sujets réservés d'ordinaire h l'intime
conscience individuelle, alors même qu'ils ne se sentent pas
fondamentalement hostiles à la confession religieuse qui est
celle de beaucoup de leurs compatriotes, en tout cas de l'énorme
majorité des populations belges. Malheureusement, — malheu-
reusement, parce qu'il résulte pour nous de cet état de choses
une infériorité réelle dans le débat de«nos intérêts politiques (1),
— une telle « mentalité, » faite souvent d'un sentiment de pu-
deur discrète, louable en soi, n'est point du tout celle des autres
peuples, ni des hommes d'Etat qui les dirigent, ni, en particu-
lier, des hommes d'Etat appartenant aux diverses confessions
protestantes. Bien mieux, il est aisé de reconnaître, pour peu
que l'on puisse pénétrer dans certains cercles qui exercent une
grande influence « à côté, » qu'un bon nombre d'importants
business men ne laissent pas d'être sensibles aux sympathies et
antipathies de l'ordre confessionnel.
Quoi qu'il en soit, s'il est seulement permis de croire que
les préoccupations dont je viens de parler ne furent pas étran-
gères au revirement d'opinion qui est à la base du différend
officiel hollando-belge, il paraît certain qu'une des raisons invo-
quées par les dirigeants néerlandais en faveur du maintien des
stipulations territoriales du traité de 1839 fut justement em-
pruntée à la statistique religieuse des «provinces cédées» à cette
époque parla Belgique et où l'on compte un assez grand nombre
de protestants, tandis qu'il n'en existe pour ainsi dire pas dans
les provinces du royaume actuel.
Il est à peine besoin de dire, — on sait combien tous ces pro-
blèmes sont complexes, — que les arguments de l'ordre spirituel
(1) A lire, sur ce sujet, l'intéressante étude de M. René Pinon dans la Revue
hebdomadaire du 22 mai 1020 : « L'Avenir économique de la Pologne. » Commen-
tant le livre de M. J. Meynard Reynes, — l'avocat anglais de l'Allemagne, —
M. R. Pinon cite un passage de cet ouvrage où l'auteur parle des relations de la
Pologne « catholique » avec la France, comme il le ferait de celles de la Belgique,
catholique aussi, avec cette France dont la politique lui inspire les plus grandes
méfiances.
158
REVUE DES DEUX MONDES.
n'eussent peut-être pas été suffisants pour déterminer des négo-
ciateurs aussi <( pratiques » que ceux de nos amis d'Angleterre.
Je n'ai pas beaucoup parlé jusqu'ici du côté purement politique
de la question, convaincu que le lecteur sait fort bien, après dix-
huit mois de discussions sur les objectifs divers que poursuivent
les Puissances engagées dans le conilit de 1914 à 1918, que la
Grande-Bretagne, brusquement ressaisie de craintes analogues à
celles qu'elle éprouvait, il y a à peine un siècle, ne pouvait se
montrer favorable à l'idée de desserrer les entraves qu'elle
avait elle-même imposées à l'État belge, cet État restant toujours
suspect de complaisance, spontanée ou non, pour la France.
N'en disons pas davantage. Il est des sujets sur lesquels il
vaut mieux ne pas s'appesantir.
Mais il y a autre chose; et là nous changeons de point de
vue, nous envisageons des intérêts économiques immédiats,
pressants : il y a la question du pétrole, dont j'ai déjà signalé ici
l'importance capitale pour l'Angleterre elle-même, — la grande
puissance charbonnière! — Etl'opinion belge aperçoit nettement
dans la partialité de nos Alliés d'outre-Manche en faveur de la
Hollande l'intérêt qu'ils attachent à se ménager la bienveillance
de la Nation qui détient les inépuisables sources de combustible
liquide de la Malaisie et gui, au demeurant, a des concessions de
régions pêtrolifères en Mésopotamie, antérieures à la dernière
guerre (1). Et il faut avouer que les événements qui se passent
en ce moment même au Sud du Caucase et au Nord de la Perse
sont bien faits pour convaincre les dirigeants de l'Empire brilan-
nique de l'impérieuse nécessité de se concilier les bonnes
grâces du très puissant trust hollandais dont les entreprises
s'étendent jusqu'au Mexique et à l'Amérique du Sud, en passant
par la Roumanie et bientôt sans doute par l'Ukraine et la GalieiV.
(\) A. la fln de mai, un grand journal de Gand s'exprimait ainsi : « Au dire des
princes de la limace anglaise et des dirigeants de l'Empire britannique l'existence
de cet empire dépend de ses app ovisionnements d'huile, indispensables aux
nnvires, aux automobiles, aux aviuns. Or, la Grande-hrelagne ne dispose par elle-
même que de 2 pour lût) de la production mondiale. 11 est vrai que la Mésopotamie
est très riche en sources de pétrole: mais ces sources ne sercn' ttiis&i en pleine
valeur 7 "? clans cinq ou dix ans. D'ici là, l'Empire risque de soulfrir d'une disette
d'huile combustible, s'il ne se concilie pas les dispensateurs de ce précieux produit,
SO.t la « Stand trd Oil compauy» am 'rit-aine, soit la « ({oyat tiulvh » hollandais". »
Mais il convient d'ajouter, — et ceci vient à l'appui de ce que je disais plus haut,
— que la» Staulirl 0\.\ « teal de plus en plus à ne servit que ses clients pure-
ment américains, dont les besoins grandissent tous les jours.
La belcique, l'escaut et le riiin. 159
III
Mais il est temps d'examiner où se trouve, dans le litige
hollando-belge, fintérêt français, que nous n'avons pas plus le
droit d'oublier que celui de la pure justice..
Voyons d'abord noire intérêt militaire.
Que nous le découvrions, cet intérêt, et très évident, dans la
rétrocession de la poche du Limbourg et de la place de Maëslricht
à la Belgique, c'est ce dont on ne peut douter quand on jette les
yeux sur une carte et aussi qu'on se souvient de ce qui s'est
passé au début et au cours de la dernière guerre.
On sait que le large mouvement enveloppant de la droite des
masses allemandes débuta, le 4 août, par la tentative de fran-
chissement de la Meuse au pont de Visé, qui n'est qu'à trois
kilomètres du fond de la « poche » limbourgeoise. Il ne semble
pas que l'assaillant ait emprunté, celte fois, les routes du
territoire néerlandais. En tout cas, et de son propre aveu —
tout récemment exprimé dans des publications militaires car
en Allrmague on parle couramment de la prochaine guerre de
revanche, — l'ampleur du mouvement qui nous occupe se
trouva réduite par la « couverture » que fournissait au Lim-
bourg belge cette région neutre du Limbourg hollandais. Il est
aisé de se rendre compte, par l'examen des voies ferrées et des
routes qui viennent de la région rhénane comprise entre Cologne
et Dusseldorf-Crefeld, que les Allemands eussent apparu beaucoup
plus tôt devant Bruxelles et qu'ils auraient été bien moins gênés
par la résistance de Liège, qui n'est qu'à 16 kilomètres du fond
de la poche, s'ils avaient pu franchir la Meuse sur toute la
partie de son cours comprise entre Maastricht et Roër monde,
c'est-à-dire précisément en usant des voies d'accès du territoire
qui fait l'objet du litige actuel. Aussi n'hésitent-ils pas à déclarer
que la prochaine fois, il ne se mettront pas plus en peine de
respecter la neutralité hollandaise, , au prime début des opéra-
tions, qu'ils ne l'ont fait, en 1914, de la neutralité belge. Et cela
d'autant mieux que la première n'est pas garantie par les Puis-
sances, — Russie comprise, — comme l'était la seconde.
« Simple fanfaronnade, dira-l-on peut-être; et d'ailleurs les
Hollandais ne se laisseraient pas faire plus que les Belges... »
Fanfarons, certes, les Allemands le soûl; mais c'est qu'ils ne
1G0
REVUE DES DEUX MONDES»
peuvent se tenir d'annoncer à l'avance, ne fût-ce que pour étaler
leur science stratégique et la profondeur de leurs desseins, le
« schéma » des grandes opérations auxquelles ils se sont réelle-
ment résolus. Nous étions, en 1914, avisés de leurs projets par
leurs propres indiscrétions, autant que par des préparatifs qu'il
est toujours difficile de dissimuler aux regards pénétrants d'ob-
servateurs dévoués. Nous étions avisés; mais nous doutions. Nous
n'admettions pas, surtout, ce dédoublement des corps actifs de
chacune des armées ennemies mises en ligne, qui devait changer
à notre détriment la balance des forces.
Ne faisons donc pas lî d'indications qui, d'ailleurs, répondent
à des conceptions générales tout a fait justes. Les Allemands
avaient, en août 1914, aussitôt connue la détermination anglaise,
le plus grand intérêt à étendre rapidement leur droite jusqu'au
Pas-de-Calais. Ils le sentaient bien et n'en furent empêchés que
par le retard causé par les particularités de l'ordre géogra-
phique que je signalais tout a l'heure et aussi par la généreuse
résistance des Belges, de ceux de Liège, d'abord et surtout, mais
aussi de ceux qui tenaient les lignes de la Geete et de la Dyle,
l'année de campagne. Les Hollandais, dans le cas que nous
étudions, en feraient-ils de même? Défendraient-ils leur Lim-
bourg et barreraient-ils les chemins de la Meuse à l'envahisseur?
Non. Et tout simplement parce qu'Us ne le pourraient pas.
Répétons encore, car c'est décisif, que le système militaire de
la Néerlande est depuis longtemps fondé sur la défense exclusive
d'un noyau central comprenant les deux provinces de Hollande et
d'Utrecht, ainsi qu'une .partie de la Gueldre. C'est Utrecht qui
est le réduit de la triple enceinte fournie par les lignes d'eau
et inondations de l'Yssel, de l'Eem et du Wecht. Or, de ce grand
camp retranché à Maëstricht, il y a 120 kilomètres! Quant à la
« forteresse» de Maëstricht elle-même, il est superflu d'en parler.
Sa résistance durerait moins que celle de Namur. Or, elle com-
mande le meilleur passage de la Meuse...
Voilà donc pour le Limbourg, véritable brèche ouverte au
Nord-Est de la Belgique et, donc, au Nord du dispositif général
de la défense française , dont la défense belge n'est que l'avancée.
Un mot, maintenant, de l'Escaut, d'Anvers et de la défense
maritime de la Belgique.
Anvers, l'admirable port et la capitale économique du
royaume est, comme Hambourg, comme Rouen, comme Bor-
LA BELGIQUE, L'ESCAUT ET T.F. RHtN. 101
deaux, fort enfoncé dans les terres. Il y a au moins une centaine
de kilomètres, — 60 mille marins, environ, — entre ses quais et
le débouché des passes de l'Escaut dans la mer du Nord. Eh bien!
sur ces 100 kilomètres, NO appartiennent à la Hollande.
Supposons que les traités de 1815 aient donné à l'Espagne le
littoral landais jusqu'à la Gironde, et au delà, de manière à
faire de l'estuaire garonnais l'exclusive propriété de nos voisins
du Sud-Ouest, et nous n'aurons encore qu'une imparfaite idée de
l'extraordinaire situation faite à la Belgique par le traité de 1839,
car enfin, si important que Bordeaux soit pour nous, Anvers
l'emporte en ce qui touche les intérêts de nos amis.
Gomment l'Angleterre put-elle imposer, ei comment la France,
— qui venait délibérer du joug hollandais la forteresse même
d'Anvers, — put-elle accepter une solution aussi partiale et inique
d'une question infiniment simple : « A-t-on le droit d'obliger la
Belgique de respirer par une bouche étrangère? »
Pour expliquer celle inexplicable absurdité politique et éco-
nomique, il faudrait une longue ('Inde des passions, il > préjugés
et aussi, en ce qui nous concerne, des étranges faiblesses des
hommes d'Étal de cette époque un peu lointaine. N'essayons pas
de l'entreprendre. Nous aurions assez à faire déjà, — je n'ai pu
qu'effleurer ce sujet qui m'eût aisément entraîné hors du cadre
de cet article, — d'expliquer comment les « redresseurs de
torts » de 1919 ont pu laisser subsister en juin après les avoir
nettement reconnus en mars, ceux dont souffre un peuple qui
s'esi sacrifié, en 1914, pour le droit et la liberté, qui a été jus-
qu'au bout leur vaillant et fidèle allié et qui comptait sur leur
justice, sinon sur leur reconnaissance.
L'affaire de la passe de Wielingen est venue, tout récem-
ment, à la fois compliquer le conflit hollando-belge et l'expli-
quer, en ce sens que s'y montre bien à plein la « mentalité »
des dirigeants hollandais et de ceux sur l'appui de qui, visible-
ment, ils comptent pour maintenir, pour aggraver» même sur
un point, les stipulations de 1839.
La passe dont il s'agit, et qui est la meilleure des voies
d'accès de l'Escaut à la pleine mer, longe la côte flamande pen-
dant irie dizaine de milles, après avoir dépassé le méridien de
l'embouchure du ruisseau de Zwind, limite des deux pays dans la
Flandre « zélandaise. » Les eaux du Wielingen sont donc pure-
ment et indiscutablement belges, à partir de cette borne-frontière..
TOME LVIII. — 192Û. 11
462
REVUE DES DEUX MONDES.
Indiscutablement... Tel n'est pas l'avis du cabinet de la Haye
et voici son argumentation, certes, bien inattendue : « Les Pays-
Bas possédaient cette passe antérieurement à 1795 (ceci est déjà
contestable, en soi) et les Puissances ayant voulu, par les traités
de 1839, détruire l'œuvre de la Révolution française et rétablir
la situation antérieure à 1795, la passe de Wielingcn doit être
considérée comme faisant de nouveau partie des eaux territo-
riales néerlandaises. »
Une telle thèse ne soutient pas l'examen. Les traités de 1839
ne portent pas un mot qui puisse justifier cette prétendue sou-
veraineté de la Hollande sur le Wielingen : « Au contraire, dit
un publiciste français bien informé, M. Georges Détry, la Hol-
lande a reconnu, à plusieurs reprises, au cours du siècle dernier,
qu'elle ne réclamait d'aucune manière l'exercice de ce droit de
souveraineté... » Mais, bien mieux, « le 15 mai 1917, une barque
belg ; ayant été capturée dans le Wielingen par un chalutier
allemand sans qu'un garde-côtes hollandais qui se trouvait à pro-
ximité eût cru devoir intervenir, le gouvernement de la Haye
justifia son abstention par l'argument péremploire que la saisie
avait eu lieu dans les eaux belges. »
Eaux belges, eaux hollandaises, la distinction n'est pas tou-
jours facile, et les marins savent tous, par expérience, quels
litiges peuvent provoquer de telles affaires. Mais c'est une raison
de plus pour fixer d'une manière conforme au bon sens la
question de principe dont découle tout le reste : c'est le thalweg
de l'Escaut qui doit être, une fois pour toutes, adopté comme
frontière des deux royaumes. Entoutcas, le méridien du « retran-
chement » du Zwind doit marquer, — deux balises bien visibles
formant alignement pour le navigateur, — la séparation, en ce
qui touche le Wielingen, des eaux hollandaises et des eaux belges.
Et là encore, L'intérêt français se confond avec l'intérêt de
nos Alliés. L'expérience de la dernière guerre montre qu'en
l'état présent des choses. Anvers étant fermé par les Hollandais,
le ravitaillement immédiat de la Belgique ne pourrait se faire
que par Ostende et Zéebrugge et principalement par ce der-
nier port, parfaitement outillé ad hoc, ainsi que l'avait voulu
le roi Léopold. S'il n'est possible d'accéder à Zéebrugge que par
les eaux mal délimitées du Wielingen et « si la souveraineté
hollandaise devait prévaloir sur cette passe, le seul débouché
facile que la Belgique possède sur la pleine mer se trouverait
LA BELGIQUE, L'ESCAUT ET LE RHIN. 163
fermé. La Hollande aurait ainsi réussi... à embouteiller le grand
port belge du littoral de la mer du Nord, comme elle a déjà
embouteillé Anvers. » (1)
Tout aussi directement, en raison de la récupération de
l'Alsace, la France se trouve intéressée à l'adoption des propo-
sitions belges au sujet du tracé du canal du Rhin à l'Escaut.
C'est encore là une question fort embrouillée par la com-
plexité des intérêts en jeu. Car il ne suffit pas de satisfaire la
Hollande, il faut satisfaire Rotterdam, rival d'Anvers (2), favori
des Anglais et surtout des Allemands; il ne suffit pas de satis-
faire la Belgique et Anvers, il faut satisfaire aussi l'industrieuse
Liège, qui prétend justement avoir le plus commode accès à la
mer ; et il faut encore favoriser les régions rhénanes où des
industries anciennes veulent vivre, où de nouveaux bassins
miniers veulent venir au jour, comme ceux, d'ailleurs, du
Limbourg même et de la Campine belge, qui donnent de grandes
espérances; et enfin, pour ce qui nous touche, nous, il faut
assurer dans les meilleures conditions de sécurité autant que
dans les conditions les plus avantageuses de durée de trajet et
de prix de revient de la tonne transportée, le très grand trafic
fluvial de nos provinces reconquises.
Or il est clair, sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans le
détail d'études techniques, qu'il est de l'intérêt de la Belgique,
— et de la France, — que le tracé de la section du canal comprise
entre le Rhin et la Meuse soit le plus Sud possible; que si cette
précieuse voie d'eau doit traverser la poche du Limbourg dit
hollandais, d'effectives garanties de contrôle soient données à
nos Alliés, qui ont les meilleures raisons du monde de mettre
en doute la bonne volonté de leurs voisins; et encore, que si lu
traversée en question doit faire aboutir le canal en aval de
Maëstricht, la Meuse elle-même soit canalisée dans son passage,
nu travers de l'enclave de la place forte hollandaise, de telle
(1) G. Detry, Temps du 27 mai.
(2j Rivalité ancienne, qui remonte au moins au xv* et au xvr siècle. Dès la
tin île celui-ci, le gouvernement des Pays-Bas autrichiens, — amputes des sept
provinces hollandaises, — voulait creuser un canal Escaut-Rhin, que l'on entre-
prit, en elFet, en 1626, mais que les Hollandais ruinèrent par la force des armes,
pour qu'Anvers ne nuisit pas à Rotterdam. Le traité de Westphalie, — encore un
traité « protestant, » mais dont la France d'alors tirait avantage contre la maison
d'Autriche — leur donna raison et même leur attribua momentanément les
deux rives de l'Escaut en aval d'Anvers, tout comme le traité de 1839. Éternel jeu
de balance des intérêts et des événements!...
164
REVUE DES DEUX MONDES.
sorte que la descente des chalands de Liège (et leur accès au
canal Rhin-Escaut, c'est-à-dire à Anvers) ne soit pas entravée
comme elle l'est aujourd'hui.
Malheureusement, les négociateurs du traité de Versailles,
alors qu'ils pouvaient se contenter d'énoncer la nécessité du
canal qui nous occupe et d'en décider le creusement, ont cru
devoir en fixer l'origine au port rhénan de Ruhrort-Duisbourg,
ce qui favorise singulièrement la Hollande et Rotterdam, au
détriment de la Belgique et d'Anvers. En effet, outre que, se
greffant sur le Rhin si loin au Nord, le canal s'allonge fâcheuse-
ment, il coupe presque inévitablement la Meuse à Venloo, très
en aval de Maëstricht, de la poche du Limbourg, des régions
carbonifères de cette province et de la Campine belge; mais, de
plus, arrivés à Venloo, les chalands rhénans, — ceux de Stras-
bourg compris, — trouveraient avantage à passer du canal dans
la Meuse et à descendra celle-ci jusqu'à Rotterdam.
Est-ce là un résultat que nos conférenls français aient pu
rechercher? Nous ne saurions le penser. Sans méconnaître,
d'une part, le droit qu'ont les Hollandais dé défendre leurs
intérêts dans cette âpre discussion, de l'autre, le charitable
dévouement qu'ont montré leurs institutions philanthropiques
à nombre de Français et de Belges, victimes de la guerre, il ne
nous est pas possible, — il faut le répéter, quoi qu'il en coûte,
— d'oublier de quelle façon le cabinet de La Haye a compris
les devoirs de la neutralité et de mettre en balance, dans les
résolutions que doit nous inspirer l'intérêt français, la recon-
naissance de la charité hollandaise et celle des essentiels services
que l'admirable Belgique a rendus, non pas à nous, seulement,
mais au inonde entier.
Les constatations que j'ai faites au cours de cette trop brève
étude, et aussi sans doute ces dernières réflexions, justifieront,
j'espère, aux yeux du lecteur, ma conclusion qu'il convient de
profiter de l'occasion qui se présente en ce moment pour la
France, insuffisamment avertie l'an dernier, de revenir sur les
erreurs qu'elle a laissé commettre à l'égard de la Belgique au
sein de la Conférence de la paix, et d'appuyer désormais avec
toute son énergie les justes revendications où se confondent les
intérêts des deux nations sœurs.
Contre-Amiral Degouy.
LA JUSTE PAIX
LA CAPACITÉ DE PAIEMENT DE L'ALLEMAGNE
I. — LA FORTUNE ALLEMANDE AVANT LA GUERRE
Los Allemands remplissent le monde de leurs doléances au
sujet du traité de Versailles, qui, prétendent-ils, leur impose
une tâche au-dessus de leurs forces. Si nous nous reportons cepen-
dant à quelques années en arrière, et si nous évoquons le sou-
venir des années antérieures à la guerre, nous nous trouverons
en face d'une attitude bien différente, et d'une tout autre éva-
luation de leur puissance financière. A cette époque, les hommes
d'Etat, les banquiers, les économistes d'outre-Rhin célébraient a
ï'envi la fortune de leur pays, en soulignaient avec orgueil le
développement merveilleux ; ils montraient les usines rhénanes
et silésiennes disputant les marchés du inonde à l'Angleterre et
ne cédant la première place qu'aux Etats-Unis; les banques ber-
linoises marchant de succès en succès, absorbant à l'intérieur les
vieilles sociétés provinciales, mettant leurs gigantesques moyens
d'action au service de l'industrie et du commerce, rayonnant au
dehors dans les deux Mondes, fondant des succursales ou des
filiales sur les principaux points du globe ; les grandes compa-
gnies de navigation de Hambourg et de Brème luttant contre les
armateurs britanniques, organisant des lignes sur toutes les
mers du globe, venant chercher le trafic des voyageurs et des
marchandises jusque dans les ports français et anglais.
fl) Voyez la Rpvue des 15 mai. I" et 15 juin.
166
REVUE DES DEUX MONDES.
Les statisticiens se plaisaient à supputer les centaines de mil-
liards auxquels s'élevait la fortune germanique. La Banque
impériale publiait, à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire
de sa fondation, en 1900, un volume dans lequel elle étalait
complaisamment les chiffres qui attestaient ses progrès, les ser-
vices rendus par elle au pays, notamment dans l'accomplissement
de la réforme monétaire, l'organisation des virements sur toute
la surface du territoire, la régularisation du taux de l'escompte.
Les changes avec l'étranger, en particulier avec la France, l'Angle-
terre, l'Amérique du Nord, se tenaient aux environs du pair; l'or
circulait en Allemagne; les Prussiens et autres ressortissants
de l'Empire voyageaient beaucoup, remplissant de leur fasle
quelque peu tapageur les villes d'eaux et stations de plaisance.
Dans une étude publiée en 1913, sous le titre significatif : le
Bien-être dn peuple allemand {Deutschlands Volks \Volilstand),\Q
docteur Karl Helfferich, ancien directeur de la Deutsche Bank, qui
fut, au début de la guerre, ministre de l'Intérieur, puis ministre
des Finances en 1917, et vice-chancelier de l'Empire, célébrait en
termes dithyrambiques la puissance économique de son pays.
Etudiant les éléments de cette prospérité, l'auteur rappe-
lait tout d'abord celui qui est à la base de tous les autres, la
population. L'excédent des naissances sur les décès en Alle-
magne était, en 1913, de 13 pour mille; la population, qui en
1870 ne dépassait guère celle de la France, s'était augmentée des
doux tiers et dépassait, à la veille de la guerre, 66 millions
d'habitants. Le progrès industriel avait été d'une intensité
extraordinaire : de 1882 à 1907, la puissance des machines en
chevaux-vapeur avait quadruplé, passant de 2 à près de 8 mil-
lions. Mais là n'est pas la seule source d'énergie qu'emploient les
usines modernes. Les entreprises d'électricité et de transport de la
force à longue distance se sont multipliées en Allemagne, ainsi
que les moteurs à gaz, les moteurs à pétrole pour automobiles et
aéroplanes. La construction des machines y était florissante.
M. Helfferich énumérait avec complaisance toutes celles qui
sortaient des fabriques indigènes : machines pour l'industrie
minière, pour la métallurgie, pour les textiles, le papier, pour
l'agriculture et les industries agricoles, telles que distilleries,
brasseries, sucreries. Il montrait la part prise par son pays dans la
théorie et l'emploi des engrais ; il rappelait la richesse que cous-
tituentses gisements de potasse, dont 1 1 millions de tonnes extraites
LA JUSTE PAIX. 167
en 1912 représentaient une Valeur de 230 millions de francs.
L'Allemagne, avec ses écoles professionnelles, sa main-d'œuvre
disciplinée, donnait l'impression d'une force productive consi-
dérable. Elle comptait, eh 1907, près do 3 millions et demi
d'exploitations industrielles, dont 3 millions employant de 1 à
5 personnes, 267 000 de moyenne importance (de G à 50 personnes)
et 32 000 employant 51 ouvriers ou davantage. Parmi ces der-
nières, 500 avaient un personnel de plus d'un millier d'hommes»;
et en groupaient dans leur ensemble près d'un million. Ce déve-i
loppement des grandes exploitations s'appuyait sur celui du
capital disponible, qui favorisait ea même temps la constitution
de sociétés de plus en plus nombreuses. En 1880, il n'existait en
Allemagne que 2143 sociétés par actions ayant un capital de
6 milliards de francs. En 1912, on en comptait 4 712 avec un
capital de 19 milliards. Les dépôts dans les banques dépassaient,
à la même époque, 12 milliards, dans les associations indus-
trielles, 4 milliards; dans les caisses d'épargne, 22 milliards : en
an quart de siècle, l'ensemble de ces dépôts avait quintuplé.
Au point de vue agricole, la production avait fait de grands
progrès : de 13 quintaux de blé a l'hectare en 1885, elle s'était
élevée à 20 en 1912. Pour le seigle, alors que les emblavures ne
s'étaient accrues que de 6 pour 100, la récolte avait progressé de
88 pour 100. En chiffres absolus, l'Allemagne venait en tête de
toutes les nations pour la production . des pommes de terre
(50 millions de tonnes) et au troisième rang pour»celle des
céréales (15 millions de tonnes). Sa production de betteraves
a atteint 15 millions de tonnes, fournissant 2 millions et demi de
tonnes de sucre. Le nombre des animaux, sauf celui des mou-
tons, s'était considérablement accru. Le bétail et les chevaux
avaient augmenté d'un tiers, le troupeau porcin avait beaucoup
plus que doublé. De 1887 à 1911, l'extraction charbonnière,
houille et lignite, avait triplé, passant de 76 à 234 millions de
tonnes; l'Allemagne venait, sous ce rapport, au troisième rang
dans le monde, après les Etats-Unis qui, en 1911, produisaient
450 millions et après la Grande-Bretagne, qui en donnait 276 mil-
lions. Le nombre des hauts-fourneaux allemands avait passé de
212 à 313; il en sortait 16 millions de tonnes de fonte, le quart
de la production mondiale, .moins qu'aux États-Unis, mais
50 pour cent de plus qu'en Angleterre. Pour l'acier, la situation
était encore plus brillante : l'Allemagne atteignait à la moitié
168
REVUE DES DEUX MONDES.
de la production américaine et dépassait de beaucoup plus du
double celle du Royaume-Uni, 44 millions de tonnes contre 6 000.
M. Helfferich énumérait avec orgueil les millions d'ouvriers
employés dans les diverses branches de l'industrie et montrait
avec quelle rapidité, au cours du dernier quart de siècle, cette
main-d'œuvre s'était multipliée. Au premier rang, il signalait les
industries de la construction, occupant plus d'un million et demi
d'hommes et travaillant sans relâche à édifier usines et bâtiments
d'habitation. Il montrait le progrès des communications postales,
télégraphiques, téléphoniques, qui avait doublé, triplé, qua-
druplé, des chemins de fer, dont le réseau avait passé de 42 000 à
62 000 kilomètres, de la flotte marchande dont l'importance avait
triplé et dépassait 4 millions de tonnes. Le commerce extérieur
était, en 1912, de 25 milliards de francs, dont 14 à l'importation
et 11 à l'exportation.
A ce tableau aux couleurs riantes, succédait une étude sur le
revenu du peuple allemand, estimé à 57 milliards de francs. Ce
facteur était examiné avec un soin particulier dans le principal
des Etats allemands, celui chez lequel l'organisation financière
était le plus perfectionnée. En Prusse, le nombre des habitants
ayant un revenu inférieure 1 125 francs, limite à partir do laquelle
l'impôt est appliqué, était de 16 millions, leurs familles com-
prises ; tandis que celui des contribuables assujettis dépassait
7 millions et demi ;sion y ajoute les membres de leurs familles,
on trouve qu'ils étaient 24 millions contre 16 de la première
catégorie. M. Heltï'erich faisait remarquer que, dans la tranche
des revenus de 1125 à 7 500 francs, le nombre des contri-
buables s'était accru de 150 pour 100, que dans celle de 7 501 à
125000 francs, il avait doublé; que, dans la catégorie supé-
rieure à ce dernier chiffre, il avait crû de 50 pour 100.
Parallèlement, les salaires avaient doublé.
Passant au capital, l'auteur essayait de déterminer celui du
peuple allemand. L'assiette de l'impôt complémentaire prussien,
qui frappe précisément le capital, permet d'énoncer une esti-
mation pour ce royaume ; en 1911, on l'évaluait à 200 milliards
de francs, ce qui correspondrait pour l'Empire à 325 milliards.
Mais de nombreuses additions devaient être faites à ce chiffre et
le rapprochaient de celui d'un écrivain allemand, dont nous
résumerons le travail un peu plus loin, cl qui arrivait à un
total bien supérieur. x
LA JUSTE PAIX. 469
Un autre signe de prospérité que M. Helfferich relovait était
le chiffre des émissions de valeurs mobilières, fonds d'Etat, obli-
gations et actions, qui, de 4886 à 4943, ont atteint 68 milliards
de francs, avec une moyenne annuelle de près de i milliards à
la fin de la période. 41 faisait d'ailleurs remarquer avec raison que
ce montant était loin d'être celui de l'accroissement annuel de la
fortune nationale. Ce n'est qu'une partie de l'épargne qui se
place en nouveaux titres ou qui va grossir les dépôts de banque
et des caisses d'épargne. Bien des entreprises autres que les
sociétés anonymes augmentent leur capital et leurs moyens
d'action ; beaucoup de particuliers développent leur outillage
en complétant leurs installations. Le taux de l'accroissement de
la richesse générale, qui était de i pour 400 en 4943, avait atteint
plus de 40 pour 400 en 4943.
Au cours des quinze années 4897-4942, alors que la popu-
lation s'était accrue de 28 pour 100, le capital possédé par elle
avait grandi de 50 pour 100 et la force productive du travail, en
d'autres termes, la valeur du capital humain, avait crû dans la
proportion de 50 pour 400. Si, d'autre part, on recherche l'em-
ploi fait par les Allemands de leur revenu total de 57 milliards,
on trouve que 9 étaient absorbés par les budgets de l'Empire et
des Etats, 34 par les dépenses personnelles des habitants ;
14 représentaient l'addition annuelle au capital préexistant. Tels
étaient les chiffres proclamés a la veille de la guerre par un des
premiers financiers d'outre-Rhin qui, en les présentant à ses lec-
teurs, s'écriait : « Voilà de quoi réjouir et exalter nos cœurs!
L'Allemagne s'est élevée à un niveau qu'elle n'avait encore
jamais atteint; elle s'est montrée égale aux plus puissants de ses
concurrents. »
En même temps que M. Heltt'erich célébrait en tonnes pom-
peux l'expansion économique de l'Empire, beaucoup de ses com-
patriotes s'appliquaient a en calculer minutieusement 4es élé-
ments. L'une des dernières évaluations de la fortune allemande
faites avant la guerre l'a été par M. Sleinmann-Bucher, qui avait
dressé une statistique en six chapitres divisés comme suit ;
4° Les propriétés mobilières et les immeubles bâtis, abstraction
faite de la valeur du sol. — Le total en était établi d'après les
sommes pour lesquelles ces objets étaient assurés contre l'in-
cendie. L'ensemble des polices s'élevait, déjà en 1905, à plus de
200 milliards ; l'auteur du travail faisait observer avec raison que
1*70 REVUE DES DEUX MONDES.
si certaines polices dépassent In valeur des objets, le contraire est
vrai dans beaucoup de cas. En outre, le quart des mobiliers envi-
ron n'est pas assuré et plusieurs centaines de sociétés d'assu-
rances mutuelles ne figuraient pas dans la statistique officielle.
On doit donc porter ce chapitre à 225 millions au moins.
2° La valeur du sol des villes et des campagnes . — Dans les
agglomérations urbaines, cette valeur dépasse souvent celle des
constructions édifiées. D'autre part, les terrains qui constituent
la périphérie immédiate des cités ont une tendance constante à
la hausse, l'extension de ces dernières les transformant en ter-
rains à bâtir. Or, depuis 4871, le nombre des grandes aggloméra-
tions n'a cessé de croître en Allemagne : en 1905, sur mille
habitants, il y en avait 100 dans des villes de plus de 100 000 âmes,
alors qu'en 1871 il n'y en avait que 48, c'est-à-dire quatre fois
moins. M. Steinmann Bûcher évaluait à 37 milliards le sol des
villes de cette catégorie, et à 25 celui des villes a population
moindre, au total 62 milliards. Il arrive au même chiffre pour
la valeur du sol rural en comptant l'hectare à 1 200 francs, ce
qui ne semble pas exagéré.
3° Le capital allemand placé au dehors et les fonds étran-
gers possédés par les Allemands étaient estimés à 25 milliards.
M. Steinmann-Bucher s'appuyait pour justifier ce chiffre sur les
travaux de l'office impérial de la marine et ceux de M. Erich
Neuhaus, qui, dès 1906, mettait en avant un chiffre de 20 mil-
liards, rapidement accru au cours des années suivantes.
4° Les chemins de fer possédés par les divers Etats formant
V Empire, notamment la Prusse, les mines domaniales, les bâti-
ments publics, les ports, les canaux, 42 milliards.
5° Les navires, les marchandises en cours de route sur voies
de terre ou d'eau, 5 milliards.
6° Les espèces métalliques, 6 milliards.
L'addition de ces six chapitres donne un total de 445 mil-
liards de francs, auquel un Allemand, il y a huit ans, évaluait la
fortune de son pays. Remarquons qu'il ne faisait pas entrer
dans ce compte les titres de rente, les fonds publics, ni d'une
façon générale, les titres de créances des habitants les uns vis-à-
vis des autres. D'une façon générale, on peut dire que cotte
estimation était modérée. Si quelques éléments de l'actif, comme
les navires et les titres étrangers, doivent être actuellement
ramenés à des sommes inférieures à celles de 1912, le sol les
LA JUSTE PAIX. i"i
bâtiments, les installations industrielles ont bénéficié d'une plus-
value analogue à celle qui s'est manifestée sur tout le globe.
La fortune allemande représentait ainsi le double de l'esti-
mation la plus basse que l'on faisait en 1913 de la fortune fran-
çaise, 22.vi [Milliards; elle était encore supérieure <\r •"><> pour 100
à l'estimation la plus élevée, 300 milliards de francs. Est-il
excessif de prétendre que notre pays a été plus atteint dans
œuvres vives que l'Allemagne, et avons-nous le druit d'al'lirmer
qu'elle est en mesure de fournir un effort supérieur au nôtre?
' H. — LA SITUATION ACTUELLE DE L'ALLEMAGNE
Il semble d'ailleurs que des signes nombreux attestent la
reprise de la vie économique de l'autre côté du Rhin.
Le lecteur qui parcourt les journaux allemands est frappé de
l'abondance et de la variété des annonces qui indiquent l'activité
des affaires. Ici on demande des directeurs pour des entreprises
commerciales et industrielles ; la, des banques réclament dil
chefs de services, des arbitrantes; des entrepositaires cherchent
du personnel ; des négociants réclament des commis-voyageurs ;
des fabriques de diverses régions font des offres alléchant.- ,i
des ingénieurs ; des sociétés par actions s'inscrivent pour des
chefs du contentieux; des parfumeries ont besoin de Spécialistes;
ailleurs, c'est aux électriciens qu'il est fait appel. Voilà pour les
personnes. Au point de vue des marchandises, il en est offert de
toutes sortes : moteurs, verres à vitres, machines de tout genre,
des kilomètres de conduites, des pneumatiques, des camions,
des chaudières, des cigares, des machines agricoles, des seaux,
des bassins. La Gazette de Francfort, Frankfurter Zeitung, qui
est un des principaux organes de l'Allemagne du Sud, contient
beaucoup plus d'annonces commerciales qu'avant la guerre.
Est-ce là le signe d'un marasme, d'une dépression écono-
mique?
Certes, il ne faut pas considérer les cotes de bourse comme
un indice incontestable de prospérité. Toutefois, la valeur
attribuée par le public à certains titres, en particulier à des
actions d'entreprises indigènes, atteste la confiance des capita-
listes dans leur avenir et n'est pas sans rapport avec la situation
générale du pays. Or, si nous comparons les cours de nombre
d'actions de banques et de sociétés industrielles allemandes aux
l'ïâ REVUE DES DEUX MONDES.
dates des 1er septembre 1919 et 8 mai 1920, nous relevons des
écarts dans le genre de ceux-ci :
1" sept. 1919 8 mai 1920
Actions du Charbonnage Harpener 1G5 278
Actions de la Compagnie de Navigation Ham-
bourg-Amérique 101 472
Deutsche Bank (Banque allemande) i9i 303
Fabrique badoise d'aniline 329 655
Banque germano-asiatique 135 380
Phénix (Société industrielle) -1 SI 416
Il est vrai qu'au cours des huit mois qui forment l'inter-
valle envisagé, la valeur de la monnaie allemande a baissé et
que le mark s'est déprécié par rapport aux monnaies étrangères.
Celte chute du change explique en partie les hausses énormes
que nous enregistrons : il n'en est pas moins certain qu'elles
ne se seraient pas produites, si la nation s'était appauvrie.
De nombreuses branches de l'industrie allemande sont pros-
pères. Il suffit, pour s'en rendre compte, de voir les dividandes
distribués par beaucoup de sociétés et les avantages consentis à
leurs actionnaires sous forme de distributions de réserve ou de
répartitions d'actions à titre de bonus. Considérons le tableau,
récemment publié, d'une vingtaine de groupes d'entreprises,
telles que constructions en béton, constructions de voitures,
exploitations de lignites, tissages de laine et de coton, fabriques
de crayons, de lampes, d'articles émaillés, d'allumettes, de cha-
peaux, de linge, d'objets en caoutchouc, d'aciéries; les derniers
dividendes pour plusieurs d'entre elles, se sont élevés jusqu'à
30 pour cent. En outre, au cours du seul mois de mars 1920, des
attributions d'actions ont été faites pour une valeur de 163 mil-
lions de marks. Les fabriques d'explosifs se sont particulièrement
distinguées dans la distribution des dividendes : celle de Coeln
liottiveillxient de distribuer l(i pour cent, la Siecjner-bynamit et
la Rheinische-westphaelische Dynamit chacune 12,80 pour cent.
A première vue, on ne concilie pas très bien ces bénéfices
copieux avec l'obligation de désarmement qui a été imposée à
l'Allemagne.
La métallurgie allemande travaille d'ores et déjà à moitié
de sa capacité de production, tandis que la métallurgie française
ne travaille qu'au quart. Ce rapprochement est éloquent et en
dit long sur la situation respective des deux pays.
LA JUSTE PUX. 113
Nous avons l'impression que le peuple allemand tout entier
organise une sorte de conspiration pour faire en ce moment le
silence autour des chiffres de sa production, afin d'apitoyer
l'étranger sur un sort beaucoup moins pénible dans la réalité
que dans les descriptions qui en sont propagées à l'envi.
La population commence déjà à bénéficier d'une baisse de
prix que l'on nous promet en France depuis quelques semaines,
mais qui ne s'est encore fait sentir chez nous sur aucun article
de première nécessité. Un télégramme adressé le 27 mai 1920 à
la Gazette de Francfort annonçait qu'à Hambourg, à la suite
d'importations considérables, une véritable panique s'était
déclarée chez les négociants en gros. Ceux-ci s'efforcent de vider
leurs magasins à tout prix, en dépit des pertes que leur infli-
gent ces réalisations. Des trains se succèdent à Berlin, appor-
tant des chargements de vivres. Les communes sont particuliè-
rement atteintes par une baisse de 30 à 40 pour cent, qui
déprécie dans cette proportion les stocks que les municipalités
avaient accumulés. Les entrepôts regorgent de graisse, de mar-
garine. Les légumes secs, le vin, le poisson ont baissé de moi-
tié. Les boutiquiers qui, pendant la hausse, ne cessaient d'acheter,
se retirent aujourd'hui du marché : leur abstention accélère la
chute des cours. Voilà qui semble promettre aux Allemands des
facilités de vie qui contrastent avec les embarras au milieu des-
quels se débattent d'autres populations européennes.
Lorsqu'on voit dans les journaux des négociants en tabacs
remplir des pages entières d'annonces de vente de cigarettes,
lorsqu'on voit offrir des broderies par dizaines de mille, lors-
qu'on voit les courses de chevaux reprendre à Berlin et ailleurs,
on est en droit de se demander si les plaintes qui retentissent
dans la presse sur la misère du pays sont bien sincères. Il semble
tout au moins que les Allemands ne soient pas plus mal parta-
gés qu'aucun des autres peuples qui ont été entraînés dans la
guerre et que leur situation, si elle n'est pas exempte des soucis
qui sont aujourd'hui le lot d'une partie du monde, soit en voie
de s'améliorer.
III. — LA PAIX QUE NOUS ECT DICTÉE L'ALLEMAGNE VICTORIEUSE
Pour juger équitablement la tâche qu'il est aujourd'hui
légitime d'imposer à chaque nation, il convient d'élargir le
174
REVUE DES DEUX MONDES.
problème et de se demander ce qu'eût fait l'Allemagne victo-
rieuse vis-à-vis des Alliés. Pour ce faire, nous ne sommes pas
réduits aux hypothèses. Une abondante littérature a fleuri chez
nos ennemis, dès avant la guerre, et surtout après qu'elle eut
éclaté, qui ne nous laisse aucun doute sur leurs projets. Ces
livres, ces brochures, ces innombrables articles do revues et de
journaux, s'orientaient vers deux ordres d'idées à propos des-
quels ils étaient unanimes. En premier lieu, ils demandaient
que la guerre fût menée avec toute la brutalité possible ; il fallait
non seulement détruire les armées et les flottes, mais ruiner de
fond en comble les pays eux-mêmes, terroriser, décimer les
populations civiles, les réduire en esclavage, anéantir les mai-
soms, les usines, les mines, de façon à écarter, pour une longue
période, toute possibilité de concurrence économique de la part
des régions envahies et occupées par les armées allemandes.
Le second objectif était une paix de conquête, de domination,
qui assurât à la Germanie l'hégémonie du monde. Nous allons
montrer, par un certain nombre de citations, cet état d'àme
d'écrivains qui avaient tous adopté les théories du militarisme
prussien et qui, affirmant la supériorité quasi-divine de leur
race, proclamaient qu'il ne faudrait pas hésiter à détruire une
capitale ennemie et ses six millions d'habitants, si cela pouvait
épargner la vie d'un grenadier poméranien.
Cette absence de tout altruisme est le caractère dominant
d'une mentalité qui est à l'antipode de la nôtre. Nous pouvons
ouvrir au hasard les ouvrages qui traitaient des conditions
de paix; il n'en est pour ainsi dire pas un seul qui ne parle
d'annexions nécessaires. Alors que nous sommes toujours sen-
sibles au côté sentimental des questions, les Allemands professent
à son égard un mépris souverain. La brochure d'un M. Scholtz
contenait le passage suivant : « Si nous avions le moyen de détruire
entièrement la ville de Londres, ce serait plus humain que de
laisser un seul Allemand perdre son sang sur le champ de bataille :
une cure radicale est ce qui amène le plus rapidement la paix.
Hésiter et attendre, user de douceur et d'égards, c'est une fai-
blesse impardonnable. Une attaque brutale, qui ne tient compte
«le rien, voilà la force qui amène la victoire. Que l'ennemi dise
de nous ce qu'il lui plaira : la seule chose que nous ne vou-
lons pas, c'est qu'au jour de la signature de la paix il puisse
prétendre que les Allemands ont été les dindons delà farce. »
LA JUSTE PAIX. 175
C'est, en termes vulgaires, le commentaire des vers célèbres
de Goethe :
Du musst steigen und geirinnen,
Du musst siaqend triuwphiren ;
Oder dienend unterliegen,
Amboss oder Hum mer sein.
Tu dois monter et gagner,
Tu dois vaincre et triompher;
Sous peine de servir et d'être esclave,
Il faut être enclume ou marteau.
Le 19 janvier 1916, le député Marlin déclarait au Reichstag
que le peuple allemand ne permettrait pas à son gouvernement
de restituer les territoires que ses armées occupaient alors. L'État-
major ayant réalisé les neuf dixièmes des acquisitions prévues et
auxquelles il ne manquait que Calais, Verdun, Belfort, Riga et
Salonique, il n'y avait qu'à s'installer d'une façon inexpugnable
sur les positions conquises et à préparer l'incorporation définitive
à l'Empire de ces provinces arrachées à l'ennemi.
Dans la même année 1016, le docteur Bruno Heinemann et le
docteur Neumann-Frohnau publiaient une brochure intitulée :
Les territoires frontières ennemi* et. leur signification au point
de vue de la vie économique allemande. Après avoir passé en
revue la Belgique, la France du Nord et de l'Est, la Russie occi-
dentale et ce qu'ils appelaient les portes de l'Orient , ils concluaient,
sans chercher d'autres excuses, que ce qui est bon à prendre
est aussi bon à garder. « Il convient non seulement, écrivaient-ils,
de conserver les territoires occupés par nous jusqu'à la paix,
mais de nous les annexer d'une façon définitive.de façon à conso-
lider notre économie nationale par l'adjonction de ces terres qui
lui conviennent. Si nous ne profitions pas de l'occasion présente,
notre position dans une guerre future deviendrait beaucoup pins
désavantageuse, car nos besoins d'aliments et de munitions
seraient alors encore augmentés. Les conditions de paix devront
donc assurer, pour un temps indéfini, l'avenir économique et poli-
tique de noire pays. » II est aisé de comprendre ce que veut dire
ce langage. Il suffît du reste «le se reporter aux chnpitresdu livre
pour ne conserver aucun doute sur sa signification. « L'annexion
des provinces russes de l'Ouest faciliterait beaucoup l'approvi-
sionnement de l'Allemagne en denrées alimentaires : à cet effet,
il conviendrait de reculer ses frontières jusqu'au lac Peipus.
176 REVUE DES DEUX MONDES.
jusqu'au Pripet et au Dnieper. M;iis cela ne serait pas encore
suffisant : il faudrait occuper la Serbie, de façon à assurer un
débouche à l'industrie du centre <le l'Europe : la Serbie est la
portede l'Orient, de la Bulgarie, de laTurquie, de l'Asie-Mineure.
Tous ces pays ont besoin d'être colonisés par l'Allemagne. »
An mois de juin 1918, à l'heure où les Allemands s'imagi-
naient toucher à leur bul, le comte de Roon, parent de l'ancien
ministre de la Guerre qui joua un grand rôle sous le règne de
Guillaume Ier, publiait dans la Gazette de Goerlitz le programme
dont les ligues annexionnistes réclamaient l'application intégrale,
et qui se résumait ainsi :
(( L'Allemagne a la force, qui lui a donné la victoire, non pour
s'entendre avec ses adversaires, mais pour leur dicter ses condi-
tions, qui sont : Pas de trêve, pas d'armistice, pas d'interruption
de guerre sous-marine, refus d'écouter toute proposition de l'En-
tente, tant qu'il y aura un soldat anglais en France ou en Bel-
gique, et tant que les Allemands ne seront pas dans ou devant
Paris. Annexion de la Belgique, en lui accordant l'autonomie
administrative et intérieure. Annexion de toute la côte des
Flandres jusqu'à Calais. Annexion des bassins de Briey et de
Longwy, de Toul, de Belfort, de Verdun et des régions situées à
l'Est de ces villes. Restitution a l'Allemagne de toutes ses colo-
nies, y compris Kiao-Tchéou. Afin d'assurer la liberté des mers,
l'Angleterre devra céder à l'Allemagne ses bases navales, ainsi
que les stations de charbon que l'Allemagne désignera. L'Angle-
terre restituera Gibraltar à l'Espagne. L'Angleterre cédera toute
sa Hotte de guerre à l'Allemagne, rendra à la Porte l'Egypte
et le canal de Suez, ainsi que tout ce qui appartient h la Turquie.
« La Grèce devra être rétablie sous l'autorité du roi Constan-
tin dans ses anciennes frontières, telles qu'elles étaient avant le
commencement de la guerre. L'Autriche et la Bulgarie se paiv
tageront la Serbie et le Monténégro.
« L'Angleterre, la France et les Etats-Unis d'Amérique paie-
ront tous les frais de guerre à l'Allemagne, au moins 180 mil-
liards de marks, c'est-à-dire 223 milliards de francs, et livreront
immédiatement les matières premières exigées par l'Allemagne.
La France et la Belgique resteront occupées, aux frais de ces
pays, par les troupes allemandes jusqu'à ce que toutes les condi-
tions qui précèdent aient été remplies. »
Est-il nécessaire d'insister sur le contraste que présentent ces
LA JUSTE PAIX. 177
stipulations avec celles du traite de Versailles? L'Allemagne, dont
le territoire était inviolé, demandait non pas la réparation de
dommages subis, mais le remboursement, avec usure, de tout
ce <[ d'elle avait dépense pour la guerre. Ce n'était pas le retour
à l'Empire de populations fidèles qu'elle réclamait; elle s'annexait
brutalement les territoires dont elle prétendait avoir besoin au
point do vue militaire, sans se soucier le moins du monde de la
volonté des habitants. Quant aux relations futures avec ses
ennemis, elle ne daignait même pas s'en occuper :« Tout s'ar-
rangera, écrivait M. de Roon ; réalisons seulement notre pro-
gramme. »
Bien d'autres articles de paix ont été élaborés, au cours de la
guerre, de l'autre côté du Rhin ; l'imagination des pangerma-
nistes s'est abondamment exercée sur la gamme des clauses
qu'ils se préparaient à nous imposer. Dès 1914, le fameux comte
Bernstorff, ambassadeur à Washington, en énumérait un cer-
tain nombre, telles que la cession à l'Allemagne de toutes les
colonies françaises, de toute la France du Nord-Est, la suppres-
sion de tous droits d'entrée en France sur les marchandises alle-
mandes, tandis que l'Allemagne conserverait pleine liberté de
frapper les marchandises françaises, la renonciation de la France
au service militaire obligatoire, la destruction de toutes les for-
teresses françaises, l'octroi de droits spéciaux aux brevets alle-
mands en France, la renonciation par la France à toute alliance
avec la Russie et la Grande-Bretagne, l'adhésion de la France à
une alliance de 25 ans avec l'Allemagne.
Mais nous nous sommes promis de ne pas discuter ici de
clauses politiques. Nous nous sommes volontairement cantonnés
sur le terrain économique. Nous en avons assez dit pour faire
éclater la différence entre ce qui s'est fait à cet égard à Versailles
et ce que proposaient nos ennemis. Ce n'est pas eux qui, en cas de
victoire, eussent inscrit des articles stipulant que le vainqueur
devra se rendre compte de la capacité de paiement du vaincu,
avant d'exiger de lui certains paiements. Non seulement ils
n'auraient songé à rien de semblable, mais ils auraient dicté des
conditions draconiennes, avec le secret espoir qu'elles ne seraient
pas exécutables et que, par conséquent, les gages accordés eussent
été retenus par eux; et ils auraient su prendre des gages pré-
cieux et suffisants.
La question de savoir comment ils se feraient payer, en cas
TOME LVIH. — 1920. 12
178
REVUE DES DEUX MONDES.
de victoire, était envisagée par les Allemands avec une netteté
qui nous édifie sur la façon dont ils seraient arrivés à leurs
fins. Voici ce qu'écrivai^ en 1915 le baron de Zedlitz-Neukirch,
membre de la Diète de Prusse, qui exprimait l'opinion de la
plupart des grands propriétaires fonciers, des industriels, des
armateurs et des commerçants :
« Le total des indemnités de guerre et des pertes atteindra une
hauteur presque fabuleuse... il sera impossible d'exiger la resti-
tution entière de nos dépenses et «le nos pertes en valeurs escomp-
tables. Comme, d'un autre côté, il n'y a rien qui puisse nous
faire renoncer à cette restitution pleine et entière, il faudra
nécessairement l'obtenir sous une autre forme. La restitution en
argent pourra être remplacée par certains avantages écono-
miques, propres à relever notre richesse nationale. Cela se fera
par des traités de commerce avantageux, des concessions de
mines, de chemins de fer. En dehors de cela, il faudra des acqui-
sitions territoriales. Les gisements métallurgiques de la Lorraine
française et de la Pologne russe sont le complément de nos propres
exploitations minières. Trouver en tout cela la solution juste et
utile, c'est certainement une tâche digne des plus nobles efforts. »
On devineceque le baron de Zedlitz-Neukirch appelle la solu-
tion juste et utile, celle qu'il considérait comme digne de ses plus
nobles efforts : elle consistait, pour l'Allemagne, à se faire payer
non seulement les dommages, mais tous les frais de guerre. La
somme une fois fixée, ce qui n'aurait pas été acquitté en valeurs
escomptables, aurait été couvert par des annexions territoriales
et des concessions multiples, destinées à parfaire le paiement.
Parmi les nombreuses publications qui, avec un cynisme
naïf, ont, au cours de la guerre, révélé l'état d'àme des Ger-
mains, citons encore la brochure du comte Reventlow, qui,
sous ce titre significatif : Avons-nous besoin de la cote fla-
mande? entassait argument sur argument pour démontrer que
l'Allemagne ne pouvait vivre sans cette conquête. La nature,
disait l'auteur, a mis tous les avantages stratégiques du côté
anglais; il faut en conséquence appuyer nos défenses de la
Baltique sur celles de la mer du Nord, sans quoi nous ne pour-
rons avoir l'empire des mers.
D'ailleurs, ce n'était pas seulement le rivage que Revent-
low réclamait, c'était toute la Belgique, sans kquelle, disait-il,
il est impossible d'assurer la renaissance économique et l'indé-
LA JUSTE PAIX. 1T9
pendnnce du peuple et de l'Empire allemands. Tout le volume
roule sur cette thèse, que la puissance navale allemande ne peut
se développer pleinement qu'en ayant à sa disposition la cote
belge, et conclut que, du moment où il en est ainsi, aucune
discussion ne saurait s'élever sur la légitimité de coite annexion.
L'Allemagne a besoin d'établir -sa suprématie; celle-ci a pour
condition l'empire des mers, lequel ne peut s'établir que s'il a
sa base dans la métropole; les ports actuels de l'Allemagne sont
insuflisants : elle prolongera donc son littoral jusqu'à Ostende et
Zeebrugge. Les raisonnements s'enchaînent avec une naïveté
déconcertante; le point de départ en est toujours le même :
l'Allemagne prendra, en Europe et ailleurs, tout ce qui est de
nature à assurer son hégémonie.
Pendant que le fougueux Reventlow publiait volume sur
volume afin d'entretenir chez ses compatriotes l'ardente volonté
de ce qu'il appelait les conquêtes indispensables, d'autres panger-
manistes dressaient des statistiques destinées à les impressionner
en leur montrant les conséquences do la paix, si elle ne se faisait
pas selon les exigences de l'Empereur et de ses généraux. L'une
des plus curieuses élucubrations de ce genre a paru en 1918 sous
le titre de Deutschlands Lage beim Friede (la situation de l'Alle-
magne lors de la paix) ; elle critique vivement la note du pape
du 1er août 1917, dans laquelle le Souverain Pontife demandait
l'évacuation de la Belgique et des territoires français occupés.
Le passage le plus intéressant de cette brochure est celui où elle
établit le bilan de ce que serait la fortune publique, un an après
la paix, dans les diverses hypothèses, envisagées. Au cas où les
Alliés seraient vainqueurs, l'auteur admet que l'Allemagne
aurait à leur rembourser leurs frais de guerre à raison de
320 milliards de francs et les dommages causés à la France,
l'Angleterre, la Belgique et la Russie à raison de 54 milliards
Voilà le chiffre auquel nos ennemis eux-mêmes s'attendaient à
être taxés! Ils savent aussi bien que nous que la somme des
dommages s'est accrue depuis lors dans une proportion énorme.
Leurs propres aveux font ressortir la modération du traité de
Versailles. Il n'y a aucune espèce de comparaison à établir entre
ce qu'il leur demande et ce qu'ils auraient exigé de nous.
Un des livres les plus caractéristiques de la mentalité alle-
mande a paru à Leipzig en 1918 sous la signature de Kurd von
Strautz et le titre de : Le but de guerre de notre peuple (Unser
180 REVUE DES DEUX MONDES.
voelkiches Kriegszicl). Il débute par une confession dont nous
traduisons les premières lignes :
« Déjà comme écolier, je vivais sous l'impression de la der-
nière guerre franco-allemande; grâce h un merveilleux ensei-
gnement de l'histoire, reçu au gymnase de Jbachimstal à Berlin,
je m'éloignai de la culture classique, qui néglige volontairement
le nationalisme. Le rêve de ma vie était dès lors de voir éclater
cette guerre de représailles (Vergeltungskampfy, — tel est le nom
que devrait porter la lutte actuelle, — à laquelle je n'ai jamais
cessé de croire, mais que je craignais de voir retardée indéfini-
ment sous l'influence du déplorable optimisme pacifique (Frie-
cletiïseligkeit) du gouvernement qui avait succédé à celui de
Bismarck. J'ai lutté par la parole et par la plume pour cette
guerre de vengeance {Rachekrieg), qui devait enfin rétablir les
frontières de notre peuple et de notre empire, telles qu'elles
existaient en 1552, et que nous avons successivement perdues à
l'orient et à l'occident. Ni 1815 ni 1871 ne nous les ont rendues.
Bismarck a inauguré, mais n'a pu achever notre relèvement, et
après lui commença la décadence, que seule la guerre actuelle a
pu arrêter. » Cette guerre, M. Strautz la salue avec des transports
de joie. Il considère d'ailleurs que l'Allemagne, alliée à la Hol-
lande, à la Belgique, à la Suisse, appuyée sur l'Autriche, sera
un adversaire écrasant pour la pauvre France, préalablement
dépouillée de la Lorraine, de la Flandre française, de l'Artois, du
Cambrésis et de la Franche-Comté.
Nous aimerions savoir ce que pense aujourd'hui M. Kurd
von Strautz et s'il se réjouit encore, avec la même allégresse, de
l'entrée en campagne de 1914.
La littérature annexionniste n'a pas seulement été abondam-
ment enrichie de publications signées d'auteurs allemands. Ces
messieurs ont fait une recrue hollandaise. Un certain Hans
Clockener, qui se dit lieutenant retraité des Pays-Bas, a écrit
une brochure intitulée : Pourquoi et comment faut-il que l'Alle-
magne annexe? Il y déclare que la guerre lui a fait comprendre
qu'il appartient à la grande race. 11 plaint l'Allemagne d'avoir
de si mauvaises frontières, notamment du côté de Belfort, que
a l'insigne faiblesse de Bismarck eut le tort de laisser à la
France en 1871. » La guerre de 1870 a fait l'unité allemande,
celle de 1914 doit faire l'unité germanique, qui embrassera la
Scandinavie, les Pavs-Bas, l'Autriche et la Suisse.
LA JUSTE PAIX. 181
IV. — LES TRAITÉS DE BREST-LITOVSK ET DE BUCAREST
Pourquoi d'ailleurs chercher les preuves des desseins alle-
mands dans la bibliothèque des écrits répandus par eux à profu-
sion depuis nombre d'années? Ne suffit-il pas d'évoquer. le sou-
venir des traités de Brest-Litovsk et de Bucarest dictés à la
Russie et à la Roumanie? Lorsque les délégués roumains protes-
taient contre la dureté des clauses auxquelles le vainqueur pas-
sager les forçait de souscrire, celui-ci leur répondait : « Vous
apprécierez la modération de l'Allemagne lorsque vous connaî-
trez les conditions que les Empires centraux imposeront aux
Puissances occidentales. »
Et cependant le premier des traités que nous venons de rap-
peler, celui de Brest-Litovsk, signé le 7 mars 1918, enlevait à la
Russie la Pologne avec 11 millions, la Lithuanie avec 9 mil-
lions, la Livonie et l'Esthonie avec plus de 2 millions d'habi-
tants; il détachait de la mère-patrie l'Ukraine, la Finlande et la
Géorgie, que l'Allemagne reconnaissait soi-disant comme répu-
bliques indépendantes, mais qu'elle soumettait à un véritable
protectorat. En réalité, ces annexions plus ou moins déguisées
plaçaient sous la domination allemande d'immenses territoires,
peuplés de plus de 50 millions d'habitants.
Le traité de Bucarest, du 7 mai 1918, était plus perfide encore
que celui de Brest-Litovsk. L'Allemagne affectait de ne réclamer
aucun territoire; mais elle commençait par attribuer à la Bul-
garie 4000 kilomètres carrés, et à l'Autriche la partie méri-
dionale des Carpathes, de façon à rendre les frontières de la
Roumanie indéfendables. Elle lui enlevait la Dobroudja, sou-
mise dorénavant à un condominium dans lequel l'Allemagne
avait la haute main : elle s'installait par là dans le port de
Constantza et s'assurait un débouché vers la Mer-Noire. La
Hongrie, de son côté, entrait en possession des gisements pétro-
lifères et des charbonnages de la région de Bacau. Plus au Sud,
des redressements de frontières absorbaient les districts de Buzeu
et de Prahova, où se trouvent des centres industriels impor-
tants; dans la région de Turnu-Severin, l'Allemagne accaparait
les gisements de cuivre de Baia de Amara. Enfin, l'article 12
du traité de Bucarest stipulait que nulle obligation d'aucune
sorte ne résulterait ni pour les territoires enlevés, ni pour les
182 BEVUE DES DEUX MONDES.
États qui les acquièrent, du fait que ces territoires ont appar-
tenu à la Roumanie; la dette roumaine tout entière restait donc
à la charge de la Roumanie, amputée d'une partie notable de
sa population et de sa richesse.
L'Allemagne mettait la main sur tous les gisements pétroli-
lères du pays, par l'intermédiaire de trois organes : la Société
des établissements de l'industrie pétrolifère, destinée à englober
les entreprises rivales; la Société commerciale à monopole, qui
disposerait de la totalité de la production; la Société fermière
des terrains pétrolif ères, qui devait s'emparer des sources même
de l'industrie. Cette dernière, de nationalité allemande, recevait,
pour trente ans, le droit exclusif d'exploiter tous les terrains de
l'Etat roumain, à l'exception de ceux concédés avant le
Ier août 1916, ainsi que celui de la recherche, de l'extraction et
du traitement des huiles minérales, des gaz, de l'asphalte et des
autres bitumes. Les terrains exceptés faisaient de plein droit, à
l'expiration des concessions en cours, retour à la Société fermière.
Le renouvellement de tous ces avantages était prévu pour deux
périodes d'égale durée, si bien que, pendant quatre-vingt-dix
ans, l'Etat roumain perdait la libre disposition de la partie la
plus riche de son territoire. La Société commerciale, moyennant
une redevance insignifiante de 3 lei 40 par tonne, à verser au
gouvernement roumain, pouvait dorénavant ravitailler L'Aile-
magne : celle-ci était représentée dans son conseil par des
administrateurs appartenant à la grande métallurgie, l'indus-
trie allemande des pétroles et la navigation transatlantique.
Toutes les précautions étaient prises du côté des chemins de
fer. En Ukraine, les Empires centraux, sous prétexte de sur-
veiller le transit des marchandises importées par eux, s'étaient
réservé le contrôle des réseaux ; les troupes allemandes occu-
paient les voies ferrées jusqu'aux frontières orientales. De la
Russie, l'Allemagne obtenait le libre accès vers la Perse et
l'Afghanistan. En Roumanie, un représentant de l'administra-
tion allemande devait résider sur place et prendre en fait la
direction de l'exploitation. Le réseau télégraphique roumain
était misa la disposition de l'Allemagne; jusqu'en 1950, celle-ci
devait conserver une station sur les côtes roumaines pour
l'atterrissage de ses câbles sous-marins.
Ces diverses clauses constituaient des contributions bien
autrement lourdes que ne l'eussent été quelques centaines de
LA JUSTE PAIX. 183
millions ou même quelques milliards d'indemnité. Le journal
de Munich {Mnenchener Neueste Nachrichten), du 18 mai 11)18,
reconnaissait que « ces indemnités de guerre indirectes faisaient
la part très belle à l'Allemagne et qu'elle pourrait être satisfaite
si elle arrivait à conclure la paix avec ses autres ennemis dans
des conditions identiques. » Nous le croyons sans peine. Vis-a-vis
de la Russie, on n'avait même pas cherché à garder l'apparence
des ménagements : on exigeait d'elle une indemnité globale et
forfaitaire de 6 milliards de marks, dont un quart serait payé
par la fourniture de 245 564 kilogrammes d'or fin et 545 mil-
lions de roubles en anciens billets de banque, un sixième serait
acquitté par des marchandises, cinq douzièmes par la remise de
titres de rente ; un dernier sixième resterait à la charge de
l'Ukraine et de la Finlande.
Noos pourrions remplir encore des pages par l'énumération
des avantages politiques, économiques, financiers que l'Alle-
magne s'était assurés. En ce qui concernait par exemple les
sommes et l'or déposés à la Banque impériale allemande pour
le compte de la Banque Nationale roumaine, l'Allemagne
déclarait qu'une partir1 de ces sommes et cet or ayant disparu
par suite d'actes d'administration des autorités allemandes et ne
pouvant être restituée, le solde resterait à Berlin en vue d'assu-
rer le paiement des coupons de rente roumaine appartenant à
des ressortissants allemands. Des traités de commerce, très favo-
rables aux Empires centraux, étaient remis en vigueur; le libre
transit était assuré aux marchandises austro-allemandes ache-
minées vers l'Asie. En un mot, l'Allemagne n'avait reculé
devant aucun moyen pour assurer son hégémonie dans l'Europe
orientale; faisant de la Baltique et de la Mer-Noire deux lacs
allemands, elle s'assurait la surveillance du Danube sur tout son
parcours. Au Hambourg-Bagdad, dont la réalisation était, dès ce
moment, rendue impossible par les succès militaires de l'Entente
en Palestine et en Mésopotamie, elle substituait le Hambourg-
Téhéran par la Roumanie, l'Ukraine et la Turquie.
Bien que les deux traités de Brest-Litovsk et de Bucarest
aient été annulés par le pacte de Versailles, il était bon d'en
remettre les clauses sous les yeux de nos lecteurs et de leur
montrer comment l'Allemagne traite les vaincus. Il est impos-
sible de rêver une mainmise plus complète sur leurs res-
sources, une série de dispositions mieux calculées aux fins de les
184 REVUE DES DEUX MONDES.
asservir économiquement. Qu'auraient dit les Allemands si
nous avions formé des sociétés françaises pour exploiter, à
notre compte, pendant un siècle, les gisements des sels de potasse
de Stassfurt, les charbonnages de la Ruhr et de Silésie ? si nous
avions pris le contrôle de leurs chemins de fer, installé nos
ingénieurs dans leurs ports? appliqué en un mot, dans le traité
de Versailles, le système prodigieusement raffiné et à longue
portée qui a dicté ceux de mars et de mai 1918 ? C'est alors que
M. Keynes aurait eu beau jeu pour blâmer l'excès de notre sévé-
rité et l'abus de la victoire. Mais que nous en sommes loin !
V. — CONCLUSION
La Juste Paix ! Ces mots que nous avons inscrits au frontis-
pice de notre étude lui serviront de conclusion. Nous ne récla-
mons que notre droit, mais nous le réclamons tout entier, tel
qu'il résulte des traités de Versailles, de Saint-Germain-en-Laye,
de Neuilly-sur-Seine, du traité qui reste à signer avec la Tur-
quie. Ces accords internationaux ont été discutés par les pléni-
potentiaires les plus qualifiés, solennellement ratifiés par les
autorités souveraines des pays intéressés. Jamais encore le monde
n'avait vu un pareil groupement de nations, appartenant à tous
les continents, se réunir pour prendre en commun des résolutions
obligatoires pour tous.
La politique des Alliés est nettement tracée. Il n'est permis à
aucun d'eux de combattre, ni même de discuter le traité de
Versailles, puisqu'aussi bien c'est celui que l'on invoque cons-
tamment et que ce qui est vrai de lui s'applique aux conven-
tions signées avec les ex-alliés de l'Allemagne. Il n'est pas moins
hors de propos de déclarer ces pactes insuffisants pour les Alliés
que de les dénoncer comme imposant aux Germano-Turco-
Austro-Bulgares des sacrifices démesurés.
Nous avons suivi M. Keynes dans son exposé, sans laisser
dans l'ombre aucun des arguments qu'il invoque à l'appui de
son opinion. Nous espérons lui avoir répondu sur tous les points.
Nous nous retournons maintenant vers les Alliés, vers nos com-
patriotes, et nous leur disons : « Voici un traité qui fait loi.
Étudiez-en encore une fois les dispositions et pénétrez-vous-en.;
C'est une œuvre humaine, donc imparfaite, mais elle est cons-
truite avec méthode. Si elle est respectée, elle pourra, pendant
LA JUSTE PAIX. ISo
de longues années, servir de guide à l'humanité. La battre en
brèche, c'est ouvrir la porte à de redoutables inconnues; c'est
avant tout donner à l'Allemagne un prétexte pour se dérober à
l'accomplissement de ses engagements. Quel est l'homme d'Etat
qui oserait prendre cette formidable responsabilité? »
Le traité de Versailles est l'œuvre commune des Alliés. Au
cours des longues discussions qui en ont accompagné l'enfante-
ment, des divergences ont pu se produire, — et se sont pro-
duites en effet. Mais on est arrivé à un accord, après lequel
toutes les oppositions de vues doivent disparaître. C'est la leçon
profonde qui doit être dégagée de la paix, comme l'unité de
commandement avait été celle de la guerre. Nous adjurons les
grandes démocraties qui forment le nœud vital de l'alliance de
se pénétrer de cette nécessité. Selon que la France, la Grande-
Bretagne, la Belgique, l'Italie, la Boumanie, la Yougo-Slavie,
— pour ne parler que de l'Europe, — seront unies ou non pour
l'exécution du traité, la face du monde changera. Le vrai moyen
d'assurer la paix, si ardemment souhaitée par la malheureuse
humanité, c'est de montrer, à ceux qui doivent les réparations,
le front uni de ceux à qui elles sont dues. Que pourront répondre
GO millions d'Allemands aux 200 millions d'alliés (1), lorsque
ceux-ci, sans haine mais sans faiblesse, réclameront ce qui leur
appartient? Il est de l'intérêt même des Germains qu'ils ne
puissent pas avoir de doute sur la volonté unanime des signa-
taires du traité. La certitude qu'ils éprouveront à cet égard
découragera les velléités de révolte que ne manquerait pas
d'entretenir chez eux l'espoir d'une désunion entre les associés.
Ils renonceront alors aux armements inutiles, parce qu'ils auront
la conscience de leur infériorité vis-à-vis d'une coalition résolue
à maintenir la paix. Ils porteront leur effort vers la constitution
d'un budget, dans lequel il y aura place pour les dépenses
nécessaires au développement de leur pays en même temps que
pour les remises à faire aux Alliés.
Nous avons, au cours de notre travail, essayé de montrer la
situation vraie des principaux belligérants au lendemain de la
lutte. Si nous avons, une fois de plus, évoqué les ruines accu-
(1) France, 40 millions ;* Grande-Bretagne, 55; Italie, 38; Belgique, S; Pologne,
25; Boumanie, 16; Tchécoslovaquie, 12; Yougoslavie, 15; Grèce, 8. Au total,
217 millions d'habitants, sans compter les colonies ni les alliés des au'rès parties
du monde.
186 REVUE DES DEUX MONDES.
mulées, ce n'est pas pour remplir le devoir douloureux de rappe-
ler aux générations qui viennent les souffrances de leurs pères,
c'est pour établir la comparaison entre vainqueurs et vaincus et
pour prouver que ces derniers sont en état d'acquitter leurs
obligations vis-à-vis de nous.
Nous aurions pu écarter cette idée qui ne serait évidemment
pas entrée dans le cerveau de nos ennemis, s'ils avaient été les
plus forts. Quels sont les généraux ou les hommes d'Etat prus-
siens qui se seraient préoccupés, au moment de nous dicter un
traité de paix et de fixer l'indemnité de guerre, de déterminer
nos capacités de paiement? Non saulement ils n'auraient pas
cherché à rester en deçà de cette limite, mais ils auraient su
prendre, pour lu cas où nous ne nous serions pas acquittés de
l'intégralité de la contribution convenue, des gages substantiels,
dont la conservation leur eût procuré des avantages considé-
rable*. Nous ne trouvons rien de semblable dans le traité de
Versailles, qui prescrit au contraire aux Alliés, déjà même
avant d'exiger la remise des 40 milliards de marks or de bous
qui doivent compléter les premiers 100 milliards à remettre
par l'Allemagne, d'examiner si cette dernière peut assurer le
service des intérêts et du fonds d'amortissement desdits bons.
C'est là que se trouve le nœud du problème. Les rédacteurs
du traité ont voulu faire œuvre non seulement de justice, mais
d 'extrême modération, et ils ont subordonné l'accomplissement
non pas de la totalité, mais de la première partie de l'œuvre de
réparation, aux facultés du débiteur. Leur erreur a consisté en
ce qu'ils se sont imaginé que la détermination de cette faculté
est chose aisée, alors qu'elle est pour ainsi dire impossible. C'est
un des problèmes les plus effroyablement compliqués qui se
puissent poser devant un aréopage de diplomates ou d'hommes
d'Etat, que celui qui consiste à vouloir chiffrer les sommes qu'un
pays est en mesure de verser à ses créanciers. Outre que la statis-
tique première et fondamentale qui permettrait de donner à
une recherche de ce genre un point de départ précis n'existe
pas, elle s'appliquerait, si elle pouvait être dressée à un jour
déterminé, à des objets essentiellement variables. La fortune
d'une nation change d'une année à l'autre ; la seule différence
des récoltes, du commerce extérieur représente, en quelques
mois, des milliards.
D'autre part, est-ce le capital ou le revenu qu'il convient de
LA JUSTE PAIX. 187
considérer? L'un est bien fonction de l'autre, mais, si l'évalua-
tion de ce que possède une nation est déjà une tâche presque
surhumaine, celle des revenus annuels de ses citoyens est im-
possible, tant les divers éléments qui entrent dans ce dernier
chiffre sont flottants, mobiles et, dans bien des cas, échappent à
tout contrôle, à tout enregistrement officiel. Or l'ordre de gran-
deur des sommes à payer pour les réparations dues aux Alliés
est tel que le seul mode de paiement à envisager, tout au moins
pour la majeure partie, est celui des annuités.
L'Allemagne, l'Autriche, la Bulgarie, la Turquie doivent
s'acquitter au moyen de paiements annuels comprenant l'intérêt
de leur dette et une fraction d'amortissement. C'est sur les revenus
de la nation que ces annuités doivent être prélevées : elles consti-
tuent une charge budgétaire. Alors se pose la question de savoir
ce que doit être ce budget. Selon que les dépenses militaires qui,
pour tout pays, en constituent une si forte part, seront plus ou
moins élevées, des sommes plus ou moins considérables resteront
disponibles. Il est évident qu'une nation qui a des obligations à
remplir vis-à-vis d'autrui, n'a pas le droit de gérer ses finances
comme elle le ferait en l'absence de tout engagement de ce genre.
Elle doit s'abstenir de tout gaspillage, de toute expérience étatisle
de nature à entraîner des débours anormaux, de toute poli-
tique de conquête qui entlerait son budget; elle doit réduire
son train de maison au strict nécessaire, jusqu'à ce que, s'étant
acquittée vis-à-vis de ses créanciers, elle retrouve sa pleine
liberté d'action. Qui ne mesure les sommes qu'une politique de
cette nature, la seule qui soit admissible en la circonstance, lais-
sera disponibles dans le budget de l'Allemagne? Le traité de
Versailles a pris soin de limiter les effectifs militaires qu'elle est
autorisée à entretenir : de ce chef seul, elle va réaliser une
économie énorme par rapport à ses dépenses d'avant-guerre. lien
sera de même pour la marine. Elle n'a plus de colonies et peut
donc vivre sans cuirassés ni torpilleurs ni sous-marins; on voit le
nombre de milliards que dégage cette transformation d'un Empire
militaire et agressif en une démocratie ramenée à la raison.
Serrons les chiffres d'un peu près. La France, avec 38 mil-
lions d'habitants, a un budget ordinaire de 20 milliards; la
parité pour l'Allemagne avec 63 millions d'habitants serait de
plus de 33 milliards. Mais il y a plus. Le chiffre de 20 milliards
n'est pas celui qui représente les sacrifices de la France. Elle
188 REVUE DES DEUX MONDES.
a un budget extraordinaire de 1 milliards, dont beaucoup de cha-
pitres sont appelés à se reproduire pendant de longues années et
que, dès 1920, nous sommes appelés à fournir, ce qui porte notre
total à 27 milliards. Dès lors, c'est 45 milliards qui représente-
raient, pour la population allemande, une charge équivalente à
la nôtre.
Voyons donc comment le compte s'établit : 3 milliards de
francs devraient suffire aux dépenses d'un pays, dont le
budget total, à l'ordinaire et à l'extraordinaire, ne dépassait pas
ce chiffre il y a une douzaine d'années. En 4906, il était de
2 400 millions de reichsmarks, lesquels représentaient 3 mil-
liards de francs. En admettant que la dépréciation du mark papier
justifie une élévation de ce chiffre, il resterait une trentaine
de milliards de revenu annuel. Les Alliés ont, pour leur créance,
un droit de préférence sur cette ressource, qui, à elle seule,
suffît à gager, au taux de 6 pour 100, un capital de 500 milliards,
au taux de 5 pour 100, un capital de 600 milliards de francs.
L'emprunt qui aurait une priorité sur ces revenus se placera
peut-être à un cours qui se rapprocherait de ce dernier taux.
La voie est dès lors tracée. Il y a lieu de faire créer par l'Alle-
magne des obligations pour le capital de sa dette, dès que le mon-
tant en aura été fixé. N'oublions pas qu'en principe elle doit
être égale au chiffre des dommages constatés par la Commission
des réparations : que celle-ci l'arrête par exemple à 300 mil-
liards de francs, soit 240 milliards de marks or, cela ne cons-
tituera encore qu'une charge annuelle de 12 milliards de marks
or ou 15 milliards de francs, c'est-à-dire beaucoup moins que le
revenu disponible : il y aurait une marge considérable pour la
différence de valeur entre le mark or et le mark papier.
Ces calculs sont fondés sur l'hypothèse où l'Allemagne ne
serait proportionnellement pas plus imposée que la France, alors
qu'envisager le cas où elle l'eût été davantage n'aurait rien eu
d'excessif. Quand nous supputons la moyenne des charges qui
pèsent sur les contribuables français, nous comprenons parmi
eux les infortunés habitants des régions dévastées, qui sont dans
l'impossibilité matérielle de payer la plupart des taxes. La part
des autres Français est aggravée d'autant; et c'est au chiffre
ainsi rectifié et majoré qu'il y aurait lieu de comparer les impôts
allemands, afin de savoir s'ils atteignent la limite minima fixée
par le traité de Versailles,
LA JUSTE PAIX. 180
Les pages qui précèdent fournissant des points de compa-
raison d'après lesquels il es! possible de faire une première
évaluation des facultés contributives de l'Allemagne. Mais celles-
ci ne peuvent être mathématiquement déterminées à l'avance.
De même que pendant les dernières années du xixe siècle et les
premières du xxe, la puissance économique de nos ennemis avait
grandi à une allure extraordinairement rapide, de même il est
vraisemblable que, dans l'avenir, leur fécondité et leur esprit
de travail aidant, ils reprendront cette marche en avant dans la
voie du progrès industriel et agricole, où ils étaient si énergi-
quement entrés.
Si, en l'année 1888, au moment où Guillaume II montait
sur le trône, un économiste prophétisant eût énoncé les chiffres
de la production de l'Allemagne de 1913, on l'eût traité de
visionnaire. De même aujourd'hui celui qui prédirait la facilité
croissante avec laquelle ce pays pourra faire face à l'annuité des-
tinée à éteindre en une période déterminée le capital de la dette
des Empires centraux et de leurs ex-alliés vis-à-vis de nous,
étonnerait beaucoup de ses auditeurs. Il est cependant probable
qu'il aurait parfaitement raison. On a effrayé les imaginations
timides par le chiffre des centaines de milliards auxquelles
s'élèvent les dommages causés aux Alliés, comme s'il s'agissait
de transférer d'un seul coup un trésor métallique de cette impor-
tance du patrimoine des vaincus dans celui des vainqueurs. Le
problème ne se pose pas ainsi. Il ne s'agit pas pour les Allemands
de verser cette somme en une fois ; nous ne leur demandons
que de s'en reconnaître débiteurs, et nous leur donnons ensuite
un délai suffisant pour en régi ir l'intérêt et l'amortissement.
L'erreur fondamentale de M. Keynes et des trop nombreux
lecteurs que ses développements ont égarés, a consisté à ne voir
qu'un côté du problème et à ne jamais établir de parallèle entre
les charges de l'Allemagne et celles des Alliés. Il a constamment
raisonné comme si, dans le inonde de demain, la première
allait avoir à soutenir la concurrence de peuples libres de toute
dette, ne payant que peu ou pas d'impôts, se retrouvant, par un
coup de baguette magique, en possession de leurs moyens
d'action d'avant-guerre. C'est le contraire de la vérité. En ce
qui nous concerne, nous Français, nous avons montré l'effort
financier que nous accomplissons en ce moment même, et nous
ne cesserons de répéter que l'Allemagne, en se bornant à établir
190
REVUE DES DEUX MONDES.
des impôts équivalents aux nôtres, aura amplement de quoi
s'acquitter vis-à-vis de nous. M. Keynes, dans une préface qu'il
vient d'écrire pour la traduction française de son livre, déclare
que les événements qui S8 sont succédé depuis qu'il l'a écrit,
l'ont convaincu que les évaluations qu'il a données des res-
sources de l'Allemagne, loin d'être trop faibles, sont probable-
ment trop élevées. Nous espérons avoir démontré le contraire :
l'auteur anglais a singulièrement méconnu les forces écono-
miques de nos ennemis. Il les a méconnues au point de vuo
absolu et surtout au point de vue relatif. Il n'a établi de compa-
raison ni entre l'agriculture ni entre l'industrie des Allemands
et celles des Alliés et de la France en particulier. Il n'a pas ana-
lysé le système liscal des Puissances dont il s'agit de faciliter le
retour à une vie normale. Il n'a pas mis en regard les unes des
autres les pertes en hommes, plus cruelles, en quantité et en
qualité, chez nous que chez aucun autre des belligérants.
La Commission des Réparations n'a donc qu'à poursuivre
son œuvre et à faire exécuter le traité de Versailles. Qu'elle
accélère tout d'abord les règlements en nature, en commen-
çant par le charbon. Qu'elle exige la remise totale des
100 milliards de marks or de bons, qui n'imposent à l' Alle-
magne qu'une charge annuelle très inférieure à ses capacités de
paiement. Qu'elle achève avant le 1er mars 1921, la détermination
du montant dû par l'Allemagne. Qu'elle précise le mode de
paiement de cette somme. Quand l'Allemagne connaîtra le total
de sa dette, que chacun des Alliés pourra faire état des verse-
ments qui lui seront garantis, un premier et grand pas aura été
accompli dans la voie qui doit nous ramener à l'ère des budgets
en équilibre et des finances normales. Plus nous étudions les
clauses du pacte du 28 juin 1919, plus nous examinons la situa-
tion respective de ceux qui l'ont signé, et plus nous croyons
avoir le droit de proclamer, en terminant noire travail, que lo
titre que nous lui avons donné est l'expression même de la
vérité : « La Juste Paix. » A peine juste pour les vainqueurs,
à qui elle n'assure qu'une partie des sommes dépensées et à
dépenser par eux; juste vis-à-vis dos vaincus, à qui elle n'impose
que des sacrifices qui ne dépassent pas leurs forces.
Raphaët-Georoes Lévy.
REVUE LITTÉRAIRE
LES CONTES DE M. PIERRE MILLE (1)
Un jour, M. Pierre Mille était à Constantinople. On le mena chez
un hodja. Ce très saint homme avait passé quarante années dans une
petite chambre de dix pieds carrés à méditer sur les attributs et la
gloire de Dieu. Il y avait quant jite années que le très saint homme
était là; et il continuait sa méditation. Dans la chambre, on ne
voyait pas d'autres objets qu'une écuelle, une natte, un tapis de
prières et le foyer dont les cendres étaient froides. Non loin de ce
réduit, le paysage est le plus beau du monde, la Corne d'Or et les col-
lines de Scutari, les merveilles de la lumière qui joue avec l'air et
l'eau. M. Pierre Mille demanda au bonhomme s'il n'avait aucune
envie de regarder ces merveilles et s'il n'admettait pas que la contem-
plation d'une telle beauté, qui est l'œuvre de Dieu, fût en quelque
sorte une prière; le bonhomme n'aimerait-il point à sortir, à se pro-
mener et à voyager ? « De l'air patient que prend un maître avec un
enfant qui ne comprend pas, » le bonhomme répondit : « Pourquoi
faire? Regarde cette cendre, dans le foyer. Allah y est, puisqu'il est
partout. Je regarde cette cendre. » Pareillement, on lit dans V Initia-
tion de Jésus-Christ : « Que pouvez-vous voir ailleurs, que vous ne
voyiez où vous êtes? Voici le ciel, la terre, les éléments : eh! bien,
c'est d'eux que tout est fait. Quand vous verriez toutes choses à la fois,
(1) Trois femmes (Calmann-Lévy). Du même auteur, De Thessalie en Crète
(Berger-Levrault), Au Congo belge (Colin) ; Sur la vaste terre, Barnavaux et quel-
ques femmes, La biche écrasée, Caillou et Tili, Louise et Barnavaux, Le monarque.
Sous leur dictée, Nasr'eddine et son épouse (Calmann-Lévy) ; Quand Panurge res-
suscita, L'enfant et la reine morte (Cahiers de la Quinzaine) ; Paraboles et diver-
sions (Stock); En croupe de Bellone et Le bol de Chine (Crès).
192
REVUE DES DEUX MONDES.
que serait-ce, qu'une vision vaine? » Jules Lemaître avait besoin de
se rappeler ces maximes d'une sagesse incontestable, pour redevenir
casanier sans regret, quand la lecture de Loti l'avait tenté de
connaître les pays estranges et d'agrandir par ce moyen son rêve
de la vie.
Or, Jules Lemaître songeait : « Loti sera un des rares hommes
qui auront habité toute une planète; moi, je mourrai n'ayant habité
qu'une ville, tout au plus une province! » Mais, le chagrin que cette
pensée lui procurait, Y Imitation l'en consolait, parce qu'au surplus il
n'aimait pas le remuement. L' Imitation ni les propos ou l'exemple
d'un hodja qui depuis quarante ans négligeait de regarder le paysage
de la Corne d'Or pour contempler la cendre d'un foyer toujours
éteint n'ont persuadé M. Pierre Mille, grand voyageur et qui s'est pro-
mené par tous les chemins d'ici-bas. Il faut à la sagesse, pour nous
convaincre, une coïncidence de ses maximes et de nos prédilections.
M. Pierre Mille a parcouru la « vaste terre, » l'Asie, l'Afrique ; et
plusieurs de ses voyages lui mériteraient le renom d'un explorateur.
Il a publié quelque douze volumes de contes charmants ou admi-
rables; mais il est beaucoup plus fier de savoir que l'Atlas Yidal-
Lablache fait, pour le Tonkin, mention d'un itinéraire de lui, dans la
région septentrionale et vers la frontière de Chine. On doit compter,
parmi ses œuvres importantes, deux études qu'il a données en 1899 et
en 1903 aux très savantes Annales de géographie : l'une qui a trait aux
Colonies juives et allemandes de Palestine, l'autre à divers projets de
canaux de navigation et d'irrigation en Indo-Chine. Ce sont de remar-
quables études, riches d'information nouvelle et de chiffres éloquents,
dépourvues de toute ironie et de plaisante gaieté. A peine y recon-
naît-on par endroits l'ingénieux écrivain dont le badinage est célèbre.
Pour expliquer ce que furent, au commencement, les colonies alle-
mandes qu'avait conduites en Palestine un Wurtembergfois nommé
Hoffmann, prêcheur mystique et annonciateur du dernier jour, il les
appelle des « couvents de gens mariés» ou communautés de « moines
qui se reproduisent. » D'ailleurs, le gouvernement de Berlin ne négli-
geait pas de seconder ces colonies plus ou moins religieuses, quel-
ques centaines d'individus qui bientôt lui seront une base d'influence.
M. Pierre Mille, voici vingt ans de cela, notait l'intrusion d'un élé-
ment boche dans un pays où nous avions de bonnes raisons de nous
croire prépondérants. « Peut être la France... » ajoutait-il: et il invi-
tait nos maîtres à profiter de cet avertissement.
Ses études relatives au Congo belge ont encore plus de portée. Il
BEVUE LITTÉRAIRE. 193
examine l'étonnante réussite du Congo belge, puis la valeur écono-
mique du Congo français : il montre la faiblesse de nos arrangements
administratifs et insiste sur la nécessité de créer de grandes exploita-
tions commerciales et agricoles. Il trace le plan d'une politique fran-
çaise coloniale, et non copiée sur la politique léopoldienne, mais qui
aurait à ne pas méconnaître l'enseignement que l'expérience du voi-
sin propose. Et, par bonheur, ce n'est pas mon affaire de discuter ses
arguments et de savoir si l'on aurait dû suivre ses conseils. Mais il
fallait noter ce caractère de son œuvre : elle est sérieuse et active
d'abord.
Ne l'est-elle [dus, à partir du moment où M. Pierre Mille, collabo-
rateur aux Annales do géographie et l'auteur d'un essai sur la coloni-
sation commerciale et industrielle en Afrique, devient un conteur des
plus attrayants? Certes il change de gravité. Il semblera frivole quel-
quefois et le sera plutôt en apparence que tout de bon. Les problèmes
coloniaux n'auront pas fini de l'intéresser. Seulement, il lui plaira de
les traiter d'une autre manière; et, par exemple, il chargera son
magnifique Barnavaux, plein de bon sens et d'une compétence éprou-
vée, d'énoncer quelques-unes de ses idées, avec un dogmatisme et
un entrain que l'on n'ose pas montrer comme de soi.
A la terrasse d'un petit café sis au coin du boulevard Montpar-
nasse et de la rue du Cherche-Midi, Barnavaux, sergent d'infanterie
coloniale, et M. Pierre Mdle voient passer, qu'on traîne sur un fardier
cahotant, la masse d'une statue énorme en plâtre et dont le sommet
dépasse la cime des arbres : c'est pour le Salon d'automne. Et, sym-
bole de la France occupée à civiliser un peuple barbare, un soldat de
l'infanterie coloniale « relève de la main droite une petite négresse
aux chaînes brisées, tandis que de la gauche il brandit un fusil mo-
dèle 80. » Voilà votre portrait, dit à Barnavaux M. Pierre MUle; et ça
doit vous faire plaisir. « C'est idiot! répondit Barnavaux; c'est com-
plètement idiot! » Ce monument, du salon d'automne, ira orner une
place publique, dans l'une de nos colonies africaines. Eh! bien,
remarque Barnavaux, « quand on montre un blanc aux indigènes, il
faut que ce soit un grand blanc, un chef, avec des galons, la croix de
la Légion d'honneur, et qu'il ait une grande barbe, autant que pos-
sible, la barbe étant ce qu'ils respectent le plus au monde, parce qu'ils
n'en ont pas. » Et puis, quelle idée de représenter le peuple barbare
sous les traits d'une femme? Ces Africains méprisent les femmes et
ne comprendront pas que celle-ci soit l'image de leur patrie. Cette
femme est nue. « Il n'y a pas un pays hors d'Europe, pour croire que
tome lviii. — 192U. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
le nu soit une beauté; » les indigènes africains trouvent le nu obscène
et matière à plaisanterie : une femme nue est, à leurs yeux, une pau-
vresse ou une esclave de guerre. Alors, qu'est-ce que sera cette allé-
gorie de la France très civilisatrice, pour un Peuhl ou un Bambara?
Ce sera « Barnavaux quia fait captifs beaucoup bon, après avoir cassé
village. » Et telle n'était l'intention généreuse ni de l'artiste, ni du
gouvernement de la métropole. Le monument sera-t-il en marbre? iM
le Bambara ni le Peuhl n'admettront que la négresse soit blanche. En
bronze? Ils n'admettront pas que le blanc ne soit pas blanc. Barna-
vaux raconte qu'à Saint-Louis du Sénégal on a dressé sur la grand'»
place une statue en bronze de Faidherbe et que les soldats sénégalais
la comprennent ainsi : le colonel Faidherbe était un noir, et qui a
fait la guerre aux blancs ; il a cassé les blancs et, vous le voyez l'épée
à la main, il menace la maison du gouverneur. Et Barnavaux, qui
regarde le monument de la civilisation française brinqueballer sur les
pavés du boulevard, conclut avec simplicité : « Si ça se casse avant
d'aï river, ce ne sera pas un mal pour les colonies ! »
Bref, nos meilleurs gouvernements connaissent mal les colonies,
ou bien ne les connaissent pas du tout. Et l'on commet mille bévues,
faute de savoir. On ne sait pas, on ne sait rien. De telles erreurs
suffisent à fausser toute l'administration coloniale, à saboter (pour
ainsi dire) tout l'immense effort, coûleux. et qui serait facilement si
fécond, de la France aux pays noirs ou jaunes. Barnavaux ne l'en-
voie ] as dire à de gros personnages très ignorants et qui ont sou-
vent de bonnes intentions.
Qui est Barnavaux? « C'est un homme que j'aime! Je l'ai trouvé
pour la première fois sur ma route, et sur le sentier de la guerre, à
Madagascar. Je l'ai revu au Soudan, puis en Crète, puis à Pho Ban,
plus loin que tous les diables de la Chine, sur la frontière du Tonkin.
Et si vous saviez comme il est terré sur le Savoir-vivre I Sommes-
nous sans témoins : il cause avec moi comme un égal. Y a-t-il du
moiiue : il me traite en supérieur. Et quand il est tout seul, il me
méprise profondément pour toutes les choses que j'ignore et où il
est maître : voler des poules, acheter du riz à la foire d'empoigne,
construire une case, en bambous, briques, pierres ou boites de sar-
dines vides, faire ami avec les Sénégalais, qui sont les plus braves
soh" i- de la terre, et pourtant taper sur les nègres, fabriquer des
k.i us -ventrières de selle avec des mèches de lampes i pétrole, mon-
ter à i iieval, mais préférer le palanquin, administrer des provinces,
->- ça consiste à faire rentrer l'impôt, dit-il simplement, — tremper
REVUE LITTi-.nuui;
10:;
la soupe, manger tout ce qui se mange, et boire tout ce qui s boit,
spécialement l'absinthe. » Qu'est-ce que Barnavaux ? Un bon me <j ni
sai faire ce qu'il s'est promis de faire. Et qu'est-ce que Barnavaux?
Le contraire d'un maladroit, M. Pierre Mille l'aime et l'estime pour
eela.
C'est qu'à l'opinion de M Pierre Mille, telle que toute -on œuvre
la révèle, la u .Iresse est, en ce monde, et. en Europ" aulant
qu'ailleurs, la calamité la pir. : cette maladresse qui vient de ce que
les gens sont lies mal informés les conditions de leur activité. Ils
ae savent pas! Et, honnêtes parfois, ils courent le risque d'avoir plus
J'inconvénients que des canailles. Ce qu'ils ignorent, c'est un peu
toutes choses, et notamment les âmes de leurs partenaires ou de
leurs ennemis, les âmes de leurs interlocuteurs. La conséquence : une
administration coloniale à contre-sens; plus généralement, une
quel elle inu le et absurde et la grande misère des amis séparés, des
amants infidèles et des ménages tout en haine. Un beau jour, Bar-
navaux s'est marié, ou peu s'en faut. Il a choisi pour compagne de
sa destinée aventureuse une Louise, douce et bonne. Louise et Bar-
navaux ont un enfant ; Louise et Barnavaux sont un excellent mé-
nage. Mais l'enfant meurt; et Barnavaux a une sorte de chagrin qui
est la sienne : Luuise a une autre sorte de chagrin. La tristesse a des
nuances très fines que la gaité ne parait point avoir. Et, dès la mort
de son enfant, Barnavaux ne souhaite que de s'en aller ; où. donc?
n'importe où! On lui demande: «Barnavaux, pourquoi ne restez-
vous pas avec Louise ? » Et il répond : « Je ne peux pas ! » Il aime
cependant Louise plus que jamais. Seulement, il pense au malheur
qui est arrivé : ça lui fait si mal qu'il a besoin d'en parler : à qui ?
mais à Louise ! « Elle ne répond pas de la même façon ; elle ne
pense pas les mêmes choses, quand nous pensons à la même chose...
C'est à ce moment là qu'on est le plus seul, parce qu'on suit son
idée, qui ne peut pas être l'idée de l'autre. Je ne savais pas ça. Mais
c'est sur ; et il est impossible que ce ne soit pas comme ça! » Et
va-t-il abandonner Louise? Non, certes! « Seulement, on ne pourra
se revoir que quand on aura perdu chacun le dessus de ses idées, le
plus fort. Il en restera toujours assez, après, qui ne seront encore
qu'à nous deux, pour qu'on soit plus pareil ens» ..<ble qu'avec tous les
autres. » Barnavaux a de subtiles délicatesses du cœur et de l'esprit.
Les mots lui manmeut pour exprimer tout le détaU de sa peine,
mais non l'âme pour le sentir. Il a vu, dans les pays de la guerre
continuelle, l'hostilité des peuples et des races ; et puis, rentré dans
196
REVUE DES DEUX MONDES.
son pays, il a senti l'étrangeté d'un être parmi ceux qui ont le mieux
l'air de mériter le nom de ses semblables. M. Pierre Mille, qui est un
peu l'élève de son Barnavaux et qui lui doit une part de sa philoso-
phie, — mais Barnavaux lui doit l'existence, — M. Pierre Mille, au
retour de ses longs voyages, a peint de la même façon la polémique
des races et le malentendu, presque toujours cruel et ridicule aussi,
des âmes que l'amitié ou l'amour ne dispensent pas d'être igno-
rantes les unes des autres.
Ce malentendu est analysé avec beaucoup d'art et une tendre jus-
tesse dans La passion d' Amanda Mangin,le deuxième des contes
qu'il a récemment réunis sous le tilre de Trois femmes. Cette Amanda
Mangin est une jeune fille pauvre. Elle essaye de gagner sa vie en
taisant, à la Bibliothèque nationale, des copies ou des traductions
pour les érudits opulents. Et elle s'est éprise de l'un de ses clients,
qui s'appelle André Snyder, et qui n'a point de méchanceté ni de
perversité. Il ne l'aime point, à vrai dire; mais il est curieux d'elle.
Amanda, ce qu'elle donnerait et ce qu'elle donne sans qu'il songe
à s'en apercevoir, c'est tout un immense amour. Il aurait pitié d'elle :
et elle ne veut pas de pitié. Elle disparaît. Elle va, s'établir à Cam-
bridge. Et des années passent. Avant de partir, elle n'a pas revu
André. Elle lui a écrit et l'a prié de l'oublier, de se marier : puis,
quand il aurait une fille, ne voudrait-il, en souvenir d'elle et bien
qu'elle ne demande que l'oubli, appeler cette petite enfant Amy,
comme on l'appelait dans sa petite enfance? Vient la guerre, dix ans
plus tard. André est tué. Elle l'apprend. Elle ne pleure pas : depuis
longtemps, pour elle, André est dans l'éternité. Elle s'informe :
André laissait une veuve et deux filles ; aucune de ses filles ne
s'appelait Amy. Elle dit : « C'est dommage ! » Tout ce qu'elle a d'é-
conomies, elle l'emploie à des achats de bijoux et de bonbons qu'elle
envoie aux deux filles d'André, lesquelles ni leur mère ne savent que
ces cadeaux sont d'elle et ne savent qu'elle existe. On lui reproche
tant do libéralités qui l'appauvrissent. Elle sourit : « Je n'ai besoin
de rien, » dit- elle. Et elle meurt, quelques mois après : dans le
silence de ses derniers jours, elle disait seulement : « C'est bien !
C'est très bien, ainsi! » On la trouvait singulière; on ne comprenait
pas, tout en l'aimant, qu'elle avait été malheureuse et qu'elle était
morte de sa singularité.
Les peuples entre eux et les races, les amants et leurs maîtresses,
les maris et leurs femmes, sont ennemis involontaires, à force
d'étrangeté. Ce qui les sépare est l'ignorance où ils sont les uns des
REVUE LITTERAIRE. 197
I autres ; c'est l'erreur qu'ils n'arrivent pas à ne point commettre : et
c'est le mensonge.
La quantité de crime et de chagrin qu'il y a en ce monde résulte
du mensonge. El M. Pierre Mille n'est pas un'de ces réformateurs qui
se proposent d'amender le genre humain ni de lui rendre la vie à
jamais délicieuse. Il ne compte pas corriger l'univers, j Mais tout ce
qu'il a vu de fausseté par le monde lui a donné le goût très vif et la
passion de la vérité. Son art de conteur est marqué de cette passion.
Quand il examinait, en Palestine ou au Tonkin, les colonies alle-
mandes ou le système des canaux les plus opportuns, il apportait à
son étude la méthode la plus attentive et n'épargnait point une
recherche méticuleuse. Dans la relation de son voyage au Congo
belge, il a noté ce qu'il a vu, il s'est méfié de ce qu'on lui racontait
et il écrit : « Je ne comprends que ce que j'ai vu. » C'est pour avoir
vu, pour avoir compris et pour être sûr, qu'il a subi les dures
fatigues des chevauchées, des marches et des navigations en pays
I redoutables. Au printemps de l'année 1897, il a suivi l'armée turque
à la guerre et il a rapporté de son expédition 1res incommode ce
charmant livre, De Thessalie en Crète, où abondent lesbeaux paysages,
les anecdotes significatives et les renseignements précieux. Il expli-
quait la guerre et il n'a pas fait de la stratégie son étude particu-
lière. Il exposait la situation créée par l'intrigue des diplomates et il
n'était pas dans le dernier secret des chancelleries balkaniques. Du
moins, disait-il, « je me suis gardé de rien tirer de mon propre
fonds, ayant tâché seulement d'éviter les gens qui mentent. Je peins
ou je répète ce que j'ai entendu, en classant les faits et les êtres,
en les plaçant de façon qu'ils s'éclairent réciproquement. » La mise
en contact des gens et des événements équivalait à une sorte de
contrôle; et beaucoup de prudence donnait le plus de vérité possible.
Conteur ensuite, il eut le même souci de la vérité. Il raconte, dans
Bnrnavnuv et quelques femmes, l'histoire de Marie-faite-en-fer, une
fille de rien qu'on a menée à Port-Ferry et qui là-bas continue d'être
une fille de rien, mais une espèce de sainte aussi, dévouée jusqu'à
l'héroïsme et bonne jusqu'à l'oubli complet de soi. C'est une extraor-
dinaire histoire et telle qu'il y en a dans les vieux livres de légendes.
« Et je ne veux pas affirmer qu'elle mourut d'amour. Il est très vrai
qu'on meurt quelquefois d'amour; mais je ne veux rien dire dont je ne
sois tout à fait sûr ; et si la grande passion pour le major Roger, que
Marie-faite-en-fer entretint silencieusement dans son cœur, fut pour
quelque chose dans sa fin, elle ne l'a jamais avoué à personne et c'est
108 BEVUE DES DEUX MONDES.
un spcrel qu'elle a emporté. » L'hagiographe de Marie-faite-en fer se
forait scrupule d'ajouter à la vérité nul ornement et refuse d' « altérer
par aucun mensonge une histoire si simple, où l'on rougirait de
mettre de l'art et des mots qui ne seraient pas tous vrais. » Dans le
recueil intitulé Sur la vaste terre, il raconte une histoire de Chinois
qu'on avait embauchés pour construire un chemin de fer au Congo et
qui ont pris la fuite et qui, espérant trouver au bout de leur course
africaine la Chine, se sont enfin perdus : « Il ne faut pas dire comment
ils moururent, il ne faut pas écrire pour écrire. Ils sont morts, n'est-ce
pas ? et voilà tout et ils allaient vers le soleil! » C'est une histoire
vraie, que M. Pierre Mille a connue quand il voyageait dans le Congo
belge : il l'a ensuite présentée sous la forme d'un conte ; mais il a un
grand soin de ne pas la dénaturer. Plus que jamais il est content, s'il
peut écrire : « Il n'y a rien dans ce qu'on va lire, que l'expression
d'une chose vue, d'une chose nue. Aucune fiction, aucune péripétie:
la réalité insensible et cruelle. » A cause de ce grand amour qu'il a
pour la plus simple vérité, il juge sévèrement une certaine poésie et
le romantisme. A propos de Louise qui sera bientôt la maîtresse de
Barnavaux et qui ajourne l'échéance, il note que, l'on a beau dire,
nulle femme ni même un homme ne tombe à n'être exactement qu'un
animal : « Nous le saurions mieux, si nous n'étions gâtés par cent ans
de littérature anti-humaine. » Et, à propos d'un petit garçon qu'il
mène au bord de la mer et qu'il s'attend qui soit bien étonné devant
cette infinité bleue, il note : « Cent ans de littérature romantique
nous ont fait l'esprit assez faux... » Mais, le petit garçon qui n'est pas
étonné remarque seulement que cette eau est une rivière qui n'a qu'un
bord. Et voilà démenties les farces du lyrisme accoutumé.
Au romantisme, — et l'on n'est pas juste pour le romantisme, en
ce moment : ce n'est qu'un moment à passer — M. Vierre Mille
pré re la vérité. Il sait, d'ailleurs, ce qu'a son goût d'un peu bizarre
et de paradoxal. Il a écrit, dans le Monarque, où. l'on voit d'aimables
m i i honaux jouer gentiment avec le mensonge : « L'amour de ce qui
n est pas, seule joie de ce misérable univers !... » Il a constaté que
les enfants, les nègres et les poètes, — les autres personnes aussi, —
ne font aucune différence digne d'être examinée entre un simulacre
et la réalité. Car, dit-il autre part, « tout, chez nous, vient des mots; »
et les mots sont les simulacres des idées ; et les idées sont les simu-
la -l'es des choses; et nous sommes séparés des choses parle double
simulacre des idé*s et des mots. Que faire ?...
M. Pierre Mille est-il un réaliste? Oui ; en quelque sorte ! Mais un
HE\ l H LITTERAIRE.
! 99
réaliste averti de la difficulté de son art. Au surplus, la plupart des
romanciers que l'on appelle réalistes sont plus exactement des roman-
tiques dépravés ou qui ont mal tourné. D'autres tâchent de peindre la
réalité ; mais, s'ils ne l'ont que la copier, tout est perdu.
Le petit garçon que M. Pierre Mille a mené au bord de la mer
possède un petit bateau grand comme la main, le fait voguer dans
une llaque et lui inflige des tempêtes : « Des cailloux disposés par
lui-même formèrent un port, des quais, des bassins; au large, il avait
ménagé des récifs. En rapetissant les choses, il s'était efforcé d'en
obtenir une image nette. C'est le procédé naturel de l'esprit humain. »
Le petit garçon qui, sans le savoir, est un artiste, nous invite à ne pas
méconnaître l'esthétique la plus recommandable et, en somme, les
procédés de l'art le plus honnête. Il s'agit de voir, et non de copier
tout au juste ; on n'y parvient pas : mais de rapetisser l'univers et de
le mettre aux dimensions de notre intelligence attentive. Ainsi, nous
atteignons le plus de vérité possible. Et M. Pierre Mille, qui ne
dédaigne pas d'emprunter à son Barnavaux une part de sa philo-
sophie, ne dédaigne pas non plus d'emprunter à ce petit garçon qui
joue au bord de la mer les principes d'un autre jeu qui est le jeu de
peindre ou d'écrire. Il n'a guère donné de romans ; ses quelques
volumes qui s'appellent romans sont des contes liés ensemble par un
stratagème narratif auquel je crois qu'il ne tient pas beaucoup. Un
long roman supposerait qu'on a su attraper une grande étendue de
réalité : quelle ambition, souvent déçue ! ou bien, ce qui manque de
réalité auibentique, on l'a remplacé par de vaines supercheries ou
imaginations. Le conte, si bref, a plus de chances de ne point offenser
la vérité : il l'a rapetissée, — je n'entends pas qu'il l'ait faussée, en la
diminuant, — pour la mieux peindre après l'aAroir mieux vue. Et les
contes de M. Pierre Mille sont de la vérité courte et parfaite.
M. Pierre Mille, qui étudie le petit garçon que je disais, ne résiste
pas au désir de le comprendre et peu à peu vient à composer une
hypothèse trop compliquée. La mère de ce petit garçon le lui reproche
et doucement lui dit: « A force de parler de Caillou... » c'est le nom
de cet en'ant... « d'arranger ses mots, de raisonner dessus, de vous
livrer à ce travail nécessaire mais si dangereux qui est le vôtre, et qui
consiste à reconstituer la nature, à refaire un être tout entier avec les
quelques fragments épars que vous en avez découverts, vous vous
imaginez que c'est vous qui avez créé mon fils!... » En d'autres
termes, un artiste n'a pas à copier seulement la nature, à copier des
fragments épars de la nature : l'immense nature échappe aux entre-
^00 REVUE DES DEUX MONDES.
prises de l'intelligence humaine. Et la simple copie des fragments de
la vérité n'est rien : ce qu'il y manque, c'est la vie. Et il faut donc
que l'image soit une création. Mais alors le péril est de créer avec
une désinvolture involontaire une image qui ne sera plus la vérité.
L'art demande une habileté à laquelle on serait fou de renoncer
sous le prétexte qu'on s'est promis de ne pas intervenir, comme si l'on
espérait donner ainsi d'une façon plus exactement pure la vérité que
l'on a vue et prise. Mais il importe que cette habileté n'aille point à
modifier la vérité. Voilà l'extrême difficulté de l'art auquel M. Pierre
Mille se consacre.
Comment résoudre une telle difficulté? M. Pierre Mille est un
observateur assidu. En outre, il sait que nous avons à craindre de
voiler par notre méditation l'objet de notre examen. Pour éviter ce
pire inconvénient, il se fie à la prompte divination que réussit assez
bien l'esprit dès sa mise en contact avec la vérité. A ce (moment, l'es-
prit n'a-t-il pas sa fraîcheur? Et la surprise l'a mis en éveil : il sait
voir. Il devra ensuite élaborer les documents qu'il aura saisis d'un
coup preste et heureux : mais il redoutera surtout de leur ôter leur
vivacité. Un art qui réunit à la spontanéité la méditation, sans
que l'une étouffe l'autre, une spontanéité intelligente, c'est l'art de
M. Pierre Mille, où il est passé maître.
Les images de vérité qu'un artiste réalise dépendent delà vérité,
mais ne dépendent pas moins de l'artiste. Une image sur un miroir
dépend de l'objet qui se reflète, et aussi du miroir : mais l'âme
d'un artiste, si elle est un miroir, est un miroir qui compose, arrange
et colore l'image. Conséquemment, une esthétique revient à être en
quelque sorte une morale : tant vaut l'âme et tant vaudra l'image.
Or, dans une touchante et belle invocation que M. Pierre Mille
adresse à un jeune homme qui est tombé enArgonne le 17 février 1915,
il y a cette ligne : « Tu es tombé comme je t'avais, pour ma part, un
peu appris à vivre : droit, fort, ironique et brusque. » Il me semble
que ces quatre mots caractérisent très bien l'âme qui se révèle dans
l'œuvre de M. Pierre Mille.
C'est une œuvre honnête et sans pusillanimité. Sur la terre vaste
et qu'il a parcourue, M. Pierre Mille a vu beaucoup de tristesse et
d'atrocité, la souffrance qui résulte des cblmats, et la souffrance qui
résulte du travail, et la souffrance qui résulte de la sottise ou de la
malignité humaine. En lisant ses livres, on éprouve le même chagrin
qu'à lire l'bistoire : celle ci montre, dans la durée, le mal que les
hommes ont fait aux hommes, quand les terribles conditions de la
REVUE LITTÉRAIRE. 201
vie humaine suffiraient au malheur de l'humanité; les livres de ce
voyageur nous montrent, dans l'espace, le même et affligeant spec-
tacle. Machine à explorer les siècles, l'histoire et, machine à explorer
l'étendue, la géographie nous mènent à contempler la misère de notre
destinée en ce monde. A Madagascar, où Barnavaux fait la guerre,
M. Pierre Mille a vu les beaux lataniers du Bouéni, forêt splendide et
parée de lumière chaude. Seulement, il y a de l'or, au Bouéni : et
l'or est l'ennemi des arbres. Et l'on arrache les lataniers pour fouiller
la terre, « on les coupe pour boiser les galeries, on les creuse pour
fabriquer les canaux où l'or lourd s'accroche et brille, on les brûle
pour faire de !a place, pour le plaisir, pour rien : car l'animal qui gas-
pille et qui gâte le plus, ce n'est pas le singe, c'est l'homme. » Et, les
pays où M. Pierre Mille a raconté la dévastation de la belle forêt, il
aurait pu les joindre à son recueil des Paraboles : ce qui resterait de
bonheur à l'humanité, en dépit de la nature et des hasards, les
hommes le dévastent. La peinture de la vie humaine que M. Pierre
Mille nous présente n'est pas adoucie de fades illusions. Il a eu la
force de dire ce qu'il a vu.
Il a eu la droiture aussi de ne pas farder en mal ce qu'il avait
résolu de ne pas farder en bien. C'est ici qu'on le doit séparer de tant
de réalistes qui ont poussé à l'horreur la peinture de la vie humaine...
« Je le sentais près de moi, depuis quelques jours. Invisible et bien-
veillant, il planait, frôlait, enveloppait... Je vous parle du printemps.
Les premiers à savoir qu'il est chez nous, par un phénomène mysté-
rieux, ce sont les objets inanimés... Et, après les objets inanimés, ce
sont les infiniment petits qui sont avertis : les moucherons qui
dansent au soleil, toute une poussière heureuse qui semble naître
des herbes encore pâles et soutirantes... C'est le vent qui nous pré-
vient d'abord, parce qu'il est grand voyageur, qu'il va très vite et
qu'il thésaurise. Toutes les fois quïl a passé sur une pousse verte ou
une petite fleur, il lui vole un peu de son haleine, va plus loin, et
recommence. A la fin, quand il nous arrive, il est déjà très riche et,
au premier rayon de soleil, tout ce qu'il porte en lui s'exalte... » Il y
aie printemps et dans la nature et dans les âmes; il y a cette jeunesse
renouvelée; il y a cette bonté soudaine. Et le printemps, comme le
dur hiver, l'œuvre de M. Pierre Mille sait l'accueillir sans chicane.
Qu'est-ce que ce monde, où rivalisent les Furies et les Grâces? Et
comment le juger? Autant vaut ne le point juger. Mais il ne saurait
nous laisser indifférents; et quel émoi éveille-t-il en nous? M. Pierre
Mille nous propose l'émoi que Ton appelle ironie. Entendons ce mot
202 REVUE DES DE IX MONDES.
sans oublier que le jeune homme qui est tombé en Argonne avait reçu
tout à la fois des conseils de force, de droiture et d'ironie ; c'est assez
pour ennoblir un mot. Dans un des contes qu'il a écrits, pendant que
no.> soldats se battaient, « sous leur dictée, » M. Pierre Mille montre
uii Adolfus Merl, prisonnier badois, qui, le jour de Noël, reçoit une
lettre de sa Luisa, et s'altendiit et ne le cache pas : « Les Français
mettent un point d'honneur à dissimuler leurs sentiments profonds;
'< i Allemands, à les manifester... » Ailleurs, il note « cet héroïsme
de chez nous, qui n'oublie jamais, et même dans les plus cruelles cir-
constances, le mot ironique et vaillant, cette habitude particulière à
notre race, qui est très pudique et sentimenlale et ne veut pas
l'avouer. » L'ironie est une sorte de pudeur qui préserve les sincé-
rités les plus délicates ; elle est aussi une sorte de courage. Elle est
une façon de plaisanter qui élude l'occasion des larmes. Et elle peut
avoir de la brusquerie; mais elle n'a pas de brutalité.
Ce qui rend le plus charmante l'ironie de M. Pierre Mille est qu'elle
dissimule, et pourtant laisse voir, une sensibilité merveilleusement
fine et vite alarmée, cette inquiétude qui n'est que tendresse et pitié.
Son œuvre, qui a souvent une allure assez gaillarde, frémit sans
cesse; et il faudrait l'avoir lue sans amitié pour n'y point deviner ce
qu'elle avoue intimement et à demi-mot, cette mélancolie contre
laquelle lutte et réagit l'indispensable gaieté.
Voici le monde, la terre vaste et ses habitants divers, univer-
sellement déraisonnables et analogues par la déraison. Les sauvages
afric ans ont de la ressemblance avec certains sauvages de notre
société civilisée. La naïveté compliquée des enfants est d'une telle
qualité, qu'à les regarder vivre vous croiriez « explorer un grand pays
sauvage et frais. » En outre, ce monde est si vieux qu'après l'avoir
visite vous dites : « Il n'y a plus au monde que le passé! » Ce monde
est baroque ; il est absurde ; il est amusant et il souffre.
En tête de l'un des livres de M. Pierre Mille, En croupe de Bcllone,
il y a un portrait de l'auteur. Los yeux rient comme des lèvres et, à
l'extrémité des paupières, à leur commissure, des plis remontent qui
donnent à la physionomie une étrange gaieté. Le sourire des lèvres
est plus incertain : l'on n'est pas sûr que ce soit un sourire ; et la ten-
sion des joues, que marque un rude accent des muscles, fait penser
<[iie la bouche se serre afin de ne pas frissonner et trahir un émoi trop
vif et tout proche des larmes.
André Beaunier.
REVUE DRAMATIQUE
Comkdie-Française : Juliette et Roméo, tragi-comédie en cinq actes el >ix
tableaux, en vers, d'après Shakspeare et Lui^i da Porto par M. André
Rivaire. — Reprises : L? Monde où l'on s'ennuie, d'Edouard Pailleron.
Paraître, de M. Maurice Donnay. — Odéon : Mademoiselle Pascal, pièce
en trois actes par M. Martial Piéchaud. — Théâtre des Arts : les Ratés
pièce en quatorze tableaux par M. H.-R. Lenormant. — Réjane.
Juliette et Roméo est un charmant spectacle, qui rappelle très
agréablement /tornéo et Juliette. Le public lui a fait fêle et nous
faisons comme lui. C'est une joie de voir se réveiller sous nos yeux
tout ce monde poétique et reprendre corps et vie ces chers compa-
gnons de notre imagination. Et c'est une manière de revanche
d'entendre l'éternel duo résonner à nos oreilles, sans autre musique
que celle du vers. Shakspeare a parlé divinement de la musique :
elle est l'àme des mondes et il faut se métier de ceux que la musique
laisse insensibles. Donc, aimons la musique et surtout celle de Gounod ;
mais, elle aussi, la poésie a bien son prix, et, tout de même, un drame
de Shakspeare est autre chose qu'un livret d'opéra.
Nous avons retrouvé, dans l'atmosphère de rêve et d'émotion qui
les baigne à jamais, les scènes fameuses : la rencontre chez Capulet
et le premier coup d'œil qui foudroie deux cœurs, Juliette au balcon,
Juliette implorant l'alouette d'être le rossignol, Juliette au tombeau.
Autour du couple que la mort a fait immortel, nous avons revu,
dans sa prodigieuse exubérance de vie, ce grouillement de person-
nages dont il n'est pas un qui ne soit pittoresque et qui n'ait sa saveur
d'originalité. Les épées sont d'elles-mêmes sorties du fourreau :
duels, meurtres et suicides ont ensanglanté la scène. Le moine a
composé son narcotique et l'apothicaire a fourni son poison.
Shakspeare mêlait volontiers le If agi que et le comique : le vieux
Capulet est donc un barbon de comédie, et le rôle de Ja nourrice est
204 REVUE DES DEl X MONDES.
résolument tourné à la bouffonnerie, cependant que frère Laurent
évoque cette religion que servait le curé de Meudon et qui est la
religion de la nature. Les scènes sont ingénieusement découpées. La
versification de M. André Rivoire est souple et souvent brillante : un
morceau, la délicieuse fantaisie sur la reine Mab, ne va faire qu'un
saut de la scène dans les anthologies. Tout cela, lieui eusement fondu,
harmonieux, élégant, aimable, adapté au goût français et au goût
de l'année 1920.
Cet éloge, que j'adresse en toute pinccrité à M. André Rivoire,
enferme une part de critique. En intitulant sapièee Juliette et Roméo,
M. Rivoire a voulu signifier qu'il ne se ho: nait pas au rôle de fidèle
copiste. Il a eu soin de nous avertir que, s'il a beaucoup retenu de
Shakspeare, il n'a pas laissé de faire quelque emprunt à Luigi da
Porto. J'estime qu'il a eu tort. A quoi bon exhumer l'antique nou-
velle qui ne fut jamais qu'une ébauche et ne vaut que pour avoir servi
de thème initial au drame shakspearien? Pourquoi ressusciter ce
mort qu'un grand poète a tué? Nous savons très bien par quelle lente
élaboration s'est préparé, avant Shakspeare, le drame de Shakspeare.
C'est l'habituelle genèse des chefs-d'œuvre. Une légende court. Un
curieux de lettres la recueille et l'appelle à la vie de l'art. C'est ici le
rôle d'initiateur qui appartient à Luigi da Porto. Puis commence la
série des amplifications. Un fameux conteur, Bandello, s'empare du
sujet qui est clans l'air et l'habille à sa guise. L'honnête Pierre Bois-
teau lui-même, l'adaptateur français, y ajoute de son cru. Voilà
réunis tous les matériaux qu'utilisera Shakspeare : rien n'y manque,
et le fait est qu'il n'y ajoutera rien, sauf pourtant son génie. Mais
alors l'évolution est terminée. Le destin des êtres adoptés par le
poète est immuable. Désormais la vérité poétique est fixée, et elle
vaut autant que la vérité historique. Il n'est pas bien sûr qu'aucune
Juliette ait jamais habité la maison qu'on désigne pour avoir été la
sienne, etpeut-être jamais nul vivant n'a-t-il rencontré aucun Roméo
dans les rues de Vérone. Mais c'est un fait que Roméo s'est empoi-
sonné au tombeau de Juliette et qu'à l'instant où Juliette a rou-
vert les yeux, son amant s'était endormi de cet autre sommeil,
dont on ne se réveille pas; — comme c'en est un que Manon est
morte à la Louisiane et Virginie dans le naufrage du Saint-Géran,
Nous n'y pouvons rien. Imaginer, comme l'avait déjà fait Garrick et
toujours d'après Luigi da Porto, que Juliette se réveille auprès de
Roméo expirant, et prêter aux amants de Vérone un suprême
dialogue, c'est aller contre ce que nous savons tous de science cer-
REVUE DRAMATIQUE* 205
taine, et, par une erreur gratuite, altérer un fait dont la vérité est
irrécusable.
Je n'ai garde de reprocher à M. André Rivoire de n'avoir pas
dans l'ensemble de sa pièce, serré d'assez près le texte de Shakspeare
et de nous en avoir donné une traduction souvent fort adoucie. 11
ne pouvait faire autrement, et les farouches partisans d'une traduc-
tion intégrale et littérale le savent comme nous. Ils savent, par
exemple, que le texte de Shakspeare est plein de gravelures et que
le dialogue y abonde en plaisanteries d'un genre absolument impos-
sible à faire admettre sur la scène française. Le théâtre est le théâtre :
c'est dire qu'il y faut tenir compte du public. Et puisque Shakspeare
a tenu compte des goûts d'un public mal dégrossi auquel il a fait
toute sorte de concessions, la même loi s'impose à ses modernes
imitateurs : ce n'est pas leur faute si le public d'aujourd'hui a été
affiné par des siècles de culture. Il est vrai que le goût est chose
variable et qu'il peut s'élargir, mais non pas au delà de certaines
limites. On s'est beaucoup moqué du bon Ducis et de ce pauvre
Letourneur; mais, en dépit de leur timidité qu'il est facile de
railler, ces honnêtes lettrés ont plus fait pour acclimater Shakspeare
en France que ses dévots les plus fanatiques et les plus bruyants.
M. André Rivoire, à son tour, s'est montré homme de goût en se
souvenant que la scène française a ses exigences.
Après cela, il se peut qu'il n'ait pas donné suffisamment l'impres-
sion de cette violence qui est la marque des personnages de Shaks-
peare. Ce sont des êtres entièrement dominés par la sensibilité,
absorbés par la sensation du moment. La passion fond sur eux,
soudaine et souveraine : ils lui appartiennent tout de suite et tout
entiers. Ni combat, ni partage : pas de complexité et pas de nuances.
Comparez les femmes de Shakspeare aux femmes de Racine. Allez
voir, cela en vaut la peine, dans ce cycle de représentations
raciniennes que donne la Comédie-Française, ces deux belles
tragédiennes que sont Mme Bartet et M"ie Weber, jouer Andromaque et
Hermione- Quelle richesse de psychologie dans ces âmes tourmen-
tées ! Avec elles, nous parcourons tout le clavier des sentiments
humains. Chez les héros de Shakspeare, la passion n'est pas plus
violente, mais elle s'attaque à des âmes plus simples; elle est trop
exclusive pour laisser place à côté d'elle à aucun autre sentiment.
Roméo, tout énamouré de sa Rosaline, entre au bal chez Capulet et
aperçoit Juliette. « Mon cœur a-t-il aimé jusqu'ici? Non. Jurez-le,
mes yeux. Car jusqu'à ce soir je n'avais pas vu la vraie beauté. »
206
REVUE DES DEUX MONDES.
Juliette de même : ellf1 a font de suile livré ses lèvres à l'inconnu
qui lui a tendu les siennes; après cela, elle s'infurine quel est ce
jeune homme : « S'il est marié, mon cercueil pourrait bien être
mon lit nuptial. » Désormais ni famille, ni lois, rien n'existe
pour les deux jeunes pens que leur amour. Quant au vieux Ca-
pulet, au premier relus d'obéissance, il entre en fureur et vomit
co tre sa fille bien-aimée les \ lus basses injures. Telle est chez
ces grands ornants l'impulsion du désir que, plutôt que d*y sou-
frif contrariété ou retard, ils aiment mieux mourir. Cette intensité
donne au drame shakspearien son accent et sa couleur. Tout
y est porté au paroxysme. Un y atteint à l'absolu. 11 n'en était
ainsi, ni dans Luigi da Porto ni dans aucun de ceux à qui Shak penre
a fait l'honneur de les piller, et c'es! la part de son génie Jeunesse,
amour, beauté, cruauté du sort, y sont évoquées en images définiti-
ves, et le conflit y est fixé sub specie asterni de ces grandes forces
éternellement en lutte : la Haine, l'Amour et la Murt.
M. André Rivoire a trouvé pour personnifier sa Juliette, qui n'est
peut-être pas tout à fait celle de Shakspeare, une exquise interprète.
MUe Piérat a été, dans la scène du balcon, une très poétique appari-
tion. Gracieuse d'une grâce un peu fragile, et souvent émouvante,
son succès a été des plus vifs. M. Albert Lambert en Roméo et
M. Paul Mounet en frère Laurent, ont été tels que nous avons cou-
tume de les voir. On a fort applaudi M1Ia Dussanne dans le rôle de la
nourrice; M. Roger Gaillard a été un élégant Paris, et M. Brunot un
Mercutio très bien disant. Toutefois, dans son ensemble, l'interpré-
tation n'a pas assez de cohésion. Pour ce qui est de la mise en scène
combien je regrette certain décor où l'on voit un couvent, tout de
guingois, flanqué de deux cyprès qui semblent dessinés par un
enfant! Fâcheuse concession à la mode de gaucherie qui sévit aujour-
d'hui parmi nos peintres et nos illustrateurs. Et de même il est
conforme au nouvel usage, mais il n'en est pas moins gênant que,
presque tout le temps, la pièce se joue dans le noir.
Dirons-nous que la Comédie-Française vient de faire une belle
reprise du chef-d'œuvre d'Edouard Pailleron : le Monde où ion ien-
nuie?. Mais le mot de reprise peut-il s'appliquer à une pièce qui, en
réalité, depuis le 25 avril 1881 où elle fut représentée pour la pre-
mière fois, n'a jamais quitté l'affiche ? On put croire, au début, que
son éclatant succès était dû pour une part à une admirable interpréta-
tion, qui réunissait les noms de Got, Delaunay, Coquelin, Madeleine
REVUE URAMATIQUE. 207
Brohan, Beichemberg, Emilie Broisat, Jeanne Samary; et aussi que
l'aetuahté du sujet, les polémiques soulevées, la malignité du public
qui se plaisait à soulever les masques, n'y étaient pas étrangères.
Depuis lors, le temps a passé. Les salons qu'on recommandait, en ce
temps-là, aux candidats à l'Académie, se sont fermés. L'éblouissante
pléiade d'artistes, qui restera célèbre dans l'bistoire de la Comédie-
Française, a disparu. La pièce n'a jamais cessé de ravir un public
qui l'applaudit pour elle-même. C'est un l'ait bien connu, rue Riche-
lieu, que si d'aventure on est embarrassé et si. pour quelque cause
que ce soit, la salle n'est pas aussi remplie qu'on voudrait, vite, on
Temet sur l'afliche le Monde où ton s'ennuie. Et le public de reprendre
le chemin de la Comédie. L'accueil fait l'autre soir à cette pièce
heureuse a prouvé une fois de plus l'action qu'elle exerce sur le
pnhli • Après quarante ans, elle n'a pas pris une ride. Tout de suite
la salie est conquise, et ce sont jusqu'au bout des fusées de vire
coupées par de jolis moments d'émotion. Il est impossible de dou-
bler plus allègrement le cap de la sept centième.
Ce succès inépuisable et légendaire tient d'abord à cette raison,
(pii eu vaut bien une autre, que Le Monde où l'on s'ennuie est une
œuvre achevée en son genre, une parfaite réussite. C'est ensuite
que cette pièce d'un tour si moderne se rattache étroitement à notre
tradition, et qu'elle est en intime accord avec notre humeur fran-
çaise et même gauloise. C'est une tradition chez nous, depuis Molière,
de railler les pédants et les savantes qui, pour l'amour du grec, sont
tpntées de les embrasser. Cela date, notons-le, du jour où. ont pris
naissance la vie de salon et l'art de la conversation. Cette vie de salon,
nous en goûtons subtilement le charme. Cette conversation, qui est
un art si français, nous en sommes tiers. Nos savants, nous voulons
qu'ils sortent de leurs bibliothèques et de leurs laboratoires, pour se
frotter au monde : avant d'être philosophe ou chimiste, il importe
qu'on soit honnête homme. Et de plus en plus il nous plaît qu'une
femme ne soit ni sotte ni ignorante, et qu'elle puisse causer d'autre
chose que d'ennuis domestiques et de chiffons. Oui, mais tout est affaire
de nuances et dans aucune autre affaire on n'a plus de chances de
dépasser la mesure. Un salon peut être académique, à condition
toutefois qu'il ne devienne pas une académie. Il est excellent qu'on
y parle du livre qui vient de paraître et de la pièce en vogue : encore
ne faut-il pas que la causerie y devienne conférence. Une femme
instruite a beau avoir des clartés de tout, sur certaines questions
elle manque de préparation, et, pour peu qu'elle s'y pâme, son
208 EL\ ! E I)!;- DEUX MONDES.
enthousiasme nous devient suspect. Un cours sur le bouddhisme
convient au Collège de France, et les Tumuli ne sont pas des bibe-
lots de salon. Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place.
L'ennui! C'est vrai que nous en avons tout à la fois l'horreur et
le respect. Non celles que nous méritions ce reproche de légèreté
que nous adressent depuis plus de cent cinquante ans ceux qui
vont prendre le mot d'ordre en Allemagne. Toute notre histoire
prouve la solidité de notre bon sens et le sérieux de notre caractère.
Mais nous détestons la solennité parce qu'elle est une affectation et
nous redoutons l'ennui parce qu'il est en contradiction avec la vie :
le langage courant ne dit-il pas qu'on meurt d'ennui? Nous allons
d'instinct à ce qui est simple, naturel et vrai. Et nous fuyons comme
la peste l'esprit de coterie et l'esprit de camaraderie, les réputations
de petites chapelles et les hypocrisies intéressées, parce que nous
sommes un peuple de franchise, de libre esprit et de belle humeur.
C'est tout cela qui est au fond de nous-mêmes et tout cela que
réjouit le dialogue du Monde où Von s'ennuie sous sa forme légère,
dans le pétillement de sa gaieté.
Et les personnages ont pour nous un air si familier! La duchesse
de Réville, si jeune sous ses cheveux blancs, type de ces femmes
d'autrefois qui avaient beaucoup vu, beaucoup appris et que l'âge
avait rendues indulgentes, — comme beaucoup de femmes d'aujour-
d'hui! Suzanne de Villiers, évaporée et ingénue, innocente sous ses
dehors d'étourderie, vraie jeune tille de chez nous! La petite sous-
préfète que son espièglerie fournil si à propos de graves citations,
et qui possède si bien ce don de la Française : l'art de s'adapter au
milieu et de n'être nulle part déplacée! Et les autres, les ridicules, le
savant dont le père avait tant de talent, le jeune poète au crâne
dénudé, le philosophe qui confesse les dames, les plus méchants
d'entre eux ne le sont guère : rien ne nous empêche d'en rire et
rien ne vient gâter notre plaisir.
La nouvelle distribution ne saurait sans doute être comparée à
l'ancienne ; mais elle est des plus honorables. La pièce est jouée
dans le mouvement et, comme il convient, enlevée avec brio. Le
succès a été tout particulièrement pour MllB Devoyod, qui, dans le
rôle de la duchesse de Réville, a surtout souligné le côté hurlu-
berlu, pour Mme Huguette Duflos, une sous-préfète très fine et
pour Mllc Roseraie qui a dessiné avec beaucoup d'originalité la
ligure de Lucy Watson. M. Fenoux a composé avec tact et mesure
le personnage de Bellac qu'il s'est justement abstenu de pousser à
REVUE DRAMATIQUE. 200
la caricature, et M. Monteaux dans le rôle du sous-préfet a de la
jeunesse et de l'esprit.
La Comédie-Française vient également de reprendre avec grand
succès une des comédies les plus fameuses de M. Maurice Donnay.
Paraître est, dans l'ensemble du théâtre de M. Donnay, une œuvre
un peu à part. 151 le est d'une note plus âpre, d'un dramatique plus
violent. Ce que nous avons coutume de goûter chez' le charmant
écrivain, c'est la grâce nonchalante, l'ironie à fleur de peau et qui n'a
pas l'air d'y toucher, la mélancolie qui s'arrête au seuil de la tris-
tesse, le mélange de l'observation et la fantaisie, avec beaucoup de
gaieté bon enfant. Et tout cela se retrouve dans les conversations qui
peu à peu dessinent l'atmosphère de Paraître, comme dans les épi-
sodes ingénieusement jetés sur la trame de l'action. Mais cette fois
c'est à un des plus graves malentendus sociaux que l'auteur s'est
attaqué et il a abordé une situation qui, telle qu'il l'a posée, ne pou-
vait se dénouer que tragiquement.
Le jour où, comme dans les Voitures versées et dans // ne faut jurer
de rien, le jeune et riche Jean Raidzell est recueilli chez les Marges,
pour y être soigné de ses blessures, le malheur entre avec lui
dans ce paisible intérieur. Les Marges étaient d'honnêtes bour-
geois qui vivaient modestement et jouissaient de leur médiocrité;
du jour où ils respirent l'air de la richesse, ils vont être entraînés
dans le tourbillon, affolés par îa détestable manie de paraître.
Juliette Marges a eu le tort de trop bien soigner Jean et d'être trop
jolie sous le petit bonnet d'infirmière. Revenu à la santé, le blessé
épouse la Dame blanche, — huit ans avant la guerre... déjà! Bientôt
ce richard oisif et qui s'ennuie, cherche à se distraire avec une femme
de lettres. Le mal ne serait pas grand, mais voici surgir l'autre
danger. La belle-sœur de Juliette, l'avide et astucieuse Christiane,
n'est devenue la maîtresse de Jean qu'avec le projet bien arrêté d'en
faire un jour son mari. L'affaire est en bonne voie. Mais quelqu'un
vient troubler la fête. Au moment où, sous le ciel méditerranéen,
les deux amants cueillent les roses de la vie et baptisent celles des
horticulteurs, Paul Marges, le mari de Christiane, ayant tout appris,
saute dans le train et au débarqué loge une balle dans la poitrine
de Jean Raidzell... A cet instant, la pièce est finie et j'estime que
M. Maurice Donnay a tort de faire relever la toile sur un épilogue
douloureux. Mieux eût valu nous laisser sous le coup de l'émotion
causée par ce brusque dénouement.
TOME L.V11I. — 1920. 14
210
En VUE DES DEUX MONDES,
M1,e Valpreux est excellente dans un rôle de femme honnête, rési-
gnée et triste, dont la vertu ne va pas sans un peu de raideur.
M"e Ventura a très adroitement dessiné le personnage de l'artifi-
cieuse Chrisliane, et M,le Bovy a bien dit son effroyable récit d'adul-
tère et de chantage. M. Léon Bernard, dans le rôle du baron, est parfait
de rondeur et de bonhomie. Et M. Georges Le Roy, dans celui de
Jean Raidzell, a bien fait sentir le peu de consistance et l'irrésolu-
tion du personnage.
A l'Odéon Mademoiselle Pascal est une pièce intéressante qui ne
prétend pas à être une pièce gaie. Nous sommes dans un milieu de
bourgeoisie provinciale. Mlle Pascal a dû jadis épouser son cousin de
Vayres qu'elle aimait et dont elle était aimée. Elle s'est heurtée à
l'opposition de ses parents. Elle s'est sacrifiée. Ce cousin vient de
mourir. Mllc Pascal est allée à l'enterrement, à Paris; elle en ramène
le jeune de Vayres, un adolescent, et l'installe chez ses parents. Nous
ne cloutons pas un seul instant que ce jeune homme ne soit son fils, et
toute l'action consiste en effet à amener l'instant où mademoiselle
sa mère lui dira « Mon fils » et où il se jettera dans ses bras en
l'appelant « Ma mère, » comme aux plus beaux jours de Marie
Laurent. Mais alors ce fils retrouvé s'éprend d'une jeune Améri-
caine. MUe Pascal est toute prête à s'embarquer avec le jeune couple
pour le Nouveau Munde. Le jeune couple montre moins d'empres-
sement à l'emmener. Donc, une seconde fois Mile Pascal se sacrifie.
Vraisemblablement ce ne sera pas la dernière. Car chacun a son
lot ici-bas. MUc Pascal a choisi sa part, et ce n'est pas la meilleure.
Drame bourgeois un peu languissant, très larmoyant, mais qui
témoigne, chez son auteur, de réelles qualités dramatiques. — Nous
avons fort applaudi MllL Jeanne Rolly, très émouvante dans le rôle de
M"" Pascal, M. Debucourt et Mn« de Fehl.
Au Théâtre des Arts, la pièce de M. Lenormand, — qui déjà, à ce
même théâtre avait donné les Possédés, — est toute imprégnée de
ce genre spécial d'amertume et de pitié simpliste que le roman russe
mit naguère à la mode. Les Ratés qu'il nous présente, ce sont ceux
du théâtre, depuis l'auteur méconnu jusqu'au musicien « synthé-
tique» qui finit par tenir le piano dans un beuglant. Mais celti galerie
de bohèmes est-elle bien de chez nous? Les nôtres, de Delobelle
à Brichanteau, ont plus de bonne humeur. L'inconscient nihi-
isme des personnages donne ici à l'œuvre une couleur d'exotisme
REVUE DRAMATIQUE. 211
qui, en nous dépaysant, nous d 'concerte. M. Lenormand s'est trop
souvenu de Dostoiewski et de Tolstoï, dont on s'aperçoit au-
jourd'hui que ce n'étaient pas de très bons maîtres à penser.
Ses deux principaux personnages sont anonymes : Lui et Elle.
Lui, un poète qui a réussi à se faire jouer dans un théâtre d'avant-
garde, mais qui, pour n'avoir pas voulu se plier à certaines « conces-
sions, » est resté pauvre et vit uniquement de quelques leçons au
maigre cachet. Elle, une artiste qui n'a jamais décroché l'engage-
ment rêvé. Un camarade propose à la jeune femme de faire partie
d'une tournée de six mois qui lui vaudra, sinon la gloire et la fortune,
du moins le pain quotidien. Elle accepte, mais à la condition que son
poète l'accompagnera, abandonnera ses leçons pour la suivre de ville
en ville. Il n'y consent pas sans quelque résistance. D'ailleurs, la
misère l'effraie et le révolte plus qu'elle, résignée à tout accepter
pourvu que rien ne la sépare de celui qu'elle aime. C'est une de ces
âmes en qui l'amour ne progresse que sous l'aiguillon de la pitié.
« Je ne sais pas, se demande -t elle avec une mélancolie qui la peint
tout entière, si une femme peut aimer un être heureux. »
La tournée part. Nous retrouvons le couple à Bar-le-Duc, aux
prises avec les pires soucis. Cinquante francs pour vivre à deux
pendant quinze jours, c'est peu en ce temps de vie chère. Affolée, la
malheureuse femme consent à recevoir dans sa loge les « hom-
mages » d'un spectateur provincial qui l'a remarquée. Elle sevend,
par devoir. Quand le mari apprend cette vertueuse trahison, d'abord
la pitié l'emporte. Il pardonne. Mais l'horrible souvenir l'obsède
malgré lui. Il se met à boire, pour oublier. Un jour, dans leur
chambre garnie, une crise de delirium le pousse au crime. Il tue son
infortunée compagne et se suicide d'un coup de revolver au moment
où la police vient l'arrêter.
Drame qui vaut surtout par l'analyse subtile de deux âmes misé'
râbles, trop avilies l'une et l'autre, semble- t-il, pour éprouver
vraiment le dégoût de leur déchéance. La prostituée par amour est
terriblement « vieille guitare, » et nous aurions quelque peine à nous
intéresser à ces deux épaves, si le talent des interprètes, l'artiste russe
tieorges Pitoëff et Mme Kalff, ne les campait avec une saisissante vérité
d'expression. En somme, spectacle très russe. La pièce fut-elle écrite
au temps où nous avions quelques illusions sur l'âme slave? On le
souhaiterait.
Pour cette succession de quatorze tableaux, il a fallu découper la
scène en compartiments superposés. D'un décor de café de nuit nous
212 REVUE DES DET X MONDES.
passons à une chambre garnie, qui s'ouvre quelques mètres plus
haut. On songe à ces maisons vues en coupe où le regard s'élève du
sous-sol au grenier.
La mort de Réjane met en deuil la scène française. C'est une
grande artiste qui disparaît. Elle était de celles en qui, à un certain
moment, semble s'être incarné l'esprit même d'un théâtre. Parisienne
dans l'âme, ayant l'allure, le geste et l'accent d'ici, elle n'était chez
elle que dans le répertoire moderne, mais elle le possédait tout
entier. Extraordinairement intelligente, elle avait le talent le plus
souple, le jeu le plus varié, avec une fantaisie sans cesse renouvelée.
Nous l'avions d'abord applaudie dans les rôles de Meilhac pour sa
gaieté, sa verve et sa gaminerie. Puis un beau soir elle nous apparut
dans Gevminie Lacerteux et ce fut une révélation. Si médiocre que
fût le rôle, elle avait su y mettre une profondeur d'émotion, une
douWr, un désenchantement, une lassitude, dont il était impossible
de ne pas être bouleversé. C'est une «les plus belles créations et des
plus personnelles dont je me souvienne au théâtre. Cette Parisienne
au nez retroussé avait la lèvre ainère. Depuis lors nous la vîmes, d'un
rôle à l'autre et souvent dans le même rôle, faire alterner l'espièglei ie
la plus malicieuse avec la sensibilité la plus vraiment humaine. Un
jour elle était Mme Sans-Gêne, et un autre jour la mère dns douleurs
dans la Course du flambeau. Elle était prodigieusement vivante. Partout
où elle passait, elle apportai! avec elle le mou\ement, lachab-ur, la
lumière. Combien de pièces n'ont dû qu'à elle seule une vie qu'elle
leur prêtait! Combien de rôles et des plus fameux dans le théâtre
de ces trente dernières années, lui ont dû de prendre, ^râce à elle,
toute leur signification et tout leur relief! De telles artistes, en
réalisant un type de femme dont rêve une époque, sont pour l'écri-
vain plus que des interprètes : leur souvenir reste inséparable d'un
moment qui leur appartient dans l'histoire de notre théâtre.
René Doumic.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Les relèvements de taxes que le Sénat avait superposés au projet
d'impôts voté par la Chambre ont été, pour la plupart, rejetés ou
réduits au Palais Bourbon. Deux raisons d'ordre différent ont agi
dans le même sens et déterminé, en général, l'accord des deux
assemblées sur les chiffres les plus bas. D'abord, un scrupule consti-
tutionnel. Le Sénat a-t-il le droit de créer des contributions nouvelles
ou d'augmenter le taux de celles qui lui viennent de la Chambre ?
C'est une question vieille comme la Constitution. Elle n'a jamais été
résolue par un texte et elle a suscité, depuis 1875, entre le Sénat et la
Chambre, une de ces querelles à répétition qui, dans les ménages les
mieux accordés, éclatent par intervalles sur les mêmes thèmes,
s'apaisent par des concessions réciproques et renaissent à la pre-
mière occasion. Dans ce conflit périodique, l'éminent secrétaire
général de la Présidence de la Chambre, M. Pierre, gardien sévère
des traditions et des rites, défend toujours avec une belle énergie les
prérogatives du suffrage universel et après quelques heures de
scènes domestiques, le Sénat, bienveillant et sage, laisse le dernier
mot à son inséparable compagne.
A vrai dire, les précédents ne donnent pas tort à M. Pierre. Dans
la charte de 1814, les articles 17 et 47 stipulaient que la loi d'impôt
devait être adressée, d'abord, à la Chambre des députés et que c'était
seulement après avoir été admises par elle que les propositions fiscales
pouvaient être portées à la Chambre des pairs. Même règle en 1830,
même règle dans la constitution de 1S70. L'article 8 de la loi du
24 février 4875, s'est inspiré d'une doctrine semblable :. « Le Sénat a,
concurremment avec la Chambre des députés, l'initiative de la
confection des lois. Toutefois les lois de finances doivent être, enpre-
Copyright by Raymond Poincaré, 1920.
214 REVUE DES DEUX MONDES.
mierlieu, présentées à la Chambre des députés et votées par elle. »
Mais cet article laisse dans l'ombre plusieurs points essentiels. La
Chambre a-t-elle simplement, dans les questions financières, un droit
de priorité ? Lorsqu'elle a, par exemple, repoussé un crédit, le Sénat
le peut-il rétablir? Lorsqu'elle a voté un impôt, le Sénat est-il libre
d'auymenter la charge qu'elle a jugé bon de faire peser sur les con-
tribuables?
La controverse a commencé dés le mois de décembre 1876, à l'oc-
sion de certains relèvements de crédits que proposait la Commission
sénatoriale des finances. Le rapporteur, M. Pouyer-Quertier, se défen-
dait d'avoir voulu provoquer un débat théorique sur les droits
respectifs des deux assemblées et prenait soin d'indiquer que les
crédits litigieux avaient été, d'abord, demandés par le gouvernement,
que la Chambre les avait écartés et que la commission du Sénat
se bornait, en réalité, à en demander le rétablissement. Les crédits
augmentés revinrent en discussion devant la Chambre. Dans la séance
du 28 décembre 1876, Gambeita, qui était alors Président de la Com-
mission du budget, s'éleva avec force contre la prétention du Sénat.
« Lorsque le gouvernement vous a présenté un projet financier, dit-il
aux députés, et que vous l'avez supprimé, il ne reste rien, rien qu'une
feuille de papier. Une motion ministérielle ne reçoit la vie légale quà
la condition que vous y ayez appliqué votre ratitication. Si l'autre
Chambre n'a pas le droit d'initiative, elle ne peut examiner et voter
un crédit qu'après que cette Chambre l'a voté. Où le Sénat puiserait- il
le droit d'initiative?Ce n'est ni dans l'article 8, ni dans les précédents.
Ce ne serait donc que dans sa volonté. » A quoi Jules Simon répliquait
avec sa bonhomie souriante : « En rétablissant les crédits, le Sénat ne
crée pas l'obligation d'une dépense. Est-ce que vous n'êtes pas là?
Quand le Sénat a voté, qu'avez-vous devant vous? Une proposition
du Sénat. Ce n'est pas une loi tant que vous n'y avez pas adhéré. »
Les partisans de chacune des deux thèses couchèrent sur leurs posi-
tions respectives; mais les Chambres, plus conciliantes, se rappro-
chèrent sans effort dans des combinaisons transactionnelles, une
partie des augmentations étant maintenue, les autres étant rejetées.
Un arrangement analogue est intervenu toutes les années sui-
vantes, et le Sénat s'est même, en général, résigné, de bonne grâce,
à céder aussitôt après le premier refus de la Chambre. Le 14 no-
vembre 1881, le Cabinet présidé par Gambetta a déposé un projet de
revision dans lequel cette solution de fait devait recevoir une consé-
cration légale. « Les remontrances, les observations du Sénat une
REVUE. CHRONIQUE. 215
fois présentées à la Chambre, disait l'exposé des motifs, le droit du
Sénat est épuisé. La Chambre des députés statue en dernier res-
sort. » La revision n'ayant pas en lieu en 1881, un nouvel effort
de règlement fut tenté en 1884 et avorta comme le précédent : re
qui permit à la Chambre de réveiller le débat, en 1885, a propos
d'un intéressant rapport de M. Jules Moche. La Commission deman-
dait, une fois de plus, qu'il fût bien entendu qu'après un premier
appel, le droit de contrôle du Sénat s'évanouissait. M. Charles Flo-
quel voulait aller plus loin et soutenait qu'en sortant de la deuxième
délibération de la Chambre, le budget n'avait même pas à retourner
devant le Sénat et qu'il devait être envoyé tout droit à l'imprimerie du
Journal officiel, pour être promulgué. M. Ribot mit, au contraire, la
Chambre en garde contre le danger de diminuer à la fois le pouvoir
budgétaire et le pouvoir législatif du Sénat, et, sur l'invitation de
Jules Ferry, président du Conseil, tout finit encore par une transac-
tion. Trente-cinq ans ont passé et pour rajeunir ceux d'entre nous
qui ont été témoins de ces vieux dissentiments, de nouveaux orateurs
ont repris, avec une ardeur de néophytes, ces controveises doctri-
nales. Il en est résulté une diminution sensible des impositions sup-
plémentaires qu'avait votées le Sénat.
Un autre motif a, d'ailleurs, poussé la Chambre à introduire
quelques tempéraments dans le chiffre final des contributions. Le
ministre des Finances lui a montré, avec une complaisance fort excu-
sable, les plus-values enregistrées, depuis le mois de janvier, dans
la rentrée des impôts et il lui a donné l'espoir qu'elles continue-
raient, au grand avantage du budget, pendant tout l'exercice, et au
delà. Il est, en effet, probable, que la reprise de notre activité com-
merciale et industrielle se traduira, pendant assez longtemps, par
une augmentation graduelle dans le rendement des divers droits qui
frappent les capitaux, les revenus et les transactions. Nous sommes
dans la période du flux et la vague, gonflée par la force dé travail de
toute la nation, est encore loin d'avoir atteint le coefficient de marée
montante qu'il est permis de prévoir. Mais gare au jusant! Ce qui
vient de flot s'en retourne d'ebbe, dit le proverbe, et des plus values,
cela est vrai littéralement. Considérez un budget sur un espace de
dix ou vingt ans. Vous y verrez toujours les vaches maigres alter-
ner avec les vaches grasses, et ce serait une grave imprudence
de nous croire propriétaire d'un riche troupeau pour l'éternité.
Ajoutez que, cette année, les Chambres votent les nouveaux
impôts avant d'avoir arrêté les dépenses et. si ferme que soit leur
-10 BEVUE DES DEUX MONDES.
volonté d'imposer des économies, il est à craindre qu'elles ne s'ima-
ginent parfois les avoir définitivement réalisées, en opérant d'auto-
rité certaines réductions de crédits. Illusions d'un jour que dissipent
bientôt ces « trains » de crédits supplémentaires, dont l'horaire
impitoyable demeure le même dans la diversité des temps. Mieux
vaudrait donc conserver, pour faire face à ces retours offensifs de
dépenses budgétaires, l'heureuse provision de ressources que nous
apportent les plus-values. J'ai connu des époques où le Parlement
s'est vite repenti d'avoir équilibré le budget sur le vu des derniers
encaissements, au lieu de s'en tenir à la règle, antique et tutélaire,
de la pénultième année. Mais trop d'exigence n'irait pas, en ce
moment, sans mauvaise grâce. Dans son ensemble, l'œuvre accom-
plie par les deux Chambres aura mérité les plus grands éloges et, de
ces longs et remarquables débats, sera sortie, pour les finances fran-
çaises, une certitude d'assainissement très prochain.
Je ne sais si à l'extérieur et en particulier chez les nations amies,
on se rend suffisamment compte de tout ce qu'a déjà fait la France
pour hâter sa renaissance financière, politique et sociale. Si les
autres peuples voulaient bien se rappeler les chiffres officiels que
citait, ces jours-ci, à la Sorbonne, le maréchal Foch, s'ils avaient tou-
jours présent à l'esprit le nombre de nos morts et de nos mutilés, s'ils
mesuraient la formidable diminution que ces pertes douloureuses
infligent à notre capacité de travail, ils ne manqueraient pas d'ad-
mirer notre pays dans la paix comme ils l'ont admiré dans la guerre.
Le malheur est que la plupart des étrangers continuent à nous juger
sur de fausses apparences, que nous ne cherchons pas toujours à
dissiper nous-mêmes et dont nous sommes trop souvent les victimes
volontaires. 11 semble que nous prenions à tâche de nous repré.
senter au monde sous les couleurs les plus noires. Notre pensée
paraît obsédée par des comparaisons trompeuses entre la France du
Directoire et celle d'aujourd'hui. Nous nous complaisons à des
clichés qui nous troublent la vue, nous relisons quelques belles
pages d'Albert Vandal et nous croyons retrouver autour de nous
l'état économique et social qui a suivi la Terreur et les guerres
de la Révolution, la gêne des petits rentiers, l'importance des
financiers et des fournisseurs, l'insolence de ceux qu'un rapport
de Malmesbury appelait déjà le parti des nouveaux riches, le luxe
dévergondé à côté de la misère noire, le manque du nécessaire et
la course au superflu, l'enivrement des danses et la folie d'une tré-
pidation continue. bref une immense foire au plaisir installée dans la
REVUE. — CHRONIQUE. 217
désolation des ruines. Etcerles, lorsque repassent sous nos yeux ces
tableaux d'une société purulente, nous en apercevons involontaire-
ment un mauvais retint dans certains spectacles qui s'offrent encore
à nous; et quand Mallet du Pan écrit : « Tel ne sait pas comment
il dînera demain, qui aujourd'hui dépense dix francs à prendre
une glace, » il nous parait avoir dépeint, plus de cent vingt ans à
l'avance, l'imprévoyance et la joie de vivre où s'étourdissent de nos
jours, comme à la veille de brumaire, quelques figurants des mas-
carades parisiennes.
Mais à qui cette écume légère peut-elle cacher la profondeur et
la pureté de l'esprit national? Allez voir, jusque dans les régions
dévastées, ces vastes superficies emblavées où achèvent de mûrir
les moissons de demain ; allez voir dans les usines les ouvriers qui
ont résisté aux suggestions de la grève et qui vaquent sans bruit à
leur ouvrage quotidien ; vous surprendrez la France en plein travail
de résurrection. Nous n'avons, en ce moment, à redouter la compa-
raison avec aucun autre peuple ; il n'en est pas un seul dont la santé
soit plus robuste que la nôtre ; aucun des symptômes inquiétants
qui se révèlent chez les mieux portants d'entre eux ne se manifeste
dans notre pays. Jetons les regards autour de nous : en Irlande, de
la Chaussée des géants au cap Clear, — en Europe centrale, de la
Mer du nord aux Alpes bavaroises et de la mer Baltique à la Sibérie,
— au Sud, du golfe de Trieste à la pointe de Calabre, — à l'Orient,
du golfe de Finlande à la Caspienne, partout, la terre est comme
agitée de secousses sismiques et le sol de France est presque le seul
qui ne soit pas ébranlé. Profitons de cette heureuse tranquillité
pour rétablir sur des assises solides notre demeure nationale.
En restaurant les finances, les Chambres ont commencé par le
commencement, mais quelle vaste besogne s'offre encore à notre
activité! La discussion du budget des dépenses a déjà permis d'en-
trevoir quelques-unes des réformes et des simplifications dont la
nécessité s'impose dans nos administrations publiques. Elle a égale-
ment montré combien il est urgent d'accorder enfin notre organisa-
tion militaire avec la situation nouvelle créée, non seulement par la
guerre et la victoire, mais hélas! par les difficultés survenues dans
l'application du traité. Sur la question de l'armement, sur celle des
cadres, sur celle des effectifs, sur la durée du service militaire, de
très intéressantes observations ont été échangées entre lé général de
Castelnau, Président de la commission de l'armée, M. Raiberli,
Président de la commission des Finances, M. Henry Pâté, rapporteur,
-18 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Jean Fûbry, M. André Lefèvre, ministre de la Guerre, et plusieurs
aulres orateurs, tous animés des mêmes sentiments patriotiques.
Avec sa haute autorité, le général de Castelnau a appelé l'attention
de la Chambre sur la redoutable crise que traversent, faute d'une
rétribution suffisante, les officiers et sous-officiers de carrière.
Il a rappelé d'éloquentes paroles de Jaurès sur la constitution d'une
armée nationale où doivent entrer toutes les forces du peuple et
se confondre toutes les élites; il a insisté sur l'importance primor-
diale qu'a, pour la défense du pays, la formation de cadres de grande
valeur intellectuelle et morale; il a discrètement indiqué qu'en
abaissant, il y a quelques mois, la limite d'âge pour les colonels et
les officiers généraux et en les faisant rentrer dans la vie civile dès
soixante-deux, soixante et cinquante-neuf ans, on a encore rendu
plus difficile, pour l'avenir, le recrutement des cadres, et il n'a pas
caché qu'en un temps où l'on parle sans cesse de guerre scientifique,
les armes dites savantes, artillerie et génie, se trouvent exposées à
être de plus en plus délaissées. Le ministre de la Guerre a favorable-
ment répondu à ces pressantes objurgations et, s'il n'a- pas cru pos-
sible de proposer le relèvement de la solde fixe, il a, du moins, fait
inscrire dans le budget de 1920 une somme de 86 millions qui per-
mettra d'assurer aux différents échelons d'officiers et de sous-offi-
ciers une indemnité nouvelle. Nous sommes d'autant plus obligés de
fortilier l'ossature de l'armée que nous devons nous préparer à ré-
duire, le plus rapidement possible, la durée du service.
Ce serait un intolérable paradoxe qu'après une guerre victo-
rieuse, le pays eût à supporter encore des charges comparables à
celles qui pesaient sur lui avant ses quatre années d'épreuves. Mais
il est trop évident, d'autre part, que nous ne pouvons pas désarmer
les premiers. Le ministre, prenant courageusement ses responsa-
bilités, a déclaré que, dans l'état actuel de l'Europe, il n'était pas
en mesure d'accepter, dès aujourd'hui, le service d'un an. Avec une
franchise qui a vivement frappé ses auditeurs, il a déclaré qu'en i ai-
son des besoins immédiats auxquels nous avons à pourvoir, sur le
Rhin, au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, en Syrie et en Cilicie, et
en raison aussi des exigences de l'instruction, il croirait périlleux
de ne pas conserver, poi:r le moment, un effectif de quatre cent
trente-deux mille hommes, correspondant à quarante-six divisions
d'infanterie et à deux classes. C'est un palier sur lequel il juge néces-
saire que nous nous arrêtions, avant de descendre à dix-huit mois,
puis à un an. Les Chambres ne refuseront certainement pas d'écouler,
REVUE. — CHRONIQUE. 210
dans une question aussi grave, la voix de la prudence el de la raison.
Mais personne ne saurait se dissimuler que la tentation sera
grande pour tout le inonde de ne pas prolonger, sur le premier ou
sur le second palier, des stations provisoires et qu'on arrivera tôt ou
tard au bas de l'escalier. Il faut même souhaiter, pour la prospérité
économique du pays, qu'un contingent fiançais et indigène de deux
cent quarante ou deux cent cinquante mille hommes puisse être rapi-
dement considéré comme suffisante maintenir notre sécurité et que le
service d'un an, complété par une solide organisation des cadres, et
par des rengagements, devienne, assez vite, notre régimenormal. Pour
rapprocher la date où nous atteindrons cet heureux résultat, nous
avons à prendre, sans délai, quelques mesures préliminaires el quel-
ques précautions.
Hâtons-nous, d'abord, de constituer fortement notre armée afri-
caine et indigène. M. André Lefèvre a fait justice des impostures que
l'Allemagne a dirigées, en ces dernières semaines, contre nos régi-
ments noirs. Il convient de l'en remercier. Tous ceux qui, pendant la
guerre, ont vu ces braves gens d'un peu près vous diront quelles
inépuisables ressources de courage et de dévouement discipliné il
est possible de découvrir en ces natures simples et robustes. Mais
l'Allemagne sait ce qu'elle fait. A la campagne contre les noirs suc-
cédera la campagne contre les marocains, puis contre les algériens
et les tunisiens, et peu à peu le Reich émettra la prétention de nous
amener à ne laisser en Rhénanie que des contingents métropolitains.
Il cherchera alors à troubler l'opinion française en insinuant que,
si nous réduisions l'occupation, nous pourrions immédiatement ré-
duire le service, et il travaillera secrètement pour que nous nous
dépouillions nous-mêmes du seul gage dont nous soyons détenteurs.
Quel espoir nous restera-t-il ensuite d'obtenir l'exécution du traité et
le règlement de notre créance? Opposons-nous donc, dès le début,
à cette manœuvre allemande et n'admettons pa^ que le Reich ait l'au-
dace de vouloir choisir entre les troupes d'occupation.
Et puis, surtout, veillons à ce que cesse enfin la comédie dont nos
Commissions militaires de désarmement sont, depuis de trop longs
mois, les témoins impuissants. Comment ne pas revenir toujours à ce
Delcndi Carthago? Tout le sort du monde en dépend. Un des plus
vaillants blessés de la guerre, M. Jean Fabry, a parlé, l'autre jour, de
l'Allemagne, comme si elle était dorénavant presque inollensive.
Le ministre n'a eu, pour souffler sur ces illusions, qu'à indiquer
des faits et des chiffres. Il a déclaré à la Chambre que l'Allemagne
~'2i) REVUE DES DEUX MONDES.
reconstruirait constamment du matériel de guerre et qu'au lende-
main du jour où les Alliés interrompaient une fabrication et détrui-
saient un outillage, le travail recommençait secrètement dans
d'autres usines. Il a ajouté que, pour obtenir la diminution des effec-
tifs, nous avions à lutter continuellement contre les chicanes les plus
misérables. Que sera-ce, lorsque nos commissions de contrôle auront
rempli le mandat temporaire qu'elles tiennent des articles 203 et
suivants du traité? Que sera-ce lorsque seule, la Société des Nations,
avec des moyens d'action à peu près nuls, sera chargée de surveiller
les armements? Ce n'est pas demain, c'est aujourd'hui que nous de-
vons enlever des mains de l'Allemagne les armes qu'elle garde dans
une intention suspecte. Déjà, les articles 160 et 163 du traité lui fai-
saient un devoir de ramener, avant le 30 mars dernier, les effectifs au
chiffre de cent mille hommes. A force d'équivoques, elle a arraché
aux Alliés une concession très regrettable, dont j'ai plusieurs fois
dénoncé le péril, et la date d'exécution a été reculée jusqu'au 31 juil-
let. Comme il s'y fallait attendre, voici maintenant que les Allemands
veulent proroger jusqu'au 10 octobre l'autorisation qui leur a été
donnée de conserver deux cent mille hommes sous les drapeaux : et
cela, comme le démontrait naguère M. l'amiral Degouy,avec l'arrière-
pensée certaine de jeter la Prusse dans le dos de la Pologne. Tout
nouvel ajournement serait, de la part des Alliés, la marque d'une fai-
blesse impardonnable et la cause de périls grandissants. Oserai-je
dire que le ministre, après avoir courtoisement reproché à M. Jean
Fabry son excès d'optimisme, est, sur un point, tombé, à son tour, dans
le même défaut? Il a dit que notre expédition sur Francfort, si brève
qu'elle eût été, avait eu pour effet de faire passer les livrais n men-
suelles de charbon par l'Allemagne de 591 000 tonnes, chiffre d'avril,
à 861000 tonnes, chiffre de mai. Mais n'oublions pas que, le
24 juillet 1919, von Lersner écrivait officiellement que l'Allemagne
était, dès alors, en état de livrer 18 millions de tonnes par an et
qu'elle pourrait bientôt en expédier 20 millions. N'oublions pas sur-
tout qu'aux termes des paragraphes 2 et suivants de l'annexe V,
l'Allemagne doit envoyer à la France, pendant dix ans, sept millions
de tonnes de charbon par an, à la Belgique pendant le même laps
de temps, huit millions de tonnes, à l'Italie et au Luxembourg, des
quantités variables, et qu'en outre, dans le même délai de dix ans,
elle doit remettre à la France, jusqu'à concurrence de vingt, puis de
huit millions de tonnes par an, tout le tonnage nécessaire pour rem-
placer la production du Nord et du Pas-de-Calais. Avec une expédition
REVUE. CHRONIQUE. 221
mensuelle totale de 8t»l 000 tonnes, nous sommes donc bien loin
des chiffres du traité ; nous sommes même loin des chiffres transac-
tionnels qu'a fixés la Commission des réparations; et si, malgré la
démonstration de Francfort, nous n'avons pas obtenu mieux, nous
pouvons, à ce siuiple exemple, juger de la bonne foi allemande.
Ne nous payons pas de mots. Si nous voulons que notre victoire
n'ait pas été l'ivresse d'un matin, que le traité devienne une réalité
durable et que le règne de la paix soit assuré, il est temps que les
muions alliées se réveillent du fatalisme où elles paraissent s'endor-
mir, qu'elles ouvrent les yeux à la vérité et qu'elles fassent, sans de
plus longues hésitations, respecter par l'Allemagne ses engagements
solennels. Un député alsacien, M Pfléger, criait, il y a quelques jours,
à des collègues trop confiants : « Vous ne connaissez pas assez l'Alle-
magne. » Ceux qui la connaissent se méfient et savent qu'il y a tou-
jours péril à l'encourager dans sa résistance par la timidité et les ter-
giversations. Les Alsaciens sont mieux renseignés à cet endroit que
les autres Français et les Français eux-mêmes, le sont mieux que leurs
alliés. Qu'importe Heinze ou Millier, Trimborn ou Fehrenbach ! Ce
qu'il faudrait au monde, c'est un gouvernement allemand qui mît une
bonne volonté sincère à exécuter le traité et qui renonçât au jeu des
échappatoires et des faux-fuyants. Jusqu'à ce qu'un tel cabinet soit
formé et qu'il ait fourni, par des actes, la preuve de sa loyauté, les
AlUés n'ont qu'à modrler leur attitude sur celle de la France et à
suivre les conseils amicaux du gouvernement de la République,
lorsqu'il leur demande de clore enfin la liste des concessions et de
parler à l'Allemagne sans provocations, mais avec fermeté, comme
des vainqueurs qui sont sûrs de leurs droits et entendent les faire
respecter.
De San Remo à Hythe et de Hythe à Boulogne, de Boulogne
à Bruxelles et de Bruxelles à Spa, ils ne se résigneront pas, je
pense, à laisser plus longtemps, sur les routes qu'ils parcourent, des
lambeaux du traité. La bienfaisante obstination de M. Millerand
finira bien par les convaincre de leurs erreurs successives; et, de
ces entrevues répétées, l'épine dorsale de la coalition sortira peut-
être redressée. Désarmement de l'Allemagne, réparations par l'Alle-
magne, ces mots devraient être inscrits en caractères flamboyants
sur les murs de toutes les villas où se rencontrent les ministres
alliés. A Boulogne, il y a encore eu quelque obscurité dans l'examen
de ces deux questions, surtout dans celui de la seconde.
Le jour où nous serons arrivés à rétablir vraiment l'union dan ;
222 KEVUE DES DEUX MONDES.
l'énergie, nous serons bien près de toucher au but. Des vainqueurs
qui s'abandonneraient après la victoire se montreraient indignes de
l'avoir remportée ; des Alliés qui se diviseraient dans le règlement
de la paix compromettraient la paix. Pour assurer l'exécution du
traité de Versailles, ou d'un traité quelconque, il est, avant tout,
nécessaire que les Puissances qui en ont imposé la signature aux
vaincus demeurent étroitement d'accord à l'heure des réalisations.
Et je ne veux pas parler seulement d'une bonne entente occasion-
nelle, qui puisse faciliter la solution de telle ou telle question parti-
culière; il faut quelque chose de plus : pour reconstruire le monde
bouleversé, nous avons besoin, comme le répéiait le Times ces
jours-ci, de maintenir entre nos Alliés et nous cet esprit de solidarité
qui seul nous a permis de gagner la guerre.
11 est d'un intérêt vital pour chacun des peuples vainqueurs de
ne laisser subsister, entre lui et les autres, aucun malentendu. Le
moment est venu des explications amicales. S'il y a encore en
Grande-Bretagne des personnes mal informées qui se représentent,
de bonne foi, la France comme une nation impérialiste, affamée de
conquêtes ou obsédée par le rêve d'asservir économiquement l'Alle-
magne, ne négligeons rien pour les détromper. S'il y a, en France,
le sentiment assez général que le gouvernement britannique a pour-
suivi, depuis l'armistice, à Constantinople, en Asie-Mineure, en
Russie, et en Allemagne même, une politique trop solitaire et exa-
gérément égoïste, que l'Angleterre n'hésite pas, de son côté, à con-
vaincre les Français qu'ils se sont mépris sur ses intentions. Jamais
les négociateurs des deux pays n'ont eu besoin de plus de confiance
mutuelle. Le premier ministre anglais, qui est l'intelligence même
et que sa sensibilité tactile avertit de tous les courants atmosphé-
riques, a certainement déjà compris que la France n'était pas tou-
jours si mauvaise conseillère.
M. Lloyd George a rendu, pendant la guerre, d'incomparables ser-
vices. Ses dons exceptionnels, sa grande expérience delà tactique par-
lementaire, cette sorte de magnétisme qui se dégage de sa personne,
cotte verve celtique qui donne tant de charme à son éloquence, ont
fait de lui, dans les temps les plus difficiles, l'admirable interprète
de sa nation et l'excitateur des plus belles vertus anglaises. S'il veut
revenir maintenant à la conception qu'il a eue de l'Alliance pendant
tout le cours des hostilités, la France est prête à expulser de sa
propre mémoire quelques souvenirs désagréables et à ne se rappeler
que les bons procédés dont l'Angleterre lui a donné tant d'exemples.
REVUE. CHRONIQUE. 2*0
M. Lloyd George et M. Millerand ont maintenant appris à se connaître
et à s'estimer Ils peuvent beaucoup l'un et l'autre pour achever de
remettre dans la voie normale la politique des deux pays.
Nous devons également nous féliciter que la Belgique et l'Italie
aient été représentées à Boulogne. On a enfin renoncé à la cho-
quante habitude qu'on av;>it prise d'exclure du Conseil suprême notre
voisine et alliée du Nord , ', sous 1 incroyable prétexte qu'elle avait
une trop faible superficie territoriale pour siéger à côté des grandes
Puissances ; et l'on na pas non plus renouvelé la faute, qui avait été
commise à Hylhe, de ne pas faire participer l'Italie à des discussions
sur l'application du traité. C'est déjà trop que ces discussions se
déroul- nt, par la force des choses, en dehors des États-Unis; et, soit
dit en passant, ce grave inconvénient lui-môme eût été évité, si les
gouvernements avaient laissé aux Commissions instituées par le
traité, Commissions des Béparations et Commissions interalliées de
contrôle, le soin d'assurer, sous la direction des ministres, l'exécu-
tion des engagements de l'Allemagne; l'Amé^que est, en effet,
représentée dans toutes ces Commissions par des délégués officieux,
d<mt beaucoup sont des hommes très remarquables; et nous avions
ainsi l'avantage de nous acheminer, en compagnie d'Américains,
vers le jour où, après l'élection présidentielle, 1rs États-Unis pren-
dront définitivement parti sur les conditions de poix. Je sais bien
que le gouvernement français tient soigneusement le Président
Wilson au courant de tout ce qui se passe. Ce n'est pas cependant la
même chose que de délibérer directement entre Alliés, dans les
Commissions dont l'Amérique ne s'est pas retirée.
Quant à l'Italie, nous sommes tout prêts à oublier les déceptions
que nous a causées, en ces derniers mois, la politique adoptée par
M. Nitti vis-à-vis de la France, dans la grave question de nos dom-
mages de guerre. M. Nitti sort de la scène; ce n'est pas le moment
de le poursuivre de nos reproches. M. Giolittise retrouve, à soixante-
huit ans, premier ministre pour la cinquième fois; ce n'est pas le
moment de reparler de son rôle en 1914 et 1915, ni d'évoquer le
spectre du parecchio. Gardons seulement le souvenir d'un réel ser-
vice qu'il a rendu aux Alliés, en décembre 1914, plusieurs mois
avant que l'Italie eût décidé de sortir de la neutralité pour se ranger
aux côtés de l'Angleterre et de la France. A cette date, M. Giolitti
a révélé à la Chambre de Montecilorio les propositions secrètes que
l'Autriche avait faites, dès 1913, en vue d'attaquer la Serbie, et la
tentative à laquelle elle s'était livrée auprès de l'Italie pour tâcher
12:21 REVUE DES DEUX MONDES.
d'assimiler cette agression à un des actes défensifs prévus par la
Triple Alliance. Peu d'informations ont, aussi clairement que celle là,
fait apparaître aux esprits impartiaux les vraies responsabilités de la
guerre. Grâce à M. Giolitti, nous savons que l'attentat deSerajevo n'a
été, en 1914, qu'une occasion saisie avec empressement par l'An triche-
Hongrie et que, déjà un an plus lût, la monarchie dualiste méditait
un coup de main sur Belgrade. M. Giolitti va, sans doute, un peu
loin, lorsqu'il déclare que, dans la vie d'un homme d'État, le passé
est dépourvu de tout intérêt et qu'il faut voir seulement, en politi-
que, le présent et l'avenir; mais, en tout cas, de son passé, nous ne
retenons que cette heureuse indiscrétion de décembre 1914; de
son présent, nous notons, avant tout, son télégramme cordial à
M. Millerand et le choix qu'il a lait d'un ami de la France, M. Sforza,
pour le ministère des Affaires Étrangères. Que M. Giolitti travaille,
de conserve avec le Président du Conseil français, à calmer les
fâcheuses susceptibilités qui ont, à plusieurs reprises, mis un sem-
blant de malaise dans nos relations avec l'Italie, et les deux premiers
ministres auront bien mérité de leurs pays.
L'état du monde n'est pas moins dangereux aujourd'hui qu'il Tétait
en pleine guerre. Aussi bien vis-à-vis de la Russie que vis-à-vis de
l'Allemagne, aussi bien en Asie Mineure qu'à Constantinople, l'intérêt
des Alliés exige une parfaite unité de conduite, un constant esprit
de résolution, une conscience claire de leur devoir international. Si
des concessions doivent être la rançon de cet accord nécessaire, il
faut qu'elles soient réciproques. Ce n'est pas toujours aux mêmes à
se faire tuer. A Boulogne, nos alliés nous ont donné un papier de
plus. Attendons les actes.
RaYMOMD POINCARÉ.
Le Directeur-Gérant :
René ûoumic.
LES CŒURS GRAVITENT
TROISIÈME PARTIT: -'.
HÉLÉNA
Lorsque la Victoria qui nous conduit à l'« ajoupa, »
Christine et moi, traverse la place du château, par la
porte ouverte de la tour, émouvant hasard, une ardente
voix vole à tire d'ailes jusqu'à nous, qui chante :
Mes yeux pleuraient en rêve.
Hélas! tu m'avais quitté.
... Je m'éveillai et mes larmes
Coulaient amèrement.
... Je m'éveillai et mes larmes
Se répandaient à flots!
Le cœur serré, je songe que, tandis que sa femme adresse au
ciel le cri de son àme, Laurent, magnifique de certitude,
compose en son laboratoire une solution contre la gommose des
orangers.
— Pauvre nièce, murmure ma belle-mère Quelquefois
|e regrette...
Jamais Christine n'avait témoigné cet intérêt à Geneviève
et je lui en suis reconnaissant. Son humeur particulièrement
heureuse porte aujourd'hui Christine à l'indulgence. Notre voi-
ture roule vers Antibes. Quand nous dépassons les remparts da
cette ville, beaux comme du vieil or, j'éprouve moi-même la
Copyright by Charles Géniaux, 1920.
(1) Voyez la Revue des 15 juin et 1" juillet.
TOME LV1II. — 1920 1 5
226 REVUE DES DEUX MONDES.
singulière impression d'une évasion. D'où me vient ce sentiment?
En apercevant 1' « ajoupa, » Christine me signale cette pro-
priété avec une gaité excessive. Après la traversée d'un quin-
conce d'oliviers, nous atteignons une maison à galeries et bal-
cons, pris d'assaut par les lianes des. técomas et des ficus mou-
chetés comme des guépards.
Une servante chocolat que coiffe un madras orange nous
introduit dans un salon au plafond tendu de soieries chinoises
qui font une atmosphère cramoisie à cette pièce. Des tapis per-
sans et des divans aux damas illustrés par le génie coloriste
des Orientaux, achèvent de donner à cette pièce un aspect
d'Alcazar. Après une assez longue attente, pendant laquelle
Christine me sourit mystérieusement, un noir écarte les por-
tières pour laisser entrer Sarah de la Tour. Christine embrasse
avec effusion Mme de la Tour qui se laisse faire sans accorder en
retour de bien vives marques d'affection à son amie.
Sarah rappelait ces grandes dames peintes par Gainsbo-
rough. Dans l'aristocratique visage de cette créole anglo-indoue,
tout était pompeux, net et droit : sourcils, yeux, nez, bouche.
A la quarantaine, ses cheveux d'un blond argenté, poudrés par
coquetterie, avaient une abondance magnifique. Deux repentirs
descellaient jusqu'à ses épaules. Une guimpe de linon assurait
la décence d'une gorge décolletée en ovale. Sa robe rayée, gris
perle et blanc, avait la forme bouillonnante et fantaisiste d'une
toilette Directoire. Des volants de valenciennes débordaient ses
manches. Suspendus à des chaînettes d'or, quelques flacons à
sels, parfums, poudres et fards, se heurtaient sans cesse et
leur carillon accompagnait le zézaiement de cette créole. Sa
somptueuse tête renversée sur une épaule, les yeux mourants,
elle me dit d'une voix puînée :
— Quel éloge j'ai entendu faire de vous, Monsieur du Cam-
bout!... Ravie de vous connaître... Un charmant homme qui peut
vous faire voyager dans les étoiles, quelle fortune inimaginable I
— N'aurons-nous pas le plaisir de voir Héléna et Henri,
demanda ma belle-mère que leur absence commençait à sur-
prendre?
Amusée de l'expression étonnée de Christine, Mme de la Tour
lui répondit qu'on était allé chercher ses enfants qui devaient se
trouver dans le bas du parc.
Sur un petit fcirc hautain, elle reprit, les yeux fixés sur moi :
LES COEURS GRAVITENT.
221
— Je sollicite d'être admise dans votre observatoire,
M. l'astronome. Gomme ce doit être curieux! Expliquez-moi son
organisation?
Je commençais à l'entretenir du fonctionnement d'un équa-
torial, lorsque Sarah m'interrompit pour nous donner, avec
une égoïste abondance, des détails sur sa santé si fragile en ce
climat du France
— Moi, par goût, je n'aime que les Indes ou Paris, mais
Héléna et Henri raffolent de cet ajoupa en souvenir de leur
pauvre père, son créateur. Et une maman doit savoir se sacri-
fier... Ali! comme mes enfants se font attendre!... Ce stupide
nègre n'aura pas su les trouver dans le parc. Us devraient être
arrivés, car ils étaient aussi désireux que moi de vous entendre
parler du ciel...
... Vous vivez en pleine poésie, M. du Oambout. Nous autres,
pauvres gens, nous traînons à terre... Ma fille, surtout, sera dans
l'extase d'entendre un astronome', elle qui, enfant, montait la
nuit au sommet des « mornes, » afin d'écouter les accords pro-
duits par les étoiles en mouvement dans l'éther. Héléna prétend
avoir surpris les harmonies de h arp 'S ëolïêniiës dus astres... Ne
trouvez-vous pas qu'on éloafh in?... Ali ! chère Christine, que
je suis heureuse de vous avoir chez moi!
Ces dames se serrent les doigts avec effusion.
Lm charmante croyance que sa mère prête à Iîéléna me
donn ', plus vif, le désir de connaître une jeune fille qui prête
de l'attention aux sublimes concerts de nos constellations.
— Oh! mes enfants me feront enrager, s'exclama M'ne de la
Tour soulevée... Il faut... si je n'étais pas si lasse. . Je vais
envoyer un serviteur moins sot à leur poursuite.
Elle appuyait l'index sur un timbre lorsque je proposai
d'aller moi-même à leur rencontre.
— Vraiment! Vous consentiriez? Par cette chaleur torndèl
— Oui, Pierre, allez! Vous nous les ramènerez, insiste
Christine.
Pourquoi mon aëpàri la comBle-l-fellé d'aise? Les amies se
sourient d'un air complice. Quand je quitte le salon, j'en
éprouve lin certain mal. m j.
Je descend-! une avenue de vvhasingtonias dont les troncs lisses
évoquent, en leur double rangée, lea> colonnades de Thèbes. Le
soleil brille à travers leurs palmes renversées en corbeilles.
228 REVUE DES DEUX MONDES.
La servante marron au madras jaune qui m'aperçoit, me
ze'zaie, la main tendue vers la mer :
— Mamoiselle et petit meu'ieu là-bas!
Puis elle me salue d'une pirouette qui soulève sa jupe
d'indienne bigarrée. Je remercie cette servante d'opérette et
m'achemine à travers une allée de livistonias, sortes d'immenses
parasols à travers les nervures desquels apparaissent les Alpes
roses. A la base de leurs neiges fleuries, la Méditerranée s'offre
comme une grande coupe d'émail bleu pour les recueillir
— Petits mai'tes, pa'làl pa'la! me crie encore la servante de
couleur, et son geste me fait obliquer à travers des quinconces
de jubéas architecturaux qui évoquent les temples de Persé-
polis. Le parc n'est pas si grand qu'une bonne voix n'en soit
entendue jusqu'à sou extrémité. L'envie me vient d'appeler les
enfants de Mme de la Tour; une pudeur me retient : à dix-sept
ans, Iiéléna ne, saurait être traitée en fillette.
Entre les noires tignasses des ephedras, des vêtements
ensoleillés scintillent. J'entends quelques mots d'une conver-
sation :
« Rentrons... pas encore... nos chèvres?... »
De redoutables encephalartos, barbelés d'arêtes vénéneuses,
m'interdisent le passage. Quel dépit! Il me faut retourner sur
mes pas vers des dattiers dont les roides chevelures végétales
retentissent avec le son de mille battes d'arlequin entrecho-
quées, à chaque coup de vent..
<( Maintenant, revenons àl'ajoupa... »
Ces mots me précipitent au milieu d'une plantation d'agaves
dont les yatagans m'auraient percé, si j'avais essayé de pousser
plus avant. Autour de moi, sur le sol rouge zébré d'or par les
rayons du soleil transperçant les frondaisons exotiques, herbes
et plantes dégageaient leurs arômes et toute la féerie orientale
s'évoquait : souks arabes, patios de Damas, cour des myrtes de
l'Alhainbra, îles fortunées du grand Atlantique. Malheureuse-
ment, comme les glaives des archanges, les agaves me signi-
fiaient l'interdiction de ce paradis. J'allais m'en retourner quand
s'élevèrent deux cris éclatants et gais comme des évohé! A
cinquante pas de moi, par delà cette barrière de plantes cqua-
toriales, un très jeune homme tenait la tige d'une palme dont
une jeune fille", la main levée, recourbait l'autre extrémité,
Leurs têtes échevelées y trouvaient une ombre protectrice. Au-
LES COEURS GRAVITENT. 229
dessus de ces jeunes gens, les feuilles pennées d'un dattier au
tronc rengorgé comme le cou d'un dromadaire, encadrait leur
tableau charmant.
Mon panama soulevé, ils re'pondirent à mon salut par une
clameur à la fois sauvage et joyeuse, qui me souhaitait mieux la
bienvenue que tous les compliments. Leur rougeur exprima
ensuite leur émotion.
En sa quinzième année, Henri de la Tour n'était plus un
garçonnet et pas encore un jeune homme De sa main qui ne
portait pas la palme, il enlaçait Héléna, et celle-ci répondait de
son bras libre à cette étreinte. Devant mon air surpris, ils eurent
un rire ingénu en se regardant l'un l'autre avec confusion. Une
sorte de justaucorps en soie gorge de pigeon et un pantalon
rayé de bandes verticales bleues, vêtaient Henri auquel son air à
la fois ardent et doux attirait aussitôt la sympathie. Ses cheveux
répandaient leurs volutes noires sur son front. L'extrême distinc-
tion de sa longue face, au menton presque pointu comme on
les voit a certains seigneurs anglais de Van Dyck, inquiétait
par sa morbidesse, comme ses grands yeux pâles avaient une
(Bxpression un peu hagarde. A son cou dégagé par la molle che-
mise ouverte était nouée une cravate de dentelle que le vent
faisait battre comme une aile d'oiseau.
Mais plus encore que ce jeune homme, sa sœur enchantait
mes regards. Cette créole de seize ans, déjà femme adorable à
la taille onduleuse, gardait pourtant une expression enfantine.
Sa figure, comme un beau fruit, chef-d'œuvre du soleil sous un
climat radieux, avait un éclat nacré sans une tache. Tressés
avec deux petites boucles en arrière des oreilles, ses chev ux
avaient une blondeur soyeuse d'un extraordinaire chatoiement,.
Le jeu, en dérangeant sa coiffure, laissait tomber jusqu'à ses
sourcils quelques mèches d'un or plus vif. Il y avait de la
gazelle et de l'agnelet dans ce visage tout ensemble sauvage et
tendre, aux énormes yeux mordorés qui, tout en appelant à eux
l'affection, semblaient la redouter. C'est ainsi qu'on imagine
aux douces antilopes, surprises au bord d'une source, ce scin-
tillement de leurs prunelles. Le petit nez d'Héléna, d'une étroi-
tesse exquise, avait une courbure charmante. Sa bouche, écla-
tante de rougeur et d'une extrême mobilité, exprimait ses
impressions autant que ses vastes yeux. Une ample robe à car-
reaux roses et blancs, trois étages de tuyaux et large ceinture.
230 REVUE DES DEUX MONDES.
de moire aux extrémités flottantes, la costumait. Son cou était
découvert jusqu'à la moitié des épaules dodues. Sur le dos, et
retenue par des brides de soie mandarine, était suspendue une
capeline tissée de vétiver aromatique. Ce jeune couple souriait
en s'avançant vers moi. Tout à coup ils durent bondir par-
dessus des aloës tigrés. Us retombèrent avec un cri dans le sen-
tier où je me trouvais :
— Voilà comment il faut se promener à l'ajoupa, m'expli-
quèrent-ils avec de nouveaux rires, et, toujours enlacés, en
abattant la palme qui couvrait leurs tètes, ils me firent une
révérence aussi profonde que moqueuse. Quand ils relevèrent
le front, ils s'écrièrent qu'avertis depuis la veille de ma visite,
ils avaient voulu se déguiser avec les habits créoles du temps de
Paul et Virginie, qui avaient appartenu à leurs grands-parents,
pour recevoir M. l'astrologue.
— Mais nous pensions vous voir un bonnet pointu étoile sur
la tète, dit Henri, et sa sœur ajouta :
— Comment n'avez-vous pas revêtu votre robe de devin
brodée de signes cabalistiques? Quelle déception ! Notre dégui-
sement n'a plus de sens. J'en suis honteuse.
Une légère roseur monte aux joues d'IIéléna, qui place l'un
de ses petits pieds par-dessus l'autre, comme si elle voulait m'en
cacher la vue. Ils sont nus, sur des semelles végétales dont les
tiges ligneuses s'enroulent autour des chevilles. Je considère
avec une volupté profonde l'adorable jeune fille. De la pourpre
entlamme maintenant son visage lisse et ses paupières aux
longs cils recourbés projettent leur ombre sur ses pupilles mor-
dorées. Mon cœur bondit de joie et il n'a jamais battu ainsi.
La poitrine d'Héléna se soulève comme si elle avait peine à
respirer. Elle ose enfin relever les paupières et m'observe avec
des regards innocents où la surprise grandit. Jamais regard au
monde ne m'émut comme celui de cette jeune fille, et, je le
crois bien, mes yeux expriment avec éloquence mes sentiments,
car une gêne insurmontable, oblige tout à coup Héléna à passer
son bras autour du cou de son frère, et, en pressant sa joue
contre la sienne, elle lui dit, rouge d'émoi :
— M. du Cambout doit nous juger bien ridicules.
— Tout à fait exquis, au contraire, répliquai-je, et j'aurais
toujours regretté de ne pas vous avoir connue ainsi, mademoi-
selle ilélénad
LES CŒURS GRAVITENT. 231
Sa tête blonde toujours jointe à la brune figure de son frère,
elle me jette de côté un coup d'œil inquiet, qui cherche à décou-
vrir la vérité sous le compliment. Puis lorsque mon expression,
! ravie et tendre, la convainc de ma sincérité, elle me sourit avec
une joie qui fait battre follement mes artères. Devant l'insis-
tance de ma contemplation, son visage, tout à l'heure puérile-
ment enjoué, prend une signification pensive et grave extraor-
dinaire, comme si, tout à coup, elle découvrait un mystère à la
fois effrayant et radieux.
Les déferlements de la mer proche chantaient à temps régu-
liers, avec le son caressant d'un archet de violoncelle. Minute
divine 1
t Henri, qui ne comprenait rien au silence de sa sœur, se mé-
prit sur sa signification :
— Eh bien! Héléna, ne sommes-nous plus Paul et Virginie?
s'écria-t-il. Et M. du Cambout ne sait-il pas qu'il nous fait sa
visite à l'Ile-de-France?
S'arrachant à l'étreinte de sa sœur, Henri lui secoue ensuite
les mains.
— Voyons, rassure-toi, sœur, et puisque M. l'astrologue en
bonnet pointu et besicles nous fait défaut, imaginons que nous
recevons M. le gouverneur de l'Ile-de-France, lui-même.
Entrant dans le jeu auquel me conviait Henri, jer'pondis
avec un noble salut qu'en effet M. de la Bourdonnais avait voulu
connaître les tendres rejetons de Mme de la Tour et de Margue-
rite la Cretonne.
A cette plaisante réponse, Hé!éna cessa de regarder avec
angoisse le parc, et, redevenue souriante et puérile, elle me
dit :
— S'il en est ainsi, que M. le gouverneur veuille bien nous
suivre, car nous avons construit nous-mêmes, dans notre forêt,
des cases en chaume à la mode créole.
Je réclame l'honneur d'une réception dans leurs demeures
sylvestres. Héléna et Henri me prennent chacun une main et
m'entraînent. Tous deux parlent fougueusement à la fois :
— Cher gouverneur, admirez notre rivière des lataniers.
Vous vous en souvenez bien? Et voilà notre pont de lianes!
A travers la propriété un ruisseau se jetait à la mer. Nous
franchissons cette prétendue rivière des lataniers sur une pas-
serelle qui fléchit sous mon poids au point de me tremper les
232 REVUE DES DEUX MONDES.
semelles. Us en rient aux larmes. Sur l'autre rive, un épagneul
roux me bondit jusqu'aux épaules.
— C'est Fidèle! Vous vous rappelez Fidèle, le chien de
Paul, celui qui les retrouve dans la forêt où ils s'étaient perdus
au retour de leur expédition à la rivière noire chez le méchant
maître de l'esclave? Tout beau, Fidèle! Soyez sage, Fidèle!
Suivez-nous, monsieur le gouverneur, nous allons vous montrer
les humbles huttes où nous menons une vie innocente en re-
merciant l'Etre suprême.
A l'ombre aromatique d'un eucalyptus dont l'écorce déta-
chée flottait comme des étendards, Héléna et Henri avaient
édifié deux petites cases en fascines et herbages tressés. Elles
ressemblaient à de grands bonnets de chaume.
— Cher monsieur de la Bourdonnais, faites à Paul et
Virginie l'honneur de pénétrer dans leurs huttes, me convie
Henri.
Je lui fis remarquer que les portes d'entrée en étaient si
basses qu'il faudrait s'agenouiller.
— Votre dignité s'y refuserait-elle? me dit Héléna, et son
regard m'interroge amicalement.
Aussitôt je me mets bravement à quatre pattes et je pé-
nètre dans une case. Restée à l'extérieur, elle danse de satis-
faction :
— Voilà bien la première fois qu'une personne de votre
importance daigne accepter notre hospitalité.
D'un ton soudainement mélancolique, elle reprit :
— Vous ne pouvez savoir à quel point j'aime cette cabane!
C'est ici, pour moi, toute mon enfance de l'Ile-de-France
retrouvée.
Les tons variés d'Héléna, mélange exquis de candeur et de
perspicacité, m'étaient un sujet d'étonnement. Librement
élevée sous des cieux de beauté, cette jeune fille semblait avoir
cette vue angélique de la nature qui est celle des poètes.
— Nous ferez-vous la grâce de vous rafraîchir dans notre
château? m'offrit Henri, et sa sœur ajouta :
— Une boisson créole de notre façon? Cette ambroisie est
contenue dans cette calebasse! Une demi-noix de coco, sculptée
par nos Malabares, sera votre tasse... s'il vous plaît? Je verse!
Quel parfum! Goûtez! Enhardissez-vous, monsieur le gouver-
neur, et vous trouverez à ce mélange d'eau, muscade, citron-
LES CŒURS GRAVITENT. 233
nade,»sucre de canne et mandarine, une saveur que vous
e'voquerez jusqu'à la fin des jours innombrables que nous vous
souhaitons.
— Et maintenant que vous êtes rafraîchi, puissant seigneur,
me dit Henri, venez visiter notre domaine. Nous ne le quittons
guère, ma sœur et moi. Depuis notre retour en France, nous
n'aimons que l'ajoupa. Nous laissons petite mère courir monts
et villes.
A cette explication de son frère qui me découvre un peu de
leur existence, Héléna me considère à nouveau avec une expres-
sion surprenante d'intensité'. Je semble demeurer pour elle une
énigme, comme si l'espèce d'homme que je suis n'avait jamais
été soupçonnée par son imagination. Son regard attire le mien
et nous éprouvons la troublante impression que des liens subtils
se nouent à travers le vide de l'air. Mon cœur sonne dans ma
poitrine à me blesser. Le front de plus en plus coloré, Héléna
baisse la tête pour dire :
— En souvenir de son aïeul, mon pauvre père essaya vaine-
ment de réaliser le roman de Bernardin sur ce cap de Provence.
Je l'en bénis aujourd'hui... puisqu'il faut vivre en France, et
plus jamais dans nos chères îles. Cet ajoupa est charmant,
mais si petit et borné, à côté de notre propriété de Maurice!
J'aime le sauvage, l'énorme, la solitude. Je n'aime que ce qui
est à moi, rien qu'à moi et pour moi, finit-elle avec une ardeur
singulière. Ses yeux mordorés flambent de passion et elle éprou-
ve tout-à-coup une gêne1 pénible à sentir mes regards posés sur
elle. Elle se détourne, très rouge, puis me sourit délicieusement
et alors je me sens bouleversé par l'attendrissement. Henri nous
guette curieusement et s'écrie en me secouant les mains avec
impétuosité comme si notre insistance lui déplaisait:
— Qu'attendez-vous? En avant, cher monsieur, venez admi-
rer la Concorde.
A travers des sentiers hérissés d'agaves dont les fleurs ver-
dàtres suintaient un miel où s'engluaient les insectes enivrés,
nous atteignîmes une pelouse circulaire entourée de citronniers.
— Plus tard, cher monsieur ami, vous danserez ici avec
nous au son du tamtam de nos domestiques malabares, me dit
le plus sérieusement du monde Henri.
Et comme je lui fais remarquer que je ne suis plus d'âge à
me croire une dryade ou un faune, Héléna proteste :
234 REVUE DES DEUX MONDES.
— Pas d'excuses ! A l'Ile de France, même les vieillards noirs,
sautent encore.
— Mais je ne suis pas même un vieux nègre, hélas •
— Eh ! bien, vous le deviendrez !
Et ils rient de leur plaisanterie.
— Ainsi c'est juré, reprend Héléna, nous organiserons une
sauterie d'honneur pour vous et nous nous dandinerons à la
cadence de nos danses créoles.
— Mais je les ignore, mademoiselle. J'y serais gauche a faire
honte.
— Nous vous les apprendrons I Tenez! Voyez! Ta main,
Henri ! Tournons le menuet des Indes Galantes de Rameau.
Et le frère à la cravate de dentelle et au justaucorps gorge
de pigeon, et la sœur en robe à carreaux roses et godets, s'efileu-
rant du bout des doigts, trottinent précieusement et se saluent
en imitant le son des violes. Parmi les herbes, leurs pieds nus
s'élèvent prestes et légers.
— Pirouette ! Henri.
— Révérence, ma sœur.
— Non, volte.
— Ze vous en demande bien pâdon, ma toute zôlie, fait
Henri en imitant le zézaiement créole.
Ne s'accordant plus, ils se quittent, les joues du rose des
roses et les prunelles lumineuses du plaisir qu'ils se sont donné.
L'essoufflement les fait haleter. Encore passionnés parleur amu-
sement, tous deux s'écrient à la fois:
— Il faudra que nous donnions à la Concorde une pantomime
à la mode de Port-Louis.
D'avoir eu simultanément la même pensée, ils rient d'un
rire dont les roulades éveillent à la trochée d'un pistachier le
chant moqueur d'un oiseau de feu.
— Notre cardinal ! L'avez-vous aperçu? me demande Héléna
Je voudrais voir autour de moi tous les oiseaux de nos Iles.
J'avais fait venir des bengalis, brillants comme des joyaux ! Le
matin, quand je rêvais encore un peu, leur chant me laissait
croire que j'étais à Maurice. Hélas I sous ce ciel plus froid, mes
bengalis se sont glacés. Quand j'en trouvais un malade, je le
réchauffais de mes lèvres. Son cœur, gros à peine comme un
petit pois, battait, battait contre ma bouche. Enfin mon oiselet
me tombait dans la main, mort. Aussitôt ses belles plumes mul-
LES CŒURS GRAVITENT. 235
ticolores se fanaient comme des fleurs coupées depuis* plusieurs
jours.
Lorsque Héléna, qui m'a mimé cette scène, termine son récit,
une petite moue chagrine l'attriste. Et je pense:
« Ne serait-elle qu'une petite fille exquise ? »
Henri, que la mélancolie de sa sœur ennuie, dit vivement :
— Mais il nous reste beaucoup d'autres petites bêtes. Souvent
nos parents des Indes ou de Maurice nous adressent des oiseaux
d'Orient plus réjouissants que les vilains passereaux de France.:
Les entendez- vous? Ils sont la!
Sifilements de fifres, cacardements, sons de trompe et rica-
nements s'élevaient mêlés aux vibrations des pins maritimes
balancés par la brise. Au milieu d'un fourré d'arbres de Judée,
perruches d'émeraude, aras vêtus de pourpre et cacatoès bigarrés
de carmin, d'outremer et de lilas, comme des pitres, grimpent,
se mordent et culbutent. De ce bois aux arbres d'un rouge de
corail, quelques faisans au plumage de feuilles mortes s'éva-
dent. Haut seigneur de ce lieu, un paon promène sa robe à
traine d'une magnificence royale.
Entendant roucouler à la cime d'un pistachier, si couvert
de grappes violettes qu'il rappelle une coiffure de dame villa-
geoise trop touffue de richesses, Henri court vers lui et dispa-
rait dans sa frondaison.
Dans l'entrebâillement de son justaucorps gorge de pigeon,
il nous rapporte trois tourterelles aux longs becs naïfs, ouverts à
la becquée que nous ne pouvons leur accorder. Héléna les bai-
sait quand un petit cerf miniature, au poitrail d'un blond
argenté, bondit. Elle le saisit au passage et le tint serré contre
sa gorge. Les prunelles veloutées de la gazelle remontaient avec
une confiance touchante vers le visage de sa jeune maîtresse.
Une fois encore, Henri jaloux de l'attention qu'accordait sa sœur
à ce doux animal, le fit s'évader en disant:
— Nos chèvres de Malte sont bien plus intéressantes. Vous
rappelez-vous les chèvres de Virginie? Vous allez les retrouver
au « Coin de Mire, » car nous avons ici « le coin de Mire. » Sui-
vez-nous, s'il vous plaît.
La petite main d'Héléna serre la mienne et m'entraîne avec
une hâte puérile comme si la joie aux pieds légers ne pouvait
s'attraper qu'à la course. Quelle douceur de me croire le compa-
gnon de leur âge 1 Pourrais-ja donc retourner à ces années bénies
230 ftÈVUÈ DES DEUX MONDES.
où l'on se réjouit de l'heure présente sans que des soucis philo-
sophiques empoisonnent la pensée?
— En souvenir de leur île, nos chèvres ne veulent jamais
quitter le bord de la mer, m'explique Henri. Ah ! voici Houppette
et Myrtille! Saluez, mes gracieuses. Voyez comme elles vous
donnent le bonjour de leurs barbiches, Monsieur du Cambout.
A contre-jour du soleil, sur une mer d'un bleu d'acier, des
pins vibrent harmonieusement au vent. Par quel hasard ces
arbres ont-ils pris des formes presque parfaites de lyres et de
harpes ? Leurs aiguilles doucement agitées répandent des sons
mêlés d'arômes résineux, et les chèvres cabriolent entre leurs
troncs rouges.
— Houppette ! Myrtille ! Ces folles se noieront. Va-t-en les
chercher, Henri.
Le cap est creusé d'une petite « calanque » dont le sol écar-
late se réfléchit dans l'eau. Les Maltaises ont sauté sur une
roche séparée de la côte et couverte de cystes laiteux.
— Ma foi ! j'ai bien envie de me jeter à la mer pour les
ramener ici, déclare Henri.
Je le retiens en le priant d'épargner ce plongeon au justau-
corps de son ancêtre.
— Dieu ! que vous êtes raisonnable, monsieur Pierre, s'écrie
Héléna moqueuse. Sans votre respectable présence, je n'hésitais
pas à plonger moi-même dans le flot la robe à carreaux de mon
aïeule. Rentrons donc! J'enverrai notre malabare prendre nos
chèvres.
... Tandis qu'à travers le parc nous revenions vers la villa,
par tous les sentiers bordés de palmiers, de figuiers de Barbarie
ou de ficoïdes charnus, surgissaient toutes les bêtes de l'arche
de Noé. A chaque nouvel animal, levrette, agneau barbarin,
lièvre privé, chats siamois aux yeux d'opale, Héléna avait une
effusion, et, après les avoir caressés, les renvoyait satisfaits.
L'harmonie de ses gestes m'était un enchantement tout autant
que l'éclat de sa voix chaleureuse, et son rire clamait la bonté
de vivre, au soleil, parmi les fleurs et les bêtes innocentes.
Celte jeune fille, en accueillant contre sa poitrine tout ce qui
palpite, semblait croire à un amour universel. J'étais arrivé à
l'ajoupa plein de la misère qui est dans l'égoïsme des êtres, et
voici qu'Héléna me révélait l'affection dans ce qu'elle a de plus
pur. A ce moment, la sombre loi de la gravitation humaine,
Les cœurs c.ravitenï. 231
découverte par mon père, me parut le cauchemar d'un esprit
désespéré.
Nous gravissions les marches de l'ajoupa, quand les
cabrioles d'un petit basset et les grimaces d'un vilain singe,
malade, en douillette, nous accueillirent. Héléna les éleva dans
ses bras et les fit trembler de joie par ses caresses. Tournée vers
moi, elle me dit en souriant :
— Voyez comme ces pauvres fiévreux sont reconnaissants!
A ces mots, Henri les lui enleva, et repartit ironiquement :
— Jugez de leur reconnaissance !
Le chien et le singe considéraient Henri du même œil cli-
gnotant dont ils contemplaient l'instant d'avant la jeune fille.
Alors, il les jeta sur le sol avec mépris, en disant :
— Tous les mêmes 1
Le basset et le singe se sauvèrent. Déconcertée, Héléna
portait tour à tour des regards déçus sur son frère et sur les
bêtes en fuite. La pâleur d'Henri et son expression tendue me
surprirent. Un pli noircissait son front trop blanc.
Du salon nous arrivaient les éclats d'une conversation animée.
Quand nous y pénétrons, Mme de la Tour s'exclame :
— Quel carnaval est-ce là, mes enfants ? Déguisés avec les
vêtements de vos aïeux? Vous vous serez ridiculisés dans l'esprit
de M. du Cambout. Et c'est pour cette comédie que vous vous
étiez échappés?
— Petite mère, nous croyons ainsi faire meilleur accueil à,
un astrologue en bonnet pointu, explique gaiment Héléna en
pinçant les côtés de sa robe à godets et en faisant la révérence.)
— Quelle absurdité I Leur pardonnez-vous cette farce, mon-
sieur du Cambout?
Je me récrie qu'au contraire j'aurais bien regretté de n'avoir
pas d'abord admiré Héléna et Henri sous ce gracieux aspect.
— Vous êtes trop indulgent. Mais qu'as-tu, Henri? Tu parais
épuisé. Ces jeux violents excèdent tes forces. Ta sœur n'a pas
de bon sens.
Les yeux gris très cernés d'Henri avaient une expression
hagarde. La sueur ruisselait à ses tempes livides et sa bouche
frissonnait.
Aux reproches de sa mère, Héléna, toute interdite, étreignit
son frère en déclarant qu'il n'avait besoin que d'un peu de
repos. Le jeune homme se laissait enlacer sans manifester le
238 BEVUE DES DEUX MONDES.
moindre retour d'affection, lorsque Mme de la Tour attira son
fils contre elle et l'observa de 1res près en gémissant :
— Il est hors d'haleine ! Tu le feras succomber avec ces
amusements forcenés. Ta grosse santé est impitoyable aux autres.
Tu me rendras malade moi-même.
A cette injuste apostrophe, la jeune fille, exquise de confu-
sion, se rejeta tendrement sur Henri qu'elle baisa sur le front,
malgré la défense que celui-ci. mécontent, lui opposait. Enfin,
la mère et le fils repoussèrent lléléna qui resta en face d'eux,
toute pleine encore du désir de se faire paL donner une faute qui
ne réapparaissait pas du tout. Indifférents à ses intentions,
Mn,e de la Tour cl Henri se regardaient maintenant avec une
tendresse exclusive dont la jeune fille demeurait écartée. A ce
moment, une ombre triste passa sur le visag ! dTléléna. Je ne
la quittais plus de mon regard plein do compassion. Soudain,
elle y répondit avec une éloquence poignante. Nos yeux s'expri-
mèrent avec puissance tout ce que nous éprouvions, et l'éton-
nement d'Miloureux de cette jeun- fi'!", (oui à l'heure radieuse
dans son parc dj féerie,, me parut d'un contraste tjiljinent
émouvant que j'en fus remué jusqu'au fond de l'àme.
Seulement alors, je rem;rquii qa ' Christine nous guettait
l'un ei l'autre. Ses yeux souriaient fin unent. Que m'importent
ses intuitions, puisais-;0, je sais maintenant verra qu .:1 but je
dois tendre, et rien ne m'empêchera d'y arriver. Peut-être
d'ailleurs cornJale ra-t-iJ les vœux de ma belle-mère?
Son malaise passé, H uri s'était retiré des bras de sa mère.
Un poing sur la hanche, après une salutation à sa sœur toujours
soucieuse, il lui dit en zézayant :
— Quand vous voud'ez, zôlie demoiselle, nous i'ons enlever
ces costumes de nos bous g'ands-pa'cnts.
lléléna prit congé de nous. Je m'attendais à serrer sa petite
main, mais elle, tout à l'heure audacieuse comm > une enfant
dans le parc de l'ajoupa, me salua timidement. Quand elle
releva sa tète, elle me porta un regard si pur et profond que
j'en restai étourdi. Notre trouble n'était-il pas éloquent plus
que des compliments? El l'innocence d'une jeune fille l'em-
pèche-t-elle de comprendre aussitôt le langage éternel de la
passion ?
Son frère et elle quittèrent le salon sur un pas de pavane.
Le justaucorps en soie gorge de pigeon et l'ample robe carrelée
LES COEURS GRAVITENT. 239
à tuyaux se balançaient, tandis qu'ils s'éloignaient à petits pas
rapides, dressés sur la pointe des pieds. La capeline de vétiver
oscillait à ses longues brides de soie mandarine au dos d'IIéléna.
— Mille pardons, monsieur du Cambout, pour l'absurde
scène dont je vous ai donné le spectacle, me dit alors Sarah.
La santé d'Henri, fragile comme son pauvre père, — tous ces
de la Tour se brûlent à la vie plutôt qu'ils n'en usent, —
m'effraie quelquefois. Et sa sœur n'en a pas assez le souci; elle
est si personnelle!... Quelle journée de chaleur accablante, ne
trouvez-vous pas? Ce qu'il y a de cruel en France, pour moi, ce
sont ces brusques changements de température... Peut-être
serai-je glacée, ce soir... Ainsi, Christine, bien chère amie,
entendu, samedi pour le thé, chez Vogade, à Nice.
Comme j'exprime à Mme de la Tour les sentiments que
j'éprouve pour l'ajoupa et ses habitants, qui me font croire
maintenant à la réalité du paradis terrestre, elle me tend ses
mains précieuses et débiles qui ne sauraient ni la défendre, ni
la servir. Avec un sourire tout ensemble caressant et plaintif,
elle dit :
— Eh bien! puisque vous avez si bonne opinion de l'ajoupa,
il ne tiendra qu'à vous de nous revenir souvent. Et considérez
comme vôtre le parc, qui semble mieux vous agréer que mon
salon.
Elle me sourit avec une douce moquerie. Je proteste que je
ne fais aucune distinction. Elle semble n'être point dupe de mes
paroles et, les yeux mi-clos, elle ajoute qu'il est assez naturel
que je prenne de l'agrément avec ses enfants plus près de
mon âge.
Devant ce regret mélancolique d'une femme qui fut belle et
le demeure encore à son automne, je proteste poliment.
— Votre galanterie ne saurait m'abuser, soupire-t-elle. Je
ne suis plus l'aube, hélas! mais le crépuscule.
— Vous serez l'éternel été, Sarah, affirme ma belle-mère en
embrassant chaleureusement son amie, ce qui agite tous les
petits tlacons d'or à sels, parfums et poudre, qui sonnent à la
taille de M'"' de la Tour comme d 's grelots.
... Pendant notre retour à Cagnes, assis côte à côte dans la
Victoria, Christine et moi gardons le silence. I)e temps à autre
ma belle-mère me jette un coup d'œil et sourit ensuite à son
ombrelle d'une bouche aiguisée.
240 REVUE DES DEUX MONDES.
L'extraordinaire regard interrogateur d'Héléna me h.inte.
Avec bonheur, je me remémore ses gestes et ses paroles. Se
pouvait-il qu'il existât tant de grâce et d'esprit naturels? La
félicité me soulève. Je voudrais sauter hors de cette voiture pour
courir, changer, m'épuiser en démonstrations do mon ivresse.
Or, je'reste inerte et faussement grave sous le regard d'angle de
Christine, qui ne cesse de m'épicr.
*
* *
Au milipu de mes chagrins, personne
ne lit sur mon visage, ni mes ennuis, ni
mes désir- Et je marche solitaire dans
les routes non frayées.
Michel-Ange.
Pas une heure de la journée sans que ne m'apparaisse Héléna
costumée de sa pittoresque robe à godets. Entre toutes les
expressions de son visage mobile, c'est son regard interroga-
teur, aux premiers moments de notre rencontre dans le parc,
qui me revient avec une force singulière.
Je venais de soulever mon panama, son frère et elle avaient
répondu par une révérence joyeuse, lorsque ses yeux eurent, en
me découvrant, un regard d'une intensité prodigieuse. Quel
effet ai-je donc produit sur cette jeune fille? Son étonnement
paraissait immense. Ensuite! je crus découvrir de la sympathie,
davantage peut-être, l'ardent appel d'un innocent enfant en
détresse, qui réclame secours. Mais comment concilier un tel
sentiment avec la joie qu'elle marquait, l'instant d'avant, en
son plaisant déguisement? Pendant quelques secondes, nos yeux
se dévorèrent et nous nous sentimes liés à jamais en cette
vie. Hier encore, j'aurais souri d'un tel amour spontané. Je
l'aurais déclaré faux, impossible, romanesque. Or il existe, je
J'éprouve, je l'ai subi; il me tient, m'obsède, me poursuit et
m'a vaincu. Maintenant j'ai peur d'être seul à subir sa terrible
puissance. N'ai-je pas interprété trop favorablement l'attention
qu'Iléléna me porta? Les détestables croyances de mon père en
l'isolement fatal des âmes empoisonnent mon bonheur présent.
Mille objections se dressent. La plus redoutable : mon âge. Est-
il possible que ma trentaine ne semble pas une vieillesse h cette
jeune fille qui n'atteint pas son dix-septième printemps ? L'amour
veut l'harmonie. Et cependant d'autres regards d'Héléna sur-
LES COEURS GRAVITENT. 241
gissent à ma mémoire, plus significatifs dans leurgravitémème.
A mon départ, Sarah venait de lui adresser des réprimandes
imméritées au sujet de l'état de santé d'Henri, et son frère
avait repoussé son embrassement ; Iléléna que je croyais la reine
ietée de l'ajoupa, interdite, en appela silencieusement à moi
par son expression désoléo. J'eus à cette minute la révélation
que l'existence de celte jeune fille, dans cet admirable décor,
n'avait pas de douceur vraie. Dans la générosité de son cœur,
Héléna devait accorder son affection avec une abondance magni-
fique, mais sa mère et son frère, personnels, capricieux, ne lui
rendaient pas l'amour qu'ily en recevaient. Stupéfaite d'avoir
éprouvé l'injustice de Mm de ki Tour en ma présence, elle avait
fixé sur moi des yeux pleins d'Mmploration. Des cris n'auraient
pu me troubler davantage. Comment tant de beauté, de bouté
et de grâce, pouvaient-ils èlre dédaignés? Vous méritez la ten-
dresse la plus fervente, la plus absolue, Héléna, et cet amour je
l'éprouve. Quoi qu'il arrive, je vous appartiens. Appartenir I Oui,
en effet, aimer c'est ne plus se rechercher égoïstement, mais
donner le meilleur de son esprit.
Quoique j'éprouve la noblesse de mon inclination pour
Mlle de la Tour, je m'en explique gauchement avec mon père.
Les mots que j'emploie me trahissent. Le récit d'amours nais-
santes n'est-il pas toujours d'une puérilité apparente? Leurs
délices ne peuvent être savourées que des seuls amants? A mes
confidences, Sébastien répond de sa voix posée :
— Ah! vraiment !... Une ravissante jeune fi Ile, m'assures-tu?...-
Si nous possédions un équatorial coudé, Pierre, avec ton aide
j'entreprendrais la carte photographique du ciel. L'astronomie
physique reprend une importance que les mathématiciens lui
déniaient. Savoir quelles formes de vie seraient susceptibles
d'exister dans les planètes mérite l'examen.-. Ainsi tu éprouves
quelque satisfaction de tes visites à cette famille de la Tour.
T'ai-je déjà dit qu'ils étaient originaires de Saint-Igest en
Rouergue, a quelques lieues de notre propriété de Laissac?...
Curieuse coïncidence! Certainement je me ferai un devoir de
présenter mes hommages à Mme de la Tour en lui rappelant cette
communauté de terroir... J'ai bien envie d'acquérir l'équatorial
qui me manque. Si nous avions le moyen de mieux scruter
l'univers, nous obtiendrions une idée plus huivjaine du monde
qu'avec l'arithmétique. C'est ma conviction..,
iomb lviii. — 1920. t6
242 KEVUE DES DEUX MONDES.
Lorsqu'il s'est tu, mon père ramène d'un mouvement
machinal ses longs cheveux en arrière de ses oreilles et réiléchit
péniblement. Ce ne sont pas mes confidences qui le préoccupent.
Je le sens malheureux de ses propres s-oucis. Une maladie de la
nutrition, subitement découverte, oblige Christine a partir pour
Vichy. De plus en plus elle prend l'habitude de ces absences et
elle nous revient plus exténuée, plus, déçue. Sébastien souffre.
... Quelques jours plus tard j'entretiens à nouveau mon père
de mes visites à l'ajoupa. Je vomirais lui faire comprendre
que toute mon existence peut être changée. En crayonnant de
vagues traits sur une feuille, il m'Interrompt pour dire à voix
basse sur le ton d'une réflexion personnelle :
— Combien de gazelles et de jolies chattes, entrées dans les
vies les plus hautes, les ont embrouillées comme des pelotes?
Ronronner, se faire chérir et puis se dérober, voilà leur jeu !
Il reprend sa marche à travers notre atelier, les mains
nouées derrière le dos, et il dit sans me regarder :
— Nous avons ass z travaillé aujourd'hui.
Il se refuse à m'écouter davantage et j'en éprouve de la
tristesse. De ma famille mciu père est cependant la seule per-
sonne que je me croyais ?JFectionnée. Mais son propre mal le
mord; saurait-il entendre mes appels?
Six heures tintent. Ainsi, chez moi, pas un seul cœur pour
accueillir ce qui m'empl:it l'àme. Mon oncle René s'écrierait de
son air railleur : « Ah! Ah! mon gaillard ! » Plutôt que de ris-
quer cette injure, gan'ions notre secret Certes, Christine me
provoquerait volontiers aux confidences, mais j'ai de la pudeur
à m'épancher avec eHe. Pourtant je crois comprendre qu'elle
poursuit avec moi le même but qui lui fit exiler Geneviève de
notre maison. Elle aocuei lierait donc mes aveux avec faveur.
Je vague sous les mimosas et les orangers. A travers leurs
troncs, la mer immobile semble un émail d'un bleu profond.
Notre village ocré reluit sur les neiges éblouissantes des Alpes.
Toute cette beauté ne me console pas, car il y manque l'essen-
tiel. Je reste seul. Combien Héléna me semble encore lointaine!
D'instinct mes pas me portent vers la seule p ersonne que la
grande révolution qui me bouleverse puisse émouvoir. Je monte
vers la place du château des lirimaldi.
J'avais espéré pouvoir m'iutroduire cheà Laurent Rodelle
sans attirer son attention, mais, dès l'esplanade, sa voix docto-
LES COEURS GRAVITENT- 243
raie retentit par-dissus le. mur de son jardin d'acclimatation.
— Pratiquez la marcotte par strangulation, c'est-à-dire en
serrant, à l'aide d'un fil de cuivre, la partie du rameau où vous
voulez faire naître des racines. La stran-gu-la-tion généralisée
dans les marcottages, accroîtrait ia fortune de la France ! Veuillez
en assurer le conseil de préfecture qui vous délègue, monsieur.
Voilà ce que j'entends pendant ma traversée du verger de
l'ingénieur, qu'un personnage, noir de vêlement et de barbe,
écoute sombrement.
— Vous connaissez le chemin, me crie Laurent. A bientôt.
A mon étonnement le salon circulaire de la tour avait été
transformé en magasin d'expédition. Couverte d'une blouse de
lustrine, Geneviève sursaute lorsqu'elle m'aperçoit :
— Il faut se rendre utile, me dit-elle avec un faible sou-
rire. Vous me voyez occupée à des envois de composts.
— De composts?
— Oui, j'enferme dans ces boîtes des mélanges surprenants :
terreau de feuilles, saule, bruyère, brique pilée; sphaguum,
suie, que sais-je encore? .le les adresse aux sociétés d'agricul-
ture. Lorsque j'aurai travaillé utilement, Laurent me pardon-
nera les heures dépensées à ma musique. « Le rossignol ne
chante qu'après un bon déjeuner, m'assure-t-il. » Mais qu'avez-
vous, Pierre ? Jamais je ne vous connus cette expression.
Gomme sa remarque me colorait le visage, elle reprit après
un instant de silence :
— Vous rayonnez malgré vous... Ahl contez-moi ce miracle.
Mais je l'ai déjà deviné 1 II n'en est qu'un d'imaginable I Est-ce
vrai ?
... J'inclinai le front. Les regards pensifs de Geneviève ne me
quittaient plus. Elle eut ensuite l'expression effrayée d'une per-
sonne qui redoute d'apprendre quelque malheur. Toute l'inquié-
tude d'une amie menacée d'abandon, émut sa tendre physio-
nomie. Après m'avoir interrompu plusieurs fois, comme si elle
redoutait la vérité, ses questions énervées m'arrachèrent jus-
qu'aux moindres détails de mes visites à l'ajoupa.
J'attendais le témoignage de sa sympathie dans ce grand
bouleversement de mon cœur, lorsque la voix de Laurent éclata
derrière nous. Il tenait sur la main gauche un légume brillant
comme une céramique et dont l'étonnante forme rappelait un
moule à pâtisserie :
2li REVUE DES DEUX MONDES3
— Geneviève, vous ferez ouvrir, ^irculairement, le sommet
de ce potiron par votre cuisinière. Lorsqu'elle l'aura farci, elle
le mettra au four. Le comité de notre académie agronomique
jugera de la qualité de ce pâtisson d'Amérique, excellent mets
inconnu dans ce pays.
Elle n'avait accordé qu'une attention assez distraite aux
explications de son mari.
— Suis-je compris? reprit-il en faisant sauter sur sa paume
le légume vernissé. Après un sourire au pâtisson, il dit encore :
— Voilà de mes humbles poèmes, mais ils nourrissent les
hommes.
En me regardant, il prononça :
— J'espère que la bonne pensée de vous retenir à dîner était
venue à Geneviève. D'ailleurs, invitation intéressée de ma part.
J'ai besoin de votre opinion, ce soir, sur la courge sucrière du
Brésil, améliorée par moi et qui deviendra la betterave du midi.
A tout à l'heure, cher ami.
L'agronome disparut en portant, haut levé sur sa paume, le
potiron en couronne royale.
— Excusez-moi, me dit, alors Geneviève, les composts en
boites m'avaient fait oublier la Brésilienne sucrière. Il me faut
la rappeler à ma servante.
Quand ma cousine s'en revient vers moi, je la retrouve
habillée d'une des robes à l'antique qu'elle dessine elle-même.
Son crépon d'un orange bronzé rappelle le ton des grands tour-
nesols, lorsque, brunis, ils atteignent au terme de leur floraison.
Ses cheveux sombres en double tresse, ramenés de son front à
ses oreilles qu'ils couvrent, empruntent à ce tissu de chauds
reflets. Silencieusement Geneviève s'asseoit et sa songerie donne
à ses yeux océaniques une profondeur émouvante. D'un mouve-
ment inconscient elle entrelace ses doigts sans pouvoir leur
assurer une position. Enfin, le teint coloré, elle murmure :
— Dix-sept ans, m'avez-vous dit? Quel rapport d'esprit vous
semble possible avec une aussi jeune fille?
Je lui répliquai, — et brusquement je ne fus pas sincère avec
elle, — que, sans projets d'avenir, je me contentais de goûter
la joie que me causait la société de cette charmante créole.
— Comment osez-vous prétendre que vous êtes sans projets,
me repartit vivement Geneviève. Tout à coup, si vous en étiez
persuadé, vous éprouveriez du désespoir.
TES COEtJîlS GRAVITENT. 245
Touché de sa réflexion, je lui avouai avec confusion, qu'en
effet, je portais un vif intérêt à Héléna de la Tour, et je ne lui
cachai plus rien du sentiment, presque foudroyant, que j'avais
éprouvé dès ma première visite à l'ajoupa.
Geneviève, qui ne cessait de pétrir ses mains avec fièvre,
reprit en accordant une pause à ses doigts :
— Qui vous assure que cette petite créole ne vous aimera
pas de la même façon qu'elle doit aimer toutes choses : sa mère,
son frère, sa gazelle, ses bengalis, les fleurs, le ciel et la mer?
Je lui réplique que j'ai trahi le caractère d'IIéléna si elle
peut s'en faire l'image d'une folle enfant. Elle unit la grâce
spontanée de son âge au sérieux et presqu'à la gravité d'une
personne précocement mûrie par son existence exceptionnelle.
Un sourire amer aux lèvres, Geneviève s'incline avec une cer-
taine ironie :
— Redoutez les mirages de votre imagination, Pierre. Aimer,
c'est souvent prêter à autrui ses propres vertus. Il suffit qu'une
femme soit jolie pour que l'homme le plus intelligent l'imagine
bonne, spirituelle, profonde, généreuse.
Son observation m'interdit d'abord, puis je proteste qu'elle
ne saurait convenir à MUe de la Tour.
— Mais c'est l'évidence même, fait ma cousine avec un petit
rire nerveux.
Elle m'observe ensuite avec une singulière perspicacité,
avant d'ajouter :
— Croyez-moi, mon pauvre ami, cessez en ma présence de
vous débattre et obéissez à l'attraction céleste.
Une joue couchée sur l'une de ses paumes, tandis que ses
coudes sont joints sur la table, Geneviève, le front ombré par sa
préoccupation, reprend sans me quitter de ses yeux clairs :
— Quelle adorable déraison que l'amour, même chez les
êtres les plus élevés ! Un homme d'élite éprouva-t-il jamais de
passion pour une femme seulement remarquable par l'esprit
ou le cœur? Non! les vertus les plus hautes ne firent jamais
fleurir l'amour. Aux héros qui s'aimèrent, Héloïse et Abélard,
Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, Paolo et Fran" .pu, il .iffit
d'un éclair des regards entrecroisés pour que l'attr dio irré-
sistible se produisit. 0 beauté, tu es tout et plus puissante que
tout !
Un silence chargé de pensées que nous n'osions plus nous
24G REVUE DES DEUX MONDES.
communiquer, nous retenait gênés en face l'un de l'autre. Aux
paroles sans intérêt que je pus enfin prononcer, Geneviève
inclinait seulement la tête. Soudain, elle me demanda:
— De quelle couleur sont les yeux d'Héléna de la Tour?
— Du noir mordoré chanté par tous les poètes orientaux.
— 11 devait en être ainsi, Pierre. Ces yeux sont bien les yeux
des passions soudaines. Les prunelles du septentrion, de la
nuance des eaux et des pâles crépuscules, sont faites pour
regretter et pleurer.
Cette réllexion singulière me fit remarquer les yeux, glauques
comme la mer armoricaine, de ma cousine, et, saisi, je pro-
testai en cherchant des exemples.
— Vos consolations ne tiendront pas contre la vérité, Pierre.
Je vous le dis, Juliette et Francesca eurent ces yeux dont la nuit
provoque le vertige en dehors de toutes les considérations de
l'esprit. Au contraire la nature n'accorda ses prunelles vertes
comme la mer, à Iseult, qu'afin de mieux pleurer et désirer. Les
réservoirs de sa douleur étaient en elle. Leurs yeux prédestinent
les femmes. Acceptons donc d'être les âmes heureuses ou les
âmes gémissantes. La terre n'est complète que de leur concert
à toutes ensemble.
Un timbre électrique tinta.
— Le diner vous attend, chers amis !
Laurent revenait vers nous. Il me pria d'offrir le bras à sa
femme. Pendant le repas, il nous entretint du « Guide de la
multiplication des Végétaux » dont il écrivait les dernières
pages. Par les opérations améliorées du semis, du bouturage et
du greffage, il rénoverait le sol et, par conséquent, rendrait les
Français plus heureux. Je lui accordai volontiers l'approbation
qu'il réclamait.
Au cours du dîner, Geneviève regardait par-dessus nos têtes
dans la direction du jardin. Laurent, surpris, se retourna pour
chercher la cause de son attention et elle crut devoir s'en expli-
quer :
— Il me semble que jamais autant que cette nuit, les étoiles
n'ont eu cet éclat. Leur lumière parait s'élancer vers nous dans
un élan de sympathie.
Sans vouloir les observer, l'ingénieur affirma que les cons-
tellations devaient briller comme à leur ordinaire et il considéra
sa femme d'un air ironique.
LES CŒURS GRAVITENT.
247
Nous quittâmes la salle à manger. Lorsqu'il vit Geneviève se
diriger vers l'escalier de la tour, il se récria :
— Comment, vous voulez monter encore à ce belvédère
quand le jardin, protégé du vent de mer, offre tant d'agrément?
A votre aise. Esclave de mon courrier, je vous demande congé,
mes amis.
A peine Geneviève se trouva-t-elle accoudée sur la ferron-
nerie de la vieille tour, qu'elle me dit, le front levé :
— J'envie les étoiles de pouvoir se témoigner leur tendresse
à travers l'espace par ces palpitations lumineuses. Sur cette
terre, les âmes humaines, plus malheureuses, n'éveillent jamais
par leurs scintillations secrètes de retour dans les autres âmes.
Les yeux de ma cousine avaient pris la tristesse sourde
qu'on voit aux eaux dormantes des fontaines abandonnées.
— » N'enviez pas les étoiles, Geneviève, lui dis-je alors, car
leurs beaux feux à travers l'infini, vains signaux, ne changeront
rien à l'ordre divin de leur isolement. Le vide entre les êtres ou
les mondes, n'est-il pas la loi universelle de leur conservation ?
— Ce n'est pas à vous, aujourd'hui, de l'affirmer, s'écria-
t-elle ardemment, ou bien je ne vous comprends plus.
Elle tremblait au point que les plis souples de sa robe en
avaient un frémissement et les anneaux de ses bras tintaient sur
la rampe d'appui.
« Pauvre exquise Geneviève, pensai-je, ne s'est-elle pas
sacrifiée ? Elle m'avait donné son affection et je ne pus jamais
être pour elle qu'ingratitude et aridité. Hélas 1 pas plus que
l'amour ne s'ordonne, on ne peut se défendre de lui. »
Sur cette pensée, mon imagination m'entraîna vers
l'ajoupa et le visage adorable de passion et d'éclat d'IIéléna
m'apparut. Je le retins avec ravissement. J'oubliais ma présence
sur la tour. Iléléna courait pour saisir sa gazelle. Les narines
de son petit nez busqué palpitaient à sa respiration. Elle me
tendait la douce petite bête capturée et, tout à coup, mon
expression la troublait au point que, d'enfantine, sa figure deve-
nait méditative, et que ses grands yeux d'Orientale me signi-
fiaient : « qui êtes-vous? que voulez-vous? »
« Chère délicieuse enfant, aurais-je pu lui crier, j'étais la
mélancolie et le désir vain et l'inquiétude, et après tant d'autres
hommes, j'appelle la joie, le bonheur, la certitude, la paix. Tout
cela votre cœur le contient. »
248 BEVUE DES DEUX MONDES.
Sur la mer aussi lisse qu'une glace, les constellations se
miraient et la voie lactée reflétait la poudre de diamant de ses
mondes myriadaires. Nacelles de lumière, les astres voguaient
sur ce flot céleste.
Quoique absorbé par ma contemplation passionnée, il me
parut que Geneviève marchait avec lenteur sur la tour. Que se
passa-t-il ensuite? L'ajoupa resplendissait toujours dans mon
souvenir.
Brusquement une voix stridente appela :
— Où êtes-vous, Pierre?
Assise près de moi Geneviève serrait ma main posée sur
l'accoudoir du banc. Et je l'entendis me chuchoter :
— Depuis de longues minutes j'attendais que vous vous
souveniez de ma présence. Mais pourquoi l'exigerais-je, quand
vous avez pu vivre vingt années près de moi dans l'indifférence?
Pourtant, ce soir, j'ai compris que j'avais perdu davantage.
Vous avez évoqué un avenir où je n'avais plus aucune part.
Après un douloureux soupir, Geneviève reprit sa marche
circulaire autour de la tour. De la place où j'étais assis, je
voyais sa silhouette sculpturale m'apparaitre sur un fond de ciel
constellé. Je restais le centre des cercles que sa marche désolée
traçait autour de moi. Je voulus aller vers elle. Quel espoii
pouvais-je lui donner? Amour! l'aridité pour les autres créa-
tures ne reste-t-elle pas ta loi? 0 terrible gravitation!
Me rendre presque chaque jour à l'ajoupa m'est devenu la
plus chère des habitudes. Tandis que mon père, absorbé par
ses travaux et assez sceptique, semble ne pas croire à la possi-
bilité d'un mariage pour moi avec M11* de la Tour qu'il aperçut
dans notre jardin et dont l'exubérance lui déplut, Christine,
zélée, s'emploie à me faire agréer de sa chère amie Sarah. De
même qu'il y a cinq ans ma belle-mère avait aidé de tout son
pouvoir au mariage de Geneviève avec Laurent Rodelle, elle
s'intéresse à mes projets d'avenir. Peut-être y a-t-il seulement
chez Christine besoin d'amusement? Par leurs alliances avec les
héros du roman de B;rnardin de Saint-Pierre et leur parenté
avec des rajahs, les la Tour lui paraissent des personnages
curieux à fréquenter. Je prends d'ailleurs peu de souci des rai-
sons qui peuvent la déterminer à me faciliter la bienveillance
LÉS CŒURS GRAVITENT. 24'J
de Mme de la Tour. Il me suffit d'aimer et surtout de me voir
accueilli par Héléna avec ce grand élan d'innocence qui n'essaie
pas de dissimuler. Jamais jeune fille ne montra plus de sincérité
dans son affection. Il fallut à Héléna son enfance exceptionnelle
à l'Ile Maurice pour conserver cette candeur qui ne dissimule
jamais. Pourtant dans ses beaux yeux dont le jais s'illumine
d'or, soudain affleurent des pensées dont l'ampleur dépasse les
idées coutumières aux personnes de son âge.
Quelquefois, aux premières semaines de notre connaissance,
il m'arrivait de rentrer presque angoissé. Le jeu perpétuel
d'Héléna dans son paradis terrestre de l'ajoupa me laissait
croire à son égoïsme. Délicieuse créature fêtée par son frère,
ses bêtes, ses arbres et ses fleurs, ne goùtait-elle pas les marques
d'attention et de bonté des êtres et des choses de son entourage
comme des hommages dus à sa ravissante personne? Elle avait
pour les remercier un sourire superficiel qui n'engageait jamais
les profondeurs de son âme.
Pourtant, dans les moments où je la jugeais sévèrement,
estimant qu'on n'arrive pas à posséder de telles créatures de
grâce, je n'aurais pu m'en détacher. Je gravitais. Comme me
l'avait déclaré Geneviève perspicace, j'étais déjà la victime de
l'attraction à laquelle on ne saurait plus se dérober. Brusque-
ment, sous l'apparente frivolité de ses récréations, Héléna me
révélait son âme profonde. Entre sa futile et plaintive mère et
un frère maladivement jaloux, ne devait-elle pas jouer à la
fillette pour ne pas donner le spectacle de sa solitude? N'y
avait-il pas une haute vertu chez elle à se montrer enjouée,
quand son cœur l'inclinait à la contemplation et au silence?
L'attitude pour moi de Mme de la Tour n'est pas aussi unie
quemion repos l'exigerait. Habituée atout ramener des biens
de ce monde à son unique satisfaction, Sarah me marque quel-
quefois de l'humeur. Gomme les femmes jadis adulées, Mme de
la Tour s'étonne qu'un homme réfléchi puisse s'intéresser à une
jeune fille ignorante de cette science qu'on n'acquiert que par
une vie amoureuse. Gomme je n'en parais pas convaincu et
que mes soins négligent la mère pour se porter vers Héléna,
afin de m'embarrasser, Sarah se montre tour à tour hautaine,
impertinente ou presque trop tendre.
Chaque retour à l'ajoupa me ménage des surprises.
L'autre jour comme je m'étonnais de ne trouver ni Héléna,
2o0 REVUE DES DEUX MONDES.
ni sa mère, après avoir été prié très expressément par elles, un
serviteur, le seul Provençal parmi leur domesticité de sang
mêlé, me dit d'un air amusé :
— Si monsieur veut descendre jusqu'à la pelouse appelée
la Concorde, ces daines l'y attendent.
En effet, au rond-point des orangers, Mme de la Tour assise
sur un banc rustique, en ample robe d'un vert de saule et les
épaules couvertes d'une écharpe aussi carminée que le fruit de
l'arbousier, s'éventait avec un barbare éventail de casoar. Der-
rière elle, une servante coiffée d'un madras, soutenait un para-
sol de soie cerise sur la balle créole rajeunie par la chaude colo-
ration que diffusaient les rayons solaires.
— Cher ami, s'exclama-t-elle, vous arrivez à point. Nous
avions besoin de vous. Prenez place! Un peu à votre intention
comme il vous paraîtra, — à cette allusion Sarah me sourit avec
iinesse, — mes enfants nous donneront aujourd'hui une panto-
mime à la mode des noirs de notre ile.
D'un taillis de magnolias, derrière les orangers, sortit un
malabare aux yeux de gomme arabique et turban de pourpre
sur une chevelure en aile de cormoran. Ce malabare bondissait
à petits pas de marionnette ; il salua l'azur du ciel, salua la Mé-
diterranée d'outremer entre les palmes des dattiers, salua le
chien Fidèle campé en philosophe sur la pelouse, et nous salua
enfin en annonçant d'une petite voix flùtée :
— M. de la Bou'donnais, gouvèneu de l'Ile de F'ance, va
veni' visité Mm* de la Toù.
Sur cet avertissement, l'indigène cuivré saute et fait toucher
en l'air ses talons avant de retomber au sol, se casse comme un
fantoche et part à petits sauts en balle de caoutchouc. Le rythme
haletant d'un tam-tam retentit et le même malabare, qui figure
la musique de M. le Gouverneur, s'avance en exagérant la
marche rigide des soldats anglais aux retraites de Port-Louis.
Derrière lui un Indou de Delhi porte un bambou à l'extrémité
duquel flotte un foulard à franges. Cet Ali représente l'escorte
armée de M. de la Bourdonnais. M. le Gouverneur sort lui-
même de la feuillée des magnolias sous les apparences d'Henri
coiffé d'un tricorne à cocarde d'or et vêtu d'un gilet à ileurs et
d'un manteau de soie mauve. Entre le pouce et l'index M. le
Gouverneur serre un jonc dont il fustige de temps à autre le
joueur malabare et le musulman à la pique dans la seule inten-
LES CŒURS GRAVITENT. 251
tion d'affirmer l'autorité absolue de la France sur les indigènes.
M. le Gouverneur semble apercevoir avec étonnement Mme de la
Tour sur son banc de maçonnerie. Il fait tourner en l'air jusqu'à
trois fois son tricorne afin de lui témoigner son respect infini.
Puis il mime encore la surprise, considère la pelouse, les arbres,
le siège rustique, et ses mains jointes avec une pitié affectée
veulent dire :
« Oh ! Dieu ! en quelle pauvreté je trouve cette dame de la
Tour dont tant de personnes de qualité uuenlretinrent à Paris ! »
Sur cette réflexion, il ramasse dans l'herbe une calebasse et
quelques feuilles de bananier; ses yeux levés vers le ciel pa-
raissent le prendre à témoin du dénumentde l'honorable famille
qu'il vient visiter.
A cet instant, de l'autre côte de la pelouse, entre deux filaos
dont les branches sans cesse remuées pur le vent de mer chan-
tonnaient, surgit une vieille malgache chargée de couffins. Elle
doit être la fidèle esclave Marie. En robe d'indienne rayée d'azur,
Héléna, ses beaux cheveux blonds entourés de lianes de per-
venches, suit sa servante. Afin de mieux imiter la pauvre et
touchante Virginie, elle marche pieds nus. Entre ses bras elle
tient le régime de bananes que, sans doute, elle compte aller
vendre au marché de l'Ile en compagnie de son esclave.
Le rythme du tam-tam règle les évolutions de Virginie et de
Marie, qui trottinent à petits pas précipités, s'accordent une
pause, tournent sur elles-mêmes, se dandinent un instant, se
saluent et, la tète baissée, repartent à tout petits sauts de berge-
ronnettes. Enfin comme la présence imprévue de M. le gouver-
neur les effarouche, elles lèvent chacune un bras en poussant
des cris dont le musicien malabare accompagne les modulations
de ses coups de tam-tam précipités. M. de la Bourdonnais, le
mollet tendu, soulève son tricorne d'un air engageant. Le
musulman au fanion lance son bambou et le rattrape le plus
adroitement du monde. Et par là il veut prouver que l'escorte
du seigneur de l'île n'a point d'intentions belliqueuses. Rassu-
rées, Virginie et Marie font une révérence au gouverneur qui
danse alors avec grâce autour de M,le de la Tour en écartant les
pans de son manteau en soie mauve de son gilet à Heurs de
giroflées Le malabare et Ali entonnent une mt'opée. Tout en
pirouettant, l'astucieux M. de la Bourdonnais vient prendre par
la main Virginie et l'entraîne vers Mme de la Tour, maigre les
252 REVUE DES DEUX MONDES.
marques qu'elle donne de son de'sespoir. Et lorsqu'ils sont arri-
vés en face de notre banc, le gouverneur, par sa mimique véhé-
mente, veut dire à Sarah : « Madame, n'oubliez pas qu'une tante
de qualité et très fortunée réclame votre fille Virginie afin de
lui léguer sa succession et faire d'elle une dame d'importance- »
Secouant la tête, Sarah refuse de satisfaire aux vœux de
M. de la Bourdonnais, qui désigne énergiquement la mer à tra-
vers l'entrelac des orangers et signifie à l\Ime de la Tour qu'elle
n'a pas à s'opposer à ce départ Paris réclame la jeune fille pour
son bonheur. Afin de vaincre les dernières résistances, le gou-
verneur offre le sac de piastres qui assurera les frais du voyage.
A ce moment, Sarah rompt avec la tradition du roman de Ber-
nardin, lorsqu'elle envoie cette bourse par-dessus les magnolias.
Non ! elle ne se séparera point de sa fille Sur ce geste, les chan-
teurs prennent un accent de triomphe, et tandis que le tam-
tam mène le charivari le plus effréné, Marie la malgache et le
malabare au madras d'éearlate tourbillonnent, les coudes
reployés, en signe de joie. Cependant le gouverneur me consi-
dère d'un air de reproche. Il me désigne. Que dois-je faire ?
Virginie rougit et sa mère m'observe malicieusement.
— Paul! Eh bien! Paul, s'écrie enfin Henri mécontent de
mon attitude. Je considère Mme de la Tour, puis sa fille. Quelle
surprise me réserve donc cette pantomime?
Sa danse et sa mimique ont échauffé Héléna. Un sang
plus vif colore son teint doré. Quelle pèche merveilleuse n'en
envierait pas la couleur? Ses yeux battus par la fatigue
s'estompent d'ombres bleues qui les élargissent encore et leur
dorment une profondeur d'abime. Sa respiration soulève sa
gorge comme une houle. Les paupières baissées pour n'avoir
point à répondre à l'interrogation de mes regards, elle se sourit
à elle-même. Le tam-tam du malabare s'affole.
— Cher ami, me dit enfin Mme de la Tour, cette pantomime
serait manquée si nous ne trouvions pas un Paul ! Refuseriez-
vous d'être le Paul de cette Virginie ?
— Oh ! madame, m'écriai-je en lui baisant les mains. Alors
Mme de la Tour, tournée vers Henri, prononce d'un ton hautain :
— Non, M. le gouverneur, je n'enverrai point ma fille a sa
tante de qualité Souffrez que nous ne la séparions pas de Paul,
afin qu'elle puisse mener, avec lui, dans cette île, une vie
d'innocent bonheur.
LES CŒURS GRAVITENT- 233
— Madame, répond M. de la Bourbonnais, devant une telle
réponse, il ne reste qu'une solution. Si vous voulez bien nous le
, permettre, nous allons tourner ensemble une ronde en l'hon-
I iieur du prochain mariage de Paul et de Virginie.
A cette invitation, Sarah me prie d'oilïir la main à Héléna.
Celle-ci, le visage brillant d'une joie si franche et pure que
l'envie me vient de chanter moi-même d'allégresse, se laisse
baiser les doigts. Avec un accent où doit percer mon anxiété
soudaine je lui demande alors :
— Est-ce un jeu ou une réalité, Eléléna?
A cette question entendue de Mme de la Tour, c'est elle qui
me répond :
— Cher ami, la vie n'est-elle pas qu'un jeu?
Et par son attitude et ses grands yeux mordorés fixés sur les
miens avec confiance, Héléna me prouve qu'en effet, ici, la
réalité s'est mêlée à la fiction de cette pantomime Et je suis
devenu Paul comme elle Virginie. Quelles fiançailles originales
sous le bonheur du ciel parmi les tleurs !
M. le gouverneur, la Malabare, l'esclave Marie, le joueur de
tam-tam et le musulman indou forment le cercle avec nous sur
la Concorde où nous dansons aussi gaiment que des enfants au
zézaiement d'une chanson créole.
A peine nos doigts désunis par la fatigue, Héléna et Henri
aidés de leurs serviteurs de couleur disposent un goûter « à la
sauvage » que nous prenons sur des feuilles en guise d'assiettes
et assis à même l'herbe. Encore toute grisée par la pantomime,
Héléna en conserve la cadence d.ms ses gestes harmonieux,
pour déposer sur nos feuilles de b manier, oranges ou nèlles du
Japon. Autour de nous, M. de la Bourdonnais dans son manteau
de soie mauve nous offre des fruits avec des ronds de jambes et
des révérences.
Vers. la fin de cette dînette, Héléna qui se dresse sur ses
pieds nus, rompt son pain et l'élève, les bras dressés. En même
temps, avec un surprenant talent d'imitation, elle roucoule puis
gazouille. De la cime des cocotiers jusqu'aux broussailles des
lentisques et des cystes duveteux, le long des troncs cendrés
des letchis et entre les palmes des lataniers, toutes les bêtes en
corlècr-, comme on les voit fisrurer dans les naïves images des
paradis terrestres, se montrent, et chacune d'elle répond en son
langage à l'appel de la jeune tille. Le premier de cette procès-
254 REVUE DES DEUX MONDES.
-ion, un paon à aigrette d'émeraude et traîne de cére'monie
brillante comme les carreaux d'ispahan, s'avance aussi pom-
}• -ux qu'un Schah de Perse suivi par des canards japonais dur
et de pourpre. Beaux comme des jonchées d'automne, quelques
faisans s'approchent d'une mardi:* onduleuse accompagnés par
des pintades argentées aux têtes vipérines. Peinturlurés de ver-
millon et d'indigo ainsi que des sauvages, des perroquets cli-
gnotent, leurs yeux de verroterie. Plus craintifs, les merles
sifQeurs volent par-dessus^ notre festin, sans oser picorer les
neûes du Japon qu'on leur tend. Un cardinal, seigneur vêtu de
pourpre, traverse là poluiis:- d'un vol brisé. Haut dans le eiul,
des pigeons aux ailes diaphanes, à contre-jour du soleil des-
cendent en spirale avec de brusques renversements. A leur
vue, Héléna se dresse davantage encore et, mains tendues, offre
leur nourriture a ces fi ... [tii, s :dain, se posent
jusque sur sa chevelur- leurs battements d'ailes gonient
la blonde moisson. Au milieu des lueurs dures de ces plumes
palpitantes, son visage vermeil d'émotion me sourit avec
Lorsqu'ils voient comment l'audace heureuse des pigeons
est récompensée, les àtitrès oi-eaux et 1 -s bêtés à quatre pilles,
les somptueux et les humbles, les burlôiquës t L-s touchants»
s'acheminent jllsq _ \_ _ iie. Caressée par
leurs pluniàgès, fr lêè de leurs Hïiïseâùi tviuès, piquée de leurs
— voraees, étourdie de leurs cris discôMI, elle leur partage
son coûter.
Enfin, sa gazelle, son agneau Barbarin et l'épagneul Fidèle,
s S favoris, jaloux 3e lès hôtes aériens qui leur ravissent la
complaisance de leur maîtresse, en entreprennent l'assaut.
Conquise par l'élan d'amour de tous ces animaux, Helénà ne
pouvant répondre à leurs ça sses 1 le g ste de tout embras-
ser. Devant leurs attiq - plus en plus impétueuses, elle
Ivï boudés sir si t velée pour se défendre des tour-
terelles et s'écrie :
— Oh ! Paul ! Paul ! A mon aid I
M'approchant d'elle, j'écarte, non gins pdne, toutes ces
joli s betéfi tchilrriéës à conquérir s.-s bonnes grâces et je lui
dis avec l'accent d'un doux rêprofch
— Et moi, lleiéna, serai-je le dernier a obtenir ma part de
ce festin d'amour?
LES COEUBS GRAVITENT. 2o"
— Oh I certes non, puisque vous êtes devenu Paul et que
je suis Virginie.
Et son front auréolé d'or, s'offrit à mes lèvres comme une
fleur merveille
Maintenant il m'arriv • d'accourir aux premières heures du
matin à l'ajoupa. L'indifférence qie je r .-spire ch;z moi me
serait une raison de eherchjr an milieu plus aliichiut, si tout
ne m'attirai pas vers Iléléua, mou intelligence autant que mes
yeux, et mon àme autant que mou cœur.
Hier, comme j'arrivais des l'aube, sur le capricieux de'sir
exprimé par Mœe de la Tour qui ne dort guère la nuit, et, en
revanche, consent à des siestes au cours de la journée, lléléna
et son frère m'attendaient au sommet d'un rocher planté d'un
mât. Quand ils m'aperçurent, Henri hissa en manière d'ori-
flamme l'écharpe garance dont sa sœur se garantissait de la
fraicheur du matin, en me criant :
— Désormais, nous nommerons ce roc : la découverte de
l'amitié, et c'est de ce lieu que nous guetterons vos arrivées.
De cette hauteur, le patit cap de 1' ajoupa s- découvrait
aisément. Au premier moment, la densité de sa végétation
laissait croire à plus d'étendue. A ma surprise, Uéléna me mur-
mura d'un air désenchanté :
— Je n'aime pas regarder l'ajoupa de ce lieu. Quelle
petite chose! J'éprouve l'impression d'être un oiseau des iles,
encagé, un pauvre bec-rose à qui l'on voudrait faire croire que
sa volière n'a d'autres limites que la force de son vol. Ah '. si
vous connaissiez notre immense propriété de Maurice, vous me
comprendriez.
— Mais qui vous empêche, fléléna, de sortir avec votre
mère? Cet espace appartient à qui sait en jouir.
— Lorsque je me promène, je prends en horreur les stupides
villas de cette Riviera. Toutes leurs casernes de rapport où se
penchent aux milliers de fenêtres les faces blêmes des citadins,
me donnent l'envie de pleurer. Il est épouvantable d'être regardé
par tous les yeux de ces gens égoïstes qui ne vous veulent aucun
bien.
— Pauvre Héléna, vous imaginez-vous donc que le monde
entier vous doive son affection?
256 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle eut un regard profond, avant de me répondre :
— Pourquoi n'aurais-je pas le droit d'être considérée avec
bienveillance, puisque je porte de l'amitié à tout ce qui m'ap-
proche ?
A ces paroles, son frère, les épaules dédaigneusement soule-
vées, s'éloigna.
Un peu plus tard, comme nous nous trouvions dans l'allée
des blonds eucalyptus et qu'on entendait Henri poursuivre
rageusement Fidèle qu'il voulait châtier pour une prétendue
faute commise, Héléna me dit avec un sérieux qui confinait
presque à la tristesse .
— J'ai trop souvent éprouvé que l'affection n'attire pas
forcément l'affection pour n'avoir pas quelques craintes.
Au loin, le chien fouetté jappait plaintivement.
Après un silence, elle ajouta :
— Quelquefois, il me parait qu'il ne faudrait pas chérir
sans réserves pour être aimé soi-même. Mère et Henri me ren-
dent-ils toujours ce que je leur donne? Et, quand je porte de
l'intérêt à mes bêtes, c'est moi qui dois leur être reconnaissante
de se laisser choyer. Est-ce l'amour de ce monde, cela?
L'étreinte de mes mains et la tendresse de mes yeux protes-
tèrent contre un pessimisme bien inattendu chez elle, pessi-
misme qui réveillait chez moi-même d'affreuses croyances que
je voulais oublier.
Tandis que le malheureux Fidèle, battu sans motif, hurlait,
Iléléna marchait à mon côté les paupières mi-closes. Devant le
chagrin que révélait son attitude, je lui offris affectueusement le
bras. Brusquement, elle se serra contre mon coude comme une
petite fille qui cherche secours, et ses beaux yeux, que je
n'avais jamais vus verser de larmes, pleurèrent. Au-dessus de
nous, les dattiers dressaient leurs palmes, sur le firmanent éthe-
risé, dans un geste de victoire. Une Héléna inconnue se révélait,
vraiment compagne fraternelle de mon âme. Combien de temps
erràmes-nous ainsi parmi la palmeraie, tout à la fois ravis et
peines? Henri revint vers nous, le front blême, ses pâles pru-
nelles chargées d'éclairs. Il traînait par sa laisse Fidèle et triom-
phait d'avoir puni cette bête innocente.
Arrivé devant nous, les bras croisés, et avec l'air d'imperti-
nence qu'il prenait souvent et presque à son insu, il prononça
sèchement :
LES CŒURS GRAVITENT. 257
— Qu'avez-vous donc?
• — Rien, lui répondit sa sœur.
Il me regarda durement.
— Rien, dis-je à mon tour.
— Ah !
Sans raison, il donna du pied dans l'épagneul, qui gémit
humblement, el nous quitta.
Héléna en lui attristée au point de rester désormais silen-
cieuse. I ne sorte de crainte dont je ne surprenais pas le motif
l'absorbait. Je la suivais avec inquiétude. Le mur d'enceinte qui
séparait l'ajoupa de la propriété voisine nous arrêta. Il nous
fallut revenir vers le petit bois de palmiers et d'orangers. A la
vue de ces arbres plantés trop serrés [tour jouer à la forêt tropi-
cale, Iléléna soupira :
— Leurs troncs me donnent l'impression de barreaux.
J'étouffe. Comment ce pauvre papa, habitué à l'immensité des
Indes, put-il se leurrer de la sorte? Souvent, il me semble que
je suis un colibri égaré dans un pays où je ne devais pas exister.
Pourquoi ma mère nous a-t-elle ramenés dans celle Europe
élroite et noire ?
— J'en bénis Mme de la Tour, Iléléna, puisque je dois à sa
décision de vous avoir connue.
— Oh! pardonnez-moi, Pierre, ce n'csl pas ce que je voulais
dire, s'écria-t-elle avec une adorable confusion, et elle m'offrit
ses mains dans un geste si plein d'expansion que je les retins
longuement sous mes lèvres.
Des allusions de Sarah à Christine ne peuvent plus me
laisser douter que M'"e de la Tour ne considère dorénavant
comme souhaitable le mariage de sa fille à une date rapprochée.
En cette affaire, ma belle-mère, qui porta toujours de l'intérêt
aux amours des autres, manifeste une activilé dont je ne puis
que lui être reconnaissant. Quanta mon père, son détachement
Austère me fait croire qu'il n'habite plus guère avec nous, mais
dans les planètes dont il poursuit l'étude. L'expression jalouse
de Geneviève et les critiques injustes qu'elle fait de ma fiancée
me désoleraient, si je n'évitais pas égoïstement de la fré-
quenter.
Des surprises déconcertantes m'attendent parfois à l'ajoupa.
L'humeur d'Héléna, jusqu'ici radieuse comme un éternel beau
jour, éprouve des variations inexplicables. Il m'arrive de ne pas
TOME LVIII. — 1020. 17
238 REVUE DES DEUX MONDES.
la trouver à la villa, quand je me crois attendu. Elle se cache.
Sarah, me voyant consterné, me confie que sa fille prend de
plus en plus le caractère singulier des la Tour.
" — Le pauvre père d'Héléna, exalté, enfiévré par une vie de
projets, d'affaires, de plaisirs, de désirs et d'espérances, mourut
si jeune 1 Les la Tour ne savent pas se poser.
Ces propos inattendus me troublent et c'est avec angoisse
que je repars à la poursuite d'Héléna.
Tout en haut du parc, dans une partie de la propriété aux
plantes exotiques monstrueuses en forme d'encéphales, d'our-
sins, de cierges, de masses d'armes, de tibias, de flèches et de
crinières, je la trouve allongée sous un figuier de Barbarie, un
coude au sol. Ses cheveux répandus bas sur son front lui donnent
une expression sauvage. Elle serre les lèvres et un pli marque
la naissance de son petit nez busqué. Une tunique originale
d'une écarlate soutachée d'arabesques noires, la vêt.
— Que me reprochez-vous, Héiéna ?
— Rien.
— Qu'avez-vous?
■ — Tout, fait-elle sourdement.
M'agenouillant près d'elle, je la supplie de me donner sa
pensée sincère. Ma présence lui devient-elle à charge?
De l'index, elle traçait une raie sur le sol. Djvant mon émo-
tion, son doigt tremble et dessine une ligne ondulée. Sans
relever les yeux, elle me répond .
— JNon! vous n'êtes pas en cause, Pierre. Je subis ce matin
avec une force effrayante mon goût pour la sauvagerie. C'est
que j'éprouve de plus en plus l'impression d'être enclose dans
une cage. Aujourd'hui, plusieurs passants m'ont regardée à
travers les grillages de notre clôture comme une bète de jardin
d'acclimatation. Ma robe rouge et ma figure les étonnaient jus-
qu'à la stupidité. J'en aurais pleuré. Mais comment me dérober
à leur curiosité? Du chemin en corniche sur le cap d'Anlibes,
on domine tout l'ajoupa. Je veux vivre dans un pays bar-
bare tout en forêts, garrigues et montagnes. Depuis quelques
semaines, je pense constamment à Saint-Igest, que quittèrent
les La Tour pour l'Ile de France. Puisque ce vieux Rouergue
est aussi votre province natale, pourquoi n'irions-nous pas y
chercher l'espace et la liberté ?
Ce souhait correspondait trop bien à mes vœux pour ne pas
LKS COEURS GRAVITENT. 259
me ravir, et j'entretins aussitôt lléléna d'un projet que Je
n'aurais pis osé lui soumettra si ses inclinations ne m'y encotf-
rag'ii'nf }> is. Mi famille possédât dans le Rouergue un
domaine, dans uns montagne aux châtaigneraies puissantes. A.
dix lieues de la premier) ville, cette propriété perdue n'était
habitée que d;s sangiiirs, d^s loups et d)S chevreuils, a1 un
petit village de montagnards dans son voisi lage. tT \ r-
pétuel y faisait chanter la forêt, et un torrent à case y
ruisslait sur des rocs d) porphyre.
Après m'avoir écouté, lléléna, relevée d'un bond, me crie les
yeux agrandis d) joie :
— 0 ai ! oui! Ah! vivre! là-bas, avec vous, Pierre! Je veux
visiter la maison de Saint-Igst où naquit Virginie de la Tour.
Quel retour extraordinaire si j'allais vivre près du village aban-
donné par mes aïeux pour courir les Indes?... Eh bien! vous ne
me semblez pas ausoi ravi que moi, Pierre? Que pensez-vous
donc ?
— Je redoute pour vous, lléléna, l'austérité d'un pays que
vous ne connaissez pas. Son rude climat ne vous éprouvera-t-il
point? Sous les nuages, ne regretterez-vous pas l'azur de la Mé-
diterranée? Il faudra vous séparer de presque toutes les bêtes et
les plantes qui vous réjouissent. Là-bas, gazelles, orangers ou
mimosas ne sauraient résister aux glaces et aux ouragans. Et
surtout, vous-même, chère fleur exotique, ne vous fanerez-vous
pas sous un firmament gris et dans un air âpre?
Elle secoua énergiquement la tête. Elle me répondit après
quelques instants de réflexion :
— Non! non! je ne crains rien de ce changement d'existence.
Certes! avant de vous connaître, j'avais besoin des caresses de
beaucoup de créatures, et do la joie de toutes les fleurs pour
remplir mon cœur si vide. Mais depuis que je vous aime, Pierre,
à quoi bon ce beau décor? il m'importune même. Je n'ai plus
d'yeux ni d'oreilles pour tous ces oiseaux tapageurs. C'est à vous
seul que j'aspire, dans un désert rien qu'à nous deux. Ce firma-
ment trop brillant, ces arbustes éclatants et tout l'enchantement
de cette Riviera gênent mon recueillement. Il ne me faut pas
maintenant de jolies choses, mais l'immensité sauvage et une
terre plus forte, plus solide. Des arbres moins précieux, mais
plus éternels. Des chênes centenaires et des collines rocheuses,
qui n'aient pas varié depuis l'aube du monde. Comme nous y
~(\0 REVUE DES DEUX MONDES.
sentirons mieux la puissance de notre amour! J'imagine que ce
n'est qu'absolumenl seuls, l'un à l'autre, là-bas, que nous trou-
verons nul n> bonheur.
— Sache/. donc que vous allez au-devant de projets que je
n'osais pas vous exposer. Héléna, parce qu'ils me semblaient
sévères. Par votre acceptation, vous me comblez de joie. Parlons
donc visiter notre propriété.
- Notre propriété, répète-t-elle avec un sourire enchante.. 4
El comment s'appelle-t-elle, notre propriété?
— Le Val-Dolent !
— L'étrange nom... Le Val-Dolent.... Dolent ! C'est doux et
triste..
Ah! le Val-Dolent... Il faut décider tout de suite maman à
cette excursion.
La jeune tille m'entraîne fougueusement vers la villa. Henri
traversait l'allée des palmiers du .lapon, Elle lui cria gaîment :
— J'ai une belle nouvelle à l'apprendre.
An lieu de se rapprocher de nous, le jeune homme se déroba
et disparut.
Mmede la Tour, dont nous redoutions les protestations, accueil-
lit avec le sang-froid le plus déconcerta ni la requête de sa tille :
— Ainsi tu voudrais habiter ce Rouergue qu'on m'a dit
affreux et sombre, Héléna? A ton aise, chère petite.
La jeune fille embrassait sa mère qui défendait les boucles
de sa chevelure apprêtée contre cet assaut affectueux, quand
Henri, demeuré depuis un instant sons la portière aux soleils
d'or, s'avança jusqu'à moi. Bras croisés, il me dil d'un air vin-
dicatif :
— Vous voudriez emmener uni sœur dans votre forêt noire?
Qu'est-ce qu'elle y deviendra? Elle n'est pas pins faite que moi
pour y vivre et je sais bien ce qui arrivera...
Les yeux pâles d'Henri regardèrent avec égarement autour
de lui, puis il s'éloigna sans essayer de me dissimuler son res-
sentiment. Une angoisse profonde m'étreignit, sans raison, (les
propos d'enfant jaloux pouvaient-ils avoir aucune signification?
...Hélas!
*
* *
Les mémoires de Pierre du CambOut s'arrêtaient à son ma-
riage, mais son notaire et ami, M. Veran, avait bien Voulu y
LES CŒURS GRAVITENT.
261
joindre un journal assez bref dans lequel étaient consignés
quelques intéressants souvenirs de ses relations avec les châte-
lains du Val-Dolent. Les feuillets séparés où Pierre du Cambout
avait noté quelques impressions complétaient ce journal. De
l'ensemble de ces papiers, on pouvait reconstituer l'existence de
Pierre et d'Uéléna, vue du dehors par un témoin attentif,
etleur existence intime, telle que leurs aveux mêmes l'expo-
saient. Ainsi fut écrite celle lin de leur émouvante histoire.
Les jours qui suivirent le 15 juin 189*, les jardiniers qui
n'avaient pas encore été renvoyés du château, purent aperce-
voir un couple humain d'une rare beauté. Serrés côte à côte,
les nouveaux époux s'émerveillaient d'eux-mêmes. Penché sur
sa jeune femme qu'il considérait d'un air passionné, Pierre I en-
traînait à la découverte de son Val-Dolent. Héléna, jolie, tendre,
puérile et amoureuse comme cette figure exquise de « l'inno-
cence » de (ireuze qui semblait sa préfiguration, souple et
légère avec un corps qui s'envolait a chacun de ses pas ailés,
s'appuyail au bras de son mari. Parfois Pierre posait ses lèvres
sur les yeux de diamant noir d'Uéléna en lui disant :
— Us ont l'éclat miraculeux des étoiles de ton Ile de France l
— El les liens, Pierre, profonds comme l'infini céleste, m'as-
pirent.
Après ces pauses d'adoration d'eux-mêmes, ils reprenaient
leur promenade à travers les bois ténébreux et les prairies
soyeuses du Val-Dolent, avec un naïf ravissement chez Héléna
et la contemplation pensive de Pierre. Sur sa colline de por-
phyre, le château de briques rosissait comme un chrysanthème
carné aux rayons de l'été. En apercevant celle maison qui ver-
rait vivre leur tendresse, Héléna et Pierre lui souriaient avec
la reconnaissance des marins qui découvrent enfin leur havre
de paix après un périlleux voyage. Ensuite ils redescendaient
au plus profond de leur forêt sous l'entrelacement des hêtres,
des ormeaux cendrés et des pins d'un bleu fané. Une ombre de
nef régnait sous leurs voûtes végétales et ils en aimaient le
pieux recueillement que les orgues du vent remplissaientquel-
quefois de leur plain-chanl.
Or, bientôt, Pierre s'étonna du changement qu'avait apporte
au caractère enjoué d'Uéléna, sa vie nouvelle :
— Comme vous êtes grave, maintenant, ma chère àmcî
Qu'est-il arrivé?
262
REVUE DES DEUX MONDES.
Dans le silence de la futaie où la Dolente mettait son perpé-
tuel sanglot, celte jeune femme de dix-huit ans, encore coi lire
de boucles comme une fillette, lui répondait doucement :
— Qu'est-il arrivé? Pouvez-vous me le demander? Tout nie
ravit et tout m'étonne. Peut-être aussi ai-je un peu peur.
A cet aveu de jeune amante, elle se rejeta sur sa poitrine en
cachant sa tête. En l'enlaçant, le cœur enivré d'amour, Pierre
pensa : « Il est des effusions qui prouvent que deux êtres peuvent
n'être plus qu'un seul cœur. 0 gravitation 1 tu n'es donc pas
universelle? »
Lorsqu'elle se retirait des bras de son mari, Héléna, quel-
quefois, avait un bondissement heureux. En elle sa jeunesse
exubérait et elle éprouvait le besoin de courir, de sauter, de
crier. Elle fuyait jusqu'à la rivière avec l'envie d'être poursuivie.
— A la bonne heure, disait-il en la rattrapant, voilà ma petite
antilope qui se réveille. Si elle m'échappe, elle fera la connais-
sance des renards et des sangliers.
— Vous m'y faites songer, Pierre. En effet vous m'aviez
promis un Val-Dolent hanté par les bêtes sauvages. Je veux les
voir. Montrez-les moi.
Gaiment, il s'excusa : loups et renards avaient la fâcheuse
habitude de ne se présenter qu'à leurs heures.
— Vous moquez-vous de moi, Pierre? Je comptais sur ces
Cauves. Ils m'auraient amusée. Ah! vous m'avez leurrée de
vaines promesses!
— Eprouveriez-vous quelque désillusion du Val-Dolent?
reprit-il un peu effrayé de ses reproches .
— Non! non! dit-elle en se jetant à son cou. La réalité
dépasse tout ce que vous m'aviez raconté. Quelle sauvagerie
dans ce causse! Quelle noirceur dans les bois du ségala! Et
j'aime la sensation de notre isolement. Elle m'obligera à vous
aimer davantage.
Il l'écoutail avec bonheur.
La Dolente attirait surtout Héléna, qui ne se lassait pas d'en
suivre les berges. Autour des rocs arrondis comme des crânes
et chevelus d'herbes, les truites se décochaient ainsi que des
flèches d'argent sur le fond d'or des sables. Un jour Héléna
bondit, toute chaussée, dans la rivière, et plongea brusquement
le bras.
— Manquée! fît-elle dépitée. J'aurais voulu saisir ce poisson
LES CCEI !!S GRAVITENT. -îG3
à la. main comme je le voyais faire à nos noirs de Maurice.
Elle rougit ensuite devant l'étonnement de Pierre; puis elle
rit avant d'ajouté!" :
— Je reste une petite sauvagesse. Me le pardonnez-vous?
Il ne put lui répondre que par ses baisers et par les témoi-
gnages de son inquiétude. N'était-elle pas mouillée jusqu'aux
genoux? Il lui fallait regagner aussitôt sa chambre pour changer
de vêtements.
- Plaisantez-vous, Pierre? le soleil me séchera. Je vais
rester debout, sur cette roche afin de mieux m'égoutter.
Par plaisanterie elle se grandit sur la pointe des pieil- et
dans sa robe de lin rayée bleu, blanc et jaune, elle ressemblait à
une « belle-de-jour. »
— Oh! mon immobilité me laisse les pieds glacés, s'écria-t -elle
soudain. Elle courut s'accroupir sur une pierre brûlant" au
soleil qui dominait la rivière, et elle frappait contre elle ses
talons.
Aussitôt, et de même qu'un oiseau vient rejoindre sur une
branche son oiselle, Pierre vint la retrouver. De leurs bres liés,
ils entourèrent leurs tailles.
— Pierre! Pierre! quels sont ces minuscules colibris bleus
qui paraiss mt jouer à cache-cache.
Des libellules aux reflets d'acier montaient clans la lumière
au-dessus des flaques d'eau et leur amoureux manège l'amusait.
Les ramures des chênes jetaient des sortes d'empiècements
d'ombre sur la Dolente, que les insectes évitaient pour rester
au-dessus de l'eau dorée. Sur chaque flaque, une compagnie
d'araignées aquatiques résistait à l'entraînement du courant,
d'un mouvement saccadé de leurs longues patteé coudées. Eni-
vrés par la tiédeur du soleil, ces petits patineurs se mainte-
naient dans les zones de clarté avec l'horreur instinctive des
cavernes ténébreuses formées par le débordement des berges.
— Je suis heureuse ici, heureuse, heureuse, répétait Iïéléna,
et ses jambes balancées au-dessus de la rivière, elle se renversa
sur l'épaule de Pierre, assis un peu en arrière d'elle.
— Il me semble que nous habitons le château de la Belle-au-
bois dormant et que nous sommes les personnages d'un conte
de fées, reprit Iïéléna. C'est délicieux.
Pierre maintenait sa femme-enfant serrée contre son épaule.
Elle s'arracha de son étreinte pour allonger un bras, la main à
264 REVUE DES PEUX MONDES.
plal avec le petit doigt relevé. Dans le silence de la forêt rou-
coulait le doux gémissement de la Dolente.
— Comme elle est triste, celte chanson, Pierre!
— Ou bien affectueuse, c'est selon le sentiment avec lequel
nous lui prêtons attention, lui répondit-il en assurant sur le
front de sa femme son chapeau bergère qui avait glissé en
arrière de sa nuque. Mais elle secoua la tête afin de demeurer
tête nue. Elle reprit :
— Pleurera-t-elle toute notre vie, cette Dolente?
— Sont-ce vraiment des pleurs ? demanda-t-il peiné de la
réflexipti d'Héléna.
— Ne vous le semble-t-il pas à vous-même, Pierre? reprit
Héléna avec un accent plaintif, en harmonie du chuchotement
de la Dolente.
Cette fois M. du Cambout regarda sa femme suis trouver
aucune parole. Ils n'étaient mariés que depuis un mois.
Quelques instants plus lard, sans avoir remarqué le trouble
de son mari, Héléna, rieuse, lui iit constater que le soleil avait
séché ses bas. In pont en dos d'âne, contemporain des ruines
féodales du vieux château, l'attira. Elle voulut en traverser
l'arche, grimpée sur son parapet cintré.
— Quelle folie! protesta Pierre qui redoutait sa chute, et il
lui lendit la main pour l'aider à redescendre. Elle s'y refusa
afin de continuer sa périlleuse traversée sur l'étroit garde-fou-
— Que votre sage>s > de trente ans me suive, si elle l'osel
lui dit-elle d'un air mutin.
Son allusinn le blessa. Presque aussitôt, elle ajoutait :
— Pardonnez-moi de posséder les dons de mes chèvres mal-
taises. Ouvrez vite vos bras, monsieur, et accueillez-moi.
Elle lui sauta sur les épaules et il la retint à la volée. Tandis
qu'il la portait encore, comme une enfant, et qu'il avait ces
mois pressés, confus, ravis et haletants des amoureux, elle mit
tout à coup sa petite main sur sa bouche :
— Taisez-vous donc, Pierre, et reposez-moi vite à terre.'
Regardez au ciel!.
Un faucon tournait en hélice. Des piaulements retentirent.
D'un fourré de noisetiers une compagnie de perdrix
s'égaillait.
L'oiseau au bec crochu tomba et des ramiers bleus, épou-
vantés, partirent avec un bruit de raquettes.
LES CŒURS GRAVITENT. 2G5
— Maintenant donnez-moi votre bras, et rentrons chez
nous, Héle'na.
— Oh! pourquoi cela? Qui nous presse?
Et elle courut à petites enjambées prestes, devant lui, comme
ces enfants qui veulent échapper à la main qui tend à les
ramener vers leur logis.
Des écrovisses qui se détendaient comme des ressorts sur les
sables rougG de la Dolente intéressaient la jeune femme. Elle
en suivait les évolutions peureuses, lorsque des goujons furtifs
la troublèrent dans sa contemplation. Aussitôt après, elle décou-
vrit à la trochée d'un chêne un nid de tourterelles pressées
gorge contre gorge, et elle applaudit à leurs transports. Ce fut
encore elle qui signala, dans un pré voisin, des bergeronnettes
qui dansaient leur pavane. Pierre n'avait d'yeux que pour
son amour et il ne découvrait la nature qu'à travers Héléna.
— Je puis vous l'affirmer enfin, j'aimerai ce pays autant
que mon île, prononça-t-elle en sautant au cou de Pierre
charmé. Et elle reprit alors sur un ton qui affectait la peur :
— Dieu! que vous êtes grand, et que je me sens petite!
Dieu ! que vous êtes fort et que je suis faible ! Que deviendrais-jc
ti vous m'abandonniez dans cette solitude? Plus malheureuse
que le petit Poucet, je n'aurais pas même à monter sur les
arbres pour découvrir une lumière, car je ne connais pas une
seule maison accueillante dans ce pays.
Au bout de quelques sacondes de silence, elle murmura :
— L'ajoupa! Qu'y devient petite mère? et ce pauvre Henri?
Après un geste curieux de ses mains tournées en l'air
comme le l'ont les négresses en leurs instants d'embarras, elle
sou [tira.
Ce jour-la comme ils étaient entrés au Reposoir des Gémeaux
qui portait à son tympan : «(Toujours unis » et qu'ils s'y don-
naient un baiser, le frémissement des troènes qui formaient la
haie, leur lit croire qu'un jardinier les avait surpris. M. du
Cambout se redressa, rouge d'une colère contenue avec peine.
Le soir même il licenciait l'horticulteur Charlier et les
ouvriers.
Quand le dernier manœuvre eut quitté le Val-Dolent et
qu'il ne demeura plus au petit château que le silencieux
Jacques et la vieille provençale, Héléna et Pierre, ravis d'avoir
266 REVUE DES DEUX MONDES.
presque réalise le vide autour d'eux, assis sur leur terrasse au-
dessus de la vallée de la Dolente, demeuraient de longues heure?
en contemplation l'un de l'autre. Il fallait que l'ombre de la
nuit les effaçât pour qu'ils se décidassent à venir retrouver les
lumières de leur appartement. Us continuaient d'éprouver une
soif inextinguible de leurs visages. Marchaient-ils côte à côte, ils
tournaient l'un vers l'autre leurs yeu* dans un besoin ardent
de sa reconnaître. Et ils n'avançaient que serrés, hanche contre
hanche, dans un délicieux abandon.
Combien de semaines coulèrent ainsi en cette ivresse, sans
malin et sans soir, sans jour et sans nuit? A leur réveil, ils se
dis lient :
— Mon amour!
Sans satiété, ils se répétaient :
— 0 mon àme ! Mon cher amour!
Et ils éprouvaient le besoin angoissé de s'étreindre afin de
s'assurer de leur affection.
Ayant exprimé l'essentiel de leur amour, ils connurent l'in-
digence qui est dans les niu.s, lorsqu'ils veulent s'élever aux
sommets de la conscience. Cependant il y avait une éloquence
si tendre en leurs regards que leur mutisme ne leur était jamais
a charge. Leurs yeux se disaient :
« Je suis a toi, comme tu m'appartiens. »
Et leur sourire les accordait délicieusement.
Quelques mois avaient passé lorsque Pierre et Héléna éprou-
vèrent une impression pénible. Un après-midi qu'assis dans
l'un de leurs reposoirs, — était-ce celui de Pégase, du Cygne
ou du Sagittaire? — et qu'ils se regardaient, ils eurent la sen-
sation, quoique tout proches, de s'apercevoir de très loin, comme
des étoiles. Ils s'en firent l'aveu désolé. Afin de se prouver qu'ils
souffraient d'une fâcheuse illusion, ils *e rejetèrent aux bras
l'un de l'autre et s'y retinrent frénétiquement pour s'assurer
contre leur évasion possible.
Une fois qu'ils souffraient encore de cette obsession, M. du
(.embout murmura :
— Tout gravite. Hélas! c'est fatal.
— Que dis-tu, Pierre?
Il l'embrassa. Eli," pâlit.
L'hiver le-; surprit. Sous le ciel noir, ils continuaient d'errer
dans leurboi- Souvent chacun d'eux tournait ses regards dans une
LES CŒURS GRAVITE M 261
direction opposée, et ils attendaient je ne sais quelle apparition.
Or, la bise faisait bruire les feuillées rouille'es dus chênes
avec un tapage de ferraille
Elle soupirait.
— Pourquoi ton soupir, mon cher cœur ?
— Ne soupirais-tu point toi-même, tout à l'heure, Pierre?
— Le crois-tu vraiment?
— J'en suis certaine.
— Les soupirs ne viennent-ils pas du cœur?
Elle voulut le remercier, mais le froid en glaçant ses livres
l'empêcha de sourire.
Quelques instants plus tard Héléna se déclara très lasse, quoi-
qu'ils n'eussent accompli qu'une courte promenade dan- leur
parc. Ils rentrèrent.
Apeine assis dans leur salon aux frisss remplies des images
des héros et des dieux, Hercule, le Centaure, Régulus ou la
Vendangeuse, ils éprouvèrent la fatigue de leur repos même.
— Pourquoi ne commencerions-nous pa< demnin nos chi-vau-
chées à travers le pays, réclama Héléna? II faul nous envoler
plus loin que les vilains moineaux gris, aussitôt posés que sou-
levés par leurs ailes.
— Je croyais dans notre programme de nous contenter de
notre Val-Dolent, Héléna?
— Ne me parlez pas de programme comme un Laurent
Uodelle, répliqua-t-elle avec une moue.
— Quedeviendra notre douce vie d'intimité ? reprit-il attristé.
— Pensez-vous donc, Pierre, que des animaux beaux et silen-
cieux comme des chevaux mettront jamais autant d'espace
entre nous que le plus discret des serviteurs? Non ! les bêtes
quand on les aime sont un lien de plus. Vous ne le savez pas
encore et vous le reconnaîtrez.
Le bordier prévenu leur amena chaque matin leurs chevaux
et ils commencèrent à parcourir le ségala aux grand- châtai-
gniers noueux ou les causses argentés, sur l'un et l'autre ver-
sant de la Dolente qui partageait leurs deux sol-.
Au retour de ces expéditions, les joues avivées d'avoir été
cinglées de la bise, ils goûtaient davantage leur bien-être.
Devant les rondins de bouleaux qui brûlaient en salves de fête
Pierre tombé aux pieds d'Héïéna en kimono d'un bleu de
myosotis, appuyait sn tète aux genoux de sa jeune femme, les
268 REVUE DKS DEUX MONDES.
paupières levées sur elle. D'abord Héléna répondaità ses regards-
puis ses veux ténébreux, mordorés par les flammes du foyer,
se fermaient, afin d'éviter l'éternelle interrogation de son mari.
Que voulait-il donc savoir et que cherchait-il ? Quelquefois,
fatiguée, Héléna s'assoupissait, toute ramassée sur elle-même,
les jambes reployées sur le fauteuil, la tète tombée sur la poi-
trine, frêle et jolie. Ainsi diminuée, elle devenait une toute
petite créature potelée, mouvante et respirante, qu'il adorait à
genoux.
Une fois que Jacques venait les prévenir que leurs chevaux
sellés les attendaient, Héléna manifesta le désir de ne pas sortir.
— Que ferons-nous donc aujourd'hui, mon amie ?
— Ce que nous faisions avant d'avoir commencé ces courses,
Pierre : nous bien aimer.
Oisifs, pour la première fois depuis leur mariage, ils s'en-
nuyèrent. Tout à coup à la pensée que l'ennui pouvait toucher
leurs cœurs passionnés de son aile sombre, ils s'étreignirent
afin d'expier ce péché impardonnable.
La vivacité même de leur étreinte provoqua bientôt son
relâchement et ils se retrouvèrent, l'un devant l'autre, étourdis
de leur émotion. Héléna regarda tout autour d'elle. Que cher-
chait-elle ? Quand il crut le comprendre, sa souffrance le poignit.
Quelques instants plus tard, sa femme s'avança sur le balcon.
Elle avait revêtu, ce jour-là, ce qu'elle nommait sa robe hiver-
nale doid le tissu à reflets argentés chatoyait comme l'écorce du
platane. Sur ce lainage des parements semblables aux mousses
étaient posés. Ainsi Héléna semblait un jeune arbre. Par celte
journée ensoleillée, le vent qui montait de la vallée couchait par
moment ses cheveux en arrière de son front. Sa ronde fleure
o
avait une mélancolie voluptueuse. En entendant le gémissement
de la Dolente, grosse des pluies, elle lendit les mains vers la
rivière cachée par les milliers de branches du bois défeuillé el
ses doigts s'ouvrirent et se fermèrent. Pierre qui se tenait der
rière elle, lui demanda :
— Quel bouquet veux-tu composer?
Tristement, elle lui repartit qu'en celte saison il n'y avait
plus à espérer de fleurs. D'ailleurs pourquoi semblait-il toujours
la tenir pour une petite fille bonne à des cueillettes de margue-
rites ou de bleuets? Hélas! elle était capable d'autres désirs et
d'autres sentiments !
les cœurs on \\ i n:\ r. 2G'J
— Pourquoi cet hélas! mon cher cœur? interrogea-t-il.
Sans répondre, elle allongea encore ses bras vers la forêt dans
un mouvement instinctif et rougit de la surprise de son mari.
Toup à coup, avec un soupir, elle rentra dans le salon qu'elle
parcourut de long en large, inlassablement, du pas allongé et
souple des félins encagés. Pierre, qui l'observait, songea :
< Mon Dieu ! toute la puissance de mon amour l'empêchera-
t-il de graviter? Elle n'est plus à moi, mais autour de moi! »
A un passage, il saisit la main de sa femme en lui disant :
— Te plaît-il, Héléna, que nous partions vers les pays du
soleil ?
— D'où te vient cette singulière pensée, Pierre? Non! je
n'ai envie de rien du tout ou de tout, tout, finit-elle sur un
cri de désir en se jetant contre la poitrine de son mari.
De grosses larmes, celles qui coulent soudain, sans cause,
aux yeux des 1res jeunes enfants qui n'ont pas encore le langage,
gonflaient ses paupières. Avec une infinie tendresse, il lui chu-
chota :
— Parle et je t'accorderai l'impossible même, ma chère Ame.
Tout, quoi ?
— Que sais-je, Pierre?
— Tu as raison, Héléna. Si nous savions, en effet, nous
aurions tout.
... Us demeurèrent longtemps, tempe contre tempe, enlacés.
Peu à peu leurs douces paroles s'espacèrent et le silence des-
cendit des espaces incommensurables pour s'insinuer entre eux.
Pourtant ils éprouvèrent encore un bonheur délicieux de
leur étreinte. La lassitude les désunît ensuite, et ils oublièrent
qu'ils étaient proches l'un de L'autre.
Héléna rêvait de son enfance sous les filaos et une odeur de
frangipane lui revenait aux narines. Pensif, Pierre se rappelait
Sébastien el Christine et l'égoïsme poli de sa famille.
— Quelle imagination ! s'exclama tout à coup Héléna.
Figure-toi que je croyais, je ne sais pourquoi, que nous étions
devenus Paolo et Francesca, et que, liés l'un à l'autre, nous
voguions comme eux dans l'air. Quelle belle histoire que la leur
et dont j'aime la signification!
— Elle est épouvantable, Héléna.
— Comment l'entendez-vous, Pierre? Si nous la relisions
ensemble, vous changeriez d'avis.
2"0 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle lui souriait amoureusement.
Dans le dé œuvrement qui les consumait, Pierre saisit avec
empressement cette raison d'intérêt et revint sur le balcon avec
la Divine Comédie. La tiédeur de cette journée ensoleillée de
décembre leur permettait cette lecture en plein ciel, au-dessus
du précipice où le murmure de la Dolente semblait la plainte
de tout ce qui doit mourir.
Un bras passé autour de la taille d'Iléléna qui appuyait sa
joue à son épaule, Pierre, de son souf, e, agitait, comme des
herbes dans la brise, les cheveux de sa femme. Il lut :
<( C'était le temps où le matin commence et le soleil mon-
tait avec cq> étoiles qui l'entouraient, quand le divin amour
mut primitivement ces beaux astres. »
Il se tut.
— Continue, réclama-t-elle impatiente.
Et il poursuivit :
« Je vis Paris, Tristan, et plus de mille ombres d'amants
qu'Amour fit sortir de notre vie. Pris de pitié, je dis que je par-
lerais volontiers à ce couple si léger au vent et qui ne se quittait
point.
« Le poète me répondit :
— Prie-les par cet amour pour lequel ils sont condamnés à
être éternellement emportés par le tourbillon, et ils viendront.
« Comme les colombes que le désir appelle, viennent au doux
nid, ainsi ces deux âmes répondirent à mon appel affectueux.
Et une des âmes dit :
— L'amour qui si vite s'empare d'un cœur tendre, éprit
celui-ci, Paolo, du beau corps qui m'a été enlevé. Et l'amour
m'éprit pour Paolo d'une passion si forte que, maintenant
mémo, elle ne m'abandonne point. »
— Francesca, dis-je, tes souffrances m'attristent jusqu'aux
larmes. Mais, dis-moi : au temps des doux soupirs, comment
Amour te fît-il connaître les désirs douteux?
— Puisque tu souhaites connaître la première racine de
notre amour, répondit Francesca, je le dirai, parlant et pleu-
rant tout ensemble. Un jour nous lisions les amours de Lancelot.
Plusieurs fois cette lecture attira nos regards l'un vers l'autre
et décolora notre visage; un seul moment nous vainquit. Quand
nous sûmes comment les riantes lèvres désirées furent baisées
par un tel amant, celui-ci, Paolo, qui jamais de moi ne sera
LES CŒURS GRAVITENT. 271
séparé, tout tremblant me baisa la bouche : ce jour, nous ne
lûmes pas plus avant.
« Pendant qu'ainsi pleurait l'un ddl esprits, l'autre pleurait
tellement que de pitié je défaillis. »
Pierre se taisait. Sa respiration ne soufflait plus la chevelure
d'Héléna serrée contre lui. Elle murmura :
— Celui-ci, Paolo, qui jamais de moi ne sera séparé, tout
tremblant me baisa la bouche. Hélas! pour errer ainsi, éternel-
lement liés, faut-il donc n'être plus que des esprits? L'horrible
dérision ! Amours de morts!
Après une méditation pendant laquelle Héléna se tint
courbée, les mains aux genoux, elle reprit :
— Punir d'une éternité de misère ceux qui s'aiment! Il n'y
a donc aucune pilié?
A cette réflexion, Pierre ne put se retenir de songer à Gene-
viève.
Rentrés dans leur chambre, Pierre et sa femme amusèrent
qulqnes instants leur imagination aux flammes du foyer. Les
yeux relovés vers son mari, Héléna lui demanda s'il croyait que
Paolo et Francesca éprouvaient quelque consolation de leur
éternelle gravitation, bouchî à boucha, ou bien si leur baiser
forcé n'avait plus goût que d'air et de larmes, puisqu'ils avaient
perdu leurs beaux corps?
— Le châtiment de Paolo et de Francesca, répondit-il, cV>l
de rester à jamais une étoile double, quelle que soit la force de
leur affection.
Les pupilles illuminées par les flammes, Héléna se souvint
de ces paroles de Pierre : « Il existe au fîrmaniint des couples
d'étoiles, célestes amants qui jaunis ne s'écartent et pourtant
jamais ne fusionnent, victimes des lois imprescriptibles de la
gravitation qui les maintient sépirésen paraissant les unir. »
Après avoir ré léchi, Héléna reprit : .
— L'amour sera-t-il donc toujours banni, défendu, châtié?
S'aimer serait-il le plus grand attentat à l'ordre de l'univers?
— Je le crains, déclara Pierre en considérant sa jeune
femme de dix-huit ans avec attendrissement.
Héléna fut prise alors d'une profonde rêverie. Bientôt Pierre
s'aperçut d'un changement eh:>z elle. Jusqu'alors spontanée et
rieuse comme toutes les créatures belles et jeunes, elle com-
mença de s'interroger avec souci et d'interroger les choses et
272 IŒYI i: DES DEl \ MONDES.
lesêtres Elle voulait comprendre les actes qu'elle s'était contentée
d'accomplir avec une joyeuse inconscience. Son bonheur en
fut diminué. Souvent rf lui arrivait de s'enfermer dans le
silence cl son expression égarée prouvait alors l'absence de son
esprii qui vagabondait dans les espaces redoutables de l'incerti-
tude. Plus pénible fui à Pierre de constater qu'Héléna s'évadait
souvent à sou insu de la maison, pendant ses heures de travail
à >on observatoire. Il devait ta chercher à travers bois. Parfois
elle affectai! de ne pas entendre ses appels. En vain l'écho de la
vallée répétait : « lléléna! »
Lorsqu'il se trouvait au comble de l'inquiétude, elle lui
revenait couronnée de feuillages, comme une druidesse, et elle
lui offrait le gui blanc et la branche de houx à baies de corail
qu'elle avait cueillis? Ces retours passionnés le désarmaient
N'était-elle pas une enfant de dix-huit ans et sa déraison même
ne la rendait-elle pas plus exquise? Vers la fin de l'hiver, elle
réclama le renouvellement de leurs sorties à cheval. Au terme
de ces promenades, elle se plaignait d'être obligée de tourner
bi'ide à l'instant où le pays découvert devenait le plus intéressant
— Poursuivons donc notre course, droit devant nous,
aujourd'hui, demain, et aussi longtemps qu'il le plaira, lui
proposa-t-il.
— Non! Non! ce serait effrayant de ne plus retrouver notre
Val-Dolent chaque soir, Pierre.
Les jours suivants, elle refusa de quitter la maison, cl, sou
dain, elle saisissait au cou son mari, pour lui murmurer pas-
sionnément :
— Gomme je t'aime !
Vers ce temps-là, le goût des ardentes prières lui revint. 11
l'avait pu croire presque païenne et lléléna lui révélait sa piété
créole, un peu trop cli trgée de signes et de formules à la façon
,ies servantes noires de son enfance. Ses élans vers le ciel ne
signifiaient-ils poinl que son bonheur terrestre ne suffisait plus
à combler son cœur? Il en souffrit, mais n'osa pas lui exprimer
ses réflexions.
Le mois de mai revenu, les oiseaux s'égosillèrent dans la
futaie. Une aube que l'orient semblait n'être plus qu'un buisson
où toutes les roses s'étaient effeuillées, les roses soufrées et les
roses carnées, les rosjs cuivrées et les roses-thé, les roses
li lacées et les roses de satin blanc, Héléna vit surgir des pro-
LES CŒURS GRAVITENT. 2i'î
fondeurs du ciel fleuri les premières hirondelles. Elles s'en
revenaient d'Orient. Lorsqu'elles découvrirent les bois verdis-
sants du Val-Dolent, les hirondelles jetèrent des cris stridents
de triomphe. Les jours qui suivirent, martinets et engoulevent-
argentés tournèrent des spirales éblouissantes afin de recon-
naître ce pays du septentrion, abandonné au dernier automne.
Héléna les observait.
— Ces oiseaux rapides me font comprendre que nous me-
nons une existence unique, dit-elle a son mari. Existe-t-il au
monde un couple plus cloîtré que le nôtre? De qui sommes-
nous les prisonniers?
— Qu'entendez-vous signifier, Héléna? questionna-t-il
peiné.
— Rien que vous ne compreniez vous-même, Pierre. Tous
les êtres se meuvent, se rencontrent, s'associent, s'éloignent et
se retrouvent. Vous et moi, nous accomplissons le miracle de
ces Bouddah accroupis qui amusèrent aux Indes mon enfance.
— II ne tient qu'à vous que nous changions cette existence,
répliqua-t-il un peu énervé. Je vous en ai déjà fait plusieurs
fois la proposition.
Elle lui repartit avec vivacité :
— Simples réflexions! Qui vous réclame un changement?
J'étais libre de ne pas accepter cet ermitage.
Blessé de son allusion, il fut pourtant heureux de sa déter-
mination. Puisqu'ils avaient la fortune inouïe de pouvoir vivre
à leur guise, ils devaient souhaiter à leur amour de rendre tou-
jours le son uni d'un point d'orgue.
Lorsqu'il eut ainsi parlé, la voix de la Dolente parut s'élever
avec force. Ils l'écoutèrent jusqu'à la fatigue et jusqu'à ce que
leurs rêveries fissent diverger leurs pensées. Brusquement ils
eurent encore la cruelle sensation de graviter autour l'un de
l'autre, malgré leur ardente volonté d'union intime.
Charles Géniaux.
(La dernière partie au prochain numéro.)
îu-ii lviii. — 1020. 18
LA FIN D'UNE LÉGENDE
LA MISSION
DU
MARECHAL FOCH EN ITALIE
<29 octobre-24 novembre 1917)
Rien n'a la vie plus dure qu'une légende. Il s'en est créé
une en Italie, d'après laquelle le maréchal Foch, au lendemain
de Caporelta, aurait déconseillé au commandement en chjf ita-
lien la résistance sur la Piave.
Cette légende n'est pas contemporaine des événements qu'elle
travestit. Elle n'a fait son apparition qu'un an plus tard, après
la victoire de Vittorio-Veneto.
Sur le moment, en novembre 1917, les Italiens ont eu trop
nettement conscience du secours que leur apportaient leurs
alliés et du profit dont leur était la présence du grand chef de
guerre français, pour songer à méconnaître la part que le
maréchal Foch avait prise à leur salut. 11 n'en a plus été de
même depuis novembre 1918. Le souvenir de Caporetto, du
reste trop ressassé dans un certain clan, est naturellement
devenu importun aux vainqueurs de Vittorio-Veneto. Comme
si la réhabilitation de la victoire, pourtant la meilleure de
toutes, ne ljur suffisait pas, ils en ont cherché une autre
dans l'arrêt de l'offensive ennemij sur la Pi ive, ce qui était
encore strictement leur droit et historiquement juste. Mais
LA MISSION DU MARÉCHAL FOCH EN ITALIE. 21S
(et c'est à partir de là qu'ils ont fait tort à l'équité et à la
vérité historique), pour rehausser le mérite de leurs propres
généraux et leur réserver exclusivement celui d'avoir arrêté
l'offensive austro-allemande, ils ont imaginé la légende, qui
attribue au maréchal Foch une opinion et un rôle de pure fan-
taisie. Le chef d'Etat-major général français n'aurait pas cru
alors à la possibilité de résister définitivement sur la Piave;
s'atlendant à ce que cette ligne fût forcée, il ne l'aurait consi-
dérée comme bonne qu'à marquer un temps d'arrêt ; tenant
pour inévitable ou nécessaire la continuation de la retraite, ce
serait dans la ligne du Pô et du Mincio qu'il aurait vu la bar-
rière, derrière laquelle l'invasion pourrait être contenue. Ainsi
serait-ce contre son avis, sinon même contre son gré, que la
résistance définitive aurait été organisée, entreprise et menée à
bien sur la Piave. L'honneur, auquel le maréchal Foch n'aurait
aucun droit, en reviendrait exclusivement, non pas même au
général Diaz, mais au général Cadorna.
Cette thèse a été exposée à diverses reprises en Italie dans
des articles de journaux et dans des brochures. Elle vient de
l'être, avec quelques variantes et atténuations, dans un opus-
cule (1) qui s'inspire d'ailleurs d'une pensée louable et équitable :
celle de défendre le général Cadorna contre des critiques sou-
vent imméritées. L'auteur, M. Ezio Gray, proteste contre l'injus-
tice « qui enlève au général Cadorna le mérite d'avoir décidé
de résister sur la Piave, pour l'attribuer tantôt à Foch, tantôt
au nouveau Comando-Supremo. (2) »
La décision, dit-il, de résister sur la Piave jusqu'au dernier
homme ne vint, à l'origine, ni de Foch, ni de Diaz, ni de Badoglio,
qui n'était pas encore au Comnndo-Supremo et n'y arriva que le
7 novembre. Quant à Foch, qui arriva à grand fracas à Trévise et
trouva dans Cadorna un homme d'une dignité parfaite, désireux,
même dans la débâcle, de ne pas permettre à l'allié des allures de.
sauveur et d'arbitre ne répondant en ce moment ni à l'aide effective,
ni même à l'intention d'employer immédiatement les moyens dont
on disposait. Quant à Foch, il approuva le projet de Cadorna de
résister sur la Piave : mais il ne voulut pas compromettre ses troupes
(t) Il processo cli Cadorna, par M. Ezio Gray, chez Bemporad à Florence.
(2) C'est-à-dire au nouveau G. Q. G. italien, à la têle duquel avait été placé le
général Diaz, avec deux sous-chefs d'etat-major général, les généraux Badoglio et
Giardino.
27(1 BEVIF DÈS DFt X MONDES.
daDs ce qu'il appelait « une môlée » et maintint ses divisions entre
le Mincio et l'Adige. 11 se basa jusqu'à la fin sur sa théorie, que, pour
utiliser efficacement des troupes, il fallait les disposer sur un front
éloigné de toute gêne provenant de l'ennemi : sans quoi, elles seraient
à leur tour entraînées dans la masse des éléments désorganisés.
Excellent principe, lorsqu'il est possible de le faire cadrer avec les
facteurs indispensables d'espace et de temps. Mais, dans le cas en
question, il était à craindre que ces facteurs ne vinssent à manquer.
Et de fait, lorsqu'ils firent défaut sur le front français, Foch s'écarta
de sa théorie : ainsi en 1918, quand les Allemands firent la trouée au
point de jonction franco-anglais, Foch alors jeta ses réserves dans
la brèche comme il le put, en camions, sans artillerie et sans vivres.
Du reste, remercions le sort pour l'obstination aveugle des Français :
car, dans l'hypothèse contraire, cette aide qu'ils nous auraient donnée
nous aurait entraînés dans un esclavage politique et moral de cin-
quante nouvelles années. C'est ainsi que sur la Piave nous fûmes bien
seuls à résister et à réorganiser « la mêlée. » Et la décision fut l'œuvre
de Cadorna, non d'un autre.
Telle est la forme qu'a prise, sous la plume du dernier
publiciste italien qui l'ait soutenue et qui semble bien être le
porte-parole du général Cadorna lui-même, une thèse particu-
lièrement propre à frapper et à séduire ses compatriotes. Lais-
sons-le se féliciter de ce que son pays ail échappé, grâce à
1' « aveugle obstination » du maréchal Foch, à un « esclavage
politique et moral de cinquante nouvelles années. » Bornons-
nous à examiner, à la lumière des faits et à l'aide de quelques
documents originaux, son argumentation et ses conclusions
condensées, dès les premières lignes de son opuscule, dans cette
définition qu'il donne du front de la Piave : « la ligne de résis-
tance choisie et voulue par Cadorna, refusée par Foch, et sim-
plement acceptée par Diaz. » Notre examen laissera intention-
nellement de côté la question de savoir à qui, du général
Cadorna ou du général Diaz, revient le mérite de la résistance
sur la Piave. Nous nous en tiendrons à rétablir la vérité histo-
rique en ce qui concerne le maréchal Foch, que nous suivrons
pas à pas du 24 octobre au 23 novembre 1917.
Le 24 octobre 1917 se déclenche l'offensive austro-allemande
contre le front italien de l'Est. Le général Foch, — nous lui
La mtssiox nr maréchal foch en italié. 2m
donnerons dorénavant le grade qui était le sien à cette époque,
— en est informé immédiatement, les fonctions de chef d'État-
major général des armées françaises, qu'il exerçait alors, c -
portant la centralisation des renseignements sur la situation
«le-; armées alliées et, éventuellement, la coordination des opé-
rations du fronl de France avec celles des autres fronts. Le
déclenchement de celle offensive n'est pas pour le surprendre,
pas plus d'ailleurs que le général Cadorna. Car l'événement
était prévu, annoncé, attendu, sinon à l'endroit précis où il se
produit (le secteur tenu par la 2e armée italienne, en avant et
le long de l'Isonzo), du moins sur l'ensemble du front du Carso.
de l'Isonzo et des Alpes Juliennes.
Il n'y a pas longtemps que le général Cadorna a avisé les
états-majors alliés de l'ajournement d'une offensive préparée
par lui, en raison des fortes concentrations de troupes ennemies
qu'il a observées sur son front et qui lui font craindre d'être
al laqué sous peu. Rien donc d'inopiné dans la nouvelle de l'at-
taque, ni, par suite, rien qui puisse alarmer outre mesure le
général Foch. Il sait que le commandant en chef italien n'est
pas pris à l'improviste ; que les positions tenues par la 2e armée
italienne sont organisées pour la défensive, quand bien même
quelque négligence du commandement local aurait laissé en
souffrance une partie des travaux prescrits par le G. Q. G.
d'Udine; que les forces occupant ces positions sont numérique-
ment considérables, qu'elles se sont bravement battues en
mainte circonstance et ont fourni, l'été précédent, l'effort prin-
cipal des assauts sur le plateau de la Bainsizza; que les réserves
massées à proximité sont importantes; que l'artillerie mise en
ligne est puissante.
Ce qui, en revanche, est pour surprendre à Paris comme à
Udinc, c'esl l'issue rapidement malheureuse de la résistance,
i ne ou deux journées suffisent en effet, — peut-être moins, —
pour que s'accomplisse un désastre, dont les conséquences se
traduiront, quinze jours plus lard, par le fait suivant : le front
italien ramené du Carso à la Piave; d'une distance variant entre
20 et 23 kilomètres au delà de la frontière à une distance
variant entre 80 et 100 kilomètres en deçà. Dans le secteur de
Caporetto (4e corps d'armée), sur lequel porte l'attaque princi-
pale, le front est soudainement rompu, dans des conditions
qui y compromettent irrémédiablement la défensive, jettent le
278 REVUE DES DEUX MONDES.
désarroi dans les corps voisins et désorganisent plus ou moins
toute la 2e armée. Il s'ensuit un trou, par où l'ennemi menace
de prendre à revers la 3e armée (Carso) et la 4e armée (Alpei
Carniques). De là dérivera la nécessité d'un recul, que des
pertes énormes en prisonniers et en matériel et la désorga-
nisation des unités restantes de la 2e armée empêcheront
d'arrêter sur une des lignes de repli préparées à l'arrière.
Sans que ces conséquences puissent encore apparaître à Paris
dans toute leur étendue, pourtant la gravité de l'échec italien
y est connue dès le 26 octobre. Le jour même, le concours de
troupes françaises est spontanément offert à l'Italie. Ce n'est pas
sans avoir consulté son conseiller militaire que le Comité de
guerre a pris cette initiative : le général Foch et les membres
civils du Comité se sont trouvés d'accord pour proposer le
secours de nos armes. Le général Pétain, commandant en chef
sur notre front, est également favorable à la proposition. Le
chef d'Etat-major général français la transmet aussitôt au géné-
ral Cadorna, tamdis que le ministre des Affaires étrangères
charge l'ambassadeur de France à Rome, M. Barrère, d'en
aviser le gouvernement italien. Les télégrammes qui portent
cette offre à Udine et à Rome se croisent avec une demande du
général Cadorna, faisant appel à l'aide de la France : elle se
trouve exaucée d'avance. L'envoi en Italie de la 10e armée, sous
le commandement du général Duchêne, est décidé : ce sont,
pour commencer, 4 divisions d'infanterie, avec l'artillerie lourd*'
correspondante, qui seront dirigées au delà des Alpes. Le trans-
port commence dès le 28 au soir. Le même soir part le général
Foch lui-même, qui a reçu pleins pouvoirs du gouvernement
français. La rapidité avec laquelle ces mesures ont été résolues
et exécutées demeurera à l'honneur du gouvernement de
l'époque, de son principal conseiller militaire et de notre haut
commandement.
Arrivé à Turin le 29 octobre, le général Foch y trouve un
officier de notre mission militaire au G. Q. G. italien, le colonel
Girard, venu à sa rencontre pour le mettre au courant de la
situation. Les armées italiennes sont en retraite vers la ligne
du Tagliamento. C'est là un mouvement qu'avaient laissé pré-
voir au général Foch des télégrammes du général Cadorna reçus
avant son départ de Paris. Le commandant en chef italien avait
d'abord exprimé l'espoir de pouvoir préserver le Frioul de Pin-
LA MISSION DU MARÉCHAL FOCH EN ITALIE. 21'-'
vnsion et endiguer l'avance ennemie, en résistant sur les posi-
tions du Monte-Maggiore, du Sabot i nu et de la rive droite de
l'Isonzo. Il avait averti toutefois, avant même d'avoir perdu cet
espoir, qu'il prenait ses dispositions pour ramener ses forces des
Alpes Juliennes sur le cours du Tagliamento et ensuite, si la
nécessite le lui imposait, sur celui de la Piave. Ce sacrifice,
dont il laissait entrevoir l'éventualité dès le 26 au soir, lui était
apparu plus nécessaire le 27. A cette date, il avait annoncé
qu'il prenait son parti de replier toutes ses armées derrière le
Tagliamento dans les meilleures conditions possibles. Encore ne
comptait-il dès lors que sur un arrêt de courte durée derrière
cette rivière et considérait-il déjà comme infiniment probable
le repli derrière le Sile et la Piave. La journée du 28 l'avait
confirmé dans ces dispositions. Telle est la situation et tels sont
les développements qu'elle fait craindre quand, le 30 octobre,
à 6 h. 30 du matin, le général Foch arrive à Trévise, où le
G. Q. G. italien, ayant évacué Udine, s'est provisoirement
installé.
Une demi-heure après, il est chez le général Cadorna. Il
trouve en celui-ci un chef, certes, d'une dignité parfaite, mais
précisément d'une dignité assez vraie pour accueillir sans au-
cune susceptibilité mal placée un compagnon d'armes illustre
qui vient à lui. De son côté, c'est sans aucun éclat ni tapage
que le général Foch vient s'acquitter d'une mission où l'in-
térêt français se confond avec l'intérêt italien, et dans l'accom-
plissement de laquelle il apporte la plus franche sollicitude.
Dans la conférence qui se tient entre eux sur l'heure, le
général Cadorna confirme au générai Foch les ordres de re-
traite qui sont en cours d'exécution, et, ne dissimulant pas qu'il
a peu de confiance dans la résistance sur le Tagliamento, il se
montre enclin a continuer le repli jusqu'à la Piave. Très satis-
fait de l'arrivée rapide des troupes Iran- aises, il demande que
notre 10e armée prépare son entrée en ligne sur la Piave, où
elle tiendrait le front s'étendant de Ponte-di-Priula à Ponte-di-
Vidor, et qu'elle débarque dans la région de Yicence, Ciladella,
Camposanpiero, Ro et Padoue, de manière à être à pied d'œuvre.
Aucune objection de la part du général Foch à celte destina-
tion. Des instructions sont données par lui en conséquence au
général Duchène, qui vient, à trois heures de l'après-midi,
prendre ses ordres à Trévise.
280
REVUE DES DEUX MONDES.
A peine ces dispositions sont-elles arrêtées, que le général
Cadorna demande au général Foch de les modifier. Ses rensei-
gnements lui ont fait connaître qu'une concentration de
troupes allemandes s'opère dans le Trentin vers Bozen et lui
font craindre qu'une attaque se produise de ce côté. Le front
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fevuedes deux mondes.
LE FRONT ITALIEN APRES LA RETRAITE SUR LA PIAVE
du Trentin, gardé par la 1™ armée, joue, dans le mouvement
qu'effectuent alors les 2e, 3e et 4e armées italiennes, le rôle de
pivot de manœuvre. Si une offensive ennemie réussit à forcer
les débouchés de ce massif, au Nord, alors que le gros des
forces italiennes s'achemine, à l'Est, vers le Tagliamento,
celles-ci seront prises a revers et coupées de leur ligne de re-
traite. Telle est la menace qui préoccupe le général Cadorna, et
qui préoccupera le commandement italien jusqu'au moment où
son front Est, ramené a la Piave, ne formera plus avec son
L\ MISSION DU MARECHAL FOCII EN ITALIE. 281
front Nord, faisant face au Trentin, un angle trop ouvert. A
cinq heures, le gênerai Cadorna demande donc au général Forh
de mettre à sa disposition une division française, pour la porter
à Brescia et parer à une attaque débouchant par le Val Giudi-
earia. Opposé avec raison à l'idée de disperser nos unités, le
général Foch réserve d'abord sa réponse. Mais, à sept heures, le
général Cadorna le prie de lui donner une deuxième division
pour la même région. Alors, afin de maintenir groupée notre
10e armée, il est décidé d'un commun accord que deux de nos
divisions débarqueront dans la région de Brescia et deux dans
la région de Vérone. \)q* instructions en conséquence, révo-
quant les précédentes, sont envoyées dans la soirée du même
jour au général Duchèno.
('/est donc à la demande du général Cadorna lui-même que
le lieu de débarquement et de concentration de l'armée fran-
çaise, d'abord choisi à proximité de la ligne de la Piave, a été
changé et reporté en arrière et vers le Nord/ à proximité du
Trentin. Et c'est en raison d'un danger prévu, par mesure
d'urgente précaution, que ce changement a été apporté aux
dispositions primitives. On voit par là ce qu'il faut penser de la
thèse, d'après laquelle le général Foch n'aurait « pas voulu
compromettre ses troupes dans ce qu'il appelait une mêlée » et
les aurait « maintenues entre l'Adige et le Mincio, » afin de les
<( disposer sur un front éloigné de toute gène de l'ennemi. » Il
-n'y a rien de fondé dans ce reproche.
La seule chose à . laquelle le général Foch se soit refusé,
c'est à la dispersion des divisions d'une armée, qui tirait sa
valeur de son homogénéité et à laquelle il importait de conser-
ver, à ce moment, son individualité propre. Dissocier les divi-
sions françaises, détacher l'une à droite, l'autre à gauche, eût
été une faute, dont elles auraient pâti, sans profit appréciable
pour les Italiens. C'eût été perdre l'avantage de leur cohésion
et s'interdire de faire efficacement appel à elles, le moment
venu. Mais à la seule condition qu'elles restassent groupées, le
général Foch n'a nullement refusé de les faire intervenir, sur
[r point où le commandement italien le jugerait à propos, dans
li' délai nécessaire à leur débarquement et à leur concentra-
tion, qui ne pouvaient, bien entendu, s'opérer qu'en arrière du
front. Le lieu primitivement choisi, d'accord entre le général
Cadorna et lui, pour les débarquer et les concentrer, indique,
2N2 REVUE DES DEUX MONDES.
l'intention première de les utiliser dans un secteur delà Piave,
qui était même déjà déterminé.
L'emplacement de ce secteur avait été d'abord prévu le
long de la Piave, parce qu'il ne paraissait déjà pas possible au
général Cadorna d'arrêter la retraite avant le cours de ce
fleuve. Mais s'il lui avait paru possible, au contraire, ou bien
de l'arrêter avant, ou bien même de la ralentir assez sur le
Tagliamento pour donner le temps aux renforts français et an-
glais de débarquer, alors nul doute que le général Foch ne se
lut prêté à l'intervention de l'armée française sur le front,
quel qu'il fût, où l'armée italienne se fût établie. Le front de
résistance définitive n'apparaissait pas nécessairement au gé-
néral Foch, quand il arriva à Trévise, comme devant être fixé
aussi en arrière qu'à la Piave. Même après sa première confé-
rence avec le général Cadorna, il n'était pas pleinement con-
vaincu que la retraite ne put être arrêtée avant. « Dès mon
arrivée ce matin 30, à sept heures, télégraphiait-il alors au
ministre de la Guerre, j'ai vu le général Cadorna, qui m'a
exposé la situation. Le repli sur le Tagliamento s'achève, et le
général Cadorna a prescrit d'y résister, mais ne parait pas y
compter beaucoup, car il a les yeux tournés vers la Piave. Nous
tâcherons de prolonger cette résistance sur le Tagliamento et
de la rendre définitive, si possible. »
Ainsi, loin d'avoir, comme on l'en accuse, douté de la
possibilité de résister définitivement sur la Piave et conseillé de
n'arrêter l'invasion que derrière la ligne du Pô et du Mincio,le
général Foch a d'abord considéré comme possible de tenir sui-
te Tagliamento.
Le lendemain, 31 octobre, arrive à Trévise le général Robert-
son, chef de l'Etat-major impérial britannique. Le gouverne-
ment anglais suivant l'exemple du notre, a décidé, lui aussi,
l'envoi de renforts sur le front italien; il prélève inimédiate-
ment sur le front de France deux divisions, dont le transport a
été aussitôt entrepris. Le général Robertson vient, comme le
général Foch, déterminer sur place l'emploi de ces contingents,
se rendre compte par lui-même de l'étal des choses et apporter
à l'allié malheureux aide et réconfort. Arrivé à H heures du
matin, il est en conférence, à midi, avec le général Cadorna et le
général Foch; à deux heures, avec le général Foch seul; à quatre
heures, de nouveau avec ses collègues italien et français.
• LA MISSION DU MARECHAL FOGH EN ITALIE. 283
; L'examen en commun d'une situation certes très critique laisse
; cependant aux chefs d'État-major généraux français et anglais
i une impression plus favorable qu'au commandant en chef ita-
1 lien, quant aux ressources disponibles et au parti qui peut en
être tiré. Tous deux remettent au général Cadorna une note
écrite et signée, résumant les avis autorisés qu'ils lui ont
donnés verbalement :
3i octobre 1917.
1° Les armées italiennes ne sont pas battues; une seule, la
deuxième, a été attaquée.
L28 A condition d'y remettre de l'ordre, elles représentent une vraie
valeur, qui doit pouvoir leur permettre :
— de disputer à l'ennemi la ligne du Tagliamento ;
— de résister sur la Piave et dans le Trentin avec l'aide des forces
alliées en cours de débarquement, qui se concentrent en arrière.
3° Les forces alliées ne peuvent, en Italie, constituer qu'un appoint
au profit de l'armée italienne, toujours responsable de la défense de
l'Itabe, dont le sort dépend par suite de la conduite et de la tenue de
l'armée italienne.
4° La défense de l'Italie ainsi entrevue peut être réalisée à la con-
dition que le commandement italien :
a) Arrête ferme un plan de défense ;
b) Fasse tenir à l'avance par des troupes commandées par des
chefs énergiques les points importants des lignes de défense (Taglia-
mento, Piave) ;
c) Réunisse des troupes en arrière des lignes de défense pour les
y réorganiser ou occuper les lignes.
Signé : Foch, Robertson.
Pas une fois n'apparaissent dans celte note les noms du Pô
ni du Mincio. En revanche, on y trouve ceux du Tagliamento,
ligne de défense qui doit être disputée à l'ennemi, et de la Piave,
seconde ligne de défense, sur laquelle les armées en retraite
doivent pouvoir résister, en se soudant à l'armée qui tient le
front du Trentin. Au demeurant, toute la note est un pro-
gramme clair et concis, où se reconnaît le principe de
disputer le terrain pied à pied, en commençant par le plus rap-
proché de l'ennemi, de toujours regarder en avant pour com-
battre, en arrière pour organiser.
Le repli derrière le Tagliamento est alors en train de s'effec-
tuer. Il s'achève le 1er novembre, sans que l'ennemi ait pu, par
284 REVUE DES DEUX MONDES.
la poursuite, entamer sensiblement les troupes intactes que
l'échec de la 2e armée a condamnées à une retraite précipitée
Encore qu'ils s'y efforcent de leur mieux, les Austro-Allemand^
sont quelque peu en peine d'exploiter leur foudroyant succès,
qui a sans doute dépassé leurs prévisions. Leur pression, pour
forte qu'elle soit, est une difficulté moins grave que la désorga-
nisation de la seule armée battue, la 2e dont l'effectif se trouve
en outre considérablement réduit. Mais, entre l'envahisseur et
les troupes en retraite, s'interpose désormais une rivière, qui
constitue un obstacle, bien que, par malheur, les eaux en
soient encore basses. En commençant à se rapprocher l'une de
l'autre, la 3e et la 4e armées, qui ont fait belle contenance et
se sont repliées en ordre, depuis leurs positions du Carso et
des Alpes Carniques, diminuent progressivement l'espace tenu
par tes vestiges de la 2e. Le débarquement des troupes françaises
a commencé et se poursuit normalement; les renforts anglais
sont sur le point d'arriver. La menace redoutée du côté du
Trentin subsiste, mais ne S9 précise pas. Tout en restant certes
peu enviable, la situation se développe donc sans surprise. Et
il n'est pas chimérique d'espérer que l'ennemi pourra être
tenu en respect, quelque temps au moins, sur le Tagliamento.
Aussi, après une visite au commandant de la 3e armée, le duc.
d'Aoste, qui est plein de sang-froid et garantit la discipline et
l'esprit de ses troupes, le général Foch part-il, dans l'après-
midi du 1er novembre, pour Rome, où le général Robertson l'a
précédé de vingt-quatre heures.
Au passage ;i Padoue, il va présenter ses hommages au Roi,
resté, dans la mauvaise fortune, calme, résolu, confiant dans
son peuple et dans ses soldats. De Padoue à Rome, il voyage
avec M. Orlando, qui vient d'assumer la présidence du Conseil
des ministres et qui profite du trajet en chemin de fer pour
avoir de longs entretiens avec lui. Et en wagon commencent
les consultations que le général Foch poursuivra à Rome, les
3 et 4 novembre, dans des conversations avec le même
M. Orlando, avec M. Sonnino, ministre des Affaires Etrangères,
le général Altieri, ministre de la Guerre, le général Dallolio,
ministre des armes et munitions. Car, pas plus que le général
Cadorna lui-même, les membres du gouvernement italien ne
croient déchoir en s'enquérant de son avis sur la situation et
en écoutant ses conseils,
LA MISSION DU MARÉCHAL FOCI1 EN ITALIE. 285
Pas un de ceux qu'il a abordés à son retour du front, si
décidés fussent-ils à continuer la lutte coûte que coûte, n'a
attendu ses premiers mots sans une certaine anxiété. Pas un ne
l'a entendu sans trouver dans ses paroles un réconfort et un
enseignement. Devinant en effet la question qu'on se retient
de lui poser, il commence par y répondre. Les conséquences de
la défaite peuvent être et seront promptement enrayées. Limiter
les sacrifices qu'elle a entraînés est désormais affaire, moins de
moyen-; que de volonté. Plus un pouce de territoire national ne
doit être abandonné sans combat; l'armée italienne peut et
doit arrêter l'invasion, dont l'élan va se ralentissant, la ligne
de la Piave doit être défendue et conservée, à défaut de celle du
Xagliamento; l'une ou l'autre viendrait-elle à être forcée, l'abri
d'un fleuve n'est pas indispensable a la défensive ; il n'y a
aucune raison pour envisager un repli sur l'Adige, le Pô et le
Mincio ; le moment est venu de regarder devant soi, non der-
rière soi. Tel est le langage qu'il lient a tous, sans exception,
et qui chez tous contribue à affermir l'espoir, a fortifier la
résolution.
11 ne se borne' pas à cette sorte d'apostolat. Toute crise com-
porte ses enseignements. Le général Foch a aussitôt, discerne
ceux qui se dégagent de la crise que traverse alors l'Italie. Elle
a été déterminée par des facteurs politiques et par des facteurs
militaires. L'armée, dont une partie a été gangrenée, grogne
contre le Comando-Supremo, qui, à son tour, se plaint du gouver-
nement. Lé fait n'a .rien de nouveau ni de tout à fait particu-
lier au théâtre rérations italien. Où n'y a-t-il jamais eu de
frottements entrée !S trois grands rouages delà guerre, la troupe,
l'état-major et le gouvernement? Le tout est que les frotte-
ments n'en troublent pas le jeu régulier, surtout au point de
rendre possible une calamité comme celle qui s'est abattue sur
l'armée italienne. Et, puisque calamité il y a, qu'au moins elle
serve à faire appliquer les remèdes urgents, grâce auxquels le
mécanisme pourra fonctionner mieux. Aussi, dans ses conver-
sations de llome, le général Foch, mettant à profit les observa-
lions qu'il a faites à Trévise, recommande-t-il plus d'activité et
de vigilance dans la direction des opérations et dans le service
d'état-major à tous les degrés; dans la surveillance de l'état
moral des troupes; dans les relations du haut-commandement
avec le gouvernement; dans les rapports avec les Allies,
28G tlEVUE DES DEUX MONDES.
Anglais et Français, qui, désormais représentés en Italie par
de grosses unités constituées et pourvues de tous leurs orga-
nismes, pourront faire bénéficier les Italiens de l'expérience
acquise et des méthodes en usagé sur le front de France.
Pendant que le général Foch est à Rome, s'évanouit l'espoir
de voir l'invasion arrêtée sur la ligne du Tagliamento. Dans la
nuit du 2 au 3 novembre, le pont de Pinzano est forcé par des
patrouilles autrichiennes; le 3, les progrès de l'ennemi sur la
rive droite du lleuve déterminant le repli des forces italiennes;
le 4, le général Cadorna ordonne de continuer la retraite sur la
Livenza, qui coule entre le Tagliamento et la Piave. Le mou-
vement s'exécutera le 5, sans être trop gêné par la pression des
Austro-Allemands, qui le suivent. Il n'y aura même pas
d'arrêt sur la Livenza, considérée comme insuffisante à consti-
tuer un obstacle susceptible d'être défendu, et l'ordre sera
donné de se replier sur la Piave, tandis que le gros des forces
ennemies sera encore occupé à franchir le Tagliamento.
La courte durée de la résistance sur le Tagliamento, cer-
tainement inférieure à l'attente du général Foch, ne le décou-
rage cependant pas. Elle l'amène seulement à insister plus
énergiquement encore pour que le Grand Quartier Général
italien donne l'exemple et le signal de cette vigoureuse réac-
tion, sans laquelle aucune ligne de défense, fût-ce celle de la
Piave, désormais bien près d'être atteinte, ne saurait être
inexpugnable ; pour que le gouvernement italien, sans inter-
venir dans les opérations militaires proprement dites, trans-
mette au commandant en chef cette impulsion, ce mot d'ordre,
qu'il est dana les attributions gouvernementales de donner;
p<»ur que sans retard les remèdes appropriés soient apportés aux
animes d'organisation qu'il a signalées et dont a souffert la
conduite de la guerre.
Ses instances se rencontrent d'ailleurs avec l'instinct et le
m eu populaires. Du pays, brutalement tiré d'une sécurité trom-
peuse et ramené au seul souci de la défense nationale, s'élève
alors un appel à l'armée et au gouvernement, pour venger
l'honneur des armes et préserver le plus possible le sol de la
patrie. Après un moment de stupeur, devant une défaite inat-
tendue et le recul général d'un front que l'on croyait ne devoir
se déplacer que pour avancer, la grande majorité de la popu-
lation réagit fortement. Sous l'émotion, l'anxiété qui subsistent
LA MISSION DU MARÉCHAL FOCH EN ITALIE. 287
à juste titre, le patriotisme et aussi l'amour-propre, ce grand
ressort de, l'armée italienne, font se raidir les énergies et se
tendre les volontés. La prompte, quasi immédiate, arrivée des
re i forts alliés contribue puissamment à rendre possible cette
salutaire réaction. Elle est un facteur décisif d'espoir et de sang-
froid. Dans l'alarme el le désarroi de la première heure, par-
tout les yeux se sont tournés vers la France et l'Angleterre, et
les Italiens n'ont plus regardé au delà de leurs frontières que
dans une direction : celle des Alpes. Par la promptitude avec
1m quelle il a été accordé, le concours militaire franco-anglais a
produit une immense impression. L'alliée en danger a senti
qu'elle n'était pas isolée, abandonnée à elle-même, en présence
d'une offensive du bloc ennemi, où son cauchemar douloureux
lui fait voir une véritable ruée. Elle trouve dans ce sentiment
un utile antidote contre la dépression, un inestimable encoura-
gement à tenir bon. Et, à son tour, l'opinion publique, fouettée,
stimulée, arrachée pour un temps à de néfastes dissensions et
prémunie contre les influences malsaines, dont elle constate
alors les effets pernicieux, donne carte blanche au gouverne
ment, le soutient et transmet jusqu'au front une consigne de
résistance et d'abnégation.
Pour répéter impérieusement cette consigne et en assurer
l'exécution, le G. Q. G. italien ne doit pas, selon le général
Foch, attendre après le moment, désormais imminent, où la
retraite aura atteint la Piave. Ce fleuve franchi, qu'aucun autre
ne hante les esprits. Pas de Mihcio, pa< de M incio! Tel est son
mot d'ordre a lui, la formule qu'il va répétant.
Il ne se dissimule pas toutefois qu'après la secousse ressentie
par l'armée italienne, la défensive, dont il la juge à juste titre
capable, lui est rendue plus difficile par l'affaiblissement numé-
rique ; par d'importantes pertes de matériel, notamment d'ar-
tillerie ; par la désorganisation d'unités, dont le regroupement
doit s'accomplir à l'arrière, simultanément à la reprise d'acti-
vité combative sur le front nouveau ; enfin, par une diminution
de confiance en soi, qui survit parfois plus que de raison aux
grands désastres. C'est pourquoi le général Foch pense dès
lors que le concours militaire allié à l'Italie devra être accru
et maintenu quelque temps à un effectif élevé. Le débit, si
l'on peut ainsi parler, des renforts franco-anglais étant néces-
sairement conditionné par celui des voies ferrées, il n'aurait
2S8 REVUE DES DEUX MONDES.
pas été possible d'en envoyer davantage à la fois, dans l'espace
tle temps qui s'esl écoulé depuis le 2G octobre. Mais l'effectif
alors atteint ou sur le point de l'être ne constitue pas, dans
l'esprit du général Foch, un maximum. Il en envisage d'ores
el déjà l'augmentation, incité du reste à s'en préoccuper par
notre ambassadeur à Rome, M. Barrère, qui a été des premiers
à réclamer l'envoi de contingents français et qui insiste on
faveur de leur accroissemenl et de leur maintien un certain
temps.
Telles sont les dispositions dans lesquelles il pnrt, le \ no-
vembre, pour Rapallo, où vient d'être convoquée une confé-
rence t\rs gouvernements français, anglais et italien, et des
chefs d'Etat-major généraux. Invité à s'y rendre, et ne pouvant
doue retourner immédiatement, comme il y comptait, au
G. Q. (i. italien, il télégraphie au général Duchêne de se tenir
'■il liaison plus étroiteet plus continue avec le Comando-'Supremo,
afin d'être à même de prendre toute décision que comporte-
raient les circonstances. A Rapallo, près de Gênes, où il arrive
le M novembre avec M. Barrère, le général Robertson et les
ministres italiens, MM. Orlando, Sonnino, le général Allieri et
le général Dallolio, le général Foch trouve I • général Porro,
sous-chef d'Etat-major, chargé par le général uadorna, qui n'a
pu quitter sou quartier général, de représenter le Comando-
Supremo à la conférence. Le général Porro lui demande, de la
part du général Cadorna, de placée dans le Val Caminica, jo ir
parer à, une attaque ennemie par le Tonale, une division fran-
çaise dont le débarquement commence. Cette demande procède
de la même crainte, qui a déjà fait, une première fois, modi-
fier le lieu de concentration de nos divisions : celle dune
offensive austro-allemande sur le front du Trentin, dont la
rupture menacerait dans le dos les armées italiennes qui par-
viennent alors ii la Piave. La seule différence est que, cette
fois-ci, le point par oii le général Cadorna craint de voir débou-
cher l'attaque, est reporté encore plus à l'Ouest. En consé-
quence, le général Loch donne aussitôt au général Duchêne
l'ordre de porter une division française à l'endroit où elle est
demandée par le commandant en chef italien et de réunir nos
forces à l'ouest du lac de Garde. C'est donc encore sur l'initia-
tive du Comando-Supremo que celles-ci s'éloignent davantage de
la Piave.
LA MISSION DU MARECHAL FOCII I-N ITALIE.
289
Dans la soirée du 5 arrivent à Rapallo M. Painlevé, président
du Conseil et ministre de la Guerre, M. Franklin-bouillon,
ministre sans portefeuille, M. Lloyd George, premier ministre
d'Angleterre, le général Smuts, premier ministre d'Australie,
et le général YVilsori, du grand Ltat-major britannique. Après
une réunion le G au matin, à laquelle ne prennent part que les
ministres anglais, français et italiens et M. Barrère, une seconde
séance a lieu l'après-midi du même jour, avec l'assistance des
généraux Foch, Uobertson, Wilson et Porro. L'examen de la
situation militaire italienne et la discussion sur l'importance
de l'aide à donner à l'Italie s'ouvre par des observations du
général Roberlson. Le chef d'Ltat-major anglais est d'avis, à la
suite de son enquête, que huit divisions alliées, quatre françaises
et quatre anglaises, sont suffisantes pour permettre la reconstitu-
tion et la réorganisation des forces italiennes. Car c'est à cela
que, selon lui, se ramène surtout le problème, l'armée italienne
dans son ensemble n'étant, conslate-t-il, nullement battue. 11 s<*
demande donc pourquoi il est question de 15 ou 16 divisions
alliées, chiffre articulé le malin, dans la conférence tenue entre
les ministres. Rien n'oblige au surplus (puisque sont encore
en route des renforts qui absorberont, jusqu'au 18 ou 20 no-
vembre, la capacité d'écoulement des chemins de fer), à fixer
d'ores et déjà définitivement l'effectif total des contingents à
fournir par l'Angleterre et parla France. Ce soin pourrait être
laissé aux généraux commandant les armées des deux pays en
Italie, le commandant anglais devant être le général Plumer,
attendu incessamment.
Ainsi commencée, la délibération continue par un exposé du
général Porro, douloureux bilan des proportions et des consé-
quences de la défaite subie, dans les derniers jours d'octobre,
par la 2" armée, et tableau comparatif des forces italiennes
et ennemies. Q lant aux pertes en prisonniers et matériel,
li'- chiffres donnés par les communiqués autrichiens doivent,
selon le gênerai Porro, être à peu [très exacts : 200000 prison-
niers, 1.800 canons. Lï chiffre indiqué pour les canons serait
même plutôt faible. Quant à la comparaison des effectifs en
ligue de part et d:autre, le général Porro l'établit ainsi :
371 bataillons pour l'Italie, dont 100 sur la basse Piave de Ner-
vesaàla mer 3 armée , 12" du Montello à la Brenta (4e armée ,
118 de la Brenta au lac de Garde (lre armée), 32 du lac de
TOME LVIII. — 1030. 19
200 REVUE DES DEUX MONDES.
Garde au Stelvio (3e corps d'armée), 661 bataillons pour les
Austro-allemands, dont 4'J3 sur le front des Alpes Juliennes,
168 dans le Trentin. Sur le front où ses troupes se sont main-
tenues, au Nord, et où elles arrivent, à l'Est, le général Cadorna
a décidé de tenir jusqu'au bout de ses forces; mais la dispro-
portion de ses forces avec celles de l'adversaire l'inquiète, d'au-
tant plus qu'on lui signale 12 ou 15 divisions allemandes en
cours de transport vers son front et destinées, selon ses prévi-
sions, à opérer dans le Trentin.
Sceptique sur la probabilité d'une aussi forte concentration
allemande contre l'Italie, le général Hobertson constate que,
pour le moment, il n'y a que 6 divisions allemandes identi-
fiées avec certitude. Prenant à son tour la parole, le général
Foch commence par discuter le calcul en bataillons, fait par le
général Porro, et obsirve que, les divisions allemandes n'en
ayant que 9, le total de 661 bataillons ennemis doit être prati-
quement ramené a 500 environ. Puis il élève la discussion et,
la faisant sortir des statistiques, il soutient que la question d'ef-
fectifs n'est qu'un desaspectsdu problème. Li'supériorité numé-
rique permet, dit-il, de résoudre bi m des difficultés, mais non pas
toutes. La force de la défensive actuelle est un facteur dont il
faut tenir compte : et le général Focli en cile des exemptas,
l'Yser, Verdun, et inversement certaines résistances allemandes
contre nos attaques les mieux monté s. Dus li guerre actu die,
affirme-l-il, la supériorité numérique ne g ranlii pas le succès,
quand il y a une ligne défensive comme celle de la Prive, bile
qu'il n'y a rien à faire pour l'ennemi. Elle est un moyen do
battre l'adversaire dans certaines conditions : mus sur la Piave,
il l'assure, ces conditions ne se réaliseront p s. L'armé ■ italienne
doit pouvoir y tenir, même en étant inféri -ur à en nombre. Une
fois bien eu main, elle est à même d'y arrêter des forces supé-
rieures. Ce n'est pas à dire qu'elle ne doive y être aidée, effica-
cement aidée par les Alliés; m lis en aucun cas l'aide ne pourra
être une suppléance. Sur l'importance d ; l'aida, le général Fooh
ne s; prononce pas encore; il n'avance pas de chiffre. A part lui,
il l'admet supérieure au total énoncé par le général Robertson.
Mais, précisément ptree qu'il ne pourra s'agir, en tout c ;s, que
d'un appoint, si considérable soit-il, le ch T d'Etat-m ijor général
français s'attacha d'abord a bijn et b î i r , aux yeuxdu Gouver-
nement et du Commandement italiens, que le salut de l'Italie
LA MISSION DU MABÉCJ'JAL FOU EN Jf\LIE. 291
est entre leurs mains, entre les mains de sjs enfants. Il <-st à
remarquer, à so:» honneur, que personne, au cours de la crise
qui réunit I s Puissances de l'Entente autour d'une Alliée en
péril, n'a pins délibérément et [tins constamment fait fond sur
les ressources, sur le ressort de l'Armëe italienne.
Los principes opportunément rappelés par le général Foch
amènent le général Porro à accentuer l'expression de sa propre
confiance et de celle du général Cadorna dans le succès de la
défjnsive : il prononce même le mol de « certitude. » La suite
d ■ son argumentali m montre tout sfois le Commandement italien
désireux de se constituer, le pins lot possible, par le concours
militaire allié, une forte rés3rve, une masse de manœuvre, prèle
à sj porter, sjIoii les besoins de la situation, soit vers la Piave,
soil vers le Trentin, pour parer à d'éventuelles menaces sur l'un
ou l'autre des p >inls faibles d ; la lign uii résistance : le Montello,
sij -t à une concentration de feux ennemis, la vallée de l'Adige,
le plateau d'Asiago. C'est en effet la gauche du dispositif qui
cause le pi ns de préoccupations au général Porro, exception faite
de la région à l'O.iesl du lac de Garde (val tiiudiearia et val
Camonica), qui sérail, selon lui, « la direction la plus dange-
reuse, » si le 3e corps n'y était doublé par les troupes françaises.
La nécessité d'une reserve se fera impérieusement sentir,
conclut-il, jusqu'à ce qu'aient été reconstitués les éléments res-
tant de la 2° armée, dont on espère tirer une quinzaine de divi-
sions : et c'est pour cela qu'il en a été demandé autant aux
Alliés. Pour mettre une réserve à la disposition de l'Italie et,
par suite, porter les renforts à l'effectif proportionné aux cir-
constances, tout le monde, dans la Conférence, se trouve d'accord.
Comme celte discussion laisse io ilafois les ministres et les
ch'fs d'Elat-major, français et ang'ais perplexes sur l'étendue
du concours nécessaire au front italien; que le transport des
contingents, déjà diriges vers ce front, est encore en cours et
que le rendement des voies ferrées ne permet pas, pour le
moment, de faire davantage, — les chefs de gouvernement con-
viennent de subordonner leur décision définitive à l'avis motivé
et aux propositions fermes des membres militaires d'un «Comité
supérieur interallié, » dont ils ont jeté les bases le matin même
et dont ils proclament la constitution séance tenante. Embryon
de commandement unique, le Conseil de Versailles est issu de
cette crise et de cette délibération. Pour y représenter l'Italie
2 <1 REVUE DKS DEUX MONDES.
aux eôlé> du général Foch ei du général Wilson, le gouverne-
ment italien porte son choix sur le général Cadorna, qui sera
remplacé à la tête des armées italiennes. Le choix de son suc-
C( — ii r n'est pas encore arrêté: mais sou remplacement dans
les fonctions de chef d'État-major général, qui comporte en
Italie le commandement en chef désarmées, date également d«
Rapallo. Prise dans la plénitude de leur indépendance par le
président du Conseil Orlando et les membres dirigeants de son
cabinet, la décision, il n'est pas audacieux de le supposer, a été
apportée par eux de Rome, déjà arrêtée en principe. Pour pre-
mière et argenté tâche, les trois membres du nouveau Conseil
militaire interallié auront à rendre un compte exact de la situa-
tion actuelle sur le front italien,;) apprécier la valeur du concours
qu'il convient d'apporter à l'armée de nos alliés et à en référer
le plus tôt possible aux gouvernements, qui décideront. Cette
mission leur est définie par les instructions suivantes, portant
la date du lendemain, 7 novembre :
Instructions pour les conseillers militaires permanents.
1° Le Conseil supérieur allié réuni à Rapallo le 7 novembre 1917
donne comme instruction à ses conseillers militaires permanents de
lui faire immédiatement un rapport sur la situation actuelle du front
italien. De concert avec le G. Q. G. italien, ils devront examiner la
situation actuelle et, après un examen général de la situation militaire
sur tous les théâtres, donner leur avis en quantité et en qualité sur
l'assistance à fournir par les gouvernements britannique et français et
sur la manière dont elle devra être employée.
2° Le gouvernement italien s'engage à donner comme instruction
au Comnndo- Supremo de faciliter de toute manière la tâche des
conseillers militaires permanents, tant en ce qui concerne les rensei-
gnements documentaires (écrits) que les mouvements da;is la zone
des opérations.
Telle est la nouvelle mission que, pendant la fin de son séjour
en Italie, le général Foch va cumuler avec le commandement
supérieur des forces françaises envoyées au delà des Alpes.
Disons tout de suite que les Italiens n'auront pas à se plaindre
de la manière dont il s'en acquittera et du résultat auquel elle
aboutira. Car son inlluence, déjà prépondérante dans le tri': n-
virat dont il fait partie et ensuite dans. le Consul du Versuill ;s,
ne contribuera pas médiocrement à faire porter à 12 divisions
l'effectif anglo-français sur ce front.
LA MISSION DU MARÉCHAL FOCH EN ITALIE. 293
Quittant Rapallo le 7 au soir, la Conférence entière, civils et
militaires, se transporte le 8 à Peschiera, où s'est rendu le Roi.
■ Là est décidé?, entre le souverain et ses ministres, la nomina-
' lion du général Diaz au commandement en chef des ar1
| ave, comme sous-ch.'fs d 'État-major, les généraux Badoglio et
Giardino. Averti de ces changements, le général Foch, accom-
pagné du général Wilson, part le 8 pour Padoue, où le G. Q. lï.
italien vient de s'établir, pour prendre contact avec le nouveau
Çomnndo-Supremo et poursuivre auprès de lui son enquête et
sa collaboration. Avant de se séparer des membres du gouver-
nement italien, il insiste encore auprès d'eux pour qu'ils fassent
naître au général Diaz leur intention bien arrêtée de mener
j la guerre énergiquement pour résister à l'ennemi et arrêter à
tout prix l'invasion de l'Italie en défendant opiniâtrement la
ligne de la Piave.
Appelé du corps d'armée, d'où il passe d'un Irait au com-
ma'ndement suprême, le général Diaz vient de prendre pi
bion d) ses hautes fonctions. Les généraux Foch et Wi
entrent en rapports avec lui le 9 novembre au matin et. dès
bette première entrevue, s'emploient à affermir chez lui la r - -
lution de faire front sur la Piave. Ils lui conseillent en outre de
br ndre des dispositions pour occuper Tomatico et le Roncone,
-. afin d'interdire aux Austro-Allemands la route de Feltre. Ils le
mettent enfin au courant de leur mission en lui demandant de
leur donner toutes facilités pour se renseigner sur l'état de
! l'armée italienne, ce à quoi il se prête avec empressement.
Le débarquement de trois divisions français -s sur quatre est
-alors achevé, sauf deux groupes1 d'artillerie divisionnaire; la
quatrième aura fini de débarquer le 12. Les éléments non endi-
visionnes et les éléments d'armées seront incessamment à pied
d'œuvre. Puisque le désir du général Cadorna a fait diriger nos
forces sur l'Ouest du Lac de Garde, une instruction du général
•Foch au général Duchène règle le commandement dans ce sec-
'teur du front.
Rien n'autorise encore à penser que le nouveau comman-
idant en chef, qui a d'ailleurs eu très peu de temps pour prendre
connaissance de la situation d'ensemble, considère avec moins
d'appréhension que son prédécesseur la menace de l'offensive
ennemie, qui est à prévoir et qui se produira en effet sous peu,
contre le front du Trentin. La deuxième fois -qu'il en a été
294 BEVUE DES DEUX MONDES.
question c'est à Rapallo, le 6 novembre, où le général Porro a
évalué très haut le nombre des divisions allemandes en cours
de transport vers la frontière septentrionale de l'Italie, et, par
suite, le chiffre total des bataillons ennemis qui pauvent rire
mis en ligne contre le 3e corps d'armée et contre la lre armée ;
de part et d'autre du Lac de Garde. Le général Foch doit donc
estimer encore que, sauf exagération sur la proportion des
eiïVtifs austro-allemands, présents ou attendus dans le Trenlin,
le danger, de ce côté, est sérieux et que remplacement des
troupes françaises répond à un besoin réel.
Aucune activité ennemie ne se manifeste toutefois h, l'Ouest
du Lac de Garde. La pression exercée sur les altipiani amène
bien la lre armée, la seule dont le front soit demeuré stable, à
rectifier certaines de ses positions et notamment à évacuer
Asiago. Mais ce mouvement reste limité aux exigences d'une
lactique désormais défensive, et si, d'aventure, les Autrichiens
poussant plus loin leur avantage, les troupas du général Pecori*
G>;raldi passent à la contre-attaque. Ainsi, Gallio perdu par les
Italiens, est repris par eux, La situation ne s'annonce donc pas
défavorablement sur le front italien du Nord, où parait devoir
tenir la barrière qui couvre le liane des armées du front Est.
Si la retraite de celles-ci doit s'arrêter à la Piave, elle a
désormais atteint son terme. Le due d'Aoste a ramené son
armée (la 3e) en ordre, dans de bonnes conditions, derrière le
cours inférieur du tleuve, entre la mer et la route de Cône-
. gliano, couvrant Venise. Le général de ltobilant, à qui le géné-
. rai Foch va, le 10 novembre, rendre visite à son quartier
général, a reconduit la sienne (la 4e armée) à travers un terrain
de montagne extrêmement difficile, sur le cours moyen de la
Piave. Ces deux armées étant venues en jonction, les éléments
de la 2e armée, qui s'interposaient entre elles, vont pouvoir
être retirés et reconstitués en arrière des lignes. La lie armée
(Trentjn) prolonge la gauche de la 4e. Tel est le dispositif que le
général Foch résume, le 11 novembre, en télégraphiant au
ministre de la Guerre que les armées italiennes sont actuelle-
ment en position sur leur ligng de dé/ense Piave, Grappa, plateau
des sept Communes, et que « le mouvement de repli s'est ter-
miné sans incident, l'action de l'ennemi ne s'étant fait sentir
qu'hier par des attaques locales sur la tête de pont de Vidor et
. vers Asiago. » Rien, dans les termes de ce court compte rendu,
LA MISSION DU MARECHAL FOCil EN ITALIE. 295
n'implique la continuation du repli plus en arrière, vers une
autre ligne de défense; tout l'exclut, comme la seule hypothèse
en est exclue de la pensée même du général Foch.
Le 11, à 9 heures du matin, conférence chez le général Diai,
qui a fait demander les généraux Foch et Wilson. Il leur signale
que l'occupation de Tomalico et du Roncone, conseillée par eux
le 9, présenterait certaines difficultés, pour l'installation de la
grosse artillerie, les routes de repli, etc. Le général Foch lui
remet une note, précisant le but à atteindre par ces occupa-
tions : « interdire le plus longtemps possible à l'ennemi la
route de Feltre ; l'arrêter définitivement sur le Grappa. » Le
général Di.iz insiste ensuite sur la faiblesse de la région du
Montello, sur l'inquiétude que lui cause la 4e armée, encore
mal assise sur s?s positions, disposant de peu de réserves et
d'aucune troupe fraîche. Le Président du Cons3il, ajoute-t-iî,
lui a télégraphié que « l'opinion publique est déjà défavora-
blement impressionnée par le fait que les armées alliées sont
maintenues loin du danger. » Pour ces raisons et en vue de
l'effet moral à en attendre, le général Diaz demande qu'une
division française soit, pour commencer, transportée sur la
Piave, au Montello, et que l'armée française y soit ensuite mise
en ligne progressivement.
C'est la quatrième fois, depuis le 30 octobre, que le G. Q. G.
italien change d'avis sur l'utilisation de l'armée française.
Déjà trois fois a été modifiée, à sa requête, la destination
prévue pour celle-ci ou reçue par elle. « Il y a lieu de bien
remarquer, télégraphie ce jour-là le général Foch au ministre
de la Guerre, que c'est sur la demande expresse du général
Cadorna que, à l'heure actuelle, l'armée française se trouve
reportée de l'Est à l'Ouest du lac de Garde, c'est-à-dire à plus
de 150 kilomètres de la région où son emploi est maintenant
demandé. » Il aurait pu ajouter que, cinq jours auparavant,
te général Porro signalait encore l'Ouest du lac de Garde
comme « la région la plus dang^reus?, » si nos troupes ne s'y
fussent pas trouvées. Ce n'était donc pas pour les « maintenir
loin du danger » qu'elles y avaient été dirigées. Seulement
l'endroit où le Commandement italien situait le danger était
sujet à changement.
Le général Foch n'a pas de préférence pour un emplace-
ment plutôt que pour un autre; pas d'objection à revenir à
296 REVUE DES DEUX MONDES.
une destination approchante de celle qui avait été prévue en
premier lieu, le 30 octobre, au matin. Il ne se refuse, mais
péremptoirement, qu'à engager successivement, par morceaux
(et cela pour une raison de sentiment), les divisions françaises
dans une région déjà remplie de troupes italiennes, dont cer-
taines en cours de réorganisation, à travers des routes encom-
bre s, dans des conditions telles que leur arrivée ne serait
d'aucun réel secours. Mais, — et le général Diaz adhère à cette
solution, — il décide de porter, par un premier bond aussi
rapide que possible, trois divisions françaises entre Valdagno
et Vicence, prêtes à agir comme masse de manœuvre à l'en-
droit où il en serait besoin, une division étant maintenue pro-
visoirement à l'Ouest du lac de Garde pour servir de réserve
au 3e corps italien. En outre, afin de donner satisfaction à
l'opinion publique, il est convenu que des détachements de
reconnaissance, appartenant aux diverses unités françaises, seront
envoyés sans délai sur les positions du Grappa et de la Piave.
Des instructions adressées au général Duchêne rapportent celles
qui lui prescrivaient de prendre le commandement à l'Ouest
du iac de Garde et l'invitent à exécuter en toute hâte le mouve-
ment décidé pour trois de ses divisions, en laissant provisoire-
ment la quatrième sous les ordres du commandant du 3e corps
d'armée italien. Le lendemain (12 novembre), le générât
Wilsoh, après accord avec les généraux Foch et Diaz, décide
que l'armée anglaise se formera aussitôt que possible à la
droite de l'armée française, de Vicence à Montegilda, et que, a
cet effet, ses débarquements seront portés en avant du Mincio.
Ces dispositions font l'objet d'un protocole signé, le 12, par les
trois généraux. Par la concentration de leurs troupes en avant
du Mincio s'exprime matériellement la résolution des chefs
anglais et français, comme du commandant italien, de tenir en
avant de ce tleuve, c'est-à-dire sur la Piave. Il ne peut y avoir
aucune équivoque à ce sujet.
Cependant l'ennemi, ralenti dans son avance par la rupture
des ponts du Tagliamento et de la Livenza, est arrivé en forces
devant la Piave, a attaqué sur trois points et s'est glissé en
deux endroits sur la rive droite, notamment à Zenzon. Le
14 novembre sont signalés de légers progrès autrichiens sur les
altipiani. Nulle part la résistance n'a fait défaut et elle ne de-
viendra que plus ferme, à mesure que croîtra la pression enne- ;
LA MISSION DU MARÉCHAL FOCH EN ITALIE. 297
mie commencée depuis le 9 contre le front du Trentin, depuis
le 12 contre le front Piave-Grappa.
Au début de ces actions, où le front italien reconstitué
prouvera sa solidité, le général Diaz, au cours d'une des cnnie-
rences quotidiennes qui le réunissent aux généraux Foch et
^ ilson (celle du 13 novembre), leur expose l'importance du
concours militaire allié qu'il juge utile à l'Italie, soit vingt
divisions, et leur remet un mémoire précisant ses demandes en
infanterie et artillerie. Si enclin qu'il soit à ne pas marchander
les renforts aux Italiens, le général Foch trouve exagéré le
chiffre de vingt divisions alliées et insiste auprès du général
Diaz sur l'urgence de réorganiser au plus tôt les unités ita-
liennes éprouvées ou dispersées. Le commandant en chef italien
en convient et décide que les corps les plus atteints seront
groupés et formeront une 5e armée, qui sera transportée en
deçà du Pô et du Mincio pour cette réorganisation. Dans ces
conditions, douze divisions d'infanterie, six anglaises et six
françaises, semblent suffisantes au général Foch, qui télégraphie
à Paris le même jour pour demander que les contingents
franco-anglais soient portés à cet effectif. Il demande en même
temps que le transport encore en cours des quatre divisions an-
glaises déjà accordées soit accéléré autant que possible, en utili-
sant les voies du Mont-Cenis et de la Riviera.
Il ne restait donc à la France, pour compléter sa moitié,
qu'à diriger au delà dos Alpes deux divisions de plus. Dès le
surlendemain, lo novembre, le général Foch est en mesure
d'annoncer au général Diaz la mise en route de ces deux divi-
sions (le 12^ corps d'armée français). Et la rapidité de l'exécution
repondra encore à celle de la décision; notre 12e corps commen-
cera ses débarquements dès le 20. Il convient de relever ici, une
fois de plus, l'empressement de notre gouvernement et de notre
haut commandement. La promptitude avec laquelle le dernier
envoi est effectué indique même qu'il était arrêté en principe
entre le ministre de la Guerre et le maréchal Foch avant que
celui-ci en fit la demande formelle. Qu'il s'agit d'accorder ou de
transporter des troupes, ou de les déplacer en Italie même, nous
avons toujours, dans celte crise, été les premiers à le faire,
toujours en avance sur les Anglais. Ainsi les trois divisions
françaises ramenées de la région Ouest dû lac de Garde -ont
réunies dès le 17 novembre dans le secteur qui leur est assigna
298 REVUE DES DEUX MONDES.
entre Valdagno et Vicence, tandis que les deux seules divisions
anglaises alors rendues en Italie ne sont pas en position de
Vicence à Montegalda avant le 24.
Le H, le général Wilson repart pour la France. Le général
Plumer, commandant les forces britanniques en Italie, le rem-
place dans les conférences matinales qui se poursuivent quoti-
diennement, entre le général Diaz, le général Foch et lui. Les
actions qui ont alors lieu, chaque jour, sur le front des l,e, 4e et
3e armées se développent à l'avantage des Italiens et font bien
augurer de l'issue de leur défensive. Les gains ennemis, lorsqu'il
y en a, sont de peu d'importance; les troupes italiennes contre-
attaquent, le moral est en hausse. Ainsi le 18 novembre, sur le
Monte-Tomba où une attaque est repoussée, les Allemands pren-
nent pied seulement sur un saillant de la position. Ainsi le 21,
sur les avancées du Grappa et du Tomba, sur le plateau d'Asiago,
où la lutte se maintient vive. Ainsi, le 22 et le 23, dans lès
mêmes régions. Partout la résistance est énergique, les conlre-
oflensives sont vigoureuses, les organisations se renforcent et la
situation se raffermit.
Au cours de celle période, où pourtant la confiance renait à
tous les échelons de la hiérarchie, le Comando-Supreiio fait
parvenir au général Foch, le 18 novembre, une série de docu-
ments datés du 12 au 17 et relatifs à l'organisation d'une éven-
tuelle retraite sur le Mincio. Simple précaution sans doute. Le
général Foch ne laisse pas toutefois d'en être alarmé, la trouvant
intempestive dans les circonstances actuelles, et, le 19, à la suite
d'une réunion chez le général Diaz, où il a insisté chaleureuse-
ment en faveur de la résistance sur place, il laisse au comman-
dant en chef italien la note suivante, qui résume ses conseils :
L'idée exclusive qui doit animer tout comhatlant est de ne plus
abandonner un mèlre du sol de la Pairie. Nous en avons aujourd'hui
le moyen. Les troupes sont réorganisées. Elles viennent de montrer
leur vaJeur. Les Alliés sont arrivés.
Le procédé, la défensive, est facile à organiser avec l'armement
actuel, contre une attaque; de troupes de campagne. Les levées de
ten e, les localités, les obstacles de la nature organisés délVnsivement,
reliés entre eux par des bouts de tranchées garnis de mitrailleuses, ot
défendus par une troupe vigilante, constituent une ligne qui arrête
net, aidée de barrages d'artillerie, les troupes qui ne disposent que des
moyens de la guerre de campagne. Ce procédé doit être appliqué par
LA MTSSION DU MARÉCHAL FOCII EN ITALIE. 299
tout chef el tonte troupe. A moins d'ordres particuliers, toute iroupe,
qui a été déplacée à la suite de combat, s'organise immédiatement
d'elle-même là où elle est; cherche et assure en même temps la
liaison avec les troupes voisines; ne se retire jamais sous prétexte
qu'elle est débordée; forme seulement flanc défensif du côté menacé,
les réserves venant fermer la brèche, si la ligne a été percée.
C'est sur la valeur de fous- ses soldats que l'Italie compte pour
assurer la défende pied à pied, bien plus que sur l'importance des
obstacles que lui a donnés la nature.
En même temps, le général Foch hàle l'étude et la conclusion
d'un projet de relève d'une partie du front italien par les troupes
anglo-françaises. Les premiers échanges d'idées ont eu lieu le 16,
entre lui et les généraux Wilson et Plumer. Le 18, leurs propo-
sitions ont été soumises au général Diaz ; elles tendent alors à
la relève d'une partie du front de la lre armée italienne (Alti-
piani). Le 21, les contre-propositions du général Diaz sont exa-
minées par le général Foch, le général Plumer et le général
Fayolle, qui vient prendre le commandement supérieur de
l'armée française. Il est reconnu que, comme l'a fait observer
le commandant en chef italien, les troupes françaises et anglaises
rencontreraient dans une région de montagnes des difficultés
auxquelles elles sont peu préparées; on considère donc l'éven-
tualité de les porter en ligne ailleurs. Le lendemain matin, le
général Foch et le général Fayolle tombent d'acGord sur les
points résumés dans la note qui suit :
Au point où en sont les affaires,
1° Il est de toute nécessité que les Italiens maintiennent la ligne
Piave-Grappa-Allipiani.
2° Il est de toute nécessité qu'en cas de besoin de leur part leâ
Alliés les y aident :
a) dans la bataille, si elle se présente immédiatement,
b) par la relève dans le cas contraire.
3° 11 nous faut donc avancer les troupes alliées sans retard de
leur position des Lessini Berici trop éloignée.
Le même jour (22 novembre) les mouvements à prescrire et le
dispositif adonner aux troupes al liées sont arrêtés dans deux confé-
rences tenuesentre les généraux Diaz, Foch, Fayolle el Plumer. Les
décisions prises sont consignées dans une note dont voici le texte :
Les armées alliées tiennent à se mettre en condition d'aider les
armées italiennes :
300 REVUE DES DEUX MONDES.
a) Dans la bataille si elle se présente immédiatement;
b) Par la relève dans le cas contraire.
Dans ce but les commandants alliés proposent de porter les armées
alliées à partir du 24 novembre :
L'armée française en direction générale d'Asolo ;
L'armée anglaise en direction générale de Monte-Belluna.
Elles réaliseront dans un premier bond le dispositif suivant :
Armée française. Une division d'infanterie sur la rive Est de la
Brenta dans la région Bassano, Nord de Citadella.
Deux divisions d'infanterie échelonnées de la Brenta à Vicence.
Armée anglaise. Une division d'infanterie sur la rive Est de la
Brenta dans la région Sud de Citadella.
Une division d'infanterie sur la rive Ouest de la Brenta.
Elles seront ainsi à portée :
a) Ou bien d'intervenir dans la bataille;
b) Ou bien de relever ultérieurement les troupes italiennes de Ner-
vesa à Pederobba.
L'armée anglaise de Nervesa à Rivesecca.
L'armée française de Rivesecca à Pederobba.
Les modalités de cette relève feront l'objet d'une note détaillée
ultérieure.
Signé : Focn, Plumer.
L'ordre est aussitôt télégraphié au général Duchêne d'exé-
cuier le mouvement indiqué. Il est entendu en outre que, dès le
25, la division française jusqu'alors maintenue à l'Ouest du lac
de Garde sera mise en route pour rejoindre le reste de l'armée.
Ces dispositions viennent d'être prises quand le général
Plumer fait connaître qu'en raison du succès de l'offensive]
anglaise dans la ré" ion de Cambrai et de la nécessité de
l'exploiter avec des troupes immédiatement disponibles, l'arrivée
des 5e et 6e divisions britanniques sera retardée de quelques
jours. Mais, ajoute-t-il, le gouvernement anglais, qui a déciilé
l'envoi de ces divisions, sera fidèle à sa promesse. Le général
Foch se joint alors au général Diaz pour demander que le
retard soit réduit au minimum et affirmer le besoin du con-
cours militaire assuré. Consulté à cet égard par le ministre de
la Guerre de France, il insiste sur la nécessité de mettre sans
délai à la disposition du général Diaz la totalité des forces
prévues et demande que, pour parer dans la mesure du pos-
sible au retard des Anglais, le transport en cours du 42e corps
d'armée français soit activé. En fait, une division de ce corps
LA MISSION DU MARÉCHAL FOCH EN ITALIE. 301
est entièrement débarquée et la seconde commence à débarquer
ce jour-là (22 novembre). Avant la fin du mois, l'effectif fran-
çais s mu complété à 6 divisions.
Hâter l'arrivée du complément des renforts alliés et l'exé-
cution dus mouvements préparatoires à la relève d'une partie
du front italien, tels sont les derniers soins du général Foch. Ils
vont de pair, jusqu'au bout, avec les plus fortes exhortations au
Comaiido-Suprcmo, afin que la volonté de tenir sur les positions
de la Piave, du Grappa et des Sept Communes ne fléchisse sous
aucune épreuve.
C'est dans ce sens qu'il s'exprime aussi avec M. Orlando,
Président du Conseil, et le général Alfieri, ministre de la Guerre,
venus en visite à Padoue; avec M.Nilli, ministre du Trésor, qui
les y a suivis de quelques jours; avec M. Barrère, notre ambassa-
deur à Rome, qui vient prendre congé de lui et dont la fermeté,
la confiance, l'active et chaleureuse sollicitude ont été constam-
ment, pendant ces dramatiques semaines, à l'unisson des siennes.
L'issue des combats très chauds, qui continuent à se livrer
sur le plateau d'Asiago, dans la région du Grappa et du Tomba,
ne cesse pas de confirmer le général Foch dans l'idée que l'as-
saillant ne réussira pas à passer et de lui prouver que les posi-
tions italiennes sont vaillamment défendues. Les lignes de la
défense viendraient-elles à être entamées sur un point, les divi-
sions alliées, dont cinq seront rassemblées sur la Brenta le 25" no-
vembre, se trouveraient en mesure d'intervenir immédiatement.
Après avoir transmis le commandement supérieur de l'armée
française au général Fayolle et lui avoir tracé les directives qui
devaient le guider dans sa tâche, le général Foch, rappelé à
Paris, quitte le G. Q. G. italien dans l'après-midi du
23' novembre, non sans avoir adressé au général Diaz l'éloquente
lettre qu'on va lire et où se traduit l'esprit dans lequel il avait
rempli sa mission :
Excellence,
Au moment où je repars pour Paris, je tiens à vous dire la
confiance entière qui m'anime vis-à-vis des armées italiennes. Par votre
décision, votre discernement, votre vigilance, votre activité, vous avez
fait pénétrer votre volonté dans tous les rangs de l'armée, vous lui
avez donné conscience de sa force, et vous l'avez parfaitement
adaptée à l'énergique défense du territoire, pour commencer.
Car, avec l'ordre moral, vous avez en même temps rétabli l'ordre
302 REVUE DES DEUX MONDES.
matériel et développé des aptitudes particulières au rombal et h là
défense pi d à p:e l du le ritoire. Les ar "ées il.nl on es oui effectué
un 1res beau rétabli s ment sur la ligne Piavè-Morile-Urappa.
Je tenais à vous le djre, sachant par expérie ce combien il est
diflieile d'arrêter une 1 oi rai te pour tenir tète à un ennemi victorieux
et en avoir raison.
Dans la voie que vous suivez, vous pouvez compter sans réserve
sur 1 aide de nos troupes el au premier rang sur celle de leur chef, le
général Fayolle.
Recevez, Excellence, l'assurance de mes bien attachés sentiments.
Signé : Focu.
*
Nous avons laissé parler les faits. Ils démentent catégorique-
ment que le maréchal Foch ail jamais été contraire au choix
de la Piave comme ligne de résistance définitive; qu'il ail douté
de la possibilité d'y arrêter l'invasion ; qu'il ait considéré comme
souhaitable, ou simplement probable, la continuation de la
retraite jusqu'à l'Adige, au Mincio ou au Pô; qu'il ait intention-
nellement maintenu les troupes fran aisjs derrière le Mincio.
Ce que les faits démontrent, c'est exactement le contraire. Per-
sonne n'a eu plus de foi que le maréchal Foch dans la capacité
de réaction des armées italiennes, dans le succès de leur défen-
sive ; personne n'a plus constamment ni plus instamment fait
appel h l'énergie et h la confiance; personne n'a donné de
conseils plus mâles, cHavis plus justes et plus utiles. Forcée la
ligne du Tagliamento, qu'il aurait voulu voir « disputer à
l'ennemi, » il n'a plus eu qu'un souci et prêché qu'une volonté :
tenir sur la Piave, le Grappa et les Aiii/nani. 11 a contribué
plus que quiconque h faire immédiatement passer les Alpes par
des renforts franco-anglais, ensuite à les faire porter à un
effectif proportionné aux réelles exigences de la situation. II
n'a jamais éloigné les troupes françaises de la Piave qu'a la
demande expresse du commandement italien. Il a mis plus
d'empressement que qui que ce fut à les ramener vers la Piave
et à préparer l'entrée en ligne des contingents alliés, pour
relever une partie des trpupes italiennes. En Italie comme par-
tout, il a été la voix même de l'expérience, de la clairvoyance,
de la décision et de l'opiniâtreté...
x.x.x.
SUR LES TERRASSES
DU JARDIN MARENGO
DU L'ALGER DE 1890 A L'ALGER DE 1SC0
Mil huit cctil trente : la date ds la Conquête d'Alger, — et
aussi, et sur un autre plan, — de la première représentation
d'H'r/iafii, de la fondation do la Revue des Deux Mondes, aïeule
toujours jeune d.'s revues françaises, dont Gambetta, en veine
de gilanterie, disait un jour à François Baloz que c'était « une
institution nationale » (et sans doute encore d'autres événements
fameux qui m'échappent) — nous voici à la veille de fêter tous
ces glorieux centenaires. On ne saurait y penser trop tôt, non
seulement pour donner à ces commémorations l'éclat qu'elles
méritent, mais pour prendre une conscience plus nette des idées
et des résultats qu'elles symbolisent.
L) 5 juillet ISuO, le Dey Hussein signait, à El-Bhr, la capi-
tulation d'Alger. Au ^o cil de juillet, ce litre d'un roman célèbre
de Paul Adam conviendrait à la plupart des grandes gestes
françaises, qui se nimbèrent du flamboiement de thermidor. La
suprême splendeur sol aire environ ne ainsi les débuts de notre con-
quête africaine. En vérité, cette date du 5 juillet 1830 brille d'une
gloire insigne dans notre histoire du xixe siècle. Elle nous fait
oublier les tristes anniversaires de toutes nos discordes civiles,
qui ont coulé si cher à la patrie : c'est celle de la fondation de
notre Empire colonial, non seulement en Afrique, mais dans
le reste du monde, — c'est l'avènement de la plus grande France.
Cet élargissement de la Patrie, cette création d'une France
304 BEVUE DES DELX MONDES.
nouvelle, d'un vaste Empire par d dà les mers est une sorte de
miracle, qui stupéfie l'entendement de quiconque y rélléchit.
Il s'est fait, pour ainsi dire, malgré la France elle-même. Il a
dû vaincre le mauvais vouloir de nos gouvernants, la sottise,
l'ignorance, l'indifférence de l'opinion publique. Il a triomphé
quand même. Il s'est fait malgré tout, envers et contre tous.
On a pu dire de notre Afrique du Nord qu'elle s'é'.ait faite par
la force des choses (1). Cela n'est malheureusement que trop vrai,
mais ce n'est pas toute la vérité. Il serait souverainement injuste,
et d'une vilaine ingratitude, — d'oublier les travailleurs et les
héros obscurs ou illustres qui ont été les auxiliaires de cotte
« force des choses, » qui l'ont conduite et, quelquefois, violentée
elle-même. Aujourd'hui que nous recueillons les fruits non seu-
lement de la conquête, mais d'un lent et douloureux effort, nous
ne voulons plus savoir ce qu'ils ont coûté à nos devanciers.
Nous sommes les fils de famille, qui se sont donné la peine de
naître et qui jouissent de l'héritage comme d'une aubaine qui
leur est due et qui, d'ailleurs, est toute naturelle.
Pourtant, cet héritage, il a été le prix du sang et d'un labeur
sans récompense. Par insouciance et, souvent aussi, pour des
raisons moins avouabl' s, nous ne voulons pas penser à l'abné-
gation du soldat, du prêtre et du colon qui nous ont donné ce
magnifique pays. Avec les pédants sans cœur et sans esprit de
nos manuels d'histoire, nous biffons de notre mémoire les vingt
ans de guerre atroce (2) qui en ont préparé l'occupation à peu
près paisible. Nous oublions les causes et les origines de cette
guerre: que nous ne fûmes point les agresseurs, que la pira-
terie barbaresque rendait la Méditerranée impossible pour le
commerce français et européen, que les provinces africaines
étaient en proie à une hideuse anarchie, constamment mises a
feu et ii sang par les nomades et les mercenaires, et qu'ainsi
nous y entra nés moins en conquérants qu'en libérateurs; — que
nous n'étions pas libres de nous arrêter aux murs d'Alger, que
nous fûmes littéralement obligés, malgré nous, par la férocité
des indigènes, de conquérir le pays tout entier, — et tout ce
que les sophistes humanitaires ne veulent pas considérer! De
il Voir à ce sujet le si intéressant livre d'Emile Gautier : L'Algérie et la Métro-
vot'' INi.vot, éditeur.
.' Sur la Conquête de V Algérie, voyez la série des articles publiés dans 1*
Revue, en 1885, 1887 et 1888 par Camille Rousset.
SUR LES TERRASSES DU JARDIN MARENGO. 305
la bataille de Sidi-Ferruch à l'expédition de Kabylie, en passant
par le siège de Constantine, ce fut une guerre pour ainsi dire
ininterrompue, guerre misérable et sans gloire, où s'accom-
pliront des prodiges de valeur, épopée inconnue, pleine de coups
de main, de surprises, d'actes héroïques et anonymes, d'aven-
tures invraisemblables, louchantes, admirables et bouffonnes,
— et qu'il faudra bien que j'essaie de conter un jour...
Après la conquête sanglante du sol, il restait à l'assainir,
à le fertiliser, à le mettre en valeur. Il a fallu outiller le
pays, lui donner un rudiment d'organisation, des routes, dis
ports, des chemins de fer, des écoles, des universités et des
églises, — le rendre habitable et le civiliser. L'administrateur
français, le militaire, le prêtre, le colon latin se sont mis bra-
vement à celle lâche. Ils en sont venus à bout, malgré les pires
difficultés, les pires contrariétés, la plupart du temps, hélas!
venues de la métropole. EU ce mauvais vouloir, pour ne pas
dire celte hoslililé, se manifeste dès les débuts de la colonisation
africaine, avant môme que los troupes de Charles X n'eussent
débarqué sur la plage de Sidi-Ferruch. La presse libérale du
temps, — par ses indiscrétions et ses criailleries, — fit tout ce
qu'elle put pour amener l'échec de l'expédition. En haine de
la monarchie, elle préférait trahir et diminuer la France.
Alger une fois en notre pouvoir, les parlementaires, avec la
complicité de l'opinion publique, semblent s'acharner à étouffer
la colonie naissante. On lui met tous les bâtons dans les roues
imaginables. On lui impose un régime absurde d'assimilation,
on lui refuse indéfiniment des routes et des chemins de fer, ou,
quand on les lui accorde, c'est avec 1' 'arrière-pensée qu'ils ne
serviront à rien. Quand on se décide à agir, on agit pour la
forme, pour avoir l'air de faire quelque chose... Et pourtant,
malgré toutes ces chances contraires, la colonie a poussé. Elle a
grandi, elle s'est développée, elle a fini par devenir un grand
Empire qui couvre le quart d'un continont. L-s pauvres colons,
morts vers 18 i-0 dans les marais et les miasmes de la Mitidja,
deviendraient fous de joie el d'orgueil, s'ils voyaient la moisson
splendide qu'ils ont semée : une France nouvelle surgie de la
brousse africaine, — et si riche, si prospère, si ardente à vivre,
si pleine d'avenir, que la métropole peut la regarder comme un
objet d'envie et comme un exemple.
tome fcvui. — i920. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
•
• *
Je songeais h tout cola, l'autre jour, à Alg-r, sur le quai de
l'Amirauté, près des vieux palais barbaresques dont les petites
fenêtres grillées regardent la nier retentissante, qui
La bas, d'un (lot d'argent brode les noirs îlo's...
ou bien sous les eucalyptus et les pins en parasol du jardin
Marcngo, au pied de la colonne commémoralive, où se lit celte
inscription touchante et naïve : « Belvédère du 15 juin 1830.
Dédié aux braves de la jeune et de la vieille année par un vieux
grognard. »
De la terrasse ombragée où j'étais assis, je percevais la
rumeur laborieuse de l'Alger moderne, devenue nue grande
ville de deux cent mille habitants, une véritable capitale, et jo
mesurais, avec un frémissement de joie patriotique, le chemin
parcouru depuis 1830, d 'puis le 'temps où le « vieux grog iard »
bâtissait sa colonne, et même «.'1 -puis IcX'.lO, l'année où je débar-
quai -pour la première fois (levant la Mosquée Dlauche et le
triangle neigeux de la Casbah.
Au loin, à travers l 'S éventails des palmhrs, je voyais
s'eneer et resplendir le bleu de la mer. J'entendais le gronde-
ment presque continuel des lourds camions automobiles, des
formidables trains de camions qui, au bas du jardin, ébran-
laient la chaussée et les buildings en arcades des avenues toutes
neuves. Mais le vieux petit jardin, a l'asp >ct provincial, restait
paisible et modeste conimc autrefois. Presque rien n'y avait
bouge au milieu des convulsions et des bouleversements des
nouveaux quartiers. Tout était propre et rangé. Comme autre-
fois, les petits employé;?, les retraités du voisinage lisaient leur
journal sur les bines. Le jet d'eau s'égoultail doucement dans
sa vasque pleine de grenouilles. Et, tout en haut du jardin,
entre les Heurs violettes des bougainvillîers, je distinguais tou-
jours les koubas imrflraculées et les faïences peintes da la mos-
quée de Sidi Abd-er-Irthaman. Devant ce spectacle contrasté, ce
calme paysage colonial, resté à peu près le même depuis un
demi-siècle, et le tumulte de la ville neuve en transformation
perpétuelle, voici que je retrouvais, dans toute leur fraîcheur,
6UR LES TERRASSES DU JARDIN MARENC0. 307
mes impressions, mes émotions juvéniles du temps où je médi-
tais Le Sang des racfs.
Époque do morne platitude*, où vraiment on se senhil le
cœur vid- de toute espérance! J'élais tombé, en arrivant ici,
dans un déprimant milieu de fonctionnaires, pauvres êtes
sans joie, sans beauté, sans élan, sans désir d'aucune sorte, sinon
de vulgaires félicités matérielles, d'ailleurs complètement anni-
hilés par la politique et les plus sols préjugés. O.i aurait dil que la
torpeur du climat les engourdissait. Sans cess; ils me répé-
taient : « Ici, il n'y a rien à faire! Tout effort est inutile. A
quoi bon? On est enterré : c'est pour longtemps! » D'autres,
qui semblaient plus qualifiés, achevaient de décourager mes
illusions, de tuer en moi jusqu'à la curiosité de cette terre
ardente, où j'arrivais avec des yeux avides, une immense attente
de choses inconnues et merveilleuses. Ils ne faisaient que
gémir : « L'Algérie coûte cher à la France! Elle coûte beaucoup
plus qu'elle ne vaut... Mauvaise affaire qui ne rapportera jamais
rien! » lis me dépeignaient les colons comme des braillards de
cabarets, des ivrognes et des paresseux, — ou bien des bandits,
d'affreuses canailles qui s'engraissaient aux dépens de l'indi-
gène. Rien à espérer de ces gens-lal Quant au sol, il était voué
a la stérilité! El, p \r de bîaux aigum mis, naturellement « scien-
tifiques, » on vous démontrait péremptoirement que l'Algérie
ne pouvait, ne devait rien produire...
Parmi ces rabat-joie, ces hiboux de sinistre augure, il en
est un surtout dont je ne puis me souvenir sans une sorte de
terreur. Il tombait généralement vers cinq heures h la Biblio-
thèque de la rue de l'Ëtat-Major, où le conservateur, Emile
Maupas, le génial bactériologiste dont le nom n'est ignoré qu'en
France, réunissait autour de sa petite table de bois noir un
cercle sans cesse renouvelé de causeurs. L'endroit est un des
plus charmants et des plus frais du vieil Alger. Avec ses esca-
liers de marbre blanc, lambrissés de faïences de Del ft aux tons
délicieusement passés, sa cour intérieure, ses galeries à colon-
nades superposées, ses boiseries de cèdre cl ses balustrades
sculptées, ce logis secret évoque toutes les lurqueries de 1830 :
c'est un décor des Or/cnla/rs ou du Dernier îles A'iencrrarjrs.
Tout en fumant le chébli mielleux et blond, on bavardait sous
la vérandah du premier étage, ou bien dans l'appartement d-s
femmes, dans la pénombre des chambres dallées, où les belles
308 BEVUE DES DEUX MONDES.;
captives traînaient autrefois leurs babouches et leurs pantalons
brodés, et voilà, que, soudain, au milieu de ces enchantements, 1
s'abattait le hibou annonci iteur de catastrophes. Haut fonction-/
naire du Gouvernement général, il présidait, si l'on ose dire,
aux destinées de l'agriculture algérienne. A pjine avait-il des-
serré les lèvres, que l'atmosphère s'enténébrait. La pluie faisait
rage, la grêle saccageait les moissons. Les sauterelles dévoraient
les épis, la sécheresse consumait la paille, brûlait les herbes. Le
mildiou déchiquetait les vignes. C'était une désolation, une
dévastation de tout le pays, — dont il convenait d'ailleurs de
désespérer et qui, à mettre les choses au mieux, ne suffirait
jamais à sa nourriture. Ayant déchaîné tous ces fléaux et pro-
noncé d'une bouche amère ces lugubres prophéties, le cruel se
taisait, l'œil torve et méprisant, et puis, tout d'un coup, il se
levait, en laissant retomber ses bras le long de sa redingote,
comme un homme ruiné, anéanti, et, dans un soufile de bise
glaciale, il s'en allait...
Au sortir de ces palabres réfrigérantes, pour me réchauffer et
me consoler un peu, je me rabattais avec acharnement sur la
vieille couleur locale indigène. Je courais les ruelles de la
haute ville. Je m'arrêtais devant les loqueteux accroupis contre
les murailles blanches des mosquées ou sur les nattes des cafés
maures. Je regardais les femmes aux joues fardées et aux ori-
peaux barbares, qui se tiennent jour et nuit sur le seuil des
portes basses. Mais j'avais beau m'exciter à l'enthousiasme litté-
raire, je ne pouvais m'e m pêcher de penser : « Comme tout cela
pue la misère! Comme tout ce vieux monde sent la décrépitude,
la décomposition et la mort!... »
Au milieu de ces tristesses, de ces médiocrités somnolentes,
un seul être commençait à attirer mes regards : le cardinal
Lavigerie. En cela, je suis bien sûr de ne pas me suggestion-
ner et m'illusionner à distance. Je vois encore la mine ahurie
d'universitaires algériens a qui je déclarais un jour, devant
la nappe gâcheuse d'une table d'hôte : « Il n'y a qu'un
homme, ici : c'est le cardinal! C'est un revenant épique, c'est
Turpin, l'archevêque de la Chanson <le liolandl... » Je ne con-
naissais encore que ses moines en chéchias et en robes de
laine blanche, ses couvents, ses églises neuves. Son génie de
constructeur, la grandeur impériale de son effort, son rêve do
restaurer par l'Eglisi l'unité africaine, tout cola m'échappait à
SUR LES TERRASSES DU JV.RDIN MaRENGO. 3Ô9
demi. Je n'entrevoyais que confusément les racines profondes
que son œuvre a dans le passé.
Mais je l'admirais de loin comme un grand foyer d'action et
d'intelligence. L'apôtre conquérant, l'inspiré qu'il était, celle
flamme fervente, cette splendeur de charité fascinait mon
regard. Je me souviens toujours avec quelle émotion je suivis,
en l'automne de 1893, le cortège de ses funérailles, — funé-
railles d'une froideur tout officielle, où la France semblait
mesurer chichement les honneurs et la reconnaissance à un de
ses plus dévoués serviteurs, où j'entendais, jusque derrière le
glorieux cercueil, le clabaudage de l'envie, de la sottise, du
sectarisme imbécile et malfaisant. Il fallut, pour chasser ces
impressions désolantes, le discours que prononça Jules Cambon,
alors gouverneur général de l'Algérie, sur le quai de l'Amirauté,
devant le catafalque flottant qui allait emporter a Carlh gi les
restes du Primat d'Afrique : « Cher et grand cardinal!... » Ces
paroles d'adieu, avec l'accent de l'orateur, sont restées dans ma
mémoire comme une sorte de protestation contre l'inintelli-
gence des contemporains et comme un premier hommage de la
postérité.
m
* *
Pour moi, le cardinal Lavigerie était un vivant, un grand
vivant. En ces temps ingrats, où je cherchais l'Algérie vivante,
il contribua à me tourner vers elle.
Ce que j'y aperçus d'abord, ce fut le labeur silencieux de la
terre, les hommes qui la défrichaient, qui asséchaient l;s plaines
marécageuses, qui semaient le blé, qui plantaient la vigne, qui
bâtissaient des fermes, des villas, des villes entières, — et qui
s'acharnaient à ce labeur souvent ingrat, en dépit des hiboux
qui en prédisaient l'inutilité, malgré l'insouciance ou la mal-
veillance de la. métropole, malgré les années de sécheresse et de
mévente, où l'on était obligé de lâcher dans le ruisseau des
Ilots de ce vin invendu qui avait tant coulé. Tout un peuple
vivant de peu, aux mœurs rudes, aux costumes cl aux langages
colorés, s'obstinait à ce travail de fouisseurs et de ferliliseurs,
comme s'ils faisaient cela uniquement pour la gloire. Véritable
mêlée cosmopolite de mercenaires, de colons, de trafiquants do
toute sorte, ce sont eux que j'aperçus d'abord, quand je clur-
310 REVUE DES DEUX MONDES.
chai l'Algérie vivants, active, celle de l'avenir. Les indigènes
de ce temps-là 'restaient généralement à 1 écart de l'activité
européenne. Ils boudaient la peine et su ri mit le contact avec le
rounii détesté. Aujourd'hui, une foule de métiers envahis par
eux n'étaient exercés que par des Provençaux, des Espagnols,
des Maliens, des Mallais.
El puis, derrière celle masse grouillante d'immigrants, en
blouses bleues, en lailloles rouges, en bérets cl en espadrilles,
rien qu'à suivre l'exode de ces errants, j'entrevis bientôt les
profondeurs vermeilles du Sud, les possibilités indéfinies de
notre conquête. L'Aventure, la Roule me tentèrent. Le Koulier
qui cheminait sans contrainte et sans maître, pendant des lieues
et des lieues, des jours et des nuits, à travers tes steppes des
Hauts-Plateaux, les sables pleins de surprises et de mirages des
régions sahariennes, — qui ravitaillait les villages, les fermes,
les postes perdus du désert, qui charriait les engins du civilisé
par delà les ultimes confins de la barbarie, les matériaux et les
outils qui serviraient à construire les voies nouvelles, les forte-
resses et les villes futures, — le Roulier m'apparut presque
comme un héros, un être de liberté, de gloire et de joie. Cette
ivresse des espaces, col élan un peu fou vers l'aventure et vers
l'inconnu, comme c'était bon au sortir des livres 1 Je m'évadai
voluptueusement de mou élouHoir. Je lâchai avec délices les
affreux bonshommes qui mettaient sur tout leur éteignoir
funèbre. Rafaël, Pépète, Rallhasaret leurs compagnons devinrent
mes amis...
Ces- êtres violents et compliqués, qui ne paraissent simples
qu'à ceux qui ne les ont pas assez pénétrés, ces hommes farouches
me choquèrent d'abord par leur rudesse, par une apparence de
barbarie. Et voici que, sous ce prétendu barbare, je découvrais
peu à pou l'éternel Méditerranéen, avec son goût irréductible
pour les odyssées de la Roule el de la Mer, — pour la vie en
parade et en b.-aulé, pour le labeur harmonieux qui ne brise
pis les corps et qui n'avilit pas les âmes, son respect de la
famille, du père, de l'enfant, du l'épouse féconde, dus rites immé-
moriaux d • la naissance, du mariage, de la mortel de la sépul-
ture, — son sens très vif ol très jaloux de l'indépendance et de
la valeur individuelle. C'était encore le moment où les textes
antiques étaient journellement entre mes mains, ou, par métier
comme par goût, je tus lisais assidûment el les commentais.
SUR LES TERRASSES DU JARDIN MARE N 00. 311
Dans le voisinage de mes héros, Homère, Pindare, Théocrite
vivaient pour moi d'une vie nouvelle, plus profonde, plus splen-
dide, et en môme temps plus humaine. Je retrouvais dans leurs
personnages, hommes de guerre ou bergers, quelque chose de
l'àme des miens. Ces chantres des marins, des conducteurs de
chars, des pugilistes, des bouviers et des pâtres de Sicile, met-
taient un rayon de poésie au front de mes pécheurs, de mes
rouliers et de mes chevriers africains. Et cette allégresse de la
lutte et du dur labeur, culte joie de vivre que je respirais au
milieu d'un peuple neuf, dans un jeune monde naissant,
n'était-ce pas un peu l'atmosphère de jeunesse héroïque où
s'épanouirent les joueurs de cithare, les constructeurs des
grandes épopées et des grandes odes mythologiques que l'on
chantait sous les lauriers de D dphes et sous -les platanes d'Olym-
pie? Les vers des vieux poètes hellènes me continuaient la leçon
d'énergie virile et de confiance dans la vie que les rouliers du
Sud me scandaient aux claquements de leurs fouets. En ces
temps où l'avenir était barré, où les ennemis de la France la
disaient moribonde, celte ardente Afrique dont je courais les
routes m'apportait comme un lointain pressentiment de la
victime. Je pensais déj'i ce que je n'ai pis c e.ssé de crier
depuis : que la France fatiguée par des siècles de civilis ilion,
pouvait se rajeunir au contact de cette apparente et vigoureuoO
barbarie...
Enfin, à travers le Méditerranéen d'aujourd'hui, je reconnus
le Latin de tous les temps. L'Afrique latine per ail, pour moi,
le trompe-l'œil du décor islamique moderne. Elle ressuscitait
dans les nécropoles païennes et les catacombes chrétiennes, les
ruines des colonies et des municipes dont Home avait jalonné
son sol, de Volubilis à Giglhi, de la mer Atlantide aux [liages
désolées des Syrles. Et voici qu'elle s'oflYail à mes yeux sous
un nouvel aspect. L'Afrique des arcs de triomphe et des basi-
liques, l'Afrique d'Apulée et de saint Auguslin surgissait devant
moi.
C'est la vraie. L'Afrique du Nord, pays sans unité ethnique,
pays de passage et de migrations perpétuelles, est destinée pur
sa position géographique à subir riniluence ou l'aulorilé de
312 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Occident latin. Il a fallu l'éclipsé momentanée de Rome, ou de
la Iatinilé, pour que l'Orient byzantin, arabe ou turc, y implan-
tât sa domination. Dès que l'Orient faiblit, l'Afrique du Nord
retombe à son anarchie congénitale, ou bien elle retourne à
l'hégémonie latine, qui lui a valu des siècles de prospérité, une
prospérité qu'elle n'avait jamais connue auparavant, — et qui,
enfin, lui a donné pour la première fois un semblant d'unité,
une personnalité politique et intellectuelle.
L'Arabe ne lui apporta que la misère, l'anarchie et la bar-
barie. Tout lui est venu du dehors, de 1a Syrie, de la Perse, de
la Grèce byzantine, mais principale ment des pays latins. Il a
fallu des siècles d'Islam, les dévastations des Arabes et des
Nomades pour détruire chez elle l'œuvre agricole et monumen-
tale des Carthaginois et des Romains. Les vrais fils de la terre,
les Berbères indigènes, ont résisté de leur mieux à l'envahisseur
asiatique et oriental. Jusqu'au xnesiècle, en Algérie, en Tunisie,
au Maroc, les royaumes berbères se sont efforcés de maintenir
les traditions de l'administration romaine.
Mais, même après la seconde invasion arabe, tout le matériel
de la civilisation romaine a subsisté : le costume, les bijoux,
les bains, les bâtisses, les universités, les mosquées, tout c^la
continue à suivre le vieux modèle latin. Le prototype peut s'at-
ténuer sous l'arabesque et la fioriture des mœurs nouvelles : il en
demeure, au fond, l'armature immuable. Cela reste vrai encore
sous le régime turc. L'Algérie des corsaires et des mercenaires,
la plupart renégats venus de tous les pays méditerranéens, cette
Afrique d'avant la conquête française, est aussi toute pénétrée
de latinité. Ce sont des architectes, des peintres, des sculpteurs,
et des mosaïstes italiens qui construisent et qui décorent les
palais, les villas, les maisons barbaresques. Sous un léger tra-
vestissement levantin, nos pendules, nos garnitures de chemi-
née, notre mobilier, toute notre camelote pénètre dans les
petites chambres ombreuses, tapissées de faïences exotiques.
Tout le reste', c'est l'éternel décor gréco-romain à peine moder-
nisé. Comme nous en avons perdu le souvenir, nous croyons
que tout cela est arabe ou turc, ou, pour prendre un mot qui
ravit irrésistiblement nos imaginations et qui nous fait perdre
la tète, — oriental.
Ces pressentiments revêtaient pour moi une évidence écla-
tante lorsque j'errais parmi les thermes, les nymphées, les sar-
SUR LES TERRASSES DU JARDIN MARENCO. 313
cophages et les baptistères de Tipnsa, parmi les statues et les
inscriptions funéraires ou dédicatoires du musée de Cherche H,
ou encore et surtout sur le forum di rIhi ngad, au miliju des
temples, dés colonnades et des portes triomphales...
Et ces idées [n'apparaissaient encore- une fois comme la
conclusion esthétique et logique de toute mon œuvre africaine,
ce printemps dernier, lorsque je confrontais mes souvenirs,
lorsque je raccordais au passé paisible le présent tumul-
tueux, sous les bellombras du jardin Marengo, au pied de
la colonne élevée par un grognard à la gloire « des braves de
la vieille et de la jeune armée, » en commémoration du
15 juin 1830.
*
• #
Depuis ce temps-là, quatre-vingt-dix ans seulement se sont
écoulés. C'est très court, ce n'est presque rien en comparaison
des siècles qu'a duré la domination romaine. Et pourtant, en
moins d'un siècle, nous avons déjà marqué très fortement à
noire empreinte ce pays d'Afrique. Non seulement nous l'avons
refait, mais nous avons éveillé l'Indigène à la vie moderne.
Aujourd'hui, il rivalise d'activité avec nous, il reconquiert le
sol, il s'installe partout où il y a un gain à faire, une place
fructueuse à prendre. Et c est justice et nous ne nous en plain-
drions pas, s'il n'oubliait souvent, trop souvent, que ce progrès,
ou ce changement, il le doit à notre initiative.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que nous nous sommes mis à la
besogne. Notre œuvre civilisatrice a commencé dès les premiers
jours de la conquête, au lendemain de notre débarquement. Au
milieu de l'Alger moderne avec ses grandes avenues rect il ignés
et ses maisons à cinq et six étages, il y a un Alger 1830, tout
de suite reconnaissable pour des yeux attentifs, un Alger
rococo, qui n'a pas la majesté des très vieilles choses, mais
qui touche par une sorte de charme suranné, un air à la fois
provincial et créole. C'est celui que les compagnons du général
de Bourmonl, les colons de Bugeaud ont bâti pour ainsi dire
en mettant pied à terre, — un Alger romantique et bour-
geois, qui rappelle Louis-Philippe, Chateaubriand etlordByron.
La Place du Gouvernement avec sa statue équestre du Duc
d'Orléans, les façades nues de ses grandes maisons à arcades, en
314 REVUE DES DEUX MONDES.
est certainement le pins parfait échantillon. Le cheval au col
de cygne qui encense et qui piaffe, le cavalier en pantalon
collant, à la taille de guêpe, au collier de barbe à la Musset,
l'épée tendue dans un gjste un peu théâtral, tout ce groupe de
bronze s'enlevanl dans l'air bleu, et, par derrière, la mosquée de
la Pêcherie avec ses murs dentelés, les gros œufs blancs de ses
koubas, la lanterne aux faïences coloriées de son minaret, —
quel beau fond de tableau pour la Galerie des Batailles, et
aussi quel beau suj d de pendule dans le plus pur style Louis-
Philippj ! D'ailleurs, la Monarchie de Juillet emplit de son sou-
venir tous les quartiers circonvoisins, ceux de la Marine et
ceux de la rue Bab-Azoun, qui, elle-même, avec ses arcades
modestes, ses maisons basses et sans gloire, a bien la physiono-
mie de ce temps-là et la lassitude mélancolique des vieux logis
qui vont dispiraitre. Rue de Chartres, rue d'Orléans, rue de
Ne lio.irs, rue de la Charte, rue des Trois-Couleurs, on ne peut
faire un p::s dans ces ruelles vétustés, mi-européennes, mi-
mauresques, sans être poursuivi par la mémoire du Roi-
ciloyen et par tout un cortège d'ombres en haut-de-forme et en
rH<Ii,ignte à tuyaux qui furent les contemporaines de M. Thiers
et de M. de Lamartine...
Gel Alger orléaniste a son sanctuaire secret et, je crois
bien, ignoré de la plupirl des Algériens, dans un recoin de ce
jardin Marengo, où, de loin en loin, j'aime à revenir m'ac-
couder au balcon dis souvenirs. Ou le trouve tout en haut, au
milieu d'une terrasse plantée, d'arbres, qui domine les méandres
de la Rampe Vallée. Ce bosquet s'appelait autrefois le Jardin
Amélie; il était dédié à la vertueuse et très aristocratique épouse
du roi Louis-Philippe. Et on y voit encore un kiosque de style
mauresque entièrement revêtu d'azi/lrjos, qui fut élevé, parait-il,
lui aussi, par le fameux colonel, donateur de la colonne « à la
gloire des braves de la jeune et de la vieille armée. » C'est une
copie d'un monument funéraire plusancien, qu'on dut raser lors
de la co istruclion de l'enceinte français 3 de la ville. Au centre
de Pédicule, sur un fut de colonne qui est encore en place, se
dressfr.it un buste du Duc d'Orléans, prince royal. Je' ne sais rien
de plus émouvant que cette colonne tronqués et veuve de son
buste, ce coin de jardin abandonné, où le rappel de grandes
choses qu'on oublie se mêle à celui d'une jeune et charmante
destinée si lamentablement brisée.
SUR LES TERRASSES DU J\RDIN MARENCO. 313
Ces premi ers vestiges de la conquête française devraient avoir
pour nous la signification et le prix d'une relique de f.tmille. Et
pourtant, à voir ce que les conquérants ont fait de l'A'ger b.r-
baresque, on se prend à regretter leur zèle de constructeurs et
leur cruauté de démolisseurs. Ce sont eux qui ont commencé à
saccager la ville blanche dépeinte pu* Fromentin, la ville aux
fontaines de marbre et de stuc, aux cent mosquées et aux qni.ize
mille maisons, si pressais les unes contre 1 es autre* qu'elles
ressemblaient « aux écailles d'une pomme de pin. » Cette ville
d 's corsaires a été tellement évenlrée et mutilée que le touriste
rapide s'imagine qu'il nan resta plus rien.
Dieu merci ! ce qui en subsiste est encore assez considérable,
— et d'une couleur et d'un style assez uniques pour forcer
l'attention el l'émerveillement du passant. Il suffit de chercher
et de regarder : on est tout de suite récompensé de sa peine. Et
je ne parle pas seulement des anciennes rues de la haute ville,
mais du quartier de la vieille Préfecture, des pilais qui bordent
le boulevard de l'Amirauté et où l'on a logé des administra-
tions militaires. La Casb ih proprement dite, l'ancienne demeure
du Dey, la forteresse d'où il dominait sa ville, a été brutale-
ment coupée en deux tronçons, - — le Génie l'a enfermée dans
des murailles modernes qui en rompent l'ordonnance primitive,
— et on en a fait une caserne de zouaves. A l'intérieur, une
mosquée d'un fort beau caractère, surmontée d'une coupole,
ornée d'un mihrab et d'une colonnade de marbre blanc, est
devenue la salle des fêtes et la salle de bal du Régiment. Dans
le bâtiment principal, sur la dernière des galeries superposées
qui entourent le patio, s'ouvre le fameux pavillon de l'Eventail,
celui où le Dey Hussein frappa au visage le Consul de France ;
ce qui fut la cause occasionnelle ou le prétexte de l'Expédition
de 1830. Les boiseries peintes de ce lieu historique, d'ailleurs
fort vermoulues, achèvent de se flétrir et de s'encrasser sous la
poussière. Tout cela laisse une impression navrante non seule-
ment d'abandon, d'ingratitude et d'oubli, mais d'inconsciente
profanation. Celte casbah aurait dû être sauvée pieusement par
les municipalités algériennes. On devrait la restaurer, la rétablir
dans son plan primitif, et en faire le grand musée de tous les
souvenirs algériens, où l'on verrait comme un résumé de l'his-
toire du pays, depuis les poteries puniques de Gouraya, en passant
par les mosaïques, les statuettes et les statues romaines de Cher-
316 REVUE DES DEUX MONDES.
chell, les broderies, les cuivres, les céramiques mauresques,
jusqu'à l'épée du maréchal Bugeaud.
Pour le centenaire qui s'approche, il faudra restaurer tout
cela, le remettre en lumière et en valeur, reprendre aux admi-
nistrations militaires les palais barbaresques, et notamment
ceux de l'Amirauté, — je veux dire du quai de l'Amiral-Pierre,
— et qui sont tout désignés pour être des musées d'art local.
Culte commémorai ion ne saurait et ne doit avoir rien de bles-
sant pour les indigènes. Non seulement, en 1830, nous avons
fondé une grande chose, initié une œuvre immense, qui englobe
une partie du continent africain, mais nous avons libéré les
anciens habitants du pays d'une tyrannie et d'une barbarie abo-
minables. Notre armée a été la grande ouvrière de cette libéra-
tion, et, si elle a été sévère et souvent dure dans la répression,
c'est qu'elle s'esttrouvée en face d'adversaires dignes d'elle, aussi
bien armés qu'elle, et qui se sont vaillamment défendus! Des
deux côtés, les fils des vieux combattants peuvent se tendre une
main loyale, — et tous les Africains d'aujourd'hui peuvent
s'unir à nous pour saluer, dans cette date de 1830, la renaissance
de l'Afrique du Nord, sa rentrée dans le grand courant de la
civilisation occidentale.
Louis Bertrand.
SILHOUETTES CONTEMPORAINES
Vi m
M. GEORGES GOYAU
Un tout petit homme, maigra, menu, nerveux, au pas rapide,
au geste vif, à la parole nette et concise, au bon sourire, au clair
regard pur et fin tout ensemble... « Une haleine, une àme! disait
de lui François Coppée. Le minimun de matière mis au service
d'un esprit. »
La première fois que j'ai entendu parler de Georges Goyau,
c'était, — il y a plus de trente ans, — dans une de ces salles
laborieuses et austères du lycée Henri IV qui ont vu passer tant
de générations de futurs normaliens. Le délicieux Ernest Dupuy,
— à la fois humaniste, érudit et poète, — nous initiait aux mys-
tères du discours latin. Un jour, pour nous servir de modèle, il
nous apporta et nous lut la copie qui, l'année précédente, avait
obtenu le prix d'honneur au Concours général. Et je vois encore
cet admirable maître dégustant avec volupté ce latin robuste,
savant, ingénieux, dont la forte carrure cicéronienne s'ornait
volontiers de traits à la Sénèque. Georges Goyau a beaucoup
pratiqué Sénèque, et, — je signale l'argument aux détracteurs
de la culture latine, — ce qu'il y a, parfois, d'un peu subtil, et
même de précieux, dans son style, il le doit à la fréquentation
de l'auteur des U lires à Lucilitis.
Georges Goyau était une des gloires du lycée Louis-Ie-Grand.
(1) Voyez la Bévue des 15 janvier, 15 mars, 15 avril, 15 mai et iô juin 1920.
^18 nEVl'E DES DEUX MONDES.
Auparavant, il avnil ch5 Tune d îs gloires (la lycée d'Orléans, où
il avait eu pour maître Analoh Biilly, l'auteur du ftictoa-
naire g/ec, qui l'avait bien vitj distingué, ol dirigé vers l'École
normale. Élevé par une niera infiniment tendre et bonne, pro-
fondément chrétienne, et qui n'a vécu que pour son (î!s, quand
il quitta pour Paris la vieille cité natale, où le culte de Jeanne
d'Arc est une Ir.idilion séculaire, il emportât, avec un solide
bagage de connaissances et de lectures, des directions très pré-
cises : beaucoup Iravaill -r, beaucoup savoir, coaquérir quelque
notoriété, afin de faire honneur à sa mère et de rendre témoi-
gnage h leur loi commune, tel était le noble programme de vie
qui, de bonne heure, s'était i m posé à ta pensée de ce frète ado-
lescent. Il n'en devait jamais «levier.
La mère n'avait pas voulu quitter son fils: loin d'elle, dans la
moros • promiscuité des internats parisiens, il aurait moins bien
travaillé, soumis h des contacts plus rudes, sevré de la douce
chaleur attentive du foyer maternel. On s'installa rue Gay-Lussac,
«à la porte de l'École normale, ou, en 1888, après deux années
d'intense préparation, le lauréat de LouU-le-Grand entrait
cacique. Vous n'ignorez pas qu'on appelle ainsi à l'Ecole le pre-
mier de ch iqiie promotion.
Je ne crois p is que Georg >s Goyau ail gardé un mauvais sou-
venir de s ;s quatre années d'École normale. S ss camarades le
taquinaient un peu, mais au fond, ils l'aimaient bim et ils
étaient très tiers de lui : ils lui savaient gré de sa parfaite bonne
grâce, de son ardeur h rendre sirvice, de sa prodigieuse puis-
sance de travail, de sa précoce érudition, et, sans bien s'en rendre
compte parfois, ils subissaient le prestige de son élévation
morale. iJ.nsce milieu juvénile et exubérant, ouvert aux quatre
vents d e l'esprit, son intelligence s'affina, s'assouplit, se prêta
aux questions tes plus diverses; sa foi, qui semble d'ailleurs
n'avoir jamais subi aucune atteinte, s'aguerrit et se trempa,
parmi ces discussions sans lin où se complaît la vingtième année
René Pichon, l'humaniste accompli, le philosophe Léon Bruno
chvieg, le futur éditeur de Pascal, appartenaient à celte promo-
tion de 1888. Tout en suivant avec assiduité l'enseignement
d'OIlé-Laprune et de Brunclière, GeorgesGoyau ne fut ni litté-
ral ;ur, ni philosophe : le maniement d^s idées abstraites ne le
séduisait guère, et, d'autre part, il ne se sentait pas la vocation
d'un pur lettré; l'histoire, au contraire, avec la diversité d'apli-
M. CEOT\GES GOYAU. 319
tudes, de méthodes et d'informations, qu'elle exige aujourd'hui
de ceux qui s'y appliquent, convenait admirablement à son lour
d'esprit; ftirvenl du Hossuot, il avait appris à son école tout ce
que l'histoire la plus objective peut receler de vertu apologé-
tique; il s; fit donc historien. Sous la direction doGabrfelMonod,
d'un excellent élève de Fustel de CoulangeSj M. Gustave Cloch,
de M. René Cagnat ei d^ Mgr Ducli sue, ii s'initia, à toutes les
« sciences au\ili;iii"s » de Ii discipline historique. L'histoire
romaine, aux premiers siècles de 1er a rliréti mue, l'attirait par-
ticulièrement, cl c'est h celle période qu'il emprunta le suj;et
d'une tlièste de doctorat qu'il a presque complètement écrite,
mais qu'il n'a j miais soutenue, sur yioclétien. Son riche fonds
de culture classique, son activité d'esprit, son extrême facilité
de labeur lui permettaient d'oxpédi r rapidement ses travaux
scolair s et de- réserver le meilleur de sou temps pour s 's éludes
p rs mnclles. "Grand dévoreur de livres, de journaux et d i revues,
servi par une étonnante mémoire qui retenait el.class fil tout, il
accumulait sur tous sujets les connaissances t es plus précises. Sjs
camarades le considéraient comme une encyclopédie vivante et
le « feuill laienl » à l'envi, s'adr ssanl à lui pour co;.stiluer la
bibliographie de ce qu'ils appelaient — ironiquement — leurs
u définitifs. » Dès sa s:conde année d'tècole normale, il publiait
une Chro oloyie dé f Knipirrromniii^ui faisait l'ém erveillenient
des hommes du meti ;r. Il travaillait, en collaboration avec plu-
sieurs de s. s camarades, à un Dictionnaire des antiquités
romaine*. S ;s maîtres s'instruisaient a ses leçons cl (étaient una-
nimes à lui prédire l'avenir d'un Fustel ou d'un Mommsen. Il
acceptait ces prédictions avec la modestie souriante et discrète
dont il ne devait jamais se dépirlir. Lt les meilleurs moments
de celte vie d'intense labiur étaient ceux qu'il passait avec sa
mère dans ce pelil parloir de l'École où, chaque jour, on la voyait
paraître, iino, menue, discrète et bonne, comme le fils dont elle
av. lit crée l'a mu à sou image.
L'histoire d'autrefois n'absorbait pas tout entière la pensée
deGeqrg s Goyau ; l'histoire d'aujourd'hui le passionnait, et il
ouvrât ttrgjmenl les yeux sur son temps. Ces années 1888-1892
marqu 3nt un moment décisif do la vi î fr inçais !. En politique, en
littérature, on philosophie, pnrtout, des tendances nouvelles S3
manifestent alors avec éclat. C'est te moment précis où h généra-
tion du second Empire, son œuvre finie, passe la main à celle
320 REVUE DES DEUX MONDES.
qui lui succédera. Un « esprit nouveau » a soufflé. Ce qu'on a
justement appelé le « scientisme, » décidément b^ttu en brèche,
fait place à une conception plus haute et plus large des choses
et de l'homme. Le Disciple de M. Bourg ;t, X Essai sur les don-
nées immédiate* de la conscience de M. Bergson, le Dix-huitième
siècle d'Emile Faguet, qui paraissent coup sur coup, sont des
témoignages divers, mais également significatifs de ce nouvel
état d'esprit, qui, un peu plus tard, devait s'exprimer avec tant
de vivacité dans l'article Après une visite au Vatican. A ces
préoccupations nouvelles les « directions pontificales » et l'en-
cyclique lierum novarum faisaient noblement écho. Sur toutes
les questions que soulevaient ces livres et ces manifestes, on
discutait avec ardeur a l'Ecole normale, et Georges (Joyau
n'était pas le moins ardent à prendre parti. Il faisait plus. En
collaboration avec Jean et Bernard Brunhes, il publiait, sous
l'anonyme, un petit livre intitulé Du Toast à f Encyclique, qui
ne passa point inaperçu, et qui était, en même temps qu'une
exposition historique fortement documentée, une apologie assez
batailleuse des doctrines politiques et sociales de Léon XIII.
D'autre part, en compagnie de Jean et Bernard Brunhes encore,
de Victor Giraud et de quelques autres normaliens, il collabo-
rait à un journal hebdomadaire, la Concorde, qui, avec une
fougue toute juvénile, applaudissait aux diverses manifestations
de ï'« esprit nouveau. » — « Une voix s'élève, — y disait l'un,
— de plus en plus forte, de plus en plus éloquente, de plus en
plus confiante aussi, et qui, s'adressant aux chefs de la généra-
tion précédente, s'écrie, désabusée : 0 maîtres, vous avez voulu
nous abreuver de science. Mais la science nous a trompés. Nous
croyions nous connaître, et nous ne savions pas comment vivre.
Vous avez cru nous rendre plus sages : vous n'avez pas su nous
rendre meilleurs. Puisque telle n'a pas été votre œuvre, il
faut que ce soit la nôtre. » Si épris qu'il fût de science positive,
Georges Goyau souscrivait à ces paroles, et, pour sa part, il tra-
vaillait à remplir ce programme. Le miracle était que, parmi
tant d'occupations extra-scolaires, il trouvât encore le temps de
préparer l'agrégation et d'y conquérir la première place. Il est
vrai qu'il n'a jamais admis pour lui-môme la journée de huit
heures, et qu'il lui arrivait souvent de passer des nuits entières
à sa table de travail. L'ascétisme est la condition de toutes les
grandes œuvres.
M. GEORGES onvul. 321
Entre temps, il faisait la connaissance d'un homme qui
devait exercer une influence considérable sur l'orientation de sa
pensée et de ses travaux, et dont la personnalité originale méri-
terait une longue élude. Henri Lorin a été en France, dans les
vingt dernières années du dernier siècle, le théoricien par excel-
lence et l'apôtre du catholicisme social. Ancien polytechnicien,
ami d'Albert de Mun et de La Tour du Pin, nourri de la Bible,
des Pères de l'Eglise et de saint Thomas, il estimait que seul le
catholicisme intégral est qualifié pour résoudre suivant la jus-
tice les angoissantes questions sociales que pose la vie contem-
poraine ; il avait conçu tout un système, rigoureux et hardi, qui
battait fortement en ruine les théories économiques mises en
honneur par la Révolution et par l'école dite libérale; pour
réformer notre régime actuel du salariat, il appelait de ses vœux
une sérieuse législation sociale et une sage organisation profes-
sionnelle. Il avait rallié à ses vues nombre de catholiques inte-
lligents et généreux; ce n'était pas un chef d'école, mais c'était
iuii chef de groupe. Très écouté à Rome, estimé et aimé de
I Léon XIII et du cardinal Rampolla, il y a quelque chose de lui,
de ses idées, dans l'encyclique Rerum novarum. Il n'était ni
orateur, ni écrivain : mais c'était un brillant et séduisant cau-
seur; et de sa parole chaude et incisive, un peu tranchante par-
fois, de toute sa personne robuste, franche et cordiale, il se
dégageait une telle puissance de vie, de générosité et d'idéa-
lisme, qu'il était difficile de ne pas se laisser convaincre. Il se
llaisàit à grouper dans son salon du faubourg Saint-Honoré tous
les catholiques d'action et d'avenir qui vivaient ou passaient à
Paris ; il aimait les jeunes et il s'en entourait volontiers. Jean
Brunhes, René Pinon, Maurice Masson, Edouard Le Roy,
'Maurice Legendre se rencontraient autour de sa table hospita-
lière Idées, suggestions, projets de toute sorte naissaient,
l'échangeaient, dans celle atmosphère intelligente et sympa-
thique, sous les regards aimables ei les sourires encourageants
du maître de la maison. Georges Goyau fut bientôt l'un des hôtes
favoris de l'accueillante demeure; il devint à son tour un fer-
vent adepte du catholicisme social, et, plus d'une fois, il a
repris, fillré, précisé des vues d'Henri Lorin.
Pour un normalien que l'histoire de l'antiquité attire, il y a
un supplément de culture et d'initiation qui s'impose : c'est
celui que procure un séjour aux Ecoles françaises de Rome ou
TOME LVIII. 1920. * 21
322 BEVUE DES DEUX MONDES.
d'Athènes. Deux années durant, Georges Goyau fut un des pen-
siontiairos du palais Farnèse. Il y poursuivit ses recherchea
d'archéologie et d'histoire romaines, poussa son DimlciL n : niais
la Home moderne, avec laquelle il avait pris, deux ans aupa-
ravant, un rapide contact, l'intéressait plus vivement encore
<jue la Rome antique. Pour qui sait voir et entendre, en effet, il
n'y a pas au inonde d'observatoire comparable à celui-là. Et
c'est ce que l'excellent M. Geffroy, directeur de l'École, prêchait
sans relâche à ses élèves. Un jour, il leur signalait, pour joindre
L'exemple au précepte, une remarquable Lettre de Home qui
venait de paraître au Journal des Débat* : il ne se doutait guère
que l'auteur de celte Lettre anonyme était précisément l'un de
ceux qui l'écoutaient, et qu'il s'imngiuait enfoui dans s is tra-
vaux d'érudition, Georges Goyau en personne. Celui-ci, que sa
mère avait accompagné à Rome, avait eu de bonne h. 'lire s 's
entrées au Vatican et chez notre ambassadeur auprès du Saint-
Siège, M. Lefebvre de B. haine. Léon XIII, qui avait deviné la
qualité dame et de pensée que recouvrait la modestie charmante
de ce jeune Français, l'accueillait volontiers, lui prodiguait les
encouragements et les conseils. Le cardinal Rampolla s'était pris
d'une vive amitié pour lui, et l'on conte, — est-ce une légmde?
— qu'il arrivait au futur auteur de l'Allemagne religieuse de se^
présenter en pantoufles chez l'illustre secrétaire d'Etat. Plus tard,
Georges Goyau, mettant à profit les admirables travaux histo-
riques du cardinal, devait écrire sur Sainte Mêlante un petit
livre solide et charmant, que le grand public non seulement
religieux, mais profane, a très chaleureusement accueilli. ^Nul
doute, en tout cas, qu'au contact de ce monde romain, si souple
et si habile, l'esprit de finesse et de diplomatie, qu'il avait inné»
ne se soit aiguisé encore et développé en lui. A ceux qui ont
quelque tendance à trop vivre dans les livres, la. connaissance
et le maniement des hommes apportent toujours le plus heureux
des correctifs.
Eugène-Melchior vde Vogué avait été très frappé des Lettres
romaines qu'il avait portées lui-même aux Débats. Avec cette
chaleur d'intuition et de sympathie qui le caractérisait, il avait
deviné dans ces pages une personnalité de tout premier plan.
Il voulut en connaître directement l'auteur. Se trouvant à
Rome, il lui arriva de décliner une invitation au palais Farnèse
pour dîner en tète à tète avec Georges Goyau. D'affectueuses
M. GEORGES GOYAU,
323
relations s'établirent entre eux. Ce fut Vogiié qui écrivit l'élo-
gjiente conclusion du livre que, en collaboration avec deux
autres « Romains, » le regrotté Paul Fabre et M. André Pératé,
Oorges Goyau composait alors sur le Vatican, les Papes et la
Civilisation, et qui contient peut-être quelques-unes de ses pages
les moins connues et les plus belles. Plus d'une fois, en lisant
cette Vue générale de l'histoire de la Papauté qu'il y a insérée»
— « vue » un peu trop systématique peut-être, mais singulière-
ment originale et suggestive, — on ne peut s'empêcher de pen-
ser à la manière puissamment abrévialive et impérieusement
entraînante du Bossuat de ïlli^toire universelle (1). Georges
Goyau n'a jamais choisi de médiocres modèles.
Il ne s'en tenait pas la. Sous le pseudonyme symbolique de
Léon Grégure, il avait publié, avant de quitter Rome, un livre
qui, en même temps qu'un livre d'histoire, était un acte, et
qui dut profondément réjouir le cœur de Léon XIII. Ce livre,
intitulé k Pa/ie, les C ithol/>/iies et la Question sociale, fut sou-
mis à Brunelière, qui en admira la vigoureuse construction, la
fougue iulérijure, la fort 3 et persuasive dialectique. Il connais-
sait sou ancien élèv^. D; son coup d'œil aigu et rapide, ii vit
le pirli quoi pouvait lir*r d'un esprit déj'i si riche, d'un talent
déjà si mùr. Il lui lit d ;s ouvertures. Vers le même temps,
l'Université de Fribourg en Suiss- proposait à Georges Goyau
une chaire de langue el de lillcralure latines. Au fond, il
n'avait qu'à moitié la vocation de l'enseignement; il avait bien
plutôt celle de publiciste; el, pour l'avenir des idées qui lui
étaient chères, la retentissante tribune qu'on lui offrait était
bien faite pour le tenter. Il accepta les ouvertures de Brune-
|ière, qui était pressant, presque impérieux. Georges Goyau fut
attaché à <a li-vue; Bnwtialière l'envoya en Allemagne élu- i r
la pensée sociale et l'histoire religieuse de nos voisins d'o..tre-
.Rhiu. Il avait vingl-ciaq ans. Plus que beaucoup d'autres à
trente, il était armé de faits, de méthodes et d'idées. Sa vraie
carrière commençait.
*
* *
Elle s'est déroulée presque tout entière ici même. Plus de
(1) Rendant compte de ce livre dans une revue allemande, le baron de Hert-
jing, le futur chancelier impérial, ne ménageait pas les éloges à l'auteur, mais
il le trouvait trop... « démocrate I »
324 REVUE DES DEUX MONDES.
vingt-cinq volumes, fortement documentés, riches d'aperçus
de toute sorte, magistralement composés et construits, voilà ce
qui compose cette œuvre imposante d'historien. Je dis bien •
d'historien. Car si l'on peut répartir en trois principaux
groupes, — études religieuses, études sociales, études poli-
tiques, — ces vingt-huit ou trente volumes, et si toute une phi-
losophie, très nette et parfaitement cohérente, s'en dégage, les
substructions, la méthode, l'esprit même de cette œuvre sont
rigoureusement d'un historien.
Quel que soit en effet lé sujet auquel s'applique Georges Goyau,
son premier soin, avant de le traiter, est d'utiliser et d'épuiser
toute l'information positive qu'il comporte. Etude minutieuse
et critique des faits, dépouillement méthodique des documents
et des textes, recherche des sources, examen consciencieux des
ouvrages antérieurs, enquêtes patiemment conduites sur place,
interviews même, il n'est aucun des procédés d'investigation en
usage et en honneur parmi les praticiens les plus déterminés de
l'histoire « scientifique, » auquel il ne recoure pour découvrir
l'exacte vérité sur les hommes, les événements, les institutions,
les mouvements d'idées qu'il se propose de connaître et de faire
connaître. De là tous les solides « dessous » de ses moindres pages,
« dessous » qui se font discrètement sentir aux plus profanes, mais
que seuls des spécialistes peuvent apprécier à leur juste valeur.
Ceux-là savent qu'il est tel des articles de Georges Goyau qui
leur résumera toute une bibliothèque et où ils trouveront non
seulement une impeccable documentation livresque, mais
encore ces mille renseignements épars et précieux que la vue
des choses et le contact des personnes vivantes peuvent seuls
fournir, et auxquels rien ne supplée. Les Allemands avouent
qu'ils n'ont rien de comparable, — même de très loin, — à
l'Allemagne religieuse.
L'Allemagne, l'Autriche, l'Italie et la Suisse, voilà les quatre
pays qu'a particulièrement explorés Georges Goyau, et sur la
mentalité desquels il nous a rapporté des informations de tout
premier ordre; Non sans peine quelquefois, et non sans diffi-
cultés et aventures de toute sorte. Sous le ministère Crispi, ses
allées cl venues avaient fini par attirer l'attention de la police
politique italienne. A Milan, il tombe malade, et dans l'hôtel où
il s'est fait inscrire comme élève de l'Ecole française de Rome,
il fait venir un médecin italien. Celui-ci l'ausculte consa'pn-
M. GEORGES GOYAU. 325
cieusement et lui dit: « Vous faites des correspondances poli-
tiques! » Il était trop bien renseigné I Une aulre fois, en Styrie,
— Georges Goyau préparait alors son admirable et prophétique
article sur /' 'Allemagne en Autriche, — il va voir un évoque
pour l'interroger sur le mouvement du Los von Rom, et lui pré-
sente des lettres d'introduction du cardinal Matthieu et du car-
dinal Kopp. L'évêque croit ces lettres fausses, et le seul service
qu'il consente à rendre à son visiteur est... de lui offrir l'au-
mône. Pareil accueil dans tous les milieux ecclésiastiques de la
région. Le voyageur éconduit s'informe, et il finit par apprendre
qu'il était le quatrième Français circulant depuis le début de
l'année dans ces parages : les trois premiers avaient tué ou
assassiné, et l'un d'entre eux avait même dévalisé la. cassette
épiscopale.
Georges Goyau n'a jamais dévalisé que des bibliothèques. Ses
matéri mx une fois réunis et classés, il les met en œuvre avec
un art savant et ingénieux qu'il faut essayer de définir. Il consiste
ess nli 'Ilement à laisse?* parler les faits. Par des citations habi-
lement amenées, par des analyses, des résumés, des réflexions
adroitement groupées et enchaînées, l'historien donne l'impres-
sion que les événements qu'il raconte, baignés en quelque sorte
dans une calme atmosphère intellectuelle, se déroulent succes-
sivement sous nos yeux. Et il y a dans son ton une telle sérénité,
une si évidente probité, un si manifeste désir de ne rien déguiser
de la réalité, un tel besoin d'impartialité à l'égard même des
doctrines ou des hommes qui lui sont le plus profondément
antipathiques, que le lecteur se sent bien vite en confiance, et
qu'il ne tarde guère à donner son adhésion. — Est-ce à dire que les
jugements portés par l'écrivain sur les faits, les idées ou les per-
sonnages dont il retrace l'histoire ne se ressentent jamais de ses
convictions propres ? Ce serait l'avoir bien mal lu que de le pré-
tendre. Quand il parle des hommes dont la vie et la pensée lui
sont chères, insensiblement son ton s'élève et s'échauffe et trahit
le sentiment personnel qui l'anime. Au contraire, quand il lui
arrive de mettre en scène des hommes ou des doctrines que,
dans son for intérieur, il croit néfastes, presque à son insu son
exposition se relève et s'égiye parfois d'une petite pointe d'ironie,
à peine siisissable, mais fort spirituelle, et qui suffit à nous
avertir qu'il n'est point dupe. Et tout ceci pour ne rien dire. des
jugements et dos conclusions, par où s'écha-ppe sa- pensée de der-
326 BEVUE DES DEUX MONDES.
rière la tête, et qui, évidemment, seraient tout autres, si ses
croyances étaient elles-mêmes différentes.
J'estime que rien n'est plus légitime que cette attitude. L'im-
partialité en histoire ne consiste pas, comme on se l'imagine
parfois, à ne jamais prendre parti, à tout mettre, hommes et
choses, sur le même plan, à prodiguer aux doctrines, aux per-
sonnalités les plus opposées la même sympathie, — ou plutôt la
même banale indifférence. Elle consiste au contraire, et unique-
ment, à ne pas juger trop vite, à s'entourer de tous les éléments
d'information qui peuvent nous amener à modifier, corriger ou
atténuer les réactions toutes spontanées de notre sensibilité, à ne
jamais altérer la réalité des faits ou des doctrines que l'on
expose, à s'efforcer enfin d'être juste envers tout le monde, amis
et adversaires. A entendre certains partisans de l'histoire dite
« scientifique, » — laquelle n'est qu'un mythe, — on pourrait
croire que l'élaboration de la vérité historique se fait aussi sim-
plement, aussi infailliblement dans l'esprit de l'historien que la
combinaison, d'un acide et d'une base dans une éprouvette de
laboratoire. Ils oublient que l'éprouvette est ici une àme
humaine, une force spirituelle indépendante et irréductible qui,
déjà, est intervenue nécessairement dans le choix des matériaux
qu'elle utilise, et qui, non moins nécessairement, s'ajoute à eux
pour les pénétrer de sa propre substance. Vouloir éliminer en
histoire « l'équation personnelle, » obliger l'historien à n'être
en quelque sorte qu'un simple appareil enregistreur, c'est d'abord
chose impossible et illusoire, et, si c'était possible, ce serait le
réduire à la plus parfaite insignifiance. Bacon disait de l'art
qu'il est l'homme ajouté à la nature, homo additus naturx ; il
faut dire de l'histoire qu'elle est, et qu'elle ne peut pas ne pas
être l'homme ajouté aux faits, homo additus rébus.
Georges Goyau, — et il faut l'en louer, — a mis sa personne
dans son œuvre). Il est trop évident qu'un protestant convaincu
ne raconterait pas tout a fait comme lui l'histoire du Protes-
tantisme allemand, ou celle de Genève. Mais il est intervenu
dans les opérations de son esprit avec tant de discrétion, il s'est
soumis à l'objet de son étude avec une si scrupuleuse loyauté, il
s'est efforcé avec une si touchante bonne foi de comprendre et
de faire comprendre les idées et les personnalités qui lui étaient
le plus naturellement étrangères, que ceux-là même qui résis-
tent le plus vivement à ses conclusions s'instruisent et s'éclairent,
M. GEORGES GOYAU. '.\21
en le lisant, sur les sujets qu'ils croient le mieux connaître 11
ne sortit pas très malaisé, à l'aide de quelques menues retouches,
d'extraire de ses œuvres une apologie complète et fort persua-
sive de l'individualisme protestant. Je sais des protestants qui
goûtent fort les études sur le Protestantisme allemand et genevois,
et les deux volumes sur Genève ont été récemment l'objet d'un
rapport extrêmement élogieux de M. Ferdinand Buisson.
El de même qu'il sait rendre à ceux qui ne partagent point
ses idées une très exacte justice, Georges Goyau se garde bien
de Natter ses coreligionnaires et de les suivre jusque dans lêùft!
erreurs. Il a su dire, le cas échéante des vérités assez duivs à
certains catholiques français. Et, en dépit des sollicitations qui
lui venaient d'outre-Rhin, il a cru devoir arrêter à la mort de
Bismarck l'histoire du catholicisme allemand : c'est qu'il voyait
le parti du noble Windthorst abdiquer peu à peu devant l'Em-
pereur luthérien et devenir le parti domestiqué d'Erzberger. La
guerre étant venue rendre cette transformation criante, il en
esquissa l'instructive histoire dans un article, puis dans une
brochure, dont les courtoises sévérités furent douloureuses aux
hommes du Centre. La Gazette populaire de Cologne qui jus-
qu'alors avait apprécié d'une façon très flatteuse les travaux his-
toriques de Georges (ioyau, déclara sans ambages que « la guerre
l'avait rendu fou. » On ne sait pas, en Allemagne, rendre cour-
toisement hommage à la clairvoyance religieuse et patriotique.
Comme tous les écrivains modernes, que les hasards de
l'actualité sollicitent dans les directions les plus diverses,
Georges Goyau, en marge de ses grandes œuvres, a écrit un
grand nombre d'essais ou d'articles dont l'unité intérieure nous
échapperait un peu, si l'auteur n'avait pris soin de nous l'in-
diquer par le titre même sous lequel il les a recueillis : Autour
du catholicisme social. Sans négliger, certes, les autres aspects
du catholicisme, c'est sous cet aspect particulier qu'il l'ertvisage
le plus volontiers. Convaincu que pour résoudre les conflits
sociaux dont nous souffrons, et qui vont s'exaspérant tous les
jours, seul le catholicisme est capable de fournir une doctrine
pleinement satisfaisante, c'est cette doctrine qu'il s'efforce de
dégager de tous les faits, anciens ou nouveaux, qu'il est conduit
à étudier, de tous les livres qui s'offrent à son attention. Et ainsi
se sont formés au jour le jour ces cinq recueils d'études extrê-
mement variées, attachantes et suggestives. Portraits d'écrivains
328 BEVUE DES DEUX MONDES.
ou d'hommes d'action morts ou vivants, discussions d'idées ou
de fails, essais sur des livres qui viennent de paraître, médi-
tations même, il y. a un peu de tout dans ces alertes et pleins
volumes. Je sais des lecteurs, — et des lectrices, — que les dimen-
sions imposantes de l'Allemagne religieuse effraient un peu,
et qui goûtent vivement ces ouvrages. Sous une forme plus
libre, moins impersonnelle et plus variée, ils y retrouvent toutes
Je- qualités d'information, de vigueur, d'autorité et d'élévation
spirituelle qui forment l'habituel apanage de l'écrivain ; et ils
sont heureux d'y voir reparaître, à tous les tournants, s'enri-
chissant progressivement de nuances et de précisions nouvelles,
l'idée maitresse dont il poursuit inlassablement l'illustration.
Cette idée, dont l'histoire française de demain pourrait bien
mettre définitivement en lumière la profonde justesse et la
fécondité, est que le catholicisme, bien conçu et généreuse-
ment pratiqué, loin d'être la grande « force de réaction » que
dénoncent les préjugés à la mode, est au contraire l'une des
grandes forces sociales de l'avenir. Pour régler les rapports, si
souvent faussés, entre le capital et le travail, entre l'Etat et les
individus, l'Eglise dispose non seulement d'indications théo-
riques, mais de directions pratiques éprouvées. Qu'elle n'hésite
pas à approfondir, à développer ses réserves doctrinales, à
pousser à l'action positive ceux qui viennent à elle. Et un jour
viendra, plus prochain peut-être qu'on ne pense, où, sur ce ter-
rain imprévu, se rencontrant avec elle, le monde étonné devra
constater que tous les progrès qu'il avait conçus, tous les rêves
de justice sociale dont il s'était enivré, tout cela était contenu en
germe dans la divine parole : Misereor saper tarbam...
Dans l'intervalle de ses études d'histoire religieuse, Georges
Goyau avait été amené à s'occuper de diverses questions d'his-
toire politique et scolaire. De très nombreux documents épisto-
laires sur les origines de la Ligue de l'enseignement, d'autres
pièces imprimées qui n'ont jamais été déposées à la Biblio-
thèque nationale, mais que certaines bibliothèques privées ont
précieusement conservées, avaient été mis libéralement à sa dis-
position. En dépouillant avec sa conscience habituelle ces mul-
tiples documents, il se rendit compte que l'anticléricalisme,
dans la France contemporaine, avait, en fait, partie liée avec
des doctrines qui, sous le couvert d'un vague humanitarisme et
d'un pacifisme militant, aboutissaient à la négation de l'idée de
M. GEORGES GOYAU. 329
patrie. Les deux causes qui lui tenaient le plus au cœur, le
catholicisme et là France, se trouvaient ainsi compromises par
d'insidieuses campagnes et des menées ténébreuses qu'il s'agis-
sait de dénoncer à l'opinion publique. L'historien de l'Alle-
magne religieuse n'hésita pas; et sans quitter le terrain solide
de la stricte histoire documentaire, il se mit courageusement à
l'œuvre. Ainsi sont nés ces livres sur l'Ecole d'aujourd'hui, sur
Ihlée de patrie et l'humanitarisme, qui ont ouvert les veux à
tant d'honnêtes gens imprudents ou mal informés, et qui n'ont
pas peu contribué, dans les années où se préparait la grande
crise européenne, à assainir l'atmosphère morale. Si, entre
1910 et 1914, l'anticléricalisme a été un peu en baisse on
France, si l'on y a parlé d' « apaisement, » si, même dans les
milieux primaires, l'inquiétude patriotique s'est fait jour, si,
en un mot, « l'union sacrée » en face de l'éternel ennemi se
préparait dans les consciences françaises, les livres de Georges
Goyau y sont certainement pour quelque chose.
*
* *
Il travaillait ainsi avec une activité infatigable, cherchant,
pour sa modeste part, à réconcilier « l'Eglise et le siècle, » ense-
velissant dans de nouveaux livres et de bonnes œuvres les
grandes douleurs intimes qui ne lui avaient pas été épargnées,
quand la guerre éclata. Quoique l'Allemagne, qu'il connaissait
si bien, lui fût un sujet de préoccupation constante, je ne crois
pas qu'il ait, plus que beaucoup d'autres, prévu l'atroce con-
flit. Il voyageait en Suisse. Il venait de passer plusieurs mois a
Genève, enquêtant sur l'histoire de la « ville-Église, » expli-
quant dans certains milieux protestants qui lui avaient demandé
des conférences les choses du catholicisme. Il s'empressa de
repasser la frontière, reprenant à son compte la belle parole de
Théophile Gautier en 1870 : « On bat maman, j'accours! » Et
n'étant pas soldat, il se mobilisa lui-même au poste où il pou-
vait être pratiquement le plus utile, dans cû service de santé,
dont les douloureuses imperfections et les invraisemblables
lacunes témoigneront devant l'histoire du coupable aveugle-
ment de nos politiciens pacifistes, et qui, plus que tous les
autres peut-être, avait besoin que le dévouement, la méthode,
l'esprit d'organisation vinssent suppléer aux néfastes impré-
voyances de lavant-guerre.
330 REVUE DES DEUX MONDES.
Quatre années durant, sans un jour de relâche, Georges
Goyau fut sur la brèche. A la question qu'il faut poser à tout
Français : « .Qu'avez-vous fait pendant la guerre ? » il pourra
répondre qu'il aura contribué à sauver plus d'une vie française ;
et celles qu'il n'aura pu sauver, son inlassable charité aura su
leur adoucir leurs derniers moments. Non content d'administrer
avec son habituelle et scrupuleuse conscience un hôpital auxi-
liaire, il apportait sa précieuse collaboration aux services de la
Croix-Rouge. Cette vie toute nouvelle pour lui, toute pleine
d'humbles devoirs quotidiens, et comme fondue dans le sacrifice
anonyme de la collectivité française, avait interrompu tous ses
travaux commencés. Il avait à peu près renoncé à écrire. Les
trois ou quatre articles qu'il a pu, en prenant sur ses veilles, par
un rude effort de volonté, rédiger en marge de ses absorbantes
occupations, sont encore des actes, et des actes de guerre. Sans
abdiquer la méthode historique, il dénonçait les capitulations
successives des catholiques allemands devant les prétentions anti-
chrétiennes de l'Empire évangélique, les hypocrites menées
germaniques qui, sous couleur d'exploiter les divisions entre
Flamands et Wallons, avaient pour objet de rompre le front
intérieur de la Belgique amie et alliée ; il mettait en un vigou-
Feux relief le rôle de l'Eglise de France pendant la guerre ;
enfin, il dressait en pied la haute et noble figure du cardinal
Mercier. Aucune déclamation dans ces pages ; une grande objec-
tivité de manière, de méthode et de ton ; mais, au frémissement
involontaire de certaines phrases, on sent la vibrante émotion
qu'elles recouvrent. Plus que personne, l'historien du Vatican
a compris que la guerre qui a désolé notre sol était, dans son
fond, une véritable guerre religieuse, et que ce qu'elle a mis ou
remis en question, c'est l'avenir même de la civilisation chré-
tienne.
Cette civilisation encore une fois sauvée, non pas unique-
ment, mais principalement par la France, il s'agissait de dis-
siper certains malentendus qui, au cours des siècles, mais plus
particulièrement dans les dernières années, s'étaient glissés
entre la « nation apôtre » par excellence et l'Eglise catholique,
malentendus qui expliquent, sans toutefois la justifier complète-
ment, l'attitude de certains catholiques neutres à l'égard de la
France pendant la guerre. Ce fut l'objet du petit livre intitulé :
Ce que le monde catholique doit à la France. Il s'agissait, d'autre
M. GEORGES GOYAU. 331
, •,
part, de montrer que, dans l'Europe nouvelle, en quête d'un
nouveau droit international, l'Eglise, enfin libérée de certaines
servitudes qui avaient entravé sa mission, avait son mot à dire
et son rôle à jouer, et qu'elle se trouvait replacée par l'histoire
dans la grande voie royale de sa destinée. La conclusion de toutes
ces" constatations diverses était que la France, — la France vic-
torieuse de 1918, la France des Croisades et de cette Jeanne
d'Arc que l'Eglise vient de canoniser, — ne peut plus ignorer
Rome, et qu'il y a entre les intérêts français et les intérêts catho-
liques une sorte d'harmonie préétablie que tout commande de
respecter et de renforcer. Le livre l'Église libre dans l'Europe
libre venait prêter un corps à ces idées. Une fois de plus, Georges
Goyau exprimait là si bien la pensée profonde de la génération
à laquelle il appartient, que l'événement n'allait guère tarder à
lui donner raison.
Si modeste qu'il fût, Georges Goyau avait fini par se rendre
aux vœux de tous ses nombreux amis, de toute cette jeunesse qui
s'est nourrie de ses articles et de ses livres et qui le considère
comme un maître, et il avait posé sa candidature a la succession
académique d'Emile Faguet. Il eût fait un bel éloge de l'auteur
du Dix-huitième siècle. L'éloge d'Emile Faguet sera prononcé
par Georges Clemenceau, devant lequel les candidatures les plus
justifiées ont tenu à honneur de s'effacer. L'historien de /' Alle-
magne religieuse s'est remis au travail avec joie. M. Hanotaux
a eu l'heureuse pensée de lui demander sa collaboration à la
grande Histoire de la nation française que, dans un récent
article, M. Louis Madelin signalait aux lecteurs de la Revue; il
lui a proposé de compléter et de couronner son œuvre par une
Histoire religieuse de la France, qui nous manque encore et que
tout le prédestinait à écrire : ses goûts, ses idées, ses travaux
antérieurs, son désir d'apostolat, la nature de son talent, si
religieux et si français tout ensemble. Ce grand livre, — qui
aura la bonne fortune d'être illustré par Maurice Denis, —
est fort avancé ; ce sera probablement le chef-d'œuvre de Georges
Goyau, et je sais que d'excellents juges, qui en connaissent cer-
taines parties, déclarent qu'il n'a rien écrit de plus parfait, de
plus profond et de plus fort. On les en croit sans peine. Les plus
beaux livres, dans tous les ordres, sont ceux qu'on a longtemps
portés, parfois presque involontairement, en soi et dans lesquels
on peut se meltre tout entier. Après avoir tant médité sur le
332
RESTE DES DEUX MONDES.
problème religieux, sur le génie et les destinées de la France,
après avoir, par mille travaux d'approche, investi telle ou telle
portion de ce vaste sujet, l'auteur du Vatican est admirablement
préparé à retracer dans un tableau d'ensemble, la vie religieuse
de son pays à travers dix-neuf siècles d'histoire. Et son livre?
paraissant à une époque de restauration morale et sociale, pourra
être une sorte de Génie dit Christianisme, très différent de
l'ancien et tel qu'il convient à notre temps.
Ceux qui savent lire, et auxquels les renommées bruyantes
n'en imposent guère, n'auront pas attendu ce moment-la pour
reconnaître en Georges Goyau l'un des écrivains qui, par l'abon-
dance et la qualité de leur œuvre, font le plus d'honneur à la
pensée française d'aujourd'hui. Et si par hasard ils ont vécu, ou
même simplement voyagé à l'étranger, ils ont pu constater, et
non pas seulement dans les milieux catholiques, de quelle
estime respectueuse est entouré son nom. Nous avons en France
trop de tendance à croire que la littérature d'imagination est
toute la littérature, et que tel roman à la mode ou telle petite
pièce de théâtre suffit à témoigner de la persistante vitalité
de l'esprit français. Si nous franchissons nos frontières, nous
serons vil<3 détrompés. Les étrangers cultivés lisent nos bons
romans pour se divertir; mais les ouvrages qu'ils lisent pour
s'instruire, voilà ceux qui comptent à leurs yeux. Taine et
Renan, Brunetière et Vogiié n'auraient pas eu la réputation eu-
ropéenne qu'ils ont conquise, s'ils n'avaient pas satisfait a ce
besoin primordial. Parmi les écrivains français qui viennent
d'atteindre la cinquantaine, il en est peu dont la réputation soit,
hors de France, aussi solidement assise que celle de Georges
Goyau.)
Fidus.
LE JOUR DE GLOIRE
POÈME
Paris terrassier met bas sa vareuse,
Un éclair soudain jaillit du caillou,
Et Paris flâneur regarde le trou
Que la pioche creuse.:
Paris charpentier tape sur un clou,
Paris amoureux suit son amoureuse,
Paris sage flotte avec Paris fou
Dans la rue heureuse. ,
Samedi I le peintre a vidé ses pots,
Le màt est dressé, l'oriflamme bouge;
Dimanche déploie avec les drapeaux
Le calicot rouge.
*
— Je vends des cocardes, des fleurs,
Et le plan de la capitale!
A deux sous la carte-postale
Où l'on peut voir Foch en couleurs 1
Vrai temps d'ici, mousseux, bleuâtre.
Une chaise dorée entre les palmiers verts,
Comme une demoiselle en robe de théâtre,
Semble avoir fait deux pas pour réciter dos vers.
334 REVUE DES DEUX MONDES.
Un biniou comme au village
Doucement nasille, étouffé
Dans l'ombre d'un petit café.
Le bruit d'un carambolage
Rejaillit sur le trottoir.
Partout l'asphalte est noir
Comme un livre sans marge.
L'Avenue en long et en large
Appartient au piéton.
La voix d'un mirliton
Vibre comme un écho des vieilles mi-carrm >s.
Parmi les drapeaux neufs, quelques drapeaux déteints
Semblent vouloir unir par des efforts suprêmes
Les honneurs de ce jour à ceux dos jours lointains.
*
Que rospire-t-on dans celle poussière
Qui peut nous griser ainsi?
Sous l'apparence grossière,
Qu'est-ce qui triomphe ici?
D> toutes parts la France af.lue.
Le canon ennemi sa! u î
Très bas nos grêles marronniers,
El la province et la banlieue
Sur les bancs ouvrjul leurs paniers.
Jamais chemin d'eau bleue
N'a miré plus d'orgueil
Que celui qui descend de B:rcy vers Auteuil.
Jamais l'arche des ponts n'eut celte courbe sûre,
Ni la ligne des quais ce trait solide et fin.
Tout atteste en ces jours que la vieille blessure
S'est refermée enfin.
LE JOUR DE GLOIRE. 335
Où sont-ils? ils sont là, tout autour de la ville,
A l'est, à l'ouest, au sud, au nord,
Arrivés du matin comme un troupeau docile,
Sans tumulte, sans cris, sans attente fébrile,
Calmes comme ils l'étaient en face de la mort.'
Ils ont suivi l'ordre de route,
Ils sont présents au jour fixé,
Et le cheval du dragon broute
L'herbe poudreuse du fossé.
Quelques-uns plissent les paupières,
Debout devant un feu qui craque entre deux pierres}
Ceux-ci, dans une cour où brillent des faisceaux,
Frottent des cuirs, portent des seaux,
Ceux-là, le torse nu, se lavent sous la pompe.
Ils sont indifférents à tout ce qui nous trompe,
A tout ce qu'on entend comme à tout ce qu'on lit«..:
Une vapeur au loin salit
Le bord de l'horizon qui tremble.
Paris s'allume au fond de ce gouffre écumeux.
Alors, soudain troublés, levant la tête ensemble,
Ils regardent là-bas ce pan de ciel fumeux
Qu'emplit une rumeur profonde,
Comme des voyageurs au seuil d'un autre monde.
*
Nous, cette nuit, ne dormant pas,
Nous écoutons le bruit des pas
Déferler entre les murs sombres...
Voilà huit mois déjà que nos maux ont pris fin,
Et nous cherchons encore au milieu des décombres
C^tte paix dont nos cœurs ont faim.
Quand un brusque silence est tombé sur nos lignes,
Qu'attendions-nous? quels nouveaux signes
Plus purs que l'arc-en-ciel au-dessus des forèls?
336 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous avions rêvé d'une clarté rose,
D'un monde aussi neuf que du gazon frais;
Nous n'avons rîen vu qu'une porte close,
Des huissiers bâillant sur des tabourets.
On se mit à table en décembre.
Le brouhaha des intérêts
Parfois s'entendait depuis l'antichambre.
Nous connaissions par les journaux
Le meuble et le tapis, les noms et les figures.
Les points d'honneur nationaux
Avaient leurs petits et leurs grands augures.
L'hiver passa. Chacun disputait sur son lot,
Et les traducteurs de traduire,
Et les machines à écrire
De précipiter leur galop.
Nos illusions s'en étaient allées,
L'encre séchait sur les buvards,
Les marronniers des boulevards
Déjà verdissaient sous les giboulées.
Enfin, l'œuvre accomplie, on apposa les sceaux.
Et la paix sur la terre et la paix sur les eaux,
Cette paix qui de loin semblait si douce à vivre,
La paix n'était plus qu'un gros livre...
Lk-bas, sur les talus émiettés par le feu,
Gisent des lambeaux d'uniforme bleu.
L'ancien rempart sacré se déforme et s'éboule;
Le bras du cicérone entraine une autre foule
A découvert sur les plateaux;
L'églantier fleurit, le temps coule,
Un cimetière ondule au versant des coteaux.
Instant de doute, instant de fièvre
Mis à profit par les démons!
Reniement déjà sur ma lèvre,
Tais-toi, tais-toi, nous blasphémons 1
LE JOUR DE GLOIRE. 331
Le jour qui n'a pas lui va naître,
Cette fois nous en sommes sûrs.
Paris te guette à sa fenêtre,
Premier malin des temps futurs I
Levons-nous ! hâtons-nous ! c'est l'heure I
Les morts nous montrent le chemin :
Celui-ci défend qu'on le pleure,
Celui-là nous prend par la main.
Dans l'ombre brille autour des casques
Et des képis le laurier d'or ;
Quelques-uns ont gardé leurs masques
Gomme s'ils combattaient encor.
Tous les passants ont dans les rues
Des compagnons qu'ils ne voient point.
Péguy de paroles bourrues
Nous gourmande, l'épée au poing :
— Au pas, dit-il, levez la tête !
Ce n'est pas jour d'enterrement,
Mais fin matin de grande fête,
De sacre et de couronnement!
Car nous voici, rois sans carrosses,
Sans postillons ni chevaux blancs,
Avec nos chiffres sur nos crosses,
Avec nos médaillons sanglants!
Saluez! un âge se ferme,
Un autre s'ouvre, mes amis,
Laissez au grain le temps qu'il germe
A la place où nous l'avons mis. »
Ainsi nous pirlions dans la brume,
Eux et nous. L'aube se levait.
Les amants faisaient du bitume
Leur domicile et leur chevet.
TOME LVUIi — 192U. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
Les mères mouchaient la marmaille
Qui s'éveillait dans leurs jupons;
Dus gens se heurtaient aux murailles
Comme un fleuve aux piles des ponts;
La police grognait sans mordre,
Et, tout azur, cuir fauve, aciur,
Les soldats du service d'ordre
Riaient avec leur officier;
Les lampes baissaient sous les globes;
Les femmes, d'un geste nerveux
Défripaient vivement leurs robes,
Piquaient d'épingles leurs cheveux;
Et le gamin enfourchait l'arbre,
Les fiancés mêlaient leurs doigts,
Paris bourdonnait sur le marbre,
Paris pendait aux bords des toits.
*
* *
Comme un parquet ciré dont chaque lame brille,
Et dont l'espace nu sous la lumière attend
Les danseurs du premier quadrille,
Au travers de Paris un grand chemin s'étend.
Ah! ce couloir creusé dans la foule compacte,
Ce corridor dans la forêt I
Descends vers nous, ô cataracte,
Ton lit est prêt!
Viens combler brusquement ce long et large vide,
Déjà nous frissonnons, nous, les roseaux du bord,
Viens nous courber, torrent solide,
Viens nous presser sur ton cœur fort!
* *
Un souffle nous frôle,
Enorme et joyeux.
Comme un coup dïpaule
Ébranlant les cieux.
LE JOUR DE GLOIRE. 33U
A ce signal sourd un grand cri s'élance,
Et ce cri retombe et tout est silence.
Plus rien ne bouge, à part quelque rayon changeant
Qui frise une mansarde.
Tout semble appeler un secours urgent,
Un bonheur qui manque, un baiser qui tarde.
L'officier de paix au képi d'argent
Est pâle et regarde...
* *
C'est en vain qu'un frisson dans l'air nous avertit,
Toujours l'explosion du printemps nous étonne;
C'est en vain que le canon tonne,
Que la trompette retenlit.
Malgré tant d'écussons, de mats et de guirlandes,
Nous n'avions rien prévu : quand les choses sont grandes,
Le rêve en regard est petit.
Voici l'Evénement qui s'y 'gouffre sous l'Arche,
Et passe outre, allongé sur son chemin vermeil,
Fatal dans sa splendeur', rigoureux dans sa marche,
Comme un nouveau soleil.
Rien ne peut ..i.'ei a tranquille poussée,
Pas plus que la saison quand elle est commencée
Ne revient sur ses pas.
Il est si sur de lui, si plein de sa pensée,
Que les clameurs du monde, il ne les entend pas.
Tout ce qui n'est pas lui s'efface dans la brume :
Fontaines du Rond-point, Obélisque, drapeaux.
Le:> trottoirs ne sont plus que deux franges d'écume
Que la vague en montant rejette sans repos.
Nous, c'est sur un balcon, devant la Madeleine,
Que dans sa formidable haleine
D'étendards déployés, de clairons, de fusils,
L'Evénement nous a saisis.
!iO REVUE DES DF.T'X MONDES.
Nous l'avons vu soudain sur cette place étroite,
Eblouissant et calme à l'image de Dieu,
Paraître, et lentement, aligné sur sa droite,
Tourner comme une roue autour de son moyeu.
Deux noms faisaient le bruit que font les avalanches,
Deux grands noms brefs et familiers :
Nous regardions entre les branches
Venir de front deux cavaliers.
Tous deux tenaient en main, appuyé sur la cuisse,
Un bâton d'un bleu noir comme un ciel étoile.
L'un montait un cheval paisible et pommelé,
L'autre, un étalon bai tout humeur et caprice.
Joffre et Foch s'avançaient dans un rectangle clair,
Au son des tambours et des cuivres,
Mais, quoique près de nous, Foch avait déjà l'air
Lointain qu'il aura dans les livres.
*
Déjà tel un aïeul
Sur qui s'amasse l'ombre,
0 toi qui t'en viens seul,
Hors du rang, hors du nombre,
Maintenant du jarret
Ton cheval en sa voie,
Au sein de notre joie
Tu gardes ton secret.
Que ta face pâlie,
En ce matin d'été,
A de mélancolie
Et de sévérité 1
Qu'importe la démence
Qui hurle au carrefour,
Qu'importe notre amour
A ta fatigue immense I
LE JOUR DE GLOIRE. 341
Mais vous, reflets cireux
Des veilles sous la lampe,
Artère de la tempe
Que gonfle un sang fiévreux,
Soyez bénis, stigmates
D'un effort surhumain,
Paupières délicates,
Et toi, petite mainl
Suivaient les fanions et les états-majors,
Le cortège brillant des gloires consacrées,
Des bleus, des pourpres et des ors,
Des éclairs de sabots et des croupes lustrées.
*
Sans heurts, sans à-coups, machine-outil neuve,
Semblant à chaque pas appuyer sur la preuve
D'exacte mise au point qu'il donne à l'univers,
Le bataillon modèle envoyé d'Amérique
Passe, rapide et symétrique,
Barré d'étuis à revolvers.
Chaque section se présente en ligne,
Tous les casques penchés comme le bord d'un toit;
Les visages rasés font un ensemble digue,
Pénétré de ce qu'on lui doit.
0 puissance nourrie aux versets de la Bible,
Peuple ligué contre l'erreur,
Ta modération est une arme terrible :
Tu l'as jointe à notre fureur.
Quand le but est atteint la dépense est payée 1
Claque au vent, étoffe rayée,
Drapeau qu'un vieux serment ramène au camp français!
Le monde aujourd'hui peut, grâce à ta foi robuste,
Mesurer la grandeur d'une entreprise juste
A la grandeur de tes succès 1
•»42 REVUE DES DEUX MONDES.
* *
Cymbales ! des cuirs blancs, une peau de panthère
Qui tout à coup surprend les yeux,
Un luxe de chevaux, un faste militaire
Etourdissant comme un vin vieux,
Et ce cri : « L'Angleterre 1 »
Non plus comme au bivac dans sa tenue austère,
Mais comme au jubilé, comme aux fêtes du Roi,
C'est bien elle en elîet dans tout son grand arroi.
Lentement, comme un prince après une bataille
Revient vers ses châteaux et ses gazons fleuris,
L'Angleterre poursuit en redressant sa taille
Son chemin triomphal qui passe par Paris.
La soie et le satin frissonnent sur l'épaule,
Des cornettes portant les couleurs des comtés,
Et, là-bas, sur les mers, de l'un à l'autre pôle,
La paix est confondue avec ses volontés.
Les bras ballant de droite a gauche,
Le buste en avant, le teint empourpré,
Le matelot anglais semble un homme qui fauche
Un invisible pré.
* *
Vingt trompettes nickelées
Entrecroisent leurs éclats
Devant vingt fac s brûlées,
Médailles aux durs méplats.
Sous l'uniforme vert-mousse,
Dans cet ouragan de sons,
Ah! nous te reconnaissons,
Toi, notre sœur fière et douce I
Voila ton profil hautain,
Voilà tes lèvres prudentes,
Les deux marques évidentes
Du glorieux sang latin.
LE JOUR DE GLOIRE. 343
Dans l'ombre de la visière
Les yeux de tes fils sont beaux,
Sol fameux par ta poussière,
Terre illustre des tombeaux.
Passe, brune infanterie
Qui, fidèle à ton vieux sort,
As contenu la furie
Des barbares blonds du nord.
Les Muses te font cortège,
Vénus marche dans tes rangs,
Gardienne de la neige,
Sentinelle des torrents!
*
* *
Et voici, sous le drap moutarde,
Du jaune vif à sa cocarde,
Cette milice goguenarde,
Ces buveurs de bière à l'œil bleu
Qui, sur les ponts, à l'avant-garde,
Soutinrent seuls le premier feu,
Seuls dix jours entre les rivières,
Dans les intervalles des forts :
Premiers blessés sur les civières,
Dans les avoines premiers morts.
Et vous tous qui, divers de races,
Aviez mis en commun l'espérance et les pleurs,
Soldats d'un seul serment et de toutes couleurs,
Serbes, Tchèques, Roumains, du haut de ses terrasses
Paris vous jette aussi des fleurs.
Polonais, Portugais, Japonais à lunettes,
Et vous dont les chevaux font tinter leurs chainetles,
Algériens aux blancs burnous,
Et vous, âmes d'enfants, dociles baïonnettes,
Noirs du Centre-Africain, triomphez avec nous!
344
REVUE DES DEUX MONDES.
A la face des cieux chaque peuple témoigne
Que dans ses étendards la tempête a souf.é,
Et chacun à son tour comparait et s'éloigne,
Et voici que soudain notre cœur a tremblé.
• *
Ce sont eux, ce sont eux, cette masse qui bouge,
Ce bloc d'azur terni qui porte dans ses flancs
Des clairons cabossés d'où pend un cordon rouge,
Ce sont eux, forts et nonchalants.
Equilibrant les poids de leurs musettes pleines,
Droits comme une balance entre ses deux plateaux,
Tous sont du même bleu, du bleu des grandes plaines
Et des lointains coteaux.
Coude à coude, prenant ainsi tout leur volume,
Ils sont là, dans l'air, devant nous,
Et les poussières du bitume
Comme un baiser brûlant montent vers leurs genoux.
Il n'y a plus d'armes rivales,
L'oeil ne distingue plus le soldat du gradé,
Sauf, en de justes intervalles,
Lorsque flambe au soleil l'or d'un képi brodé.
Tout dans cette heure semble un incroyable songe :
Les pas, les roulements de ces tambours usés,
Et la clameur des murs qui comme un dais s'allonge
Sur tous ces visages bronzés.
Oui, lorqu'un peuple entier se sent pris aux entrailles,
Lorsqu'après tant de funérailles
Un brusque sort heureux le met sur le pavois,
La foule a des rumeurs, mais du sein des murailles
S'échappent d'autres voix.
Ce qui peut demeurer des gloires disparues
Autour d'un bas-relief, dans le plan d'un jardin,
Dans le tracé des vieilles rues,
Se réveille soudain.
LE JOUR DE GLOIRE. 345
C'est qu'ils ont tout sauvé : la fontaine et la grille,
Et l'arbre dont L'arceau s'abiissî avec amour,
Les dômes, les clociurs, et c'est pourquoi tout brille
El se tourne vers eux co.nme un fro..l vers le jour.
Toutes les eboses qu'on croit mortes,
Tous les orgueils des temps passés,
Les faisceaux sculptés sur Ijs portes,
Les chiffras rom.iius effacés,
Toutes les guirlandes fouillées»
Par les artistes d'autrefois,
Toutes les lettres embrouillées
Des Républiques et des Rois,
Les balcons perdant leurs dorures,
L'airain des cloches qui verdit,
Les bois, les plombs et les ferrures,
Tout frissonne et tout resplendit.
Eux vont du même pas qu'ils marchaient sur les routes...
Ce pas, toutes les fois que nous aurons des doutes,
Ripp^lons-nous son bruit si tranquille et si plein,
Pareil au bruit de l'eau qui coule en large nappe
Et dont l'effort continu frappe
La roue égale du moulin.
C'est ainsi que naguère, en des heures obscures,
Aussitôt débarqués des camions penchants,
Tous, un grand calme empreint sur leurs jeunes figures,
Ils s'élançaient à travers champs.
Tels, l'àme habituée à l'énorme secousse
Des horizons boueux,
Parmi les trous d'obus, tristes miroirs d'eau rousse,
Ils accouraient à la rescousse,
Tels ils sont là : tumultueux.
M lis, en ce clair matin, la palme des médailles
Unit sa sombre feuille à l'éclatant œillet;
La rose et le fusil fêtent leurs accordailles
Sous l'azur de Juillet.
346 REVUE DES DEUX MONDES.
0 fleurs comme on en voit aux noces villageoises,
Mélangez vos parfums aux tonnerres des cris!
Brouillez vos trois couleurs sur ces faces narquoises,
Rubans comme à l'épaule en portent les conscrits 1
Enlacez-vous aux doigts qui brisèrent nos chaînes,
Rameaux verts, rameaux purs, cueillis sur les hauteurs!
Déposez, frondaisons des chênes,
Le salut frémissant des campagnes prochaines
Aux piecjs de nos libérateurs 1
Par dessus ces brouillards qu'un fin soleil colore,
Par dessus les clochers, les ponts, les tours, les toits,
Provinces, regardez le dernier Ilot sonore
Rouler ses chars d'assaut entre les murs étroits!
Soulevez-vous au bord du ciel pour mieux entendre,
Hameaux couchés là-bas dans un linceul de cendre!
Montagnes, exhaussez vos contreforts géants!
Tremblez, volcans éteints, dans vos vieilles jointures I
Brises de nos deux mers, chantez dans les mâtures^
Fleuves, étincelez avec vos affluents!
Grand beau corps étendu de Givet à Bayonne,
De la pointe du Raz aux collines du Rhin,
Terre des chevaliers et des martyrs, rayonne!
Comme tes vins nouveaux ton avenir bouillonne,
Penche-toi sur la cuve avec un front serein 1
François Porche.
L'ALLEMAGNE POLITIQUE
I
LA NOUVELLE FORME DU PANGEIir.lANISr.IE
(Mars-septembre 1919)
Un jeune savant, qui connaît fort bien l'Allemagne, nous
écrivait récemment : « Ce qui m'inquiète le plus, c'est que le
nationalisme allemand, qui m'a semblé très aiTaibli pendant la
guerre, du moins dans la petite bourgeoisie et dans le peuple,
s'est réveillé plus intense que jamais. 11 n'est plus un Allemand,
je crois, qui ne désire une revanche : militaire, ou révolution-
naire, ou économique. »
Les événements actuels justifient ce pessimisme. A mesure
que se dissipe la stupeur provoquée par la soudaine défaite,
l'idée de revanche se développe chez l'ennemi. Mais il y a plu-
sieurs manières de concevoir la revanche. S'imaginer que
l'Allemagne ne les envisage pas toutes, c'est se leurrer d'illu-
sions. Elle veut retrouver la situation qu'elle avait dans le
monde à la veille de la guerre. Telle est la directive générale.
Or le monde a changé. De nouveaux problèmes s'imposent à
l'attention et à l'effort des peuples. Le but ne pourrait-il être
atteint autrement que par un retour, improbable avant long-
temps, de fortune militaire? Au lendemain de l'armistice, un
industriel de Francfort déclarait indiscrètement : « Nous
sommes vaincus, c'est entendu. Mais nous vous « aurons »
quand même. Nous favoriserons si intelligemment le socia-
lisme, nous élaborerons des lois ouvrières telles que les masses
prolétariennes de tous pays se tourneront infailliblement vers
nous et que nous provoquerons, surtout en France et en Angle-
348 REVUE DES DEUX MONDES.
terre, toutes les grèves que nous voudrons. Maîtres du marché
international ouvrier, nous serons les maîtres de l'ordre social
nouveau créé par la guerre. »
Le pangermanisme a-l-il, dans la catastrophe de 1918, sombré
avec les valeurs du passé que le peuple allemand semble
avoir pour toujours liquidées? Tel est le problème à résoudre.
L'observateur superficiel pourrait le croire. Il n'est pas de
jour où la presse socialiste ou démocrate n'invective ces
« Alldeutschen, » directement responsables de l'effondrement..
Les partis qui avaient autrefois le monopole du pangerma-
nisme ne j<>u <nt plus, en apparence, qu'un rôle secondaire. Ils
se tiennent à l'écart, dans une attitude boudeuse. Leur âpre et
violente critique de la politique actuelle paraît toute négative..
Les partis au pouvoir les enferment dans le terme méprisant
d' « extrême droite, » qu'ils opposent à 1' «extrême gauche »
socialiste, pour bien marquer qu'ils veulent une solution mo-
dérée, aussi éloignée des innovations sociales réclamées par
les uns que de la réaction nationaliste préparée par les autres.
De la politique générale suivie par les socialistes majoritaires,
les démocrates et le Centre, politique d'ailleurs anti-révolu-
tionnaire, hostile aux mesures radicales et aux bouleverse-
ments subits, éprise de réformes progressives, il semble donc
que l'ancienne tradition pangermaniste soit écartée. Reléguée
au second plan, aurait-elle quelque espoir de reviviscence?
Sans doute nous n'ignorons pas que la réaction monar-
chiste et militariste se prépare depuis longtemps, que le corps
des officiers s'agitera toujours, que le spectre de Bismarck sera
souvent évoqué par certaine presse. Mais, quel* que soient son
scepticisme ou ses craintes à cet égard, l'opinion publique
étrangère a une tendance naturelle à identifier le sort de cette
réaction avec celui de l'ancien pangermanisme. Elle conclu-
rait volontiers que, si le vieil idéal pangermaniste n'est pas
mort et s'il dispose de moyens encore assez puissants, du moins
est-il trop discrédité pour pouvoir dominer la masse allemande
et faire refleurir les rêves d'hégémonie mondiale.
D'autres symptômes p urraient d'ailleurs nous faire illu-
sion. La détresse économique de l'Allemagne parait éelle et
profonde. A lire les commentaires de a presse >ur les grèves,
la cri*e du charbon et celle des chemins de fer, on se convainc
aisément de l'inquiétude qui règne dans tous les milieux. Si
l'allemagine politique. 349
les journalistes s'écrient que le seul hiver 1919 1920 a valu,
par ses rigueurs et ses privations, tous les hivers de guerre,
s'ils parlent volontiers de catastrophe, nul doute que ce pessi-
misme ne soit en partie fondé. Comment un peuple diminue',
sur lequel pèsent de si lourdes charge-;, songerait-il à l'ancien
idéa de grandeur? Tourner les yeux vers ce « paradis perdu »
que fut, de 1810 a 1914, entre une éclatante victoire et l'espoir
de nouveaux sucrés, l'Empire allemand, passe encore! Mais
que les rêves d'hégémonie soient d'aujourd'hui, voilà qui
semble impossible, à tout le moins paradoxal.
Les Allemands eux-mêmes ne nous répètent-ils pas que ces
ambitions sont définitivement périmées? Ne font-ils pas montre
d'un pacifisme sincère? Le 10 avril 1919, un journal bava-
rois publiait un article sur le Peuple sa?ts faine. Il disait
ceci : « Jamais de poings fur eusemeut contractés par la
colère; aucune amertume dans l'àme populaire; jamais une
sérieuse idée de revanche. Nous sommes le peuple sans haine
et nous sortirons de la guerre avec les sentiments qui furent
les nôtres pendant la guerre, c'esl-a dire sans hostilité person-
nelle contre nos ennemis. » L'appel lancé l'année dernière par
la « S"ciélé allemande pour la Paix » à Berlin prête au pacifisme
allemand toutes les apparences d'une grande force sociale. Il
commence, sans doute, par demander la revision du tra té de
paix. 11 ajoute toutefois : « Nous nous plaçons, sans arrière-
pensée, sur le terrain de la Société d>s Nations et nous pour-
suivons une polilique pacifiste parfaitement honnête. » L'Alle-
magne veut retrouver la confiance universelle. El le manifeste
se termine par une vigoureuse protestation contre les revan-
chards qui « excitent de sang-froid les passions nationales,
cherchant à regagner leur ancienne situation. » La Ligue pré-
tend faire de l'Idée pacifiste la note dominante de toute la poli-
tique allemande.
La politique de revanche n'a-t-elle pas été, d'ailleurs, offi-
ciellement condamnée à Weimar? Le président Bauer, dans son
discours-programme de juillet, ne déclarait-il pas la guerre à
la réaction en disant : « Nous devons étouffer, avec la plus
grande énergie, les cris de vengeance que pou -sent, depuis la
signature du traité de paix, un ce* tain nombre de gens qui ne
«connaissant pas de plus bel idéal que celui de l'ancien Empire
regorgeant de force militaire et puissant par ses multiples
350 REVUE DES DEUX MONDES.
baïonnettes. Cet idéal, nous le renions purement et simple-
ment? » Et le même jour, avec plus de suavité encore, le mi-
nistre Hirmann Millier parlait de cette aménité nouvelle que
l'Allemagne allait introduire dans ses relations avec les nations
étrangères. « Nous devons convaincre le monde de notre iné-
branlable volonté de paix... Mieux le monde saura que nous
n'avons pas une démocratie sans démocrates et une république
sans républicains, plus notre « change moral » s'élèvera
au dehors... Enterrons à jamais toutes les méthodes de cette
politique de violence qui appartient définitivement au passé. »
Nous voilà donc rassurés. La politique allemande s'oriente
décidément vers la paix. A lire ces manifestes et discours,
comme tant d'autres assurances données par la presse, les
revues et les livres, comment ne pas se déclarer satisfait?...
Ce serait une faute. Seuls s'y laissent prendre les neutres et
les naïfs, ceux qui se font une conception étriquée de la ques-
tion, qui limitent tnqp étroitement, soit l'ancien pangerma-
nisme, soit les conditions générales de cette grande lutte enre
nations ou groupes de nations dont la guerre mondiale n'aura
éié que le prélude.
Car la tradition pangerministe n'est pas affaire de parti.
Elle n'est pas strictement limitée à l'extrême droite. Furent
pangermanistes et impérialistes, à des degrés divers sans doute,
tous les partis, successivement gagnés avant 1914 à la cause de
la politique mondiale. Le pangermanisme n'est pas seulement
une attitude ou un programme. Il a été, il est encore un esprit,
une conviction, une religion. Son idée maîtresse, élaborée par
les penseurs et progressivement inoculée à la masse de la
nation, c'est que le peuple allemand est supérieur à tous les
autres par son « idéalisme, » ce mot signifiant un idéal déter-
miné d'organisation sociale et de civi.isation. Au nom de cet
idéal, il s'attribue une mission dans le monde. C'est un
universalisme sui gnieris qui veut étendre au inonde entier la
conception allemande de la vie.
Si l'on agrandit alors, par la pensée, le théâtre de la guerre,
si l'on voit, au leudemain des hostilités proprement dites,
commencer une lutte plus vaste, plus profonde encore, une
rivalité non seulement économi |ue, mais aussi sociale; si l'on
se dit que seules gagneront définitivement la guerre les nations
qui résoudront le mieux la question des questions, la question
l'allemagne politique. 351
sociale, le problème du travail rationnellement organisé en
vue du ravitaillement et de la pro ludion, ne peul-on craindre
que, sur ce nouvel et formidable échiquier, le pangermanisme
ne reparaisse sous une forme agrandie et que l'Allemagne ne
veuille reprendre, dans un autre sens, cette hégémonie convoitée
depuis si longtemps, avec une si inlassable persévérance?
Telle est exactement la question. On peut la poser sans
mettre en cause le socialisme, ou la démocratie, ou une doc-
trine quelcon pie. Ce qui importe, en ellel, c'est de définir
l'esprit de l'ancien pangermanisme. On verra ensuite si, en
dehors des partis réactionnaires demeurés fidèles au programme
primitif, cet e-pril ne reparaît pas, sous des aspects nouveaux,
dans la démocratie et le socialisme allemands.
l'ancien pangermanisme
Etre pangermanisme, c'est affirmer la supériorité absolue de
l'idéal d'orguiisalion sociale qui esl le fond, solide et durable
d'ailleurs, du germanisme. Tout le reste est secondaire : volonté
d'hégémonie, programmes d'expansion, théories belliqueuses.
Dans le pangermanisme, le germanisme se définit et s'exalte, se
manifeste et s'universalise tout à la fois, s'affirme comme valeur
nationale et valeur universelle absolue. C'est pourquoi le pan-
germanisme a pour corollaires : un défaut complet de sens
psychologique, qui cache aux yeux des Allemands la valeur
intrinsèque des autres civilisations; un orgueil démesuré, qui
s' mile avec tout succès apparent ou réel; enfin, en cas de
défaite, cette hypocrisie particulière qui se dérobe aux respon-
sabilités directes et cherche des explications secondaires,
travaillant à endormir la vigilance du voisin pour reprendre son
but, toujours le même, la grandeur de l'Allemagne et son rôle
directeur dans le monde.
Pour que le pangermanisme devînt ce qu'il a été en 1914 :
la cause de la guerre, il fallait que deux conditions fussent
réalisées. D'une part, le rêve de domination, la vision d'avenir
et le programme d'action devaient être fixés, mis au point par
les théoriciens. D'autre part, ce rêve-programme devait avoir
des chances et des instruments de réalisation, disposer d'une
dynastie prête à mettre à son service tous ses moyens de puis-
sance et d'un peuple absolument docile. Il fallait, en d'autres
OOJ,
REVUE DES DEUX MONDES.
termes, un état de militarisation complète. Ces deux conditions
pri iiordiales ne se sont trouvées réunies que sous le règne de
Guillaume II. A ce moment-là, moment unique, les dirigeants
purent panser que le peuple tout entier, tel le peuple d'Israël,
marcherait derrière la colonne de feu, derrière le mythe flam-
boyant qui illuminait les cerveaux et galvanisait les volontés.
De là l'effroyable déclenchement de cette guerre; de là ce phéno-
mène social assurément grandiose, dont le souvenir fait encore
frissonner nos âmes et dont Wells a si exactement décrit
l'ampleur et la solennité tragiques.
On sait quelles sont les théories qui constituent le panger-
manisme. Elles se groupent autour de trois affirmations fon-
damentales : la philosophie allemande est celle qui a le mieux
pénétré les secrets de la vie organisée et des réalités sociales; la
religiosité allemande est celle qui réalise le mieux l'idéal
chrétien; la race germanique est d'essence supérieure et doit
régénérer le monde. Ces trois affirmations se ramènent à une
seule : l'Allemand a au suprême degré le sens de l'organisation.
Que ces théories aient donné lieu à un programme de
conquêtes continentales et coloniales, c'est naturel. Au momeni
de la plus étonnante expansion que le monde ait vue, il était
normal que les géographes et les historiens vinssent à la res-
cousse des métaphysiciens, des théologiens et des sociologues
pour affirmer que la répartition actuelle du globe était insuffi-
sante et provisoire, que l'Allemagne n'avait pas encore sa
légitime part, qu'elle devait égaler son rêve spatial au rêve
spatial anglo américain. 11 était bon, alors, de démontrer que
les Allemands ont les vertus des plus grands peuples de
l'histoire, des Grecs et des Romains en particulier, d'élaborer
la théorie de l'Etat tentaculaire et d'échafauder sur elle un pro-
gra urne continental et colonial. Le premier voulait agréger à
l'Allemagne, en Europe, les pays dits « germaniques » qui en
étaient encore sépirés, refouler aussi loin que possible la
France et la Russie, constituer l'Europe centrale sous l'hégé-
monie allemande, le tout contre la France, qu'il s'agissait de
saigner à blanc et de mettre à jamais hors de combat; contre
la Russie, qu'il fallait couper de la Mer-Noire et du slavisme
au4ro-hongrois; contre l'Angleterre, qui devait être éliminée
du continent et dépouillée de la maîtrise des mers; contre les
Etats-Unis, en face desquels on organiserait les Etats-Unis
l'Allemagne politique. 353
l'Europe sous la direction de l'Allemagne. Le programme
lolouiul voulait assurer la domination de l'Allemagne dans le
nonde contr la. France, qu'on eût évincée du Maroc et de
'Afrique du Nord; contre la Russie, qu'on eût chassée des
îalkans, de l'Asie-Mineure et de la Perso; contre Belges et
Wtugais, qu'on eût dépouillés de leurs possessions en Afrique
Centrale; contre l'Angleterre partout,' en Egypte, en Àsie-
lineure, en Afrique, aux Indes et en Chine; contre les Etats-
Jnis enfin, qu'il fallait combattre sur leur propre sol et en
Lmérique du Sud. Unis aux théories sur la supériorité de la
ivilisation germanique, ces deux programmes consliiuaient le
angermanisme intégral, entreprise immense dirigée, au nom
e la Kultur, contre les Latins en décadence, les Slaves dignes
e mépris, les deux grands rivaux parents du germanisme :
Angleterre et les États-Unis.
LES SURVIVANCES DE L'ESPRIT PANGERMANISTE
C'était une folie, la plus tragique qui se soif jamais emparée
'un peuple. Elle s'explique par une double ignorance et une
ouble illusion. Etroitement enfermés dans les limites de leur
aïf et orgueilleux nationalisme à prétentions universalistes, les
llemands ne comprenaient pas qu'ils ne pourraient jamais
emplir un tel programme. En même temps, ils ignoraient les
utres peuples et ne prévoyaient pas que pareille tentative
Hilèverait contre eux, non seulement le monde latin et le
îonde slave, mais encore toute la civilisation anglo-saxonne,
blie psychologique. Exalter cet idéal d'organisation, qui est le
>nd du germanisme et dont nul ne contestait la puissance,
était encore légitime. La folie, c'était de n'en pas reconnaître
!S limites et les dangers pour la civilisation, de prétendre
nposer à des peuples étrangers, formés par une autre tradi-
on, les conceptions maîtresses du germanisme.
S'il y avait donc une « révolution » en Allemagne, ce
svrait être une révolution avant tout psychologique, un chan-
3ment de mentalité, de cœur et de conscience. Elle aboutirait,
lez tout Allemand, à un mea culpa qui reconnaîtrait sincère-
lent l'erreur primordiale.
En fait, quelques Allemands ont compris. II serait injuste
3 ne pas le dire. Dans la Gazette de Francfort du 30 mars 1919,
TOME LVIII. — 1920. 23
3"i REVUE DES DEUX MONDES.
M. Natorp, professeur à l'Université de Marbourg, écrivait :
« Nous avons été trop bien gouvernés; c'est pourquoi nous
n'avons pas appris à nous gouverner nous-mêmes. »
La destinée tragique du peuple allemand tient dans ces
simples mots. Et, dans le même journal, avant même que tut
signé l'armistice, le romancier Paul Ernst se livrait à de sug-
gestives réflexions.
« Si nous avons perdu la guerre, disait-il en substance, ce n'est
pas en raison de la coalition mondiale formée contre nous, c'est par
notre propre insuffisance. Notre malheur ne vient que de nous: il
ne dépend que de nous de nous relever. Il nous a manqué cette
vertu qui donne aux autres leur véritable valeur : le courage moral.
Nos prétendues vertus ne furent que des vertus de fonctionnaires
subalternes. Ce que nous appelons sentiment du devoir n'est, au
fond, que lâcheté envers les exigences de notre être supérieur. Vic-
torieux, nous eussions couvert la terre entière de casernes et de
fabriques. Notre organisation si vantée eût étouffé toute vie indivi-
duelle et vraiment psychologique. Pourquoi sommes-nous le pays
modèle de l'organisation? Parce que, chez nous, les individus ne
savent pas se proposer à eux-mêmes un but d'action. Ils préfèrent
tous être des instruments dociles entre les mains d'autrui. Nous
accusons les autres peuples de haïr l'esprit allemand; c'est nous qui
le haïssons, nous, le peuple de l'organisation, de la science, des
fabriques et des casernes. C'est nous qui, par lâcheté, avons désiré
l'état autocratique. La lâcheté morale consiste à se mentir à soi-
même, à s'imaginer qu'un ordre extérieur peut se substituer aux
exigences secrètes de la conscience. Il faut que nous naissions à la
vie politique. Le changement de régime n'est qu'un moyen. La réforme
nécessaire doit aller plus profond. Nous avons à retrouver laipremière
des vertus viriles : le courage de se fixer à soi-même son destin. »
On ne saurait mieux dire. Mais sont-ils nombreux, les
Allemands capables d'écrire une telle page? Qu'on oppose aux
aveux de P. Ernst ce qu'écrivait, dans la Deutsche Allgemehie
Zeitung du 19 août, le professeur Georg Ausschiitz :
« La politique future de l'Allemagne doit être une politique delà
« Kultur » et elle doit être fondée sur un principe moral. L'Alle-
magne, mieux qu'aucun autre pays, est destinée à devenir le repré-
sentant de ce principe moral dans la politique extérieure. Elle est
la patrie de la culture universelle et humanitaire, ses chefs intellec-
l'aLLEMACNB POL1TIQUB.
- ont été les créateurs de l'idéalisme moral le plus élevé. Les
chets de notre politique doivent aussi être issus du peuple. Mais il
faut que nos vertus nationales, notre caractère, notre àme. r.
éthique, avec tous ses principes, aboutissent à la politique... Les
autres peuples européens ne sont point aptes à cette tâche : l'Angle-
terre, imbue d'un idéal de puissance, a fait de l'éthique une doctrine
utilitariste, platempnt égoïste: la Franoe, une doctrine frivole de
sensualisme et d'hédonisme: l'Italie, une affirmation de l'émotivité.
Quant à l'Amérique, elle partage aussi en général l'utilitarisme et le
pragmatisme anglo-saxons... L'Allemagne seule est le pays de l'idéa-
lisme et le peuple allemand est resté un peuple d'idéalistes. ..Le prin-
cipe moral peut et doit être une source de prospérité dans les rapports
des peuples, si l'Allemand s'en pénètre. l'Allemand avec ses tendances
d'abnégation et d'altruisme, avec son sens pour l'humanitai -
vrai et sa foi profondément enracinée en l'ordre moral universel.
Qu'a-t-il donc appris, ce professeur, de la défaite et de la
révolution? Les considère-t-il comme de simples « accidents au
cours de l'histoire de l'Allemagne L - vénementsde novembre
1918 à août 1919 ne lui ôteni pas l'envie de soutenir des thèses
qui couraient la presse pendant l'été de 1918! En ces mois tra-
giques, qui virent l'effondrement progressif de l'armée alle-
mande, les pangermanisles n'abandonnaient pas leurs théories.
La plupart regrettaient qu'on eût déclaré la guerre trop tard.
De pins modérés, tels que Delbrûck et Rohrbach, pressentaient
sans doute la catastrophe finale, quand ils protestaient contre
le pangermanisme outrancier, obstacle à la paix honorable. Ils
reclamaient un coup de barre à gauche, le rapprochement avec
Wilson, dont il fallait accaparer pour l'Allemagne le pre^t _
moral. Ce même Rohrbach qui, en juin 1918. conseillait à
l'Allemagne de monter à l'Est, après l'effondrement de la
Russie, une grande entreprise politique et morale, disait, un
mois après, qu'il fallait renoncer spontanément à la Belgique
et rompre avec le pangermanisme pour créer une atmosphère
favorable en poursuivant la guerre avec des armes morales, en
attaquant l'ennemi dans la conscience même de son bon droit.
en jouant à l'Est un rôle libérateur qui pût rapporter
bénéfices! Quant aux socialistes, ils déploraient qu'on n'eut
pas conclu avec la Russie vaincue une alliance durable co:.
laquelle se fût brisé l'impérialisme anglo-saxon. Ces bons
apôtres souhaitaient que l'Allemagne devint une démocratie
356
REVUE DES DEUX MONDES.
sociale et put alors opposer à la politique anglo-américaine une
politique germano-continentale qui lui fût supérieure, aux
yeux de l'Entente comme dans la pensée des neutres et des
pacifistes fascinés par la formule wilsonienne de la Société des
dations. C'était, disaient-ils, le seul moyen d'empêcher les
impondérables moraux de peser toujours en faveur de l'Entente
dans le sentiment de tous les peuples.
Ainsi, à la veille de l'armistice, de nouveaux aspects de
l'impérialisme commençaient à apparaître dans la pensée alle-
mande. On parlait de « conquêtes morales. » Cette idée, nous
la retrouverons souvent dans cotte Allemagne contemporaine
qui subit une crise si intense. Dans cette vaste transmutation
où sombrent, en apparence du moins, tant de valeurs périmées
et où naissent tant de valeurs encore inconnues, il semble que,
parmi les traditions du passé, le seul pangermanisme, loin de
disparaître, s'enrichisse au contraire de nuances nouvelles. En
fait, l'esprit pangermanisle, tel que nous l'avons défini, n'est
absent d'aucun des partis, d'aucune des classes sociales qui, à
l'heure actuelle, luttent dans cette singulière arène qu'est
l'Allemagne révolutionnaire.
En particulier, l'extrême droite, qui comprend le parti
national allemand et le parti populaire allemand, c'est-à-dire
les anciens nationaux-libéraux de droite et les conservateurs,
semble n'avoir rien abandonné de son programme d'autrefois.
Toujours le même ton. Toujours le même mépris de la France
et de l'Angleterre. Toujours les mêmes altaques contre la démo-
cratie et le socialisme, que l'on rend responsables et de la
défaite militaire, parce qu'ils ont infecté l'armée et les masses
populaires, et du traité de paix, parce qu'une fois maîtres de
l'Allemagne après le 9 novembre 1918, ils ont inspiré à l'Entente
cette crainte du bolchévisme et du socialisme allemands qui l'a
rendue si impitoyable.
On sait que le Comité central de la Ligue pangermaniste
(AUdeutscher Verband a tenu ses assises à- Berlin, le 31 août,
pour la première fois depuis la défaite. Le fameux Class y a
réclamé le rétablissement de la monarchie impériale. D'autres
ont parlé de déclarer la guerre aux Jésuites comme aux Juifs.
Quant aux grandes lignes du programme, on les devine :
reprendre, morceau par morceau, les territoires perdus, unir
à l'Allemagne tous les pays germaniques d'Europe, en parti-
L ALLEMAGNE POLITIQUE.
357
culier cette Autriche allemande qui veut, non un Habsbourg,
mais un Hohenzollern. Il y a adaptation aux circonstances
présentes. Mais l'esprit n'a en rien changé.
Qu'on en juge seulement! Le 3 juin, dans le Tag rouge, le
secrétaire de ladite Ligue, le baron von Yietinghoff-Scheel,
écrivait ceci : « L'idéal pangermaniste pe s'est pas le moins du
monde écroulé le 9 novembre 1918. Bien au contraire. Les
événements et les conséquences de ce terrible jour n'en ont
que trop démontré la solidité. La Ligue pangermaniste voit - -
idées devenir, l'une après l'autre, de vivantes réalités. C'est
pourquoi elle conserve, en ces jours de crise effroyable, la
conscience pure et la tète haute. Son avenir est plus riche que
jamais. » Paroles singulières, si l'on pense au programme qui
était, à la veille de la guerre, celui de la Ligue.
Ne pensez pas que le baron de Vietinghoff-Scheel se moque
de nous. Il procède à une démonstration détaillée de sa thèse.
Il estime que les événements ont justifié toutes les affirmations
de la Ligue : politique d'encerclement préparée par l'Angle-
terre, la Russie et la France ; nécessité d'armements plus
étendus, d'une mobilisation plus complète, d'une flotte puissante
et d'un État-major économique bien outillé: guerre défensive
faite par l'Allemagne à seule fin d'obtenir des « garanties »
suffisantes pour l'avenir; devoir de résister encore en novem-
bre 1918 et de ne pas accepter les conditions d'armistice.
Sur de tels sentiments nous étions d'ailleurs déjà fixés
au lendemain de la révolution de novembre. L'humiliation
qu'éprouvaient les pangermanistes à voir leur pays abandonner
la Terre d'empire, laisser à l'ennemi toute la rive gauche du
Rhin et accepter à l'Est une situation lamentable ne les ame-
nait pas à résipiscence. Dès le mois de décembre, ils entrepre-
naient une campaane en faveur des souverains déchus. Ils
faisaient en même temps l'opposition la plus violente au nou-
'veau régime. Il s'agissait «le le tuer moralement, de montrer
que la défaite a été provoquée, non par les visées ambitieuses
du pangermanisme, non par l'impéritie des chefs militaires ou
politiques, mais par les idées démocratiques, socialistes et révo-
lutionnaires qui ont sapé à leur base la volonté de vaincre,
l'endurance, l'héroïsme, bref, toutes les vertus guerrières du
peuple allemand. On traitera Kart Eisner, au lendemain même
de sa mort tragique, de « dilettante. » De bonne heure, on
358
REVUE DES DEUX MONDES.
exaltera Noske, le gaillard solide, un de ces bons sous-officiers
du temps de paix sur lesquels pouvait compter l'ancien régime.
Et, pour se consoler du présent, on contemplera, non sans
joie, les embarras des socialistes appelant a la rescousse le
corps des officiers. « De Weimar, disait la Tàgliche Rundschau
du 27 février 1919, nos grands hommes nouveaux couvrent
d'injures le passé, le maudit ancien régime, la triste période
bismarckienne. Et cependant, c'est grâce aux débris du milita-
risme d'autrefois que l'ordre a pu, non sans peine, être
rétabli... C'est vers Potsdam que regardent tous les éléments
raisonnables du pays. » « Que ne peut-on, dira en mars la
Deutsche Zeitung, retrouver cette bonne vieille Prusse réaction-
naire..., cette Prusse si fière, où l'ordre régnait, où l'on pou-
vait paisiblement parcourir les rues sans avoir de browning
en poche?... «Mais la grande œuvre bismarckienne a été sabotée
par ses successeurs. Bismarck a subi une défaite posthume de
la part de ses trois pires ennemis : le libéralisme, le clérica-
lisme et le socialisme. L'Allemagne ne se relèvera que par un
retour aux anciennes méthodes qu'il suffirait d'adapter aux
« temps nouveaux. » Car les temps nouveaux, dira-t-on,
exigent de nouveaux moyens et de nouvelles armes.
En fait, c'est à des armes singulièrement imprévues que
certains pangermanistes voulaient avoir recours. Au lieu de
critiquer le nouveau régime, disaient-ils, ne vaudrait-il pas
mieux l'exploiter? JNe pourrait-il nous fournir lui-même le
moyen de tirer de l'Entente une éclatante vengeance ? Cette
thèse, M. Elzbacher, professeur d'économie politique à l'Uni-
versité de Berlin, l'a soutenue dans un retentissant article du
Tag rouge. « Pourquoi ne pas étendre à l'Allemagne et au
monde entier, pour échapper aux dures conditions de l'Entente,
le système des Conseils? Si l'Allemagne accueille le principe
du bolchévisme et le transmet aux nations occidentales, le
capitalisme de l'Entente ne pourra plus asservir l'ennemi
vaincu. Comme en 1813, les classes aisées de la Prusse consen-
tiraient aux sacrifices nécessaires. » Pangermanisme étrange,
qui invite le peuple allemand à mettre le feu à sa propre
maison afin que ce même feu gagne les maisons voisines 1 Sin-
gulier exemple de cette sagesse professorale qui avait élaboré
les pires thèses du pangermanisme traditionnel !
A dire vrai, l'article d'Elzbacher n'a été qu'un épisode. La
l'allemw.ne politique. 3)9
plupart des pangermanistes vieux jeu ont désavoué ce « bolché-
visme national. » Au moment de la discussion des conditions
de paix, la presse réactionnaire fait sienne une partie du pro-
gramme wiïsonien, en particulier le fameux principe de libre
disposition qui permettra à l'Allemagne de conserver les terri-
toires colonisés par elle, de s'agréger l'Autriche allemande, de
s'entendre avec les Tchèques, de renouer les relations avec
la Russie, voire d'entrer dans la Ligue des dations ! On
reprendrait ainsi l'ancienne politique « avec de nouveaux
moyens et de nouvelles armes. » — « A cette condition, disent
les pangermanistes, la paix du monde ne sera plus menacée.
Mais, si on nous arrache le bassin de la Sarre, la rive gauche
du Rhin, si l'on constitue à nos portes une Pologne indépen-
dante, alors, c'est un sentiment de vengeance qui nous animera
tous : le bolchévisme l'emportera peut-être en Allemagne. »
On se contente donc ici d'en agiter le spectre, aux yeux de la
France qui peut être gangrenée, aux yeux de l'Angleterre qui
ne risque rien, qui est la vraie gagnante de la guerre, mais
qui doit savoir si elle veut mettre l'Allemagne en état de se
reconstituer ou la livrer à tous les aléas du bolchévisme.
Belle occasion que cette vaste discussion de la paix, du
7 mai au 23 juin, pour exciter les passions chauvines, entonner
les vieux chants de haine, sortir de l'arsenal toutes les armes,
même les plus rouillées. Levée en masse, relèvement soudain
du peuple, glorification de la force prussienne, discours de
Fichte à la nation allemande, rien n'y manque. Et ce sera tou-
jours la même nostalgie de l'homme fort qui, tel Bismarck,
galvanisera les masses et sauvera l'Allemagne. Cette nostalgie
n'empêche pas, d'ailleurs, nos bons pangermanistes de fonder
leur espoir sur Wilson et sa Ligue des Nations. Eux aussi, ils
usent et abusent de l'argument : ou Wilson, ou Lénine. « Nous
luttons, nous Allemands, pour l'avenir de l'Humanité. Ce n'est
l'égoïsme qui pousse l'Allemagne à discuter. L'Allemagne
veut réaliser intégralement le programmé wiïsonien. Elle a le
droit d'entrer dans la Société des Nations parce qu'elle est le
pays de l'ordre, parce que sa débâcle entraînerait lé déséqui-
libre européen et l'avènement du bolchévisme. Il lui faut donc,
non pas le bolchévisme, mais l'ordre, entendez par là l'ancien
régime, sous la direction d'un homme à poigne capable de
conduire le germanisme vers ses hautes destinées. Gomment
3G0 REVUE DES DEUX MONDES.
vouloir d'une paix qui menace les trois éléments sur lesquels
se fondait la grandeur de l'Allemagne, comme celle du Saint-
Empire : l'unité nationale, la liberté économique et la
conscience spirituelle. »
C'est dire qu'en somme il ne faut rien sacrifier de la tradi-
tion pangermaniste. Au lendemain de la signature du traité,
on souhaite ardemment que le parti populaire allemand et les
nationaux allemands fusionnent pour faire au gouvernement
actuel une opposition plus systématique et plus efficace: De
cette opposition, en effet, peut sortir le réveil de l'esprit
national. Puisque les socialistes sont assez nombreux et assez
forts pour avoir la majorité quand ils le veulent, en s'unissant
au Centre, ou aux démocrates, ou à ces deux partis à la fois, il
importe que les partis de droite gagnent des voix. Leur tactique
consistera surtout à détacher le Centre du bloc majoritaire.
« Au régime actuel, si lamentable et si faible, qui fait res-
sembler l'Allemagne à une barque sans gouvernail, opposons,
disent les pangermanistes impénitents, l'ancien régime. Her-
mann Mùller nous parle d'un renoncement aux méthodes vio-
lentes. Exaltons les méthodes et l'idéal de puissance qui furent
autrefois les nôtres. La nation les perd de vue. Ce qui, de tout
temps, lui a le plus manqué, c'est la foi dans le succès. De là
le retard et l'arrêt de son expansion mondiale. De ce point de
vue, le peuple allemand est nettement inférieur au peuple
anglais. 11 n'a pas sa confiance robuste, son optimisme joyeux,
son esprit d'entreprise hardi et conquérant. Prenons l'Anglais
comme modèle, sans oublier les vertus qu'ont montrées, pendant
la guerre, les Français et les Belges. Rééduquons l'Allemagne
en orientant ses regards vers l'impérialisme anglo-saxon. »
Dans les Hamburger Nachrichten du 17 juin 1919, on
lisait ceci : « Nous devons ranimer la foi dans le succès de
notre cause, succès que nous obtiendrons non seulement par une
régénération intérieure, mais par la conquête d'une situation
extérieure de premier plan, comme première puissance civilisée
du monde. Il s'agit bien d'un renouvellement intellectuel et
moral ! Il nous faut une Allemagne qui croie au succès, à son
succès dans le monde, à sa mission spirituelle, comme Puis-
sance avancée d'une civilisation mondiale. »
« Foin de la démocratie et du socialisme! Le peuple alle-
mand, pour être à la hauteur de sa mission, doit être conduit
l'allemagne politique. 361
par une main forte. Nos ennemis ont bien su ce qu'ils faisaient
quand ils ont exigé la destitution des monarchies allemandes,
notre renoncement au militarisme, à cette école d'énergie
virile qui discipline la jeunesse. Les successeurs de Bismarck
ont gaspillé son magnifique héritage. Si, à la veille de la
guerre, les sacrifices nécessaires avaient été consentis pour
l'armée, le plan réussissait et la France était écrasée avant que
la Russie ait pu venir à son secours. Le peuple allemand,
dépourvu de maturité politique, ignore qu'il n'y a pas de liberté
sans puissance. » Au récent congrès des nationaux-allemands,
les orateurs les plus influents ne disaient-ils pas à peu près
ceci? « La Prusse et les Hohenzollern ont fait la grandeur de
l'Allemagne; il faut donc qu'ils reviennent au pouvoir ; unis-
sons-nous au nom du sentiment national, du vrai christia-
nisme et de l'idée monarchique. »
On ne manquera pas, le cas échéant, de célébrer le souvenir
des pangermanistes les plus notoires. La Tàglische Rundschau
du 5 juillet 1919 consacrait un article à Paul de Lagarde,
l'ennemi de Bismarck, qui reprochait à l'effort prussien de
n'être pas assez ambitieux et universel. « De Lagarde avait, dit
l'article, la foi qui transporte les montagnes, un ardent amour
pour cette Allemagne qui est « le cœur de l'Humanité. » C'était
un « messager de Dieu. » Sans doute, de Lagarde a critiqué
l'ère bismarckienne, cette ère qui maintenant nous apparaît
comme le paradis perdu. N'avait-il pas raison? N'avait-il pas
compris quelle malédiction pèse sur le peuple allemand égoïste,
particulariste, dépourvu d'esprit national? De Lagarde a eu la
nostalgie du moyen âge, comme celle du despotisme éclairé de
Frédéric II. » Suit l'apologie des deux éléments essentiels da
la tradition pangermaniste : l'idéal d'organisation et le despo/-
tisme éclairé.
Mais cela ne suffit pas. Il faut un programme précis
d'expansion mondiale. Les grandes lignes en sont déjà dessi-
nées. Il faut que l'Allemagne contrebalance la supériorité
anglaise par une entente avec les territoires de l'Est, par un
bloc de 200 millions d'habitants de l'Europe centrale et orien-
tale, unis par la communauté de leurs intérêts. Pour atteindre
ce but, il faudra : 1° hâter la revision du traité, en particulier
de ses clauses territoriales et économiques; 2° ratt?icher à
l'Allemagne l'Autriche allemande et les pays danubiens;
362
REVUE DES DEUX MONDES.
3° nouer des liens solides avec les pays baltiques et l'Etat
tchéco-slovaque. Car le chemin de Gonstantinople passe par
Prague, Belgrao^e et Sofia, le chemin de Tokio par Pétrograd et
Moscou. On rappellera volontiers le mot de Bismarck : « Qui-
conque se rendra maître de la Bohême sera le maître de
l'Europe. » Le problème russe, dira-t-on encore, c'est le pro-
blème de la destinée allemande. Là où l'Entente échouera
fatalement, là interviendra l'Allemagne avec succès. L'idée
maîtresse est donc celle d'un vaste consortium germano-russo-
japonais. « Il s'agit, disait Otto Hôtzsch dans la Kreuzzeitimg
du 30 juillet, de vouloir fermement conclure avec les nouveaux
Etats de l'Est et du Sud-Est, en particulier avec une Russie
régénérée, une union à laquelle adhérerait plus tard le Japon. »
Est-ce clair?
Tout ce mouvement de réaction s'appuie d'ailleurs sur des
intérêts de classe réels et positifs. Officiers et sous-officiers
sans ressources, bureaucrates dont la situation est menacée,
grands industriels inquiets de l'avenir, capitalistes moyens
apeurés par le spectre des nouveaux impôts sont prêts à écouter
l'appel des partis d'extrême droite. Ils se laissent prendre à la
fallacieuse promesse : « Nous sommes le parti national, le parti
allemand jusqu'aux moelles, décidés à ramener la splendeur
passée. «Aux élèves des écoles . de Hanovre, rassemblés le
29 août pour la célébration de la victoire de Tannenberg, Hin-
denburg disait : « Nous devons redevenir ce que nous étions
quand, à Versailles, fut fondé le nouvel Empire allemand.
J'étais de ceux qui purent pousser les premiers « hourras » en
l'honneur de l'Empereur. » Le mouvement trouve aussi dans
1" Université de sérieux appuis. A Wiïrzbourg, le congrès des
étudiants allemands a envoyé à Hindenburg un télégramme
dans lequel on s'engage à le prendre comme chef et à tra-
vailler au relèvement de l'Allemagne, avec le mot d'ordre :
« Avec Dieu pour le roi et pour la patrie. » En de récents dis-
cours, les recteurs de Bonn et de Berlin ont adressé leur salut
au Kaiser et célébré la grandeur de l'ancienne Prusse.
LES NOUVELLES FORMES DE PROPAGANDE
Comment en vouloir aux mauvais prophètes, quand ils pré-
tendaient que l'Allemagne allait au-devant d'une réaction plus
l'Allemagne politique. 363
terrible que celle qui a suivi la guerre d'indépendance? Mais
l'ancien esprit pangermaniste ne se manifeste pas seulement
par cette réaction. Il apparaît sous d'autres formes plus subtiles
et difficiles à saisir.;
Cet esprit, c'est la croyance à la mission providentielle et
universelle de l'Allemagne, dans quelque domaine que ce soit.
Or de nouvelles perspectives s'ouvrent à cette religion de la
supériorité germanique. L'Allemagne est devenue, en apparence
du moins, une démocratie républicaine. Elle est un ardent
foyer de socialisme. Voilà, semble-t-il, les forces maîtresses de
l'heure et du monde. Ne serait-il pas possible d'affirmer, au
lendemain d'une guerre qui a mis au premier plan les pro-
blèmes de la liberté et du travail, que l'Allemagne doit avoir,
comme démocratie sociale, un rôle directeur universel? Ne
pourrait-on ajouter à la mission métaphysique, à la mission
religieuse et à la mission civilisatrice, la mission politique et
sociale?
C'est exactement le thème d'une série d'articles que M. J.
Unold, un professeur encore, écrivait naguère dans le Tag
rouge, sous le titre : « Des deutschen Volkes kulturpolitischer
Beruf. » « Le peuple allemand, dit M. Unold, ne se relèvera que
s'il prend conscience de la mission qu'il doit accomplir pour le
progrès de la civilisation universelle. » Le professeur ne manque
pas d'invoquer Fichte et ses discours a la nation allemande*
Fichte n'a-il pas démontré, pour toujours, que l'humanité ne
peut se passer de l'Allemagne et ne peut construire qu'avec
son aide les « réalités éternelles 1 » C'est par une conquête
morale que le peuple allemand retrouvera ses biens perdus,
l'estime des contemporains et la gratitude de la postérité. Il va
donc se mettre au travail, pour l'humanité, dans le domaine
religieux et moral, dans le domaine politique, enfin dans le
domaine économique et social. Nous y voilà bien 1 La mission
politique et sociale s'ajoute aux missions d'autrefois. — Au
point de vue religieux et moral, le peuple allemand achèvera
l'œuvre commencée par la Renaissance et la Réforme; il réa-
lisera le véritable individualisme religieux et l'autonomie de la
morale. Il lui suffira de se remettre à l'école de Schleiermacher
et de Kant. Quel peuple pourrait ici se mesurer avec le peuple
allemand ? — Mêmes visées dans l'ordre politique. Mais il faut
ici former le « jugement mondial, » empêcher le bon public de
3Gi
REVUE DES DEUX MONDES.
se laisser duper par les termes de liberté, d'égalité et de sou-
veraineté populaire. Nous voulons, dira M. Unold, un État
populaire (Volksstaat) vraiment libre, non -le parlementarisme
brutal. Il nous faut l'Etat « organique, » fondé sur la justice
et l'équilibre des forces. Voici revenir l'inévitable comparaison
avec l'organisme vivant.
Nous pourrions, nous Allemands, grâce au suffrage universel,
construire une véritable représentation populaire sur les divisions
naturelles du peuple, sur les groupements professionnels existants.
Plusieurs symptômes nous prouvent que l'Allemagne se porte vers
cette constitution organique. Les groupes professionnels tendent tous
à se mieux organiser, à se faire mieux représenter. De là les fameux
Conseils, Conseils de travailleurs, voire Conseils d'intellectuels.
N'a-t-il pas été question d'instaurer, à côté du Reichstag, un Conseil
d'Empire pour la représentation des groupes professionnels ? Le
peuple allemand, pour son propre bien et celui de l'Humanité, offrirait
alors au monde la démocratie sociale modèle. Hostile à la conception
individuelle et mécanique, c'est-à-dire à la conception française de
l'État, il fonderait l'État démocratique, vraiment organique, sain et
réaliste.
C'est ce que disaient, à peu près dans les mêmes termes,
les politiciens du romantisme, Schlegel, Gorres, A. Millier. En
vérité, on peut mettre les fameux Conseils à toutes les sauces!
On peut, en leur nom, proposer à l'Allemagne, soit de piquer une
tète en plein bolchévisme pour réduire à néant les exigences
des vainqueurs, soit de reprendre le vieil idéal romantique.
L'idée d'une mission sociale de l'Allemagne vaincue, nombre
de nationaux-libéraux, impérialistes convaincus, l'utilisent non
sans habileté. Il s'agit toujours de la conquête morale à entre-
prendre après l'échec des tentatives matérielles et territoriales.
On voudrait unir socialisme et nationalisme. Devant quelle syn-
thèse l'Allemagne reculerait-elle? « Bien que battus, disait
récemment Endres, nous croyons, nous parti national, à notre
victoire finale, à la résurrection d'une grande nation allemande
comprenant toutes les terres germaniques, à la condition que
l'idée nationale finisse par s'unir avec l'idée socialiste et l'idée
socialiste avec l'idée nationale. » — « Le peuple allemand,
disait aussi Léo Simons en août, a de nouveau reçu le bienfait
do la soulîrance. Il devra recommencer à obéir à la nécessité.
Si, pendant les dix années prochaines, il ne peut pratiquer ni
L*ALLEMAGNË POLITIQUE. 36S
politique mondiale, ni économie mondiale, il peut montrer
aux autres peuples comment une grande nation sait mettre en
œuvre son talent de construction pour se rénover. Il peut, libéré
du militarisme, se consacrer tout entier au progrès social et cer-
tainement il saura être novateur et servir d'exemple dans ce
domaine... Les meilleurs esprits, les meilleurs chefs de l'Europe
nouvelle l'appelleront à eux pour qu'il mette ses grandes forces
épurées au service des temps nouveaux. » — Delbrùck précisait
enfin, dans les Preussische Jahrbûcher de mai 1919, l'alliance
qui se fait, en Allemagne, entre nationalisme et socialisme, par
l'égalisation entre le haut et le bas de la société, surtout par les
Conseils d'exploitation qui feront des prolétaires les alliés des
patrons contre la socialisation totale. Et le même Delbrùck
écrivait en août : « Nous ne devons pas perdre de vue que nos
seuls alliés dans le monde sont les différentes tendances inter-
nationales, pacifistes et socialdémocrates et, jusqu'à un certain
point, l'Eglise catholique. »
Ne nous étonnons pas si le Centre nourrit des rêves analo-
gues. « L'Allemagne, lisions-nous dans la Germania du 8 août,
doit se faire dans le monde le champion des grandes idées
qui dominent la vie des peuples et qui ont échoué à Versailles. »
Est-ce clair? Et quand le député Fassbender, Geheimrat authen-
tique, publiait dans le Tag un article sur « La Mission de l'Alle-
magne et l'Idée catholique, » il faisait appel à la bonne volonté
de la partie cultivée du catholicisme allemand pour réveiller
l'esprit chrétien-national, afin que l'Allemagne fût à la hauteur
de sa mission dans le monde. Sur les tendances véritables du
Centre, nous avons été fixés par le récent Congrès du parti.
Sollicité de droite et de gauche, le Centre hésite. Son alliance
avec le socialisme semble pousser vers la droite un nombre tou-
jours plus grand de ses membres. Son alliance avec l'extrême
droite demeure possible. Dans la Deutsche Tageszeitimg du
1 août, un membre du Contre en montrait la nécessité et en
dessinait le programme. « En vertu de sa tradition, disait-il,
le Centre ne peut pas être un parti démocratique. Il ne peut
être que chrétien-conservateur, c'est-à-dire monarchiste. Le
Centre veut devenir un grand parti. Nombre de ses députés,
Erzberger en tête, devront quitter le pouvoir. Si 90 p. 100 de
ses membres le désirent, le parti opérera sa jonction avec les
deux partis d'extrême droite. C'est le vœu des catholiques et
366 REVUE DES. DEUX MONDES.
des protestants évangéliques. Car le christianisme germanique
reprend conscience du rôle qu'il doit jouer dans la nation et
dans le monde. » Comment ne pas évoquer, à la lin de i elles
considérations, le nom de Gôrres?
L'UTILISATION DU SOCIALISME
L'esprit pangermaniste, on le retrouve encore chez les
démocrates et les socialistes majoritaires. Il consiste à soutenir
que la synthèse tentée entre démocratie et socialisme par l'Alle-
magne contemporaine est la grande synthèse de l'avenir et doit
mettre le pays à la tête des autres peuples; à affirmer que l'Alle-
magne, placée entre la Russie bolchéviste et l'Entente capita-
liste, a, de par sa situation géographique exceptionnelle, un
rôle modérateur et central qui doit un jour lui donner la
première place dans la Société des Nations. Autre manière de
démontrer qu'elle est en passe de devenir la démocratie sociale
modèle. Autre manière d'exalter l'orgueil national, de mépriser
le voisin et de se livrer à toutes les illusions d'antan.
Ici même, on invoquera le système des Conseils qui, par son
admirable souplesse, se prête à toutes les interprétations.
« L'avenir, disait la Vossische Zeilung du 11 juin 1919. appartient
au système des conseils mis au point par le génie allemand. »
En d'autres termes, l'Allemagne doit adapter à ses propres
besoins et à ceux de l'Europe occidentale le soviet russe, en lui
empruntant ce qu'il a de bon, en rejetant ses éléments « asia-
tiques. » Alors elle pourra lutter efficacement contre la « démo-
cratie formelle » et provoquer la défaite de l'impérialisme et
du capitalisme anglo-saxons. « Car, ajoutait le journal, ces idées
nouvelles sont destinées à se répandre, par delà les frontières
de l'Allemagne vaincue, sur le monde entier. » Même thèse
soutenue le 2 mai, dans le Berliner Tageblatt, par Georges
Bernhard. « Seul, disait-il, un système mondial de Conseils de
travailleurs pourrait donner à la Société des Nations une base
solide et fonder l'égalité sociale des peuples par un partage
équitable des matières premières. » Et, revenant sur l'idée du
double parlement, G. Bernhard ajoutait qu'ainsi l'idée la plus
féconde touchant l'organisation du monde sortirait du peuple
allemand. C'est encore l'idée maîtresse d'un travail manuscrit
ébauché par un disciple de Rathenau et qui nous est tombé
L ALLEMAGNE POLITIQUE. 36i
entre les mains. « Les masses prolétariennes ont actuellement
le pouvoir. Ce pouvoir, il faut que les intellectuels les aident' à
l'organiser. Le salut de l'Humanité est dans la synthèse du pou-
voir et de l'intelligence. Or cette synthèse, seule l'Allemagne
peut l'opérer. L'idéal de Lénine est impraticable et celui de
Wilson périmé. La solution n'est ni à Paris, ni à Moscou.
Elle ne se trouve qu'à Berlin. » Est-ce clair?
Au cours de la discussion des conditions de paix, la cam-
pagne entreprise par le socialisme majoritaire et par les jour-
naux démocrates a été fort significative à cet égard :
Le capitalisme vainqueur, disait le Vorivaërts, veut étouffer le
socialisme. Il a célébré à "Versailles ses orgies et s'est posé en face
du flot rouge pour l'endiguer. Or, l'Allemagne est la mère-patrie du
socialisme. C'est pourquoi l'Entente lui met le couteau sur la gorge
en lui imposant d'inacceptables conditions. La paix de Versailles,
c'est la fin de toute politique sociale, de toute socialisation. Comment
l'Entente ferait-elle aux travailleurs de sérieuses concessions? Seule,
l'Allemagne nouvelle a l'intention ferme de donner à la question
sociale, dans le monde, une solution définitive... Seule, elle veut un
règlement international du travail. Elle ne peine pas seulement pour
la paix des peuples et le désarmement, mais encore pour la paix
sociale. Elle entend mettre fin, non seulement aux batailles, mais
encore aux hécatombes dont les conditions actuelles du travail sont
la cause. Son idéal, c'est la Société des Nations complétée par la pro-
tection internationale des travailleurs. C'est elle qui est à la tête de
l'Internationale ouvrière et qui représente dans le monde les idées
nouvelles. Parler toujours de l'ancienne Allemagne et du despotisme
féodal, c'est bien. Mais il faut voir l'Allemagne nouvelle, cette Alle-
magne républicaine et socialiste vers laquelle le prolétariat universel
tourne les yeux. Or le traité de paix ébranle l'édifice entier de sa
législation sociale. Tout ce qu'elle a, depuis si longtemps et avec tant
de sagesse, réalisé pour la protection des faibles, est mis en cause.
C'est parce que l'Allemagne devient le grand foyer du socialisme
international qu'on veut la morceler et l'anéantir. Le monde devrait
voir que la République allemande ne lutte pas pour des avantages
extérieurs, mais pour un nouveau principe mondial, pour ce principe
que le droit ne sortira jamais de la violence. Comment bannirait-on
l'Allemagne de la Société des Nations? N'est-elle pas la créatrice de
toute vraie politique sociale ? Ses organisations n'ont-elles pas servi
de modèle au monde entier ?
Après les socialistes majoritaires, les démocrates. L'idéal
368 REVUE DES DEUX MONDES.
pangermaniste se revêt ici du manteau re'publicain et du prin-
cipe wilsonien de la Ligue des Peuples.
Le projet de Wilson, dira-t-on, aboutit à créer un groupement
des nations victorieuses. Celui de l'Allemagne est fondé sur une base
vraiment démocratique. Il se propose, non seulement d'empêcher la
guerre, mais encore de travailler au perfectionnement matériel et
moral de l'humanité. Le noyau de la Ligue des Peuples serait alors
un Parlement mondial qui se recruterait en première ligne au sein
des Parlements nationaux et où l'Allemagne aurait sa place. Tandis
que l'Entente cherche un compromis entre le pacifisme wilsonien et
l'impérialisme anglais ou français, le projet allemand met l'Entente
en demeure de renoncer à toute velléité de domination mondiale,
économique ou sociale. Ce projet fera comprendre au monde entier
que l'Allemagne n'est pas plus responsable de la guerre que les
autres nations, que l'impérialisme allemand n'a jamais été agressif
et qu'il n'a jamais visé à l'hégémonie nouvelle !
C'est dire que l'Allemagne républicaine et démocratique
défend, contre l'Entente qui les trahit, les grands principes de
la justice et du droit. L'argument de ces bons apôtres est paral-
lèle à celui des majoritaires.
La Frankfurter Zeitung elle-même soutiendra qu'on veut
arrêter tous les progrès du socialisme, que le travailleur alle-
mand va devenir un prolétaire mal payé, que les prolétaires
des autres pays subiront tôt ou tard sa destinée. Toutefois, un
peuple résolu ne peut être anéanti. « Le peuple allemand,
s'écriait Mme Minna Cauer dans le ' Berliner Tayeblatt, doit
résister et travailler pour le droit. C'est une œuvre géante qu'il
doit accomplir. Il suit la voie douloureuse ; mais il faut qu'il la
suive jusqu'au bouf pour que, suivant le mot de Lessing, il
montre à l'humanité la voie de la perfection. Qu'il choisisse
entre l'esclavage et l'ascension vers les hauteurs! » L'Alle-
magne luttera donc pour que tous les peuples aient les mêmes
droits. « Le principe démocratique a fait de tels progrès dans
le monde qu'on ne peut plus le détruire par les armes. L'Em-
pire allemand s'est écroulé parce que ses dirigeants n'ont pas
compris quelles concessions ils avaient à faire à la démocratie.
Il en sera de même de l'Entente qui, au nom de son impéria-
lisme, étouffe la démocratie. Et alors, si l'Allemagne a un tel
rôle à jouer dans le monde, comment ne pas lui rendre son
l'allemagne politique. 369
domaine colonial? Gomment ne pas lui assurer vivres et ma-
tières premières? »
En attendant, il faut signer. Et la Gazette de Francfort
estime qu'il ne faut pas arrêter par un refus absolu l'évolution
de l'Allemagne vers un avenir meilleur. « Car il faut montrer
que l'Allemagne a tout fait pour avoir la paix, pour chercher
une voie nouvelle par des moyens nouveaux. Cette attitude a.
dans le monde, une grande puissance d'attraction. Ne l'oublions
pas. »
Tel est donc l'esprit du socialisme majoritaire et des démo-
crates au moment de cette crise de l'opinion qui a dévoilé la
véritable orientation de la Révolution allemande. Au lende-
main de la signature, cet esprit se manifeste avec plus de
netteté que jamais. « Les peuples, écrivait le Vorwàrts des 27
et 28 juin, nous donnent la main dans la lutte universelle
contre le capitalisme mondial. Donnons au socialisme la vic-
toire dans les pays de l'Entente. Nous aurons alors la Ligue
des Peuples socialistes qui embrassera le monde entier. •» Le
même journal ajoutera, le 1er juillet :
L'Allemagne est indispensable au monde, qui a besoin de sa
capacité d'organisation sociale et syndicale. Malgré le 28 juin 1910,
la mission universelle de l'Allemagne subsiste. Elle ne fait même
que commencer. Nous n'avons plus besoin de la guerre. Dans le
monde entier, se groupent maintenant autour de l'Allemagne tous
ceux qui veulent le droit et la justice. Foin des canons et des sous-
marins ! Notre prestige moral a grandi. Nous avons la sympathie des
neutres et de tous ceux qui, en France et en Angleterre, en Italie et
en Amérique, luttent contre le militarisme et le capitalisme. Voila
une alliance qui vaut mieux que l'ancienne Triplice ou l'Entenle
elle-même. Nous aurons notre revanche. Une fois de plus, c'est
l'Allemagne qui sauvera et régénérera le monde.
Quant aux démocrates, ils préconisent plus que jamais une
politique moyenne entre l'extrême gauche et l'extrême droite,
ce qu'on est convenu d'appeler « la dictature du milieu. »
Encore quelques années, disent-ils, et le monde comprendra
que l'Allemagne a été purifiée, non humiliée par la paix de
Versailles. Sur les ruines de l'Entente actuelle, s'élèvera la
vraie Société des Nations, dont l'Allemagne aura eu la gloire
de comprendre la première la vraie nature et la vraie portée.
iu..K i.viu, — 1020. 2î
370 REVUE DES DEUX MONDES.
Vers la fin de juillet, les discours-programmes du président
Bauer et du ministre flermann Millier viendront consacrer
officiellement ce point de vue. Le président Bauer dira ce que
déjà répétait la presse, lors de la deuxième lecture du projet de
Gonstitulion, à savoir que l'Allemagne possède la meilleure,
la plus authentique des démocraties. « La jeune République,
annonçait-il au mande, s'établira malgré la réaction milita-
riste et monarchiste. Faut-il énumérer ses conquêtes? Faut-il
mentionner la revision du droit pénal, du Code civil, de la
législation tout entière, parler des projets pédagogiques qu1
préparent la rééducation du peuple allemand? Bientôt il n'y
aura plus de peuple qui puisse se vanter d'avoir une démocratie
comparable à celle de l'Allemagne. »
H. Miiller soutiendra ensuite que la politique étrangère de
l'Allemagne doit être la plus démocratique du monde. La
revanche de l'Allemagne, ce sera d'aider la Belgique et le Nord
de la France à se reconstituer. L'Allemagne entre dans les
temps nouveaux munie du système électoral le plus large, du
féminisme le plus avancé, de la législation ouvrière la plus
sympathique à l'Internationale. « C'est ainsi seulement, ajou-
tait-il, que nous ferons dans le monde des conquêtes morales. »'
Mais, en attendant, on fait des projets d'avenir. On sait que le
sort du monde se décidera à Washington et a Tokio. On veut
y établir d'excellents représentants. On en aura partout,
d'ailleurs : à Moscou, à Pékin et à Rome. On sait aussi que
les circonstances économiques actuelles vont créer des rappro-
chements non prévus par le traité de Versailles, que le prestige
allemand en Espagne est encore considérable, que l'Allemagne
possède en Hollande et en Suisse de solides sympathies, qu'une
politique active peut dès maintenant commencer, en Russie
et en Orient» une pénétration vaste et sûre. C'est pourquoi,
au congrès du Parti démocratique, Fr. Naumann déclarait :
« Au milieu de la misère et des défaites, nous n'abandon-
nons pas l'idée de la Grande Allemagne; mais nous repous-
sons ce pangermanisme qui a fait tant de mal au peuple
allemand et à la pensée allemande. » Oui, mais de quel pan-
germanisme s'agit-il? L'impérialiste que fut Naumann avait-il
le droit de se désolidariser du pangermanisme?
En ce qui concerne l'extrême gauche, il est encore assez
difficile de définir exactement sa mentalité. Au cours de la
L'ALLEMAGNE POLITIQUE. 3~ l
discussion des conditions de paix, les indépendants ont natu-
rellement témoigné à l'égard de Y « impérialisme capitaliste »
de l'Entente une hostilité plus violente que celle des majori-
taires. Leur solution était toutefois bien différente. « Il faut,
disaient-ils, signer sans hésitation. Pourquoi? Parce que la
signature immédiate de la paix ne tardera pas à provoquer la
révolution universelle. Le traité de Versailles est tel qu'il ne
peut qu'accélérer le mouvement. Le socialisme l'emportera à
l'Est et à l'Ouest. Alors viendra la vraie paix. Il faut donc
souscrire aux conditions de l'Entente, mais afin d'entreprendre
sans tarder la lutte pour la revision du traité, en collaboration
avec les masses populaires de tous les pays. Qu'importe, d'ail-
leurs, si le traité anéantit l'Allemagne capitaliste? Ce qu'il
nous faut, c'est la révolution universelle conduite par l'Alle-
magne qui donnerait ainsi l'exemple et mènerait la grande
ofiensive socialiste. En amenant l'Allemagne à signer, nous la
sauvons de la catastrophe et nous lui donnons un rôle direc-
teur dans le monde. Car, si elle peut rapidement se reconsti-
tuer, elle deviendra la grande nation socialiste qui dirigera
l'Internationale ouvrière. » Le but à poursuivre, à Lucerne
comme ailleurs, sera donc de fonder la véritable Internationale,
sans compromission avec les socialistes de droite, avec le pro-
gramme intégral du socialisme révolutionnaire. Il importe que
le socialisme allemand fasse l'union des forces révolutionnaires
du monde entier.
Derrière les socialistes indépendants, il y a tout le mouve-
ment « activiste, » la phalange de ces jeunes intellectuels qui
veulent s'occuper de politique, favoriser en Allemagne le pro-
grès et les réformes, travailler par là au bien de l'Humanité.
Ils ont, eux aussi, des ambitions universelles. Ils parlent
volontiers d'une synthèse de Lénine, de Wilson et de Platon.
Ils veulent la Société des Nations, la dictature du prolétariat
et, à côté des Soviets-Conseils, la dictature des Intellectuels,
rêve de la République platonicienne et forme raffinée du des-
potisme éclairé. Ils entendent refaire en ce sens l'éducation du
peuple allemand, donner à la révolution ce qui lui manque
et ce qui fut, au suprême degré, le privilège de la Révolution
française : l'enthousiasme, la profondeur, un véritable pro-
gramme philosophique et moral. Leur but serait donc de com-
pléter la révolution universelle des indépendants par celle des
372 REVUE DES DEUX MONDES.
idées et des cœurs. Ils feraient ainsi de la révolution allemande
un principe de transformation mondiale.
INSUFFISANCE DE LA RÉFORME MORALE
Il faudra suivre ce mouvement de très près, étudier ces
jeunes, aiin de savoir quelles sont leurs vraies tendances.
Pour l'instant, nous avons à considérer l'ensemble de l'opinion
et des idées en cours. Dans la « Welt am Montaq » du 4 août,
M. 0. Nippold disait que la lourde responsabilité encourue
par le nouveau régime est dans ce fait qu'il n'a jamais fran-
chement désavoué l'ancien. « On a cru, ajoutait-il, dans les
milieux dirigeants, pouvoir se borner à une transformation
politique et renoncer à une nouvelle orientation morale. »
C'est là un des mots les plus vrais, les plus profonds qui aient
été prononcés sur la révolution allemande. La nation alle-
mande, selon M. Nippold, n'éprouve aucun sentiment de
repentir au sujet du passé. Toute sa pensée s'absorbe dans
l'illusion d'une souffrance injuste. De là cet esprit de protesta-
tion qui, nous venons de le voir, est commun à toutes les
classes et à tous les partis, qui engendre la haine et l'idée de
la revanche sous toutes leurs formes. Sans doute, le traité de
paix n'est pas une œuvre parfaite. Mais l'Allemagne devrait,
à son égard, avoir une autre attitude que celle de la protesta-
tion. Elle devrait comprendre la nécessité d'une dure expiation.
Cette interprétation est exacte, mais incomplète. La convic-
tion d'une souffrance injustement subie ne résume pas toute
la mentalité allemande actuelle. Elle n'est que l'un de ses
aspects secondaires. Nous inclinons à douter de la révolution
allemande. Est-ce parce qu'elle ne réalise pas le socialisme
intégral, parce qu'elle laisse la réaction monarchiste gagner en
force, chaque jour? Nous doutons d'elle, obstinément, en
raison même de cet esprit qui est commun à tous les partis, à
toutes les confessions, à tous ceux qui entendent travailler au
relèvement du pays, esprit d'orgueil national, conviction
enracinée touchant la prétendue mission universelle de l'Alle-
magne, exaltation de l'organisation allemande.
La cause de notre scepticisme, c'est donc l'esprit pangerma-
niste, tel que nous le révèle la tradition du xixe siècle, tel
qu'il nous apparaît, sous de multiples aspects, dans l'Aile-
l' ALLEMAGNE POLITIQUE. 373
magne d'aujourd'hui. Il est partout. Il empoisonne tous les
programmes, toutes les idées de réforme. II crée, en particu-
lier, cette abominable hypocrisie qui, oubliant les fautes pas-
sées et les écrasantes responsabilités, fait de principes moraux
universels une sorte de marchandise commode dont l'Allemagne
aurait à se servir pour relever son prestige, son « change mo-
ral » dans le monde. Voilà ce qui empêche l'Allemand de se
repentir, de voir l'immensité de la faute commise en 1914.
La conséquence logique de cette attitude orgueilleuse, de
ces prétentions à l'universalité, bref de ce pangermanisme im-
pénitent, c'est que le mépris à l'égard de l'étranger continue,
mépris à l'égard de l'Anglo-Saxon que l'on envie secrètement
comme par le passé, tout en l'accusant de basses préoccupa-
tions, mercantiles, mépris à l'égard du Français dont on n'a
pas compris la stoïque résistance et les solides vertus, que l'on
juge avec la même ignorance, la même étroitesse, la même
haine qu'autrefois. C'est là surtout que nous ne voyons pas la
révolution allemande. Il est significatif que, dans une récente
protestation, les professeurs de l'Université de Berlin aient
solennellement déclaré « qu'ils se détournent avec le plus pro-
fond mépris des nations ennemies et mettront tout en œuvre
pour transmettre ces sentiments aux nouvelles générations
allemandes. » Avec combien de raison M. Nippold déclare-t-il
que toute la nation allemande est en train de se vouer artifi-
ciellement à un état d'esprit de revanche, au lieu de chercher,
par un sincère mea culpa,k s'entendre avec les autres peuples!
En ce sens, les responsabilités de la nouvelle Allemagne sont
aussi graves que celles de l'ancienne.
Edmond Vermeil.;
(A suivre. j
AUTOUR
DE LA
CORRESPONDANCE DE BOSSUET
LES DERNIERS ACTES DE BOSSUET A METZ
(1663-1668)
I. — UN INTERMEDE AUX GRANDES PENSEES
Restaurer dans le Jansénisme le sens de l'Obéissance contre
la Raison, par raison même et par amour; — réconcilier le Pro-
testantisme avec un Catholicisme mieux connu et une Eglise
comprise, — c'étaient là sans doute de ces pensées par où
s'affirme un grand esprit, qui domine apparences et contin-
gences pour voir au fond des âmes les tendances secrètes, et
suivre en l'avenir prévu la logique des conséquences. Et
l'homme qui portait en lui-même ces méditations profondes et
lointaines et qui en formulait les résultats avec tant de sûreté,
nous sommes tentés de nous le figurer comme une sorte de phi-
losophe serein, ratiocinant dans la paix introublée des cimes.
Il n'en est rien pourtant. Et, précisément, il nous faut ici
profiter d'un document annexe de la Correspondance (2) pour
nous rendre compte des réalités, basses ou désagréables, avec
lesquelles avait à compter ce penseur chrétien en ascension, et
(1) Voyez la Revue des 15 juin, 1" août, 1" octobre, 15 décembre 1919 et
15 mars 1920.
(2) Ce document est pour la première fois publié par les abbés Gh. Urbain et
Levesque dans le tome I de cette nouvelle édition de la Correspondance de Bos-
sue* (Paris, Hachette, 1909 et années suivantes), dont je recueille dans ces ar-
ticles les précieuses données.
AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET. 375
des exigences prosaïques de cette lutte pour la vie où il devait,
tout comme le premier venu, se débattre.
Ce document, c'est une requête, adressée, probablement
en août 1664, par l'intermédiaire du comte d'Albon et de l'abbé
Montaigu, au chancelier Pierre Séguier : « Depuis quatre ans,
on conteste a l'abbé Bossuet le prieuré de Gassicourt, — qu'il a
de feu M. le Cardinal (Mazarin), — par toute sorte de chicanes.
Ce procès, depuis ledit temps, est lié au Grand Conseil entre
toutes les parties. La récréance, » — c'est-à-dire la possession
provisoire du prieuré en litige, — a été « adjugée audit Bossuet
qui est en possession. Le procès présentement est sur le bureau
depuis près de quinze jours... Monsieur le Chancelier est sup-
plié de vouloir arrêter le cours des chicanes qu'on prépare, et
maintenir le dernier arrêt [du Grand Conseil], afin que ledit
Bossuet puisse reprendre, et continuer avec plus de liberté, ses
occupations ordinaires. [Signé] — Bossuet. »
De quoi il retournait (1), nous le savons désormais très
exactement. Le prieuré-doyenné de Saint-Sulpice de Gassicourt-
lès-Mantes appartenait, au commencement de 1660, à Pierre
Bédacier, ce bénédictin de Cluny suffragant de Mgr Henri de
Verneuil et administrateur du diocèse de Metz. Bossuet avait
eu, — on s'en souvient, — avec Bédacier, depuis son arrivée à
Metz, d'excellentes relations. Il le secourait, — nous aurons
encore lieu de le signaler, — dans les luttes que le pauvre
évêque contesté avait à subir de l'acharnement des cha-
noines. Rien d'étonnant à ce que Bédacier eût l'intention de
récompenser son jeune allié, en lui transmettant un de ses
bénéfices. C'est ce qu'il fit a l'automne de 1661, vers le 13 octobre,
où, revenant de Paris à Metz, il tomba gravement malade en
chemin, à Château -Thierry. On le transporta au château du
Charmel, chez un ami. Il manda Bossuet, et se voyant mourir,
il exprima, — sous quelle forme nous l'ignorons, — son désir
« que le prieuré de Gassicourt revint après sa mort à Bossuet. »
Grâce à des combinaisons sur quoi je reviendrai tout à l'heure,
— mais auxquelles, dès le 15 octobre, le cardinal Mazarin, abbé
(1) Comparez, avec les notes des éditeurs de la Correspondance, Ernest Jovy.
Bossuet prieur de Gassicourt les Mantes et Pierre du Laurens. Un factum inédit
contre Bossuet. Vitry-le-François, 1891. et Bossuet prieur de Gassicourt les Mantes
et Pierre du Laurens. Quelques faclums oubliés contre Bossuet, 1898, — que je
résume pour les faits.
376
REVUE DES DEUX MONDES.
et supérieur général de Cluny, se prêta sans objection, — les
bulles sollicitées à Rome pour Bossuet furent « accordées le 3
des calendes de mars 1661, » « fulminées en l'Officialité de
Paris le 20 juillet, » et Bossuet prit possession par délégué le
24 juillet de la même année.
Entre la mort de Bédacier et l'octroi des bulles, nulle
protestation ne s'éleva contre cette nomination. Mais il n'en fut
pas de même aussitôt Mazarin décédé.
Presque immédiatement, cinq concurrents fondent sur
l'héritier de Bédacier, — brandissent des « droits » et des
« titres divers, » — battent en brèche de concert ceux de Bossuet.
Successivement à chacun d'eux, Rome, indifférente, accorde des
bulles comme à Bossuet lui-même, laissant à ces Français, qui
la volent en somme, le soin de se débrouiller devant la justice
de leur pays. Les rivaux de l'archidiacre de Metz font appel au
Grand Conseil... Et c'était le troisième procès que Bossuet avait,
à l'âge de trente-trois ans, à soutenir pro di.mo sua.
Avait-il la raison et le droit pour lui ? On se rappelle ce
que nous avons dû constater déjà à propos de son canonicat,
sur ces transmissions de bénéfices ecclésiastiques. Toutes
prêtaient plus ou moins à conteste, et il n'était guère de
prétention qui ne trouvât des textes ou des traditions où s'ap-
puyer, « les droits des diverses autorités élant fort mal définis
alors, » comme l'observe avec raison M. Jovy, le dernier
enquêteur et narrateur de cette affaire. « A Cluny, l'abbé sécu-
lier de l'Ordre et le grand prieur, moine régulier, prétendaient,
l'un et l'autre, » pouvoir nommer aux bénéfices vacants... Et
aussi, l'Evêque du diocèse où était sis le bénéfice... Et le Pape,
également, si l'on s'adressait directement à lui. Les cinq con-
currents de Bossuet se réclamaient de ces distributeurs divers :
heureusement encore qu'en l'espèce il n'y avait point de sei-
gneur laïque qui se crût en droit de disposer de Gassicourt!
Quant à Bossuet, il s'autorisait, légalement, et du désir
formel de l'ancien possesseur, et de l'adhésion de l'Abbé de
Cluny. Le faible de sa cause, c'était, d'abord, la façon dont la
dévolution s'était faite.
Si Pierre Bédacier s'était avisé plus tôt de lui résigner son
bénéfice, — comme autrefois, à Metz, si le chanoine Royer
n'avait pas été si lent à favoriser son jeune ami, — les choses
eussent marché, sinon toutes seules, au moins plus aisément.
AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET. 3'H
Mais Bédacier ne s'était décidé qu'à la veille de son dernier
souffle, et la résignation in extremis n'était pas légile : cela se
comprend. Trop tardivement généreux, Bédarier avait donc dû,
sur son lit de mort, donner' sa démission pure et simple. Seu-
lement, de cette démission d'un bénéfice régulier, congréga-
niste, un régulier seul pouvait profiter. C'est pour cela qu'il
avait fallu que les conseillers de Bossuet, — ou lui-même, —
recourussent à un tiers, — à cette « personne interposée, » qui
a de tout temps sauvé tant de situations, justes ou injustes. —
Bossuet se découvrit, non loin de Château-Thierry, à Chalon-
sur-Saône, un cousin germain du côté maternel, religieux
bénédictin. Dom Jacques Droùas de la Plante accepte d'être le
moine « homme de paille » qu'il fallait : ce fut en sa faveur
que Bédacier démissionna. Immédiatement, partant en poste,
Jacques Droiias vient présenter cette démission à Mazarin qui
lui accorde sur-le-champ des « provisions » en forme. Bédacier
était mort le 19 octobre : « dès le 20, dom Droûas sollicitait des
bulles à Rome, mais alors non plus pour lui-même, mais pour
Bossuet, » déclarant n'avoir accepté du défunt prélat ce béné-
fice que pour le « résigner » à l'archidiacre de Metz. Tout ce
manège n'avait nullement scandalisé le Saint-Siège : il en
voyait bien d'autres.
Seulement cette procédure ingénieuse n'était pas faite pour
décourager la chicane. C'est ce que nous montrent avec sura-
bondance les factums que l'on a publiés ces derniers temps. Et
ils nous montrent aussi que Bossuet, malgré son talent, malgré
sa vertu, malgré sa situation officielle grandissante, n'imposait
pas du tout à ses adversaires autant de respect que ses dévots
le pourraient présentement souhaiter. Un seul d'entre eux,
dom Paul de Rannher, fait l'aumône de quelques compliments
à l'orateur du Carême de 1662 : « L'abbé Bossuet est notre
ennemi le plus redoutable... Il porte sa recommandation avec
lui; il est prédicateur; ses mœurs sont exemplaires; la vertu
est peinte sur son visage. » Mais c'est un simple salut en pas-
sant, et le reste du factum de dom Paul de Rancher n'est pas
moins vif contre le doyen de Metz qu'il ne l'est contre ses autres
concurrents : dom André de Cugnac-Imonville, dom Gouin,
dom Charles Fourdrinière, ou dom du Laurens. Quant à Dom
Pierre du Laurens, prieur du prieuré-collège de Cluny, doc-
teur en théologie de la maison de Sorbonne, futur évêque de
REVUE DES DEUX MONDES.
Belley, il écrit, lui, deux mémoires. Dans le premier, il dresse
contre Bossuet un réquisitoire acharné. Dans le second,
qu'il dirige contre dom André de Cugnac, dom Gouin etdom
François de Valgrave, il consacre une addition fort longue à
vilipender Bossuet derechef. — Et nul doute que si nous avions
les pièces d'éloquence composées pour le compte de dom de
Cugnac, de dom Gouin et dom Fourdrinière ou de dom de Val-
grave, nous n'y trouverions les mêmes virulences ou d'autres.
De ces imputations contre Bossuet, y a-t-il quelque chose à
retenir? — De quoi ne l'accuse-t-on pas, cet adversaire « le plus
redoutable, » et surtout déjà pourvu et bealus possidens? —
J'omets bien entendu la menue monnaie : les griefs pour vice de
forme, qualifiés naturellement de manœuvres dolosives et de
falsifications coupables (1). On ne l'accuse pas seulement d'avoir
poursuivi ce bénéfice « par course ambitieuse; » — ce qui, au
fond, était assez exact; — mais encore par des procédés qui
auraient été moins excusables que des ruses de procédure ; on
l'accuse de « s'être intrus audit prieuré par confidence, » c'est-à-
dire par une intrigue « clandestine, avaricieuse et simoniaque; »
on l'accuse, surtout, d'avoir, pour prendre le temps nécessaire à
la connivence de son complice et cousin Droùas, dissimulé la
mort de Bédacier. A l'effet de quoi, « Bossuet n'aurait pas craint
d'empêcher le lieutenant-général de Château-Thierry de venir
apposer le scellé, visiter le corps mort et reconnaître le jour
du décès, faisant dire que si ledit sieur lieutenant-général
venait, il lui ferait fermer la porte. » Bien plus, chose horrible,
il a, dans le même dessein, embaumé, — ou, comme il est dit
moins élégamment et avec une intention visible d'outrage —
il a « salé » le cadavre de l'évêque suîTragant de Metz. Or
était-il nécessaire de « saler » un homme « mort sur la fin
d'octobre, mois qui avance dans l'hiver, et par conséquent
susceptible d'être gardé plusieurs jours sans artifice ni infec-
(1) Jovy, p. 14. « Les adversaires de Bossuet l'accusèrent encore d'avoir falsifié,
altéré, surchargé toutes les pièces dont il s'aidait : — registre mortuaire de
l'église Saint-Martin-du-Charrnel, acte de démission, « provisions » du cardinal
Mazarin, registres du banquier expéditionnaire de Paris qui avait envoyé les pro-
visions en Cour de Rome, réponses de son correspondant. » Des dates menson-
gères auraient été substituées aux véritables, au moyen de pdtés et poches
d'e?icre. Inutile de dire que le fait même d'avoir fait faire des actes en forme,
constatant les dates de décès ou de démis^on de Bédacier, est présenté
comme une précaution perfide en vue des poursuites qu'il prévoit...
AUTOUR DE JlA CORRESPONDANCE DE BOSSUET.
3" 9
tion? » Le sieur Bossuet a pourtant, en grande hâte, « fait
écrire par Fournier, médecin, à Taillefer, apothicaire à Châ-
teau-Thierry, de lui envoyer au Charmel des drogues aroma-
tiques. »« Et il a brûlé la lettre! » Pourquoi l'a-t-il brûlée, cette
lettre, sinon pour supprimer la preuve de l'embaumement ?
Cet embaumement scélérat fut pratiqué sur le cadavre « encore
tout chaud. » Et, si l'on ajoute que « pendant quatre jours au
moins à partir de l'Extrême-Onction, » l'entrée de la chambre
du défunt a été interdite, et que postérieurement à la mort,
« on a porté» ostensiblement, dans l'appartement du défunt, »
pendant plusieurs jours « des bouillons et des gelées » pour
faire croire qu'il était encore vivant, dans l'un ou l'autre cas,
le crime est patent.
On pense bien que cet amas d'inductions et d'interprétations
hypothétiques, jetées les unes par-dessus les autres — alors
même qu'elles se contredisaient, — par la sophistique inventive
des L'Intimé et des Petit-Jean du barreau, n'émut pas la jus-
tice. Le Grand Conseil n'eut pas de peine à se rendre compte
que Bossuet, « résignataire par démission, » avait « le droit le
plus apparent, » et, par « arrêt du 31 mars 1662, lu le 19 mai
suivant, » il lui accorda la possession provisoire du bénétice (1).
Quant à l'exhumation du corps, réclamée par le demandeur, le
juge la refusa sagement, Bossuet n'ayant jamais nié que le
corps avait dû être embaumé. Très légitimement donc, en
mai 1662, le doyen de Metz devenait doyen de Gassicouit.
Mais un procès pour « résignation irrégulière » qui ne
durât qu'un an, cela ne se voyait point au xvne siècle. De plus,
Bossuet avait des adversaires acharnés. « Un certain conseiller
Hervé, de la troisième chambre des Enquêtes du Parlement
de Paris, n'épargnait rien pour faire triompher Gluny, auquel
il était tout dévoué, » — dévoué par intérêt personnel, comme
le fait observer Bossuet dans une requête de 1664. — Enfin, ainsi
qu'on l'a remarqué avec raison, « à ce moment le nom de
Bossuet était loin d'être en faveur » dans le public. Il n'y avait
pas très longtemps qu'un des cousins de l'archidiacre de Metz, —
Jacques Bossuet, — avait été condamné successivement au Chà-
telet, à l'Officialité de Paris et au Parlement de Grenoble, sur
requête d'une certaine demoiselle Roussel qui prétendait avoir
(i) Jovy, p. 9, io
380
REVUE DES DEUX MONDES.
été épousée par lui. Un autre de ses cousins issus de germain,
François Bossuet, — ce parvenu dont nous avons vu plus haut
que Jacques-Bénigne étudiant et son frère avaient eu l'utile
protection, — venait de tomber en disgrâce. Longtemps homme
de confiance du Surintendant, il se trouvait compromis dans
son procès et soulevait la réprobation publique par une for-
tune immense due vraisemblablement à des concussions. La
Chambre de Justice lui réclamait « des millions extorqués. »
Sans doute, Bossuet n'élait pas entaché par ces vilaines affaires
qui ne l'empêchaient point d'être appelé par l'archevêque de
Paris et par le Roi à prêcher à la Cour; — mais les avocats de
ses adversaires ne négligeaient pas l'occasion d'insinuer que
le nom de Bossuet signifiait « homme habile dans l'art des
exactions » (1).
Et donc l'affaire suivit son cours, un an, deux ans encore.
De guerre lasse, quelques-uns des prétendants se retirèrent.
« Il ne resta plus que Charles Fourdrinière, » le candidat
soutenu par le Prieur de Cluny. Mais à ce petit et obscur per-
sonnage, « la congrégation de Cluny substitua comme plus
autorisé et autrement redoutable » celui dont nous avons déjà
cité le factum, dom Pierre du Laurens, Parisien d'une vieille
famille bourgeoise, médicale, parlementaire, ecclésiastique.
Alors le débat change de face. Avec du Laurens, seul cham-
pion, c'était Cluny qui défendait ses privilèges, ses bénéfices,
et même un principe: principe de droit canon : « Regularia
regularibus : les biens monastiques doivent être réservés aux
moines. » Le nouvel Abbé de l'Ordre, le cardinal d'Esté, ne
s'intéressait point, ce semble, à Bossuet. Mais peut-être pas
beaucoup plus à son Ordre. S'il avait fait bloc contre Bossuet
avec le Prieur, le procès eût pu tourner tout autrement.
Car en somme, elle était fort juste, cette vieille maxime,
pour laquelle Cluny partait en guerre. C'était sagement que
les Conciles avaient voulu « faire cesser, » dans ces attribu-
tions de biens, « le mélange des clercs et des moines, garder
l'ordre de la hiérarchie et maintenir distinctes et autonomes,
la vie et les ressources des congrégations monastiques. «Stipu-
lée par le concordat de 1516, réclamée par le Concile de Trente
et par les conciles provinciaux du xvie siècle, cette règle, —
(1) Jovy.p. 2, 25-
AUTOUR DE La CORKESPONDA.NCE DE BOSSUET. 381
ainsi que le remarque justement M. Jovy, — « avait été aussi
reconnue juste et utile par Charles IX, par Henri III, par
Louis XIII. » A coup sûr, l'intrusion de prêtres séculiers dans
les bénéfices d'un Ordre était un abus. Et un casuiste de Purt-
Royal n'eût pas donné raison à Bossuet sur ce point.
En tout cas, Du Laurens essayait de dessaisir le Grand Con-
seil, u à qui, régulièrement, les causes de Cluny étaient com-
mises, » mais qui avait fait gagner Bosquet. La manœuvre
faillit réussir. Sous prétexte que le doyen de Metz « comptait
un certain nombre de parents parmi les magistrats du Grand
Conseil, » le Conseil privé, par arrêt du 18 juillet 1664, défendit
au tribunal suspect de passer outre. Bossuet dut, par une nou-
velle requête, prouver que les parentés à lui objectées étaient
inexistantes, et obtenir du Conseil privé un deuxième arrêt
(2 août 1664) qui laissait au Grand Conseil la connaissance et
la décision.
Ce combat acharné, ses vicissitudes, l'incertitude de
l'issue nous expliquent la requête au Chancelier Séguier dans
laquelle on voit Bossuet user à son tour des influences dont il
pouvait disposer. Il est membre de la Compagnie secrète du
Saint-Sacrement, — dont le Chancelier Séguier fait d'ailleurs
partie. — Le comte d'Albon, chevalier d'honneur de la duchesse
d'Orléans, l'abbé de Montaigu, alors grand aumônier de la
Reine d'Angleterre, en sont membres aussi. Bossuet connaît,
sans doute, particulièrement le comte d'Albon, par Rancé, son
beau-frère. C'est à lui qu'il envoie, pour être remis à Montaigu,
qui lui-même le transmettra à Séguier, le placet significatif
que MM. Urbain et Levesque ont retouvé. Et l'on voit que,
contrairement à ce qu'a pu croire jadis Floquet, le doyen de
Metz ne se désintéressa point de l'affaire. Ses ressources
diverses, disons-le tout de suite (nous aurons lieu d'y revenir),
étaient au total, malgré leur chiffre en apparence élevé (1),
assez modiques, et surtout, assez précaires, pour qu'il ne
put dédaigner un revenu de six mille livres. Mais ce qu'on
aperçoit surtout, dans cette supplique courte, nette, et vive, —
c'est je ne sais quelle nervosité, si je ne m'abuse (2). Ne peut-on
(1) Jovy, opuscule cité, p. 4, 12, 43, 65, 67, 70.
(2) Je dois dire que d'autres critiques, qui prennent étrangement au sérieux
ces grosses puérilités de la chicane d'alors, subodorent en ce document en fron-
çant le sourcil « un certain embarras • de Bossuet, une sorte de prudence et de
« gêne à s'expliquer! »
382
REVUE DES DEUX MONDES.
l'excuser? Il le dit lui-même : par de telles chicanes et intermi-
nables procédures, ses grands travaux sont étrangement gênés,
ou même (puisqu'il parle de les « reprendre ») sont suspendus...
Il a hâte d'y revenir. Quand on a dans l'esprit et dans le cœur
de réconcilier le Jansénisme avec le Pape et le Roi, l'Eglise
protestante avecl'Église catholique, il est désobligeant de plaider,
trois ans durant, qu'on n'a pas « dérobé» un bénéfice en « celant »
et « salant » le cadavre de son ancien évêque (1).
II. — LA RÉVOLTE DE SAINTE-GLOSSINDE. — LES MISÈRES DU MONACHISME
L'intervention auprès des religieuses de Port-Royal et la
négociation avec Paul Ferry sont, entre 1659 et 1670, les deux
seuls épisodes de la vie de Rossuet, où sa correspondance nous
l'ait montré prenant part, quoique toujours archidiacre, et,
ensuite, grand doyen de Metz, aux affaires générales de l'Église
française. Ce n'est pas à dire qu'en cette période où le gouver-
nement nouveau se préparait un personnel à son gré, Rossuet
n'ait pas eu d'autres occasions de faire ses preuves.
C'est ainsi qu'en 1663, il est mêlé, non seulement par des
prédications, mais par une sorte de patronage, à cette grande
entreprise de la fondation du séminaire des Missions étran-
gères, liée aux grandes vues coloniales de Colbert et à ses des-
seins pour l'expansion de la France dans le monde. — C'est ainsi
qu'en 1664-1665, à la Faculté de Théologie, il participe aux
censures publiées par la Sorbonne contre des ouvrages ultra-
montains ou aux réserves formulées par elle contre une bulle
d'Alexandre VII qui condamnait des écrits gallicans (2). — Dans
le même temps, il joue un rôle, et même principal, dans cette
réformation du monastère de Sainte-Glossinde de Metz, la-
quelle, tout en ayant un monastère lorrain pour objet, se
rattachait à un ensemble de faits et d'idées. D'aucune de ces
trois affaires, sa correspondance ne dit rien (3).
(1) Le procès ne se termina du reste, en 1668, — et ceci prouve que la cause
Je Bossuet se gâtait, — que par l'intervention amicale de l'abbé Le ïellier, le-
quel obtint le désistement de Du Laurens en lui cédant un de ses propres bénéfices.
(2) (iérin, Recherches sur l'Assemblée du Clergé de 168Î; — Documents sur la
Société des Missions étrangères, p. 425-426; — Eugène Griselle, Quelques docu-
ments sur Bossuet, 1899.
(3) En ce qui concerne la dernière, — l'affaire de Sainte-Glossinde dont nous
allons parler, — la nouvelle édition qui donne non seulement les lettres écrites
Autour de la correspondance de bossuet. 383
II y a là de quoi s'étonner. Encore, pour les deux premières
qui furent courtes et dont le théâtre était à Paris, on peut
admettre, à la rigueur, que Bossuet n'eut guère ni à écrire ni
à recevoir de lettres, tout se passant de vive voix. Mais comme
cela est invraisemblable pour la troisième!
Les entreprises singulières, l'insubordination de Mme Louise
de Foix occupèrent Bossuet au moins un an, probablement
davantage. Si cette affaire exigea de lui, en 1663-1664, plusieurs
voyages à Metz, elle l'occupa à Paris même, où le tableau, —
l'horaire presque, — de sa prédication, si soigneusement établi
autrefois par Eugène Gandar, et l'abbé Lebarq puis par les
abbés Urbain et Lévesque, nous montre qu'il ne cessa pas de
prêcher à Paris en juin, en août, en novembre et décembre 1663,
en janvier, en mars, en mai 1664. Ajoutons qu'il n'y avait pas
seulement à traiter avec l'abbesse et les religieuses rebelles,
mais avec l'évêque de Metz, avec le Chapitre, avec les magis-
trats, avec la Cour de Rome ou le Nonce à Paris. Comment se
fait-il que de toutes ces tractations, forcément écrites, nul papier
ne subsiste plus?
C'est grand dommage. L'affaire était intéressante. Dans
sa gravité, elle avait même des côtés comiques auxquels Bos-
suet, ironique Bourguignon, ne fut pas plus insensible, j'ima-
gine, qu'il ne le fut plus tard aux extravagances de Mme Guyon.
Surtout, elle est un exemple, typique autant que possible, des
relations de l'Etat et de l'Eglise séculière avec l'Eglise régulière
en plein xvne siècle. Cette leçon, que le hasard lui offrait au
moment où il s'approchait de plus en plus des grandes affaires,
Bossuet ne l'oublia ni comme prédicateur, ni comme directeur
spirituel, ni comme évêque. Aussi nous faut-il ici préciser cette
« expérience » pour bien entendre son attitude ultérieure dans
des actes dont la suite de la Correspondance fait mention.
Ce n'était point un petit couvent obscur et insigniûant que
celui de Sainte-Glossinde de Metz, qui couvrait alors une
belle portion de terrain entre la ville et la Citadelle, près de
l'Esplanade, non loin de la Porte Serpenoise (1). C'était un des
monastères de femmes les plus vieux de France et l'un de ceux
par Bossuet, mais celles qui lui sont adressées, aurait peut-être pu accueillir, au
moins comme document annexe, la lettre de Louise de Foix publiée par Floquet,
que l'on trouvera plus loin, s'il estabsolument sûr qu'elle soit adressée à Bossuet.
(1) Voir l'Histoire de Metz par les Bénédictins, t. III, p. 268-281.
384 REVUE DES DEUX MONDES.
dont l'origine, plus ou moins légendaire, était tellement véné-
rable et symbolique qu'elle aurait dû les préserver des déca-
dences fàcheuse.s. Si jamais s'étaient manifestées naïvement,
héroïquement, les grandes idées et passions génératrices du
monachisme chrétien, — le défi à la nature et au monde,
l'arrachement au siècle des âmes pures et, si l'on peut dire,
leur rapt par l'Eglise jalouse, — c'était dans l'aventure de la
vierge Glossinde.
Glossinde, ou Glossine, ou Glodesinde (Augustin Thierry
eût écrit Ghlodesinde) était — (je résume l'essentiel des légendes
et j'en combine les variantes), — la fille de l'un des principaux
seigneurs de la cour d'Austrasie, que les chroniques appellent
le duc Wintron, au temps d'un Carloman, d'un Childebert ou
d'un Ghildéric quelconque, au vie ou au vne siècle. On veut la
marier à un jeune gentilhomme de grande naissance, nommé
Obolen. Elle a résolu de consacrer à Dieu sa virginité ; elle résiste,
temporise, se dérobe, et Dieu permit, dit un vieux biographe,
« que le dessein de ce mariage se rompît par une « disgrâce »
survenue à Obolen : « sur quelques soupçons, arrêté par l'ordre
de la cour, il perdit la tète sur l'échafaud. »11 semble bien, d'après
les textes, que les plaintes de la récalcitrante fiancée furent pour
quelque chose dans cette « disgrâce » et que « la cour » punit
Obolen d'avoir voulu garder sa femme.
A une nouvelle tentative des parents de Glossinde pour la
marier, même résistance. Glossinde ne veut point de ces maris
humains, qui ne sont « que pourriture, vermine et poussière. »
Cette fois, elle se réfugie dans la cathédrale de Metz, dans la
basilique du protomartyr Etienne, lieu d'asile. Son père le
duc, homme redoutable même aux puissants du pays, l'y vient
assiéger, minax et terribilis, avec une troupe armée, nuit et
jour. Six jours elle soutient le siège, sans aliments : Dieu lui
en envoyait d'invisibles. Le septième, tandis qu'elle embrassait
l'autel en suppliante, on vit une forme de visage angélique,
escortée de deux beaux enfants, descendre des cieux, et •
envelopper la tête de Glossinde d'un nuage, comme d'un voile
virginal intangible. Elle avait vaincu. Son exemple prouvait,
comme dit le vieil hagiographe, que « les filles qui ne sont pas
séduites par l'éclat des fêtes, par les vastes domaines et les
parures, sont grandement louables de ne passe laisser enchaîner
aux liens conjugaux. »
AETOER DE LA CORRESPONDANCE DE HO S S t." ET. *o0
Des imitatrices du pur amour de Glossinde pour le divin
Époux accoururent autour d'elle. Elle fonda un couvent qui,
affilié, avec plus ou moins de précision, à l'Ordre de Saint-
Benoit, participa du moins à la gloire dont la conquête béné-
dictine rayonna pendant plus de deux siècles dans l'Occident
à nouveau christianisé. Trois translations du corps de la
Sainte, accompagnées de nombreux miracles, entretinrent son
culte. De nombreuses donations accrurent la richesse du
monastère. Sanctae Glodesindis mémoria celebris semper apud
Metteuses, écrit encore à la lin du xvme siècle la Gai lia Chris-
tiana.
Toutefois, il n'avait pris duré longtemps, pas plus à Metz
qu'ailleurs, le bel élan mystique d'où ce monastère était né. Dans
quelle mesure et avec quelles réserves les compagnes de Glos-
sinde et sa famille religieuse avaient-elles la volonté de s'unir
k l'Ordre de Saint-Benoit et d'en adopter l'austère discipline?
Nous l'ignorons. Toujours est-il que le couvent fut un de
ceux auxquels, dès le xe siècle, il fallait que le saint évèque
Adalbéron mit sa forte main. Mais c'est depuis le xvie siècle
(que la décadence s'accentue, — comme du reste en un certain
nombre d'autres maisons féminines. — C'est alors que l'abbesse
Guillemette de Chauvi rey concédait à ses nonnes fort peu
«cénobites la permission de vivre chacune chez elle et les dispen-
sait même de prendre en commun des repas, dont il semble,
par une convention signée d'elle et de ses pensionnaires, que
le menu copieux, délicat et varié importait un peu trop (1) à
des tilles de l'austère saint Benoit. Sans aucun doute, les
nobles personnes qui lui succédèrent, Françoise II de Foix de
Caudale, Louise II de la Valette, Françoise II de Lenoncourt,
laissèrent la règle se relâcher plus encore, jusqu'au jour où
Louise 11 de Foix de Caudale, — celle à qui Bossuet eut affaire,
— essaya de consommer la révolution commencée.
Elle entrait à Sainte-Glôssinde, en 1654, en détrônant,
après un procès, par autorité du Conseil d'Etat, une abbesse
(1) Le baron Emmanuel d'IIuart a publié cette curieuse charte culinaire où
sont énumérées.avec une exigence méticuleuse et des précisions amusantes, par
des négociatrices évidemment expertes, toutes les viandes, boissons, friandises.
que l' Abbesse doit leur fournir, — quantités en poids, qualités, — dépuis l'aloyau
de bœuf, « honnête et suffisant, » du lundi, jusqu'aux drngées, beignets, tourtes
des jouis de fêtes, avec le pot de vin rouge ou la chopiue de clairet s'ajoulaiit
aux deux chopines de via ordinaire, « mesure de Bar. »
tome lviii. — 1920. 25
386
REVUE DES DEUX MONDES.
choisie et élue par les religieuses (1). Le Roi était intervenu en
sa faveur. Sainte-Glossinde était une trop riche abbaye pour
que la Cour renonçât à une nomination, qui lui permettait de
récompenser des serviteurs de son seul choix. Pour la troisième
fois, le couvent messin se trouva aux mains de celle famille
de Foix dont, depuis deux siècles, —dans le Sud-Ouest, toujours
agité, du Royaume, — les membres besogneux et vaillants tra-
vaillaient pour le Roi de France avec un loyalisme profitable^
Toutefois l'intruse par le « fait du prince » avait eu d'excel-
lents débuts. Ou se la représente telle à peu près qui; plus tard
Bossuct peindra Anne de Gonzague : bonne petite fille, élevée
depuis 1636 dans le couvent de Sainte-Marie de Saintes, sous :
l'aile d'une tante dévote, qui en est l'abbesse. La Contre-réfor- |
mation catholique s'efforçait de réagir contre la décadence
des Réguliers. Tandis que les Filles de sainte Thérèse viennent I
émerveiller la France, les docteurs augustiniens crient à l'épu-
ration nécessaire. Louis XIII et Richelieu promellont d'y porter
le bras séculier. A Verdun, le Père Didier de la Cour, à Gif, •
l'évêque Henry de Gondi parvenaient à réformer des Binédifc*
tines relâchées. A Montmartre, Marie de Beauvilliers ; à Port-
Royal, Angélique Arnauld; à Saiul-PauUde-Bjauvais,. Mado- j
leino d'Escoubleau de Sourdis ; au V.tl-dc Grâce, Marguerite j
d'Arbouze.d'autrcsencore.s'engageaienlà qui mieux mieux dans
ces voiesde réforma. C'est dans ces bonsseulimenls que Louise
arrive à Melz, Unique) de deux religieuses exemplaires que sa
tante de Saintes lui avait données pour conseillères <-l chaperons.
Au commencement, dil Paulcur de la GaUin ChrUtuma (2),
elle fut pour la discipline tout l'eu, tout 11 un me, mena une vie
des plus réglées et voulut l'imposer à ses nonnes. « M lis bien-
tôt le joug lui parait dur. » Dévergondage personnel? Rien ne
l'indique. Et le chroniqueur protestant de Mi-lz. Ancillonâj
tout en signalant les «étranges désordres » que Louise du Fox
autorise, ne la flétrit point. C'est qu'en clïel c'élail moins
vice que système. Nous n'avons pas plus les mémoires de l'ab-
besse, que ceux de Bossuet, dans le procès qui s'ensuivit?
Mais les analyses que Floquet en donne, complétées par ce
que nous savons d'elle, de ses enlours et de ses contempo-
raines, nous renseignent, je pense, sur ses vues.
(1) Françoise de Lenoncourt.
{2) Gallta, XIII, col. 934.
AUTOUR DE LA CORRESPOND ANCE JE BOSSUE! 387
Ses vue-:, elles sont bien reil s dont s'inspire l'évolution,
en t rai n depuis deux siècles., du cénobiîisme féminin. D'abo.d
un relâchement dé idé, un ici -t cavalier de la HègU impor-
tnne. Dans la lassi'ude du moyen Qfë$ Unissant dans l'élégance
<Je la II ;niis> anee «].ii amollit loul, la fa blesse féminine recule
d-.aiil le cbrislianisme total, devant la moi tilication de la
chair. Pour rendre le curage au « sexe dévot, » il faudra le
coup de birre des Carmélites et de la Violation.
Puis, c'est l'exclusivisme aristocratique, Ces couvents, que
les piétés ou 1 s paniques populaires ou bourgeoises du moyen
àgv «ml si richement pourvus, — que surtout les seigneurs ont
©ombles, dans leurs oxpi liions, avec maguiti *ence, — n'appar-
; tiennent-ils pas virtuellement à ces familles nobles qui les fon-
dèrent? Ne sont-ils p s des domaines tout trouves pour les
(illes en surplus, pour les cadettes déshéritées?
D'où les projets de Louise de Foix Elle est, mieux que per-
sonni', picparce à app ouver la main-mise de l'aristocratie
i sur 1 s couvents de femmes. Elle est de celte famille
de Foix. giande famille de petite noblesse, caractéristique de
la féodal i! é languedocienne et gasconne, indigente, arriviste.)
I Fidèle invariablement au roi de France, celte noble tribu s'en-
itend à en tirer parti. Et elle en lire parli depuis ce Gaston
: Phœbusàqui la reconnaissance du roi Philippe VI avait conféré
| presque tous les pouvoirs princiers, mais surtout depuis que,
fi par la grâce du roi Charles VU, le comté de Foix est passé
i pairie. Mais que de rameaux dans cette maison et de branches
gourmandes! Les Castelbon, les Rabat, les Conserans, les Mar-
' dogue, les Lautree, les Meilles, les Curbon de Fleix, les Rendan,
des Donazit, les Gerderest, — sans compter ces comtes de Can-
i dalle et d'Astarao, caplaux de Ouch, qui sont la branche d'où
Louise est sortie par son père, et ces Grossolles, barons de
Monlaslruc et de Flamarens, d'où elle est issue par sa mère.
Parmi tous ces castels, manoirs, gentilshommières, que de
cadettes à pourvoir! Et l'on sent le plan très simple de Louise
et son bon cœur : elle veut que son couvent soit un débouché
pour ces filles nobles, a qui le Roi, que servent bien leurs
■ères et leurs frères, doit le vivre et le couvert.
De là sa prétention de n'y admettre que des filles nobles.
De là son dessein de réduire son monastère à n'être plus
qu'une collégiale féminine, une sorte de chapitre noble. Au
388 REVUE DES DEUX MONDES.
surplus, les exemples ne lui manquaient pas. De ces couvents
transformés et ouverts, on sait qu'il y en avait en Allemagne, \
à Ratisbonne par exemple et à Cologne, — en Flandre, à
Mons, à Maubeuge, à Nivelle, à Denain ; — en Lorraine, à
Remiremont, à Poussay, à Bouxières, à Epinal; — à Andlau
et à Massevaux en Alsace ; — et aussi, en d'autres parties de
la France, à Salles, en Beaujolais, à Notre-Dame-du-Uonceray,
près d'Angers. Inutile de dire que l'émancipation féminine s'y
était traduite par le rejet des gênes disgracieuses du vêtement
médiéval. Et dans les maisons qui s'étaient autrefois récla-
mées de la modeste sœur de saint Benoît, — sainte Scholastique,
— au costume antique s'étaient substituées, notamment à
Remiremont, a Epinal, à Denain, des toilettes composites,
parfois bizarres, souvent élégantes, plus jamais sombres.
Tantôt, mignardes en leurs atours, elles agrémentaient la
guimpe de fraises, fa coiffe de rubans, la grande manche de
dentelles; — tantôt, somptueuses, elles capitonnaient les mantes
d'hermine, bordaient les jupes de velours, drapaient harmo-
nieusement les« coules »et les prolongeaient en longues queues,
— permettaient même aux cheveux de sortir, frisés, d'une
coiiîe allégée, aux gorges de se libérer d'une « toile » qui
n'était plus que de la gaze.
Seulement, à la fin du xvie siècle et au commencement d
xvne, on ne se contentait pas de ces satisfactions frivoles L
Protestantisme avait passé, et la licence d'idées humaniste, et
les souffles chauds de la Renaissance artistique,, — puis, pour
comble, la Guerre de Trente ans et la Fronde. — Ce qu'eût éta j
au xviie siècle la transformation des couvents si le pouvoir, dès
la régence de Marie de Médicis, avec le cardinal de La Roche»}:
foucauld, puis sous Richelieu, n'était venu au secours de saint
François de Sales et de Bertille, — ce qu'elle eût été sous
Louis XIV encore, au temps de la « bonne régence, » — vous
l'apercevez à Sainte-Glossinde de Metz par celte Louise de Foixa
Théoriquement convaincue, comme ses devancières, qu'il faut
que, dans ces aristocratiques béguinages, la vie soit douce,
riante, attirante, afin, — écrivait-elle, — de ne point « déserter, »
— entendez : dépeupler, — le monastère, Louise de Foix ne
s'embarrasse pas de vains scrupules; les procès-verbaux de l'en-
quête menée pendant un an par Bossuet et son collègue en
témoignent. De clôture il no s'agit pins, bien entendu, dans
;
AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET. 389
cette maison de famille pour filles de condition. En 1660,
l'abbesse demande à Mgr Bédacier d'en affranchir complète-
ment l'abbaye; sur son refus, elle s'en affranchit elle-même.,
Chaque jour son carrosse à quatre chevaux la mène soit en
ville, soit dans les maisons de plaisance que l'abbaye possède
aux environs de Metz. Si ses religieuses ne l'imitent pas toutes,
un intérieur égayé les console; le monastère s'ouvre a tout
venant. Les gentilshommes, les officiers, les musiciens, les
peintres y entrent et parfois n'en sortent pas aussitôt. Un
peintre y resta quatre mois h faire le portrait de Louise et à
décorer l'abbaye de peintures profanes. Tous les « ébattements »
du siècle sont admis : musique, danses, jeux, soupers, traves-
tissements. A un carnaval on put rencontrer dans les rues de
Metz une « abbesse en grand costume, » masquée : c'était le
portier du couvent, — tandis que l'abbesse réelle, Louise de
Foix s'y promenait en « femme du monde, » et plusieurs reli-
gieuses en « militaires. » Pour payer les frais, non seulement on
abat lait les bois du couvent, mais on vendait les cloches, les
ornements, les châsses, — « ouvertes, sur son ordre, par un
menuisier huguenot; » — on faisait même argent des reliques,
voire d'une « Sainte Epine. » Ce n'était plus Thélème, c'était
le sac d'un monastère au temps de Charles IX (1).
Devant ces bacchanales et ce pillage, les supérieurs de la
Congrégation bénédictine de Saint- Vannes, de qui dépendait
spirituellement le monastère, — l'évèque suffragant de Metz,
Bédacier, dont nous avons déjà vu le pouvoir discuté même
par les chanoines séculiers, — gémissaient ou menaçaient en
vain. Contre le procureur général bénédictin, l'abbesse s'adres-
sait à l'évèque, contre l'évèque au Pape, de qui seul elle préten-
dait, en ce cas-là, relever. En 1662, l'évèque et le procureur
bénédictin se décidèrent l'un et l'autre, — et sans doute ils n'en
obtinrent pas sans peine de la Cour la permission, — à en
appeler au Saint-Siège. Par le bref d'août 1662, Alexandre VII
permit la nomination de deux commissaires apostoliques pris
dans le Chapitre de Metz : le doyen Jean Uoyer, l'ami serviable
(lï Les détails recueillis à Metz sur cette affaire avant 1855. par Floquét dans
les Archives déjiariemenlales de la Moselle, et consignés par lui dans le tome II
de ses Études sur Bossuef, sont complétés ici par les notes prises aux mêmes
sources p ir le pasteur Othon Cuvier, notes que M. N Weiss a bien voulu m#
communiquer à la Bibliothèque ds la Société historique du Protestantisme fran-
çais. Il semblerait '1 aj>rî - ces notes qn : ces déprédations drfr&vefil iiisuu:é'n 1668,
390
REVUE DES DEUX MONDES.
de Bossuet, et Bossuet l'archidiacre. Les lenteurs du pouvoir
royal, toujours méfiant des interventions d'oulrc-monts, —
li précaution prise par le Boi d'attribuer au « Conseil de
Conscience » la procédure et le choix des enquêteurs, — les
ciliranes du Parlement, vétillant sur chaque virgule des brefs
du Souverain Ponlife, prirent onze mois. Bossuet et le doyen
Jean [loyer, nous dit Floqnet, « durent plusieurs fois, à Paris,
co iférer avec Louis XIV lui-même. Cependant le Roi, lors-
qu'ils prirent congé de lui à leur dépait pour Metz, » — en
juin 1 GBi probablement, — « leur recommanda fort l'énergie,
et d'exiger une complète réforme. »
Leur enquête, où l'on nous dit que Bossuet tint le rôle
principal, dura un mois et demi. Leur sentence (2 août IG(U)
fut formelle. Tout au plus faisaient-ils la part du feu, et des
incorrigibles. Celles des religieuses qui, depuis trop longtemps
vivaient en chanoinesscs séculières, continueraient à vivre à
leur guise, à part toutefois, de peur de gâter les jeunes, et sous
le contrôle de l'une d'elles. Mais le reste du couvent devait se
réformer, l'Abbesse y comprise. A cet effet, son pouvoir serait
limité par celui d'oflicières nouvelles, tirées d'autres couvents
déjà réformés : prieure, cellerière et maîtresse des novices. En
somme, on imposait à l'Abbaye et à l'Abbosse « une forme de
communauté nouvelle soumise de tous points h. l'observance
réformée de la règle de Saint Benoit. »
Quant au recrutement purement aristocratique, Louise de
Foix n'avait rien négligé pour le conquérir ou le maintenir.
Le 21 juillet encore, elle conjurait Bossuet de lui acrorder
au moins cela. « Je vous supplierai, monsieur, — lui écrivait-
elle, — de ne point loucher au privilège de la maison pour la
réception des filles qui y entreront à l'avenir. Elles doivent,
toutes, être de naissance et faire preuves de noblesse. Pour ce
point, je ne saurais consentir de voir faire une loi si contraire
au privilège que j'ai juré si solennellement de maintenir, »
(elle ne dit pas qu'il était moderne), — privilège « qui est si
honorable à ma maison » (ici, n'est-ce pas de sa famille qu'elle
entend parler plus que de son couvent?) — « et si utile aux
personnes de qualité qui servent le Roi et l'Etat » (on voit là le
fond de sa doctrine monastique). « Privilège qui depuis plus de
onze cents ans n'a pas été violé. » (C'est le point même qui était
en question.) « Ce me serait une grande honte d'avoir donné
AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET. 391
les mains pour anéantir "n si beau privilège, que je vous sup-
plie de vouloir bien conserver, et de ne me donner point l'afllic-
tion d'avoir, dans ce sujet, un sentiment contraire au vôtre, »
(Ce n'était pis, bêlas! leur seul dissentiment.) « Le P. Mil t,
— continue-t-elle, — qui veut que toutes filles indifféremment
soient reçues en profession à Sainte-Glossinde, ne considère pas
q lu c'est la seule vertu qui a établi la différence des nobles aux
roturiers, et par ainsi, les personnes qui ont celte qualité sont
plus propres a la religion, et ou voit, par expérience, qu'elles
réussissent beaucoup mieux en toutes choses. iNous en avons
des exemples en notre Ordre, où les plus illustres saints cl les
plus grands hommes ont élé de la plus haute qualité. El si,
dans la congrégation de ce bon Père, on n'y voit pas mainte-
nant de grands saints, c'e^t peut-être parce qu'ils n'observent
pis ce qui a été pratiqué, au commencement de l'Ordre, dans
les maisons duquel n'entraient que des personnes de très
grande condition. » Ce plaidoyer, fort intelligent, pour la
noblesse se terminait avec astuce :
Je vous demande panlon, monsieur, si je vous ennuie d'une si
longue lelire ; mais j'ai ce point tellement à cœur que je n'en saurais
assez dire. J'espftre que vous ne le trouverez pas mauvais, et gu'ay înt
la naissance et l'âni" si noble comme vous l'avez, vous amez la bonté
de n'avoir point d'égard à ce qu'on vous demande contre ce droit,
acquis à ma maison dès son commencement; vous assurant que, pour
tout le reste qu'il vous plaira d'ordonner, vous me trouverez fort
soumise; c'est une protestation qui part du cœur.
Elle n'alla point au cœur de Bossuet, ni ces flatteries à son
amour-propre. On décida que seraient reçues à Sainte-Glossinde
« toutes personnes ayant bonne vocation et les autres qualités
requises. »
Cette décision d'avril 1664 fut, un an plus tard, par arrêt
du Cmsjil du li juillet 160o, rendue exécutoire. Elle ne fut
pas exécutée. Dès la fin d'août 166i, les religieuses en appe-
lèrent. En septembre, Louise de Foix adressait une supplique
au U »i. Puis, à la fin de décembre, la noblesse du pays me»>in,
«se tenant pour offensée de la sentence, au chef (c'est-à-dire su rie
point) qui intéressait la naissance, » intervint au procès. Forte
de cet appui, Louise multipliait les factums. Bossuet, malgré
« son àme si noble, » n'y fut point épargné : « 11 ne sait pas le
392
REVIT DES DEUX MONDES.
droit, — déclarait l'abbesse mutine. — Il est un juge passionné.
Il n'a ni la dignité, ni la suffisance et capacité requises. (1) »
Elle n'oublie pas non plus, perfidement, la vieille insinuation
qui souvent sur les gens de la Cour portait coup : « 11 a voulu
se rendre maître lui-même de l'Abbaye... »
Quatre ans plus tard, rien encore n'était fait. L'entêtée pro-
cédurière traînait en longueur. En janvier 1668, le Parle-
ment était obligé de la menacer de la saisie de son temporel, si
elle ne se décidait à faire juger dans les six mois son appel
contre la sentence de Bossuet. La même année, profitant de
l'arrivée à Metz d'un nouvel évêque, elle trouvait, pour
esquiver la Réforme, une nouvelle finesse : elle renonçait à
toute subordination bénédictine, elle se soumettait à la juridic-
tion, contre laquelle elle protestait naguère, de 1' m Ordinaire, »
c'est-à-dire de l'évêque, sauf, bien entendu, à la récuser de
nouveau, s'il ne payait pas d'indulgence la sujétion qu'elle lui
offrait. Et, en eifet, le nouveau prélat, Mgr de La Feuillade,
ne s'étant pas désisté des exigences de son prédécesseur, dut en
venir à l'interdit ordonnance du 17 juin 1679). L'ordonnance
restant lettre morte, il fallut l'emploi du bras séculier. En
mai 1680, on enferma l'indomptée à Ligny, dans un des cou-
vents d'Ursulines voisins de celui de Jouarre où Bossuet, de-
venu évêque, devait plus tard retrouver une autre Sainte-Glos-
sinde. Moins inexpugnable pourtant et moins vivace : Jouarre
était vaincue (1700) que l'insurrection des nonnes lorraines
rebondissait toujours. La coadjutrice remplaçante que le fioi
avait donnée en 1680 à Louise de Foix incarcérée, — Cathe-
rine II Texier de Hautefeuille, — ayant quelque peu réussi à
« régulariser » sa turbulente maison, avait voulu pousser son
succès, et établir des statuts nouveaux. Alors tout se défit. Ce fut la
guerre civile, à telles enseignes, dit Claude de Sainte-Marthe,
que « les religieuses osèrent fouetter leur Mère à coups de
verges. » Peu après, l'une d'elles s'enfuit avec un valet du couvent.
L'affaire de Sainte-Glossinde, jugée par Bossuet en 1664,
durait encore lorsque, quarante ans après, il mourut.
(i) Floquet, Études, II, 330-332.
AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET. 393
III. — INFLUENCE DE L AFFAIRE DE SAINTE-GLOSSINDE
SUR LA PENSÉE DE BOSSUET
Mais dès 1664-1670, on peut apercevoir, — et c'est pourquoi
nous y insistons, — quelles réflexions, quelles conclusions lui
suggéraient ces spectacles d'anarchie et de corruption. Il me
parait sûr qu'ils ont influé sur l'ensemble de ses idées et sur
la direction générale de son activité ultérieure, et que les
impressions alors reçues par lui expliquent à la fois ce qu'il y
eut de solide et ce qu'il put y avoir de flottant et dans ses
doctrines et dans ses actes ecclésiastiques.
Je gagerais bien, d'abord, que cette mission d'enquête à
Sainte-Glossinde n'est point sans lien avec les gestes de sympa-
thie, qui commencent à cette époque de Bossuet, à l'égard des
Jansénistes. Que la règle monastique, c'est-à-dire la mortifica-
tion, le duel contre la nature, ne soit dans l'esprit du christia-
nisme, il n'est pas douteux. Et du moment que les congréga-
tions émancipées trouvent des espèces de complicité et d'appuis
dans les théoriciens du « laxisme, » que les « Augustiniens »
combattent, il n'y a point à hésiter; il faut, sur la discipline et
la morale, prendre parti pour ces derniers. C'est ici peut-être le
premier des terrains de lutte chrétienne où Bossuet s'est trouvé,
par le hasard des choses, militer avec le Jansénisme, aborder le
même combat que déjà les gens de Port-Royal menaient. C'est
au temps même où il faisait l'instructive exploration du couvent
lorrain, qu'Antoine Arnauld publiait, sur la question des dots
de religieuses, un traité qui pouvait singulièrement éclairer ces
scandales (1).
Mais en même temps, ces mêmes désordres produisent, sur
son esprit, un effet en quelque façon contraire. Une conviction
qu'elles font pénétrer et qu'elles fixent en lui, c'est celle de la
supériorité de l'Église séculière, de l'Eglise ordinaire, avec sa
hiérarchie, ses prêtres, sa vie publique exposée aux regards de
tous et touchant perpétuellement au siècle La vie monastique
est belle, sans doute, mais à quelles chutes exposée! La
(1) Cet ouvrage d'Arnauld, qui a pour titre : De la conduite canonique, de
TÈglise pour la réception des filles dans les monastères, fut composé sous le
patronage de plusieurs prélats amis de Port-Royal, Godeau, Percin de Montgail-
lard, Vialart et Pavillon.
394 REVUE DES DEUX MONDES.
« Règle » est admirable, et nul n'a rendu plus de justice que
lui à celle de saint Benoit : voyez le Panégyrique qu'il en fit.
Mais quand on voit à quoi pouvait aboutir, avec le temps, au
moins chez les femmes, ce splendide mysticisme initial, ne
parait-il p;is plus sage de s'en tenir à celle générale « loi de
Dieu » dont il est toujours soucieux, quand il proche, de
montrer la « suffisance » et l'efficace, et la clarté? Et c'est
précisément dans les allocutions que B issuel adressa à des
religieuses à cette époque, que je ne peux n'empêcher de trou-
ver l'indice de ces sentiments. Comme il est loin de croire qu'il
s'adresse, quand il leur parle, à des chrétiennes « parfaites! '»
Comme il doule que, « dès le jour » où elles se sont « ensevelies
dans le sépulcre, » elles y soient mortes vérilablomenl! Comme
ilsoupçonne rudement « leurs inclinations cl leurs pensées! »
Avec quelle crudité, quasi désobligeante, il se demande, et leur
demande, si « le monde » ne « remplit » pas encore le fond,
trouble toujours.de leur esprit mal converti, et « ne possède pas, »
malgré tout, « leur affection » intime! Comme il leur dénonce
que la perfection n'est point dans les « entretiens, » les « belles
paroles, » ni même dans les « sublimes contemplations., » mais
tout bonnement dans la « profonde humilité » et l'entière
« obéissance! » Avec quelle ingénuité, ou plutôt avec quelle
insistance de défiance, il leur prèrhe les vérités les plus élémen-
taires de la vie chrétienne, les maximes les plus terre à terre de
la pénitence, du changement et du renouvellement de vie! Il
ne leur parle guère autrement qu'à des femmes toutes plon-
gées dans te monde. Et parfois, môme, c'est avec une voix de
tonnerre qu'il croit devoir les semoncer, revendiquant l'empire
que Dieu lui donne sur toutes et sur chacune de leurs fîmes, et
leur dénonçant « le jugement » particulièrement « terrible »
qui se fera d'elles.
Ainsi donc on est amené à se demander si, pour avoir vu
de près ces finales perversions des grandes institutions monas-
tiques, la conclusion de Bossuet ne fut pas celle de Monlalem-
bert qui, malgré toute son admiration pour les précieux
services rendus au catholicisme par la vie claustrale, se
défendit toujours d'établir une parité entre elle et l'Église,
entre des institutions sujettes à toutes les infirmités humaines
et la « seule institution fondée par Dieu pour l'éternité. »
Faut-il voir une preuve de celle considération médiocre pour
AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET. 395
l'état monastique dans l'absence de scrupule avec laquelle il
recherche et accepte, à Gassiconrt, une dépouille de Cluny?
Celle induction semblerait peut-être ironique.
Ce qui est une indication plus sérieuse de ses opinions sur le
catholicisme monacal, c'est la position qu'il prend dès lors, sur la
question du gouvernement ecclésiastique- •• Cesabus, ces évasions,
ces corruptions, comment les réprimer, les empêcher? Il faut
essayer sans doute. El Bosquet évoque n'y manquera point.
Mais sur qui s'appuyer? Sur le Sacerdoce ou sur l'Empire?
Qui, du Saint-Siège ou du Roi, est le plus puissant pour [irêlgr
à la Règle main-forte? Le Saint-Siège? Il est trop loi:: , il
ignore bien des choses; — ces milices monasliques affectent de
déclarer qu'elles ne veulent dépendre que de lui ; il sait de son
côté qu'il peut les faire marcher pour lui au besoin, — il peut
se laisser aller, pour s'en concilier les bonnes grâces, à formel-
les yeux sur des émancipations répréhensibles. Aussi bien, s'il
voulait les ouvrir, comment pourrait-il agir avec les entraves
dont les « libertés gallicanes » le ligollenl? — Le Roi? E-4-il
juste, est-il bon, qu'il mclle. fut-ce pour cette besogne salutaire,
la main h l'encensoir, et qu'il assume la mission de réformer les
moines comme jadis ont prétendu faire les princes protestants?
Au surplus, de ces abus, le pouvoir civil n'est-il pas pour une
bonne part responsable, par la façon indigne dont il pourvoit
aux bénéfices monasliques sous le couvert du marché concor-
dataire de 151 G?
Assurément, sur la question de savoir comment peut s'exer-
cer efficacement dans l'Eglise l'autorité coactive, une incerti-
tude pouvait autrefois s'imposer logiquement. Incertitude
honnête, raisonnable, dont Bossuet peut-être ne sortit jamais.
Le mieux qu'il trouvera sera de fortifier de plus en plus le pou-
voir des Êvéques, ce pouvoirdont, nous l'avons vu, dès ses pre-
mières armes théologiques, se faire instinctive ment le champion.
Dans les lellres que Bossuet a du certainement écrire au
temps de son enquête à Sainle-Glossinde,et que des mains trop
discrètes ont probablement fait disparaître, on eût trouvé, je
crois, bien des lumières sur la formation définitive de ce prêtre
séculier convaincu, — sur la façon dont ce gallican sincère,
spontané, mais modéré, et qui se montra par intermittences un
judicieux ultramonlain, fut en somme, habituellement, et par
raison, ce que j'appellerais un « épiscopal. »
396
BEVUE DES DEUX MONDES.
IV. — DERNIERS ACTES A METZ DE BOSSUET
DEVENU GRAND VICAIRE CAPITLLAIRE DE CE DIOCÈSE
Cette position que Bossuet prend pendant la période de
Metz, et qu'il gardera ensuite à Paris, et à Versailles, dans les
questions de discipline ecclésiastique; — cette détermination
que, dès ce moment, ses actes expriment, de faire confiance
avant tout et par-dessus tout, aux Evêques, d'étendre leurs attri-
butions, de renforcer leur autorité, — ne lui font pas toutefois
méconnaître et oublier les autres pouvoirs de l'Eglise. Nous le
pouvons constater au moins en ce qui concerne cette vieille ins-
titution des Chapitres, qui, dans l'Eglise catholique moderne,
ne survit plus guère que comme un organe décoratif et flétri,
dont il avait pu, depuis 1642, apprécier sévèrement les
lacunes ou les excès* S'il combattit à Metz, si plus tard il
devait continuer de combattre (1) les chanoines en lutte avec
l'évêque, plusieurs épisodes de cette fin de son séjour à Metz
prouvent qu'il ne voulait pas la mort du pécheur. Un seul de
ces épisodes a laissé une trace écrite : son adieu au chapitre de
l'Église cathédrale de Metz (2).
Nommé à l'évêché de Condom le 8 septembre 1669, désiré
et désigné par Louis XIV (dès 1665) pour être précepteur du
Dauphin, Bossuet, comme il l'écrit le 12 octobre 1669 à
« messieurs les vénérables primicier, chanoines et Chapitre
de l'Eglise cathédrale de Metz, » est obligé, « par plusieurs
considérations, de presser l'expédition de ses bulles » de prélat.
Il ne veut pas cependant attendre, — comme un homme habile
l'aurait pu faire, — de tenir son épiscopat pour lâcher son
canonicat. Il donne immédiatement sa démission de la
« dignité et office » qu'il occupe depuis le 22 août 1665. C'est
qu'il « prévoit que, s'il est pourvu » du bénéfice épiscopal de
Condom ou « préconisé » pasteur de ce diocèse,» étant encore
revêtu du doyenné » de la Cathédrale messine, « les prétentions
de la Cour de Rome pourraient causer quelque embarras »dans
l'élection de son successeur. Il s'empresse de « prévenir cet
(1) Corr., t. I de l'édit. Urbain et Levesque, p. 194, une note signalant l'atti-
tude prise par Bossuet en 1691, dans une querelle de Mgr d'Aubusson et du Cha-
pitre. Cf. Jovy, Études et Recherches, p. 108-156.
(2) Çorr., t. I, p. 192 (12 octobre 1669).
AI LOUJU DE LA CÛIUIESPONDANCÉ DE BuSSUET. •'•■M
inconvénient par une démission pure et simple entre les mains
de ses collègues. » « J'ai dessein, avant toutes choses, de vous
conserver tout entière la liberté de cette élection. » 11 a beau
jadis avoir pris parti pour l'évèque sulîragant Bédacier dans 1rs
combats épiques dont nous avons eu à rappeler les gros ou
petits scandales. Il tient néanmoins à conserver les privilèges
de la vieille compagnie dont il a souffert, et dont il a condamné
la routine et les manies chicaneuses. » Ce sera maintenant à
vous, Messieurs, de faire d'abord quelque acte qui empêche les
mesures préventives que pourrait prendre le Pape, » puis « de
célébrer une élection canonique dans toutes les formes ordi-
naires, en laquelle je ne doute pas que, laissant à part toutes
les pensées et tous les intérêts particuliers pour une affaire d'où
dépend tout le bien de votre compagnie, vous ne regardiez uni-
quement l'honneur et l'utilité du Chapitre qui n'a jamais eu
plus besoin d'un digne chef que dans les conjonctures délicates
où il se trouve. »
J'entends bien que de ces graves conseils, quelque politique
subtil suspecterait la sincérité. Il n'y en a point de raison.
Peu de temps auparavant, il avait donné, d'un attachement réel
au Chapitre, des preuves que Floquet a consciencieusement
relevées une à une.
En 1666-1667, il met la paix entre ses confrères de la Cathé-
drale et le Chapitre de l'Eglise collégiale de Saint-Sauveur,
divisés par une de ces enfantines querelles de vanité qui tinrent
tant de place dans l'Eglise française au temps où elle croyait
pouvoir s'y amuser. Les chanoines de Saint-Sauveur ornaient
leur chape d'hiver d'une fourrure. Ils n'en avaient nul droit...
Il fallut bien huit ou neuf mois à Bossuet pour terminer cette
affaire d'hermine. — En 1667, celte fois dans le Chapitre de la
Cathédrale, il travaille à rétablir l'ordre et la courtoisie des dis-
cussions. Il fallut édicter une amende contre les querelleurs.
— La même année, Bossuet négocie un accord entre le Chapitre
et son « primicier » Bruillart de Coursan, dont la mort de
l'évoque Bédacier n'avait fait qu'exaspérer l'humeur belliqueuse
et envahissante. — Enfin ce doyen pacificateur ne se contente pas
d'écheniller le vieil arbre; il essaie de lui redonner vigueur.
C'est lui, — si du moins il faut en croire Floquet (1), — qui
(1) L'Histoire de Metz, par les Bénédictins (t. III, p. 260;, attribue précisément
cette réforme à Bruillart de Coursan, l'agitateur dont nous parlons.
398 REVUE DES DEUX MONDES.
provoque en Iwd, pourstiil jusqu'en 1608 la révision dos statuts
capitulants au épïriVûel el au temporel. Ce disciple de Vincent
de Paul, qui peut-être a cou nu aussi « Monsieur Bourdoise, »
qui a sûrement entendu les doléances des Compagnies du Saint-
Sacrement au sujet des gens d'Eg'ise, parla, nous dit on, —
écrivit peut, être, — sur la « décence ecclésiastique, » le cos-
tume clérical, le port de la « soutane, » n'Obligé parfois, au
Xviie siècle, par les meilleurs prèlres. Il sérail intéressant de
savoir si Vraiment aussi, il préluda, dbA lors, à colle purification
du culte, des rites, qui plus lard occupèrent tant à MeaUX sa
piété alors teintée de quelque jansénisme; - s'il tâcha, par
exemple, de rétablir dans le chœur de Saint-Etienne de Meiz la
psalmodie correcte, la prononciation articulée, d'en chasser le
marmonnage endormi ou hâtif.
Ecouté en tout ceci? Floquet l'affirme, mais nous n'en
savons rien. Il l'était mieux sans doute quand il consentait à
défendre les « prérogatives » canoniales. En 4GG6, un chanoine
de Metz, inculpé de crime, ayant été traité comme un laïc ordi-
naire et mis avec les accusés de droit commun en la prison
civile, Bossuet revendiqua, fit triompher le privilège de juri-
diction du Chapitre, à qui seul il appartenait de faire arrêter ses
membres délinquants et de les faire incarcérer dans la prison
de l'Officialité.
Enfin, voici qu'en 1668 une nouvelle vacance du siège
épiscopàl se produisit qui risquait de réveiller el déchaîner les
antiques ambitions des chanoines, et leurs colères contre la
suprématie des Evêques, conséquence de la victoire monar-
chique. Et la, nous allons voir Bossuet organiser une de ces
combinaisons conciliatrices qui lui plairont toujours de préfé*
rence, — on peut l'avouer sans dommage pour sa gloire : on
aura le droit de le blâmer le jour où se découvrira, pour glisser
un peu de paix dans le conflit des passions humaines, un meil-
leur moyen que la transaction.
On sait qu'aux termes du Concordat de 1816; dans toute
l'étendue du royaume de France tel qu'il se comportait alors,
le Roi avait le droit de nommer les évêques. 11 était naturel,
et, ajoutons-le, il était raisonnable et nécessaire dans la théo-
rie de l'unité monarchique comme au regard de l'édification
religieuse, que ce régime fût appliqué partout. Mais dans les
Trois Évêchés, régnait depuis un certain temps le régime du
AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET. 30'J
Concordat germanique en vertu duquel les nominations épis-
x>pales appartenaient à Rome et aux chanoines : le Chapitre
jlisait, le l'ape confirmait. Depuis cent ans, le Saint-Siègf
s'opposait à l'extension du Concordat français, a. Metz, Tout e'
Verdun : depuis cent ans, nul évèque de Metz n'avait eu ses
bulles, pa< même Mazarinl
Après la Fronde, Louis XIV reprit les négociations avec
.une insistance où un séjour à Metz (en août septembre 1GG3) et
le spectacle du désordre du diocèse ne purent que le confirmer.
Mais ce ne l'ut qu'en 16GS qu'il obtint de Clément IX, pour lui
et ses successeurs, la nomination aux sièges épiscopaux et à
i tous les bénéfices des Trois Lvêchcs. Sans tarder, Louis XIV
(exerce son dmit nouveau et accorde le siège de Melz à Georges
d'Aubusson de la Feuillade, un de ses bons serviteurs, et, d'ail-
leurs, prélat excellent. De cet évoque de choix, Melz catholique
ne pouvait qu'être lière. Mais quand la monarchie gallicane
; faisait sur « Rome » des conquêtes de ce genre, la joie royale
! et parlementaire s'étalait dans le style administratif avec une
Brutalité altière, assez maladroite. Qu'on en juge par le brevet
i de nomination de La Feuillade :
« Le Roy... met'ant en consade'ralion la doctrine et piété [de
M. l'archevêque d'Kinnrun]... el l-s importants el agréables services
qu'il ni a rendus en qna'ilé de son ambassadeur extraordinaire tant
auprès de la République de Venise que du Roy catholique, et autres
emplois dont il s'est dignement acquitté [tour le bien et avantage de
l'État, et voulant les reconnaître et lé gratifier de plus en plus,
Sa Majesté lui a accordé et fuit éom de l'évôcbé de Melz, vacant tant
par la déni'ssion pure el simp e de messire Henry de Bourbon, duc
de V'Tueuil, que par tout autre genre de va<-au<e, el ce, en consé-
quence de la cession et renonciation faite entre les mains de Sa
Majesté par Monsieur Guillaume Egon, landgrave de Furslemberg,
prince du Saint Empire, nommé cl postulé au dit évêché... Et afin
que ledit sieur d'Aubusson de ia Feuillade conserve la dénomination
le rang et les Imn-ieurs d'archevêque, nonobstant la résignation
qu'il lait de l'archevêché d'Embrun, Sa Majesté entend qu'il en soit
fait instance en son nom envers Sa Saintelé, pour obtenir la reten-
ti.m de la dénominal inn, du rang et des honneurs d'archevêque, dans
les bulles de translation dudit sieur d'Aubusson de la Feuillade de
l'église d'Embrun en celle de Melz. M'ayaut Sa Majesté commandé
d'expédier, sur ce, toutes lettres et dépêches nécessaires en cour de
Rome, et cependant, pour témoignage de sa volonté, le présent brevet.
400 i;[ \ l.K DES DEUX MONDES.
qu'elle a signé de sa main et fait contresigner par moi son conseiller
el secrétaire d'État et de ses commandements et finances 'Signé]:
Le Tellier 1 .
Mettons-nous, je vous prie, à la place des chanoines de Metz
lisant cette décision césarienne qui nomme un évêque comme
un fonctionnaire, — de cette «volonté »,qui règle, à la fois et sans
hésitation, ce* transfert d'un archevêque à un évêché et le main-
tien du caractère archiépiscopal à un évêque, — qui consomme
sans phrases, outre l'abolition, consentie par le Pape, de la
nomination papale, la déchéance, nullement consentie, «lu
Chapitre, dont le nom n'était même pas prononcé... Rendons-
nous compte de ce que pouvaient êlre, en présence de ces
procédés impérieux, dans ces âmes du passé, des sentiments
appuyés par la tradition comme par l'orgueil. L' « émotion »
était inévitable.
Pour y parer, un expédient ingénieux fut trouvé. En hâte,
au commencement du mois d'août 1GG8, le 11, — quoique à
cette date la nomination du nouvel évêque fût faite depuis qua-
rante-sept jours, — le Chapitre, feignant de considérer que le
siège était encore vacant, usa du droit qu'il avait, — et que
les Chapitres ont conservé jusqu'à ces temps derniers, — d'élire,
via scrutini, les vicaires généraux chargés, sede vacante, de |
l'administration spirituelle du diocèse. Et il élut en premier
lieu Mgr l'Archevêque d'Embrun, Georges d'Aubusson de la
Feuillade (2)... Ainsi, quand il serait monté sur le siège de
(1) Bibliothèque de l'Institut, manuscrits Godefroy, t. 331, f° 340 25 juin lfi6S).
(2) Nous permettra-t-on de citer ce texte, réplique au précédent? (C'est une
variante (d'après les manuscrits Godefroy, t. 331, f° 343, Il août I t-S , s du texte
imprimé par le comte Emmery, dans son Recueil des arrêts du fortement de
Metz, t. V, p. 337.; « Nous, chanoines et chapitre de l'église cathédrale de .M-tz,
A tous abbés et abbesses, chanoines et chapitres des Collégiales, prieur- et
couvents des abbayes et autres monastères réguliers de l'un et l'autre sexe,
archiprétres, curés, chapelains, prêtres et autres fidèles du diocèse de Metz
Salut en Nôtre-Seigneur. — Le i>ège de cet écëché étant présentement vacant, et
étant de notre devoir en ce cas de pourvoir au spirituel dudit évéché, suivant le
droit et la possession en laquelle nous sommes de temps immémorial en qualité
d administrateurs nés. Nous avons, pour -bonnes considérations, prié instamment
Mgr l'archevêque d'Embrun de vouloir accepter cette administiatiun du spiiiluel,
et. avec lui M Jacques-Bénigne liossuet, docteur en la faculté île Paris, chanoine
et grand doyen de l'église-cathédrale de celte ville, el M. Louis Foës, licencié es
droit-, aussi chanoine et trésorier en cette même église, lesquels nous a\ons
nommés, comme par ces présentes nous n 'muions, grands vicaires, pour, con-
jointement avec niondit Seigneur et séparément en l'absence l'un d^ l'autre, faire
et exercer les fonctions Je grands vicaires de cet évéché... En foi de quoi nous
AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET. LOI
Metz, le nouvel évèque s'y trouverait, bon gré malgré, assis par
le Chapitre, les « vénérables chanoines » ayant agi en l'espèce
« suivant les droits et possession en laquelle ils sont de temps
immémorial, et en leur qualité certaine d' <» administrateurs-
nés du diocèse. » Par cette élégante solution, l'honneur cano-
nial, en apparence au moins, était sauf. Fut-ce le doyen Bos-
suet qui suggéra cette voie d'accommodement? Ou d'Aubu^son,
diplomate, qui avait été ambassadeur à Venise et en Espagne?
En tout cas, et c'est ce qu'il est intéressant de constater, Bos-
suet négocia (1) ce compromis et entra dans la combinaison. Il
accepta d'être le premier des deux autres ecclésiastiques
« nommés pour, conjointement avec mondit Seigneur et séparé-
ment en l'absence l'un de l'autre, faire et exercer les charges et
fonctions de grands vicaires généraux. »
Retenons ceci que, dans ce diocèse de Metz, où vingt-six ans
auparavant il avait été nommé chanoine de la Cathédrale et où
successivement il était devenu syndic du Chapitre, archidiacre
de Sanebourg, grand archidiacre de la Cathédrale de Metz,
doyen du Chapitre, en même temps qu'il était membre de
l'Assemblée municipale des Trois Ordres, Bossuet a fini par
être grand vicaire. Et lorsqu'en juin 1668, le nouvel évêque de
Metz, retenu à Paris par la poursuite de ses « provisions et bulles
apostoliques, » demande courtoisement aux «Sieurs Chanoines »
de lui « députer quelques-uns de leur compagnie pour conférer
avons, à ces présentes, que nous ordonnons être publiées, affichées et signifiées
à qui il appartiendra, fait mettre et apposer notre scel et icelles contresigner de
notre secrétaire ordinaire. Fait en notre chapitre à Metz le 11* jour du mois
d'août 1466. Par ordonnance de M" les vénérables chanoines et chapitre de l'église
eathédrale de Metz, administrateurs de l'Évéché, signé J. Godefrot, secrétaire. »
— A l'appui de ce que j'ai eu à faire observer, à différentes reprises, sur les conflits
des pouvoirs et des prétentions dans la France d'autrefois, ajoutons que le « sieur
abbé de Cours in » protesta à la fois contre le brevet royal et contre l'ordon-
nance du chapitre de M tz; et le 13 août, fit connaître à son tour, par un a man-
dement, » aux clergé et fidèles du diocèse, que lui seul était adminstrateur de ce
diocèse, lui seul vicaire général perpétuel et irrévocable au spirituel et au tem-
porel, et interdit à ses ouailles d'obéir aux prétendus grands vicaires. (Mss Gode»
froy, t. 331, f. 342.J
1 C'est ce qui parait résulter d'un document fort curieux d -libération de
l'as-emhlée caphulaire du 4 juillet I66S) publié par Ernest Jow, Etudes et
recherches *ur J.-B. Bos<uel, p. 73-7 ï . liossuel et le confrère qui lui était
ad|o nt étiien clia gés. <• en raison des meii es cl liantes qualités de Mer l'arche-
vêque d'Embrun, qui témoigne par sa due lettre avoir beaucoup de déférence pour
ledit chapitre, ■ d'aller lui faire les compliments et civilités du chapitre et aussi
« lui faire remontrance tri- hamble touchant le droit que le Chapitre a d'élire ou
postuler en cas de vacance dudit évéché. »
tome Vf m. — 1920. 26
402 REVUE DES DEUX MONDES.
dos moyens de rétablir la discipline de cet évôché, » c'est a
Jacques-lien igné Bossuct, chanoine et grand doyen, que ses
confrères s'en remettent, et c'est lui qu'ils désignent pour être
le conseilier intime de leur futur inaitro et réformateur (1).
V. — ri.ACP. QUE TIENT L'ÉPOQUE DE METZ
dans l'uistuihe des Acrts et des idées de uossuet
Voiîh, je pense, un singe provincial sérieux. On l'a trop
oublié. On fut trop pressé jadis, parmi les historiens littéraires
ou religieux de L> issuel, — amis et ennemis, — d'éludier
Bossuet jouant le premier rô'e zuv la grande scène parisienne,
soit afin do s'extasier en contemplant son apogée, soit afin de
dénoncer clu*z lui dus défauts plus en vue sur ces sommets.
Mais, rj ne l'on fût admirateur ou critique, une égale inexac-
titude résultait de l'appréciation négligente do commencements
pourtant instructifs, levant les épanouissements d'idées vaslcs
et éclatantes, les dérisions graves, les jugements impérieux,
les systèmes d'ensemble qui remplissent les années de la grande
fort un;: de Bossuet, do sou rrg/if, — les uns ont crié au mincie,
les autres à rimprnvisîflion téméraire. Nisard s'agcnmuUnit,
tandis que sou riait Sàinlc-BenVe. A tort, oserons-nous dire, l'un
et l'aulre. De ces manifestai ions de la période triomphale, rien
presque riiez Bossue t n'a élé subit. Floraisons supubos, fruits
succulents, rien de tout cela n'a surgi soudainement du cer-
veau, si fécond que nous l'imaginions, du prélat ou du conseiller
d'iïlal. Bons ou mauvais, vains on solides, ils étaient nés, ils
gelaient formés, ils avaient mûri dans une germination nor-
male, voire pins lente que chez d'autres h «mines. Ils avaient
poussé et grossi non Seulement dans le silence do la réflexion
théorique, mais «à travers les éprouves et sons h's heurts de
l'action. Bossuet, avant de prendre, comme il le (il de IG70 à 1080
environ, sur les grandes et éternelles questions de la théologie,
du gouvernement ecclésiastique, de la vie sociale et politique,
— sur les grands problèmes français ou humains, — - des ré-olu-
tions fixes et magistrales, B »ssuet se donna une patiente expé-
rience des gens et des choses humaines, dc^ gons et dos choses
françaises.
(11 Document (JIM dins la noie précédente. — TtossiW qniétnif a ce moment
à Metz, ri! u 'mmr-ili.ilemcnl du chapitre une somme d'argent pour Irais appro-
xunatilsdu vu} âge qu'il allait faire.
AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET.
403
Car à Metz, — il ne faul pas se lasser de le répéter, —
c'élait bien tle la France vraie, de 'a France moyenne qu'il
s'instruisit, lonl comme il l'eût appri-e à Bourges, à Toulouse
on a Iteiiues. Il trouvait à Metz les mêmes problèmes, les
mémos difficultés. Il y trouvait, à l'encontre de l'unité monar-
chique, les mêmes oppositions et les mêmes résistances, mais
aussi, en sa faveur, les mêmes besoins et les mêmes vœux
qu'ailleurs.
Quand il est venu se fixer à Metz, il y avait cent ans h peu
près que les Trois Evèctïés avaient clé réintègres dans la pdrie
française. De quelle façon celte réintégration s'était produite,
Bossuet ne l'a pas ignoré et il le dira plus tard dans son Histoire
de Prance du Dauphin avec une remarquable précision, un
juste et modéré sentiment des nuances, une connaissance
honorable des sources. Il sait qu'au moment de la paix de
Gateau-Cambrésis, le retour des Trois Evêchés à la France
s'est fait, en somme, aisément, — par prétention, comme une
chose facile, parce que juste, naturelle, et prévue; — que cette
récupération française n'a irrité sérieusement que deux per-
sonnages politiques : l'Empereur Charles-Quint et ce margrave
Albert de Brandebourg, notre client intermittent et ami fort
douteux, qui, comme Bossuet l'observe, voyait avec regret
« que les affaires tendaient à la paix, » c'est à-dire qu'un rap-
prochement des Princes allemands et de la France ne lui per-
mettrait pas de pêcher en eau trouble. Et Bossuet, — qui semble
avoir consulté pour ceLle époque les négociations de l'évèque
Jean de Fresne avec Maurice de Saxe, — sait aussi que, dès
lool, les princes d'Allemagne, décidés à résister « aux pra-
tiques employées par Charles d'Autriche pour faire tomber la
Germanie en une bestiale servitude, » ont trouvé bon que « le
Seigneur Roi de France s'i m patron isàt des villes impériales qui
n'étaient pas de langue germanique, comme Cambrai, Metz,
Toul et Verdun, pourvu que ledit Seigneur se joignit a eux pour
défendre la liberté de l'Empire. »
Sur ce rattachement, un siècle presque avait passé, en 1G."8,
quand Bossuet vint h Metz occuper sa stalle de chanoine.
Alors la réacclimatition des Trois Evêchés était, dès long-
temps, achevée. Déjà sous Henri IV, le bon imprimeur
Abraham Fabert, racontant la visite du Roi, nous peint une
ville toute française, cl toute unie, - — catholiques, protes-
ioi
REVUE DES DEUX MONDES.
tants, juifs, — dans la volonlé île l'être. Sans doute à la fin du
règne de Louis XIII, — et nul n'accusera nos historiens français
de l'avoir tu, — il y avail encore à Metz un parti d'opposants,
remuant, et que Bossuet put connaître... Mais d'opposants non
pas à la domination française : — à la Royauté absolue; — de
partisans, non pas du retour de Metz au Saint Empire dont elle
n'avait jamais été qu'un membre fort peu intime, mais du
maintien, sous le Roi de France, comme jadis sous l'Empereur,
des libertés municipales et des franchises des Messins.
Celte opposition, où survivait-elle principalement? C'est la
noblesse locale, qui là, comme presque partout en France, boude
avec le plus de mauvaise humeur, regrettant ses paraiyes d'au-
trefois, et ce syndicalisme féodal lequel faisait du pays messin
(comme l'écrit un publiciste du temps de Richelieu, Hersent
« un monde de pelils souverains » divisés en « bandes » avec
autant de rois que de villages. » C'est la noblesse qui ne vou-
lait pas d'un « souverain effectif, » mais d'un suzerain
nominal, « protecteur » indolent et paralytique, incapable et
s'abstenant de toucher aux pouvoirs locaux oppresseurs.
La bourgeoisie, elle, venait de recevoir, dans ses prétentions
à l'indépendance municipale, un coup rude, au moment préci-
sément où le père de Bossuet conquérait de haute lutte pour son
fils ce canonical de la cathédrale : l'établissement du Parlement
de Metz lui enlevait, sa juridiction spéciale. Mais il lui en
demeurait d'assez beaux rentes pour la contenter : les bour-
geois gardaient le gouvernement et l'administration de la ville,
et cela, dans une réelle ampleur. Car non seulement le
Maitre-Echevin et les dix Echevins, choisis à la pluralité des
voix entre les plus notables, jouissaient, « à l'instar » des ma-
gistrats municipaux parisiens, des honneurs, « autorités, pré-
rogatives et prééminences dont jouissaient les Prévôts des Mar-
chands. Echevins et Conseillers » dans la capitale du royaume;
■ — non seulement le Mailre-Echevin de la Ville de Metz avait
l'honneur de parler au Roi debout et non pas, comme ceux des
autres villes françaises, à genoux; — mais, de plus, l'Assem-
blée des Trois Ordres messins possédait le droit d'envoyer, de
sa propre initiative et sans permission préalable, des députés et
des « Cahiers » au Roi. Encore en 1637 et I608 ces privilèges
étaient garantis aux Messins par actes royaux (1).
(i) Voir par exemple Y Histoire de Metz par les Bénédictins, t. III, p. 235-246.
AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUE f. 405
Dans le peuple, Bossuet ne rencontrait pas à Metz plus
d'insubordination à l'obéissance monarchique, qu'il n'en avait
vu de ses yeux en Bourgogne chez les vignerons de Seurre,
qu'il n'en aurait rencontré chez les paysans- parlant patois de
Bretagne ou de Provence. Dijon vers 1650, Marseille en 1661,
Rennes vers 1670, lui eussent offert bien plus souvent des sédi-
tions populaires que cette ville de Metz, où, pendant tout le
temps qu'il y resta, il n'y en eut qu'une, sauf erreur : en 1661,
une de ces séditions fiscales comme les impôts indirects en
soulevaient partout — sédition dont le Conseil du Roi ne
parait pas s'être fort ému et qui du reste était peu justifiée.
Car dans ce moment même le jeune souverain prenait pour le
soulagement des Lorrains des mesures intelligemment chari-
tables (l).
Le inondé religieux au milieu duquel Bossuet se mouvait,
était peut-être la partie de la société lorraine où l'unification
monarchique s'opérait avec le moins d'aisance. Mais pourquoi?
Etait-ce pour une de ces raisons mystiques qui créent et qui per-
pétuent,entre des populations imprudemment rassemblées par
la diplomatie, des répulsions impondérables, et invincibles?
Nullement. Ni les catholiques des Trois-Evêchés ne se sen-
taient plutôt en communion d'idées avec ceux du Saint-Em-
pire, qu'avec ceux de France, — ni les protestants. Les proies-*
tants, passés du Luthéranisme au Calvinisme, s'étaient par là,
au contraire, rapprochés de nos protestants français; et tout
l'honnête entêtement de Paul Ferry, palabrant indéfiniment
avec des professeurs d'Allemagne, sur des « formules de con-
corde, » n'avait pas avancé d'un pas la « réunion » de l'Eglise
calviniste messine française avec les Églises luthériennes alle-
mandes du Rhin ou d'outre-Rhin. Les Messins réformés s'en
allaient à Sedan, à Siumur et à Nîmes, ou à Genève; ils
tournaient le dos à Wittemberg et à léna.
Quant aux catholiques du pays, il n'y avait pas chez eux
d'autres mécontentements que ceux qui se produisaient sur
d'autres points de la France où les autorités ecclésiastiques se
souvenaient d'avoir, au moyen âge, régenté la cité. Si une cer-
taine partie du clergé messin se réclamait de ce Concordat ger-
manique de 1448, — dont du reste Metz n'avait revendiqué le
li Jean de Boislùle, Mémoriaux du Conseil du Roi de 1661, t. I, p. 163, 202.
Cf. t 1. P- 94-9S ; p. 1S6, p. 190, p. 282 ; II, 262; III, 19, 28, 14.
406 REVUE DÉS DEUX MONDES,
bénéfice qu'assez tard, — c'est que ce Concordat to1eVn.it dans
les Eglises \écu/ièrrs et dans les communautés rëfjïtKèm-,
mairie le Pape loinlain et mal inf\»fWié et malgré les évèques,
un particularisme, où les cupidités et les vanités individuelles
trouvaient leur compte; paire qu'il leur permettait, en esqui-
vant tour a tour, tantôt les suggestions tracas.-ières des laïques,
tanlùl les injonctions impuissantes de Rnwie, d'éluder indéfi-
niment, dans les églises comme dans les congrégations, les
réformes que le Concile de Trente avait édictées et que la Contre-
Réformalion catholique exigeait. De là seulement provenaient
les difficultés que la domination française avait rencontiées
parmi les catholiques.
Ne laissons donc pas dire, — non parce que nous le dési-
rons, mais parce qu'il n'est pas vrai, — qu'à Melz,auxvne siècle,
un Français, venant d'une autre région du royaume, se sentit
dépaysé. L'apprentissage que fit Bossuet à Metz devait forcé-
ment y être et il fut aussi fécond, pour un futur associé du
gouvernement nouveau, qu'il eût pu l'être dans n'importe quel
diocèse du royaume.
N'oublions pas enfin que cet apprentissage se prolongea,
ainsi qu'on vient de le voir, après son départ de Metz, bien
plus tard que 1659, — jusqu'en 1661), jusqu'à l'année qui pré-
céda sa nomination à l'épiscopat de Condom et son entrée dans
la charge de précepteur du fils du Roi. Tout en acceptant des
besognes parisiennes, il continue de suivre ce qui se fait à
Metz, et non pas seulement en spectateur, mais en acteur;
— ménageant avec souplesse et fermeté, l'évolution qui, là
comme ailleurs, s'imposait et s'accomplissait dans l'ordre
spirituel et dans l'ordre temporel tout ensemble. — Durant ces
dix années à partir de 16VJ.0Ù son expérience et son autorité
parisienne s'élablis>aicnt. son expérience et son autorité pro-
vinciale s'entretenaient toujours.
A tel point que l'on peut raisonnablement supposer que,
si Georges d'Aubusson de la Feuillade. évoque nommé, eût,
pour une raison quelconque, f.iit défaut, Jacques-Bénigne Bos-
suet, vicaire-général postulé parle Chapitre, délégué du Chapitre
auprès du prélat, eût pu facilement devenir évoque de Metz.
Alfred Rébelliau.
REVUE SCIENTIFIQUE
LE SOLEIL ET L'AIMANT TERRESTRE
Le 22 et le 23 mars derniers et dnnslanuit qui a séparé ces deux
jours, ou a observé une série de phénomènes tout à fuit étranges et
qui, a 'après les renseignements aujourd'hui centralisés, ont été cons-
tatés dans un grand nombre d'observatoires répartis sur toute la
surface du globe terrestre.
Ces phénomènes bizarres observés simultanément étaient un
orage magnétique d'une violence exceptionnelle, accompagné, ih.ns
la nuit du îi au 23, d'une magnifique aurore boréale; en autre, dans
le même temps, l'écorcc terrestre était parcourue par des courant!
électriques anormaux, des courants trllunt/uri, comme on dit, qui
rendaient précaires pendant quelques heures cl perturbaient violent*
ment la transmission des télégammes sur un grand nombre de
câbles télégraphiques. A la même date, on constatai! sur le suleil
l'existence d'une tache d'une dimension extraordinaire, qui passait
au méridien de cet astre le 2-2 mars.
Quel rapport, dira-l on, y a-t il entre celle Inche qui, à 150 mil-
lions de kilomètres d'ici, déchire la plwlo-qdièie éblouissante du
soleil et les ennuis (pie peut éprouver la plus lene à terre de nos
administrations dans la transmission de ses télégrammes qui, à ce
qu'on croit communément, n'est guère affectée par le soleil qu'au
point do vue de ia loi des huit heures?
Le rapport entre ces phénomènes disparates et éloignés est pour-
tant ré<l. Bien plus, tous les phénomènes que j'ai enumér s ci-
dessus et qui ont coïncidé il y a quelques s m âmes sont étroitement
interdépendants et sont gouvernés par le roi de toute vie terrestre :
408 REVUE DES DEUX MONDES.
le soleil. C'est ce que je voudrais démontrer et expliquer aujourd'hui
à mes lecteurs.
Mais auparavant un retour en arrière est nécessaire pour définir
aussi clairement qu'il se pourra les phénomènes en question. Avant
d'expliquer une chose, il faut la faire voir. Avant de montrer la lan-
terne magique, il faut allumer sa lanterne.
Une aiguille aimantée mobile sur un pivot prend spontanément
la direction Nord-Sud, ou à peu près. Lorsqu'elle est suspendue à un
lil par son centre de gravité, de manière qu'elle puisse se mouvoir en
tous sens, elle s'incline en outre sur l'horizon, elle pique, si j'ose
dire, du nez, de telle sorte que son extrémité Nord plonge vers la
terre; si les petites boussoles de bazar qui ont amusé notre enfance
sont à peu près horizontales, c'est que le constructeur a compensé
celte inclinaison de l'aiguille en rendant plus lourde son extrémité
Sud, de façon à relever l'autre; c'est en un mot que, dans les bous-
soles du commerce, le pivot d'agate sur lequtl se trouve l'aiguille
n'est pas au centre de gravité de celle-ci. mais au Nord de
celui-ci.
La force qui donne à l'aiguille aimantée son orientation est-elle
analogue à la pesanteur, par exemple, qui produit une traction, une
translation, ou, comme on dit, une accélération, dans la direction où
elle est appliquée? Non. La force magnétique qui agit sur la bous-
sole n'entraîne pas celle-ci, mais la fait seulement tourner. On l'a
montré de mille manières, et notamment en déposant une aiguille
aimantée sur un flotteur placé librement à la surface de l'eau. On
constate que l'aiguille tourne sur elle-même jusqu'à ce quelle soit
orientée, mais sans que le flotteur avance.
Le plan vertical dans lequel, en un lieu donné, se place spontané-
ment une boussole librement suspendue, ou, — pour parler un langage
moins précis en sa simplicité, — la direction que prend par rapport
aux points cardinaux l'aiguille aimantée s'appelle le méridien magné-
tique du lieu. Il ne coïncide pas, en général, avec le méridien géogra-
phique, c'est-à-dire avec la direction Nord-Sud. Les pôles de l'aiguille
au lieu de pointer exactement vers le Nord et le Sud s'écartent en
général plus ou moins de cette direction et l'angle qui mesure cet
écart s'appelle la déclinaison. On dit que la déclinaison est orientale
ou occidentale selon aue le pôle Nord de l'aiguille dévie à droite
ou à gauche , c'est-à-dire vers l'Est ou vers l'Ouest du Nord vrai.
REVUE SCIENTIFIQUE. 409
Quant à l'angle que l'aiguille suspendue par son centra de gravité
forme avec la direction horizontal»» on l'appelle Vinrlinaison du lieu.
La déclinaison, comme l'inclina son. varie d'un lien à l'autre. Ainsi
en France elle est actuellement et partout occidentale, c'est-à dire que
le pôle Nord de la boussole y est partout dirigé vers l'Ouest. A l'aris,
elle est d'environ 13 degrés, (c'est-à-dire environ la septième partie
d'un angle droit). En Bretagne, elle est voisine de 16 degrés et dans
les Alpes-Maritimes, de 10 degré;*. Par où l'on voit que la déclinaison
peut varier beaucoup d'un lieu à l'autre. A Pétrograde la déclinaison,
qui va diminuant vers l'Est de 1 Europe, est déjà orientale. A Tokio, elle
est redevenue occidentale. Aux. États-Unis, elle est selon les lieux
occidentale ou orientale.
Pour l'inclinaison, elle est actuellement à Paris d'environ 65 de-
grés, c'est-à-dire que l'aiguille aimantée suspendue par son centre
de gravité est inclinée vers le sol d'un angle égal à 2/3 d'angle droit.
L'inclinaison varie beaucoup elle aussi d'un point à l'autre. D'une
manière générale et à peu près l'inclinaison augmente à mesure qu'on
s'approche des pôles de la terre. En certains points des régions
polaires qu'on appelle les pôles magnétiques, l'inclinaison de l'aiguille
est égale à 90 degrés, c'est-à-dire que l'aiguille est verticale. Dans
certaines régions équatoriales l'inclinaison est nulle, c'est-à-dire que
l'aiguille est horizontale.
11 y a une autre donnée* qui, avec la déclinaison et l'inclinaison,
contribue à définir entièrement en chaque heu la force et la direction
du magnétisme terrestre. C'est ce qu'on appelle la composante horizon-
tale. Sans insister sur les méthodes techniques, d'ailleurs relative-
ment simples, par lesquelles on détermine cette force, il me suffira de
dire qu'on en suit aisément les variations en suspendant un barreau
aimanté horizontal à deux fds de soie verticaux avec lesquels il forme
comme une sorte de trapèze. Ces deux fils de soie sont placés de telle
sorte que les deux montants en fil de ce trapèze sont plus ou moins
tordus et le barreau aimanté plus ou moins dévié selon que la force
qui agit sur lui, et qui tend à tordre les fils est plus ou moins intense.
Les trois éléments magnétiques, — comme il est convenu de les
appeler, — la déclinaison, l'inclinaison et la composante horizontale
délinissent complètement en un lieu la force et la direction du ma-
gnétisme terrestre. Ils varient, nous l'avons dit, d'un lieu à l'autre.
Mais en outre, et en un même lieu, ils varient également d'un instant
à l'autre.
C'est ainsi qu'à Paris vers 1530 la déclinaison était orientale et
410 REVUE DES DEUX MONDES.
atteignait 9 degrés. A dater de celte époque, l'aiguille s'y est constam-
ment et d'année en année tournée un peu plus vers l'Ouest, jusque
vers 1800. Elle marquait alors "J2 degrés de déclinaison occidentale.
Depuis, elle n'a pas cessé de revenir lentement vers l'Est, et elle
n'est plus actuellement qu'à environ 13 degrés à l'Ouest du mérii
dien géographique.
En ouire do cette variation séculaire qui est loin d'être aujour-
d'hui expliquée d'une manière même approximative, les éléments
magnétiques subissent des variations beaucoup plus rapides, des
variations à courte période comme on dit, qui ont un puissant inté-
rêt à cause des aperçus étranges qu'ils nous ouvi eut sur la physique
cosmique, et qui vont nous ramener au cœur même de noire sujet.
M lis avant de pénétrer dans ce curieux labyrinthe, je veux rassu-
rer d'un mot les personnes qui, par un scrupule sinon très rele\é,
du moins liés respectable, — les scrupules sont toujours respec
tables, — demandent d'abord à propos de n'importe quelle question
de science : A quoi tout cela sert-il?
La direction de l'aiguille aimantée est d'une importance capitale
pour la navigation. C'est grâce à la boussole que Christophe Colomb
a osé se lancer sur l'Océan sans limite. Il est vrai que, de son temps,
les éléments magnétiques étaient mal connus; car Colomb fut tres
surpris lorsqu'il constata, le 13 septembre 1492, que l'aiguille de sa
boussole, au heu de pointer vers l'Etoile polaire, s'en écartait vers la
gauche d'environ ii degrés. Le lendemain on constatait, ayant
continué à naviguer vers l'Ouest, que la déviation avait encore aug-
menté. A ses matelots effrayés et qui pensaient que les lois de la
n ture étaient bouleversées et que la boussole allait perdre son poi-
v tir mystérieux, Colomb 'lut prodiguer les paroles rassurantes, et il
parvint à les câlin r en leur expliquant, ce qui était d'ailleurs
inexact, que l'aiguille tournait autour du pôle comme les astres du
firmament.
Aujourd'hui, les marins et les explorateurs ne peuvent plus se
passer des caries magnétiques, des boussoles, des compas de route
Il n'est pas jusqu'aux arpenteurs, aux « géomètres » du cadastre à
qui ces choses ne servent, si j'ose dire, d'outils de chevet. Eniin. la
navigation aérienne elle-même y a trouvé un secours indispensable
à ses audaces.
Ainsi tout cela sert à quelque chose, et mAme à beaucoup de
choses. J'ajouterai même, rendant un hommage, rarement mérité, à
l'utilitarisme, que réciproquement les navigateurs ont été pour
REVUE SCIENTIFIQUE. 411
beaucoup dans les notions scientifiques encore clairsemécr ^uenous
possédons sur le magné liante terrestre.
Donc, môme aux y ux des hommes dont II» nri Poincaré parlait
avec un si souriant mépris, et m pour qui le but lie l,i vie e-l de
gagner de l'argent, » le magnétisme teiresire f'-l d'une puissante
importance. Sa connaissance a une répercussion non uoglig'-a!»le sur
les dividendes de tout ce qui dépend de la, navigation, c'est-à-dire de
la plupart des entreprises humaines.
* *
Et maintenant que nous avons donné ces gages à l'utilitarisme,
nous pouvons, d'un pied léger, regagner les régions mystérieuses où
les phénomènes magnétiques ne sont plus que des proMèmes sédui-
sants Là les joies sont pures, dégagées du fVti le prosaïsme de la vie,
car elles nous font approcher peu à peu, à travers mille enchante-
ments, ces sommets d'une pure be;mté, auxquels notre effort sera,
hélas! toujours asymptote : le pourquoi elle comment de la nature.
En observant avec des instruments suffisamment précis l'aiguille
aimantée, on constate qu'en un lieu donné et en temps normal, elle
subit un petit déplacement diurne qui se reproduit chaque jour :
chaque jour, entre huit heures du matin et quatorze heures, l'aiguille
de déclinaison se porte lentement vers l'E^t, pour rétrograder ensuite
vers l'Ouest, reprendre la direction primitive, après avoir subi une
légère inégalité nocturne, et recommence le lendemain. L'amplitude
de cette variation diurne est faible, puisque l'angle des deux posi-
tions extrêmes n'est que de quelques minutes d'arc, une faible
fraction d'un d<>gré. Mais, chose curieuse, tonte la partie impor-
tante de la variation se produit, en chaque lieu, aux heures où le
soleil est au dessus de l'horizon et de telle sorte que l'aiguille
paraît suivre la direction du soleil. De plus, et ce qui prouve bien
que l'intensité du rayonnement solaire est pour quelque chose,
et même pour beaucoup, dans cette variation diurne de la déclinaison,
c'est que cette variation est beaucoup plus ample en été qu'en hiver,
c'est-à-dire que dans les stations de l'hémisphère austral, cette ampli-
tude est plus grande en juillet qu'en décembre, et réciproquement,
dans notre hémisphère.
Par exemple à Nice l'aiguille de déclinaison oscille de 15 minutes
d'arc en juin et de 5 minutes seulement en décembre ; aux mêmes
époques, ce rapport est inversés, 'il s'agit d'une station australe. Les
deux autres éléments magnétiques manifestent des variations ana-
4-12 REVUE DES DEUX MONDES.
lognes, et je n'insiste pas. D'autre part, — et ceci achève notre
démonstration sur ce point, — ■ l'amplitude de la variation diurne
(en tenant compte en chaque lieu de la force qu'elle représente), est
la plus grande en moyenne dans les régions équatoriales de la terre'
là où l'intensité du rayonnement solaire est la plus forte, et diminue
en se rapprochant des pôles, à mesure que l'insolation elle-même
diminue.
D'autres faits encore plus démonstratifs, s'il est possible, sont
venus établir définitivement que la variation diurne des éléments
magnétiques est sous la dépendance étroite du soleil.
Chacun sait que le disque solaire est quelquefois obscurci par des
taches sur la nature desquelles on n'est pas encore complètement
renseigné, — mais est-il quelque chose sur quoi nous soyions ren-
seignés ? — Ces taches, dont j'aurai l'occasion d'examiner quelque
jour les curieuses particularités physiques, ne sont pas toujours
également nombreuses et également étendues sur le soleil. On sait
depuis un siècle et demi que l'importance des taches sur le soleil
subit une périodicité régulière d'à peu près onze ans. Certaines
années, les taches manquent presque absolument, puis, pendant trois
ou quatre ans, leur nombre et leur étendue augmentent progressive-
ment jusqu'à un maximum où elles occupent une fraction impor-
tante de la surface solaire; puis elles diminuent pendant environ
six ans jusqu'à un minimum d'une certaine durée où le soleil est
dépourvu de taches, puis le même cycle de variation recommence
indéfiniment. J'aurai l'accasion de revenir sur cette étrange pulsa-
tion, qui, comme je ne sais quelle monstrueuse respiration lente-
ment rythmée, ouvre et referme périodiquement la surface rayon-
nante du soleil.
Certaines particularités méritent pourtant que nous nous y arrê-
tions dès maintenant. Tout d'abord il est prouvé que les taches sont
des dépressions, des Irons de la surface solaire. Cela résulte notais
ment de l'apparence qu'elle prend, lorsque la rotation solaire amène
la tache vers le bord. On voit alors nettement, par la perspective et
l'apparence de la pénombre qui lie le milieu sombre de la tache à la
photosphère, que celte lâche est une cavité. En outre des taches, à
côlé de celles-ci et simultanément, la surface solaire montre au
conlraire des parties très brillantes qu'on appelle les faculcs et qui
sont au contraire des parties saillantes de la photosphère, c'est-à-
dire qui sont aux taches ce qu'un sommet montagneux est à un«
vallée.
BEVUE SCIENTIFIQUE. 413
Il ne faudrait d'ailleurs point croire que les taches solaires soient
réellement sombies et noires. Elles ne le sont que parrappoit à la
photosphère éblouissante où elles sont acculées et par un effet de
contraste. Si, en etl'et, on projette optiquement sur le fond d'une
tache solaire l'image de l'objet le plus brillant que nous puissions
réaliser sur cette médiocre planète terraquée, et qui est l'arc élec-
trique, on constate que celui-ci se projette en noir sur le fond
ma nlenant brillant (par contrasta) de la tache solaire. « Tout est
relatif» n'est pas en vérité un adage psychologique, mais l'expres-
sion la plus profonde et la plus synthétique de tout ce qu'a établi la
science.
Ce que je veux retenir seulement de tout cela, pour ma démons-
tration, c'est que la variation diurne des éléments magnétiques subit
des phases absolument parallèles à celles des taches solaires. En tous
les points de la terre, la déclinaison, (et il en est de même pour les
autres éléments magnétiques), subit des écarts quotidiens d'autant
plus grands que le soleil est plus chargé en taches. Les années de
maxima des taches solaires, l'amplitude des variations diurnes du
magnétisme terrestre est environ une fois et demie plus grande que
les années de minima des taches, et les deux phénomènes subissent
d'année en année des fluctuations rigoureusement parallèles, et qui
ne laissent aucun doute sur la relation de cause à effet qui les lie. Tous
ces faits sont universellement considérés comme parmi les mieux
établis de la science Ils nous démontrent qu'une sympathie mysté-
rieuse, et pendant longtemps insoupçonnée, lie les perturbations qui
à 150 millions de kilomètres d'ici agitent la surface solaire aux mou-
vements qui, ici-bas, font tremblolter dans leur cage de verre nos
petites boussoles.
*
* *
J'en arrive maintenant à des phénomènes d'un caractère complè-
tement différent et qui prouvent également, mais d'une manière
complètement indépendante, la relation qui unit l'activité du soleil
et notre magnétisme terrestre. Je veux parler des orages magné tiques.
Les variations, dont nous venons de parler, des éléments du
magnétisme terrestre sont des varia'mns lentes, régulières, continues,
comme on dit. A cùté des variations continues, réglées, faeilement
prévisibles à longue échéance, il y en a d'autres, brusques et brutales
et qui malgré leur violence échappent à toute régularité et se pré-
sentent d'une manière en quelque sorte accidentelle. C'est un peu
4L
REVUE DES DEUX MONDES.
comme dans l'Océan, où, à côté du phénomène régulier dos marées
qui déplace lu suifa :e liquide d un taouvernontregiilier.se produisant
dos orages, dos tempêtes soudaines, Pareillement, à-côté de l'oscilla-
tion régulière diurne de l'aiguille aimantée, celle-ci subit parfois de
véritables tempêtes inagm'ti pies qui a/foleud complètement les bous-
soles, suivant l'heureuse expression familière aux marins.
A certaines époques, on constate soudain que la boussole est
agitée par dos mouvements hnn-ques et variables et dont l'amplitude.,
qui déjiasse fréquemment et beaucoup l'amplitude totale de la varia-
tion diurne dont nous avons parlé, correspond à une force, ou pour
mieux dire à un cham > magnétique qui a teint souvent la centième
partie du champ magnétique terrestre tout entier, et qui parfois
même a atteint la vingtième partie de sa valeur.
Tour avoir une idée de ce phénomène, nous pouvons considérer la
tempête magnétique des 22 et 2.3 mars derniers
A l'observatoire de Ke\\\ où opère un des plus habiles spécialistes
du magnétisme terrestre, le Dr C'.irce, on a nettement observé le
phénomène. Tous les détails peuvent on ê're étudiés aptes coup,
grâce à l'enregistrement couti.iu des variations magnétiques
qui se t'ait automatiquement. Cela est rendu possible par des pet its
miroirs dont sont minus les aimants suspendus et qui projet-
te it un rayon de lumière sur un papier photographique fixé sur
ua cylindre qu'un mouvement, d'horlogerie fait tourner d'un mouve-
ment continu, comme le cylindre d'un phonographe. Quand L'aimant
est immobile le rayon lumineux (race une ligne droite sur le cylin-
dre tournant; lorsque l'aimant subit un déplacement, un mouvement
quelconque, le rayon lumineux est dévié et cela se traduit sur le
pipier photographique du cylindre (qui est développé et remplacé
chaque jour) par une courbe plus ou moins irrégulière et d'autant
plus dilFérnnte d'une ligne droite que l'aimant est plus violemment
et irrégulièrement dévié de sa position d'équilibre.
C'est ainsi qu'à Kew, le 22 mars vers 9 h. 10, les aimants enre-
gistreurs se sont mis soudain et avec une brusquerie extraordinaire
à s'agiter et à subir des oscillations étonnantes qui, avec de rares
intervalles de repos, durèrent des heures. Pour ne parler que de l'ai-
guille de déclinaison, elle atteignit sa position extrême à l'Ouest, vers
17 heures le 22 mars, et sa position extrême vers l'Est le 23 vers
H heures. L'écart de ces deux positions extrêmes correspond à près
de 3 degrés, c'est-à-dire que la perturbation a déplacé l'aiguille de
plus du décuple de sa variation diurne nonnulp.. a certains moments,
REVUE SCIENTIFIQUE. 413
les déplacements ont élé «l'une rapidité incroyable. C'est ainsi que,
dans l'espace de moins d'un r i narL d'heure an milieu de la nuit du
22 au 23, l'aiguille a- sauté brusquement d'un degré el quart vers
l'Ouosl, puis d un degré vers l'Est.
Or, en même temps, on constatait de graves dérangement dans
les transmissions télégraphiques et spécialement dans les câbles
sons-marins. Enfin, dans celte même nuit du 2-2 au 23 mars, on ad-
mirait dans presque toute l'Ivsrope et l'Amérique du Nord une ma-
gnifique aurore boréale. Elle fui notamment très bien visible, avec ses
draperies rayonnantes, dans les environs de Pari-;. 11 est rare que les
aurores boréales, si fréquentes dans les latitudes très septentrionales,
so eut observables dans los lalit"dcs moyennes. Ti 1 fut pourtant le
cas de celle-ci.
Iv'fin, et synchroniquement avec tous ces phénomènes, on obser-
vai! le passage au méridien du soleil d'un groupe extrêmement im-
posant de t ches. Ces taches, apparues vers le Ifi mars au bord du
■so'HI, s'étendaient sur près du cinquième de la largeur du disque et
reprenant aient comme surface près d'un centième de la surface du
disque solaire, c'est-à dire prés de oO fois la surface du globe ter-
restre tout entier, ("est dire «pie celui-ci tombant dans une taehe
solaire de ce genre y disparaîtrait aussi facilement qu'une sardine
dans la gueule d'une baleine; et ceci n'est pas seulement une compa-
raison, caries deux phénomènes seraient d'une importance absolue à
peu près égale.
(Juoi qu'il en soit, ]n synchronisme et l'apparition, le 22-23 mars
dernier, d'un violant orage magnétique avec courants lelluriques,
d'une aurore boréale exceptionnelle et visible sur une grande étendue
d i globe et d'un groupe important de la<*iies sur le so'eil, ne sont
pas des phénomènes fortuitement coïncidents. Ce qui In prouve, ce
sont les nombreuses données et observations depuis longtemps
accumulées à cet é^ard.
D puis d s années, en effet, on enregistre soigneusement dans un
grand noiub e d'observations l'importatfee et le nombre des orages
magnétiques. Or les slaiisi pp>s a nsi dressées établissent nettement
qu'il existe un parallélisme frappant entre ces phénomènes et le
cycle fies taches solaires; les perturbations magnétiques subissent
une périodicité moyenne d ; onze ans comme les taches solaires, et
l'expérience montre que celle périodicité suit dans tous ses détails
la courbe représentative de l'activité solaire; Enfin, et ceci n'est pas
la chose la moins singulière, le nombre des auiores boréales obser-
416 BEVUE DES DEUX MONDES.
vées dans toutes les latitudes où elles sont visibles, subit une pério-
dicité identique et pareillement parallèle à celle des taches du
soleil.
Il y a d'à Heurs un caractère remarquable des grandes perturba-
tions magnétiques commençant brusquement comme celle du
22 mars dernier : elles se produisent simultanément dans les stations
les plus éloignées de la surface du globe et y débutent rigoureuse-
ment au même instant, ce qui prouve bien qu'elles sont dues à une
cause cosmique.
*
* *
Quel est maintenant le caractère et le mécanisme exact de cette
mystérieuse connexion qui lie l'activité de la surface solaire et nos
orages magnétiques ? C'est ce que l'étude individuelle des perturba-
tions magnétiques isolées et des taches solaires correspondantes
pourra contribuer à nous montrer.
On s'est demandé s'il existe une relation entre l'apparition des
orages magnétiques et la position des ta lies correspondantes sur le
disque solaire. Les opinions les plus contradictoires ont été émises et
vigoureusement soutenues à cet égard. Pour certains astronomes,
comme Marchan 1, le regretté directeur de l'observatoire du Pic-du-
Mi li, les troubles mag îétiques coïncident toujours avec le passage
de taches au méridien central du soleil. Pour l'astronome américain
Yeeder, la coïncidence se produit au moment de l'apparition des
taches au bord Est du soleil. (On sait que les taches sont entraînées
dans la rotation solaire qui fait tourner le disque en environ 27 jours.)
MM. Tacchini, l'éminent astronome italien, et Haie, le savant astro-
physicien américain à qui on doit la découverte du champ magné-
tique des taches solaires, ont montré d'une manière irréfutable (on
voudra bien me croire sur parole pour m'éviter la nécessité de
donner des détails fastidieux, que la relation qui lie les perturbations
solaires à celles de nos aimants ne dépend guère de la position de
la région perturbée sur le disque solaire. Le [t. P. Sidgreaves,de
l'observatoire de Stonytrurst, a confirmé d'une manière définitive ce
fait. Il convient en effet de remarquer, à titre d'exemple, que le
groupe de taches solaires qui a coïncidé avec la perturbation magné-
tique du 22-23 mars avait une étendue telle qu'il lui a fallu plus de
quatre jours pour traverser le méridien solaire, qu'il est bien diflicile
de savoir quelle était au point de vue magnétique la région la plus
efûcace de ce même groupe de taches et que très souvent des orages
REV1 E -CIENTirii.il E. 417
magnétiques ont coïncidé manifestement avec des groupés de taches
très éloignés du méridien solaire.
S'il n'y a pas de relation spéciale entre les orages magné tiqu
la position des taches sur le soled, c'est-à-dire la longitude héliocen-
trique des taches. — pour m'exprimer plus pédaatesquenient, mais
aussi plus correctement, — en revanche, tous les observateurs ont
constaté que l'importance des orages magnétiques terrestres dé-
pend beaucoup moins de l'étendu*', de la dimension des taches
solaires que de leur état plus ou moins grand d'agitation. Il y a des
taches calmes et à peu près immobiles sur le soleil. Il y en a d'autres
qui sont violemment agitées et dont la forme change à chaque instant,
et sur lesquelles le spectroscope montre des déplacements intenses
de matière. Celles-ci sont beaucoup plus que cellesdà génératrices
d'orages magnétiques. Une tache solaire très agitée et même petite,
est à cet égard beaucoup plus active qu'une tache calme même
fe'im nen-e éten lue. Qiant à cette agitation des taches solaires, on la
met le mieux en évidence au moyen du SDectroscope qui y montre
les raies caractéristiques des s-az violemment distordue-, ce qui est
l'in lice le mouve uent rapides en sens divers. Cela résulte du prin-
cipe de Doppler-Fizeau que j'ai, — mes lecteurs s'en souviennent
peut-être, — expliqué naguère ici-même.
Arrivé à ce point de notre discussion, le moment est venu de se
pn-er une interrogation qui domine tout. Est-il possible que vrai-
ment les cyclones qui se produisant dans le soleil, a 150 millions de
kilomètres d'ici, agitent nos boa-soles, alors que nos cyclones ter-
restres sont sans action sur elles? Comment cela est-il possible?
Depuis que la relation qui unit l'activité du soleil et notre magné-
tisme terrestre est incontestablement établie, elle a passionné tous
1 ■- esprits sans qu'on ait pendant longtemps fait un pas vers l'expli-
cation rationnelle de ce rapport mystérieux. Et c'est peut-être préeisé-
m nlparcequ'elleestrestée longtemps énigmatiqueque cettequeslion
préoccupe encore aujourd'hui tant de bons esprits clans la science,
et même hors d'elle. Naguère l'astronome Young, dont les travaux
sur le soleil ont fait avancer sur tant de points notre connaissance
de cet astre, écrivait : « Il est difficile d'imaginer une théorie
satisfaisante pour expliquer cet effet des troubles solaires sur
notre magnétisme terrestre... Ce rapport magnétique prouve que
d'autres forces que la gravitation agissent da^ l'espace interpla-
nétaire. »
Tant qu'on n'a considéré le soleil que comme capable, en dehors
TOME lviii. — 1920. 27
418
REVUE DES DEUX MONDES.
de la gravitation, d'agir sur les aslreg voisins uniquement par «on
rayonnement calorifique et lumineux, la question ne pouvait faire un
pas. Il est impossible d'expliquer ces effets par une action de tempé-
rature.
On a songé alors à assimiler le soleil à un aimant gigantesque qui
agirait de loin sur la terre, autre aimant. Mais on peut calculer faci-
lement qu'il faudrait-que le globe solaire eût une intensité d'aiman-
tation plus de dix mille fois plus grande que l'intensité moyenne de
l'aimant terrestre pour produire une variation du magnétisme ter-
rostre sensible à nos appareils. Cela est d'autant plus invraisem-
blable qu'aux températures élevées la matière perd ses propriétés
magnétiques.
Cette hypothèse a été définitivement ruinée par lord Kelvin. L'il-
lustre physicien anglais a fait à ce propos un calcul célèbre. Consi-
dérant uif orage magnétique donné, d'importance moyenne, il a cal-
culé que la variation d intensité des divers éléments magnétiques
pendant cette perturbation qui dura quelques heures représentait
environ 364 fois l'énergie totale du rayonnement solaire. Et il con-
cluait son calcul ainsi : « Dans les huit heures de cet orage magné-
tique qui fut relativement modéré, il faudrait que le soleil ait produit
sous forme d'ondes magnétiques autant d'énergie qu'il en produit
régulièrement sous forme de chaleur et de lumière rayonnées, dans
l'espace de quatre mois. Ce résultat, me paraît exclure complètement
l'hypothèse que les orages magnétiques terrestres sont dus intrinsè-
quement à une action magnétique directe du soleil, ou à n'importe
quelle action dynamique directe de cet astre. »
Et lord Kelvin concluait, non sans mélancolie : « Jusqu'ici tous
les efforts faits dans cette direction ont été infructueux. »
Il nous reste à montrer comment ce pas difficile a été franchi, et
comment les conquêtes récentes de la science ont pu donner l'expli-
cation da cette télépathie magnétique par qui les pulsations loin-
taine» du soleil font frémir le sensible acier de nos boussoles.
Charles Nordmajnm.
REVUE MUSICALE
Théâtre de l'Opéha : La Légende de saint Christophe, de M. Vincent d'Indy.
— Théâtre de l'Opéra-Comique : Cosi fan tutte, de Mozart.
C'est un art difficile que celui de M. Vincent d'Indy, mais la cri-
ti jue n'en est point aisée. On rapporte que les parents de la jeune
comtesse Thérèse de Brunswick, (« l'immortelle bien-aimée »), refu-
sèrent de marier leur fille à Beethoven parce qu' « il n'avait pas de
siiuation. » Plus heureux, l'auteur de Saint- Christophe en aune, et
l'une des premières parmi les musiciens de notre pays et de notre
temps. Il touche au sommet de sa renommée. Son œuvre, et son
œuvre tout entipr, par la bonne foi et parla foi, par la science et la
conscience, par le très haut i léalisme dont il témoigne, a droit à
l'estime, au respect de ceux-là mêmes dont il ne saurait gagner
l'amour. On a beaucoup dit que la Légende de saint Christophe repré-
sente un ell'ort magnifique, ou colossal. On l'a trop dit. On a tort de le
dire. D'aucuns pourraient avoir la tentation d'éi rire « kolossal, » à
l'allemande. Sans compter que dans le mot d' « effort » il y a, suivant
nous, 'quelque chose d'incompatible non seulement avec la magni-
ficence, mais avec la nature et l'idée même de l'art.
Par bonheur, si la « situation, » ou le rang de M. d'Indy nous en
impose, M d'Indy naguère a pris soin de nous mettre à l'aise. Il y a
quelque vingt ans, le musicien de Saint-Christophe écrivait ces Lignes,
que le rom m ior de Jean-Christoph1 a a'<>rs recueillies : « Je considère
la critique comme absolument inutile, je dirai même comme nuisible...
La ciiti | ne est >mi général L'opinion d'un monsieur sur une œuvre. En
quoi celte Opinion pourrait-elle être de quelque utilité au développe-
ment d« l'art? Autant il peut être intéressant de connaître les idées,
même erronées, de certains hommes de génie, ou même de grand
420 REVUE DES DEUX MONDES.
talent, comme Goethe, Schumann, Wagner, Sainte-Beuve. Miehelet,
lorsqu'ils veulent bien faire de la critique, autant il est indifférent de
savoir que monsieur tel ou tel aime ou n'aime pas telle œuvre drama-
tique ou musicale. »
Loin de nous en offenser, félicitons-nous bien plutôt de cette indif-
férence. Elle nous rend plus modeste, mais aussi moins timide et,
soulageant nos scrupules, elle assure notre liberté.
« Vu l'importance de l'ouvrage, on commencera à sept heures très
précises. » Les communiqués de ce genre nous font toujours peur,
annonçant d'ordinaire une soirée un peu longue. Telle fut en effet la
soirée où. l'on « répéta généralement » la Légende de saint Christophe.
Ar s long a. C'est terriblement vrai de notre art musical aujourd'hui.
Que si l'un de nos musiciens compose une sonate, une seule, on
s'étonne d'abord, comme d'un miracle, qu'il l'ait composée, et sans
doute il arrive qu'elle soit belle; mais, qu'elle dure moins de quarante
ou cinquante minutes, voilà qui n'arrive guère. Considérable à tous
égards, l'œuvre nouvelle de M. Vincent d'indy l'est premièrement
par la durée. Intermédiaire entre l'oratorio et l'opéra, participant de
l'un et de l'autre, l'intervention du récitant l'allonge encore. A mainte
reprise, avant telle scène, ou telle suite de scènes, 1' « historien »
paraît et nous dit, à peu près, dans un style seulement un peu moins
familier : « Vous allez voir ce que vous allez voir, » et ce que sans
lui, sans ses avis préliminaires, nous aurions fort bien vu. Heureux
sommes-nous encore qu'il ne reparaisse pas après, et qu'à ses expli-
cations préalables ne s'en ajoutent pas de complémentaires et justifi-
catives.
L'histoire, vous le savez déjà, l'histoire, ou la légende de saint
Christophe est celle d'une conversion, laquelle s'accomplit par degrés,
ou par étapes. Il y avait une fois, autrefois, un géant païen qui s'ap-
pelait Auférus. Lorsqu'il atteignit l'âge d'homme, non sans avoir
donné, dès son enfance, les signes d'une vigueur extraordinaire, il
résolut de se choisir un maître, le plus puissant qu'il pourrait trouver,
et de le servir en toute chose. 11 commença par une maîtresse, la
Dame de Volupté, qui régnait alors à Babylone. Il lui rendit en effet
des services variés : de l'ordre militaire, en la délivrant de ses
ennemis, et de l'ordre amoureux, car elle apprit de lui, si nous l'en
croyons, elle, tous les secrets du plaisir et ceux mêmes de son propre
cœur. Sur le dernier point, et plus encore sur Favant-dernier, il y a
dans le texte des indications qu'au théâtre il était difficile de suivre,
ou de réaliser
BEVUE MUSICALE. 421
Or il arriva bientôt ceci: un certain « Roi de l'Or» acheta le palais
de la Dame de Volupté, avec tout ce qu'il contenait, la Dame comprise.
Fidèle à son serment, Au férus aussitôt s'inclina devant le second,
maître plus puissant que l'amour, et, lui rendant hommage, il le suivit.
Mais le maître numéro deux en avait un lui-même, Sathanaël, ou
le Prince du Mal, qui le lui fit bien voir. Alors, pour le Prince du
Mal, Auférus abandonna le Roi de l'Or et le nouvel état de cet homme
devint pire que le premier. Après avoir été l'esclave des puissances
mauvaises, de la luxure, puis de l'avarice, il en servait le principe
même et l'auteur.
Un jour, le démon transporta Auférus sur le sommet d'une haute
montagne. On découvrait de là « d'innombrables villes, » en d'autres
ternies, « tous les royaumes de la terre. » Et le Prince du Mal se mit
en devoir d'enseigner à son serviteur et disciple une sorte de théo-
logie falsifiée et de catéchisme à l'envers. Mais au beau milieu de la
sacrilège leçon, voici qu'apparut dans le ciel la forme lumineuse
d'une cathédrale, que surmontait la croix. D'où grimaces, contor-
sions, fureur et fuite du Malin, vaincu à son tour. Troublé jusqu'au
fond de l'âme, Auférus se remet en quête encore une fois, et, cette
fois, en « queste de Dieu. » Longtemps il parcourut la terre. Il inter-
rogea les rois, le Pape même. Et celui-ci lui répondit, à peu près
comme à Tannhàuser : « Lorsque les grands pins des forêts se fleuri-
ront de roses blanches, ton Sauveur en pitié te prendra et le roi du
ciel vers toi descendra. » Auférus alors retourna dans ses montagnes
natales. Il y trouva, devant l'autel abattu des faux dieux qu'il avait
adorés jadis, un vieil ermite en prière. Et par la voix de cet autre
Gurnemanz, ce nouveau Parsifal commença de connaître la vérité.
Bientôt, à demi chrétien déjà et ne respirant plus « que du côté du
ciel, » le bon géant se retira dans une cabane, au bord d'un torrent
furieux. Là, par charité pure, il se fit passeur. Pendant un violent
orage, plusieurs personnes survinrent et tour à tour lui demandèrent
le passage : un amant, pour aller rejoindre sa maîtresse, en l'absence
du mari ; puis un homme d'affaires, puis un empereur, avec son
armée, (comme dans Shakspeare.) Le vertueux passeur ne voulut
passer ni l'amour coupable, ni la finance, ni la guerre. Enfin un petit
enfant se présenta. Auférus accepta de le prendre sur son épaule.
Tout à coup, au milieu du torrent, le fardeau léger se fait si lourd, que
le géant s'arrête, comme s'il portait le monde. Il en portait le créa-
teur. L'enfant, l'Enfant-Dieu, se fait alors connaître. Il verse l'eau du
torrent sur le front d'Auféru.s. Il le nomme Christophore, ou Chris-
422 REVUE DES DEUX MONDES.
tophe, ou Porte-Christ, et déjà, dans la main du baptisé, le tronc
d'un sapin qui soutenait ses pas, et tous les arbres de la forêt, se fleu-
rissent de roses.
Après la conversion, le martyre. Mais auparavant Christophe' pri-
sonnier va subir une épreuve dernière. Le Roi de l'Or, devenu le
« Grand juge, » avait depuis longtemps promis son âme au Prince du
Mal. Il ne demanderait pas mieux aujourd'hui que d' lui livrer en
échange l'âme de Christophe. A cet effet il enjoint à la Daine de
Volupté, demeurée sa captive, d'aller retrouver et reprendre l'homme
qu'elle aima naguère et qu'elle aime toujours. Tentative, ou tentalion»
vaine. Tout au contraire, gagnée par celui qu'elle venait perdre, c'est
en pénitente, en chrétienne et sous le nouveau nom de Nicéa, (Vic-
1oire), que la pécheresse accompagne Christophe à la mort. Elle
s'agenouille près de lui, et quand la tête est tombée sous le glaive,
en ses voiles blancs tachés de pourpre, elle se relève, rougie et
baptisée du sang du martyr.
Ce poème, en prose, et trop souvent en la plus prosaïque des
proses, comprend, un peu comme un Tannhàuser; un Parsifal, un
Feroaal, même, deux moitiés opposées. La première appartient à la
chair et la suivante à l'esprit. Poète et musicien, M. d'Indy fait ici
l'ange et la bête. C'est peut-être l'ange qu'il fait le mieux. Ni le diahle
ni l'or ne l'ont inspiré, ni la femme. Il est plus à son aise dans la
piété que dans la débauche. La Dame de Volupté pourrait lui dire :
« Lascia le donne e studio, la matematica. » A quoi M. d'Indy ne
manquerait pas, et nous avec lui, de répondre que, pour la mathé-
matique musicale, il l'a suffisamment étudiée. Il la possède à fond ;
il en est, et depuis longtemps, un des maîtres. S'il est vrai, comme
d'aucuns l'assurent, que la Légende de saint Christophe soit un
chef-d'œuvre, ce pourrait bien n'en être un que de science, ou de
technique, ou de métier. Et sans doule ce serait déjà quelque chose.
Mais le reste, ah ! le reste, qui manque à celle musique, cela non
plus n'est pas rien. Le reste, c'est d'abord l'idée, et vous savez très
bien, et chacun sait comme vous, comme nous, ce que le mot veut
dire. Pour former une idée, une idée musicale, il n'est pas toujours
besoin de beaucoup de musique. Trois ou quatre notes y peuvent
suffire, témoin, — nous prenons un exemple au hasard, — le thème
fondamental du premier morceau de la symphonie en ut mineur.
Plus près de nous, il faut moins encore, deux notes seules, un accent,
au Fauré de Pénélope, pour évoquer, sous îles aspects changeants,
absente ou reparue, héroïque ou tendre, ia figure d'Ulysse. Mais si
REVUE MUSICALE.
423
peu que soient des noies pareilles, elles sont caractéristiques, elles
le sont avec force, et le caractère est justement ce dont nous
paraissent le plus dépourvues les notes innombrables, successives
ou simultanées, dont se compose la musique de M. d'Indy. Les notes
instrumentales surtout, il les assemble, il les multiplie à l'infini.
Maître de son orchestre, il en fait tout ce qu'il veut. Certes, mais
beaucoup moins ce que nous voudrions, ce que nous aimerions qu'il
en fit. Sans compter que sa maîtrise nous semble, cetie fois au
moins, bien plutôt instrumentale que vraiment symphonique. Fût-ce
dans le grand entracte qui décrit la « Queste de Dim, » nous avons en
vain tâché de saisir premièrement les thèmes ou les motifs, puis la
composition et le plan général, les rapports, la suite et le progrès,
enfin, tout cet ordrp et cet organisme sans lequel il n'est pas de
symphonie véritable. Deux ou trois fois, alors que l'on croirait le
morceau près de s'achever, il reprend, donnant l'impression d'une
musique dont il semble qu'elle ne commence pas, qu'elle ne finit pas
non plus, mais qu'elle dure.
N'est-ce pas Carlyle qui disait : « Tout ce qui va profond est
chant. » Dans la Légende de saint Christophe, rien, ni personne, ne
chante, ce qui s'appelle chanter, les voix peut-être moins, si possible,
que les instruments. Encore si la déclamation lyrique, ou prétendue
telle, s'accordait avec l'orchestre d'abord, puis avec le sens, avec le
sentiment de la parole déclamée. Mais à chaque ligne, à chaque me-
sure, entre les deux éléments, l'un verbal et l'autre musical, l'oreille
comme l'esprit ne trouve, au heu d'harmonie, que discordance et con-
tradiction. Non, ce n'est point ain-u, même en musique, « ce n'est point
ainsi que parle la nature. » Elle répugne à ce langage ardu, haché,
tout hérissé d'intonations pénibles, à ces notes qui, loin de répondre
aux mots et de les confirmer en quelque sorte, ne font que les contra-
rier, sinon les démentir.
Difficile est l'audition de Saint-Christophe, et malheureusement
la lecture en est presque impossible. La contre- épreuve, après
l'épreuve, nous est interdite. Cela n'est pas rare aujourd'hui. Mais
cela n'est pas bon. Il est fâcheux qu'une œuvre musicale ne supporte
point la réduction, comme il le serait qu'un tableau ne souffrît pas
la gravure. Autrefois, que dis-je, hier encore, les œuvres, les chefs-
d'œuvre de la musique, et de toute musique, quatuors, symphonies,
opéras, étaient plus accommodants. Ils se laissaient approcher. Sous
une forme plus familière et dans un plus simple appareil, ils gardaient
assez de beauté pour nous plaire, pour nous ravir encore. Un Saint'
424 REVUE DES PET X MONDES.
Christophe est malaisément accessible d'abord à qui l'entend, puis à
qui, fatigué, terriblement fatigué de l'avoir entendu, souhaiterait de
le lire « à tête reposée, » comme on dit, ou plutôt comme on disait
naguère. En vérité, pour le lecteur et pour l'auditeur, il est bien
question maintenant de repos! « J'aime les soirs sereins et beaux. »
N attendons plus que la musique nous donne des soirs de ce genre. A
l'Opéra, longtemps avant Christophore, en écoutant sa légende, nous
avons ployé, mais non sous le poids d'un Dieu. Notre ingénieux con-
frère M. Henri Bidou nous assurait dernièrement, à propos de Shaks-
peare, que « sans trop nous en rendre compte, nous allons vers un
art libre, léger, vers une musique qui se joue sur toutes les fibres de
l'univers. » Est-ce ainsi que se joue la musique de Saint-Christophe ?
Nous ne nous en rendons pas très bien compte, mais un art léger,
libre, n'est assurément pas l'art de M. Vincent d'Indy.
Un art humain, un art vivant, émouvant, celui-là moins encore
est le sien. L'école distinguait les opérations intellectuelles et les
opérations sensitives. Là Légende de saint Christophe nous paraît
appartenir presque tout entière à la première catégorie. Peu de jours
après Saint- Christophe, nous écoutions, une fois de plus, cette Péné-
lope à laquelle on ne saurait trop revenir, pour la mettre, la main-
tenir à son rang, l'un des premiers dans la musique française de notre
temps. Nous admirions quelle part y est faite, en même temps qu'à
l'esprit, à l'àme; avec quelle délicatesse toujours, parfois avec quelle
puissance et jusqu'à quelle profondeur, une phrase, que dis-je, un
accord, une note, un mot, un accent, instrumental ou vocal, de cette
musique-là nous touche et nous pénètre. Mais, dans l'ordre du senti-
ment, il n'est pas jusqu'à M. d'indy qu'on ne puisse opposer, et pré-
férer à lui-même, tervaal autrefois, l'austère et souvent aride,
obscur Fervaal, ne laissa pas, surtout à la fin, de nous émouvoir. Elle
était, cette fin, simplement admirable, et de plus, — l'interversion des
mots est significative, — elle l'était simplement. Elle l'était par je ne
sais quel don et quel abandon généreux, par l'effusion d'une sensibi-
lité libre alors de toute contrainte et de toute rigueur, par l'éclat d'une
passion à la fois humaine et surnaturelle qui, venue du cœur, allait au
cœur, et nous emportait très haut, sur des sommets très purs. C'est de
ce dernier acte que M. d'Indy nous écrivait naguère : « J'ai essayé là
de rester aussi latin , c'est-à-dire aussi purement expressif qu'il était
possible à mon tempérament. Je n'y ai peut-être pas réussi, mais je
vous assure que j'ai essayé avec bonne foi. » Il y avait réussi. Lalin,
au sens le plus large du mot, et non seulement latin, mais romain,
REVUE MUSICALE. 425
catholique romain, M. cTIndy le fut avec puissance, avec plénitude, en
ces pages magnifiques, auxquelles servait de base, ou de fond, le
thème du Pange tingua. Les pages religieuses, voire liturgiques, de
S(ti»t-Chri*top/te,les meilleures pourtant, sont loin de celles-là. C'est
à peine si la passagère intonation d'un 0 crux ace! première touche
de la grâce sur l'âme d'Autérus, nous a nous-mème touché. Quelques
passages delà scène avec l'ermite ne manquent pas non plus d'onction
et de componction. Mais quel émoi, quel éclat pathétique aurait dû
provoquer le « portement » et la reconnaissance de l'Enfant-Jésus !
Pendant l'interminable duo de la prison, nous en évoquions un autre,
que traverse, ou plutôt couronne un cri d'amour, d'amour divin. Il se
trouve dans un opéra, médiocre et manqué par ailleurs, le Pobje<i<-\c
de Gounod....Mais n'allons pas plus avant: certains n'auraient qu'à sou-
rire du pieux et tendre maitre et du disciple fidèle qui ne craint pas
et ne craindra jamais de le nommer de ce nom.
Après le Ponge lingua de Fervaal et d'après le style dans lequel
M. d'Indy l'avait « traité, » nous espérions beaucoup des chœurs
mystiques de Saint-Christophe. Ils nous ont déconcerté, sinon rebuté
par l'excès de la recherche et de la division, par l'apparence au
moins d'un embarras inextricable, par je ne sais quelle dissocia-
tion, poussée à l'infini, de la matière ou de la substance sonore. Les
choristes, qui les ont chantés faux, imperturbablement, ne sont
peut être pas les seuls coupables. A l'impossible, un choriste même,
surtout plusieurs choristes, ne sauraient être tenus. Auprès de telles
combinaisons, la polyphonie vocale du \vie siècle, que M. d'Indy
connait si bien, qu'il admire et qu'il aime, n'est que jeux de petits
enfants.
Maitre, et maître d'école aussi, d'une école non moins digne que
lui de considération, les élèves de M. d'Indy, sans compter ses amis
et ses admirateurs, le tiennent pour le maitre ou le chef de l'école
française elle-même. En quoi l'on peut estimer que d'abord ils exa-
gèrent et qu'ensuite ils se trompent. Le « nationalisme » ne nous
apparut jamais comme le signe éminent d'un art qui n'a pas nos
qualités, et dont les défauts, ou les excès, ne sont pas nôtres. Nous
en voyons moins bien chez nous les origines, que nous n'en crai-
gnons pour nous les suites. « Encore une fois, » écrivait Jules Le-
maître il y a déjà longtemps, « encore une fois les Saxons et les
Germains, les Gètes et les Thraces et les peuples de la neigeuse
Thulé ont fait la conquête de la Gaule. » Faut-il donc, après Saint-
Christophe comme jadis après Fervaal, exprimer les mêmes regrets.
426 REVUE DE? DEUX MONDES.
éprouver les mêmes alarmes! Notre sol enfin reconquis, n'allons-
nous pas reconquérir notre génie, et notre ait, et notre âme! Des
œuvres comme la Légende de snint Chrisiojihe ne sont pas rie oel es
qui peuvent nous les rendre. Plutôt que de nous guider, elles nous
détournent, elles nous égarent. Il est permis au moins de le croire
et de le craindre. Et puis, et surtout peut être, quand l'âge vient,
quand il est venu, il nous semble parfois que le cours ou le courant
actuel des choses, même des choses musicales, nous dépasse et
nous déborde. Serait-il donc vrai que l'idéal de notre pays puisse un
jour nous devenir étranger, pour ne pas dire contraire !
Ma maison me regarde et ne me connaît plus,
ou c'est nous qui ne la connaissons plus, notre maison natale, notre
maison française. Et cela ne va pas sans une grande mélancolie.
Que les décors de Saint Christophe représentent une maison,
voire un palais, ou que ce soit un paysage, ils nous semblèrent
également d'un goût et d'un stvle qui n'est pas le nôtre. S'il est en
train de le devenir, fassent les dieux qu'il ne le demeure point! Au
contraire, c'est à la française que chante et déclame encore M. Del-
mas (l'Ermite). M. Franz (Auférus-Christophe) parut aux yeux gigan-
tesque à souhait, mais un peu tout d'une pièce. Belle autant que
robuste est sa voix, et sa diction nette. Différente est la diction de
Mlle Germaine Lubin (Dame de Volupté, puis Xicea). Dans le double
rôle du « Roi de l'Or » et du « Grand Juge, » l'interprète (M. Rouard)
nous parut supérieur au personnage. Chaleureux compliments à
l'orchestre, dirigé par M. Ruhlmann. Et que de peine doit donner
une aussi difficile direction!
La journée du 23 juin fut bonne pour les musiciens. On entendit
Cosi fan tut le à l'Opéra Comique; puis, à la Sainte-Chapelle, la Messe
« du Pape Marcel. » Un auditeur des deux chefs-d'œuvre s'en félici-
tait. « Oui, mais alors, » observa l'un de nos compositeurs, et des
moindres, « il ne restera plus de place pour nous! » Il avait tort :
entre Pal^strina et Mozart, il reste mcore de la place, ou des places.
A moins qu'il n'eût raison : elles sont occupées.
La messe « du Pape Marcel ! » Il est peu de personnes qui ne la
connaissent au moins de nom. Il y en a beaucoup peut-être qui ne la
connaissent pas autrement. Les unes et les autres viennent d'avoir
une magnifique occasion de l'entendre. Le chef-d'œuvre de Palestrina
fut interprété à La Sainte- Chapelle par un chœur d'hommes et par un
chœur d'enfants, élèves — ceux-ci — de la Cantorxa. Tel est le nom
REVUE MLSICAJLE. .2.
d'une œuvre bienfaisante entre toutes. M. Jules Meunier, maître de
chapelle de la basilique Sainte-Clotilde, l'a fondée et la dirige. De
nobles et généreux patronages la soutiennent. Œuvre de charité, de
piété, de patriotisme et d'art; maison familiale et scolaiie, où, de
jeunes orphelins de la guerre sont formés au goût et à la pratique
de la musique religieuse. Ils ont bien chanté, ces petits, et ne se a
pas monlrés indignes de leurs lointains devanciers. Vous n'êtes pas
sans ignorer que, dès le xive siècle, le service musical de la « Chapelle
du Palais » se partageait, sous la direction d'un chantre, entre les
chapelains et les enfants. Les enfants avaient, dans le voisinage.
leur maison, ou leur <• oslel, » auquel étaient attachés serviteui_s
et servantes : « un vailet bon et honneste et une chambérièie
assez ancienne, pour les servir et t< nir nettement, comme br-soing
est à enfants. » Par de vieux documents tout le détail de leurs
études et de leur vie journalière, de leurs jeux, de leurs pro-
menades, nous est fourni. L'autre jour, les petits chantiillons,
entrant dans la chapelle, ne semblèrent qu'y reprendre leur place.
Quelle place! En quel lieu! Sous les voûtes légères on se rappe-
lait le mot de Beethoven : « Mon royaume est dans l'air. >• A
travers les croisé' s de pierreries, le couchant l'illuminait de tous
ses feux, le royaume aérien. Hôtesse quatre fuis centenaire de la
Sixtine, la messe « du Pape Marcel » trouvait chez nous un asile
non moins illustre, non muins sacré, mémorial de notre pas>e
et merveille de noire génie. Nous en évoquions l'histoire, et
celle aussi d'autres sanctuaires voisins, également chers à dos
cœurs : Notre-Dame, dont le cloître encore inachevé abrita naguère
les premiers essais de la musique mesurée; Saint-Geivais, i'église
palestinienne entre toutes, avant toutes les nôtres; Saint Gênais,
asile de beauté non moins que de prière et par là voué deux fois, sa
blessure l'atteste encore, à la rage de nos ennemis. Ainsi tous les
souvenirs, toutes les gloires françaises s'unissaient pour accueillir
parmi nous le chef-d'œuvre d'Italie et pour lui faire honneur.
Cosi fan tuite, représenté à Vienne le 26 janvier 1790, est l'un des
trois derniers opéras de Mozart. « Opéra bu/fa, » que devait suivre, à
Prague, le 6 septembre 1791, la Clcmenza di Tito, opéra séria;
enfin, à Vienne encore, le 30 septembre de la même année, moins
de trois mois avant la mort du maître, la Flûte Enchantée (Die Zau-
berflôle, deiA&che oper, opéra allemand). Il y a quelque soixante
ans, en des pages admirables d'intelligence et de sensibilité. Taine
écrivait de Cosi fan lutte : « Est-ce qu'on peut songer ici à autre
428 REVUE UES DEUX MONDES.
chose qu'à être heureux et amoureux! » Et il ajoutait : « Mozart n'a
pas songea autre chose. » Assurément, le musicien, le divin musi-
cien quêtait Mozart. Mais l'homme, l'homme infortuné qu'il était
aussi, comment aurait-il pu, malgré son amour pour sa chère
Constance, ne pas songer à sa misère!
Trois mois après Cosi fan tutte, il écrit à un ami : « Je vous prie
seulement de considérer ma situation sous toutes ses faces, d'avoir
compassion de ma sincère amitié et de ma confiance en vous, et de
me pardonner; mais si vous voulez bien et si vous pouvez m'arra-
cher à un embarras actuel, faites-le. pour l'amour de Dieu. »
Mozart.
Au même, le mois suivant :
« Vous connaissez ma situation ; bref, je suis contraint, ne trou-
vant pas un seul ami véritable, d'emprunter de l'argent aux usuriers.
Si vous saviez quel tourment et quelle préoccupation tout cela me
cause... Gela m'a empêché tous ces temps-ci de terminer mes qua-
tuors...
Mozart.
« P. S. — J'ai maintenant deux élèves ; je voudrais bien aug-
menter ce nombre jusqu'à huit. Tâchez de répandre partout que
j'accepte de donner des leçons (1). »
Ainsi, toujours ainsi, l'œuvre de Mozart est le contraire de sa vie.
Celle-ci ne fut que souffrance et l'autre ne respire que le bonheur.
Mozart ne fait pas de son art le confident et le témoin de sa peine. Il
le garde souriant et serein, au-dessus de l'épreuve, à l'abri des
larmes. Et parce que jamais il ne se raconte, ne se plaint, ne se
pleure, Mozart est peut-être le plus classique des musiciens.
Il en est peut-être aussi le plus universel. Entendez par là que
dans un opéra de Mozart, musique de chant et d'orchestre, de
chambre et de symphonie, de théâtre et de concert, toute musique
enfin, toute la musique est rassemblée. Et la beauté de cette musique
n'est pas seulement partout, elle est toujours. Du commencement à la
fin. Cosi fan tutte est un miracle continu et continuellement renou-
velé. Miracle d'esprit, c'est-à-dire de verve, de malice, d'ironie
aimable et légère ; miracle de l'esprit, autrement dit de l'intelligence.
Par celle-ci même, par les éléments ou les vertus purement spirituelles,
(1) Lettres de Mozart, traduction de Curzon.
REVUE MUSICALE. 120
par la logique et la raison, la mesure et l'équilibre, par tout enfin ce
qui constitue l'ordre ou la catégorie de la pensée pure, il o -
pas un chef-d'œuvre de polyphonie, de la plu? vaste et de la plus
riche, qui l'emporte sur une phrase, une ligne, rien que mélodique
et toute seule, de Mozart.
P'»ur le sentiment ! Comme Chérubin, « pour le sentiment, c'est
un jeune homme qui.... » ce Mozart éternellement jeune. Et le senti-
ment que respire la musique de Cosi fan tutte, qui l'égayé et l'atten-
drit à la fois, c'est i l'amour absolu de la beauté accomplie et heu-
reuse (1 . » Il n'est rien que cet amour n'élève, ne purifie et ne
transfigure. Qu'importe au Mozart de Cosi fan tutt?, et. grâce à
lui, que nous importe à nous le sujet, ou la situation, les person-
nages et les paroles! « Adieu, reste-moi fi ; è ' s-moi tous les
jours, adieu, adieu. » Voilà ce que disent et redisent à deux amants
leurs deux maîtresses, tandis que tout bas un mauvais plaisant en
rit. Et voilà l'occasion, le prétexte du fameux, du divin quintette du
premier acte. On citerait, au hasard, vingl exemple- de ce mystérieux
pouvoir, de cette magie des sons. Autant que les voix, les instru-
ments, que dis-je, un seul, une note unique, longuement tenue, de
flûte ou de hautbois, l'exerce et nous y soumet, répandant sur nous,
en nous, quelle secrète, enivrante douceur! Taine encore, toujours :
« Ceux-ci. » (les amoureux , « se déguisent en Turcs pour éprouver
leurs maîtresses, ils feignent de s'empoisonner, la suivante se fait
tour à tour médecin, notaire, et leurs maîtresses croient tout cela.
Moi aussi, je veux croire ces folies, un Instant, si peu d'instants qu'il
vous plaira, et c'est justement pour cela que mon émotion est char-
mante. »
Que pourrions-nous ajouter ? Ceci peut-être : « Le grand secret...
n'est que d'être naturel en devenant parfait. Tout art est là, tant que
les hommes seront hommes. » Et cela ne serait pas une mauvaise
définition du génie de Mozart. Autre chose encore, à propos d'un
opéra de Cimarosa. mais qui peut se rapporter à Cosi fan tutte :
« J'ai fait des réflexions sur la possibilité de marier si heureusement
des sottises, des absurdités même, aux beautés les plus sublimes
de l'art musical. C'est l'humour seul qui amène un pareil résultat,
car l'humour, même sans être poétique, est une sorte de poésie et
nous élève par sa nature au-dessus du sujet. L'Allemand e-t rarement
sensible à ce charme, parce que ses goûts de Philistin ne lui pér-
il) Taine.
430
REVUE DES DEUX .MOiNUES.
mettent d'estimer que les sotlises qui se cachent sous un air de sen-
sibilité ou de bon sens. »
C'est Goethe qui parle ainsi. Plus haut, c'élait M. Charles Maurras.
Après l'opinion de Taine, en voi à d'autres, qui ne «>iii pas << d»
Monsieur tel ou tel. » Assurément l'ombre de M>>zarl, tt M. Vincent
d'Indy peut-Aire nous pardonnera de les avoir eité<-s.
« Il suffît, » disait Gounod, « ri suflitd'u» interprète pour calomnie!
un chef-d'œnvte. » Pas un calomniateur ne sYsi rencontré celle fois
parmi les interprètes du cln •l'-d'œuwe de Mozart. Tous l'ont compris,
l'ont senti, l'ont rendu : l'un d'eux nn'Mne, ou pi tôt lune d'elles, en
perfection. L'oracle conseillait à Socrate de ne faire que de la
musique. C'est cela qu'il faut faire quand on chante Mozart. Dans '«
rôle, difficile entre tous, de Fiordiligi, ainsi fit une fois encore celle
cantatrice insigne dont la voix et le style ont la même pm>té,
Mme Piitter-Ciampi. Ses partenaires, au nombre de cinq, ont mené fort
agréablement le jeu délicieux qu'est la partition de Mozart. Depuis
qu'elle a chanté pour la première fois le rôle de Suzanne, ou plulôt
en le chantant, Mme Vallandri (Dorabelle) a fait de sensibles progiès.
Elle se familiarise avec le style de Mozart. Il ne lui manque plus qus
d'assouplir et de polir en quelque sorte une voix toujours un peu
dure. M. Vieuille a su fort habilement affiner, alléger la sienne, et
son jeu même, autant que sa voix. M110 Edmée Favart (la soubrette)
a beaucoup de verve, d'esprit, mais peut-être un peu moins de
distinction qu'il ne faudrait. Quant aux deux jeunes amoureux,
M. Audoin (baryton) est loin de mal chanter et M. Gazette, un ténor à
la voix charmante, en est plus loin encore. Bravo, l'orchestre vivant,
brillant, discret et délié, une ou deux fois seulement un peu trop
vite, de M. André Messager. 11 n'est pas jusqu'au décor j aux cos-
tumes, qui ne soient dans l'esprit et le sentiment de la musique. En
résumé, Cosi fan tulle a fait de nous, de nous tous, pendant quelques
heures, les habitants du « royaume où demeurent les enchantements
célestes des sons. » Décidément c'est quelque chose que la pure, la
parfaite beauté. Le public s'y montra sensible, heureux de pouvoir
manifester sa joie, son enthousiasme, en toute assurance, avec la
garantie et comme à couvert du nom de Mozart.
Camille Bellaigue.
AU CONSERVATOIRE
CONCOURS DE TRAGÉDIE ET COMÉDIE
Nous avons eu la grande joie, cette année, de retrouver les con-
cours de tragédie et comédie dans l'ancienne salle du Conserva-
toire. Les motifs qui, depuis plusieurs années, avaient fait aban-
donner ce cadre traditionnel, étaient déplorables. On prétextait qu'il
fallait écarter de ces concours tout cabotinage et leur rendre leur
caractère d'exercices scolaires et d'examens. Je crains qu'on ne
voulût plutôt leur enlever un peu de leur éclat, au risque de porter
une atteinte indirecte à l'enseignement du Conservatoire. C'était
le temps où sévissait partout cette manie de nivellement par en bas
que viennent de dénoncer en termes si heureux M. Léon Bérard et
M. Herriot, aux applaudissements de presque toute la Chambre.
Comme on avait supprimé le Concours général, coupable d'être une
fête de l'élite, on s'était apphqué à répandre une teinte grisâtre
sur le concours de déclamation. Et on y avait parfaitement réussi.
Il avait suffi pour pour cela de le transporter rue de Madrid, où un
obscur rez-de-chaussée avait fait office d'éteignoir. Les réclama-
tions vinrent de toutes parts: elles ont enfin été entendues.
Posséder cette merveilleuse salle dont tout le Paris artiste
connaît et goûte l'extraordinaire quabté d'acoustique, et ne pas s'en
servir, c'était pure absurdité. Et puis elle est pleine d'histoire. C'est
sur cette scène aux proportions harmonieuses, c'est dans ce décor
pompéien, c'est devant cette terrible loge du jury que toutes nos
futures célébrités théâtrales ont connu les premiers feux de la rampe
etde la gloire. Pour peu qu'on y ait, comme quelques-uns d'entre nous,
un demi-siècle de souvenirs, on y voit flotter tout un peuple d'ornbres
nobles ou gracieuses et parfois on reconnaît dans l'intonation des
432 REVUE DES DEUX MONDES.
débutants actuels le timbre de voix disparues, mais non pas oubliées.
La salle n'a pas tout à l'ait sa physionomie d'autrefois, parce qu'on n'y
laisse pénétrer que peu de monde, tout juste de quoi remplir quelques
rangs de l'orchestre. Le balcon, où jadis les yeux allaient chercher
les belles comédiennes et les artistes en renom, venus applaudir
leurs cadets, est vide, et vides les loges où s'entassaient des ama-
teurs passionnes. On ne respire plus cette atmosphère surchauffée
et chargée d'électricité, où l'orage éclatait de lui-même. L'auditoire
de maintenant, restreint et discipliné, est sage comme une image.
La consigne est de ne pas manifester. Chaque fois que de timides
bravos accueillent un concurrent sympathique, M. Marcel Prévost,
qui préside avec autorité, agite une sonnette menaçante et (ait
planer sur nos têtes des pénalités rigoureuses... Mais déjà, peu à
peu, loges et balcons ont commencé de se garnir : il y a de l'avenir.
Jamais les concurrents n'avaient été aussi nombreux. La raison
en est qu'on a admis à concourir tous les élèves dont les études
avaient été interrompues par la guerre. On lisait au programme, sous
leur nom, cette mention : « Militaire de 1914 à 1919. » Rien n'est
plus juste que la faveur dont on a fait bénéficier ces braves garçons
Pour la tragédie, on comptait vingt-deux concurrents, hommes et
femmes. Les morceaux de concours, très bien choisis, ont été tous
empruntés à notre théâtre du xvne siècle ou au théâtre antique. Les
années précédentes, si j'ai bonne mémoire, le drame romantique
était mis sur la même ligne que la tragédie, et c'était une grave
erreur. Cette année, on les a très justement séparés. A noier la pro-
portion des scènes empruntées à Racine : dix-sept, contre trois
seulement de Corneille, et deux de Leconte de Lisle.
Jules Lemaître a naguère, dans des feuilletons inoubliables,
décrit l'ahurissement qu'éprouverait un témoin non averti, à se
trouver soudain devant < es jeunes gens, velus comme vous et moi,
et qui, dans une frénésie de gestes, avec de grands éclats de
voix, se menacent, se plaignent ou s'accusent de crimes mon-
strueux. Cette gesticula' ion éperdue et ces hurlements sont restés la
caractéristique de ces tragédiens en herbe. Ils arrivant, sombres,
repliés sur eux-mêmes, lugubres : des cris qui leur échappent nous
avertissent qu'ils sont sous pression : bientôt ils se démènent et ce
sont des invectives <»u nous ne discernons rien qu'une tempête
de bruit; puis, ils donnant un grand coup dans la porte du fond, et
disparaissent.
Aussi le classement n'est-il pas fort difficile à faire. Dès qu'on
AU CONSERVATOIRE. 433
en trouve un disant juste et dans un calme relatif, tout de suite on
est bien disposé. Ce fut le cas pour M. de Rigoult, qui a joué avec
mesure et sans recherche exagérée de l'effet, le rôle d'Oreste au cin-
quième acte A'Anirom'ique. La voix est belle, bien timbrée, pro-
fonde et souple, la diction nette. Nous aurons en M. de Kigoult un
artiste sûr et qui pourra rendre de grands services. Mlle Courtal, qui
avait joué avec beaucoup d'émotion et de goût une scène d'Andro-
maque : « Songe, songe Céphise... » nous a lait peut-être plus de
plaisir encore en donnant la rép'ique à un de ses camarades dans le
Cid. Elle a mis dans le « Va, je ne te hais point, » bien de la ten-
dresse douloureuse. Les seconds prix décernés à ces deux concur-
rents ont été des plus mérilés.
Le programme annonçait, en dernier lieu, que M. Siber, âgé de
vingt et un ans et un mois, et ayant déjà concouru en 1919, nous
dirait une scène du Saint-Gen st de Rotiou. Et le choix de ce noble
rôle, qu'on entend trop rarement, n'était pas sans nous agréer beau-
coup. Cependant M. Siber se faisait attendre. La scène restait vile.
Que se passait-il? Enfin M. Siber paru»... et joua une scène des Enjn-
nies. Il y fut tout à fait remarquable. Il a 'le l'ardeur, de là fougue,
une mimique expressive. Il est regrettable qu'il ne dise pas aussi
bien qu'il joue, et ne lasse pas assez sentir la beauté du vers. Mais
il est sûrement très bien doué ; de tous ceux que nous avons enten-
dus au concours de tragédie, c'est lui qui nous a paru avoir la nature
la plus originale.
Le concours de comédie et drame a mis en ligne trente-neul
conçu, rents: c'est un cbillre. Neuf seulement de ces messieurs ont
eboisi des scènes «le Molière, et trois ont choisi la même scène de
l'École de* Femmes. Trois fois, nous avons vu Arnolpbe se jeter aux
pieds d'Agnès, prêt, pour lui plaire, à s'arracher tout un eôté de che-
veux. Trois fois, Agi. es est restée insensible, et nous avons fait de
même. Les raisons qui président au eboix d'un mor eau de con-
cours sont d'ailleurs souvent mystérieuses. Par exemple, no is nous
seiions très bien passés d'entendre deux fois Cbatterton, as>is
devant sa table et la tête parfaitement vide, invectiver la société
parce qu'elle ne fait pas de rentes aux littérateurs débutants.
Puisqu'il s'agit d'un concours de comédie, allons tout de suite
aux comiques. Ils ne so il pas nombreux. Aussi a -t-on fait lête à
M. M ueliand qui, dans le rôle de l'/ut'mé, a déployé un mouvement,
une verve, une variété de iessour es et d'intonations qui < ni mis
ki salle en joie Après lui. M. Marco a été un Sganarelle encore très
IDMI LVIII. — l'.ll'O. L!"
434 REVUE DES DEUX MONDES.
réjouissant : nous songions en l'écoutant à la bonhomie malicieuse
dun Daubray. Mais serait-il pins dillicile de « l'aire rire les lion-
nêies gens ») que dn les émouvoir? M. I«andier a été un Lorenzaccio,
inégal, tourmenté, mais intéressant. M Arnoux a interpiété avec
élégance et légèreté le rôle de Valmoreau des Idée* de Madame
Aubraij: il a b.eu fait sentir l'inconscience el le foncier égoïstne du
personnage. EL nous avons retrouvé dans le rôle de Guillaume Le
Br<uil, du Dédale, M. de Rigoult avec sa belle voix, la largeur et
l'aisance de son jeu.
Cependant l'ordre des épreuves ramenait le nom de M. Siber,
appelé à concourir dans Torquemada. Mais les choses ne devaient pas
se passer si simplement. A peine entré en scène, M. Siber se tour-
nait vers le jury et sollicitait l'autorisation de concourir dans un
autre rôle. « Monsieur Siber, déclara d'une voix ferme M. Marce^
Prévost, vous passerez à la fin de la liste. Dans l'intervalle, le jury
délibérera sur votre cas. » C'est ainsi qu'à la fin de la journée,
M. Siber reparut, le trente-neuvième et dernier, et joua Ihnj Blas. Il
y fut de tout premier ordre, et très supérieur à ce qu'il s'était montré
la veille dans la tragédie. En lui décernant le premier prix à l'unani-
mité, le jury, qui ne lui gardait pas rancune, a rendu justice aux
incontestables qualités u'un jeu très personnel. C'est M. Siber qui est
le grand vainqueur de la journée II peut espérer de beaux succès
dans le drame romantique, à condition qu'il se méfie de lui même,
qu'il ne prenne pas de simples fantaisies pour les inspirations du
génie et considère qu'il lui reste beaucoup à travailler.
Au concours des femmes, vingt concurrentes : c'est la discrétion
môme. Trois scènes seulement sont tirées de Molière. En revanche,
nous aurons trois fois à entendre la même scène tirée des Tenailles :
à la fin, nous aurions donné la réplique à Irène Fergan, et nul de
nous ne pouvait plus ignorer qu' « au fond du malheur il n'y a plus
que de* époux. » Le rôle délicieux de Cécile d'/Z ne faut jurer de rien,
a été interprété à ravir par Mlle Renaud, qui en a rendu toutes les
nuance* et détaillé toutes les finesses. Elle a de l'émotion, du naturel,
de la fraîcheur. Nous l'avions déjà remarquée en Agnès. Cette jeune
fille, menue et gracieuse, sera une charmante ingénue. Le jury, dans
sa sagesse, ne lui a accordé qu'un second prix, estimant sans doute
qu'une année d'études achèvera de faire d'elle une excellente comé-
dienne. M11* Coulan Lambert a joué avec beaucoup de distinction 1*
rôle si difficile de l'énigmatique Camille dans On ne badine pas avec
l'amour. El nous aurions souhaité mieux qu'un second accessit pour
AU CONSERVATOIRE. 435
M,le Marie Rell qui a révélé une sensibilité très personnelle dans une
scène du Mariaye de Victorine. Cette jeune fille est 1 une des mieux
duuées, et nous ser.ons surpris qu'il n'y eût pas en elle l'élutre d'unt
comédienne.
Ce con ours, quïs'est déroulé trois jours durant, matin et soir, a
des chances d'avoir été le plus lonji dont on se souvienne au Comer-
vutoiie A le juger dans son ensemble, on ne saurait dissimuler qu'il
a été très médiocre. Nul doute que les ennemis do la maison ne pren-
nent texie de cette médiocrité pour revenir à leur antienne habi-
tuelle. » l'n enseignement, diront-ils, qui produit de tels résultats, est
par cela même condamné. Donnons un coup de pioche dans ces vieux
murs, et laissons les artistes se former eux-mêmes : tout enseigne-
ment d'école ne seit qu'à tu r l'originalité. »
Le raisonnement n'a rien de nouveau et d'ailleurs il n'est pas par-
ticulier au Conservatoire. Les mêmes théoriciens sont d'avi> que
l'enseigin ment de l'école des Beaux Arts est funeste, et qu'on peint
beaucoup mieux quand on n'a jamais appris à dessiner. On sait de
reste ce que nous en pensons. Faisons seul ment remarquer que la
question est mal posée. Il ne s'agit pas qu'il sorte du Conservatoire
tout un vol d'artistes prêts à s'abattre sur nos meilleures scraes : le
rôle du Conservatoire est seulement d'enseigner les éléments de leur
métier à ceux qui peut-être, la nature et la volonté aidant, devien-
dront un jour des artistes.
Or, ce qui manque justement à ces jeunes gens, c'est de «avoir ce
que le Conservatoire est chargé de leur apprendre. Beaucoup d'entre
eux ont déjà la pratique de la scène, ayant j >ué un peu partout, sur
des théâtres d'à côté ou même à l'Odéon. Ils ont de l'habileté, hélas !
Mais ils ne savent pas dire. Et par exemple il n'en est pas un seul qui
sache vraiment faire chanter un vers. Pas une fois nous n'avons
senti passer en nous ce frisson délicieux qu'y met la caresse d'un
beau vers. Nous avons Racine et Victor Hugo, Corneille et
Musset, et nous laissons se perdre au théâtre la musique du
vers français! Mais c'est bien de vers et de musique qu'il s'agit! Ces
jeunes gens ne prononcent même pas correctement. Ils disent :
Ces eraporCmenls... Si j'aie quelque pouvoir... J'ai longtemp
espéré, etc.. Faute d'articuler, ils ne se font pas entendre. Plusieurs
ont l'accent faubourien, et prononcent poëson et moë-même. Les
gestes sont à l'avenant. Et bien sûr on ne leur demande pas d'avoir
été élevés sur les genoux des duchesses. Mais c'est affaire au Conser-
vatoire de corriger ces défauts
436 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces écoliers manquent d'école, voilà la vérité. J'entends dire
qu'ils ne viennent plus aux classes. D'abord ils n'ont pas le temps.
Engagés dans les mille et une « boîtes» qui pullulent un peu partout,
occupés à tourner des films, et d'ailleurs instruits par l'expérience
que le théâtre muet a plus de public et rapporte plus que le théâtre
parlé, <>ù trouveraient-ils le temps d'apprendre seulement à poser
leur voix? En outre, de violentes campagnes de presse ont entamé la
confiance qu'ils devraient avoir en leurs maîtres Ils ne viennent plus
aux classes, et ils sont libres de n'y pas venir, nulle sanction ne les
rappelant au règlement. Les maîtres, de leur côté, se sentent envahis
par le découragement. Ils n'apportent plus la même ardeur à un
enseignement qui n'a plus la même autorité. Mieux encore : ils cessent
d'enseigner. Ainsi vont ces classes où. il n'y a plus ni maîtres, ni
élèves.
Cet état de choses doit cesser. Nous aussi, nous appelons de tous
nos vœux une rénu me : celle qui consisterait a faii«- de l'enseigne-
ment du Conservatoire une réalité. Moins d'élèves, moins de profes-
seurs; mais des élèves qui étudient auprès de professeurs qui ensei-
gnent. L'enseignement du Conservatoire devrait s'adresser à une
élite, ayant pour objet essentiel de préparer des interprètes au
grand répertoire. Il devrait réagir contre les méthodes d'à peu près
dont se contente de plus en plus un public, où les nouveaux riches
n'ont pas fait sensiblement mon er le niveau intellectuel. Tant pis
pour ceux qui ne comprennent pas que, dans l'actuel débordement du
cinéma, — dont l'inlluence a été pour nous tangible et visible à
l'œil nu pendant ces trois journées de concours, — le devoir de tous
les lettrés est de travaillera renforcer l'enseignement traditionnel du
Conservatoire, unique moyen de défendre l'avenir de notre art drama-
tique.
Nous sommes à une époque où le pays, revenu des déliques-
cences d'antan, ramasse toutes ses énergies. Noire Conservatoire de
déclamation est une de ses forces et de ses illustrations. Qu'il se
remette à l'œuvre avec un renouveau de confiance en lui même.
Qu'il prenne la résolution d'être lui-même. C'est la seule réponse
qu'il ait à .aire à de vaines criailU ries. L'heure n'est pas aux démis-
sions et aux fléchissements. Et nous, groupons-nous autour de notre
grande Eco e, par respec pour les maîtres du passé et fui dans les
jeunes destinées des artistes de demain.
René Doumic.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
« Je n'ai jamais connu, disait Benjamin Franklin, une paix faite,
même la plus avantageuse, qui ne fût blâmée comme insuffisante, et
les auteurs condamnés comme injudicieux ou corrompus. Le mot :
Bénis sont les bienfaiteurs de paix! doit, je suppose, être entendu
comme s'appliquant à un autre monde, car en celui-ci ils sont géné-
ralement maudits. » Qu'eût écrit le Bonhomme Richard, s'il avait pu
pressentir les traités qui, en 1919 et 1920, mettraient fin à une guerre
universelle? Une victoire disputée pendant plus de quatre ans sur des
champs de bataille où se mêlait le sang de toutes les nations, les
vies humaines fauchées par millions, des centaines de cités floris-
santes anéanties, des terres fécondes frappées de stérilité, une raré-
faction générale de la main-d'œuvre et des produits, les budgets
écrasés sous le poids de dettes formidables, l'échelle des valeuis
partout renversée, les esprits troublés par de longues inquiétudes et
comme aveuglés ensuite, en sortant des ténèbres, par la brusque
clarté du jour, ce ne sont point là, il en faut convenir, des conditions
très satisfaisantes pour régler, à l'approbation des intéressés, je ne
dis pas certes le sort de tous les peuples belligérants, mais le sort
même des vainqueurs. Signés à Versailles, à Saint-Germain ou à
Neuilly, les Traités contemporains ont, en outre,. rompu avec les
anciennes traditions diplomatiques et cela non seulement dans
les méthodes adoptées, mais dans les desseins poursuivis. Ils ont
écarté tout ce qui pouvait rappeler les vieilles « guerres de magni-
ficence » ou les entreprises de conquêtes ; ils ont répudié la doc-
trine de l'équilibre, qui avait quelquefois fourni des justifications
trop arbitraires à des traités de compensation, de démembrement
et de partage; ils se sont inspirés de principes nouveaux, la cons-
Copyright by Raymond Poincaré, 1920.
438 REVlfË DES DEUX MONDES.
cience nationale et la souveraineté populaire. Généreuse pensée,
mais dont la réalisation n'allait pas sans d'énormes difficultés, à
l'heure surtout où de jeunes nationalités, à peine affranchies d'un
joug séculaire, travaillées par d'ardentes rivalités et partiellement
mélangées entre elles, d'ailleurs, sur leurs territoires respectifs,
mu tipliaient les problèmes posés et compliquaient à l'infini la
tâche des plénipotentiaires.
Ajoutez qu'au lendemain de l'armistice, cet égoïsme sacré dont
un homme politique italien a trouvé le nom, mais qui n'est pas
seulement pratiqué dans la péninsule, a repris chez les Alliés ses
droits momentanément suspendus par les hostilités, que chaque
peuple est revenu à son optique particulière et que, par un phéno-
mène d'auto-suggestion progressive, ceux-là mêmes qui avaient eu,
dans la victoire commune, la pai t la [dus modeste, ont fini par croire,
comme les autres, qu'ils avaient été les véritables maîtres de l'heure
triomphale. Voilà, à tout le moins, quelques unes des raisons qui
explique t les déceptions laissées par l'œuvre accomplie. Qu'il y ait
ou non d'autres motifs à nos mécomptes, c'est ce que je trouve, quant
à moi, tout à fait prématuré de rechercher, à un moment où la paix
n'est pas même devenue une réalité et où tant d'efforts sont encore
nécessaires pour mettre à l'abri des futurs coups de main les deux
nations qui veillent, côte à côte, aux « frontières de la liberté, » la
Be'gique et la France.
De tous les> traités destinés à créer le nouveau statut de l'huma-
nité, celui de Saint-Germain était peut-être le plus difficile à rédiger
et il n'est pas surprenant que, ni à la Gnambre, ni au Sénat, la rati-
fication n'en ait été votée avec beaucoup d'enthousiasme. A la veille
de la guerre, l'Empire d'Autriche-Hongrie était un édifice composite
qui, sous les apparences d'une organisation dualiste, renfermait une
agglomération disparate de nationalités. Ce qu'Albert Sorel disait des
États héréditaires que la maison d'Autriche administrait en 1789 était
resté vrai. Il y avait des extrémités partout; de centre, nulle part. La
maison de Habsbourg retenait sous son sceptre des nations entières
comme les Hongrois ou les Tchèques, qui ont leur existence propre
et leurs traditions particulières, et aussi des fragments détachés
d'autres nations, teUes que des Roumains, des Serbes, des Croates,
des Slovènes ou des Polonais de Galicie. Comme il était impossible
de fondre ces populations diverses en un tout homogène et comme
l'Empire n'avait pas su, pour les gouverner en commun, leur laisser
dans un groupement fédératif une certaine indépendance, l'Autriche-
REVUE.
CHRONIQUE. 439
Hongrie était peu à peu devenue, non le dragon à plusieurs têtes dont
parle La Fontaine, mais une sorte de monslre bicéphale mal soutenu
par des membres difformes et cependant toujours dévoré d'ap-
pétit. Après avoir absorbé, devant l'Europe mue! te, la Bosnie et
l'Herzégovine, il avait voulu mettre à profit les guerres balkaniques
pour attaquer la Serbie et ne s'était pas consolé d'avoir manqué
une aussi belle proie. Aussi, lorsqu'au mois de juin 1914, l'attentat
de Serajevo lui fournit un prétexte pour se jeter sur son faible et
malheureux voisin, il n'eutgarde de laisser échapper une telle aubaine
et, avec les encouragements de son grand complice, il ne fit qu'un
bond sur sa victime. Ce sont là des faits que nous ne pouvons pas
entièrement chasser de notre mémoire, quand sonne l'heure des
règlements de comptes. Sans doute, nous n'avons, en France, ni
contre les Autrichiens, ni contre les Magyars, de préventions très
enracinées et quelques-uns d'entre nous sont même portés parfois à
les aimer contre les Allemands. Comment cependant ne pas recon-
nailre quel'Autriohe-Hongrie a été l'ouvrière de sa propre infortune?
Je ne sais si en 1917, au moment où, dans l'intention la pb.s loyale, le
prince Sixte de Bourbon-Parme apportait à Paris une lettre du jeune
Empereur, la monarchie dualiste aurait pu s affranchir de la tutelle
que l'Allemagne faisait peser sur elle depuis le début de la guerre et
si elle eût été en mesure de conjurer ainsi la ruine qui la menaçait.
Mais du jour où l'opposition de l'Italie a déterminé MM. Lloyd
George et Ribot à ne pas s'engager plus avant dans la conversation,
les événements se sont précipités. Ce n'est pas seulement la polé-
mique de M. Clemenceau et du comte Czernin qui les a provoqués ;
ce sont les défaites de nos ennemis ; c'est aussi le travail intérieur
des nationalités qui réclamaient leur autonomie et qui, avant même
de i'avoir obtenue, avaient été représentées, sur notre front et sur
le front italien, par des milliers de volontaires. A partir de ce
moment, l'Autriche-Hongrie ne pouvait plus échapper à la fatalité.
La vieille parole de Montesquieu se vérifiait. En louchant à quelques-
unes des parties de ce bizarre échafaudage, on allait faire tomber les
unes sur les autres toutes les pièces de la monarchie.
A la Chambre des députés, MM. Margaine, rapporteur, Henri
Lorin et André Tardieu avaient déjà mis quelques-unes de ces
vérités en évidence. M. Imbart de la Tour les a exposées devant le
Sénat, au nom de la Commission des affaires étrangères, avec
beaucoup de force et de talent. Il n'a pas dissimulé qu'il y eût,
dans le nouvel état de choses, une périlleuse instabilité et il r
440
REVUE DES DEUX MONDES.
exprimé le vœu qu'entre les États nés de l'ancien Empire pussent
se former à l'avenir des groupements économiques, capables de
remé lier en partie aux inconvénients de la dispersion politique ;
mais il a rappelé que les négociations du traité s'étal nt poursuivies
en présence d'id 'es-forces centtifuges, supérieures à la puissance
de tous les raisonnements. Il a montré que l'Autriche, devenant
avec la Hongrie, la seule héritière des responsabilités encourues
par l'Empire, et les autres États issus de l'ancienne monarchie
étant considérés comme les Alliés des vainqueurs, nous avions
été amenés, par l'enchain "ment des faits, à signer le traité de
Saint-Germain avec une petite République, dotée d'une grande
capitale et d'un mince territoire, enclose en d'étroites frontières et
incapable de vivre avec ses propres ressources. Comme M. Mar-
gaine à la Chambre, M. Imbart de La Tourarecommandé la bienveil-
lance envers l'Autriche appauvrie, mais débitrice, et il nousaiaissé
l'espoir que par là seraient découragées les tentatives de rattache1-
ment à l'Allemagne. Il a surtout insisté sur la nécessité pour la
France d'avoir une politique danubienne, de soutenir les États qui
se sont constitués ou agrandis sur les ruines de l'ancienne monar-
chie et de défendre leur jeune liberté contre les entreprises
directes ou déguisées de l'impérialisme germanique.
M. de Latmrzelle a répondu, avec son éloquence accoutumée,
qu'en l'état de faiblesse où on la réduisait, l'Autriche subirait inévi-
tablement, et malgré elle, l'influence allemande; que, dès mainte-
nant, l'attitude <ie nos alliés rendait illusoires les précautions prises
par le traité contre le rattachement; que l'union douanière était une
solution bien problématique et, en tout cas, bien lointaine, et qu'au
lieu de morceler l'Autriche, on eût mieux fait de briser l'unité de
l'Allemagne. M. Chênebenoît a répliqué, en un discours très
applaudi, que le pessimisme de M. de Lamaizel'e lui semblait un
peu négatif et il a demandé que le gouvernement de la République
s'oppo>ât à la réunion de l'Autriche et de l'Allemagne, non seule-
ment si la question était jamais soumise, comme le prévoit le traité,
à l'arbitrage de la Société des Nations, mais d'avance, par une vigi-
lance continue. Le Président du Conseil a, dans une brève et vigou-
reuse déclaration, résumé toutes les raisons de voter le traité et mis
en lumière l'obligation que nous avions d'assurer l'indépendance à
des peuples qui élaient venu^ à nous aux heures les pus critiques
de la guerre. Il a précisé que l'Autri he ne pouvait entrer dans la
République allemande sans que le Conseil de la Société des Nations
BEVUE. CHRONIQUE. I il
eût donné son consentement à l'unanimité et il a conclu que la
Fran-e demeurai», par conséquent, maîiresse de la décision. 11 a, du
reste, repété que, pour reprendre son adivilé économique, 1 Au-
triche devrait passer des conventions avec les au ti es Étais nés -'e
l'ancien Empire et que la France s'emploierait à fav<>ri>« r ces en-
tentes. Plusieurs sénateurs, et non des moindres, n'ont cependant
pis répondu à l'appel du Gouvernement et, avec une verve incisive,
M. François Albert s'est lait I'iiiUm prèle de leurs scrupules.
Ce n'est pas seulement, a-t-il dit, avec la p lilique traditionnelle
de la France que le traité est en contradiction; il est la négation de
toute politique rationnelle; on n'a pas su diviser le germanisme
entre deux tronçons viables, assez forts pour s'opp >ser l'un à l'autre;
la diplomatie ne doit pas se borner à enregistrer les laits; il faut
qu'elle sache les prévoir et les redresser; l'obstacle qu'on a mis à la
fusion 'le l'Autriche et de l'Allemagne n'est qu'une toile d'araignée;
le t. aite fait de l'Autriche un cadavre; devant le redoutable inconnu
que contient le traité, la sagesse conseille l'expectative et l'absten-
tion. La spirituelle improvisation de M. François Albert a obtenu le
plus \if succès. Malgré une nouvelle et pressante intervention de
M. Millerand, cin |uaule-neuf sénateurs se sont abstenus et dix ont
même volé contre le traité. Parmi les deux cent (rente sept qui ont
voté pour, beaucoup s'étaient associés par leurs applaudissements
aux critiques de MU. de La narzelle et François Albert. Bénis, dans
l'autre inonde, sont les faiseurs de paix!
Lorsque viendra en discussion le traité avec la Hongrie, que
M. de Monzie eût trouvé plus logique d'examiner en même temps que
celui de Saint-Germain, il est peu probable que l'accueil soit sensi-
blement plus chaleureux; et si jamais, comme il faut, malgré tout,
l'espérer, le traité turc est, à son tour, soumis au Parlement, à
quelles controverses passionnées ne nous devons-nous pas attendre!
Nous en avons eu déjà un premier aperçu par les débals engagés, ces
temps derniers, à la Chambre et dans la presse, à propos de Mossoul,
et par la brillante passe d'armes de MM. Aristide Briand et André Tar-
dieu. M.Briand a consacré un art prestigieux à l'apologie des accords
qui avaient été conclus sous son ministère, en 1916, par M.Georges
Picot et le colonel Sir Mark Sykes. Il a rappelé en termes émouvants
les glorieux souvenirs de notre histoire méditerranéenne et pro-
clamé que nous n'avions pas le droit de les répudier. Il s'est
demandé comment et pourquoi, ayant en main une convention
précise, ses successeurs avaient renoncé à Mossoul, malgré les
U2
REVUE DES DEUX MONDES.
richesses de la région en pétrole, et laissé à l'Angleterre la Palestine
qui, dans les prévisions de 1916, devait rester internationale.
M. Tardieu a répliqué que M. Clemenceau avait eu le même souci
que M. Uriand de sauvegarder les intérêts de la France en Orient,
mais qu'au mois de décembre 1918, il avait eu à négocier avec
MM. Wilson et Lloyd George sur une multitude de questions à la
fois, qu'au système des deux zones établi par les accords de 1916
avait été substitué un régime nouveau, celui des mandats, dont il
avait bien fallu s'accommoder, et qu'enfin une lettre de M. Paul
Cambon, en date du 15 mai 1916, ayant réservé à l'Angleterre les
concessions antérieures de pétrole à Mossoul et en Mésopotamie,
M. Clemenceau avait été obligé de reprendre les pourparlers pour
obtenir un droit partiel sur les gisements d'huile minérale.
M. Tardieu a, en outre, affirmé qu'au moment où M. Clemenceau a
quitté le pouvoir rien d'irrévocable n'avait été fait et que ses succes-
seurs avaient toute liberté d'action. Peut-être comprendra-t-on que
je m'abstienne de me mêler à ce débat rétrospectif. Nous sommes,
du reste, à une heure où il vaut mieux regarder devant nous qu'en
arrière. Ce que je retiens donc le plus volontiers, c'est la promesse
très catégorique qu'a faite M. Millerand, de ne rien sacrifier des
titres que nous avons en Orient et de ne point abandonner les popu-
lations qui se sont fiées à nous.
Au mois de décembre 1912, sir Edward Grey, qui était alors
ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement britannique,
avait expressément déclaré que l'Angleterre entendait se désinté-
resser politiquement de la Syrie et il avait reconnu que ce pays
devait rester da;is la sphère d'influence française. Il serait étrange
qu'après une guerre où les Turcs ont pris le parti de nos ennemis et
où nous avons fait partout d'immenses sacrifices d'hommes et d'ar-
gent, nous en fussions réduits à perdre en Orient nos positions
anciennes. Il ne s'agit pas, bien entendu, de faire de la Syrie une
colonie nouvelle, ni de nous annexer, à grand prix, des territoires
asiatiques. Mais nous ne voulons, ni délaisser de vieilles amitiés, ni
consentir à la déchéance de la culture française dans des régions où
elle est depuis longtemps prospère. Il n'est pas possible que les
divers habitants du Liban et de la Syrie, Maronites, Chaldéens, Ara-
méens,Chananéens, Assyriens, Phéniciens, Arabes, retombent désor-
mais sous la domination turque et, comme la plupart d'entre eux
sont plus intimement liés à la France qu'à d'autres nations, c'est à la
France que revient tout naturellement le rôle d'éducalrice et de pro-
REVUE. CHRONIQUE. 443
lectrice que la Société des nations doit confier à une Puissance euro-
péenne. Le 20 janvier 1919, le général Hauelin, commandant alors
les troupes françaises du Levant, et quelques ofliciers de son état-
111 ijor, arrivaient à proximité de la pet ï te ville libanaise de Jezzin. Si
vous désirez savoir quel accueil ils y recevaient, lisez la très intéres-
sante brochure de M Gustave Gauthe-ot, qui était, auprès du général,
chef du bureau des opérations militaires. Au passage des autos, les
villageois, reconnaissant le fanion et les uniformes, jetaient des
fleurs et criaient : « Vive la France! » Et partout, de la Palestine à la
Cilieie, des ports du littoral aux vallées intérieures de l'Oronte et
du Litani, se répétaient ces manifestations touchantes. Mais M. Gau-
therot nous montre combien la prolongation anormale de l'armis-
tice, les retards apportés à la signature de la paix, l'extrême pénurie
des moyens que les nécessités européennes laissaient à notre armée
du Levant, les intrigues d'un grand nombre d'agents ou d'officiers
alliés, les prétentions exorbitantes de Feyçal et les attaques déloyales
des chérifiens, ont peu à peu semé d'ohstacles sous nos pas trop
incertains. Depuis plusieurs mois, je n'ai cessé de dénoncer ici les
manœuvres de l'émir qui, après avoir obtenu que le général Gouraud
reçût Tordre de ne pas occuper la Bekaa, s'était cru tout permis et
s'était imaginé pouvoir étendre son empire jusque sur le Liban et
sur la côte. Heureusement ceux qui avaient fait, un peu aveuglément,
confiance à Feyçal et à ses bédouins ont maintenant, les yeux ouverts.
Ce résultat est dû surtout à l'action persévérante du Comité de l'Asie
française et aux efforts d'hommes tels que M. Paul Iluvelin, profes-
seur à la Faculté de droit de Lyon, chef de la mission qu'ont
envoyée en Syrie, au lendemain de l'armistice, les chambres de
commerce de Lyon et de Marseille, l'Université de Lyon et le Comité
syrien de Paris.
Bien que nos incohérences aient failli, d'une part, nous brouiller
avec h s Arabes et, d'autre part, mécontenter nos protégés, rien n'est
perdu. Le mouvement chérifien n'est, comme l'ont clairement expli-
qué MM. Gautherot et Iluvelin, qu'une cabale étrangère aux & nti-
ments profonds du pays et les aspirations indigènes, comme nos
intérêts économiques, nous font un devoir de ne pas laisser passer
à d'autres mains le « mandat » de la Syrie. Nous ne nourrissons pas
l'ambition de « tun'sifier » le pays, mais nous saurons lui as>urer,
sous notre arbitrage, dans la forme fédérative qui correspond aux
besoins variés de races diverses, l'unité, l'indépendance et la paix.
Et, celte fois peut-êlre, les faiseurs de paix auront, n'en déplaise à
**4 REVUE DES DEUX MONDES.
Benjamin Franklin, 1< ur récompense ici-bas! Mais il faudrait,
d'abord, que le traité turc devînt une réalité et que les autres ques-
tions qu'il pose, nombreuses et pressantes, en Thrace, en Asie Mi-
neure, sur les détroits, fussent définitivement tranchées. Nous
sommes, par ma heur, encore loin de ce résultat.
Sommes-nous plus près du jour où nous verrons s'exécuter
enfin le iraité de Versailles? Je le souhaile, sans oser l'espérer. Je
crains même, de plus en plus, qu'au traité de Versailles l'Europe ne
soit en train de substituer un traité de Spa ou d'ailleurs, qui impo-
sera de nouveaux sacrifices à la France. Avant que M. Mdlerand
partît pour la Belgique, la commission des Finances de la Chambre
lui a écrit pour le fortifier dans sa résistance et pour le prier de ne
rien abandonner «le nos positions. Il apporte à soutenir nos droits
toute la puissance de son énergie concentrée. Mais comment ne pas
répéter qu'en se rendant à la villa Fraineuse, la France était, par
avam e, exposée aux plus graves périls?
Sans aucun doute, les Alliés veulent sincèrement maintenir
entre eux l'accord le plus étroit. Aucun n'est assez insensé pour
s'imaginer qu'il se puisse passer des autres. Tous sentent bien que
l'Allemagne les épie et qu'elle mettrait à profit leurs moindres
dissentiments. Mais peut être n'a-t-on pas pris toutes les précau-
tions néces-a res pour affermir cette heureuse volonté d'union. C'est
seulement à la veille de la conférence de Spa qu'on a entrepris de
régierun problême laissé depuis de longs mois en souffrance, celui
d- la répartition entre les Alliés de l'indemnité due par l'Allemagne.
Depuis qu'au mois de décembre dernier, l'Angleterre et la France
avaient décidé de se partager l'ensemble de ce qu'elles toucheraient
dans la proportion de 11 pour c< l!e-ci et de o pour celle là, aucun
arrangement n'était intervenu avec les autres nations intéressées.
Force a donc étéde négocier, à Bruxelles, une entente plus géné-
rale. L'opération a «'té d'autant moins facile que certains de nos
alli s gardaient quelque amertume d'avoir été si longtemps tenus à
l'écart. Je ne sais si le mécontentement assez excusable de nos
amis italiens a influé sur leurs exigences. Elles ont été, en tout cas,
très instamment formulées et, avant d'accepter le pourcentage qui
leur était offert, ils ont posé diverses conditions impératives. La
dis ussion de tant de prétentions contraires n'a pas été sans vivacité
et, comme à Bruxelles les hemes étaient comptées, comme les Alle-
mands étaient convoqués à Spa et qu'on était dans la nécessité
d'aboutir rapidement, on s'est contenté, avant de partir, d'un de ces
REVUE. CHRONIQUE. \ 1 •">
règlements de principe, qui son» si souvent féconds en malentendus,
et on a bouclé les valises, en se promettant de pro iter des premiers
loisirs qu'on trouverait à Spa pour chever l'œuvre comme. icée et
pour accorder enfin les violons des Alliés.
Nous saisissons là, une fois, de plus, sur le vif, les inconvénients
de ces conférences nomades où les chefs des gouvernements, délais-
sant les alF lires intérieures de leurs pays respectifs, arrivent, en
coup de vent, pour décider du sort du monde. On ne réussit pas
toujours à s'y garde des improvisations et des conclusions hâtives
et, parce que les journalistes sont là qui croquent le marmot et
qu'il faut bien chercher à satisfaire leur curiosité, on iédi'.:e de
beaux protocoles, destinés à une publicité universelle, et l'on finit
par cr< ire, de très bonne foi, que toutes les diilic Ités sont aplanies,
lorsqu'on a enveloppé dans des phrases lénitives les blessures
causées par des discussions trop liévr- uses L'ancienne diplo-
matie, aujourd'hui si décriée, avait, tout de même, ses mérites et
ses avantages. Elle ne mettait pas directement en présence des
hommes politiques, qui joignent au légitime souci de leur renom-
mée l 'in ;vi table préoccupation des embarras que leur peinent
susciter leuis rivaux parlementai s. Elle réunissan des gens du mé-
tier, dont i'amoui-propre était moins engagé que celui de leurs
ministres M qui étaient toujours libre*, pou' gagner du temps, d'allé-
guer 1 absence d'instructions ou l'insuffisance de pouvoirs. Mais,
puisqu'on a décidément ren >neé à des métho les qui n'étaient pas
toujours si mauvaises, il serait bon, du moins, de ne faire intervenir
les chefs d gouvernement que pour donner aux diplomates et aux
experts les directions générales »>u p<mr statuer sur des conclusions
mûrement étu liées. Nous ne saurions prendre trop de précautions
pour éviter des froissements entre Alliés. Les Allemands comptent
de [dus en plus sur nos divisions. Il a suffi que, dans les polémiques
récentes auxquelles a donné lieu le traité de Versailles, certaines
divergences, <|ui s'étaient produites entre l'Angleterre et nous,
eussent été révélées à l.i tribune française, pour que, d'un seul mou-
vement, toute la presse germanique de droite se tournât vers
M. Fehrenbach et lui criât : « Ne cédez pas! Nous aurons raison des
Alliés, si nous savons tenir boni »
Au milieu de tous ces flottements, l'équipe des Alliés a vite
donne bures s ir elle. EU' a été liés fière de n'avoir pas consenti,
dans la première séance, à intervertir son programme et d'avoir fait
mander télé^raphiquement M. Gessler, ministre de la Reichswehr,
446 REVUE DES DEUX MONDES.
pour ne pas retarder l'examen des conditions du désarmement.
Mais, après la réponse très ferme que M. Millerand avait envoyée,
quelques jours auparavant, au nom des Alliés, il n'était peut-être pas
s:ins danger qu'une quesiion qui semblait résolue lût de nouveau
jetée sur le lapis d'une Conférence. D'autant que les Allemands
n'ont pas manqué de faire immédiatement remarquer, sur un ton
triomphal, que toutes les conversations allaient enfin être contradic-
toires. Cette concession capitale, qui peut être le prélude de beaucoup
d'autres, a été oliiciellement notifiée à M. Fehrenbach par M. Rolin
Jacquemins, secrétaire général du Conseil suprême. M. Fehrenbach
n'a pas caché l'usage qu'il en entendait faire. Il est venu à Spa pour
obtenir la revision du traité de Versailles au profit de son pays. Bien
entendu, il ne demande pas le mot; au contraire, il le repousse pru-
demment; mais il réclame la chose; et il ne se borne pas à en faire
la confidence aux représentants des gouvernements alliés ; il réunit
les journalistes français, belges, anglais, italiens, pour leur exposer
ses idées et leur offrir un rameau d'olivier. « L'Allemagne, dit-il, est
décidée à prouver par des actes son désir d'exécuier le traité. — Allons,
voilà qui va bien et nous allons pouvoir nous entendre. — Nous nous
entendrons certainement. L'Allemagne exécutera tant qu'il est en son
pouvoir. — Vouloir, c'est pouvoir. Êtes-vous prêts à vouloir? —
Tout dépend de notre capacité et noire capacité dépend elle-même
d'un très grand nombre de facteurs. — Lesquels? — Avant tout,
l'ordre à l'intérieur; puis, l'augmentation de notre production et
la renaissance économique de notre pays. Quand ces conditions
seront remplies, nous espérons que nous serons à même de contri-
buer à la reconstruction du monde. » Et.de restriction en restriction,
M. Fehrenbach en arrive à ces déclarations signiticatives : « Nous
saluons avec satisfaction le fait que nous pouvons enfin discuter
contrailii-toirement. face à face avec les Alliés, la question de la capa-
cité économique de l'Allemagne et la mesure dans laquelle nous
sommes capable* d'exécuter les réparations. » Et avec une surpre-
nante, inconscience, il ajoute sans rire, devant des Belges et des
Fr.mçais : « la malheureuse guerre de six ans a causé de grandes
dévastations, non seulement dans les pays où elle s'est déroulée, mais
également en Allemagne. » F.til sou IL' m* encore : « Nous avons tou-
jours insisté sur ce point que le traité de Versailles contient dos
clauses impossibles à exécuter. Or, je ne promettrai jamais d'exé-
cuter des choses que je considère comme impossibles. » En d'autres
termes, l'Allemagne déclare aujourd'hui impossible à exécuter ce
BEVUE. — CHRONIQUE. 447
qu'elle a signé et rntifié l'an dernier. Elle demande de remplacer ses
engagements par d'autres et, quand les seconds ne lui plairont plus,
un nouveau Fehrenbarh viendra nous dire : « Le traité de Spa contient
des clauses inexécutables et je ne promettrai jamais, quant à moi,
d'exécuter des choses que je considère comme impossibles. »
Voilà où nous conduira falalement la pente où nous continuons à
déval r. M. Fehrenbach, qui nous regarde glisser, est tout prêt à
nous recueillir dans ses bras au bord du précipice : « La presse,
dil-il aimablemrnt aux journalistes alliés, la presse a un grand rôle
à jouer pour l'œuvre de paix qui s'engage et l'humanité pourra vous
être reconnaissante si vous unissez vos efforts aux nôtres. » Est-ce
le langage d'un vaincu ou celui d'un vainqueur? Est ce l'altitude
d'un débiteur ou celle d'un créancier? On ne sait plus; et ce qu'il y
a de plus piquant, c'est que, sans doute, M. Fehrenbach ne le sait
plus lui-même. Venu à Spa pour discuter de pair à pair avec les
Alliés, il est convaincu que tous les crimes des armées allemandes
sont amnistiés et que le principal objet de la Conférence est la res-
tauration de son pays.
Telles étaient les dispositions de l'Allemagne au moment où on
l'a appelée à un débat contradictoire sur le montant des réparations
et où, pour lui permettre de faire des offres, on a apporté une grave
dérogation au traité de Versailles en ravivant le délai de quatre mois
qu'avait fixé le protocole du 28 juin 1919 et qui est depuis longtemps
expiré. La tactique de l'Allemagne était facile à prévoir et elle a été
évidente dès la première rencontre avec les Alliés : recourir à tous les
moyens dilatoires, soulever le plus grand nombre possible de ques-
tions, préparer au besoin d'autres conférences, chercher sur notre
front les points de faible résistance, pénétrer dans les moindres cou-
loirs pour tacher de les élargir, flatter tour à tour les intérêts de cha-
cune des Puissances coalisées, opposer la force de son unité à
l'endettement de nos efforts ; en même temps, se présenter à nous,
suivant l'expression de la (îazette de Francfort , comme « écrasée par
sa ruine et garrottée par nos prétentions ; » s'accrocher désespéré-
ment au livre de M. K>'ynes, répéter que l'Europe est perdue si l'Alle-
magne ne se relève pas sans retard, et nous amuser avec de vieilles
métaphores comme celles-ci : « Soignez, d'abord, l'arbre, si vous
voulez cueillir les fruits. Engraissez notre champ, si vous désirez
que nous moissonnions ensemble. Aidez-nous à éteindre l'incendie
chez nous, de peur que votre maison ne vienne à brûler. »
Plus longtemps dureront, à Spa ou ailleurs, ces malheureux pour-
i -i-8 BEVl E DES DEUX MONDES.
parîers, plus dangereusement s'y émoussera notre volonté de ne rien
céder de nos droits essentiels. La lassitude, les, désagréments des
discussions vaines, l'impatience d'en finir, l'apparente commodité
des solutions transactionnelles, nous amèneront insensiblement à des
capitulations. Si nous voyons que les choses tournent contre nos
intérêts nationaux, sachons nous arrêter à temps. Hien ne sert de
tarder; il faut sortir à point.
Peut-être, d'ailleurs, le désarmement, les réparations, le char-
bon, la punit on des coupables, les sanctions, ne sont-ils pas les
seuls articles du programme qu'auront à examiner les négociateurs.
Déjà M. Fehrei.bach avait émis la prétention d'évoquer devant la
Conférence d'autres clauses du traité, notnmment celles qui fixent
le slalut de Dantzig. Nous voyons maintenant M. Théodor Wolff
reprendre, avec une ardeur singulière, dans le Berliner Tugeblatt, et
recommander aux délégués allemands, toutes les thèses dont le
succès amènerait le bouleversement total des traités de Versailles et
de Saint-Germain : rattachement de l'Autriche à l'Allemagne, réduc-
tion des troupes d'occupation sur le tthin, conservation de la Ilaule-
Silésie.Cbaque fois que nous invitons les Allemands à nous expédier
le charbon qu'ils nous ont promis, ils nous disent : « Rendez-nous
celui de la Haute-Silésie, » et, si nous répondons : « Payez-nous,
d'abord, sur le bassin de la Ruhr, » ils répliquent: « Nos industries
avant tout. Quand toutes nos cheminées fumeront, nous songerons à
vous. » Or, les officiers alliés et les voyageurs qui reviennent d'Outre-
Rhin y voient tous les hauts-fourneaux allumés et toutes les manu-
factures en activité. Derrière son camoullage de misère, l'Allemagne
est diligemment occupée à se reconstituer et lorsque nous aurons
eu la candeur de lui remettre une partie de sa dette, elle redeviendra,
sur tous les marchés du monde, la grande rivale de l'Angleterre. Ce
j 'ur-là, M. Lloyd George, qui sera toujours jeune et toujours pre-
mier ministre, ne se consolera pas.
Raymond Poincaré.
Le Directeur-Gérant
René Doumic.
LETTRES
AU CARDINAL MATHIEU1'
(1895-1906)
Paris, le 22 juin 1895.
Monseigneur,
Si je ne vous ai pas écrit plus promptement pour vous
exprimer toute ma reconnaissance de l'accueil que vous
avez bien voulu me faire à Angers, et me ménager vous-
même auprès de vos diocésains, vous ne m'aurez pas, je pense,
intérieurement accusé de négligence, — et encore moins d'in-
gratitude, — mais vous m'aurez excusé plutôt sur le formidable
arriéré de besogne que je retrouve à Paris, quand il m'est
arrivé, comme ce mois-ci, de m'absenter une quinzaine de
jours. Ce n'est rien de très important, à la vérité, mais c'est un
détail a n'en plus finir, et parce que c'est le genre de travail
le moins attrayant qu'il y ait au monde, il dure bien plus
longtemps qu'il n'en vaudrait la peine.
Mais me voici rentré dans mon courant, et le premier instant
de loisir que je trouve, j'en profite pour vous dire ce que je ne
saurais trop vous redire : combien je vous suis obligé de votre
bienveillance, et l'inoubliable souvenir que j'en ai rapporté.
Plus de mots en diraient moins, et je suis bien sur que Votre
(1) Au moment où les négociations se poursuivent avec le Vatican, il nous a
paru qu'il y avait intérêt à publier les lettres adressées par Ferdinand 'Brunetière
au cardinal Mathieu. Elles sont précieuses pour l'histoire des années qui ont
précédé et suivi la rupture avec Rome et le vote de la loi de séparation. Nous
exprimons notre gratitude à M. le chanoine Marin, de Nancy, qui a bien voulu
nous les communiquer.
tome lviii. — 1920. 29
450
BEVUE DES DEUX MONDES.
Grandeur ne se trompera pas à l'accent de ceux-ci. Je penserai'
plus d'une fois à Angers, ce qui n'est pas d'ailleurs bien diffi-
cile à un Vendéen, et quand j'y penserai, c'est l'Évêché que je ï
rêver rai (1).
Je prends la liberté de vous adresser en même temps que I
cette lettre une demi-douzaine de brochures que MM. vos secré-
taires m'avaient prié de leur faire parvenir.
Veuillez agréer, je vous prie, Monseigneur, avec l'expression
de. tous mes remerciements de nouveau, celle de mon respec-
tueux dévouement.
Paris, le 4 janvier 1896.-
Monseigneur,
Vous êtes bien bon de ne pas m'oublier, et je ne saurais
vous dire combien je vous suis reco na isant d'avoir choisi ce
moment de la nouvelle année pour me faire parvenir un nou-
veau témoignage de votre bienveillance. Mais pourrai-je y
répondre comme vous le souhaiteriez? C'est ce que je n'ose
encore vous promettre, étant aux prises depuis déjà quelques
jours avec l'influe nza.
J'ea suis d'autant plus contrarié que sous le titre de Réformes
Universitaires, je voulais insérer dans la Revue du 15 janvier un
article ©ù je crois que j'aurais pu dire quelques bonnes vérités
sue le Conseil supérieur, sur la Q tjstion du baccalauréat, sur
la Loi des Universités (2). "Je préparais aussi pour Besançon une
conférence retentissante (?) — c'est-à-dire à laquelle j'aurais voulu
donner du retentissement — sur la Renaissance de /' Idéalisme.
Si je puis faire cette conférence, qui doit avoir lieu le
2 février, je serai donc obligé de la faire publier tout de suite,
et je ne puis vous l'offrir pour Angers, mais si peut-ètr i lli'
suscitait quelque controverse assez vive, et que d'un seul point
de cette conférence il en pût sortir une autre tout entier.', je
vous la réserverais volontiers et pe pourrais la donner au mois
(1) Dès l'année 1883, l'abbé Mathieu, docteur es lettres, qui se trouvait alors
à Nancy, remerciait Ferdinand Brunetière d'avoir cité à deux reprises l'ouvrage
sur Y Ancien Réyime en Lorraine dont il était l'auteur. Mais il semble bien que
les relations ne devinrent étroites qu'après (élévation de l'abbé Mathieu à
l'évêché d'Angers. Dans cette ville, le 11 juin 1895, F. Brunetière vint faire une
conférence aux Facultés catholiques.
(2) L'article- parut dans la Revue du 1" février 1896.
LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 4M
■de mars ou d'avril. II -sa :hom ett A.,g;rs, ! A : ig tfls et (Besancon?!
il y aurait quelque dhese d'ass z élégant, — pardonnez-moi ce
souci tout profane, — 1 l'air; applaudir, si j'y réussissais,
l'expression des ruera >s lôtâ $ mx deux extrémités-de cette terre
de France. Je ooauais a i i lias* d ;s 6n^awnw«p<iïfcÇ qui ne s'en
consoleraient pas' lEd p.i^ et surtout, ii serait :1a <meill ■•un
manier; d; rej)o..dre à I n.Lerèt ail' rLietix que vous >me témoi-
gnez, et dont tout ce que j'ose dire, c'est qu'il ne s'adresse pas
à u h i gral.
A_n z j • \» te pn ■. u is'f; leur, avec tous mes remercie-
ments de ,,u .v a ... I xpr ^mh i «i s s 'iitnu • ils avec lesquels lje
suis, du fond du Qfiuvr., voire très reconnaissant, très respectueux
et très humble.
Paris, le 29 mai 'f«96.
Monseigneur,
Si, comme je l'espère, la nouvelle que je lis dans les jour-
naux de ce matin est vraie, de votre nomination prochaine à
l'archevêché de Toaloas1, voulez-vous m- permettre de ne pas
attendre qu'elle soit officielle, et d'en adresser à Votre (Grandeur
toutes mes félicitations? Vos Angjvins vous regretteront, et
vous-même, ce n'est pas sans émotion que vous vous séparerez
d'eux. Mais vous retrouverez à Toulouse autant de respect et
d'affection que vous en laisserez derrière vous, et, dans ce Midi
tumultueux, peut-être trouverez-vous plus de bien encore à faire
que dans notre calme et paisible Anjou. Je ne puis former, je
crois, de vœux qui s'accordent mieux avec ceux de Votre Gran-
deur, et, en attendant de les voir bientôt réalisés, je la prie de
vouloir bien agréer l'humble hommage de son tout dévoué.
Paris, le 8 décembre 1897.
Qu'il y a longtemps, Monseigneur, que je voulais vous
écrire, me rappeler à votre souvenir, et vous dire combien je
regrettais de n'avoir pas, depuis plus d'un -an maintenant, su
trouver l'occasion de vous revoir! Mais, Jaélas ! l'existence que
je mène est compliquée de tant de détails, où j'ai tant de peine
à ne pas me noyer, que je ne sais souvent comment je vis, et
que, si je vais passer trois semaines à Rome., le croirez-vous,
je n'y trouve pas six matinées seulement pour faire quelques
visites d'art. Aussi demanderais-je à Votre Grandeur non seu-
452 REVUE DES DEUX MONDES.
lement de m'excuser, mais de me plaindre un peu, si ce genre
de vie n'avait aussi quelques compensations, et de la nature
tout justement de celles que j'ai trouvées à Rome. Le Saint Père,
que j'ai trouvé aussi bien portant que jamais, d'esprit toujours
aussi lucide et aussi ferme, a bien voulu me faire en effet le
plus bienveillant accueil, et m'encourager dans la tâche que
j'ai entreprise. Mieux encore que cela! Gomme je lui demandais
s'il croyait que j'eusse passé la mesure, et, comme on me l'a
reproché, trop maltraité la raison, cette raison raisonnante en
laquelle on met aujourd'hui trop de confiance : « Et moi, je
vous donne la mission de continuer, » m'a-t-il dit, totidem verbis.
Votre Grandeur peut penser si je l'en ai remercié, et elle sait
que je n'abuserai pas de l'autorisation, que je lui serai même
reconnaissant de ne pas trop ébruiter. Mais enfin, c'était une
parole dont j'avais besoin, et que je ne publierai pas sur les toits,
mais dont je saurai me souvenir. Ils sont quelques-uns qui s'en
apercevront.
Je remercie bien Votre Grandeur de l'accueil qu'elle a fait à
mon petit volume (4). S'il ne le mérite assurément pas pour lui-
même, il en est digne pour l'émoi que je vois qu'il excite parmi
quelques protestants. L'aveuglement du Journal de Genève va
jusqu'à me reprocher, dans une Histoire de la Littérature, de
n'avoir pas osé sacrifier Bossuet à Richard Simon. Ils ne par-
donneront jamais au grand homme son Histoire des Variations
et les terribles Avertissements.
Mais au lieu de mettre tout cela par écrit, quand pourrai-je,
Monseigneur, en causer avec vous de vive voix? Ne viendrez-
vous pas prochainement à Paris ? et si vous y venez, ne voudrez-
vous pas m'en informer? Car, pour moi, j'ai tout l'air main-
tenant de ne pouvoir plus m'absenter avant huit ou dix mois.
Je ne voudrais pas attendre jusque-là le plaisir de vous revoir,
et de vous redire combien je vous suis reconnaissant de toutes
vos bontés 1 Mme Brunetière se rappelle respectueusement au
souvenir de Votre Grandeur, et moi, je la prie d'agréer l'hom-
mage des sentiments avec lesquels je suis, du fond du cœur, son
très humble et très obligé.
(1) Il s'agit du Manuel d'histoire de la Littérature française.
LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 453
Paris, le 31 mai 1898.
Monseigneur,
Voire Discours a croise ma brochure en roule. Ai-je besoin
de vous dire combien je vous suis reconnaissant de votre envoi,
et avec quel plaisir je vous ai vu soutenir la cause de cette
pauvre Clémence Isaure contre la critique de ceux que Fénelon,
je crois, appelait déjà quelque part nos « fastueux érudits? »
S'ils nous ont rendu quelques services, vous trouvez qu'ils nous
les font payer un peu cher, et je suis tout heureux d'être en ce
point de votre avis. Duclos, par un o, estimait, il y a cent vingt-
cinq ans, qu'on avait détruit « trop de préjugés! » Gardons au
moins quelques légendes, et comme Votre Grandeur le fait jus-
tement observer, donnons une preuve de notre bravoure d'esprit
en n'ayant pas peur d'un peu de surnaturel.
Votre Grandeur sait avec quels sentiments d'affectueux respect
je me fais un honneur d'être son parfaitement dévoué.
Paris, 18 décembre 1899.
Monseigneur,
Votre Eminence m'aura pardonné, je l'espère, de n'avoir
pas répondu plus promptement à sa dernière lettre, si bienveil-
lante, et, sans doute, elle n'aura pas imputé ce retard a ma
négligence, mais uniquement à la multiplicité plutôt qu'à
l'importance des occupations dont je suis en ce moment sur-
chargé. C'est surtout mon cours de l'Ecole normale qui m'a
coûté quelque peine à remettre en train, comportant, comme
le sait Votre Eminence, trois leçons d'une heure et demie par
semaine, et selon l'habitude que j'en ai prise, voilà bien des
annç3S, sur trois sujets différents. Joignez que, depuis trois ans
que je ne professais plus, j'avais un peu perdu de vue les choses
purement littéraires.
Voire Eminence aura su sans doute que le cardinal Ram-
polla m'avait écrit au sujet de la conférence pour me faire
savoir que le Saint Père en avait bien voulu agréer l'idée et j'ai
des raisons de croire que le Nonce veut bien s'occuper assez
activement de la faire aboutir. Je me suis donc remis, pour
ainsi dire, entre ses mains. Confidentiellement , je crois qu'il
souhaiterait que la conférence eut lieu dans le Vatican même,
au lieu de la Chancellerie dont on avait parlé d'abord, et, si je
454 &EVUE DES DEUX MONDES.
suis trop heureux de cette intention pour n'en pas dire deux
mots à Votre Eminence, Elle me pardonnera do lui demander
de paraître Elle-même l'ignorer jusqu'à ce que le cardinal
Rampolla lui en parle. C'est d'ailleurs ce qui ne saurait tarder,
la date probable de la conférence paraissant devoir être fixée
entre le 15 et le 25 du mois de janvier. (1)
Mais c'est trop parler de moi. Votre Eminence a-t-elle pris
ses habitudes à Rome, et comment l'hiver l'a-t-il traitée? (2) Je dis
l'hiver, quoique l'astronomie prétende que nous sommes encore
en automne. Mais Votre Eminence l'aura vu dans nos jour-
naux, il fait ici plus froid qu'il n'avait fait depuis longtemps,
et la Seine est en train de se prendre. Je souhaite à Votre
Eminence qu'il n'en arrive pas autant du Tibre.
Les nominations d'évèques sont enfin faites, au contentement
du Nonce, à ce qu'il m'a semblé, et par conséquent du Saint-
Siège. Vous avez vu d'autre part que la discussion du budget des
cultes n'avait pas été plus violente, ni produit d'autres résultais
qu'à l'ordinaire. Aussi cornmence-t-on à dire que le gouverne-
ment, ou plutôt le Ministère, après avoir donné par le dépôt de
son projet sur la scolarité la satisfaction que vous savez aux
radicaux de la majorité, ne tient pas beaucoup lui-môme a voie
le projet aboutir. C'est la raison pour laquelle, dans la Itcvur,
nous n'en avons dit que ce que Votre Emmenée a pu voir sous la
signature de Francis Charmes. Nous attendons, avant de l'atta-
quer plus vivement, que les projets aient pris une consistance et
une forme que je persiste à espérer qu'ils ne prendront pas.
J'ai envoyé un bel exemplaire de mes Discours à son Emi-
nence le cardinal Parocchi, mais, en raison de ce que je disais
plus haut, j'attendrai pour lui écrire que Voire Eminence l'ait
jugé opportun. Ce sera, Monseigneur, une manière pour moi
d'avoir de vos nouvelles. Vous n'en donnerez certainement à
personne qui lui en soit plus reconnaissant, ni qui, en se rappe-
lant tant de marques de bienveillance qu'Elle lui a données,
puisse se dire plus sincèrement,
De Votre Eminence le très humble et très obéissant serviteur.
(1) ,11 s'agit de la conférence sur la Modernité de Hns.su ri qui fut prononcée le
30 janvier 1900 au Palais de la Chancellerie Pontificale.
(2) Mgr Mathieu avait été appelé à taire partie du Sacré Collège, comme çar-
dinal de curie; et le 25 juin 1899 il avait lait son entrée dans la vieille basilique
de Sainte-Sabine qui lui avait été assignée.
LETTRES AU CARDTNAL MYTfflEU. 455
Paris, le 15 janvier 1000.
Mon -i:ic\eur,
J'ai su cette semaine même, par Mgr Lorenzelli, que ma
Gô'nférerice pourrai! avoir lieu dans les derniers jours du mois,
et, conformeraient à son avis, je partirai donc de Paris le mer-
credi 2'k pour èlre à ftome (e lendemain 25, et, je l'espère, y
séjourner une huitaine de jours. Ce sera bien court! Mais Votre
Eminence le sait, j'ai repris cette année mon cours de l'Ecole
Normale, et, dans les circonstances présentes, c'est une chaîne,
que je porte à la vérité sans me plaindre, — et même au con-
traire,— mais enfin que j'ai des raisons de ne pas trop allonger.
Ne serai-je pas trop indiscret de profiter de l'hospitalité que
Votre Eminence a bien voulu m'offrir? Vous rtté v<>vrz. Mon-
seigneur, un peu confus d'oser seulement vous le redemander?
Mais si ma présence devait le moins du monde gêner Voire Emi-
nence, je me rassure en pensant qu'Elle voudra bien me ïe dire
aussi naïvement que je lui en fais la question (1).
Nous avons à Paris, depuis trois jours, un froid très vif, qui
m'éprouve un peu, mais je n'y succomberai pas, je l'espère, et la
bronchite ne viendra pas me surprendre au dernier moment. Ce
serait pour moi un cruel crève-cœur !
Ai-je besoin d'ajouter, Monseigneur, combien je serai heu-
reux de revoir Votre Eminence et de lui redire, de vive voix,
avec quels sentiments de profond respect et aussi d'affection pro-
fonde, je suis son très humble et très dévoué serviteur.
4 février 1900.
Monseigneur,
Avant d'avoir encore vu personne, et, justement, pour ne
rien mêler dans cette lettre à l'expression de ma reconnaissance
td de mes remerciements, je n'écris aujourd'hui que doux mots
à Votre Kniineiice. Arrive d'hier soir à Paris, je tiens eu eli't à
ce que Ynlre Eminence suit la première informée de mon heu-
reux retour, mais je liens surtout à lui dire combien je demeure
louché de l'accueil qu'Elle m'a fait, et le souvenir que j'en ai
emporté. Plus tard, dans quelques jours, si j'ai d'intéressantes
(l) Ferdinand Brunetière descendit' chez le cardinal, à la villa Volkonsky, tout
près de Latran, « une demeure charmante, dit Mgr Duchesne, nichée dans les
ruines et la verdure. •
456 REVUE DES DEUX MONDES.
nouvelles à faire passer à Votre Eminence, je les lui transmet-
trai avec autant de plaisir que de fidélité. Mais je ne pouvais
attendre plus longtemps à lui faire parvenir l'expression de mes
remerciements. C'est à vous, en effet, Monseigneur, si ce voyage
doit porter quelques fruits, c'est à vous et à l'accueil que m'avait
ménagé votre Eminence que j'en serai redevable. Croyez du
moins que je ne l'oublierai pas, si je ne puis autrement lui en
témoigner ma reconnaissance, et plus encore que par le passé,
faites-moi l'honneur, en toute occasion, de vouloir bien compter
sur les sentiments avec lesquels je suis
De Votre Eminence le très reconnaissant et très humble.
Paris, le 15 février 1900.
Monseigneur,
Je reçois à l'instant, par l'intermédiaire de M. Hertzog,
l'image, le bref, dont la rédaction personnelle m'a infiniment
touché, et l'affectueux billet que Votre Eminence y a bien voulu
joindre. Tout cela me surprend au moment de la préparation de
deux conférences nouvelles, que je dois faire, l'une la première,
sur La liberté d'Enseignement, ici même le 23 février, et la
Beconde, le surlendemain 25, à Besançon sur Ce que l'on apprend
à r école de Bossuet. Mais quelque effet que j'en attende ou que
j'en espère, je crains bien qu'il ne soit comme noyé dans ce
courant d'intolérance violente et sectaire au milieu duquel nous
nous débattons. Il ne faut pas nous le dissimuler, c'est la guerre 1
et le moment est venu de « se ceindre les reins. » Votre Emi-
nence a-t-elle vu à ce propos les conséquences inattendues que
nos journaux ont tirées de l'expression dont je me suis servi en
me félicitant d'avoir eu l'honneur de parler de Bossuet « en ter-
ritoire pontifical ? » La Dépêche de Toulouse a dit sur ce sujet
des choses admirables!
Le départ de M. l'abbé Lhuillier a sans doute été pénible à
Votre Eminence, et la voilà seule maintenant à Rome. Nous
espérons que le séjour ne laissera cependant pas de lui en
devenir de jour en jour plus facile, et Elle sait les souhaits que
je forme à cet égard. Ils sont ceux d'un homme qui a pour Elle
des sentiments où si Voire Eminence le permet, beaucoup
d'affection, d'affection sincère et profonde se mêle à beaucoup
de respect, et je suis convaincu que Votre Eminence en agréera
l'hommage avec autant de simplicité que je le Lui offre.
LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 457
27 janvier 1901.
Eminence,
Xous serons dans trois jours au 30 janvier. Si peut-être cette
date ne vous rappelait rien que d'un peu vague, et de déjà loin-
tain, j'ai des raisons d'en conserver un souvenir plus présent, et
sans qu'il soit besoin de longues protestations, Votre Eminence
le comprendra, si je lui rappelle que c'est la date de ma confé-
rence de la Chancellerie. Elle ne comprendra pas moins que je
n'aie pas pu voir approcher cet anniversaire sans que le sou-
venir de sa bonté me revint aussitôt et d'abord en mémoire, ni
sans prendre un plaisir un peu mélancolique à revivre en
pensée les huit jours que j'ai passés auprès d'Elle. Ah! si je le
pouvais, qu'il me serait donc agréable de les recommencer,
comme on fait un pieux pèlerinage! Mais quand la multiplicité
de mes occupations me le permettrait, l'état de ma santé me
retiendrait encore, et peu s'en est fallu que je ne me visse dans
l'obligation de renoncer à parler. C'est ce qu'on appelle : être
pris par la gori:
Aussi bien Votre Eminence l'a-t-elle pu voir, le siècle a mal
commencé pour nous, et, tandis que je soignais ma bronchite
au coin de mon feu, d'autres disparaissaient, de nos amis, dont
on ne saurait trop regretter la perte, Desjardins, Lecour Grand-
maison, Mmc Caro, — qu'une pneumonie infectieuse emportait
en trois jours. — et ce noble duc de Broglie, sous la timidité
un peu hautaine de qui j'avais trouvé depuis vingt-cinq ans,
comme tous ceux qui le connaissaient un peu, tant de réelle et
profonde bonté. Les morts vont vite!
Au milieu de tous ces deuils, nous lâchons de ne pas perdre
courage, et nous serrons les rangs, comme des soldats sur un
champ de bataille. Mais, Monseigneur, nous aurions bien besoin
d'un signe qui nous fût une promesse de victoire prochaine, et
l'horizon nous parait bien sombre!
Voilà quelque temps que je n'ai reçu de nouvelles de Votre
Eminence, directement ou indirectement. Comment l'hiver la
traite-t-il et n'aurons-nous pas bientôt l'occasion de la revoir?
Si l'abbé Lhuillier était encore auprès d'Elle, je me hasarderais
peut-être à lui demander des nouvelles de Rome, n'osant en
demander à Votre Eminence elle-même. Croyez en tout cas.
Monseigneur, que ce me serait un sensible plaisir, et qu'à tant
4$8
REVUE DES DEUX MONDES.
de raisons de vous être reconnaissant, ma respectueuse affec-
tion ne serait pas embarrassée d'en ajouter une nouvelle encore.
J'écris par le même courrier à S. Em. le cardinal Rampolla,
pour lui demander de y;ou4o;ir 1 » i * * 1 1 l'appeler à la bienveiflance
du Saint-Père Le plus humble de ses fidèles.
Voire Emimmce, qui reçoit, je crois, le Journal des D/shats,
a-l-elle par hasard jeté les yeux sur ma conférence de Lille (1),
18 novembre, cl, devant prochainement la réimprimer eu bro-
chure, serais-jc trop indiscret si je Lui demandais de vouloir
bien m'indiquer les modifications, corrections, additions ou sup-
pressions qu'EUe jugerait opportunes? La dernière Encyclique
m'en a déjà suggéré quelques-unes.
Je cause beaucoup, pour un homme enrhumé ; mais c'est
par écrit, et c'est avec Vole Eminenee. Ou'ElJe me pardonne
ma liberté grande, ou plutôt qu'Elle n'y voie qu'une preuve du
souvenir que j'ai gardé des entretiens de la villa. Volkonsky.
S'il plaisait à Dieu, j'y serais encore, et, comme je le, disais der-
nièrement à Votre Eminenee, j'y trouverais plus d'une consola-
tion. Ce sera peut-être pour cet automne !
Daignez agréer, Eminenee, avec l'expression toujours nou-
velle de ma reconnaissance, l'hommage des sentiments de res-
pect avec lesquels je suis
De Votre Eminenee le très humble et très obéissant.
Paris, le 2 mars 1901.
Eminence,
Je ne sais comment m'excuser de mon étourderie! A la dale
du 27 janvier, [tour l'anniversaire de ma conférence de l'an der-
nier, je nuis adressais la lettre que nous trouverez ci-incluse (2)
qui ne m'est revenue qu'hier, 8 mars, pour cause d'aiïranrhisse-
ment insuffisant, Eoinnie le cardinal Rampolla et le cardinal
Paroechi auront sans doute informé Votre Eminenee que je leur
avais écrit à la même occasion, Elle peut deviner ma confusion
en voyant aujourd'hui ma lettre me revenir, et je la prie très
humblement, de vouloir bien en agréer toutes mes excuses. Il
me serait surtout pénible, en pareille occasion, que Votre Émi-
(1) Conférence prononcée pour la clôture du vingt-septième Congrès des Catho-
liques du Nord sur les Raisons actuelles de croire.
(2) C'est la précédente.
LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 4,^3
nence ait pu m'accuser d'avoir oublié son inoubliable accueil,
sans parler de tant de marques anciennes ou récentes de sa
bienveillance.
J'ajouterai qu'une lettre écrite à M. de Navenne dans les
mêmes conditions m'est également revenue depuis déjà dix joilrs.
Les « cabinets noirs » de Rome et do Paris en auront-ils pris con-
naissance? C'est ce que je craindrais, si j'avais des raisons de le
craindre, mais en tbul cas j'ai cru bon d'en informer Votre
Eminence.
Avec toutes mes excuses de nouveau, et l'expression de mon
affection respectueuse, je prie Votre Eminence de vouloir bien
agréer l'hommage des sentiments avec lesquels je suis
Son très humble et très reconnaissant.
2 juin 1901.
Monseigneur,
...J'avais bien, Monseigneur, de vos nouvelles toutes récentes :
M. Guillaume, M. de Navenne m'en avaient données, et, avant
eux, beaucoup de nos Français qui avaient eu l'honneur de vous
rendre leurs devoirs n'avaient pas manqué de m'en apporter.
Mais je les préfère de la main do Votre Eminence; et si j'ajoute
que d'ailleurs je ne les trouve ni assez fréquentes ni jamais assez
copieuses, j'ai assez de confiance, Monseigneur, en votre bonté,
pour m'assurer que vous ne verrez rien que de profondément
respectueux dans l'expression de ce regret. Nous aurions besoin
ici, Monseigneur, d'avoir souvent de vos nouvelles.
Votre Eminence a-t-elle vu un peu familièrement le cardinal
Gibbons? Elle l'aura donc trouvé très différent de l'archevêque
de Saint-Paul, et je crois, bien davantage erteore de M&r 0' Con-
nell, via del Tritone, mais non pas moins intéressant. J'aime
l'allure do ces prélats américains; et le cardinal Gibbons est un
admirable exemple de la manièTedont ils savent unir le catholi-
cisme le plus « intégral» à toutes les exigences légitimes de leur
démocratie.
Votre Eminence sait sans doute à ce propos combien l'Amé-
rique entière a été douloureusement surprise, non seulement de
n'avoir pas de cardinal nommé dans le dernier Consistoire
mais encore d'avoir vu préférer à un prélat américain le délégué
apostolique de Washington. Le Saint-Père en a eu certaine-
460
REVUE DES DEUX MONDES.
ment ses raisons, et nous ne pouvons que nous incliner respec-
tueusement devant elles. C'est ce que je ne cesse ni ne cesserai
de dire à quelques amis un peu intempérants des Américains.
J'en ai connu qui ne faisaient pas assez de différence entre le
choix d'un cardinal et la nomination d'un fonctionnaire ou d'un
serviteur du royaume d'Italie. Mais combien il serait à sou-
haiter que, dans un prochain avenir, ces raisons eussent changé
et que le Loyalisme des catholiques d'Amérique reçût une satis-
faction à laquelle, je le sais de science certaine, ils tiennent
non pas autant, mais bien plus que les catholiques d'aucun
autre pays du monde! Plus j'y songe, — et, au cours du combat
que je livre, Votre Eminence m'accordera que j'ai souvent l'oc-
casion d'y songer, — plus il me semble que quantité de choses
françaises sont comme suspendues à la fortune du catholicisme
aux Etats-Unis. Je sais ce qu'il y a d'exagération, d'orgueil
ethnique, si je puis ainsi dire, dans la théorie du P. Hecker, qui
est un peu celle de Mgr Ireland, sur la rénovation d'un catholi-
cisme purement et surtout latin par l'infusion du génie anglo-
saxon, mais il y a aussi de la vérité! Bien expliquée, mieux
expliquée que les Américains ne l'ont expliquée jusqu'ici, la
thèse n'est pas tout à fait fausse! On ne doit pas la perdre de
vue. Et sachant un peu par expérience quels sont les obstacles
que la foi rencontre chez la plupart de nos intellectuels, j'estime,
Monseigneur, que l'« Evolution » du catholicisme en Amé-
rique est de nature à lever quelque jour les principaux de ces
obstacles.
Votre Eminence trouvera peut-être ces réflexions un peu...
impertinentes, et aussi ne me permettrais-je pas de les faire
publiquement ni tout haut. Mais, Monseigneur, Votre Eminence
m'a donné tant de témoignages de sa confiance et de son affec-
tion que j'y répondrais mal si, quand l'occasion en vient sous
ma plume, je n'usais pas d'une franchise entière. Elle me dira
si je me trompe ou non. Je ferai mon profit de ses conseils. Et
Elle pensera ce qu'elle voudra de ma... politique, mais Elle ne
doutera pas de la sincérité des mobiles qui me guident, ni sur-
tout, Monseigneur, des sentiments de profond respect avec les-
quels je m'honore d'être son très humble et très obéissant.
lettres au cardinal mathieu. 461
Eminence (1),
Votre lettre m'arrive au moment même où j'allais me donner
le grand plaisir de vous écrire pour vous présenter mes vœux
avec tous mes hommages et vous redire à cette occasion le sou-
venir fidèle que je garde toujours de l'inoubliable semaine, que
j'ai passée, voilà tantôt deux ans, sous votre toit hospitnlier.
Beaucoup de choses, dont quelques-unes assez tristes, se sont
passées depuis lors, et depuis lors ai-je eu seulement la joie de
revoir Votre Eminence? Mais elle sait le souvenir que je garde de
son accueil, et quoiqu'elle le sache, je désire vous redire com-
bien je vous en suis reconnaissant, comme aussi de l'attention
avec laquelle vous voulez bien me suivre dans mes déplacements
oratoires.
Aussi bien, cette conférence de Genève se liait-elle à celle de
Rome, et si j'osais me servir d'une expression célèbre de Bossuet,
je dirais que ce sont deux têtes de mort qui se font bien pendant
l'une à l'autre. C'est ce que j'expliquerai dans une Préface que
je mettrai en tête de la réédition de la conférence en brochure,
et que Votre Eminence me permettra de lui faire prochainement
parvenir.
Les ... vivacités de Mgr de Dijon ne m'ont pas beaucoup ému,
et je me suis bien gardé, je me garderai bien d'y répondre; nous
n'avons, hélas I que trop de divisions parmi nous, à la veille de
livrer la bataille électorale, et Votre Eminence peut donner en
haut lieu l'assurance que ce n'est ni moi, ni la Revue qui contri-
buerons à les aigrir ou à les augmenter. D'ailleurs, et à mojns
d'imprévu, c'est assez, pour le moment, des trois coups que j'ai
frappés, et jusqu'à nouvel ordre, je vais m'enfermer, selon ma
tactique habituelle, dans la pure littérature, sauf à Milan, où
l'on m'a demandé de parler pour les Cercles catholiques, lorsque
j'y passerai pour me rendre à Rome, dans les premiers jours de
mars 1902.
Je regrette un peu que Votre Eminence ne m ait pas donné
le travail qu'Elle m'annonce qui paraîtra dans le Corespondant,
mais dès à présent je suis à sa disposition pour la Diplomatie de
(1) Cette lettre n'est pas datée, mais il n'est pas douteux qu'elle doive se placer
en janvier 1902, la conférence de Genève dont il est question étant celle que fit
Ferdinand Brunetière dans cette ville, sous les auspices de l'Université, sur
l'Œuvre de Calvin, le 17 décembre 1902.
462 REVUE DES DEUX MONDES.
Consalvi. Indépendamment du plaisir que j'aurai à voir cette
page d'histoire paraître dans la Revue, la question du Concordat
est ouverte., nous ne pouvons pas nous le dissimuler, et mêlant
ensemble en moi le citoyen et le directeur, je me servirai de
cet argument pour demander à Votre Eminence de hâter son
travail. Elle me permettra d'ailleurs de lui en reparler quand je
la reverrai à Rome.
Oserai-je prier Votre Eminence, quand la circonstance le
Lui permettra de me rappeler au souvenir des cardinaux Ram-
polla et Parocchi dont je n'oublie pas l'extrême bienveillance, et
a qui je conserve de toutes leurs bontés une reconnaissance
infinie. Et je ne sais de quelle manière, conciliable avec le res-
pect, mais* en ces jours de fête, si Votre Eminence voulait bien
rappeler mon nom au Saint-Père, c'est alors qu'Elle comblerait
tous mes vœux.
MmeBrunetière, très touchée du souvenir que Votre Eminence
veut bien garder d'elle, me prie de lui offrir ses respectueux
hommages, et moi, Monseigneur, vous savez avec quels senti-
ments j'ai plaisir a me dire de Votre Eminence le très recon-
naissant et très humble serviteur.
Eminence 1),
Après en avoir à deux ou trois reprises retardé le moment,
nous partirons enfin mardi soir pour être à Rome le mercredi
matin 2o mars^ety passer une quinzaine de jours. Un peu
fatigué de mes conférences de Nice et de Cannes, — qui du
moins auront rapporté plus de six mille francs à la souscrip-
tion du monument de Bossuet, — j'ai dû en effet remettre au
12 avril la conférence de Milan, et, par conséquent, aux environs
du 8 ou du 9 celle de Florence. Mais, au fond, je n'en suis pas
fâché, et sans doute Vôtre Eminence pensera comme moi que
d'avoir préalablement un peu respiré l'air de Rome, je n'en
traiterai que mieux, avec plus de précision, et peut-être d'am-
pleur, un sujet comme Le Progrès religieux, qui est le sujet
ii venu pour Florence, et comme Le Positivisme chrétien, qui
I celui qu'on m'a demandé de traiter à Milan.
En même temps qu'à Votre Eminence, j'écris au cardinal
i Lettre non datée, mais c'est en mars 1902 que Ferdinand Brunetière se
«-nilit à Rome, et c'est le 8 avril 1902 qu'il fit sa conférence à Florence.
LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 463
Rampolla, pour lui annoncer ma visite dès mercredi soir, et le
prier de vouloir bien demander au Saint-Père pour Mm9 Brune-
tière et pour moi la faveur d'une audience particulière. J'espère
que d'après tous les bruits qui me sont revenus, la santé du
Souverain Pontife ne sera pas un obstacle à ma demande, et
qu'en cette anne'e de jubilé, nous serons admis à déposer une
fois de plus à ses pieds l'humble hommage de notre soumission
et de notre vénération.
Ai-je besoin maintenant, Monseigneur, de redire à Votre
Eminence combien nous serons heureux de La revoir? Il me
semble qu'il y a des années nue je n'ai eu ce plaisir et cet
honneur, et je m'en fais une joie dont Elle sait la sincérité!
C'est ce que je disais dernièrement à Mgr de Grenoble et à son
vicaire général, votre ancien secrétaire, qu'il m'a été donné de
revoir dimanche, lors de leur passage à Nice. Hélas! Monsei-
gneur, je ne serai point cette année l'hôte de Votre Eminence à
la villa Volkonsky ! Mais Elle me permettra de l'importuner
peut-être un peu de mes visites, et surtout, comme il y a deux
ans, de m'en remettre à Elle des personnes que je devrai voir,
comme des démarches que je devrai faire. Mes premières visites
seront pour le bon cardinal Parocchi, si sa santé, tant éprouvée,
lui permet de me recevoir, et pour Son Eminence le cardinal
Vives que j'ai si peu vu, il est vrai, mais dont je n'ai pas moins
gardé un si vif souvenir.
C'est à l'hôtel d'Angleterre, comme d'habitude, que je des-
cendrai, et l'appartement y est retenu depuis déjà quelque
temps. Si Votre Eminence avait quelque instruction ou quelque
avis à me faire parvenir, c'est donc là que je lui serais recon-
naissant de vouloir bien me l'adresser. Elle me pardonnera, je
l'espère, la liberté de cette indication, et Elle n'y verra. jVti
suis sûr d'avance, qu'un nouveau témoignage de ce que je m
permets de mêler de fidèle affection aux sentiments de proton. i
respect avec lesquels je suis heureux de me dire son très humble
et très obéissant.
Paru, le 14 novembre 1902.
Monseigneur,
...Nous continuons ici de faire de notre mieux pour nous
mettre en travers du flot qui nous entraine, et notre Ligue de
la Liberté de ï Enseignement va faire mardi prochain sa démous-
464 REVUE DES DEUX MONDES.
tration d'existence. Les adhérents, les encouragements et les
fonds ne nous manquent point, mais que peut tout cela contra
l'obstination sectaire de la majorité de la Chambre et du Sénat?
En quatre ans de législature ils vont détruire tout un siècle
d'histoire, et quand on cherche au profit de quelle cause, ou
pourquoi, c'est ce qu'on ne voit pas, puisqu'aussi bien l'ignorent!
ils eux-mêmes! Faut-il donc croire, Monseigneur, qu'à mesure
que nous avançons dans la vie, c'est Dieu lui-même qui nous
détache des raisons que nous avions de vivre, et qui nous pré-
parc à la mort en nous en rend ait l'approch ' moins redoutable
et moins redoutée? Ce serait v "* sorte du consolation si nous
pouvions le croire en sûreté. V j Eminence m'y encouragera-
t-elle ?
Nos barons Lepic, avec mère, frère et beau-frère se sont
embarqués au commencement du présent mois à destination de
New- York — et de San Francisco, d'où je ne pense pas qu'on
les voie revenir avant le printemps. Ils y trouveront à coup
sûr, plus de liberté qu'en France, et des francs-maçons comme
en France, mais d'une autre espèce, moins fanatique et plus
inoffensive.
Mon ami, le général Frey, qui vient d'être placé à Paris,
me prie de le rappeler au souvenir de Votre Eminence ; et moi,
si Votre Eminence le permet, je saisis cette occasion de Lui
demander, indiscrètement peut-être^ mais hardiment tout de
même, si Elle ne croit pas que Rome devrait quelque témoi-
gnage de satisfaction et d'estime au libérateur du Pétang et de
l'évêque de Pékin, en août 11)00 ?
Daignez agréer, Monseigneur, en même temps que toutes
mes excuses de l'indiscrétion et du retard, l'hommage des sen-
timents de respect, et si je l'ose dire, d'affection* profonde avec
lesquels je suis, de Votre Eminence, le très humble et très
obéissant serviteur.
Paris, le 3 décembre 1902.
Monseigneur, .
En l'absence de notre collaborateur M. Charmes qui s'en va
préparer dans son département sa candidature au Sénat, je
rédigerai dans le prochain numéro de la Revue la chronique de
la quinzaine. Elle roulera pour une partie sur la pétition des
évêques de France que le Conseil d'Etal vient de frapper comme
LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 465
d'abus; sur la question des Congrégations; et sur le voyage du
Tsar à Rome. Si Votre Eminence le jugeait bon, ce serait donc
l'occasion si le Vatican désirait que certaines choses fussent
dites, en toute discrétion, quant à la source d'où je les tiendrais,
ce serait le moment de les dire. Votre Eminence pourrait-elle
me les indiquer, d'accord avec le cardinal sous-secrétaire d'Etat?
Je n'ai pas besoin de Lui dire combien je Lui en serais recon-
naissant, et si nous n'empêchions rien, nous aurions du moins
utilement éveillé l'opinion. Qu'en raison de cette considération,
Votre Eminence veuille donc bien excuser mon indiscrétion, et
qu'avec la nouvelle expression de mes sentiments de profond
respect, Elle veuille agréer celle de mon entier, et, je l'ose dire,
affectueux dévouement.
Paris, le 30 mars 1003.
Eminence,
... Je dois aller faire à Madrid, le 20 avril prochain, sur l'invi-
tation du marquis de Pidal, que connaît sans doute Votre Emi-
nence, une grande conférence. Serais je encore indiscret, mais
d'une autre manière, si je priais Votre Eminence de vouloir
bien faire part de cette nouvelle au cardinal Vives ainsi qu'au
cardinal Rampolla, et de leur demander, le cas échéant, quel
modeste service je pourrais être à mène de leur rendre? En
revenant d'Espagne, j i parlerai aussi à Montpellier, sur l'invita-
tion de l'évêque, et probablement une seconde fois a Toulouse,
pour l'Institut catholique. Votre Eminence me pardonnera, si
j'ai pensé que ces nouvelles, bien qu'un peu personnelles,
pourraient peut-être l'intéresser. Si modeste que l'on soit, et
j'ajoute, si fatigué, — car je le suis plus que jamais, — nous
pouvons tous quelque chose au moins d'impéri>/l, qui est de
mourir debout. Stantem mon! C'est la grâce que je demande à
Votre Eminence de m 'obtenir quelque jour, et en attendant,
avec toutes mes excuses de ma double indiscrétion, je la prie de
vouloir bien agréer l'humble hommage des sentiments avec
lesquels Elle sait que je suis depuis bien des années déjà son
très reconnaissant, très humble et très dévoué serviteur.
S février 1901.
Eminence,
Je pars demain pour la Belgique, où je vais faire quelques
conférences, et l'abbé Coriton ne me trouvera donc pas mercredi
TOME LVIII. — 1920. 30
466 REVUE DES DEUX MONDES.
à mon bureau, mais, en parlant, j'y laisse un mot pour le prier
de remettre à M. Benoist ce dont vous l'avez chargé pour moi.
M. Benoist me le fera parvenu" à Bruxelles, et j'aurai tout aus-
sitôt l'honneur d'en accuser réception à Votre Eminence. Mais,
avant cela, je tenais à La remercier de ne nous avoir pas oubliés,
en même temps qu'à m'excsuser de ne lui avoir pas écrit depuis
si longtemps ! Elle sait à quelles besognes je suis comme écartelé
durant ces mois d'hiver ! Et elle sait aussi que dans les temps
où nous vivons, on n'a, laélas, de Paris a Rome, rien a mander
de bien consolant. J'ai d'ailleurs assez souvent des nouvelles de
Votre Eminence, dont les dernières, m'ayant été apportées par
Mgr d'Orléans, sont encore assez récentes. M. Goyau, qui doit être
maintenant sur le point de son retour, m'en apportera, je pense,
dans une dizaine de jours, de plus détaillées.
Je n'apprendrai pas à Votre Eminence le bruit que font ici
les affaires de l'abbé Loisy, et les craintes de toute nature que ce
bruit lui-même no.us inspire. On ne peut notamment s'empêcher
de regretter que ïa condamnation de ses erreurs, que naturel-
lement on ne discute plus comme telles, ne soit pas moins som-
mairement motivée. Si Votre Eminence, à cet égard, pouvait
obtenir quelques précisions, je ne sais sous quelle forme, mais
d'un caractère public, on l'en remercierait sans doute comme
d'un service signalé. Me sera-t-il permis d'ajouter, tout à fait
confidentiellement, et comme qui dirait presque en confession,
qu'on éprouve trop de joie, ici et là, de la condamnation du
malheureux abbé pour qu'il n'y ait pas quelque vérité mêlée ou
confondue dans ses erreurs mêmes? Et c'est pourquoi, Monsei-
gneur, si j'osais exprimer un vœu, je voudrais qu'après avoir
déclaré plus nettement qu'on ne le fait que la Bible n'est pas un
Livre comme un autre, ce qui est tout le débat, on essayât ou on
nous laissât essayer de sauver du naufrage des livres de l'abbé
Loisy ce qui peut-être mériterait d'en être sauvé.
Que j'aimerais donc être à Rome, ou entrevoir seulement le
moment d'y aller passer quelques jours pour causer avec Votre
Eminence de toutes ces choses, et de bien d'autres encore !
Mais, je crains, hélas ! que la facilité ne m'en soit pas donnée
de quelque temps. Je n'en pense que plus souvent au séjour de
la villa Volkonsky, et en priant Votre Eminence de me conserver
dans sa bienveillance la place que je ne puis occuper aux portes
de Saint-Jean de Latran, je lui renouvelle l'expression des senti-
LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 467
monts de respect et d'affection avec lesquels je suis son très
humble et très obéissant serviteur.
Au sujet des sentiments de Ferdinand Brunetière à l'endroit d&
l'affaire Loisy, nous trouvons des précisions nouvelles dans la mi-
nute d'une lettre qu'il avait préparée pour l'une des personnalités
cardinalices de l'entourage de Pie X, et dont nous avons des raisons
de penser qu'après quelques hésitations Ferdinand Brunelière s'abslint
de la faire parvenir.
Voici cette lettre :
1er février 190*.
Eminence,
En vous demandant pardon de ma hardiesse, et en sup-
pliant Votre Eminence de ne l'imputer qu'à l'ardeur d'un zèle
peut-être indiscret, mais sincère et désintéressé, je ne puis
m'empêcher, tant en mon nom qu'au nom de nombreux catho-
liques de France, de lui soumettre quelques observations sur
l'affaire de l'abbé Loisy.
Il ne m'appartient pas d'entrer dans le fond du débat, et sur
les cinq points visés par Votre Eminence dans sa lettre au Car-
dinal-archevêque de Paris, nous ne pouvons, nous, laïques et
chrétiens, que nous incliir;r devint le jugement de l'Eglise.
Rome a parlé : nous n'avons qu'à nous taire; et si désireux que
nous fussions d'avoir quelques explications, nous attendons res-
pectueusement et patiemment que le Saint-Père, en sa sagesse,
juge le moment venu de nous les donner. Mais comme témoin
de l'état des esprits en France dans certains milieux, ce que je
crois devoir dire à Votre Eminence en toute sincérité, c'est que
la situation est grave, très grave, et que l'on ne saurait user de
trop de ménagements, je n'ai garde de dire pour entretenir une
équivoque impossible, mais pour retenir l'abbé Loisy '/ans
l'Église. Je ne suis pas de ses amis, moi qui vous écris, Emi-
nence, et je ne l'ai vu qu'une fois en ma vie, voilà quatre ou
cinq ans. Je suis très éloigné de partager ses idées, et je me
chargerais au besoin de les combattre. Si j'entreprenais de les
combattre, ce serait sa méthode elle-même que je retournerais
contre ses conclusions, et peut-être Mgr l'Evêque d'Orléans a-t-il
dit quelque chose à Votre Eminence de mes intentions à cet
468
REVUE DES DEUX MONDES.
égard. Mais quoi qu'il en soit du fond de la question, j'estime, et
nous sommes plusieurs en France qui estimons qu'on devrait user
à l'égard de l'homme, et de ses doctrines, de toute l'indulgence
comp itible avec le maintien des principes En regird des travaux
de l'exégèse libre penseuse et mèn) protestante, si nous nous
contentons de demeurer fermes sur nos anciennes positions,
nous craignons qu'on ne puisse longtemps lesdéfeudre utilement,
et s'il faut suivre nos adversaires sur le terrain où ils nous appel-
lent, nous craignons qu'une rigueur excessive, en frappant trop
sévèrement l'erreur même, ne décourage jusqu'à la recherche.
Votre Eminence me pardonnera-t-elle la franchise de ce lan-
gage? Elle sait sans doute que, sur plusieurs points, le théologien
de Berlin, M. A. Harnack, a reconnu la justesse des critiques à
lui adressées par M. Loisy. J'ai la confiance que l'on obtiendra
mieux encore quelque jour, si seulement on nous laisse la liberté
de nous tromper en cherchant, et quand nous nous serons
trompés, si l'on nous redresse, mais que l'on distingue, en nous
redressant, nos erreurs d'avec nos intentions, et, parmi nos
erreurs, celles que l'on peut qualifier ^objectives de celles qui
ne consistent peut-être que dans une déviation de la méthode, et
moins encore peut-être que cela, dans une confusion de mots.
Encore une fois, Eminence, je ne me porte pas garant des sen-
timents de l'abbé Loisy, n'ayant pour cela ni mission, ni qualité,
ni titre, mais je ne puis m'empêcher de me demander anxieu-
sement s'il serait prudent de lui fermer, dès à présent, toutes
les issues, et d'exiger de lui une rétractation qui fût en quelque
manière l'anéantissement des travaux de toute une vie. Evidem-
ment, si l'on croit devoir aller jusque-là, nous nous soumettrons
à la décision de l'Eglise, et nous le ferons sans arrière-pensée,
réticence, ni réserve, mais, précisément puisque nous nous
tairons, ce sont les ennemis de l'Eglise qui s'empareront, pour
ainsi dire, de notre silence, et qui en prendront avantage contre
nous, je veux dire, Votre Eminence l'entend, contre l'Église
elle-même. Là, Eminence, est le grand danger dont nous ne
pouvons nous empêcher d'être profondément émus. Toute une
direction de l'exégèse est engagée dans l'affaire de l'abbé Loisy,
et en le condamnant pour ainsi dire en bloc, Rome déclarera
non seulement qu'il s'est trompé, — ce qui ne nous parait en
beaucoup de points que trop évident; — mais c'est toute une
méthode et toute une orientation des études bibliques qu'on
LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 469
atteindra du môme coup. Nous nous demandons si c'en est le
moment.
Mais, sans doute, en ai-je déjà trop dit, Éminence, et si j'in-
sistais davantage, mon indiscrétion s'aggraverait d'importunité.
Veuille du moins Votre Éminence ne voir dans cette longue
lettre qu'une preuve de mon inquiétude et de ma fidélité. Dans
le dur combat que nous soutenons en France contre l'assaut de
l'incrédulité, nous aurions besoin de directions précises, et, ne
les attendant que du Saint-Siège, naus les lui demandons. La
solution qu'il donnera de l'affaire de l'abbé Loisy en sera une, el
nous souhaitons ardemment qu'elle ne nous oblige pas de déposer
les armes presque avant que d'avoir combattu.
Je prie de nouveau Votre Eminence de vouloir bien excuser
ma hardiesse, et je lui demande d'agréer l'humble hommage des
sentiments de respect et de vénération avec lesquels j'ai l'hon-
neur d'être son très humble et très obéissant serviteur.
27 mars 1904.
Eminence,
Oui, si je le pouvois, je prendrais le train pour Rome, et
sachant par expérience l'accueil qui m'attend à la villa
Volkousky, je répondrais à votre lettre en vous annonçant ma
prochaine arrivée. Mais, hélas! ni mes obligations, ni ma santé
même, en ce moment, ne me le permettent, et n'y eùt-il que
la réception de M. Bazin, qui est fixée au 28 avril, elle suffirait
pour me retenir à Paris. Que Votre Eminence me pardonne
donc de décliner son invitation ! Mais qu'elle croie surtout à la
vivacité de mes regrets, et qu'Elle me conserve, nonobstant,
toute sa bienveillance! J'en ai plus que jamais besoin, sinon
pour ne pas perdre tout à fait courage, mais du moins pour faire
bon visage h la mauvaise fortune, el je n'ai gard ; de dire pour
ne pas désespérer, mais cependant posir ne pis sentir quoique
amertume dont Votre Eminence a si bien compris que l'inten-
sité devait passer de beaucoup la portée effective de ma mésa-
venture. Il m'est plus qu'indifférent de ne pas professer la lit-
térature française au Collège de France, mais il ne me l'est pas
du tout d'en être écarté, si je puis ainsi dire, vu toutes les rai-
sons que j'aurais d'y être, et encore bien moins de songer que,
tandis qu'en tout autre pays on m'aurait depuis dix ans offert
470
REVUE DES DEUX MONDES.
la chaire que j'aurais voulue, le mien, notre pauvre pays Je
France, est le seul où contre tout droit on me la dispute et on la
refuse, je ne dis pas à M. B .. mais à trente^ ans de labeur inin-
terrompu. Sic vos non vabis.
Mais c'est assez parler de ma personne, et j'aime mieux dire
à Votre Eminence, qui d'ailleurs a' pu s'en apercevoir, l'effet que
son article a produit... dans les Deux Mondes (1). Je m'y attendais
bien .'Mais, de même que les mésaventures, pour être attendues,
n'en sont pas moins sensibles, c'est ainsi qu'on n'est pas moins
heureux d'un succès sur lequel on comptait, et il m'est particu-
lièrement doux d'en pouvoir faire à Votre Eminence mon com-
pliment bien sincère. BU repetita placent. J'espère même, en
bon directeur de Revue, que Votre Eminence ayant éprouvé
la publicité de la Revue des Deux Mondes, ne dédaignera
pas d'y recourir encore, et je souhaite que ce soit prochaine-
ment.
Vous avez, je crois, en ce moment, beaucoup de Français à
Rome, et sans doute vous en aurez, dans un mois, davantage. A
quels incidents donnera lieu le voyage présidentiel? et veuille
Dieu qu'il n'en résulte rien de fâcheux pour la France, ni pour
la religion. On parle moins des affaires Loisy et la politique
l'emporte présentement sur l'exégèse.
Veuillez agréer, je vous prie, Monseigneur, avec tous mes
remerciements de nouveau, l'expression dos sentiments avec
je suis
De Votre Eminence le très humble et très affectueusement
dévoué.
Paris, le 1" décembre 1904.
Monseigneur,
Votre Eminence aura bien voulu se dire, je l'espère, que si
je n'avais pas répondu plus tôt à sa dernière lettre et au message
dont Elle avait bien voulu charger pour moi Mmè Buloz, il y en
avait quelque raison, plus majeure encore, si je l'ose ainsi dire,
que mystérieuse, — et cette raison c'était la maladie. Bien peu
de jours après que j'avais eu l'honneur de voir Votre Eminence;
j'ai dû en effet prendre le lit, et je n'y suis plus, depuis déjà
(1) La Revue des Deux Mondes du 15 mars 1904 avait publié un article du
cardinal Mathieu : les Derniers jours de Léon XIII et le Conclave.
LETTRES AU CARDINAL MATHIEU.
471
quelque temps, mais je garde toujours la chambre, et de cet
assaut, assez mal soutenu, il m'est resté jusqu'à présent une las-
situde dont les effets ressemblent beaucoup à ceux de la paresse 1
Quand re prend rai- je le dessus? C'est ce que je me demande avec
un peu d'anxiété, et, en attendant que je réponde, la besogne
s'accumule, dont je ne sais comment je me tirerai quand j'en
aurai recouvré les moyens.
Pour m'y préparer, j'ai dû commencer par renoncer momen-
tanément au voyage de Rome, et quelque désir que j'eusse de
présenter mes très humbles hommages au Souverain Pontife,
-voici que je ne sais plus quand je pourrai m'en donner la joie.
Si quelque favorable occasion s'en présente, oserai-je prier Votre
Eminence de vouloir bien se faire auprès du Saint-Père l'inter-
prète des regrets -d'un humble fidèle? Hélas! c'est pourtant
maintenant qu'il faudrait être à Rome.
Je n'ai point de nouvelles bien intéressantes à donner à
Votre Eminence. On regrette ici que le général André n'ait
point entraîné ses collègues dans sa chute, et on attend la
comparution en cour d'assises de Syveton. Ils ont voté le
budget des Cultes à une plus forte majorité que jamais, et on se
demande ce que signifie ce vote. Mais ce qu'il y a de plus sur,
c'est qu'on ne s'attend à rien de bien heureux, et sous des
apparences de paix, on se rend compte de plus en plus nette-
ment que nous vivons en état permanent de crise révolution-
naire. Crise et Révolution! nos gouvernants ont en quelque sorte
consolidé ce que ces mots dans notre vieille langue exprimaient
de « transitoire » et d'essentiellement « momentané. »
On donnait hier de mauvaises nouvelles du cardinal arche-
vêque de Paris, mais elles sont aujourd'hui bien meilleures, et
je crois que si quelqu'un peut vous renseigner sur l'état de sa
santé, e'egt Mgr Touchel, que j'aurais été si heureux de pouvoir
acriiinpHgner dans son voyage ad Limina.
Voire Eminence me pardonnera de ne pas allonger celte
lettre; j'en ai encore aujourd'hui une douzaine à écrire. J'ai
voulu commencer par celle-ci, afin que Votre Eminence ne s'in-
quiétât pas plus qu'il ne faut de ma santé, et afin aussi qu'elle
ne m'accusât pas de négligence. Et je termine en la priant de
vouloir bien agréer, avec tous mes remerciements de sa bien-
veillante sollicitude, dont je lui suis profondément reconnais-
sant, l'humble hommage des sentiments de profond respect et
472 REVUE DES DEUX MONDES.
d'affectueuse vénération avec lesquels j'ai plaisir à me dire plus
que jamais, son très obéissant et très dévoué.
Marlolte, le 22 septembre 1905.
Monseigneur,
Si Votre Eminence veut bien me faire savoir a Mârlotte, où
je suis encore pour une quinzaine de jours, à quelle heure et où
je pourrai la rencontrer le vendredi 29 ou le samedi 30 sep-
tembre, Elle sait avec quel empressement je répondrai à son
appel. Elle voudra bien d'ailleurs m'excuser si je la préviens
d'avance qu'elle n'entendra de moi que les restes, non « d'une
voix qui tombe, » mais d'une « voix tombée. » Il y a déjà sept
mois que je ne parle plus, et l'épreuve a été singulièrement
douloureuse. Mais mon parti en est pris maintenant, et j'espère
que Votre Eminence n'en trouvera pas mon « ardeur » dimi-
nuée.
Agréez, je vous prie, Monseigneur, l'hommage des sentiments
respectueux avec lesquels je suis,
De Votre Eminence, le très humble et très dévoué serviteur.
Paris, le 7 décembre 190;i.
Monseigneur,
Je remercie Votre Eminence de sa lettre, à laquelle je vou-
drais pouvoir répondre que je vais prendre le train pour aller
mettre mes humbles hommages et l'expression de ma vénération
aux pieds du Saint-Père, mais, hélas! l'état de ma santé ne me
le permet pas, et, sans doute, je serais à demi-mort, en arrivant
à Rome. Et puis, Votre Eminence a pu le constater, quel effet
ferais-je à Rome, avec la voix que je n'ai plus? et quels services
pourrais-je y rendre? Je ne suis plus bon qu'à mettre du noir
sur du blanc, au fond d'un cabinet solitaire, et si ces écritures
peuvent être de quelque utilité, c'est désormais tout ce que je
demande! Dieu fait bien ce qu'il fait, et s'il a jugé peut-être
que j'avais assez et trop parlé, je n'ai plus qu'à profiter de l'aver-
tissement qu'il me donne.
Voilà la Loi de séparation volée d'hier, et on prête au gou-
vernement, depuis quelques jours, l'intention de hâter mainte-
nant la confection du Règlement d'administration qui en fixera
les détails d'exécution. Je pense, Monseigneur, que tout l'effort
LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 413
du Conseil d'Étal se reportera sur l'article 4 pour essayer de
définir à sa manière « les règles d'organisation générale du
culte. » Il s Tait donc extrêmement important de le gagner sur
ce point de vitesse. S'il prenait en effet les devants, et à la
manière de nos anciens légistes, s'il définissait objectivement
l'organisation générale du culte, je ne vois pas ce que nous
pourrions faire, et c'est alors sans doute qu'il serait difficile
({'accepter ou de subir la loi. 11 y a d'autres dangers, et je n'at-
tends rien de bon de ce Règlement, mais celui-ci me parait le
pins urgent, et, si je me permets d'y insister, c'est que le bruit
a couru qu'on attendait à Rome que ce règlement eût paru,
avant de prendre ou de rendre publique aucune décision. Je
crois que ce serait trop attendre.
Aussitôt que j'aurai des exemplaires de l'article tirés à part,
je les enverrai aux adresses que Votre Eminence m'indiq ie(l).
En attendant, je la remercie de nouveau d'une approbation
dont à peine ai-jc besoin de lui dire quel est le prix pour moi,
et non moins touché de la nuance d'affection qu'elle y mêle, je
la prie d'agréer l'hommage des sentiments de profond respect et
de vénération avec lesquels je suis, son très humble et très dévoué.
Paris, le 9 décembre 1905.
Monseigneur,
Je m'empresse de répondre à Voire Eminence que du mo-
ment que nous essayons de tirer parti de la loi, je ne vois aucun
inconvénient, dans le présent ni dans l'avenir, à subir l'inven-
taire prescrit par ladite Loi. Il est clair en effet que de s'y refu-
ser, ce serait partir en guerre, et, si nous devons en arriver à
cette nécessité, je voudrais que ce fût sur une question de prin-
cipes, et notamment sur celle des conditions de catholicité de
l'association cultuelle. Tout est là si je ne me trompe. Définir
les conditions en dehors desquelles l'Eglise ne peut pas recon-
naître les associations cultuelles, voilà le problème capital, et
que je voudrais qu'on résolût avec une entière clarté. Laissons
donc de côté tout le reste, au moins pour le moment, et sauf la
question de savoir, sur le sujet de l'inventaire, si les évoques
devront ou non exiger l'insertion au procès-verbal d'une proies*
talion, ou d'une réserve dont la forme serait à trouver. Plus j'y
(1) 11 s'agit de l'article publié dans la Rtvue du 1" décembre : Quand la
séparation sera volée.
474
REVUE DES DEUX MONDES.
songe d'ailleurs, et plus je demeure convaincu que si la phrase
désormais historique sur « les règles de l'organisation générale
du culte » s'entend et s'applique dans les termes définis par
M. Ribot dans la discussion de l'article 4, l'organisation de
l'Eglise de France peut devenir en quinze ou vingt ans plus
forte qu'elle ne l'a été depuis longtemps. Votre Eminence a-t-clle
lu sur ce point les articles de M. Gayraad dans la Revue du
clergé et dans le Gaulois?
Vous me pardonnerez, Monseigneur, la précipitation dont
cette lettre porte la trace, ou plutôt Votre Eminence, avec sa
bonté, n'y voudra voir qu'une preuve de mon empressement à
La satisfaire, et avec mes remerciements, Elle agréera l'hom-
mage des sentiments de respect et d'affectueuse vénération avec
1 squels je suis son très humble et très dévoué.
Paris, le 15 décembre 1905.
Monseigneur,
J'ai pris la liberté de faire partir hier soir, à l'adresse oV
Votre Eminence, un paquet contenant avec les dédicaces, une
douzaine de brochures qu'un, des secrétaires de Votre Eminence"
voudra bien, je l'espère, prendre la peine de diriger à leur
adresse. Je m'accuse de mon indiscrétion. Mais j'ai pensé qu'au-
cun autre moyen de les faire parvenir à leurs Èminentissimes
destinataires ne serait plus rapide ni plus sur, et connaissant
votre bienveillance, je pense que vous m'excuserez d'y avoir
une fois de plus recouru.
Il n'y a rien ici de bien nouveau, si ce n'est que nos intran-
sigeants n'ont pas été contents de l'article, je dis les noires, et
non pas ceux de la Lanterne et de ï Action; mais quelques nus
«J'entre eux ont commencé pourtant à réfléchir, et je crois que
itous avons l'opinion pour nous. Votre Eminence l'aura vu par
les articles du Journal des Débat*.
Je vais envoyer la brochure à la plupart de nos Evèq ues de
France, et j'attendrai le « règlement d'administration. »
Je renouvelle toutes mes excuses à Votre Eminence avec
tous mes remerciements et je La prie d'agréer l'hommage des
sentiments de respect et d'affectueuse vénération avec lesquels
je suis toujours heureux de me dire son très humble et entière-
ment dévoué.
LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 415
Paris, le 20 mars 1906.
Emi:
NENCE,
L' Académie française ne fora certainement pas de déclara-
ration, iVil-ce à huis clos, sur le point de savoir si le successeur
du (Cardinal iPerraud sera ou ne sera pas un ecclésiastique. Ces
déclarations ne sont pas dans nos usages, et quoi qu'il en puisse,
êliv au fond, nous ne votons jamais que sur des noms ou des
personnes.
Je suis d'ailleurs assez embarrassé, personnellement, de
donner à Votre Eminence les indications qu'Elle veut bien me
demander. Je ne le suis pas personnellement. Personnellement,
j'ai des engagements, s'il se présente, envers M. de Ségur, qui
est un de mes anciens amis, un brillant collaborateur de la
Revue, et qui déjà, deux ou trois fois, s'est effacé si galamment,
que nous ne pouvons pas lui demander de le faire une fois
encore. Posera-t-il sa candidature ? S'il ne la pose pas, je suis
tout acquis à Votre Eminence, et prêt à faire pour Elle tout ce
qui dépendra de moi, et d'ailleurs heureux de pouvoir lui dire
que ce « tout » ne sera pas grand'chose. L'élection ira toute
seule. Mais si M. de Ségur pose sa candidature, c'est ici la
question délicate, et il s'agit de savoir si Votre Eminence devra
néanmoins poser la sienne. Mais c'est ici aussi que je suis
embarrassé, et que je ne sais, trop, Monseigneur, quelle indica-
tion vous donner. Que vous dit-on d'autre part? et qui avez-vous
consulté ?Croyez-vou.s que, devant votre candidature, M. de Ségur
retire la sienne '.'S'il ne la retire pas, convient-il à votre dignité
de courir la chance de l'élection ? Dans quelles conditions, et
avec quels appuis — mais j'entends quels appuis certains —
irez-vous à cette élection ? Ce sont autant de questions aux-
quelles seule Votre Eminence peut répondre : et autant de
difficultés sur lesquelles, pour ma part, je n'oserais rien lui dire
qui ressemblât à un « conseil. » Elle verra et elle jugera.
En résumé, si M. de Ségur se présente, je voterai probable-
ment pour lui, et d'autre part, je ne puis pas prendre sur moi
de lui conseiller de ne pas se présenter. Mais s'il ne se présente
pas, je suis tout entier à Votre Eminence et de ceux qui n'épar-
gneront rien pour lui ménager une belle élection. Hélas! j'au-
rais été heureux de pouvoir m'y employer tout de suite, et de
tout cœur, sans restriction ni condition, mais on n'est pas tou-
£76 REVUE DES DEUX MONDES.
jours le maître de sa voix, non plus que de ses actes I Votre
Eminence me pardonnera-t-elle d'ajouter, qu'en toute autre
occasion, si je vis jusque là, Elle me retrouvera entièrement à
sa disposition ? Je crois pouvoir répondre que si l'Académie ne
nomme pas un ecclésiastique au fauteuil du cardinal Perraud,
cela ne voudra pas du tout dire qu'elle renonce à l'éclat qu'ont
jeté sur elle tant de princes de l'Eglise, et le jour qu'elle aura
décidé, intra se, d'en choisir un, je ne doute pas que tous les
suffrages ne se portent sur Votre Eminence.
Veuillez agréer, je vous prie, Monseigneur, l'humble hom-
mage des sentiments de respect et de vénération avec lesquels
je suis de Votre Eminence le très fidèlement dévoué.
Ferdinand Brunetière.
Le cardinal Malhieu devait être élu aufauteuil du cardinal Perraud,
mais il semble qu'il garda sinon quelque rancune, du moins quelque
amertume de la franchise avec laquelle Ferdinand Brunetière avait
invoqué l'engagement qui le liait au marquis de Ségur. Nous lisons en
effet dans une lettre que celui-ci écrivait à Mme Buloz le 15 oc-
tobre 1906 : « Pour le moment, du fond de ma solitude, qui est assez
triste, je n'ai pas de « nouvelles » à vous donner, ni rien de bien inté-
ressant à vous dire, si ce n'est que le cardinal Malhieu m'a honoré de
sa visite, en compagnie de M. Rodocanachi que je n'avais pas l'hon-
neur de connaître. Visite assez insignifiante, qui n'a pas dissipé la
contrainte que l'affaire académique a mise décidément entre nous, et
qui n'a pas non plus terminé le conflit de l'Église et de l'État. »
HIER ET Dl MAIN
H m
LE PAYSAN
Ceux dont nous parlons dans ces pages ne les liront pas. Ils
lisent peu, labourent beaucoup, gagnent en un an plus d'argent
qu'autrefois en dix, et volontiers vous disent que, si tout devient
hors de prix, ce n'est pas qu'ils ne travaillent autant et plus que
jamais. D'autres vont les lire qui partagent notre souci de la
terre nourricière : peut-on en ce moment n'avoir pas ce souci?
La question de la terre, très complexe, est chargée de maté-
rialités. Nous n'en méconnaissons aucune. Ni les statistiques,
hérissées de chiffres, ne nous sont étrangères, ni le fumier,
l'engrais et la machine, ni les mille détails de la tenue d'une
métairie, ni les lois et usages ruraux, ni le budget du paysan
en rapport étroit avec son àme. Au fond, en dépit des apparences,
il s'agit d'une question morale. On va répétant que la grande
richesse delà France est la fertilité de son sol : nous n'y contredi-
sons pas, à condition de s'entendre. La fertilité agricole d'une terre
doit être distinguée de sa fertilité originelle ou, si l'on veut,
native : l'une n'est point séparable de l'homme qui la prépare,
l'exploite et la maintient, l'autre, due à un heureux concours de
circonstances géologiques et climatériques, est une richesse vir-
tuelle et inutile tant que la main de l'homme n'intervient pas
pour la rendre effective. Otez l'homme de la terre, la moisson
disparait tout de suite, et peu à peu quelque chose se ruine,
d'une grande importance, qui est tout l'aménagementcultural
du sol. Les initiés nous entendent bien.
{i) Voyez la Revue du i" mai.
478
REVUE DES DEUX MONDES.
Par une soirée radieuse de juin, la fenaison s'achève autour
des grandes charrettes de foins parfume's ; mais, pour faire sortir
la prairie des marécages, il fallut jadis régulariser le cours de
la rivière, l'emprisonner entre deux digues, creuser un canal de
secours, conduire les rigoles d'assèchement à l'écluse, niveler le
terrain, le défendre contre les ruisseaux qui tombent des hau-
teurs voisines. La coupe de chasselas dorés, dont chaque grain
semble retenir un rayon de soleil, met la joie sur votre table;
ils descendent d'une vigne, plantée sur des pentes vives et
rocheuses, où l'humus fut monté a l'aide de paniers portés sur
la tète. Si la moisson pousse drue, à flanc de coteau, c'est que
le champ est assaini par un système ingénieux d'égouts souterrains
et protégé contre le ravinement par des tranchées et des murs
de soutien. L'homme ne peut rien sur les grands reliefs du sol,
mais il est maitre de sa surface, qu'il modifie et dispose à son
gré, en vue des cultures qu'il y veut faire. Sur le dessin ferme,
arrèlé par l'évolution géologique, il met des traits, des hachures,
des couleurs qui donnent au pays son visage, sa physionomie
agricoles.
Tout cela c'est l'aménagement cultural, indispensable, d'une
valeur immense. S'il s'abolissait subitement dans un cataclysme
sismique, le malheur serait irréparable. Sur bien des points du
champ de bataille, où le pilonnage l'a détruit, on ne songe pas
à le rétablir à cause de la dépense. Il est la pensée paysanne,
incorporée au sol de vive force, au prix d'une lutte longue et dure,
parfois d'un corps à corps émouvant. L'homme a façonné la terre,
et celle-ci le lui a rendu, le marquant de son empreinte qui varie
selon que le pays est en bois ou prairies, en vignes ou labours.
Le paysan et la terre vivent en fonction l'un de l'autre, dans
une sorte de symbiose, où l'homme domine et commande. Des
deux valeurs, il est la première. Sur un sol deshérité le paysan
vous fait vivre, et, sans lui, vous mourrez de faim sur les allu-
vions les plus fertiles. On dit couramment : tant vaut le labou-
reur, tant vaut le champ, et on entend que l'abondance du grain
se mesure à l'énergie du labour. Ce n'est pas assez et il faut aller
plus loin : parmi les facteurs qui déterminent la valeur vénale
de la terre dans une région, — les inspecteurs du Crédit foncier
ne nous démentiront pas, — il convient de mettre en première
ligne l'état moral de la population paysanne qui l'habite.
En somme, et c'est là que nous en voulions venir, La grande
LE PAYSAN. 479
richesse de la France est sa paysannerie, Il n'est pas question
en ce moment des réserves morales qu'elle renferme : on
sait le rang qu'elfe a tenu dans la bataille, et que sans elle nous
ne l'aurions pas gagnée. Il ne s'agit pas non plus de ce vieux
fonds de l'àme paysanne où le génie français puise à pleines
racines les sèves les plus vivifiantes. Pour un peuple menacé
dfe la ruine économique, inquiet de son pain quotidien, une
richesse passe avant toutes les autres : c'est celle qui se pèse et
se mesure en tonnes de blé, de vin, de viande, de beurre, qui
se compte en liasses de billets de banque. De cette richesse le
paysan n'est-il pas le grand ouvrier? Les billets se changeront
en rouleaux d'or. De cette transmutation l'alchimiste ne sera-t-il
pas encore le paysan ?
Faut-il s'étonner que tous les regards se tournent vers lui,
qu'on se demande avec curiosité, peut-être avec inquiétude
dans quel état la guerre nous le rend? Pendant cinq ans, coiffé
du casque et vêtu d'horizon, il a vécu de la vie la plus extraor-
dinaire qui se puisse imaginer : n'en est-il pas resté quelque
nouveauté dans son âme ?
I
Telle est la question à laquelle nous allons essayer de ré-
pondre. Comme notre pensée sort tout entière et directement
de faits observés sur place, sans le secours d'aucune docu-
mentation extérieure, elle n'est rigoureusement valable que
dans les limitas de notre champ d'observation. Nous ne doutons
pas cependant d'y avoir rencontré une part importante de vérité
générale : l'essentiel de ce qui se passe sous nos yeux se retrouve
ailleurs si l'on sait écarter la particularité des détails. Il faut
faire encore deux remarques. D'abord les changements intéres-
sants qui se sont déjà produits, et qu'on va voir, seront suivis
de bien d'autres, engendrés par les premiers; il se passera
quelques années avant qu'on puisse en dresser un tableau d'en-
semble. Puis, c'est l'àme collective des paysans que nous cher-
chons. Or, s'il est des jours d'élection pour l'observer, d'autres
sont moins favorables. Ou la vit se manifester à l'appel du
tocsin; elle s'exalta dans l'émotion des jours suivants, où l'uni-
versel départ des hommes précisait à tous l'image du danger
commun; et pendant cinq aus, elle n'a cessé de dominer l'àme
480 REVUE DES DEUX MONDES.
individuelle. Mais, à la démobilisation, elle s'est de nouveau
dispersée, chacun retrouvant sa maison, son travail, sa vie
isolée et égoïste. Pour la surprendre, il faut retenir les moin-
dres symptômes ; on nous pardonnera la minutie de certains
détails.
Le meilleur moyen de savoir ce que pense le paysan qui
revient du front est de l'écouter. Encore faut-il qu'il parle; et,
contre toute attente, lui d'un pays où tout le monde passe pour
•un bavard, il ne parle pas. Entendons qu'il choisit ses sujets, et
non pas au gré de notre curiosité. Quand on l'interroge sur la
guerre, il répond sans entrain, et parfois, si l'on insiste, il appa-
raît qu'on l'importune.
De cette réserve, il y a plusieurs raisons, dont on voit bien la
première. L'homme, ayant fait la guerre pendant cinq ans, en
est excédé; il n'y veut plus penser, encore moins en parler; pas
une ombre ne doit passer sur son bonheur immense, si long-
temps attendu, d'être enfin hors de la tourmente. Il en chasse le
souvenir comme un cauchemar.
Quand on s'étonne de cette réserve, il répond qu'il y a bien
assez, pour parler de la guerre, de ceux qui ne l'ont pas faite.
L'un d'eux m'a dit : « Nous n'en parlons qu'entre nous. »
Sur certains détails de la bataille, visiblement ils se refusent.
D'ailleurs, dans l'ensemble, la bataille moderne n'est pas
belle à conter, au regard de celle d'autrefois, où l'homme, sabre
haut, baïonnette en avant, parfois au son des tambours et des
clairons, traçait dans l'air des gestes superbes.
Ce silence n'est pas définitif. Le temps se chargera d'effacer
certains détails, d'en estomper d'autres, d'éteindre les sensibi-
lités, de porter la lumière sur des points obscurs. On mesure mal
la grandeur des journées historiques parce qu'on les ramène à
des précisions infimes et personnelles. La littérature et l'art
aideront l'imagination populaire à dresser, dans le recul, aux
lieux les plus horribles, des images de beauté. Les soldats de
Napoléon ne parlaient pas tout d'abord comme plus tard, après
Béranger et Victor Hugo, après le retour des cendres et toute
l'envolée de la légende, quand la vieillesse leur fut venue.
La vieillesse est conteuse et on sait bien pourquoi. Elle trouve
dans les récits du temps passé la revanche des humiliations
journalières que l'âge lui inllige. L'homme s'appelait Jean,
petit vieux alerte, avec un anneau d'or à chaque oreille. Quand
LE PAYSAN. 481
quelqu'un mourait, on allait chercher Jean, qui « pliait le
mort, » et le veillait la dernière nuit avec un cierge allumé,
une bouteille de vin et sa tabatière pleine. Nous, les petits, que
Jean effrayait un p mi, nous disions qu'il n'avait pas peur des
morts en ayant beaucoup vu dans la bataille. Bien qu'il ne tra-
vaillât plus guère, on le voyait s'empresser autour des char-
rettes, le jour do la gerbière, avec ses bras affaiblis. Alors, si
quelque jeune lui disait sur un ton légèrement apitoyé : « Jean,
ce n'est plus comme à Saragosse, » l'homme se redressait, et,
pour peu qu'on l'écoutât, racontait raffaire, par quoi il se sen-
tait grandir au-dessus de tous, au-dessus des plus forts, qui
la-haut coiffaient la meule de ses dernières gerbes.
Les jeunes d'aujourd'hui deviendront les vieux. Alors, si, le
jour de la gerbière, quelqu'un dit : « Pierre, ce n'est plus comme
à la Marne, à l'Yser et à Verdun, » le poilu, redressé sous son
poil devenu blanc, partira pour la reprise de Douaumont, 11e de
ligne, 1er bataillon, dépôt à Montauban, et son récit, par sa
genèse psychologique, ressemblera comme un frère à celui de
la prise de Saragosse.
II
Bien que les paysans ne parlent pas autant que nous l'au-
rions voulu, on aperçoit quelques-unes de leurs idées auxquelles
il faut s'arrêter.
La première est particulièrement intéressante parce qu'elle
peut être un point d'appel et de cristallisation pour l'àme col-
lective. Ce que pensent tout d'abord les paysans, c'est qu'ils ont
fait la guerre, en ont soutenu le poids principal, lui ont payé
le plus dur tribut, et finalement qu'une grande part de la vic-
toire leur revient . idée très ferme, et d'autant plus que, toutes
choses mises au point, elle est vraie. Ils n'ignorent pas les
chiffres donnés par les journaux : sur quatorze cent mille morts,
il y a un million des leurs. Mais la réalité leur est surtout
sensible sous sa forme immédiate et concrète. Ils observent que,
sur les trois premiers kilomètres du chemin qui relie le village
à la ville, on rencontre seize maisons dont huit sont en deuil.
Ils lisent la longue liste des noms bien connus sur les petits
monuments qui déjà s'élèvent partout. « Passant, incline-loi,
dit une belle pierre funéraire dressée sur les bords de la Baïse,
TOME LVIII. — 1920. 31
482 REVUE DES DEUX MONDES.
ils furent soixante-cinq de ce village, qui sont morts pour ta
liberté. » Le village compte quinze cents habitants. Dans un
autre de trois cents, il y a vingt-deux manquants. D'une com-
mune un peu plus grande l'institutrice écrivait, en avril 1916 :
« Ici, tous les hommes de vingt à trente ans, sauf deux, ont été
tués. »
Que de fois furent entendues des phrases comme celles-ci :
« Dans les tranchées, il n'y a que des paysans... Partout où l'on
cogne, les pauvres b... y sont, » et, en manière de conclusion :
« Voyez-vous, monsieur, la grande misère, c'est toujours le
paysan qui l'attrape! » Il y a là deux sentiments : l'un, très
ancien, hérité des ataviques souffrances, tout de tristesse et de
patience; l'autre, très moderne, né de la présente guerre, tout
de fierté et de revendication. Ce dernier est plus fort qu'on ne
pense. S'il s'était trouvé des organisations générales pour le
recueillir, l'affirmer, l'extérioriser, on en aurait vu les effets.
Ces organisations sont difficiles à cause du travail des paysans
en ordre dispersé, de leur individualisme forcené, des inégalités
très grandes de fortune entre gens qui labourent et vivent de la
même vie. L'âme paysanne est très vieille, remonte aux pre-
mières moissons, mais elle n'est pas collective au sens vrai du
mot, et ne le sera qu'en prenant conscience d'elle-même, de sa
force, de ses aspirations, d'un but commun. On a eu le senti-
ment de tout cela pendant la guerre, et le souvenir n'en est pas
effacé. Du long coude à coude des tranchées il reste quelque
chose dans la pensée paysanne. Voilà du nouveau, encore très
discret, mais qui s'est peut-être fait sentir aux dernières
élections.
La seconde idée, qui s'apparente à la précédente, est celle
que les paysans gardent de l'ennemi qu'ils ont vaincu. Ils l'ap-
pellent Boches, et jamais autrement même en patois. Précédés
de l'article, qui varie suivant la région, /ov, lous, lés, Hochos,
sont roulés dans la phrase par l'accent du terroir. La nuance
mérite d'être retenue. En 1871, après le désastre, les hommes
rentraient au village, convaincus de la supériorité du Prussien
sur le Français. Pauvres « moblols, » des armées de la Loire et de
l'Est, transis sous vos vareuses fripées, peut-on vous en vouloir
d'avoir cru que votre défaite était l'expression d'un ordre de
valeurs implacable? D'autres le crurent aussi qui n'avaient pas,
comme vous, l'excuse de l'ignorance. Mandarins de tout rang
LE PAYSAN. 483
humilieront la pensée française devant celle de l'Allemagne
qu'ils nous pressèrent do prendre pour modèle et pour guide.
Sous prétexte de dérob ;r à l'ennemi ses armes, ils précisèrent et
aggravèrent notre accablement. L'humiliation dura longtemps
dont nous reçu m )S grand dommage. Vers la fin, grâce aux
jeunes, on s'en était relevé Mais, en août 1914, la supériorité
native des Allemands, folie-qut leur fut offerte par notre com-
patriote Gobineau, était encore un dogme pour certains attar-
des de cli ;z nous, qui ne croyaient pas l'être, et il a nourri pen-
dant la guerre leur défaitisme secret.
Dès les pruniers combats, nos soldats éprouvèrent la haute
valeur de l'organisai ion ennemie, mais ils eurent nettement
l'i ni pression de valoir, homme pour homme, autant que les
Allemands. Bientôt, quand sur les différents champs de bataille
de la Marne le mot de victoire passa d^ bouche en bouche, il
leur fui raisonnable de penser qu'ils valaient même un peu plus.
Pendant l'interminable et énervante guerre de tranchées, ils
ont dit bien souvent : « Qu'ils sortent donc et on verra. » Si, par
un retour aux temps fabuleux, les deux armées avaient décidé
de s'en remettre au sort d'un combat singulier entre deux
troupjs choisies, les nôtres seraient parties avec une foi superbe
dans la victoire. En somme, au cours de cette guerre, jamais le
soldat allemand n'a pris d'ascendant sur le soldat français, et,
dans le combat lui-même, tout se réduit en dernière analyse à
ce point de psychologie.
Et ce point ne laisse pas d'avoir grande importance pour
l'avenir. On ne pense pas seulement à la possibilité d'une guerre
nouvelle, — éloignons ce présage, — mais à toutes les luttes qui
vont s'ouvrir avec la paix. Désormais quand on nous parlera de
quelque prodige allemand, à propos de machines agricoles ou de
procédés culturaux, le moindre paysan répondra : « Ce que les
Allemands ont fait les Français le peuvent faire, puisque dans
la guerre, qui est leur partie, nous avons été plus forts qu'eux. »
Une semblable tonicité est bonne, bienfaisante dans la pensée
commune.
A ces deux idées, flatteuses pour l'àme, une autre se vient
joindre qui ne l'est guère moins, amenée, non par la guerre
elle-même, mais par un des premiers troubles qu'elle afaitnaitre.
Le paysan est l'homme le plus laborieux qui soit, il n'arrête
jamais, « allant, comme il dit, d'une chose à l'autre; » si l'orage
484
REVUE DES DEUX MONDES:
interrompt le labour, à peine rentré dans la grange, il se met
à botteler du foin ou battre une récolte de « menus grains ».
S'il va garder les vaches à la prairie, il emporte la pelle pour
récurer un fossé, la serpe pour émonder un arbre. Sa vaillance
à la besogne lui semble si naturelle, est si bien née avec lui,
qu'il n'en tirait aucun orgueil par comparaison. Mais voilà
qu'on le force à comparer. Depuis que la guerre est finie, une
vague de paresse s'est levée et roule sur le monde des travail-
leurs, épargnant celui des campagnes. Le paysan s'étonne qu'on
veuille travailler moins, alors qu'il le faudrait faire beaucoup
plus. Lui, qui généralement, et par prudence, parle jpeu.de
politique, cette fois parle beaucoup de la journée de huit heures,
qui représente précisément la durée de son repos pendant les
travaux de l'été. Bien des gens, dit-il, auraient la ration réduite
si l'on ne se tenait que huit heures par jour dans les champs.
Ce n'est pas que les paysans ne soient partisans de diminuer
leur peine, et c'est pourquoi ils accueillent avec joie la ma-
chine, si secourable. Mais de raccourcir la journée agricole ils
voient avec leur sens pratique toutes les difficultés. Elles
tiennent à la nature même du travail, étroitement commandé
par « le temps qu'il fait, » et a son organisation sous forme
d'ateliers familiaux.
Les psychologues du socialisme ne s'embarrassent pas de ces
difficultés, sachant qu'une idée n'a pas besoin d'être réalisable
pour entraîner l'imagination des hommes : il suffit qu'elle soit
simple, grande, belle, surtout image de bonheur, vision de
terre promise. N'y a-t-il pas tout cela dans le paradisiaque
tableau des moissons blondes, chargées de pain, mûrissant sur
des sillons qui ne demandent plus à l'homme que le tiers de son
temps entre deux soleils? Abolie l'antique condamnation qui
pesait sur la race d'Adam : ses fils ne mangeront plus leur pain
à la sueur de leur front! Solennelle libération, annonciatrice de
bien d'autres!
Laissons cet avenir tout embelli de rêve pour rester dans le
présent tel qu'il est sous nos yeux. Les paysans acceptent la
dureté do leur vie, très fiers de leur vaillance nu milieu du relâ-
chement général, nullement disposés à réduire leur effort au
moment où des bénéfices extraordinaires les invitent à le redou-
bler. L'àme paysanne reste égale à elle-même et toujours
première, aujourd'hui dans le pacifique labeur qui refait le
LE PAYSAN.
485
pays, comme naguère clans les sanglantes besognes qui l'ont
sauve'.
III
On vient d'examiner trois idées que la guerre a mises en
branle. Que sont devenues quelques autres, très anciennes dans
l'âme des paysans, par exemple celle de patrie? Certains qui se
piquent de les bien connaître, vous disent que cette idée leur
fut toujours étrangère et que d'ailleurs ils ne s'en tourmentent
pas. Ce second point peut être accordé, mais sur le premier
l'erreur est manifeste. Il faut savoir écarter les apparences gros-
sières, ne pas s'arrêter au langage parfois si décourageant. Pre-
nons le paysan moyen d'avant-guerre, qui n'a peut-être pas le
certificat d'études, mais « sait lire, écrire et compter suffisam-
ment pour lui, » voit clair dans ses affaires, leur donne tous ses
soins. Le mot de patrie n'éveille guère en lui qu'une image
géographique, souvenir du tracé qu'il en a fait au tableau noir
ou sur le rallier. Or, le même mot éveille la même image chezle
plus cultivé d'entre nous, mais, au lieu que chez ce dernier l'image
géographique s'associe à d'autres qui ne le sont pas, et finale-
ment aboutit a un groupe d'idées jouant ensemble, à toute une
pensée complexe, riche et chaude, chez le paysan l'image reste
en l'air, sans soutien et sans complément. C'est une notion
chélivc et inefficace dans la zone claire de l'àme; mais descen-
due dans les profondeurs de la subconscience, elle s'y mêle à
les survivances lointaines, à des sensibilités ataviques et devient
une force cachée, mais redoutable pour les jours de branle-bas,
comme au mois d'août 1914.
Il y a du changement dans tout cela du fait de la guerre;
la schématique ,image s'est transformée : une foule de vocables,
vides de sens, que l'écolier y inscrivait, Verdun, Reims, Sois-
sons, Arras, où il s'est battu, Paris, qu'il a si souvent traversé,
Lyon et Nantes, où il a été soigné de ses blessures, sont devenus
des réalités concrètes, présentes à ses yeux et à son cœur.
De tout cela désormais l'idée de patrie sera faite, de cela et
de bien autre chose, de toute la guerre, dont la durée se mesure
par cinq moissons que l'homme n'a pas ensemencées, de fatigues»
dangers el soiiffrances sans nombre, combats, batailles, scènes
d'horreur, permissions suivies de douloureux départs, et puis la
486
BEVUE DES DEUX MONDES.
fin, la victoire, le retour définitif, après les journées inoubliable;
de Metz et de Strasbourg, après avoir poussé jusqu'à Mayence.
où l'on a laissé les jeunes pour monter la garde sur le Rhin.:
Voilà le prodigieux enrichissement de l'idée de patrie, claire-i
ment pensée et même formulée. En 1914-, les paysans sont partis,
héritiers d'une richesse morale, patriotique et guerrière, qu'ilsll
ne soupçonnaient pas : que dire de l'héritage qu'ils vont laisser
à leurs successeurs? L'idée de patrie peut être vulnérable, en II
tant qu'idée claire; elle ne l'est pas dans les profondeurs dei
l'âme, où elle se lie à tout le jeu de l'instinct de vie. Celui-cil
qui a besoin d'elle, prend ses précautions pour la mettre à l'abri
des entreprises de l'idéologie. On peut être rassuré sur son
avenir.
L'idée de patrie est donc en progrès. Peut-on en dire autant
de l'idée religieuse. Elle ne fut jamais ici profonde, souveraine
comme ailleurs, et cela tient à la race elle-même, pratique,
réaliste, éloignée du rêve, prompte à fronder. N'empêche qu'il
y a soixante ans à peine, la religion donnait aux âmes une
armature extérieure protectrice, une discipline intérieure bien-
faisante. Le sentiment religieux s'est affaibli peu à peu, pour
des raisons diverses, se retirant de la surface au point de n'être
plus senti dans le train journalier de la vie, y laissant à sa place
une croûte épaisse d'indifférence, parfois hostile. Sur tout cela
soufflait un vont auquel on savait le Prince favorable. Les pay-
sans sont ici très sensibles à la pensée du Prince.
La guerre éclate, et, à la violence du choc, la croûte craque et
se fissure; la vieille imprégnation religieuse, remontée des pro-
fondeurs, apparaîl sur une foule de points. Dans une commune,
réputée pour ses opinions avancées. 1" dimanche 3 août 1914,
1p. curé monte eii chaire et dit : « Demain matin, je pars à sept
heures avec les camarades. Mais, à l'aube, je dirai la messe pour
les partants, qui \oms <rra annoncée par la sonnerie de l'Àngelus.
Je les prie d'y venir avec leurs parents et amis. » L'église fut
comble- Dans la première année de la guerre, la plupart des
paysans marquèrent dans leurs lettres la préoccupation reli-
gieuse, même alors qu'on s'y pouvait le moins attendre. « Ça
me revient souvent, dit l'un, que notre dernier drôle ne soit pas
baptisé; je veux qu'on le baptise. » [Vînmes et enfants portent
tous des emblèmes religieux qu'on ne voyait pas avant. Les tout
petits vous montrent leur médaille, en disant : papa, papa. Une
LE PAYSAN. 487
femme tombe malade et on apprend qu'à l'insu des siens elle
passe les nuits à genoux. « Vous allez me gronder, mais quand
je prie, il me semble que mon pauvre enfant ne risque rien. Et
qu'est-ce que ma fatigue à côté de la sienne? » Pendant les mois
d'août et du septembre 1914, sous l'émotion des premières nou-
velles, beaucoup de malades montrèrent plus de courage devant
la souffrance, plus de sérénité devant la mort. Ne faut-il pas
dans ce redressement héroïque de lame faire sa part au senti-
ment religieux?
On en aurait vu certainement une magnifique explosion si
la guerre s'était terminée par une rapide victoire. Il fut très
sensible au cours des deux premières années; puis, sa manifes-
tation alla décroissant pendant les suivantes, et peu à peu « tout
se remit comme avant. » La guerre étant devenue chronique,
on s'y adaptait. Beaucoup d'adaptations ne furent pas favorables
au sentiment religieux. Celui-ci s'accommode mal du désordre
familial que la guerre moderne entraine. On peut noter aujour-
d'hui que l'assistance aux offices du dimanche est moindre
qu'autrefois, et d'autres symptômes inquiètent ceux qui par leur
caractère et leurs fonctions y sont le plus attentifs. Certains
concluent que la guerre a fait perdre aux paysans le peu de
religion qui leur restait.
Laconclusion, psychologiquement et a priori, nous semble bien
contestable. Peut-on admettre que ce qu'il y a d'essentiel dans
lame paysanne, qui est proprement traditionaliste et mystique,
avec quoi elle a toujours fait les grandes choses, et vient une
fois de plus de sauver la France, va disparaître épuisé, et comme
dissous, par un effort de cinq années? Cette force profonde et
obscure ne s'est-elle pas au contraire confirmée dans l'épreuve?
D'autres observateurs, avec plus de finesse, discernent une sensi-
bilité religieuse, qui se cache peut-être, mais en fait augmentée,
non sans quelque nouveauté, si bien que tous les anciens modes
de sollicitation ne seront peut-être pas valables. Pour atteindre
et toucher l'àme des paysans, passés par la guerre, « qui ne s en
font pas et détestent les bourreurs de crâne, » il faudra de la
vertu comme autrefois, le don de soi plus que jamais et aussi du
talent. Il faudra la manière : des prêtres l'auront dont la pensée
d'apostolat s'est étendue et enrichie aux rudes contacts de la
réalité dans les hôpitaux, les tranchées et la bataille. Deux
piiroisses rurales limitrophes, avec même population et mêmes
488
REVUE DES DEUX MONDES.
ressources, veulent élever un monument à leurs morts. Dans'
l'une, le curé réunit péniblement cinq cents francs, dans l'autre,
six mille. Le premier est un vieillard respecté, très pieux, qui
ne sort pas de ses formules mystiques; le second, parti sergent,
est revenu capitaine et chevalier de la Légion d'honneur. La
guerre a tout changé. Le fond de la vieille chanson doit rester
immuable, mais il y faudra mettre une musique et quelques
paroles nouvelles, si l'on veut qu'elle soit entendue. N'est-ce
pas déjà du nouveau que, dans certaines cérémonies commémo-
ratives, les chants sacrés alternent avec la Marseillaise*!
Quittons ces plans profonds, où les documents manquent,
pour des choses plus accessibles. Comment ce paysan, qui s'est
si bien battu et ne va pas à la messe, accueillerait-il une cam-
pagne de politique antireligieuse? Des hommes compétents, et de
tous les partis, ont été consultés : ils sont unanimes à croire
qu'en ce moment, à moins de fautes lourdes delà part du clergé,
une pareille campagne dans nos villages « ne ferait pas ses frais »
Décidément L'affaire est usée et les regards tournés ailleurs. L'idée
se répand de plus en plus que chacun doit pouvoir faire ce qu'il
lui plaît. La pensée moyenne, courante, très simple, des
paysans pourrait se traduire ainsi : à quoi bon « embêter les
curés qui ne vous embêtent pas », gens pauvres et sans pou-
voir, dont on a besoin à la naissance, au mariage, et surtout
pour se faire enterrer. Rien ne choque l'âme paysanne
comme un enterrement civil, survivance de la primitive hor-
reur de l'homme pour le trépas sans sépulture, sans l'apaise-
ment des rites funéraires que les morts à travers les âges n'ont
cessé d'attendre de la piété de leurs parents. Et puis, les curés
sont allés à la guerre et y ont fait bonne figure. Les hommes
ont été soignés par beaucoup d'infirmières, dont ils parlent avec
reconnaissance; mais toutes les fois que la comparaison a été
possible, ils ne cachent pas leur préférence pour les « sœurs. »
Menus propos, choses de rien, légers indices d'un certain cou-
rant de pensée.
Les paysans ont voté volontiers pour les partisans du main-
tien des lois laïques, mais toute la laïcité se réduit pour eux a
ce seul point très ferme que les curés ne soient pas maîtres au
village comme autrefois, et ils se moquent du reste. Que de-
main, par exemple, on décide d'appuyer renseignement de la
morale à l'école sur l'idée religieuse, loin de protester, ils s'en
LE PAYSAN. 489
réjouiront, à la pensée que, l'instituteur et le curé s'étant mis
d'accord pour « enseigner les enfants, » ceux-ci seront plus
sages. Ils songent toujours au parti qu'on peut tirer des choses
telles qu'elles sont.
Ils ne se tourmentent guère ni de la morale, ni de l'école, ni
de l'église : tout chez eux en ce moment disparaît sous la
poussée débordante d'un matérialisme pratique, plein de joie.
Il est alimenté par l'argent dont la guerre gonfle leurs poches.
Son abondance met une telle plénitude dans l'âme qu'il n'y a
pas place pour autre chose. Il nous faut insister ici sur le rôle de
l'argent : on va voir qu'il est à la fois nocif et bienfaisant.
IV
Si bien des gens s'intéressent à la pensée religieuse des
paysans, tout le monde s'inquiète de leurs dispositions à
l'égard de la terre. Bonnes, elles ne peuvent manquer d'adoucir
le prix de nos déjeuners; les difficultés continueront dans le
cas contraire. Si le problème est là tout entier, qu'on se ras-
sure. A peine démobilisés, les hommes ont repris la charrue et
tout le monde laboure avec un entrain superbe.
Les craintes étaient permises. L'argent a tout arrangé. C'est
lui, l'incomparable magicien, qui a donné du courage aux
femmes pour maintenir les chantiers et protégé les hommes
contre toute tentation de ne s'y point remettre. A qui sait et veut
labourer fort, la fortune arrive vite maintenant, et si belle qu'on
serait fou de vouloir faire autre chose. L'enrichissement a com-
mencé dès la seconde année de la guerre, et il n'a cessé de pro-
gresser. Les paysans sont riches; il suffît de lire les mercuriales
pour s'en douter.
On a dix mille francs de revenu net, en fruits, légumes et
primeurs, sur cinq hectares de terre, bien travaillés, dans les
alluvions de la Garonne ou du Lot; vingt-cinq mille, en céréales,
vins et bestiaux, sur une métairie de trente hectares, dans le
coteau, intelligemment conduite;. si la vigne y remplace les
céréales, il faut doubler ou tripler le chiffre (1). Voici des pay-
sans qui plantèrent quinze hectares de vignes, sur une terre
incomplètement payée; trois années de grêle coup sur coup
(1) 11 s'agit d'exploitations dans lesquelles tout le travail est fait par i*
famille, avec peu ou point de main-d'œuvre salariée.
400 BÉVUE DES DEUX MONDES.
amenèrent la ruine; on était découragé, prêt à tout lâcher; la
maladie survenant, on se fit inscrire à l'Assistance médicale
gratuite. Depuis trois ans, ces vignerons n*ont pas moins de
soixante mille francs de rente. Il y a d'ailleurs de l'ébranlement,
et le trouble morbide n'est pas loin. L'homme a mis des pneus
à toutes ses carrioles, et il en veut mettre à sa charrette à bœufs.
Si la cellule nerveuse était tarée par l'hérédité, l'alcool, autre
chose, nous ne répondrions de rien.
Tout cela s'entend pour des paysans propriétaires. Mais la
prospérité des fermiers, dont les fermages sont ici très bas, n'est
guère moindre, et les métayers sont riches, beaucoup quittant le
métayage pour réaliser les bénéfices importants que leur donne
la plus-value des cheptels. Il reste les autres, les salariés,
maîtres-valets, domestiques, ouvriers, dont les salaires ont qua-
druplé. Ils se divisent en deux catégories : les uns, énergiques,
économes, ambitieux, vont très vite devenir propriétaires; les
autres, quoi qu'on fasse pour eux, ne s'élèveront pas au-dessus
de leur condition, qui est celle de leur insuffisance.
Les paysans reçoivent tout cet argent sous la forme de sym-
boliques papiers pour lesquels ils ont héréditairement peu de
goût. Un souvenir les hante, celui des assignats; la Révolution
n'en a pas laissé de plus vivace dans l'àme paysanne. Que faire
de ces billets, sinon les employer? On en fait deux emplois. Le
premier, immédiat, de tous les jours, donne satisfaction à des
besoins de bien-être et de luxe. Pour le manger et le boire, les
habits, les bijoux, les meubles, les fêtes et plaisirs, on n'y re-
garde pas. La main s'ouvre sans regret sur les billets bleus qui
s'envolent, au lieu qu'elle se fermerait d'une étreinte crochue
sur la moindre pièce d'or. Aucun doute n'est possible : les pay-
sans dépenseraient deux fois moins s'ils maniaient de l'argent
monnayé. Beaucoup de leurs dépenses sont peu justifiées,
d'autres fâcheuses. Ce sont de « nouveaux riches, » forcément
inexpérimentés, et la fortune leur est subitement venue au len-
demain d'une longue et terrible guerre, à ce moment trouble,
bien connu des historiens, où l'homme, délivré de l'angoisse, est
emporté par la frénésie de vivre et de jouir.
Le second emploi que les paysans font de leur argent est
plus intéressant et de tous points louable. Ils achètent la terre
autour d'eux. Les transactions rurales, tombées ici à presque
rien avant la guerre, ont subitement rebondi. Telle étude de
LE PAYSAN. 491
petit bourg, dont le tabellion pouvait lire des romans toute la
journée, dépassera cette année six cent mille francs d'affaires, à
s'en tenir aux seuls achats faits par les paysans. On a déjà quel-
ques documents : dans un arrondissement pauvre, les paysans
ont acheté en 1919 dix millions de terre, dix-neuf millions
dans un autre. Il n'est pas téméraire d'évaluer à trois milliards
les sommes consacrées à la terre par les paysans, au cours de la
première année qui a suivi l'armistice.
Grâce à ces achats, la terre est autour de nous facilement
vendable, alors qu'elle ne l'était pas. La hausse est du double,
parfois du triple pour les petites propriétés au-dessous de
quinze hectares fort recherchées, et aussi pour quelques-unes très
grandes, qui, ne trouvant pas preneur avant la guerre, étaient
offertes à des prix dérisoires. Pour les autres, la plus salue varie
entre cinquante et vingt pour cent. Cette hausse n'est d'ailleurs
qu'apparente, les payements étant faits avec des billets dont le
pouvoir d'achat a diminué des deux tiers; elle ne deviendra
réelle que lorsque les prix auront dépassé le triple de ce qu'ils
étaient avant. Le cours de la terre dépend des demandes faites par
les paysans, seuls acheteurs, si l'on excepte quelques capitalistes
de fraîche date, recherchant les domaines avec châteaux. En
somme, la propriété paysanne s'accroît aux dépens de la pro-
priété bourgeoise : nous assistons à l'expropriation, depuis
longtemps prévue, des rentiers de la terre par ceux qui la tra-
vaillent.
C'est un fait considérable, riche de conséquences heureuses.
Il mérite d'être énergiquement encouragé. On a parlé de créer
des organismes qui, sous le contrôle de l'Etat, travailleraient
au remembrement de la propriété quand elle est trop divisée, à
son lotissement quand elle ne l'est pas assez. On donnerait un
appui financier à certaines catégories de paysans, des conseils
à tous. Il y a des régions où les paysans ne peuvent acheter
suffisamment de terre pour y occuper leur famille parce qu'elle
est trop chère : il les faudrait conduire dans celles où, par suite
d'une insuffisante natalité, comme les bords de la Garonne et
de ses affluents, les métairies les plus fertiles sont vendues à
des prix très abordables.
Bien des gens croient que, la terre passant entre les mains des
paysans, la production agricole de la France en sera notable-
ment augmentée. Il ne faut pas sur ce point se faire trop d'il-
492 REVUE DES DEUX MONDES.
lusions. La petite propriété reste avantageuse pour certaines
cultures, la grande pour d'autres. Celle-ci d'ailleurs mérite
d'être conservée : les trais généraux y sont moindres, et, grâce
aux avances dont le propriétaire dispose, elle permet les expé-
riences auxquelles le progrès agricole est lié. D'autre part, le
fermier, acquéreur de la terre sur laquelle il s'est enrichi, ne
la cultivera pas mieux après qu'avant. Sous nos yeux, les bons
métayers quittent les métairies, réalisant un gros bénéfice sur
le cheptel, pour acheter des propriétés négligées ou abandon-
nées qu'ils auront tôt fait de remettre en état; mais les chan-
tiers, par eux laissés, la main-d'œuvre étant insuffisante, reste-
ront en souffrance. Un grand domaine qui ne donne presque
rien, très vite devient productif si on le vend par petits lots à
de bons ouvriers agricoles, mais le travail dé ceux-ci va man-
quer ailleurs.
Le grand bienfait de l'accession des paysans à la propriété
est d'un autre ordre, un bienfait de consolidation sociale. Le
paysan, devenu propriétaire, est essentiellement conservateur.
Sa pensée est désormais très favorable à un ordre social dans
lequel il a la place depuis si longtemps convoitée. Quelques
signatures au bas d'un papier barbouillé par un notaire et tout
est changé dans son esprit : l'erreur devient vérité. Il n'entend
pas raillerie sur la valeur de son titre, insensible à certaines
chansons. Il exige que ce titre, obtenu contre remise de son
argent, soit sans précarité et à plein effet : il sera maître de cul-
tiver son champ à sa guise, de le laisser en pâture, de le louer,
bailler à moitié fruits, mettre en viager, de l'hypothéquc-r et de
le vendre. Il veut posséder la terre contre les autres comme on
l'a longtemps possédée contre lui. Il réalise un vieux rêve, celui
de la race, rêve farouche.
La Révolution bolchéviste n'a pas rencontré de paysans
comme celui-là. Le paysan russe est en retard de mille ans sur
le nôtre. Devenu propriétaire par la distribution des terres, il a
laissé son âme plongée dans le communisme. L'histoire du
paysan français n'est qu'un long effort pour en dégager la
sienne. La Révolution acheva sa libération, et le Code civil l'a
consacrée : il les porte l'un et l'autre «tans son cœur. Il efface
partout les dernières traces du passé. Dans un hameau, hier de
dix feux, aujourd'hui réduit à trois, avec fontaine et mare com-
munes, chacun veut posséder son puits et son abreuvoir. Par-
LE PAYSAN. 493
tout où les <( communaux » sont fertiles, la vente en est
demandée ; et grouper en syndicat une demi-douzaine de vrais
paysans pour l'achat d'un tracteur est une entreprise délicate.
Ils se méfient de l'association. La famille nombreuse, à type
communautaire, que leurs ancêtres ont connue, ne leur dit rien
qui vaille; ce fut une des raisons pour lesquelles ils laissèrent
tomber leur natalité. Dès que dans une famille il y a trois en-
fants, les deux cadets à quinze ans demandent à être gagés
comme domestiques. L'idéal, de vie est autour de nous un
individualisme résolu avec concept sévère de la propriété.
En somme, l'àme paysanne répugne aux idées où se résou-
drait cet individualisme, et qui lui rappellent un long passé,
très douloureux. Ce n'est pas qu'elle ne puisse être entamée,
partiellement et provisoirement, à l'aide de compromis,
sophismes et mirages. L'homme ne se pique pas de logique,
quand il est passionné, et le paysan a la passion de la terre. On
peut le conduire sur la limite de son champ, lui montrer le
vaste domaine bourgeois qui s'étend tout autour, et lui dire
comme le Tentateur : « Voilà le royaume que je te donnerai
en échange de ton âme. » Le paysan est toujours prêt à recevoir,
et très capable dans une tractation de promettre son âme : il
l'aurait Vite reprise cette àme héréditaire de possesseur intran-
sigeant, terrible, prompt à saisir la fourche si l'on passe sur
ses sillons malgré sa défense.
L'achat de la terre par les paysans nous apporte un autre
bienfait en les confirmant dans leur métier. On se plaint de la
désertion dont souffrent les campagnes; il arrive trop souvent
qu'un laboureur, méconnaissant son bonheur comme au temps
de Virgile, abandonne la charrue : l'accident est surtout à
redouter avec ceux qui labourent la terre, a des titres divers,
sans la posséder. La possession du sol a grande vertu de fixation
pour l'âme paysanne.
Rien ne fixe un homme dans son métier comme la fierté
qu'il en tire. On dira que bien des gens ne restent dans le leur
qu'à cause de l'argent qu'ils y gagnent, mais de cela même les
plus avaricieux sont encore très fiers. Trois fiertés en ce moment
travaillent pour la terre dans l'âme du paysan.
494 REVUE DES DEUX MONDES.
La plus puissante, et In moi' s noble, es! précisément celle
de l'argent. Qu'ils l'fcppliqu ni leurs b soins di bieivêtr et
de luxe, ou le mettent en achat de terres, ils <in trio phent,
et à leur manier', qui esl grossière; On ne peut attendre
d'eux certaines élégances. Dans leur estime on est très bas avec
la bourse plate, très haut quand elle est pleine. Suivez-les dans
les magasins, ils parlent fort, demandent le plus cher, ne
marchandent pas devant des bourgeois qui lésinent. Ah! comme
On est aise d'être riche devant ceux qui ne le sont plus!
Ils se plaignent toujours, par habitude, mais la joie éclate
sous la fausseté de leurs plaintes. « Il ne faudrait pas, mon-
sieur, que notre voisine se marie tous les jours : pour aller à se
noce ma femme et ma il lie se sont mis sur le dos quinze cents
francs. » Uri autre mariage a eu lieu, avec cent cinquante con-
vives, chez des paysans aisés, en pays de vignes. Les g mis vous
disent sur un ton d'hypocrite regret : « A quoi songe-t-on ?
Cette noce aux inviteurs et aux invités a coûté plus de cent
mille francs. » Entre eux ils font le compte de leur argent en
images significatives : « S'il te fallait porter en écus la valeur
de Ion étable tu pourrais atteler le cheval au tombereau ». *—
« Va, tu tires bien de ta vigne autant d'arg3nt que notre défunt
voisin, le premier président, en lirait de sa charge. » Qui
pourrait vouloir quitter un métier d'où partent de si belles
bouffées d'orgueil?
La seconde fierté, d'un autre ordre, plus relevé, vient aux
paysans des nouvelles méthodes de travail, que la machine
transforme. Grave question, et même capitale, que celle de la
machine ! Elle est appelée à suppléer, et déjà supplée, la main-
d'œuvre qui manque. Elle nous rend un autre service, plus dis-
cret, fort intéressant.
Les paysans autour de nous sont acquis à la machine et
depuis plusieurs années. Ce que les uns ont vu dans les fermes
du Nord, les autres en Allemagne, confirme leurs bonnes dispo
sitious. Ils sont très attentifs aux expériences de motoculture
qui se multiplient. Sans doute ils regardent la chose comme un
peu lointaine pour eux, mais plus d'un qui là-bas était dans les
autos ou les tanks, se dit à lui-même : si les tracteurs étaient à
point, et d'un prix abordable, je ne serais guère embarrassé
pour m'en servir. Ce qu'ils veulent en ce moment, à quoi il les
faut encourager, et qu'ils vont avoir, c'est le petit machinisme
LE PAYSAN. 495
complet, soit pour une métairie de trente hectares, à polycul-
ture, du type gascon : trois charrues Brabant, dont une lourde,
deux charrues vigneronnes dont une décavaillonneuse, pulvéri-
seur à disques, herse et cultivateur canadien, faucheuse, faneuse
lieuse, une sulfateuse sur roues, le tout avant la guerre
valant cinq mille francs, et maintenant beaucoup plus. Avec
cela, comme ils disent, on est armé.
Du maniement de la machine, qui, docile à son geste, mul-
tiplia infiniment sa puissance, l'homme tire un sentiment très
tonique, tout de joie, de lierlé, de triomphe. Il y a de l'impéria-
lisme dans le coup de manette du mécanicien qui fait démar-
rer un train immense, dans celui du docker dont la grue enlève
comme plume dans lus airs une masse métallique que cent bras
ne pourraient ébranler. Le paysan qui, sur sa lieuse, abat seul,
sans fatigue, autant de besogne que trente moissonneurs,
éprouve le même sentiment, mais qui chez lui s'attendrit au
souvenir de ce travail qu'il faisait naguère à la main, sans le
secours des animaux, avec des journé -s de quinze heures, sous
un soleil ardent, le corps en sueur réclamant sans cesse à boire,
d'où l'on sortait le soir moulu, anéanti. Ah 1 la belle revanche
de la misère d'hier !
En septembre dernier un de nos amis, à qui les livres des
philosophes sont plus familiers que les travaux de la campagne,
s'intéressa si fort à ces idées que nous le conduisîmes sur un
champ où deux laboureurs « rompaient » un chaume très dur.
L'un, vieillard encore vigoureux, fidèle à la charrue ancestrale,
la tenait fortement de la main gauche, parfois s'y mettait avec
les deux, se couchant sur le mancheron pour enfoncer le soc,
traîné, secoué presque renverse quand la terre était maligne,
d'ailleurs obligé d'arrêter l'attelage pour répondre à nos ques-
tions; l'autre, son fils, âgé de quarante ans, suivait une Bra-
bant, l'aiguillon sous le bras, les mains derrière le dos, causant
librement des mérites de l'instrument. « D'ailleurs, monsieur,
dit-il à notre ami, prenez ma place; voilà l'aiguillon; vous
labourerez aussi bien que moi; touchez de temps en temps la
bel' de gaurhe un peu molle. » Et l'homme, qui n'avait jamais
conduit que sa pensée à travers les disputes des philosophes,
conduisit jusqu'au bout un superbe sillon. 11 aurait conduit le
suivant avec le même succès tout en poursuivant quelque spé-
culation métaphysique. Cette petite scène de labour était révéla-
496 REVUE DES DEUX MONDES.
trice : d'une part, le travail ancien prenant l'homme tout entier
pour torturer son corps, abrutir son esprit; d'autre part, le
nouveau qui vous laisse en pleine euphorie physique, en pleine
liberté d'esprit, avec le sentiment de dignité que donne la^pen-
sée qui règle tout, cependant que des moteurs serviles lui
obéissent.
Les nouvelles méthodes de travail agricole donnent au
paysan une autre fierté, encore plus distinguée. Elles ont un
caractère scientifique et le paysan en est averti, non pas qu'il
soit savant, ni puisse même donner l'explication des pratiques
qu'il emploie, mais il sait que colla explication existe, et, dans
l'espèce, cela suffît. Qu'il pulvérisa le sol au temps chaud, mette
une légu mineuse sur la sole où doit venir le blé, établisse un
pied de cuve avec ses raisins les plus fins pour rendre le vin
meilleur, il sait que de tout cela les savants s'occupent. Il le
sait par lui-même s'il est assez jeune pour avoir profité de ren-
seignement agricole de l'école primaire, par son fils, si cet
enseignement n'existait pas encore, du temps qu'il était écolier.
Les enfants racontent chaque soir dans les maisons ce qu'on a
dit à l'école sur les travaux des champs, humble source, dont on
peut sourire, mais qui, coulant goutte à goutte, finit par im-
prégner l'àme paysanne.
La presse, dont les chroniques agricoles sont très lues, aide
puissamment l'école à répandre, non seulement des notions
précises, — plaise au ciel que l'une et l'autre en répandent
chaque jour davantage I — mais surtout cette idée bienfaisante
que l'agriculture est une science.
L'idée flotte maintenant un peu partout, représentée par
quelques mots assez vides de sens pour ceux qui les prononcent,
mais tout de même efficaces. Ce n'est pas leur plénitude qui
donne le plus de force aux mots, mais leur sonorité. Celui de
science, même aux champs, devient sonore. Les paysans ne
peuvent plus dire comme autrefois: « notre métier est le plus
bète de tous, » ou encore: « la charrue est un instrument que
deux bêtes tirent et une autre pons.se. »
Gomment les paysans n'auraient-ils pas eu très basse opinion
de leur métier puisque cette opinion était générale? Voyez la
place humiliée du paysan dans notre littérature, surtout au
théâtre. On injuriait un homme en lui disant tout court : vous
êtes un paysan. L'emploi du mot, même aujourd'hui, demande
LE PAYSAN.
497
quelques précautions. Pour avoir dit dans un pays agricole que
presque toute la bourgeoisie locale est d'origine paysanne, un
conférencier éprouve quelques ennuis. Un médecin, chargé
d'examiner l'aptitude physique des jeunes filles qui se pré-
sentent à l'école normale, demande à toutes celles dont les
parents travaillent la terre si elles n'y ont pas elles-mêmes tra-
vaillé, par exemple sarclé, fané. Toutes de répondre vivement
par la négative. Visiblement elles croient qu'une réponse con-
traire leur serait défavorable dans la maison où elles veulent
entrer. Mais les idées évoluent, entraînent tout le monde. Le
paysan se relève de sa longue et héréditaire humiliation ;
l'homme et le mot prennent de la dignité. Il est possible qu'à
l'avenir les jeunes maîtresses qui sortiront de l'école revendi-
queront comme un honneur d'avoir sarclé et fané.
VI
Voilà donc les trois fiertés — richesse, machine, science, —
qui donnent à l'àme paysanne une haute estime d'elle-même.
La conscience d'avoir tenu le premier rang dans la bataille ne
diminue pas cette estime. En somme, au lendemain de la guerre,
nous avons une paysannerie plus attachée que jamais à la terre
et à son métier. Elle est, hélas ! cruellement réduite dans sa force
vive, décapitée dans sa fleur. Si l'on compte les morts, les
mutilés, les malades, tous ceux que la longueur de la guerre
aura conduits à la défection, il lui manque peut-être deux mil-
lions de travailleurs. La machine, nous dit-on, les remplacera.
Soit : que deviendrions-nous sans elle? Mais la machine ne peut
pas tout faire. Il nous faut des paysans, de vrais paysans. Plus
nous en aurons, et plus la culture s'étendra sur les terres
délaissées, s'intensifiera sur les autres. A ce prix la vie deviendra
facile pour tous, notre change se relèvera, la France rétablira
sa fortune et sa prospérité. Dans la concurrence effrénée, qui
va se déchaîner entre les peuples, amis ou ennemis d'hier, la
terre reste notre premier instrument de lutte, notre grande
ressource.
Que faire donc ? D'abord appeler et fixer les jeunes a la
terre, faire naître et exalter la vocation paysanne. Nous avons
par deux fois ici même étudié la question, la posant où il faut
qu'elle soit posée, devant la petite école du village, Cette école
tome lviii. — 1920. 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.
nous rend déjh. de précieux services : elle ne fait pas à la terre
tout le bien qu'elle lui poumit faire et qu'elle lui fera le jour où,
selon noire formule, "dans chaque commune agricole de France
il y aura une école paysanne tenue par un rnakre paysan. L'un
et l'autre sortiront grandis de cette reforme, dont nous ne
méconnaissons pas la difficulté. Elle n'est pas au-dessus des
courages que la victoire anime à refaire la France.
La partie ne sera d'ailleurs véritablement g ignée que par le
relèvement de notre natalité paysanne. C'est la qu'est le pro-
blème. Ce relèvement sera le salut de la terre et aussi de la
race. C'est aux champs que notre race s'est formée et par eux
qu'elle se maintiendra Elle en tire s «s muscles, son endurance,
son courage, sa modération, son bon sens, une partie de ce qui
compose le charme de l'esprit français. Il n'entre pas dans notre
sujet de parler de la natalité, encore qu'au lendemain de la
catastrophe on n'échappe pas a deux obsessions. Sans la faiblesse
de notre natalité l'Allemagne n'aurait pas osé préméditer et
commettre son crime. Cette faiblesse reste le point noir pour
l'avenir, le point d'appel a de nouveaux malheurs.
De même, quelles que soient les épreuves d'un peuple, si
longues et si dures qu'on les supposa, tous les espoirs lui sont
permis s'il garde une belle natalité, témoin la Pologne qui res-
suscite cent cinquante ans après si mise au tombe m, témoin
l'Alsace-Lorrainc résistant au colossal • effort d3 germanisation
d'un demi-siècle. On frémit à la puisée de ce qui serait arrivé
si trois de nos départements à bass > natalité avaient dû sup-
porter la môme épreuve. Strasbourg fut bien choisi par M. Cle-
menceau pour en faire partir son solennel avertissement: le
plus grand souci de la France doit être sa natalité, et c'est une
question morale.
Hygiénistes, médecins, économistes, financiers, sociologues,
juristes, législateurs s'empressent à la résoudre, et ont raison de
s'y employer; car, si morale qu'elle soit, une question est tou-
jours tributaire d'une foule de contingences qui ne le sont pas.
Nous vomirions voir se joindre à eux tous les éducateurs, animés
d'un beau pragmatisme, prêts a tout sacrifi r, idées et doctrines,
au succès de l'entreprise. L'éducation a pour fin la vie qui reste
son critère. La vie est tout dans l'être vivant, l'homme comme
l'amibe. Vivre, pour l'homme, n'est-ce pas réaliser la plus haute
possibilité de vie physique, intellectuelle et morale, inscrite en
LE PAYSAN. 499
lui? Oui, sans doute. Mais quelque chose passe avant tout cela,
qui véritablement est premier. Pascal a écrit : il faut faire le
propre de tout. Or, le propre de la via est d'être durée, de se
continuer, de se transmettre et G paiement de nous conduire
devant un berceau. Dans le magnifique effort d'éducation
moderne, où l'on voit tant de belles choses, et si nouvelles,
pense-t-on suffisamment au propre de la vie? Pense-t-on suffi-
samment à ce qu'il faut mettre ou laisser dans le cœur de
l'homme pour multiplier les berceaux?
Et cela s'appelle de différents noms, étant tout à la fois
instinct, goût du risque, optimisme, courage, simplicité de
pensée, sentiment obscur et enchanteur de la durée, ambition
de vie, foi dans cette ambition, en somme une spiritualité où
rien ne relève de l'esprit de géométrie et qui cependant ne
connaît pas le doute.
C'est à développer cette spiritualité de vie qu'on doit travail-
ler si l'on veut rétablir la paysannerie française, saignée à
blanc par la guerre. La question de la terre se ramène donc à
une question morale, et la plus délicate qui soit. Le problème de
la terre et celui de la natalité, liés ensemble étroitement, domi-
nés par une spiritualité, sont un problème de l'àme. Tous les
appuis matériels ne valent que pour obtenir son consentement,
seul décisif. La responsabilité de l'éducateur est ici complète-
ment engagée. Si, pour réussir, l'esprit de science ne suffit pas,
qu'il y joigne l'autre et tout ce qu'il faudra. On ne le chicanera
pas sur les moyens pourvu que soit sauvé l'avenir de la France,
car en définitive il ne-s'agit pas d'autre chose.
Docteur Emmamjel Labat.
LES CŒURS GRAVITENT
DERNIÈRE PARTIE (1)
LA GRAVITATION
Sébastien avait envoyé à son fils son équatorial coudé et un
théodolite. Dans les combles du pavillon disposés en observa-
toire, Pierre poursuivait des travaux qui relevaient plutôt de la
philosophie que de l'astronomie. Chaque nuit Héléna le rejoi-
gnait. Pour demeurer en cette salle vitrée, ouverte au zénith,
elle montait drapée d'une longue pèlerine d'un bleu nocturne
à ganses d'argent.
— Salut à ma bonne étoile ! s'écriait-il gaiment à son entrée.
Qu'elle soit la bienvenue et me rende cette nuit d'études favo-
rable 1
Son large manteau lancé comme le filet d'un pêcheur, Héléna
cherchait à envelopper Pierre.
— Prenez garde, monsieur l'astronome, si cette aile vous
saisit, vous ne travaillerez pas ce soir !
S'il abandonnait ses instruments pour lui complaire, elle
l'obligeait à les reprendre. Etendue sur une chaise-longue, les
yeux au ciel, elle s'absorbait elle-même en d'infinies contempla-
tions. Et ils étaient divinement heureux. Parfois le déplacement
de son équatorial forçait Pierre à se lever. Il en profitait pour se
rapprocher d'elle et la baiser au front. Le doux visage de l'ensom-
meillée prenait une expression si voluptueuse qu'il en demeu-
rait un moment extasié, sans pouvoir se remettre à son labeur.
Copyright by Charles Géniaux, 1920.
(1) Voyez la Revue des 15 juin, 1" et 15 juillet.
LES COEURS CRAVITENÎ. OUI
... Une nuit de juillet d'une sérénité sublime qu'il y avait
comme une allégresse silencieuse dans les constellations du ciel,
Héléna murmura :
— Pourquoi ma pauvre maman, Henri, voire père, Chris-
tine, nos parents, sont-ils inquiets et tristes, quand là-haut tout
est doux et calme? Gomment être malheureux devant ce divin
repos ?
Pierre baisa la main qu'elle avait agitée pour mieux s'expli-
quer, avant de répondre :
— Me faut-il vous désillusionner, Héléna? Cette sérénité
n'est qu'illusion. Les astres ne sont pas les clous d'argent d'une
voûte de cristal, comme l'imaginait la délicieuse ignorance
des Anciens. Ces millions de diamants verts, orangés et bleus,
éperdus de vitesse, roulent à vingt mille lieues à la seconde
vers un but qu'ils n'atteindront jamais. Pourquoi réclameriez-
vous l'immobilité radieuse des cœurs humains? Eux aussi,
tout éperdus, s'élancent sur les chemins sans fin et sans haltes.
— Pierre effrayant, voudriez-vous me persuader qu'il existe
un rapport entre nos âmes et la course des astres du ciel?
— Je le crois, avoua-t-il simplement.
A cette réponse Héléna s'enveloppa la tête dans son manteau
de velours d'un bleu de nuit. Et les constellations continuèrent
leur route fatale au-dessus d'elle.
Une heure plus tard, Pierre découvrit avec précaution la
figure de sa jeune femme. Le sommeil, en décolorant son teint,
lui donnait une pâleur lunaire. Si légèrement qu'il la baisa
dans les cheveux, elle se réveilla avec un sourire mélancolique
et tendre
— Je m'étais endormie pour ne plus me rappeler ce que
vous m'aviez appris, Pierre. Quelle douceur dans l'anéantis-
sement!
Elle s'était exprimée avec un accent pâmé qui l'épouvanta.
Alors il regretta de n'avoir pas caché à sa femme les vérités
décourageantes qui menaçaient de lui retirer la joie de vivre.
Ensuite il pensa :
« Faut-il qu'il existe des réserves dans un amour comme le
nôtre? »
Au mois d'août, une éclipse de soleil ayant été prévue,
Pierre voulut suivre les phases de cette occultation avec soin.
Vers le milieu du jour, un verre fumé à la main, Héléna vit
502 REVUE DES DEUX MONDES.
elle-même, au moment où la campagne flambait sous le ciel
d'or du bel élé, le Val-Do!ent s'assombrir d'une nuit prématurée.
D'un laurier-cerise un merle saisi d'horreur se laissa tomber à
terre. Bouvreuils, chardonnerets, bergeronnettes, mésanges et
épeiehes, stupéfiés, cessèrent leurs chants. Les bœufs au labour
du bordier s'agenouillèrent devant cette catastrophe. Le paysan
lui-même cacha ses yeux sous son chapeau, car toutes les lois
de Dieu lui semblaient violées. Le petit berger, abandonnant
ses moutons, appelait au secours. Ses larmes coulaient encore
quand le soleil, démasqué par la lune, rayonna. « Obeau soleil ! »
s'écria l'enfant, et il sourit. Roitelets, mésanges, chardonnerets,
merles, geais et bouvreuils acclamèrent la lumière ressuscitée.
Or, parmi tous, les êtres enthousiasmés par le retour du
soleil, Pierre et Héléna restaient transis. Pendant quelques
instants, ils s'étaient contemplés à l'ombre diurne de l'éclipsé et
ils s'étaient trouvés des apparences de spectres. Brusquement la
vie souterraine des pauvres morts s'était imposée à leur imagi-
nation et ils en restaient hantés. Ils s'étreignirent éperdùment
à la pensée que l'ombre dernière, une ombre sans éclipse, hélas!
descendrait sur eux. Tandis qu'il la tenait pressée, elle lui gémit :
— Oh! vivre toujours pour t'aimer toujours ! Un amour sans
éternité, quelle dérision 1
... Septembre, octobre, aux feuillées jaunies, aux eaux
célestes fréquentes, les retiennent souvent dans leur apparte-
ment. En novembre embrumé, les glas de la Toussaint tintèrent
à Laissac et à Vausselle. Cette journée-là, sans se l'avouer, ils
retournent en esprit vers Gagnes et Antibes, vers Sébastien et
Christine, Sarah, Henri et Geneviève Rodelle laissés chacun
dans leur petite barque, sur la grande mer, où ils continuent
de dériver à leur insu. Le ciel hivernal a pris la couleur argi-
leuse de la boue.
Un après-midi qu'Héléna est descendue, seule, jusqu'à la
Dolente dont les eaux tumultueuses jettent des cris rauques en
s'aheurtant aux roches, elle rentre au château pleine de maus-
saderie. Ce spectacle de désespoir a provoqué chez elle des désirs
de cieux plus cléments et de rives plus riantes. Pierre travail-
lait dans son cabinet. D'une voix aigre elle reproche à son mari
stupéfait de n'avoir pas fait allumer le feu. Elle n'entend pas
mourir de froid dans l'obscurité. Troublé dans son labeur, Pierre
donne précipitamment à Jacques des ordres et essaie d'apaiser
LES COEURS GRAVITENT. 503
sa femme dont il ne reconnaît presque plus le visage dans cette
petite bouche dure, ce nez strié de rides, ces yeux aigus. Il
veut la calmer. Vindicative, elle le repousse. Tout-à-coup il
ne peut plus lui-même résister à ses injustes reproches, et il
outrepasse l'expression de son mécontentement.
— Il suffit; je ne resterai pas avec vous dans cette pièce!
lui déclare Iïéléua.
— Pardon, je m'en retire moi-même pour vous y laisser,
réplique-l-il.
Pour la première fois, depuis leur mariage, ils se séparent,
ulcérés.
Seul, toute cette nuit, dans son observatoire astronomique,
Pierre le front levé vers l'opaque firmament qui crève de temps
a autre en cataractes, cherche à découvrir le mystère qui est
da,ns les actes inconscients des pauvres âmes. Et sa méditation
lui donne l'épouvantable sentiment du vide, ce vida abhorré au
milieu duquel les misérables hommes gravitent désespérément
vers l'amour insaisissable.
Seule réponse aux questions ardentes de son cœur, les sanglots
de la Dolente emplissent la vallée de leurs soupirs entrecoupés.
« Héléna ! mon cher amour, m'abandonnerais-tu? » songe-
t-il avec une détresse infinie, les bras tendus.
A cet instant, en une vision, il aperçoit au sommet d'une
tour, sur la mer, une femme en tunique de lin gris qui allonge
aussi des mains vides qui ne saisissent pas même les illusions
de l'amour.
Le lendemain une éclaircie met un peu de clarté dans
les frondaisons noirâtres des chênes, lorsqu'il descend à la salle
à manger. Il y retrouve Héléna en toilette d'un azur de bleuet
et rafraîchie comme ces fleurs qu'une averse rend plus bril-
lantes. Elle lui sourit la première et vient l'embrasser avec une
confusion pleine d'amour. Touché aux larmes, il s'accuse :
— Qu'avais-je hier?
— Tu t'accuses, lorsque je fus exécrable !
— C'est moi-même qu'il faut accuser.
— Pardonne-moi 1
— Je réclame mon absolution.
— C'est fait!
Ils font alors un déjeuner d'amoureux, couvert contre cou-
vert, et son verre, c'est son verre.
fî(H REVUE DES DEUX MONDES.
Souvent ils s'arrêtent de manger, et, comme aux premiers
jours de leur union, ils se considèrent avec des regards insatiables.:
— Te souviens-tu?
— Oui, je me souviens.
■ — Tu m'approuves avant de savoir mon sentiment.
— D'avance je sais que ta pensée est ma pense'e.
— 0 mon amour!
— 0 mon àme !
— Te rappelles-tu la pantomime de la Concorde?
— Je me la rappelle.
— Tu me devines.
— J'ai deviné!
Ils ne peuvent plus continuer leur repas. Invinciblement
ils se penchent l'un vers l'autre, comme ces épis trop lourds qui
versent sur leurs tiges et se frôlent au premier appel de l'air.
— Comme tu es grave! disait-elle, les yeux fixés sur le visage
paisible de son mari.
— Comme tu es gaie! répondait-il, le cou entouré par les
petites mains d'Héléna.
— Tu me parais toujours aussi grand.
— Tu restes toujours pour moi toute petite
Elle riait d'aise; il sourit de bonheur.
— Souviens-toi de ce jour de notre arrivée, lorsque nous
sommes entrés dans les pièces fleuries du Val-Dolent. Quel
émerveillement, Pierre!
— Ainsi qu'aujourd'hui le déjeuner nous attendait parmi les
bouquets du chemin de table de ce bon Charlier, et nous pûmes
à peine goûter aux aliments.
— Oui, dès lès-petits radis que tu me donnais, un à un, à la
becquée, nous nous oubliâmes, toi et moi, et il me souvient que
toute cette journée de juin nous restâmes pressés, l'un contre
l'autre, ivres de notre bonheur.
— Le soleil, qui entrait par la baie du midi à notre arrivée,
sortit parla fenêtre du couchant, comme un beau visiteur charmé
de la plus délicieuse des réceptions.
— Et le crépuscule nous retrouva enlacés.
— Puis la nuit entière.
— Et la nouvelle aube encore.
— Il me semble que jamais nous ne nous sommes désen-
lacés, Pierre.
LÈS CŒURS GRAVITENT. 808
— Mon cher cœur, vivre unis, le seul beau rèvel et tout lo
reste est vain 1
— Unis, répète-t-elle, mot immense!
— Réalité plus inouïe encore, Héléna.
— Est-ce donc rare ?
— Peut-être impossible, ma chère àme.
— Que dis-tu?
— D'affreuses paroles démenties par notre amour.
Et ce jour-là, de môme que,Paolo ayant baisé les rianles
lèvres désirées de Francesca, ces amants n'avaient pas lu plus
avant, Pierre et Héléna, enivrés d'eux-mêmes, ne purent manger
plus avant.
... Vers le milieu de la nuit, les flammes de la cheminée, qui
dansaient d'abord comme un équipage de chevaux allègres,
s'abattirent, et le foyer prit la rougeur mélancolique d'un soleil
de décembre. '
Pierre et Héléna s'étaient endormis aux bras l'un de l'autre.
La plaintive Dolente veillait toujours.
Au printemps revenu, Héléna prit l'humeur fantasque du
ciel, d'un azur exquis où triomphait une lumière blonde dont
s'enchantait la forêt bruissante d'oiseaux, et tout à coup noirci
par des giboulées qui mitraillaient les feuilles naissantes. A
l'image de l'atmosphère irrégulière, Héléna éprouvait des be-
soins de fuite que suivaient des retours passionnés. Pierre cons-
tatait que la tendresse de sa femme dessinait les courbes d'une
ellipse, et tantôt elle le fuyait et tantôt elle ne pouvait plus
abandonner la tiédeur de sa poitrine. Puis, sans raison, et quel-
quefois avant même le réveil de son mari, elle s'évadait de la
chambre. Il devait se mettre à sa poursuite, et, l'apercevant en
peignoir orangé, avec sa chevelure dorée répandue comme des
flammes sur ses épaules, il lui criait gaiement :
— Arrête, capricieuse comète!
Elle revenait vers lui, surprise, les pieds nus dans ses
babouches de maroquin. Quelquefois elle demeurait sourde à
ses appels. Il rentrait peiné.
S'il arrivait ensuite à la vagabonde de pénétrer bruyam-
ment dans le cabinet de son mari, celui-ci, troublé, lui en
marquait quelque ressentiment.
— Fort bien! s'écriait-elle offensée. Puisque je suis impor-
tune, adieu!
506 REVUE DES DEUX MONDES.
— Héléna!
Elle le quittait. Pierre, désolé, regrettait aussitôt son atti-
tude. Ses travaux valaient-ils un sourire d'Héléna? L'essentiel,
dans sa vie, devait être l'amour. Aucun but plus magnifique
que celui-là ne se propose, même aux héros et aux saints. Et lui
seul donne un sens a l'existence.
Quand Pierre s'était bien convaincu de la seule nécessité
d'aimer et d'être aimé, les réticences d'Héléna l'obligeaient à
constater qu'elle ne lui livrait plus son cœur avec la sponta-
néité des premiers mois de leur mariage. Il osa le lui repro-
cher.
— N'avez-vous pas changé vous-même? repartit-elle. Vous
ressemblez de plus en plus aux austères jansénistes de votre
parenté.
Et elle rit.
Pierre réfléchit qu'il pouvait y -avoir quelque vérité dans
l'observation de sa femme et se voulut plus simple, car l'amour
n'est en effet qu'une enfance divine.
Avec une délicieuse puérilité, ils se répétèrent ensuite qu'ils
s'aimaient, comme s'ils craignaient de l'avoir oublié.
— Si tu m'aimes, assure-le-moi.
— Je t'aime I
— Vraiment! Répète-le!
Ce même soir, sur un prétexte futile, une observation de
Pierrisur la coiffure d'Héléna qu'il eût aimée tressée en diadème
à l'imitation des femmes de la Renaissance italienne, elle repartit
vivement :
— Voudriez- vous me faire ressembler à votre vilaine
M'"eRodelle?
Blessé dans sa pure amitié pour Geneviève, qui gardait une
réserve si héroïque qu'ils n'avaient même pas échangé une
lettre depuis son mariage, il répondit pourtant avec douceur :
— N'est-il pas naturel que je donne mon avis sur l'arrange-
ment de votre beauté, Héléna?
Elle s'éloigna de lui en encensant de la tète, comme un petit
cheval énervé, avant de répliquer :
— Ahl votre goût! il est bien grave pour moi, votre
goût!
Plein d'amertume, il crut comprendre qu'elle le trouvait
trop âgé. Par représailles contre son injustice, il la quitta. Elle
LES COEURS r.RWITENT. 507
le rejoignit au salon où il s'était réfugié clans la contemplation
mélancolique des constellations humanisées de la voûte bleue.
Pierre en sortit encore sans un mot, pour gagner l'humide petit
temple des Gémeaux qu'entouraient, comme un bosquet sacré,
ses troènes panachés.
Là encore, elle le poursuivit. Par jeu, elle s'y présenta
comme une suppliante antique, les bras nus, ses cheveux dé-
noués enveloppant de leur blonde soie son visage voluptueux,
aux yeux agrandis par l'ombre du reposoir.
Pour se faire pardonner, elle n'eut qu'à murmurer la devise
du fronton :
— Toujours unis!
Ils s'étreignirent en pleurant. Au-dessous d'eux la Dolente
soupirait. Quand leur émotion fut calmée, Pierre lui dit à
l'oreille :
— Yseulti
— Tristan, répondit-elle. Oui, je sais, eux aussi rêvèrent
d'être toujours unis. Hélas I l'éternité qu'ils aperçurent récla-
mait leur disparition.
— Et Roméo?
— Sa Juliette le suivit jusqu'en la mort.
— Se perdre les uns dans les autres, tous en cherchèrent la
résolution.
— Oh ! Pierre, dans cette absorption d'une àme dans une
autre àme, c'est à la planète de consentir au sacrifice de sa per-
sonnalité. Et quelle femme aimante ne consentirait pas à de-
venir le doux satellite de son astre?
— Comment cette pensée a-t-elle pu te venir, Héléna? ques-
tionna-1-il ému.
— Comment ne me serait-elle pas familière, Pierre, puisque
ce que tu souhaites, c'est mon souhait?
... Cependant, des orages, des pluies, des vents les obligeaient
souvent à rester enfermés dans leur appartement. Par un amu-
sant caprice, en ces jours de cendre, Héléna se vêtait de robes
créoles, aussi éclatantes que les fleurs de l'hibiscus, des flam-
boyants ou des grenadiers. Néanmoins la joie de ces tissus ne
pouvait pas en imposer au ciel, et, bientôt, comme un pauvre
oiseau-feu des Tropiques, égaré dans le septentrion, Héléna
allait appuyer son visage aux vitres mouillées. Elle y écrasait
son petit nez busqué ou sa bouche charnue. Ou bien Héléna
508 REVUE DES DEUX MONDES.
roulait de droite et de gauche de grands yeux étonnés. Quand
il en surprenait l'expression, Pierre, apitoyé, lui disait :
— Oh! ma petite gazelle, retournons aux pays lumineux
et aromatiques. Parle! Tu es exaucée d'avance.
— Non! Je n'en ai plus le goût. C'est fini pour moi de
voyager
— Plaisantes-tu? tu n'as pas vingt ans!
— Il y a des àmcs de vingt ans bien âgées, répondit-elle len-
tement.
— Non ! pas toi qui n'es qu'une toute petite fille.
Découragée, elle fit :
— La petite fille sage ne veut plus quitter son tabouret. Elle
a trop couru jadis.
Troublé par son accent, il s'agenouilla devant elle en lui
demandant :
■ — Tu souffres! Oui le Tait souffrir?
— Moi-même, Pierre!
— Que souhaites-tu?
— Rien que toi.
Mais les jours qui suivirent, Héléna, par la pluie qui tombait
sur la terrasse avec un bruit de friture, se promena de pièce en
pièce d'un air inquiet. Quelquefois elle touchait au passage une
tenture ou un meuble, comme pour se rendre compte de la
réalité de son apparence. Vers le soir elle s'abîma dans une
lecture, à ce point qu'elle n'entendit pas la voix de son mari
lorsqu'il la questionna. Autrefois peu sensible aux fictions des
poètes, elle y prenait maintenant un intérêt si vif qu'elle vivait
de la vie des personnages créés, s'animait, frémissait ou se déso-
lait, quand la fatale conclusion de la mort s'imposait aux êtres
valeureux et tendres dont elle avait goûté les bonheurs imagi-
naires.
Souvent Pierre, la surprenant les yeux dilatés et vagues, lui
demandait :
— Où es-tu?
— Ailleurs.
— Où voudrais-tu être?
— Autre part, avec toi.
— Je t'en prie, Héléna, parle. Quel es! cet : autre part?
Elle secoua la tête d'un air de doute, avant de dire ;
- — Je ne sais pas encore.
LES COEURS GRAVITENT.
509
Enfin un jour, l'index levé vers les étoiles, elle prononça :
— Là-haut 1 *
— Hélas!
— Tu vois bien que tu ne peux me satisfaire, Pierre?
Tristement, il pensait :
« Quelque jour nous monterons pourtant là-haut, toi et moi,
mais alors nous serons aussi légers que Paolo et Francesca, et
peut-être aussi noyés de larmes et de regrets. »
... Un matin d'avril que Pierre* descendait joyeusement de
son observatoire, car il avait aperçu les premiers pommiers en
fleurs blanches et roses, il chercha Iléléna pour lui apprendre
cette bonne nouvelle. Il ne la trouva pas et il apprit de Jacques
que « Madame l'attendait à la cascade. » Par l'allée qui passait
en sous-bois devant les petits temples des douze constellations
du Zodiaque, il atteignit en amont du pont ogival ce qu'ils appe-
laient ambitieusement : la cascade. De gros porphyres roses
arrondis comme des épaules ou des hanches, obligeaient la
Dolente à un saut d'une hauteur d'homme. Du fond ténébreux
des branches entrelacées, au-dessus de la rivière, l'eau semblable
à une coulée de verre à bouteille, courait vers l'aval. Pendant
sa chute, la nappe liquide rappelait un écheveau de fils métal-
liques qui se nouaient et se dénouaient en scintillant. Enfin
la nappe tombait sur les pierres du torrent avec un glorieux
fracas.
— Héléna! Où es-tu?
Seule la Dolente répondit de son bruit tumultueux à son-
appel.
— Héléna I répéta-t-il.
Lassé de la héler vainement, il remonta plein d'anxiété vers
la maison. A mi-cùte de la colline, il eut l'idée de prendre le
sentier qui menait à la caverne. Les arcs épineux de la ronceraie
le forçaient à marcher lentement et il arriva devant la grotte
en partie masquée parleurs broussailles. En robe de mousseline
à doublure de taffetas rose qui éclairait le tissu par transparence
comme d'une aurore, Héléna, étendue, appliquait son oreille
contre le sol.
— Mon Dieul que fais-tu là? demanda-t-il à la fois effrayé
et moqueur.
Sans se laisser troubler par son apparition et le ton qu'il
avait employé, elle lui répondit :
S 10
REVUE DES DEUX MONDES.
— J'écoutais battre le cœur de la terre. Écoutez-le vous-même
Ce n'est pas une imagination.
Lorsqu'il eut prêté son attention aux battements qu'elle
croyait percevoir, il lui dit en souriant :
— Ces bruits souterrains sont produits par la Dolente en
communication avec le fond de cette caverne.
— Vos détestables explications ravalent tous les mystères à
des principes de physique, rép!iqua-t-elle. Je serais bien absurde
de vous avouer que, certains jours, je crois sentir dans l'air
la pulsation des cœurs d'ailleurs, des cœurs de là-haut, de
partout I
... Lorsqu'elle se fut ainsi exprimée, elle s'assit sous la grotte
près de la vasque naturelle où les larmes de la voûte tombaient
avec le bruit du cristal cassé.
— Vous en souvient-il, reprit-elle, a notre première visite
au Val-Dolent, ma mère et vous, m'avez surprise devant cette
fontaine. A maman qui me grondait, j'avais dit : « Buvez! c'est
la source de Jouvence. » Et elle vous demanda de lui expli-
quer les vertus de cette fameuse eau. Je vous entends encore
lui répondre : « Aux temps où les Dieux étaient presque hu-
mains et les hommes presque divins, sourdait la fontaine de
Jouvence qui avait la propriété de rajeunir. A cette aube du
monde, tous les mortels avaient le droit d'aller y puiser. L'abus
qu'ils firent de ce trésor obligea les Dieux de leur en ôter
l'usage... » Je vous le demande, de quel abus les hommes se
rendaient-ils coupables?
— De boire l'eau qui les rendait semblables à des Dieux ne
possédant qu'une supériorité, leur immortalité, Héléna.
— Ainsi, Pierre, les buveurs pouvaient devenir immortels?
Buvez-donc, mon cher amour, je le veux.
Inclinée sur la vasque, elle y plongea ses petites mains serrées
en coupe et les remonta jusqu'aux lèvres de Pierre. Ensuite, ses
paumes remplies une seconde fois, elle les éleva vers le ciel,
comme pour une libation sacrée, et s'abreuva elle-même.
Ils demeurèrent quelques instants encore dans la grotte dont
l'ombre épaisse leur permettait à peine de se reconnaître.
— Sortons d'ici, c'est noir et froid, Héléna.
Au seuil de la caverne, elle murmura :
— A la vérité, dérisoire Jouvence, ta liqueur, sans abreuver
jamais, donne une soif effroyable.
LES COEURS GRAVITENT. 511
Il lui avait pris le bras afin de l'entraîner, mais la jeune
femme se retourna vers la grotte ténébreuse et sa charmante
figure de vingt ans eut une expression désespérée. Pierre fut
épouvanté <l k cette vision soudaine d'une pission qui, dépas-
sant lus limites des amours terrestres, clurcka.it l'éternité!
*
* *
Un matin que Pierre voit, au son de la cloche agitée par
Jacques, sa femme vêtue de mousseline aurore, rentrer du parc,
son chapeau bergère tombé sur la nuque, une brassée de sca-
bieuses azurées entre les bris nus, marchant sur ses petits
cothurnes, délicieuse de fraîcheur dans la luxuriance de sa
vingtième année, il s'écrie :
— Je veux que tu sois figurée ainsi!
Quelques semaines plus tard, un sculpteur, jadis lié d'amitié
avec Pierre, vint au Vil-Dolent commencer une étude de la
jeune femme. Celte introduction dans leur intimité de l'artiste
leur parut d'abord un événement considérable; puis, ravie de
la compagnie de cet hôte intéressant, lléléna se ne lassait pas de
l'interroger sur la partie étrange dj la société dont il repré-
sentait la fantaisie, le désintéressement, l'imagination et la
passion par ni les autres hommes réalistes et utilitaires. Un soir
qu'elle l'avait écoulé attentivement, lléléna conclut :
— Un artiste c'est comme un amant perpétuel, un amou-
reux de tout.
Touché di la définition qu'elle lui donnait de sa mission, le
sculpteur s'écria :
— Pour ce mot-là, madame, je voudrais pouvoir immor-
taliser votre beauté ! mais, hélas !...
— Pourquoi semblez-vous douter de votre talent? lui de-
manda-t-elle.
— Parce que l'on tend vers l'art comme vers l'amour, sans
y atteindre absolument, répondit le statuaire ses mains levées
dans une sorte de supplication aux Dieux de la beauté.
— Vous aussi ? s'écria lléléna pleine d'ardeur.
— Quoi donc? interrogea l'artiste surpris.
— Rien !
La jeune femme avait baissé le front. La détresse agitait le
cœur tumultueux de Pierre.
... Lorsque le sculpteur quitta le Val-Dolent, il dit à Pierre
S12
REVUE DES DEUX MONDES.
en regardant Héléna avec la tendresse passionnée et chaste dont
les artistes considèrent les femmes :
— Mon ami, vous aurez ve'cu un admirable poème, et tous
deux, plus heureux que moi, vous aurez réalisé votre chef-
d'œuvre en vous-mêmes.
A ces paroles d'adieu, enivrés d'une voluptueuse tristesse,
ils tombèrent aux bras l'un de l'autre sans souci des regards du
statuaire, — mais un artiste saurait-il rien considérer avec le?
yeux étroits des autres hommes?
En se retrouvant soûls à leur table, délivrés d'un observateur
dont la perspicacité commençait à les effrayer, ils se sourirent.
La semaine qui suivit ce départ, Héléna éprouva le besoin de
l'immobilité. A chaque invitation pour une sortie, elle répondait :
— Plus tard !
Cependant la campagne fleurissait en un rayonnement
immense de joie et les flots de la rivière, grossie des pluies, bon-
dissaient comme des chèvres sur les porphyres rouges.
Le goût des livres avait repris Héléna. Parfois, quand elle
ne se croyait pas entendue, elle lisait à haute voix avec un
accent créole qui donnait une fraîcheur d'innocence à sa lecture.
Un jour qu'un murmure à travers le parquet l'avertissait
qu'Héléna parcourait un ouvrage à son choix, descendant douce-
ment l'escalier qui conduisait à sa chambre, Pierre l'entendit
lire :
« Je m'abandonne, ô mon Dieu, à votre infinité et à voire
immensité incompréhensibles, pour m'y perdre et m'y oublier
moi-même. »
Il s'avança et lui avoua l'avoir entendue.
Encore pénétrée du sens de l'Écriture, Héléna eut le geste
vague de ses instants d'embarras ; son petit poing d'abord serré
ouvrit peu à peu ses doigts en l'air, et c'était comme l'image
de l'épanouissement d'une corolle.
Pierre, pensif, répéta:
— « Pour m'y perdre et m'y oublier moi-même I » Que vous
manque-t-il donc, pour que vous puissiez éprouver ces aspira-
tions désolantes, ma chère âme ?
Sa nuque renversée sur l'appui de sa bergère, elle lui
répondit avec un sourire pâmé:
— Ne vous offensez point : vous êtes vraiment mon bien-
aimé choisi entre mille.
LES COEURS CRAVITENT. ^13
Puis elle ferma ses paupières. Un bandeau de soie éme-
raude partageait à moitié ses cheveux qui retombaient avec une
folle exubérance d'écheveaux de soie sur ses joues d'un rose
immacule'. Les narines de sou pelit nez busqué, aussi nacrées et
unes que des pétales, palpitaient. Et sa bouche avait de lég rs
mouvements aux paroles secrètes de sa pensée. Parfois des
ondes passant sur sa délicate figure en modifiaient l'expression .
Et Pierre, incliné sur sa femme, croyait voir monter des
sources mystérieuses de son àme adorable les parfums les plus
secrets. Il l'embrassa en la serrant violemment contre lui :
— Je te tiens, lui cria-t-il.
— Tant mieux ! répondit-elle sans rouvrir lesyeux, car il me
semblait m'envole r dans l'immensité quand tu m'as saisie.
. Puis, rappelée au souvenir de sa lecture, elle murmura une
seconde fois :
— Vous êtes vraiment mon bien-aimé, choisi entre mille.
Quelques instants plus tard, et quelle que fût la douceur des
caresses de Pierre à son front, elle s'endormit, sa bouche
ouverte sur un dernier baiser avec l'air de suprême abandon
qu'on voit aux petits enfants.
Afin de la laisser à son sommeil, il se recula jusqu'au seuil
de la chambre. La tenture persane aux soleils flamboyants sur
les épaules, il dit encore en l'observant:
— Chère enfant terrible !
Dès qu'il se retrouva dans sa salle de travail, elle lui parut
douloureusement silencieuse. Ce sommeil d'Héléna, en plein
jour, prenait une signification affreuse et des images horribles
le torturèrent.
« Pourquoi cette angoisse puisqu'elle dort, pensa-t-il ? Elle
dort ! »
Cependant, incapable d'attention, il fut obligé de redes-
cendre vers elle. Agenouillé sur un coussin, il la contempla
jusqu'à ce qu'elle se réveillât. Lorsqu'elle rouvrit les yeux,
Héléna lui demanda :
— Pourquoi pleures-tu?
— Vraiment, je pleure ?
Et il ne put rien lui répondre car il se sentait enivré de joie
en la revoyant sourire, se mouvoir et remplir la pièce de son
amoureuse jeunesse.
... Un nouvel élan de piété soulève Héléna. Des heures
TOMB lviii. — 1920. 33
"14 REVUE DES DEUX MONDES.
entières, elle se complaît, les yeux mi-clos, h ses imaginations
paradisiaques. Parfois elle porte ses méditations dans les petits
temples dédiés aux constellations du zodiaque. Pierre la sur- |
prend au reposoir de la Vierge. Comme il lui demande l'objet
de sa songerie, elle lui répond :
— Ilier soir en regardant les rondes d'anges et d'àmes élues
qui dansent et s'embrassent dans un paysage fleuri semblable à
celui des îles de mon enfance, je me demandais s'il y avait
quelque vraisemblance dans ces imaginations de l'Angelico?
Aujourd'hui que j'y réfléchis, j'en pleurerais.
— Pourquoi donc? demande-t-il.
— Parce que c'est trop simple, trop ravissant et que je
n'aperçois pas la possibilité de danser avec toi toute l'éternité
parmi les roses, les pâquerettes et les lys, en chantant laudes.
Les yeux relevés vers son mari, elle ajouta:
— Plus tard, quand on parlera de nous, l'on dira : «. Il était
impossible de s'aimer plus qu'ils ne s'aimèrent. » Et, pourtant, ô
mon amour ?...
— Que veux-tu signifier, Héléna? interroge-t-il plein d'an-
goisse.
— Seulement ceci, qu'on ne peut monter assez haut dans JA
ciel et que lorsqu'on y parvient, il faudrait s'y maintenir 1
— Nous nous y maintiendrons, ma chère àme 1
— Je le souhaite, lui déclare-t-elle avec un sourire grave.
Et son ton le terrifie.
Un soir que Jacques, le dessert placé sur la table, se retirait
ainsi qu'il en avait coutume, car ils ne toléraient pas de service
autour d'eux, Héléna s'interrompit de manger d'un entremets
dont elle était gourmande, pour s'exclamer :
— Savez-vous, monsieur mon mari, que vous êtes plus sem-
blable aux autres hommes que je ne me l'étais imaginé ?
— Et pourquoi non? répondit-il amusé.
— Quel dommage ! reprit-elle. Lorsque je vous vis pour la
première fois à Antibes, superbe dans votre cape et sous votre
large feutre gris, votre air me promettait une majesté conti-
nuelle de pensées.
— Dieu! que j'aurais été ennuyeux 1 s'écria-t-il gaiment.
— C'est possible, Pierre, mais vous ne m'empêcherez pas de
vous avouer que je m'étais représenté l'astronome, ami des
étoiles, comme un héros surhumain.
LE* CŒUR? GRAVITENT. 515
— Et vous n'avez trouvé qu'un pauvre homme ras de terre,
Déléna.
— Oserais-je m'en plaindre, Pierre ? Or si vous aviez été un
personnage céleste, vous n'auriez pas eu de regards pour votre
petite antilope. Et pendant nos fiançailles, je puis maintenant
vous en faire la confidence, quand je m'étais trouvée trop petite
fille avec vous, si je me sauvais, c'était pour aller pleurer d'avoir
été une sotte. Dans ces instants-là, désolée, je me demandais :
« Est-ce moi qu'il devrait épouser? »
Emu par son amoureuse humilité, Pierre saisit fougue- is -
ment sa femme-enfant. Alors la tète sur sa poitrine, elle lui
chuchota :
— Ai-je mérité tant de bonheur? Oh! je fus heureuse, heu-
reuse, heureuse !
— Pourquoi dis-tu : « je fus heureuse, » Héléna. Ne le
serais-tu plus ?
— Ce n'est pis ce que je veux dire, répliqua-t-elle. C'est si
difficile de parler de son amour! On le sent en soi. comme une
musique. Il y faudrait des chants. Comme je ne sais pas
chanter, quelquefois j'ai dansé de joie- devant toi. Ma danse, peut-
être, offusquait ta gravité; c'était ma seule manière d'affirmer:
«J'aime Pierre. Je l'aime! Pierre ^st mon amour et je suis à
Pierre I » Crois bien que, dans ces moments-là, je t'aimais si
fort que je me soulevais de terre pour être plus dans ton cœur.
Lorsqu'elle eut ainsi parlé, elle s'arracha des bras de son
mari et s'en alla rôder d'une fenêtre à l'autre fenêtre sur ses
petites mules de soie qui bruissaient comme des feuilles sèches.
Après avoir regardé la forêt, elle guetta furtivement Pierre et
alla s'accroupir sur un profond fauteuil, les bras tombés. Elle
y prit l'expression de ces chats, aux paupières presque closes
sur le liseré d'or de leurs yeux d'émail, qui semblent sommeil-
ler et qu'on sent pourtant tendus, prêts à bondir à la moindre
alerte. Tout à coup, la tète tournée vers la fenêtre à travers
laquelle s'apercevait le moutonnement bleuâtre des frondaisons
qui emprisonnaient le Val-Dolent dans leur étroit horizon, et
sans que rien ne préparât si question, Héléna demanda :
— Tout est pareil, n'est-ce pas, d'un coté ou de l'autre de
la terre?
— Je ne le comprends pas.
— C'est vrai! Je suis insensée*
•
516 BEVUE DES DEUX MONDES.
Abattue sur son épaule, elle reprit :
— Non, je suis malheureuse I
— Toi I Toi ! ma chère âme, pourquoi?
— C'est-à-dire que je suis peut-être trop heureuse, reprit-
elle les yeux mouillés.
Du fond de son précipice, le sanglot de la Dolente montait
jusqu'à eux.
— Hélas! dit-elle encore écrasée sur la poitrine de Pierre,
trop heureuse, n'est-ce pas être un peu malheureuse?
— 0 folle petite enfant!
Il affectait l'enjouement, mais son sourire cachait son in-
quiétude. Un peu plus tard,Héléna appuya sur lui des regards
dévorants.
<( Que veut-elle? Qu'altend-elle? Que cherche-t-elle ? »
pensait-il.
... Une nuit Pierre terminait une page d'anticipations sur
la mort de la terre et il écrivait :
« Un soleil noir, un astre mort désorbité, rencontrera la
terre lancée contre lui Au choc de ces deux masses un immense
feu jaillira, une formidable nébuleuse montera en flammes de
millions de lieues. Et tout ce qui fut chair, esprits, âmes amou-
reuses, génie, beauté, charité, tendresse, ne sera plus que feu.
« Et il y aura un recommencement, une Genèse qui verra
son futur Moïse.
« La création se continuera. L'amour ressuscitera qui recréera
la vie. A la vérité, il n'y a ni commencement, ni fin, et la gra-
vitation a mu, meut et mouvra l'infini. »
Un souffle léger sur sa joue éveilla son attention. Relevant
Arivement les bras par derrière, Pierre enserra le cou de sa
femme entre ses mains.
— J'ai lu, lui dit-elle seulement.
Il voulut poser ses lèvres sur son front, mais elle résista et
s'enfuit.
Le lendemain, tandis qu'agenouillée devant un parterre de
la terrasse, elle choisissait des glaïeuls drap d'or légèrement
flammés de rose dont elle voulait composer un bouquet, Héléna,
entendant Pierre marcher derrière elle, lui dit sans se retourner :
— Comment pouvez-vous écrire qu'il n'y a ni commence-
ment, ni fin? Ce recommencement où nous ne serons plus,
vous et moi, sera bien notre fin.
LES COEURS GRAVITENT. 511
— Il ne s'agissait pas de nous, Héléna.
— Il ne s'agit que de nous, repartit-elle. Gela seul compte
pour moi.
Comme elle demeurait toujours agenouillée devant les
glaïeuls, il voulut alors caresser ses cheveux, mais elle se déroba
et ne voulut pas permettre qu'il l'accompagnât dans la forêt.
Vers la fin de cet après-midi, elle en revint ravissante d'ani-
mation. D'une voix vibrante, elle lui dit aussitôt.
— Quelle impression inouïe je vfens d'éprouver, Pierre! Il
me semblait que je me poursuivais moi-même. J'avançais vite,
vite, mais mon âme allait encore plus fort devant moi. Ah 1 quelle
ivresse de se sentir à sa propre poursuite sans pouvoir se rattraper I
En la considérant avec tristesse, il lui murmura seulement :
— Et moi?
— Oh ! s'exclama-t-elle désolée. C'est vrai !
Il la prit dans ses bras avant de lui répéter son tendre reproche ;
— Et moi?
Avec le ton du désespoir Héléna s'écria qu'elle mériterait
un châtiment pour cet oubli. Pourtant, ce même soir, quand,
leur diner terminé, ils descendirent jusqu'à la caverne rouge,
afin d'en contempler à la nuit les phosphorescences, Héléna,
rassurée par les ténèbres qui ne permettaient plus à Pierre de
scruter son visage, lui demanda :
— Depuis que tu m'aimes, ton àme ne s'est-elle jamais
échappée de toi? Sois sincère!
Les gouttes d'eau qui se brisaient comme des cristaux au
bord de la vasque, furent la seule réponse de Pierre.
— Tu te tais : quel aveu! reprit-elle. Pourquoi donc me
gronderais-tu de me sentir parfois m'évader de moi-même ?
Sur ces mots, elle se jeta dans ses bras avec une effrayante
ardeur. A cet accès de frénésie mélancolique, Pierre ne put
retenir ses larmes, et ils restèrent longtemps enlacés et pleins
de détresse.
Par cette douce nuit de pleine lune, Héléna, refusant d'aller
se reposer, voulut qu'il demeurât avec elle, sur le balcon. Il
lui avait appris à reconnaître les constellations et elle les lui
désignait naïvement comme un écolier indique les villes sur
une carte de géographie :
— Le Capricorne! la Grande Ourse! Le Bouvier! Les Pois-
sons! Le Dragon!... La belle vie brillante, là-haut, Pierre! Et
518 REVUE DES DEUX MONDES.
quelle consolation de savoir tous ces grands yeux fixés surnousl
Cessant tout à coup d'observer le firmament, elle déclara
d'une voix grave, ses regards appuyés sur Pierre :
— Comme je t'ai aimé!
— Comme. je t'aime I répondit-il tendrement.
— Oh! Pierre, n'esf-ee pas une profonde douleur de vouloir !
être aimée pour l'éternité? Parfois je défaille de penser qu'il a
existe des bornes à nofre amour.
Elle vint lui saisir âprement la tête et prononça :
— Ne jamais, jamais nous désunir! Ah! répète-moi que
jamais, plus que nous, deux âmes ne furent confondues.
Un peu plus tard, elle dit encore en secouant le front avec
désolation :
— Confondues? Non ! Non ! Car toi, tu restes toi, et souvent
je reste moi.
Les milliards d'astres dont les scintillations sympathiques
semblaient vouloir caresser ces amants de leur tendre éclat,
continuaient de rouler dans les eaux infinies du céleste océan.
— Comment arrivera n'être plus soi mais l'essence même
de ton à me ? reprit Héléna- Comment m'abimer mieux en toi?
J'agonise parfois de me sentir distincte et isolée. J'en éprouve
P froid glHci.'il et un sentiment horrible de solitude. Oh! n'être
plus jamais solitaire... est-ce possible, Pierre? Anéantis-moi
donc, ô mon amour, pour que je sois vraiment heureuse!
Par ses invocations Héléna exprimait tout ce que Pierre
avait médité toute sa vie. Il fut à la fois enchanté et épouvanté
que, par les intuitions de son amour, sa femme-enfant commu-
niât vraiment avec sa pensée la plus secrète. Elle était donc
autant que lui persuadée que rien ne rassasie les grands cœurs.
Instinctivement Pierre et Héléna resserrèrent leur étreinte
jusqu'à s'en faire souffrir.
Au-dessus de leur embrassement les mondes silencieux con-
tinuaient de graviter dans le vide infini où les attiraient les
mille attractions contradictoires. Et sous ces étoiles, elles aussi-
pleines de détresse, Pierre et Héléna, bnurhe à bourlv-, éprou-
vaient l'angoisse de leur instabilité.
A l'aube, quand les &MfM, comme des yeux, fermèrent leurs
paupières et disparurent, Héléna, pâlie de lassitude, eut un sou=
rire en répétant les vers de Dante qu'ils avaient lus ensemble :
« C'était le temps où le matin commence et le soleil mon-
LES CŒURS GRAVITENT. 5IB
tait avec ces étoiles qui l'entouraient, quand le divin amour
mut primitivement ces beaux astres! »
A peine achevait-elle sa citation, qu'un rayon, le premier,
dépassa les frondaisons du bois dont il traversa les branches
comme un fuseau d'or. En une inspiration subite, la jeune
femme présenta son front livide à cette flèche de flamme, et elle
en fut éblouie au point de chanceler.
— Il faut maintenant dormir, ma chère âme, lui conseilla
Pierre.
— Dormir, répondit-elle avec un singulier sourire, dormir,
l'odieuse chose 1 Non 1 non! Plus de sommeil 1 Toujours vivre!
Pour se délasser de la longue immobilité de cette nuit d'été,
elle réclama son cheval.
— Quelle singulière fantaisie, Héléna? Vous n'avez pas dormi.
— C'est entendu, Pierre, je ne suis que fantaisie. Savez-vous
mon désir, ce matin ? Je veux revoir à Saint-Igest la maison où
naquirent les parents de Virginie de la Tour. A peine, une fois,
ai-je visité ce village abandonné par mes ancêtres pour s'exiler
aux Indes et a l'Ile de France.
— Mais la route à travers le causse, longue et dangereuse,
demande plusieurs heures de course rapide.
— Tant mieux ! Vous ne comprenez donc point combien j'ai
besoin de me fatiguer. J'ai trop pensé, cette nuit. Maintenant il
me faut du mouvement. Et puis j'ai soif de revoir la vieille
demeure tant de fois imaginée par la pauvre Virginie.
Prévenus par Jacques, le bordier et son fils vinrent présenter
les chevaux. Ils firent observer que ces bêtes, bien reposées, ne
manqueraient pas de vivacité.
— A la bonne heure 1 s'exclama Héléna joyeuse.
Coiffée d'un petit tricorne à la française, elle était vêtue d'une
amazone bleu de roi dont la traîne flottait comme un pan de
ciel au flanc de sa blanche jument. Un feutre dont l'air rabat-
tait parfois une aile, couvrait le grand visage de M. du Cambout
et ses guêtres fauves moulaient ses jambes. Aussi pâle et calme
que sa femme était rose d'énervement, il lui vit donner de
l'éperon à sa monture qui fît feu sur le roc.
Bientôt quittant le ségala ténébreux, ils s'élevèrent vers le
haut plateau calcaire où ne poussaient que les chênes truffîers.
Le sol en était crevassé. A chaque moment, parmi la broussaille
du genièvre, les chevaux devaient sauter des obstacles sur les-
520 REVUE DES DEUX MONDES.
quels ils arrivaient sans les apercevoir. Héléna, de sa petite cra-
vache, cinglait sa monture. Pierre lui en (ît l'observation.
— Auriez-vous peur? interrogea-t-elle avec un sourire glo-
rieux. Je voudrais déjà distinguer la toiture de Saint-Igest, de
la couleur des framboises, vous souvient-il ? Songer que mes
aïeux naquirent et vécurent là et que je suis leur descendante,
pleine de vie, de mouvement, d'amour, quand leur manoir aban-
donné doit maintenant sonner sous le pied comme un sépulcre !
0 vie! 0 mort! En avant! Plus vite! Me suit qui m'aime!
Virginie! chère Virginie, tu fus vraiment adorée!
— Je vous en supplie, Héléna ! Héléna ! veillez à la bouche
de votre jument. Vous l'affolez I Elle s'emballe 1
— Hardi ! Hardi ! Laissez donc, répondit-elle, puisque nous
avons des ailes I
Elle pressait encore l'allure de sa monture, quand un renard
débusqua d'un hallier.
— Je le forcerai, s'écria-t-elle joyeuse. Passez à droite, Pierre.
Laissez-moi cet honneur. Hardi I
Accoutumée dès l'enfance à des battues dans la brousse tro-
picale, elle se précipita sur le fauve avec une prodigieuse énergie.
— Ivresse! Ivresse! clama-t-elle encore. Je m'envole!
Pas plus qu'elle, Pierre ne connaissait le terrain. Sur sa
bête plus rapide, Héléna gagnait son mari. Toup à coup sa jument
parut rentrer dans le sol comme une pierre coulerait dans l'eau.
Ce fut presque instantané. Quand M. du Gambout atteignit à
l'endroit de la disparition d'Héléna, il aperçut, au fond de lu
gorge de Vezac, par quarante mètres de profondeur, une sorti'
de grande fleur à macules de pourpre sur les pierres cendrées
du précipice. Sans un^cri, sans un sanglot, il tomba de son cheval.
Les mains crispées à sa gorge, il se voulut mort.
« La vraie existence n'est-elle pas celle
qui se continue pour nous au cœur de
ceux qui nous aiment? »
E. Renan.
Les violons dissimulés dans le bois du Val-Dolent jouaient
avec une douceur désespérée ie « lamento » d'Ariane :
0 mort ! je crois en toi 1
4
LES CŒURS GRAVITENT. 521
En avant du clergé, les jeunes filles de Laissac, vêtues de
blanc et fleuries de roses blanches, remontaient l'avenue des
châtaigniers afin de regagner leur village. Les funérailles termi-
nées, des cimentiers avaient aussitôt scellé la dalle de la grotte
tumulaire.
Accouru de Cagnes à la nouvelle de ce désastre, Sébastien du
Cambout, vieilli, ses yeux rétrécis par leurs paupières alourdies
et ses cheveux plats ramenés en arrière de son front religieux,
ne se décidait pas à laisser seul son fils Pierre dans la grotte rouge.
Celui-ci demeurait roidi dans sa haute taille contre la paroi
cramoisie de la caverne où dégouttelait l'eau des voûtes. Les
musiciens cachés sous la hêtraie, aux bords de la Dolente, conti-
nuaient à marier les sons gémissants de leur « lamento » à la
plainte de la rivière.
A l'extérieur de la caverne, M"" de la Tour fléchissait sous les
sombres voiles qui l'enveloppaient jusqu'aux pieds. Après avoir
poussé un soupir accablé, cette mère s'avança vers une jeune
femme de grande stature, restée un peu plus en avant de l'espla-
nade. A leur rencontre ces deux personnes s'enlacèrent silencieu-
sement. C'était une journée de septembre, chaude et vibrante,
aux nuages argentés pleins d'allégresse. Des coucous s'appelaient
en sous-bois, et sur les hauteurs du firmament voguaient les
noires compagnies des corbeaux en roule vers les champs où des
glanes possibles s'olTraient à leur voracité. Sur la rivière ocellée
d'or et d'émeraude au jeu des ramures ensoleillées, les libellules,
ces fines aiguilles ailées qu'admirait Iléléna, semblaient faufiler
des tissus de fée au-dessus des flaques vermeilles.
Les accents éplorés des violons vibraient toujours parmi cette
paisible joie automnale de l'air et de l'eau, des insectes et des
bêtes.
— Père 1 Père 1 laissez-moi soui, prononce Pierre aussi blanc
que les roses amoncelées devant le tombeau, lorsque Sébastien
veut lui prendre le bras.
Devant ce désir affirmé, le janséniste donne un baiser à son
fils, en lui murmurant avec gravité :
— «Comme la fleur elle s'était élevée, et elle est foulée aux
pieds, et elle fuit comme l'ombre et ne s'arrête jamais. » Ah ! mon
cher enfant, je souffre avec loi. Adieu 1
Sur ces paroles, les paupières de Sébastien se chargent de
larmes. Ensuite il se redresse d'un air majestueux pour marcher
522 REVUE DES DEUX MONDES.
vers 31m* de la Tour demeurée'sur la terrasse de la grotte sépul-
crale près de l'autre jeune femme endeuille'e. Il s'inclina devant
elle et lui offrit le bras. Et Sarah eut un gémissement harmonieux
en s'éloignant pour toujours de sa fille adorable qui avait joué
sur cette terre à la « Virginie »et qui disparaissait comme elle
on pleine fleur. Sa douleur était d'autant plus profonde qu'elle
songeait à son fils Henri. Depuis le mariage d'Héléna et son
départ pour le Val-Dolent, il errait au bord delà Méditerranée,
h moitié dément, cherchant à l'horizon une lie merveilleuse qui
n'y apparaissait jamais. Péniblement ce père et cette mère mon-
tèrent par l'allée des reposoirs du Zodiaque qui, dans leur détresse,
leur parurent les stations d'un chemin de croix.
Pierre restait seul, devant le tombeau. Sur l'esplanade, le
menton sur une main reployée, la grande jeune femme attendait,
immobile. Par les baies ouvertes du château s'envolaient a tire
d'aile les accents de l'office des morts dont les cris éternels jailli-
rent de l'abîme des plus immenses consciences humaines qui
vécurent jamais sous des cieux plus proches de Dieu.
Et en entendant l'organiste jeter ces clameurs effrayantes à
Héléna « foulée aux pieds après avoir été la fleur qui s'élève, »
Pierre agenouillé commença de verser ses larmes ies plus
effroyablement amères.
En présence du sépulcre que la beauté radieuse d'Héléna
aurait dû transformer en un hypogée d'enchantement et
d'amour, Pierre ne put s'empêcher de tendre les bras vers le dur
seuil de pierre qui les séparait a jamais l'un de l'autre, et il
gémit :
— Peut-être, mon amour, me cherches-tu maintenant comme
je te cherche? Et tu t'étonnes que je ne sois pas étendu près de
toi comme c'est ma place. Et tu as froid 1 et tu m'appelles 1 Si tu
m'entends, ma chère àme, réponds-moi. Faut-il que j'aille vers
toi? Oui, partir, n'est-ce pas?
A cet instant une main qui tremble, et légère comme la feuille
au vent, vient frôler Pierre à l'épaule. Il jette un cri :
— Hélénal
— Non 1 Geneviève seulement, lui répond-on.
La lumière diffusée par les porphyres rouges de la grotte
répand une coloration de flamme sur le teint de Mme Rodelle. Et
dans cette ombre chaude, ses yeux qui paraissent immenses
appuientsur Pierre des regards d'infinie compassion.
LÉS COEURS GRAVITENT. 523
Pierre, qui n en peut supporter l'expression, s'écrie tourné
vers le tombeau :
— Mourir !
— Vivre, répond Geneviève.
— A quoi bon ?
— Exister seulement, si vous le préférez, mon ami.
Il secoue la tête.
— Moins encore, Pierre... respirer... comme je l'ai fait moi^
même.
Il lève des mains désespérées.
Tout bas, elle reprend :
— Les cœurs même les plus étreints doivent continuer de
battre jusqu'à ce 'qu'ils se glacent.
— Mon cœur est glacé, Geneviève, pourquoi bat-il encore?
Elle frémit avant de lui répliquer :
— ■ Par son battement vous perpétuerez le souvenir d'Héléna
et votre pensée fidèle la ressuscitera.
— Affreuse consolation 1 Fantôme de l'imagination ! C'est
l'Héléna qui chantait et bondissait, les joues roses et les yeux
brillants, c'est cette Héléna seule qui m'importe. Et vous me
proposez l'image d'un spectre. Une hallucination de mon esprit
au lieu de ses lèvres brûlantes. Une forme d'air froid que tra-
verseraient les hirondelles sans s'en douter, au lieu de ta jeune
poitrine et de tes chers bras tièdes qui me serraient au cou,
Héléna I II n'y a pas d'amour sans vie!
Devant sa protestation Geneviève, qui fixe des yeux doulou-
reux sur le ciment encore luisant d'humidité autour de la
dalle scellée, reprend avec ardeur :
— Même alors que je ne verrais plus rien autour de moi et
que je resterais dans l'éternelle solitude et la nuit éternelle, je
croirais encore à mon amour.
Tourné vers le sépulcre, par son silence prolongé et son
attitude Pierre paraît signilier à Geneviève d'avoir à se retirer.
Elle fléchit la tète sur son cou d'un galbe exquis, et ses
yeux, tristes comme une eau morte, expriment une indicible
souffrance.
— Adieu pour cette viel Adieu 1 murmure-t-elle d'une voix
exténuée, les prunelles noyées par les larmes.
Au même instant, du fond de la vallée s'élève la plainte
élégiaque de la Dolente. Enivrée d'une funèbre extase, Gène-
S24 REVUE DE? DEUX MONDES.
viève l'écoute, puis elle se retourne encore, tend des bras vains
vers Pierre et s'éloigne enfin avec une douloureuse lenteur.
Lorsqu'il se voit seul, M. du Cambout s'abandonne à son
deuil comme l'épave au torrent.
— Je ne me sens presque plus être, soupire-t-il. Ah! mon
Dieu ! que je ne sois plus du tout.
L'harmonium du château continuait de répandre sur le Val-
Dolent les ondes grandioses des Psaumes. A ces accents tous les
prophètes biblique? qui s'inclinèrent sur la condition fatale des
hommes voués à la mort, semblèrent surgir, drapés de nuit et
hauts comme des montagnes. Et ils clamaient sombre ment :
— Les jours de l'homme sont courts. Vous avez compté le
nombre de ses mois; vous avez marqué le terme qu'ils ne pour-
ront passer.
— Vingt ans! cric Pierre en sanglots. Vingt ans! Pas même
le milieu du jourl Une aurore! L< perle du matin s'est déjà
évaporée dans le soleil! Héléna adorée, si je n'avais pas la mé-
moire, il ne me resterait déjà plus rien de loi. 0 mort, effroyable
réalité, qu'est-ce que l'amour pour toi ? l'illusion d'un instant,
tandis que toi. mort, tu demeures dans l'infini des temps!
Comment pouvons-nous aimer, quand tes orbites creuses nous
guettent sous les beaux yeux de notre ivresse ?
An château, l'organiste, tous ses jeux ouverts, répandait pai
la forêl l'hymne triomphal :
« I! faut que le corps corruptible soit revêtu d'immortalité :
alors cette parole sera accomplie : la mort a été ensevelie dans
la victoire. 0 mort, ou est maintenant ta victoire? »
Toujours écroulé devant le tombeau, Pierre revoyait avec
intensité le spectacle effroyable : Héléna découverte au fond du
précipice, écrasée, devenue une grande Heur aux pétales de
sang.
Du sommet obscur de la caverne, quelques gouttes d'eau
tombèrent dans la vasque avec le bruit d'un sanglot précipité.
Tourné vers le tombeau, Pierre, les yeux dilatés, gémit
alors :
— Est-ce toi qui pleures, Héléna, mon cher amour?
Et il offrit rément ses bras ouverts et sa poitrine à
une étreinte impossible.
11 tomba entin sur le roc, inanimé.
LES CŒURS CRAVITENT. 525
*
* *
Cette lettre de Sébastien du Cambout avait été placée par
M. Véran à la suite de son récit des funérailles d'Héléna.
« Combien il m'avait été pénible, mon cher Pierre, de te
laisser seul dans la grotte sépulcrale, mais j'avais compris que
notre présence contraignait ta douleur et tu ne voulais pas être
contraint afin de t'abandonner à tes transports affreux.
Depuis mon retour à la Bastide, ma pensée ne le quitte
plus. Pierre, il n'y a pas que ton malheur au monde et je vou-
drais t'en persuader. Combien d'autres âmes pourraient venir
réclamer contre toi qui connus des années radieuses? Je te
l'accorde, ta moisson fut trop vite fauchée, mais en t'abandon-
nanl à ton désespoir, souviens-toi, cependant, que tu appar-
tiens à une race où l'on sut souffrir avec réserve.
Lorsque M. de Saci, notre parent, fut appelé par sa mère
mourante, elle lui dit : «■ Mon fils, aidez à mettre votre mère
au ciel 1 »
Tous pleuraient, sauf M. de Saci. Il attendit d'être en sa
chambre pour regretter la disparue, et lorsqu'il mourut lui-
même de sa peine, il n'en avait jamais donné le témoignage
extérieur à son entourage.
Après lui, la mère Angélique, sa cousine germaine, le cœur
brisé, disparut sans une plainte. Et M. de Luzanci, son frère, qui
affectionnait M. de Saci comme son père, s'éteignit dix jours plus
tard. Sœur Christine qui vénérait notre cousin, son guide spi-
rituel, recueillit ses écrits, les mit en ordre et expira douce-
ment afin d'aller le retrouver. Voilà quelques personnes de
notre famille, mon iils. »
... A cet endroit de ia lettre de Sébastien, Pierre avait
crayonné en marge :
u Mon père m'entretient de saints, alors que je ne suis qu'un
pauvre homme dont ies cris éclatent malgré lui. »
Et quelques larmes tombées avaient communiqué au papier
une ondulation. Sébastien du Cambout continuait en ces
termes :
« ... 11 faut regarder haut pour cheminer ici-bas. Tous nos
amis de Port-Royal en jugèrent ainsi, et pourtant quels cœurs
tendres sous leurs apparences austères I La duchesse de Luynes
qui s'était réfugiée dans sa maladie avec son mari à l'abbaye,
526 REVUE DES DEUX MONDES.
meurt h vingt-sept ans en plein mariage d'amour sur celte
invocalion au jeune duc incliné sur sa couche:
« Oh I éternellement ai mer 1 Oh I ne jamais mourir 1 Oh! tou-
jours vivre ! »
... Une seconde annotation de Pierre emplissait la marge do
la lettre d'une écriture violente :
a Mon père me supplicie en croyant m'apportor une conso-
lation. Il y aperçoit un sujet d'édification, quand je n'y vois
qu'un cri contre le châtiment le plus injuste 1 Oh ! éternellement
t'aimer, Héléna! Oh 1 nu jamais mourir! Tout le reste est vain. »
La lettre de Sébastien s'achevait sur ces lignes:
« Celte invocalion de Mmt de Luynes devrait me désoler par-
ticulièrement, mon enfant, car elle me rappelle ta mère Cécile,
si jeune aussi, lorsque je la perdis. Révoltée contre ce qui lui
semblait une expiation imméritée, elle ne voulait pas l'accepter.
Quelle stupéfaction dans ses chers yeux fixés sur les miens I
Elle n'était plus qu'une pauvre petite àme évaporée de son frêle
corps, qu'elle luttait toujours pour garder contact avec cette
terre. Elle m'étreignait encore de ses minces bras en me disant
à l'oreille : « Garde-moi ! Je ne veux pas 1 » que son dernier
soupir s'élevait déjà vers le ciel.
Tandis que ces souvenirs d'angoisse me reviennent, Pierre,
devant moi la^Voie Lactée répand sa mousseline d'argent parmi
les astres aussi scintillants que si celte nuit était une nuit de
bonheur et d'amour. Je regarde tous ces cœurs brillants et j'y
trouve la certitude après les détresses de cette vie. A leur der-
nier terme, mon fils, nos esprits, après avoir subi une misère qui
leur semblait incompréhensible, connaîtront la sérénité de cette
nuit d'automne.
Que la contemplation de ces beaux diamants célestes t'ap-
porte la paix et l'espoir comme à moi. Devant cette preuve
d'éternité, comment douter de l'immortalilé ? Je crois donc,
Pierre, qu'un amour délivré des pesantes lois de celte terre,
amour absolu et total, doit exister. Je l'espère. »
A-ce point de sa lecture, Pierre, déchiré par sa misère, avait
écrit :
« Trop lointaines espérances I C'est toi-même que je sou-
haite, Héléna ! Toi 1 Tes cheveux que mon soufJle soulevait
comme des fils de soie. Tes joues tendres et brûlantes, Héléna!
Ce sont tes yeux mobiles et dorés que je veux voir, tes chers
LES CŒURS GRAVITENT. 527
yeux sensibles, imagos do ta jolie àme et non pas ces diamants
célestes figés dans leur éclat éternel, insensible et cruel. Puisque
Iléléna, mon cher soleil, s'est éteinte, voilez-vous, constellations,
et que l'infini ne soit plus qu'obscurité 1 Or toutes ces étoiles
continuent de jeter sur moi leurs coups d'oeil élincelants et
durs.
Quelle preuve de voire effroyable indifférence pour nous, ô
mon Dieu I »
...Tout en bas de cette lettre de Sebastien du Cambout, et
d'une encre différente des aulres annotations, ce qui prouvait
une lecture et des réflexions ultérieures, Pierre avait ajouté :
« J'ai blasphémé! 11 m'en souvient, Iléléna, une nuit appuyée
contre mon épaule, à moitié endormie, tes paupières lasses
remontées vers le ciel, tu me dis :
— Ce sont des âmes brillantes de charité qui portent leurs
cierges en faisant leur roude autour de Dieu.
Iléléna 1 mon amour, laquelle de ces lumières fais-tu fris-
sonner à la brise divine? Si je la connaissais, j'y fixerais mon
regard jusqu'à la perle de ma conscience.
Quelle plainte m'arrive de la forêt du Val-Dolent? Est-ce
l'haleine du vent qui s'y pâme tristement dans les feuillées?
Non ! c'est le soupir de la Dolente.
Regret, tu ne m'accordes pas plus de répit que celte rivière
ne tait son sanglot. Toujours je pleurerai. Toujours je crierai
ma misère cl rien ne saurait m'en empêcher.
Mais toi, Iléléna, pourquoi ton silence el plus jamais ta vue?
Réponds! Apparais ou bien, mon Dieu, accordez-moi la cécité !
Faites que je n'entende plusl que je ne pense plusl O néant!
parfois je te rêve 1 »
*
* *
Une nouvelle nuit séparait un peu plus Pierre d'Héléna.
C'était, chaque soir, comme une muraille d'ombre qui s'ajoutait
aux remparts déjà dresses entre eux.
Avec l'aube les aslres s'évanouissaient en leur incommensu-
rable éloignement, comme ces visages oubliés dont la mémoire
ne peut plus ranimer les Iraits.
A l'aspect de ces aslres exténués, Pierre songeait :
« Les souvenirs s'effacent- ils fatalement avec le temps?
Cette abomination serait-elle possible?
528 REVUE DES DEUX MONDES.
A l'Orient, sur le causse violacé comme le lilas, des rayons
montèrent droits comme des colonnes et parurent ériger un
tenlple de marbre à la gloire de l'idéale journée naissante.
Sans trop avoir conscience de ses mouvements, Pierre ren-
tra dans le salon où les phénomènes de la gravitation étaient
représentés par de beaux corps en poursuite éternelle à travers
le vide. Leur vue reveilla les désastreuses pensées de Pierre :
« Amour, de quel secret égoïsme es-tu fait? Chacun ne se
recherche-t-il pas exclusivement? Toujours seuls, voila la
vérité suprême. » Une à une fleurirent les heures de ce jour
printanier, les heures rosées comme les roses, puis blanches
comme les lis, violettes à l'égal des campanules et enfin oran-
gées comme les capucines. Leur gamme harmonieuse chanta
comme si l'accord du Val-Dolent n'avait pas été rompu par la
disparition de l'àme qui en était l'àme ; du cœur, sa lumière;
et du corps ravissant, sa beauté. Car chaque geste d'Héléna por-
tait l'amour, suscitait la tendresse, inclinait à la bonté. S'il est
des êtres dont les physionomies provoquent au mal, la vue
seule de cette adorable femme-enfant aurait attendri les plus
insensibles. Maintenant, par sa disparition, le bien ne pouvait
plus exister dans le petit château aussi vide que les espaces
infinis. Et dans la foret, plus jamais ne retentissaient les appels
d'Héléna : « Pierre! Pierre 1 Viens voir cette centaurée! Oh!
sous cette roche, une truite, dépêche-toi. J'écrase du romarin
entre mes mains : respire son arôme! A cheval, Pierre I Par-
tons! En route! loin! loin! et tant que nous pourrons courii
la garrigue. Chut ! à ton harmonium, mon cher musicien, et
joue-moi les tendresses que tu ne sais pas exprimer avec des
mots. >' Et le front incliné vers les genoux, Pierre songeait
encore : « Je me souviens d'un frais matin de mai. Nous avions
quitté le Val-Dolent dans le brouillard. Les herbes argentées
par la rosée scintillaient comme des joyaux. Tu portais ce
jour-la une simple tunique de lin blanc, Héléna, et tu me parus
diaphane, irréelle. Je t'appelais : mon elfe, mon farfadet! Tu
bondis alors pour me prouver que tu serais bien capable de
t'en voler comme un esprit.
— Pierre, me crias-tu, c'est aujourd'hui l'anniversaire de
ma dix-neuvième année. Je commence à devenir vieille !
En t'exprimant ainsi, tu souriais d'incrédulilé et pour
éprouver ta jeunesse, tu voulus atteindre à la branche d'un
LES COEURS GRAVITENT. 529
marronnier. Le vent la faisait osciller et il te fallut t'élancer
plusieurs fois avant d'en saisir les feuilles avec un cri triom-
phal. Puis tù t'avanças dans les herbes humides, sans souci de
t'y mouiller, cueillant au passage le lychnis doré, la crépis
aérienne et les sauges violettes? Par amusement, tu plantas ces
fleurs rustiques dans ta chevelure. Des scabieuses et des bour-
raches épinglées sur ta jupe blanche, la festonnèrent. Ainsi
fleurie el marchant sur la pointe des pieds, tu m'évoquais la
Primavera de Botticelli.
Dans la prairie du Martial qui descend jusqu'à la Dolente,
les petits enfants du métayer de Peyrargues tournaient une
ronde autour d'un cabri qui bondissait des quatre pieds avec
les gambades les plus drôles. Les fillettes avaient eu la même
idée que toi et leurs fronts étaient couronnés de stellaires
Des boucles de pâquerettes ornaient les oreilles des garçons
aux chapeaux ronds surmontés de plumets en épis queue de
lièvre.
Ces petits paysans chantonnaient :
Nous n'irons plus au bois,
Les lauriers sont coupés!
Tu pris les mains des garçon nets, en leur disant :
— Nous allons danser une danse bien plus belle que votre
ronde. Vous, fillettes, élargissez vos jupes entre vos doigts. Mainte-
nant balancez-vous comme vous me verrez le faire et observez
la cadence de ma musique.
Héléna, tu leur chantas la nostalgique musique du Ballet
d'Orphée en tournant lentement sur toi-même. Les garçonnets
imitaient avec naïveté tes ports de tête et tes balancements. En
face de toi, les fillettes, ceintes de stellaires, sautillaient comme
des oiselets pour te mieux prouver leur bonne volonté.
Et moi, j'écoutais ta chère voix, ravi de te voir joyeuse
comme la lumière de cette matinée de mai, Héléna, cher
amour.
L'attention de ces enfants s'étant fatiguée, afin de les dis-
traire, tu leur dis :
— Maintenant, jouons à cache-cache, mes petits I
Garçons et filles se précipitèrent derrière les noisetiers en
criant : Hou! Hou! vilain loup! Nous trouveras-tu?
Et le vilain loup, c'était toi. Ta blanche tunique disparut
TOME LVIII. — 1920. 3-t
530 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les noirs halliers à la poursuite des garçonnets simulant
l'effroi de leurs cris stridents et, je ne sais pourquoi, tout à coup,
devant le silence qui suivit, j'éprouvai de l'angoisse. Pressenti-
ment, hélas! Oui, chère femme, cache-cache, mais cache-cache
éternel! Dans quelle forêt cs-lu si bien cachée que je ne puis te
retrouver? Oh! horrible cache-cache 1 Faut-il donc que je ne
.sois plus moi-même qu'esprit pour que cesse ce jeu cruel?
Reviens, Héléna. Ou faut-il mourir pour te rejoindre enfin? »
A la réminiscence de cette matinée, Pierre s'abattit avec un
gémissement prolongé sur un sofa.
Combien d'heures demoura-t-il dans la stupeur?
Il commençait à ne plus souffrir, lorsque Jacques ouvre
timidement la porte et pose sur la table une enveloppe bordée
de noir. Il se retire après avoir vainement offert ses services à
son maître.
Vers le soir seulement, Pierre prend connaissance de cette
lettre. En quelques lignes mélancoliques, Geneviève lui faisait
part de la mort, presque subite, de l'honnête Laurent Rodelle.
Elle terminait :
« Me voici seule! Christine et votre père n'ont guère envie
de me recevoir. Que faire, Pierre ? »
Apitoyé, il réfléchissait à la réponse qu'il pourrait lui don-
der, lorsqu'il lacéra brusquement le papier de deuil en pensant
avec colère :
« Me voici seule! Elle sous-entendait : comme vous êtes
seul. Croit-elle que mon malheur appelle son malheur? Non 1
dette infortunée ne me fut jamais rien. Hélas! saurait-elle me
le reprocher? »
S'étant levé, M» du Cambout chasse du pied vers le foyer la
lettre froissée, mais quand il la voit s'éprendre aux lisons et
brûler, il évoque, au sommet de sa tour des Grimaldi, Geneviève
sous ses voiles de veuve qui regarde, les yeux mouillés, vers la
mer, si n'apparaîtra point sur l'horizon la voile de bonne espé-
rance.
— Jamais, prononce-t-il sourdement et, debout à la fenêtre,
il contemple ardemment la statue de marbre d'Héléna sur la-
quelle ruisselle la fine pluie qui tombe d'un ciel qu'on dirait
noirci pour l'éternité.
— 0 mon amour! gémit-il, et ses mains ouvertes et tendues
voudraient l'abriter des tristes larmes du firmament.
LES CŒURS GRAVITENT. 531
*
« Nos impressions sont des impres-
sions d'isolés; chaque esprit, comme un
prisonnier solitaire, garde pour soi le
rêve qu'il fait du monde. »
"Walter Pater.
A la surprise dos villageois de Laissac et de Vausselle, les
travaux d'aménagement du Val-Dolent, interrompus pendant
les deux années du mariage de M. du Cambout, furent repris.
En sachant que Charlier, l'horticulteur de V*, une équipe de
maçons, quelques peintres et des menuisiers avaient été mandés
au château, les gens perspicaces sourirent.
« Depuis combien de temps la jeune dame est-elle enterrée?
Cn mois, vraiment un mois seulement! »
Les épaules soulevées, ces personnes soupirent. Elles appri-
rent ensuite avec surprise que le veuf faisait édifier un mur
d'enceinte autour de la futaie. L'idée en parut aussi dispendieuse
qu'absurde. Que voulait cacher M. du Cambout derrière ces
murailles interminables? Les détails qu'on colporta sur des
bancs récemment disposés aux endroits les plus agréables, des
boulingrins dessinés par lui-même et les parterres dont il sur-
veillait la composition, provoquèrent les méchants propos.
Or, M. du Cambout, dès les premières semaines de son veu-
vage, s'était persuadé de l'invisible présence d'Héléna. Toutes
ses réilexions l'amenaient à croire que l'àme délicieuse n'avait
pu ni voulu s'évader des lieux de son amour. De même que son
corps reposait sous la colline, son àme ailée voltigeait au-dessus
du Val-Dolent demeuré son unique préoccupation. La cons-
truction de la muraille géante avait donc pour but de défendre
le tombeau contre l'approche vaine des curieux. Et, de même,
il convenait de rendre plus aimable la terre des loups et des
bois noirs, afin de provoquer le ravissement de l'esprit d'Héléna,
sans cesse errant parmi les endroits de son ancienne dilection.
L'imagination excitée de Pierre chercha donc quel décor
conviendrait le mieux aux goûts de sa jeune femme, quelles
couleurs aux parterres, quelles essences au sous-bois. Parmi les
ouvriers assemblés au Val-Dolent, M. du Cambout avait sans
cesse avec lui-même un langage mental passionné et il faisait
secrètement Héléna juge de tous ses essais. Aussi arriva-t-il aux
Oôd REVUE DES DEUX MONDES.
jardiniers, répandus autour des reposoirs du Zodiaque qu'ils
fleurissaient chacun d'une fleur unique, les lis à la Vierge ou
les roses aux Gémeaux, de surprendre les sourires de Pierre.
A ces marques d'une satisfaction mystérieuse, ces artisans
eurent les basses pensées qui sont h la mesure du vulgaire.
Pas un bouquet n'était composé, pas une plante n'était repi-
quée, pas un siège mis en place, pas un arbre ébranché, pas
une pièce décorée sans qu'il prit son conseil intérieur :
« C'est pour toi, Héléna. Te plairas-tu là, ma chère âme? »
Et, tout le jour, il allait et venait ainsi, exalté de projets qui
tous aboutissaient à l'aérienne Héléna.
Quelquefois, à la nuit, les travailleurs éloignés et sa surexci-
tation calmée, dans le silence nocturne il pleurait les fantômes
qu'il avait essayé de s'imposer. Le lendemain, la nécessité de
commander, diriger et suggestionner tailleurs de pierres, horti-
culteurs ou charpentiers, en absorbant son activité mécanique,
lui donnait une apparence de consolation. Pas une parole, pas
un souhait ancien d'Héléna qui ne lui fussent désormais des
ordres.
...Une fois qu'ils s'étaient promenés sur le pont en ogive,
les bras autour de la taille, surpris par les regards sans bonté
de quelques paysans, elle avait dit :
« Il faudrait une fortification autour de notre amour, pour
le bien défendre. »
Il poursuivait donc l'édification d'un mur qui devait faire
un bracelet de moellons au Val-Dolent, à la stupéfaction des
riverains gênés ou effrayés d'une telle dépense. Tandis que ces
importantes maçonneries s'exécutaient avec une activité qui lui
donnait satisfaction, l'idée que jamais plus son bras n'entoure-
rerait la taille souple d'Héléna et que jamais ses longues hanches,
presque enfantines, ne le frôleraient plus dans leur amoureuse
marche à travers le bois, le poignarda. Que garderaient donc
ces remparts? Le tombeau. Et il fallait qu'il en fut ainsi.
Pierre se souvint des plaintes d'Héléna lorsqu'à l'« Ajoupa » elle
souffrait des regards détestables des curieux.
« 0 chère âme sauvage, songea-t-il, je te défendrai de telle
sorte que jamais un être n'approchera plus de la grolte de ton
sommeil. Moi seul, t'aimais 1 Pas un autre regard humain ne
sera donc admis en ta présence 1 »
Lorsque l'entrepreneur vint lui demander quelles ouver-
LES CŒURS GRAVITENT. 533
tures il fallait- réserver dans la muraille, il lui commanda d'une
voix farouche :
— Clôturez tout! pas d'ouvertures!
Ce chef de chantier, inquiet, tint M. du Cambout pour un
redoutable original.
En octobre, un jour que des coups de feu éclataient dans la
forêt de Laissac, chassés par une meute, un sanglier et des
marcassins passèrent en trombe a travers les troènes du repo-
soir des Gémeaux, où Pierre se tenait assis. Arraché à la délecta-
tion morose où il se complaisait, le bondissement des fauves lui
rappela l'apparition fotale du renard rouge qui avait entraîné
Héléna à sa poursuite. Soudain, il se sentit brûlé comme par
une flamme; un doute le torturait. Héléna n'avait-elle pas pris
ce prétexte pour pousser son cheval dans l'abîme de Vezac? Les
jours précédents, ne lui avait-elle pas avoué sa singulière im-
pression de poursuivre son âme, échappée d'elle, et qu'elle ne
pouvait parvenir à ressaisir?
« Se poursuivre, réfléchit-il sombrement, n'était-ce pas pour
m'échapper? Sans doute chaque pauvre âme accomplit sans
cesse des girations autour d'elle-même, preuve de son éternelle
inquiétude. »
Pendant cette semaine d'ouverture de la chasse dont les
détonations l'énervaient, Pierre, horriblement troublé, se
demanda si sa femme n'avait point lancé volontairement sa
jument dans le précipice de Vezac? Mais, les nuits suivantes, la
vue des mondes brillants vers lesquels il avait de longues eiïu-
sions, calma son imagination surexcitée. D'ailleurs l'apparition
du renard suffisait à lui prouver le hasard de cette catastrophe.
Cette bête, seule, avait été cause de la mort effrayante d'Héléna.
Et il réentendit les derniers cris d'Héléna ivre de joie, sa cra-
vache brandie d'un air de bravoure : « En avant! Hardi! En
avant! »
Ah! Dieu oui, maintenant, toujours en avant et jamais un
retour vers moi!
En avant! chère créature dont l'amour n'était que chant et
qu'élans! En avant! En avant! ma femme adorée! Non! Nonl
Halte ! Halte !
Pitié! ton corps ravissant est trop rapide pour moi. Halte!
Pitié!
Héléna! épargne ma lourdeur et ma lenteur! Je ne puis te
534 REVUE DES DEUX MONDES.
rattraper! Je te perds! Je ne te vois plus! Tu fuis h tire-d'âile,
chère oiselle brûlante! Comme tu t'es éleve'e dans le ciel! Tu
disparais!
Oh! Dieu! quel gémissement affreux! Tu t'effroiidres !
Hélas! Horreur! L'écrasement! Oh! ma belle fleur de pourpre,
tu m'as tué moi-même. »
Le soir où Pierre avait eu cette émouvante vision, Jacques,
inquiet de constater que son maître ne répondait pas à la cloche
du dîner, descendit dans le bois obscur, au crépuscule, une
lanterne au poing, et trouva M. du Gambout étendu dans la
grotte sépulcrale, la tête appuyée à là dalle funéraire. Au-
domestique terrifié il dit :
— Ne bouge pas ! Entends-tu ?
Et le valet entendit les gouttes pleurer dans la vasque où
jadis Héléna avait bu, et sur le bord de laquelle Pierre avait
récemment fait graver:
« Gomme le cerf altéré soupire après l'eau des fontaines, ainsi
mon âme soupire après vous! »
— Venez, monsieur. Vous prendrez mal et Madame ne sera
pas contente, fit alors ce pauvre valet en cherchant ses mots*.
Conduit à sa salle à manger, Pierre dîna sans y songer, s'en-
dormit sans y penser, se réveilla sans reprendre conscience, mar-
cha sans le savoir et crut penser, alors qu'il demeurait halluciné.
Lorsque, le lendemain, un dimanche, il se retrouva dans le
Val-Dolent silencieux, déserté des jardiniers, sans contrainte
il versa ses larmes les plus acres, parce qu'il avait encore un
corps autour de son àme et qu'il lui faudrait, pendant des années,
prendre souci de cette chair à souffrance, morne et pesante.
*
* *
Mais un esprit n'est pas un arc qu'on peut impunément tenii
bandé. 11 y eut détente. Et de même que les sillons, creusés par
l'araire, se comblent peu à peu à la pluie et aux vents, le visage de
M. du Cambout reprit son calme et ses yeux leur profondeur
sereine. Ce fut h cette époque que Pierre disposa sur les patères
du vestibule, le chapeau bergère d'Héléna, sa capeline et l;i
dernière robe de mousseline doublée de taffetas rose à la mode
créole ancienne qu'elle affectionnait pour ses reflets d'aurore. Sus-
pendue au porte-manteau, le courant d'air animait cette toilette
en la faisant osciller. D'autres reliques, une capeline de vétiver
LES CŒURS GRAVITENT.
535
odorant, une écharpe de soie indoue, un petit manteau rustique
en toile de bengale bleue, furent placés de façon que leur
désordre inspirât les idées de la vie fugitive. Il fallait qu'IIéléna
parût respirer dans ces vêtements encore parfumés de son joli
corps. En les apercevant, Pierre, attendri, leur souriait, les
respirait et parfois il appelait : « Iléléna! ma petite Phébé, viens ! »
Comme aucune autre réponse que le frisson des étoffes ou
le bruissement subtil des soies ou des pailles contre la muraille
ne lui arrivait, n'en pouvant plus supporter la vue, la misère
s'abattait à nouveau sur lui comme une chape de plomb.
Aumoisde juin de l'année suivante, les jeunes filles de Laissac
qui avaient assisté aux funérailles, en robes blanches, et les
enfants aux cages remplies de loriots, mésanges et bouvreuils
qu'ils avaient délivrés au-dessus du tombeau d'Héléna afin de
satisfaire à un touchant symbole, furent encore convoqués au
Val-Dolent. Us croyaient à une commémoration religieuse et
grande fut leur surprise de trouver sur la terrasse du château,
face à la forêt, la statue de marbre de la jeune dame de vingt
ans, représentée, son chapeau bergère sur le dos et une brassée
de fleurs entre les bras nus. A cette vue, les filles les plus sen-
sibles pleurèrent, à la pensée que tant de mouvement et de joie
s'étaient résolus en tant de détresse et d'immobilité.
Cependant le vieux Jacques ayant obligé ces jeunes villageoi-
ses, vêtues de blanc, à se prendre les mains, l'harmonium de
la salle astronomique joua le mélancolique ballet d'Orphée. A
son rythme, d'une lenteur émouvante, elles tournèrent autour
d'Héléna qui semblait triompher, ses beaux cheveux répandus
en gerbes sur les épaules Tout en tournant eux-mêmes une
ronde intérieure à contresens des femmes, les petits enfants
lançaient à la statue les œillets, les grappes d'acacia ou les roses
contenues dans les corbeilles suspendues à leurs cous. L'orga-
niste faisait s'évaporer des sons si doux et pénétrants que le
cœur le plus rustique sentait sa dure écorce s'ouvrir comme
un bourgeon, et l'àme la plus sèche devenue pleine d'affection
embaumait comme une cassolette.
Debout au balcon de l'étage, au-dessus de la gracieuse foule
Pierre pensait avec une profonde émotion :
« Ainsi ton amour radieux, Héléna, suscite encore l'amour
et tout n'est encore qu'amour, charme et tendresse autour de
toi et par ta magie, ô chère âme! »
536 REVUE DES DEUX MONDES.
Les jeunes filles virent ensuite arriver M. du Cambe-ut au
milieu d'elles. Il les remerciait avec une douceur triste quand
la vue (.rime paysanne coiffée d'un chapeau bergère parut le
frapper vivement. Cette jolie pastouresse de la borderie de
Peyrargues, par un hasard surprenant, ressemblait à Héléna :
elle en avait le visage à peine ovale, le petit nez busqué aux
narines mobiles et jusqu'à l'air d'innocence passionnée.
« Oh ! Dieu! songeait Pierre exalté, les réincarnations
seraient-elles possibles?
Il pria la jeune fille de se placer sous la statue. Les petits
enfants aux corbeilles s'écrièrent eux-mêmes:
— Marguerite est comme la dame ! On dirait la dame!
Et les jeunes villageoises, mains levées, repétèrent :
— C'est la vérité ! On dirait Mme du Cambout.
Pendantquelquesinstants, Pierre considéra avecune attention
dévorante la bergère, puis il lui commanda presque violemment
de rentrer chez elle.
D'autres lentes semaines s'écoulèrent, une a une, comme
dégouttaient de la grotte sépulcrale les pleurs de l'eau.
De plus en plus renfermé dans son silence, M. du Cambout
se promenait enveloppé dans son ample cape dont le revers de
velours cramoisi lui faisait une balafre sanglante sur la poitrine.
Son feutre enfoncé jusqu'à ses sourcils, parfois on le voyait
croiser les bras sous le manteau dont les plis se drapaient sur
son buste comme une toge à la romaine. Pâle et les yeux enfoncés
dans leurs profondes arcades sourcilières, il reprenait sa marche,
sans but, car on le voyait s'arrêter, retourner sur ses pas ou les
précipiter à nouveau sur le chemin abandonné.
Une fois par mois, M. Véran, la seule personne affectionnée
qu'on lui connût, venait s'enfermer avec lui dans son cabinet.
Lorsqu'il s'en relirait, les mémoires et les quittances qu'em-
portait le notaire auraient pu laisser croire que seuls des motifs
d'intérêt les avaient réunis.
A cette époque, le bordier de la métairie ne put s'empêcher
de raconter qu'il avait rapporté de la gare de Vausselle une
grande caisse, et qu'un buste de cire, moulage d'une partie de
la statue, en avait été retiré. Rehaussée de couleurs, cette cire
évoquait si parfaitement la défunte, que le fermier avait éprouvé
un grand saisissement à lui trouver les joues fraîches comme
1b vie et les lèvres si délicatement rougies que le sang chaud
LES CŒURS GRAVITENT. 537
semblait y courir. Il n'y avait pas jusqu'aux yeux qui semblaient
vous suivre du regard, lorsqu'on se déplaçait. Quand aux cheveux,
on avait envie de souffler dessus pour les voir s'éparpiller. Les
mains et les coudes, nus et rosés, qui serraient la gerbe de sca-
bieuses, avaient de petites veines bleues et l'on s'attendait à les
voir changer de mouvement.
Ce buste avait été placé dans une sorte de niche drapée avec
de beaux tissus d'or et d'argent qui la faisaient ressembler à un
autel. Le lit à baldaquin de M. du Gambout faisait face à
Mme Héléna. Ce paysan n'en doutait pas, M. Pierre devait adres-
ser désormais à cette image les prières qu'on fait aux Saintes
du Paradis. D'autre part, il savait que Charlier, l'horticulteur
de V., chaque jour, envoyait des bouquets, des couronnes de
Heurs et jusqu'à des branches dehouxà baies rouges à l'automne,
de jasmin ou d'oranger de Provence, au printemps, pour
embaumer cette figuration de l'art.
Vers ce temps-là, quelques propriétaires du pays, gentils-
hommes ou bourgeois bien intentionnés mais mal renseignés
sur l'état d'âme de M. du Gambout, ayant essayé de l'aborder
pour lui témoigner leur sympathie, furent éconduits. Désormais
les journées de Pierre se partageaient entre la grotte sépulcrale,
le reposoir des Gémeaux et le banc de la terrasse à la vue de
la blanche statue. Mais surtout Pierre attendait avec impatience
le soir. Alors, retiré dans le secret de sa chambre, il y contem-
plait ihsatiablement le buste de cire que les flambeaux irisaient
de leur éclairage. Les flammes des bougies qui palpitaient,
couchées ou redressées, bleuissantes ou jaunies, faisaient vibrer
de leurs reflets la cire teintée. Sur ce buste froid et muet pen-
dant le jour, Pierre croyait alors surprendre des palpitations et
des ondes nerveuses. Aux commissures des lèvres naissaient des
reflets de sourires et l'émail des beaux yeux mordorés s'atten-
drissait. Parfois, sur l'ambre rose du cou, de délicates modi-
fications dans le modelé annonçaient la respiration et il croyait
que la jeune gorge, cachée par les scabieuses, se soulevait. Il en
soupirait d'ivresse. Pendant des heures nocturnes, Pierre, absor-
bé par son ardente contemplation, déplaçait les flambeaux afin
que le jeu des flammes créât des ombres nouvelles et des plans
lumineux imprévus qui ajoutaient à son illusion.
D'une voix plaintive, il invoquait Héléna :
« Si les âmes aimantes ont quelque moyen d'agir, mani-
538 REVUS DBS DÊtJX MONDES.
feste-toi ! Puisque ton cher cœur m'aimait, prouve-le-moi! Ohl
tendre amour, révèle-toi! Respire! Parle! Ressuscite! Viens! »
Au comble de son délire, l'infortuné ouvrait ses bras, mais,
hélas! l'idole de cire embaumée de ses fleurs demeurait insen-
sible, froide, inerte, glacée. Pas une fois les petites mains
d'Héléna u« se tendirent du pays noir où elles tâtonnaient l'infini
ténébreux, vors son douloureux époux.
Or, il arrivait à Pierre épuisé de s'endormir en pleine hal-
lucination. A son réveil, il éprouvait la sensation exquise de
s'être rapproché d'Héléna Un accord subtil, délicieux, s'était
établi entre eux par des liens d'une adorable ténuité. De soin
grand lit à baldaquin, Pierre, apercevant Héléna sur l'autel
qu'il lui avait dressé, la voyait sourire. Le hasard d'un rayon de
soleil en diagonale suscitait une apparence de moue malicieuse
sur les joues cireuses.
Mais lui-même, sur ses lèvres, quelle tiédeur éprouve-t-il ?
Est-ce un baiser? Serait-ce l'haleine de l'aimée? Illusion ou
certitude? Non! réalité! Héléna elle-même venait à lui dans le
matin clair qui la libérait des ombres de la mort.
« Plus de fuite ! Je te retiendrai maintenant en moi, cher
amour, » crie-t-il enivré.
Lorsqu'il sortit dans le bois du Val-Dolent, une âme vole-
tait autour de son àme, un cœur battait côte à côte de son cœur
et une voix tour à tour gazouillante ou grave chantait à ses
oreilles.
<( Elle m'appartient encore, songea-t-il. A la vérité, ce qui
fut Héléna me reste, puisque j'en ai recueilli ses souvenirs, ses
vertus et ses actions. Et ce n'est point là vaine spéculation de
philosophe. Qui pourrait ne pas m'accorder que tout ce qui fut
Héléna continue profondément de vivre en moi et par moi?
Maintenant, une harmonie suprême s'est établie. 0 joie sublime I
Gravitation de la vie instable, serais-tu vaincue par la mort? »
Arrivé devant la Dolente, à l'aspect de sa cascade dont
Héléna aimait le bruit d'orage, tout à coup, saisi d'un doute, il
pensa :
« Si jadis il y eut parfois désaccord, étais-je l'homme auquel
cet adorable oiseau-feu devait s'unir? Nos humeurs qui se
contrariaient parfois, nos besoins d'isolement à l'un et à l'autre,
et ses fuites, ne me prouvent-elles pas que, quelquefois,
notre passion ne trouvait pas sa satisfaction dans cette vie,
LES CŒURS CRWITENT. 539
parce que j'étais l'expérience, lorsqu'elle ne fut que l'adorable
instinct! Ah! combien de fois mes misérables raisons ont dû la
faire souffrir ! Car, au dernier terme, les joies de la nature et
l'amour sont les raisons suprêmes. »
Mais après une marche dans la forêt sous les beaux arbres
en voûtes d'ogive, Pierre fut apaisé par leur religieux silence.
Et même, un peu plus tard, croyant vraiment s'avancer dans
une douce cathédrale, il souriait le front levé, à une blonde
colombe qui roucoulait tout au sommet de la nef végétale.
... D'autres semaines d'une sérénité mélancolique avaient
passé, lorsqu'un matin, M. du Cam.bout aperçut sur l'autre rive
de la Dolente, dans une prairie sur laquelle des moutons flo-
connaient comme l'aubépine en fleurs, Marguerite, la patou-
resse de Peyrargues. Et, plus encore que le jour de l'inaugura-
tion de la statue, elle lui parut, a cette distance, sous son
chapeau de bergère semblable à celui d'Héléna, la vivante effigie
de la disparue. Il se rapproche. C'est Héléna jusque dans sa
manière de rejeter sa tête en arrière d'un air décidé, quand une
circonstance extérieure appelait son attention. La robe de per-
cale bleue de cette paysanne rappelle la robe en toile de Bengale
d'Héléna.
Debout sur un roc du torrent, Pierre, bras croisés, considère
Marguerite. Il avancerait encore si les eaux tumultueuses ne
formaient barrage... 0 tentation!
Tout à coup, sur un ton violent, il lui crie :
— Va-t'en! Je ne veux pas voir ton troupeau dans ce pré
qui m'appartient.
La pauvre fille, stupéfaite, obéit.
A son retour au château, lorsque Pierre passe devant la
statue de la terrasse, il lui confronte inconsciemment son sou-
venir de Marguerite.
« Quel effrayant jeu de la nature! songe-t-il. Pourtant, cette
fille ne peut être qu'une enveloppe ravissante sur une grosse
àme de terre. Il n'y eut qu'un cœur ailé comme le tien,
Héléna! »
Et afin de se délivrer entièrement de son obsession, Pierre
reprit ses travaux astronomiques. Mais bientôt leur inutilité lui
apparut, car il n'avait jamais été, comme Sébastien, qu'un
amateur. Tous deux avaient cherché dans l'étude du ciel une
dérivation aux affres de leurs esprits. Qu'était-ce que leur astro-
540 REVUE DES DEUX MONDES.
nomie, sinon une élévation de leur intelligence vers les contrées
inaccessibles de la certitude?
Au milieu de la rédaction de ses notes, Pierre les abandon-
nai! afin de regarder, à travers bois, la bergère paissant ses
brebis sur le causse du Martial. Caché à l'abri d'un gros orme
crapoussin, il contemplait curieusement cette jeune fille,
épreuve double du corps exquis qui n'était plus. Ensuite, Pierre
allait pleurer sur son indigne faiblesse au reposoir des Gémeaux.
Mon Dieu! allait-il désirer cette paysanne? La vilenie originelle
stagne dans l'homme qui se croit le plus délivré du mal.
Le jour suivant, le hasard d'une descente jusqu'à la Dolente
l'ayant encore fait succomber au désir de contempler la bergère,
sur la crête du causse où elle apparaissait toute blonde et pas
plus haute qu'une quenouille de chanvre au milieu de ses
moutons égaillés comme des pâquerettes parmi la sombre brous-
saille, plein de misère à cette nouvelle tentation, Pierre résolut
de passer son après-midi dans la grotte sépulcrale.
Et, en souvenir de ce jour où ils avaient lu ensemble, joue
contre joue, le récit de Paolo et de Francesca, Pierre, ayant
évoqué Héléna si pitoyable aux infortunés amants de la Divine
Comédie, rouvrit son Dante. Lorsque ses yeux embués par les
pleurs se furent assez éclaircis, il lut à haute voix le récit har-
monieux du poète, comme afin d'en faire profiter la morte,
étendue près de lui. Tandis qu'il lisait, la Dolente, de son point
d'orgue berceur, accompagnait sa lecture :
« Apparition à Dante de Béatrice morte.
« J'ai vu dans l'Orient rose apparaître une dame couronnée
d'olivier, revêtue d'un vert manteau et d'une robe couleur de
flamme. Et mon esprit qui, depuis si longtemps, n'avait éprouvé
la stupeur que me causait sa présence, par une vertu occulte
qui d'elle émana, de l'ancien amour sentit la grande puissance.
Mon sang frémit ; de l'ancienne flamme je reconnus les signes.
« Avec une contenance altière, elle me dit :
— Suis-jc bien Béatrice?
« Tourné:; vers les anges qui l'entouraient, elle reprit :
— Tant que mon visage eut de jeunes yeux, ils conduisirent
Dante dans la voie droite. Lorsque de la chair à l'esprit j'eus
monté, et qu'enfin je changeai de vie pour mort, Dante engagea
ses pas dans une route trompeuse, poursuivant de fausses
images! ».
LES CŒURS GRAVITENT. 541
A cet endroit, Pierre s'interrompit, frappe jusqu'à la stupeur
par le sens de sa lecture.
Il écouta tomber les larmes de la voûte dans la vasque de
porphyre, el après avoir jeté un coup d'œil douloureux au
tombeau, il continua :
« En pleurant, Dante, confus, répondit à Béatrice :
— C'est vrai, les choses présentes attirèrent mes pas aussi-
tôt que se cacha votre visage.
« Béatrice dit encore :
— Jamais la nature ou l'art ne t'offrit un plaisir égal à
celui que t'offrait la vue des beaux membres dans lesquels je
fus renfermée, et qui, dispersés, ne sont plus que terre. Si, par
ma mort, ce plaisir suprême te trompa, quelle chose mortelle
devrait désormais t'inspirer du désir? Pourquoi abaisser tes
ailes pour atteindre d'autres vanités ou une jeune fille?... »
Sur cette ligne, Pierre pâlit en s'en attribuant l'anathème.
Il acheva :
« Les esprits célestes qui entouraient Béatrice dirent :
— Dévoile-lui ta face, morte, pour qu'il contemple la
seconde beauté que tu cèles ! 0 splendeur de la lumière éter-
nelle ! Qui ne paraîtrait impuissant d'esprit s'il tentait de te
peindre, Béatrice, telle que tu apparus dans le ciel qui t'enve-
loppe d'harmonie et de fleurs? »
Pierre laissa choir le volume, les coudes aux genoux, le
front lourd entre les mains, le cœur lacéré. Pourquoi donc res-
tait-il seul de ce côté de la dalle rouge quand la mort ouvre les
étendues vertigineuses du ciel aux âmes vêtues de flamme?
Quand il se redressa, une épouvantable aridité le desséchait.
Héléna n'avait-elle pas conquis la liberté des espaces incommen-
surables, tandis qu'enchaîné à sa douleur quotidienne, il restait
livré aux bassesses fatales des humbles appétits humains? Jalou-
sement, il songea qu'Héléna volait comme Béatrice à travers les
étoiles et que bientôt le souvenir de l'homme qui s'était imposé
aux courtes années de sa beauté, s'effacerait d'elle.
La nuit qui suivit cette lecture, M. du. Gambout ne cessa
de piétiner son observatoire et l'atroce sentiment de sa passion
inassouvie lui faisait parfois jeter des regards ardents aux
astres en scintillation. Ensuite il pleura et jamais larmes plus
acres ne mouillèrent des joues d'homme, car leur eau, sans
consolation, n'attendrissait pas son cœur.
512 REVUE DES DEUX MONDES.
Au chant des coqs, il se rnppeîa les fune'railles d'ITe'léna dont
le souvenir s'espaçait déjà dans sa mémoire chargée d'un tel
passé de jours misérables, qu'il ne pouvait en concevoir la suite
sans horreur.
Les bras tendus, il invoqua :
— Viens à mon secours, Iléléna! Je n'en puis plus.
Assez tard, dans la matinée, Jacques trouva son maître
étendu sur le parquet de sa salle de travail. Jusqu'alors M. du
Cambout avait gardé vis-à-vis de son vieux serviteur, une
réserve qu'il tenait de race; maintenant il se découvrait à lui
comme un pauvre être définitivement jeté bas par sa douleur.
— Monsieur!' Oh! Monsieurl songez que Madame vous voit,
se récria Jacques tremblant.
Cet avertissement suffit à redresser Pierre, livide. Son
domestique congédié, il ouvrit son secrétaire afin d'écrire
fiévreusement un court billet :
« Geneviève, comme je vous l'avais promis, j'ai essayé de
résister. Le fardeau m'écrase et la mort seule saurait maintenant
me décharger de ma croix. »
A ce cri du désespoir, les lettres de Cagnes commencèrent
d'arriver, nombreuses. Et M. du Cambout y répondit :
« Pauvre àme solitaire, tu gravites comme je gravite. Et ton
cœur comme le mien, lamentable aérolithe perdu dans l'infini,
ricoche d'atmosphère en atmosphère sans jamais trouver son
repos. Je le sais, pas une caresse, pas un mot doux ne te conso-
lent et ne t'arrêtent dans ta course frénétique. Geneviève, ton
exode vertigineux ne trouvera jamais son terme! 0 mon Dieu l
quel supplice vous réservez à de grandes âmes innocentes!
Par les nuits dorées de Provence, je te devine au sommet de
ta tour de Cagnes, tendant tes bras vers celui qui ne te sera
jamais d'aucun secours. Si je te plains, Geneviève, aperçois aussi
mes mains désormais vides, crispées vers les espaces inconce-
vables où fuit Héléna. Geneviève, ma sœur de malheur, lamen-
tons-nous ensemble ! »
... CependantPierre.de plus en plus enfermé dans sa maison,
demeurait fort avant dans la matinée en contemplation du
buste de cire dont il renouvelait lui-même pieusement les ileurs.
Ensuite, descendant à la grotte tumulaire où les chaumes des
roseaux souhaités par Héléna bruissaient comme des soieries au
vent, il plongeait les doigts dans la vasque gravée sur son
LES CCEURS GRAVITENT. 543
rebord de l'inscription : « Comme le cerf altéré soupire après
l'eau des fontaines, ainsi mon âme soupire après vous I » et de
sa main mouillée il aspergeait le tombeau. La vue du sépulcre
le brisait peu à peu, quelle que fut sa volonté de demeurer im-
passible. Il regagnait alors sa chambre où toutes les reliques
d'IIéléna exposées, ses cassettes, son éventail, un miroir, des
sachets et cent exquis petits objets de jeune femme élégante,
lui ressuscitaient son bonheur perdu. Torturé par ses soirvenirs,
la pensée qu'il ne pourrait pas toujours supporter son martyre
s'affirmait de plus en plus chez lui. Son cœur saignant résistait
mal à des appels à la fois délicieux, empoisonnés et etrrayants.il
inclinait peu à peu à croire qu'un moment viendrait où sa
douleur l'emporterait sur sa capacité de souffrance, et il sup-
pliait le ciel étoile de lui accorder sa délivrance.
Les enveloppes au timbre de Cagnes arrivaient presque
chaque jour. Leur lecture achevée, les yeux énormes, il s'opi-
niàlrait en d'interminables contemplations dont s'effrayait
Jacques. Et ces lettres dont l'encre aurait dû l'éblouir, dont
les lignes, en se chevauchant, cherchaient à monter au ciel,
dont les termes voulaient répandre tous les parfums, assurer de
tous les dévouements, n'empêchaient point Pierre, chaque jour
plus morne, de sombrer dans un océan de désespoir.
Sur une nouvelle lettre de Geneviève dont chaque mot criait
de tendresse, Pierre en porta le papier à ses lèvres, et dans
l'émotion suscitée par cette lecture, assis devant le buste
d'IIéléna, dérisoire de roseur feinte, Pierre écrivit : la Prière à
l'amour.
« Cher esprit libéré, Iléléna, je te le demande, n'y a-t-il donc
aucun moyen de réaliser sur cette terre le définitif amour?
Aussi cruelle soit ta réponse, parle. Toi qui sais maintenant la
vérité, n'est-il pas vrai que les constellations inscrivent en
lettres scintillantes et formidables sur le ciel, cet avis terrible :
« Pour persister, il faut la séparation universelle unie à
l'attraction universelle. »
Nos cœurs errent éternellement parcequ'ils sont la proie des
lois cosmiques qui nous régissent. Nous sommes la poussière
sanglante souftlée entre les mondes par les vents de l'infini et
nous ne sommes pas plus les maîtres de nos destinées que notre
terre n'est capable de sortir de sa voie solaire pour s'unir à des
astres plus pitoyables.
544 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelle affirmation nous apportes-tu donc, firmament, sinon
celle-ci, que les âmes comme les planètes tourbillonnent en
lointaine communion, mais sans pouvoir s'unir. Étoiles, fleurs
grandioses du ciel, notre ravissement découvre en vous la plus
fatale des lois. Pourquoi vos scintillations, cœurs solitaires1
désastreux symboles de nos amours? i
Héléna, dis-moi s'il faut que, l'âme ayant perdu ce corps fra-
gile, joie de cette vie, l'esprit ne soit plus que lumière, pour
que nous connaissions enfin cet amour suprême, rêvé par les
saints, les héros et les grands amants? Parle! Faut-il mourir
pour atteindre à l'amour éternel, délivré des misères de l'exis-
tence? Amour, mot mille et mille fois répété, invocation sous
tous les cieux ! Dieu invisible et partout présent, essence incon-
naissable et pourtant réalité adorable, j'aspire à toi et par ton
intercession, Héléna.
0 ma chère femme-enfant qui n'auras jamais que vingt
printemps, Héléna, visage sans ombre, bouche en fleurs, bras
blancs comme des rayons de clarté, tendre statue rose qui me
ravissait d'extase, voix de rossignol, gazelle bondissante, cœur
donné, purs yeux d'aurore et regards pâmés du crépuscule, rou-
coulements de mai, tout ressuscite de notre passé dans ma mé-
moire et j'en appelle à ton amour pour qu'il ait pitié de moi!
Accepte-moi! Tends ta main à mon escalade. Je me meurs ici
de froid! 0 mon amour, offre-moi tes lèvres de feu 1 Pour que
cesse mon épouvantable gravitation, je consens à m'anéantir en
toi. Catastrophe sublime, je te souhaite, afin que fondus et
abolis l'un en l'autre, nous resplendissions dans une âme
unique. Amour! pour toi je consens à n'être plus moi. Alors, tu
seras réalisé, amour, car ton but divin ne poursuit-il pas la dis-
parition de notre personne égoïste? Aimer, c'est être autrui. Je
souhaite ce mystère! Celui-là qui a perdu son Héléna et qui
n'aspirerait pas à subir dans sa plénitude ton effrayante loi,
amour, n'aurait pas vraiment aimé!
Reçois-moi donc, amour ! »
* *
Quelques semaines après les obsèques de Pierre du Cambout,
un breack, tous ses rideaux fermés, s'avançait lentement dans
l'avenue des châtaigniers au pas de ses chevaux recrus. Son
cocher jouait k cingler de la mèche de son fouet les bogues
LES COEURS GRAVITENT. ;>t>
! piquantes des arbres. La voilure aux fusées grinçantes traversa
: la terrasse sur laquelle se drossait la statue d'Héléna, ses
scabieuses entre les bras. Pas encore évaporée, la rosée mati-
nale faisait étinceler à la lumière les épaules marmoréennes de
cette délicieuse image qui semblait porter les moissons de
l'amour.
Le rustique conducteur arrêta son attelage. Il attendit quel-
ques instants; enfin, surpris, il descendit de son siège :
■ — Hé! madame, appela-t-il, vous êtes au Val-Dolent.
Les rideaux écartés, une dame de huile taille, tout de noir
velue et ses voiles de crêpe sur le visage, descendit le marche-
pied.
D'un signe elle fit comprendre au voiturier qu'il pouvait se
rendre à la ferme.
Quand le roulement de l'équipage cessa de se faire entendre,
..Geneviève demeurée devant la figuration d'Héléna, remarqua
que des ouvriers avaient déjà descellé une partie du soubasse-
ment et les pierres de taille en étaient jetées dans l'allée. Il
paraissait évident que les héritières, Mlles de Néjouls, avaient
l'intention de faire disparaître cette statue. A quel sentiment
obéissaient-elles?
S'approchant du château dont un soleil tamisé faisait miroiter
les combles d'ardoises et les chaînages de tulïeau, Mrae Rodelle
essaya vainement d'y pénétrer. Il était soigneusement clos. A
travers la large porte vitrée du vestibule, elle remarqua les
vêtements et les coiffures de M. et Mme du Gambout demeurés
aux patères, et leur aspect lui parut si poignant, qu'elle gémit
doucement :
« Héléna infortunée ! Pierre, âme de mon âme ! seul espoir,
seule tendresse de ma vie ! » et des pleurs débordèrent de ses
yeux.
Par l'allée des Reposoirs qui descendait à la grotte, Gene-
viève atteignit d'un pas qui se ralentissait de plus en plus, la
caverne tumulaire. A son seuil obscur, prête à défaillir, elle
cessa d'avancer. Les pleurs de la voûte tombaient dans la vasque
avec des notes tantôt graves et tantôt angéliques, suivant que
les gouttes touchaient l'eau profonde de cette fontaine ou ses bords.
Ses voiles relevés, Geneviève lut sur la dalle verticale :
ÎÏÉLÉNA-PlERRE.
TOME LVIII. — 1920* 35.
546 REVUE DES DEUX MONDES.
L'éloquence de ces seuls pre'noms lui arracha des sanglots :
< Maintenant, tout est consommé, pensa-t-elle. Toi, vivant, Pierre,
j'avais encore un fantôme d'espérance. Ton nom creusé dans
cette pierre m'enlève jusqu'aux illusions de mon imagination. »
Tombée sur les genoux, Geneviève pria, le front contre la. I
tombe, immobile au point qu'elle paraissait elle-même une
noire statue tombale. Et dans le silence sépulcral, les gouttes de
la voûte retentissaient avec des vibrations de harpes éoliennea
Geneviève écoute avec une sorte de ravissement funèbre ces
accords séraphiques, et d'étranges pensées lui viennent.
« Cette tombe désespérante me re:id ma liberté, réfléchira
elle. J'aurais maintenant le droit, Pierre, de ne plus dissimuler
que je t'aime et l'on ne saurait me reprocher d'adorer une
ombre. Et tu ne me repousseras pas, puisque tu n'as plus rien;
à craindre de ma faiblesse. La mort délivre. Aussi le jugement
des hommes ne m'effraye plus. Une àme tend vers une autre
âme. Révèle-toi donc à moi, cher Pierre, je t'en supplie ! »
Seul le bourdonnement de la Dolente répondit à cet appel.
Agenouillée et les mains tendrement posées sur les lettres gra-
vées du nom de Pierre, Geneviève attendit. Elle avait un pâle
sourire de ravissement en songeant que, désormais, nulle force
en ce monde ne pouvait l'empêcher de consacrer le reste de son
existence à Pierre. Dorénavant, sans remords,' elle allait le faire
vivre d'une vie délicieuse en sa fidèle mémoire.
(( Pierre ! cher ami 1 palpitation de mon cœur, murmurait-
elle avec une ineffable tendresse, ton soufile me fait respirer et
ta pensée me donne à rêver. Plus de recul ! Plus de fuite ! Tu es
là ! Chaque jour désormais je viendrai t'entretenir et tu ne
pourras point ne pas m'ente ndre. »
Brusquement Mme Rodelle cessa d'adresser ses tendres invo-
cations au tombeau. Le bruit d'une marche sur l'esplanade la
fit se relever et quitter la grotte tumulaire.
Arrêté à une certaine distance, M. Véran qui la voyait
s'avancer la salua en la regardant avec un air de compassion.
Puis ils remontèrent silencieusement vers le château. Quand ils
atteignirent a sa terrasse, M. Véran prononça :
— Vous m'avez prié de vous retrouver au Val-Dolent,
madame, et j'ai répondu bien volontiers à votre convocation.
Vous m'excuserez de ne pouvoir vous ouvrir la maison, M,les de
Néjouls en ayant repris les clefs.
LES COEURS GRAVITENT.
547
A cet avertissement, Geneviève considéra le vieillard d'un
air si malheureux, que celui-ci crut devoir ajouter :
— Je regrette cette détermination de M,los de Néjouls. Elle
peut en partie se justifier par le désir respectable d'assurer à la
mémoire de M. et Mme du Gambout, le silence et la paix.
De plus en plus effrayée par ce qu'elle croyait soupçonner,
Geneviève reprit avec douleur :
— Je ne sais rien des circonstances de la mort subite de mon
cousin. Je vous conjure de me renseigner.
Après une hésitation, M. Véran dit tristement :
— Aucune personne, madame, plus que vous n'a le droit de
savoir... ou tout au moins de deviner, car nous en sommes
réduits aux conjectures.
Le jour do la Toussaint, malgré le froid qu'il pouvait y
souffrir, M. Pierre ne quitta pas la grotte. Ce même soir, le
fermier le prévint que son cheval, enfermé depuis une semaine,
menaçait de briser son bas-tlanc. A cet avertissement M. du
Cambout répondit :
— ■ Nous sortirons demain.
Toute cette nuit, il brûla des papiers ou bien écrivit. A peine
le jour permettait-il de distinguer les branches au ciel gris,
qu'il se rendit lui-même à la ferme. Sa monture excitée par
une attache prolongée, aussitôt qu'elle sentit son cavalier en
selle partit d'un train de foudre dans la direction de la terrasse.:
Nul ne fut témoin du drame qu'une paysanne, Marguerite.
Par un hasard vraiment prodigieux cette bergère ressem-
blait a Mme Héléna. Cette jeune fille a raconté que se trouvant à
l'aube sur le Gausse du Martial qui domine le Val-Dolent, elle
avait vu M. du Gambout lui apparaître sur un cheval emporté
dont il ne pouvait plus maîtriser la course. Marguerite assure
qu'au passage devant la statue, M. du Cambout leva les bras
au ciel. L'animal emballé franchit d'un bond la balustrade, et,
pendant une seconde, parut suspendu sur l'abîme avec son
cavalier.
Quand la jeune fille, épouvantée, put prévenir les bordiers
de Peyrargue, ceux-ci trouvèrent M. du Cambout étendu sur le
dos; ses yeux ouverts étaient tournés vers la grotte funéraire
dont l'ouverture rouge brillait au soleil levant.
Et les paysans sa rappellent que lorsqu'ils retirèrent le corps
delà Dolente, son eau gémissait avec une voix presque humaine.
548 REVUE DES DEUX MONDES.
L'anxiété, la pitié et l'horreur s'étaient peints successive-
ment sur les traits de Geneviève. Longtemps elle demeura
comme privée de raison. Mais alors que M. Véran redoutait de
la voir éclater en sanglots, elle eut une expression poignante.
Désormais, elle aussi vivrait les yeux fixés sur la colline sépul-
crale et son cœur n'aurait plus qu'un désir insatiable. Par la
mort qui absolvait tout, Pierre lui appartenait maintenant
autant qu'à Héléna.
— Monsieur, dit-elle enfin au notaire avec un calme qui le
remplit de surprise, car il n'avait pu ignorer les sentiments de.
MmeRodelle pour M. du Cambout, je vous prierai de me trouver
une habitation dans ce pays où je compte désormais demeurer.
Il s'inclina en lui répondant qu'il croyait pouvoir assurer^
son installation à proximité du Val-Dolent.
L'ayant remercié, ils se séparèrent.
Chaque après-midi, Geneviève vient écouter le chant élé-
giaque de la Dolente et, pour remonter ensuite vers la grotte,
traverse l'allée des Reposoirs dédiés aux constellations du
Zodiaque.
Parfois elle se rappelle les nuits lunaires de Gagnes, sur sa
vieille tour des Grimaldi, et elle réentend les implorations de
Pierre :
« Amour, tu es insaisissable autant que ces étoiles et nous
ne pouvons cependant nous détacher de toi. Liés par les lois de
la gravitation, nos cœurs tournent et tourneront éternellement
les uns autour des autres. Infortunée condition! Et pourtant
nous te dédions nos vies, Amour! »
Tandis qu'elle entendait résonner ces paroles dans son sou-
venir, Geneviève, la tête inclinée sur son long col et ses yeux
océaniques emplis d'infini, ressemblait à l'une de ces adorables
figures de Botticellioù la nostalgie chrétienne domine la volupté
païenne.
Avec les ans, dépouillée de sensualité et devenue semblable
aux pures étoiles de l'éther limpide et glacé, Geneviève continue
de graviter autour des âmes de Pierre et d'Héléna, qui gravitent
elles-mêmes dans les espaces infinis où régnent le froid, le vide,
la paix.
Charles Géniaux.
LE CRIME D'EKATEltlNBURG
16-17 JUILLET 1918
Les lignes qui suivent sont l'exacte relation de l'audience
qui me fut accordée par le général Diederichs, l'ancien com-
mandant des troupes Tchéco-Slovaques en Sibérie. Le général
s'est livré à de minutieuses recherches ; il a sans trêve ni merci
fouillé la ville d'Ekaterinburg et ses environs; avec une infa-
tigable et douloureuse énergie il a suivi chaque piste, recueilli
chaque indice, interrogé chaque témoin pour établir sur des
preuves irrécusables le sort du Tsar, de la famille impériale et de
sa suite. Les doutes concernant la mort de Nicolas II et des siens
doivent, hélas! tomber atout jamais : la famille impériale a été
massacrée d'une manière aussi lâche que barbare. Le comité de
recherches en possède d'abondantes preuves documentaires et
matérielles. Les procès-verbaux résultant de cette longue et
laborieuse enquête seront en temps et lieu publiés au grand
jour. Mais, dès maintenant-, il me semble opportun de faire
connaître qu'ayant à sa disposition plusieurs milliers d'objets et
de documents, outre les déclarations de différents témoins, le
général Diederichs a pu reconstituer toute la scène du meurtre,
telle qu'elle s'est déroulée dans la nuit du 17 au 18 juillet 1918.
Voici le récit authentique du drame, tel que je l'ai recueilli
de la bouche du général; le lecteur comprendra que je m'y sois
scrupuleusement abstenu de tout commentaire.
Les « Soviets » avaient décidé de transporter la famille
impériale de Tobolsk (1), où elle avait été tenue prisonnière
(1) Les membres de la famille impériale, l'Empereur surtout, y étaient devenus
l'objet d'une vénération naïve et touchante. Les voyant prier si souvent et avec
550 REVUE DES DEUX MONDES.
depuis son départ de Tsarskoe Selo, à Ekaterinburg (1), dans
l'Oural. L'ordre de départ fut mis à exécution, pour moitié, le
26 avril, jour où une partie des prisonniers quitta Tobolsk
pour arriver à Ekaterinburg le 30 avril ; cette date a été
gravée par l'Impératrice sur une fenêtre et marquée d'une
croix, dans la chambre qu'elle occupait à Tobolsk.
Au moment où l'ordre de départ arriva a Tobolsk, le tsaré-
vitch était sérieusement malade ; l'Impératrice se trouva placée
dans la dure alternative, soit de partir avec l'Empereur, a
qui on refusait tout délai, soit de rester avec son enfant malade :
elle décida de rester avec le petit prince. Des quatre grandes
duchesses, la troisième seulement, Marie Nieolaïcvna, fut auto-
risée à accompagner son père. Outre l'Empereur et sa fille, le
premier groupe comprenait le docteur Botkine, le prince Dolgu-
roukofl", la jeune comtesse Ilendrikoff, le valei de chambré
Serdnefl" et la femme de chambre Demidova. La seconde partie
des prisonniers arriva à Ekaterinburg le 10 mai : elle se com-
posait de l'Impératrice, du tsarévitch, des trois autres grandes-
duchesses, aihsi que de toutes les personnes qui étaient restées
avec là f,i mille impériale.
Us fiirenl tous placés dans la maison Epaticff el rigoUreuse-
mm) surveillés.
Il y eut, de prime abord, une garde de tfente-six hommes
pris dans les usines voisines de Ssycerdski et repartis ainsi qu'il
suit : deux postes de garde à l'intérieur, cinq à l'extérieur; en
outre, deux mitrailleuses étaient braquées devant la maison.
A la tête de cette première garde se trouvait le commissaire
tant d'ardeur, les payêâns des environs leur apportaient d'humbles offrandes, des
objet? de piété .i touchef; ils les regardaient prier et. s agenouillant, joignaient
leurs prières à celles des prisonniers, traités encore à eetle époque avec des
égards relatifs. C'est évidemment cette popularité à basé religieuse, toujours
croissante, qui alarma les « Soviets; » malgré, ou peut-être a cause de l'éloigfte-
nient du chemin de fer 200 kilomètres), ils craignirent un enlèvement pat les
paysans el décidèrent alors, dès que les routes, au sortir de l'hiver, devinrent
quelque peu praticables, le transport à Ekaterinburg.
1 A Ekaterinburg, le prestige qu'exerçail le Tsar s'affirma avec une égale
ince, faisant dp lui et de sa famille l'objet d'un véritable culte. Plus d'un
«aide qui le haïssait de |>rimc abord dut être remplacé plus lard parce qu'il s'était
ti-nnsioiinr cri sujel dévoue. La dignité des prisonniers et leur piele qui tenait
presque à l'exaltation religieuse fel dont l'exercice remplissait une partie dé leur
vie, édifiait tout le inonde à Ekaterinburg. Cette fois encore, les « Soviets »
eurent peur d'un soulèvement en faveur des prisonniers : cela explique d'abord
les duretés de leur emprisonnement, puis la hâte de la catastrophe finale.
LB CRIME p'eK \TFRT\MRG. 551
; Wratchkowski, avec son aide Àvdéief, ••! un criminel libéré.
On v ajouta des gens des usines des frères Zlokazoff, dis neuf
ouvriers, donl dix étaient des criminels libérés, l'uis arriva
Jourowskyh, avec deux aides, un Russe et un Juif, et une équipe
de Lettons. C'est de ces derniers qu'il sera parle dans ce récit :
ils ont été les geôliers et les bourreaux de la dernière heure.
I par eux que le régime de la prison, d'abord supportable, à
^exception des visites du « contrôle', » toujours pénibles et ou-
trageantes, fut changé en un odieux- système de continuelles
vexations. Telle fut alors la rigueur de l'emprisonnement qu'on
alla jusqu'à supprimer les promenades au jardin; peu à peu les
gardiens lettons donnaient libre cours à leurs sentiments de
haine et de basse cruauté : avec leur arrivée commença pour
les prisonniers la montée du Calvaire.
La maison Epatieff reçut un nom de sinistre augure : elle
devint» La Maison à destination spéciale. »
Le gardien chargé de la surveillance se nommait Avdéief; il
resta à son poste jusqu'au 10 juillet; à cette date, accusé d'avoir
volé 75000 roubles au Tsar, il fut remplacé par Jourowskyli ;
ce dernier amenait avec lui dix Lettons, spécialement choisis
pour composer la garde intérieure de la prison; l'un deux se
nommait iiebrsin, surnommé Paschko.
A partir de ce jour, le traitement infligé aux prisonniers
empira sensiblement. Leur vie religieuse changea du toui au
tout, car le prêtre et le diacre n'eurent plus la permission de
les approcher ni de célébrer pour eux les offices. La famille
impériale conserva, en dépitde tout, l'habitude de passer de longs
moments en prière et manifesta, pendant toute la durée de sa
captivité, la même ferveur mystique. Aussi la suppression des
offices fut-elle une cruelle privation. Un incident singulier était
advenu le jour qui précéda l'entrée en fonctions de la garde
lettonne, dernier jour où la messe fut célébrée pour le Tsar et sa
famille dans la maison Epatieff. Il y a dans la messe selon le rite
grec-orthodoxe, une prière dite à voix basse dans les messes
ordinaires et chantée dans les services funèbres; c'est un des
moments où les fidèles s'agenouillent. Or, il arriva que, ce der-
nier jour de messe, le prêtre se trompa et entonna à haute
voix le chant de cette prière; suivant l'usage, toute la famille
impériale tomba a genoux... L'impression fut profonde dans
le petit groupe des assistants. Le prêtre a déclaré par la suite
552 BEVUE DES DEUX MONDES.
que toutes les personnes présentes eurent comme lui le pressen-
timent qu'un événement fatal se préparait.
La constante angoisse, la perpétuelle menace d'être poignar-
dés par cette bande de gardiens féroces devint, pour les malheu-
reux, un supplice intolérable, un affolant cauchemar.
Dans la nuit du 16 au 17 juillet, à deux heures du matin,
les cinq plus importants députés des Soviets pénétrèrent dans
les chambres où la famille impériale reposait. Jourowskyh les
accompagnait : les prisonniers, avec toute leur suite, à l'excep-
tion d'un jeune garçon du nom de Sidneiï'qui n'avait que qua-
torze ans, furent conduits dans les sous-sols de la maison.
Il était environ trois heures du matin.
Jourowskyh lut un papier; puis, sa lecture achevée, il ajouta:
« Ainsi, votre vie est finie. » Le Tsar répondit : « Je suis prêt. »
Lui, la Tsarine, la grande-duchesse Olga Nikolaïevna et le doc-
teur Botkine firent le signe de la croix; les trois autres grandes-
duchesses s'évanouirent; le petit tsarévitch resta debout, les yeux
fixes et hors des orbites, comme s'il perdait la raison.
Jourowskyh donna le signal et tira le premier coup de revol-
ver : l'Empereur fut tué à bout portant. Alors commença une
furieuse tuerie : il y eut une grêle de coups de fusils et de
coups de revolvers. Ceux qui ne moururent pas sur-le-champ
furent achevés à coups de crosses et de baïonnettes. La grande-
duchesse Anastasie Nicolaïevna, qui n'était qu'évanouie, se mit
à crier quand on voulut la toucher : elle fut assassinée à coups
de baïonnettes. La quantité de sang répandue était si grande,
qu'il en coula dans le sous-sol voisin.
Les meurtriers étaient : le Russe Jourowskyh, les dix gar-
diens lettons et cinq députés des Soviets, juifs tous les cinq.
L'aide-gardien de Jourowskyh, le Russe Paul Medvedielf, qui
devait mourir d'une crise cardiaque trois jours plus tard, avait
aussi pris part au carnage.
Ces faits sont établis par le prêtre et le diacre, par la veuve
de ce Medvedieff, à qui son mari avait tout avoué, par la sœur
de Jourowskyh et par deux des gardiens qui racontèrent le
drame à divers membres de leur famille.
Les gardiens furent laissés dans le sous-sol avec l'ordre de
faire disparaître toutes traces du meurtre, besogne qui les occupa
jusqu'à six heures du malin. Les cadavres, empilés dans un
camion-automobile, furent transportés à un endroit situé à une
LE CRIME d'eKATERINBURG. 5j3
vingtaine de kilomètres d'Ekaterinburg ; la, ils furent fouillés,
dépouillés de leurs vêtements et brûlés. D,; ces vêtements, ainsi
que de tout ce que les prisonniers portaient sur eux, on fit
trois bûchers séparés. Il fallut deux grands jours pour faire
entièrement disparaître les restes et les traces des victimes
sur les lieux mêmes; finalement, ce qui en subsistait encore
fui jeté dans le puits d'une mine. *
Mais les Bolcheviks ne purent quand même pas tout
détruire et bien dos vestiges furent retrouvés : la mâchoire arti-
ficielle du docteur Botkine et un doigt de femme (qui a été
identifié); également un grand nombre de fragments d'objets
ayant appartenu aux différents membres de la famille impé-
riale, même quelques débris des bijoux du Tsar.
Outre les premiers déblayages sommaires, cinq jours furent
encore employés a essayer de purifier la maison Epatieffà Eka-
terinburg de toute trace du crime. Un détail bien significatif
y a élé constaté : toutes sortes d'objets d'usage personnel, ceux
dont on ne se sépare pas, tels que brosses a dents, brosses ,:i
cheveux, chemises de nuit, etc., avaient été détruits, mais les
restes en purent être identifiés et furenl retrouvés dans les
poêles de la « Maison à destination spéciale, » comme aussi
beaucoup d'objets ayant été la propriété personnelle des impé-
riales victimes, ont également été reconnus et identifiés, a
Ekaterinburg même, sur la personne de parents des meurtriers
(vêlements, linge, parfums, etc.).
Jourowskyh avait donné l'ordre que toutes choses restées
dans les appartements après le massacre fussent apportées dans
une chambre spéciale; là, elles furent classées et emballées dans
sept valises différentes ; le triage se fit sur une large ottomane,
et quelques objets, ayant glissé entre l'ottomane et le mur, furent
retrouvés plus tard, entre autres une lettre de la grande-duchesse
Olga Nikolaïevna. La partie de ce funèbre butin qui avait le
plus de valeur fut déposée temporairement à la filiale de la
Banque « Volga-Kama » à Ekaterinburg. Mais l'incinération
des papiers et documents de la « Maison à destination spé-
ciale » avait été faite si sommairement, que las feuilles infé-
rieures des piles de papiers n'avaient pas été touchées par le feu
et étaient restées intactes. Ces feuilles contenaient la liste des
gardiens, tous connus à l'heure actuelle, à l'exception des Lettons;
ceux-ci avaient été amenés à Ekaterinburg uniquement en vue
554 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'assassinat : leur feuille de service n'était pas avec celles,
plus anciennes, des autres gardiens, et aura été brûlée à part.
Le jour qui suivit le meurtre du Tsar et de la Tsarine et de
tous leurs enfants, le 1" juillet, un télégramme fut envoyé au
Soviet d'Alapaevka, ordonnant l'exécution immédiate des pri-
sonniers qui se trouvaient dans cette ville. C'étaient : la
grande-duchesse Elisabeth Fedorovna (sœur de l'Impératrice,
veuve du grand-duc Serge Alexandrovitcli, assassiné à Moscou
longtemps auparavant), le grand-duc Serge Michaïlovilch, les
trois fils du grand-duc Constantin, le prince Palley (fils du
grand-duc Paul Alexandrovitcli et de son épouse morganatique,
M""5 Pistohlkors, depuis princesse Palley), et le maître d'hôtel
Remeza. L'ordre fut exécuté le jour même dans un bois voisin;
les cadavres, rapidement fouillés, furent jetés dans un puits de
mine, encore chauds, sans même avoir reçu le coup de grâce.
— Ils ont tous été identifiés et on a retrouvé sur eux nombre de
lettres et de documents. Parmi les objets retrouvés sur la belle
et pieuse grande-duchesse Elisabeth Fedorovna, se trouvait une
icône d'une grande valeur historique aussi bien qu'artistique :
c'est l'icône devant laquelle l'empereur Nicolas II se prosterna
et resta en prières durant l'heure tragique qui précéda la signa-
ture de son abdication au trône.
Les précisions que j'ai pu réunir, la connaissance des noms
de tous les complices avec les détails personnels sur eux et
sur tous ceux qui eurent une part active dans ce grand crime;
les déclarations de nombreux témoins ainsi que les documents,
les listes et papiers retrouvés, réduisenl à néant toute espère
de doutes au sujet de la mort du Tsar, de sa famille et de ceux
qui leur furent fidèles jusqu'il, la lin. Si la demoiselle d'hon-
neur de l'Impératrice, la baronne Buxhoevden, esl resiée en vie,
ce n'est dû qu'à un miraculeux hasard; les meurtriers tuèrent
par méprise la femme do chambre Demidova, la prenant poui
la baronne Buxhoevden. Cette fidèle amie de l'Impératrice, après
avoir été à Tokyo recueillie par l'ambassadeur d'Angleterre et
Lady Green, passa par l'Amérique et l'Angleterre pour aller
rejoindre à Copenhague son père, ancien ministre de Russie
en Danemark, démissionnaire lors de la Révolution.
Les Bolcheviks annoncèrent la mort de l'Empereur, mais
eu démentant celle <\<'s autres membres de la famille impériale
et de leur suite. Ils mirent tout en œuvre pour surprendre J a bonne
LE CRIME d'eKATERTNRURG. 555*
foi publique. Par exemple, le 20 juillet 1918, trois jours après
le crime, un train quitta officiellement Ekaterinburg et. il fut
bruyamment annoncé qu'il emportait les prisonniers impériaux.
En réalité, la lectrice et amie de l'Impératrice, Mlle Schneider, la
toute jeune demoiselle d'honneur comtesse Hendrikofï, le maître
d'hôtel Nagorni, les laquais Valkoff et Trun se trouvaient seuls
dans ce train qui fut dirigé sur Perm. Tons, à l'exception d'un
des domestiques qui, par un hasard inouï, put s'échapper à la
dernière minute, furent fusillés près de Perm le 22 août 1918.
Quelques autres personnes attachées à la malheureuse famille
impériale, furent emmenées jusqu'à Tyumen", en Sibérie; là,
elles reçurent l'ordre formel de quitter le district dans un délai
de vingt-quatre heures.
Tel fut, — textuellement, — le récit du général Diederichs.
Il contient des faits importants et met définitivement lin à toutes
sortes de prétendues informations. J'ai tenu à le rapporter, aussi
sobrement, simplement et véridiquement qu'il m'a été fait par
une bouche si autorisée.
Puisse cette publication ruiner une fois pour ton les les
rumeurs et fables toujours renaissantes, — et toujours de source
bolchevique, [ — d'après lesquelles le Tsar serait vivant, ainsi
que sa famille, caché au fond de la Russie! Un de ces articles
bolcheviques, destinés à égarer l'opinion, parut à Moscou le
17 décembre 1918. Litvinoff (Finkelstein) à Copenhague, avoue
une partie du meurtre et nie l'autre. Dans un journal allemand,
en avril 1920, parut une correspondance d'un soi-disant prison-
nier de guerre allemand, qui disait avoir assisté à Ekaterinburg
au meurtre du seul Nicolas II.
La raison de ces bruits tendancieux est si claire pour qui
connaît l'histoire de la Russie et 1 âme russe ! Créer plus de
confusion, de dissensions, de crainte et d'espoir superstitieux
dans celte mentalité déjà si profondément ébranlée et atteinte
jusque dans ses racines...
Nicolas de Berg-Poggenpohl*
AU PAYS BRETON
Ild)
AVEC LES PÊCHEURS (ÉTÉ)
De la cale du bourg, les yeux se tournent d'eux-mêmes, tou-
jours, vers l'ouverture de l'estuaire. Cette petite ligne d'infini
tendue là-bas, entre la lande et les vieux bois familiers, attire
étrangement, bien plus que le demi-cercle du large déployé'
devant une côte. On perçoit la profondeur de l'espace : c'est une
issue vers un au-delà visible, et dont le désir renaît toujours.
Par ces parfaits matins d'été, nous sortons souvent, et parfois
pour toute la journée. Ce qui nous prend si fort, dans ces
longues courses en mer, où l'on est seul sur un très petit bateau,
ou bien avec des marins qui parlent peu, c'est la simplicité
cosmique des choses. Un morceau du monde éternel apparaît,
et l'on oublie son être distinct; le petit mouvement de l'esprit
s'arrête, on participe à la grandeur de cet univers qui vous
porte, et par lequel il est bon de se sentir porté. Rien qui
tranquillise et purifie davantage. A trois milles au large, la
terre, qui est basse, se réduit à rien : une ligne imperceptible,
le plus mince ruban de fumée bleuâtre, sans un détail auquel
on puisse donner un nom. Simplement, c'est la terre, qui pour-
rait être celle de l'Inde ou de la Chine, aussi bien que le conti-
nent d'Europe. On retrouve le sentiment de la planète.
Par les plus beaux jours, un voile vaporeux enveloppe
l'horizon, et la côte ne tarde pas à s'y évanouir. Il n'y a plus
rien que la plaine liquide, l'étendue claire, où pas un objet
n'arrête le regard, où tout est mouvement, fuite, glissante ondu-
lation, (il le profond ciel pâle où l'astre poursuit sa course. Nul
(1) Voyez la Revue du 1" juillet.
AU PAYS RRETON. SÎH
changement au long des heures que sa monle'e, son progrès,
et puis son long déclin oblique, son éclipse, et, enfin, les
grandes solennités du crépuscule.
D'une telle journée, qui semble un intervalle de lumière et
de paix dans le courant ordinaire de la vie, le premier moment,
celui du départ, dans les silences du petit matin, c'est peut-
être ce qui laisse le souvenir le plus profond. Je ne sais pas
d'aspect plus mystérieux de la mer que celui de cette heure-là,
quand elle sort de la nuit, et que le soleil ne l'a pas touchée
encore. Qu'y a-t-il en elle, alors, qui la fait apparaître si éter-
nelle et si pure? Nulle prunelle grise ou bleue qui donne à ce
point le sentiment de la virginité dormante. Froide virginité,
ancienne comme le monde, et qui survivra à toute vie.
Hier, elle était d'abord toute voilée de brume, comme sou-
vent par ces trop beaux jours, à l'heure où l'aube vient"couler
dans la nuit. Plus de côtes, rien de visible; pas un bruit, pas
un frisson d'eau. La mer, alors, n'est plus que fumée sous des
fumées, et l'on dirait chaque fois que cela est pour toujours,
cet évanouissement du monde, et qu'il ne se réveillera pas.
Le marin, Jean-Marie, était venu me prendre à la cale.
Nous devions aller ramasser des casiers, et puis courir le
maquereau, du côté de l'Ile aux Moutons. Pas dans notre bateau :
avec des amis à lui, à qui il « donne la main » depuis huit
jours, pour remplacer un « collègue » malade. A l'aveuglette,
dans la plate, il m'a conduit à bord, de l'autre côté de la rivière.
Cinq minutes après, les bateaux voisins s'ébauchaient, et puis
la côte prochaine : exactement une image photographique qui
commence à se révéler.
Quatre heures et demie. L'étalé de marée basse. Peut-être
déjà commencement de flot. Nous étions en avance. Rien à
faire qu'à regarder le paysage familier se reformer encore une
fois, après la longue et froide lustration de la nuit. Minutes sin-
gulières, insolites, qui semblent hors du courant de la vie. Rien
de changé ; chaque chose est à sa place. Voici le creux du port
sous les ramures des grands arbres, voici les rochers, la petite
chapelle, la rude cale qui finit en goémons glissants. Voici les
vieux bateaux de pêche à leurs corps morts. Voici le thonnier
qui est entré hier soir avec le flot. Chaque chose est à sa place, et,
pourtant, rien ne semble tout à faitréel. C'est l'instant ambigu,
?K>8 REVUE DES DEUX MONDES.
entre la nuit et le jour, où le monde, sans les humains,
prend des apparences de vision. Comme tout semble essentiel!
Calme blanc entre les deux pointes. La mer n'est rien que
le reflet de l'aube, un pâle miroir, où, vers cinq heures, com-
mence à glisser un peu d'argent et de lilas. Les phares n'ont
pas encore cessé leur veille. Danse silencieuse, mystérieuse,
lu-bas, dehors, de deux feux. Rouge, blanc : Penfret, l'île aux
Moutons. Ils palpitent, .s'éteignent, reviennent, trempés, demi-
noyés, au ras de la ligne liquide, chacun dédoublé par son
propre reflet. Nulle vie que celle-là, si étrange, dont le domaine
est la nuit, et qui va s'évanouir avec le jour !
A cinq heures, les premiers bruits humains. Comme ils
croissent vitel Claquement de sabots du côté du quai, et puis
vague, rapide clameur bretonne. Parait, sous les grands arbres,
une théorie d'hommes fantômes : ils portent de longs agrès.
Alors, la cale se peuple, et puis les plates, les bateaux autour
de nous; des chaînes ferraillent, en même temps que les voix
se taisent. Dans chaque équipage, chacun sait son travail à
bord, et s'y met en silence.
Les nôtres arrivent les derniers : deux anciens, des inconnus
pour moi, avec qui je vais passer toute la journée. Jean-Marie
excuse d'un mot leur retard : « C'est lundi. » Alors, en effet,
deux vieux peuvent bien ne commencer qu'à cinq heures du
matin une journée qui finira Dieu sait quand 1
Nous partons après tous les autres. On hisse la misaine,
mais pas de "vent encore. Jean-Marie se met à la godille. Le
long aviron coupe le lustre vierge de l'eau, l'ouvrant d'une
profonde et toute lisse déchirure. A part le cri grêle, entre-
coupé des coqs appelant le soleil, on n'entend que son crisse-
ment et son toc, tac, en cadence, sur les taquets. A mi-chemin
de la première bouée, au moment où la pulsation de la houle,
si longue, si douce, si puissante, commence à soulever les
plans lisses avec les goémons qui flottent, un petit souffle nous
arrive, chargé de l'odeur des bois, — rien qu'une imperceptible
haleine, mais qui vient droit de l'arrière. L'homme rentre sa
godille et ouvre la bouche :
— Toujours le même temps. Les vents de la partie Nord
pour commencer, et puis ils liaient à l'Est. Le soir, ils viennent
à calmir en passant au suroît, et ils restent là.
Maintenant, l'aviron ne brisant plus l'ondulante surface,
AU PAY8 BRETON» 559
l'écoute de misaine choquée en grand, nous n'avons plus qu'à
nous laisser aller entre les deux aurores croissantes du ciel et
de la nier. Passent lentement les promontoires, les bouquets de
pins suspendus dans le vide; passe le petit bois dont la pente
vient tomber sur les varechs (un long vol de mouettes ourle de
blanc sa verte tapisserie). Passent les champs, les landes, un
manoir, et déjà c'est le Coq, la bouée rouge, dont le rouge
coule, ondule, tournoie profondément dans son reflet, le cou-
rant, par dessous, se brisant à une roche.
Sans mot dire, près de moi, le poing au menton, le plus
vieux, qui semble très vieux, l'air triste et maladif, regarde
passer ce paysage de toute sa vie.
Tintement de l'angelus, deux notes, fluides, toutes pures, qui
s'égouttent sur le grand silence, et puis reviennent. A l'arrière
s'éloigne le fin clocher à jour, gris sur les petits cirrus gris.
Mais, déjà, la baie commence à s'ouvrir, et aussitôt un faible,
nombreux, profond bruissement nous arrive, et se prolonge :
un peu de ressac, la respiration de la mer tout au long de la
pointe deCombrit. Avecquelle tranquillité souverainese poursui-
vent ses ondes! Elle respire, mais elle dort, et les jeux d'ombre
bleue, les lignes de gris et de rose, qui fuient, se suivent, s'en-
tremêlent sans arrêt par-dessus ce profond et rythmique gon-
flement, semblent une fantasmagorie de rêve dans un sommeil.
Ce qui n'a pas l'air d'un rêve, c'est le bateau, un vieux
sardinier de vingt-quatre pieds, si grossier, et gluant comme
un poisson, puant le poisson, avec des relents de vieille eau de
cale. Il est plein d'un humide pêle-mêle : cordages, lignes,
chaînes, casiers, lièges, avirons, crochets, — toutes choses qui
parlent de dur travail quotidien.
L'ancien, qui regardait passer la rive, se lève, ouvre le coffre,
y farfouille et en tire des tourteaux. Avec une hachette, il
commence à les briser : de la boette pour les casiers. Mais le
voici qui s'arrête, et, de la tête, montre quelque chose à l'avant :
« ar brizli! » Les maquereaux. C'est tout un banc qui danse à
la surface. Innombrable bouillonnement où passent des éclairs,
et que nous traversons. Ils sautent à deux pieds de nous. Voilà
plusieurs jours que c'est comme ça, le matin, à l'entrée de la
rivière. « Pas la peine de perdre du temps avec ceux-là, » dit
Jean-Marie. « Ils sont à jouer. Ils ne mordent pas. » Pure joie
de la vie, j'imagine, sous les influences du beau temps, de l'eau
566 REVUE DES DEUX MONDES.
lucide, du jeune été. Sans doute, ils montent à la lumière, ils
viennent danser à la surface comme les papillons se poursui-
vent, par ces parfaits matins, jusque sur la nappe radieuse,
comme s'essorent, là-bas, les alouettes chantantes. Allégresse
d'énergie toute neuve, qui veut se dépenser.
Et maintenant, nous sommes o dehors. » A l'Est, à l'Ouestî
des plages se déploient, qui sont le littoral de la France : sables
roses, sous les pâles, bleuissantes fumées qui montent de la
campagne, mêlées au bleu des bois. L'homme a repris la nage.
Les lointains apparaissent: à deux lieues d'ici, la pointe de
Mousterlin. la longue dune et toutes les roches qui la débor-
dent loin, à ce moment de la marée. Par là, le soleil vient de
surgir, et la mer n'est que fourmillement, raies frissonnantes
de feu. Mais au Sud, du côté du large, entre des régions où
elle semble fondre, se perdre, elle allonge sur les vides rosés
du ciel un segment de bleu si clair et si lisse que cela ne semble
pas appartenir à la matière : un insubstantiel reflet comme
ceux qui viennent luire dans une nacre oblique. On le remar-
querait à peine, mais, là-bas, à des distances infinies (l'étendue
semblant toujours grandir en ces jours de rayonnante placidité)
quelque chose attire les yeux, un hérissement de petites
plumes posées droites sur l'eau : toute la flottille de l'Ile
Tudy, soixante-dix voiles rassemblées sur un banc de sardines
— La sardine qui travaille bien, — remarque l'homme qui
godille. — Y a pas à se plaindre.
A six heuresetdemie, nous sommes sur les marques (la pointe
de Saint-f iilles par le clocher de Plounéour, l'entrée du Groas-
quinpar un toit lointain . Alors on voit tout de suite les flotteurs.
Les trois hommes ont passé leurs cirés pour recevoir les
casiers ruisselants. Le vieux à l'air malade, Kervien, a pris
l'aviron. Jean-Marie, le plus leste, en bottes de mer, debout sur
un banc, amène avec la gafïe chaque paquet de lièges à mesure
qu'il se présente, et haie sur l'orin. Une ombre finit par
monter; l'énorme et runde nasse apparaît, émerge, et vient se
r au ras de la lisse. Le maigre patron l'embarque d'un
coup de coté : ruisselante, elle inonde une partie du bateau.:
J'entends annoncer et commenter les prises :
— Nétrai rien).
— Une petite!
Une petite, c'est un homard de deux livres...
AU PAYS BRETON. "61
— C'est pas avec ceux-là qu'on aura du pain comme il faut.
— Daoul doux .
■ — Y aura pas la douzaine^
— Nètra.
— Ah! oui, mauvaise pêche!
— Ta.
— Tri grank! trois crabes).
Les beaux homards, d'un bleu, si intense et profond, dont
les queues claquent brusquement, s'en vont dans le vivier. Sept
en tout. Le mareyeur paie quatorze francs la douzaine; deux
petits comptent pour un ; au-dessous de vingt centimètres, ils
ne sont pas « comptable-
Les trente paniers s'entassent à l'arrière. Le petit patron,
Pierre-Yves, a tiré du coffre d'avant un congre mort, une
visqueuse bète qui sent très fort, et, de son couteau rouillé, il
taille dans la belle chair nacrée. On mêle ça aux morceaux de
tourteaux, on reboette, et de cent mètres en cent mètres, on
remouille un casier, qui coule vite. lesté de son gros caillou.
Dans l'intervalle, quelquefois, on recommence à parler. On
regarde les énormes crabes brun rose qui ne bougent pas, les
pinces repliées.
— Naoït krankï (oeuf crabes).
— Y en a qui disent kraoed. Ceux-là, chez nous, on appelle
plutôt dormeurs. Comment qu'ils disent à l'Ile Tudy?
— Louer ien.
— Krank saoz, dans le Nord, côté Paimpol. Dans le temps,
j'ai été par là. avec des gas de Loguivy.
— Y a un nom dans chaque pays. En France, tourteaux
qu'ils disent.
— Y en a qu'on appelle Parisiens, par ici.
— Pourquoi ça?
— Ceux-là qui sont blancs, qui ont pas de couleur.
Cette malice m'est dite par Pierre-Yves, sans un sourire. Il
est si simple, et comme raidi dans le sérieux de la besogne de
tous les jours. Je lui ai demandé son âge. Pemp war tri ugend
— soixante-cinq ans. Pas un poil blanc : une sommaire ligure
de marionnette dont le vernis serait parti. L ne toison brune
en fait le tour, découpée comme au couteau, et appliquée sous
le menton, collée sur la joue creuse et rase.
Il a fait sa barbe hier dimanche. De petits yeux vrillés pro-
tome Lvui. — 1920. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
fond, d'un bleu glacé, qui miroitent sans plus d'expression que
deux parcelles d'acier. La bouche, une simple fente. Il vit dans
la maison où il est né, pas loin de la cale. Avec ses homards
à quatorze francs la douzaine, il a bien leavé (élevé) huit en-
fants : deux filles et six garçons. Il y en a qui sont sur la mer,
au commerce, à l'État. Il ne sait pas très bien où, ni lesquels.
L'autre vieux n'a que cinq ans de plus, et en parait davan-
tage. Celui-là n'observe pas tous les rites du dimanche : il est
inculte. Barbe et cheveux mêlés, en grise broussaille, la lèvre
supérieure hérissée en paillasson, une longue lèvre qui avance
et pend un peu comme celle d'un vieux singe. D'énormes mains
déformées, mangées par les panaris, comme si souvent celles
des marins. Quelque chose de souffrant, de lent, de refroidi.
On dirait qu'il n'a plus de sang ; ses yeux sont éteints. Il cra-
chote beaucoup, et puis reste la bouche entr'ouverte, d'un air
vague, fatigué, montrant des restes de dents jaunes. C'est lui
qui mène le bateau. D'un mouvement large, en 8, qui fait tra-
vailler tout son vieux corps, il pèse et haie sur la lourde rame.
Il y a un mois, ils ont retrouvé en mer le canot de Jean-
Marie parti en dérive. Alors il leur rend ce service de rempla-
cer le collègue malade (tombé à la renverse, les reins sur le
liston, en pesant sur une drisse qui a cassé) — un jeune, qui
travaille à part égale, bien que le bateau soit aux deux com-
pères. « Ils ont plus assez de force pour trente casiers, — m'a
dit Jean-Marie. — Et puis si ça calmirait pour de bon... »
A six heures et demie, les roses du matin évanouies du ciel
et de la mer, le bleu de tout le jour commençant à régner,
l'eau n'est plus autour de nous que nacre ondoyante et splen-
dide. Le plus jeune a pris l'aviron, et de temps en temps
regarde derrière lui, comme s'il attendait quelque chose. Tout
d'un coup, il s'arrête :
— Cette fois, ça y est! Vlà les vents qui tombent.
Le vent qui se lève, dirait un terrien. Là-bas, entre nous et
la côte, on voit une ombre frémissante, qui semble à peine pro-
gresser : la risée, celle que nous « espérions » par ici, où, libre
des écrans de la terre, le vent vient en effet « tomber. » Et
bientôt, avant même que la ligne sombre nous ait rattrapés,
une rumeur d'eau s'éveille autour de nous, le bateau
s'émeut, prend sa vitesse; tout se met à vivre. Une tourelle
qui, tout à l'heure, semblait encore lointaine, approche vite,
AU PAYS BRETON. 5#3
un noir cormoran perché, ailes ouvertes, à côté du voyant noir.
Jean-Marie quitte la godille, et s'apprête à changer l'amure.
Il amène la misaine, la décroche, la raccroche de l'autre côté
du mal, et puis, ayant craché dans ses mains, lourdement sus-
pendu à la drisse, il se met à haler, d'un effort pesant, pro-
longé, répété, pour étarquer la voile, pour la hisser bien à pic.
Puis il se rassied, et, méditativement, suit des yeux la balise
qui s'enfuit.
— Celui-là qu'est encore à faire sécher ses ailes! dit-il,
montrant l'oiseau, dont les grands bras, toujours étendus, font
là-bas, sur le ciel, une figure héraldique. — Ah! si on aurait
un fusil! Oh 1 on serait sûr de l'avoir! S'envoler, il pourrait
pas sans venir sur nous : ils ne s'envolent que debout au vent.
C'est bon à manger : y a qu'à les écorcher pour que ça sente
pas trop l'huile... Quand j'étais mousse, mon défunt père nous
faisait des pâtés avec ceux-là, comme les pâtés d'albatros...
— Des pâtés d'albatros ?
— C'est des oiseaux qu'on appelle comme ça dans les mers
du Sud. Ça repose du biscuit et du poisson. Mon père a
navigué à l'Etat par là-bas, du temps des voiliers. Gabier, qu'il
était. Tous les vieux de la côte ont passé Magellan, et il
connaissent les pâtés d'albatros, pas vrai, père Y von? (Le
patron fait signe que oui). On prend ça au atoken (ligne
tramante.) Paraîtrait qu'on avait le temps sur ces voiliers,
dans le Pacifique. On restait des semaines sans changer
l'amure, à courir toujours sur le même bord.
Magellan, les mers du Sud, les campagnes de trois ans, de
l'autre côlé de la Terre, j'avais oublié qu'on parle encore par
fois de tout cela, et plus familièrement que de Paris, sur la cale
du bourg, au pied de la mince église qui voit la mer monter
dans les bois. Le monde de ces marins, qui firent leur service
« à l'Etat, » c'est d'abord cette rivière, le petit havre natal, avec
les fonds de pêche de leur côle, des Penmarc'h à Groix, dont
ils savent les basses, les feux, les alignements; et puis c'est
aussi toute la vaste mer, avec, çà et là, les ports, dont ils ont
vu monter les phares, après deux jours-, après quinze jours,
après deux mois de navigation : Plymouth ou Lisbonne, Rio de
Janeiro ou Hong Kong, le Cap ou Nouméa. Je me rappelle une
chaumière, dans un pli de lande, près de Porspoder, où l'on
comparait, un soir, les agréments de Brest et ceux de Colombo.
H(»4 REVUE DES DEUX MONDES.
Brest, Colombo, ce n'étaient pas la France et l'Inde, c'étaient
seulement deux villes parmi toutes celles qui sont venues se
lever à l'horizon monotone du marin. Sur ! il y avait de bons
débits à Colombo, mais rien à comparer avec le Bar de t ' Annam
ou le Retour du Cap Horn, au bas de la rue du" Siam.
Il y a longtemps que je connais Jean-Marie, mon compa-
gnon habituel à présent, en mer. Je revois son père, le vieux
à mine morose et dure, dans ses favoris à la mode des anciens
maîtres de la marine, et qui n'ouvrait la bouche que pour y
mettre sa chique, ou pour dire en crachant, quand les embruns
nous fouettaient la figure, au plus près, du côté des Glénans ;
« C'est toujours salé. »
Le fils a bien changé. Il avait vingt-deux ans quand j'ai
commencé de « sortir » avec lui. Il rentrait du service, et s'y
était dégourdi. C'était un moderne. Il parlait l'argot des villes;
il disait zut, bouffer, boire une verte. Il blaguait ses officiers,
et même se haussait à la politique. Il avait fait les Echelles du
Levant avec l'escadre de la Méditerranée, et se gaussait des
marins du Midi : « Des espèces de Parisiens qui se nourrissent
de cigarettes et se mettent à trois pour haler sur une drisse
qu'un de nous autres hisserait d'un seul bras... Quand on allait
à terre en permission, nous autres, les Bretons, on n'avait
jamais moins de dix francs dans la poche, et on les dépensait
dans la journée. Un bon déjeuner, un bon diner, plus d'une
heure à table, chaque fois, avec tout ce qu'il faut : l'apéritif,
le café, le cognac. Mais ceux-là! Nous disions : Via les Mokos
qui va encore crever de faim à terre... Ah! on n'était pas col-
lègue avec eux! »
Le grave pays l'a repris. Sa chair s'est réduite, sa figure
s'est faite de cuir, il ne changera plus; toute son allure semble
ralentie, alourdie. Quand il se lève pour une manœuvre, c'est
.e geste gauche et lent, le fléchissement lourd des jarrets (dans
e pesant pantalon rapiécé) d'un vieux marin qui chique. Les
yeux, qui parlaient facilement, sont devenus vagues, ne tradui-
sant plus rien que patience, résistance de l'àme ankylosée dans
la monotonie de la vie. On ne le voit plus rire, et c'est rare, à
présent, quand il dit vingt mots de suite, comme il vient de le
faire. Et puis l'antique sentiment des distances sociales lui est
revenu; il parle avec cérémonie des châtelains de la rivière. Il
ne se permet plus comme jadis de les désigner par leurs noms
AU PAYS BRETON. MG;>
de famille tout court. Il a repris sa place dans son ordre natal.
Et on le respecte. Il a deux bateaux, dont une grande péniche,
YEspoir-en-Dieu, pour faire le sablier en hiver, et il emploie
un homme. Dur métier. Il faut trimer jusqu'aux Glénans, à
douze milles en mer, y passer la nuit à charger du sable, dans
un mouillage qui n'est pas sûr, et puis rentrer par temps
bouché, le plus souvent, de novembre à la lin de mars, à
l'époque où les vents sont « lourds. » Et alors, remonter les
cinq lieues de rivière, pour aller vendre à la ville, quinze ou
dix-huit francs, sa batelée de sable. On dort au fond du bateau,
en se relayant.
— C'est vrai, j'ai maigri; mais je suis plus fort, tout de
même, et j'ai pas tant de mal à me lever sur les bras.
Voilà le rude et monotone labeur où l'homme, seul sur la
mer, avec son compagnon, toujours le même, prend l'habitude
du silence, où la figure se tanne et se fixe en un sérieux défi-
nitif, perd vite sa jeunesse, — le front, les yeux se plissant-
dans l'effort pour regarder à travers le soleil et la brume, la
peau se brûlant au sel des embruns.
Il ne se plaint pas : il est marié, il a trois enfants.
— Ça fait de la misère, trois enfants, si on ne travaille pas.
J'ai mes bras, et y a toujours du sable, aux îles. Et puis y a
des pommes de terre dans le champ, et le poisson n'est pas
cher, ici, — même que, souvent,)' a pas besoin d'en acheter.
En rentrant des Glénans, je mets les lignes dehors : c'est vite
fait de ramasser une douzaine de lieus ou de maquereaux.
Un seul plaisir : le débit. Il n'est pas facile d'en détourner
l'homme qui rentre transi, raidi, après une journée ou une
nuit en mer, quand ça crachine ou que ça « mouille. » Six sous
d'eau-de-vie (« de fantaisie »), c'est assez pour rompre la mono-
tonie de l'existence, mettre du soleil dans le cœur et sur les
choses. Mais il ne boit pas tous les jours. « Je sais me réser-
ver, » dit-il. Il n'est pas, non plus, de ces Bretons que saisit»
après des semaines d'abstinence, l'irrésistible besoin d'une
bordéd, et qu'on voit « saouls perdus » pendant deux jours.
Simplement, le dimanche, après vêpres, quelquefois en semaine,
quand il rentre de la ville, avec l'argent de son sable en poche,
il va faire un tour au débit avec les camarades. Gravement,
sans beaucoup parler, on s'enfile quelque chose de raide, et qui
vous cale. On s'essuie la bouche d'un revers de main, en l'ai-
3t.')C BEVUE DES DEUX MONDES.
sant claquer sa langue. On paie sa tournée, et l'on se sent un
homme avec des hommes.
A présent, la bouée de la Voleuse passée, nous allons cher-
cher, du côté de l'ile aux Moulons, des fonds où le maquereau
donne. Jean-Marie se lève :
— Allons, faut parer les ligues, j'ai des juliennes fraîches.
D'un panier plein de goémons, il extrait une anguille vi-
vante, l'empoigne par la queue et, atonie volée, lui frappe la
tète sur l'avant. « Ah! la sale bête! Ceux-là qui sont durs à
tuer! » Puis, dans la fluide et toujours ondulante queue, il
découpe des languettes qu'il accroche aux grands hameçons
d'acier. Alors on file les lignes. Les lourds chapelets de plomb
tombent, entraînant la boette, dont la blancheur, en se dégra-
dant jusqu'à s'effacer, nous révèle le mystérieux dessous de la
mer... Peu à peu, la corde se tend obliquement sous l'effort du
bateau. Il faut de l'habitude, à travers cette masse de plomb,
dont la résistance fait continuellement vibrer toute la longue
ligne, et nous scie les doigts, pour sentir les touches du
poisson. Mais on en prend, et beaucoup : des maquereaux qui
viennent apparaître, quand, vite, on ramène le filin, en bou-
geantes taches vagues, et tout de suite se réalisent, se révèlent
d'argent vivant, tombent d'un coup mat sur le plancher, où
commence leur danse d'agonie, avec des arrêts, des spasmes,
des sursauts, de longs bâillements dans l'air mortel. Ils sont
si beaux! Quelle décision et quelle fluidité des lignes! Us ne
diffèrent que par la taille. En chacun le type éternel de l'espèce
s'atteste dans son énergique et précJse pureté. Us brillent de
tous les orients de la mer, de toutes ses radieuses et chan-
geantes nuances, par un calme crépuscule, quand le soleil a
disparu, et que l'étendue placide, sous un ciel encore doré, n'est
que miroitante clarté, lisse blancheur où passent des lueurs de
bleu et de vert, de fugitifs ondoiements de feu rose. Lente est
leur agonie. Us sont inertes; depuis un quart d'heure on les
croit bien morts, quand, soudain, convulsés en demi-cercle,
battant le plancher, ils recommencent à bondir, et puis retom-
bent impuissants, se remettent à béer, traversés d'ondes, enfin
d'un suprême et long frémissement. On regarde cette vie étrange
s'épuiser. On songe qu'à travers toutes les distances des espèces,
des classes zoologiques, elle s'apparente à la nôtre, que c'est
toujours la vie, l'immortelle énergie qui, depuis le commence-
AU PAYS BRETON. 5Gl
ment des âges, circule à travers la matière, suscitanten myriades
de formes les individus périssables. On s'étonne de contempler de
si près le débat contre la mort de ces vivants si lointains, qui
ne communiquent pas avec nous. Tout à l'heure invisibles dans
l'invisible profondeur que rien ne révèle (la mer ne paraissant
que surface, pure étendue de bleu), ils étaient pour nous
comme s'ils n'étaient pas. Et les voici brusquement apparus
dans notre élément, qui meurent sous les yeux des hommes...
A dix heures, avec les couteaux qui servent à ouvrir les
poissons comme à ouvrir les panaris, on taille dans un quignon
de pain ; on puise du beurre salé dans un pot, et l'on mange
les tartines avec des oignons crus. J'ai beaucoup de mal à faire
accepter un peu de ma propre « boette » (nourriture), et seu-
lement quand ils se sont persuadés que j'ai fini mon repas*
Cependant on pèche toujours, en tirant des bords sur les basses.,
A deux heures, les vents mollissant, c'est fini. Autre pêche,
au mouillage, cette fois, sur fond de roche. On enlève le cou-
vercle d'une casserole : grouillement de petits crabes verts là-
dedans. On en prend, on arrache une à une leurs tendres pattes.
Restent de lamentables corps dont on voit remuer tous les moi-
gnons, — longtemps, parfois, jusqu'à ce que vienne pour chacun,
au cours de la pèche, son tour d'être coupé en quatre. Pauvres
crabes! — de l'espèce que nous avons tourmentés sur les plages,
si courageux alors, si intelligents, si prompts à nous faire face,
bras étendus, pinces ouvertes, à suivre nos gestes humains, à
s'y accorder pour s'en défendre. Je risque cette remarque :
— Si on nous faisait ça, à nous autres : nous arracher les
membres un à un, et puis nous tailler en morceaux pour nous
pendre à des crochets ?
On rit, et on approuve de la tète.
— Sur! Vaut mieux être des hommes. Vaut mieux ne pas
servir pour de la boette.
Et l'on continue cruellement, innocemment, de démembrer
ces pauvres vivants. Ça s'est toujours fait, ça fait partie de
l'ordre des choses.
Pourtant Jean-Marie ajoute :
— Us ont pas le Paradis, eux, pour se consoler.
Le triste Kervien hoche la tête :
— Le Paradis ? C'est plus pour nous, ça...
Sombre parole, que je ne parviens pas à lui faire expliquer.
568 REVUE DES DEUX MONDES.
Lestée d'un galet (on ne va pas risquer de perdre un plomb)
la ligne descend à un pied du fond, et tacots et pironneaux
mordent vite. A chaque instant, l'un de nous rentre son filin, le
faisant courir vite d'une main à l'autre, et puis s'arrête court,
attentif. Alors, s'il se remet à haler, on est sûr de voir un beau
tacot doré tomber et battre le fond du bateau. 11 y en a déjà
plus de vingt qui dansent ensemble leur danse de mort, qui
n'est pas celle des maquereaux. Leurs yeux, par le changement
de pression, s'exorbitent, et puis se soufflent de plus en plus,
comme des bulles de savon : ils montent d'un fond de trente
mètres. Souvent il a fallu leur déchirer à moitié la tête pour
en arracher un hameçon dont l'amorce est un morceau pan-
telant de bête. Il y a du sang sur les bancs, et de la cale monte
l'ancienne odeur du poisson pourri. En somme, c'est horrible,
cette pêche. Ce bateau qui doit sembler dormir si doucement
sur les eaux radieuses y promène le carnage et la torture.
Ainsi passent les heures. Toujours le même ciel, le même
abîme d'azur pâle, vaguement rosé dans le Sud, par-dessus les
si vagues, légers miroitements qui sont tout ce qu'on voit de la
mer aux lointains du large. Le vent a continué de mollir : à
trois heures et demie, c'est le calme, — inattendu, bien inquié-
tant, à ce moment de la journée. Nous ne serons chez nous qu'à
la nuit, si la brise ne revient pas. Nous sommes loin, à
six milles, au moins, et le bateau est lourd.
On taille encore dans le quignon de pain, on fait un peu de
propreté, et l'on se met résolument à la nage. Trois avirons,
le troisième à l'arrière, tenu par Kervien. D'autres heures pas-
sent. Trop de bleu, trop de lumière ; le soleil brûle, sa flamme
emplitl'espace, et l'étendue n'est que miroir, — un peu de houle,
toujours, soulevant l'inerte surface rayonnante. Un mirage
s'est établi du côté des Glénans, qu'on ne reconnaît plus : des
tours, de blanches mosquées viennent d'y surgir, et puis, sur
les bords, des forêts, en franges sombres, qu'un vent illusoire
fait trembler. Les roches se suspendent. Deux bateaux flottent
par là, ailes pendantes, dans une sorte de buée blanche, comme
des mouches prises dans une glu lumineuse. Les miroitements
du large paraisssent de plus en plus lointains, l'horizon étran-
gement reculé. On dirait l'Océan d'une planète plus grande
que la nôtre, de courbure plus ample. On nage toujours, sans
rAV PAYS BRETON. 5C>9
dire un mot. Kervien est aile' se coucher à l'avant, sur le plan-
cher dont les saillies doivent être dures à de vieux os.
Ainsi, patiemment, jusqu'au baisser du soleil. Alors les vents
reviennent, tout à fait descendus, comme Jean-Marie l'avait
bien dit : une légère brise du Sud. Et c'est fini de la misère.
La voile grande ouverte, tendue avec une gaffe, on n'a plus qu'à
se laisser porter vers la petite chose pâle que l'on ne distin-
guerait pas si l'on ne savait qu'elle est là, dans le ruban bleuté
de la côte : le grand phare, à l'invisible entrée de la rivière.
Lentement le soleil descend, et sous des rayons de plus en plus
obliques, la mer, de minute en minute, se glace d'un lustre
plus intense et plus doux. Sans s'obscurcir, sans même s'em-
pourprer, tant la base du ciel est lucide, le grand disque pal-
pitant vient toucher l'horizon : une terre lointaine du pays de
Penmarc'h, dont le profil commence à l'entamer. Et peu à
peu ce noir écran grandit, l'occulte, jusqu'au dernier segment
qui, si vite, se dérobe, jusqu'à la suprême pointe de feu qui
palpite, verdit, et n'est plus.
Imagination ou perception véritable ? Soudain, en ces
ultimes secondes, il semble que l'on voie monter en tournant
le plan de l'étendue. On croit percevoir la lente rotation de
la chose énorme qui nous porte sans nous connaître, et nous
entraine en silence dans l'espace.
Alors le ciel est vide, et l'on dirait que la lumière n'est
plus que dans les eaux. C'est d'elle, à présent, que vient tonte
clarté, comme si, des profondeurs, remontaient les rayons qu'elle
a bus pendant la journée. Et peu à peu tout s'apaise, tout se
solennise et se simplifie. L'horizon s'est effacé, comme fondu.
Nous flottons, le rude bateau, et tout ce qu'il porte de misère
et de mort, flotte dans une sorte de vide éthéré, une sphère
bleuâtre où, par en bas, un mystérieux élément, tout de reflets
et de clartés, serait en train de se rassembler. Dans ce miroir
vaguement suspendu, une lame d'or s'allonge encore, du côté
où le soleil s'est évanoui, et longtemps elle s'y attarde Mais à
l'orient, on voit la nuit monter et envahir le monde. L'étendue,
par là-bas, se perd dans une ombre limpide et d'un bleu pour-
tant presque noir, où passent, se suivent, à d'inappréciables
distances, de pâles luisants d'eau, des plis clairs, en longues
lignes lisses, imperceptiblement tremblantes, comme frôlées
par un invisible archet.;
T>70 BEVUE DES DEUX MONDES.
Nous ne sommes pas à deux milles de la terre, quand nous
croisons une flottille de noirs bateaux de pêche qui reviennent,
grand largue, de l'Est. Des sardiniers. Nous passons au milieu
d'eux, on se regarde, mais on ne se hèle pas: on n'est pas du
même pays. L'immobilité des figures qui nous observent,
le silence de cette rencontre ont quelque chose de farouche. A
l'arrière, tous portent le grand D qui signale les bateaux du
quartier de Doua,rnenez. Quelques noms se laissent lire :
Dan/on, Esclave du Riche, Le Berceau des Esclaves, Misère : la
propagande révolutionnaire travaille depuis quelque temps tous
les grands ports de pêche. Mais je vois aussi YEloile-de-la-Mer,
le Marie-Dieu-te-protège ! le Saint-Michel, le Marche-avec-Diea.
J'avais oublié. C'est la vieille querelle française, notre grande
affaire métaphysique, qui vient passer dans le crépuscule, sur le
calme infini de la mer. Ils s'éloignent; ils ne sont plus qu'un
petit essaim qui ne semble pas bouger, qui s'endort dans le
silence du monde.
Le soleil est couché depuis un quart d'heure, quand on voit
que les phares sont allumés sur les îles et sur la côte : pâles
pointes de lumière qui frémissent comme une aile de mous-
tique dans l'espace encore clair. A cet instant, l'aspect de la mer
change toujours. C'est comme un frisson, comme une brusque
tristesse qui la traverse. Soudain, elle a semblé plus solitaire
et plus vaste sous les froides et dernières ardeurs de l'espace.
Mais on y voit encore quand, appuyés par le courant, nous
entrons « en rivière ». Bientôt la campagne familière se reforme
autour de nous ; les bois nous prennent, nous enveloppent,
frangeant de noir la profondeur pâlissante ; leur profonde sen-
teur nous arrive. Et puis voici le petit havre, les chênes sus-
pendus sur leur reflet, les grands châtaigniers où s'appuient
les agrès, — et la cale, et la chapelle, et les humbles maisons
d'où montent des fumées bleues.
Sensation de bon refuge, d'intimité retrouvée. Les hommes
l'éprouvent-ils? Le vieux Kervien dit simplement, avec son
pauvre sourire :
— Voilà chez nous... Manger la soupe... Tranquille, main-
tenant, jusque demain matin quatre heures.
André Ghevrillon.
(A suivre.)
SOUVENIRS
DE LA BATAILLE DARIUS
(Octobre 1914)
La bataille d'Arras d'octobre 1914.
Il n'est peut-être pas dans le cours de cette guerre de plus
de quatre années une bataille d'armée qui se soit passée en
pleine France et dont on ait moins parlé, sur le développement
de laquelle le haut commandement lui-même ait été pendant
quelques jours moins renseigné, et dont plus lard l'histoire
sera, faute de documents, plus difficile à faire.
Cela tient aux circonstances particulièrement critiques où
elle s'est improvisée.
Imaginez une bataille qui s'engage au moment même où
les organes du commandement de l'armée intéressée (Etat-
major, artillerie, aviation, service télégraphique, etc..) sont à
peine existants dans la main du chef d'Elat-major, où ils
arrivent peu à peu, les uns après les autres, de tous les points
du front et de l'arrière, accourant dans la plus grande hâte, ne
connaissant qu'un nom pour se renseigner, se diriger, et se
grouper quelque part, on ne sait exactement où, mais sûre-
ment à la bataille :
— Le général de Maud'huy?...
Imaginez une situation décisive : la fin de la bataille de
l'Aisne; les armées ennemies accrochées au sol devant notre
front des Vosges à la Somme, armées que nous croyions avoir
enfin prises a la gorge et qu'il semblait que nous n'avions pins
qu'à tourner vers Bapaume par leur ailé droite.
572 REVUE DES DEUX MONDES.
Remarquez bien qu'il ne s'agissait pas à ce moment-là de
« la course à la mer, » de la marche vers le Nord. Au contraire 1
Pas une minute à perdre : En avant vers l'Est! Débordez le.
liane ennemi en débouchant d'Arras et de Lens sur Bapaume et
Cambrai! En avant!... et la bataille de l'Aisne devenait une
seconde victoire de la Marne. L'ennemi battait en retraite sur
les Ardennes et la Meuse. Le sol de la Patrie était libéré. La
France était victorieuse.
. L'espoir était immense; mais il fallait aller vite, plus vite
que l'ennemi.
Alors tant pis pour les liaisons inexistantes, tant pis pour
les bureaux et les services en retard, tant pis pour les Etats-
majors incomplets, tant pis pour tout ce qui n'était pas là
effectivement présent, à pied d'oeuvre en Artois et capable de
marcher et de se battre !
D'une part, un général et un chef d'Etat-major sans organes
de commandement mais enthousiastes. D'autre part, des troupes
déjà décimées mais résolues. Enfin, pas de machines à écrire,
pas de téléphones. Des ordres verbaux ou griffonnés sur des
bouts de papier ou des carnets à polycopier. Gela suffit : En
avant! On fera les comptes-rendus plus tard...
Imaginez alors qu'il est arrivé le contraire de ce qu'on
attendait, et qu'à peine avions-nous ébauché notre mouvement
en avant, au lieu de tourner l'ennemi, nous avons failli l'être
par lui ; qu'au lieu d'attaquer, c'est nous qui avons été
contraints de nous défendre devant un adversaire supérieur
en nombre; si bien qu'à un instant critique, — le 5 octobre, —
surgissait pour nous sur les tours d'Arras le spectre de Sedan.
Imaginez enfin qu'à ce même moment, l'ennemi se trouvait
lui-même épuisé par ses propres efforts et par notre extraordi-
naire résistance; et que le général Focli arrivait à nous avec
son âme ardente, des munitions et des réserves.
Il était temps. Sinon l'armée de Maud'huy, coupée de
l'armée de Gastelnau, battait en retraite vers Calais?... vers
Abbeville ?... vers?... et la gauche de la deuxième armée se
repliait sur la Somme où l'on arrêtait d'ailleurs à ce moment
les premiers trains amenant l'armée britannique relevée devant
Soissons.
Alors? La France aurait été coupée de l'Angleterre, — les
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 573
sous-marins allemands auraient eu leurs ports au cœur do la
Manche... Aurions-nous tenu quatre ans?
Ainsi, pendant ces premiers jours d'octobre 1914, au milieu
de difficultés sans nombre, avec une foi, une initiative, une
énergie inlassables, presque sans étals-majors et sans services,
mais dirigeant quand même des corps d'armée et des divisions
admirables, le général de Maud'huy, activement secondé par
son chef d'état-major, le lieutenant-colonel des Vallières, a su
contribuer pour une grande part à la victoire immense
d'aujourd'hui.
I. — LA FORMATION DE LA « SUBDIVISION D'ARMÉE DE MADD'bUY »
(29-30 SEPTEMBRE — 1er OCTOBRE 1914)
Après quinze jours d'attente, dans la nuit du 29 au
30 septembre 1914, à minuit, je recevais l'ordre de me mettre
à la disposition du général de Maud'huy d'urgence à Clermont
(sur Oise).
Le lendemain matin, je rencontrais le capitaine R... qui me
dit venir du G. Q. G., et rejoindre en auto avec le lieute-
nant-colonel D..., le général de Maud'huy, non pas à Clermonl-
sur-Oise, mais à Breteuil.
J'obtins immédiatement du Gouverneur militaire de Paris,
un auto, et à 17 heures, laissant mes chevaux et mon ordon-
nance à la traîne, avec l'espoir qu'ils se débrouilleraient, je
roulais sur la route de Breteuil, où, à vingt heures, je trouvais
le général de Maud'huy, le lieutenaut-colonel des Vallières, chef
d'Etat-major, et cinq ou six officiers, à table dans une auberge,
au moment où le diner prenait fin.
C'était là, à peu près en entier, l'Etat-major, premier
échelon de la future armée, tel qu'il allait constituer le poste
de Commandement du général de Maud'huy pendant les pre-
mières journées de la tragique bataille que nous allions vivre
ensemble.
— Ahl un chasseur à pied!
Et tout de suite je me sentis conquis par l'accueil que me
firent le général de Maud'huy et le lieutenant-colonel des Val-
lières.
Ce soir-là ils rayonnaient de joie et d'espoir. Le lieutenant-
colonel des Vallières était étincclant d'esprit ; on le sentait vivre
574 REVUE DES DEUX MONDES.
intensément, laissant s'épanouir en lui au plus haut point en
cet instant extraordinaire ses remarquables facultés d'intelli-
gence, de cœur et de savoir; on le sentait sur de la victoire»
maître de l'heure et vibrant de toute son âme.
Assis en face de lui, le général de Maud'huy achevait, en
souriant, de fumer sa pipe légendaire. Il parlait peu, mais une
flamme brûlait dans ses yeux mobiles qui cherchaient toujours
d'autres yeux de soldats à fixer, à fouiller, à pénétrer, à prendre.
Les poings fermés, le geste bref, la voix ferme, il semblait
vivre intérieurement un songe héroïque, réaliser enfin la
secrète aspiration de toute sa vie : conduire à la Revanche une
armée française contre l'ennemi détesté qui, depuis quarante-
quatre ans, souillait sa ville natale, sa ville chérie, le rêve de
ses rêves : Metz!
En se levant de table le lieutenant-colonel des Vallières me
désigna pour rester le lendemain à Breteuil en liaison auprès
du général de Castelnau, commandant la deuxième armée, dont
dépendait provisoirement la subdivision d'armée du général de
Maud'huy.
La nuit, je ne dormis presque pas. Le canon grondait vers
Lassigny et Bapaume. La fenêtre ouverte sur les étoiles,
j'écoutais.
Le lendemain matin 1er octobre je me présentais au général
de Castelnau : simple et grave, gardant sur le visage pâle une
expression de douleur contenue et d'énergie indomptable, il
écoutait, silencieux, calme...
Le général Anthoine, son chef d'Etat-major, me confia à
l'un de ses officiers qui me mit au courant de la situation
générale :
1° Au Nord de la Somme la 2e armée, couverte à sa gauche
par le groupe des divisions territoriales du général Bru gère
(qui dépendait directement du G. Q. G.), devait poursuivre son
offensive avec les 20e et 11e corps. But : envelopper l'aile droite
ennemie.
2° Au Sud de la Somme, la 2e armée devait se borner avec
les autres corps d'Armée ;13", 4e, 14e) à maintenir à tout prix
la situation acquise.
3° — En réserve d'armée, rien...
SOUVENTRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 515
Toules les disponibilités (10e corps d'armée) étaient données
au général de Maud'huy, qui disposait à partir du 1er octobre,
0 heure, d'une « Subdivision de la 2e armée » ainsi composée :
Le 10e corps d'armée (en marche vers le Nord de Querrieux
sur Acheux, 19e et 20' divisions). Le corps de cavalerie Gonneau
déjà engagé en couverture sur le Gojeul au Sud-Est d'Arras face
à Cambrai (lre, 3e, 5e et 10e divisions de cavalerie), renforcé
par un soutien de deux bataillons du 70e régiment d'infan-
terie du 40e corps d'armée, débarqué en auto le 30 à midi à
la sortie Est d'Arras sur la route de Cambrai. Deux divisions
d'infanterie en cours de débarquement et qui devaient former
un corps provisoire sous les ordres du général d'Urbal : la
division Fayolle à Lens, et la division Barbot à Arras.
Le Commandant de la Subdivision d'Armée devait avoir
pleine autorité en tout ce qui concernait les opérations tacti-
ques. Pour toutes les autres questions (ravitaillement, évacua-
tions, services...) les trois grandes unités de la subdivision
continuaient à relever directement de la 2e armée.
Le général de Maud'huy devait avoir son Quartier Général
à Acheux, le 1er octobre à 40 heures.
La mission dévolue à la subdivision d'armée, après qu'elle
serait réunie dans la région d'Arras, consistait à agir sur
l'aile droite des forces allemandes qu' attaquait de front le reste
de la 2e armée, aile droite qui paraissait se trouver vers
Bapaume.
A neuf heures 40, j'entendais dire que le corps de cavalerie
qui tenait encore Hamelincourt, à la gauche des territoriaux,
avait déjà perdu Saint-Léger et Croisilles-sur-la-Sensée.
A neuf heures 45, le colonel Monroë, chef d'Etat-major du
corps d'armée provisoire, me téléphonait pour demander si
l'on avait vu son Commandant de corps d'armée, le général
d'Urbal, pour le moment introuvable.
A 40 heures 45, l'aviation de l'armée rendait compte qu'à
9 heures du matin pi usieurs colonnes ennemies, dont l'ensemble
était évalué à un corps d'armée, avaient été vues franchissant,
en marchant vers le Nord, la route Bapaume-Cambrai.
Je pris le téléphone, et, non sans peine, j'obtins vers
14 heures une communication avec Acheux, où je passai ce
premier renseignement à l'Etat-Major du général de Maud'huy:
« A 9 heures 45, plusieurs colonnes ennemies, dont l'ensemble
516 BEVUE DES DEUX MONDES.
était évalué à un corps d'armée, franchissaient, en marchant
vers le Nord, la route Bapaume-Cambrai, entre Bapaume
inclus (colonne de gauche) et Morchies (colonne de droite). »
Vers midi, j'apprenais que le général d'Urbal venait d'ar-
river et je me présentais à lui, au moment où il remontait en
auto, direction Acheux.
A 14 heures 15, j'envoyais par télégramme au général de
Maud'huy un nouveau renseignement : « Un avion a recoupé
à 10 heures les colonnes ennemies signalées ce matin; il
résulte de cette reconnaissance que la colonne de gauche a été
arrêtée à 9 heures (tête à Mory, Nord de Bapaume) et n'avait
pas bougé de Là à 10 heures, alors qu'au contraire la colonne de
droite, qui avait à 9 heures sa tête à Demicourt, avait con-
tinué à marcher et avait à 10 heures sa tête à Mœavres. »
A 15 heures 15, j'étais appelé au téléphone de la part de
l'état-major d' Acheux par le commandant G..., qui m'exposa
à mots couverts et suivant un code conventionnel les décisions
qu'avait prises le général de Maud'huy au reçu des précédents
renseignements, ainsi que ses intentions; et, à 15 heures 30, je
remettais au général de Castelnau le compte rendu du général
de Maud'huy.
Il disait en substance ceci : Le général de Maud'huy pous-
sait une brigade mixte (de la 19e division du 10e corps) sur
Moyenne-Ville en soutien de la gauche des territoriaux ; il avait
l'intention de diriger deux autres brigades du 10e corps et
l'artillerie de corps, par une marche de nuit, sur Monchy-au-
Bois, et de placer la dernière brigade de ce corps d'armée
en réserve à Sailly-au-Bois. Il avait prescrit au corps provisoire
de pousserai le soir la division Barbot, d'Arras vers le Sud-Est
sur le ruisseau de Cojeul, et de porter le lendemain matin la
division Fayolle, de Lens vers le Sud, dans la région de
Monchy-le-Preux (en laissant vers Douai le régiment et le
groupe qu'elle y avait envoyés). Il avait donné comme ins-
tructions au corps de cavalerie de porter une division à
Douai en soutien des territoriaux et les trois autres divisions
au Sud-Est d'Arras dans la région de Wancourt.
J'assistai alors à une scène qui restera profondément gravée
dans ma mémoire : il devait être 18 heures. Le général de Cas-
telnau entra dans notre salle, suivi du général Anthoine, qui le
conduisit devant une grande carte au 1/80 000e fixé au mur.
SOUVENIRS DE LA BATAILLE D ARRAS.
mn
Je vois encore cette carte : au-dessous de la situation de la
subdivision d'armée telle qu'elle résultait du renseignement
précédent, un long trait au fusain marquait le front du reste
de la 2e armée et des divisions territoriales, de Courcelles-le-
Oomte (au Sud d'Arras) à Ribécourt-sur-Oise. A l'Est de cette
ligne étaient portées les colonnes ennemies reconnues par les
avions; d'après les derniers renseignements, leurs gros parais-
saient s'être arrêtés en fin de marche dans la zone Mœuvres-
Lagnicourt-Quéant, c'est-à-dire au centre du triangle Arras-
Cambrai-Bapaume. Leurs avant-postes tenaient face à Arras la
ligne de la Sensée, d'Ervillers à Vis-en-Artois. Devant eux, les
avant-postes de notre corps de cavalerie et de la division Barbot
tenaient la ligne du Gojeul, d'Hamelincourt à Monchy-le-Preux.
La situation était incertaine dans la vallée de la Scarpe.
A l'Ouest de notre front étaient portées nos disponibilités :
Derrière la 2e armée proprement dite (14e, 4e, 13e, 11e et
20e corps d'armée), rien. Derrière le groupe des divisions terri-
toriales du général Brugère, le 10e corps encore disponible
presque en entier : 20e division à Sailly-au-Bois, 19e division à
Monchy-au-Bois.
Les officiers de liaison des différents corps d'armée venaient
les uns après les autres exposer au général la situation de leur
grande unité. Autant que je puis me le rappeler, leurs rap-
ports étaient à peu près identiques et peuvent se résumer
ainsi : « Nous avons été violemment attaqués tout le jour par
un ennemi supérieur en nombre. Nous n'avons plus de ré-
serves. Nous n'avons plus de munitions. Nos troupes épuisées
ne tiennent sur le grand front où elles sont étirées à l'extrême
que par un miracle d'énergie. Nous demandons des renforts.:
Nous demandons des munitions. »
Le général de Castelnau écoutait, impassible, sans
répondre.
Le chef de son premier bureau vint rendre compte des
disponibilités en munitions sur lesquelles on pouvait compter
le lendemain pour l'ensemble de l'armée. Je ne me rappelle
plus exactement le nombre des lots de munitions qu'indiqua
le commandant de B..., mais je me souviens que ce chilîre était
très faible. Une bouchée de pain pour une armée affamée...
Le général Anthoine prit alors la parole pour faire valoir
le danger que la 2e armée courait d'être percée en son centre.
TOME LVIII. — 1920. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
Il fit remarquer l'incertitude où nous étions de la direction
qu'allaient prendre pendant la nuit ou au malin les colonnes
ennemies arrêtées à la tombée du jour entre B.tpaume et Cam-
brai. Allaient-elles se porter vers le Nord et se heurter à la
subdivision d'armée de Maud'huy? Allaient-elles faire face à
l'Ouest et enfoncer les divisions territoriales déjà fort épui-
sées? Allaient-elles retomber par Bapaume vers le Sud-Ouest
en liaison avec d'autres forces qui pouvaient surgir de la région
Péronne Roye?
Dans ce cas, la prudence n'indiquait-elle pas de retire1"
immédiatement le 10e corps, en tout ou parlie, au général de
Maud'huy et d'en ramener au moins une division vers le Sud
en soutien du centre de l'armée? N'était-ce pas trop audacieux
de laisser le général de Maud'huy continuer à diriger celle nuit
tout ce corps d'armée vers le Nord comme il venait de rendre
compte que c'était son intention? N'était-ce pas jouer trop-
gros jeu que de sacrifier la sécurité du centre à la réussite d'une
attaque enveloppante ?...
Nous écoutions, silencieux, anxieux. Il semblait que le
sort de cette b ttaille allait se décider là, dans cette salle d'école
aux parois vitrées, devant cette grande carte fixée au mur, où
quelques traits de fusain prenaient brusquement une signifi-
cation si lourde de conséquences. Car, enlever le 10e corps à la
subdivision d'armée de Maud'huy n'était-ce pas abandonner
toute action énergique ? n'étail-ce pas renoncer définitivement
à donner à celte gigantesque bataille de l'Aisne la décision
victorieuse que la France attendait? n'était-ce pas subir de
nouveau la volonté de l'ennemi au lieu de continuer à lui im-
poser la nôlre? N'était-ce pas tenir compte seulement de notre
propre épuisement matériel et moral sans penser qu'il était
vraisemblable que l'ennemi, en face de nous, était dans le
même état?
« Un général battu est un général qui se croit battu...
Vaincre c'est oser et vouloir. «C'était sans doute ces pensées-là
que méditait le général de Castelnau immobile devant la carte.
11 nous regarda et dit enfin à son chef d'état-major :
— J'approuve les intentions du général de Maud'huy. Je
ne change rien aux ordres donnés. Envoyez la plus grande
partie des munitions disponibles a la subdivision d'armée.
Réparlissez le reste entre les autres corps d'armée.
SOUVENIRS DE LA BATAILLE D ARRAS.
579
Puis il ajouta à voix basse :
— Et maintenant, vous entendez bien, quoi qu'il arrive, ce
soir, ;e ne veux plus recevoir personne. Ma décision est prise.
Laissez- moi seul...
Lentement il s'éloigna, rentra dans son bureau et ferma
doucement la porte derrière lui...
Le sort en était jeté. La journée du lendemain devait bien
être une journée de victoire! Hélas!... pourquoi des erreurs
d'exécution qui m'échappent ont-elles transformé, le lende-
main, en u coup nul » l'attaque décisive de ce 10e corps que le
général de Castelnau nous avait laissé pour faire avec lui de
grandes choses en de si angoissantes circonstances... ces
20.000 Bretons, qui portaient cette nuit-là, avec eux, l'espé-
rance de la France?...
Et pourtant tout paraissait bien préparé et bien prévu pour
que ce corps d'armée tombât en masse et par surprise le len-
demain matin dans le flanc de l'ennemi. A 19 heures 30, en
effet, arrivait à Breteuil le lieutenant-colonel D... envoyé par
le général de Maud'huy pour rendre compte en détail des
ordres qu'il avait donnés pour le soir et de ses intentions
pour l'aitaque du lendemain matin 2 octobre. A 21 heures, le
lieutenant-colonel D... téléphonait l'approbation de tout cela
au lieutenant-colonel des Vallières à Adieux; et, à la même
heure, le général de Maud'huy donnait à ses grandes unités
ses instructions pour le lendemain.
Son intention était d'attaquer, le 2 octobre, l'ennemi avec
le 10e corps d'armée. Le mouvement devait tout d'abord être
couvert du côté de l'Est, puis prolongé par les divisions du
corps provisoire. Le corps de cavalerie devait agir en échelon
offensif à l'aile gauche (Est) de la subdivision d'armée. En
conséquence :
Le gros du corps de cavalerie devait être réuni pour 6 heures
dans la région au Nord de Monchy-le-Preux, tenant le front
•Guemappe-Boiry-Notre-Dame; la 10e division de cavalerie
devait être rendue à la même heure dans la région Boiry-
Becquerelles et reprendre le contact étroit de l'ennemi sur le
front Ervillers-Saint-Légor-Croisilles. La lre division de cava-
lerie devait assurer la possession des ponts sur le canal de Vitry-
en-Artois inclus à Lauches inclus et se tenir en situation d'ap-
puyer la défense de Douais
580 REVUE DES DEUX MONDES.
Le i0e corps d'armée, se couvrant vers le Sud et vers l'Est,
devait réunir son gros en carré pour 5 heures 30 dans la région
de Ficheux, en situation de se porter soit dans la direction de
Saint-Léger, soit dans celle d'Ervillers.
Le corps provisoire , laissant momentanément a Douai le
détachement qui y aurait été envoyé, devait avoir : — pour
5 heures 30 : la division Barbot rassemblée dans la région
Nord de Neuville-Vitasse, et tenant avec ses avant-gardes par
des postes le front de Monchy-le- Preux à Hénin-sur-Cojeul; —
pour 6 heures : la 70e division (Fayolle) rassemblée dans la
région de Gavrelle, en situation soit de poursuivre son mouve-
ment dans la direction du Sud vers Monchy-le-Preux; soit de
s'opposer à une attaque dirigée sur Arras par des troupes
venant de Douai ou de Vitry-en-Artois.
Aussitôt en place, les divisions du corps provisoire devaient
se retrancher.
Ainsi toute la subdivision d'armée de Maud'hny devait être
rassemblée entre 5 heures 30 et 6 heures, prête à l'attaque. Ses
éléments paraissaient devoir être en place au bon endroit le
lendemain matin, face à leurs objectifs les plus probables.il ne
devait plus rester alors qu'à donaar une direction fixe, un ordre
simple et net, et l'un au moins de nos corps d'armée allait
pouvoir déboucher inopinément et en masse dans l'un des
lianes de ce corps ennemi, soit qu'il persistât vers le Nord soit
qu'il fit face à l'Ouest.
Notamment en ce qui concerne le rassemblement prescrit
au 10e corps, il faut remarquer que le général de Maud'huy se
trouvait ainsi jeté en pleine bataille et sans renseignements
suffisants et qu'il voulait d'abord rassembler ce corps d'armée
en rassemblement articulé, le tenant prêt à attaquer là où il le
voudrait, suivant les progrès de la bataille. Le rassemblement
prescrit était donc un rassemblement en carré permettant d'at-
taquer dans une direction par divisions successives, et dans
l'autre par divisions accolées.
La situation restait en effet bien confuse vers Douai et
Cambrai d'où une menace semblait venir. Enfin qu'allait-il se
passer au centre du ret-te de la 2e armée dégarnie et épuisée?
Ce n'est que tard dans la nuit que je regagnai ma petit*5
chambre. Un vieux qui avait l'air d'un fou vint m'ouvrir la
poterne du petit château. Je commandai mon auto pour le
SOUVENIRS DE LA BATAILLE DARRAS. 581
lendemain matin au point du jour direction Arras... et, la
fenêtre ouverte sur les mêmes étoiles, j'écoutai le gronde-
ment du canon qui depuis la veille semblait avoir gagné étran-
gement vers le Nord.
Au loin vers Bapaume des lueurs d'incendie illuminaient le
ciel de France..*
II. — LA BATAILLE DU 2 OCTOBRE
Un beau matin d'automne voilé de brume. Un léger brouil-
lard favorable aux mouvements préparatoires aux attaques, et
qui devait rendre impossible toute reconnaissance d'avion.
Dès sept heures je quittai Breteuil en auto, emportant les
derniers renseignements sur la situation d'ensemble de la
2e armée. Je longeai par la route d'Amiens et de Mailly-
Maillet le front de cette immense bataille qui devait dans mon
esprit s'achever le jour même par la victoire éclatante de la sub-
division d'armée de Maud'huy.
En passant à la Sucrerie, 2 kilomètres Nord de Mailly-
Maillet, je m'arrêtai un instant, entre 9 et 10 heures, au poste
de commandement du général Brugère. Celui-ci avait porté la
veille sur Arras Tune de ses brigades territoriales, la 168e, pour
y organiser « la défense de la ville » face à l'Est et au Sud-Est,
et venait de donner l'ordre à son corps de spahis auxiliaires,
tout « en agissant pour son propre compte et d'une manière
indépendante du corps de cavalerie, » de se maintenir à Hénin-
Liétard pour couvrir les débarquements qui étaient en voie
d'exécution à Lens, et de continuer h tenir le contact de l'en-
nemi dans la direction de Douai.
Ce n'est pas sans un peu d'inquiétude que je voyais ainsi
opérer « dans nos jambes » entre les troupes du général de Cas-
telnau et celles du général de Maud'huy, et indépendamment
de l'un et de l'autre, ce groupe de divisions territoriales qui se
trouvaient d'ailleurs attaquées, tout simplement par* la Garde
prussienne ! C'était là une situation bien délicate et bien difficile,
mais le général Brugère s'en tira de telle façon que les divisions
territoriales en surent imposer suffisamment à la Garde de Prusse
pour obliger celle-ci h n'avancer que prudemment, pied à pied,
de village en village, n'osant se porter a. un nouveau point
■d'appui qu'après avoir organisé le précédent...
582 REVUE DES DEUX MONDES.
Après avoir don né et pris quelques renseignements, je quit-
tai le poste de commandement de la Sucrerie, puis, par la
« route de Rucquoy », à toute allure, je roulai vers Beaurains.
Depuis le malin, j'entendais le canon qui grondait de plus en
plus fort vers Arras, et j'avais hâte d'y être. Il devait être entre
onze heures et midi quand j'arrivai à la sortie Sud du village
de Beaurains sur la grande route d'Arras à Bapaume. Quelques
autos arrêtés au bord de la route face au Sud indiquaient
seuls le poste de commandement de la subdivision d'armée.. Le
lieutenant-colonel des Vallières assis dans sa limousine écrivait
des ordres. Le général de Maud'huy, debout sur la route, regardait
et écoutait la bataille. ïl la vivait, recevant des comptes rendus
et interrogeant les blessés qui se dirigeaient en file vers Arras.
A la sortie sud du village, une petite maison isolée aux
contre- vents verts servait de central téléphonique. Une antenne
de T. S. F. était dressée dans un champ au bord de la route. Des
officiers en automobile arrivaient, repartaient, portant des
ordres et des renseignements.
Je fis au lieutenant-colonel des Vallières mon rapport, et il
me dit :
— Mettez-vous vite au courant de la situation. Voici les
ordres donnés et les renseignements reçus.
Et tout de suite, au mouvement de la scène, au demi-cercle
de canonnade qui nous entourait (nous étions à 4 kilomètres
des tirailleurs ennemis), aux modifications que les ordres que
je lisais avaient subies, aux retards de l'exécution, à l'absence
de tout renseignement autre que celui fourni par le combat
lui-même, je compris que les choses n'allaient malheureusement
pas tourner comme nous l'avions prévu et qu'en tout cas, au
lieu de « subir notre volonté, » c'était l'ennemi qui commen-
çait déjà à nous imposer la sienne...
D'abord je constatai que dès quatre heures du matin, à la
suite de renseignements reçus dans la nuit, lui apprenant que
les Allemands n'étaient pas aussi avancés qu'il le croyait, le
général de Maud'huy avait modifié son ordre de la veille au
sujet du rassemblement du 10e corps d'armée qu'il avait reporté
plus au Sud, de Ficheux à Mercatel et lui avait précisé une
direction d'attaque : Mory-Beugnatre, face au Sud-Est.
Le général de Maud'huy craignait en attaquant trop vers le
Nord de gêner ses propres troupes marchant d'Arras vers le
SOUVENIRS DE LA BATAILLE o'aRRÀS. 583
Sud; enfin il voulait soulager le plus vite possible les territo-
riaux qu'il sentait faiblir.
Cet ordre était daté du Quartier général d'Acheux, 2 octobre
4 heures, et fut porté au 10e corps d'armée, dès l'aube, par un
officier de liaison parti d'Acheux à 4 heures 30. (Je crois que
l'orientation « unique » vers le Sud-Est qui paraissait donnée
par cet ordre au 10e corps d'armée fut l'origine des erreurs et
des malentendus qui surgirent et persistèrent dans cette journée
tragique, lorsque le général de Maud'huy orienté par le combat
voulut engager le 10e corps d'armée non plus vers le Sud-Est,
mais vers le Nord-Est).
Le 10e corps d'armée chargé d'attaquer dans la direction
générale Mory-Beugnatre avait comme premiers objectifs :
Ervillers et Saint-Léger. Il devait faire son effort principal vers
sa gauche sur Saint-Léger. Une brigade de réserve générale à
la disposition du général de Maud'huy devait être à Ficheux
pour 8 heures.
Le 10e corps d'armée devait rendre compte quand il serait
réuni dans la région de Mercatel et disposé face à ses
objectifs. // ne devait en tout cas se porter à l'attaque que sur
l'ordre du général de Maud'huy , mais il pouvait sans autre ordre
porter ses éléments avancés sur les hauteurs 101 (Sud de
Boyelles).
Or, [dans l'esprit du général de Maud'huy, cet ordre n'impli-
quait point une décision définitive et exclusive en ce qui con-
cernait le choix de la direction de l'attaque principale. Au con-
traire le général de Maud'huy ne sachant en réalité pas encore
exactement dans quelle direction définitive il lancerait l'attaque
principale, avait fait seulement, en somme, rassembler le
10e corps face au Sud-Est, jnais lui prescrivait nettement de ne
pas déclencher sa grosse attaque sans un nouvel ordre.
En conformité de cet ordre de 4 heures, le général Desforges
commandant le 10e corps n'avait donné qu'à 7 heures 45 ses
ordres d'exécution d'après lesquels le 40e corps d'armée sous la
protection de la brigade Pierson, qui continuait à tenir le front
Moyenne ville-Hamelincourt, croupe 101, devait se transporter
à travers champs dans la région de Mercatel entre la voie
ferrée Arras-Bapaume et la route Arras-Bapaume, sa gauche à
cette route, face à sa direction d'attaque.
Ce transport effectué, la 19e division devait, dès que l'ordre
<*)S4 ÏVËVUË DES DEUX MONDES.
lui serait donné, mener l'attaque en disposant de tous ses
moyens dans la direction générale Mory-Beugnatre. Premier
objectif à atteindre : Ervillers, Saint-Léger, effort principal par
sa gauche sur Saint-Léger. La 20e division (moins la brigade
réservée à la disposition de l'armée) et l'artillerie du 10e corps
devaient rester jusqu'à nouvel ordre sur les emplacements
qu'ils avaient gagnés avec le corps d'armée.
Or, pendant que le 10e corps commençait à se rassembler
tardivement dans la région de Mercatel, ainsi uniquement
orienté vers le Sud-Est, des événements graves se produisaient
à notre gauche et allaient justement imposer peu à peu l'em-
ploi du 10e corps d'armée, non pas vers le Sud-Est, mais vers
le Nord-Est :
D'abord, un renseignement, de S heures, venant du corps
provisoire d'Urbal, annonçait que la division d'Arras (division
Barbot) avait eu cette nuit ses avant-postes attaqués sur le
Gojeul et avait perdu Wancourt, Guemappe et la moitié de
Monchy-le-Preux ; et que la division de Lens (division Fayolle)
était en retard et ne faisait que commencer son mouvement
vers le Sud en vue de déboucher de Lens et de se rassembler vers
Gavrelle. Le détachement qu'elle avait envoyé la veille sur Douai
pour en renforcer la défense y était arrivé trop tard ; les terri-
toriaux et la cavalerie attaqués par des forces supérieures
avaient dû évacuer Douai dans la soirée et s'étaient repliés
on ne savait où, probablement vers l'Ouest sur Hénin-Lictard?
Un second renseignement, de S heures 30, apprenait que la
division Barbot était de plus en plus violemment engagée sur
sa gauche sur le front Guemappe, Monchy-le-Preux ; et un troi-
sième renseignement de 9 heures 30 annonçait que la brigade
de gauche de la division Barbot avait enlevé Monchy-le- Pieux,
à 8 heures 30, avec le concours du corps de cavalerie, et
qu'elle allait continuer son attaque sur Guemappe (159é et 97e) ;
mais que, en revanche, la brigade de droite avait reculé devant
une attaque débouchant de Wancourt vers le Nord et de Saint-
Martin-sur-Gojeul sur Ilénin : cette brigade (4 bataillons de
chasseurs) occupail alors Ilénin avec deuxbataillons, Neuville-
Vitasse avec 1 bataillon et 1 groupe. Le centre de la division
Barbot était sensiblement sur le chemin de la Neuville à la
chapelle de Feuchy (2 kilomètres Sud-Est de Tilloy).
En lisant ces renseignements, tout de suite une chose me
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 585
frappa : l'impossibilité où le 10e corps comme les 2 autres divi-
sions d'infanterie avaient été d'exécuter aux heures fixées,
— 5 heures 30 à 6 heures, — les rassemblements préparatoires
prévus par l'ordre général de la veille donné à 21 heures. Tout
le monde était en retard, sauf l'ennemi. Nos troupes n'étaient
pas en « main. » Nous assistions à une véritable bataille de ren-
contre, où, faute de renseignements, faute d'avions, faute de
reconnaissances de cavalerie, tout allait se passer par surprise.
Seul le combat lui-même allait pouvoir permettre de savoir
tardivement quelque chose, et d'éviter de lancer dans le vide
l'attaque du 10e corps d'armée.
C'est ainsi que dès 9 heures 30 le général de Maud'huy
avait écrit au général Desforges que les probabilités d'emploi
du 109 corps d'armée semblaient plus grandes dans la direction
de l'Est que dans la direction du Sud. Le changement d'orien-
tation de l'attaque du 10e corps avait donc été, dès ce moment,
nettement envisagé et indiqué. Il l'était encore davantage à
10 heures et enfin à 10 heures 45, à mesure que se confirmaient
les renseignements donnés par le combat lui-même, sur la
direction principale de l'effort ennemi et l'objectif qu'il s'était
choisi : Arras!
A 10 heures, une instruction avait été envoyée au 10e corps
pour lui dire que l'intention du général de Maud'huy était
d'agir dans la direction générale Cherisy-Croisilles, si l'ennemi
attaquait en force dans la direction d'Arras.
Enfin à 10 heures 45 Monchy-le-Preux élant a nouveau
violemment attaqué et le général d'Urbal ayant rendu compte
qu'il avait sur les bras des forces doubles des siennes et qu'il
avait grand besoin d'être soulagé et soutenu, le général de
Maud'huy avait donné au 10e corps d'armée un ordre formel
d'attaque vers le Nord-Est par les deux rives du Cojeul dans les
directions générales :
— Hauteurs Nord de Croisilles (103-100) avec une avant-
garde d'un régiment.
— Hauteurs Ouest de Heninel (Sud-Ouest de Wancourt)
dans le liane gauche de l'ennemi.
C'est à ce moment (11 heures) que j'étais arrivé sur le
champ de bataille et que je prenais connaissance de cette
situation.
Je me rappelle bien que c'étaitalors très net dans l'esprit
586 REVUE DES DEUX MONDES.
du général de Maud'huy : la décision était bien prise : nous
attendions « tout » de l'attaque du 10e corps d'armée débou-
chant vers le Nord-Est sur les deux rives du Cojeul dans le
flanc découvert de l'ennemi en marche. Nous comptions sur-
prendre en flagrant délit de manœuvre tout le corps d'armée
qui attaquait à ce moment la division Barbot, lui prendre
presque toute son artillerie et lui faire 10 000 prisonniers.
Malheureusement les troupes du 10e corps en mouvement
depuis le matin, et dont l'attaque était orientée par les ordres de
4 heures vers une tout autre direction, — le Sud Est, — étaient
loin à ce même moment de comprendre la situation comme Te
général de Maud'huy venait de la concevoir. Il faut croire
qu'il est bien difficile sur le champ de bataille de changer
brusquement l'orientation d'un rassemblement d'un corps
d'armée (artillerie et infanterie) lorsqu'il paraît avoir été
placé face à un objectif déterminé...
Il ne devait pas être loin de midi. La bataille faisait de
plus en plus rage près de nous au Nord-Est et à l'Est d'Arras.
Il devenait fort intéressant de savoir ce qui se passait à
l'héroïque division Barbot dont là gauche ne devait plus pou-
voir tenir longtemps à Monchy-le-Preux. Ce fut la première
mission que je reçus du colonel des Vallières.
Le général de Maud'huy me chargea en outre de dire au
général Barbot de tenir jusqu'au bout et de lui expliquer la
manœuvre que le 10e corps d'armée allait exécuter.
— Qu'il tienne 1 me dit-il, et dans deux heures le 10e corps
tombera a l'improviste et en masse dans le flanc du 4e corps
prussien. Qu'il tienne, et ce soir ce sera une éclatante victoire.
Je partis à midi, en auto, par Arras.
A Arras, je trouvai la population angoissée au seuil des
portes, les boutiques déjà à moitié closes... Je tournai dans le
faubourg Saint-Sauveur et pris la grand'rue qui se continue
par la route de Camûrai. Des territoriaux, aux lisières de la
ville, ébauchaient des tranchées de part et d'autre de la route.
Deux files de blessés se dirigeaient à droite et à gauche, sur les
bas côtés, vers la ville. Dans les champs, face à l'Est, des éche-
lons d'artillerie étaient arrêtés en colonne.
A Tilloy, la canonnade grondait très violente, mêlée à un
bruit de fusillade et de mitrailleuses intermittentes.
-— Le général Barbot ?
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 581
— Plus loin, à la chapelle de Feuchy.
Je dépassai, toujours en auto, Tilloy vers l'Est.
A gauche et à droite de la route, je vis une ligne de batte-
ries de 15 en action : des bataillons en colonnes doubles, et,
plus loin, des compagnies déployées face à la crête de la
Chapelle.
— Le général Barbot ?
— Il est aux meules, là, à gauche, sur le chemin de terre.
J'abritai mon petit auto derrière le mur de la chapelle ; et à
pied je me dirigeai par le chemin indiqué vers les meules où
tombaient les obus et où claquaient les balles.
Un groupe de fantassins était là, en pantalon rouge, capote
bleue et béret alpin.
J'en remarquai un :
— Mon brave, lui dis-je,où est le général Barbot?
— C'est moi, jeune homme, me répondit-il.
— Mon général, je viens de la part du général de Maud'huy
vous demander de « tenir jusqu'au bout. »
— Inutile, je sais.
— Mon général, (le général de Maud'huy m'a chargé de
vous faire connaître en outre les dispositions qu'il vient de
prendre pour le 10e corps.
A ce moment, je sentis une main se poser sur mon épaule.
Impassible, élégant, le képi rouge lleuri d'or, le général
d'Urbal me souriait :
— Lieutenant, me dit-il, vous voyez bien que le général
Barbot est très occupé. Exposez-moi ce que vous avez à lui
dire, puis je vous montrerai comment nous entendons donner
satisfaction au général de Maud'huy.
Il écouta jusqu'au bout mon petit discours et m'exposa
comment on avait dû évacuer Monchy-le-Preux. Pendant ce
temps, je regardais d'un œil de plus en plus inquiet la chaîne
de nos propres tirailleurs qui abandonnaient la crête Nord de
la Chapelle et qui, peu à peu, reculaient sur nous...
— > Les voilà !
Toute une ligne de tirailleurs ennemis, casques profilés
sur le ciel, venait d'apparaître sur la crête à la place où tout
à l'heure étaient les nôtres...
Alors le général d'Urbal, parfaitement calme, toujours sou-
rianl, me dit :
588 REVUE DES DEUX MONDES.
— Regardez bien maintenant.
Une rafale générale de 75 tirée par les- batteries que j'avais
vues tout à l'heure alignées dans la plaine de part et d'autre
de la route s'abattit sur la crête. Dans un nuage d'éclatements
les casques à pointes sautèrent, se dispersèrent, disparurent.
Et, l'arme au bras, les compagnies de renfort se mirent en
marche et escaladèrent à nouveau sous nos yeux la crête de la
Chapelle entièrement reconquise. C'était une manœuvre magni-
fique !
— Lieutenant, allez dire maintenant au général de Maud'huy,
comment nous exécutons son ordre.
Je n'en demandai pas davantage et je repris mon auto,
direction Arras.
En arrivant devant Beaurains je vis des maisons et des
meules qui brûlaient. Un obus venait d'entrer dans la maison-
nette aux contrevents verts qui nous servait de Central télépho-
nique. On démontait l'antenne de T.S.F. Le poste de comman-
dement avait disparu 1
— Où est le général de Maud'huy?
— Un peu plus loin, là dans le fossé du chemin de la cote
107, derrière la grange qui brûle...
Il devait être 14 heures. Je me rappelle que je trouvai le
général de Maud'huy assis dans le fossé à côté du lieutenant-
colonel des Vallières en train de rédiger un ordre pour presser
le mouvement vers le Nord-Est du 10e corps. (C'était le troi-
sième ordre à ce sujet qu'on envoyait au 10e corps d'armée
depuis midi.)
Je fis mon rapport qui fut écoulé avec joie et j'appris que
l'ennemi venait d'attaquer Neuville-Vitasse où en toute hâte le
général de Maud'huy avait jeté un bataillon de sa réserve générale
et d'où nous venaient les coups de canon qui tombaient autour
de notre poste de commandement.
Ce n'était pas un poste de commandement banal, que ce poste
de commandement d'armée installé en plein champ de bataille,
à 3 kilomètres des villages attaqués, dans un fossé, entre les
batteries en action et la chaîne de tirailleurs, parmi les incen-
dies allumés par les obus ennemis, sans communications télé-
phoniques, et d'où rayonnaient seulement de quart d'heure en
quart d'heure les autos des quelques officiers d'élat-major
qui avaient eu, comme moi, la chance de rejoindre * temps..
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 589
Il était un peu plus de 14 heures quand arrivèrent là des
renseignements inquiétants sur la situation de la division Fayolle
à notre extrême gauche au Nord de la Scarpe.
Cette division, qui avait dû se mettre en marche très en
retard de la région Est de Lens vers le Sud dans la matinée,
avait trouvé vers 9 heures Gavrelle, — où elle devait se ras-
sembler, — fortement occupé par l'ennemi! Elle avait dû
arrêter sa tête de colonne à Oppy sans avoir pu atteindre la
Scarpe, c'est-à-dire sans avoir pu se mettre en liaison vers Fam-
poux avec la division Barbot, et, pour comble de malheur, elle
venait enfin d'être violemment attaquée dans son liane gauche
partout un corps d'armée bavarois débouchant de Douai...
Le général Fayolle avait fait face à gauche et s'était déployé
en arc de cercle sur le front Rouvroy-Bois-Bernard- Croupe
ouest d'Izel-les-Equerchin-Neuvireuil-Oppy-Bailleul-sire-Ber-
thoult. Il s'agissait donc au plus vite de le soutenir et de bou-
cher le trou qui subsistait entre la division Fayolle et la division
Barbot dans « le couloir de la Scarpe. »
Ce fut à la cavalerie que s'adressa immédiatement le général
de Maud'huy, et à 14 heures 40 puis à 15 heures, il envoya au
généralConneau successivement deux officiers pour lui demander
de faire passer immédiatement le gros de son corps de cavalerie
au Nord de la Scarpe (en ne laissant qu'une division au Sud)
afin de porter tout l'appui possible à la division Fayolle, en
attaquant les Allemands à gauche, dans la direction d'Hénin-
Liétard, et à droite sur Gavrelle.
Et l'on attendit...
L'oreille tendue vers les rives du Gojeul, nous cherchions à
percevoir l'engagement de l'artillerie et de l'infanterie du
10° corps.,. A chaque auto venant de Mercatel ou du passage à
niveau de la route de Bucquoy, le général de Maud'huy, de
plus en plus anxieux, se levait, regardait, interrogeait.
Rien... rien que les fumées à l'horizon et le bruit de la
bataille de plus en plus violent à l'Est d'Arras, là où deux corps
d'armée ennemis s'acharnaient sur les deux braves divisions du
corps provisoire...
Enfin, las d'attendre en vain, sentant toute la gravité de
l'heure et l'urgence de l'exéculion des ordres donnés, le général
de Maud'huy à 16 heures 30 rédigea une lettre qu'il me demanda
d'aller porter immédiatement au général Desforges commandant
590 REVUE DES DEUX MONDES.
le 10e corps. Getle lettre demandait au général Desforges de faire
connaître où en était l'attaque dirigée sur Wancourt par la rive
Nord du Copul, car la division Barbot était toujours pres.-ée
et canon née sur le front Chapelle de Feuchy-Neuville-Vitasse et
ne sentait en aucune façon l'effet de l'attaque du 10e corps
d'armée. Le général de Maud'huy offrait enfin deux bataillons
de sa réserve générale au général commandant le 10e corps
d'armée, si ce renfort lui était nécessaire pour atteindre le
soir Wancourt.
Le général de Maud'huy ajouta, en me remettant le papier :
— Tâchez de parler au général Desforges lui-même et
exposez-lui ce que vous avez vu tout à l'heure à la Chapelle de
Feuchy. Dites-lui bien que le général d'Urbal a engagé là ses
dernières réserves; qu'il n'a plus rien et qu'il est urgent, très
urgent, que l'action du 10e corps se fasse énergiquement
sentir.
Je sautai dans un auto et je filai sur la route de Bucquoy.,
Quelle ne fut pas ma stupéfaction, après avoir dépassé le
pont du chemin de fer, de voir, 1e long du remblai de la voie
ferrée, un régiment d'infanterie qui se dirigeait non pas vers
l'Est mais vers le Sud!
En arrivant à la petite maison du garde barrière (si j'ai
bonne mémoire) qui servait de poste de commandement au
général Desforges, j'eus la joie de trouver là sur le seuil un chef
que j'aimais et que je respectais depuis longtemps entre tous :
le colonel Paulinier. Dès qu'il eut connaissance de ma mission,
il me dissuada de voir le général Desforges, et il ne consentit
à «l'introduire auprès de lui qu'après que je lui eus dit que le
général de Maud'huy m'en avait prié.
J'enlrai dans une petite salle sombre où le général Des-
forges était assis à une table de cuisine.
Dès qu'il me vit, il me dit :
— Voici le quatrième officier que je reçois depuis ce malin
Dites au général de Maud'huy que les ordres sont donnés et
sont en cours d'exécution. Vous entendez bien ! Ils sont donnés.
Ils sont exécutés. L'attaque va déboucher d'une seconde à
l'autre. Tenez! ouvrez la fenêtre; écoutez I écoulez!
Je pus lui rendre compte de ce qui s'était passé à la cha-
pelle de Feuchy à midi et je repartis, reconduit avec bonté par
le colonel Paulinier, qui jusqu'à mon auto me répéta :
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 591
— Dites au général de Maud'huy que nous avons donné
nos ordres comme il le désirait et que j'ai envoyé tout à l'heure
des officiers de liaison aux deux divisions pour voir ce qui se
passait. Dès leur retour, on lui rendra compte.
Je repartis. Au pont du chemin de fer, je fus arrêté pen-
dant une demi-heure par un autre régiment d'infanterie, qui
marchait encore non vers l'Est, mais vers le Sud. Cette fois,
j'eus la sensation très nette qu'à l'intérieur des divisions du
10e corps, il y avait sûrement des gens qui n'étaient pas « à la
page. »
Dès mon arrivée, le général de Maud'huy me dit :
— Eli bien? que se pas>e-t-il?
Il devait être 17 heures 20.
J'avais à peine commencé de lui répéter ce que m'avait dit le
général Desforges qu'une limousine arrivait et que le général
Desforges lui-même en descendait.
Sensation...
Le général de Maud'huy et lui allèrent s'asseoir à part dans
le fossé en face du nôtre el tout de suite nous comprimes qu'un
malheur était arrivé...
— 11 y a eu des malentendus... Je ne sais exactement ce
qui s'est passé. Mais l'attaque ne s'est pas déclenchée dans la
direction voulue... Face au Sud... Marche... Trop tard....
Raté...
Quand le général de Maud'huy nous rejoignit, ce fut parmi
nous une consternation générale.
Le général d'Urbal demandait du secours. Il craignait d'être
coupé en deux par le « couloir de la Scarpe » où il avait tou-
jours « un trou » entre ses divisions. Or, entre sa droite et la
gauche du 10e corps, un autre « trou » venait aussi de se pro-
duire par suite du mouvement du gros du 10e corps d'armée
qui, au lieu de marcher de Mercatel vers le Nord-Est, s'était
porté de Mercatel vers le Sud Est. La situation était critique.
Sans récriminer, le général de Maud'huy agit alors sans
hésitation en grand chef.
Il décida immédiatement d'employer à étayer le centre de
l'armée la presque totalité de sa brigade de réserve générale,
c'est-à-dire de jeter 2 bataillons sur Tilloy pour soutenir la
droite du corps d'Urbal, et 2 bataillons à Neuville-Vilasse pour
aveugler le passage où aurait dû être lancée l'attaque du
592 BEVUE DES DEUX MONDES.
10e corps. Et, à 17 heures 30, il signait un ordre qu'il me
priait de porter au général d'Urbal, en lui expliquant verbale-
ment ce qui s'était passé au 10e corps d'armée, et en lui deman-
dant de continuer à « tenir coûte que coûte; » et d'employer
les troupes ainsi libérées de la division Barbot, à faire boucher
le trou au Nord du canal entre ses deux divisions afin d'arrêter
toute attaque se glissant dans la vallée de la Scarpe vers Arras.
Je trouvai vers 18 heures 30 le général d'Urbal rentrant en
auto sur la route de Tilloy à Arras. Il me fît monter dans sa
voiture, lut mon papier et écouta ma communication. Il me
pria alors d'entrer avec lui à l'hôtel de" ville d'Arras dans la
magnifique salle des séances qui devait être réduite en cendres
quelques jours plus tard...
J'y répétai les instructions que le général de Maud'huy
m'avait chargé de transmettre :
« Tenir.
« Réattaquer le lendemain avec le 10e corps dans les condi-
tions d'ensemble prévues pour aujourd'hui. (Effort principal
rive Nord du Cojeul vers Monchy-le-Preux.) »
Le général d'Urbal donna vers 18 heures 45 ses ordres en
conséquence et à 19 heures, en partant, je croisai le général
de Maud'huy qui arrivait lui-même en auto confirmer ses
instructions. En quittant Beaurains, il venait d'envoyer au gé-
néral Desforges l'ordre de faire tenir par des avant-postes de
combat partout fortifiés la ligne qu'on aura pu occuper ou au
minimum la ligne Neuville-Boyelles, en se reliant aux divisions
territoriales.
Je rejoignis vers 20 heures le village de Fîcheux où notre
Quartier général avait été replie d'Arras dans la soirée et où,
en rentrant, le général de Maud'huy donna à 23 heures ses
ordres pour le lendemain :
La division d'Arras devait maintenir à tout prix le front
du soir.
Le 10e corps d'armée devait avoir pour 5 heures 30 toutes
ses forces disponibles rassemblées dans la région de Mercatel. Il
lui était indiqué comme direction probable d'attaque : Monchy-
le-Preux par le Nord de Neuville- Vilasse quand C ordre en serait
donné.
Je fus désigné pour prendre le service de nuit. Les divisions
territoriales avaient maintenu leurs positions à notre droite.
SOUVENIRS DE LA BATAILLE D ARRAS.
593
La canonnade continuait à faire rage. Des incendies allumaient
autour de Ficheux un demi-cercle rouge...
Ainsi se terminait par un échec cette journée du 2 octobre
qui aurait pu être une victoire pour nous.
Vicloire incomplète peut-être, car s'il est vrai qu'au Sud de
la Scarpe nous avions eu deux fois plus de forces que l'ennemi
(un corps d'armée et demi, plus un corps de cavalerie contre un
seul corps prussien), il n'en est pas moins vrai qu'au Nord de
la Scarpe la division Fayolle presque seule avait eu à faire tête
à tout un corps d'armée bavarois renforcé par un corps de
cavalerie allemand : mais elle avait vaillamment prouvé que
cette tâche n'était pas au-dessus de ses forces !
Hélas, une occasion perdue se retrouve rarement...
III. — LA BATAILLE DU 3 OCTOBRE
La nuit fut mauvaise. Le téléphone marchait mal. J'enten-
dais à peine les voix des officiers qui me demandaient des ren-
seignements ou qui me passaient des comptes rendus. Je me
rappelle seulement qu'on me disait que les munitions commen-
çaient à manquer, et que la fatigue des troupes donnait déjà
des inquiétudes, notamment à la gauche de la division Fayolle
qui perdait peu a peu du terrain...
D'après les quelques renseignements qui purent ainsi être
réunis, la situation ne parut pas suffisamment nette au point
du jour pour permettre au général de Maud'huy de fixer immé-
diatement la direction d'attaque à donner au gros du 10e corps;
et, dès 5 heures 30 du matin, le lieutenant-colonel des Vallières
m'envoya à Arras, avec mission de rapporter la situation du
corps provisoire et de demander au général d'Urbal d'indiquer
la direction dans laquelle l'offensive du 10e corps serait la plus
souhaitable ce matin pour son corps d'armée :
Soit Neuville-Monchy-le-Preux ?
Soit Neuville-Wancourt?
Soit Neuville-Chapelle de Feuchy?
Je trouvai le général d'Urbal, au faubourg Saint-Sauveur,
dans une petite maison à gauche en sortant d'Arras vers
Cambrai.
Il me dit :
— Au Sud de Lens, ma division de gauche a perdu pendant
TOME LV1I1. — 1920 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
la nuit trois villages : Bois-Bernard, Neuvireuil et Fampoux.
Elle s'est repliée sur Salaumines, Rouvroy, Fresnoy, Oppy et
Bailleul. Au Sud de la Scarpe, ma division de droite a tenu de
Feuchy à Neuville-Vitasse ; mais la grave question pour moi
est d'arriver à boucher le « trou » qui existe encore « dans
le couloir de la Scarpe » entre mes deux divisions. Je demande
instamment au général de Maud'huy d'y maintenir les cava-
liers et les cyclistes du corps de cavalerie jusqu'à l'arrivée des
éléments d'infanterie que j'ai pu retirer celte nuit de Neuville-
Vitasse.
— Espérez-vous que cela va tenir, mon général?
— Oui, me répondit-il, mais à condition que vous fassiez
tout le possible pour me faire envoyer d'extrême urgence des
vivres et des munitions. C'est très important. Je n'ai rien reçu.
— Et l'attaque du 10° corps, mon général?
— Dites au général de Maud'huy que l'attaque sur Monchy-
le-Preux me parait être, en ce qui me concerne, la plus éner-
gique pour soulager rapidement mon corps d'armée.
Cette question du « trou » entre les deux divisions du corps
provisoire préoccupait tellement le général d'LTrbal qu'avant
mon départ il dicta un ordre au général Barbot où il lui recom-
mandait de « rapprocher sa réseï ve d'Athies et de porter toute
son attention du côté du couloir de la Scarpe. »
— Mon général, avez vous des réserves de corps d'armée?
— Aucune. Ma division de droite a encore deux bataillons
disponibles et ma division de gauche un. C'est tout.
Je revins en toute hâte au nouveau poste de commandement
de la subdivision d'armée que je trouvai installé dans une
petite maison, dite « de la cote 107, » au Sud-Ouest de Beau-
rains sur la « route de Bucquoy. »
Dès que j'eus fait mon compte rendu, le général de Mau-
d'huy donna au 10e corps V ordre d'attaque dans la direction de
Monchy-le-Preux. Il était 7 heures 15, lorsque l'officier de la
liaison chargé de le porter au général Desforges, quitta la
cote 107... et l'on attendit.
A 8 heures 15, pendant que les mouvements d'approche
s'exécutaient, le lieutenant-colonel des Vallières m'envoya au
10e corps pour demander au général Desforges ce qu'il pouvait
80UVEN1R9 DE LA BATAILLE d'aRRAS. 595
faire afin de constituer au général de Maud'huy un régiment
de réserve générale; mais je devais bien lui dire que « si le
prélèvement d'un régiment de réserve générale devait gêner
l'offensive du 10e corps, le général de Maud'huy préférerait se
priver de réserve générale. »
Le général Desforges me chargea de répondre « qu'il ne
pouvail prélever sur ses troupes un régiment spécial pour le
général de Maud'huy, mais qu'il avait gardé trois bataillons en
réserve de corps d'armée au Nord Est de Ficheux et qu'il ne
les emploierait pas sans en rendre compte. »
Il me pria d'ajouter que < l'attaque allait se déclencher »
sous les ordres du général Rogerie : Quatre bataillons par le
Nord de Neuville-Vitasse, direction Monchy-le-Preux. Deux ba-
taillons par le Sud de Neuville-Vitasse, direction Monchy-ie-
Preux.
Il était 8 heures 30.
En rentrant à la maisonnette de la cote 107, je rendis
compte, puis je cherchai un « poste d'observation » que je finis
par trouver sur le talus du chemin. Je voyais de là une vaste
partie du champ de bataille ; et j'écoutais. Pendant presque
toute la journée, — sauf pendant l'exécution d'une liaison vers
onze heures au corps provisoire, — je restai là, impatient,
attendant cette victoire à laquelle je croyais toujours et dont
les nouvelles n'arrivaient pas.
Quand une attaque est lancée, pas de nouvelles, mauvaises
nouvelles...
De temps en temps, je scrutais à la jumelle l'horizon vers
le Sud, où les divisions territoriales luttaient contre la Garde
prussienne... et d'heure en heure, aux éclatements fusants des
schrapnells, je constatais que le combat s'en allait de plus en
plus vers l'Ouest... viliage après village... lentement mais sûre-
ment... découvrant et menaçant notre droite, où un vaste
« trou » allait se produire...
Vers l'Est, du côlé de Neuville-Vitasse la canonnade, après
avoir fait rage un instant, avait presque cessé.
Que se passait-il ?
A 10 heures 30, pendant qu'un autre officier était envoyé
au 10e corps, le lieutenant-colonel des Vallières me renvoya à
Arras pour demander au général d'Urbal son opinion sur le
débarquement à Arras même d'une nouvelle division (la 45e)
590 BEVUE DES DEUX MONDES.
dont nous venions d'apprendre l'arrivée incessante par chemin
de fer et sa mise à la disposition du corps provisoire.
— On peut, dans ce moment-ci (11 heures), me répondit
le général d'Urbal, débarquer à An-as les éléments d'infanterie
de cette division. Mais pour toute autre chose que l'infanterie,
je dis nettement non. Encore est-il qu'il vaudrait mieux, à mon
avis, débarquer l'infanterie ailleurs tant que je n'aurai pas pu
constituer dans le « couloir de la Scarpe » un barrage solide à
Athies et au Point du jour.
— Vos intentions pour cet après-midi, mon général?
— Actuellement consolider mon centre à Athies et à
Feuchy et pousser sur Fampoux. Ultérieurement pousser peut-
être une attaque générale avec le concours de mes deux divi-
sions sur Gavrelle.
Je revins auprès du général de Maud'huy... qui venait d'ap-
prendre que l'attaque du 10e corps avait échoué devant des
tranchées creusées par l'ennemi aux débouchés Est de Neuville-
Vitasse... Les Allemands avaient profité de la nuit pour se for-
tifier et l'occasion perdue la veille était déjà passée.
Que faire? Remettre de l'ordre dans les unités du 10e corps.
Réorganiser le commandement. Améliorer les liaisons. Soutenir
l'idée du général d'Urbal d'attaquer ,sur Gavrelle en étendant
vers le Nord la zone du 10e corps et en portant les première et
troisième divisions de cavalerie nettement en échelon offensif
en avant de la gauche de la division Fayolle pour attaquer la
droite ennemie vers Hénin-Liétard. Enfin pousser audacieuse-
ment à Arras même les débarquements de l'infanterie de la
45e division qui arrivait si heureusement à la rescousse.
Et de 14 heures à 16 heures je repris mon « poste d'obser-
vation ».
A notre gauche vers Ablainzevelle, les éclatements des
schrapnells avançaient de plus en plus vers l'Ouest. Où donc
allaient-ils s'arrêter? En face, vers Neuville-Vitasse, la canon-
nade avait repris brusquement, et, vers 16 heures, je vis des
batteries de 75 qui refluaient à grande allure sur le propre poste
de commandement du général de Maud'huy, et qui venaient
se remettre en position juste derrière notre maisonnette.
Bientôt les « départs » nous assourdirent, et nous apprîmes
qu'une violente contre-attaque ennemie venait de pénétrer
dans Neuville-Vitasse...;
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. £>9"î
Au môme moment un renseignement du corps provisoire
nous apprenait que la division Fayolle avait replié son centre
sur Arleux-en-Gohelle et que tout le corps d'armée- subissait de
très violentes attaques ennemies sur tout son front; et un autre
renseignement des divisions territoriales disait qu'elles avaient
évacué Gourcelles-le-Comte avant midi et qu'elles s'étaient
repliées sur Ayette et Ablainzevelle. Je rentrai dans la [tel i te
maisonnette où les vitres vibraient et où je lus avec émotion
un ordre du général de Gastelnau tlaté de Breteuil, 3 octobre,
40 heures 40, et disant que des renseignements sérieux lui
avaient fait connaître que l'ennemi avait fait la veille un effort
décisif sur tout le front et qu'il était en ce moment à bout
de forces; il y avait lieu de profiter de cet état confirmé par
des symptômes indiscutables pour pousser le plus que l'on
pourrait.
Je réfléchissais à la singularité de cet ordre reçu en de
pareilles circonstances auxquelles il paraissait si étranger,
lorsqu'une heure plus tard, et comme pour prouver qu'en
dépit des apparences, le général de Gastelnau avait raison,
voici qu'arrivaient, coup sur coup, dans cette petite maison-
nette où battait vraiment le cœur de la bataille : un officier du
10e corps disant qu'un remarquable retour offensif du 60e batail-
lon de chasseurs avait réussi à reprendre Neuville-Vitasse, et
un officier du corps provisoire disant que celui-ci avait repoussé
sur tout son front les violentes attaques de l'ennemi.
Ah! les braves gens!
Alors calmement, au milieu du vacarme du canon, le
général de Maud'huy et le lieutenant-colonel des Vallières,
assis l'un près de l'autre au coin d'une table, se mirent à rédiger
ensemble une instruction particulière au général commandant
le 21e corps dont le corps d'armée (43e et 13e divisions) devait
débarquer « dans la région de Lille » et venait d'être mis par
le Grand Quartier Général à la disposition de la Subdivision
de Maud'huy au même titre que le 2e corps de cavalerie com-
mandé par le général de Mitry.
Le corps de cavalerie du général de Mitry (4e et 5e divisions
de cavalerie) occupait le front Bénifontaine-Lens et combattait
en retraite devant une colonne d'infanterie venant de Douai
et menaçant la gauche de la division Fayolle.
Le Préfet du Pas-de-Calais signalait que les communica-
598 REVUE DES DEUX MONDES.
tions télégraphiques étaient coupées entre Lille et Arras ainsi
que entre Lille et Dunkerque.
Enfin vers 18 h. 30, le lieutenant-colonel des Vallières me
mit en main un télégramme et me pria de me rendre immé-
diatement à la gare de Doullens pour faire pousser sur Arras
les trains amenant la 4oe division.
J'arrivai à 19 li. 30 à la gare de Douilens où régnait une
certaine émotion. Renseignements pris, il y avait 2o trains
annoncés venant de Gompiègne et devant se suivre d'heure en
heure : 11 trains d'infanterie sans voitures; 8 d'artillerie; 2 de
cavalerie et 3 divers. Je mis la main sur M. D., l'inspecteur
de l'exploitation, et lui intimai par écrit l'ordre de pousser cette
nuit et demain sur Arras les « 25 » trains annoncés. Et je rejoi-
gnis à 20 heures le général de Maud'huy qui était venu can-
tonner pour la nuit à Doullens. N'ayant pour ainsi dire pas
dormi depuis trois jours, je tombais de sommeil.
Mais, infatigables, le général de Maud'huy et le lieutenant-
colonel des Vallières passèrent la nuit à recevoir des comptes-
rendus, et à donner des ordres. Ils apprirenL que les débarque-
ments du 21e corps étaient modifiés et définitivement arrêtés
comme suit :
13e division à Armentières et Merville; 43e division à
Saint-Pol;
Couvertes par deux détachements mixtes :
Un régiment du 21e corps et de la cavalerie à La Bassée
(général Dumézil);
Un régiment de territoriaux et de cavalerie à Lille (lieute-
nant colonel de Pardieu).
La manœuvre future s'amorçait ainsi ; les prévisions utiles
étaient faites; le général veillait, et pendant ce temps, vers
l'Est, la canonnade, infatigable aussi, continuait à gronder
plus violente que jamais.
Sur l'Artois enflammé, scintillait une belle nuit d'étoiles...
Marcel Jauneaud.
(A suivre*)
PASCAL
ET LE
« DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR »
A propos de la découverte, parmi les manuscrits de la
Bibliothèque nationale, d'un manuscrit, jusqu'alors ignoré, du
Discours sur les passions de l'amour, je posais, ici même, la
question de savoir si, oui ou non, le Discours était bien de
Pascal (1). Et je concluais, en donnant mes raisons, non pas
que le Discours n'est sûrement pas de Pascal, mais que l'attri-
bution de ce texte célèbre au grand écrivain, ne reposant sur
aucune preuve positive et probante, ne méritait pas notre
créance, et que, jusqu'à plus ample informé, il fallait s'abstenir
de toute affirmation dans l'un ou l'autre sens.
Trois « pascalisants, » à ma connaissance, ont repris publi-
quement la question. C'est d'abord M. Léon Brunschvicg, dans
sa grande édition des Œuvres de Pascal. Puis, ce fut Emile
Faguet, dans le juste volume où il a recueilli ses commentaires
du Discours sur les passions de l'amour. Et enfin c'est M. Gus-
tave Lanson, dans un tout récent article de the French Quar-
(1) Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1917, notre article intitulé : Pascat
a-t-il été amoureux ? à propos d'un nouveau manuscrit du « Discouru sur les pas-
sions de l'amour, » et notre Biaise Pascal, études d'histoire morale, 2* édition,
Paris, Hachette, 1911. — Cf. Œuvres de Biaise Pascal, publiées suivant l'ordre
chronologique, avec documents complémentaires, introductions et notes par
Léon Brunschvicg et Pierre Boutroux, t. 111 ; Paris, Hachette, 1908 ; — Discours
sur les passions de l'amour, attribué à Pascal, avec un commentaire d'Emile
Faguet; Paris, Bernard Grasset, 1911; — Gustave Lanson, le « Discours sur les
passions de l'amour » est-il de Pascal? (The French Quarterly, january-
march 4920.)
600 REVUE DES DEUX MONDES.
tcrly. Ces divers travaux ont, assez inégalement, mais, an total,
profondément modifié mes vues primitives. Il n'est que loyal,
ce me semble, d'en prévenir mes lecteurs et de leur dire très
simplement pourquoi.
*
Les quelques pages que M Brunschvicg a placées en guise
d'introduclion à sa publication du Discours sont plutôt un élé-
gant résumé des débats qu'une étude approfondie et personnelle
de la question. M. Brunschvicg n'aime visiblement pas à
prendre nettement parti, et sa pensée, subtile, fuyante, et par-
fois obscure, esquive plus volontiers les difficultés qu'elle ne les
aborde de front. 11 avait cru jadis que « le Discours est bien de
Pascal ; » il le croit encore ; mais il est manifeste que sa foi est
un peu ébranlée, et qu'elle ne repose pas sur des acguments
bien solides; elle s'exprime en termes moins compromettants,
et elle s'abstient désormais de certaines imprudences de lan-
gage cl de certains cercles vicieux où elle se laissait entraîner
jadis Au reste, sur Pascal mondain et amoureux, les commen-
taires de M Brunschvicg sont justes, fins, ingénieux, marqués
au coin d'une très prudente sagesse.
Emile Faguet, on le sait de reste, écrivait un livre aussi
facilemenl que d'aulres écrivent un article Son Commentaire
du « Discours sur (es passions de l'amour » est daté d'avril 1910.
Il venait de recevoir mon volume sur Biaise Pascal. Piqué au
jeu par mon élude sur Pascal amoureux et sur le Discours, et se
trouvant disponible, il eut l'idée de revenir sur la question
qu'il avait jadis soulevée et discutée dans ses Amours d'hommes
de lettres, mais cette fois d'une manière aussi peu didactique
que possible. 11 reprit le Discours, et, « en lisant » ce beau texte,
mais comme il savait lire, lentement, posément, voluptueuse-
ment, rêvant et méditant entre les lignes, discutant avec l'au-
teur, avec un interlocuteur imaginaire, ou avec lui-même, se
laissant aller à toutes les saillies, à toutes les fantaisies de son
humeur un peu vagabonde, à tous les souvenirs, à tous les rap-
prochements que lui suggérait sa riche mémoire, il se mit à
noter librement les réflexions de toute espèce qui lui venaient
à l'esprit. Et au bout d'un mois, un livre — de 324 pages — fut
écrit comme en marge du Discours : livre charmant, amusant et
piquant, qui eût enchanté Montaigne, et qui est proprement
Pascal Et le « discours sur les passions de l'amour. » 60 i
un livre d'Essais; livre de lettré et de moraliste où il y a un
peu de tout : des notes d'exégèse et presque de philologie; de
fines remarques de critique littéraire et d'histoire ; d'abondantes,
conjectures sur la vie sentimentale de Pascal, ou de l'auteur,
quel qu'il soit, du Discours; des rêveries, des méditations, des
observations psychologiques, toujours ingénieuses, souvent pé-
nétrantes; bref, toutes les libres démarches d'une pensée singu-
lièrement originale, souple et compréhensive, et qu'une autre
pensée supérieure a mise en branle. Le Commentaire du « Dis-
cours sur les passions de l'amour » est de la même époque et de
la même veine que les Dix commandements, et il n'est' pas sans
ajouter quelques traits à la définition d'Emile Faguet mora-
liste.
Emile Faguet avait fait précéder son Commentaire d'un
court Avertissement où il discutait à son tour la question de
l'attribution du Discours. Des arguments que j'avais présentés
pour combattre la thèse de l'attribution à Pascal, les uns lui
paraissaient « excellents, » et les autres « faibles. » Et il con-
cluait : « Pour moi, je ne suis pas sûr du tout que le Discours
sur 1rs pussions de l'amour soit de Pascal ; mais je le crois très
fort, parce que, quand je lé lis, je me trouve à toutes les lignes
en plein Pascal, et je crois que, le Discours n'eùt-il jamais été
attribué à Pascal, je le lui attribuerais spontanément, comme
un amateur expérimenté attribue un tableau à Véronèse. Mais
ceci, — avouait-il, — n'est aucunement scientifique; il est tout
littéraire et par conséquent inintellectuel. » Et comme pour
mieux montrer encore que sa conviction première était main-
tenant moins assurée, il déclarait qu'il examinerait le Dis-
cours « sans pensée de derrière la tète et comme s'il était de
n'importe qui, » et il intitulait même son livre : Discours sur
les passions de l'amour attribué a Pascal. Au fond, mon scep-
ticisme n'en demandait pas davantage.
Les choses en étaient là quand, reprenant à fond toute la
question, M. Gustave Lanson l'a examinée sous ses divers
as|i sets dans \\n vigoureux, solide et savant article. Si quelques-
uns des arguments par lesquels j'essayais de justifier mon incré-
dulité lui semblaient un peu « légers, » il acceptait tout l'essen-
tiel de ma démonstration, qu'il voulait bien qualifier de
« péremptoire. » Mais, alors que, m'en tenant «à l'inexistence de
preuves extrinsèques de l'origine pascalienne du Discours, je me
C02 REVUE DES DEUX MONDES.
refusais à l'examen des preuves intrinsèques, qui me parais-
saient ne pouvoir conduire à rien de substantiel et de précis,
M. Lanson, plus hardi que moi, se livrait à cet examen, et par
une discussion minutieuse, subtile et fort bien conduite, il
aboutissait à des résultats beaucoup plus positifs et concluants
que je ne m'y serais attendu. Sans doute, il lui arrivait, chemin
faisant, comme il nous arrive à tous, d'abonder un peu trop
dans son sens, et de s'attarder à des arguments faciles à rétor-
quer et sans grande force probante. Mais il ne m'en coûte nul-
lement de reconnaître que, sur le fond des choses, il a raison
contre moi : le fort de son argumentation me parait décisif, et
il aura l'honneur d'avoir restitué, je crois, définitivement, à
Pascal un texte, d'ailleurs admirable, — dont j'avais indûment
failli déposséder le grand écrivain.
*
* *
Car, je dois l'avouer, — et tant il est vrai que le scepticisme
pur est une attitude intellectuelle difficile à soutenir! — j'avais
eu le tort de ne pas m'en tenir au doute provisoire en ce qui
concerne l'attribution du Discours à Pascal. Je laissais entendre
que l'hypothèse avait contre elle « des présomptions très fortes, »
et j'en signalais rapidement quelques-unes : l'ignorance où nous
avons été pendant deux siècles de l'existence du Discours, le
contraste violent que forme l'opuscule avec tout ce que nous
savons de l'œuvre et de la vie de Pascal. Emile Faguet et
M. Lanson m'ont fait observer que ces deux faits peuvent donner
lieu à toute sorte d'hypothèses contraires, et qu'en tout cas, il
ne prouvent ni pour, ni contre l'attribution du Discours a
Pascal. Réflexion faite, je reconnais le bien-fondé de leurs
observations.
Mais, à vrai dire, ces observations n'entament pas le fond de
la thèse que j'avais défendue, et puisqu'à cette thèse tout le
monde s'est rallié, Emile Faguet comme M. Brunschvicg, et
M. Lanson comme Emile Faguet, je suis, ce me semble, fondé à
croire qu'elle est inattaquable. M. Lanson résume exactement
ma pensée en ces termes : « On ne sait pas d'où viennent les
copies du Discours sur les passions de l'amour ; on ne sait pas
par qui, pour qui, ni pour quoi elles ont été faites; on ne sait
pas dans quel milieu elles ont circulé : personne n'a parlé de
l'ouvrage, ni nommé l'auteur, hormis une voix inconnue dont
PASCAL lt LE (( DISCOURS SUR LES PASSIONS DE l'aMOUR. » 603
un scribe inconnu s'est fait l'écho. » Nous n'avons donc aucune
autorité extérieure digne de ce nom qui puisse nous garantir
qu'en attribuant le Discours à Pascal, nous ne commettons pas-
une fausse attribution. Et jusqu'à plus ample informé, la seule,
attitude qu'en bonne critique nous ayons le droit de prendre est
celle qui consiste à dire : « Je ne sais pas. » En la prenant, nous
obéissons encore à Pascal, qui nous enseigne à « douter où il
faut. »
En fait, à cette attitude, aucun critique, — suivant en cela
mon déplorable exemple, — n'a pu se tenir.
Emile Faguet constate que toute investigation concernant la
personnalité de l'auteur du Discours « se ramène ou à Pascal ou
à quelqu'un qui aurait l'âme de Pascal, les sentiments ordi-
naires de Pascal, les idées ordinaires de Pascal et tout le talent
de Pr.scal. » Et le fond de sa pensée est que ce quelqu'un, qui
ressemble à Pascal comme un frère, ne peut être que Pascal lui-
même.
M. Brunschvicg partage cet avis, mais il l'exprime avec
plus d'ambiguïté. J'avais écrit : « Ni littérairement, ni même
moralement, le Discours n'est assurément indigne de l'auteur
des Pensées, voilà tout ce que l'on peut dire. » M. Brunschvicg
s'empare de cette phrase, et il écrit à son tour : « Or, répon-
drons-nous, il suffit qu'on puisse dire cela pour que, — réserve
faite d'une découverte future qui fournirait une preuve défini-
tive dans un sens ou dans l'autre, — un écrit attribué par
les manuscrits [il faudrait dire : l'une des deux copies] au seul
Pascal, soit considéré comme une œuvre de Pascal. » Je ne suis
pas très sur de bien comprendre ; mais passons.
M. Lanson, serrant la question de plus près, met en regard
les uns des autres les passages des Pensées et les passages du
Discours qui lui paraissent otîrir entre eux quelque ressem-
blance, et qui sont, en effet, assez nombreux et frappants; et il
conclut avec raison que ces rencontres ne peuvent être fortuites,
et que, « dès lors, on est forcé de choisir entre trois hypothèses,
les seules qui soient possibles : » ou bien le Discours est de
Pascal; — ou bien il est de quelqu'un que Pascal imite; — ou
bien il est de quelqu'un qui imite Pascal. Et il examine succes-
sivement ces trois hypothèses.
La dernière, celle qui ferait du Discours un pastiche ou une
imitation involontaire, — et pour laquelle, M. Lanson l'a juste-
604
REVUE DES DEUX MONDES.
ment noté, j'avais quelque tendresse, — lui paraît « séduisante, »
et même, « à condition de ne pas mettre en avant de noms
propres sur lesquels la discussion aurait prise, » « la position »
lui semble « inattaquable. » Au moins à première vue. Car, à
la réflexion, suivant lui, des objections surgissent. M. Lanson
ne se représente pas un bel esprit du XVIIe siècle se nourrissant
des Pensées comme d'un livre classique et s'en inspirant, plus
ou moins consciemment, pour écrire sur l'amour. D'autre part,
la langue du Discours lui parait, jusqu'à l'évidence, celle de la
première moitié du XVIIe siècle, et il se trouve ainsi amené à
en dater la rédaction d'avant 1670, date de la publication des
Pensées.
Ces deux objections ne me frappent pas beaucoup, je l'avoue.
Supposez un contemporain de Bossuet, — ou de Pascal,
mais ayant survécu à Pascal, — écrivant vers 1680 ou 1690 :
en quoi sa langue, je le demande, pourrait-elle bien différer
de celle de l'auteur, quel qu'il soit, du Discours? D'autre
part, je crois que les Pensées, dès leur apparition, ont eu un
très vif succès, aussi bien dans le monde profane que dans
le monde dévot. Mme de La Fayette a pu dire que « c'était
méchant signe pour ceux qui ne goûteraient pas ce livre, » et le
P. Griselle nous a révélé qu'il s'était formé tout un groupe
d'admirateurs de Pascal, que l'on appelait les Pascalins. A
priori, pourquoi veut-on qu'entre 1670 et 1700 il ne se soit pas
trouvé quelque pascalin, — mondain plutôt que dévot, — pour
écrire le Discours (1)? Les difficultés soulevées contre une
hypothèse, que par ailleurs on qualifie de « séduisante, » ne
me paraissent donc pas insurmontables.
Il en va tout autrement de l'hypothèse qui. ferait de l'auteur
du Discours l'un des inspirateurs du Pascal des Pensées. Elle
n'offre guère de consistance, et il n'y a pas lieu d'y insister bien
longuement. Le Discours, — s'il n'est pas une imitation de
Pascal, — révèle une personnalité littéraire et morale bien
supérieure à toutes celles, de nous connues, qui, à l'époque de
sa vie mondaine, ont entouré Pascal. On a prononcé, j'ai pro-
noncé moi-même, en passant, et avec toute sorte de réserves, le
fi San? s'y arrêter longuement, M. Brunschvicg a envisagé avec une certaine
complaisance celte hypothèse. — Voyez dans la Revue de Fribourg de juillet. 1907,
l'article «lu P. Griselle sur Pascal et les Pascalins d'après des jugements contempo-
rains.
PASCAL ET LE <( DISCOURS SUR LES PASSIONS DE l'aMOUR. » 605
nom de Méré. Mais, sans aller jusqu'à dire, avec Emile Faguet,
que « Méré est un imbécile, » Méré n'eût, évidemment, pas été
capable d'écrire le Discours. Je passe sur d'autres raisons, que
donne M. Lanson, et qui me semblent irréfutables. Et j'admets
bien volontiers avec lui que, plutôt que d'attribuer à Méré,
Miton, ou à je ne sais quel mystérieux inconnu de l'entourage
mondain de Pascal le Discours sur les passions de l'amour, il est
plus sage, plus simple et plus « économique » de l'attribuer à
Pascal lui-même.
El M. Lanson de conclure, provisoirement, que la balance
qui, selon moi, « restait en équilibre, » maintenant « fléchit
fortement du côté de Pascal. » Les raisons que j'ai fait valoir
pour justifier l'hypothèse d'un pastiche ou d'une imitation
involontaire de Pascal m empêchent de souscrire pleinement à
ce langage. Mais, pour suivre la métaphore, que la balance
commence à fléchir du côté de Pascal, c'est ce que je recon-
nais sans la moindre difficulté.
* •
« Cependant, dira-t-on,'il n'y a rien dans tout cela de décisif.
Rien ne fait preuve. C'est vrai. » C'est M. Lanson lui-même
qui parle ainsi, et nous reconnaissons bien là la parfaite probité
de sa pensée et ses légitimes exigences en matière de preuves.
Et il en vient, quittant le terrain des hypothèses et des vraisem-
blances historiques, où, quoi que nous fassions, un peu de sub-
jectivisme se mêle nécessairement à nos ignorances, à « essayer
la seule méthode qui, dans l'espèce, puisse fournir une preuve, »
j'entends une preuve positive.
« Pour établir, — avais-je écrit ici même, — d'une manière
péremptoire l'authenticité du Discours, il faudrait découvrir, —
et je ne crois pas que l'on y parvienne, — entre certaines des
Pensées retrouvées au cours du xixe siècle et certains passages du
Discours des rapports si étroits, que l'identité de l'auteur s'im-
poserait. » M. Lanson veut bien approuver et reprendre cette
observation; il la complète avec raison, en remarquant qu'aux
Pensées retrouvées au xixe siècle il faudrait joindre celles qu'on
a découvertes au xvme siècle, puisque les manuscrits du Dis-
cours sont manifestement du xvne siècle. Et il se livre à ce
minutieux travail de comparaison de textes dont Ips résultats
ne m'inspiraient qu'une médiocre confiance. Je raisonnais, non
606 REVUE DES DEUX MONDES.
pas tout à fait a priori, mais d'après des impressions un peu
superficielles. Au total, j'avais tort.
Car l'enquête de M. Lanson l'a conduit a des résultats que
l'on peut considérer comme décisifs. Il les résume lui-même en
ces termes : « Nous sommes en présence de trois passages du
Discours qui ont un rapport plus frappant avec le texte du
manuscrit des Pensées qu'avec le texte de Port-Royal, et en
présence de trois autres, qui n'ont de rapport qu'avec des frag-
ments de Pascal omis dans les éditions de Port- Royal et publiées
par Bossuet, ou Faugère, ou au plus tôt*en 1728. »
« De là vient, — lit-on dans Port-Royal, — que les hommes
aiment tant le bruit et le tumulte du monde. » — L'auteur du
Discours dit pareillement : « Il lui faut du remuement et de
l'action. » Mais l'analogie est beaucoup plus grande, si l'on se
reporte au texte original des Pensées : « le bruit et le remue-
ment, » avait dit Pascal, que Port-Royal a cru devoir corriger
et banaliser. L'auteur du Discours a donc retrouvé le texte
primitif.
Simple et curieuse coïncidence, dira-t-on peut-être. Mais
elle n'est pas unique. Et je voudrais pouvoir ici reproduire, ou
tout au moins analyser les pages ingénieuses et subtiles où
M. Lanson, rapprochant le texte du Discours de certaines pen-
sées, montre, d'une part que, le Discours nous offre comme une
forme « embryonnaire » de l'une des conceptions les plus ori-
ginales de Pascal dans les Pensées, — sa théorie du bonheur,
— et d'autre part, que le texte édulcoré et incomplet de Port-
Royal n'aurait pu exercer quelque influence appréciable sur
l'auteur du Discours.
« Us (les esprits médiocres) sont machines partout, » lisons-
nous dans le Discours, qui emploie ailleurs encore cette origi-
nale expression en l'appliquant à l'homme. Or, le Pascal des
Pensées emploie à trois reprises, dans un sens identique, cette
même expression, mais le Pascal de l'édition Faugère, et non
pas celui de Port-Royal. Si l'auteur du Discours n'est point
Pascal, il est bien extraordinaire qu'il réinvente, en quelque
sorte, le vrai Pascal, travesti par Port-Royal.
La théorie de la machine est commune au Discours et aux
Pensées. « A force de parler d'amour, — lit-on dans le Discours,
— on devient amoureux... L'on ne peut presque faire semblant
d'aimer que l'on ne soit bien près d'être amant. » — > Et dans
PASCAL ET LE « DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR. )) 607
les Pensées : « Suivez la manière par où ils ont commencé :
c'est en faisant tout comme s'ils croyaient, en prenant de l'eau
bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même,
cela vous fera crojre. » Evidemment, ces deux textes traduisent
en termes très voisins la môme pensée, appliquée a deux
« ordres » différents, et rien ne serait plus vraisemblable que
de les supposer issus pour ainsi dire l'un de l'autre. Mais à la
condition qu'on lise les Pensées dans nos éditions modernes, et
non pas dans celle de Port-Royal, qui a simplement écrit :
« Suivez la manière par où ils ont commencé ; imitez leurs
actions extérieures, si vous ne pouvez encore entrer dans leurs
dispositions intérieures; quittez ces vains amusements. » —
« Aucune suggestion, a dit spirituellement et justement
M. Lanson, ne pouvait sortir de cette rédaction timidement
camoutlée. g
Ces exemples suffisent sans doute, et la démonstration sou-
haitée est maintenant faite. Cette fois, la balance a fléchi tota-
lement du côté de Pascal. « La philologie grecque ou latine
s'estimerait fort heureuse d'avoir autant de raisons d'attribuer
à Platon certains dialogues qu'on a renoncé à contester, et à
Tacite le Dialogue des Orateurs. » Cette conclusion de M. Lanson
sera la mienne. Rendons désormais a Pascal ce qui appartient
à Pascal. Si l'on pouvait douter que le Pascal de Port-Royal fût
l'auteur du Discours sur les passions de l'amour, le doute n'est
plus permis pour le Pascal des vraies Pensées que nous a resti-
tuées la critique du xixe siècle. Et je ne me repens pas d'avoir
publiquement exprimé mon scepticisme, — un scepticisme
d'ailleurs tout provisoire, — puisque ce scepticisme même a fait
progresser la question, et a été l'occasion d'une nouvelle et plus
précise enquête et l'origine d'une plus rigoureuse certitude.
Victor Giraud.
AUTOUR D'UNE CONFÉRENCE
IMPRESSIONS DE SPA
Il y a, dans le grand promenoir du Pouhon, la source la
plus célèbre de Spa, une vaste et assez mauvaise peinture repré-
sentant, avec un mépris parfait de la chronologie, les plus mar-
quants des personnages que la vertu de ses eaux a attirés en ce
lieu. On y voit côte à côte et, paraissant deviser ensemble
comme si de rien n'était, le chancelier Bacon et le prince de
Ligne, Descartes et la reine de Navarre.
Le bourgmestre et les échevins de Spa, justement soucieux
de ne laisser perdre aucune réclame pour leur ville, pourront
faire exécuter d'ici peu une autre fresque, le pendant de celle-ci,
où se trouveront réunis les hommes d'Etat, les diplomates, les
généraux les plus illustres de l'Entente, venus à Spa pour y
rencontrer, un an après la signature de la paix, le chanc lier,
les ministres et les généraux de l'Allemagne.
Une petite ville coquette, proprette, un tantinet vieillotte,
étroitement resserrée dans le creux d'une vallée verdoyante,
c'est Spa. Pas de Palace, pas de caravansérail, pas de casino
monumental et tapageur avec son peuple de raslaquouères, de
croupiers et de filles; je ne sais quoi, au contraire, de familial,
de bourgeois rappelant la première moitié du siècle dernier. On
a le sentiment que la ville a dû se transformer assez peu-
L'ombre de ses hôtes illustres flotte dans ses rues, sur ses vieilles
maisons. Spa apparaît un peu comme une ville d'eauxdu passé.
Comment loger dans ses hôtels modestes, de nombre assez
restreint, tous les acteurs, tous les spectateurs de la Conférence?
Le problème n'était certes pas facile. Le Secrétariat belge l'a,
AUTOUR D UNE CONFERENCE.
609
dans les meilleures conditions possibles, résolu. Et l'on ne sau-
rait trop vivement remercier nos hôtes belges pour leur exquise
courtoisie, l'empressement et la bonne grâce de leur accueil.
Ils n'ont rien néglige de ce qui était en leur pouvoir pour
rendre notre séjour chez eux plus agréable et notre tâche plus
fae i 1 1 ■ .
Faire tenir dans la ville proprement dite toutes les déléga-
tions, il n'y fallait pas songer. A défaut de l'ordre concentré,
les 1> ilg 's ont eu recours à ce qu'on pourrait appeler l'ordre
dispersé, qui, d'ailleurs, offrait à d'autres égards de très gros
avantages. Il y a, éparpillées sur les collines voisines, de belles,
de lu.\ m 'uses villas, où ont été logés les chefs des principales
délégations, française, italienne, japonaise. La plus belle, la
plus connue d'entre elles, le Neubois, qui, durant la dernière
année île la guerre, fut la résidence personnelle du Kaiser,
abrite M. Millerand et ses collaborateurs, MM. François-Marsal,
Le Troquer, le maréchal Foch. M. Lloyd George, lui, est resté
avec sa délégation dans le meilleur hôtel où se trouvait l'Etat-
jaajor de Ludendorff.
Quant aux Allemands, pour la première fois qu'ils étaient
en contact avec les Alliés, il y avait grand intérêt à réduire
ce contact au strict nécessaire. On les a, fort judicieusement,
placés un peu à l'écart, tout en haut de la colline qui domine à
pic la ville et qui porte le gracieux nom d'Annette et Lubin.
L'endroit fixé pour les réunions, le lieu géométrique de la Con-
férence, si l'on peut dire, est la villa La Fraineuse, à trois kilo-
mètres de Spa, sur les hauteurs, près de la résidence de M. Mil-
lerand.
Les choses arrangées de la sorte, hommes d'Etat et diplo-
mates peuvent se voir quand ils veulent, mais seulement lors-
qu'ils le veulent.
La première conférence est fixée au lundi 5 juillet, à onze
heures. Un peu avant, nous partons en automobile pour La Frai-
neuse. Une belle route bordée d'arbres magnifiques remonte
l'étroite vallée; on la quitte pour pénétrer par un large portail
dans un très beau parc; par des allées en lacets, on accède à la
villa, une jolie maison de style xvine siècle, aux lignes simples
et harmonieuses, une réminiscence de Trianon. Il y a là réunies
une centaine de personnes, experts, journalistes; en demi-cercle
deux rangs serrés de photographes et cinématographes braquent,
TOMK LVIII. — 1020. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES*
telles des mitrailleuses, leurs appareils vers la porte d'ejotrée.^
Quelques dames, les filles du propriétaire de la villa, avec leurs
invités. On se croirait à une garden party.
M. Millerand et ses collaborateurs, MM. François-Marsal, Le
Troquer, Philippe B'ilhelol, arrivent les premiers en automo-
bile. Puis c'est le tour des autres délégations, les Belges, les
Italiens, en dernier lieu les Anglais, M. Lloyd George et Lord
Curzon.
Voici enfin les Allemands. Le chancelier Fehrenbach des-
cend le premier. Il a une assez belle tête de père noble, grand,
large d'épaules, de corpulence un peu forte, d'aspect bon enfant,
n'ayant rien de la raideur, de l'arrogance prussienne. Fehren-
bach d'ailleurs est Badois. Vient ensuite Simons, le ministre
des Affaires Etrangères, la forte tète de la délégation, aussi diffé-
rent de lui que possible, très prussien d'apparence, sec et
mince, le visage émaoié, la physionomie intelligente, le teint
mat, le regard dur. Fehrenbach a l'air relativement à son aise.
Simons, lui, est visiblement impressionné, contracté. Il est"
pâle, presque blême. Il fait effort pour se dominer, pour
paraître impassible. Cette tension nerveuse lui donne un peu
l'aspect et la démarche d'un automate.
Cette première réunion dure assez peu. M. Delacroix, pre-
mier ministre belge, qui la préside, donne aux Allemands
connaissance du programme comportant en premier lieu la
question du désarmement. Le chancelier fait un discours et
Simons un autre. Mais, en l'absence de leurs experts militaires,
le général von Seckt et le ministre de la guerre, ils se déclarent
hors d'état de discuter en détail le désarmement. Or, ces per-
sonnages, bien qu'ils aient été appelés en toute hâte, ne peuvent
arriver que le lendemain après midi.
« Qu'à cela ne tienne, répondent les Alliés. Nous les atten-
drons. » Et là-dessus la séance est levée.
Pourquoi les experts germaniques ne sont-ils pas la? Est-ce
par suite d'un malentendu? Est-ce plutôt une manœuvre,
d'ailleurs assez grossière, des Allemands, désireux de rejuter à
la fin la question du désarmement qui les gène ?
Je vais, tout de suite après la réunion, voir M. Millerand au
Neubois. C'est à quelques minutes d'ici, par un délicieux che-
min montant légèrement à travers le parc. La villa, dans le
style d'un cottage anglais, est charmante ; elle commande une
t AUTOUR D'UNE CONFÉRENCE. 611
vue magnifique, tout un vaste horizon de collines verdoyantes,
de forêts et de prairies. On comprend que le Kaiser l'ait choisie.
Je trouve notre Président du Conseil dans le grand salon
du rez-de-chaussée. Il est satisfait des négociations de Bruxelles.
La partie qu'il va jouer ici est très grosse, très difficile. Mais
il a pleine confiance. Il s'agit d'obliger l'Allemagne à désarmer
tout d'abord, à nous livrer du charbon, ce qui est pour nous
essentiel, à nous payer. Les promesses, les engagements de sa
part ne sauraient nous suffire, nous voulons des gages et nous
voulons des sanctions. Si nous parvenons à les obtenir, la
Conférence aura marqué un progrès sensible pour l'exécution
du traité.
Vigoureux et robuste, écoutant attentivement son interlocu-
teur, ne disant que ce qu'il veut dire et comme il veut le dire,
toujours pareil à lui-même, sans défaillance, sans nervosité, sans
à-coup, inspirant, à ceux qui l'approchent une impression
d'absolue confiance et d'entière loyauté, plein de patience et de
bon sens et d'une fermeté inébranlable, quand les intérêts de
son pays sont en cause, tel m'apparait une fois de plus M. Mil-
lerand. Il possède exactement les qualités qu'il faut pour dis-
cuter avec les Anglais. Lord Derby, ambassadeur de Grande-
Bretagne à Paris, au cours des quarante-huit heures qu'il est
venu passer à Spa, me cite sur M. Millerand un mot de M. Lloyd
George (soit dit en passant, nous ne serons jamais assez recon-
naissants à Lord Derby des grands services qu'il ne cesse de
rendre à l'Entente franco-britannique. Au cours des négocia-
tions difficiles qui ont précédé la Conférence, il a joué le rôle le
plus actif et le plus bienfaisant.) « Quand des hommes d'Etat,
des diplomates, a dit M. Lloyd George, me font une promesse,
j'ai toujours soin de la leur demander par écrit. Avec M. Mille-
rand, cette précaution est inutile. S'il me dit quelque chose,
cela me suffit ! »
On ne saurait venir au Neubois sans visiter le souterrain
déjà célèbre que le Kaiser fit creuser à grand'peine au-dessous
de la demeure, pour y abriter sa couardise. Il y a là un luxe, un
raffinement de précautions qui dépassent l'imagination, des
portes à double-battant, épaisses, massives, garnies de clous,
comme celles d'un coffre-fort, une sortie dans le parc soigneu-
sement camouflée, etc., etc. Quel dommage qu'on ne puisse pas
conduire ici en pèlerinage chaque Allemand pris en particulier!
612 REVUE DES DEUX MONDES.
Pareil spectacle le débouterait à tout jamais de son Empereur.
Les souvenirs de l'occupation allemande, du séjour du
Kaiser, d'Hindenburg, de Ludendorff, du grand quartier général
pullulent à Spa. C'est à l'Hôtel Britannique, où se trouve actuel-
lement la délégation anglaise, que Guillaume II a signé son abdi-
cation. Des récits détaillés, dos monographies, des souvenirs et
des anecdotes, bref toute une littérature est en train de se
constituer sur ce sujet.
Nous allons voir le chancelier Fehrenbach dans la villa qu'il
occupe sur la colline Annette et Lubin; une villa toute simple
et des plus modestes, si on la compare à celle de M. Millerand
ou du comte Sforza. Elle est par surcroit très sommairement
meublée, par la faute des généraux allemands qui, l'ayant occu-
pée durant la guerre, déménagèrent, selon leur habitude, une
partie du mobilier. Si Fehrenbach et Simons n'ont pas tout ce
qu'il leur faut, ils savent ainsi à qui s'en prendre. Le chancelier,
d'une belle voix creuse, la voix d'un orateur accoutumé aux
réunions publiques, nous fait un certain nombre de déclara-
tions ni très intéressantes ni surtout très neuves. <c L'Allemagne,
dit-il, est prête à exécuter loyalement le traité. Mais est-ce
sa faute si certaines de ses clauses sont inexécutables? » Là-
dessus long développement sur les thèmes bien connus : la
misère, l'insuffisance de la nourriture, le chômage, la possibi-
lité des troubles, le manque de matières premières, etc., etc..
A mesure que la Conférence se prolonge, le rôle de Fehren-
bach devient de plus en plus insignifiant. Politicien de métier,
bon avocat d'assises, capable, avec du trémolo dans la voix,
d'impressionner un jury de province (sa grande spécialité est,
parait-il, de faire acquitter les incendiaires), il est visiblement
débordé, dépassé, par les difficiles questions qui se discutent ici.
Aussi prend-il de moins en moins la parole C'est Simons qui de
plus en plus fait figure de chef.
Celui-ci est vraiment quelqu'un. J'ai avec lui un intéressant
entretien le lendemain du jour où Hugo Stinnes, un des ma-
gnats de l'industrie teutonique, roi du charbon, et maître de
soixante journaux, avait tenu les propos agressifs, voire inso-
lents que l'on sait, mettant volontairement, si l'on peut, dire, les
pieds dans le plat.
Ancien fonctionnaire de la Wilhelmstrasse, Simons a, ces
derniers temps, quitté la diplomatie pour entrer dans les grandes
AUTOUR D UNE CONFERENCE.
613
affaires. Il est devenu un des dirigeants d'un puissant syndicat
d'industriels qui ressemble a notre comité des Forges; il s'est
trouvé à ce titre sous les ordres de Stinnes qui était un de ses
grands patrons.
Comme je lui marquais tout d'abord l'impression détestable
produite sur la Conférence par le discours de ce dernier :
« Lequel de vous deux devons-nous croire, lui dis-je? Vous qui
nous tenez un langage volontiers conciliant, ou Stinnes dont
l'attitude est si intransigeante et les propos si déplaisants? Vous
consentez, vous, à nousverser quelque chose. Mais Stinnes, lui,
refuse en somme de payer quoi que ce soit!
— J'espère réussir à le convaincre, me répond Simons.
D'ailleurs les événements eux-mêmes, les décisions prises à la
Conférence ne manqueront pas de l'impressionner. C'est pour-
quoi j'ai été très content qu'il vint ici. La première fois que j'ai
parlé de l'adjoindre à notre délégation, plusieurs de mes col-
lègues du Ministère ont poussé les hauts cris. « Vous n'y pensez
pas, m'ont-ils dit, il va tenir à Spa le langage le plus violent,
indisposer les hommes d'Etat alliés. » S'il doit se montrer vio-
lent, ai-je répondu, j'aime mieux que ce soit à Spa qu'à Berlin.,
L'intluence de Stinnes est évidemment des plus considé-
rables; les ministres allemands qui se trouvent ici ne le cachent
point; la plupart d'entre eux sont de petits garçons vis à vis de
lui ; la situation du Ministère est entre ses mains. Stinnes manie
les experts à sa guise; les notes remises par les Allemands, sont
plus ou moins inspirées par lui.
*
* *
« Que d'experts nous avons ici! me dit un de mes amis. Ils
sont aussi nombreux que les grains de sable sur la plage ou les
étoiles au firmament : finances, charbon, armée, avions, ma-
rine de guerre et marine marchande, que sais-je encore? cha-
cun d'eux est accompagné de deux ou trois secrétaires, d'une
demi-douzaine de dactylographes. Comme il n'en est pas un
qui né gagne au bas mot, payables en bonnes livres britan-
niques, ou en marks or, dans les cinquante mille francs par
an, croyez-vous que lorsque tout ce monde-là aura, durant dix,
vingt, trente années pesé, compté, flairé, expertisé à loisir le
montant de la dette allemande, il en restera quoi que ce soit
pour les pauvres créanciers que nous sommes? Ce sera comme
614 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la fable de l'Huître et les deux plaideurs. Tout n'aura-t-il
pas été' mangé? » Mon ami sans doute exagère, en homme
quelque peu atteint de 'la phobie des experts. Il reste qu'il y en
a ici vraiment beaucoup, de toute nationalité, de tout grade,
des vieux et des jeunes, des civils et des militaires.
Au regard d'eux les journalistes ont l'air de n'être qu'une
poignée : spécialistes des voyages et du grand reportage, rédac-
teurs de politique étrangère, la plupart se connaissent, pour
«'être rencontrés dix fois dans les lieux et les circonstances les
plus sensationnelles, au Caucase ou à Pékin, pour le couronne-
ment ou le détrônement d'un roi, une révolution, une guerre,
un tremblement de terre, etc.
Voici mon vieil ami Wickam Stead, le directeur du Times,
avec tout un état-major d'assistants, de dactylographes et de télé-
phonistes. Quand il s'agit d'une réunion de cette importance, le
grand journal de la Cité doit à sa vieille réputation de faire
somptueusement les choses, sans regarder à la dépense. Stead a
loué, par l'entremise de son correspondant de Bruxelles, tout un
étage, sur la plus belle promenade. On y a arrangé tout exprès
une installation téléphonique qui lui permet de correspondre
avec son bureau de Londres. Un de ses prédécesseurs, Blowitz,
dont les Mémoires si amusants sont d'ailleurs remplis de gascon-
nades, raconte par quel stratagème, en faisant spécialement
chauffer un train, il put, le premier, câbler le texte officiel du
traité, après le Congrès de Berlin. Bismarck, ajoute-t-il, était si
étonné de la précision de ses renseignements, qu'un jour, avant
l'ouverture d'une séance, il souleva légèrement le tapis qui
recouvrait la table et s'écria: « Je regarde si Blowitz n'est pas
dessous! »
Stead ne prétend d'aucune manière à des exploits de ce
genre. L'étendue de ses connaissances, un don véritablement
prodigieux de polyglotte qui lui permet de parler avec une
égale maîtrise le français, l'italien, l'allemand, celui de Berlin
comme celui de Vienne, non seulement la langue littéraire mais
encore l'argot, voilà sa force et la raison de son succès. Il a,
depuis vingt ans, vécu dans toutes les capitales; il y a connu
tous les hommes d'Etat; à tout ce qu'on peut apprendre par les
livres il joint, ce qui vaut infiniment mieux, ce qu'on n'apprend
que par les hommes et par la vie. Quand le journalisme atteint
à ce degré, je ne vois pas trop ce qui lui est supérieur. Et quel
AUTOUR D'UNE CONFÉRENCE. 615
grand, quel sûr ami de notre pays! L'Entente franco-britannique
n'a pas de défenseur plus fervent, plus attentif à tous les périls
qui la menacent, toujours prêt à éventer les pièges, à dénoncer
les embûches où elle pourrait tomber.
Pour tous ces journalistes, deux sources d'informations : les
nouvelles officielles des communiqués qui sont une pâture com-
mune, une sorte de table d'hôte; puis les renseignements per-
sonnels que chacun peut se procurer d'après ses relations, son
activité, son habileté, son flair.
Après chacune des séances, on publie un communiqué. Le
public qui a lu ces Communiqués a dû être frappé de leur
clarté, de leur précision. Ce sont les qualités d'esprit essentielles
de M. Philippe Berthelot, qui les a rédigés.
Dans chaque délégation, un personnage officiel ou officieux
recevait les journalistes et leur donnait des renseignements. Ces
renseignements, a peine ai-je besoin de le dire, étaient presque
toujours très copieux. L'âge de la diplomatie secrète et des conci-
liabules mystérieux est bien passé. A l'heure actuelle, tout se
sait et tout se sait très vite. S'il prenait par hasard à l'Anglais
l'envie d'être réservé, c'est le Français ou l'Italien qui délieraient
leur langue.
Pour les journalistes français, c'est M. Laroche, directeur
adjoint au quai d'Orsay, qui avait charge de les renseigner. Il
s'acquittait de cette tâche avec beaucoup d'activité et d'intelli-
gence, avec un empressement et une bonne grâce dont nous ne
pouvons que lui être reconnaissants.
Pour les Anglais c'est lord Riddel; une esquisse même som-
maire de la Conférence serait par trop incomplète si l'on ne
donnait à celui-ci un petit coup de pinceau. Lord Riddel est le
lype de l'Anglais jovial et môme, disons le mot, rigolo : for he
i$ a jolly good [ellow. Pair de date récente, il est l'intime ami
de M. Lloyd George. C'est un self made man, un solicitor (avoué
et notaire) comme lui. Possesseur d'une assez petite étude, m'a-
t-on raconté, il se trouva un jour, au hasard d'une succession,
le maitre d'une feuille hebdomadaire qui avait déjà ruiné quel-
ques-uns de ses propriétaires. Il eut l'idée géniale de publier
in extenso le compte rendu des procès en divorce, choisissant,
comme on pense, les plus affriolants. Rien n'est plus piquant
que ces comptes rendus dont la loi britannique, au rebours de la
nôtre, autorise la divulgation. Rien ne jette un jour plus vif,
616 BËVtJË DES DEUX MONDES.
plus cru, sur les mœurs d'outre-Manche. Lettres d'amour,
rendez-vous, aventures de Week end, dépositions de portiers
d'hôtels, interrogatoires de femmes de chambre, rien n'y
manque. C'est un véritable roman feuilleton, qui a le double
avantage d'avoir été vécu, et de ne comporter aucun droit
d'auteur. Par cette trouvaille ingénieuse, lord Riddel en quel-
ques années a, m'assure-t-on, gagné quelques millions. Il a
franchi le cursus honorum: il a été fait successivement chevalier,
baronnet, lord comme on l'est toujours en Angleterre quand on
est riche et qu'on sait à propos faire profiter de sa fortune la
caisse électorale d'un des deux grands partis.
Lord Riddel, qui a la pleine confiance de M. Lloyd George,
réunit tous les jours sur le coup de sept heures les journalistes
anglais et aussi les américains (les Etats-Unis n'ayant pas de
représentant officiel à la Conférence). Il leur distribue une
abondante pâture; il leur fait le récit, quelquefois un peu ten-
dancieux, de ce qui s'est passé.
Il y a aussi, cela va sans dire, des journalistes allemands.
Durant les premiers jours, ils se tenaient un peu à l'écart, hési-
tant à se mêler aux groupes ; à mesure que la Conférence se
prolonge, ils s'enhardissent; certains d'entre eux essaient d'en-
gager la conversation avec leurs confrères alliés.
Un srirjComme j'étais, avec un de nos amis, attablé dans un
des cafés de Spa, un journaliste allemand vient nous dire d'une
voix tremblante : « Savez-vous si c'est à notre intention qu'on a
crié : Heraus (à la porte 1) ? »
— Nous n'avons rien entendu, répond mon ami. Personne
ne semble faire attention à vous.
— Vous en êtes bien sûr? dit l'autre à moitié rassuré. Il nous
a semblé entendre crier : Heraus. Dans ce cas nous partirions
tout de suite. Nous avons l'ordre formel de notre délégation,
d'éviter toute espèce d'incident (1).
Tous ces journalistes télégraphient ou téléphonent leurs arti-
cles, le télégraphe étant de plus en plus remplacé par le téléphone,
plus rapide et moins cher. L'administration belge a fait installer
un bureau de rédaction et des cabines téléphoniques dans le hall
central de l'Etablissement de bains. Vers onze heures du soir,
(1) Un de ces journalistes, Herr Stockolossa de l'Agence Wolff, reçut un soir
quelques vigoureux coups de canne d'un ofûcier belge, blessé pendant la guerre,
qui perdit la tête lorsqu'il vit attablé tout près de lui des Allemands.
autour d'une conférence. 617
l'endroit présente un aspect des plus curieux : il est bruyant,
agité comme une Bourse, la Bourse aux canards, dit un mauvais
plaisant. Au milieu des rumeurs, on entend la voix d'un
employé qui crie : « Corriere délia Sera, cabine numéro 9! »
L'appelé se précipite, s'enferme à double-battant dans sa cage,
déroule son papier, et commence à dicter. Les Belges ayant fait
renforcer les piles, des phénomènes d'induction se produisent,
des fuites d'une ligne à l'autre. Quand on parle à Paris, on
entend de l'oreille droite un Allemand, qui vocifère dans sa
langue; de la gauche, un Anglais qui crie dans la sienne. C'est
la plus horrible des cacophonies 1
*
* *
Ce mardi 6 juillet, les militaires allemands, le général
von Seckt, chef d'Etat-major général, le ministre de la Guerre
Gessler étant enfin arrivés, il y aura réunion plénière pour dis-
cuter le désarmement. Comme je m'achemine vers la Fraineuse,
je rencontre le capitaine Lhôpital, officier d'ordonnance du
maréchal Foch. Je lui demande où est le maréchal. « Il descend
justement à pied du Neubois avec le général Weygand, me dit-il.
Si vous voulez le voir, vous n'avez qu'à aller au devant de lui
dans le parc. »
C'est ce que je m'empresse de faire. Le maréchal, une petite
badine à la main, parait en d'excellentes dispositions. « Vingt
mois, lui dis-je, après la signature de l'armistice dans la forêt
de Rethonde, vous allez vous retrouver à une même table avec
des généraux allemands. » Ce souvenir le fait sourire. Aperce-
vant les demoiselles Peltzer, les filles du maitre de maison, il va
les saluer et s'entretenir avec elles familièrement. On pense si
photographes et cinématographes s'en donnent alors à cœur
joie.
Son intime ami, son frère d'armes, le maréchal Wilson
arrive presque en même temps. A peine l'a-t-il aperçu qu'il
accourt vers lui et lui serre affectueusement la main. Rien
n'est plus touchant que la camaraderie de ces deux grands chefs,
qui ont l'un dans l'autre une absolue confiance. Si des mesures
militaires doivent être prises envers les Allemands récalcitrants
on peut être sûr qu'elles le seront dans un accord parfait.
Le culte dont le maréchal Foch est l'objet en Belgique (c'est
bien d'un culte qu'il s'agit) est chose véritablement extraordi-
618 REVUE DES DEUX MONDES.
naire. Il faut l'avoir constaté sur place pour s'en faire une idée.
Le maréchal apparaît comme l'incarnation de la victoire, l'homme
qui a délivré la Belgique du joug allemand. Partout où il se
montre, la foule se précipite pour le voir, le toucher. Dès qu'on
a su qu'il venait à Spa, toutes les associations militaires belges se
proposaient d'organiser en son honneur une gigantesque mani-
festation. Le maréchal a fait prier les organisateurs de renoncer
à leur projet. « Nous sommes ici pour travailler, » a-t-il dit.
Un jour que je déjeune avec lui chez M. Millerand, le maré-
chal, de très bonne humeur, nous dit que, le matin même, en
gare de Pépinster, les voyageurs entouraient, assiégeaient son
wagon. .(( Une petile fille, dit-il, a voulu m'embrasser. J'ai
déféré à son désir, mais venaient par derrière une dame d'un
certain âge, et à la suite beaucoup d'autres, en nombre mena-
çant. Je leur ai fait dire alors que je serais par trop ému d'avoir
à les embrasser toutes, et je suis rentré précipitamment dans
mon wagon. »
Un de nos ambassadeurs raconte celte anecdote : « C'était
quelques semaines après l'armistice, lors du premier voyage à
Lille de M. Clemenceau. A son arrivée à la gare, le matin, de
très bonne heure, le préfet vient annoncer au président qu'un
certain nombre de daines sont absolument désireuses de le
voir.
— Sont-elles vieilles ou jeunes? demande M. Clemenceau.
— Plutôt entre deux âges, répond le préfet.
Sur quoi M. Clemenceau, d'une voix coupante et péremp-
toire, s' adressant à son principal collaborateur dont le nom
commence par un M... (je laisse à nos lecteurs le soin de deviner
si c'est du civil ou du militaire qu'il s'agit) :
— M..., lui crie-t-il, embrassez-les I »
Et M... fut obligé de s'exécuter.
Il se poursuit ici deux séries de négociations. Les unes entre
Alliés et Allemands, les autres entre les Alliés eux-mêmes,
celles-ci plus importantes encore que celles-là.
La France doit avant tout se mettre d'accord avec l'Angle-
terre sur le principe, les modalités des sanctions et des garan-
ties. Se mettre d'accord avec l'Angleterre c'est discuter avec
M. Lloyd George. Gomment est-il disposé à noire égard? Dans
quel état d'esprit est-il venu à Spa?
Singulière, énigmatique ligure que celle de M. Lloyd George!
autour d'une conférence. 619
Quand j'étais correspondant du Temps à Londres, de 1906 à
1908, j'ai eu bien des fois l'occasion de l'approcher. Il était alors
au début de sa carrière politique. Je me souviens d'un mot de
Léo Maxe, directeur de la National Review : « Ayez l'œil sur
cet homme, me disait-il. Il ira loin. » Cette prédiction s'est
réalisée. Voilà M. Lloyd George devenu le maître de l'Angleterre.
Sa puissance, quoi qu'on en dise, n'est nullement diminuée,
tout au contraire. Il gouverne comme il veut le Parlement dont
il a fait élire les trois quarts des membres. Le Foreign Office
regimbe parfois contre ses incursions dans la politique étran-
gère ; mais il finit toujours par s'incliner. Impressionnable et
mobile, d'une mobilité féminine, sujet à des revirements subits,
aisément influençable, ne connaissant des choses que ce qu'il
en a appris de très fraîche date, son instruction primitive étant
très faible et presque inexistante, impétueux dans ses décisions,
il offre avec M. Millerand, son partenaire, un contraste aussi
marqué que possible.
Quelqu'un, qui sans les connaître, les verrait discuter face à
face et à qui on demanderait lequel des deux est le Français,
lequel des deux l'Anglais, risquerait fort de commettre une
erreur.
M. Lloyd George paraît en ce moment dominé par une idée ou
plutôt un sentiment : la terreur du bolchévisme. En politique
étrangère aussi bien qu'en politique intérieure, tout pour lui se
ramène à cette considération. Pour le désarmement de l'Alle-
magne il nous a donné, loyalement, sincèrement, son appui. Il
a tenu à la délégation germanique un langage des plus énergi-
ques et qui a dû beaucoup l'impressionner. Pour le charbon, la
situation est autre. Les intérêts de l'Angleterre sont très diffé-
rents des nôtres et même dans une large mesure opposés. M. Lloyd
George est du pays de Galles, la région des grands charbon-
nages. C'est dire que l'idée d'occuper militairement la Ruhr
pour contraindre l'Allemagne à s'acquitter ne pouvait pas en
principe lui agréer beaucoup. M. Millerand n'en a eu que plus de
mérite à l'y ^convertir. Il a fait, au moment voulu, les conces-
sions nécessaires. Il a décidé, très sagement, très judicieuse-
ment de prolonger son séjour à Spa. Mais, sur la question
essentielle, les deux millions de tonnes mensuelles, il s'est mon-
tré irréductible et il a finalement obtenu gain de cause. Les
Anglais ont admis formellement, au cas où les Allemands ne
620 REVUE DES DEUX MONDES.
tiendraient pas leurs promesses, l'occupation interalliée de la
Ruhr.
C'est Là pour nous un très sérieux avantage. Si quelque
chose en effet peut décider l'Allemagne à nous livrer le charbon
qu'elle nous doit, c'est à coup sûr la menace de nous voir
occuper les bassins miniers.
Le maréchal Wilson est accouru en toute hâte de Londres
pour conférer sur cette occupation avec son vieil ami Foc h, rap-
pelé lui aussi de Paris. Gomme je montais au Neubois, vers la
fin d'un après-midi, je les ai vus qui se promenaient familière-
ment de long en large devant la vérandah, Wilson dominant
Foch de sa très haute taille, car il est long comme un jour, ou
plutôt comme une semaine sans pain. Il y avait autour d'eux
quatre ou cinq officiers dont les uns prenaient des notes, les
autres consultaient des cartes déployées. Ce conseil de guerre,
en plein vent, tenu à la place môme où vécut longtemps le
kaiser, ne manquait ni de pittoresque ni d'imprévu. Le maréchal
Foch avait, le matin même, résumé la situation par ces mots :
« Nous arrivons pour charbonner! »
Et si le grand charbonnier teutonique, Hugo Stinnes, avait
contemplé ce petit groupe, nul doute qu'un tel spectacle ne lui
eût inspiré les plus salutaires réflexions. Il aurait compris que les
Alliés, ayant pour eux le droit, se disposaient à y ajouter encore
la force, ce qui avec les Allemands n'a pas cessé d'être un argu-
ment d'un assez grand poids.
Raymond Recouly.
LES
RELATIONS INTELLECTUELLES
ENTRE FRANCE ET POLOGNE
NOTES ET SOUVENIRS
Les dures réalités de l'histoire, oui, je les savais.
Depuis regorgement de la Pologne, je savais que l'Europe
n'était pas seulement, selon le mot du Père Gratry, « en état de
péché mortel », mais appauvrie moralement et désaxée. Du
jour où avait cessé de rayonner dans l'Est ce riche foyer de
culture latine et occidentale, le continent était en déséquilibre
intellectuel aussi bien que politique.
Mais dans cette redoutable aurore du xxe siècle, lorsque
chaque année sonnait plus bruyamment le glaive germanique
à demi tiré du fourreau, avions-nous le droit de nous appesantir
sur cette vieille iniquité? Contre la menace teutonne, l'al-
liance russe n'était-elle pas la seule assurance? L'ébranlerions-
nous à plaisir par des manifestations dénuées de sanctions?
Certes, la Pologne veillait, vivante, dans nos cœurs. Mais
nous répugnions aux effusions d'un sentimentalisme qui,
demeurant verbal, nous humiliait comme une hypocrisie ou
un aveu de faiblesse, qui, prenant la forme d'une intervention
dans la politique intérieure de la Russie, nous menait peut-être
à un désastre. Sans relever la Pologne, France écroulée d'hier,
n'allions-nous pas faire demain, de la France affaiblie et isolée,
une autre Pologne? Le temps n'était plus où toute cause juste
622 BEVUE DES DEUX MONDES.
voyait se dresser l'épée chevaleresque de la France ! Gesta Dei
p<r Francos: cela se disait au Moyen Age. Une France qui
reste mutilée de son Alsace-Lorraine n'a qu'à se taire.
Nous nous taisions. Commis-voyageur en culture française
à travers l'Europe, j'évitais dans ces tournées qui m'ont un
peu appris l'étranger et fait mieux découvrir mon pays, j'évitais
d'aborder la question polonaise. La remettre en jeu, c'était
ébranler les bases mêmes de l'équilibre mondial. De toutes nos
forces, nous souhaitions éviter l'effroyable cataclysme. Il n'y
avait pas de Français, fut-il Alsacien, pour l'envisager de sang-
froid... Mais chaque année, chaque jour, de par l'Allemagne
grossissante, il approchait. Qu'à l'heure où il se déchaînerait,
le gigantesque allié de l'Est fût debout à nos côtés, sans arrière-
pensée, sans restriction 1... France d'abord!
Mais les exigences du fait sont plus impérieuses que toute
volonté préconçue. Quand on plaide pour la France et pour le
Droit, on rencontre la Pologne à tous les tournants de l'histoire.]
C'est il y a dix ans que j'ai contemplé son visage pour la
première fois, que j'ai reçu d'elle ce choc personnel qui dépasse
de si loin — ô ' vanité de notre métier d'écrivain! — toute
impression livresque.
Au mois de février 1910, par un précoce soleil, quasi prin-
tanier, m'apparaît Cracovie : la capitale historique, aux cent
clochers, la ville d'art merveilleuse, avec son château, sa
cathédrale, son Rynek pittoresque, sa barbacane^, ses musées
incomparables, ses paysannes bottées, aux jupes multicolores,
son grouillement de juifs, enrobés de rioir> dont les visages
livides s'encadrent des boucles en cadenettes.
Cracovie me révèle la grâce de l'accueil polonais, la vigueur
persistante de l'esprit national, tout ce que la pensée française
représente aux confins du monde oriental, tout ce que, malgré
tout, on continue d'attendre de nous.... Hélas! à la reconnais-
sance du visiteur il faut bien que se mêle un autre émoi :
« Vous, monsieur, qui êtes Alsacien-Lorrain, vous devez
comprendre ce que nous éprouvons en pensant à nos frères, sous
le joug russe. » Nécessité cruelle de ne pas comprendre tout à
fait, de biaiser, de répondre à côté, d'expliquer, sans avoir trop
l'air d'excuser... France d'abord. Pour cela tout, y compris
l'alliance franco-russe. Dans l'Europe que domine le fait de
187 1 , la seule manière pour un Français de penser encore : « Vive
RELATIONS INTELLECTUELLES ENTRE FRANCE ET POLOGNE. 623
la Pologne! » est de dire d'abord :« Vive la Russie ! » Silence
poli; acquiescements évasifs, mensonges courtois, inexprimable
humiliation. Je ne reviendrai pas remâcher ici de la honte et
des remords.
Je reviens à l'automne. Des confrères français, des Polonais
sont vonusà Paris me chercher chez moi : les deux Leblond, ce
cher Antoine de Zwan, mou ami Maurice de Coppet, consul
général de France à Varsovie. Il s'agit d'inaugurer là-bas un
groupe de l'Alliance Française. Le but n'est pas seulement de
travailler à l'expansion de notre langue. C'est, sous notre égide
amicale, d'aider au rapprochement de la Russie « libérale » et
de la Pologne « raisonnable ». Quelle meilleure barrière contre
le germanisme menaçant que le ralliement sincère à la Russie
d'une Pologne dont elle respecterait l'autonomie? Pour la
Pologne, quelle autre voie vers la reconstitution de sa person-
nalité nationale? Vérité trop évidente, dont la méconnaissance
pèse tragiquement sur la situation européenne. Comment
refuser de travailler à la faire comprendre? Un Français qui
n'est pas un homme politique et ne saurait être suspect de rus-
sophobie (j'ai été le chef de cabinet de M. Doumer, ami per-
sonnel du tsar) peut prononcer, sans caractère officiel, des
paroles utiles, aider à trouver les formules de conciliation.
Me voici, nous sommes en décembre 1910, roulant à tra-
vers l'Allemagne oppressante, fumante, affairée, sûre de soi.
Berlin, orgueilleux et massif. L'émoi à Posen de découvrir
l'Alsace-Lorraine. Ici, comme de l'autre côté, à Strasbourg, on
improvise une réunion pour parler français, — à voix basse. —
Ici, comme de l'autre côté, la volonté acerbe de résistance, et la
fierté de tenir tète. Mais ici aussi, la même angoisse pour le
visiteur, à être sûr que, sans le cataclysme que nous nous refu-
sons à envisager, il n'y a à donner que des mots, des mots.
Comme on vient de me tracer le tableau de la brutalité germa-
nique, j'en ai un qui est imprudent : « Alors, vous haïssez les
Allemands plus que les Russes? » On me répond : « Nous ne
pouvons pas haïr quelqu'un plus que les Allemands, mais au
moins ils nous apprennent quelque chose : le travail, l'ordre, la
discipline, dont nous nous servons contre eux. Tandis que les
Russes... «J'essaye de protester. On se tait poliment. Et puis
on parle d'autre chose.
A Alexandrowo, le lamentable, l'odieux passage de la fron-
624 REVUE DES DEUX MONDES.
tière. La répugnante fouille des bagages et des personnes, le
visa policier des passe-ports. Depuis le grand cauchemar, telle
régression nous est redevenue familière. A cette époque on se
sentait retomber dans la barbarie, sortir de l'Europe à laquelle
nous voulions croire.
La joie de la retrouver à Varsovie, dans toute sa grâce, dans
tout son raffinement.
Au sortir de cette accablante atmosphère de Germanie,
quelle douceur dans cette société, la plus parisienne qu'il y ait
dans le monde, hors de Paris! Notre langue, notre littérature,
elle y goûte non un appoint étranger, une distraction de bon
ton, mais une tradition qui lui appartient. Elles lui sont une
fierté personnelle, un patriotisme second, une manière de
revanche. Pour l'amour du parler français, un instant, les
griefs enracinés s'oublient, les barrières tombent. Les places
d'honneur sont occupées par M. Dmowski, président du Groupe
polonais à la première Douma, et par le général Scalon, gou-
verneur russe de Varsovie, à la réunion où, sans plaider, sim-
plement, je traite ce sujet : La France dans le monde, autre,
fois et aujourd'hui, et laisse mon auditoire juge de quelques
faits qui, peut-être, vont à l'encontre de ce que tout bas, ou
même pas très bas, un peu partout, on chuchote sur notre
décadence.
En petit comité, fiévreusement, on assaille le Français qui
vient de Paris et sera demain à Pétersbourg. C'est l'intérêt
de son pays, avant tout, qu'on invoque. Non seulement
des promesses ont été faites à la Pologne en 1905 qui n'ont
pas été tenues. Non seulement continuent de s'étaler l'in-
curie administrative et la corruption, mais voici que s'ap-
prête, par le détachement de la région de Ghelm, un nouveau
démembrement, un nouvel affront à la dignité historique de
la Pologne. Que la France n'intervienne pas dans les affaires
intérieures de la Russie, soit. Mais peut-elle tolérer sans mot
dire que son alliée, par ses maladresses, fasse directement
contre elle le jeu de l'Autriche et de l'Allemagne? « Faites
comprendre cela à Pétersbourg. »
Tout cela est par trop évident. Il est évident aussi que le
sujet est difficile à aborder. Mais le danger est trop grand pour
nous taire indéfiniment. A plusieurs reprises, le tsar lui-même
a manifesté des intentions bienveillantes pour la Pologne. C'est
RELATIONS INTELLECTUELLES ENTRE FRANCE ET POLOGNE. 625
certainement la routine de sa bureaucratie qui tient en échec
son libéralisme. N'y a-t-il pas moyen de faire appel à celui-ci?...,
Je vois encore, sur les bords de la Neva, le haut personnage,
d'ailleurs infiniment distingué, auquel je m'adresse, me couler
un regard effaré, se recroqueviller, se mettre en boule... Oh!
notre diplomatie de parent pauvre!
De retour à Paris, j'essaie, dans un ou deux articles, avec
tonte la mesure indispensable, de traiter la question. Il y a là
une situation internationale qui crève les yeux. Une Pologne
tenue par la Russie dans une tutelle équitable, franchement
ralliée par ses bons procédés, c'est toute l'atmosphère de l'Eu-
rope centre-orientale qui se transforme. L'Autriche perd le
mérite apparent de sa modération fallacieuse, l'Allemagne se
découvre dans son attitude d'oppression brutale.
C'est ce qu'il ne faut pas. Avec un cynisme qui déconcerte,
un grand journal officieux de Pétersbourg me répond et met
les points sur les i. Non, la Russie, sans méconnaître les incon-
vénients de sa politique polonaise, n'en changera pas. Pour-
quoi? C'est que Berlin ne le permet pas. Berlin exige une
Pologne asservie. Alléger ses chaînes serait presque un casus
belli. Que la France se taise, puisque l'Allemagne parle.
Atterrante déclaration qui jette un jour effarant sur les dessous
de notre alliance et les forces qui la contrebalancent.
Si les lèvres officielles demeurent closes, sachons au moins
montrer à la Pologne que les consciences individuelles ne se
taisent pas et que le bruit des armes qui grandit en Europe
n'y abolit pas totalement les notions du droit et de la dignité.
1911 est l'année où l'affaire marocaine dresse face à face
France et Allemagne, fait toucher du doigt combien est pré-
caire l'équilibre mondial. 1912 voit éclater la guerre balka-
nique, et tout de suite ses répercussions se dessinent. Quand
je reviens à l'automne faire quelques conférences à Varsovie, à
Lodz, à Dombrowa, je trouve les esprits en ébullition. Entre
l'Autriche et la Russie, la situation se tend chaque jour. De
part et d'autre de la frontière de Galicie, les préparatifs mili-
taires s'activent. Le courant austrophile que je sentais si fort,
il y a deux ans, est en pleine déroute, à l'effarement presque
comique de ses tenants... C'est que, dans l'autre plateau delà
balance mondiale, il y a la France. « Mais, monsieur, est-il
possible que vous vous fassiez de telles illusions sur la force
tome lviii. — 1920. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
de la Russie: » Aux assertions gênantes, aux témoignages
accablants, aux jugements abondamment motivés, j'oppose la
sérénité tenace d'une foi volontaire...
La guerre universelle est encore ajournée. Mais de ce
voyage, je rentre certain que ce n'est pas pour longtemps. Et
c'est d'Orient que partira l'étincelle fatale. Au printemps de
1914, je parcours les Balkans. A toucher du doigt les matières
inflammables qui y sont accumulées, il faut prévoir l'ampleur
de l'incendie. Ce qui se prépare, ce ne sera pas une petite
guerre franco-allemande, c'est un embrasement général d'où
sortira une nouvelle distribution de monde.
D'un tel embrasement seul peut, selon la vision géniale de
Mickiéwicz, renaître la Pologne. Mais l'imagination se perd à
envisager le processus de sa résurrection.
La guerre qui s'approche mettra aux prises, dans des camps
opposés, ses deux bourreaux, Prusse et Russie. Comment en
sortiraient-ils tous deux assez vaincus pour qu'elle émerge,
vivante, de leurs ruines?
Hypothèse d'Apocalypse, quasi inconcevable, et qui va de-
venir la réalité.
Mais il va falloir des années de géhenne et les plus
effroyables massacres de l'histoire pour que i'aube se lève.
Tant que la Russie demeure à son poste, les Alliés mettent
leur honneur à lui faire foi. Hélas! que de déceptions suivent
la fameuse proclamation du grand-duc Nicolas! Si tous les
trains qui amènent des popes en Galicie avaient été chargés
de munitions, Berlin et Vienne auraient pu trembler. Mais
c'est avec des bâtons que se battent les soldats de Rousski et de
Rroussilof.
La Russie s'écroule. En plein champ de bataille, la Révolu-
tion trahit les alliés, déserte.
Alors seulement, déliée du pacte, l'Entente peut librement
et officiellement proclamer parmi ses buts de guerre le réta-
blissement d'une Pologne indépendante. Il apparaît si intime-
ment lié au triomphe du droit que les champions mêmes du
tsarisme déchu cessent d'y rien objecter.
Mais, par une amère dérision du sort, c'est au moment où
le territoire tout entier de la Pologne est occupé par l'ennemi
que se place cette reconnaissance. Isolée de l'Entente, la Pologne
est réduite à une résistance passive devant les manœuvres insi-
RELATIONS INTELLECTUELLES ENTRE FRANCE ET POLOGNE. G27
dieuses ou brutales de ses prétendus libérateurs, qui déguisent
mal, sous le masque de l'autonomie, la plus effroyable dévasta-
tion de ses ressources.
Toutefois, n'est-il pas h craindre qu'une fois de plus, —
cela leur est déjà arrivé si souvent! — les hommes politiques
de l'Entente ne se laissent égarer, qu'une fois de plus la Pologne
ne paye d'une cruelle méconnaissance le malheur de sa posi-
tion géographique?
Heureusement un Comité national polonais, composé de
patriotes qui ont pu fuir avant que s'abattit sur leur pays la
despotique emprise allemande, est reconnu à Paris par les
Alliés, et se trouve en état d'affirmer et de prouver que la
Pologne est avec eux. Avec sa collaboration, sous la direction
d'un de^ pins illustres vétérans de nos guerres coloniales, le
général Archinard, se constitue sur notre territoire une armée
polonaise nationale, dont les premiers éléments sont recrutés
parmi les volontaires polonais accourus d'Amérique à l'appel
du grand citoyen Paderewski, ou parmi les prisonniers posna^
niens qui sollicitent l'honneur de combattre contre leurs
oppresseurs (1).
C'est une émouvante journée, une journée historique, que
celle où, enlre Reims et Chàlons, à quelques kilomètres de la
ligne de feu, au ronflement de la canonnade et sous le vol des
avions, nous vîmes un prêtre polonais célébrer la messe, re-
cueillir le serment de fidélité des troupes, et le général Gouraud
effleurer de ses lèvres la soie des drapeaux amarante à l'aigle
blanche, offerts par les villes de Verdun, de Nancy et de Belfort
à la jeune armée qui va représenter la Pologne ressuscitée aux
côtés des Alliés dans la grande bataille de la libération.
Peu de semaines après, le général Haller, échappé aux
bolcheviks, venait en prendre le commandement. En le lui
remettant, près de Bayon, le général de Castelnau, dans un
frémissement respectueux de l'assistance, corrigeait le mot
historique douloureux et désormais périmé : « Messieurs,
aujourd'hui, Dieu est. descendu à vous, et la France est plus
près. »
L'armée polonaise a sa place marquée dans la grande offen->
(1) 11 convient de rappeler que les premiers promoteurs de l'armée polonaise
en France furent M. le conseiller d'État Tirman, qui présida à toute son organi-
sation administrative, et le lieutenant-colonel Adam de Mokiéjewski.
628 REVUE DES DEUX MONDES.
sive finale. L'Allemagne capitule, sans attendre le coupsuprême.
De par l'armistice, une portion du territoire polonais est éva-
cuée par les Centraux. Mais la Prusse polonaise a-t-elle donc
été oubliée par les Alliés? Dans un sursaut de patriotisme,
elle se libère partiellement elle-même. Dans les rues de Posen,
des enfants, des femmes, désarment les soldats hébétés de
Hindenburg. Un gouvernement provisoire se forme à Var-
sovie : à sa tête, le commandant Piidzuski, le héros des légions
polonaises, celui qui vient, durant de longs mois, d'expier dans
les geôles allemandes d'avoir refusé d'obéir aux ordres de
Berlin; le patriote volontaire, concentré, et un peu énigma-
tique, de qui l'on répète volontiers cette boutade qu'illustre sa
vie tenace : « Ne dites jamais à un enfant qu'il est incapable
d'enfoncer un clou avec sa tête. »
A ce moment-là, isolée des Alliés, totalement ruinée, et
dépouillée de tous cadres administratifs, encerclée entre l'Alle-
magne et le bolchévisme, l'Ukraine hostile, la Hongrie ennemie,
la Tchéco-Slovaquie malveillante, la Pologne vit peut-être ses
heures les plus critiques. Voici comment s'exprimait M. Hoo-
ver, le fameux dictateur américain des vivres :
« Je ne connais dans l'histoire aucune situation aussi déses-
pérée que celle dans laquelle se trouva le grand soldat et
patriote Piidzuski, lorsqu'il posa à Varsovie la première pierre
angulaire du gouvernement polonais. A ce moment-là, un
pays de trente millions d'âmes était en pleine anarchie, en
proie à une telle famine que les enfants ne jouaient plus dans
les rues. Chaque jour, des milliers de gens y mouraient d'épi-
démie. Une grande partie du pays était dans les serres affreuses
de l'invasion bolchevique. Une population partagée depuis cent
cinquante ans, incapable de payer les impôts, était absolument
dépourvue de moyens pour maintenir l'ordre ou pour repousser
une invasion, et elle ne disposait d'aucun des éléments les plus
indispensables pour constituer un grand mécanisme adminis-
tratif. »
L'éternel honneur de la Pologne, la « performance » qui
répondra victorieusement à toute tentative de rééditer les éter-
nels anathèmes prononcés contre son individualisme anar-
chique, ce sera d'être victorieusement sortie de cette crise.
Rendons hommage, avant tout, au sens patriotique de ses
populations et à l'esprit politique de deux grands citoyens, le
RELATIONS INTELLECTUELLES ENTRE FRANCE ET POLOGNE. 629
chef de l'État, Pildztrskï, et le président du Conseil, Paderewski,
incarnant l'un les éléments populaires du pays, et l'autre les
partis modérés, dont la collaboration réussit à faire l'union
intérieure, à nouer la jonction cordiale avec les nations de
l'Entente, à assurer la représentation et la participation de la
Pologne aux travaux du Congrès de la Paix.
Grâce à eux, grâce à l'élite de patriotes qu'ils surent grouper,
grâce, il faut le redire, à la fermeté de l'esprit public, malgré
les difficultés inhérentes à sa situation et malgré celles qu'y
ajoutèrent les incohérences et les erreurs politiques de l'En-
tente, la Pologne, dès le printemps de 1919, sortait du chaos.
Elle possédait un gouvernement, une Diète régulièrement élue,
un commencement d'administration ; une portion de son ter-
ritoire national était reconquis. Si, malheureusement, les divi-
sions Haller devaient renoncer à lui arriver de France par
Dantzig, — déclarée ville libre seulement et non port polonais, —
les trains innombrables qui les transportaient montraient à
toute l'Allemagne l'uniforme bleu horizon de la nouvelle armée
polonaise et des deux mille officiers français qui l'encadiaient.
Combien périlleuse, néanmoins, demeurait la situation
extérieure et intérieure de la Pologne! Combien scabreux et
hérissé d'obstacles le concours que pouvait lui donner la
France ! Deux hommes, notre premier chargé d'affaires à Var-
sovie, M. Pralon, et le chef de notre mission militaire, le général
Henrys, exercent avec un tact auquel on est heureux de rendre
hommage le rôle délicat qui leur incombe. J'ai la bonne for-
tune d'en être le témoin.
Les attaches que j'ai eues en Pologne avant la guerre, les
modestes fonctions que j'ai exercées dans l'organisation de
l'armée polonaise en France, me valent d'être autorisé à appor-
ter là-bas les paroles amicales et les assurances de sympathie
intellectuelle dont aucun mandat officiel ne me contraint
d'atténuer l'expression. Qu'il est soulageant parfois de n'être
rien du tout, ni personnel
C'est le 12 juin que je m'embarque à la gare de l'Est, dans
le grand train militaire international, dont les panonceaux tri-
colores ont signifié notre victoire aux populations libérées du
cauchemar de la. Mit tel Europa germanique. En soixante heures,
nous traversons la Suisse neutre, le Tyrol qu'occupent les
Italiens, Vienne où une foulp. anémiée erre dans le Prater
030 REVUE DES DEUX MONDES.
parmi les languissants flonflons des valses, un coin de Tchéco-
slovaquie, où il faut admirer la jeune vigueur d'une adminis-
tration des douanes toute neuve... Voici franchie la frontière
de la Pologne libre. Parmi mes compagnons de voyage, bien
des yeux se mouillent. Au matin, les paupières battues, une
jeune femme murmure : « J'ai senti battre toute la nuit le
cœur de mon pays ressuscité. »
Et c'est Varsovie. Varsovie, que j'ai quittée russe, qui a
subi l'occupation allemande, où, du flux moscovite, il ne reste
qu'une épave, colossale, la masse de la cathédrale grecque
échouée sur la Place de Saxe, et du flux germanique qu'une
rancœur qui dépasse la faculté d'amertume et de mépris dont
je croyais susceptible la douceur polonaise traditionnelle : dulce
sanguis Polonorum.
Certes, la souffrance et les privations du présent marquent
leur empreinte. Où sont les beaux équipages d'antan ? Les
magasins demeurent élégants, mais sont encore à demi vides.
Des queues interminables ^'allongent devant ceux où, à des
prix fous, se vendent des vivres. Une foule, pieds nus, s'agite
dans les rues, la mendicité est innombrable.
N'importe, c'est la joie, c'est la confiance qui domine.
Incessamment, de longues acclamations saluent les chants, —
on dirait plutôt les cantiques, — des bataillons de jeunes sol-
dats qui partent pour le front, les cortèges de paysans et de
paysannes silésiens, vêtus de costumes magnifiques, qui
viennent manifester en faveur de la réannexion.
Le jour de la Fête-Dieu, dans la ville pleine de chœurs, des
jeunes filles, vêtues de blanc, et aussi des femmes âgées,
défilent chargées de bannières, d'oriflammes, de dais, d'images
de la Vierge et des saintes, de reliquaires. D'autres portent à
la main de longs lys blancs. Il y a, vêtues de blanc, les écoles
de fillettes dont les pieds nus claquent sur le trottoir dans des
galoches de bois. Un singulier tambour bourdonne à inter-
valles rapprochés. Au passage des cortèges harmonieux, tous
les fronts se découvrent et ils entraînent dans leur sillage une
foule recueillie. Quelle est la traduction littérale de ces hymnes,
je l'ignore, mais non ce qu'ils signifient. Ils n'implorent ni la
foi ni le courage : toute la Pologne les possède. Mais ils remer-
cient Dieu du grand miracle qui vient de ressusciter la patrie,
le supplient de donner aux faibles cœurs humains les forces
RELATIONS INTELLECTUELLES ENTRE FRANCE ET POLOGNE. 631
qu'il faut, pour parfaire son immense bénédiction : la résigna-
tion aux souffrances encore inévitables, l'union des âmes pour
vaincre les dernières puissances du mal, la volonté de par-
donner, quand elles seront abattues...
*
Que pouvons-nous faire, nous autres Français, qui avons
avec la Pologne tant d'affinités et d'intérêts communs, pour
lui faciliter l'œuvre de son relèvement?
Rendons-nous compte du champ qui nous est ouvert et du
tact avec lequel il nous faut manœuvrer.
La victoire des Alliés, aux yeux de tous, là-bas, c'est avant
tout la victoire de la France. C'est notre revanche, non seule-
ment de 1871, mais de 1812. L'image de Napoléon est restée
aux murs de bien des chaumières. Il incarne dans la mémoire
populaire le justicier que, seule, la fatalité empêcha d'ache-
ver son œuvre. Aujourd'hui le glaive de la France vient' de la
reprendre. Il est su de tous qu'au Congrès de la paix, c'est la
France, sans relâche, sinon toujours avec plein succès, qui a
défendu la cause de la Pologne.
Nous lui avons envoyé tout de suite ce que nous avons de
mieux, nos officiers. Où leur uniforme apparaît, il est acclamé.
Il arrive même à l'enthousiasme populaire d'être injuste. Un
jeune capitaine américain se consacre avec un magnifique
dévouement au ravitaillement de la Galicie orientale. Partout
où il arrive, il est salué par la même clameur : « Vive la
France ! »
La France victorieuse est justifiée entre toutes les nations
pour guider la Pologne dans la besogne guerrière qui n'est pas
achevée, pour présider au remembrement de son armée, à
l'opération si scabreuse qu'est la fusion en un seul corps d'élé-
ments disparates qui ont subi l'empreinte du militarisme
prussien, russe et autrichien. Discernons néanmoins combien
la tâche imposée au général Henrys est épineuse. L'armée
Haller, l'armée polonaise formée en France, apparaît vis-à-vis
des glorieux débris des troupes grises et vertes, comme un
corps privilégié au point de vue de la solde, de l'armement et
du matériel. Il a été formé hors du pays, sous les auspices
d'un pouvoir politique, le Comité national, dont les tendances
n'étaient pas celles qui prévalent. Il faut infiniment de taci
632 REVUE DES DEUX MONDES.
pour ne point froisser des susceptibilités, voire des défiances
qui sont explicables. A l'exception de quelques éléments socia-
listes germanisants qui sont en général d'origine juive, toute
la Pologne est francophile. Mais, il y a des nuances. Ayons
garde qu'une emprise militaire trop accentuée fasse parler
d'une occupation française, succédant aux autres. On m'a dit
avec une expansion sincère : « Comme nous avons été heureux
de voir vos uniformes! » On me dit aussi : « Que nous
sommes heureux de voir un Français qui ne soit pas en uni-
forme ! »
A la Pologne qui manque de tout, comme il serait utile
qu'à côté du concours militaire, fourni avec la mesure indis-
pensable, nous fournissions aussi le concours économique
dont elle a besoin! Hélas! nous nous heurtons à une situation
de fait lamentable. L'état de notre production nous rend à peu
près impossible d'offrir autre chose que quelques articles de
luxe. Or la détresse financière de la nouvelle république, sans
cesse aggravée par la hausse grandissante de tous les changes
étrangers, l'oblige à proscrire toute importation qui n'est pas
pour elle d'une nécessité vitale.
II n'y a qu'un terrain où, tout de suite, nous pouvons nous
manifester. La Pologne, <— combien ce trait lui est honorable!
— ne manque pas seulement d'or, de charbon, de blé, de pro-
duits manufacturés et de transports. Elle manque de pâture
intellectuelle. Ce n'est pas seulement d'une disette matérielle
qu'elle a souffert durant les années de séquestre qu'elle vient
de traverser, ni de la disette des nouvelles; c'est de l'absence
de communications avec l'âme occidentale, dont des siècles de
culture latine ont imprégné son âme. Si le français n'est
parlé tout à fait couramment que par l'aristocratie et une
portion de la classe libérale, on peut dire que notre culture
répond à l'aspiration générale de la nation.
Ce n'est pas seulement à Varsovie, dans le salon du comte
Krasinski devant l'élite spirituelle du pays, et le 14 juillet,
devant toutes les autorités de l'Etat, réunies pour honorer notre
patrie, que le Français de passage éprouve ce que représentent
les « mots magiques » qui viennent de France. Il trouve le
même écho dans la grande salle de l'Université historique, de
Cracovie, dans l'Hôtel de Ville de Léopol (que nous n'appelle-
rons plus Lemberg), où l'on cesse à peine d'entendre le canon
BELATIONS INTELLECTUELLES ENTRE FRANCE ET POLOGNE. G33
des Ruthènes, et dont tous les murs portent la marque de la
furieuse bataille de rues, par laquelle ses femmes et ses enfants
l'ont reconquise.
Vers qui vient de France, la Pologne intellectuelle se
penche avec la même avidité qu'une population longuement
assiégée sur le premier convoi de ravitaillement. Ce pays qui
manque de tout a une fringale de littérature : « Qu'a-t-on
publié en France pendant la guerre? où en est votre théâtre?
votre roman? votre poésie? » La chronique des lettres a été, je
ne sais comment, aussi outrageusement déformée par l'occu-
pation boche que celle des événements militaires. Là où étaient
les Allemands, on a ignoré la bataille de la Marne. En revanche,
avec des détails circonstanciés, les journaux polonais ont
raconté la mort de M. Claude Farrère, coulant avec son tor-
pilleur. Ont été pareillement immolés, quoique dans des cir-
constances moins tragiques, M. Paul Bourget, Mme Juliette
Adam, et quelques autres victimes. 11 m'est donné, — avec
quelle joie, et au milieu de quelle joie! — de les ressusciter.
Mais le livre français, véhicule essentiel de la pensée fran-
çaise, va encore, durant bien des mois, pénétrer difficilement
en Pologne. Ce n'est pas seulement à cause de la rareté des
transports. Notre volume à cinq francs coûte là-bas soixante
marks: autant dire que la consommation en est quasi interdite.;
Aussi, est-ce de tout cœur, qu'il convient de saluer la
hardie entreprise de deux de nos confrères.
Le 16 décembre 1919, paraît à Varsovie le premier numéro
du Journal de Pologne. Il a pour directeur M. F. Delagneau,
qui peu de jours avant portait avec éclat les galons de colonel
dans notre armée, et M. Robert Vaucher, collaborateur de
l'Illustration, l'un des correspondants de guerre les plus infa-
tigablement dévoués depuis cinq ans à notre cause. Créer là-bas
un journal polonais en français, qui quotidiennement fasse
entendre notre voix et qui, en même temps, grâce à la diffu-
sion de notre langue, répande, non à Paris seulement, mais
dans le monde entier, la connaissance des aspirations et des
réalisations de la jeune République: une telle initiative est auda-
cieuse. En dépit de toutes les complications matérielles, de la
rareté de la main-d'œuvre, de la cherté du papier, des grèves,
de la disette des transports, le succès la couronne. El tout de
suite, nos confrères entendent corser l'action de la plume par
634 REVUE DES DEUX MONDES.)
celle de la parole. Ils organisent pour cet hiver deux cycles de
conférences françaises où seront successivement entendus
MM. Maurice Barrés, Louis Barthou, les généraux de Castelnau,
de Maud'huy et Belin, Mgr Baudrillart, MM. Funck-Brentano,
Louis Madelin, etc..
A un tel programme, le préfacier importe peu. Me revoici
roulant à travers l'Europe centrale, pour en tenir l'emploi.
Bien que la paix soit signée, les communications régulières ne
sont pas encore rétablies à travers l'Allemagne. Il faut de nou-
veau traverser la Suisse et le Tyrol, cette fois étincelant de
blancheurs neigeuses. Vienne est dans la nuit, a faim et a
froid. Puis ce sont des inondations, de grandes plaines mornes
et fangeuses, des forêts dénudées, Varsovie.
Je l'avais quittée par un pluvieux été. Je la retrouve par
un dur hiver. Les traîneaux glissent dans les rues gelées
par vingt degrés au-dessous de zéro. Il y a de la souffrance; à
un degré plus aigu, toutes les nôtres et, en plus, celles qui
naissent de la situation spéciale de la Pologne. Les difficultés
de l'ensemencement, la rareté des engrais, les grèves agricoles,
rendent angoissante la question du pain et des pommes de
terre. Trop d'industries chôment, faute de matières premières
et de charbon. Les trains sont presque supprimés. Il faut réqui-
sitionner les appartements particuliers, faute de logements. A
toutes les grèves que nous connaissons s'ajoute celle des
concierges, qui ne tirent plus le cordon passé dix heures : c'est
d'ailleurs le moment où les lumières s'éteignent et se ferment
les restaurants. Les incertitudes politiques de l'Entente ne
cessent pas d'accroître le malaise. Il y a huit jours, M. Cle-
menceau faisait de la Pologne la sentinelle de l'Europe contre
les Soviets. Hier M. Lloyd George lui a appris que nous allions
les ravitailler. Aujourd'hui M. Clemenceau n'est plus rien du
tout. Et il me faut répéter indéfiniment que l'avènement de
M. Deschanel n'est pas celui du bolchévisme.
Dans la nervosité générale, toute parole qui vient de FVance
ne cesse pas d'être accueillie à Posnan comme à Varsovie avec
une chaleur qui va au cœur.
Il y a une joie réelle, de l'émotion aussi, à rendre hommage
à travers les siècles à ce que la Pologne a donné à la civilisa-
tion, à ce que nous sommes fondés de nouveau à attendre
d'elle. Ce sont d'abord, à l'aurore du moyen âge, ces humbles
RELATIONS INTELLECTUELLES ENTEE FRANCE ET POLOGNE. G-°>?)
pèlerins qui, arrivant des plaines lointaines arrosées par la
Vistule, viennent s'agenouiller dans nos sanctuaires; puis ces
magnifiques ambassadeurs qui étonnent la cour de Catherine
de Médicis, non seulement par leur faste, mais par leur raffine-
ment et l'ardeur de leur plaidoyer en faveur de la tolérance. Au
xviic siècle, les liens. politiques se précisent. « J'irais à pied,
écrit Golbert à Louis XIV, pour suffire à l'emprunt pour la
Pologne. » Puissent, pour l'intérêt commun de l'Entente et de la
Pologne, nos financiers être des Colbert!... Au siècle suivant,
la bonne reine, Marie Leczyriska, popularise à la cour le nom
polonais, et le développement de la Lorraine est attaché à celui
du roi Stanislas. Puis, c'est la magnifique fraternité d'armes
des guerres de la Révolution et de l'Empire : Dombrowski,
Poniatowski, cinq de leur compatriotes ont leurs noms inscrits
sur les parois de l'Arc de Triomphe. Au xixe siècle, les trois
vagues de l'émigration, succédant aux trois défaites de l'insur-
rection, refoulent en France des flots pressés de héros malheu-
reux. Ils appartiennent à toutes les catégories de la nation, ont
en commun le courage, la douleur, la foi. Dans sa chaire du Col-
lège de France, un Adam Miçkiewicz expose à l'élite européenne
le martyre de son peuple. Un Chopin incarne son cri de douleur
harmonieux. Jusque dans nos faubourgs et nos campagnes, le
soldat polonais blessé, la Polonaise en deuil et l'orphelin font
vibrer le cœur populaire. L'image, aussi bien que la chanson
et l'anecdote, s'emparent de la cause sacrée. Dans des modes
divers, Charlet et Rafïet, Daumier et Cham, Vernier, Draner»
combien d'autres, la maintiennent à l'ordre du jour de l'indi-
gnation nationale. Grâce à Mme de Ségur, toutes les fillettes de
France sont amoureuses du pauvre prince Romane Pajarski.
Quand elles ont grandi, Sienkiewicz leur offre la statue épique
de son pays dans sa trilogie. Ainsi la Pologne demeure vivante
dans le cœur de la France, prête à l'acclamer, le jour où la
politique a cessé de clore ses lèvres.
«
* *
A l'heure historique où nous sommes, au moment où tout
comme un nouveau monde politique, c'est un ordre intellec-
tuel et moral nouveau que nous avons k édifier, quelles sont les
directives, quelles sont les suggestions que la France peut offrir?
Hélas 1 nos élites littéraires et scientifiques ont été fauchées
636 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi cruellement .que les masses de nos paysans. Et la crise
économique de l'après-guerre met en péril, en même temps
que la production du livre français, le recrutement même de
notre intellectualité.
Toutefois, nous sommes assurés des forces que déjà nous
sentons tressaillir. N'essayons pas de définir ce que sera notre
littérature de demain. Qui donc, en 1815, eût osé caractériser
le romantisme? Ne nous dissimulons pas, ne dissimulons pas à
nos amis que les lettres françaises ne vont pas se cristalliser
en mots magiques, définitifs, en formules invariables et lapi-
daires, mais déferler en un torrent impétueux qui roulera du
bon et du mauvais, de l'excellent et du pire. Du cataclysme
mondial, toutes les outrances de la réaction et toutes les haines
et les paradoxes de l'esprit révolutionnaire vont extraire des
motifs nouveaux de croire en soi. Si on nous lit sans critique,
on retrouvera chez nous, comme avant la guerre, de quoi
s'effarer et nous honnir.
Et cependant, pas de doute que, de tous les débris qui
jonchent la terre, de tous les remous qui se combattent dans
les âmes, au milieu de toutes les menaces qui ne cessent de
peser sur nous, la pensée française va avoir pour souci domi-
nant, pour fonction essentielle, de dégager les disciplines
nouvelles d'une France nouvelle.
D'une France aussi différente de celle d'hier que celle d'hier
le fut de celle des Capétiens.
La France de Louis XIV, aussi bien que dans les jardins de
Versailles, trouva son expression dans notre littérature clas-
sique... Nescio q nid ma jus nascitur...
De la France durcie par la guerre, grandie mais toujours
menacée par une paix imparfaite, où ce qui nous reste de jeu-
nesse a renouvelé sa conscience de l'imprescriptible tradition
et sa foi dans notre mission historique, en même temps que sa
volonté de lutte et son appétit de joie physique et d'expansion,
dont les confins s'étendent de l'Alsace-Lorraine reconquise
jusqu'au Sahara, et dont les horizons embrassent les siècles et
l'univers, il naîtra quelque chose d'encore indéfinissable, mais
qui sera très grand.
Sachons mettre à h portée dé nos amis, pour qu'ils y
fassent leur choix, selon leur génie, les germes que nous sommes
en train de mûrir.
RELATIONS INTELLECTUELLES ENTRE FRANCE ET POLOGNE. 637
En ce moment, nos livres arrivent à peine à nos amis polo-
nais. L'état de leur change leur rend impossible de venir à
nous. Dans le domaine spirituel, comme en tout autre, ils
n'ont à leur portée que l'importation allemande. Prenons garde
que, malgré toute leur bonne volonté, les motifs économiques
ne soient les plus forts, si nous n'arrivons pas à assurer à
leur inlcllectualité, si particulièrement accessible à toutes les
influences, au moment où est en train de se reformer l'unité
nationale, le contact étroit avec la nôtre.
Nos amis de Pologne, nous les connaissons à peine. Les
circonstances économiques leur interdisent presque de venir
chercher nos enseignements. L'Etat français, quelques-unes de
nos municipalités, des générosités privées, n'assureront-ils
pas l'indispensable rapprochement par la création quelque part
chez nous d'un centre commun de culture et de travail franco-
polonais?
De notre France, l'étranger ne respire trop souvent que
''atmosphère fiévreuse de Paris. Les suggestions qu'il offre ne
contribuent pas toutes à l'affermissement des disciplines.
Avant la guerre, plusieurs de nos Facultés de province
avaient respectivement commencé de grouper chez elles telles
ou telles familles d'étudiants étrangers, de constituer à leur
usage des enseignements spéciaux. Ainsi se nouaient d'intéres-
sants échanges, capables à la fois d'enrichir notre vie régio-
nale et d'initier davantage nos amis à la vraie France.
Pour devenir un centre d'attraction franco-polonais, il est
une ville que son passé, comme son présent, qualifient entre
toutes. Nancy doit son premier essor au bon roi Stanislas,
son souvenir y est demeuré gravé. La Place Stanislas, l'Académie
Stanislas, combien d'autres traces attestent encore l'empreinte
artistique et intellectuelle d'un passé glorieux! Avant 1914, les
étudiants étrangers y séjournaient nombreux. En 1918, Nancy
offrit un de ses drapeaux à l'armée polonaise formée en France,
la vit cantonner dans sa région, célébra joyeusement la prise
de commandement du général Haller. Le grand développement
assuré à l'Université de Strasbourg n'est pas sans lui porter
quelque ombrage, sans la contraindre à chercher de nouveaux
horizons. Située sur la grande ligne Paris- Varsovie, pourvue
non seulement de richesses littéraires et artistiques, mais de
nombreux et remarquables instituts techniques, Nancy est, par
638 REVUE DES DEUX MONDES.
excellence, la ville que je verrais désignée pour attirer à elle,
en lui assurant des conditions spéciales de vie matérielle et
d'études, uni} élite polonaise désireuse de venir à nous, pour
offrir d'autre part à nos étudiants les moyens (cours et biblio-
thèques) de s'initier a la langue, à la littérature et à l'histoire
de la Pologne.
Ainsi notre Lorraine rendrait a la France de la Vistule le
bienfait qu'elle en reçut an xvme siècle.
Et nous aurions la joie d'instituer tout de suite une des
seules formes de concours pratique que nous soyons en ce
moment en mesure d'assurer à la Pologne.
Elle va reprendre son rôle politique, celui qu'elle tint durant
toute son histoire: son poste de sentinelle de la civilisation
occidentale, entre le germanisme et l'inconnu semi-asiatique.
Sachons l'aider à redevenir également, dans l'ordre intel-
lectuel, le grand foyer de culture latine que, cinq siècles durant,
elle incarna dans l'Europe orientale, et qui manquait au monde
depuis cent cinquante ans.
André Lichtenberger.
Au moment où je corrige les épreuves de cet article, la
Pologne renaissante se retrouve en face du péril.
Puisse l'Europe occidentale montrer plus de clairvoyance
qu'au xvîne siècle et NEntente ne pas contresigner la faillite de
ses principes et de sa victoire en même temps que le quatrième
partage de la Pologne l
(A suivre.)
RÉCEPTION
DU GÉNÉRAL LYAUTEY
A. L'ACADÉMIE FRANÇAISE
Le général Lyautey, reçu le 8 juillet par l'Académie française, a
été reçu en triomphe. L'allure dégagée, le front carré sous un éven-
tail de cheveux blancs qui divergent en brosse, le nez bien marqué,
la moustache rousse, la voix comme usée par le commandement, le
proconsul du Maroc lit avec fermeté un discours d'une éloquence
militaire. Accoudé au petit pupitre qui porte le verre d'eau, tantôt
il scande du doigt la parole, tantôt il referme la main sur le pommeau
de l'épée. Parfois les épaules ont un mouvement de gauche à droite,
une sorte de ballant, comme celui d'un lutteur qui -apprête, et il
attaque sa phrase, la tête en avant. Ou encore il passe à M. Bourget,
l'un de ses parrains, la feuille qu'il vient de lire; et M. Bourget,
d'un geste infiniment las, entasse cette feuille sur les autres. Il m'a
semblé que le public était conquis peu à peu, et que les applaudis-
sements étaient plus pressés à mesure qu'ils se répétaient. La péro-
raison a été acclamée. On a salué cette pensée claire, ce style simple
et droit de soldat, cette concision avec cette finesse, ce jugement,
cet art de voir et d'énoncer.
Ce n'est pas la tranquillité robuste du maréchal Joffre; ce n'est
pas le masque tourmenté du maréchal Foch ;. c'est quelque chose de
hardi, d'allant et de net. Cet académicien a gardé son air de colonel
de hussards. Il lit son discours comme un ordre du jour. Il ramasse
la pensée et le son dans le dernier mot de ces phrases martelées,
faites pour être dites devant le front des troupes. Après chaque
paragraphe, on attend que les clairons sonnent. Mais ne vous
64U REVUE DES DEUX MONDES.
trompez pas à cette allure martiale. Tout cela n'est pas simple. Dans
notre temps, où les civils parlent ouvertement, il n'y a plus que les
militaires à envelopper leur pensée de sous- entendus. Déjà le maré-
chal Foch nous avait insidieusement raconté une campagne de Vil-
lars, qui était une leçon propre à nous faire entendre la manœuvre
de 1914. Le discours du général Lyautey a été une longue allusion,
dont l'obscurité transparente invitait aux applaudissements. Mais en
même temps, ce discours a été composé suivant les règles de l'art.
Toutes les fois que l'œuvre d'Henry Houssaye prêtait à un déve-
loppement, son successeur ne manquait pas l'occasion d'écrire un
couplet éloquent. Mais tant vaut l'homme, tant vaut l'éloquence.
Loin d'être un ouvrage de rhétorique, chacun de ces couplets était
une étude solide et pleine de sens. On pourrait reconnaître et numé-
roter ces épisodes; mais chacun a une valeur et une signification.
Le premier avait pour prétexte l'histoire d'Alcibiade que Hous-
saye écrivit avant et après la guerre de 1870. L'antiquité reste pour
nous un prodigieux répertoire de leçons et d'exemples. Le général
Lyautey a fait un vivant tableau de cette Athènes à gouvernement
direct, à charges de courte durée, à conseils nombreux, de cette
Athènes des soviets, qui périt en cinquante ans. Tout homme popu-
laire, tout général vainqueur y était un objet de soupçon, et le
peuple préférait presque le stratège vaincu, qui n'était pas dange-
reux, au victorieux dont il craignait tout. Alcibiade, idole du peuple,
connut ces méfiances; à la veille d'une bataille, il avait à répondre
aux intrigues politiques; cela se voit encore de nos jours : à bon
entendeur salut. « Aussitôt après le départ d'Alcibiade pour l'Armée,
l'orage s'était déchaîné sur l'Agora, au milieu de la violence des uns,
de la défaillance des autres, histoire éternelle des Assemblées à tra-
vers les siècles. » Le général, au moment d'engager l'action, est
rappelé à Athènes. Il sait qu'il sera condamné. Il se réfugie à Sparte.
Athènes, privée de son meilleur chef, est vaincue. Les soldats
réclament Alcibiade; il revient, il rétablit les affaires, il est nommé
généralissime. Mais cette dignité réveille la défiance. « A la suite
d'un échec d'importance secondaire, facilement réparable, subi en
son absence par un lieutenant inhabile, c'est à nouveau la volte-face
à Athènes. Il est révoqué. » Alcibiade se réfugie en Chersonèse.
Athènes se donne des généraux incapables, qui la perdent. En vain
le proscrit les adjure de l'écouter, ne fût-ce qu'un jour; la fortune
de la cité sombre à Egos Potamos. La capitulation suit la défaite.
La tyrannie des Trente étouffe la liberté. « Athènes subit un joug
RÉCEPTION DU GENERAL LYAUTEY A l'aCADÉMIE FRANÇAISE. 641
qu'on ne saurait comparer qu'à celui que nous retracent les récits
venus de la malheureuse Russie. » Alcibiade meurt assassiné [dans
un coin perdu d'Asie-Mineure, et la perte de la patrie accompagne
la sienne. Terrible avertissement aux Assemblées soupçonneuses qui
persécutent les généraux!
Mais l'essentiel du discours se rapportait à cette partie de l'œuvre
de Henry Houssaye, qui, en décrivant la suprême défaite de Napoléon,
est consacrée à sa gloire. A cette apparition du grand chef, le général
fcyauley rectifie la position et rend les donneurs. « Lorsque, le
15 décembre 1840, le funèbre cortège, après avoir descendu les
Champs-Elysées, arriva au seuil des Invalides, celui qui en ouvrit
les portes devant le cercueil annonça, ainsi qu'aux jours de réception
solennelle des Tuileries : « L'Empereur! » Permettez qu'à mon tour,
au moment où dans l'œuvre de mon prédécesseur apparaît la grande
ombre du héros, j'annonce : « Messieurs, l'Empereur! »
On a applaudi ce brillant exorde. Henry Houssaye lui-même parlait
du grand homme avec moins de solennité. Après l'un de ces dîners
chez Durand auxquels assistait le général de Galiffet, entre Houssaye
et Vogiié, et où ces trois amis échangeaient avec cordialité de libres
propos, la conversation vint sur la campagne de 1815. Je vois encore
Houssaye, son profil régulier, sa longue et légère barbe grise, la
brosse de ses cheveux frisés, sa tête, un peu penchée en avant, le
pk' qui bridait l'œil et le faisait sourire, le regard lointain et rêveur.
Il disait à demi- voix : « Vous le savez, j'aime beaucoup l'Empereur...»
I II en parlait comme s'il avait été de sa maison et de son entourage.
Le général Lyautey en parle comme ses maréchaux auraient dû en
parler.
Il se défend de raconter le grand drame de sa chute et le raconte
aussitôt. Mais cette feinte lui a permis de glisser cette petite phrase :
«Vous estimerez que seuls ont aujourd'hui le droit de disserter d'art
militaire ceux qui ont gagné les batailles historiques. » [C'est à peu
près la pensée de Jomini, qui n'osant pas disserter d'art militaire après
Napoléon, lui prête la parole et imagine une conversation en quatre
volumes où l'Empereur, parlant avec Frédéric et Alexandre, prend à
son compte les idées de Jomini.
En deux pages de la plus belle allure, le général Lyautey résume
la campagne de 1814, ce double tour de piste que fait l'Empereur, cul-
butant Bliicher sur le côté Nord du manège, Schwarzenberg sur le
cote Sud, bouclant le premier tour à Troyes, recommençant sa ran-
donnée, rejetant cette fois Blucher'sur Laon, faisant reculer Schwar-
iomx lviii. — 1920. 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.
zenberg, et pour la troisième reprise, tentantun mouvement nouveau
sur les arrières de l'ennemi qui, cette fois, ne se laisse plus manœu-
vrer, ni détourner de Paris.
Et voici maintenant le drame suprême, celui de 1815. Cette fois
le général Lyautey ne raconte pas les événements, qui sont supposés
connus de tous, mais il discute en passant la question souvent posée,
si le génie de l'Empereur a fléchi à Waterloo. Mais la discute-t-il?
Ou cette discussion n'est-elle pas une raison de poser publiquement
trois axiomes. D'abord un chef de guerre ne peut rien sans un bon
état-major : « Au point de vue technique, ce qui a manqué surtout à
l'Empereur, c'est son chef d'état-major coutumier, celui qui assure
l'exécution jusqu'aux moindres détails, qui sait qu'il n'y a jamais
trop de précautions, trop de précisions ; qu'ici surtout, il n'y a pas
de petites choses. La première condition du commandement suprême,
c'est la pleine liberté d'esprit du chef, la certitude à lui assurée que
sa pensée, jetée au vol, recouvre immédiatement sa forme et se„
transmettra sans une perte de temps, sans une déformation, jus-
qu'aux plus lointaines extrémités... » Il est bien évident que cette
apologie précise, excellente, irréfutable de l'état-major, au milieu
des polémiques présentes, n'est pas exclusivement destinée aux
historiens de 1815.
Le second axiome, c'est qu'un général ne doit pas être importuné
parles soucis politiques. La veille de Waterloo, l'Empereur « avait
dicté plusieurs lettres nécessitées par les ennuis et les embarras que
lui causaient les intrigues de la Chambre des Représentants. » Ici
le souvenir d'une certaine séance à la Chambre, en 1917, est assez
facile à reconnaître. Enfin le troisième axiome, c'est que la foi dans
la victoire détermine la victoire : cette confiance avait décliné en
1815 dans l'âme du grand vainqueur. L'histoire le signalera comme
un des traits sublimes de cette guerre, comme le signe propre d'un
Joffre et d'un Foch. A celui-ci le général Lyautey rend aussitôt le
plus bel hommage qui puisse être décerné à un soldat. « Il y a
quelques mois, dit-il, aux avant-postes du Maroc, nous lisions le récit
d'une cérémonie célébrée dans la chapelle des Invalides, à laquelle
assistait au premier rang le généralissime des armées alliées, et à
tous, nos regards se le dirent, il semblait que la grande ombre se
dressât du sarcophage de granit pour accueillir celui en qui elle
reconnaissait un émule. »
Ainsi nous avons passé d'une étude de politique intérieure à
propos d'Alcibiade à une leçon de psychologie militaire, à propos de
RÉCEPTION DU GENERAL LYAUTEY A l'aCADEMIE FRANÇAISE. 643
Napoléon; mais voici la Restauration, et, cette fois, le traité de Paris
va nous être une leçon de choses et un enseignement d'histoire
diplomatique. Le général Lyautey s'est donné le plaisir de lire cette
page des instructions de Louis XVIII à Talleyrand, en septem-
bre 1814: « En Allemagne, c'est la Prusse qu'il faut empêcher de
dominer en opposant à son influence dés influences contraires. La
constitution physique de cette monarchie lui fait de l'ambition une
sorte de nécessité. Tout prétexte lu: *st bon. Nul scrupule ne l'arrête.
La convenance est son droit. » En lisant ces lignes, le général
Lyautey, après avoir fait l'éloge de la monarchie, a-t-il seulement
montré la clairvoyance de Louis XVIII? N'a-t-il pas tracé un pro-
gramme politique? Il y a dans son discours une phrase singulièrement
pénétrante. Il a marqué que, pour être bon Français, il fallait être
bon Européen. Il parlait pour Talleyrand. Au fait était-ce bien pour
Talleyrand? On se tromperait fort en croyant que les discours acadé-
miques sont des jeux littéraires. Ils sont parfois l'occasion solennelle
d'une profession de foi, un témoignage public, et la salle des séances
est devenue l'arène des confesseurs.
Un rappel de l'union sacrée a valu une ovation à M. Poincaré,
qui, dans les deux mots de cette formule éloquente, a défini pour
l'histoire l'âme de 1914. La piété, l'ardeur, l'héroïsme fraternel des
Français, ce sont tous ces grands souvenirs que la salle entière,
tournée vers le président, a acclamée avec lui, reconnaissante,
comme le sera la postérité, envers l'homme qui a confirmé le sen-
timent commun en lui donnant un nom.
Après avoir salué la mémoire du vicomte de Vogué et du comte
Albert de Mun, qui furent ses amis, le général Lyautey a terminé
par une apologie de la politique coloniale, qu'on attendait de lui. —
Avec beaucoup de force et d'éclat, en présence du représentant du
sultan du Maroc, qui l'écoutait du haut d'une loggia, il a montré
comment, à l'abri de nos couleurs, la sécurité renaissait, l'anarchie
faisait place à l'ordre, les terres étaient cultivées, la civilisation fleu-
rissait, et comment enfin la guerre coloniale était une œuvre de
paix. Ainsi s'est achevé au milieu des bravos, ce discours varié,
intelligent, nerveux et entraînant : paragraphes nets comme ceux
d'un ordre d'opérations, style plein de faits, sans épithètes, syntaxe
nue jusqu'à l'os, toute en présents et en infinitifs, formules brèves,
phrases frappées et sonores, jugements et directives.
Quand on eut fermé le ban sur cette harangue, Mgr Duchesne,
tourné à demi vers le général, la figure immobile, l'œil vif, la
644 REVUE DES DEUX MONDES.
lumière tombant sur son crâne comme sur une coupole vénérable,
parla d'une bonne voix apostolique. Quelquefois on distingue dans
son discours une malice paternelle. Quand dans une lettre, le géné-
ral Lyautey se décourage parce qu'un commandement vient de lui
échapper, Mgr Duchesne l'admoneste et le réconforte : « Allons,
allons, dit-il, ne pleurez pas. Tout cela, vous l'aurez; il ne s'agit que
d'attendre. » Et comme le général s'est excusé de l'insuffisance de
ses titres littéraires, le prélat le reprend et lui montre les contra-
dictions de ses paroles : « Vous avez beau dire que vos titres litté-
raires sont nuls ; pour nous le faire croire, il faudrait supprimer
cette correspondance, et justement vous la publiez. » Il faut avoir
entendu le ton d'affectueuse plaisanterie et d'indulgent reproche,
dont Mgr Duchesne a dit ces mots, qui ont fait rire le public. Et il a
ajouté : « Sans doute ce sont des lettres de soldat (on ne vous
demande pas d'écrire comme un évêque\ des lettres de soldat, mais
d'un soldat qui a vu, qui a compris Athènes, Constantinople et Rome;
qui a ses cantines remplies des meilleurs livres du jour, qui du fond
de l'Extrême-Orient, entretient, sur le ton le plus élevé, des conver-
sations parisiennes. »
Il est d'heureuses rencontres. Le hasard, en désignant
Mgr Duchesne pour recevoir le général Lyautey, a voulu qu'un histo-
rien eût ainsi à écrire une belle page d'histoire. Rien ne ressemble plus
à ce qu'on dit de l'antiquité que ce qu'on voit aux colonies, et pour ma
part la littérature classique ne m'a jamais paru si vivante que parmi
les nègres du Soudan, qui ont encore les mœurs de l'Odyssée. Ainsi
Mgr Duchesne s'est retrouvé au vif de ses études. Les sujets éloignés
ressemblent aux sujets reculés et un voyage dans l'espace équivaut à
un voyage dans le temps. L'historien de la primitive Eglise s'est trouvé
à l'aise pour raconter l'œuvre accomplie à Madagascar et au Maroc. Il
l'a fait dans le style le plus sobre et le plus pur, en donnant, sans y
prendre garde, une beauté antique à ces gestes modernes. Lisez la
rencontre du général avec les guerriers Zemmours sur la route de
Fez. C'est une page romaine, et comme une rencontre de Scipion
avec des chefs numides. Mais au fait est-ce autre chose? Rien change-
t-il?Les héritiers des grandes traditions ne se ressemblent-ils pas
d'âge en âge? Je crois que le général Lyautey le pense et Mgr Du-
chesne aussi.
Henry Bidou.
REVUE LITTÉRAIRE
ÈARNAVE ET LA REINE (1}
Barnave est généralement considéré, par les amateurs, comme le
type le plus parfait du révolutionnaire sympathique. Ce n'est pas
qu'il soit sans reproche. Le gaillard qui, le 23 juillet 1789, à propos
de l'assassinat de Foulon et de Bertier, comme Lally-Tollendal en
montrait de l'horreur, s'écria : « Le sang qui vient de se répandre
était-il donc si pur? » cet orateur est, semble-t-il, de ceux dont
l'éloquence a des inconvénients. Mais on répond que ce fut « un mot
malheureux.» Malheureux, oui! l'un de ces mots qui deviennent
maximes, et les maximes de la fureur.
Environ trois ans plus tard, ce même Barnave était en prison. Et,
comme il avait alors du loisir, il examinait son passé. Il prenait des
notes et composait, pour la postérité, des fragments de mémoires et
d'apologie. L'idée lui vint d'expliquer son mot célèbre et de
i'excuser. Il affirme que nulle qualité de l'esprit ne lui est en plus
grande estime que la « mesure ; » et ce n'est point par là qu'il a
brillé le 23 juillet 1789. Mais aussi Lally-Tollendal monte à la tri-
bune; et l'on s'attendait qu'il parlât de Foulon, de Bertier, de l'état
de Paris, de la nécessité de réprimer les meurtres : pas du tout! il
parle de lui, de sa sensibilité, de son père... « Je me levai alors.
J'avoue que mes muscles étaient crispés... » Bref, pour s'excuser
d'avoir fourni à d'ignobles meurtriers une excuse, Barnave raconte
que Lally-Tollendal l'avait impatienté. Car il veut qu'un homme et
(1) Le Secret de Barnave, par E. Welvert (E. de Boccard, éditeur).— Cf. Marie-
Antoinette, Fersen et Barnave, leur correspondance, par O.-G. de Heidenstam
(Calmann-Lcvy, 1913).
6Î6 REVUE DES DEUX MONDES.
digne du nom d'homme sache « conserver sa tête froide; »il méprise
les gens « qui s'abandonnent aux larmes quand il faut agir, » et il
est profondément indigné s'il croit s'apercevoir « qu'un certain éta-
lage de sensibilité n'est qu'un jeu de théâtre. » Eh ! bien, Lally-
Tollendal a manqué de mesure, il n'a pas conservé sa tête froide, il a
pleuré comme un cabotin : voilà pourquoi Barnave s'est fâché. L'on
avouera qu'il se moque du monde.
Cependant, Sainte-Beuve, tout en déclarant « inexcusable » et
« très fâcheux pour Barnave » l'incident du 23 juillet 1789, essaye de
disculper son cher Barnave. Et il le fait de la façon la plus comique.
Voyez un peu ce gros Lally : « le plus gras, le plus gai, le plus gour-
mand des hommes sensibles, ce personnage spirituel et démons-
tratif, à qui un moment d'éloquence généreuse et pathétique dans sa
jeunesse permit d'être déclamateur toute sa vie, ayant le beau rôle
des larmes et se le donnant ici comme toujours; »en face de lui, « un
homme jeune, ardent, un peu amer, irrité de voir un mouvement
d'humanité devenir une machine oratoire et un coup de tactique. »
Après cela, concluez : « Qu'on se représente les deux hommes en
présence, et tout s'expliquera. » C'est la faute à ce gros Lally !
Pourquoi ce Barnave est-il « un peu amer, » et ce n'est pas trop
dire? Il a vingt-sept ans à peine passés. Il est membre de l'Assem-
blée Constituante. 11 a du talent, que ses collègues reconnaissent; il
entre, jeune et sans difficulté, dans la gloire.;. Mais, quand il était
petit, un jour, sa mère l'avait mené au théâtre ; car on le gâtait.
M"- Barnave demande une loge : toutes les loges étaient prises,
moins une, celle-ci destinée à l'un des amis ou des « complaisants »
du gouverneur de la province ; Mme Barnave ne balança point de s'y
installer avec son petit garçon. Le directeur du théâtre, puis l'officier
de garde, la prièrent de déloger : elle s'y refusa. Quatre fusiliers ne
réussirent pas davantage à la convaincre. M. Barnave, que l'on était
allé chercher, survint et emmena son épouse, mais en disant : « Je
sors par ordre du gouverneur ! » Il paraît que le parterre avait pris
fait et cause pour les Barnave et que la bourgeoisie de Grenoble fut
quelques mois avant de retourner au théâtre : il fallut que Mme Bar-
nave, apaisée la première et qui sans doute aimait la comédie,
donnât le signal de l'oubli. Et Sainte-Beuve : « L'impression de cette
injure dut agir sur l'esprit précoce de Barnave enfant; on n'apprécie
jamais mieux une injustice, une inégalité générale, que quand on en
est atteint soi-même, ou dans les siens, d'une manière directe et per-
sonnelle... » Et Sainte-Beuve, qui aime Barnave, ne plaisante pas.
REVUE LITTÉRAIRE. 647
Le jeune Barnave jura de « relever la caste à laquelle il apparte-
nait de l'état d'humiliation auquel elle semblait condamnée. » Mais
nous ne saurons jamais si Mme Barnave la mère avait droit, ce qui
s'appelle un bon droit, à cette loge que réclamait le gouverneur de
la province.
Pour exciter les révolutions, il y a d'habitude un certain nombre
de garçons très vaniteux et chargés de rancune. Il est possible qu'on
s'amuse à les approuver. On peut aussi trouver que les représailles
de leur mauvaise humeur coûtent cher à leurs compatriotes.
Sainte-Beuve considère que les personnes qui jugeraient avec trop
de sévérité l'incartade de son héros, en temps de calme et du fond de
leur fauteuil, prouvent « qu'elles diraient peut-être pis elles-mêmes
dans le tumulte et dans l'occasion. » Mais aussi les personnes qui ont
trop de ménagements et de bontés pour les révolutionnaires, aux
époques troublées, ont l'air de manquer d'imprudence.
Il est vrai que la mort de Barnave « rachète » en quelque mesure
ce que sa vie eut quelquefois de pétulant, de fol et d'enragé.
Seulement, voici l'ennui de Sainte-Beuve. Lorsque Barnave com-
parut devant le Tribunal révolutionnaire, il déclara, il attesta, et sur
sa tête, que jamais il n'avait eu aucune relation d'aucune sorte avec
la cour et les agents de la cour, et qu'il n'avait pas été eu correspon-
dance avec le château, et que jamais, absolument jamais, il n'avait
mis les pieds au château. Or, Sainte-Beuve est bien forcé d'y consentir,
« il paraît certain que Barnave, après le retour de Vârennes, accepta
et entretint, d'une manière ou d'une autre, quelques baisons avec la
Cour, et qu'il donna plus ou moins directement des conseils. » Voilà
Sainte-Beuve « dans une grande perplexité. » Faut-il admettre que
Barnave ait menti? C'est bien pénible ; « mais, tout en s'y refusant par
respect pour son caractère moral, on ne sait quelle autre explication
trouver, » avoue Sainte-Beuve. Pour conserver intacte sa tendresse,
il retourne à glorifier sans chicane ce jeune homme qui, à trente-
deux ans, mourut avant d'avoir vu s'avilir ses principales espérances.
S'il eût vécu... Sainte-Beuve se dit que Barnave serait devenu séna-
teur de l'Empire. Mais il écrit en 1850 et ne sait pas encore que cette
place est bonne.
Les mémoires du temps font de claires allusions aux relations que
Barnave entretint avec la Cour. Mais aujourd'hui la question qui trou-
blait Sainte-Beuve se pose d'une façon plus nette, depuis que M. de
Heidenstam a publié, en 1913, la correspondance de Marie-Antoinette,
de Barnave et de Fersen. Cette correspondance prouve, à n'en plus
648
REVUE DES DEUX MONDES.
douter, que Barnave, devant le tribunal révolutionnaire, a bien réso-
lument dit le contraire de la vérité.
L'on me pardonnera, si je confesse que je n'en suis pas choqué le
moins du monde. Barnave ne prête pas serment et ne prend pas à
témoin de ses déclarations Dieu, qui n'était plus à la mode, ni l'Être
suprême, qui était en suspicion. Tout simplement, il « atteste sur sa
tète : » et c'est, en quelque sorte, son affaire ou une affaire entre sa
tête et lui. Quant à l'exacte vérité qu'on doit à un Dumas ou à ce
Fouquier-Tinville, à mon avis, ce n'est rien.
Mais, pour les grands admirateurs de Barnave et de tout ce qui
s'ensuit, — la « justice » révolutionnaire, au bout du compte, fait
« bloc» avec la révolution, voire avec les révolutionnaires et Barnave,
— le mensonge de Barnave est extrêmement désobligeant. A l'époque
où M. de Heidenstam donna ses documents, miss Bradby achevait
sa Vie de Barnave, un panégyrique très complet de cet orateur. Elle
ajouta un post-scriptum et déclara que les lettres de la Reine et de
Barnave étaient apocryphes : ces lettres ne seraient que l'œuvre d'un
faussaire. Et c'est bien commode. Si l'on pouvait ainsi se délivrer des
témoignages qui ne vous agréent pas, l'histoire mettrait le passé à la
disposition de notre fantaisie, comme il arrive plus souvent qu'on ne
le sait. D'ailleurs, un savant boche et qui, pour une fois, avait raison,
nota qu'il y avait, dans lesdites lettres de Barnave et de la Reine,
quelques erreurs et anachronismes.On examina les originaux ; et que
ne vit-on pas ? les erreurs etanachronismes étaient le fait de l'éditeur:
quant aux lettres, il ne fallait pas douter de leur authenticité. L'ex-
pertise ne tourna point à l'honneur de M. de Heidenstam : les gens
ont la manie de ne publier presque jamais sans facétie leurs docu-
ments. Elle ne tourna point au gré de miss Bradby. De sorte que la
question qui chagrinait Sainte-Beuve se pose, comme je le disais,
d'une façon plus nette qu'autrefois. L'éditeur attentif des Mémoires
et des Notes et souvenirs de Théodore de Lameth,vM. Eugène Welvert,
prétend la résoudre ; et son volume, Le secret de Barnave, est d'une
lecture agréable.
A quelle époque faut-il faire commencer les relations de la Reine
et de Barnave? Sont-elles antérieures au retour de Varennes?
M. Welvert ne le croit pas. Son argument le meilleur est une lettre de
Barnave, du 28 août 1791 : « Qu'elle (la Reine) veuille se rappeler
qu'on lui a tenu le même langage dans un moment où il n'y avait que
des sentiments nobles et purs qui sussent, dans la position où elle
était, intéresser à elle celui qui ne l'avait jamais connue, et dont les
REVUE LITTÉRAIRE. 649
relations avec elle eussent cessé avec son voyage si la Reine ne l'eût
pas invité à les renouveler. » Que Barnave n'ait pas eu d'entretiens
avec la Reine avant le 23 juin 1791 , admettons-le, puisqu'il le dit et à
la Reine.
Mais, qu'il eut avant cela, quelques relations avec la Cour, je le
crois. M. Welvert cite un fragment des Mémoires de La Fayette où il
est dit que MM. de Lameth, Du Port et Barnave passaient, depuis
quelque temps, pour avoir des rapports secrets avec la Cour; et l'on
se demandait s'ils n'avaient pas été dans la confidence de la fuite du
Roi et de la famille royale : aucune preuve, dit La Fayette, aucun
aveu ne l'a établi.
On se le demandait. Et, par exemple, nous lisons, dans la Corres-
pondance secrète |que M. de Lescure a publiée, ces lignes, à la date du
28 mai 4791 : « On prétend que MM. Lameth et Barnave capitulent
avec la Cour et que même ils ont eu une entrevue avec la Reine. » Le
28 mai, c'est-à-dire environ trois semaines avant le départ du Roi et
de la Reine. Du reste, il y a certainement des ragots dans cette Cor-
respondance secrète; et je ne dis pas du tout qu'il soit prudent de se
fier à elle. Mais enfin, Pasquier, futur chancelier de France, raconte
que, le soir même de la fuite, le hasard le fit dîner avec MM. de
Beauharnais, Barnave, Menou, Lameth et Saint-Fargeau : a Leur
conversation eut tous les caractères d'un absolu découragement. » Ce
n'est pas du tout que Pasquier les soupçonne d'avoir été dans la confi-
dence : ils paraissaient ignorer même la route qu'avait dû prendre le
Roi. Toujours est-il que cette aventure les tourmente : et c'est que la
politique de Barnave, loin d'exclure le Roi, comptait préserver,
augmenter même, les pouvoirs et l'autorité du Roi.
Et voilà pour la politique. Mais il convient de ne pas considérer du
seul point de vue de l'idéologie cette politique de Barnave. Quel était
Barnave, dans les mois qui ont précédé Varennes ? Un garçon bien
élevé, qui avait bon air et qui trouvait un grand plaisir à se distinguer
de ses collègues, pour la plupart dépourvus d'élégance et de savoir-
vivre. On le trouvait joli homme et bien fait, dit M. de Lévis, quoi-
qu'il n'eût pas les traits fort réguliers. Le visage irop long, la bouche
grande : mais la bouche d'un orateur. Il avait de l'esprit; et il avait
le défaut d' « abonder dans son sens : » mais on le croyait, à cause
de cela, plus convaincu et ses paradoxes rivalisaient avec la vérité.
Il avait de la coquetterie ; et c'était son jeu favori de promener dans
les salons et dans les environs de la Cour les opinions les plus
hardies, que son bagout, son art et son effronterie adroite
650 REVUE DES DEUX MONDES.
rendaient séduisantes. Les dames de Broglie, chez qui on le voyait
souvent, l'appelaient « le petit sauvage ; » et M'"8 de Tessé l'appe-
lait « Néronel. » C'était la mode, en ce temps-là, une mode qu'on a
revue : les personnes qui avaient l'intérêt le plus vif à ce que la
révolution ne réussît pas l'ont de tout cœur favorisée ; elfes trou-
vaient charmantes les idées qui, un peu plus tard, leur ont coupé
le cou. Et quel émoi, d'une perversité quasi délicieuse, pour de
gentilles femmes étourdies, de causer avec ce petit sauvage et ce
petit .Néron, qui leur fait peur et, d'un sourire, se rassure 1
Barnave comptait parmi les « agréables » du parti des Enragés.
D'Espinchal prétend que Mme de Beaumont, fille de Monlmorin,
celle qui sera l'amie de Chateaubriand, l'amie de Joubert, avait
eu, — mais il est mauvaise langue, — une « faiblesse » pour « cet
atroce législateur. » Cet enragé aimait le beau monde. 11 évoluait
dans le voisinage de la Cour et sa politique subissait l'influence
d'une société la plus étrange qu'il y ait eue, la plus raffinée, la plus
dérangée de ses croyances naturelles. Il n'a pas mal connu ces
« aristocrates » qui étaient « républicains au fond du cœur. » Il les
excitait ; et puis il les retenait à sa guise et, quand ils devenaient
républicains, il devenait royaliste.
L'Assemblée nationale, ayant appris l'arrestation du Boi et de la
Beine, envoya trois commissaires à Varennes, avec mission de
ramener les fugitifs. Ce furent Petion, Latour-Maubourg et Barnave.
Ils représentaient « les trois principales nuances de la gauche de
l'assemblée nationale. » La voiture des commissaires et la berline
royale se rencontrèrent entre Epernay et Dormans. Petion, qui était
le doyen d'âge, aborda le Boi et lut le décret de l'assemblée. Le Boi
répondit que jamais il n'avait eu l'intention de quitter la France,
c Yoilà, dit Barnave, un mot qui sauvera le royaume. » Barnave
n'était pas si naïf et ne croyait pas qu'un mot du lîoi dût sauver ni
le royaume ni le Boi. Mais tout d'abord il essaye d'amadouer ses
collègues et l'escorte en faveur du Boi et de la famille royale.
Petion et Barnave montèrent dans la berline du Roi. Il y avait,
dans cette berline, le Roi, la Reine, le Dauphin, Madame, madame
Elisabeth et Mm* de Tourzel. Petion dit au Roi : « Nous allons vous
gêner, Sire, vous incommoder; il est impossible que nous trouvions
place ici. » Le Roi répondit : « Je désire qu'aucune des personnes
qui m'ont accompagné ne sorte. Je vous prie de vous asseoir; nous
allons nous presser : vous trouverez place. » La Reine prit le Dau-
phin sur ses genoux; et Barnave s'assit volontiers entre la Reine et
REVUS LITTÉRAIRE.. 651
le Roi. Mme de Tourzel prit Madame entre ses jambes ; et Petion
s'assit volontiers entre Madame Elisabeth et Mm* de Tourzel. Petion
fut tout juste en face de Barnave et se mit à le surveiller.
Petion, Barnave etLatour-Maubourg s'étaient promis de surveiller
le Roi et la Reine, sans doute, mais principalement les trois commis-
saires, et de se mettre en mesure de rendre témoignage, quelque
jour, à propos d'eux. Ils se détestaient, ou peu s'en faut, ces trois
commissaires. Seulement, l'aventure où ils se trouvaient réunis leur
paraissait dangereuse: Petion ne quitterait point Barnave; et, au
retour, Petion recommandait à Barnave de dire que, pendant la
route, ils ne s'étaient point quittés : « dans une mission si délicate,
ce fait n'était pas à négliger. »
Il y a un récit du voyage, par ce Petion : « Depuis longtemps, dit-
il, je n'avais aucune liaison avec Barnave; je n'avais jamais fréquenté
Maubourg. Maubourg connaissait beaucoup Mme de Tourzel; et on ne
peut se dissimuler que Barnave avait déjà conçu des projets. Us
crurent très politique de se mettre sous l'abri d'un homme qui était
connu pour l'ennemi de toute intrigue et l'ami des bonnes mœurs et
de la vertu. » Ce Petion, c'est un sot; mais il a bien vu que Barnave,
comme il le dit, avait des projets. Les projets de Barnave ne concer-
naient pas les bonnes mœurs et la vertu : c'était de l'intrigue et de
la politique.
Mme de Boigne dit que la Reine « se loua des procédés de Bar-
nave. » Mais ouil Barnave était, auprès de Petion, l'homme du
monde. Et Petion disait : « Nous allons vous gêner, Sire! » tandis
que Barnave, lui, savait ne pas être gênant. Voire, il fut aimable. Les
méchants ont raconté plus tard que le malin jeune homme avait pro-
fité d'un moment où Petion se laissait aller à dormir, pour causer
avec la Reine assez particulièrement. Pas du toutl et Petion se gar-
dait de fermer l'œil. Il écrit : « Nous arrivions insensiblement à
Dormans. J'observai plusieurs fois Barnave, et, quoique la demi-
clarté qui régnait ne permît pas de distinguer avec une grande pré-
cision, son maintien avec la Reine me paraissait honnête, réservé, et
la conversation ne me semblait pas mystérieuse. Nous entrâmes à
Dormans entre minuit et une heure... » Le lendemain, Barnave et
Petion changèrent de place dans la berline : Petion fut assis entre
le Roi et la Reine, Barnave entre Madame Elisabeth et M"* de
Tourzel. Et n'est-ce pas là une malice de Barnave, qui put ainsi
regarder la Reine et causer avec elle plus facilement?
Petion, sans barguigner, racontait au Roi « ce que l'on pensait de
652 REVUE DES DEUX MONDES.
la Cour et de tous les intrigants qui fréquentaient le château. » Le
Roi écoutait avec placidité. La Reine, sans placidité; elle discutait,
et le malheureux Petion note que ses remarques étaient « assez
fines, assez méchantes. » Malheureux Petion, parce qu'il est assez
clair que la Reine se moquait de lui. Et, si elle se moquait de Petion,
c'était afin de conquérir à sa cause Barnave. Lui, Barnave, Petion le
gênait; et il tâchait de ne rien dire; et, si la Reine l'interrogeait sur
l'Assemblée nationale, sur les partis et les hommes qui en étaient
les grands hommes, il détournait la tête. La Reine vint à en rire et
dit à Petion : « Diles, je vous prie, à M. Barnave qu'il ne regarde pas
tant la portière quand je lui pose une question. » Cet enjouement,
c'était pour enchanter Barnave. Et, bien qu'il fût un peu royaliste à
sa manière, il était assez républicain cependant pour que les égards
d'une Reine le pussent aguicher.
A La Ferté-sous-Jouarre, l'on s'arrêta, l'on prit quelque nourri-
ture à la mairie, laquelle avait une terrasse qui donnait sur la vallée
OÙ la Marne coule. On attendait le repas. Et Madame Elisabeth,
•'étant chargée de Petion, le promenait sur la terrasse. La Reine put
tinsi causer avec Barnave. Et le vigilant Petion s'en aperçut; mais il
lui parut que son collègue et la Reine causaient « d'une manière
assez indifférente. » Il n'en sait rien, d'ailleurs; et il le dit parce qu'il
ne veut pas avoir l'air d'un sot de qui l'on s'est joué.
Voilà toute la causerie que la Reine et Barnave ont eue ensemble,
si l'on en croit Petion. Peut-être faut-il l'en croire; mais ce n'est pas
l'évidence non plus.
Après cela, Mœ« Campan dit que la Reine aurait eu « quelques
entretiens particuliers avec Barnave dans les auberges où elle des-
cendait. » Et il y a une note de la Reine, écrite par elle en tête d'une
copie de sa correspondance avec Barnave, où elle dit qu'elle a «beau-
coup causé » avec ce commissaire de l'Assemblée nationale. C'est
bien possible, et que Petion n'y ait vu, pour ainsi parler, ique du
feu, ou bien, s'il en a vu davantage, qu'il n'ait pas eu envie de
le dire.
Environ quinze mois plus tard, en prison, Barnave écrit : « Je fus
l'un des trois commissaires de l'assemblée nommés pour accompa-
gner le roi à son retour à Paris ; époque à jamais gravée dans ma
mémoire, qui a fourni à l'infâme calomnie tant de prétextes, mais
qui, en gravant dans mon imagination ce mémorable exemple de
l'infortune, m'a servi sans doute à supporter facilement les miennes. »
M. Welvert nous invite à remarquer « le ton ému » de ces quelques
REVUE LITTÉRAIRE. 653
lignes. Je le veux bien. Mais elles ne sont pas d'une exactitude parfaite.
Et, si Barnave eut à comparaître devant le Tribunal révolutionnaire,
ce ne fut point à cause de ce voyage qu'il avait dû faire en compagnie
du Roi et de la Reine. On ne l'accusa point d'avoir eu des entretiens
particuliers avec la Reine à la Ferté-sous-Jouarre ou à l'auberge en
d'autres lieux. On ne lui en voulut pas d'avoir montré de la politesse
à la famille royale. La vérité est que, dès avant le voyage qu'il fit en
compagnie du Roi et de la Reine, on le soupçonnait de « capituler »
avec la cour; et qu'il fut mis en accusation quand Larivière eut
signalé à l'Assemblée législative un papier qu'on venait de trouver
aux Tuileries intitulé : Projet du comité des ministres concerté avec
MM. Lameth et Barnave.
Puis, même si l'on est « ému, » comme le veut M. Welvert, du
souvenir que Barnave conserva de son voyage, ces quelques lignes ne
suffisent pas à révéler un Barnave que les charmes delà Reine ont ravi
et qui, pour l'amour de la Reine, devient le protecteur de la monar-
chie. Et, quant à dénicher un autre indice de l'impression que fit sur
Barnave Marie-Antoinette, il faut y renoncer.
Marie-Antoinette eut quelque difficulté à obtenir qu'il se mît en
correspondance avec elle, plus de difficulté à obtenir qu'il vint la
voir aux Tuileries. Encore eut-il soin de n'être pas seul compromis ;
et il voulut que Du Port et Lameth fussent pour le moins ses confi-
dents. L'on ne voit rien, dans la correspondance de la Reine et de
Barnave, qui prouve un sentiment un peu attendri. C'est qu'il fallait
se méfier? Toujours est-il qu'on ne voit rien, que de la politique, et
assez bien manigancée.
Mme Gampan nous a fait un Barnave qui « met aux pieds » de la
Reine « le seul parti national qui existât encore : » et c'est le parti
des Jacobins. Elle raconte que, la Reine ayant laissé voir que les
Jacobins ne lui inspiraient pas confiance, Barnave résolut de quitter
Paris; et il obtint une dernière audience : « Vos malheurs, madame,
aurait-il dit, m'avaient déterminé à me dévouer à vous servir. Je vois
que mes avis ne répondent pas aux vues de Vos Majestés. J'augure
peu du succès du plan que l'on vous fait suivre ; vous êtes trop loin
des secours : vous serez perdus avant qu'ils ne parviennent à vous.
Je désire ardemment me tromper dans une si douloureuse prédic-
tion; mais je suis bien sûr de payer de ma tête l'intérêt que vos mal-
heurs m'ont inspiré et les services que j'ai voulu rendre. Je demande
pour toute récompense l'honneur de baiser votre main. » La Reine,
aioute Mmo Campan, a lui accorda cette faveur, les yeux baignés de
654
REVUE DES DEUX MONDES.
pleurs, et conserva l'idée la plus favorable de l'élévation des senti-
ments de ce député. » Cette Mm* Campan, qui a la tête romanesque,
fait de Barnave un héros de roman. Ce n'est pas du tout ça l
M. Welvert a bien raison de refuser les balivernes de cette institu-
trice.
Je ne crois pas qu'il ait également raison de refuser une anecdote
que raconte M. de Fontanges. Cet archevêque de Toulouse a laissé
une relation du voyage de Varennes ; et Fontanges n'était pas allé à
Varennes : mais il assure qu'il tient ses renseignements de la Reine.
Il raconte qu'à l'arrivée des trois commissaires de l'Assemblée
nationale, Marie-Antoinette pria qu'on ne fît monter dans sa berline
que le seul Latour-Maubourg, lequel refusa, en disant qu'il fallait
gagner la bienveillance de Barnave, « que sa vanité s'était flattée
d'être dans la voiture du Roi, qu'il était important pour le service de
Sa Majesté qu'il y fût. » La vanité de Barnave : c'est ce que n'admet
pas M. Welvert ; et cependant c'est bien le personnage qu'on a vu
chez les dames de Broglie, chez Mme de Tessé, auprès de la petite
Mme de Beaumont, dans les salons où il joue le petit Néron, le petit
sauvage, le révolutionnaire que les aristocrates accueillent avec
complaisance, le révolutionnaire qui invente une politique dont la
cour lui saura gré.
Mais le voici devant le Tribunal révolutionnaire. L'ignoble
Dumas l'interroge. « N'avait-il pas eu de relations particulières avec
la Cour ou avec ses agents pendant qu'il était membre de l'assemblée
constituante et après? » Réponse : « Il n'en avait eu aucune, ni avec
la Cour, ni avec d'autres agents que les ministres et seulement pour
des objets d'intérêt public, etc. » Réquisitoire de Fouquier-Tinville :
Barnave aurait été complice de la fuite du roi, au mois de juin 1791,
et cette fuite, de républicain qu'il était auparavant, l'avait rendu
royaliste. » Réponse de Barnave et sa plaidoirie : « C'est moi, c'est
un être entièrement libre, qu'on accuse d'avoir entretenu des Maisons
avec le château des Tuileries depuis le voyage de Varennes? J'atteste
sur ma tête que jamais, absolument jamais, je n'ai eu avec le château
la plus légère correspondance; que jamais, absolument jamais, je n'ai
mis les pieds au Château. En voici les preuves... » Et il argumente :
il est bon avocat. Deux jours après, le 29 novembre 1793, il passait à
la guillotine.
Alors, demande M. Welvert, comment se fait- il que Barnave ait
si précisément dit le contraire de la vérité ? Voici trois explications,
entre lesquelles vous choisirez.
REVUE LITTÉRAIRE. 655
La première est de Sainte-Beuve. Après avoir écrit son article.
Sainte-Beuve eut la chance de rencontrer le marquis de Jaucourt,
ancien ministre d'État, et qui avait connu Barnave. M. de Jaucourt
dit à Sainte-Beuve : « Barnave ne vit jamais la reine. C'est du Port
qui la voyait, au nom de Barnave. » De sorte que Barnave a pu attes-
ter qu'il n'avait jamais mis les pieds au Château. Quel bonheur!
Seulement, Barnave a clit un peu plus : qu'il n'avait jamais entretenu
la plus légère correspondance avec le Château. Sainte-Beuve lui-
même le constatait ; et il disait : « Malgré tout, le sentiment moral
persiste à souffrir d'une dénégation si formelle. » A présent, la pu-
blication de M. de Heidenstam prouve que le marquis de Jaucourt
avait été induit en erreur et que Barnave a mis les pieds au
Château bel et bien. La première explication, tant pis pour elle I
La deuxième? Elle est de M. Welvert qui la trouve si bonne qu'û
s'étonne très gentiment que miss Bradby ne l'ait pas inventée avant
lui... Qu'est-ce que le Tribunal révolutionnaire demandait à
Barnave? S'il avait eu des relations avec la reine ? Non : s'il avait eu
des rapports avec la Cour ou les agents de la Cour. Qu'est-ce que c'est
que la Cour? « Ne peut-on pas admettre que, par les mots la cour et
ses agents, il s'agissait, dans la pensée de Barnave tout au moins, de
cet entourage si néfaste qui poussait le roi et la reine à la contre-
révolution ?... Barnave pouvait répondre à Dumas, sans paraître
jouer sur les mots, qu'il n'avait pas eu de rapports avec les per-
sonnes qui faisaient le fond de la Cour, les conseillers habituels et
trop écoutés du roi et de la reine. » Sans paraître jouer sur les
mots : peut-être. Mais, sans jouer sur les mots : non, certes ! Voilà
un révolutionnaire qui a été en correspondance et très secrète avec la
reine : et vous admettez que, sans jouer sur les mots, il affirme
qu'il n'a pas eu la plus légère correspondance avec la Cour? Parce
que, la reine, ce n'est pas la Cour? A votre place, j'aimerais mieux
consentir que le cher Barnave eût menti, plutôt que de lui prêter un©
fourberie de ce genre.
Mais vous supposez qu'il s'est trompé, de la meilleure foi du
monde, sur le sens que Dumas donnait à ce mot, la Cour? Il n'était
pas un tel enfant, d'une telle ingénuité. Vous supposez que Dumas,
par ce mot, la Cour, entendait les gens de la Cour, à l'exclusion de la
Reine? Eh! bien, votre Barnave n'a-t-il pas eu des relations avec les
gens de la Cour, et ne fût-ce qu'avec M. de Jarjayes, qui était l'inter-
médiaire ou le facteur entre la Reine et lui!... Et encore resterait-il
que Barnave dit, dans sa plaidoirie, que jamais il n'a mis les pieds au
665 REVUE DES DEUX MONDES.
château. Il le dit, répond M. Welvert, dans sa plaidoirie, non pas au
cours de son interrogatoire. Ce qu'il a dit dans son interrogatoire est
sûr. Mais, sa plaidoirie, nous ne l'avons que par la rédaction qu'en
a faite, sur des notes rapidement prises, son avocat Lépidor : il n'a
peut-être pas dit, au bout du compte, qu'il n'eût jamais mis les pieds
au château?... Je le veux bien : mais, sérieusement, un garçon
qui a eu des entrevues avec la Reine et, avec la Reine, une correspon-
dance et qui prétend qu'il n'a pas eu de relations avec la Cour, ce qu'il
raconte, c'est le contraire de la vérité.
Comme si la deuxième explication ne valait pas grand'chose,
M. Welvert nous en offre une troisic ^ e. Est-ce que vous auriez horreur
d'imaginer que Barnave eût promis juré le secret à la Reine Marie-
Antoinette? Or, Marie-Antoinette n'est plus là pour le délier de son
serment devant le tribunal révolutionnaire. « Chevaleresque comme
il l'était, » il a dû se faire un scrupule de se parjurer. « 11 se trouvait
dans l'alternative ou d'altérer la vérité, sans autre préjudice que pour
sa mémoire, ou de découvrir un secret qui eût achevé d'accabler la
mémoire de la Reine. Entre un mensonge et une infamie, il n'était
pas dans le caractère de Barnave d'hésiter : qui oserait lui en faire un
reproche? » Personne! Mais veuillez, en outre, ne pas oublier que
Barnave se défendait, qu'il avait ce diable de Fouquier-Tinville à ses
trousses, et que peut-être il n'espérait pas beaucoup de sauver sa
tête, mais qu'il y tâchait, et qu'il ne plaidait pas pour autre chose.
Avouer qu'il avait eu, avec la Reine, cette correspondance et des
entrevues, autant valait donner sa tête à couper, sans la défendre et
sans plaider. Du moment qu'il plaidait sa cause et du moment qu'il
ouvrait la bouche pour se défendre, il devait nier ses relations avec
la Reine. Son mensonge n'avait pas beaucoup de chances de réussir :
mais il n'avait, lui Barnave, pas d'autre chance de réussir que par
ce moyen-là. Il a menti : il a bien fait; mais dites-le. Et renoncez à
le trouver chevaleresque à ce propos.
André Beaunier.
REVUE DRAMATIQUE
Odéon : LE MAITRE DE SON CŒUR, par M. Paul Raynal.
Ce n'est plus guère la saison, au mois d'août, pour parler de
théâtre. Mais le peu de place, dont je disposais dans ma dernière chro-
nique, a été pris par les concours du Conservatoire. Et la pièce de
M. Paul Raynal, le Maître de son cœur, ayant chance d'être la plus
intéressante de celles qui ont été jouées cette année, je serais
sans excuse de ne pas dire la joie que j'ai eue à l'applaudir. Voilà
une pièce de pure lignée française et qui se place d'elle-même dans
la suite de notre théâtre. Le public ne s'y est pas trompé. J'ai
assisté à une représentation du dimanche : public de famille et public
d'été. Pensez-vous qu'il se soit refusé devant cette pièce sans intrigue,
sans péripéties, sans épisodes, toute en finesses et en nuances?
Il lui a fait fête, parce qu'il y a reconnu un son qui est expressément
de chez nous. Et soyons justes pour les critiques : ils s'en étaient
presque tous aperçu. Ceux qui font dater le théâtre du temps où
ils ont commencé d'y aller, ont évoqué la manière de M. de Porto-
Riche. D'autres, plus érudits, ont rappelé Musset, ou même poussé
jusqu'à Marivaux. Ils auraient pu remonter plus haut encore. Car le
courant vient de loin et traverse toute notre littérature dramatique.
Si du Nord nous- sont venus, à défaut de la lumière, la dissertation,
la prédication, l'allégorie, le symbole et l'ennui, rien n'est plus
purement français que le théâtre d'analyse. L'étude du cœur, voilà
notre domaine. Le drame qui nous intéresse, c'est celui qui naît
du conflit des sentiments. Nous voulons de la passion au théâtre, et
de la passion qui sache s'expliquer avec lucidité et s'exprimer avec
délicatesse. Nous raffolons de la conversation, où nous excellons parce
que nous avons l'intelligence ouverte et l'esprit agile. Nous y prenons
tome lviii. — 1920. 43
658 REVUE DES DEUX MONDES.
un plaisir, d'art. Dissection du cœur, émotion qui se connaît et se
contient, jeux de l'amour et de l'esprit, c'est tout cela que nous avons
retrouvé dans là pièce de M. Raynal, et qui nous a ravis.
Deux jeunes gens, Henri Guise et Simon de Péran, sont liés
par une étroite amitié : Simon, tendre, ardent, impulsif, tout à
l'amour où il se livre tout entier; Henri Guise, plus froid, plus
réservé, se prêtant à ses sentiments et ne s'y donnant pas, clair-
voyant, ironique, grimpé dans son cerveau, enfin maître de son cœur.
Entre eux une jeune veuve, duchesse s'il vous plaît, Aline de Rège
Simon en est amoureux et il est à la veille d'en être aimé. Elle va
l'aimer, aujourd'hui ou demain, ce soir ou tout à l'heure, et rien n'est
plus sûr... Parce qu'il est heureux et parce que tout son cœur jaillit,
sur ses lèvres, Simon, naturellement, nécessairement, à celle qu'il
aime parle de son arnica Aline de Rège parle d'Henri Guise. Il exalte
leur amitié que rien, pas même l'amour, ne pourrait briser. Et il
fait d'Henri Guise un portrait enthousiaste.
Le résultat est tel qu'il ne pouvait manquer d'être. Aline de
Rège, pour être duchesse, n'en est pas moins femme et très femme,
au pire sens du terme. Cet éloge de l'amitié, fait devant elle qui
est l'amour, excite sa jalousie. Elle y voit une manière de défi. Elle
se pique au jeu. Elle est attirée vers Henri Guise par ce qu'elle vient
d'en entendre dire, par un certain attrait de mystère dont l'a paré
son ami. Se peut-il que celui-là ne ressemble pas à tous les
autres? Aline est curieuse puisqu'elle est femme, et les confidences
de Simon ont dirigé sa curiosité vers Henri Guise... Ce dernier
trait surtout est de l'observation la plus juste et de la plus fine psy-
chologie. Combien d'hommes ont été aimés, non pour eux-mêmes,
mais pour la réputation qui leur était faite! Combien de femmes dont
le charme nous aurait laissés indifférents, si quelque parole impru-
dente ne nous avait forcés de nous en apercevoir! On s'amourache
sur la foi d'autrui. C'est ce que M. Raynal a très bien vu. Notez
que sa duchesse, puisque duchesse il y a, connaît déjà Henri Guise.
Elle vient chez lui. Elle lui parle sur le ton de la camaraderie. Elle
n'aurait peut-être jamais pensé à l'aimer, si ce maladroit de Simon
ne lui en avait suggéré l'idée...
Mais il n'est plus temps. A peine une courte absence de Simon
laisse-t-elle Henri Guise en tête à tête avec Aline, il la trouve dans
des dispositions très particulières et extraordinairement favorables.
Si cp n'esl encore l'amour, c'est le chemin qui y mène. La journée
touche à sa fin. Le crépuscule met de la langueur dans l'air. Les deux
REVUE DRAMATIQUE. 659
jeunes gens parlent de Simon, de son amour et de son bonheur,
Quelqu'un a dit que parler d'amour c'est déjà un peu faire l'amour.
Pauvre Simon 1
Ce premier acte, très finement nuancé, a plu par sa grâce sinueuse.
Mais c'est le second qui est un lotir de force, et nous y avons bien
vu que si Henri Guise est maître de son cœur, M. Paul Raynal est,
pour le moins, aussi maître de son art,'qui est essentiellement l'art du
dialogue au théâtre. Songez que cet acte est à deux personnages,
qu'il est fait de rien, que tout s'y passée en conversation et que c'est
une de ces conversations à mots couverts où il faut deviner tout ce
qui ne se dit pas et souvent comprendre le contraire de ce qui se
dit. Ce genre de dialogue, tout en tours, détours et retours, subtil,
précieux, raffiné et coupeur de cheveux en quatre, a les meilleures
chances pour mettre nos nerfs à l'épreuve et notre patience en
déroule. A chaque instant, nous sentons qu'il s'en faut de rien et
qu'avec un peu moins d'habileté. ces exercices d'équilibriste sur la
corde raide nous fussent devenus insupportables. Mais cette sensa-
tion même de côtoyer le péril est un plaisir singulier.
Veuillez, en outre, réfléchir à la situation de ce jeune homme et
de cette jeune femme. La duchesse, qui est une petite duchesse, a
fait venir chez elle Henri Guise pour la désennuyer, et tout de suite
elle lui fait de la passion et des joies de la passion le tableau le plus
engageant. Il n'y a qu'un mot qui serve: elle se jette à sa tête. Elle
est jeune, elle est belle, elle est ardente : Henri n'a qu'à refermer
les bras sur ce caprice qui s'offre. Or, nous sommes en pays gaulois :
un homme ainsi sollicité et qui s'en va comme il est venu, est en
grand risque de nous paraître ridicule. Et c'est à peine si nous
sommes guéris du romantisme, dont c'est un des articles de foi que
l'amour est bien meilleur quand c'est un péché, et qu'un peu de
remords est fait pour en rendre la saveur bien plus piquante. Qu'un
jeune homme plaide sans défaillance la cause de son ami et lui
renvoie loyalement sa maîtresse, cela dérange toutes nos habitudes
littéraires et manque à toutes les conventions. Pour faire passer
cette dérogation aux usages, il fallait cet art subtil qui nous laisse
deviner, sous la froideur voulue, le trouble, le conflit intérieur,
enfin la lutte qui donne à ce dialogue, où tous les demi-mots portent,
sa valeur dramatique.
Le troisième acte est un peu sommaire, un peu vide, et il
brusque le dénouement; mais il a le grand mérite de ne pas faire
dévier la pièce, de lui donner sa conclusion logique et de ramasser
6G0 REVUE DES DEUX MONDES.
cette conclusion dans un très beau mot de théâtre qu'à mon avis on
n'a pas assez remarqué. Aline est revenue à Simon, pour obéir à
Henri. Mais on n'aime pas par ordre, surtout par l'ordre de celui
dont on voudrait faire son amant. Finalement Aline éclate et
dévoile le vrai -de son cœur. Simon, en entendant cette brûlante
déclaration à l'adresse d'un autre, se tire un coup de pistolet. Alors
Henri se jette sur lui et lui crie éperdument: « Je ne t'ai pas trahi ! »
Admirable mot de théâtre, parce qu'il résume et éclaire toute la
pièce. Il veut dire : « Je ne t'ai pas trahi, malgré la tentation et la
folle envie que j'en ai eue. Je ne t'ai pas trahi et pourtant j'ai
besoin de le dire et de m'entendre le dire, pour en être moi-même
plus sûr. Je ne t'ai pas trahi, puisque j'ai voulu ne pas te trahir. »
Et c'est tout ce que nous soupçonnions, qui nous apparaît : tout le
travail intérieur et caché, la crise d'âme profonde et secrète. Au
rebours de tant de pièces qui sont faites pour un mot, c'est, — comme
dans les Caprices de Marianne, — le mot qui jaillit des entrailles
mêmes d'une pièce et qui en contient l'essence.
Cette comédie ingénieuse et brillante, pénétrante et légère, est-elle
sans défauts? Vous en seriez bien fâchés. Henri et Simon ne nous
sont pas assez connus, leurs caractères sont trop superficiellement
indiqués. On ne sait dans quel monde cela se passe et cette duchesse
pour appartement de garçon ressemble trop à une dame pour
chambre d'étudiant. Il y a un je ne sais quoi de mince et comme
une sécheresse de dessin au trait. Qu'importe ? L'œuvre est originale,
elle est neuve et de la meilleure nouveauté, celle qui ne cherche ni à
surprendre, ni à déconcerter. Qu'elle ait été écrite avant ou après la
guerre, elle est bien dans l'atmosphère d'aujourd'hui. A ceux qui se
travaillent pour aller chercher très loin des formules d'art inédites,
elle montre qu'en s'inspirant des meilleures et plus certaines tradi-
tions de notre théâtre, on peut atteindre à la modernité la plus aiguë.
Le Maître de son cœur est joué à la perfection, — et il fallait qu'il
le fût ainsi, — par M. Vargas et par MUe Briey, qui ont l'un et l'autre
traduit avec une justesse pénétrante les mille nuances du dialogue,
t.
René Doumic.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Le Sénat s'est mis avec ardeur à voter le budget que lui a envoyé,
aux environs de la fête nationale, la Chambre des députés. Quel
budget? A la date où nous sommes, c'est celui de 1921 qui devraitdéjà
venir en discussion ou, tout au moins, être déposé. Répondant à
d'instantes prières de M. Jenouvrier, de la Commission des fmances>
et de M. Léon Bourgeois lui-même, le gouvernement a promis
d'effectuer ce dépôt avant la séparation des Chambres. On ne peut
que le remercier vivement' d'une aussi sage résolution. Il est temps
que les bonnes règles budgétaires reprennent leur empire et que les
finances publiques soient remises, dans les pays alliés, à l'école de
l'ordre et de l'économie. M. Lloyd George disait, ces jours derniers,
aux Communes : « Les charges résultant d'un grand succès, même
plus lourdes, sont plus aisément supportées que celles d'une défaite.»
Sans doute, et la victoire apporte avec elle une confiance, une force
d'action, des certitudes d'avenir, qui rendent moins pénibles les diffi-
cultés présentes. Mais encore devons-nous réduire au minimum les
charges qui sont la dure rançon de notre grand succès et, pour
assurer cette réduction, nous avons une double tâche à remplir :
gérer notre budget dans un esprit d'économie féroce, mettre la
même rigueur à exiger de l'Allemagne qu'elle s'acquitte de sa dette,
c'est-à-dire qu'elle paie nos pensions militaires et qu'elle répare nos
dommages. A défaut de ces deux conditions, les impôts votés, si
formidables qu'ils soient déjà, seront insuffisants pour rétablir
l'équilibre budgétaire et la France sentira bientôt ses épaules fléchir
sous un poids intolérable.
Le rapporteur général du Sénat, M. Paul Doumer, auquel le Pré-
sident de l'Assemblée a adressé, au milieu d'applaudissements una-
Copyright by Raymond Poiacaré, 1920.
662
REVUE DES DEUX MONDES.
nimes, les plus justes félicitations, a lumineusement exposé, dans
son travail écrit et dans ses explications verbales, la grave situa-
tion à laquelle nous avons à faire face, afin de revenir, suivant son
expression, à des finances de paix. Vivre d'emprunts onéreux,
a-t-il dit, dépenser sans comptabilité et sans contrôle, gaspiller avec
insouciance des ressources dont on pourrait faire un usage profitable
au pays, ce sont choses qu'une guerre de quatre ans a malheureuse-
ment fait entrer dans les pratiques quotidiennes, qu'elle a pu jusqu'à
un certain point rendre excusables, mais qui ne sauraient se perpé-
tuer. M. Doumer s'est défendu d'être pessimiste et il a fortement
montré toutes les raisons que nous avons d'avoir dans les destinées
de la France une foi inébranlable. Mais il a pris soin d'ajouter que, si
nous avons la ferme volonté de hâter la reconstitution nationale, nous
devons commencer par ouvrir les yeux aux réalités ; et les réalités ne
sont pas très joyeuses.
En 191 4, au moment où l'Allemagne a jeté l'Autriche sur la Serbie,
l'état économique de la Fiance était des plus satisfaisants. Le crédit
de l'État était indiscutable et indiscuté! Celui delà Banque de France
n'était pas moins solide. Au delà comme en deçà de nos frontières,
les billets qu'émettait cet établissement avaient la même valeur que
l'or. Notre dette publique, bien que fort accrue depuis 1870 par les
lourdes dépenses de la paix armée, ne dépassait pas une trentaine
de milliards; elle demeurait, en somme, proportionnée à la fortune
publique et, lorsqu'à la veille de la guerre les arrérages de cette dette,
joints aux dépenses administratives et militaires, avaient porté le
budget annuel au-dessus de cinq milliards, ce chiffre nous avait, sans
doute, paru excessif, et nous avions tous exprimé le vœu qu'on
s'empressât de le réduire, mais personne n'avait éprouvé, sur le
sort de nos finances, de sérieuses appréhensions.
A ce tableau d'bier, le rapporteur général a opposé la sombre
peinture de nos charges actuelles. Notre dette publique, intérieure
et extérieure, perpétuelle ou à terme, consolidée ou flottante, y
compris les avances des Banques de France et d'Algérie, s'élève à
233 milliards 729 millions. Encore, dans ce chiffre effroyable, le
montant de la dette extérieure est-il calculé au pair. Si nous étions
obligés de rembourser nos créanciers étrangers, avant que la valeur
du franc se fût relevée, et s'il fallait nous procurer du dollar, de la
livre, du franc suisse ou espagnol au cours, par exemple, du 15 juillet,
notre dette extérieure, qui est de 34 milliards 296 millions, s'en trou-
verait à peu près doublée.
REVUE. — CHRONIQUE. 663
Retranchons de ce total formidable les 30 milliards qui représen-
taient notre dette d'avant-guerre, nous aurons, en calculant au pair,
plus de 203 milliards de dettes nouvelles, contractées depuis six ans
et naturellement employées à couvrir, jusqu'à due concurrence, les
dépenses exceptionnelles qu'ont entraînées les hostilités. Du
in août 1914 au 31 juillet 1920, nous avons dépensé 233 mil-
liards 300 millions. Avant la guerre, les budgets avaient, en dix ans,
passé de 3 milliards 565 millions à 5 milliards 191 millions. Si la
même progression s'était simplement poursuivie, nous aurions dé-
pensé, en six ans, du 1er août 1914 au 31 juillet 1920, 33 milliards au
lieu de 233. Restent donc 200 milliards de dépenses supplémen-
taires, que nous a imposées l'agression de l'Allemagne et que le
traité de Versailles ne nous permet pas de réclamer aux vaincus.
Loin de moi la pensée de mettre dans cette constatation la moindre
amertume. En adhérant aux quatorze points de la doctrine wilso-
nienne, l'Angleterre et la France se sont interdit d'imposer à l'Alle-
magne aucune indemnité pénale et même aucune indemnité corres-
pondant aux frais de guerre proprement dits. Cette renonciation à
une réparation légitime n'a pas été sans une magnifique contre-
partie, puisqu'elle nous a valu le concours sans réserve de l'Amé-
rique et de son armée; et nous ne devons pas oublier qu'avant
d'apporter cette grave restriction à nos espérances et à nos droits,
le Président Wilson avait longtemps envisagé avec faveur une paix
qui nous eût été singulièrement moins profitable et dans laquelle il
n'y aurait eu ni vainqueurs ni vaincus. Mais enfin voilà deux cents
milliards que nous avons dépensés en quatre ans parla faute de l'Al-
lemagne et dont le poids va indéfiniment grever nos finances et
alourdir notre activité. N'est-ce pas assez pour que nous soyons, du
moins, fondés à exiger que les autres frais, mis par le traité à la
charge de l'Allemagne, ceux des pensions militaires et ceux des ré-
parations, nous soient intégralement remboursés?
Du haut de la tribune du Sénat, M. Paul Doumer a déclaré, au
milieu des acclamations, que jamais le pays n'accepterait, dans cette
question vitale, ni compromis, ni rabais arbitraires. 11 n'a voulu pro-
noncer aucun chiffre, bien qu'il connût, comme nombre d'initiés,
ceux que l'on murmure, et qui ont été, sinon définitivement arrêtés,
du moins sérieusement examinés à la conférence de Boulogne.
Pressé de questions par MM. Doumer et Ghéron, le ministre des
Finances s'est borné à répondre que rien n'était signé et M. Mille*
rand a, deux jours plus tard, confirmé cette assurance. Rien n'est
664 REVUE DES DEUX MONDÉS.
signé, félicitons-nous en. Mais les funestes théories de M. Keynes
se sont de plus en plus substituées, dans les entrevues des Alliés,
aux stipulations du traité et à l'idée maîtresse d'une créance rigou-
reusement égale au montant des dommages. S'il arrivait que, sur un
chiffre qu'auraient déjà scandaleusement réduit les accords entre
Alliés, les Allemands fussent appelés à présenter leurs observations
et qu'on transigeât encore avec eux, ce serait pour le pays une telle
déception qu'il ne la pardonnerait à personne. C'est ce qu'a merveil-
leusement montré M. Ribot au cours de la discussion du budget.
Jamais l'éloquence de l'illustre parlementaire n'a été mieux inspirée.
C'était un émouvant spectacle que de voir, à la fin d'une longue
séance caniculaire, ce beau vieillard de soixante-dix-huit ans, monter
allègrement à la tribune, y redresser sa haute taille ordinairement
un peu courbée et ramener dans toute l'assemblée, par sa seule pré-
sence, un silence respectueux. Sans une seule note sous la main, il
commença de parler. D'une voix qu'on croirait un peu faible, si l'on
ne savait qu'elle ne s'abaisse jamais que pour être mieux écoutée, et
qu'elle met très adroitement en valeur les moindres nuances de la
pensée, il s'expliqua sur tous les sujets d'inquiétude que nous ont
apportés les événements de ces dernières semaines. Son discours
fut un chef-d'œuvre de bon sens et de clarté, de finesse et de tact.
L'orateur rendit à l'énergie et à l'opiniâtreté de M. Millerand un
hommage mérité; il adressa quelques tendres reproches à la poli-
tique de M. Lloyd George ; et il analysa avec une douceur impitoyable
la conduite de l'Entente en Orient, en Russie, en Pologne et à Spa.
Malgré la sévérité du jugement porté sur des décisions auxquelles la
France avait été associée, M. Millerand a eu la bonne grâce de com-
prendre que les critiques de M. Ribot étaient, en réalité, dirigées
contre d'autres que lui et il l'a remercié de son réquisitoire. Le Pré-
sident du conseil peut, à la vérité, tirer, non seulement des obser-
vations qu'a présentées M. Ribot, mais de l'adhésion unanime qu'y
a donnée le Sénat, la force nécessaire pour résister au courant dans
lequel, depuis cinq mois, on essaie de l'entraîner et dont je n'ai pas
cessé de montrer ici les dangers.
L'autre jour, M. Asquith déclarait au Parlement britannique :
« Quelque forme de langage qu'on emploie, la Conférence de Spa a
bien été, en fait, une Conférence pour la revision des conditions du
traité. » Chut ! a répondu M. Lloyd George : « C'est là une déclara-
tion très grave par l'effet qu'elle peut produire en France. Je ne
puis la laisser passer sans la contredire. » Contradiction de pure
REVUE. — CHRONIQUE. 6GS
forme, faite par courtoisie vis-à-vis de nous, mais qui malheureuse-
ment ne change rien au fond des choses. Chaque fois que le « Conseil
suprême » s'est réuni, il a laissé sur la table de ses délibérations
quelques morceaux épars du traité.
L'expérience suffit. Arrêtons-nous là. A quoi bon donner main-
tenant un nouveau rendez-vous aux Allemands pour causer avec eux
des réparations? Nous sommes fixés aujourd'hui sur leurs intentions
et sur leur tactique. M. Ribot a rappelé que le docteur von Simons
lui-même avait pris soin de nous prévenir qu'à l'heure actuelle
l'Allemagne ne pouvait faire de propositions acceptables ; et, en
effet, après qu'elle a eu l'effronterie de remettre à la Commission
des Réparations un mémoire où elle évalue nos dommages à sept
milliards deux cent vingt-six millions de marks, comment espérer
qu'elle puisse nous offrir spontanément autre chose que des chiffres
ridicules? Ridicules, c'est l'épithète dont se servait M. Raphaël-
Georges Lévy dans le discours, concis'et vigoureux, où il a, à la fois,
démontré la mauvaise volonté de l'Allemagne et démasqué sa comédie
d'indigence ; et il a conclu, lui aussi, qu'il fallait nous garder d'aller
à Genève. Puissent ces judicieux conseils être entendus des Alliés !
La conférence de Spa, dont l'objet essentiel devait être le pro-
blème des réparations, a porté à peu près sur tout, sauf sur cette
question primordiale ; et j'ai le vif regret d'être obligé de dire qu'elle
a malheureusement justifié les craintes qu'elle m'avait inspirées. On
avait précédemment passé condamnation sur la livraison des officiers
coupables; personne ne sait même plus aujourd'hui s'ils seront
poursuivis devant les juridictions allemandes. Avant la réunion,
M. Millerand avait été chargé par le Conseil suprême de signifier à
l'Allemagne qu'elle devait désarmer sans nouveaux retards. La Confé-
rence, après une longue et âpre discussion, a brisé cette résolution
d'un jour et elle a accordé à l'Allemagne un délai supplémentaire qui
doit se prolonger, par une série de paliers, jusqu'au 1er janvier de
l'an prochain. Dans l'intervalle, le monde aura le temps de s'écrou-
ler; et déjà, en présence des événements de Pologne, qui n'ont pas
été une grande surprise pour elle, l'Allemagne nous a donné à
entendre qu'il allait lui être impossible d'exécuter ses nouveaux
engagements, qu'elle avait besoin de ses troupes pour maintenir
l'ordre chez elle et qu'elle allait même, sans doute, être obligée d'en
envoyer en Prusse orientale. Comment se peut-il qu'à Spa, les chefs
des gouvernements alliés n'aient pas tous aperçu, d'avance, les
redoutables inconvénients du répit qu'ils laissaient à l'Allemagne?
CCC BEVUE DES DEUX MONDES.
Le « Conseil suprême » aurait-il donc des yeux pour ne pas voir et
des oreilles pour ne pas entendre?
Le protocole relatif au charbon n'est pas beaucoup plus satisfai-
sant. Ce n'est pas que les quantités admises soient très sensiblement
inférieures à celles qu'avait fixées la Commission des Réparations;
avec les unes comme avec les autres, la France recevrait environ
quatre-vingts pour cent de ses besoins et les différences sont trop
légères pour qu'on s'y arrête ; mais ce qui est grave, le voici. Aux
termes du traité, l'Allemagne devait livrer à la France, d'abord sept
millions de tonnes de charbon par an, pendant dix ans, puis, en
outre, chaque année, un tonnage égal à la perte subie sur les mines
du Nord et du Pas-de-Calais. La Commission des Réparations avait
toutefois la faculté de différer ou même d'annuler nos demandes, si
elle jugeait que l'industrie allemande risquait d'en trop souffrir.
Usant de ce droit, elle a longuement entendu les experts allemands;
elle a fini par se mettre d'accord avec eux; elle a établi des chiffres
mensuels réduits, qu'ils ont acceptés; et|elle a notifié au gouver-
nement allemand un programme de livraisons, qui, aux termes
du § 14 de l'annexe II, était exécutoire, aussitôt communiqué.
Les quantités prévues à ce programme n'ont pas été fournies.
La commission a pris alors, pour la première fois depuis sa nais-
sance, une grave détermination : elle a constaté officiellement que
l'Allemagne n'avait pu remplir ses engagements et elle en a prévenu
les gouvernements alliés. Elle agissait ainsi dans la plénitude de ses
droits, en vertu du § 17 de la même annexe: « En cas de manque-
ment par l'Allemagne à l'exécution qui lui incombe de l'une quel-
conque des obligations visées à la présente partie du présent traité,
la commission signalera immédiatement cette inexécution à chacune
des Puissances intéressées, en y joignant toutes propositions qui lui
paraîtront opportunes au sujet des mesures à prendre. » Dans sa
lettre du 30 juin, la commission disait aux gouvernements qu'elle
ne croyait pas devoir formuler elle-même ces propositions, mais elle
ajoutait que, étant donné l'intérêt général qui s'attachait à la fourni-
ture du charbon dû au titre des réparations, elle jugeait désirable que
les mesures nécessaires fussent prises d'un commun accord entre
les Puissances alliées.
Qu'avaient à faire les gouvernements au reçu de cet avertisse-
ment solennel? Leur droit et leur devoir leur étaient indiqués par
le paragraphe 18, dont je m'excuse de reproduire le mauvais
français : le traité, hélas 1 est le plus souvent traduit de l'anglais:
BEVUE. CHRONIQUE. 6G7
« Les mesures que les Puissances alliées et associées auront le
droit de prendre, en cas de manquement volontaire par l'Alle-
magne et que l'Allemagne s'engage à ne pas considérer comme
des actes d'hostilité, peuvent comprendre des actes de prohibitions
et de représailles économiques et iinancières et, en général, telles
autres mesures que les gouvernements respectifs peuvent estimer
nécessitées parles circonstances. » Les sanctions sont donc laissées
à la libre appréciation des gouvernements alliés. Le mot « respectifs »
indique même qu'après la constatation officielle du manquement,
chaque gouvernement intéressé est maître de prendre seul les
mesures qu'il juge le plus convenables à la défense de ses droits.
Je comprends que, par déférence vis-à-vis des Alliés et par égard
pour la commission, le gouvernement français n'ait pas revendiqué
le privilège d'une action séparée, mais il n'aurait pas violé le traité
en prenant isolément ses garanties. En tout cas, la lettre de la com-
mission, si elle recommandait l'accord entre les alliés, concluait à
l'adoption de mesures immédiates: elle excluait formellement l'idée
de toute conversation nouvelle avec les Allemands. Aussitôt saisis,
qu'ont fait cependant les gouvernements? Tranchons le mot, ils
ont désavoué la commission. Elle joue décidément de malheur avec
eux. Non seulement les Alliés n'ont pas pris sur-le-champ les sanc-
tions qu'elle les invitait à prendre, mais ils se sont, tout de suite
montrés beaucoup plus bienveillants qu'elle envers l'Allemagne.
Ils ont remanié les chiffres, ils ont accordé à l'Allemagne une
prime de cinq marks or par tonne et, chose encore plus inexplicable,
ils ont consenti à lui faire, en contre-partie du charbon qu'elle s'en-
gageait à livrer incomplètement, des avances importantes, qui incom-
beront surtout à la France et imposeront à notre trésorerie une
charge supplémentaire de plus de deux cents millions par mois. Il
n'y avait aucun motif valable pour joindre ainsi la question du char-
bon et celle des avances. Le traité nous assure le charbon; le char-
bon nous est dû. Si les Alliés pensent que, pour aider l'Allemagne à
se relever, il est opportun de lui faire des avances, qu'ils les fassent,
du moins, dans la proportion de leur moyens. C'est un défi au bon
sens d'en répartir le poids entre eux en raison directe des pertes
qu'ils ont subies et d'en imposer la plus large part à la France, sous
prétexte qu'elle reçoit plus de charbon que les autres; car pourquoi,
s'il vous plaît, reçoit-elle ou doit-elle recevoir plus de charbon?
Parce que ses mines ont été détruites par l'ennemi commun. Aucun
crédit, du reste, ne peut être ouvert à l'Allemagne que par les
6G8
rtEVUE DES DEUX MONDES.
Chambres elles-mêmes et si jamais les Chambres sont saisies de ce
projet inique, qui priverait de ressources indispensables les régions
dévastées, un accueil assez froid sera, j'imagine, réservé à une com-
binaison qui fait de la France créancière une prêteuse malgré elle.
Mais le principal danger vient de ce qu'il y a, dans la décision de
Spa, un recul inexplicable par rapport à la position qu'avait prise, à
Paris, la Commission des réparations. Le jour même où, pour appli-
quer le traité, nous devions recourir à des sanctions immédiates,
nous les avons ajournées à trois mois. Personne assurément ne rend
M. Millerand responsable de cette fâcheuse retraite. Le traité prévoit
des sanctions, mais ne les spécifie pas. Pour les appliquer dans les
conditions recommandées par la Commission, c'est-à-dire d'accord
avec les Alliés, il fallait pressentir les gouvernements, et quelques-
uns de nos amis étaient toujours tentés de renvoyer au lendemain
l'emploi de la manière forte. Le protocole de Spa a, du moins, précisé
les sanctions que le traité laissait dans le vague. Par là, il ne nous a
donné aucun droit nouveau vis-à-vis de l'Allemagne et nous n'aurions
pas dû, par conséquent, accepter, sur ce point, les réserves du doc-
teur von Simons. C'est vis-à-vis des Alliés que la précision du proto-
cole nous offre un avantage : ils admettent aujourd'hui publique-
ment que, si l'Allemagne ne nous livre pas en trois mois les quantités
de charbon prévues, nous occuperons la Ruhr ou toute autre partie
du territoire allemand. Cette sanctionne sera malheureusement pas
automatique; il restera nécessaire de s'entendre, entre alliés, sur la
région à occuper, sur la date, sur les modalités ; nous ne pouvons
néanmoins mépriser le résultat obtenu. Pourquoi faut-il seulement
que nous le payions si cher ?
A la Chambre, MM. Blum, Loucheur et Tardieu ont assez vive-
ment interrogé M. Millerand sur les singularités de cette convention.
Le Président du Conseil a posé la question de confiance et le débat a
fini par prendre la tournure d'un conflit personnel entre ceux qui ont
négocié le traité de Versailles et ceux qui sont aujourd'hui chargés
de l'exécuter. L'heure n'est cependant favorable ni aux satires ni aux
apologies. Prenons les faits tels qu'ils sont et tirons-en le meilleur
parti possible. Nous avons un instrument diplomatique. Servons-
nous en pour rappeler à nos alliés leurs engagements, aussi bien
qu'à nos anciens ennemis leurs obligations. Si la paix de Versailles
implique une création continue, tâchons de créer et ne démolis-
sons pas.
Par malheur, c'est le monde entier qui reste à créer, car c'est lu
REVUE. CHRONIQUE. 669
que la guerre a ébranlé jusque dans ses fondements, et dans le tour
d'horizon que les Chambres ont fait, sur les indications de M. Mille-
rand, après la conférence de Spa, elles ont encore aperçu bien des
décombres et bien des périls menaçants. Peut-être les nouvelles
d'Orient sont-elles un peu moins mauvaises. Le Sultan s'est résigné
à signer le traité de Sèvres; les troupes nationalistes qui avançaient,
en Anatolie, vers les rives du Bosphore, ont été tenues en respect
par l'armée grecque, qui est venue, d'autre part, occuper Andrinople.
Les Alliés vont avoir le temps de souiller; qu'ils n'en profitent pas
pour s'endormir. Si grand que soit le génie politique de M. Veni-
zelos et si vaillantes que soient ses divisions, nous ne pouvons
imposer à la Grèce la tâche écrasante de maintenir seule l'ordre en
Thrace et en Asie-Mineure. Comme ce n'est pas, d'ailleurs, la signa-
ture du Sultan qui ramènera la tranquillité en Arménie ou qui pro-
tégera la Perse contre la marée bolchevique, il est probable que le
traité avec la Turquie nous ménagera plus de surprises encore que
celui de Versailles. Que les Alliés se préparent à reprendre pour
longtemps, là-bas comme en Europe, le rôle difficile de créateurs.
Qu'ils n'oublient pas surtout que la première condition pour y
réussir est d'apporter tous, avec la même bonne grâce, quelques
tempéraments à leur égoïsme national. M. Lucien Hubert, rappor-
teur du budget des Affaires étrangères, et M. Ribot lui-même ont
insisté sur les sacrifices auxquels la France a consenti dans le
Levant, malgré la gloire et l'ancienneté de ses traditions. Elle est
arrivée à la limite des concessions acceptables. Nous ne pouvons
abandonner la Syrie, a déclaré M. Ribot aux applaudissements du
Sénat ; et, comme M. Millerand, il s'est félicité de la loyauté parfaite
avec laquelle M. Bonar Law s'expliquant, aux Communes, sur
l'action du général Gouraud, a reconnu notre pleine liberté dans
l'exercice de notre mandat. Il est seulement fâcheux qu'on ait tant
tardé à réprimer les intrigues de l'émir Feyçal. A la différence des
ballons, les personnages en baudruche demandent quelquefois plus
de temps pour se dégonfler que pour se remplir de vent. Si le
général Gouraud avait été autorisé à occuper la Bekaa, lorsqu'il le
croyait nécessaire, nous n'aurions pas eu à entreprendre, ces jours
derniers, des opérations de guerre et les populations qui nous ont
appelés en Syrie n'auraient pas, pendant de longs mois, désespéré
de notre protection. Mais l'Angleterre et nous, nous avions admis ce
jeune Bédouin à la Conférence de la paix ; nous l'avions traité
comme un grand prince musulman; et le jour où, enivré de notre
670 REVUE DES DEUX MONDES.
encens, il s'est regardé comme le maître de Damas et s'est fait
proclamer roi, nous avons eu quelque peine à nous déshabituer de le
prendre au sérieux. C'est ainsi que le grand- prêtre du temple finit
par adorer l'idole dont il montre de loin la statue au peuple. La statue
est brisée. Tâchons maintenant de ramener en Syrie la paix et la
prospérité.
Mais c'est vers le centre de l'Europe que sont aujourd'hui dirigées
les plus redoutables entreprises de désordre et de destruction; et
l'armistice que Tchitcherinea, au nom du gouvernement des Soviets,
accordé à la Pologne, ne doit pas nous faire illusion sur les graves
événements qui se déroulent depuis des semaines avec la régularité
ininterrompue d'une force naturelle. Au moment même où le mes-
sage de Moscou était capté par toutes les stations de télégraphie
sans fil, Trotzky avertissait l'univers que la Pologne allait cesser de
former tampon, au profit de l'Europe, contre la Russie soviétique et
qu'elle était destinée à devenir le pont rouge par où la révolution
sociale gagnerait bientôt l'Occident. Hier, les missions que la
Grande-Bretagne et la France ont tardivement décidé d'envoyer à
Varsovie devaient avoir pour tâche essentielle de se renseigner sur
les besoins militaires de la Pologne, de lui procurer des instructeurs
et du maté riel, de l'aider à réorganiser son état -major, à recons-
tituer son armée et à sauver son territoire ; aujourd'hui, elles ont
à veiller sur sa liberté morale et sur son indépendance politique.
Le gouvernement des Soviets a, il faut en convenir, manœuvré avec
une habileté un peu humiliante pour les vieux cabinets européens.
Il a commencé par envoyer Krassine à Londres et par amuser
M. Lioyd George avec des négociations économiques. Puis, il s'est
jeté, avec une rapidité foudroyante, sur la Pologne, dont le front,
étendu et aminci, était incapable de résistance ; et, lorsque M. Lloyd
George, éclairé sur l'imminence du danger, a voulu subordonner la
continuation de ses pourparlers commerciaux à la conclusion d'un
armistice dont il poserait lui-même les termes, le gouvernement de
Moscou lui a répondu de haut : « Laissez-nous faire. Nous ne vous
connaissons pas. Nous ne connaissons pas davantage la Ligue des
Nations. Nous n'avons cure ni d'elle ni de vous. Nous n'acceptons,
dans notre différend avec la Pologne, aucune intervention étrangère.
Nous sommes prêts à entrer en relations directes avec les Polonais.
Nous n'avons d'autre ambition que d'établir des rapports fraternels
entre les masses laborieuses des deux pays dont les armées s'affron-
tent, en ce moment, sur les champs de bataille. » M Millerand a
REVUE. CHRONIQUE. 671
traité cette réponse d'insolente. M. Lloyd George a voulu n'y voir
que de l'incohérence. Elle était cependant dune très puissante
logique et la rapidité avec laquelle Moscou a accueilli la demande
d'armistice présentée par la Pologne, la cessation immédiate des
hostilités, l'obéissance instantanée de l'armée rouge, ont prouvé
avec quel art les Bolcheviks poursuivent la réalisation de leurs
desseins. Ils peuvent maintenant affecter de se montrer bons princes,
offrir généreusement de reprendre les négociations économiques,
sourire à ceux qu'ils dédaignaient, réclamer la livraison du général
Wrangel, et s'installer, les coudes sur la table, au milieu des confé-
rences européennes.
En même temps, voilà la Pologne conduite par eux à la croisée
des chemins. Sera-t-elle ramenée, par ruse ou par force, sous la
tyrannie d'une nouvelle Puissance moscovite, plus impériale encore
que l'ancienne? Restera-t-elle, au contraire, tournée vers l'Entente,
dont la victoire a seule permis sa résurrection? Avant l'armistice,
MM. Lloyd George et Asquith disaient eux-mêmes, avec raison, que
l'édifice tout entier de la paix européenne allait se trouver ou conso-
lidé ou renversé, suivant que la Pologne échapperait, ou non, à la
défaite et au démembrement. Le sort de ce trop fragile édifice ne
dépend pas moins du règlement qui interviendra pour rétablir
l'ordre dans l'Est de l'Europe. Que les Bolcheviks arrivent sur les
frontières d'Allemagne, par infiltration ou par endosmose, au lieu
d'y parvenir par l'écrasement de la Pologne, les conséquences
n'en seront pas beaucoup plus favorables. Dans l'état de trouble
intérieur où elle est, l'Allemagne ne peut guère attendre de ce
voisinage immédiat que des causes surabondantes d'agitation et
de désarroi. Soit que le spartakisme s'y développe par contagion,
soit que l'impérialisme s'y relève par l'exploitation de la peur et y
réclame, comme le font déjà la Deutsche Zeitung et autres feuilles
nationalistes, un nouveau partage de la Pologne entre l'Allemagne
et la Russie, dans les deux cas, les Alliés et, en particulier, la
France, seront menacés dans leur sécurité. Ne nous laissons donc
pas aller, une fois de plus, à croire que la Providence de l'Entente
se chargera de tout arranger à notre profit, sans que nous fassions,
de notre côté, le moindre effort pour nous aider nous-mêmes.
Je sais bien qu'à Londres et même un peu à Paris, on reproche
au Gouvernement du maréchal Pilsudski de s'être laissé entraîner au
mirage de Wilna et de Kief et d'avoir rêvé, pour une Pologne, à peine
sortie de son tombeau séculaire, des destinées trop grandioses.
672 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Millerand a répondu avec raison que ce n'était pas le momeRt
d'adresser à nos amis de Varsovie des critiques rétrospectives.
Ajoutons que leur expédition militaire n'était peut-être pas tout
à fait sans excuse : ils savaient l'armée rouge massée sur leurs fron-
tières et se sentaient à la merci d'une agression prochaine. Quelles
qu'aient pu être, d'ailleurs, leurs imprudences ou leurs fautes,
elles n'effacent pas les nôtres, qui sont plus anciennes et plus graves.
Angleterre et France, nous n'avons pas su avoir une politique com-
mune en Pologne. Au printemps de 1919, pendant la conférence de
Paris, M. Lloyd George a obstinément rejeté les rapports unanimes
des experts sur la question de Dantzig et, comme le remarque très
justement le Times, il a ainsi désarmé M. Paderewski dans la lutte
courageuse que l'ancien Président du Conseil polonais soutenait alors
contre le bolchévisme. Depuis lors, à plusieurs reprises, et tout
récemment encore, à Spa, le Premier Ministre britannique a pris,
vis-à-vis de la Pologne, un ton qui n'était pas pour plaire à une
nation légitimement fière, rendue un peu ombrageuse par la longue
durée de ses souffrances. Nous-mêmes, avons-nous toujours apporté
dans nos conseils toute la délicatesse nécessaire? Tant vis-à-vis de la
Pologne que vis-à-vis de beaucoup de nos alliés européens, avons-
nous été sans cesse aussi amicalement attentifs que nous devions
l'être? N'avons-nous pas, jusque dans le texte des traités, paru
opposer les « Principales Puissances » aux « Puissances à intérêts
limités? » N'avons-nous pas, nous aussi, parlé des Big four et fait du
«Conseil suprême » un Olympe inaccessible aux «petites nations? »
Nous avons fondé ou ressuscité des États ; nous avons jeté, au sein
d'une Europe transformée, les germes de nationalités autonomes ;
mais nous avons cru qu'il suffisait d'une chiquenaude pour déclen-
cher un mouvement perpétuel, uniforme et rythmé. C'est cependant
un principe élémentaire de physique et, sans doute, aussi de psy-
chologie que toute force qui cesse son action ne produit plus de tra-
vail. Remettons-nous enfin à veiller attentivement sur les peuples qui
nous doivent la vie et qui pourront être, un jour, à nos côtés, les
meilleurs défenseurs de la nôtre.
Raymond Poincaré.
Le Directeur-Gérant i
René Doumic.
LA
CANONISATION DE JEANNE D'ARC
En 1911, je terminais mon livre sur Jeanne d'Arc par ces
mots : « Nous ne sommes qu'à l'aube des temps qui
verront s'accomplir indéfiniment sa mission. » Depuis
lors, la guerre a évoqué, à chacune de ses heures tragiques, la
figure de Jeanne d'Arc. A peine la guerre est-elle terminée,
que le Saint-Siège, en proclamant et en célébrant la canonisation
ne Jeanne d'Arc, lui reconnaît une éternelle actualité. Jeanne
d'Arc est vivante parmi les générations : elle devient désormais
un sujet d'édification pour tous les catholiques comme elle est
un sujet de méditation pour tous les hommes. Même en nous
tenant à « l'humaine prudence, » — pour parler comme Jean
Gerson, quand on lui soumit le problème de Jeanne d'Arc, —
nous pouvons rappeler les paroles de cet homme de bon sens :
« Il n'est ni impie, ni déraisonnable de penser que cette jeune
fille est une envoyée de Dieu... Nous soutenons la cause juste;
faisons qu'elle mérite toujours d'être victorieuse... Faute de
vertu, de foi, de reconnaissance, ne stérilisons pas ce miracle 1... »
Le fait de la canonisation de Jeanne d'Arc, au moment où
la France vient de passer par des angoisses pareilles à celles qui
et Teignaient le cœur de la « bonne Lorraine, » la proclamation
des vertus de l'héroïne sous le dôme de Saint-Pierre, la pompe
qui accompagna cette consécration, le concours immense des
pèlerins et l'adhésion solennelle de toute la catholicité, l'ensemble
de ces circonstances extraordinaires est incontestablement à
l'honneur de notre pays et de l'idéal qui a toujours été le sien.
Essayons donc de fixer le souvenir de cette page de notre
histoire et d'ajouter comme un nouveau chapitre à la biographie
de Jeanne d'Arc : ;i l'exposé des quatre mystères de la forma-
TOME LVIII. — 1920. 43
074 REVUE DES DEUX MONDES.
tion, de la mission, de V abandon et de la condamnation, joignons
celui du grand fait qui vient de s'accomplir sous nos yeux, la
canonisation.
I
Le culte des ancêtres, et en particulier le culte des grands
hommes, est inhérent à -toute société humaine. Ces sociétés ne
sont pas d'un jour : elles remontent le plus haut qu'elles peuvent
dans leur passé et se prolongent le plus loin qu'elles peuvent
vers l'avenir. Les monuments consacrés aux morts illustres
couronnent les capitales de la civilisation. Les Panthéon, les
Westminster Àbbey gardent, pour les générations futures, le
souvenir glorieux des âmes bienfaisantes.
Aux Etats-Unis, la mémoire de Washington/ mort depuis un
peu plus d'un siècle et qui, par conséquent, n'a rien de légen-
daire, est présente dans toutes les grandes circonstances. Son
corps est conservé sur les rives du Potomac et il est salué par
les navires et par les passagers qui montent et descendent le
cours du fleuve.
Quand, il y a huit ans, à la tète d'une mission qui allait
célébrer en Amérique le souvenir d'un autre fondateur, Cham-
plain, je fus reçu par le Président de la République, M. Taft, il
ne crut pouvoir me faire un plus insigne honneur que de m'aulo-
riser à pénétrer dans la tombe de Washington. Au nom de la
France, je déposai une palme sur le tombeau de l'ami de
Lafayette. A peine avais-je pénétré dans l'étroit caveau qu'une
atmosphère d'au-delà me saisit : c'était le souffle venant de la
tombe du héros, celui des vertus auxquelles aspire religieuse-
ment l'àme américaine : le courage, la persévérance, l'esprit
de bienveillance et de justice, la modération. Je me trouvai
dans la communion immédiate de l'être disparu, beaucoup plus
intimement même que dans les chambres de Mount Vernon
»;i les reliques et les formes de sa vie matérielle sont couser-
s. Tant est supérieure à tout la puissance de l'Idée I Les
léritea du grand serviteur de l'humanité fleurissaient dans ce
sombre asile. J'étais face à face avec son essence même. De ces
courtes minutes, j'emportai une impression ineffaçable; car J
j'avais subi l'autorité de ces sentiments- forces, moteurs puissants
de toute activité humaine»
LA CANCfNISATXOJS DE JEANNE d\\RC. 675
Par le souvenir, par l'histoire et par le culte, les générations
passées se rapprochent des générations présentes et les élèvent
jusqu'à elles. Le genre humain n'a d'unité que par là. Et
c'est pourquoi il s'attache ^y^c une ferveur toujours renouvelée
à la mémoire et à la présence de ses grands morts.
Il ne lui parait pas qu'ils vivent assez, s'ils ne vivent que
dans leur tombe. 11 les veut a la fois plus haut et plus près, —
dans l'infini qui l'environne lui-même et où il cherche la survie
de son àme immortelle. Il les dépouille de leur chair putréfiée
et de leurs ossements en poussière. Sa mémoire restant fidèle a
leur mémoire, c'est dans je ne sais quels Champs-Elysées qu'il
voit leurs ombres errantes et, dès l'antiquité, il les a sanctifiées.
Hic minus, oh patr'mm pugntméo ruinera passi;
Quique mccrdotes casii, dum vita manebat ;
Quiquc pii rates, et Phoebo di<jna locuti;
Inventas oui qui vitara exc'd.tere per artes,
Quique sui memores alios fecere merendo :
Omnibus his nivea cinguntur tempora vitta (1).
Socrate, dans un de ces dialogues rapportés par Platon et
où il jouait déjà sa vie, Eutyphron ou la Sainteté, aborde hardi-
ment le problème de la vertu dans ses rapports avec la divinité.
Il proclame le Saint supérieur aux Dieux de l'Olympe et, par
une argumentation irrésistible, fonde uniquement sur une
conception très noble de l'idéal humain, cette consécration sou-
veraine que le peuple traduit en ces termes : « être agréable
aux dieux. » C'est la sainteté des philosophes.
A cette même source socratique, mais par l'intermédiaire
d'Aristote, non de Platon, remonte l'étonnante théorie des grands
hommes et de la sainteté dont se sont emparés certains théolo-
giens du moyen âge. Elle leur étaitvenue par l'intermédiaire des
philosophes arabes. D'après la tradition aristotélique,' ils admet-
taient que Dieu, qui a créé le monde et le genre humain, con-
serve avec celui-ci des contacts directs par l'élection des grands
hommes ou des saints qui reçoivent le privilège d'une intelligence
particulièrement avertie des desseins de la divinité et qu'ils nom-
maient « l'intellect actif. » « Il s'agit, disaient ces philosophes,
d'individus humains dont la substance célébrale est extrêmement
(1) Virgile, Enéide, M>. VI, 660.
676 BEVUE DES DEUX MONDES.
bien proportionnée par la pureté de sa matière et la complexion
particulière à chacune de ses parties, par sa quantité et sa posi-
tion... L'individu ainsi désigné doit posséder une intelligence
humaine toute parfaite et des mœurs humaines pures et
égales;... que sa pensée se porte toujours sur des choses nobles,
et qu'il ne se préoccupe que de la connaissance de Dieu, de la
contemplation de ses œuvres ; enfin que son âme soit dégagée
des choses terrestres et des ambitions vaines... Si l'intellect
actif (c'est-à-dire ce privilège d'élection) se répand surtout sur
la faculté imaginative, c'est ce qui constitue la classe des
hommes d'Etat qui font les lois, et aussi des devins, des augures,
de ceux qui font des songes vrais... Sache que chaque homme
possède nécessairement une faculté de hardiesse ; de même cette
faculté de divination par laquelle certains hommes avertissent
des choses graves qui doivent arriver. Ces deux facultés, c'est-
à-dire la faculté de hardiesse et la faculté de divination, doivent
être fortes surtout dans les prophètes. Lorsque l'intellect actif
(ou émanation divine) s'épanche sur eux, ces deux facultés
prennent une très grande force et tu sais jusqu'où est allé l'effet
produit par là : à savoir qu'un homme isolé s'est présenté har-
diment, avec son bâton, devant un grand roi pour délivrer une
nation de l'esclavage... (1) »
Dans ces derniers mots, c'est Moyse qui est visé, mais on
peut dire que tous les grands hommes, et en particulier les
saints, ont ce double caractère : l'esprit de divination et l'esprit
de hardiesse. Ils prévoient et ils agissent. La plupart d'entre eux
se sont sentis inspirés par une puissance intérieure échappant
aux procédures ordinaires de la raison. L'humanité qui les suit
de leur vivant, le plus souvent sans les comprendre, les honore
après leur mort. Elle n'est satisfaite d'elle-même que quand elle
a enfoncé leur souvenir à coups d'anniversaires dans sa propre
mémoire. Elle ne songe qu'à réparer les abandons et les injus-
tices dont ils ont été les victimes. « Ce qui fut l'instrument de
leur défaite devient l'instrument de leur triomphe. »
Ainsi se refont sans cesse les mailles toujours rompues de
(1) V. la doctrine de? philosophes arahes exposée dans les deux thèses de
M. L. Gauthier : Théorie d'Jbn Rock (Averroes), sur les rapports de la religion et
de la philosophie, Paris, Leroux, 1909; et Ibn Thofail. sa Vie, ses Œuvres, ibid. —
En ce qui concerne l'influence des philosophes arabes sur certains scolastiqucs,
V. Renan, Averroes el l'Averroïsme. — P. Mandonnat, Sifer de Brabant, etc.
LA CANONISATION DE JEANNE d'aRG. 677
la toile qui enchaîne l'œuvre des hommes à l'œuvre des grands
hommes et celle-ci à la volonté créatrice de la Divinité.
Que sont donc les Saints? — Ceux qui ont rendu un grand
service à l'humanité?
Sans doute. Mais il faut en outre que cette bienfaisance ait
été suscitée en eux par un grand amour, par une subordination
directe et volontaire aux lois profondes qui gouvernent le monde.
Tous les grands hommes ne sont pas des saints. La sainteté,
c'est la vertu conduite, les yeux au ciel, par la foi et la charité.
L'humanité a un intérêt immense à ce que certains de ses
membres soient élevés au-dessus d'elle-même et se trouvent
préposés, en quelque sorte, à la garde de ses relations avec l'Idéal
et l'Infini. C'est par eux, en effet, qu'elle conserve ses titres de
noblesse, cette haute généalogie qui la distingue des autres
espèces animales et qui la tient en un constant appétit de per-
fection, c'est-à-dire de fidélité à ses origines.
Son intérêt est grand aussi à ne pas se maintenir, à l'égard
des meilleurs parmi les siens, en état d'indifférence ou, pis
encore, d'ingratitude. Or, c'est ce qui arriverait, si l'on s'en
rapportait au verdict des contemporains relativement aux meil-
leurs serviteurs de l'humanité. D'ordinaire, ceux-ci ont été mal
compris, ils ont été méconnus: souvent ils ont été livrés à la
calomnie, à l'intrigue, à l'hostilité des médiocres ou des foules.
Souvent la haine de leur apparition les a poussés jusqu'au mar-
tyre. Or l'humanité sent profondément cette blessure qu'elle
s'est faite à elle-même. Une seule injustice ébranle tout l'ordre
social. Quand de telles erreurs ont été commises, un remords
croissant tourmente les générations successives, même celles qui
pourraient se croire non responsables. Un jour ou l'autre, l'heure
de la réparation doit sonner.
Quoi de plus frappant que la destinée de Jeanne d'Arc après
sa mort? Les siècles ont attendu. Mais plus l'attente se prolon-
geait, plus la plaie saignante s'élargissait. A la fin, ce n'était plus
seulement une partie de la France ou la France seule qui criait
justice, c'était l'humanité. Non seulement les héritiers de ceux qui
l'avaient abandonnée mais, chose bien plus extraordinaire, les
adversaires, les neutres, les indifférents, les nouveaux venus. De
cet appel, le monde entier retentissait. Même avant la canonisa-
tion, on élevait des statues expiatoires en Amérique à Jeanned'Arc.
678
REVUE DES DEUX MONDES.
C'est que la justice est l'affaire de tous les hommes.
Cherchez quelque autre raison de ce mouvement universel
vers la figure de Jeanne d'Arc. Pourquoi cette vénération unique?
Est-ce parce qu'elle était pure? Mais d'autres l'ont été. Est-ce
parce qu'elle était brave ? D'autres l'ont été. Est-ce parce qu'elle
a bien servi son pays ? Mais cela intéresse le pays qu'elle a sauvé.
Est-ce parce qu'elle a souffert ? D'autres aussi ont souffert, et les
antipodes sont restés indifférants. I! faut en revenir à la seule
raison valable : c'est qu'il s'agissait de réparer une faute cons-
ciente de la politique contre le Juste. Que ceux qui parlent et
agissent au nom du droit, c'est-à-dire les gouvernements cl tes
juges, aient eu ce tort, et que dans la forme dos lois, ils aient
commis un telcrime, voilà ce qui ne se peut supporter. Le bûcher
de Rouen avait répandu ses cendres brûlantes dans toutes les
consciences humaines et ce n'était que par la plus insigne des
réparations qu'elles pouvaient être éteintes.
L'on sent assez que l'assassinat commis par les hommes
d'Etat du xvme siècle qui ont étranglé et dépecé la Pologne
n'est pas sans analogie avec le crime contre Jeanne d'Arc : c'est
aussi pour des raisons politiques qu'une atteinte au Juste s'est
produite, et l'on sera frappé du fait que, de notre temps, les
trois dynasties qui y ont participé ont succombé d'un seul coup.
Et l'on sent bien aussi, qu'un jour ou l'autre, les initiateurs
de la guerre régressive, les violateurs de la neutralité belge, les
les assassins de miss Cawell, paieront extrao-dinairemonf.
A quelle heure, de quelle façon? Nul ne le sait. En vain le
traité de Versailles a essayé de prononcer la peine — sans doute
prématurément. Laissez la conscience des hommes, à elle-même.
Laissez les années ou les siècles. La justice est boiteuse ; mais
elle arrive. Un jour ou un autre jour, l'ordre que Montesquieu
appelle l'ordre juste sera rétabli. •
Par qui? Telle est la seconde question. Elle revient à celle-
ci : « Par qui les saints ? »
Les « Saints » sont déclarés d'abord par la foule, ensuite par
les tenants de l'idéal auquel ils s'attachaient eux-mêmes, eniîn
par les institutions chargées de défendre et de propager cet
idéal.
Les anciens avaient pratiqué à leur façon « l'apothéose : »
mais combien étroite, officielle et, si j'ose dire, administrative
LA CANONISATION DE JEANNE d'aRG. 679
et bureaucratique; avec les âges; c'était une juridiction plus
haute et plus universelle qui devait être saisie.
11 est remarquable que l'Eglise catholique elle-même, si
ferme en sa hiérarchie, exige, en premier lieu, pour ouvrir
ses enquêtes de béatification, la constatation d'un mouvement
populaire préalable.
Mgr Boudinhon, se référant à l'ouvrage de Benoît XIV qui
fait loi en la matière, dit : « Tel est le point de départ de
toute cause de béatification ou de canonisation : la conviction
répandue dans une partie de l'Eglise que telle personne est
digne d'être rangée au nombre des élus : qu'elle est morte,
suivant l'expression consacrée, en odeur ou réputation de
sainteté, motivée par ses vertus exceptionnelles et sa sainte
vie. On voit ainsi reparaître la cause des primitives canoni-
sations dues à la voix populaire. »
L'Eglise est toujours attentive à ces mouvements spontanés
des foules. Souvent elle ne fait que les suivre, comme si elle
pensait qu'en ces matières, le peuple a des illuminations qui
éclairent la science et la sagesse elle-même. Vox populi voxDei.)
J'ai sous les yeux les enquêtes qui ont eu lieu lors du procès
de béatification de Jeanne d'Arc. La première partie de ces
enquêtes est consacrée exclusivement à la constatation de ces
manifestations instinctives des masses. Ce sont des femmes, des
enfants, des religieuses, des hommes simples, commerçants, voya-
geurs, français, étrangers qui ont à répondre à cette interrogation,
primant toutes les autres : « Que savez-vous de Jeanne d'Arc? »
Et la plupart répondent, en effet, dans les termes les plus
simples : « Je sais qu'elle était pure ; — Je sais par ouï-dire
qu'elle a sauvé la France; — Je sais bien qu'elle a eu des révé-
lations, qu'elle était vierge et femme de bien. »
Gela suffit. Aux hommes de bonne foi, on ne demande pas
davantage. La foule dit ce qu'elle sait et ce qu'elle sent, comme
elle sait et comme elle sent.
Ce n'est qu'après que le débat se précise. Ceux qui ont appar-
tenu au même idéal, à la même cause que le membre de l'hu-
manité qui est en instance, interviennent. Quoi de plus naturel?
Les premiers tenants de la sanctification de Jeanne d'Arc
furent les habitants d'Orléans— et à leur tête, l'évêque de la cité,
— qui célébrèrent la fête de Jeanne sans discontinuer depuis le
siège; ensemble, ses adhérents, ses soldats, ses compagnons
680
BEVUE DES DEUX MONDES.
d'armes, sa mère, ses frères, et, finalement, son roi. La douleur
et peut-être le remords les agitent. Ils cherchent, pour elle et
pour eux-mêmes, une justification : le premier acte de la béati-
fication fut le (c procès de réhabilitation. »
L'on ne dira jamais assez de quelle importance historique et
morale fut ce procès. C'est à lui que nous devons de connaître
toute l'humanité de Jeanne. Sans ses longues séances et les
abondants témoignages qui y furent produits, nous n'aurions
connu que les exploits de Jeanne et son martyre ; sa courte vie
publique fût restée expose'e à l'accusation, qui l'a suivie si
cruellement jusqu'à nos jours, de n'avoir été qu'une fille des
camps ou, tout au plus, un instrument aux mains des politiciens
de son temps. Mais il a fallu, qu'alors que vivaient encore ceux
qui l'avaient connue dans son village et dans les lieux où elle
avait paru, à Domrémy, à Vaucouleurs, à Chinon, à Orléans, à
Reims, que ceux-là même fassent interrogés et vinssent dire ce
qu'avait été cette simple fille, d'intelligence si belle et si forte,
de volonté si pure, d'action si profonde et si spontanée, que tous
vinssent témoigner, devant le tribunal de l'avenir, que, dans ce
corps et dans cette âme, il n'y avait nulle souillure. J'insiste
sur ce fait que la lumière a été projetée à fond, non tant par le
procès de condamnation que par le procès de réhabilitation. Il
n'y a pas, dans toute l'histoire de l'humanité, un seul être
humain dont nous sachions tout comme nous savons tout de
Jeanne d'Arc.
Voilà donc que le cortège se rassemble autour de sa mémoire.
Mais où va-t-il?...
Vers Rome. Jeanne d'Arc lui avait elle-même indiqué ce but.
A diverses reprises, au cours du procès de condamnation, elle
avait fait appel au pape. C'était là qu'elle cherchait, non seu-
lement sa réhabilitation qui est un fait de justice, mais sa
justification qui est un fait de conscience.
L'Eglise romaine est la plus ancienne et la plus vénérable
des institutions existantes sur la terre. Elle est catholique, c'est-
à-dire universelle. Dans le monde entier ses fidèles sont répandus
et écoutent sa voix. — A quel tribunal donc une àme catholique,
les consciences catholiques, la conscience universelle s'adresse-
raient-elles quand il s'agit d'obtenir, non plus seulement la jus-
tification, mais la sanctification?
Car c'est un nouveau pas à franchir. Il ne s'agit pas seule-
LA CANONISATION DE JEANNE d'aRG. 681
ment d'effacer les traces d'un grand crime : a cela le procès
en réhabilitation eût suffi à la rigueur ; il s'agit de mettre les
choses à leur place et de faire que les rapports de la divinité
avec l'humanité', cachés au fond de ces interventions mysté-
rieuses, soient mis en lumière. Il ne s'agit pas seulement de
reconnaître une héroïne et une martyre, il s'agit de proclamer
une sainte.
Le Père Ayrolles, qui fut un des promoteurs les plus actifs du
procès en béatification, fait observer que le cardinal Parocchi,
tenant de la cause en cour de Rome, aurait fait écarter la pro-
position de considérer Jeanne d'Arc comme martyre par cette
très haute raison : « Selon sa pittoresque expression, Jeanne
d'Arc devait monter sur les autels, comme elle était entrée à
Reims, par la grande porte de f examen de son angélique vie,
et non pas seulement par f examen de la ?nort, ce à quoi l'on
s'attache principalement dans les causes des martyrs. »
Et c'est, en effet, la vraie question : non pas seulement le
sacrifice et la mort, mais l'apparition et l'inspiration. Quels sont
les contacts de Jeanne avec l'éternelle source de vie? D'où
vient-elle? Où va-t-elle? Sa mission si extraordinaire est-elle
achevée? A-t-elle été suscitée uniquement pour aboutir à la
cérémonie de Reims?
Charles VII couronné, est-ce tout? Charles VII se sert d'elle,
l'abandonne et la réhabilite. Est-ce tout? Après Reims elle est
repartie pour Compiègne et pour Rouen. Cn tel acte et une telle
fin furent-ils pour une seule suite, la mort? N'indiquent-ils pas
d'autres lendemains? m L'intellect actif » ne devait-il être
efficace que pour une heure? Par le bûcher de Rouen, n'est-ce
pas d'autres profondeurs plus lointaines de l'histoire du monde
qui se trouvent illuminées?
Jeanne d'Arc, en sauvant la France, avait apporté un se-
cours non moindre au catholicisme et à l'Eglise. Si la France eût
succombé, et si elle fût tombée dans les temps du grand schisme,
à la veille de la Réforme, sous la domination des rois d'Angle-
terre, le sort de l'Europe eût, sans doute, été tout autre.
La mission de Jeanne d'Arc, n'a donc pas été seulement
française, elle a été, au plus haut degré, universelle et catholique*
Telles sont les raisons de développement infini pour les-
quelles le jugement de la réhabilitation lui-même n'était qu'une
procédure circonstancielle. Pour le fond de la cause, un autre
682 REVUE DES DEUX MONDES.
tribunal était nécessaire : le Souverain Pontife devait intervenir,
non plus comme chef de justice, mais comme chef de l'Eglise.
De même que le roi Charles VII, après avoir abandonne
Jeanne d'Arc, n'avait pu l'oublier et avait été poussé, par une
force invincible, à revenir vers elle pour réclamer la réhabili-
tation publique; car la question se posait pour lui, et non pour
elle, à savoir si, en sauvant la royauté française, elle avait été
l'instrument de Dieu ou l'instrument du démon; — de même
l'humanité était poussée invinciblement à plaider la cause de
sainteté devant l'autorité qui juge des questions sacrées; car il
s'agissait de savoir, non plus seulement si Jeanne d'Arc était
humainement innocente, mais si sa mission était dans les voies
de Dieu ou non. Instance singulièrement élargie et qui ne pou-
vait se conclure que par un nouveau verdict.
Plus haut encore : l'humanité tout entière était intéressée à
cette cause; car, à la façon dont l'apparition de Jeanne avait agi
sur les affaires générales du monde, il importait non moins
extraordinairement qu'elle fût mise, s'il y avait lieu, à sa vraie
place, c'est-à-dire au plus près possible de l'Idéal, de l'Infini,
de l'Eternel, au plus près de Dieu.
Voilà le fond du procès et du débat auquel nous avons
assisté. C'est ici le véritable drame ; et nous avons bien senti,
quand nous en fûmes les spectateurs, toute sa gravité. Nous
nous approchions du plus difficile et du plus émouvant de tous
les problèmes, — celui de la responsabilité dans la mort. Nous
sentions, autour de nous, le public immense des élus venant
au-devant des vivants et les interrogeant sur celle qui, à son
tour, venait vers eux. Les liens qui nous unissent avec ces gens
de l'au-delà pesaient sur nous. Nous étions en présence du
dogme qui réunit en une seule famille les morts et les vivants,
et qui est la conception la plus large peut-être de l'Eglise, — dans
ce sens vraimont universelle, — la Communion des Saints.
II
La cérémonie dura six heures : magnifique schéma de l'en-
quête qui durait depuis cinq cents ans.
Toute l'Histoire était convoquée là. Bramante, Michel-
Ange, Raphaël, ont élevé la basilique où de tels événements
s'accomplissent; Bernin a sculpté l'autel ; la plus noble des
LA CANONISATION DE JEANNE d'aRC. 683
traditions esthétiques a réglé la ponlpe... Que notre Panthéon
est froid!
La foule s'est rassemblée et, venue de toutes les parties
de l'univers, — les plus nombreux, les Français, — elle se
range dans un ordre parfait. La nef est pleine, le transept est
bondé; l'assistance déborde le lieu immense. Seul l'espace réservé
entre l'autel et l'abside reste vide; il attend les acteurs de la
cérémonie, le Pape, les Cardinaux, les évoques, la Cour pon-
tificale. Dans cet arrière-chœur sont dressées, à droite et à
gauche, les tribunes, celle des princes, celle du représentant
de la France et de ses invités, celle des parlementaires français,
celle du corps diplomatique, celle de la famille de Jeanne d'Arc,
celle des assistants qualifiés. La porte de Saint-Pierre donnant
sur la place du Bernin s'est fermée. D'immenses voiles de pour-
pre tombent du haut des piliers jusqu'à terre. La lumière du
dehors pénètre à peine; une illumination intérieure d'une
richesse incomparable voile la clarté de ce jour resplendissant.
On attend. Car la cérémonie a commencé hors de l'enceinte.
Le Pape est encore dans la Chapelle Sixtine. Là, entouré des
dignitaires de la Cour pontilicale, il s'est préparé au rôle qu'il
va remplir, d'intermédiaire entre l'humanité et la divinité. Il
prie. Se relevant, il a entonné Y Ave Maris Stella et, revêtu des
vêtements pontificaux, la tiare en tète, il s'est assis sur la Sedia
gesiatoria. Des hommes vigoureux, en habit de damas rouge,
soulèvent la Sedia sur leurs épaules ; d'autres déploient le dais
au-dessus de la tète du Pape; d'autres agitent les grands éven-
tails de plumes nommés flabelli qui évoquent les souvenirs de la
pompe orientale. Le cortège s'ébranle, tandis que les prières et
les chants s'élèvent, accompagnant, précédant et accueillant la
procession qui se dirige, par les couloirs intérieurs, vers ia
basilique.
Les échos, les murmures, les exclamations étouffées se répan-
dent, grandissent, gagnent la nef entière que les- chants delà
Chapelle Sixtine emplissent profondément. G'est le cortège. Il
avance, développe ses premières ondes, coule comme un fleuve
de bure, d'or et de pourpre : le clergé régulier, le clergé séculier,
la Cour pontificale, la vague rouge des cardinaux. Vêtu de noir,
le Prince assistant au trône accompagne le Pape, veillant sur
lui; tout autour, le grand écuyer, les camériers, la garde noble,
la garde suisse, la garde palatine, les massiers, défilent, tous
G84 REVUE DES DEUX MONDES.
tenant le cierge et chantant Y Ave Maris Stella. Enfin, le Souve-
rain Pontife apparaît au-dessus des tètes inclinées, vêtu de
blanc, la tiare en tète, portant un cierge de la main gauche et,
de la main droite, bénissant.
La lumière tremblante vogue sur la foule, dépasse le chœur,
pénètre dans le presbyterium, s'arrête au fond de l'abside. Les
évêques, au nombre de plus de quatre cents, se sont assis au
milieu du presbyterium et leurs mitres de lin qui s'agitent font
comme un vol de grands oiseaux blancs qui, de toutes les par-
ties du monde, seraient venus se poser là.
Le Pape est descendu du siège. Il prie : puis, montant au
trône pontifical, il apparaît à la foule qui le contemple, blanc
sur le décor rouge.
Tous se sont rangés, par ordre et à leur place. Les chants se
sont tus. Un silence indicible remplit la voûte aérienne; et le
drame commence.
Un homme vêtu de noir se détache de la cour, s'avance vers
le trône, s'agenouille sur les premières marches. Sa voix
s'élève ; c'est l'avocat de la cause : en latin il dit : « Très Saint-
Père, le révérendissime cardinal ponent de la cause (le cardinal
Granito del Monte) ici présent demande avec instance que Votre
Sainteté inscrive au Catalogue des Saints de Notre Seigneur
Jésus-Christ et ordonne que soit vénérée comme Sainte, la bien-
heureuse Jeanne d'Arc. »
Alors commence cette lutte pathétique, accompagnée de
supplications, de prières, d'instances renouvelées, où l'humanité
postule, demande, adjure que cette fille des hommes soit
accueillie, désignée, et poussée par l'Eglise elle-même jusqu'au
rang des Saints. Trois fois les avocats reviennent à la charge,
trois fois ils répètent leur instance de plus en plus pressante ;
et, pendant ce temps, le Pape prie, le clergé prie, la foule prie.
Les supplications s'élèvent et se renouvellent dans le rythme
des litanies ; la Chapelle Sixtine qui, comme le chœur antique,
exprime les sentiments de tous, clame et réclame ; elle invoque
tous les saints : « Sainte Vierge, saint Pierre, saint Paul, saints
qui avez mérité le ciel, entendez-nous, intercédez, approchez,
tendez les mains ; déjà elle est près de vousl »
Le Pape est silencieux. L'avocat revient à la charge, il déve-
loppe les titres de 'a postulante. Il dit et répète pourquoi il est là.
LA CANONISATION DE JEANNE T) ABC. b80
Plaidoyer suprême où toutes les raisons sont réunies.
Rappelons quelles sont ces raisons. L'avocat résume en
somme, dans sa supplique, les deux procès : celui de béatification
et celui de sanctification.
Des deux, le plus long et le plus difficile fut celui de la béa-
tification. J'ai sous les yeux les pièces authentiques réunies en
cinq volumes imprimés par l'imprimerie de la Propagande,
à l'usage exclusif de la Cour Pontificale (1). Il est capital, pour
l'histoire, de suivre la procédure et de découvrir le sens pro-
fond de l'enquête.
Nous avons dit déjà que l'opinion populaire y passe au
premier rang, à condition quil ri y ait pas superstition.
Une fois ce mouvement populaire bien et dûment constate,
l'enquête porte sur les vertus héroïques. Et tel est véritablement
le fond du procès et non pas, comme on est porté à le croire
généralement, l'enquête sur les miracles. En ce qui concerne le
caractère de ces vertus héroïques et nécessaires, je ne puis que
m'en référer aux règles tracées par le Pape Benoit XIV : « On
convient généralement que l'héroïcité est un degré de vertu
éminent, très supérieur aux mœurs ordinaires des hommes,
même vivant honorablement. Sont « héros de sainteté » ceux
qui, au cours de leur vie et jusqu'à leur mort, ont persisté dans
une manière d'être innocente, se conformant aux règles du
juste et aux préceptes de l'Evangile et qui, se portant ainsi et se
maintenant jusqu'au plus haut degré de la perfection, y ont
conformé leurs actes, avec un complet dédain des contingences
terrestres... Dans les procès de béatification et de canonisation
l'enquête sur les vertus porte donc, non sur certaines vertus
domestiques ou politiques, mais sur les vertus chrétiennes et
héroïques. Et il ne suffit pas de quelques actes, fussent-ils
héroïques, ni même de nombreux actes reconnus héroïques; il
faut que soit constatée une habitude ou un état d'héroïsme com-
prenant à la fois les vertus théologales et cardinales. Et, en plus,
il faut que ce soit par des actes multiples que ces vertus se
(i) Sacra rituum congregatione, card. Lucido Maria Parocchi relatore. Aure.
lianen, beatificationis et cano?iizationis vert. Servse Dei Johannse de Arc. Positio
super virtutibus. M G M I in-4° ; et Sacra rituum congregatione, card. Dominico
Ferrata relatore, etc. Positio super miraculis. Ex typogr. dePropagandajfide, 1901-
190" ; en plus trois volumes d'appendices.
686 REVUE DES DEUX MONDES.
soient manifestées, et la plus haute de toutes, la charité. Car la
splendeur de l'héroïsme, c'est la Charité. » Et le Pape Benoit XIV
ajoute que «l'excellence de ces vertus n'est établie, alors même que
les actes vertueux sont nombreux et héroïques, que si, en outre,
ils ont été accomplis avec promptitude, allégresse et dans une sorte
de délectation qui est le caractère même de la sainteté (1). »
Rien de plus vivant, comme on le voit, que cette active
recherche. On veut que l'être désigné ait rempli son rôle dans
toute sa plénitude et même qu'il en ait eu la joie. Quelle per-
sonne humaine répondait mieux à cette exigence, d'une si
allègre philosophie, que notre vive et charmante française,
Jeanne d'Arc?
L'avocat de la cause n'a pas manqué de rappeler, dans son
discours, ce caractère singulier des vertus de Jeanne d'Arc, la
spontanéité. Il frappait à la véritable porte quand il la montrait
surhumaine par son humanité, et quand il mettait surtout en
lumière ses véritables faits héroïques, ceux qui avaient pour
objet de sauver sa patrie (2).
Ainsi c'est bien la Jeanne d'Arc patriote qui est célébrée et
qui va être portée sur les autels. Ses «vertus, » ce sont ses acl is
L'enquête des miracles {de Miracitlis) a pour objet d'affir-
mer les relations de la personne héroïque avec la Divinité : s'il
était permis d'avoir, sur ces matières difficiles, un jugement,
il semblerait que le contrôle de l'Église s'exerce surtout dans le
sens de la sévérité et de la limitation. La pensée profonde que
l'œuvre de la création, qui fut elle-même un miracle, n'est pas
achevée et que l'exercice des lois éternelles peut être suspendu
par la volonté qui les a dictées, plane sur les circonstances
solennelles où les contacts s'établissent entre la Divinité et l'hu-
manité. Mais, ceci réservé, les faits acceptés comme miraculeux
par l'opinion populaire, du vivant de la personne humaine qui
est en cause, sont d'avance écartés. Sont retenus seulement les
faits qui se sont produits après la mort et dans des circonstances
où l'autorité divine s'est affirmée nettement. Là aussi ce que
(1) Benedicti Papae XIV, Doctrina de Beatificalione et Canonizatione. Édit.
Bruxelles, 1840, p. 139 et suiv.
(2) Oratio Virginii Jacoucci advocati co?isistorialis de sanctorum cœlitum
honoribus decernendis Beatae Joannae de Arc in solemni consislorio habita. Rome,
Imprimerie du Vatican. MDCGCGXX.
LA CANONISATION DE JEANNE d'aRC. 687
l'on craint le plus, c'est, d'une part, l'infatuation et la superbe
des hommes, et, d'autre part, leur crédulité et leur superstition.
L'Eglise s'avance entre les deux écueils. Elle suit le vœu des
foules plutôt qu'elle ne le précède.
Depuis le procès de béatification, deux faits miraculeux sont
retenus par l'enquête et par le plaidoyer de l'avocat. Il les men-
tionne, mais la pensée universelle et sa propre pensée sont
ailleurs; Jeanne d'Arc, c'est l'héroïne, la Sainte de la Patrie.
La dernière phrase du plaidoyer le répète et y insiste :
« Très Saint Père, par l'accroissement de l'honneur dû à Jeanne
d'Arc sera accru l'honneur de la nation française et son renom
dans le monde, sera accru le mérite de ses incomparables ver-
tus militaires, et plus encore sera renouvelée la gloire de cette
Patrie renommée pour sa foi et son dévouement au Saint-Siège
et dont les fils recevront, dans ces temps de séparation, une
grande consolation. »
Pour la troisième fois, la prière est adressée au Pape. Elle
était « instante, » elle est devenue « plus instante, » elle devient
<( instantissime. » Le chœur envoie les flots pressés de ses sup-
plications jusqu'au pied de l'autel. On attend le verdict.
Le prélat-secrétaire s'avance sur les marches de l'autel et
déclare que le Souverain Pontife va parler. Intimement persuadé
que la canonisation est une chose juste et agréable à Dieu, il
s'est résolu à prononcer la sentence définitive.
A ces mots, l'assemblée se lève et le Pape, mitre en tête,
assis sur sa chaire en qualité de Docteur et de Chef de l'Église
universelle, prononce la sentence solennelle. Il rappelle qu'avant
di^ prendre une telle résolution, il a prié Dieu, qu'il a invoqué
les saints, qu'il s'est instruit lui-même sur la vie de l'héroïne,
qu'il a consulté les conseils de l'Eglise, procédé à une minu-
tieuse enquête et qu'enfin, les règles observées, par l'autorité
du Christ et pour le bien de l'Eglise, il décide que Jeanne
d'Arc est inscrite au nombre des saints. Sa mémoire sera l'objet
d'une pieuse dévotion chaque année au jour de sa fête natale.
■ — Les actes sont ordonnés.
Le Pape se lève. Il dépose la mitre et entonne le Te Deum (1).
Et soudain, le Te Deum, repris par les chantres, par la Cha-
(1) Les cérémonies de la béatification et de la canonisation, Desclée et C", édi-
teurs, petit in. 8.
688 REVUE DES DEUX MONDES.
pelle Sixtine, par les mille voix qui représentent l'Eglise assem-
blée, gronde sous les voûtes sonores. Du haut de la coupole, la
fanfare des trompettes retentit. Les cloches de la basilique
sonnent à toute volée; et, gagnant de proche en proche, toutes
les cloches de toutes les églises de Rome annoncent au monde la
nouvelle...
Le drame est terminé?...
Non. Il a une suite, et c'est la manifestation de la joie uni-
verselle pour cette élévation, qui est aussi une réparation. La
voix de l'Humanité a été entendue : un de ses membres a été
inscrit sur les listes désignées à la mémoire des hommes; il
entre dans le cycle de ceux qui approchent Dieu au plus près :
Jeanne d'Arc, une fois encore, est victorieuse. « L'instrument
de sa défaite est celui de son triomphe. » Comment la foule des
humains n'attesterait-elle pas sa gratitude, a l'heure même où
ses vœux ont été exaucés?
Et alors, commence une de ces cérémonies qui remontent
aux plus anciens âges où toutes les générations sont, pour ainsi
dire, présentes, et où le moindre détail, le moindre geste,
atteste l'unité et l'autorité de l'Eglise à travers les siècles.
D'abord, a titre de remerciement, les « oblations » sont
offertes au Pape : elles sont portées par les personnes ecclésias-
tiques qualifiées; ce sont les cierges, c'est-a-dire la lumière, « les
lampes ardentes de l'Eglise; » puis les deux pains, l'un doré,
l'autre argenté, et les deux petits barils, l'un doré, l'autre
argenté, avec l'eau et le vin, représentant les espèces de la
communion; enfin, trois cages où sont, dans la première les
deux tourterelles, dans la seconde les deux colombes et dans la
troisième les petits oiseaux du ciel. La tourterelle, c'est la fidé-
lité; la colombe, c'est la paix ; les petits oiseaux, c'est la liberté.
Quand furent jetés les premiers fondements de la société des
hommes, avant Abraham et les Patriarches, ces dons de la
nature avaient toute leur portée. Ils l'ont gardée, symbolique, et
l'on peut dire que la série des traditions antiques rappelées par
ces oblations se poursuit dans le cérémonial extraordinaire de la
messe <lil<' parle Pape lui-même à l'autel du Bernin. Depuis le
concile de Nicée jusqu'au concile de Trente, depuis le concile de
Trente jusqu'au concile du Vatican, tous les faits qui ont marqué
l'action extérieure et intérieure de l'Église sont exactement rap-
LA CANONISATION DE JEANNE D ARC.
689
pelés et enregistrés. Ils sont présents dans la cérémonie elle-
même et dans le moindre de ses détails. Les costumes évoquent
toutes les phases de l'histoire du monde depuis l'Empire romain.
Voici les assistants de Juslinien, voici les catéchumènes des
catacombes, voici les combattants des luttes atroces du moyen
âge, voici les victimes du connétable de Bourbon, voici,
parmi les assistants ou les camériers, des gentilshommes du
xvme siècle dans leur uniforme qu'on dirait dessiné par Guardi.
Un détail d'une haute portée révèle cette volonté cons-
tante d'affirmer l'unité et la catholicité du monde dans une de
ces circonstances exceptionnelles où il comparait, en quelque
sorte, devant Dieu. Après la lecture de l'Évangile en latin, un
diacre grec s'avance vers le Pape accompagné du sous-diacre de
son rite, il sollicite l'autorisation de lire l'Évangile en grec.
Autorisé, il annonce la lecture par ce mot prononcé à haute
voix : Sophia (la sagesse). Le Pape se découvre et le Diacre lit
la parole sacrée dans la langue d'Homère. A la fin, le chœur
chante Boxa soi, Kyrie, doxasoi. (Gloire a vous, Seigneur, gloire a
vous !) On voit, dans cette intervention publique du rite grec,
un vestige de la liturgie romaine primitive. Mais cette survi-
vance extraordinaire peut répondre aussi à une autre pensée.
La séparation entre les deux Églises n'a jamais été acceptée
comme définitive par l'Église romaine. Un jour ou l'autre,
l'union se refera. Patiens quia œterna. Et, c'est comme une
pierre d'attente maintenue et apparaissant à chaque occasion
exceptionnelle pour bien marquer que la foi en un idéal iden-
tique, le Christ, domine les dissentiments et les rivalités de
forme et de discipline, que ce qui l'emportera sur tout, ce sera,
finalement, une bonne volonté réciproque conforme a la parole
de Celui qui a voulu la paix.
Et combien ce symbolisme, cet appel persistant a l'unité est
plus éloquent encore dans les circonstances actuelles, à l'heure où,
par le fait d'une guerre sans précédent, l'Europe, remuée dans
ses fondements, assiste à la ruine du grand empire orthodoxe.
Car c'est a ces considérations historiques qu'il faut en venir
maintenant. Le drame ecclésiastique s'est terminé. L'humanité
a témoigné sa joie : 1° parce que les vertus souveraines sont
nVompensées; 2° parce que la justice est satisfaite ; 3° parce que
l'exemple est répandu. L'ofiice s'est terminé par le Par Domim
qu'a chanté le cardinal-prètre ; le Pape, accompagné du cortège,
tome T.VIU. — 1920. 4V
690 REVUE DES DEUX MONDES.
défilant dans le même ordre, a regagné la Chapelle Sixtine. La
foule s'est écoulée. De la place Saint-Pierre, elle s'est répandue
dans la ville, d'où elle va regagner le reste du monde. La déci-
sion elle-même va se disperser dans l'univers : essayons de
suivre sa puissante propagande.
III
Jeanne d'Arc est devenue sainte ; elle est sainte pour la
catholicité tout entière ; partout vont s'élever, en son honneur,
non plus seulement des statues, mais des sanctuaires; partout
la prière prononcera son nom ; elle aura, chez tous les peuples,
ses anniversaires ; dans les familles, les enfants s'appelleront
comme elle ; son histoire fera désormais partie du bréviaire de
l'humanité.
Cependant ce caractère sacré ni n'exclut ni n'efface le carac-
tère laïque. Avant d'être sainte Jeanne d'Arc, elleétaitce qu'elle
est : Jeanne d'Arc. Seulement, par ce qui vient de s'accomplir,
sa personnalité héroïque s'est agrandie ; de nationale elle est
devenue humaine ; notre Jeanne d'Arc appartient à l'univers.
Mais, en quelles circonstances, ce fait se produit-il? Au
lendemain de la guerre qui vient d'ensanglanter l'Europe et de
mettre en péril à la fois les bases de la civilisation et celles de
la religion. Rome, qui avait attendu de si longues an nées,
choisit soudain celte heure. Elle proclame que, parmi les vertus
héroïques qui font les saints, figurent, au premier rang, le
courage, le patriotisme; et, en prenant un exemple d'aussi
grand renom que celui de Jeanne d'Arc, elle ajoute que ces
vertus sont éminemment françaises. J'ai rappelé toujt, à l'heure
ce qu'a dit l'avocat de la cause : « Par l'accroissement de l'hon-
neur de Jeanne d'Arc sera accru l'honneur de la nation fran-
çaise et de ses vertus militaires. »
L'évêque d'Orléans, Mgr Touchet, qui a tant fait pour obtenir
ce difficile succès, cite les paroles frappantes a lui adressées
par le cardinal Parocchi sur son lit de mort j « Vous rencontrerez
de nombreuses difficultés, mais ne vous découragez jamais. Un
jour, Jeanne passera sous le porche de saint Pierre, casquée,
cuirassée; et, alors, vous serez récompensé de tout Addio, mon-
signore, me ne va do verso la nostra Prdcella. »
Et il cite aussi les propies paroles prononcées par le pape
LA CANONISATION DE JEANNE d\\RC. 691
Benoit XV, le 6 avril 1919, au moment où il ordonnait de suivre
au procès de canonisation : « L'amour de la patrie, pareil a celui
qui embrasa jadis le cœur de la bienheureuse, a vibré aujour-
d'hui dans les paroles de l'illustre orateur (Mgr Touehet . Loin
de nous en étonner, nous pensons, au contraire, qu'a ce point
de vue, surtout. Mur l'évèque d'Orléans a été le fidèle interprète
<fe ses compatriotes, présents et absents. Noua n'en sommes pas
surpris; Nous trouvons si juste que le souvenir de Jeanne d'Arc
enflamme l'amour des Français pour leur patrie que Nous regret-
tons de n'être Français que par le cœur (1)... »
2s est-il pas permis de dire que la pensée de la France n'a
pas été absente un seul instant de ces cérémonies et qu'elle esl
l'âme même de la sanctification de Jeanne d'Arc?
Au moment où, de la Marne à Verdun et de Verdun à la
Marne, la France vient de soutenir le poids d'une lutte atroce
contre une régression barbare, tous les hommes conviennent
que ses vertus militaires ont sauvé le monde. Comment l'igno-
rerait-on à Rome? La défaite de notre ennemi et la canonisation
de Jeanne d'Arc sont deux faits connexes. Comment ne pas voir
dans celui qui glorifie le passé le plus solennel hommage rendu
à la victoire présente ?
Je n'aborderai pas ici le problème politique; je ne chercherai
pas quelles furent les raisons et les causes de l'attitude du Saint-
Siège pendant la guerre.
Tout au plus indiquerai-je l'opinion vers laquelle j'incline,
à savoir, qu'à Rome, on a cru à la victoire allemande et qu'on a
éprouvé une immense appréhension de ses résultats. La supré-
matie de l'Allemagne sur le monde menaçait le Pape de se voir
réduit au rôle de chapelain d'un Empereur protestant. C'était
un péril analogue à celui qui l'avait menacé au xvie siècle. La
querelle des Investitures se lut réglée ainsi par la défaite de la
Papauté. Qu'eût fait le Vatican?...
En réalité, la victoire des Alliés l'a délivré de ce cauchemar :
il respire. Son premier geste est de canoniser Jeanne d'Arc;
comme cela, tout se tient.
La propagande contre la France a été ardemment poursuivie
dans le monde avant la guerre, pendant la guerre, depuis la
guerre. La France « impie, » la France « matérialiste, » la
(1) Mgr Touehet, évêque d'Orléans. La Sainte de la Patrie, t. II, p. 562.
092 BEVUE DES DEUX MONDES.
France « perverse, » tel était le thème répandu par les incen-
diaires de Louvain, les destructeurs de Reims, les naufrageurs
de la Lusitania. Et voici que le Pape répond en désignant l'hé-
roïne française et la France à l'admiration de l'univers 1 Un
étranger me disait : « Grande victoire morale pour la France !
Tout est effacé ! »
Victoire morale! Il s'agit de tout autre chose, en effet, que
d'intérêts matériels et de concurrences économiques : il s'agit
du sens profond des choses humaines. Car, nous ne vivons pas
pour commercer ou pour gagner; nous vivons pour nous
élever et pour élever, par nos enfants, l'humanité. La civilisa-
tion a pour principe, non le profit, mais la justice, non la haine,
mais la charité.
Qui est dans le vrai : Jeanne d'Arc ou ses bourreaux? Voilà
le vrai problème, et il ne comporte qu'une réponse. Cauchon
était persuadé qu'il faisait une très bonne affaire en brûlant
Jeanne pour le compte des Anglais. Il a touché sa récompense.
La bourse lui paraissait lourde et sa conscience légère. Or, cet
habile homme s'est trompé. Sa victime triomphe. Les Anglais
eux-mêmes sont venus a Rome le reconnaître loyalement. Ils ont
admis, par leur présence, que le verdict qui a condamné Jeanne
était l'œuvre d'une politique misérable et méprisable, tandis
que celui qui la sanctifiait émanait d'une autorité haute et juste.]
La Papauté, seule dans le monde, dispose d'un tel pouvoir.
Ce pas étant franchi, il ne paraît pas douteux que, par les
vertus de Jeanne d'Arc, d'autres bienfaits ne puissent être
obtenus. L' « intellect actif » n'a pas influencé uniquement
les heures de Reims. Le bon sens de Jeanne d'Arc, sa sagesse,
son courage, porteront leurs effets sur les âges futurs, comme
ils les portent, sous nos yeux, dans les temps présents. Ainsi s'est
perpétué et se perpétuera le « miracle français. »
C'est le cours de l'histoire : après cinq siècles, elle retrouve
les mêmes voies. La France a sauvé l'équilibre européen et la
civilisation méditerranéenne au xve siècle et, au xxe siècle, elle
les sauve encore. Cela veut dire que, par sa situation et par son
génie, la France se dresse contre toutes les puissances domi-
natrices ; encore une fois, universelle et catholique dans le sens
profond du mot. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a dit : Gesta
Dei ver Franco ?.
LA CANONISATION DE JEANNE d'aRC. C93
Que sont les cérémonies auxquelles nous venons d'assister,
sinon une nouvelle consécration de ce rôle à la fois humain et
providentiel ? La France fut toujours et partout, dans le monde,
le champion de l'indépendance et de la liberté. Quand le général
Pershing disait : « Lafayette, nous voilà ! » c'était à cette môme
tradition qu'il s'attachait.
Voilà donc la mission de Jeanne d'Arc et celle de la France
qui se prolongent simultanément dans la paix.
Dans la guerre, la principale vertu, c'est le courage; dans la
paix, la principale vertu, c'est la patience. Jeanne d'Arc a
attendu cinq siècles. La France sait que le monde ne sera pas
libéré en un jour : s'il le faut, elle aussi, attendra.
Après la guerre de Cent ans, il se produisit dans le monde
une explosion inouïe. Les règnes de Louis XI et de Charles VIII
préludèrent à la Renaissance. L'Europe moderne naquit de cette
crise sanglante.
Personne ne peut dire ce que sera le monde de demain.
Cependant il faut bien reconnaître, qu'avant d'en venir aux
grands apaisements, les grandes guerres sont, d'ordinaire, suivies
de grands troubles qui paraissent les prolonger. Tant d'hommes
vigoureux et violents, arrachés au train de la vie commune, ne
rentrent pas aisément dans l'ordre. Et, il en est des peuples
comme des hommes : ils subissent longtemps l'énervement des
grandes crises et rentrent difficilement dans le repos.
Les vainqueurs ont charge d'àmes. Ayant combattu au nom
du droit et de la justice, c'est à eux qu'il appartient de réinté-
grer, le plus rapidement possible, leurs propres principes dans
les mœurs universelles.
Et c'est aujourd'hui le rôle particulier de la France. Parmi
les autres peuples, cet idéal est le sien, puisque son sacrifice fut
le plus douloureux. Logiquement, plus elle a souffert pour la
bonne cause et plus elle doit s'y dévouer.
Mais comment réussirait-elle seule?
Voici que revient vers elle ce puissant agent de paix et de
justice qu'est l'Eglise. L'Eglise sent ces choses-là avant tout le
monde. Comment, de son côté, resterait-elle séparée de la France
puisque la France veut le bien?
Que l'on compare donc les doctrines et les principes des
écrivains et des philosophes allemands à ceux de nos profes-
seurs et de nos écrivains. Où est l'insolence matérialiste, le
694 BEVUE DÉS DEUX MONDÉS.
culte de la force brutale, le sophisme diabolique qui des paroles
tombe dans les actes? C'est contre ces violences, les mêmes dans
tous les temps, — qu'il s'agisse des Plantagenets ou des Ffohen-
zollern — que la figure de notre Jeanne d'Arc s'est levée jadis
« casquée et cuirassée ». Figure française s'il en fut et qui s'en-
toure si naturellement de nos héros nationaux, de Saint Louis
à Saint Vincent de Paul et de Saint Vincent de Paul à Marceau!
Un diplomate allemand quittant Paris me demandait, un jour,
ce qu'il fallait reporter à l'empereur Guillaume. Je répondis :
« Qu'il lise la vie de Saint Louis! »
Ce qu'il importe de persuader au monde, en effet, c'est que
les guerres « fraîches et joyeuses, » les offensives « de grand
style » ne mènent à rien. Hohenzollern ou Soviets, ces violents
se trompent... Si, seulement, ils ne nous faisaient pas payer leurs
erreurs !
Nous nous retrouvons, au lendemain de la canonisation
de Jeanne d'Are, dans les grands troubles qui suivent les
grandes guerres. Eh bien ! c'est l'heure de prendre, avec fer-
meté el sang-froid, les précautions nécessaires pour que ces
agitations ne se développent pas jusqu'à la catastrophe. Que
tous les agents du bien s'unissent pour aider la charité du
monde à passer ces heures difficiles.
Que feront, demain, les mainteneurs de la paix? lisse sont
réunis en une Société de magnifique espérance verbale. Ils
accumulent des protocoles, scellés de boiine foi et cousus de
bonnes intentions. Mais, à défaut de la force, s'ils n'ont pas
rinfiuenee morale, que peuvent-ils?
Je les ai suivis depuis Versailles. Je les ai retrouvés à Rome.
De leur salle de délibération, ils ont pu entendre la sonnerie des
cloches saluant la sainte guerrière... Et comme plusieurs d'entre
eux étaient parmi nous, je me demandais si, eux aussi, n'étaient
pas convaincus, devant un tel spectacle, qu'il y aurait quelque
grandeur pour la France à reprendre son rôle séculaire, à se
faire le grand agent de Y Universels à rechercher, avec sa pas-
sion et son action ordinaires, celte large pacification des peuples
et des âmes à laquelle le monde aspire et que Rome, en cano-
nisant la Française Jeanne d'Arc, recherche elle-même dans
l'idéal qui est le nôtre, — le triomphe des vertus actives et du
patriotisme désintéresse'.
Gabriel Hanotaux.
LES VILLES D'OR
I
DE hh MER ATLANTIDE AU PAYS DES LQTOPHAGES
Brûlées par des soleils séculaires, enfouies sous le sable, l'ar-
gile et les décombres, elles y ont pris les colorations ocreuses
de la glaise, les tons d'ivoire et d'or mat des ossements et des
marbres fraîchement exhumés, les rousseurs chaudes des vieux
murs longuement dorés et peints par la lumière méridionale.
Cette dorure est plus ou moins intense, plus ou moins éclatante,
selon les lieux et les ciels, selon que les ruines sont plus ou
moins proches de la mer ou du désert, ou encore qu'elles ont
plus ou moins séjourné sous la terre. Mais, de loin comme de
près, elles semblent toutes d'or. Elles sont, pour les yeux
comme pour l'imagination, les villes d'or. Ce sont les villes
mortes de l'Afrique latine, cités, municipes et colonies, dont
les vestiges, sur un parcours de près de cinq cents lieues,
jalonnent toute la terre africaine, depuis Volubilis la Marocaine
jusqu'à Gigthi la Tunisienne, — de la mer Atlantide au pays
des Lolophages.
Les villes d'or s'opposent, en un contraste saisissant, aux
villes blanches de l'Islam.
La ville d'or, avec ses colonnades, ses temples, ses basi-
liques, ses arcs de triomphe, son forum où l'on cause et où l'on
flâne, sa tribune aux harangues où l'on pérore, son peuple de
statues, ses inscriptions dédicatoires ou commémoratives, qui
s'adressent non pas seulement à ses citoyens, mais à l'univers,
mais à tous les siècles a vonir, son amphithéâtre qui convie doa
696 REVUE DES DEUX MONDES.
foules à des émotions et à des joies communes, — la ville d'or
est toute en dehors, extérieure, publique, accueillante, large-
ment ouverte comme l'Empire. Ses fenêtres et ses portiques
regardent vers le vaste monde, s'emplissent d'air et de lumière;
la forme harmonieuse de ses édifices, le simple profil de ses
colonnes et de ses frontons parle un langage tout de suite intel-
ligible qui semble celui de la raison et de la beauté même; et,
comme la raison et la beauté, la ville d'or est dominatrice, con-
quérante, législatrice, éducatrice aussi. Au contraire, la ville
blanche, ensevelie sous la chaux de ses murailles aveugles, est
renfermée et concentrée en elle-même. Informe et lourde, sans
grandes lignes, sans contours nets et purs, elle ignore les vastes
baies et les colonnades tournées vers le dehors. Ses merveilles
sont tout intérieures et encore parlent-elles un langage hiéro-
glyphique, qui paraît bizarre, singulier, et qui requiert une
initiation. Jalousement close, elle dédaigne le passant et l'étran-
ger. Elle ne lui offre aucun enseignement, ne lui promet au-
cune joie. Le reste du monde n'existe pas pour elle, ou si,
d'aventure, elle s'en empare, c'est pour l'ensevelir comme elle-
même sous son blanc linceul de silence et de mort.
Rien ne symbolise mieux que cette clôture farouche de la
ville blanche le particularisme obstiné et méfiant de l'Afrique à
toutes les époques de son histoire. Rome avait fini par vaincre
ce parti pris d'isolement à force d'équité, de bonne administra-
tion, d'intelligence politique. Elle conquit le Berbère, en lui
donnant plus de bien-être, de commodité, de plaisir et de
beauté. Elle l'amena peu à peu à collaborer avec elle. Un
moment viendra où Garthage sera plus romaine que Rome, où
elle prendra la place de sa rivale dans le bassin de la Méditer-
ranée occidentale. Dès le ii* siècle, la littérature latine est
presque tout entière aux mains des Africains. Apulée de
Madaure, le néo-platonicien, est le maître de la pensée et de la
science païennes. Quelques années plus tard, avec Tertullien,
saint Cyprien et saint Augustin, Garthage deviendra le foyer du
christianisme latin. Rome ne pourra lui opposer que la pri-
mauté du siège apostolique. C'est Carthage qui aura les grands
docteurs, les martyrs illustres, le prestige de l'épiscopat, l'orga-
nisation ecclésiastique la plus étendue et la plus complète. On
peut dire même que, vers la fin du ier siècle, avec l'avène-
ment des Sévère, l'Afrique est devenue le centre de la latinité.
LES VILLES D OR.
601
Pour détruire cette civilisation neuve, il faudra l'écroule-
ment irrémédiable de l'Empire. Livrée à elle-même, l'Afrique
retombe à son anarchie congénitale, à son sectarisme, à son
brigandage et à ses guerres intestines. Au lendemain de l'inva-
sion vandale, les gens riches, le clergé orthodoxe, en somme
l'élite du pays, émigré en Sicile, en Sardaigne, en Italie, empor-
tant, avec les reliques de ses martyrs ou de ses saints, les
bibliothèques des églises et des couvents. Le nomade du Sud,
l'éternel ennemi du tell agricole et des villes maritimes, se
joint aux Barbares du Nord pour achever la destruction de la
Cité romaine. Enfin, les Arabes arrivent qui consomment la
ruine définitive de la civilisation latine-africaine Par eux et
par les Byzantins qui les avaient précédés, l'influence orientale
se fait sentir de nouveau en Afrique, comme aux temps loin-
tains des Phéniciens et des premiers Carthaginois.
Et pourtant, l'indigène, façonné par les disciplines de Rome,
résiste sourdement aux envahisseurs. De l'héritage latin il sauve
tout ce qu'il peut. Il continue à s'habiller comme autrefois (les
mosaïques des villas romaines le prouvent clairement), il cisèle
ses bijoux, bâtit ses maisons, ses étuves, ses mosquées sur le
vieux plan romain. Mais c'estdu romain abâtardi, alourdi parla
matérialité africaine. L'esprit de Rome et de la Grèce n'est plus
là pour alléger les lignes, ouvrir l'édifice, le rendre accueillant
et clair, l'orner à l'extérieur pour la joie des yeux, pour plaire
au passant et à tous. L'Islam recouvre tout sous son uniforme
linceul de chaux. Et ainsi c'en est fait de la beauté des villes.
Elles ont perdu a jamais leur caractère monumental. Un grand
nombre d'ailleurs, saccagées par le Vandale, par le nomade, ou
par l'Arabe, ont été abandonnées de leurs habitants. Elles sont
devenues des villes désertes, puis des villes mortes.
Sur l'emplacement de beaucoup d'entre elles, on n'a plus
rebâti. Depuis le jour de leur abandon, elles sont restées intactes
sous la couche de terre et de décombres, qui a fini par en effacer
la forme. Mais comme les ossements d'un grand cadavre, qu'on
ne peut pas enterrer complètement, leurs vestiges, çà et là, per-
cent le sol. Quand on les exhume et quand on les restaure, elles
surgissent avec un tel air de grandeur et de beauté, un aspect
tellement dominateur et charmant, que, dans leur voisinage, nos
modernes villes françaises, ou les villes blanches de l'Islam, en
deviennent sordides et misérables, — n'existent plus. Qu'on
C98 REVUE DES DEUX MONDES.
essaie de confronter un temple latin avec une mosquée : la Com-
paraison est désastreuse pouf celle-ci. Ce n'est plus qu'un tas de
plâtras devant cette eurythmique ordonnance de matériaux
durables et choisis, devant le profil intelligent de ce fronton et
do ce péristyle, dont le seul aspect est comme un affranchissement
de la pensée, en même temps qu'une volupté pour la vue.
Le voyageur, qui a parcouru les ruines de quelques-unes
de ces villes mortes, en arrive à se persuader qu'on n'a rien fait
de mieux en Afrique, qu'elles sont les témoins d'une période de
civilisation incomparable. Gelte période de six à sept cents ans,
où Rome fut maîtresse dans ce pays, lui apparaît comme le
siècle d'or africain. Cette Afrique romaniste, c'est, pour nous
Latins, le paradis perdu, — une longue étape de l'histoire, pen*
dant laquelle Rome et la Grèce, la vieille Egypte même travail-
lèrent à une œuvre commune avec l'Africain, s'ur le sol de
l'Afrique, où fut conclue avec l'indigène une alliance à la fois
politique, intellectuelle et religieuse, que l'Islam a rompue et
que nous nous efforçons péniblement, depuis un siècle bientôt,
de renouer.
En tout cas, ces villes mortes, par l'importance et la beauté
de leurs ruines, par leur nombre surtout, semblent former l'a!**
mature du vieux sol africain. Leur chaîne ininterrompue le
sillonne d'un bout à l'autre comme la chaîne même de l'Atlas.
A voir leurs débris pouf ainsi dire indestructibles, on est tenté
de conclure que l'Afrique est latine dans ses Vertèbres et dans
ses moelles : ce qui n'est pas vrai. Mais, pendant une suite de
siècles, la latinité l'a profondément pénétrée, et elle n'a jamais
connu, en somme, d'autre civilisation que la civilisation gréco-
latine.
On s'explique mal, d'après cela, l'efreur de perspective com^
mise par ceux de nos littérateurs qui nous ont donné d'elle
l'image la plus brillante, la plus minutieuse, sinon toujours la
plus exacte, — - un Fromentin ou un Flaubert. Ils ont mis au
premier plan le décor oriental, et, tout en faisant avec sagacité
la part de ce qui est strictement local, ils ont prêté à l'apport du
Turc, de l'Arabe, ou du Phénicien une importance excessive. Ils
ont attribué à on ne sait quel vague Orient ce qui est, au fond,
grec ou romain, ou berbère romanisé. Nous autres' Latins noua
avons tellement évolué depuis ce que nous appelons l'antiquité
romaine, — les mœurs, et les formes qui s'y rattachent sont deve-
LES VILLES D'OR. 6D9
nues tellement étrangères à nos yeux que, lorsque nous les ren-
controns dans un pays où tout cela n'a pas bougé depuis plus
d'un millénaire, nous ne le reconnaissons plus. Il faut toutes les
découvertes de l'archéologie pour nous aider à prendre conscience
de notre héritage, pour nous révéler rétendue et la profondeur
de l'Empire. Or ces découvertes ne faisaient que commencer au
temps des Flaubert et des Fromentin. Us soupçonnaient a peine
l'Afrique latine, ou gréco-égyptienne, et ils n'entrevoyaient pas
encore ce monde de monuments, de statues, de mosaïques, de
débris de toute sorte, que les archéologues ont remis au jour. On
aurait bien surpris l'auteur de Dominique si on lui avait dit que
ces calés maures qu'il s'amusnit à décrire ou ;i peindre avec tant
de complaisance, c'étaient les cabarets latins du temps d'Apulée,
fort semblables à Yancta popina d'Horace ou de Juvénal, — ou
encore que ces carrefours du vieil Alger où il aimait planter son
chevalet, c'était l'image très peu altérée des carrefours et des
ruelles en pente de la Carthage romaine, telle qu'elle apparut
aux yeux du jeune Augustin débarquant de sa petite ville
numide.
Aujourd'hui, il suffirait, pour le convaincre, de le conduire
au musée du Bardo et de l'arrêter devant cette étonnante
mosaïque, qui représente une scène et un intérieur de taverne.
Il retrouverait, accroupis sur deshmirs de buisexji.clemenl pareils
à ceux des cafés maures, la clientèle de flâneurs qui, aujourd'hui
encore, garnit les banquettes des modernes kaouadjis. Mêmes
poses, mêmes costumes, mêmes gandourahs bariolées, mêmes
calottes en coupole, — la calotte que portent les marins kabyles
et les âniers de Biskra et qui fut, en des temps légendaires, le
bonnet des Dioscures surmonté de l'apex, la houppette de laine
rouge des chéchias algériennes. Et il retrouverait aussi, sur un
coin de table, les carafes et les tasses, à côté de la miche entamée,
— et le marchand de gâteaux portant son éventaire sur sa tète,
et le boulanger avec sa planche chargée de petits pains ronds.
Au milieu des groupes, les joueurs de crotales et les joueurs de
flûte, les danseurs qui bondissent et qui tourbillonnent, en ten-
dant les bras. Enfin le Kaouadji.la gandourah, retroussée, — alte
succinctus, — qui, la cruche à la main, remplit les tasses et les
verres. Il n'y manque que les burettes de café et la fumée des
cigarettes et des narguilés.
700 REVUE DES DEUX MONDES.
• *
Cette latinisation si intime, si persistante de l'Afrique du
Nord, les premiers qui s'en aperçurent, ce furent ceux qui par-
coururent le pays étape par étape, qui l'occupèrent à grand
peine, en le gagnant morceau par morceau : ce furent nos sol-
dats, notre armée, — l'armée de la Conquête.
Devant les premiers débris romains, les premiers fragments
d'inscriptions latines ou grecques, que heurtèrent leurs souliers
ou les crosses de leurs fusils, on imagine leur émotion. Ces
reliques miraculeusement sauvées, leur parlaient un langage
amical, tout de suite intelligible, — et,- sur cette terre redevenue
sauvage, pleine de traîtrises et de périls inconnus, ce langage
était réconfortant, délicieux à entendre, cette langue-là, c'était
celle qu'ils avaient apprise au collège, c'était, en définitive,
celle de la France. Quelle douce salutation pour ces errants et
ces exilés! L'illettré lui-même, le paysan ou l'ouvrier de nos
villes, reconnaissait dans cette ruine antique, dans ce chapiteau
mutilé, non seulement les formes architecturales auxquelles ses
yeux étaient accoutumés, mais jusqu'aux modes de bâtir en
usage dans son hameau lointain.
On comprend dès lors l'espèce de vénération fidèle dont nos
soldats d'Afrique entourèrent les ruines et les moindres ves-
tiges de la Latinité. Dès le début de la conquête, ils se sont
appliqués à relever ces ruines, à préserver d'une destruction
complète tout ce qu'il était possible de conserver, à recueillir
les médailles, les monnaies, les bronzes et les céramiques.
Pendant un quart de siècle, un type d'officier africain peu
connu en France — bien différent du sabreur et du casseur
d'assiettes légendaire, — ce sera ce capitaine Delamarre, qui»
l'album à la main, parcourut les deux provinces d'Alger et de
Constantine dessinant les ruines antiques, précisant tel détail
d'architecture, donnant la coupe et l'élévation de tel édifice.
Aujourd'hui plus que jamais, Y Album du capitaine Delamarre
est un recueil infiniment précieux pour quiconque veut se
représenter les monuments romains de l'Algérie dans leur
premier état, — -c'est-à-dire avant les fouilles et les restaura-
tions.
Assurément tous nos soldats et tous nos officiers n'imitèrent
point cette belle piété archéologique. Des mutilations, des actes
LES VILLES D'OR. 701
de vandalisme inconscient furent commis par les militaires. Il
y eut des erreurs lamentables comme la construction du péni-
tencier de Lambèse sur toute une partie de l'emplacement où
s'élevait le camp retranché de la IIIe Légion Auguste. ATébessa,
le célèbre petit temple de marbre blanc, avec ses buerànes,
ses Victoires, les colonnes corinthiennes de son péristyle, fut
transformé en bureau de recrutement, puis en fabrique de
savon. A Cherchell, les thermes et le théâtre furent saccagés
par le génie et leurs matériaux employés à construire des
casernes. La fameuse Vénus de Cherchell ne dut sa conserva-
tion qu'au plus grand des hasards. Un rustre l'avait déjà
chargée sur sa charrette et la conduisait aux fours à chaux,
lorsqu'un officier qui passait lui racheta le glorieux marbre
condamné. La conduite de cet officier est loin d'être une excep-
tion. En général, l'armée a bien mérité de l'archéologie. Main-
tenant encore, partout où il y a des vestiges antiques, la garni-
son compte toujours un certain nombre de fouilleurs et de
collectionneurs. La plupart des fouilles importantes à Aumale,
à Sétif, à Lambèse, en beaucoup d'autres endroits, ont été com-
mencées par des militaires.
J'ai, en ce moment, entre les mains, le carnet d'un vieux
soldat de l'armée d'Afrique, — le capitaine Gloris : c'est le
journal des fouilles commencées par lui à Tébessa, le 31 dé-
cembre 1865. J'en dois la communication à son fils, qui garde
pieusement cette relique de famille. Rien n'est touchant comme
ces notes, écrites d'une belle écriture moulée et bouclée, sur le
même carnet régimentaire où le capitaine consignait, avec les
noms et les matricules des troupiers de sa compagnie, les car-
reaux cassés et les fournitures de farine. Jour par jour, il y a
relevé soigneusement, d'abord le nombre exact des hommes
employés au déblaiement de la Grande Basilique, puis, avec une
extrême minutie, les plus humbles débris découverts par la
pioche ou la pelle des terrassiers : un éclat de marbre, un
manche de couteau en os sculpté, des cassures de tuiles en abon-
dance, un fragment de corniche avec un dauphin en relief, un
coin de fresque peinte à Heurs, des pierres plates qui formaient
la balustrade du maître-autel, de petits morceaux de .verre
émaillé et colorié, des cubes de mosaïque en verre argenté. Ces
menues- choses brillantes et rbatoyantes, ces jolies formes à
demi effacées vous excitent l'imagination à mesure que vous
702
REVUE DES DEUX MPNDES.
tournez les pages. Vous escomptez déjà des trouvailles sensa-
tionnelles. Et puis, tout à coup, le journal s'arrête devant une
grande feuille blanche : Interrompu le 10 mars, pour cause de
départ. Le capitaine Gloris dut quitter, le cœur bien gros, sa
basilique à demi déterrée.
L'anecdote la plus émouvante que je connaisse sur cette
période militaire de l'archéologie africaine est celle du colonel
(depuis général) Garbuccia : elle est rapportée en particulier par
Gustave Boissière, dans son livre sur L'Algérie romaine, et je
m'en voudrais de ne pas la citer ici.
On raconte donc que ce colonel, arrivant à Lambèse, aperçut,
dans le voisinage de l'ancien camp romain, le mausolée en
ruines d'un préfet de la IIIe Légion, Quintus Flavius Maximus.
Il ordonna qu'on relevât Pédicule, puis, à la tête de son régi
ment, il défila devant le tombeau de cet antique frère d'armes et
fît rendre les honneurs militaires à ce soldat de Rome par les
soldats de la France. J'ignore ce que fut et ce que devint le
général Garbuccia. Mais il sied de l'admirer pour ce seul fait.
Son acte revêt une haute signification historique. Il n'est sans
doute pas le premier officier français qui ait eu, en Afrique,
devant une ruine romaine, le sentiment de la continuité latine.
D'antres, avant lui, avaient certainement entrevu, dans ces
vénérables débris, mis titres de noblesse et de premiers occupants
de la terre. Mais ce Corse, en se proclamant, devant le mau-
solée de Flavius Maximus, l'héritier et le successeur du Romain,
a véritablement renoué l'histoire interrompue. Gomme le
moderne César, son compatriote, il a revendiqué pour les Gaules
l'héritage latin à l'abandon.
*
* *
Tout autant que l'armée, le clergé d'Afrique avait intérêt à
relever ces ruines, ou à les préserver de la destruction totale.
Lui aussi, en fouillant le sol, il renouait une glorieuse et pieuse
tradition.
Il n'avait qu'à ouvrir l'histoire ecclésiastique, les procès-
verbaux des conciles, pour y retrouver, avec la nomenclature,
la liste à peu près complète des évèchés africains, lesquels se
comptaient par reniâmes. Les décombres des basiliques, des
chapelles, des « mémorise » consacrées aux martyrs, les nécro-
poles et les hypogées contenant les os de tout un peuple de
LES VILLES D'OR. 703
baptisé*, rappelaient éloquemment que l'Afrique fut une terre
du Christ. Partout émergeaient d^s stèles funéraires qui por-
taientavec l'« in pace » rituel, les croix monogrammatiques, les
colombes, les ancres et les palmes de la mystique chrétienne.
De sorte que les successeurs d'Augustin et de Cyprien, en
reprenant leur place dans les absides des basiliques écroulées,
non loin des baptistères encore tapissés de leurs mosaïques,
pouvaient dire aux Africains d'aujourd'hui : « Voyez ces >
témoignages irrécusables. Pourquoi nous acharner h nous com-
battre? Vos ancêtres ont été tes frères des nôtres. Ils ont. par-
tagé leur foi. Pourquoi donc parler d'un abîme entre nos à nies,
accumuler de beaux raisonnements scientifiques pour démon-
trer qu'elles sont mutuellement impénétrables, et dresser enfin
l'un contre l'autre, comme deux termes irréductibles, l'esprit
sémitique et l'esprit gréco-latin? Regardez la face de votre
terre : elle suffit à démentir toutes ces arguties. En vérité,
vous avez rompu avec nous le même Pain, vous avez bu au
môme Calice. Vous aussi vous êtes descendus dans la cuve bap-
tismale. Et vous vous êtes laissé enchanter par les mêmes poètes
et les mêmes orateurs. Vous avez dédié des statues à la gloire
d'Apulée, le philosophe platonicien, et des basiliques à la mé-
moire de Cyprien, le martyr du Christ. Vous avez battu des
mains aux sermons d'Augustin de Thagastc. Pourquoi donc
nous haïr et nous séparer? Reconstruisez avec nous le temple
renversé, refaites l'œuvre de vos pères. La porte est toujours
ouverte pour les catéchumènes. Le sacrifice continue!.. »
Personne n'a eu comme le cardinal Lavigorie le sentiment
profond, la claire conscience de celle continuité catholique à
maintenir. Ou peut dire que son seul but fut de refaire
l'Afrique chrétienne, de l'agrandir, d'en reculer les limites, et,
encore une fois, de continuer l'œuvre des Pères et des caté-
chistes africains. Sans doute le clergé d'Afrique n'avait pas
attendu son arrivée pour recueillir les vestiges des antiquités
chrétiennes. Mais sous son impulsion omni-présente, on vit se
multiplier partout, jusque dans les bourgades les plus lointaines,
toute une génération de prêtres archéologues. Quelques-uns
ont laissé un nom, comme l'abbé Delapart, curé de Tébessa, qui
a sauvé une foule de débris appartenant à la Grande Basilique,
l'abbé Saint-Gérand, curé de Tipasa, qui a exhumé le sanctuaire
de sainte Salsa, l'abbé Giudicelli, curé du Kef, qui a déblayé
T04 REVUE DES DEUX MONDES.
l'abside et les nefs de son église, une ancienne basilique chré-
tienne. Le zèle de ces archéologues ecclésiastiques n'a pas
faibli. Aujourd'hui, il convient de louer parmi eux, au premier
rang, leur propre chef hiérarchique, l'actuel archevêque
d'Alger, Mgr Leynaud, prélat aimable et disert, qui rappelle
saint François de Sales, non seulement par une étrange ressem-
blance de visage, mais par une sorte de parenté spirituelle, par
l'onction de la parole et du geste, l'agrément du style et de
l'imagination. Curé de Sousse, il occupait, parait-il, ses journées
à déblayer les kilomètres de catacombes qui s'étendent à l'ouest
de la ville. Avec l'aide de quelques zouaves prêtés par le colonel
de la garnison, ce fervent de l'antiquité chrétienne maniait la
bêche et la pioche, déterrant des rangées de cercueils super-
posés, avec leurs inscriptions en lettres maladroites et naïves,
leurs stucs coloriés, leurs morceaux de mosaïques...
N'est-ce pas charmant et tout à fait évangélique, cette
silhouette de prêtre, armé de la bêche, — figure symbolique à
peindre sur les murs mêmes des Catacombes : le bon Jardinier
de la Mort qui creuse les sépulcres brisés pour en faire jaillir
une vie nouvelle?...
* *
Les prêtres, les soldats, lès officiers de notre armée furent les
ouvriers de la première heure, qui préparèrent les voies aux
historiens et aux archéologues de profession.
Ceux-ci ont commencé leur labeur presque au lendemain de
la Conquête. Mais il semble que, pendant longtemps, les vicis-
situdes mêmes de notre pénétration en Algérie aient influé sur
la marche de leurs travaux. Il y a toute une période de tâton-
nements qui va de 1830 à 1881, — à l'occupation française de
la Tunisie. A cette période se rattache le nom d'un érudit, dont
la mémoire est encore vivante à Alger. C'est le colonel Ber-
brugger qui dirigea, je crois, la Bibliothèque nationale de, la rue
de l'Etat-Major, qui fouilla le « Tombeau de la chrétienne, » ce
colossal mausolée berbère, comparable aux pyramides d'Egypte,
dont le dôme aplati mronne les collines du Sahel et s'aperçoit
de la haute mer, — B. trugger, le fondateur de la célèbre Bévue
Africaine, qui centrai d'abord les découvertes archéologiques
faites dan ' . 'rois prc .. En même temps que lui, d'autres
érudits, ou amateurs d'antiquités, travaillaient à Constantine,
LES VILLES D*0R. 705
à Bône, à Philippeville, ailleurs encore. Cependant l'image de
l'Afrique latine est lente à se dégager de ces notules et de ces
monographies, de cette poussière des,petits musées locaux.
II fallut la secousse de la conquête tunisienne pour inten«*
sifier le mouvement archéologique, dégager les conclusions
générales des résultats obtenus, et amener en quelque sorte
l'érudition africaine à dresser son bilan. A mesure que nos
armées s'avançaient, s'étendaient dans toute l'Afrique du Nord,
les spécialistes de l'archéologie voyaient s'étendre en même
temps les limites de leur domaine Ils prenaient une idée plus
juste et plus profonde de l'Afrique latine. Pendant les vingt
dernières années du xixe siècle, une équipe de jeunes érudits,;
formés aux bonnes méthodes, pleins de science et d'ardeur,;
assuma la tâche de ressusciter cette Afrique du passé, en exé-<
cutant des fouilles nouvelles, en poussant ses investigations
dans des régions encore inexplorées, en inventoriant dans des
recueils spéciaux les richesses des musées ou des, produits des
fouilles, — enfin en donnant de l'Afrique romaine une descrip-
tion aussi embrassante, aussi précise et aussi minutieuse que
possible. Ce fut le beau temps des missions archéologiques afri-
caines, où s'illustrèrent les Babelon, les Salomon Reinach, les
Gagnât, les La Blanchère, les Waille, les Gauckler, les Toutain.i
Tout cet énorme labeur s'est pour ainsi dire concrète dans
l'œuvre bénédictine de M. Stéphane Gsell. Depuis trente ans et
plus, ce grand savant parcourt l'Algérie et la Tunisie, à. la
poursuite du romain, du grec, du punique, voir du liby-phé-
nicien et même du préhistorique. Il a fait des fouilles un peu
partout. En tout cas, il ne s'en exécute aucune, tant soit peu
importante, qu'il ne se trouve là, son carnet ou son mètre à la
main, notant et mensurant jusqu'à la courbe d'une tuile ou
l'orifice d'une conduite d'eaux. Les villes mortes qui ressus-*
citent le voient penché au bord de leur fosse devenue leur
berceau. Il est le parrain de ces vieilles « nouveau-nées. » C'est
lui qui établit leur état civil. Il en connaît les moindres cail-
loux. Et non seulement il a tout vu de ses yenx, tout palpé de
ses doigts, mais il a tout lu, — tout ce eu ait pu écrire les
anciens et les modernes sur ces ruines et ce antiquités dont il a
la garde, sur cette Afrique ancienne ' il connaît, la géogra-
phie civileet militaire comme un procu^ieur des Césars ou uu
légat de la IIIe légion.
tome Lvia. — 1920. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette prodigieuse érudition, il !'a déversée dans des œuvres ]
mngistrales, telles que son A //as archéologique (lequel repré-
sente plus de 600 pages in-folio), — ses Monuments antiques de '
l'Algérie, — et surtout cette définitive Histoire ancienne de
l'Afrique du Nord, dont quatre volumes ont déjà paru et qui
synthétise tout ce que l'on peut savoir sur ce pays depuis les
temps mythologiques et légendaires. D'ores et déjà, grâce à
M. Stéphane Gsell, à sa critique impeccable et à sa science
merveilleusement informée, nous pouvous nous représenter
l'Afrique latine comme quelque chose d'aussi vivant, comme
un monde aussi réel, aussi complexe et divers que l'Algérie ou
la Tunisie contemporaine.
A côté de ces œuvres de haute érudition, il en est d'autres,
dont l'accès est plus facile, livres de vulgarisation archéologique
ou de critique littéraire qui ont contribué à éveiller, dans *
l'esprit du grand public, et à préciser l'idée de l'Afrique latine.
L'Algérie romaine de Gustave Boissière, étude un peu ariérée
aujourd'hui, mais animée par un sentiment si français de la
tradition classique, par une passion si touchante et parfois si
heureusement éloquente pour un admirable sujet, dont l'auteur :
sent toute la beauté, et toute la grandeur, — puis l Afrique \
romaine de Gaston Boissier, œuvre plus élégante, plus métho-
dique, plus clarifiée, où manque peut-être le sens de l'Afrique
et de l'Africain, mais facile, agréable à lire, toute pleine d'un
sentiment très juste et très fin de la latinité. J'y ajouterais, ;
avec une reconnaissance particulière, un ouvrage excellent, qui
m'a ravi aux temps de mon arrivée en Algérie et qui m'a ouvert
plus d'un horizon, Les Africains de Paul Monceaux. Je ne
connais rien, en cette matière, de plus coloré, de plus intelli-
gent ni de plus pénétrant. Les pages sur les contrastes et les
contrariétés du sol et du climat, sur l'art d'Apulée, sur la Car-
tilage romaine, ses cercles de lettrés et de savants, son univer-
sité, excitent fortement l'imagination, sont de véritables recons-
titutions historiques.
Mais tous ces travaux des critiques, des historiens et des
archéologues, si éminents soient-ils, ne nous offrent qu'une
image un peu fantomatique et insuffisante du passé, si nous
la rapprochons du spectacle des ruines et des villes d'or ressus-
citées.
Après avoir été exhumées, quelques-unes de ces villes mortes
LES VILLES D'OR. 707
ont eu la chance d'être restaurées par d'habiles architectes.
MM. Dulhoit et Albert Ballu nous ont restitué Thimgad. M.Ballu
est occupé, en ce moment, à nous rendre Djemila. Ce sont là
deux chefs-d'œuvre, deux modèles d'un goût et d'une discrétion
infiniment louables pour les restaurateurs futurs. Grâce à ces
restaurations si ingénieuses, on se promène à travers l'histoire,
on la touche de la main. Les villes mortes sont rentrées dans
la vie.
*
* *
Outre ces deux-là, quelques-unes d'entre elles ont été par-
tiellement réparées : Théveste, Lambèse, Thubursicum Numi-
darum, en Algérie, — Thugga, Sufetula, Thuburbo majus, en
Tunisie. Mais qu'est-ce que cela dans un pays où les villes ense-
velies se comptent par centaines? Nous demandons que toutes
soient exhumées et restaurées, que les moindres vestiges du
passage de Home soient pieusement conservés, protégés, remis
en lumière. En Afrique, partout où il y a un bouquet d'arbres,
une oasis, une source ou un cours d'eau, on est presque sur
que l'on trouvera du romain. On pourrait donc y créer un
immense musée en plein air, qui partirait du Maroc pour
aboutir à la Tripolitaine. La succession à peu près ininter-
rompue des ruines dessinerait une longue voie royale, bordée
de colonnades, d'arcs de triomphe, de temples païens, de basi-
liques et de nécropoles chrétiennes. Elle n'aurait d'égale que
celle qui longe la vallée du Nil, entre le Caire et Assouan,
et qui déroule, pendant des lieues et des lieues, sa bordure
de pylônes, d'obélisques, de sanctuaires et de colosses de
granit.
Evidemment les touristes et les voyageurs n'auraient que
faire de s'arrêter à toutes les stations de ce musée. Si chaque
ville d'or a sa physionomie particulière, son cadre original, sou-
vent incomparable, il est certain que son ordonnance, ses
formes architecturales ne sont pas très variées. Quand on a vu un
capitole, un forum ou un théâtre, on a vu tous les autres. C'est
pourquoi il faudrait choisir parmi ces villes, celles qui se dis-
tinguent ou par des beautés singulières, ou par un intérêt
archéologique exceptionnel. Par exemple, Tipasa serait la ville
des nécropoles, Lambèse la ville des camps, Thimgad la ville
des forums et des arcs de triomphe, Tébessa la ville de la plus
708 feÈVUE DES DEUX MONDES.
grande basilique chrétienne que l'on connaisse, Thubursicum,
Djemila ou Sbeïfla, le type du municipe africain. El Djem se
visiterait pour son amphithéâtre, plus complet que le Cotisée
romain, Thrigga pour son théâtre et son temple de Jupiter, ou
sa colonnade en hémicycle, Sousse pour ses catacombes, Carthage
pour ses églises dédiées à d'illustres martyrs, pour la grandeur
de ses souvenirs et de son paysage. Ainsi l'attention du voya- .
geur ne risquerait pas de s'éparpiller et de se lasser sur un trop
grand nombre d'objets ou de se rebuter devant des spectacles
trop souvent pareils.
Mais cela n'empêcherait pas les archéologues de pousser leurs
investigations dans tous les sens, partout où fut un mausolée,
un abreuvoir, une citerne antique. Ne fût-ce que par piété
envers les initiateurs de notre civilisation, nous nous devons
d'entourer de vénération les traces les plus humbles de leur
labeur ou de leur passage. J'ouvre le Guide Joanne et j'y vois
que, dans le Sud constantinois, dans la région des chotts, à la
limite des dunes sahariennes, se trouve une petite oasis de douze
mille palmiers qui s'appelle Négrine, et que, dans le voisinage
de Négrine, se rencontrent les ruines d'un poste militaire
romain construit sous Trajan : Ad majores. Il subsiste, parait-il,
quelques pans de murs de l'enceinte et les vestiges de deux portes
triomphales. Pourquoi n'essaierait-on pas de dégager ces ruines
et, si possible, de les réparer? Les murailles et les portes
triomphales de Trajan, en un pareil lieu, à deux pas du désert,
doivent nous émouvoir plus que tout. Je donnerais, pour les
voir relever, tous les marabouts et tous les palmiers de Négrine
et de ses environs.
Pour faire aboutir cette œuvre de restauration et de résur-
rection, il faudrait qu'un plan méthodique des fouilles à entre-
prendre fût dressé par un homme compétent. Et pour assurer
l'application de ce programme, en étudier les conditions, en
résoudre les difficultés, toute une administration nouvelle serait
à organiser. Cela nécessiterait un budget considérable, alimenté
par l'État, les contributions des provinces africaines, les dons
volontaires, les droits perçus à l'entrée des ruines. A côté des
spécialistes chargés de 'conduire les fouilles, des archéologues
employés à les décrire, à dresser scientifiquement l'état des lieux
et des monuments, il faudrait des architectes pour les restaurer
et les entretenir, enfin une petite armée de surveillants pour
LES VILLES d'0R. 709
empêcher les déprédations des passants, ou les ravages des
intempéries.
Si l'on se décidait à faire cela, on pourrait, dans un très
court espace de temps, offrir à la curiosité et à l'admiration des
voyageurs un ensemble de ruines antiques comme il n'en existe
nulle part au monde, sauf peut-être en Egypte. Les villes d'or se
succéderaient en une chaîne splendide, de Volubilis à Gigthi,
— de la mer Atlandide au pays des Lotophages. Toutes les
légendes et toutes les histoires, dont les Hellènes et les Latins,
amis des beaux récits et des mythes, les couronnèrent, tout cela
reprendrait une vie neuve pour nos imaginations occidentales.
Les pommiers des Hespérides, la double colonne d'Hercule, les
forêts de Mauritanie pleines d'éléphants et de thérébinthes,
Atlas courbé sur sa montagne et soutenant la voûte étoilée sur
ses vastes épaules, la fontaine miraculeuse et les sables d'Am-
mon? Ulysse arrachant ses compagnons à l'ivresse du lotos qui
fait oublier la patrie, toutes ces belles images mythiques ren-
draient à la terre africaine son nimbe de poésie. Nous la verrions
avec les yeux des poètes et des historiens anciens, — et elle se
révélerait à nous, telle que la représentaient les sculpteurs de
Rome, — coiffée du modius, le boisseau de blé, symbole de sa
fécondité, enveloppée dans la dépouille d'un de ses éléphants,
et environnée de ses portiques, de ses temples, de ses dieux de
marbre ou de bronze, de ses basiliques et de ses arcs triomphaux.
Louis Bertrand,
(A suivre.)
LE MANOIR
PREMIERE PARTIE
I. — UNE RÉUNION A WORSTED SKEYNES
C'était en 1891, un lundi d'octobre. Dans l'obscurité, devant
la gare de Worsted Skeynes, l'omnibus, le landau et la char-
rette de M. Horace Pendyce monopolisaient toute la place. De
même, le cocher de M. Horace Pendyce concentrait sur son
visage toute la lumière de l'unique lanterne de la gare. Les
joues rouges, d'épais favoris grisonnants coupés de près, les
lèvres minces et serrées, tel un emblème du système féodal, il
trônait, du haut de son siège, au milieu du vent d'Est. Sur le
quai intérieur, en longues livrées aux boutons d'argent, leurs
huit-rellets crânement campés, le premier valet de pied et le
second groom de M. Horace Pendyce attendaient l'arrivée du
train de six heures quinze.
Le valet de pied tira de sa poche une demi-feuille de papier
a lettre armorié, couverte de l'écriture fine et minutieuse de
M. Horace Pendyce. Et, d'un ion nasillard et railleur, il lut:
« L'honorable Geoff et Mme Winlow, chambre bleue et cabi-
net dito; la femme de chambre, la petite chambre marron;
M. George, chambre blanche, et Mme Jaspar Bellew, chambre
dorée; le capitaine, chambre rouge : le général Pendyce,
chambre rose ; son domestique, mansarde du fond. C'est tout. »
Le groom, un jeune homme aux joues rouges, ne l'écoutait
pas. »
Copyright by Galsworthy, 1920.
LE MANOIR. TU
— Si The Ambler, le cheval de M. George, gagne mercredi,
c'est comme si j'avais cinq livres dans ma poche, dit-il. Qui
est-ce qui le monte ?
— James, naturellement.
Le groom sifflota :
— Je tacherai de connaître son poids demain. Pariez-vous,
Tom?
Le valet de pied poursuivit :
— Il y en a encore un de l'autre côté de la page : « Chambre
verte, aile droite, pour ce rien qui vaille de'Foxleigh. Un pique-
assiette. Il prend tout et ne donne rien. Mais quel tireur 1 C'est
pour cela qu'on l'invite! »
Sortant d'un sombre rideau d'arbres, le train apparut.
Sur le quai, l'on vit descendre tout d'abord deux marchands
de bestiaux, leurs longs bâtons à la main, se dandinant lourde-
ment dans leurs habits de drap grossier et puant à la fois le
tabac et le bétail : puis un couple, et des voyageurs isolés se
tenant aussi éloignés que possible les uns des autres: les invités
de M. Horace Pendyce.
Un à un, ils s'avancèrent lentement dans la direction des
voitures auprès desquelles ils s'arrêtèrent, sans détourner les
yeux, comme s'ils craignaient de se reconnaître. Un homme de
haute taille, en paletot de fourrure, dont la femme, également
grande, portait un petit sac de cuir à fermoir d'argent, s'adressa
au cocher :
— Comment allez-vous, Benson ? M. George m'apprend que
le capitaine Pendyce lui a dit qu'il n'arriverait qu'à neuf heures
trente. Dans ces conditions, je crois que nous ferions mieux...
Comme une brise légère rompt soudain le silence ouaté d'un
brouillard glacial, une voix au timbre clair se fît entendre :
— Je vous remercie, je monterai dans le coupé.
Suivie du valet de pied qui portait ses couvertures, et enve-
loppée d'un voile blanc à travers lequel l'Honorable Geoffrey
\Yinlow put néanmoins contempler à loisir des yeux étince-
lants, une dame s'avança, et, après avoir jeté un regard en
arrière, disparut dans le coupé. Mais sa tête ne tarda pas à se
montrer de nouveau derrière le nuage de tulle.
— Il y a de la place, George.
Et George Pendyce s'avançant rapidement, prit place à côté
d'elle. Un grincement de roues et le coupé était parti.
112 REVUE DES DEUX MONDES.
L'honorable Geoffrey Winlow, levant son visage vers le
cocher :
— Qui est Benson?
Le cocher se pencha d'un air conlidentiel, et expliqua :
— Mme Jaspar Bellew, monsieur : la femme du capitaine
Bellew qui demeure aux Pins.
— Mais je croyais qu'ils n'étaient pas...
— Non, monsieur, ils ne sont pas...:
— Ah!
De l'intérieur de l'omnibus, une voix calme et sèche appela *
— Ehbien,GeoffI
L'Honorable Geoffrey Winlow pénétra dans l'omnibus où se
trouvaient déjà sa femme, M. Foxleigh et le général Pendyce,
et de nouveau l'on entendit la voix deMme Winlow s'exclamant:
— Gela vous gênerait-il que je prenne ma femme de chambre
avec moi ? Montez, Tookson !
Le château de M. Horace Pendyce était un bâtiment de
pierre, long et bas, bien placé au milieu du domaine. Sa
famille le possédait depuis le mariage de son arrière-trisaïeul
avec la dernière héritière des Worsted. C'était primitivement
une belle propriété, louée par parcelles h des fermiers, qui,
livrés à eux-mêmes, se tiraient parfaitement d'affaire, et
payaient d'excellents fermages; mais à présent son propriétaire
l'administrait scientifiquement et à perte. A des époques déter-
minées, M. Pendyce importait une nouvelle sorte de vaches ou
de perdrix et ajoutait une aile aux écoles. Ses revenus, heureu-
sement, étaient indépendants de son domaine. Il vivait en par-
fait accord avec le Recteur et l'administration sanitaire, et se
plaignait de ce que ses fermiers abandonnassent la terre. Sa
femme était une Totteridge. Il était, cela va sans dire, fils aîné.
Intimement persuadé que l'individualisme avait ruiné l'Angle-
terre, il s'était donné la tâche de combattre cette tendance chez
ses fermiers. En substituant à leur individualisme ses goûts, ses
plans et ses sentiments à lui, — on pourrait presque dire son
propre individualisme, — il avait, certes, beaucoup contribué à
prouver l'exactitude de sa théorie favorite ; plus raffiné est l'indi-
vidualisme, disait-il, et plus stérile en est rendue l'existence de la
communauté. Toutefois, il ne fallait pas envisager devant lui la
question sous cet aspect, car il se fâchait alors et expliquait avec
volubilité qu'il n'était pas un individualiste, mais ce qu'il appels
LE MANOIR* 113
lait un « tory-communiste (1). » En tant qu'agriculteur, il était
naturellement protectionniste : à l'entendre, un droit d'entrée
sur le blé devait suffire pour rendre à l'Angleterre sa prospé-
rité. « Une taxe de trois ou quatre shillings sur le blé, répétait-
il souvent, et j'exploiterais ma terre avec profit. »
M. Pendyce avait encore d'autres traits distinctifs, d'ailleurs
sans grande originalité. Il était hostile à tout changement dans
l'ordre de choses existant, et n'était jamais si heureux que lors-
qu'il parlait de lui-même ou de son domaine. Il possédait un
épagneul noir au museau allongé, aux oreilles plus longues
encore et répondant an nom de John. Il l'avait dressé avec tant
de sollicitude que la pauvre bête se sentait malheureuse hors de
sa présence.
Au physique, M. Pendyce était plutôt de la vieille école : vif,
la taille droite, il portait de maigres favoris auxquels il venait
d'ajouter la moustache, qu'il laissait tomber à la gauloise et
qui maintenant grisonnait. Il portait de larges cravates et des
vêtements taillés à l'ancienne mode. Il ne fumait pas.
Assis à un bout de la table, toute chargée de fleurs et d'ar-
genterie, il avait à ses côtés l'Honorable Mn,e Winlow et
Mme Jaspar Bellew. Jamais contraste plus frappant n'exista
qu'entre ces deux femmes.
Toutes deux étaient grandes, de proportions harmonieuses
et de visage gracieux; mais il y avait entre elles un abime que la
silhouette étriquée de M. Pendyce ne parvenait pas à combler.
Les traits de Mme Winlow gardaient éternellement ce calme
particulier aux types cendrés de l'aristocratie anglaise, et don-
naient l'impression glaciale d'une souriante journée d'hiver.
Jadis, elle s'était conformée aux avertissements de sa gouver-
nante, qui lui disait, lorsqu'elle était petite :
— Mon Dieu! mademoiselle Truda, ne faites jamais de gri-
maces, cela pourrait vous rester!
Et jamais, depuis ce jour-là, Gertrude Winlow, deux fois noble
par sa naissance et par son mariage, n'avait fait de grimaces.
Quel contraste de voir, de l'autre côté de M. Pendyce, cette
énigmatique Mme Bellew, aux yeux gris-vert, que les femmes les
plus indulgentes ne pouvaient regarder sans une instinctive
réprobation I On disait que lorsque, deux ans auparavant, elle
(1) Communiste-conservateur.
m
714 REVUE DES DEUX MONDES.
s'était séparée du capitaine Bcllew et avait quitté les Pins, c'était
simplement parce qu'ils étaient fatigues l'un de l'autre. On
disait aussi qu'elle ne paraissait pas insensible à la cour que lui
faisait George, le fils aine do M. Pendyce.
Lady Malden avait dit à Mme Winlow, dans le salon, avant, le
dîner :
Cette Mme Bellew, dans la situation où elle est, devrait être t
plus réservée. Je ne comprends pas qu'on l'ait invitée ici, alors
que son mari habite encore les Pins, à deux pas. Elle est sans
fortune : pour un peu, je dirais que c'est une aventurière.
A quoi Mme Winlow avait répondu :
— Mais elle est un peu cousine de Mme Pendyce. Les Pen-
dyce ont des parents de tous les côtes. Ce doit être parfois bien
gênant. On ne sait jamais...
Lady Malden répliqua :
— L'avez-vous connue lorsqu'elle demeurait ici? Je n'aime
pas ces amazones. Son mari et elle étaient aussi fous l'un que
l'autre. On n'entendait jamais parler que des obstacles
qu'elle avait sautés et de la manière dont elle les avait sautés.
Et puis elle parie et va aux courses. Je me trompe fort si George
n'en est pas amoureux. On le voit trop chez elle, à Londres. C'est
une de ces femmes après qui courent tous les hommes.
A ce bout de la table, où, devant chaque convive, se trou-
vait placé un menu soigneusement calligraphié par sa fille aînée,
Horace Pendyce savourait son potage.
— Ce potage, disait-il à Mmc Bellew, me rappelle votre cher
vieux père qui l'aimait particulièrement. J'avais un profond
respect pour lui : c'était un homme admirable! Je disais tou-
jours que c'était l'homme le plus résolu que j'eusse rencontré
depuis la mort de mon pauvre cher père, qui, lui, était bien
l'homme le plus obstiné des trois royaumes.
Il aimait à employer cette expression : « les trois royaumes »
et manquait rarement d'ajouter que sa grand' mère descendait de
Richard III, tandis que son grand-père, avait-il coutume de
dire avec un sourire méprisant, appartenait à la race de ces
géants de Cornouailles dont l'un d'eux avait une fois jeté une
vache par-dessus un mur.
— Mais votre père était trop individualiste, madame Bellew.
Je vois de fort près l'individualisme, en administrant mon do-
maine, et je me rends compte qu'un individualiste n'est jamais
LE MANOIR. 715
content. Mes fermiers ont tout ce qu'il leur faut, mais il est
impossible de les satisfaire. Ainsi, il y a un certain Peacock qui
est d'ut) entêtement et d'une étroitesse d'esprit sans bornes. Je
ne lui cette pas, bien entendu. Si on le laissait faire, il revien-
drait au bon vieux temps et cultiverait la terre à sa façon. Il
voudrait rue l'acheter. Vieux système déplorable du fermier-
propriétaire l II dit que son grand-père la possédait jadis. Voilà
l'homme. Je hais l'individualisme : il ruine l'Angleterre. 11 est
impossible de trouver de plus jolis cottages et des fermes mieux
aménagées que sur mon domaine. Je suis pour la centralisation.
Vous savez, je crois, comment je m'appelle moi-même : un
« tory- communiste. » A mon avis, c'est le parti de l'avenir. Au
contraire, la devise de votre père était « chacun pour soi. » En
matière de culture, ce n'est pas possible. Propriétaires et fer-
miers doivent travailler d'accord... Vous venez à Newmarket
avec nous mercredi, n'est-ce pas? George a un très joli cheval
engagé dans le Rutlandshire, un très joli cheval. Il ne parie
pas, je suis enchanté de le dire. S'il y a une chose que je déteste
au monde, c'est le jeu l »
Mn,e Bellew lui lança un regard de côté et un petit sourire
ironique courut sur ses lèvres écarlates, mais M. Pendyce était
revenu à son potage. Quand il voulut reprendre la conversation,
elle était en train de causer avec son fils. Alors le Squire, après un
froncement de sourcils, se tourna vers l'honnête Mme Winlow.
Son attention, à elle, était automatique, complète, monosylla-
bique.
— Le pays change chaque jour, lui dit-il. Les châteaux ne
sont pi us ce qu'ils étaient. Une grande responsabilité nous incombe
à nous, propriétaires. Si nous cédons, tout croule avec nous.
Quoi de plus agréable que cette vie de château, telle que la
menait M. Pendyce, avec son impeccable propreté, son activité
sans fièvre, son mélange d'air pur et de chaleur parfumée, son
absolu repos intellectuel, son privilège, de droit et de fait,
d'être à l'abri des souffrances de toute sorte, et par-dessus tout,
et comme un symbole, son potage, — fait des restes savoureux
de bêtes soigneusement engraissées 1
Cette existence pour M. Pendyce, c'était la vraie vie, et ceux
qui la menaient, les seuls gens comme il faut. C'était, pour lui,
un devoir de mener cette existence paisible, saine et luxueuse
au milieu d'êtres entretenus pour sa seule consommation. Et la
716 REVUE DES DEUX MONDES.
pensée qu'il pût y avoir, dans les villes, des millions de gens en
lutte les uns contre les autres et sans cesse en quête de travail,
le désolait. D'autre part, il méprisait la vie suburbaine, avec
ses files de maisons aux toits d'ardoises, si lamentablement sem-
blables qu'aucun homme de goût n'en pouvait supporter la vue.
Pourtant, en dépit de sa vive affection pour cette vie de châtelain
campagnard, il n'était pas vraiment riche, car ses revenus
dépassaient à peine dix mille livres par an.
La première partie de chasse de la saison, limitée aux
taillis et aux couverts avoisinants, avait, comme de coutume, été
fixée de façon à concorder avec la dernière réunion de courses
de Newmarket ; car Newmarket se trouvait à une distance rai-
sonnable de Worsted Skeynes, et, bien que M. Pendyce eût
horreur du jeu, il aimait à s'y montrer et à passer pour un
homme s'intéressant au sport pour le sport lui-même. En
outre, il était sincèrement fier que son fils eût découvert, pour
une somme si minime, un aussi bon cheval que The Ambler
promettait d'être, et le fit courir par pur amour du sport.
Les invités avaient été choisis avec soin. A la droite de
Mme Winlow se trouvait Thomas Brandwhite (de la maison
Brown et Brandwhite), qui tenait, ne l'oublions pas, une place
importante dans le monde de la finance, et possédait deux châ-
teaux en province et un yacht. Son visage allongé, ridé, chargé
d'une énorme moustache, avait généralement une apparence
maussade. Il s'était retiré de sa maison de banque et se conten-
tait maintenant de faire partie des conseils d'administration de
diverses compagnies. A côté de lui, venait Mme Hussell Barter.
Elle avait ce regard attendrissant qu'ont beaucoup de femmes
anglaises fidèles à leur devoir, quelque pénible qu'il soit. Leurs
joues, jadis couleur de rose, maintenant couperosées, sont flé-
tries et ridées : une continuelle anxiété se lit dans leurs yeux.
Leur conversation est simple, affectueuse, sans détours, un peu
timide, un peu désillusionnée et cependant toujours confiante.
Elles sont sans cesse entourées d'enfants, de malades, de vieil-
lards implorant leur aide. Elles ne connaissent jamais la jouis-
sance d'un parfait repos. C'est à cette catégorie de femmes
qu'appartenait Mme Hussell Barter, épouse du Révérend Hussell
Barter, lequel serait, le lendemain, au nombre des chasseurs,
mais n'assisterait pas aux courses de mercredi.
Son autre voisin était Gilbert Foxleigh, un grand homme
LE MANOIR. 717
sec, à la tête longue et étroite, aux fortes dents blanches, aux
yeux ardents profondément enfoncés dans l'orbite. Il descendait
d'une famille de hobereaux de la région, les Foxleighs, avait
cinq frères, et était fort recherché par les propriétaires de
chasses sous bois ou de poulains à demi dressés, quand, pour
parler comme Foxleigh pourrait faire, « pas un de ces bougres-là
n'était fichu de tirer ou de monter pour s'amuser. » Il n'y avait
pas une espèce de bête à poil ou à plume qu'il ne détruisit avec
une habileté qui n'avait d'égale que le plaisir qu'il prenait à
la détruire. La seule chose qu'on put lui reprocher était l'insuf-
fisance de ses revenus. Il était le cavalier de Mrae Brandwhite,
mais lui parlait peu, et la laissait aux soins du général Pendyce,
son autre voisin de table.
S'il était né un an avant son frère, au lieu de naître un an
après, Charles Pendyce aurait été, de droit, propriétaire de
Worsted Skeynes, et Horace aurait embrassé la carrière mili-
taire. Quoi qu'il en soit, presque sans s'en apercevoir, il était
devenu « major-général, » et avait alors pris sa retraite.
Quant au troisième frère, s'il s'était décidé à venir au
monde, il aurait appartenu à l'Eglise où l'attendait une cure :
mais il en avait décidé autrement, et il avait bien fallu que le
bénéfice passât a une branche collatérale.
Vus de dos, Horace et Charles étaient difficiles à distinguer.:
Tous deux étaient maigres et droits, les épaules légèrement
fuyantes, mais Charles Pendyce avait les cheveux séparés par
une raie de milieu qui descendait jusqu'au cou, et ses jambes,
quoique encore bonnes, paraissaient légèrement fléchissantes.)
Quand on les voyait de face, la différence était plus marquée,
car les favoris du général allaient s'élargissant jusqu'à ce qu'ils
eussent rejoint la moustache. En outre, son visage et son
attitude donnaient une impression d'effacement accepté quoique
à regret, celui d'un homme qui a, toute sa vie, fait partie
d'un système d'où il s'est enfin échappé sans avoir nettement
conscience de ce qu'il y laisse, mais avec un vague sentiment
d'avoir été lésé.
Il ne s'était jamais marié, pensant en son for intérieur que
c'était là une chose complètement inutile, en raison de cette
avance d'une année qu'avait Horace sur lui, et il vivait, avec
un domestique, tout près de son club, dans Pall Mail.
En Lady Malden, à qui le général donnait le bras pour péné>
118 REVUE DES DEUX MONDES.
trer dans la salle à manger, le maître de Worsted Skeynes avait
une invitée de choix : fille d'un pasteur de campagne, elle
était fameuse par les thés qu'elle offrait à la classe ouvrière, à
Londres, durant la saison. Pas un des prolétaires conviés à
l'une de ces réunions qui n'en revînt rempli d'un profond respect
pour elle. D'ailleurs, ce n'était pas une femme à se laisser
jamais manquer de respect. Assise, elle était à son avantage,
étant un peu courte de jambes. Elle avait le teint frais, la
bouche ferme, un peu grande, le nez régulier, les cheveux
noirs. Elle parlait d'un ton décidé et sans afféterie. C'est à elle
que son mari, sir James, devait les opinions réactionnaires
qu'il professait sur le féminisme.
A l'autre bout de la table, l'honorable Geoffrey Winlow
était en train de parler à son hôtesse des pays balkaniques qu'il
revenait justement de visiter. Il avait de beaux traits réguliers,
et son visage, du type normand, respirait le calme et l'énergie.
Ses manières étaient aisées et agréables ; mais de temps à autre,
on pouvait discerner qu'il avait des opinions parfaitement
arrêtées sur lesquelles il n'acceptait pas volontiers la contradic-
tion. 11 devait, un jour, hériter, à la Chambre des Lords, du
siège de son père, lord Montrossor, dont le château se trouvait à
Coldingham, à six milles de th.
Près de lui était assise Mme Pendyce. Au-dessus du buffet, à
l'extrémité de la pièce, était son portrait peint par un artiste à
la mode, encore ressemblant après vingt années. Elle n'était
plus jeune, sans être encore une vieille femme : elle s'était ma-
riée à dix-neuf ans et n'en avait encore que cinquante-deux.
Sous une chevelure qui commençait a grisonner, elle avait le
visage long et pâle, avec des sourcils noirs arqués. Ses yeux,
d'un gris sombre, paraissaient presque noirs, lorsque, sous
l'influence d'une émotion, ses pupilles se dilataient. Ses lèvres
étaient légèrement entr'ouvertes, et, tout comme les yeux, don-
naient au visage une expression assez touchante de noblesse
d'àme et de confiance en l'avenir. C'était la marque de ce sen-
timent, inné en elle, qu'elle n'avait pas à désirer les biens de ce
monde, parce qu'elle savait instinctivement qu'elle les possédait
déjà. A un « je ne sais quoi » et aussi à la transparence de
ses mains allongées, on reconnaissait une Totteridge. Sa parole
un peu lente et une intonation particulière, mais non désa-
gréable, ainsi que l'habitude d'avoir les paupières impercepti-
LE MANOIR. 719
blement baissées, confirmaient cette impression. Sur sa poitrine,
où battait le cœur d'une grande dame, s'étalait une merveil-
leuse dentelle ancienne.
De l'autre côté, à ce même bout de table, sir James Malden
et Bee Pendyce, la fille aînée, s'entretenaient de chevaux et de
chasse : Bee parlait rarement d'autre chose. Agréable de visage,
elle n'était pas vraiment jolie. Et elle semblait tellement en
avoir conscience qu'elle était timide et toujours aux petits soins
pour les autres.
Sir James appartenait à une vieille famille du Kent qui avait
émigré dans le Comté de Cambridge. Il était juge de paix, colo-
nel de la Yeomanry, soutien convaincu de l'Eglise et l'épou-
vantai! des braconniers. Sous l'influence de sa femme, qu'il
craignait un peu, il professait, avons-nous dit, des opinions
réactionnaires.
De l'autre côté de Miss Pendyce était assis le Révérend
Hussel Barter. Le pasteur de Worsted Skeynes n'était pas de
haute stature, et l'effort cérébral l'avait rendu un peu chauve.
Son visage large et plein, du front jusqu'au menton, était
rasé de près, et rappelait certains portraits du xvme siècle :
joues rebondies et plissées, lèvre inférieure tombante, les yeux
clairs et à fleur de tête sous des sourcils saillants. Toute sa
personne respirait l'autorité, et, dans la façon dont il scandait
ses mots, on reconnaissait une longue habitude de la chaire.
L'incertitude, l'hésitation, la tolérance n'étaient pas son fait
Beau joueur de cricket, meilleur pêcheur, tireur habile (bien
que, comme il le disait, il ne pût trouver le temps de chasser),
sa parole rude et joviale l'avait rendu populaire parmi ses
paroissiens. Tout en se défendant d'intervenir dans les questions
temporelles, il surveillait, d'un point de vue marqué au coin du
bon sens, les tendances poétiques de ses ouailles, et il les
encourageait tout particulièrement à soutenir l'ordre de choses
existant, savoir : l'Empire britannique et l'Eglise anglicane. Sa
voisine de table était Norah, la plus jeune des filles Pendyce, le
visage rond et franc, d'allure plus décidée que sa sœur Bee.
A sa droite était assis son frère George, le fils aine. De
taille moyenne, George avait le teint coloré, la mâchoire épaisse,
des yeux de couleur grise. Les cheveux bruns, soigneusement
brossés, un peu clairsemés au sommet de la tête, avaient ce
luisant particulier aux gens des villes. La mise d'une correction
720
REVUE DES DEUX MONDES.
parfaite, sans rien pour tirer l'œil, faisait de lui le type do
l'élégant que l'on rencontre dans Piccadilly, à toute heure du
jour et de la nuit. On avait d'abord voulu le faire entrer dans la
Garde, mais il avait échoué à l'examen, à cause de sa mauvaise
orthographe. S'il avait clé son frère cadet Gerald, il n'aurait pro-
bablement pas failli à la tradition des Pendyce et serait entré
d'emblée dans l'armée. Et il se peut que Gerald — actuellement
capitaine Pendyce, — s'il eût été l'aîné, eût échoué, lui aussi.
Avec la pension de six cents livres que lui faisait son père,
George vivait à Londres, à son club, où il passait la plus grande
partie de son temps à feuilleter le « Guide des Courses » de Ruff.
Après avoir longtemps tenu ses* yeux fixés sur le menu,
il jeta un regard furtif autour de lui. Hélène Bellew était en
train de causer avec son père, sa blanche épaule tournée dé
côté. Quoique George se fit un point d'honneur d'observer
une absolue discrétion, son visage n'en trahissait pas moins
la violence de ses sentiments pour sa voisine. A vrai dire,
celle-ci justifiait l'opinion des gens qui jugeaient que, dans
la situation où elle était, elle était vraiment trop désirable.
Elle était grande et souple, et maintenant qu'elle ne chassait
plus, sa taille s'arrondissait. Ses cheveux relevés en torsades
vaporeuses sur un front bas et large, avaient un reflet
particulièrement doux. Les yeux étaient magnifiques, gris
d'acier, parfois presque verts, dans l'enchâssement de leurs cils
noirs, extraordinairement vivants. Aux lèvres un soupçon de
sensualité.
Cela durait depuis le commencement de l'été, et George ne
savait encore où il en était. Parfois elle semblait éprise de lui,
et, à d'autres momenls, elle le traitait comme s'il ne dût jamais
avoir aucune chance de s'en faire aimer. Ce qui n'avait d'abord
été. qu'un jeu était devenu un sentiment profond. Dès lors, il
avait perdu cette agréable insouciance qui est le charme de l'exis-
tence : il n'avait plus de pensées que pour Hélène Bellew. Était-
elle une de ces femmes qui ne peuvent vivre sans l'admiration
masculine mais ne donnent rien en échange? Se contentait-elle
d'attendre que son empire fût bien définitivement établi? Cent
fois il avait essayé de résoudre l'énigme durant ses longues
insomnies. Pour George Pendyce, homme du monde, ayant
pour devise : « Vivre et s'amuser, » il y avait quelque chose de
tragique dans cette passion qui ne le quittait pas, dont il ne
LE MANOIR. 721
pouvait écarter l'obsession, et dont il no prévoyait pas la fin. Il
connaissait déjà Mme Bellew quand elle habitait « les Pins, » et
l'avait souvent rencontrée à la chasse; mais ce n'était que l'été
pre'cédent qu'il s'était mis à l'aimer, brusquement, après avoir
« flirté » avec elle, dans un bal.
Un homme du monde ne s'attarde pas à s'analyser lui-
même : il accepte son sort avec une touchante simplicité. Il a
faim, il faut qu'il mange; il a soif, il faut qu'il boive. Pour-
quoi a-t-il faim-ou soif? Ce sont là des questions oiseuses. Aussi
George ne s'occupait-il guère du côté moral de la situation.
Qu'il s'agit d'une femme mariée, séparée de son mari, sa cons-
cience n'en était pas troublée. Quelles pourraient être les consé-
quences de l'aventure? encore qu'il y eût plus d'un point noir
à l'horizon, il laissait a l'avenir le soin d'en décider. Son seul
souci, beaucoup plus proche et plus réel, était de se sentir aller
à la dérive sans pouvoir résister, entraîné par un courant si
fort qu'il n'arrivait pas à reprendre pied.
— Mauvaise affaire, terrible pour les Sweetenham, l'obli-
gation pour ce jeune homme de quitter l'armée. A quoi pouvait
bien penser le père? Comment ne connaissait-il pas les senti-
ments de son fils? Bethany était seul à ne pas être au courant.
Sans aucun doute, la faute est toute à Lady Rose, disait M. Peu-
dyce.
Mme Bellew sourit :
— Mes sympathies vont toutes à Lady Rose. Et vous, George,
quel est votre avis?
George fronça lé sourcil :
— J'ai toujours pensé, fît-il, que Bethany était un imbécile 1
— George, dit M. Pendyce, est immoral. 'Tous les jeunes
gens sont immoraux. Je m'en aperçois de plus; en plus... Quel
dommage que vous ne chassiez plus! Vous "vivez à Londres.
Londres gâte tout le monde. On ne s'intéresse plus autant qu'au-
trefois à la chasse et à l'agriculture. Tenez, voilà George : il n'y
a pas moyen de le garder ici. Ce n'est pas que je sois partisan de
tenir les jeunes gens en laisse. Il faut que jeunesse se passe !
Ayant émis cet aphorisme, le maître de céans reprit son
couteau et sa fourchette.
Hélène tint les yeux fixés sur son assiette, avec un léger
sourire aux lèvres; lui, la même expression passionnée sur le
visage promena ses regards de son père à Mm? Bellew, et de
tome lviii. — 1920. 46
722 REVISE DES DEUX MONDES.
Mnie Bellew à sa mère. Et comme si, à travers cette double rangée
de visages, de fruits et de fleurs, un courant magnétique se fût
frayé un chemin, Mrae Pendyce fit un petit signe amical àson fils.
II. — LA CHASSE
C'était l'heure du petit déjeuner. A un bout de la table,
M. Pendyce mangeait méthodiquement. Il parlait peu, comme
il convient à un ho nrime qui vient de lire les prières en famille.
A l'autre extrémité de la table, derrière une théière d'argent
d'où s'échappait une odorante vapeur, se tenait Mme Pendyce.
Ses mains ne cessaient de s'agiter au milieu des tasses. Un
moment, elle s'arrêta et ses regards posés sur Mme Bellew sem-
blèrent dire : « Vous êtes charmante, ce matin! » Puis, s'em-
parant de la pince à sucre, elle se remit à sa besogne.
Sur le long buflèt recouvert d'une nappe blanche, s'ali-
gnait une longue file de viandes, que terminait un énorme pâté
de gibier, entai né par une incision triangulaire; à l'autre
extrémité, sur deiux plats ovales, reposaient quatre perdreaux
froids, plus ou moins déchiquetés. Une corbeille d'argent ajouré
contenait trois grappes de raisin noir et une de raisin blanc,
ainsi que des ciseaux à raisin en argent, qui avaient jadis
appartenu à un T.otteridge et en portaient le blason.
Il n'y avait pas de domestique dans la pièce. De temps en
temps, un des convives se levait de table, et, serviette en
main, demandait à une des dames :
— Puis-je vous offrir quelque chose?
Et, sur le refqs qu'il recevait, il s'en allait au buffet remplir
sa propre assiette. Trois chiens, deux fox-terriers et un skye
décrépit, tournaient d'un air inquiet autour delà table en flairant
les serviettes des visiteurs. Du brouhaha des conversations se
détachaient des phrases comme celles-ci : « Étonnant, le poste
près du bois! Vous rappelez-vous, Jetty, cette bécasse qui est
partie devant vous l'an dernier, comme une fusée? » « Dick!
Dick! vilaine bète! ici, et faites vos tours. Hopl Hop! Voilà qui
est bien, Dick. »
Sous les jambes de M. Pendyce, ou près de sa chaise, d'où il
pouvait voir passer les plats, se tenait son épagneul John : de
temps à autre, M. Pendyce prenait un morceau entre le pouce
et l'index et le lui jetait.
LE MANOIR. 7*23
Cependant Mme Pendyce, les sourcils relevés, regardant
anxieusement d'un bout à l'autre de la table, murmurait :
— Une autre tasse, chère amie? Avez-vous du sucre?
Quand le repas fut fini, il y eut un silence.
— Vous avez encore un quart d'heure, Messieurs, annonça
M. Pendyce, nous partons à dix heures quinze.
M"1* Pendyce, qui était restée assise, eut un vague sourire
et, se tournant vers son fils :
— George, dit-elle, as-tu des nouvelles de ton cheval, ce
matin?
— Oui, Blacksmith dit qu'il est en pleine forme.
— Je voudrais tant qu'il te gagne cette course ! Ton oncle
Hubert a perdu, une fois, quatre mille livres, dans le prix de
Rutlandshire. Gomme je suis contente que tu ne paries pas,
mon cher enfant!
— Mais si, ma chère mère, je parie !
— Ah! George, surtout, n'en dis rien à ton père; il est
comme tous les Pendyces, il ne peut supporter l'idée d'un risque
d'argent.
Mme Pendyce baissa les yeux, rougit, puis relevant les yeux
vers sou fils, elle dit rapidement :
— George, j'aimerais faire un tout petit pari sur ton cheval :
une livre, par exemple.
Les principes de George Pendyce . lui défendaient toute
marque d'émotion. Il se contenta de sourire.
— Très bien, ma chère mère. Je parierai pour vous. Ce sera
à peu près du huit contre un.
— Cola veut dire que s'il gagne, je toucherai huit livres?
George fit un signe affirmatif.
Mme Pendyce ajouta :
— Je pourrais bien mettre deux livres; une livre, c'est si
peu de chose, et je désire tant le voir gagner! Hélène n'est-elle
pas divinement belle, ce matin?
George tourna la tète pour cacher le rouge qui lui montait
au visage.
— Elle a en effet très bonne mine.
Mme Pendyce le regarda avec un léger soupçon de moquerie :
— Il ne faut pas que je te retienne, mon chéri, tu serais en
retard pour la chasse.
11. Pendyce, chasseur de la vieille école, qui conservait
724
REVUE DES DEUX MONDES.
encore des chiens d'arrêt dont il lui était impossible de se ser-
vir, était nettement hostile à l'emploi de deux fusils par chasseur.
— Quiconque, disait-il, veut chasser, doit le faire avec un
seul fusil, ainsi que le faisait mon père avant moi; et je lui pro-
mets une belle journée.
Il avait la passion des oiseaux. C'était sa marotte : il collec-
tionnait les spécimens des espèces qui sont menacées de destruc-
tion totale. Il lui semblait que, de cette façon, il leur rendait,
service et défendait, pour ainsi dire, leur cause contre une
société qui serait bientôt dans l'impossibilité de les contempler
vivants. Et il souhaitait que sa collection devint partie inté-
grante du domaine et passât en héritage à son fils, puis, après
sa mort, au fils de son fils.
M. Pendyce apportait à ses préparatifs de chasse une pré-
cision méticuleuse. On plaçait dans un chapeau de petits carrés
de papier portant les noms des « fusils » et on les tirait au sort.
C'était là un soin que M. Pendyce ne laissait à personne. Puis,
derrière l'aile droite de la maison, il passait en revue les rabat-
teurs qui, un long bâton à la main et le visage immobile, quit-
taient ensuite la cour en défilant un à un devant lui.
Cinq minutes d'instructions au garde-chasse, et les invités
partaient à leur tour, chacun portant son fusil, et muni d'une
provision de cartouches suffisante pour la première battue, à
l'ancienne mode.
Sous les rayons du soleil, la lourde rosée s'évaporait, for-
mant un brouillard lumineux qui flottait au-dessus de l'herbe;
les grives sautillaient, couraient et se cachaient, tandis qu'à la
cime des vieux ormes, les corbeaux croassaient en paix. George
flânait en arrière, les mains dans les poches, jouissant du
calme reposant de la journée, que troublait seul le doux gazouillis
des oiseaux, chœur clair et harmonieux de cette vie sauvage.
Le Squire, vêtu d'un complet, dont la teinte avait été soigneu-
sement étudiée pour qu'il échappât à la vue des oiseaux, de
guêtres de cuir et d'un casque de drap de son invention, tout
percé de trous d'aération, vint retrouver son fils. Son épagneul
John, dont le flair pour les oiseaux rares égalait presque la
passion de son maître, le rejoignit aussi.
— Là où tu es, George, dit-il, tu auras la chance d'un
beau coup de fusil sur un oiseau en plein vol.
George lâta du pied le terrain, souffla sur son canon pour
LE MANOIR. 72o
en chasser un grain de poussière, et l'odeur de l'huile fit passer
un frisson d'aise dans ses veines.
Tout était oublié, môme Hélène Bellew. Soudain, de grands
cris, au loin, rompirent le silence : un faisan mâle, au plumage
chatoyant sous le soleil, au vol bas, jaillit brusquement des
taillis verts et dorés, fit un crochet à droite et disparut dans les
broussailles. Puis quelques pigeons passèrent à tire d'aile, à une
grande hauteur. Le fracas des bâtons que l'on cogne aux arbres
commença et, bientôt, avec un bruit irrégulier de vol préci-
pité, un faisan vint en droite ligne sur lui.) George visa et tira.
L'oiseau s'arrêta au milieu de sa course, eut un soubresaut, et
tomba lourdement, la tête en avant, dans les mottes d'herbe.
Un sourire de contentement passa sur les lèvres de George. La
joie de vivre lui emplissait le cœur.
A la chasse, le Squire avait l'habitude d'enregistrer menta-
lement ses impressions. Il notait avec soin ceux qui manquaient
leur coup, ceux qui touchaient les oiseaux par derrière et dimi-
nuaient ainsi leur valeur marchande, ou encore ceux qui se
contentaient de blesser un lièvre à la patte, ce qui fait crier
l'animal comme un enfant qu'on torture, et impressionne
désagréablement les chasseurs. Il n'oubliait pas ceux qui, trop
ambitieux, réclamaient comme leurs des bêtes qu'ils n'avaient
pas tuées, ou vantaient d'avance le carnage qu'ils feraient à la
prochaine battue, ou, trop fréquemment, « soufflaient » un
coup de fusil à un voisin considérable, ou enfin mettaient trop
souvent du plomb dans les jambes des rabatteurs. Et il suppu-
tait à part lui le plaisir de procurer à tous une bonne journée
de sport, car au fond, c'était un brave homme.
Le soleil était couché depuis longtemps derrière le bois atte-
nant au château, que les chasseurs étaient encore à leur poste
pour la battue finale de la journée. De la maisonnette du garde
montait un filet de fumée que la brise dispersait. On n'enten-
dait d'autre bruit que ce faible écho de lointains appels de
gens, d'oiseaux ou de bêtes de tout poil, qui ne cesse jamais, le
soir, à la campagne.
Dans l'air, quelques pigeons effrayés continuaient à tracer
de longs cercles. Aucune autre apparence de vie, mais un der-
nier rayon de soleil vint illuminer un des côtés du bois, et sous
son éclat, le feuillage s'embrasa et le fourré tout entier prit un
aspect féerique.
72ti REVUE DES DEUX MONDES.
IH. — L HEURE BENIE
C'était entre le thé et le dîner, à l'heure où l'aine du châ-
teau, consciente de sa force, s'assoupit a demi.
Après s'être baigné et changé, George Pendyce passa dans le
fumoir, tenant a la main le carnet où il inscrivait ses paris.
Dans un coin garni de livres, derrière un haut paravent de
cuir, à l'abri des courants d'air, il s'assit dans un fauteuil, et
bientôt sommeilla.
Les jambes croisées, le menton appuyé sur sa main, ses jolis
traits détendus, il répandait un parfum de savon, comme si,
en cet état de paix parfaite, son âme exhalait son odeur natu-
relle. Et dans sa torpeur, côtoyant le royaume des rêves,
flottaient ces vagues impulsions chevaleresques et sentimentales,
qui résultent du bien-être physique ressenti après une longue
journée de plein air, et de cette sécurité éprouvée lorsqu'on est
à l'abri de tout ennui et de tout danger. Un bruit de voix le
réveilla.
— George ne tire pas mal I
— Il a été au-dessous de tout la dernière fois. Mme Bellew
était avec lui. Ils arrivaient sur la bête, serrés, mais il n'a pas
touché une plume.
C'était la voix de Winlow. Après un silence, il reconnut
celle de Thomas Brandwhite :
— Quelle erreur d'emmener les femmes à la chasse I disait-il.
Pour ma part, je n'en prends jamais avec moi. Qu'en pensez- vous,
Sir James?
— Mauvais principe ! Très mauvais !
Un éclat de rire de Thomas Brandwhite, et puis :
— Ce Bellew est un toqué. Dans le pays on l'appelle
« l'exalté ». 11 boit comme un tonneau et monte à cheval
comme le diable lui-même. D'ailleurs, elle monte aussi admi-
rablement I J'ai remarqué qu'il y a toujours un eouple comme
cela dans toute partie de chasse. L'avez-vous déjà vu, lui?
Mince, les épaules hautes, le visage pâle, de petits yeux noirs et
une moustache rousse.
— Elle est encore jeune?
— Trente à trente-deux ans.
— Pourquoi ne se sont-ils pas accordés?
LE MANOIR. 727
— C'est l'histoire du pot de fer et du pot de terre, répondit
Brandwhite, en frottant une allumette.
— Il est facile de voir qu'elle a besoin d'être adulée. Et
cela mène loin les femmes!
Winlow reprit de sa voix placide :
— Ils ont eu, je crois, un enfant qui est mort. Et après
cela... j'ai entendu parler d'une histoire... mais on ne sait jamais
le fin mot des choses. En tout cas, Bellew a quitté son régiment
peu après. A cause d'elle, paraît-il. Humeur fantasque : elle
aime patiner sur la glace à peine prise, en s'appuyant sur le
bras d'un homme. Si le pauvre diable pèse plus qu'elle, il enfonce.
— Elle me rappelle son père, le vieux Cheriton. Je l'ai
connu au club. Il était de la vieille école. Il épousa sa seconde
femme à soixante ans et, à quatre-vingts, il l'enterrait. Il a eu
plus d'enfants naturels qu'aucun autre habitant du comté. Je
l'ai vu jouer à deux francs le point la semaine d'avant sa mort.
C'est dans le sang. Que vaut George auprès de lui?... Ah! ah!
— Il n'y a pas de quoi rire, Brandwhite.
— Nous avons le temps de faire cent points avant le diner,
si vous voulez, Winlow?
Un bruit de chaises qu'on repousse, des pas qui s'éloignent,
une porte qu'on referme : George, le visage bouleversé, était de
nouveau seul. Adieu, les vagues aspirations chevaleresques et
sentimentales! Adieu, le sentiment de bien-être et de sécurité! Il
se leva, et se mit à aller et venir sur la peau de tigre qui était
devant le feu. Il alluma une cigarette et la jeta pour en rallumer
une autre.
« Patiner sur la glace à peine prise ! » Voilà qui n'était pas
pour l'arrêter! Leur bavardage, leur persiflage ne serviraient
qu'à précipiter les événements!
Il jeta la seconde cigarette.
Il n'avait pas pour habitude d'aller au salon à cette heure de
la journée; il s'y rendit cependant. Ayant ouvert la porte avec
précaution, il vit dans la grande et confortable pièce qu'éclai-
raient de hautes lampes à huile, Mme Bellew, assise au piano,
en train de chanter. Le service à thé était encore sur une table,
à un bout de la salle, mais tout le monde avait fini de boire.
Dans l'embrasure de la fenêtre, le général Pendyce et Bee
jouaient aux échecs. Au centre, près d'une des lampes, lady
Winlow, Mme Malden et Mrae Brandwhite étaient groupées, le
728 REVUE DÈS DEUX MONDES.
visage tourné vers le piano, avec une expression de surprise, qui
semblait signifier : « Nous avions une conversation intéressante,
pourquoi est-on venu l'interrompre? »
Devant le feu, Gérald Pendyce allongeait ses grandes jambes.
Un peu à l'écart, ses yeux noirs fixés sur la chanteuse, était
assise Mme Pendyce, un travail de broderie sur les genoux, et
près d'elle, couché sur le bas de sa robe, Roy, le vieux skye
terrier.
Si j'avais pu prévoir, avant dé te connaître,
Que ta conquête, Amour, coûtât tant de tourments,
Dans un coffret d'or pur, le faisant disparaître,
J'aurais fixé mon cœur d'une épingle d'argent.
L'amour est un plaisir, mais hélas éphémère!
Le temps épuise sa chaleur.
Comme le soleil boit la rosée de la terre,
Il s'évanouit dans les pleurs 1
George entendit cette dernière strophe. Il n'était guère
connaisseur en musique ; pourtant il fut pris d'une soudaine
émotion, qu'il s'empressa de dissimuler avec soin.
On entendit au centre de la pièce un léger murmure, tandis
que de sa place, près du foyer, Gérald cria tout haut : « Bravo!
c'est superbe 1 »
Du côté de la fenêtre, la voix du général Pendyce retentit :
(( Echec! »
Et Mme Pendyce, reprenant sa broderie sur laquelle elle avait
laissé tomber une larme, dit doucement :
— B^avo ! c'est charmant !
Mme Bellew quitta le piano et vint s'asseoir auprès d'elle.
George se dirigea vers la fenêtre. Il ne pratiquait pas le jeu
d'échecs, et en détestait jusqu'à la vue; mais de cet endroit, il
pouvait, sans attirer l'attention, contempler à son aise Mme Bellew.
L'atmosphère était lourde : une forte odeur de bois de cèdre
montait de la cheminée. La voix de sa mère et de Mme Bellew
engagées dans une conversation qu'il ne pouvait entendre, celle
de Lady Malden, de Mrae Brandwhite et de Gérald bavardant
sur le compte du prochain, tout cela se fondait en un mur-
mure discret et assoupissant, sur lequel tranchaient de temps à
autre la voix du général Pendyce s'exclamant : « Echec ! » et
celle de Bee ripostant : « Oh! mon oncle ! »
Un sentiment de rage monta au cœur de George. Pourquoi
LE MANOIR. 729
étaient-ils tous si tranquilles et sans soucis, tandis que ce feu
perpétuel lui brûlait le cœur? Et ses yeux inquiets se fixèrent
sur celle qui le faisait ainsi languir. Il s'approcha de sa mère :
— Maman, laissez-moi voir cela.
Mme Pendyce se redressa sur sa chaise et lui tendit son tra-
vail, avec un sourire à la fois surpris et joyeux :
— Mon cher enfant, tu n'y comprendras goutte. (Test un
empiècement pour ma robe neuve.
George le prit. Il n'y entendait rien, mais tandis qu'il le
tournait et le retournait, il respirait le parfum de la femme
qu'il aimait. En se penchant au-dessus de la broderie, il toucha
l'épaule de Mme Bellew, et loin qu'elle se retirât, une imper-
ceptible pression sembla répondre à la sienne. La voix de sa
mère le rappela à la réalité. Il lui rendit la broderie, qu'elle
reçut avec un regard de gratitude. C'était la première fois qu'il
eût jamais paru s'intéresser à ce qu'elle faisait.
Mme Bellew avait pris un écran en feuilles de palmier pour se
garantir le visage du feu. Elle dit lentement :
— Si nous gagnons demain, je vous broderai quelque chose,
George.
— Et si nous perdons?
Elle leva les yeux sur lui, et involontairement il se déplaça
pour que sa mère ne s'aperçût pas de leur émotion réciproque.
— Si nous perdons, dit-elle, je rentrerai sous terre. Il
fout que nous gagnions, George.
Il eut un petit rire gêné et lança un regard rapide vers sa
mère. Mme Pendyce s'était remise à tirer régulièrement l'aiguille,
mais son visage était anxieux.
— Cette romance que vous nous avez chantée tout à l'heure
me poursuit, ma chère Hélène, dit-elle.
Mme Bellew répondit :
— Les paroles sont si vraies, n'est-ce pas?
George sentit qu'elle avait les yeux fixés sur lui, et il essaya
de la regarder, mais ces yeux qui, tour à tour, souriaient et
menaçaient, semblaient le tourner et le retourner, comme il
avait tout à l'heure tourné et retourné la broderie de sa mère.
Et de nouveau le visage de M"'e Pendyce reflétait l'inquiétude.
730 REVUE DES DEUX MONDES.
IV. — L'HEUREUX TERRAIN DE COURSES
De tous les endroits où, par un judicieux mélange de coups de
cravache et d'éperon, d'avoine et de whisky, on entraîne les
chevaux à placer une jambe devant l'autre avec une rapidité
absolument inutile, à seule fin que des hommes puissent, avec
d'autant plus de liberté, échanger entre eux de petits disques
d'argent, la pelouse de Newmarket est, sans contredit, le « nec
plus ultra » du genre.
Cette école de l'agitation — la raison secrète des courses de
chevaux n'est-elle pas de donner un exemple de mouvement
perpétuel (car, vit-on jamais un fervent habitué du turf consi-
dérer ses pertes ou ses gains comme définitifs?) — cette école
de l'agitation jouit d'un climat exceptionnellement approprié
au tempérament britannique.
Outre une proportion convenable de cet élément constitutif
du caractère anglais, le vent d'Est, la pelouse de Newmarket
réunit à la fois le soleil le plus chaud, les tempêtes les plus gla-
ciales, les pluies les plus pénétrantes qu'on puisse trouver en
aucune place de même dimension dans les « trois royaumes. »
Mieux que dans la Cité de Londres elle-même, l'individua-
lisme y trouve matière à vivre et à progresser, — l'individualisme,
Cet enviable état d'esprit égoïste qui est l'orgueilleux objectif de
tout Anglais, et particulièrement de tout petit gentilhomme
Campagnard. Eu un mot, —terrain de choix pour cette confiance
en soi et cette circonspection qui défie toute intrusion étrangère,
et fait partie intégrante des croyances religieuses de ce pays, —
le champ de courses de Newmarket est, plus que tout au Ire, le
rendez-vous favori des classes possédantes.
Dans le paddock, une demi-heure avant le départ du han-
dicap du Rutlandshire, un grand nombre de sportsmen se ras-
semblaient par petits groupes de deux ou trois, se décrivant
furtivement les uns aux autres les qualités des chevaux contre
lesquels ils avaient parié, et les défauts de ceux sur qui ils
avaient ponté, ou inversement. Ils se communiquaient aussi
les pronostics contradictoires les plus récents de leurs entraî-
neurs ou de leurs jockeys. George Pendyce à l'écart, son
entraîneur Blacksmith et son jockey Swells s'entretenaient à
voix basse.
LE MANOIR. "'il
Le profane ne s'explique pas ces colloques secrets des gens
qui s'occupent de chevaux. Il n'y a là cependant rien d'éton-
nant. Le cheval est un animal fougueux et quelque peu inat-
tentif. Si on ne le tient-pas ferme dès le début, il se laisse aller
à de fâcheux écarts. Tout homme qui entraîne un cheval doit
avoir un visage impénétrable, et d'autant plus impénétrable
qu'il en attend davantage. Sinon, il peut avoir à redouter un
grave échec.
C'est pour ces raisons que le visage de George était plus
impassible que d'ordinaire, et ceux de son entraîneur et de son
jockey tout à la fois résolus et impénétrables. JBIacksmith, qui
était de petite taille, tenait à la main un court stick noueux
dont, contrairement à toute attente, il ne se fouettait pas les
jambes. Ses yeux rusés se cachaient sous ses paupières tom-
bantes; il avait la lèvre supérieure saillante et était complète-
ment rasé. Quant au jockey Swells, sa figure pincée avec ses
sourcils proéminents et ses joues creuses avait, sous sa toque
« bleu de paon, » — les couleurs de George — une teinte basanée
rappelant celle des vieux meubles.
Dans une des stalles dont la file s'étendait au loin, The
Ambler attendait qu'on fit sa toilette. C'était un cheval d'un
brun sombre, haut d'un mètre soixante environ, aux épaules
bien en place, aux jarrets droits, à la tête petite, ayant ce
qu'on appelle une « queue de rat. » Son gros œil doux était des
plus caractéristiques. Lorsqu'il tournait dans son orbite cet
œil cerclé de blanc, semblable à une lune, on avait l'impres-
sion qu'il comprenait ce qui se passait autour de lui. Les éclairs
farouches qu'il lançait de temps à autre impressionnaient les
curieux qui l'entouraient.
Il n'avait pas plus de trois ans et n'avait pas encore atteint
l'âge où les êtres mettent en application les connaissances
qu'ils ont acquises; et déjà l'on se rendait compte qu'en vieil-
lissant, il manifesterait son aversion pour un système qui per-
mettait aux hommes de gagner de l'argent à ses dépens. De cet
œil étrangement compréhensif, il observait George, que cet
insistant regard ne laissait pas de troubler. De si gros intérêts
dépendaient du cœur qui battait sous cette chaude robe de satin
noir, que George, inquiet, fit demi-tour...
— Jockeys! en selle!
Et ce fut, a travers la foule des bipèdes, aux regards anxieux
"732 REVUE DES DEUX MONDES.
sous leurs chapeaux et dans leurs fourrures, le défile' de ces
nobles quadrupèdes, passant orgueilleusement dans la virginité
soyeuse de leur pelage alezan, bai ou brun, comme s'ils allaient
à la mort. A peine la porte se fut-elle refermée sur le dernier,
que la foule se dispersa.
George restait seul, près de la balustrade qui descend au
Tattersall. Il s'était posté dans un coin d'où, à l'aide de sa longue-
vue, il pouvait voir ce cercle mouvant, aux couleurs gaies, au
delà des deux mille mètres de piste. En ce moment, pour lui
si décisif, la société de ses semblables l'importunait.
— Partis! ' .
Il cessa de regarder, mais arrondit les épaules et serra les
coudes, pour que nul ne pût savoir ce qu'il éprouvait. Derrière
lui, quelqu'un dit :
— Le favori est battu ! Quel est ce cheval, en bleu, à la corde?
Seul, en avant, le long de la corde, The Ambler filait comme
un oiseau qui revient au gîte. Le cœur de George tressaillit
violemment.
« Les autres ne pourront jamais le rattraper! C'est The
Ambler qui gagne! The Ambler a fait walk over! »
Silencieux au milieu des vociférations de la foule, George
songeait : « C'est mon cheval! c'est mon cheval! » et des larmes
d'émotion vraie lui montaient aux yeux. Pendant une longue
minute, il demeura absolument immobile : puis, d'un geste
instinctif,, rajustant son chapeau, sa cravache à la main, il se
dirigea sans hâte vers le paddock. Il laissa à son entraîneur le
soin de ramener The Ambler au pesage, et le rejoignit.
Le petit jockey, taciturne et distrait, était assis et caressait
sa selle, attendant le traditionnel AU right!
Blacksmith dit d'un ton tranquille :
— Quatre longueurs, monsieur, quatre longueurs! J'ai dit
à Swells qu'il ne monterait plus pour moi. C'est une mine d'or
perdue. Pourquoi diable a-t-il pris une telle avance? Nous ne
pourrons pas l'engager maintenant dans le prix de la Cité à
moins de cinquante-sept kilos de charge. C'est à vous faire
pleurer 1
Et George, levant les yeux sur son entraîneur, vit les lèvres
du petit homme qui tremblaient.
Dans sa stalle, où il recevait les soins d'un garçon d'écurie,
The Ambler, les flancs ruisselants de sueur, le train d'arrière
LE MANOIR. 133
tendu, s'impatientait. Il interrompit le lad qui lui brossait la
crinière pour contempler son maître, et, une fois de plus,
George rencontra ce long regard doux et orgueilleux. Il posa sa
main gantée sur le cou blanc d'e'cume du cheval. Mais The
Amblcr agita la tête et la retourna.
George sortit au grand air et se dirigea vers la tribune. Les
paroles de son entraîneur avaient gâté son plaisir : « C'est une
mine d'or perdue! »
Il s'avança vers Swells avec ces mots sur les lèvres : « Pour-
quoi n'avoir pas mieux cache' le jeu? » Mais il ne les prononça
pas, car, en son for intérieur, il sentait qu'il était indigue de
lui de demander à son jockey pourquoi il n'avait pas mieux
dissimulé et gagné d'une longueur seulement. Mais le petit
jockey comprit tout de suite.
— M. Blacksmith m'a fait des reproches, monsieur. Mais,
croyez-moi, ce cheval-là n'est pas comme les autres. Il m'a
semblé préférable de le laisser courir à sa guise. Rappelez-vous
bien ceci : il se rend compte des choses. Quand ils sont comme
ça, il vaut mieux les laisser faire.
Derrière lui, une voix prononça :
— Nos félicitations, George... Ce n'est pas de cette façon-là
que j'aurais mené la course, pour mon compte... Il n'aurait pas
dû courir aussi vite à la fin. Remarquables qualités de vitesse
qu'a ce cheval... On ne sait plus monter aujourd'hui!
C'étaient le Squire et le général Pendyce qui se tenaient
près de lui. Et derrière eux, il vit Mra* Bellew; ses yeux, tou-
jours mouvants derrière leurs longs cils, changeaient conti-
nuellement de couleur et d'expression. George s'avança lente-
ment vers elle. Elle triomphait doucement : ses joues avaient
un incarnat plus vif et sa taille s'abandonnait.
Appuyé contre la balustrade du paddock, se tenait un
homme en habit de cheval, maigre, avec les épaules carrées et
montantes du cavalier, et de longues jambes fines légèrement
arquées. Son étroit visage, tout couvert de taches de rousseur,
aux lèvres minces, aux cheveux roux tondus de près, à la
moustache plus rousse encore et taillée, était d'une pâleur
livide. Ses petits yeux noirs et ardents, qu'une passion mau-
vaise semblait animer, suivaient la silhouette de George et de
sa compagne. Quelqu'un lui frappa sur le bras.
— Eh bien, Bellew! La journée a-t-elle été bonne?
734 BEVUE DES DEUX MONDES.
— Non ! que le diable vous emporte 1 Sortons ! Allons
boire I
George et Mmc Bellew se dirigèrent vers la sortie :
— Je ne tiens pas à en voir davantage, dit-elle. Je voudrais
m'en aller tout de suite.
— Nous partirons après cette course, répondit George. Dans
la dernière, il n'y a que des rosses.
Derrière la grande tribune, au milieu du brouhaha de la
foule, il s'arrêta :
— Hélène I dit-il.
Mme Bellew ferma les yeux et les fixa longuement sur les
siens.
Le trajet entre la gare de Royston et Worsted Skeynes est
long et accidenté. Il sembla pourtant à George Pendyce, assis
auprès d'Hélène Bellew dans le dog-cart qu'il conduisait, ne
durer qu'une minute, cette minute d'extase, souvent unique
dans une vie, où une vision céleste vous apparaît. Elle se ma-
nifeste tantôt après un long hiver, alors que le printemps
renaît, tantôt après l'été brûlant, lorsque le feuillage se dore.
Comment est-elle revêtue? Du blanc étincelant de la neige ou
du ronge vif de la flamme, de l'incarnat du vin ou de l'éclat de
la pourpre, des mille teintes des fleurs de la montagne ou du
vert sombre des profonds étangs silencieux? — seul, l'illuminé
le saurait dire. Mais une chose est certaine : à celui qui la con-
temple la vision enlève la notion des autres images, tout senti-
ment d'ordre, de loi dans le présent et dans le passé. Il ne voit
que l'avenir plein de parfums et de chants : telle, entre deux
hauts talus, se montre soudain une branche de pommier en
tleurs, se balançant au vent dans un lourd bourdonnement
d'abeilles.
Par-delà la croupe de la jument grise, c'était sur cette vision
que George Pendyce avait le regard fixé, tandis que son bras tou-
chait le bras de celle qui était assise à ses côtés, toute emmi-
touflée de fourrures. Et derrière eux, dominant la route qui
fuyait, le groom, se frottant les mains, contemplait, les yeux
fermés, une vision d'autre sorte : il avait gagné ses cinq livres 1
Et la jument grise avait, elle aussi, sa vision : la vision d'une
stalle bien claire et bien chaude, d'où l'avoine se répandait à
travers les barreaux de sa mangeoire. D'un pied léger, elle filait
à travers les sentiers où les lanternes de la voiture jetaient, de
LE MANOIR. ^ 735
part et d'autre, deux lueurs mouvantes sur de sombres allées de
hêtres qui crissaient au vent du No«rd-Ouest. De temps entemps,
elle hennissait de plaisir de ce rapide retour au gite, et il
s'échappait de ses narines une écume légère qui venait fouetter
le visage des voyageurs, assis derrière elle. Ceux-ci ne bougaient
pas, frémissant au contact de leurs bras, les joues brûlantes, au
milieu de l'obscurité et du vent, les yeux brillants et fixés
devant eux.
Tout à coup, le valet de pied sortit de son rêve" :
— Si j'avais un cheval comme celui de M. George et, a côté
de moi, une femme aussi chic que cette Mme Bellew, je ne reste-
rais pas assis là, sans mot dire 1
V. — LE BAL DE Mm« PENDYCE
Mrae Pendyce aimait à réunir la société du comté pour lui
donner à danser, entreprise audacieuse dans une région où les
esprits, et incidemment les pieds des habitants, sont conformés
pour des occupations d'un caraclère plus terre à terre. C'est sur-
tout du côté des hommes qu'elle se heurtait à mille difficultés,
car, en dépit d'une inaptitude vraiment nationale, il était rare
de rencontrer une jeune fille qui ne « raffolât pas de la danse. »
— Danser I j'ai tant aimé cela! Oh I ce pauvre Cecil
Tharpl — Et, avec un petit sourire amusé, elle montrait du
doigt un jeune homme bien découplé, au visage cramoisi, qui
dansait avec sa fille. — Il manque à chaque instant défaire tré-
bucher Bee, et il la serre comme s'il avait peur de tomber sur la
tête! Elle a heureusement bon caractère et tient bien sur ses
jambes. Ce brave garçon fait plaisir à voir. Tiens ! voici George
et Hélène Bellew. Mon pauvre George n'est pas tout à fait à sa
hauteur, mais il est encore mieux que tous ceux qui sont ici.
N'est-ce pas qu'elle est adorable, ce soir?
Lady Malden s'arma de son face-à-main d'écaillé et pro-
nonça :
— Certes, mais c'est une de ces femmes qu'on ne peut jamais
regarder sans s'apercevoir qu'elles ont un... un corps. Elle est
trop... trop... vous voyez ce que je veux dire? C'est presque...
presque comme une Française!
Mme Bellew avait passé si près de ces deux dames, que la
trahie de sa robe vert d'eau les effleura, et, derrière elle, un
736 REVUE DES DEUX M0NDË9.
parfum flotta dans l'air, que Mme Pendyce aspira longuement^
Après un moment de silence, Lady Malden reprit :
— C'est une femme dangereuse. James en est d'avis comme
moi.
Mme Pendyce leva les sourcils; et il y avait dans ce tout petit
geste une pointe de de'dain.
— C'est une cousine à moi, très éloignée, dit-elle. Son père
était un homme tout à fait extraordinaire. Ils sont d'une vieille
famille du Devonshire. Les Cheritons de Bovey sont mentionnés
dans Tvvisdom. Que voulez-vous? j'aime à voir les jeunes gens
s'amuser.
Un doux sourire illumina ses yeux cerclés de fines rides.
Sous son corsage de satin gris bleuté garni de bandes de velours
noir disposées à intervalles réguliers, son cœur battait plus vite
que d'ordinaire. C'est qu'elle pensait à certaine nuit de sa jeu-
nesse où son vieux compagnon de jeu, le jeune Tréfane, de la
« garde, » avait dansé avec elle presque toute la soirée, et où, de
sa fenêtre, elle avait vu le soleil se lever et, silencieusement,
avait pleuré parce qu'elle était l'épouse d'Horace Pendyce.
— Ici, une femme qui danse si bien est fort à plaindre.
J'aurais aimé inviter quelques jeunes gens de Londres, mais
Horace tient à n'avoir que les gens du comté. Ce n'est pas drôle
pour les jeunes filles. Je parle moins encore de leur façon de
danser que de leur conversation. Elle ne porte jamais que sur
la prochaine réunion de chasse, la nichée d'hier, la battue de
demain, leurs fox-terriers (et cependant, Dieu sait si je les
aime, les chères bêtes 1), ou encore sur le nouveau terrain de
golf. Vraiment, j'en suis parfois gênée.
De nouveau, Mme Pendyce promena à travers la salle son
doux regard souriant, et deux petites lignes de rides lui sillon-
naient le front entre l'arc régulier de ses sourcils encore noirs.
— Us ne savent pas être gais. Je sens qu'ai fond, cela ne
les intéresse pas. Leur seul désir, c'est d'arriver à demain matin,
pour pouvoir être dehors e{ chasser. Bee elle-même est ainsi 1
Mme Pendyce n'exagérait pas. A cette soirée du handicap du
Rutlandshire, les hôtes, à Worsted Skeynes, appartenaient
presque tous à la noblesse du comté, depuis l'honorable Ger-
trude Winlow, valsant comme une statue légèrement colorée,
jusqu'au jeune Tharp, au visage plein de santé et à la belle
tête ronde, qui dansait comme s'il eut sauté un obstacle.:
LE MANOIR. 737
Pans un coin, on pouvait distinguer le vieux Lord Quarry-
maii, en conversation avec Sir James Malden et le Révérend
If issel Carter.
M",e Pendyce reprit :
— Votre mari et Lord Quarryman sont en train de p> .1er de
braconniers. Cela se voit à leurs gestes. Pauvres gens, ces bra-
conniers! Je ne puis m'empêcher de m'apitoyer sur leur seul.,
Lady Malden abaissa son face-à-main.
— Parlez-vous sérieusement? Plus perfide est le délit, plus
il importe de le réprimer. 11 semble dur de punir des gens pour
avoir volé du pain et des navets, et pourtant il le faut. Et puis,
il y en a tant qui braconnent par goût du sport!
— Maintenant, c'est le capitaine Maydew qui danse avec
Hélène Bellew, remarqua Mme Pendyce. Lui, du moins, il
danse bien. Comme leurs mouvements s'accordent! N'ont-ils
pas l'air heureux? J'aime à voir qu'on s'amuse! Il y a bien
assez de tristesses et de souflrinces inutiles. Cela vient beaucoup
de ce que les gens manquent d'indulgence les uns pour les
autres.
Lady M ild m la regarda de travers, en pinçant les lèvres.
Mais M"e Pendyce était une Totteridge : elle se contenta de
sourire. Elle dit encore :
— Hélène Bellew était délicieuse, quand elle était jeune fille.
Son grand-père était un cousin de ma mère. Elle est la cousine
germain'-) de mon cou.dn Grîgory Vigil, des Vigil du Ilampàhire.
— Gregory Vigil? J'ai été en rapport avec lui à la S. S. F. E.i
— Qu'entendez-vous par la S. S. F. E. ?
Lady Malden lui lança un coup d'œil sévère :
— La Société pour le Sauvetage des Femmes et des Enfants 1
Vous en avez sûrement entendu parler.
— J'approuve Gregory de s'occuper do ces sortes de choses.
Mais y obtient-on grand succès ? Il y avait une femme à laquelle
lil s'intéressait b)aucoup, ce printemps dernier : elle buvait.
— Elles boivent toutes, dit Lady Malden, c'est le fléau actuel.
Le front de Mm" Pendyce se plissa.
— La plupart des Totteridges, dit-elle, étaient de grands
buveurs. Ils s'y sont ruiné la santé... Et Jaspar Bellew I Lui
aussi, il boit. Une fois qu'il dînait ici, je remarquai, en lui
prenant le bras pour aller à table, qu'il avait déjà le regard
allumé. En retournant chez lui, il versa son dog-cart dans un
tome trai. — 1920. 47
738 BEVUE DES DEUX MONDES.
fossé... Quel malheur! Car c'est un homme qui n'est pas sans
mérite... Je dois dire qu'Horace ne peut pas le souffrir.
La valse avait cessé Lady Malden reprit son face-à-main.
George et Mme Bellew passèrent devant elle : à leur passage, le
vent soulevé par l'éventail de Mme Bellew agita les cheveux de
Lady Malden qui bouffaient sur le front et aussi un léger duvet
qui ombrageait sa lèvre supérieure.
— Pourquoi Hélène Bellew n'est-elle plus avec son mari?
demanda-t-elle brusquement.
Mme Pendyce évita de répondre directement :
— Comment s'étonner, dit-elle, que tous les hommes soient
amoureux d'une créature si séduisante! Mon cousin Gregory
est fou d'elle depuis des années, bien qu'il soit son tuteur ou
son curateur, je ne sais plus exactement. C'est tout un roman.
Si j'étais homme, je suis sûre que j'en serais amoureux, comme
les autres.
Ses joues reprirent leur teint habituel, nuance de rose fanée.
Une fois de plus, il lui semblait entendre la voix du jeune Tre-
fane : « Margery, je vous aime! » et sa propre voix soupirait :
« Pauvre garçon ! » Une fois de plus, elle regardait en arrière à
travers cette forêt de sa vie où elle errait depuis si longtemps,
et où chaque arbre avait la figure d'Horace Pendyce.
• ••■ ......... v . -.' k s v v ta m m m
Cependant, par la porte de la serre, grande ouverte sur la
pelouse, on apercevait la pleine lune inondant la campagne de sa
lumière d'or pale et, dans cette lumière, les branches des cèdres
s'estompaient en noir sur le fond gris-bleu du ciel. C'était une *|
lumière de rêve, une féerie de lumière. A cet instant, le Révé-
rend Hussel Barter se présenta à l'entrée de la serre. Soudain,
il s'arrêta net. Il venait d'apercevoir un couple à demi caché
derrière un massif. Et dans ces deux amoureux, étrangers à
tout ce qui n'était pas leur amour, il avait reconnu Mme Bellew
et George Pendyce. Avant qu'il eût pu s'avancer ou se retirer,
il vit George étreindre sa compagne dans ses bras; il la vit;
pencher la tête en arrière, puis rapprocher son visage de celui
de George. Les rayons de la lune l'éclairaient toute, accen-
tuant encore la courbe gracieuse de sa nuque blanche. Et h
recteur de Worsted Skeynes vit aussi qu'elle avait les yeux clos
et les lèvres entr'ouvertes 1
LE MANOIR. ^9
VI. — LE DIMANCHE A WORSTED SKEYWES
Dans la petite pièce tendue de blanc qui lui servait de bou-
doir, Mmc Pendyce était assise, une lettre ouverte sur les genoux...
C'était son habitude de venir s'asseoir là, le dimanche matin,
pendant une heure, avant de mettre son chapeau pour se
rendre à l'église. Elle prenait plaisir à rester inoccupée près
de la fenêtre, ouverte chaque fois que le temps le permettait,
et à laisser son regard errer sur l'enclos de la propriété et sur
le clocher trapu de l'église pointant à travers un groupe d'ormes.
A quoi pensait-elle dans ces moments-là, si ce n'est aux innom-
brables matinées dominicales où elle était ainsi restée assise,
les mains croisées, attendant l'arrivée du Squire, à dix heures
quarante-Cinq, exactement, avec son éternel: « Allonsl ma
chère, vous allez être en retard I »
Elle s'asseyait déjà là au temps où ses cheveux, maintenant
grisonnants, étaient encore d'un noir de jais, et elle s'y assoirait
jusqu'à ce qu'ils deviennent tout à fait blancs. Un jour vien-
drait où elle ne s'y assoirait plus; et qui sait? ce jour-là, en
une minute d'oubli, peut-être M. Pendyce, encore bien conservé,
entrerait-il dans la pièce en disant : « Allonsl ma chère, vous
allez être en retard ! »
A quoi bon se plaindre d'ailleurs? Cela était dans l'ordre des
choses, et il en était ainsi à travers les « trois royaumes. »
D'autres femmes, — tant d'autres femmesl — étaient assises ainsi,
dans l'attente de la vieillesse, qui, bien des années auparavant,
devant l'autel d'une église élégante, avaient fait abandon de leurs
aspirations, renoncé à toutes les chances, à tous les rêves de cette
vie périssable Autour de la chaise de Mme Pendyce, étaient couchés
les « bous chiens, » — dont c'était aussi l'habitude, — et de
temps à autre le skye (devenu bien vieux maintenant) tirait
une langue effilée et léchait le bout pointu de sa bottine. Car
Mrae Pendyce savait été une jolie femme,, en son temps, et ses
pieds avaient conservé leur finesse.
L'air, en cet été de la Saint-Martin, était d'une exquise
douceur; pourtant Mrae Pendyce semblait mal à l'aise. Elle reprit
la lellr ■ qu'elle ten il sur ses genoux, et en recommença la lec-
ture;. L)j& rides su formèrent sur son iront. Ce n'était pas souvent
qu'une lettre réclamant une décision ou impliquant une respon-
740
REVUE DES DEUX MONDES.
sabilité parvenait jusqu'à elle, sans avoir passé au préalable par
la censure bienveillante et équitable de M. Pendyce. Celte lettre
était ainsi conçue :
R. W. C. HanoTer Square. 1" novembre 1891.
« Chère Margery,
« J'ai besoin de vous voir pour affaire pressante. Je serai chez
vous, dimanche après raidi. Si, comme je le suppose, votre maison
est en ce moment pleine d'invités, peut-être pourrez-vous tout
de même, me donner un coin n'importe où, pour passer la nuit.
Vous savez que, depuis la mort de son père, je suis le curateur
d'Hélène Bellew. Sa situation est devenue intolérable : il n'est
que temps d'y mettre fin. Le capitaine Bellew est un homme
affreux. Mon sang bout quand son nom vient sous ma plume :
j'aime mieux n'en pas parler. Voila maintenant deux ans qu'ils
sont séparés, et il va sans dire que tous les torts sont du côté du
mari. Nous sommes donc dans les conditions voulues pour
obtenir le divorce. Vous me connaissez assez pour deviner que
je ne suis pas arrivé à cette conclusion sans mûre réflexion.
Dieu sait que, si j'avais pu trouver quelque autre moyen de
sauvegarder l'avenir d'Hélène, je l'eusse préféré; mais il n'en
existe pas. Vous êtes la seule femme sur qui je puisse compter
pour s'intéresser à Hélène; et d'autre part il faut que je fasse
une démarche auprès de son mari. C'est là ce qui m'amème.
Surtout, qu'on ne dérange pas pour moi le gros et brave Ben-
son, non plus que son estimable équipage! Je viendrai à pied,
avec ma brosse à dents pour tout bagage.
« Votre cousin affectionné,
« Gregory Vicil. »
jyjme Pendyce méditait sur les termes de cette lettre. Le
dernier divorce, celui de lady Rose Bethany, avait fait scandale.
Qu'un autre vînt à se produire, et si près de Worsted Skeynes,
cela ne pourrait manquer de déplaire à Horace. Jeudi, après le
départ d'Hélène, il avait dit : « Ce n'est pas trop tôt qu'elle s'en
aille. Elle est dans une situation équivoque, et les gens n'aiment
pas cela. Les Malden étaient entièrement... » Et, avec un batte-
ment f\% cceur .joyeux, Mme Pendyce se rappelait comment elle
s'était écriée ; « EUen Malden est bien trop bourgeoise pour
LE MANOIR. 741
comprendre ces choses-là! » Cette exclamation l'enchantait en
dépit du regard courroucé de M. Pendyce.
Et elle pensait à George retourné à son club le lendemain du
départ d'Hélène et des autres invités. Elle aurait voulu qu'il
restât encore. Elle aurait voulu... Le pli soucieux de son front
s'accentua. Un trop long séjour à Londres n'était pas bon pour
lui... Un trop long séjour...
— Allons, ma chère, vous allez être en retard 1
M. Pendyce, qui allait passer sa redingote, traversait la pièce»
suivi de son épagneul John. Mme Pendyce se leva, et, froissant
nerveusement la lettre, se mit en devoir de partir pour l'église.
VII. — GREGORY VIGIL PROPOSE
Cet après-midi-là, vers trois heures, un homme de haute
taille, la démarche souple, portant (Tune main son chapeau et
de l'autre un petit sac de cuir foncé, suivait à pied l'avenue
qui conduisait à Worsted Skeynes. De figure agréable, le nez
droit, il avait les cheveux grisonnants sur les tempes. De temps
à autre, il faisait une pause et, les narines dilatées, respirait lon-
guement. A l'un de ces arrêts, les yeux levés au ciel, il vit sortur
d'un rhododendron un rouge-gorge moqueur qui se mit à siffler
quand il fut passé.
Gregory Yigil se retourna et pinça ses lèvres rieuses ; il
n'était pas sans ressemblance avec cet oiseau qui a la réputation
d'être essentiellement anglais.
Mme Pendyce l'accueillit avec effusion.
— Mon cher Grig, dit-elle lorsque son cousin se fut assis,
votre lettre m'a bien troublée. On a déjà tant jasé dans le pays,
à propos de sa séparation d'avec le capitaine Belluw ! Et vous
connaissez Horace ! Or, tous les squires, tous les pasteurs, tout
ce qui l'entoure pense comme lui ! Pour moi, j'aime beau-
coup Hélène : c'est la séduction même. Mais je ne déteste pas
son mari. C'est un original, j'en conviens; mais à ce point de
vue-là, elle lui ressemble bien un peu.
Gregory Vigil bondit.
— Hélène ressemblera cet homme I Oui, comme une rose
ressemble à un artichaut!
Mme Pendyce reprit :
— Cela m'a fait un très grand plaisir de l'avoir ici. C'est la
742
REVUE DES DEUX MONDES.
première fois qu'elle y est venue depuis qu'elle a quitté les
« Pins. » Voilà de cela deux ans. Si vous aviez vu l'effet de sa
présence sur les Malden I Alors, croyez-vous vraiment que le
divorce soit inévitable ?
Gregory Vigil répondit nettement :
— C'est mon opinion.
Sous le regard de son cousin, Mme Pendyce se contint;
peut-être, cependant, ses sourcils élaienl-ils un peu plus relevés
qu'à l'ordinaire; puis, comme sous le coup d'une agitation
secrète, ses doigts se mirent à trembler. Devant elle se dressait
la vision de George et d'Hélène côte à côte. Crainte, pressenti-
ment, tout l'inexpliqué de l'intuition maternelle!
— Bien entendu, mon cher Grig, dit-elle après un moment,
si je puis vous aider en quoi que ce soit...
Gregory Vigil précisait :
— Comprenez bien, Margery, c'est à elle uniquement que je
pense. Dans cette affaire, son intérêt seul me guide.
— Je comprends, mon cher Grig, je comprends parfaite-
ment. Hélène est dans une situation intolérable. Ce n'est pas
une vie pour une femme d'être ainsi exposée au bavardage inju-
rieux de tout le monde... Après cela, si vous voulez mon avis,
je crois que cela ne l'impressionne guère : elle m'a paru
d'excellente humeur.
Gregory se passa la main dans les cheveux :
C'est une femme que personne ne comprend; peut-être
vous-même ne la comprenez-vous pas tout à fait : elle a une
fermeté de caractère admirable.
Mme Pendyce lui lança un regard à la dérobée, et un sourire
ironique efileura ses lèvres.
— Cher Grig, dit-elle, quel est donc l'artiste qui vous coiffe?
J'admire que vos cheveux, étant si longs, soient si bien ondulés I
Gregory se détourna en rougissant :
— Il y a une éternité que je veux les faire couper... Mais
croyez-vous, vraiment, Margery, que votre mari ne se rende
pas compte de la situation d'Hélène?
- — Je le crois. Horace sera certainement d'avis qu'elle re-
tourne auprès de son mari. L'histoire de Lady Rose Bethany a
mis toute la contrée en révolution. Dans ce pays, on est très
hostile à l'émancipation des femmes. Si vous entendiez le pasteur
Barter, et Sir James Malden, et bien d'autres! Et, le plus drôle,
LE MANOIR. 743
e'est que les femmes sont de leur côté. Gela me semble d'autant
plus étrange, qu'il y a eu tant de Totteridgos qui se sont enfuis
ou se sont signalés par quelque excentricité! Je ne puis m'empê-
cher de prendre parti pour Hélène : mais il me faut aussi
songer à l'opinion. Comment s'arrange-t-on en province,
pour savoir ce que font les gens, avant même qu'ils aient rien
fait ?
Gregory Vigil se prit la tête entre les mains :
— Mon devoir est clair, conclut-il. Hélène Bellew n'a que
moi à qui elle puisse confier le soin de son avenir.
Mme Pendyce poussa un soupir et se leva :
— Comme vous voudrez, mon cher Grig. Allons maintenant
prendre une tasse de thé.
Le dimanche, à Worsted Skeyncs, on prenait le thé dans le
hall. Le pasteur et sa femme étaient là. Le jeune Cecil Tharp s'y
trouvait aussi. Il était venu à pied, avec son chien, qui poussait
de petits gémissements derrière la porte d'entrée. Le général
Pendyce, les jambes croisées, se renversait dans sa chaise, les
yeux fixés au mur, tandis que le Squire, tenant en main le
dernier œuf d'oiseau entré dans sa collection, en montrait les
mouchetures au pasteur. Dans un coin, près d'un harmonium
dont on ne jouait jamais, Norah causait du club de hockey avec
Mme Barter. De l'autre côté de la cheminée, Bee et le jeune
Tharp, dont les deux chaises semblaient bien rapprochées, cau-
saient à voix basse de leurs chevaux, en se lançant à la dérobée
de timides œillades. Le jour tombait. Les bûches de bois cré-
pitaient, et, de temps à autre, dans cette atmosphère tiède et
confortable, le murmure assourdi des conversations faisait place
à des intervalles de silence que ne troublait même pas John,
endormi aux pieds de son maître.
— Allons, dit Gregory, à voix basse, il faut que j'aille voir
mon homme.
— Est-il bien nécessaire, Gregory, que vous le voyiez? Je
veux dire : êtes-vous tout à fait décidé?
Gregory affirma ;
— Je le dois.
Et, traversant le hall, il s'esquiva si discrètement que, sauf
Mme Pendyce, personne ne remarqua son départ.
Une heure et demie plus tard, M. Pendyce et sa fille Bee se
trouvaient près de la gare, de retour du village où ils étaient
744
REVUE DES DEUX MONDES.
allés faire leur visite dominicale à leur vieux maître d'hôtel,
Bigson. Le Squire disait :
— II baisse, Bee, ce pauvre Bigson, il baisse... Hélas! on n'a
plus de domestiques comme cela aujourd'hui. Ce maître d'hôtel
que nous avons maintenant est un lourdaud... Mais qu'est-ce
que j'aperçois là-bas? Qui peut marcher à celte folle allure?
Au milieu de la route, un dog-cart arrivait à toute vitesse.
Bee saisit le bras de son père que la stupeur avait cloué sur
place. Le dogeart passa à quelques centimètres et disparut à un
tournant, vers la gare.
— C'est honteux I et un dimanche encore ! Le gaillard doit
être ivre. Il m'a presque passé sur les jambes. Avez-vous vu, Bee,
il m'a presque passé...
Bee répondit :
— C'était le capitaine Bellew, père; je l'ai vu.
— Bellew ? C'est bien cela : un ivrogne ! Je l'attaquerai en
justice» Avez-vous vu, Bee? il m'a presque passé...
— Il allait à la gare : peut-être a-t-il reçu de mauvaises nou-
velles. Voici le train qui part. Pourvu qu'il ait pu le prendre!
— De mauvaises nouvelles ? Est-ce la une excuse pour
m'écraser? Vous espérez qu'il a pu prendre le train? Et moi
j'espère qu'il a fait la culbute. Le gredin I II aurait mérité de se
tuer 1
Et M. Pendyce continua sur ce ton, jusqu'à ce qu'ils fussent
arrivés à l'église. En longeant le bas-côté, ils passèrent près de
Gregory Vigil agenouillé, la tête dans les mains.
Cette nuit-là, on sonna violemment à l'appartement d'Hélène
Bellew, dans Chelsea. Hélène vint elle-même •uvrir, un bou-
geoir à la main :
— Qui est là? Que voulez-vous?
Un homme apparut qu'elle reconnut aussitôt, malgré la
pâleur vraiment'extraordinaire de son visage et l'éclat fébrile
de ses yeux :
— Jasparl... Vous?... Que signifie?...
— J'ai à vous parler.
— Me parler! Est-ce une heure pour venir me parler?
— L'heure... peu importe l'heure ! Hélène, après deux ans,
vous pourriez m'embrasser... Ce soir, vous ne direz pas que je
suis ivrel
LE MANOIR. 745
Mme Bellew fit semblant de ne pas avoir entendu :
— Si je vous laisse entrer, dit-elle d'une voix que la crainte
ne faisait pas trembler, me promettez-vous de me dire promp-
tement ce qui vous amène et de partir aussitôt après ?
Les petits yeux noirs de Bellew eurent un éclair de convoitise.
Il fit un signe de tête affirmatif. Dans le salon où Hélène l'intro-
duisit, il s'accouda à la cheminée.
— Eh bien I dit-elle encore, pourquoi êtes-vous venu?
Peu à peu, le visage de Bellew prenait une expression
étrange, sa bouche se contractait, un creux se formait entre
ses yeux, sa langue s'embarrassait.
Mme Bellew, de sa voix claire, insista :
— Voyons, Jaspar, que voulez-vous?
— Vous êtes bien jolie ce soir...
Et, cherchant a se rapprocher d'Hélène, il balbutiait :
— Vous êtes ma femme...
Mmé Bellew garda tout son sang-froid.
— Si c'est ainsi, dit-elle, il faut vous en aller!
Et elle avança son bras nu pour le pousser du côté de la porte*
Mais, au même instant, Bellew recula de lui-même. Ses yeux,
comme hypnotisés, fixaient un point sur le plancher.
— Là, gémissait-il, qu'y a-t-il, là?... Qu'est-ce que tout ce
noir?...
Et sur son visage, effroyablement contracté, se lisait une
soudaine angoisse.
— Ne me renvoyez pas, suppliait-il... Ne me renvoyez pasl
Mme Bellew avait cessé de le repousser. Dans ses yeux, le défi
avait fait place à une sorte de pitié. Elle s'approcha rapidement
de lui et mit sa main sur son épaule.
— Ne craignez rien, mon ami, ne craignez rien, dit-elle.
Il n'y a rien là 1
VIII. — M. PARAMOR DISPOSE
Mme Pendyce choisit, pour communiquera son mari la déci-
sion de Gregory, le quart d'heure qui précédait son lever. C'était
l'instant propice, dans l'engourdissement du demi-sommeil.
■ — Horace, dit-elle, Grig est d'avis qu'Hélène Bellew ne peut
rester dans la situation où elle est : il lui conseille le divorce.
Je lui ai dit combien cela vous contrarierait.
746 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Pendyce était étendu sur le dos.
— Que dites vous-là, ma chère?
jyjme Pendyce corrigea :
— Je savais bien que vous en auriez de l'ennui ; mais nous
ne devons tous considérer que l'intérêt d'Hélène.
Le Squire se dressa sur son séant.
— Ainsi, vous me demandez si Hélène doit divorcer d'avec
ce Bcllcw?
— Ne vous irritez pas, mon ami ; vous vous rendrez malade.
Si Grig est de cet avis, c'est qu'il le faut.
Horace Pendyce se laissa lourdement retomber sur son
oreiller et, au profond étonnement de Mme Pendyce, il prononça:
— Certes, oui, elle doit divorcer... Un gaillard comme celui-
là, on devrait le pendre! Je vous ai dit que, la nuit dernière,
il a failli m'écraser. Et puis, la vie qu'il mène est un exemple
déplorable pour tout le voisinage!... Ma parole, si je ne m'étais
garé a temps, il me renversait comme une quille, et Bee avec,
par-dessus le marché.
Mra* Pendyce poussa un soupir.
— Vous l'avez vraiment échappé belle !
— Divorcer! Il y a longtemps que ce devrait être fait... Ah !
il ne s'en est pas fallu de beaucoup : quelques centimètres de
plus, et j'étais culbuté.
Mme Pendyce n'en revenait pas.
— Je ne savais d'abord ce que vous en penseriez... Je crai-
gnais de vous affliger. Je suis heureuse de voir que vous le
prenez ainsi.
Horace Pendyce tira sa montre de dessous son oreiller :
— Huit heures moins dix ! Vous me retenez là à bavarder et je
devrais être dans mon bain !
Vêtu de son pyjama aux larges raies bleues, les yeux gris,
la moustache grise, la taille bien droite, il s'arrêta près de la
porte.
— Vous ne devineriez jamais la réflexion que Bee a faite :
,i( Pourvu qu'il n'ait pas manqué son train! «Manqué son train I...
Et moi qui pouvais... moi qui pouvais!...
Le Squire ne termina pas sa phrase. Seuls, des termes
énergiques et par trop expressifs eussent pu répondre à sa con-
ception du danger qu'il avait couru. Il jugea qu'ils ne conve-
naient pas à la dignité de son caractère.
L8 MANOIR. 747
Au petit déjeuner, il se montra plus aimable qu'à l'ordinaire
pour Gregory, qui prenait le train pour Londres. En général,
M. Pendyce lui témoignait une certaine méfiance, comme il est
naturel à l'égard d'un cousin de votre femme, quand, en outre,
ce cousin n'est pas désagréable de sa personne.
— Ce n'est pas un méchant garçon, avait coutume de
dire en parlant de lui M. Pendyce, mais c'est un radical
farouche.
G'étaitle seul qualificatif qu'il trouvât pour définir Gregory.
Celui-ci partit, sans avoir fait d'autre allusion à l'objet de sa
visite. Dans le train qui le ramenait à Londres, il se tint près
de la portière du wagon à regarder, comme en un panorama,
se dérouler sous le soleil d'automne châteaux et églises, au
milieu des haies et des taillis aux teintes sombres et dorées : au
loin, sur la pente des coteaux, se dressait la silhouette du labou-
reur conduisant lentement son attelage.
De la gare, il se fit conduire chez ses avoués, dans Lincoln's
lun Fields. On le fit entrer dans une pièce où rien, sauf une
.suite d'ouvrages de jurisprudence, ne sentait la basoche : dans
un vase, un bouquet de violettes baignait dans l'eau fraîche.
Il y fut reçu par Edmond Paramor, le premier associé de l'étude
Paramor et Herring, homme d'une soixantaine d'années, rasé
de frais, aux cheveux grisonnants et relevés sur le front.
— Je viens, commença Gregory, pour le divorce de ma
pupille.
— Mme Jaspar Bellew? Voyons! Que je me souvienne : elle
est séparée de son mari depuis quelque temps, je crois?
— Depuis deux ans.
— Vous agissez d'accord avec elle, naturellement?
— Elle est au courant de ma démarche.
— Vous connaissez la législation du divorce?... Il nous
faudra certaines preuves.... Vous les avez, sans doute?
Gregory se passa la main dans les cheveux :
— Je ne pense pas qu'il y ait rien à prouver, dit-il. J'ai vu
le capitaine Bellew... Il est consentant.
M. Paramor le regarda, étonné.
— Et vous croyez que cela suffit?
Gregory s'exclama :
— Quelles difficultés peut-il y avoir, quand les deux inté-
ressés sont d'accord et qu'il n'y a d'opposition d'aucun côté? Au
748 REVUE DES DEUX MONDES.
surplus, je suis sûr que j'obtiendrai de Bellew qu'il reconnaisse
tout ce qu'on voudrai
M. Paramor sifflota entre ses dents.
— N'auriez-vous jamais entendu parler de ce qu'on appelle
la collusion?
— Ce sont des sujets que je connais mal et qui de plus me
déplaisent souverainement. Je tiens le mariage pour une chose
sacrée, et quand il se trouve profané, ce qu'à Dieu ne plaise!
c'est pour moi un supplice de songer à toutes ces formalités.
Nous sommes dans un pays chrétien, et solidaires les uns des
autres. Qu'est-ce que toute cette boue, Paramor?
Après cette explosion, il se laissa retomber dans son fau-
teuil, où il s'enfonça d'un air accablé. M. Paramor reprit
avec une gravité singulière :
— La loi n'admet pas que deux personnes, malheureuses
ensemble, se mettent d'accord pour demander la séparation.
Il faut que l'une d'elles soit supposée tenir encore à l'autre,
et se pose en victime. Il faut qu'il y ait des preuves de mau-
vaise conduite, et, dans ce cas, de sévices et d'abandon. Et
les preuves doivent être produites sans parti pris. C'est la loil
Gregory, sans relever la tête, interrogea :
— Mais pourquoi? Pourquoi cette façon détournée et hypo-
crite?
Instantanément, le visage de M. Paramor reprit son sourire
habituel.
— Mais, dit-il, pour sauvegarder la morale.
— Vous trouvez cela moral, après avoir enchaîné les gens,
de les forcer à commettre une faute pour qu'ils puissent
reprendre leur liberté?
M. Paramor se pencha vers lui.
— Mon cher ami, déclaïa-t-il avec chaleur, je sais bien que
notre système est cause de grandes souffrances et tout à fait
inutiles; je ne prétends nullement qu'il n'y ait pas lieu de le
réformer. La plupart des gens de loi et tout homme sensé en
seront d'avis. Mais nous n'y pouvons rien. Vous avez mal en-
gagé votre affaire : maintenant, nous allons la mener du
mieux que nous pourrons. L- premier point est d'écrire à
Mme Bellew pour la prier de venir nous voir. Il nous faudra
aussi faire surveiller Bellew.
Gregory demanda :
LE MANOIR. 149
— Ne pourrait-on pas s'en dispenser?
M. Paramor, se mordillant l'index, répliqua :
— Ce ne serait pas prudent. Mais ne vous inquiétez pas de
cela, c'est nous que cela regarde.
Gregory se leva et alla jusqu'à la fenêtre.
— Paramor, dit-il, ma pupille m'est chère ; elle m'est
plus chère qu'aucune autre femme au monde. Je me débats
dans un dilemme affreux. Il y a, d'une part, toute cette cui-
sine nauséabonde avec son inévitable publicité; d'autre part,
sa situation à elle, une femme jolie, gaie, seule dans Londres
où elle devient forcément une pâture pour les instincts grossiers
de tout homme et pour les médisants de toute femme. A mon
grand désespoir, j'en ;ii eu, tout récemment, l'écho. Je lui ai
même conseillé, Dieu me pardonne, de retourner auprès de son
mari, mais cela est impossible. Je ne sais que faire.
M. Paramor se leva.
— Je sais, dit-il, mon cher ami, je sais.
Puis, après avoir réfléchi quelques minutes :
— J'irai la voir moi-même. Nous lui épargnerons tout ce
que nous pourrons. J'irai dès cet après-midi et je vous ferai
savoir aussitôt ce qui aura été décidé.
D'un même geste, tous deux avancèrent la main et se la
serrèrent amicalement. Puis Gregory prit son chapeau et s'élança
dans la rue.
Il se rendit directement au siège de la Société pour la pro-
tection des femmes et des enfants dans Hanover Square, et y
travailla jusqu'à près de trois heures; de là dans une pâtisserie
où il fit une légère collation. Puis il grimpa sur l'impériale
d'un omnibus en direction de l'Ouest. Son chapeau à la main,
le visage illuminé, il pensait à Hélène Bellew. C'était devenu
pour lui une habitude de songer à Hélène, comme à la meil-
leure et la plus belle des femmes, habitude dont, à son âge, il
ne pouvait plus se défaire.
Les femmes qui voyaient ce bel homme passer ainsi, tète
nue, lui adressaient leur plus engageant sourire. Au contraire,
George Pendyce, qui l'aperçut des fenêtres du Club des Stoïciens,
eut peine à réprimer un mouvement de mauvaise humeur :
auprès de lui, il éprouvait toujours un petit sentiment de
malaise.
La nature, qui avait fait de Gregory Vigil un homme, cons-
750 REVUE DES DEUX MONDES.
tatait à regret qu'il avait échappé à ses lois, et qu'il vivait dans le
célibat, privé de l« rompag ; •' • la r ram»; et la nature qui
ne peut souffrir qu'un homme tente de s'affranchir d ; son jo..g,
se vengeait sur ses nerfs et le prédisposait à l'apoplexie.
Il descendit de l'omnibus près de la maison qu'habitait
Mmc Bellew, en fit, avec émotion, le tour, et revint ensuite sur
ses pas. Depuis longtemps, il s'était imposé comme règle de ne
voir sa pupille qu'une fois par quinzaine, et à cette règle jamais
il ne manquait; mais il n'était guère de jour ou de soir qu'il
ne s'écartât de son chemin pour passer sous ses fenêtres. Ce
pèlerinage une fois accompli, sans avoir le moins du monde
conscience d'avoir fait quoi que ce soit de ridicule, plus calme
peut-être parce qu'il ne l'avait pas vue, il revint vers l'Est
dans un autre omnibus, passant une fois de plus devant les
fenêtres du Club des Stoïciens, et de nouveau faisant naître
un sourire sarcastique sur le visnge de George Pendyce.
Il était rentré depuis une demi-heure dans son appartement
de garçon, dans Buckingham Street, quand un chasseur de
club lui apporta la lettre promise par M. Paramor.
Il l'ouvrit en hâte :
The Nelson Club, Trafalgar Square.
« Mon cher Vigil.
« Je sors de chez votre pupille. Une complication bien
fâcheuse s'est produite la nuit 'dernière. Il parait qu'après la
visite que vous lui avez faite hier après-midi, son mari est
venu à Londres et s'est présenté chez elle vers onze heures du
smr 11 était dans un tel état qu'une attaque de delirium tremens
était à craindre. Mme Bellew fut obligée de le garder chez elle
toute la nuit. « Je n'aurais pas pu mettre dehors un chien dans
cet état, » m'a-t-elle dit.
La visite s'est prolongée jusqu'à cet après-midi : et notre
homme venait tout juste de partir lorsque je suis arrivé. C'est
là une circonstance particulièrement ironique dont il faut que
je vous explique toute l'importance. Je crois vous avoir dit que
la loi relative au divorce est fondée sur certains principes. L'un
deux est qu'il ne doit pas y avoir de pardon accordé par l'inté-
ressé qui demande le divorce. C'est ce qu'on appelle, en termes
juridiques, pardon prescriptif, — obstacle absolu à toute suite
du procès, au moins pour un certain temps... Le tribunal est
LE MANOIRa 151
très sévère sur ce point et montre toujours la plus grande
méfiance à l'égard de tout acte du demandeur pouvant être
interprété comme une « absolution. » Je crains, après ce
récit de votre pupille, qu'il ne soit imprudent de demander
le divorce, car il est à peu près certain que le tribunal consi-
dérerait qu'elle a absous le passé. Toutefois, un nouvel
outrage ferait, — comme un dit en langage technique, — renaître
le passé; et, si l'on ne peut rien faire pour le présent, il peut y
avoir lieu du moins d'espérer pour l'avenir. Maintenant que
j'ai vu votre pupille, je comprends parfaitement votre anxiété
a son sujet, encore que je ne sois pas dû tout sûr que vous ayez
raison en la poussant au divorce. Cependant, si vous persistez
dansvotre projet, je suivrai l'affaire moi-même et démon mieux.
Pour l'instant, mon avis est que vous ne fassiez aucune dé-
marche. Ce ne sont pas là des affaires qui concernent un pro-
fane, surtout lorsque, comme vous, il juge les choses, non
point comme elles sont, mais comme elles devraient être.
« Je reste, mon cher Vigil, votre bien dévoué :
« Edmond Paramor. »
(( Si vous voulez me voir, vous me trouverez à mon club
toute la soirée.
« E. P. »
Quand Gregory eut fini de lire cette lettre, il alla jusqu'à la
fenêtre d'où il contempla les lumières qui brillaient sur la
Tamise. Son cœur battait à grands coups, ses tempes étaient
congestionnées. Il descendit, héla un cab et se fit conduire au
Nelson Club. Et ce fut sur le ton de l'émotion la plus vive qu'il
demanda a Paramor :
— Qu'est-ce que tout cela signifie? Dois-je donc croire
que, parce qu'elle a agi en bonne chrétienne vis-à-vis de cet
homme, ma pupille sera punie de sa charité?
M. Paramor se mordit les doigts.
— N'embrouillez pas la question, je vous en prie, en y mêlant
le christianisme. La religion n'a rien à faire avec la loi. Dans le
cas de votre pupille, il nous faut agir avec le plus grand soin.
Nous devons « sauver la face, » comme disent les Chinois. Il
nous faut alléguer que c'est à contre-cœur que nous engageons
7*>2 REVUE DES DEUX MONDES.
ce procès, mais que l'outrage a été tel que nous ne pouvons
faire autrement. Votre pupille ne peut pas demander le divorce
uniquement parce qu'elle est malheureuse, mais seulement si
elle a été outragée de telle ou telle façon prévue par la loi.
Mais si, par un pardon rédhibitoire, elle a donné au tribunal
un motif légal de refuser le divorce, ce divorce lui sera refusé.
Pour gagner un tel procès, Vigil, on doit unir à une poigne de
fer la circonspection du chat. Comprenez-vous maintenant?
Gregory ne répondit rien.
M. Paramor l'observa et lui dit à demi apitoyé :
— Gela ne servirait à rien d' ngager le procès maintenant.
Y êtes-vous encore bien décidé '.'
— Comment pouvez-vous me poser une pareille question,
Paramor? Après la conduite de cet homme, la nuit dernière,
j'y suis résolu plus que jamais.
— Dans ce cas, dit M. Paramor, il nous faut établir autour
de Bellew une surveillance active et espérer qu'elle donnera de
bons résultais.
Gregory lui tendit la main.
— Vous parliez de moralité? Je ne puis vous dire à quel
point cette procédure me parait odieuse.
Et, gagnant rapidement la porte, il se retira.
Son esprit était agité de mille pensées confuses, et son cœur
bondissait. ïl songeait à Hélène Bellew, la femme qui lui était la
plus chère au monde. Il l'imaginait aux prises avec un grand
serpent visqueux, et il ne trouvait aucun soulagement à savoir
que beaucoup d'autres, hommes ou femmes, souffraient pareil-
lement du fait de leur conjoint, ou même sans qu'il y eût de
leur faute à l'un ou à l'autre. Longtemps il erra à travers les rues
balayées par le vent, avant de rentrer chez lui.
John Galsworthy.
(Traduit par le prince Antoine Bibesco.)
(La deuxième partie au prochain numéro.)
AU PAYS BRETON
(0
III
LE PARDON BIGOUDEN — 15 AOUT (2)
A l'autre bout du petit monde bigouden, au bord de cette
côle sauvage qui, par grostemps d'Ouest et de suroit, nous parle,
nous appelle, à cinq lieues de dislance. Alors, l'obscurité venue,
on perçoit un grondement profond et vaste qui semble monter
de tout l'au-delà, derrière la rivière et les bois, en même temps
que, par-dessus la cime des pins, passe, de cinq en cinq se-
condes, un éclair si trouble, si diffus, que c'est plutôt comme
une palpitation, un émoi lumineux dans les ténèbres: le fouet
du grand phare d'Eckmùhl, girant dans l'espace, éclairant à
chacun de ses retours l'épaisse poussière d'eau qui court avec
le suroit dans la nuit.
Étrange pays, où l'on pourrait se croire dans une autre partie
du monde, — à quelle distance des ombreux refuges de la
rivière, de nos verts, intimes demi-jours! Il tient de la mer et
du désert. L'espace y est immense, la plaine toute rase, d'un
jaune pâle, brûlée par le vent du large, sans un bouquet
d'arbres, même quand on regarde du côté de l'intérieur. Des
murets de pierre, de galets, y séparent de maigres blés et des
(1; Voyez la Revue des 1er juillet et lor août.
(2) Plusieurs aspects de ce Pardon ont changé. On y voit encore, ça et là, les
célèbres costumes aux broderies couleur d'or, mais ils n'y apparaissent plus en
masses. La mode nouvelle est au noir pur. Les mendiants sont moins nombreux,
et les forains, l'an dernier, ont fait leur apparition. Quelques-unes des scènes que
l'on décrit ici rappelleront au lecteur des peintures, bien commues, de MM. Lcmor-
dant et Lucien Simon, notamment La Procession de ce dernier peintre.
tomi Lviii. — 1920. 48
754
REVTJE DES DEUX MONDES.
champs de pommes de terre. Au Sud, au Nord, apparaissent les
luisants de l'Océan, bordés, jonchés au loin de roches énormes,
de « plateaux » où l'on reconnaît bien la fin d'un monde, où
les eaux, même par les beaux jours, ne cessent pas a l'heure du
flot, de se déniveler au flanc des granits, avec, çà et là, des tour-
noiements et des succions, de bondissantes blancheurs, — et cela
sans cause visible, comme éternellement tourmentées par leur
propre énergie profonde.
Un pays où je viens souvent, mais où je n'ai jamais pu rester
plus de deux jours, tant il est inhumain, hostile, tant on s'y
sent perdu, dispersé, et comme dévoré parles excessives puis-
sances d'alentour. On y a vite le goût du sel sur les lèvres. Et
les yeux s'y fatiguent. Le ciel est trop grand, les écrans natu-
rels manquent, 'fît puis, toujours une grasse fumée de goémons
dans l'air, d'acres volutes, une blanche vapeur épandue qui
monte partout de la grève. Et, si souvent, du vent, des pous-
sières envolées d'embruns : je ne parle que des beaux jours. Au
loin, l'immense, concavité de la baie d'Audierne, une arène de
six lieues, où viennent s'assommer les houles, fuit, s'évanouit,
dans un fauve, oblique rideau de sable et d'écumes pulvérisées.
Au Sud, au bout de la pointe, dans la pâle exhalaison de la
soude, les silhouettes du vieux phare d'Eckmùhl, les roches,
les balises, le Menhir, grandissent, s'engrisaillent comme des
fantômes. Et du côté des terres, la plaine aussi se voile : sur le
jaunedésert, on dirait le souffle trouble du simoun.
Mais ce pays n'est pas désert. Un peuple singulier y habite,
à part entre toutes les tribus de la Bretagne, de type mongol
a-t-on dit souvent : sans doute quelque reste d'une race pri-
mitive, antérieure aux Celtes, et qui, dans cette extrémité de
la péninsule, a pu se conserver presque pur. Je me rappelle la
vision que j'en eus en revenant sur cette côte après un inter-
valle de douze ajis. Nous venions de débarquer sur la dune du
Guilvinec. Fourche en main, sur la longue plage, des femmes
chargeaient du varech, — des femmes courtes et puissantes,
aux yeux bridés dans -une figure en losange, la poitrine cui-
rassée d'or fané, les pieds cornés et terreux comme ceux des
faunesses. Elles n'étaient guère plus de quatre ou cinq, et deux
d'entre elles, ave»c un mouvement de lourde cloche, clopinaient.
Je m'étonnai presque de les entendre parler breton, le langage
des douces filles, des paysans chrétiens, si profondément civi-
AU PAYS BRETONj ,OD
Usés, de mon canton, tant elles semblaient d'une espèce diffé-
rente et primitive. Même impression, devant elles, qu'à retrou-
ver, du hiut de la dune, leur extraordinaire pays. «Retournons
en Europe, » me dit un compagnon, comme nous revenions à
notre bateau.
Cette humanité n'apparaît guère dans la pâle plaine vapo-
reuse, mais ses gîtes sont partout : petits logis terrés bas, par
lignes qui s'interrompent en irréguliers semis sur toute l'éten-
due, sans qu'on puisse dire où commencent, où finissent les
bourgs : Kerity, Saint-Pierre, Saint-Guénolé, Penmarc'h. On
dirait qu'il y en a des milliers, de ces minuscules logfs, tous
pareils, et tournés dans le même sens, chacun avec ses deux
cheminées, qui semblent des cornes, et lui donnent un air un
peu sorcier. Une population de petites vieilles, tapies contre la
terre, dans la peur du vent, des clameurs, des blanchissants
tumultes de l'Océan, des puissances de sabbat que le .suroît
déchaîne sur cette terre.
Ces puissances, les humains ont essayé de les exorciser. De
tous les côtés de la grande pointe, de vieilles chapelles nous
présentent le signe de la religion. A l'Ouest, Notre-Dame de la
Joie, si seule sur sa grève; au Sud, Saint- Pierre, et le tout
petit sanctuaire des enfants, collé comme un coquillage au
pied du vieux phare; à l'horizon du Nord-Est, perdu là-bas, à
la lisière des sables qui descendent jusqu'à la Torche, ^t loin
encore, pourtant, de la vraie campagne, l'oratoire de Tronoën
avec son calvaire, le plus vieux de la Bretagne, dont les vents
de quatre siècles ont rongé toutes les figures ; du même côté,
Saint-Viaud; à l'Est, Saint-Tromeur ; au Sud-Est, Saint-Nona,
dont la façade nous présente, en reliefs presque effacés, des
images de bateaux de pêche au temps de Louis XII. Et au
centre, c'est l'épaisse tour inachevée, survivante d'un siècle où
Penmarc'h était une vraie ville, riche de la merluche qu'elle
péchait et fumait pour toutes les villes de France. Tronquée
bas, massive, elle aussi, comme une bigouden, on la voit de
partout. Présence énigmatique, au milieu de cette plaine dont
elle accroît le caractère étrange.
Le soir, le grand phare s'allume. A mesure que tout
s'obscurcit, s'allongent ses deux bras tournants de lumière. La
nuit commence, et sous cet astre prodigieux; le fantastique
s'accroît. Brèves, régulières, inévitables alternances de
1o43 BEVUE DES DEUX* MONDES.
ténèbres et de clarté. C'est une obsession, et jusqu'à l'aube elle
s'impose. On clôt ses volets : cela palpite dans la chambre; on
s'abrite les yeux : cela passe entre les doigts, traverse les pau-
pières; on finit par s'endormir : cela entre dans le sommeil et
dans le rêve. On se réveille : un mur est là, qui s'éclaire, s'éva-
nouit, s'éclaire. On se rappelle, et l'on court à la fenêtre : la
même pulsation est partout sur le monde. En haut, les deux
grands bras rectilignes qui tournent et semblent de brume pâle.
En bas, courant et girant sur l'étendue obscure, une immense
traînée blanche où viennent s'illuminer, pa.-ser, par rangs, par
plans, les choses de la terre : talus, chemins, enclos, maisons.
Elle s'éloigne, comme un galop silencieux et pâle dans la nuit;
mais une autre surgit, et déjà, elle approche, susritant de
noires silhouettes, et puis, de blêmes, spectrales apparences. A
peine a-t-on reconnu, çà et là, la dune, une roche, un moulin,
des toits, qu'elle vous prend, vous aveugle, et tout de suite
s'enfuit, d'une vitesse qui, là-bas, vers l'horizon, devient énorme.
Silence de la terre où courent ces apparitions. On n'entend
que l'Océan, plus seul, semble-t-il, et dont grandissent les voix
gémissantes ou terribles.
#
lo août. C'est le jour de Notre-Dame de la Joie, la petite
chapelle perdue là-bas sur la grève, face aux infinis, à l'une des
extrémités du continent. Temps radieux, vent d'Ouest, comme
le vieux Corentin me l'avait prédit chez nous; car sur l'arrière-
pays, c'est du sanctuaire qu'il doit souffler, durant les quatre
jour« du Pardon. Le Pardon des marins, dit-on, mais les paysans
de toute la région bigouden y aflluent etsontdr beaucoup lesplus
nombreux. Cette année, la fête sera plus éclatante que de cou-
tume. Un désastreux coup de vent a passé sur la côte en octobre
dernier, et c'est aujourd'hui que les rescapés doivent s'acquitter
du vœu fait dans le suprême péril à Notre-Dame de la Joie.
En attendant, avant vêpres, à Saint-Guénolé, on n'avait pas
l'air de penser au désastre. Une carriole m'avait jeté, avec un
chargement de bigoudens, à la porte d'une grange, au milieu
d'une foule chamarrée d'or et de vermillon. A l'intérieur, on
s'apprêtait aux danses. Sur plusieurs lignes de bancs, au long
des quatre murs, les belles filles attendaient, rangées en
masses flambantes. Elles attendaient sans bouger, sans parler,
AU PAYS BRETON. 157
et, si graves, massives, presque solennelles en leurs rigides
parures, semblaient assemblées là pour quelque cérémonie*
Elles me rappelaient un groupe fastueux d'Ouled Naïls aperçu
jadis à l'orée d'un village algérien. Mais quelle fraîcheur,
quelle paix septentrionale et somnolente en ces rubicondes
joues, où, çà et là, la lumière frisante révèle un duvet doré
comme celui des génisses !
Les musiciens arrivés (deux clairons de Plounéour), des
marins, toujours plus dégourdis, ont ouvert le bal, — mais
entre eux pour commencer, les belles restant raides, timides,
intimidantes. Des pêcheurs et des coLs bleus, venus eu permis-
sion. Ils dansaient avec les grâces, les dandinements des
marins, la jambe comme indépendante du corps, se trémous-
sant toute seule, gigotant des commencements de gigue, le
pied frétillant, et soudain, au milieu d'un virage, le corps
courbé en deux, comme dans un coup de roulis.
Quelques couples de filles se levèrent et se mirent à
tourner, et je ne vis plus qu'elles, plus volumineuses, impor-
tantes, éclatantes que les hommes. Elles entraient dans la danse
comme des bateaux qui prennent la mer, de noires frégates
pavoisées, lentement, largement, avec une pesante oscillation, les
robes, lestées d'épais velours, prenant tout de suite du ballant. A
chaque retour du rythme, se révélaient des dessous massifs de
drap vert ou de drap bleu, comme aux coups de houle apparaît
la couleur sous-marine d'une carène. Les splendides rubans
rouges, tombant des cocardes rouges, des quartiers brillants du
béguin, flottaient comme les flammes d'un triomphant pavois.
L'atmosphère s'est échauffée (une odeur d'eau-de-vie mon-
tait : on buvait ferme à côté, sous une tente). Les belles se
laissèrent aller aux bras des hommes en béret, et puis des
hommes en rubans, d'abord massés, immobiles près de la
porte, et qui peu à peu se dégourdissaient. Elles tournaient,
prises par le rythme, leurs pieds battant la terre d'une cadence
exacte, mais les larges faces esquimaudes demeuraient inertes,
les yeux mi clos, comme envahies par un sommeil, ou bien les
prunelles fixes, comme dans une hypnose. Avec le sérieux
quasi-religieux des femmes, des primitifs, en leur parure
d'idoles, elles accomplissaient le rite de la danse. On sentait la
volupté de l'abandon à quelque chose de plus fort que soi : à
l'homme, et aux magiques influences du rythme.
758
BEVUE DES DEUX MONDES.
Un jeune homme en casquette, voyant mon attention, s'est
approché de moi.
— C'est curieux quand on vient de la ville. Je suis du pays,
mais j'avais pas vu ça depuis dix ans. Ah! on n'est pas neuras-
thénique chez les Bigoudens ! Une fière race 1 Et les hommes!
ils roulent tous les autres Bretons; ils tiennent deux fois
mieux l'eau-de-vie.
*
* *
Au long d'une demi-lieue de grève, entre les tapis rouges
et bruns de lichen et de goémon qui sèchent et jettent leur
odeur d'iode, c'est, vers la chapelle, une file continue de pèle-
rins, hommes, femmes, enfants, une mince file, comme de
fourmis qui traversent tout droit un espace découvert. Nulle
autre vie ne remue. Espace immense ici, double étendue de la
plaine et de l'Océan, dont ils suivent la frontière. Là-bas, dans
les terres, par delà des plans fauves, le peuple des petites mai-
sons pareilles se déploie : un vague, innombrable semis, dont
le demi-cercle suit celui de l'horizon. On dirait une armée
muette, tapie contre le sot, qui lèverait un peu la tête pour
regarder, guetter de loin, dans la direction de la mer. Tou-
jours cette impression de vie secrète, un peu enchantée, que
présentent si souvent en Bretagne les simples choses : un doué
au creux d'un ravin, un rocher sur la lande, un buisson noir
qui remue sur la vapeur du ciel, un petit arbre que le tourment
du vent a penché, hérissé pour toujours. Plus sorcière aujour-
d'hui que jamais, cette assemblée de bas pignons tournés
ensemble vers l'Océan. A travers les voiles de sable et de fumée
qui traînent éternellement sur le pays, ils ont vraiment l'air
de gnomes, de korrigans.
Vers le très vieux oratoire, — si seul, toute l'année, devant
les grandes houles, — au Nord, au Sud, chemine le peuple
bigouden : ceux qui viennent de Saint-Guénolé, de Trolimon,
et ceux qui viennent de Kérity, de Penmarc'h, de Plomeur,
de Plobannalec, l'étrange peuple primitif marié depuis si long-
temps à cette terre d'extrême Europe, au bord de l'Atlantique.
Les femmes ont des souliers, comme il convient aux jours de
fête, mais elles vont pieds nus, et les portent à la main. Elles
les mettront, comme on met ses gants, pour assister à vêpres.
Je suis assis près de la chapelle, au-dessus des galets, à la
AU PAYS BRETON. 759
crête du petit mur qui la défend contre les coups de mer. Que
j'aime a retrouver sa touchante, vénérable figure! C'est la der-
nière chose humaine au bout du continent, la première à rece-
voir le choc des vents lancés sur l'Atlantique. Toutes les
marques de la souffrance et du grand âge sont sur elle. Des
tempêtes de trois cents ans ont déjeté, bosselé son échine; les
embruns ont rongé son granit, presque eflacé les traits de son
visage, qui se lève au-dessus du goémon. Elle est enterrée à
demi; de la main on toucherait son ardoise, le rude schiste écaillé,
argenté par les siècles, où traînent encore, pour plus de résis-
tance, des lignes de ciment : on dirait des fientes d'oiseaux de
mer, comme celles qui blanchissent les ilôts voisins. Qu'elle
est bretonne, toute pénétrée d'âme, chargée de significations
humaines! Elle a l'air, sous la toiture qui baisse jusqu'à ses
pieds, d'une vieille femme du pays enveloppée de sa cape
d'hiver, — une aïeule aux yeux éteints, qui s'est agenouillée
sur la grève pour prier.
Aux pieds de cette vieillesse, sur une roche que le jusant
découvre, des fillettes sont assises, en grand uniforme bigou-
den, — faste inattendu sur les fonds sauvages de mer et de
récifs. Ces poupées aux brillants atours, on dirait qu'on les a
prises dans une boîte pour les poser là, si vives en sont les
couleurs, si correctes l'ordonnance de la double coiffe, celle de
la cocarde et du grand ruban sous chaque oreille gauche. Mais
entre les deux croissants emperlés, quelle vie de ces enfantins
visages! Les regards ont la grave limpidité que l'on voit aux
yeux des petits chats. Je m'approche : tous les minois mongols
se baissent et se fixent. Impossible de leur tirer un mot. Elles
ont peur, les petites sauvages, à la vue de l'étranger qui n'est
pas de leur espèce.
Derrière le vivant et scintillant bouquet de ces jeunes têtes,
la mer éternelle, sous un ciel orageux et bas, a des lourdeurs
de jade, — je ne sais quoi de sépulcral. Elle a fini de descendre-
Une partie de son gîte découvert, le chaos des roches apparaît,
plus immense et désolé. Dans le Sud-Ouest, il y en a toujours :
ligne sur ligne, crête sur crête, hérissement sur hérissement.
C'est un monde, un morceau de la planète, telle qu'elle fut,
quand la vie commença d'y germer, telle sans doute qu'elle
sera, quand rien de vivant n'y restera plus. Rien que les granits
et la lente pulsation des eaux incorruptibles.
760
REVUE DES DEUX MONDES.
Là-bas, sur une traînée de lumière spectrale, Nona lève son
écran déchiré; plus loin, c'e>t Guermeur et la tour du Menhir
que l'on double, lorsqu'après avoir rangé les Etocs.on vient au
Nord pour s'en aller chercher le Riz. Nous avons dû allonger le
tour, 1 an dernier. La brume était venue. A travers les néants
gris, la sirène d'Eekmuhl, — un monotone mugissement, coupé,
toutes les minutes, d'un long et lugubre appel, — annonçait
« les dangers. »
En ce moment, on n'entend que des musiquettes d'enfants,
si grêles, si perdues, en de tels espaces. Derrière la chapelle,
les petits humains mènent leur humble fête. Je les vois. D'ici,
de la grève, ce n'est rien : un remuement d'insectes surgis, on
ne sait d'où, au bord de l'étendue terrestre. Mais à mesure
que l'on approche, que l'cm s'y mêle, comme on est pris par
la rumeur, par l'épais effluve de vie qui s'en dégage ! Et
comme on s'ébahit, encore une fois, de la couleur et de l'étran-
geté de cette famille humaine! Même griserie qu'à plonger
et se perdre dans la fourmilière d'un souk marocain ou d'un
b;izar de l'Inde. L'Inde, surtout, s'évoque ici. Il n'y a que
dans ses foules que l'orange et le pur écarlate régnent si auda-
cieusement. Les têtes des marmots, casquées de paillettes,
m'évoquent de riches bébés d'Ahmedhabad. Aux gilets,
aux plastrons, les splendides soutachures font des cercles
d'yeux auxquels ne manque rien que des parcelles de miroir
pour rappeler tout à fait les tuniques brodées du Guzerat,
— et même, aux broderies des bonnets féminins, ces miroirs
enchâssés ne manquent pas. Certains détails et motifs sont
d'un style unique, — non seulement l'arrangement si com-
pliqué de la coiffure (les cheveux ramenés en nappe de la
nuque couvrant par derrière le bonnet pour aller s'enfermer
sous la mitre), — non seulement les deux dépassants de ce
bonnet, qui ne ressemblent à rien qu'à deux quartiers d'orange
ou de citron, — non seulement la coulée mirifique du ruban qui
ruisselle sur toute la parure comme une oriflamme sur une fête,
mais le grand retroussis des manches, et, sur leur lustre noir,
les diagonales et losanges de leurs splendides liserés. Même bor-
dure au bas des lourdes, ballantes jupes superposées : lignes
d'or jaune ou lignes d'or rouge, répétant le ton du plastron ou
du béguin. Près d'un groupe de femmes agenouillées sur le
gravier, au porche de la chapelle, je me suis arrêté devant
AU PAYS BRETON'.
101
l'effet de ces extrêmes lignes brisées avec les plis rigides du drap
et du velours, et qui s'y perdaient, revenaient. C'était, dans ce
noir, une arabesque admirable et mystérieuse de deux zigzags
d'or. Il faut venir ici pour comprendre ce que peut être et
signifier la grandeur d'un style.
Mais quelle humilité des choses d'alentour, de celte terre,
de ces petites bâches paysannes, où vieux et jeunes se pressent
autour des cierges, des médailles, des poêles à crêpes, du cidre,
du fidelic, des berlingots, des minuscules poires à cochons!
Et quelle lourdeur septentrionale et paysanne de cette racel
Jamais la créature humaine ne m'est apparue à ce degré d'ar-
chaïque simplicité.
Il y a les hommes, dont on dessinerait le costume avec
quelques rectangles et triangles (scapulaire noir sur les jaunes
broderies romanes d'un long justaucorps). Les jeunes ont des
mines de force terrible sous des fronts bas, sous des toisons
serrées, frisantes, comme on en voit aux tèles des bouvillons.
Les vieux, à barbes à colliers, pattes de lapin, ou bien stric-
tement glabres, semblent sculptés à coups de serpe dans une
bille de chêne dur, les plus desséchés dans du silex. Il y a des
matrones qui ne sont que des tonnes enrubannées. Faces
mafflues sous des triangles de coiffes bien plus courts que ceux
des jeunesses, comme pour mieux en accentuer la largeur et
l'oblicité; tailles de cétacés, dont leurs manches raides et noires
figurent les ailerons; vastes poitrines femelles sur des culasses
qu'élargit encore le cerceau des robes, des multiples cloches aux
bords dorés qui ballent ensemble à chaque pas pesant, chacune
plus longue et plus étroite que celle qui la recouvre, ce qui
donne une base un peu conique, un peu sphérique, un air de
bouée marine à l'étonnant magot. Et, régnant sur les masses
de cette foule par leur nombre, par l'orgueil et le frais éclat de
leur parure, les jeunes filles, si placides, sortes de colossaux
bébés en qui la pensée n'a pas remué encore, — mais les bébés
ont des grâces, des finesses. Quelques-unes ne semblent rien
que matière carnée; leurs magnifiques joues, qui commencent
à l'œil et descendent plus bas que la bouche, montrant les
rouges marbrures de la viande fraîche. Des regards d'innocence
énorme, chargés d'animalité dormante ou triomphante. Isolée,
chacune suffirait a nous étonner, mais pour peu qu'elles se grou-
pent, en leurs volumes, en leurs splendeurs, on dirait qu'elles se
762 REVUR DBS DEUX MONDES*
multiplient, s'élargissent hors de proportion avec leur nombre*
Même impression que jadis, à Geylan, devant un cortège d'élé-
phants caparaçonnés de pourpre et d'or pour une fête boud-
dhique. Il fallait les compter pour voir qu'ils n'étaient que dix.
Mais plutôt qu'à des pachydermes, avec les demi-cercles succes-
sifs de leurs plastrons-boucliers, avec leurs lenteurs assoupies,
celles-ci font penser à de grands crustacés, à des langoustes
évoluant dans un vivier (ainsi, tout à l'heure, certaines des
danseuses), à des crabes (ainsi les bancroches, si nombreuses,
à démarche oblique), à des chéloniens, de noires tortues
de mer, incrustées de précieux métal (ainsi les puissantes
mères de famille, les quadragénaires maritornes). Et le plus
étonnant, c'est quand ces masses, ces ors, apparaissent mêlés,
pressés, autour des tonneaux de cidre, dans l'ombre enfumée
d'une bâche. Somptueuse et bourdonnante confusion 1
Mais, comme toujours, en ces assemblées d'une peuplade
bretonne, ce qui produit toute la grandeur de l'effet en l'appro-
fondissant de significations spirituelles, c'est l'uniformité du
costume et du type. Gomme elle s'affirme en ces vingt femmes
debout, là-bas, sur la dune, détachées sur le fond de l'espace,
et qui nous présentent toutes la même silhouette grave, les
mêmes noires alternances de velours et de drap, les mêmes
quartiers éclatants aux côtés de la tête, la même nappe de che-
veux : cheveux aussi droits, simples, sains, luisants, que les
crins dans la queue d'un jeune cheval! Et comme de jeunes
chevaux en troupe, toutes sont pareilles, exemplaires complets
d'un même type (leur immobilité ne laisse pas distinguer les
bancroches, qui, d'ailleurs, sont toujours magnifiques).
Le parallélisme des attitudes (elles regardent vers la mer,
elles ont l'air de chercher un bateau) ajoute à l'impression
d'identité. Vingt bigoudens, mais toujours la même qui se
répète. Les voici qui descendent ; un groupe de gars les
croisent (c'est un trait du pays, ces théories alternées de gar-
çons, de coquettes filles, qui semblent se répondre comme dans
les chansons, les danses d'autrefois). Quelques-unes sourient. Il
est si clair que ces hommes sont leurs hommes, de leur
espèce, de leur clan, que ceux-là seuls peuvent les émouvoir..
L'habit qu'ils portent, est de ligne aussi sommaire, de volume
aussi massif. Les mêmes motifs d'un décor archaïque y
AU PAYS BRETON. 763
reviennent, les mêmes oppositions du deuil et des tons écla-
tants : c'est la juste transposition dans le mode masculin du
costume des femmes. Mâle et femelle, vieille ou jeune, partout,
ici, je vois la même créature (1).
Et dans cette puissance de l'aspect spécifique, dans cette
simplicité des traits façonnés par des idées, habitudes pareilles,
le sens des figures s'agrandit et prend une valeur de symbole.
C'est encore une analogie de la vieille humanité bretonne et
des peuples d'Orient: les conditions, les âges de la vie humaine
s'y présentent sous leurs traits essentiels, en aspects quasi
schématiques. Ces marmots, aux prunelles si vagues, aux
boucles blondes sous le béguin d'argent, ces délicieux totons
de pulpe si fraîche, dont le corsage tient encore du maillot,
n'est-ce pas toute l'enfance, aussi neuve et parfaite, aussi éter-
nellement la même que chez les jeunes animaux ? En voici un
qui chancelle dans sa robe-sonnette; il s'agrippe à la robe
pareille de sa inamm. Elle le prend et le baise, et ses simples
yeux disent toute la maternité comme ceux des douces mamans
chattes ou brebis. Et voici l'autre âge de l'enfance, plus enfan-
tine et touchante dans les pesants costumes : les gamins en
large pantalon noir, bref habit, gilet brodé, chapeaux à trois
boucles et six queues de ruban, comme les anciens, — et les fil-
lettes, graves, en flamboyant poitrail carotte, comme leurs
grandes sœurs. Et celles-ci, les reines de la fête (il n'y a pas de
pays de France où la jeune fille soit reine comme en Pont-
l'Abbé), les coquettes, les belles, amies des rubans, de la danse
et des galants, qui vont toujours par dix et par douze, comme
prêtes à des rondes, me figurent le bref moment de la floraison
dans une certaine race, quand toutes les forces de l'être s'ac-
cordent pour se tourner en séduction. Quelle profusion de ces
rudes et calmes fleurs! Quelques belles sont vraiment belles,
d'un blond flambant de bétail, avec un lustre profond de leurs
grands yeux sous l'arc épais des sourcils. Magnifique énergie
dormante. Rien de plus copieux et de plus simple. C'est toute
(1) Au moment où cette impression fut notée, les marins n'apparaissaient pas
dans la masse paysanne. Assis par terre, en rang, sous le petit mur Nord de la
chapelle, ils formaient un groupe à part. Ils sont, d'ailleurs, du type général dans
le pays higouden, et leurs femmes portent le costume. Si on allait, en octobre, au
pardon de Tronoén, dont l'oratoire touche presque à cette grève, on n'aperce-
vrait exactement que des paysans. De même pour les pardons bigoudens de la
Clarté, de la Tréminou, de Saint-Jean de Trolimon.
764
REVUE DES DEUX MONDES.
la fraîcheur de la vie qui monte, en sa divine spontanéité, du
fond de la source éternelle.
Kl voici ceux dont elle se retire, qu'elle laisse retomber à
la terre, les vieillards/ plus vieillards, plus épiques et pathé-
thiques ici qu'ailleurs, les ancêtres voûtés sur leur bâton, les
mammou et tadou coz, branlants, dont les crânes se dessèchent,
se parcheminent, dont les cheveux semblent prêts à se décoller
aux tempes, les aïeules surtout, dont les dents jaunes, en saillie,
sont plantées comme sur une tête de mort. Est-il possible
qu'elles aient été jadis de plantureuses filles, que l'épaisse car-
nation bigouden se ratatine ainsi? Quelques-uns de ces ancêtres,
gaillards, rient encore en prenant une prise de tabac. Mais
chez les très vieux, qui cheminent seuls, comme on sent l'âme,
pareille en tous, de la triste vieillesse ! — alentissement, rési-
gnation, solitude, profond besoin de repos.
Oui, c'est l'un des traits par où ces assemblées d'un petit
clan breton nous touchent si profondément. Gomme dans ces
images de couleur que l'on vendait aux Païdons de jadis, la
vie humaine nous y présente ses grands moments éternels,
ceux que doit traverser chaque créature, si elle va jusqu'au
bout de la courbe assignée.
Le peuple est beau ici. Il a sa couleur ancienne et son ordre
naturel, où nous reconnaissons des harmonies qui furent très
générales autrefois. A le voir en ses fêtes, on pense aux
chants, ébats populaires, dans Gœthe et Beethoven. C'est le
peuple rustique et chrétien, demi-féodal encore, du vieux
monde d'Europe. Si différents de race, ceux-ci sont bien plus
près, en leurs modes et rythmes de vie et de pensée, qui décident
leurs physionomies, des paysans dont les sabots sonnent, dans
la Pastorale, à la cadence de la bourrée, que des bourgeois,
liseurs de journaux, de Quimper et de Brest. Ils sont hors des
courants généraux du présent. Sans doute, le service militaire
prend les hommes, mais le type est si fort contre les influences
étrangères I Et le milieu natal, la grave campagne bretonne, le
groupe, avec sa langue, ses coutu mes, ses incessantes suggestions,
les reprennent si vite ! C'est un clan, et c'est une caste, comme
il y en avait autrefois, une caste qui se limite aux aot?,ourien(\.),
{l\ AoLrou : seigneur, maître, monsieur, en général celui qui habite un
AU PAYS BRETON 765
qui ne lève pas les yeux au delà d'elle-même. C'est un monde
à part et fermé, où se répète, en tons plus simples, à une
échelle plus brève que la nôtre, mais complète en elle-même,
la variété de la vie et de ses conditions, depuis la misère du
mendiant ou du vieux vacher qui ne gagne plus que son
grabat et sa bouillie, jusqu'à la richesse du pen ty, du chef
de famille, possesseur de sa terre et de vergers « bien murés; »
depuis les labeurs des champs et des fermes, jusqu'à la joie des
galettes et des chansons {leurs chansons), des veillées et des
galanteries, jusqu'aux liesses des noces et pardons; depuis le
souci quotidien de la terre, du grain, des bestiaux, de l'achat et
de la vente, jusqu'au vague rêve religieux qui s'ouvre aux jours
des grandes fêtes et des deuils, parfois au moment où reviennent
les noms des morts à la prière du soir, en famille, au pied des
\\U clos, ou bien le dimanche, à l'église. Un monde où l'indi-
vidu n'est pas détaché, mais demeure fortement lié à ses
pareils, — et le costume en témoigne d'abord ; où la vie reste
astreinte à des coutumes, à des consignes de conformité, à des
cérémonies (le breton de ces paysans a ses formules de pudeur,
de savoir vivre, de haute politesse,) invariablement réglée par le
rythme des saisons, qui ramènent les labours, semailles, mois-
sons, les fêtes des saints et les grands jours de l'Église.
Dans ce monde à peu près clos, d'où l'inquiétude e>t absente
avec la pensée, nul ne songe à changer sa condition. Elle fait
partie d'un ordre immémorial que chacun accepte avec fata-
lisme, — ce fatalisme breton qui rappelle celui de l'Islam, car
il tient de la religion autant que de la soumission à l'habitude.
Un ordre prédestiné, et le pauvre, le mendiant lui-même, y
occupe une certaine et nécessaire place. Il n'est pas un vague,
inerte dérhet, tombé hors de la vie sociale : il y a sa fonction,
reconnue, respectée, fonction spirituelle comme celle des
guoux d'Islam. Il est le pauvre du bon Dieu, l'un de ses pré-
férés, à cause de sa misère, un intercesseur tout trouvé, et sa
prière, dont on le remercie dans les fermes, récompense la
sainte aumône.
Et les voici qui font la haie devant le porche de la chapelle,
les loqueteux, les infirmes, habitués des Pardons bigoudens. Et
« château » ou « manoir, » c'est-à-dire, en langage de paysan breton, une maison
<ïui a i>lus d'un étasre,
766 REVUE DES DEUX MONDES.
je crois revoir, sous un autre ciel, en d'autres guenilles, leurs
frères musulmans, ceux dont les oraisons (à côté des bateleurs,
chanteurs, marchands de fruits et de fritures) enveloppent le9
tombeaux des saints maugrebins, aux jours des joyeux et reli-
gieux moussems. Prostrée si bas, hors de la vie, de ses jeux et
travaux, la créature est partout la même. Aveugles, manchots,
béquillards, culs-de-jatte, innocents, c'est la même confrérie
que là-bas, une pieuse Cour des Miracles, et c'est toute l'éter-
nelle misère humaine. Ils restent entre eux, sur le parvis de
gravier et de galets, rangés comme pour un rite à l'entrée de
la chapelle, accordés à sa vieillesse et sa pauvreté, partici-
pant de la même essence religieuse. Tous portent la besace où
ils mettent leurs croûtes. Tous tendent une sébile de fer-blanc,
et de la même main pend aussi un chapelet. En voici un que
j'ai vu, déjà, à d'autres Pardons du pays. Tignasse pendante,
paupières collées, menton fuyant, vague sourire de simple. Il
marmotte d'incessantes patenôtres, sa tasse tendue très bas,
d'un geste gauche d'aveugle. A côté sont deux très vieilles
bigoudens, dont les yeux sanglants-semblent pleurer; l'une est
hissée de guingois sur une béquille. Et puis, installé contre le
porche même, que l'on dirait spécialement à lui, un ancien,
énorme, à barbe fleurie, en béret de marin, semble incrusté à
son grabat ambulant : une sorte de claie montée sur deux
roues, qui le porte de pardon en pard n. Une femme tend et
tient ouverte la main du paralysé. Un chien dans un harnais
de corde somnole à terre. Presque tou > ces mendiants, d'ail-
leurs, ont leurs chiens, de fortes bêtes, qui bordent avec eux
l'entrée de la chapelle. Il en est un, une sorte de grand et
soyeux griffon, qui suit pas à pas son maître, chaque fois que
celui-ci se traîne hors du rang pour mendier plus activement
sur le parvis. Quel contraste du noble animal et de ce maître :
un misérable, aux jambes recroquevillées, qui ne progresse
qu'en se balançant entre ses supports de bois, ses rudes sabots
raclant, à chaque coup, le sol 1
Les pauvres de Jésus-Christ, ceux qui ne peuvent plus
qu'attendre et supplier de haut en bas... De toute cette bordure
de misère, monte un vagissement doux, continu, où reviennent
les mots des oraisons : En hano an Tad... Itroun Varia...
Evelse bezo gret (1). Une vieille fée à barbiche, exsangue, est
(1) Au nom du Père... Madame Marie... Ainsi soit-il! m
AU PAYS BRETON. TÔT
affaissée à terre, et semble dormir. Elle tient un bâton à crosse
dont un os creux protège le bout. J'ai mis une piécette dans
sa sébile; eile la prend, lentement, sans la regarder, lève sur
moi des yeux blaireux, — une expression d'animal malade, — i
et puis la porte à son front, en commençant de se signer :
aussitôt monte le dévotieux murmure, latin cette fois : j'entends
les mots benediclionem, Spiritus sanctus. En Bretagne aussi,
l'aumône est restée religieuse. C'est ici l'acte chrétien par excel-
lence, et qui provoque toujours la prière.
Sous le rude calvaire, se tient un chanteur : barbe et che-
veux d'argent, l'air encore très solide, la figure enluminée et
qui s'empourpre davantage dans l'effort et l'excitation du
chant. Il récite des sones dont il vend, pour un petit gwennek,
le texte, « levé » (savet) par une demoiselle de Morlaix. Et
voici que j'en reconnais une de cinq notes, mais de tonalité si
étrange, si pénétrante, et qui, bien des années avant que je
vienne à Penmarc'h,me faisait rêver du pays de saint Guénolé :
A c'harz ar mor oun ganet,
E bro San Gwenolé...
Ha biskoaz nemet glahar
Me meus bel en buez...
Je me rappelle... Un pauvre petit Kloarek (1)... Né près de
la mer... Au pays de saint Guénolé... Et rien que du chagrin
toute la vie...
Gomme cela vous reprend, ces vieux airs bretons de la
prime jeunesse! Quels lointains elle m'évoque, cette complainte
entendue jadis dans une ferme du sombre pays de Brest, et que
je croyais une chose des temps abolis, morte comme ceux-là
qui me la chanLaient, et ne restant plus qu'en ma mémoire I
Mais le passé dure toujours en Bretagne.
*
* *
Derrière des marins, je suis entré dans une chambre de la
chapelle, par une petite porte extérieure. Odeur de mousse
là-dedans, ombre épaisse, sous l'oblique plafond que fait le
vieux toit écailleux en descendant presque jusqu'à terre. Il y a
beaucoup de monde dans cette rude sacristie, et je ne comprends
(4) Clerc, étudiant, séminariste.
76$ REVUE DES DEUX MONDES.
pas très bien, d'abord, ce qui se passe. Là-bas, dans le fond,
on remue des choses blanches, je ne sais quel vague linge.
Un jeune homme en casquette de pilotin m'a renseigné :
— C'est des gas de chez nous, de Kérity, qu'ont fait un
vœu : alors, comme de juste, ils sont à se mettre en tenue.
Ah! oui, je sais : les rescapés de la tempête d'octobre, ceux
dont j'ai vu le bateau crevé, parmi trenle autres, dans la baie de
la Torche, l'automne dernier, quelques jours après le désastre.
Ceux dont parlait une lettre du recteur qui me fut communi-
quée. Au petit matin, arrivant de la Torche, ils étaient venus le
trouver, trempés, tout étourdis encore, quelques-uns sanglotant,
pour lui demander de leur ouvrir la Chapelle. Ils criaient :
« Nous avons la vie sauve 1... Nous voulons remercier Notre-
Dame de la Joie!... » Le mousse a demandé la permission de
monter sur l'autel : « J'ai promis d'embrasser Madame Marie
si elle nous sauvait! » Son père criait : « Oui, fils, embrasse-
la bien! Merci, Notre-Dame de la Joie 1 Nous croyions ne plus
te revoir. Maintenant, allons à Kerity pour remercier Monsieur
Saint Pierre! »
Dans l'instant du péril, ils ont fait un autre vœu : suivre
en groupe Notre-Dame à sa procession, le jour du Pardon. Pour
un tel rite, la tenue commandée par la coutume est encore
celle qui signifiait, au moyen âge, l'humilité religieuse : nu-
tête, déchaux, en chemise, une cire de tant de livres à la main.
Seulement, aujourd'hui, les mœurs, tout de même, ayant
un peu changé, par décence on passe un pantalon de linge, mais
les pieds sont nus, et le haut du corps se dépouille vraiment
de tout ce qui n'est pas la chemise. Dans les grands Pardons, à
Rumcngol, à Sainle-Anne de la Palue, on voit des hommes des
campagnes qui sont venus à pied de loin, chapelet et bàlon à la
main, en ce rudimentaire vêtement.
J'ai pu approcher, et je les vois qui se déchaussent : deux
hommes d'une cinquantaine d'années, deux jeunes et le petit
mousse. Les deux anciens ont des gestes lourds et lents, ceux
des marins qui ont passé leur vie à peser sur des drisses et haler
des casiers. L'un est tout glabre et chauve, sauf deux touffes de
cheveux aux deux côtés de l'occiput ; son maigre visage ascétique
a le ton du buis; sa bouche serrée doit rarement s'ouvrir. Au
milieu de tout ce monde, il regarde d'en bas, tristement, du
profond de l'orbite creuse. Je devine le bleu pâle, usé, de ses
AU PAYS BRETON. 769
yeux habitués à errer sur l'horizon de mer. L'autre, — barbe
grise, cheveux; coupés rond autour des oreilles, — est assis,
plié en deux, sur un coffre, ouvrant sur ses genoux ses pauvres
doigts noueux dont les panaris ont mangé plusieurs phalanges,
il présente le même aspect de patience et de lenteur. Les
deux gars sont superbes, brûlés de soleil; le plus grand a une
carrure formidable, une rouge barbe de pirate, des dents déjeune
chien, un sourire d'enfant, des yeux de douceur étonnée. Le
mousse, entre les deux plus vieux, baisse sur son bras son visage
un peu kalmouck.
— Çui-là qui a houle! — me dît le pilotin, — c'est jeune,
c'est sauvage : ça n'a rien vu, ça connaît rien.
Je songe qu'il a connu l'épouvante, ce petit . Celte nuit-là,
le coup de vent les drossant, ils sont venus faire côte à l'anse
de la Torche, au commencement de la courbe de six lieues qui
s'en va jusqu'à Audierne. « Ya que ça à faire, » m'explique
mon voisin. Il paraît que par coup de vent de la partie sud,
si on tombe en dedans d'une certaine ligne dans l'immense arc
de cercle, les refuges ordinaires coupés, toutes les passes brisant
à blanc, la toile au bas ris, on ne peut plus se remonter pour
doubler les Penmarc'h, et chercher les abris de l'Est. Et comme
on sait que l'entrée d' Audierne est impossible alors, à cause
de la barre, et que chaque bord vous rapproche inévitablement
de la cote, il n'y a qu'à tacher de se jeter dans la Torche. On
perd son bateau (et de là tous ceux que j'avais vus crevés,
culbutés l'un sur l'autre dans l'anse), mais on a une chance de
se sauver. Quand c'est le jour, et qu'on voit ça de la terre, le
recteur vient donner l'absolution.
— Y a eu que six péris dans la tempête d'octobre — ajoute
le pilotin. — C'est pas beaucoup pour trente bateaux. Heureu-
sement qu'y avait de la lune! Ils ont vu l'entrée de l'anse...
Après ce coup-là, ils sont restés huit jours sans sortir. Même,
d'abord, qu'ils criaient que jamais, jamais plus ils ne repren-
draient la mer.
J'imagine la nuit terrible, la longue lutte, les minutes
suprêmes, quand le bateau noyé, talonnant, ne se relevant pas,
les hommes emportés dans le furieux, le ténébreux chaos n'ont
plus été que chair passive et qui va s'abimer.
Au moment où l'état de la mer a dépassé ce qui est
« maniable, » leur pensée s'est tournée vers Notre-Dame de la
tome lviii. — 1920. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
Joie, l'oratoire solitaire qui fait partie, comme les roches voi-
sines, de leur horizon de pêcheurs, et qu'ils ont regardé, tous
les jours, comme leurs pères, en cherchant leurs alignements.
Et maintenant, les voilà au milieu des leurs, dans la chapelle
où tous ces aïeux sont venus dans les autres siècles, à la même
date de l'année. Ombre tiède ici, sensation de bon refuge
humain, sous la primitive toiture dont la grande aile a pris et
couve tout ce petit monde. Le recteur est près d'eux, en rorhet,
paternel, et qui les encourage. Il leur tape amicalement sur
l'épaule, en les appelant : Va znd, — « mes hommes. » Leurs
femmes aussi sont là : elles finissent de les mettre en tenue
votive, leur enlèvent vestes et gilets. Beaucoup d'autres femmes
aussi, des mères, des grand'mères bigoudens, mais pas de jeunes
filles : une tradition de bienséance s'y oppose.
Par un guichet, on voit la nef.de l'autre côté du mur. Elle
est déjà pleine , et dans cette ombre plus claire, sous les ors et les
flammes du chœur, j'aperçois la joaillerie serrée des tètes fémi-
nines (les hommes se tiennent à part). Que c'est nombreux, et
riche, et grave, cette assemblée de têtes pareilles, dont les rangs
vont se perdant dans l'ombre! Et comme on sent un peuple!
En avant, dans une stalle du chœur, une admirable figure de
vieux s'éclairait. Une figure de type ancien, dont le front luisait
comme un jaune ivoire, au jaune rayonnement des cires.
*
* *
J'ai gagné la nef pour me mêler à eux tous. Au dehors,
près du patit porche, il fallait traverser les lignes de pèlerins
agenouillés sur le parvis de terre, les femmes d'un côté, les
hommes de l'autre. Des murailles de dos bigoudens, impénétra-
bles, défendaient l'entrée, mais lentement, avec ténacité, des
femmes arrivaient à se faufiler, et je suivais leur poussée patiente.
Venant du grand jour, on ne distingue pas grand'chose,
d'abord. Seulement, Ja-bas, les buissons de flammes trem-
blantes, et ensuite, par devant, le pointillement régulier, rang
sur rang, par centaines, de toutes les mitres blanches, de toutes
les coques rouges, où brille quelque chose comme du cristal.
Il fallait quelque temps pour distinguer les hommes, massés
des deux côtés du chœur, serrés là, contre le rude mur qui
verdit, par en bas, d'une mousse comme on en voit sur les
galets des grèves. Une atmosphère tiède, recluse, chargée de
AU PAYS BRETON. 771
souffles humains. Tout de même, on se sent bien, au sein de
celle épaisse humanité. On plonge dans quelque chose d'élé-
mentaire et d'ancien. Dâs épaules m'oppressent, des yeux
luisent près de moi; des joues de chair fraîche, des fronts
jaunes, incroy tblement plissés, me frôlent : je respire les
haleines, je m'emplis d'essence bigouden. Tous ces dos si courts,
sanglés de noir, ces dos de marsouins sur le bourrelet des
robes, toutes ces têtes bridées, obliques, où la chevelure, sous
la dentelle et l'éearlate, se réduit à une demi-boule de chêne
ou d'acajou .ciré, — quel épaississement, quelle schématique
simplification de la forme féminine!' Parfois, près de moi, l'une
d'elles se retourne (quelque mère cherchant un précieux et scin-
tillant bébé qui lui glousse entre les j imbes), et, large, dorée,
sur les fonds noirs, dans la masse et la railleur du costume,
sous l'apparat des grands rubans, elle se révèle monumentale.
Quelques rangs se présentent de profil. Des profils d'idoles,
de statues primitives, inanimées sous le luxe de broderies qui
semblent, sur ces puissantes poitrines, des colliers d'or, de
byzantines chaînes étagées. Le type est partout; il m'enve-
loppe, m'ob-ède. Fronts fuyants, mentons fuyants, forte avan-
cée des pommettes, des maxillaires, saillie un peu canine des
dents, toute celte oblicité du profil accentuée par celle de la
coiffe, de la bride, des crins lires en arrière. Mais, de face, une
construction presque plate, et quadrangulaire, en losange, par
grands plans; des traits comme équarris à la hache. Il y avait,
plusieurs vieilles devant moi : la peau de leur nuque, décou-
verte ju>qu'à la racine des cheveux, était un tégument épais et
brun, une sorte de cuir vivant et partout crevassé. Pas un fil
blanc dans ces cheveux d'une égalité, d'un lustre étonnants.
Mais nulle vieillesse plus ridée. C'est peut-être que la jeunesse
fut si plantureuse I Quand elles maigrissent (ce qui est la façon
de vieillir, dans les races fortes), la peau se vide, qui couvrit
toute cette magnifique chair. Plis et replis de parchemin cassé,
triple et profond sillon parallèle, en V, au-dessus des sourcils,
ajoutant à l'air de tristesse, de muette pilience, de labeur soli-
taire que présentent ces aïeules.
Une race, un peuple : on le sentait plus fortement encore
en ce vaisseau fermé où sa coutume l'assemble, et qu'il em-
plissait de ses nombres, de ses couleurs, de son effluve. Rien
ici qui ne soit bigouden : même les vieux saints et saintes de
772 REVUE DES DEUX MONDES.
bois portent des chapes et robes que l'orange, le rouge illu-
minent. La Vierge est parée de grandes roses de rubans, toutes
pareilles à celles des jeunes femmes, et le même décor fastueux
ponctue la nappe de l'autel.
Une fille, en blanche résille de Douarnenez, était visible-
ment d'une autre société, bien plus proche de la notre. Long
visage européen; châle à pointe comme en portaieni < •:-
grand'mères. Comme ces peuplades bretonnes v<> '.-. ■:.<. ,,;s-
tinctes les unes des autres! Je me sentais bien étranger. Sous
l'uniforme local, chacune de ces figures me disait : Je suis
paysan, de ma caste, de mon clan, dont j'ai reçu ma forme,
mes directions, mes rècîes. Je résiste et je persiste.
Les prêtres doré- étaient entrés. Les chants montaient, les
lentes, graves psalmodies, dont la tonalité s'apparente à cer-
tains modes tout moyenâgeux et presque orientaux de la mu-
sique bretonne. Puis des cantiques à Itroun Varia, entonnés
par toute l'assemblée, en breton, — la vieille langue celtique
alternant avec celle de Rome, comme en Gaule, aux premiers
siècles de l'ère, comme si les temps n'avaient point passé,
comme si le français n'existait pas encore.
Un mouvement se fit dans l'assemblée, et puis, sur les bas-
côtés de la chapelle, à travers les masses immobiles, une sorte
de tlux commença d'apparaître, et, lentement, de monter
vers le chœur. C'étaient, cierges en main (on en vendait sous
les petites bâches vertes, autour du sanctuaire), tous ceux et
toutes relies qui avaient promis de « mettre une lumière » à
Notre-Dame-dc- la-Joie. Sous la sainte image, le sacristain
paysan ne cessait de piquer les cires qu'on lui tendait, les reti-
rant pour en poser d'autres aussitôt qu'elles commençaient à
brûler. Je vis passer une mère-grand, dont j'avais remarqué
déjà la ligure, si sérieuse, attentive, où toute une vie de travail
monotone et de foi s'était inscrite en cent rides vénérables.
Avec quelle vaillance elle se poussait vers les flammes du
chœur! La voilà qui arrive près de la grille; elle déploie le
papier qui protège sa chandelle : un cierge énorme, entouré
d'une spire d'or, et qui a bien dû coûter deux petits écus (on
compte encore en skoëts.) Un instant, elle reste là. Avec un
tremblement de grand âge ou de ferveur, appuyée sur son
bâton, elle regarde le sacristain l'allumer. D'autres suivent,
sans cesse. Au milieu de la grille, les deux iîles se rejoignent
AU PAYS BRETON. ' là
pour redescendre; elles tournent, apparaissent de face, et c'esl
alors, comme dans un intérieur obscur et frémissant de ruche,
une lente, cheminante colonne d'abeilles dorées.
Porté par la foule, j'avais fini par atteindre le côté des
hommes, quand un remous m'a poussé vers une issue. L'espace 1
Je voulais le goûter un peu, m'en aller respirer au bord de la
grève, me remplir les yeux des grands vides! Mais je reste là,
arrêté par une espèce de vision. Ce ne sont que des vieux qui
sortent, mais ils surgissent de l'ombre, et presque de dessous
terre, car autour de la chapelle, le sol, au cours des siècles,
s'est exhaussé. Des figures d'un autre âge, comme on en voit aux
antiques saints de bois des oratoires bretons, — saint Méen,
saint Budoc, saint Herbot, — des figures toutes de raideur
primitive, de sérieux farouche et d'innocence, avec de longues
chevelures à la Louis Xï, des favoris à la Charles X, des lèvres
réduites à une fente, des prunelles pâles vissées comme dans
un trou. D'où sont-ils venus, ces vieux qu'on ne voit jamais?
Ils font un peu peur. Ils semblent à peine vivants. L'un avance
vers moi en se signant d'un grand geste, apparition si étrange
que je recule presque. Il est grand, anguleux, vêtu d'un drap
noir jauni comme par un séjour souterrain. Un long corps
gelé qui chancelle, comme s'il avait perdu l'habitude de la
marche, une tête de travers, la peau séchée au front, au creux
des mâchoires ; une tête de mort comme j'en ai regardé de si
près, jadis, dans les ossuaires despetites églises bretonnes : petite,
ronde, aux os minces, avec de longs restes de cheveux que
l'on dirait collés, de jaunâtres étoupes qui vont se détacher si
l'on tire... Oui, ces anciens-là, en leurs étonnantes hardes,
semblent des cadavres de Bretons d'autrefois surgis de leurs
fosses, ressuscites par la cloche de leur chapelle...
On finit de sortir; les groupes se mêlent. Çà et là, mainte-
nant, sur cette vieillesse et sur ce noir, un groupe de jeunes
filles resplendit au soleil qui se découvre, et leur parure est
d'un rouge qui effare nos yeux de civilisés. Ah! la brave cou-
leur, — et comme elle dit la joie! comme elle veut réjouir!
C'est le principe de ces parures. Avec l'ingénuité des races
archaïques, ces paysans y ont réuni, en harmonies simples et
puissantes, tout ce qu'ils pouvaient imaginer pour le régal
774
REVUE DES DEUX MOMIES.
des yeux. Qu'y a-t-il de plus beau que l'or, que la soie, les
tons de fleurs les plus intenses, leurs jeux sur les noirceurs ]
diverses du costume, — qu'une blanche mitre percée de trèfles ]
et de croix, que les feux du cristal et du métal qui tremblent
aux ardents quartiers de la coiffe? Surtout le parti pris des
lignes, de l'ordonnance est admirable. Voilà le style. Il appa-
raît spontanément chez tous les peuples où l'individu n'est pas
encore dégagé, où personne n'inventa rien, où la beauté nait
de la fidélité aux traditions du groupe. Style et couleur,
comme au moyen âge, où les maisons, la foule présentaient les
tons d'un parterre, comme en Perse, dans l'Inde, comme en
tout cet Orient où se survivent aussi ce moyen âge et son
enluminure. Pourtant quelques-unes, — deuil ou mode nouvelle
de Pont-Labbé, — sont en noir. Mais quelle grandeur et quelles
harmonies de ce ton unique! Noir sur noir, celui que lustre
du velours, et celui qui s'éteint sur le drap, celui de la soie
aussi et des perles, car pour plus de sombre et raide magnifi-
cence, deux croissants couturés de jais remplacent aux tempes
les habituels quartiers orange; et, de même, c'est un flot de
taffetas noir qui, d'une noire cocarde, tombe largement
jusqu'aux genoux. Nul costume plus grave et plus fier. Pour la
solennité de celte teinte funèbre, pour l'aitière énergie du
caractère, cela est digne de Velasquez et de <«oya, — et quand
l'argent remplace le jais du décor, l'impression espagnole en est
rehaussée. On pense aux statues de la Vierge, en grand habit
rigide, que l'on voit là-bas, parées de deuil pour une cérémonie
de Semaine sainte. Et l'attitude est aussi droite. Près du rude
Calvaire où leurs amies sont assises sur les degrés, celles-ci
restent debout. On dirait qu'un tel costume interdit de se plier.
Deux d'entre elles sont d'un type un peu à part, presque
citadin, et que l'on voit à Pont-Labbé : prunelles de langueur
obscure, morbidesse de la chair, et dans ces doux visages inco-
lores, le bel arc des lèvres saignantes et faites pour la volupté.
A côté de ces belles, une grosse dame, lâchement vêtue
d'alpaga gris, et d'aspect fatigué, en chapeau marron et légu-
minifere, fait plutôt un triste contraste. Hélas I la civilisation
individualiste, utilitaire et citadine, a éteint beaucoup de choses
eu même temps que la couleur. Elle n'ajoute pas non plus à la
«lignite des âmes. In monsieur qui doit sortir des mains du
coiffeur, tant il est frisé, luisant de brillantine, déploie son
AU PAYS BRETON. T75
esprit devant deux bigoudens farouches, interdites, — juste-
ment l'une de celles dont l'habit présente la superbe variante :
noir et argent.
Le rang de mendiants est toujours là. Jusqu'à la fin de la
réunion, pendant, après la procession, durant les jeux, les
danses, ils resteront à leur place, qui est toujours devant le
porche, où ils dévident leurs patenôtres. Il y en a même un
que je n'avais pas encore vu : un être extraordinaire, plié en
deux, le corps horizontal, porté par derrière sur deux jambes
noires, en avant sur deux bras armés de brèves béquilles.
Une espèce de quadrupède. Mais sa l'ace humaine est levée,
décrépite, pitoyable, embroussaillée sous une tignasse de fakir,
qui est restée noire (ils blanchissent difficilement, les cervelles
sont si paisibles!). Est-ce pitié plus grande pour cette excessive
misère? ou bien celle-ci fail-elle plus puissantes ses oraisons?
Certainement, il reçoit plus que les autres. Les gens se
dérangent pour aller lui donner, même deux pauvres vieilles
qui ne semblent que de quelques degrés moins dénuées que
lui. — Derrière eux, sur la petite digue à demi crevée qui ne
défend plus la chapelle contre les assauts de la mer, vingt miri-
fiques marmots sont assis en plein soleil, et l'on dirait un rang
de pots de ileurs.
*
* *
La procession, pour finir, annoncée par des volées de clo-
ches, par le soudain émoi qui traverse les groupes et, les jetant
devant le porche, les mêle au Ilot plus épais, plus noir, plus doré
qui vient bouillonner à l'orée de la voûte. Alors les lumières
qui sortent, — des flammes jaunes, si petites dans le grand jour;
et puis, par-dessus, jusqu'en haut du cintre, un remuement
de choses bleues, de vacillants drapeaux, comme des oiseaux
qui hésitent, éblouis, avant de prendre leur volée. Des fillettes
les portent, plus graves, magnifiques, plus anciennes que les
mères. Et puis la théorie des bannières, des saintes figures
suspendues, avec les hautes croix d'argent.
Et les voilà qui se rangent, s'espacent, voilà la procession
partie, aux ?rran, rrran du tambour, au sourd piétinement de
la multitude. Ils vont décrire un grand circuit entre les petits
talus de galets, entre les prés où sèchent des tapis de varechs.
Jusqu'à ce qu'ils reviennent, l'antique chapelle va rester seule
776 REVUE DES DEUX MONDES.
sur sa grève. Mais sa voix les suit, leur parle : elle est si
vivante aujourd'hui! On voit ses cloches danser : elles ballent
là-haut, comme, à la danse, les lourdes robes bigoudens. j
Joyeuse sonnerie qui vole sur la plaine et sur la mer, mais qui
ne doit pas aller bien loin sur les vastes champs fauves, sur
l'immensité des champs bleus. Et chandelles en main, tous les
corps penchés en avant, obliques, d'un pas étonnamment
allègre, passe, passe, le troupeau des fidèles, les mammou koz
édentées, ratatinées, les mères aux profils ovins, traînant leurs
enfants en béguins couleur de lune ou de soleil, les grandes
filles aux joues rebondies de chair fraîche, les triomphantes
jeunesses, sages en ce moment, dociles à la religion, en atten-
dant l'heure des danses et coquetteries, et les fillettes -infantes,
tout le fervent, le fidèle peuple féminin, sexus dévolus ferai-
neus, dit justement l'office d'aujourd'hui, dans la joie des
grands rubans, dans le sérieux des noirs, dans le faste des
ors, des vermillons, — les centaines de simples paysannes,
toutes coiffées, harnachées suivant la règle.
Et maintenant, entre deux files cheminantes, où tremblent
les étoiles des cierges, s'espacent les grandes bannières, portant
la compagnie des saints. Ils flottent, régnent là-haut, mitres, la
plupart, et les bras ouverts pour bénir, entre la belle inscription
brodée qui rappelle leur puissance : Pedil Evidomp (1), et celle
qui proclame leurs noms. Je lis celui de saint Noua, principal
patron de tout ce pays de Penmarc'h, venu d'Irlande sur une
roche que l'on voit d'ici dans le Sud-Ouest, — celui de sainte
Thumette, qui est puissante à Kerity. Au-dessus du mince et
long ruban des fidèles, comme il s'allonge, le cortège des vieux
saints ! Mais comme ils tanguent au vent de terre qui se lève !
Des hommes, tètes nues, les portent, de grands gas à caboches
bigoudens, aux cheveux bas plantés, dont les traits montrent
tous le type paysan et local. Par vent debout, c'est un rude
métier qu'ils font là, les beaux garçons, penchés à droite, à
gauche, redressés en arrière, les jambes et la poitrine tendus
pour maintenir les larges bannières. Le pilotin, que je
retrouve là, me dit : « Faut prendre des ris! »
Ensuite, les statues. Et d'abord, debout, voguant au-dessus
de son peuple, faisant sa promenade annuelle autour de son
(1) Priez pour nous!
AU PAYS BRETON. 777
domaine, Itroun Varia ar Joa elle-même, un peu branlante,
elle aussi, entre quatre jeunes filles en toilette de gala : gants
blancs, robes et plastrons brodés de grandes fleurs et feuilles
d'or ou d'argent. Des hommes suivent, des hommes de la terre,
en longs et doubles justaucorps, aux cheveux coupés à l'écuelle!
aux mines rigides ou bien éberluées; et puis des hommes de'
la mer, la nuque rase aussi sous l'épaisse calotte (il paraît que
cette taille archaïque est rituelle pour un vœu, l'idée religieuse
s'associant comme toujours à une forme ancienne). Il y en a
deux groupes, de ces pêcheurs, chacun portant avec cérémonie,
sur un immense piédestal, un tout petit bateau d'enfant. Les
rescapés d'octobre dernier. Deux équipages, en « tenue de
vœu. » Je n'en avais vu qu'un dans la sacristie. Je reconnais
les vieux à l'air triste, les jeunes, superbes, le petit mousse. Ils
s'acquittent pieusement de leur dette envers Notre-Dame. Car
pour ces durs marins, habitués de pères en fils au péril de la
mer, et qui ne disent que « brise fraîche, » quand nous parlons
| de tempête, c'est proprement un miracle qu'ils soient sortis
vivants de la terrible nuit, que leurs corps soient là, debout,
marchant sur la terre, au milieu des hommes, des choses de
toute leur vie, et non pas défaits, pourris, fondus dans l'ombre
I sous-marine ou souterraine.
Ils sont de ceux dont les bateaux s'appellent Marie Dieu-te-
protège, ou bien Marche-avec-Dieu. Ils n'ont pas subi l'influence
des nouvelles propagandes de révolte, si actives en certains
ports de pêche, où l'usine à sardines a déjà mis l'atmosphère
industrielle. Et leur religion est celle des marins, non pas seu-
lement faite d'habitude et d'obéissance à la tradition, comme si
souvent celle des paysans, mais du sentiment des puissances qui
les dépassent, et chaque jour décident pour eux leurs risques
et leurs chances. Beaucoup d'entre eux, à l'instant de jeter
leurs filets, ôtent leurs bérets et se signent, et, dans la saison,
il y a peu de matins où un équipage ne demande au recteur
une messe pour le succès de la pêche.
Un de leurs prêtres me décrivait une telle messe, à l'heure
où l'aube naît à peine : tous les hommes debout devant l'autel,
un rang de grand gars, en cirés, en bottes de mer, « chiqué
en bouche, » et qui se sauvent avant la fin pour ne pas man-
quer la marée. « Vingt minutes après, ajoulait-il, je vois
leurs deux voiles qui courent entre les roches de Kerity,
IIS REVUE DES DEUX MONDES.
au petit jour gris, et souvent s'effacent dans la brume. »
Pieds nus, en corps de chemise, ils défilent, ces rudes
hommes, pour l'honneur et le service de Celle qui leur person-
nifie toute pitié et toute chasteté. Voilà le propre du christia-
nisme. Il a mis au-dessus de tout des figures qui sont des types
de perfections que l'homme n'atteint qu'en se dépassant ou en
s'oubliant lui-même. LTne série de générations ont adoré, comme
sommet des choses, des puissances qui disaient « non » à la
force, à l'instinct, à la nature. Quelle discipline et quel entraî-
nement à l'effort !
Derrière les marins, il y a des femmes en tenue rituelle
aussi, déchaussées, le haut du corps en chemise ou blanche
camisole : leurs femmes peut-être, ou bien des paysannes qui
remercient pour un enfant, un mari guéri. Alors recommence
l'ordinaire procession des ouailles : — comme le mot semble
fait pour ce long troupeau aux tètes simples et pareilles, pour ce
docile peuple de femmes qui chemine, quelques-unes clopi-
nantes comme les brebis entravées au talus de la grève!
Paraissent les porte-croix, marguilliers, acolytes, chantres.
Un groupe étonnant, et comme on en voit presque toujours,
d'ailleurs, dans les processions. Je ne sais pourquoi, de tous les
laïques d'une paroisse bretonne, ceux-là, sacristains, fabrieiens,
sonneurs, qui participent le plus de la religion, présentent tou-
jours les types les plus anciens, les aspects les plus médiévaux.
On dirait qu'on les a conservés depuis des siècles pour leur office :
leurs rudes calottes de cheveux tombent en rond sur leur nuque;
ils ont d'énormes sourcils en buisson ; souvent des besicles
ajoutent à leur mine de puissance benoîte et recueillie, desi
sagesse cléricale. On dirait des magisters, des donateurs du
xve siècle, mais rudes et paysans. Férus de religion, absorbés
par l'importance de leur fonction, ils chantent, prolongent,
mugi.->enl, plutôt, les Uomus aurea, les Turri^ ehumea... Gomme
ils nous signifient la force appuyée à l'inébranlable foi, la forme
à jamais assurée par l'obéissance à la tradition!
Enfin le moment culminant, l'apparition du groupe sacré,
le recteur, engoncé dans sa chape, élevant devant lui
l'ineffable présence, avec le soleil d'or dont l'irradiation
force toutes les têtes à se baisser. Le long des deux haies
vivantes, ce geste se propage. Et c'est, visible, l'assentiment
de cette vieille société catholique et paysanne à son principe
AU PAY3 BRETON. 1TVJ
spirituel. Pas une dissidence : c'est comme aux temps de la
chrétienté, quand notre monde était vraiment unanime. En
ce soleil d'or (dont on retrouve la pieuse et naïve image sur
tant de broderies et d'armoires de Cornouailles), en ce disque
éblouissant pour les âmes, réside l'absolu, le principe qui
commande tout l'ordre de l'univers, la distinction du bien et
du mal, celui qui donne un sens à la vie et à la mort.
Et déjà la procession s'éloigne entre les murs de galets,
avec les voix chantantes; la voilà qui approche là-bas de l'ora-
toire. Etd'ici, de nouveau, commetout cela semble perdu dans
les grands vides du pays, au bord des infinis solitaires : la
pauvre chapelle et le petit fourmillement noir à son pied!
*
• *
J'ai fini la journée a Kerity. Pour voir encore une fois cette
humanité, je suis entré dans une sorte de débit-boucherie,
qu'emplissait un bourdonnement de foule. Autour des tables, des
bolées de cidre et des petits verres de « fidelic, » des paysans,
des marins, des vieux, des vieilles, des jeunesses, des enfants, se
pressaient, se remplaçaient devant moi. De l'autre côté du long
comptoir, cinq grandes filles, de chair aussi rouge, sous la mitre
et les magnifiques cheveux noirs, que les quartiers de bœuf sus-
pendus aux solives, cinq splendides luronnes, besognaient dru,
un poing sur la hanche, versant à boire, et riant à chacun. De
temps en temps, l'une ou l'autre se détournait pour venir
devant un miroir vérifier ses boucles. Ah ! gaies, coquettes,
vaillantes servantes! joyeuses d'une joie que nous ne connais-
sons plus! Quelle richesse du jeune sangl Quelle plénitude et
candeurde la vie! De telles créatures, qui ne pensent pas, sont
toujours innocentes.
On jacassait ferme en breton. Des anciens surgissaient et
s'offraient des tournées, les mêmes, à favoris, à pattes de
lapin, qui tout à l'heure ressemblaient à des cadavres, leurs
inaigres corps dégelés, leur langue déliée, une étincelle dans leurs
yeux clignotants. Plus grave, un gamin de douze ans, en habit
et chapeau d'homme, s'initiait, sous le patronage d'un grand
frère ou d'un jeune oncle, au rite de la boisson. Tout cela sous
les poutres fumeuses où saignaient les morceaux de viande.
Une scène de kermesse, mais ceux-ci n'étaient pas les magots
déguenillés de Téniers et de Van Ostade. Ou voyait, dans la
~80 REVUE DES DEUX MONDES.
richesse et la fierté de ses parures, une race étrange et magni-
iique, qui résiste encore, — pour combien de temps? — aux
influences de l'alcool.
Perçante, nasillante musique au dehors, tout d'un coup..
Tout le monde se précipita. Devant la maison, montés sur
deux tonneaux, deux musiqueux, — bombarde et biniou,—
sonnaient la gavotte en marquant le rythme du pied : rythme
rapide, celui d'une monotone, insaisissable et presque orien-
tale mélopée. Alors les danses commencèrent: un lent et
presque solennel sautillement sur place par longues files nouées.
La route était pleine de pardonueurs qui regardaient. Les
jeunes filles semblaient toujours les plus nombreuses. Pour-
quoi y en a-t-il tant? On dirait qu'elles composent la moitié de
la population, au pays bigouden. En tout cas, on ne voyait
qu'elles, comme on ne voit que les fleurs dans un jardin.
Il y avait un vieillard de type unique : le contraire d'un
cadavre ressuscité, celui-là, un vif et vert aïeul, qui semblait
s'amuser beaucoup. Il était velu dans le style du pays, mais la
couleur et le décor de son coslume (drap bleu, broderies très
fines, boutons de cuivre et d'émail rouge, pantalon à pont]
étaient à la mode d'un autre temps, — les plus anciens que
j'eusse jamais vus au pays de Pont-1'Abbé. Sa barbe, qui, à son
âge, aurait dû être toute blanche, était encore un buisson de
flamme. Un personnage de légende, aux allures un peu de
kobold, de lutin. Il avait l'air de s'y, connaître, en privilèges
d'aïeul, s'arrêtant devant les belles, leur clignant de l'œil, leur
demandant des nouvelles de leurs amoureux, les faisant rire et
rougir, — ou bien penché sur les bébés de deux et trois ans,
les tout petits de son espèce, en costume déjà bigouden, comme
le sien, mais rose ou bleu clair. Il tenait leurs menottes en
interpellant les mères. Combien de semblables pardons avait-il
vus autour de la chapelle de la grève? 11 était l'ancêtre de la
tribu, à qui toutes les années n'ont apporté que plus de joie et
de malice, qui circule solitaire au milieu des générations, et
rit de voir que tout est comme toujours.
André Chevuillon.
(A suivre.)
L'ALLEMAGNE POLITIQUE
II «
LES ORIGINES DU COUP D'ÉTAT KAPP-LUTTWITZ
(Octobre 1919-Mars 1920)
Que signifie, pour l'Allemagne, le régime républicain? Telle
est la question que se posait, dans la Frankfurter Zeitung
du 9 mai dernier, M. Hugo Preusz, le « père » de la Constitu-
tion de Weimar. Et sa réponse, remarquable de précision et de
clarté, nous disait exactement pourquoi le coup d'État du
13 mars a été possible et de quel processus il a été l'aboutisse-
ment logique.
M. Hugo Preusz assigne, en effet, deux causes essentielles à
la manœuvre réactionnaire. La première, d'ordre négatif, n'est
pas la moins importante. Il fut un temps, dit M. Preusz, où le
terme de république symbolisait, pour les âmes ardentes, l'idéal
de la liberté et faisait battre les cœurs du plus pur enthou-
siasme. Mais l'Allemagne de 1848 n'est plus. Les succès
foudroyants de la Prusse, le réalisme bismarckien, la prédomi-
nance toujours plus marquée des intérêts économiques avaient,
;i la veille de la guerre, effacé les derniers vestiges du républi-
canisme allemand. Si la social-démocratie en inscrivait encore
dans son programme les principes fondamentaux, c'était pour
les oublier en temps de lutte électorale. Aussi la guerre n'a-t-
elle pas fait naître en Allemagne un nouveau libéralisme poli-
tique. Loin de consacrer une victoire chèrement achetée, la
(1) Voyez la Revue du 15 juillet.
782 REVUE DES DEUX MONDES.
république actuelle n'est pas une création enfantée dans
l'énergique effort et l'àpre douleur, encore moins une convic-
tion, un idéal supérieur à l'intérêt national. Elle n'est que la
conséquence fatale et passive de l'effondrement des dynasties.
Un vide stupéfiant s'est produit; une république falote l'a
comblé. Mieux valait ce fantôme que le néant 1
Voilà ce que, sans le dire aussi explicitement, avoue M. Hugo
Preusz. A culte cause s'en ajoute une autre, d'ordre positif :
l'agitation militariste, soutenue par les partis de droite, parle
parti populaire, qui a remplacé les anciens nationaux-libéraux
et par le parti national-allemand, qui s'est substitué aux con-
servateurs d'autrefois. On sait avec quelle énergie ces partis ont
affirmé, de mai à septembre 1919, l'idéal pangermaniste.
Fidèles au principe monarchiste, malgré leur scepticisme à
l'égard d'une restauration possible, les nationaux allemands
n'ont reculé devant aucun mensonge pour rejeter sur la démo-
cratie et le socialisme toute la responsabilité de la catastrophe
militaire. Le parti populaire, après avoir primitivement adhéré
« à la république bourgeoiss, » est redevenu monarchiste et
s'est rapproché des nationaux-allemands. A la fois distincts et
étroitement unis, les deux partis de droite ont admirablement
utilisé les fautes et les hésitations fatales d'un gouvernement
débordé par les difficultés, acculé à toutes sortes de compromis,
obligé de recourir, pour maintenir l'ordre, aux pires éléments
réactionnaires et militaristes.
La faiblesse d'un régime fait la force de l'opposition. Cette
vérité banale suffit à expliquer les événements de mars. La
république allemande a été accueillie sans enthousiasme parses
partisans, sans résistance par ses adversaires. Cette indifférence
générale avait sans doute sa raison d'être dans le sentiment de
stupaur provoqué par une débâcle soudaine. Mais elle ne pouvait
durer. Seulement, l'ardeur républicaine n'est pas née et le nou-
veau régime a dû se contenter d'une politique moyenne qui ne
pouvait lui donner ni hardiesse, ni prestige. Au contraire, la
réaction a pu rapidement constituer la résistance, entreprendre
une énergique propagande et provoquer des espérances qu'en-
courageait le spectacle des erreurs commises par le gouverne-
ment officiel. Si bien que des médiocres comme Kapp et Luttwitz
secrètement appuyés par des chefs politiques et des chefs mili-
taires dépourvus de sens psychologique, ont pu croire l'heure
l'allemagne politique. 783
venue. Ils ne prévoyaient ni leur échec, ni les passions qu'ils
allaient déchaîner. Deux mois se sont écoulés depuis le coup
d'Etat et l'Allemagne, à la veille des élections, tressaille encore
de la secousse reçue 1
Pour expliquer le coup d'Etat, il suffira donc d'étudier la
politique suivie par la coalition gouvernementale, au travers des
pires difficultés, depuis l'automne 1919; de constater l'impuis-
sance de la gauche socialiste; de décrire l'évolution de la droite,
sa critique du régime actuel, sa propagande active et les causes
immédiates du Putsch militaire.
I
Après plusieurs mois d'abstention, pendant lesquels le socia-
lisme majoritaire et le Centre avaient seuls gouverné, le parti
démocrate, le grand « lâcheur » de Juin, reprenait sa place
dans la coalition. Mais il posait ses conditions, pour la réforme
financière et le projet de. loi sur les conseils d'exploitation. Aussi
les socialistes majoritaires, qui s'entendaient fort bien avec le
Centre, voyaient-ils d'un mauvais œil revenir ces enfants ter-
ribles qu'étaient les démocrates.
Toutefois, la coalition, mutilée depuis la signature du traité
de paix, avait intérêt a se reformer. L'accord se fait donc au
début d'octobre. Les socialistes majoritaires perdront un peu de
leur prépondérance et les démocrates se déclareront heureux de
mettre fin à une situation anormale. « Car, disait la Frankfurter
Zeit/mg du 2 octobre, on ne peut indéfiniment faire marcher
ensemble Marx et l'Église. » Elle se gardait bien d'avouer que
les démocrates n'avaient pas obtenu les concessions demandées.
Les partis de droite voyaient juste en remarquant que seul le
Centre retirait un réel profit de la combinaison.
Le nouveau gouvernement annonce sans tarder son pro-
gramme. Dans un grand discours, le chancelier Bauer souhaite
la bienvenue aux démocrates et passe en revue les problèmes du
jour. Il constate que la situation intérieure s'améliore, que les
grèves tendent à diminuer. La loi sur les conseils d'exploitation
conciliera, dit-il, les intérêts du prolétariat et ceux du patronat
et on élaborera une législation sociale vraiment large et géné-
reuse. Puis le chancelier aborde le problème militaire, récla-
mant des troupes pour le maintien de l'ordre, jouant avec habi-
78 5- REVUE DES DEUX MONDES.
leté sur les termes de « Reichswehr » et de « Volkswehr. » Et il
ne manque pas de lancer un avertissement aux nationaux alle-
mands qu'il accuse d'empoisonner l'opinion publique et d'aug-
menter la méfiance de l'étranger.
Discours mesuré, réédition du discours de juillet, prononcé
en des circonstances analogues. On eût dit que les problèmes les
plus ardus allaient être résolus parla coalition dans le plus large
esprit de justice.
Mais il fallait tout d'abord aux partis gouvernementaux
des vues claires, des programmes précis. Deux d'entre eux,
d'octobre à mars, tiendront leurs assises : les démocrates en
décembre, le Centre en janvier.
Le congrès des démocrates s'ouvre à Leipzig. Le parti prétend,
non pas continuer une tradition vieillie, mais donner une expres-
sion nouvelle à la volonté populaire. Il veut rallier à lui le peuple
entier, sans distinction de classes, de professions ou de confes-
sions. C'est une synthèse politique qu'il entreprendra, pour orga-
niser en un solide faisceau les énergies nationales, pour concilier
l'autorité et la liberté, l'unité allemande et l'autonomie admi-
nistrative des Etats et des communes. Un même but : le relève-
ment national; une même foi : l'avenir de l'Allemagne dans le
monde. Ce sera la grande république sociale qui servira, non
seulement l'Allemagne, mais encore l'Humanité.
Beaux principes, assurément! C'est l'idéal du « Volksstaat, »
de la démocratie organisée. Volksstaat Einheitsstaat! Ces termes
se substituent à ceux qui symbolisaient autrefois le régime
actuellement déchu. Mais n'avaient-ils pas, au fond, la même
signification? N'impliquaient-ils pas l'orientation de toutes les
classes, de tous les intérêts, de toutes les confessions, la conver-
gence de tous les efforts et de toutes les pensées vers une même
fin : la grandeur allemande? Une nouvelle religion d'Etat, pre-
nant le nom de démocratie, remplaçait l'ancienne. On procla-
mait l'autonomie administrative des Etats, l'égalité des droits
politiques pour les deux sexes, la nécessité de lois démocratiques,
d'une armée populaire et républicaine. Mais ces libertés n'étaient
pas là pour elles-mêmes. Elles avaienl à assurer la collaboration
des divers éléments de la nation. Kl l'on proposait comme but
unique à la politique extérieure, la révision des Imités de Ver-
sailles et de Saint-Germain, le retour à l'Allemagne des terri-
toires qui lui avaient été arrachés par la violence et de toutes
l'allemagne politique. 785
ses colonies perdues, son entrée clans la Société des Nations.
La politique du parti se caractérisait donc par l'absence de
vraies convictions démocratiques, par la volonté de tout conci-
lier. Elle ne pouvait aboutir qu'à des solutions éphémères. Or
le Centre, au congrès de janvier, défendait une politique ana-
logue, malgré les divergences irréductibles qui le séparaient des
démocrates. Il traitera, non sans ampleur, tous les problèmes
actuels. Car il était temps qu'il tint ses assises! Deux graves
dangers menaçaient cette unité intérieure dont il avait été si
fier jusqu'alors. Des mécontents critiquaient son alliance avec le
socialisme et cette scission latente était d'autant plus alarmante
que la droite exerçait sur le parti une pression croissante. En
outre, le Centre bavarois venait de rompre brusquement avec le
Centre allemand, à la suite de la proposition qu'avait faite, en
décembre, l'Assemblée prussienne, au sujet de la réorganisation
territoriale du Reich.
Le discours de Trimborn mettait en évidence la faiblesse de
la politique de coalition. Au nom des « principes chrétiens, » il
condamnait la révolution de 1018.
Evoquant le souvenir de .Max de Bade, il déclarait ouverte-
ment qu'on aurait pu fonder les « libertés » du peuple alle-
mand « sur d'autres bases. » Mais l'essentiel était de justifier la
tactique du Centre, de montrer qu'il avait signé la paix a son
corps défendant et en raison des circonstances, que son alliance
avec les socialistes était un « mal nécessaire- » Ces socialistes
( modérés, ennemis de la dictature du prolétariat, ne pouvait-on
• les considérer comme des « compagnons de route » (Wegge-
nosseri)1 Vous voulez reconstruire l'Allemagne? Ayez alors un
gouvernement solide et consentez aux sacrifices indispensables !
Trimborn le catholique parlait comme le démocrate Hugo
Preusz. Le Centre veut bien, disait Trimborn, « tolérer » des
républicains dans son sein. Puisque la restauration monarchique
est impossible, acceptons la démocratie et le parlementarisme
avec toutes leurs conséquences.
Le Centre préconise donc une politique moyenne. On fera
l'unité allemande en morcelant la Prusse au point de vue ter-
ritorial, de telle sorte que le futur Étal populaire soit composé
de régions équivalentes. En matière de politique scolaire, on
Sauvera du passé tout ce qui peut être sauvé et on maintiendra
le compromis qui fait de l'école confessionnelle, sinon un prin-
TOME LVI1I, — 1920. 50
786
BEVUE DES DEUX MONDES.
cipe absolu, du m oins une réalité défendable. Mais il est clair
que, sur ces deux points, le Centre se sépare des démocrates qui
ne veulent ni le démembrement de la Prusse, ni l'école confes-
sionnelle. Ce qui ne l'empêche pas d'envisager avec calme la
séparation des Églises et de l'État, félicitant les auteurs de la
Constitution d'avoir créé un régime assez souple pour que le
Centre y trouvât son compte. Même point de vue conciliateur en
matière financière, économique ou sociale. « Restons fidèles,
dira-f-on, a la tradition de Windthorst. Soyons le « parti moyen »
par excellence, pour sauver l'Allemagne de la révolution sociale
et de la restauration. JNous serons ainsi le noyau solide du gou-
vernement. »
Les socialistes majoritaires prétendent, eux aussi, préserver
l'Allemagne de ces deux dangers. Ils sont aussi prudents que le
Centre, étant, comme lui, sollicités de divers côtés. Si le Centre
se trouve entre la dtroite et la coalition, la social-démocratie est
placée entre la gauche socialiste et cette même coalition. Elle
est exactement, à est égard, le pendant du Centre. Sa politique
louvoyante est plus difficile à définir que celle des indépendants.
Elle répudie toute dictature de classe, veut abolir les différences
sociales et préconise le « gouvernement du peuple travailleur
par la démocratie. » L'égalité des droits politiques ne suffit pas;
il faut que disparaissent encore les raisons de conflits sociaux. On
se ralliera donc aux démocrates et au Cenlre parce que ces
partis renferment des éléments socialistes. En d'autres termes,
on prétend donner au terme de « prolétaire » plus d'extension,
confier le pouvoir, non seulement aux ouvriers, mais encore aux
employés et aux fonctionnaires. Voilà l'idée mailresse. Mais on
se gardera bien d'aller; trop vite en besogne. Notre société, dira-
■t-on, n'est pas mûre pour le socialisme intégral. La majorité
prolétarienne, c'est le peuple lui-même, l'ensemble de ceux qui
travaillent. Si la violence fut nécessaire pour la conquête de la
démocratie,- elle ne l'est plus au moment où il s'agit de perfec-
tionner la démocratie et de fonder la justice sociale.
Telle est la coalition gouvernementale. Les trois partis
cherchent ainsi à oublier momentanément les divergences qui
les séparent. Mettant certains principes en commun, ils se pro-
posent le même but* préserver l'Allemagne de la révolution et
de la restauration, de l'anarchie et de la guerre civile. Le moyen
de salut, ils le voiemt dans une politique composite qui, savam-
l'Allemagne politique. 187
ment dosée de socialisme modéré, de démocratie prudente et de
confessionnalisme souple, veut grouper toutes les classes,
défendre les intérêts du prolétariat et de la libre entreprise,
éviter les conflits religieux.
II
C'est au nom de cette politique que l'on veut résoudre les
problèmes actuels. Oui, mais ces problèmes sont ardus. L'art
des compromis, cet art où la Frank flirter Zeitung, dans un
article récent, voyait le secret môme de la politique à venir,
n'est point aisé à pratiquer. Il donne à un gouvernement toutes
les apparences delà faiblesse et favorise toute opposition résolue,
qu'elle vienne de gauche ou de droite. On mécontente toujours
les partis extrêmes. Car nous avons, non pas deux Allemagnes,
mais trois en réalité: une Allemagne socialiste, une Allemagne
monarchiste et, entre les deux, une Allemagne moyenne, qui
gouverne sans réussir à satisfaire les tempéraments excessifs et
qui est elle-même travaillée par de graves dissentiments. Les
trois partis de la coalition ont chacun sa gauche et sa droite. Ce
sont tiraillements perpétuels, échanges constants de parti à
parti, marchandages indéfinis qui rendent singulièrement
difficile l'estimation des forces en présence.
En fait, d'octobre 1919 à mars 1920, cette politique de coa-
lition n'a résolu aucun problème essentiel. Elle n'a qu'ébauché
des solutions. Il en fut ainsi pour l'unité allemande, les impots,
les conseils d'entreprise, le problème économique, la question
militaire.
Il n'y a qu'une manière de renouveler, pour la paix euro-
péenne, l'unité allemande. Il faut morceler la Prusse et la
diminuer territorialement. Seule une politique énergique pou-
vait faire œuvre créatrice sur ce point. Lorsque l'Assemblée prus-
sienne proposa, en décembre, la convocation d'une conférence
des États, en vue d'établir l'unité du Reich sur des bases solides
et définitives, c'est une explosion de particularisme qui en
résulta. La Prusse offrait de « s'absorber » dans le Reich, mais
avec toute sa masse territoriale. Or les Etals plus petits, ceux
du Sud en particulier, se demandaient si la Prusse n'allait pas,
au contraire, absorber à nouveau le Reich! Ils exigeaient donc
de la Prusse qu'elle donnât l'exemple et consentit à son démem-
iOO REVUE DES DEUX MONDES.
brement. De là les inquiétudes et de la droite et des socialistes.
En face du redoutable problème, la coalition était divisée.
Le socialisme majoritaire, à rencontre du Contre, protestait
contre le démembrement de la Prusse. Il prétendait que la
Constitution de Weimar avait à jamais détruit l'hégémonie
prussienne ! Les démocrates et le Centre demandaient : 1° que
la Prusse fût divisée en territoires autonomes avant que l'on
procédât à une réorganisation du Reich ; 2° que, dans le Reicb
ainsi unifié, le pouvoir central, si fort fût-il, laissât aux Etats
et aux communes une autonomie administrative considérable.
Pas d'unité, ou l'unité avec la République rhénane, tel semblait
être le dilemme. A la veille du coup d'Etat, on s'acheminait
doucement vers une solution transactionnelle, vers la décen-
tralisation administrative de la Prusse elle-même. Mais com-
ment opérer cette décentralisation sans mécontenter la droite
ou les particularistes? Voulait-on préparer ou prévenir, au con-
traire, le démembrement? Insoluble question!
Le problème financier était étroitement lié au précédent.
Ici encore, deux graves dilemmes. Fallait-il, pour réaliser la
centralisation financière, porter atteinte à l'autonomie des Etats
et des communes? Voulait-on frapper la classe prolétarienne en
diminuant salaires et traitements, ou imposer durement les
classes possédantes en portant les impôts directs à leur extrême
limite? La coalition se déclarait pour Erzberger, pour la cen-
tralisation et les impôts directs. Mais que de ressentiments ne
provoquait-elle pas à droite et it gauche ! En outre, elle était
elle-même divisée. Lorsque, vers la fin de décembre, toute la
presse se mit à commenter l'impôt sur le capital (Reichsnotopfer)
et l'échec de l'emprunt, on vit les démocrates se scinder en
deux camps, la Frankfurter Zeitung soutenir Erzberger et le
Berliner Tageblatt l'attaquer brutalement, aux applaudissements
de la droite. De son côté, la Vossische Zeitung accusait le gou-
vernement de bâtir sur le sable, de détruire la production agri-
cole, de laisser l'Allemagne acheter les produits étrangers à des
prix fantastiques, de ne pas établir sa réforme financière sur
une base économique solide.
La loi sur les Conseils d'entreprise exposait la coalition aux
mêmes difficultés. Le futur conseil devait être une sorte de
compromis entre la dictature du prolétariat organisé et l'an-
cienne législation sociale. La gauche et la droite Doussaient les
l'Allemagne politique. 789
hauts cris. La coalition défendait de son mieux le projet,
qu'elle interprétait dans le sens d'une démocratisation nécessaire
de la vie sociale et économique. Mais, en décembre, la bonne
harmonie entre démocrates et socialistes majoritaires était
rompue. On discutait alors deux problèmes redoutables : les
travailleurs devaient-ils participer à la surveillance de l'entre-
prise et pouvaient-ils exiger la production du bilan? Les démo-
crates disaient non et les socialistes oui ! Les premiers, pour
éviter la rupture, firent des concessions et un accord s'établit.
En janvier, le projet passera en troisième lecture, violemment
attaqué par les indépendants et les réactionnaires. Il s'en faudra
de peu qu'une seconde révolution n'éclate. Le Centre ne cachait
plus ses inquiétudes. La droite profitait des manifestations berli-
noises pour montrer que la coalition exaspérait, par ses conces-
sions, les masses prolétariennes, au lieu de les satisfaire. Le
socialisme majoritaire perdait de son crédit et ses deux alliés
se laissaient intimider par les cris de la droite.
Le problème économique n'était pas moins dangereux. La
solution moyenne était menacée. Réaliserait-on la socialisation
ou supprimerait-on, au contraire, toute contrainte pour rétablir
l'ancienne liberté économique? Les indépendants réclamaient
la socialisation intégrale; la droite voulait le régime de libre
entreprise. Mais comment éviter à la fois la meule capitaliste
et la meule de la socialisation, en particulier pour cette pauvre
classe moyenne qui, en février, au Congrès de Cologne, se décla-
rait prise entre deux feux? Problèmes de l'étatisme et du libre
échange, des importations et des exportations, du change, etc.,
que de difficultés pour un gouvernement inexpérimenté! En
outre, l'aspect international de tous ces problèmes était si évi-
dent qu'au début de février, les grands journaux démocrates
réclamaient la réunion d'une conférence et la création d'une
« Société des Nations économique. »
Il y avait encore l'armée! Epineuse question, étroitement
liée à celle de la politique extérieure! Affaire de la Baltique,
commission d'enquête à Berlin, organisation de la Reichswehr
pour le maintien de l'ordre, retour des prisonniers, extradition
des coupables, autant de traquenards pour la coalition. La Com-
mission d'enquête ne pouvait que déchaîner le nationalisme.
C'est en vain que, soutenus par les indépendants, les socialistes
majoritaires cherchaient à se laver de tout soupçon et à faire
^90 REVUE DES DEUX MONDES.
l'apologie de leur politique de guerre, tout en accablant le mi-
litarisme. C'est en vain que les démocrates reprochaient à
l'ancien régime d'avoir annihilé les efforts de M. Wilson etdéclen-
ché la guerre sous-marine. La droite avait beau jeu et démon-
trait sans peine que toute cette enquête avait été organisée par
la coalition et n'était qu'un plaidoyer pro domoï Les manifes-
tations en faveur d'Hindenburg et Ludendorfï à Berlin ne pou-
vaient que nuire ;iu prestige de la coalition ! Encore deux vic-
toires pour le nationalisme : la démission d'Erzberger et l'im-
possibHité de l'extradition. Qu'eu sera-t-il alors de ce prestige?
La question militaire était plus insoluble que toules les
autres réunies. Dès la tin d'octobre, l'Assemblée nationale avait
parlé d'organiser la Reichswehr. Tandis que la droite réclamait
une armée forte, les indépendants dénonçaient l;i Reichswehr
comme instrument de contre-révolution. La coalition, unanime
à demander une armée républicaine, n'était même pas capable
d'en éliminer les éléments monarchistes. Impuissant à satis-
faire l'opinion troublée, elle laissait Noske résoudre le problème
à sa manière, c'est-à-dire favoriser la réaction militariste.
A tant de difficultés s'ajoutait encore, vers la fin de décembre
et au sein de l'Assemblée prussienne cette fois, un gros conflit
entre le Centre et les socialistes au sujet de la composition
des commissions scolaires. On voit ainsi dans quelle situation
se trouvait, au début de 1920, la fameuse coalition. Aussi ses
réflexions de fin d'année n'étaient-elles ni gaies, ni rassurantes.
« Les idées nouvelles, disait la Frankfurter Zeitung, sont étouf-
fées par les anciens préjugés, par la démoralisation générale,
par la soif du gain, par tous les maux que la guerre a déve-
loppés. » C'est que les idées nouvelles manquaient de vigueur
et de clarté. Cette politique de compromis était débordée par
les événements. Entre le danger de gauche et celui de droite, on
risquait à tout instant de négliger l'un en combattant l'autre.
Et, pour mettre un frein à la révolution menaçante, on prépa-
rait, non pas une milice républicaine, mais une armée réac-
tionnaire, décidée à faire le jeu des partis de la droite.
III
Tandis que la coalition perdait peu à peu prestige et crédit,
l'opposition se faisait plus précise et violente. Celle de gauche
l'Allemagne politique. 191
demeurait toutefois négative et laissait libre a celle de droite le
champ de l'action positive.
Depuis longtemps, le socialisme indépendant se séparait
toujours plus de la social-démocratie, qui perdait des partisans à
son profit. Il avait tenu son premier congrès en mars 1010. Il
en organisa un second en décembre, à Leipzig. Il définit à nou-
veau son programme et sa tactique. Car ce parti était de date
relativement récente. C'est en août 1917 qu'il s'était constitué
à GoAha. Et le radicalisme intransigeant dont il faisait prouve
en décembre était, lui aussi, de fraîche origine. C'était pour la
promière fois qu'on parlait de rompre à jamais avec les majori-
taires et d'affirmer avec énergie l'idéal révolutionnaire. Le
parti n'avait pas toujours été aussi catégorique.
Le socialisme d'outre-Rhin avait, au moment de la guerre,
cinquante années d'opportunisme. Dans l'Etat militaire et
policier, son action n'avait été que parlementaire ou syndicale.
A peine, vers 1905, les événements de Russie avaient-ils ému
sa placidité. En 1914, il présentait ses masses organisées par
une discipline qui imposait avant tout le payement régulier
des cotisations, sa lourde armature bureaucratique, ses jour-
naux et ses imprimeries et sa puissance financière. Et il s'enga-
gera tout entier dans l'entreprise criminelle, derrière cette
grande industrie et cette haute finance dont les ambitions flat-
taient ses espoirs secrets do lucre et de profit. Ou lui prêcha
sans difficulté le droit de tenir, d'attendre la victoire finale.
Mais de 1914 à 1916, on vit peu à peu grandir le nombre de
ceux qui, prévoyant la catastrophe, protestaient contre la folie
de la guerre. Dès octobre 1016 se forme, au sein delà social-dé-
mocratie, un parti d'opposition. Le conflit s'exaspère entre les
deux fractions au cours de l'hiver 1916-1917 et, en avril 1917,
le socialisme indépendant se reconstitue.
La révolution russe, qui éclatait au même moment, aurait
pu le lancer dans les voies révolutionnaires. Mais, en 1917,
l'impérialisme allemand conservait son prestige. Le jeune parti
n'avait pas encore à se prononcer pour ou contre le réfor-
misme. Il se contentait de combattre l'impérialisme, de protes-
ter contre les crédits de guerre. Jusqu'en novembre 1917, il
aura contre lui la bourgeoisie, la social-démocratie et les syndi-
cats. On l'accuse de trahir la patrie et c'est en vain qu'il s'oppose
à la mobilisation civile. A partir de novembre, la proclama-
792
BEVUE DES DEUX MONDES.
tion de la république des Soviets, le soulèvement des travail-
leurs autrichiens et les grèves allemandes de janvier 1918
allument la première flamme révolutionnaire dans un partie
qui ne comptait guère alors que 60 000 adhérents et n'avait
que peu de ressources.
La révolution de novembre 1918 le mit au premier plan.
C'est alors qu'éclate, au sein du parti, le conflit entre le réfor-
misme et l'idéal révolutionnaire. Les uns veulent l'Assemblée
Nationale, les autres le système des Conseils. La première ten-
dance l'emporte et le parti essaye de s'unir au socialisme majo-
ritaire. Mais les élections et les premiers travaux de l'Assemblée
seront pour lui une déception. Toutefois, au Congrès de mars,
il demandait simplement que le système des Conseils fit partie
intégrante de la Constitution, n'affirmant qu'avec timidité la
dictature du prolétariat.
C'est de mars à décembre 1919 qu'il sera poussé par les cir-
constances, en particulier par la loi sur les conseils d'exploita-
tion, vers l'idéal révolutionnaire. Le Congrès de décembre mo-
bilisait toutes les forces du parti. Au Congrès proprement dit
s'ajoutait une « Conférence des Femmes, » tandis qu'à Halle,
le 14 décembre, la jeunesse du parti tenait ses assises. Une
sévère et minutieuse discipline réglait cette organisation. Les
indépendants avaient beau adhérer à la 3e Internationale ; ils
agissaient avec autant de calme et de méthode que les catho-
liques du Centre.
Ils dressaient le bilan de la première année de révolution.
Ils constataient, de mars à décembre, le recul de cette révolu-
tion, les erreurs de tactique commises. Ils parlaient de grouper
à nouveau les énergies en déroute. Comment préparer les élec-
tions de 1920? Comment résoudre le problème de l'Interna-
tionale? Comment définir le rôle du parti? Autant de trou-
blantes questions. Les indépendants sentaient bien que la
bourgeoisie reprenait le dessus, que la situation du prolétariat
n'était plus celle de mars. La bourgeoisie tenait le Parlement,
l'armée, l'administration. Elle essayait, de toutes ses forces, de
consolider le régime capitaliste. Pourquoi conserver alors une
méthode périmée et gaspiller les forces prolétariennes en des
luttes isolées et sans résultat? Mieux valait abandonner a leur
sort le socialisme petit-bourgeois et le néo-syndicalisme uto-
piste. Mieux valait se placer résolument sur le terrain révolu-
l'allemagne politique. 793
tionnaire, sans compromis aucun avec la bourgeoisie. « Nous
sommes un million, s'écriaient les indépendants; pourquoi ne
pas constituer une force nouvelle, ayant sa tradition propre et
ses tins particulières? »
IN dénonçaient en même temps, sans pitié, la réaction gran-
dissante. Ils voyaient plus clair et parlaient plus haut que la
coalition. La Freiheit nous renseignait admirablement sur
les menées militaristes. Mieux que personne elle savait que les
dirigeants de l'ancien régime avaient voulu la guerre; que
nombre de gens souhaitaient la restauration monarchique; que
la Commission d'enquête avait joué une vilaine comédie; que
les capitalistes mettaient leur fortune en sécurité, tout en sabo-
tant la production; que les agrariens menaçaient d'affamer le
prolétariat et que le gouvernement s'effaçait de plus en plus
devant la réaction à demi triomphante.
Donc, pas de compromission avec les majoritaires. On décla-
rait impossible la tentative d'union dont on avait parlé, en
raison des menaces de réaction. D'autre part, le débat sur les
rapports avec le communisme restait confus. Mais on affirmait
l'idée révolutionnaire. Le rêve d'hégémonie allemande à jamais
évanoui, c'est contre le capitalisme anglo-saxon victorieux
qu'on voulait grouper les forces prolétariennes. Il fallait en
finir aussi avec cette démocratie bourgeoise, qui régnait par les
arrestations et les meurtres politiques, par la soldatesque de
Noske, la censure et toutes sortes d'interdictions. On remplace-
rait brutalement l'État bourgeois par l'État prolétarien. Im-
possible d'arriver au socialisme par le parlementarisme! On ne
pouvait utiliser ce dernier que pour arracher le masque au
gouvernement et aux partis majoritaires. Il fallait saboter la loi
sur les conseils d'entreprise, fruit de marchandages ignobles, et
la remplacer par la socialisation radicale, en vue de la révolu-
tion universelle. « Il nous faut, disaient encore les indépendants,
des moyens actifs de révolution. Des impots draconiens obligeront
le capitalisme à constater sa propre ruine. Un savant système de
conseils nous permettra de provoquer toutes les grèves voulues. »
De là à adhérer à la troisième internationale, il n'y avait
qu'un pas. Cette affiliation, la gauche du parti la demandait.
La droite se fût contentée de reconnaître les décisions de l'in-
ternationale genevoise, sans lier la direction du parti aux
influences russes. Les deux fractions se mirent d'accord. On
19 i REVUE DES DEUX MONDE
décida de rompre avec le réformisme et d'adhérer à l'interna-
tionale de Moscou, afin de réaliser la dictature du prolétariat et
le système des Conseils. « Si les partis des autres pays, disait la
résolution du Congrès, n'ont pas l'intention d'entrer avec nous
dans l'internationale de Moscou, le parti indépendant allemand
y entrera tout seul. »
BjI héroïsme, en vérité ! Mais la presse du parti se déclarait
mécontente. De nombreux opportunistes regrettaient qu'on
eut renoncé au réformisme. Hilferding avertissait le parti. « Les
socialistes indépendants, disait-il, sont seuls à représenter le
socialisme allemand. Le communisme et la social-démocratie
sont en décadence. Mais évitons les formules toutes faites.
N'oublions pas les réalités positives : les impôts, les conseils
d'entreprise, les menées réactionnaires et les prochaines élec-
tioxis. Laissons la, pour l'instant, la dictature prolétarienne.
La révolution universelle est plus lointaine que jamais! Si les
socialistes avaient le pouvoir, pourraient-ils le conserver? Ne
sait-on pas que Haase l'a refusé, pour ne pas refaire l'expérience
hongroise? »
Sages paroles! Les indépendants virent bien, en janvier,
lors des manifestations contre la loi sur les conseils d'entre-
prise, ce qu'il leur en coûtait de vouloir recommencer la révo-
lution ! D'octobre 1919 à mars 1920, ils avaient accentué leur
intransigeance dogmatique. Ils avaient ainsi perdu le contact
avec la réalité. Ils affaiblissaient la coalition gouvernementale,
tout en justifiant les menées réactionnaires. Ils faisaient le jeu
de la droite.
IV
Celle-ci pouvait donc se demander si son heure n'était pas
venue. Elle avait eu son Congrès, elle aussi! Le parti popu-
laire avait siégé à Leipzig, en octobre 1911). Au même moment,
le comité directeur du parti national-allemand tenait ses assises
à Berlin. Toute la droite cherchait, dès l'automne, à fixer ses
positions.
Le parti populaire constatait sa puissance croissante. Cinq
fois plus de membres (500 000), depuis le Congrès d'Iéna! Son
chef, Stresemann, accusait ouvertement la bourgeoisie au pou-
voir de favoriser le socialisme. Mais la question essentielle était
l'ai.i.lm \(.m: politique. 793
de savoir si les doux partis de droite pouvaient fusionner. Los
Nationaux-allemands avaient toujours considéré le parti popu-
laire comme un allié. On parlait déjà d'un accord conclu. Tou-
tefois, la majorité du parti populaire s'opposait à l'union et
voulait que le programme du parti fût délimité à droite comme
à gauche. Aussi los Nationaux-allemands exerçaient-ils sur lo
parti la pression la plus violents <■ Pourquoi, s'écriait la Kréuz-
zeitung, les doux partis ne s'allieraient-ils pas? Los nationaux-
allemands n'ont-ils pas do'fondu la liberté économique avec au-
tant de vigueur que le parti populaire? Stresemann a indiqué
lui-même que toute la droite devait faire front contre le socia-
lisme. » An même moment, de nombreux transfuges quit-
taient le parti démocrate pour entrer dans le parti populaire et
la majorité bourgeoise évoluait vers la droite.
Malgré ces invites, le parti populaire décida de garder son
indépendance. Mais il se rapprochait nettement des nationaux-
allemands. Il déclarait la guerre aux démocrates en raison de
leur alliance avec le socialisme. Après avoir jusqu'alors
reconnu la « république bourgeoise, » il admettait le principe
monarchiste. La tactique de Stresemann était claire. Se croyant
sur de l'avenir, il se voyait déjà porté par les événements sans
être obligé de s'engager dans 1(3 sillage des nationaux-alle-
mands. Il attaquait la coalition gouvernementale, mais sans
trop s'aventurer à droite. 11 admettait Ja monarchie sans
prendre la responsabilité d'une agitation réelle on sa faveur. Il
se préparait à toute éventualité, coup d'Etat ou participation
au pouvoir. Or, dans son parti, il y avait la majorité do l'in-
telligence allemande : professeurs, magistrats et grands indus-
triels. Ceux-ci avaient tous dos liens étroits avec le passé dont
ils faisaient l'apologie, tout on critiquant le régime actuel. Ils
étaient tous prêts à favoriser la restauration do cette monar-
chie qu'ils avaient tant aimée et qui d'ailleurs avait si bien
travaillé pour eux. Le parti pouvait donc se livrera une im-
posante manifestation on faveur des territoires occupés, attirer
a lui los forces paysannes et l'Union dos Agriculteurs, envoyer
une adresse aux « Alsaciens-Lorrains » et un télégramme à
llindenburg, en lui disant que, « s'il y avait ou Leipzig après
Tilsitt, il y aurait une victoire allemande après le traite' de
Versailles. >>
Les nationaux-allemands jubilaient. Mais certains démo-
79G REVUE DES DEUX MONDES.
crates fondaient aussi leur espoir sur Stresemann. Ils se de-
mandaient s'il ne serait pas un jour possible de jeter la soeial-
démocratie par-dessus bord et de former ainsi une majorité
bourgeoise avec le Centre, les démocrates, le parti populaire et
peut-être une fraction des nationaux-allemands.
Pouvait-on utiliser l'esprit anti-révolutionnaire de la bour-
geoisie sans tomber dans l'antisémitisme conservateur ? On
ferait alors une restauration qui, loin de ramener les dynasties
déchues et de compromettre l'unité allemande, donnerait à
l'Allemagne une sorte de monarchie constitutionnelle. Regar-
dant vers la droite, certains démocrates s'étonnaient que Stre-
semann eût tenu des propos si durs à l'égard de leur parti.
On augurait donc bien de l'avenir. Les Hamburger Nach-
richten du 22 octobre déclaraient que le Congrès avait fait du
bon travail ; que la bourgeoisie allemande avait raison de
rompre avec les démocrates trop indulgents à l'égard du socia-
lisme; que le parti défendait les principes auxquels il demeurait
fidèle depuis soixante ans; que le socialisme commençait a
douter de lui-même et qu'enfin les deux partis de droite, sans
avoir besoin de fusionner, constituaient une « Droite nationale »
capable de relever l'Allemagne de ses ruines.
Mais il fallait d'abord discréditer le régime actuel. Lors de
la proposition prussienne concernant l'unité allemande, la
droite se montra méfiante et sceptique. De quelle Prusse s'agis-
sait-il? Dans quel sens voulait-on réaliser l'unité? N'était-ce pas
pour démembrer la Prusse d'aujourd'hui? On entendait tra-
vailler pour la véritable unité allemande, fondée sur le « senti-
ment national, » pour la Prusse intégrale, seule capable d'en
maintenir la tradition ! On prévoyait d'ailleurs que le projet,
déchaînant tous les particularismes, échouerait fatalement.
« Ne touchez pas à la Prusse, s'écriait-on ; car vous ne rayerez
pas de l'histoire les services qu'elle a rendus. Elle seule peut
reforger l'épée de la résurrection nationale. C'est la maudite
révolution qui favorise le particularisme. Démembre ra-t-on la
Prusse quand, à l'Ouest et dans le Sud, s'affirment les tendances
centrifuges? » Au moment où l'idée d'une simple décentralisa-
tion administrative en Prusse se fait jour, la Droite se félicite
de voir abandonnée la thèse du démembrement. Et le Tag rouge
de démontrer au Hanovre qu'il a tout intérêt à rester dans le
cadre prussien, que seul un territoire aussi vaste que la Prusse
L' ALLEMAGNE POLITIQUE. 71)1
peut refaire la grandeur politique el économique de l'Alle-
magne. Mais lq Droite ne cache pas son inquiétude. Elle suit
les événements <lu Hanovre et du Rhin. .Elle voit la Bavière
installer son ambassadeur particulier auprès du Vatican et
réclamer une certaine autonomie pour ses chemins de fer. Nul
doute que celte inquiétude ait été un des facteurs essentiels de
l'agitation réactionnaire qui a précédé le coup d'Etat.
En matière financière, campagne contre la centralisation et
le programme d'Erzberger. On défend l'unité à la prussienne
et. en même temps, l'autonomie financière des États et «les
communes. C'est logique. Car on pouvait craindre que le sys-
tème d'Erzberger n'accentuât le mouvement particulariste. Si
le parti populaire n'était pas aussi intransigeant que son allié
sur la question de la centralisation, les deux partis de droite
s'accordaient h prendre la défense de la propriété privée.
« Erzberger, s'écrie-t-on au moment où les grandes banques
protestent contre l'impôt sur le capital, Erzberger mène l'Alle-
magne à sa ruine. Le travail des commissions se substitue à
celui de l'Assemblée nationale; c'en est fait du parlementa-
risme sain. La tyrannie socialiste broie la classe moyenne.
Où l'Allemagne prendra-t-elle l'argent pour payer les Allies?
Ne devrait-on pas commencer par diminuer les salaires? » Vers
la fin de décembre, le vote de l'impôt sur' le capital et l'échec
de l'emprunt provoquent de nouvelles attaques. « Nous courons
à l'abîme, » dit la Kreuzzeitung du 16 décembre. Au début de
février, Hirchfeld lente d'assassiner Erzberger. La droite blâme
' ce jeune fou et flétrit l'assassinat politique. Mais comment ne
pas comprendre, ajoute-t-elle, la douleur de ce jeune homme
devant les malheurs de sa patrie ? Laissons vivre Erzberger et
tuons-le « moralement. » Qu'Erzberger, à la suite du scandale
que l'on sait, démissionne, et ce sera une explosion de joie.
« Comment le ministère soutiendrait-il ce brasseur d'affaires
politicien, compromis et compromettant, dont les fraudes indui-
ront l'Entente en méfiance et la pousseront à nous demander
une indemnité plus forte? » Et l'on ne manquait pas de dire que
la disparition d'Erzberger rapprocherait le 'Centre delà Droite.
En ce qui concerne les conseils d'entreprise, la Droite met-
tait en évidence le conflit entre socialistes et démocrates. « Les
démocrates, disait-on, seront, obligés de faire dps concessions
aux socialistes pour demeurer au pouvoir. Or, nous savons bien
798
REVUE DES DEUX MONDES.
quelle législation sociale veulent nous imposer les socialistes, au
moment même où le bolchévisme russe fait machine en arrière
et supprime les conseils d'entreprise ! La loi sera le signal d'un
gaspillage économique sans précédent. Gomment ne pas voir les
bases de ce parlementarisme qui oblige les partis, pour de
simples raisons tactiques, à trahir leurs principes essentiels?
Le parti démocrate comprend beaucoup de patrons et beau-
coup d'ouvriers. Il donnerait volontiers raison aux patrons.
Mais il veut éviter de rompre avec le socialisme. Ne voyez-
vous pas que la loi sème l'agitation dans le monde économique
et politique? » Quand la loi sera votée, on dira qu'il faut abso-
lument de nouvelles élections, une nouvelle Constituante ; que
le vote a été une comédie et une duperie; que tout s'est passé
dans les coulisses. Après les incidents de Berlin, on montrera
à la coalition qu'elle sait à quoi elle s'expose en radicalisant,
par crainte du prolétariat, les entreprises et les exploitations.
Si la Droite nationale faisait ainsi preuve, dans l'opposition,
d'une réelle unité de vues, elle n'était cependant pas parfaite-
ment unie. Des divergences subsistaient entre les deux partis.
Quand, vers le milieu de janvier, le député von Graese propo-
sera leur fusion, il apparaîtra que cette fusion était aussi im-
possible qu'en octobre. Le parti populaire n'avait pas, sur
l'unité allemande et l'antisémitisme, les mêmes opinions que
les nationaux-allemands. Placé entre la coalition et l'extrême
droite, il ne voulait pas rompre avec la première et s'y ména-
geait une porte d'entrée. Mais ces divergences n'empêchaient
pas la Droite nationale de faire front contre le régime, d'agir
sur les démocrates et le Centre, que les conséquences fatales
de leur alliance avec le socialisme inquiétaient de plus en plus.
Protégée par ce travail de critique, l'agitation militariste
grandissait. Au début d'octobre, Noske avait persuadé sans peine
;mx socialistes que la contre-révolution n'était pas à craindre.
« Noske, disaient alors les Hamburger Nachrichten, est le plus
intelligent des socialistes allemands. Il montre aux camarades
comment on gouverne. Ne serait-ce pas favoriser la réaction,
d'ailleurs, que de laisser les officiers sans emploi? » Au mo-
ment même où triomphait ainsi la cause de Noske, la jeunesse
nationaliste se faisait toujours plus remuante. « Elle a, disait-
on. un sentiment de victoire, malgré la défaite extérieure.
Fichtp est son Dieu; les Discours à la Nation allemande lui
LALLE MAGNE POLITIQUE. 799
servent de Bible. » La Conférence des Étudiants chrétiens,
l'Union des Associations de la jeunesse, autant de symptômes
rassurants! Cette précieuse jeunesse, ne fallait-il pas la conserver
avec soin pour l'avenir?
En octobre, ce sera la question des troupes de la Baltique. La
droite ne veut pas qu'on « calomnie » ces troupes. « Nous avons
là, dit-elle, non une soldatesque brutale, mais une force régu-
lière qui purifie les pays baltiques du bolchévisme. Qu'elle
reste là ou se joigne aux troupes russes de la contre-révolution,
il s'agit toujours de combattre les Soviets. Pourquoi rappeler
von der Goltz? Le gouvernement allemand sera-t-il éternelle-
ment à genoux devant l'Entente? Nos troupes n'ont-elles pas le
droit de demeurer en Courlande? Va-t-on les chasser, pour ré-
compenser la purification accomplie? L'Angleterre s'en débar-
rasserait-elle ainsi, après les avoir utilisées? Ecoutera-t-on ces
socialistes majoritaires, qui font de la surenchère électorale et
essaient de crier plus fort que les socialistes indépendants?
Allez-vous détruire l'élite de l'armée allemande? Noske serait-
il ingrat à l'égard de ces officiers et de ces soldats qui lui ont
rendu tant de services? » Et Otto Hoetzsch, dans la Krnuzzei-
tung du lo octobre, remarquera que de bonnes relations s'établi-
ront entre Allemagne et Russie, à condition toutefois que l'Alle-
magne maintienne ses troupes en Livonie et en Lithuanie.
On voulait, en outre, une Reichswehr solide On félicite le
député von Graese d'avoir, avec son énergie accoutumée, de-
mandé ses comptes à Noske, à Noske, l'Homme-Janus, qui fait
une politique à double l'ace singulièrement dangereuse pour
l'Allemagne. « Voyez, s'écrie-t-on, l'attitude lamentable de la
coalition majoritaire! Les socialistes s'agitent en vain. Quant au
Centre et aux démocrates, ils se taisent, dès que la droite veut
parler de l'armée. »
Les débats de la Commission d'Enquête fournissent à la
droite le prétexte d'une agitation nouvelle en faveur du milita-
risme. « La coalition, dit-elle, veut prolonger son existence. La
République allemande se hâte d'imiter les démocraties occiden-
tales qui avaient eu, jusqu'ici, le privilège des scandales et des
procès retentissants. La belle conquête révolutionnaire, que de
pouvoir laver son linge sale en famille ! Les déclarations de
Bethmann-Hollweg ne montrent-elles pas que notre politique
intérieure a été la cause de la défaite? N'a-t-il pas criminelle-
800
REVUE DES DEUX MONDES.
ment hésité entre l'énergique volonté du G. Q. G. et une opi-
nion publique flottante ou désorientée? La politique allemande
n'a pas été à la hauteur des chefs militaires. Elle a gâché leur
œuvra admirable. » Et c'est ainsi que ces attaques contre
Rethmann aboutissent à une apologie du militarisme.
L'anniversaire de la Révolution en novembre, les réflexions
de fin d'année, la ratification de la paix, autant d'occasions à
saisir. « Le bilan de cette première année de nouveau régime,
c'est la ruine. Nous avons besoin d'un chef, d'un Moïse, d'un
idéal national. L'Europe est en morceaux; l'ancienne armée a
vécu. L'Allemagne n'est plus qu'une salle de danse et un enfer
de jeu. L'année 1919 comptera comme la plus lugubre de l'his-
toire allemande. — Mais, ajoute-t-on, l'opposition monarchiste
est bien résolue à ne pas désarmer. Attendez que la décomposi-
tion sociale ait atteint nos ennemis et vous verrez l'Allemagne
ressusciter, plus forte que jamais ! C'est nous, les vainqueurs!
C'est nous qui avons brisé l'élan du slavisme en marche contre
l'Europe occidentale! C'est nous qui avons vaincu, dans toutes
les batailles, les Français, les Anglais, les Roumains et les Ita-
liens! Prenez-y garde, l'esprit de Potsdam vit encore! »
En janvier et février, la question de l'extradition vient
encore alimenter celte préparation de l'opinion publique. La
réaction utilise admirablement le conflit. Elle conseille à l'Alle-
magne de suivre l'exemple de la Hollande qui défend son - hon-
neur national » en refusant de livrer Guillaume II. Elle insinue
que l'Entente se disloque peu à peu et qu'un refus net de l'Al-
lemagne achèvera de la démembrer. En même temps, le comte
Westarp annonce, « de source sûre, » qu'une offensive bolché-
viste aura lieu au printemps, que l'Allemngneva devenir, comme
pendant la guerre de Trente ans, le champ de bataille de l'Eu-
rope entière. Raison de plus pour défendre l'armée!
Ce sera enfin la campagne de mars pour la dissolution de
l'Assemblée nationale, les élections à brève échéance, l'élection
du Président par le peuple. On salue alors la candidature
d'Hindenburg. « Son nom, dira le comte Westarp dans le
Kreuzzeitung du 7 mars, remplit de confiance le peuple allemand
et son élection montrera à tous que nous ne sommes pas des
ingrats, que nous n'oublions pas les incomparables exploits
de notre armée, que notre orgueil national n'est pas éteint. »
Victorieux dans le procès Ilelfïerich-Erzberger et dans la
l'allemagne politique. 801
question de l'extradition, soutenus par la jeunesse universitaire,
par Tannée, par une notable fraction du parti démocrate et du
Centre, les partis de droite croiront, en mars, le moment venu
de mettre fin au régime actuel et de disloquer la majorité gou-
vernementale. Ils l'accusent de vouloir durer contre le vœu
populaire, contre les principssdu parlementarisme lui-même. De
là ce paradoxe qu'à la veille du coup d'Etat, la droite invoque,
contre le régime à démolir et à remplacer par la monarchie, les
« principes de la démocratie ! »
C'est au nom de la « volonté nationale du peuple allemand »
que ces partis veulent rétablir l'ancien régime. Sans doute, ils
sauront dégager leur responsabilité au moment de l'insuccès
notoire. Il n'en est pas moins vrai que le coup d'Etat a été le
résultat, non seulement de l'organisation civile préparée par
Kapp et de l'organisation militaire préparée par Ludeudorffoule
colonel Bauer, mais encore de toute la propagande, si habilement
conduite, des partis de droite. C'est eux qui ont créé l'atmos-
phère favorable. Peut-être leurs éléments modérés ne surent-ils
pas ce qui se passait ; mais leurs chefs les plus actifs, Stresemann
pour le parti populaire, Graese, Schiele et Westarp pour les
nationaux-allemands, ont travaillé à l'organisation du Putsch
militaire. Nous savons qu'il y eut, le 4 mars, une conférence entre
von Luttwittz et les représentants des partis de droite. Et l'appel
que Stresemann a lancé en plein Putsch nous rendra à jamais
sceptiques et méfiants à l'égard des tendances de son parti.
Ce retour offensif du militarisme prussien était à prévoir. Ce
qui le rendait probable, c'était une république sans républicains,
c'était la violence môme de l'agitation réactionnaire. Ce coup
d'État n'en était pas moins une formidable erreur. Comme le
disait Auguste Muller, dans les Sozialistische Monalshefte
du 12 avril, ce fut un acte dépure et de lamentable sottise. Mais
la pire folie de ces militaires, du colonel Bauer en particulier,
fut de croire que les travailleurs soutiendraient pareille tenta-
tive. Ce sont eux qui, au contraire, l'ont étouffée dans l'œuf. J^e
gouvernement Kapp-Luttwitz ne pouvait durer que quelques
jours. Et pourtant, si éphémère qu'ait été le Putsch, ses consé-
quences devaient être importantes sur l'évolution intérieure de
l'Allemagne du 13 mars aux élections de juin.
Edmond Vermeil.
TOME LV11I. — 1920, 51
ENTRE DEUX JARDINS
Je pouvais avoir deux ans quand ma mère m'amena vivre
chez mes grands-parents dans une petite vieille maison derrière
le Trocadéro, entre deux jardins. On y arrivait par une allée
de marronniers qui s'élargissait en une cour plantée d'arbres;
il y avait surtout une aubépine rose, qui se trouve en fleurs
dans tous mes souvenirs; ce n'était pourtant pas toujours le
printemps; mais tout prenait pour moi plus de valeur et de
force à l'époque où le Mai tendait ses bras épineux et roses et où
les marronniers étalaient, sur leurs plateaux verts, leurs pyra-
mides de lleurettes frisées. Donc, l'aubépine au tronc noueux
dominait les quelques marches qui montaient a une vilaine
porte vitrée, et la fenêtre de la cuisine toujours ornée d'un chat;
elle ombrageait un petit couloir resserré entre la maison et un mur
tapissé d'un maigre lierre et de toiles d'araignées. Il était clos
par un portillon de treillage vert, de ce treillage qui enferme si
joliment a Versailles les secrets bien gardés des petites nymphes
et des satyres qui se mmjuent de nous sous leur fard de mousse.
Mais ma barrière verte était laide, tout simplement; soigneu-
sement fermée à clef, elle ne s'ouvrait guère que pour le char-
bonnier; ce jour-là, on voyait, derrière la vitre de la cui-
sine, bonne maman attentive, ses lunettes sur son nez droit
de déesse grecque ; un crayon sévère à la main, elle marquait
d'un trait noir sur un papier le passage de chaque sac de
charbon, pour être sure d'avoir son compte ; elle comptait aussi
le Micre et dispensait parcimonieusement, la bougie. Le char-
bonnier noircissait le couloir qui était pauvre de gravier; mais
il était ferlil ■ en courants d'air et. ne voyait jamais le soleil ;
ENTRE DEUX JARDINS. 803
aussi étais-je priée de m'en écarter comme d'un lieu malfai-
sant; on y accédait de la cuisine par un petit escalier noirâtre
et une porte funèbre; je n'ai jamais su au jnsti; si le croque-
mitaine dont on me menaçait devait arriver, le cas échéant, par
cette petite porte maudite ou bien par le cabinet noir où maman
pendait ses robes avec une mystérieuse symétrie. Je croyais
terme a ce croquemitaine ; mais un jour de grosse sottise ou on
voulut le faire parler, je trouvai à sa voix une telle ressemblance
avec celle de bonne maman que je le supposai semblable au
reste des hommes et qu'il ne me fit plus peur.
I. — LE PERRON ENCHANTÉ
Si je me suis attardée à ce vilain couloir, c'est qu'a l'autre
bout, à moins de traverser la maison, on débouchait en pleine
clarté, en pleine lumière, en plein soleil, dans le jardin. Ohl
mon cher jardin d'enfant! Que je t'ai aimé, que je t'ai trouvé
beau, varié et immense, simplement parce que je te remplissais
de moi-môme, de mes sottises, de mes petites idées et de mes
grands désirs, de toutes ces choses que « mes mamans » dans la
maison, prétendaient endiguer, canaliser, classer, et qui se don-
naient libre cours entre tes murs étriqués que ma fantaisie
repoussait à. l'infini !
Et d'abord, dès le seuil de la salle a manger, c'était le perron
enchanté.
N'allez pas vous imaginer quelque perron à doubla escaH*©*",
gracieux comme un bras arrondi, ou quelque rampe dp fer
forgé, harmonieusement enroulée en rinceaux. Point du ton!;
c'était un bête de perron, un petit palier carré d'où éesoea-
daient, sur le côté, bien droites, sept marches de pierre, avec une
rampe de fer aux barreaux unis, sans prétention, et qu'on repei-
gnait de temps en temps. Mais tout cela disparaissait sous un
fouillis merveilleux de jasmins et de rosiers qui m'ont donné
pour toujours le goût des odeurs fortes ; ce jasmin partait d'un
petit bout de bois noir, comme tous les jasmins, un petit bout
qui ne disait rien qui vaille, et qui envoyait à tous les autres
bouts des merveilles; le buisson scintillait d'étoiles blanches
comme le ciel dans une belle nuit d'août; et cela, croyez en ma
parole d'enfant, tonte l'année! L'hiver n'a pas tenu dp pla«-R
dans mes souvenirs; je l'ai supprime; le jasmin lleuri a présidé
804
REVUE DES DEUX MONDES.
à tous mes jeux, de même que l'aubépine, dans l'autre jardin,
saluait toujours de son panache rose les graves personnages qui
montaient le perron vulgaire pour être introduits chez bon papa,
tout en haut, dans la grande chambre aux livres.
Pour l'enchantement du vrai perron, il y avait aussi une
gloire de Dijon qui tenait vraiment bien son rang doré parmi
les gloires des roses, et des rosiers plus modestes qui lançaient
au jour, sans marchander, des multitudes de Heurs rouges au
cœur jaune; l'ensemble était féerique; j'aime mieux ne pas le
revoir, de crainte d'être devenue déraisonnable, c'est-a-dire de
voir les choses telles qu'elles sont.
Je m'asseyais sur une marche, je tirais ma petite robe sur
mes genoux, et j'écoutais les bruits du buisson.
De l'autre côté, il y avait le grand soleil.
De la fenêtre du petit salon, où maman travaillait, elle criait
tout à coup : (( Pâquerette, tu n'as pas mis ton chapeau. » Quand
donc les parents comprendront-ils qu'on n'a pas besoin de cha-
peau, quand on a des cheveux frisés, ce qui abrite bien mieux
que des cheveux plats?
J'écoutais les abeilles, si contentes de tant de parfums; je
guettais les progrès des cocons de papillons roulés dans les
feuilles des rosiers; je suivais passionnément la marche ondulée
des chenilles sur la pierre chaude, je comptais leurs anneaux
fauves, et j'introduisais un brin d'herbe dans l'épaisseur de leur
fourrure; elles se roulaient aussitôt en boule et ça me fâchait.
Puis, pour peu qu'il eût légèrement plu, il y avait le va et
vient charmant des colimaçons qui montaient et descendaient
mon perron, un peu bavants a la vérité, mais si solennels. Les
grands jours du perron, c'étaient ceux où Trotte-Menu, ma
chatte, tenait cour plénière, suivant l'expression de bon papa.
Bien sûr, ça ne se passait pas au moment où je faisais mes farces
au jardin, mais à l'instant précis où maman me retenait pour
m'apprendre à faire des points réguliers dans un tablier, ou bien
à l'heure où bonne maman m'initiait à l'art de couvrir les pots
de confiture. Trotte-Menu faisait sa grosse fourrée sur le palier
du perron et sur chaque marche siégeait patiemment un magis-
trat de moindre importance, choisi parmi les plus beaux angoras
du quartier. Au moins, c'était ce que disait bon papa en ajou*
tant : « Ils attendent leur heure ! » Jamais je ne me suis demande*
ce que signifiait cette phrase, tant il me paraissait naturel que
ENTRE DEUX JARDINS. 80."
Trotte-Menu réunit ses semblables sur le lieu même où mes
chenilles et mes colimaçons vivaient en famille.
J'avais de là d'inestimables aperçus sur les jardins voisins
où je supposais que d'autres mondes, infiniment sympathiques,
s'agitaient. Ainsi, je voyais un peuplier qui nous inondait de
duvet blanc. J'hésitais beaucoup entre trois hypothèses. Était-ce
avec cette plume qu'on faisait les oreillers? Etait-ce une subs-
tance envoyée par le ciel, quelque chose comme la manne des
Hébreux, pour que les petits oiseaux eussent de quoi faire leur
nid? Ou bien encore, était-ce là l'arbre à coton dont j'avais
entendu parler et que je confondais avec le tabac et le thé, et
autres plantes brodées sur les écrans chinois du salon ?
'Quand je m'ouvrais à mes mamans de cet embarras, bonne
maman disait : « Que cette petite est sotte ! » et repartait vers une
armoire quelconque avec un trousseau de clefs sonore qui ne la
quittait pas ; et maman me regardait, ne disait rien, et rentrait
tristement dans ses pensées personnelles.
Du côté de la cour, j'apercevais un arbre qui me troublait
bien autrement; on ne me laissait guère de ce côté-là à cause
des allées et venues et des autres pavillons de l'allée. Ce devait
être un très beau vernis du Japon ; les branches du bas étaient
coupées ; deux troncs immenses montaient, montaient, portant
une tête majestueuse. Suivant les jours ou suivant les vents,
elle semblait supporter les nuages, ou elle paraissait bénir des
peuples agenouillés, ou elle lançait des supplications vers un
ciel qui n'entendait pas : c'était magnifique.
Je me disais que ce devait être ainsi en Amérique, ou dans
le désert, car j'avais vu des arbres analogues sur des images, avec
des boas enroulés autour des branches; et sur l'une d'elles, un
voyageur éperdu avait grimpé tout en haut de ce tronc pour
échapper à un lion installé en bas et guettant sa victime. Je ne
savais plus si tout cela se passait dans le livre ou au pied de l'arbre
merveilleux plein d'inconnu, trois jardins plus loin; j'aurais bien
voulu aller voir ; mais ce fut qualifié de prétention ridicule; une
petite fille bien élevée n'allait pas chercher l'Amérique chez les
voisins, mais allait au Bois ou au Trocadéro avec son cerceau.
Jamais on ne m'a confiée à une domestique; et je me suis
surtout promenée avec bon papa, qui lisait imperturbablement
la Revue des Deux Mondes, en marchant la tête un peu penchée
à gauche.
M6 REVUE DES DEUX MONDES.
II. — UNE INJUSTICE
Ceci est l'histoire de la plus grande injustice.
Un jour, que je situerai vers ma cinquième année, des amis
que bon papa avait obligés (il ne fit que cela toute sa vie), vou-
lant me faire un joli cadeau, m'envoyèrent une coiffeuse de
poupée. J'adorais les cadeaux, les paquets a défaire, la nouveauté
introduite dans la maison dormant sur elle-même; je défis, au
milieu de tous mes parents réunis, ficelles, papiers bruns,
papiers de soie, faisant durer le plaisir en enfant qui sait déjà
qu'il ne faut rien gaspiller et tirer de la moindre chose le plus
de parti possible. Quelle ne fut pas ma joie en découvrant une
amour de toilette, mousseline h pois sur satinette bleue, glace
au milieu, et flots de rubans retenant une infinité de petits
tlacons! Le lubin, la violette, la rose, le muguet, parfums connus
et parfums inconnus, tout y était en minuscules échantillons,
sans compter les brosses et les peignes; j'étais éblouie, subjuguée;
j'avais une faiblesse pour les parfums et j'entrevoyais des
délices sans fin. Quand je levai les yeux sur mes mamans pour
leur faire partager cette joie, je vis des visages fermés et hos-
tiles. Elles qui n'étaient pas toujours d'accord, furent unamines
pour déclarer d'un ton péremptoire et définitif, l'une après
l'autre ou toutes les deux à la fois, je ne sais plus :
— Tu ne joueras pas avec cette toilette ; ce serait déplorable;
c'est un jouet de petite fille riche; tu es pauvre. Jamais tu n'auras
les moyens d'avoir une coiffeuse semblable ni tant de flacons;
donc, il ne faut pas t'y habituer et te procurer des regrets pour
plus tard.
C'était la foudre qui me tombait dessus. Je versai d'abondantes
larmes, tellement de larmes que j'en fus moi- môme effrayée et
que je m'écriai avec un sincère regret de les perdre : « Oh ! mes
larmes, mes larmes! » Maman m'offrit ironiquement de les
recueillir dans un flacon de cristal à bouchon doré. Vexée, je me
tus; entre temps, la coiffeuse avait disparu dans sa triple cui-
rasse de papiers de soie, papiers bruns et ficelles, et fut montée
incontinent sur la planche supérieure du petit grenier. Ce petit
grenier était au deuxième étage et renfermait les malles, les
paniers, les papiers d'emballage, le moine pour bassiner les
lits et l'armoire aux confitures. Chaque fois qu'on m'y envoyait
ENTRE DEUX JARDINS. #01
faire une commission, je lançais un regard d'amour et de regret
sur la fameuse toilette. De temps en temps, j'en parlais timide-
ment et j'obtenais toujours la même réponse : « C'est inutile,
c'est un jouet de petite tille riche. » De ce jour, je conçus le
regret d'être une petite fille pauvre et je n'y avais pas encore
pensé.
Le plus amer arriva en un temps impossible à déterminer;
peut-être trois ou quatre ans plus tard.
Mes mamans jugèrent qu'elles avaient un cadeau a faire à
une enfant, laquelle se trouva justement être riche; il fallait
un jouet peu banal, qui sortit de l'ordinaire. On chercha.
La eoifFeuse ! quelle trouvaille^! Oui, on alla chercher ma
coiffeuse au petit grenier, on la défit devant moi, on l'épous-
sela (oh ! l'amertume de cette poussière et de ce renonce-
ment!), on la réemballa, et on l'expédia à la petite fille riche.
J'ai oublié son nom, heureusement, car je l'ai haïe. Et je sens
maintenant que je l'ai haïe de cette haine qu'une moitié
de la société a pour l'autre. Je jugeais que mes parents n'avaient
pas eu le respect de ma propriété; eux estimaient qu'ils étaient
dans leur droit de parents; quel malentendu! Loin d'apprendre
le détachement, ma petite âme était en pleine révolte.
Un peu plus tard, ce fut bien pis; je jugeai ma famille
inconséquente.
Voici comment.
Bonne maman était d'une adresse merveilleuse ; tout, sous
ses doigts, prônait un aspect féerique. Elle avait le talent inouï,
avec une feuille de papier et des ciseaux, de faire des découpures
de l'imagination la plus poétique; vases de fleurs, balustrades,
grands arbres, paysages fantômes, naissaient à mesure que
tournaient les ciseaux; c'était la grande ressource pour me
décider à avaler la manne qui était la purgation familiale;
penchée dans mon petit lit, le menton dans la main, je suivais
le mouvement gracieux des doigts fins de bonne maman, atten-
dant avec un intérêt haletant la suite de ses inventions.
Or, j'avais une poupée, une certaine Jeanne, qui était laide.
Bonne maman s'avisa qu'elle n'était vêtue que de haillons, et
décida séance tenante de lui faire un trousseau; elle avait dans
son placard une boite de délicieux chiffons où elle ne me permet-
tait pas de puiser; elle s'attela avec la femme de chambre pendant
deux jours au trousseau de Jeanne; et je vis sortir du néant
808
BEVUE DES DEUX MONDES.
une robe verte et marron à volants, une robe gorge de pigeon,
un manteau de velours noir doublé de jaune et bordé de four-
rure, plusieurs chapeaux, enfin des choses exquises de goût, où
elle excellait. Je fus d'une rare impertinence; car tout à coup»
l'histoire de la coiffeuse me revint comme une nausée. Un flot
de méchanceté m'inonda et je n'hésitai pas à l'extérioriser.
« Pourquoi, dis-je, d'un air naïf, m'avoir privée de la coiffeuse,
et me faire un trousseau pour Jeanne beaucoup plus élégant que
mes propres robes ? »
Il devait y avoir une certaine logique dans mon raisonne-
ment, car ma famille fut épouvantée. Je n'ai gardé que le souve-
nir confus d'un brouhaha où surnageaient les mots : ingratitude,
caractère impossible, sera très malheureuse dans la vie^etc...
Maintenant que j'ai écrit cela, je me sens vengée.
III. — LE CABINET DE BON PAPA
« Allons, allez-vous en, Mademoiselle Pâquerette, vous
m'empêchez de travailler. » Ceci signifiait que j'avais poussé à
bout Mlle Eugénie Ménage, la femme de chambre qui cousait, au
rez-de-chaussée, dans la petite lingerie, si bien située dans l'enfi-
lade de l'allée; j'avais fourré ses épinglas dans les raies du
parquet, cassé ses aiguilles, embrouillé le fil et caché le centi-
mètre; de plus, j'avais introduit un bout de papier entre le cou
et le col de cette innocente fille. Une camarade m'avait joué ce
tour détestable, et, comme de juste, je le rendais à une autre.
Me voilà à la porte, que faire? La cuisine, cette pièce odo-
rante et chaude, chatoyante de reflets de cuivre, m'était inter-
dite ; le vestibule ne me disait rien; je le savais par cœur; je
connaissais tous les défauts des carreaux noirs et blancs ; dans
l'un, on retrouvait vaguement la France, dans un autre la
silhouette à toque d'un vieux juge, enfin chacun avait une phy-
sionomie particulière et me parlait. Ce jour-là ils étaient muets :
j'enfilai l'escalier et j'arrivai fièrement au premier étage où
maman corrigeait des épreuves pour bon papa près de bonne
maman qui tricotait. Tout alla bien au début. « Eugénie t'a donc
renvoyée? dit maman. — Non répondis-je avec l'accent de vérité
que donne parfois le mensonge; c'est moi qui ai eu assez d'elle!»
Bonne maman passa ses aiguilles à tricot dans sa fanchon et
me conta une histoire; mais un mauvais génie me poussait, et
ENTRE DEUX JARDINS. 809
il se trouva au bout d'un instant que j'avais embrouillé les
feuilles d'épreuves de la maison Hachette et que j'avais confié le
peloton de laine à la chatte qui n'avait pas hésité à s'en servir
à sa façon. « Va-t-en, monstre, » déclara une voix énergique, et
me voilà sur le palier du premier étage, très ennuyée de ma
personne.
Je m'avisai que le cher, l'indulgent bon papa, ne m'avait pas
vue depuis le déjeuner, et je me lançai a l'assaut du second étage.
J'ouvris une porte et une aimable voix ravie s'écria : « Te voilà,
ma chérie, ma mignonne et mon amour! » Ohl le cher son de
voix, et le délicieux regard de tendresse 1 Voici ce que voyait le
bon papa dans l'embrasure de la porte : une petite fille aux joues
rebondies et très roses qui prenaient toute la place et n'en lais-
saient presque pas aux yeux tout petits : un nez en l'air, une
bouche dont il n'y avait rien à dire, un honnête menton bien à
sa place ; mais une cascade de cheveux frisés, tenus par un nœud
grenat qui se déplaçait souvent; beaucoup d'animation et de vie
et surtout un grand air d'amabilité qui n'empêchait aucun
défaut de fleurir!
A son tour, voici ce que voyait la petite-fille : un petit bon
papa dans un veston à brandebourgs, les pieds dans une éternelle
chancelière, et dont le crâne luisant, ceint d'une auréole de
cheveux noirs frisés, se détachait sur la fenêtre. Derrière des
lunettes, des yeux gris, des yeux de myope au regard fin et
spirituel, dont la malice eût été incisive, n'était la charmante
bonté. Selon l'usage, il penchait un peu la tête à gauche et
écrivait de minuscules pattes de mouches; souvent sus plumes
n'avaient qu'un bec; on lui passait toutes les vieilles plumes
de la maison, et il les grattait sur une pierre grise et longue,
comme un oiseau qui fait son bec; il prétendait que ses plumes
étaient des merveilles; mais personne n'a jamais pu écrire avec.
Un bureau devant lui, et un bureau à sa gauche l'enser-
raient étroitement; ils étaient jonchés de papiers à en-tête de
l'Université de Paris, que des bronzes retenaient en vain, par-ci,
par-là; cette Université lui faisait une forteresse. D'un côté de
l'encrier-pendule était l'encre; de l'autre, le sable bleu mêlé de
poudre d'or qui m'éblouissait; on m'avait appris que les enfants
ne doivent pas faire d'observations à leurs parents; aussi n'osai-je
jamais blâmer le gaspillage de tant d'or!
A gauche, il y avait la mappemonde céleste qui me déplai-
810 REVUE DES DEUX MONDES.
sait parce que je ne voyais aucune ressemblance entre elle et le
ciel de mon jardin où je ne retrouvais pas les mêmes étoiles. A
droite, la mappemonde terrestre et ses lignes de navigation. Que
ju les ai suivies, que j'ai fait de voyages en marquant les escales
de mes petits doigts sales aux ongles mangés!
Oh! Baudelaire, que de petits enfants ont dans le cœur et
dans le sang l'Invitation au voyage!
En face du bureau une pendule noire dispensait le temps,
entre deux coupes noires, au-dessus d'un choubcrsky; il ronron-
nait et puis, plouf! on entendait la charge de charbon des-
cendre et une pluie d'étincelles incandescentes tombait dans
le tiroir aux cendres entrouvert. De chaque côté, deux fauteuils
de velours vert s'offraient avec disgrâce. Mais tout autour de la
pièce, dans les biblothèques, sur des rayons, s'étalaient, s'empi-
laient, s'écroulaient les livres, les divins livres! Comme mes
mains étaient toujours douteuses, il m'était défendu d'y toucher,
et je les contemplais, comme les fleurs du jardin, les menottes
sales derrière le dos; malgré un air frondeur et des boucles tou-
jours en mouvement, j'étais une petite fille très obéissante. Je
passais rapidement devant Y Histoire de France d'Henri Martin,
je distinguais parfaitement M. Taine de Sainte-Beuve, .parce que
l'un avait une couverture jaune à rinceaux marrons, et l'autre,
un papier gris bleu sur une grande édition. Je déchiffrais là-
dessus Port-Roy al; je savais qu'il ne fallait pas questionner bon
papa quand il préparait ses leçons pour Polytechnique ou qu'il
faisait ses rapports académiques; mais je supposais, puisque ce
port était royal, que ce devait être un refuge superbe pour des
bateaux magnifiques et spéciaux, comme j'en voyais sur une
vieille gravure de la salle à manger.
Quand on y réfléchit, je n'avais pas absolument tort quant au
fond ! Mais je m'absorbais surtout dans la contemplation de petits
bouquins grecs et latine et de classiques du XVIIe,'" dont les vieux
dos fauves charmaient mon œil; j'aimais déjà, sans m'en douter,
la couleur; il y avait aussi, au-dessus de ma portée, un Shaks-
peare; mes connaissances n'allaient pas encore jusqu'aux reliures
de vieux veau, mais celle-là me paraissait de satin, et j'aurais
aimé la caresser.
Donc, ce jour, où j'allais d'étage en étage en quête de dis-
tractions, je pris, sur le bureau de bon papa, un des papiers à
moi destinés; il y en avait un petit tas sons une pierre portant
EiNTRE DEUX JARDINS. 811
l'inscription : tombeau des Scipions à Rome. Je pria aussi un
crayon et je fis Un barbouillage quelconque, tout en rond; je le
tendis au complaisant bon papa : « Qu'est-ce que cela repré-
sente? — Oh I fit-il, le joli château ! quelle charmante demeure !
— Et ceci? repris-je, après avoir barbouillé un autre papier.
— C'est certainement, affirma le très complaisant bon papa, la
forêt où se perdit le petit Poucet. — Et cela? tendant mon troi-
sième barbouillage au trop complaisant bon papa qui crut cette
fois distinguer un navire battu par la tempête! L'enfance est
inlassable; triomphante de ces compositions où je ne croyais pas
mettre tant de choses, je prétendis continuer; mais bon pap;i
avait la vivacité tout près de la patience; il lança sachancelière,
ouvrit brusquement la porte : « Va-t-en, dit-il, tu es insuppor-
table et tu dépasses la mesure, laisse-moi écrire et va retrouver
tes mamans. » Et il me poussa dehors en faisant taper la porte.
J'étais prodigieusement vexée, d'autant que cet éclat où bon
papa n'avait mis aucune mesure avait été entendu du premier
étage, où mes mamans riaient de tout leur cœur de cette scène
qui n'arrivait pas pour la première fois !
Je m'effondrai sur une marche de l'escalier; la chatte passa
d'aventure ; je la saisis dans mes bras et je pleurai abondamment
dans sa fourrure :« Oh! Trotte-Menu, si tu savais, si tu savais !... »
Trotte-Menu savait si bien qu'elle ne s'affligea pas; elle se
mit à jouer avec les frisettes de mon front, les mordilla, s'étran-
gla, et finit par se fâcher, elle aussi...
IV. — BONNE MAMAN
Il y avait d'innombrables bonnes mamans; il yen avait de
redoutables, d'assez quinteuses, et de très séduisantes; les trois
principales étaient la bonne maman du matin, celle du dimanche,
celle du passe.
Celle du matin siégeait à la cuisine d'où montaient de
véhéments, •■ non non, non, non, non, non, non, » adressés de
l'accent le plus vibrant à la cuisinière au sujet du marché mal
fait ou d'un plat de confection douteuse. Maman, conciliante,
lui disait : « Mais laisse donc cette fille un peu tranquille, tu es
toujours sur <on dos. » Bon papa, très gourmet (il raffolait des
petits grands dîners), s'opposait : « Laisse ta mère, elle me fait
des sauces à faire revenir un mort! »
812 i BEVUE DES DEUX MONDES.
Bonne maman du dimanche, vêtue d'un long fourreau de
velours violet et coiffée d'une fanchon de dentelle blanche
piquée d'un bouquet de violettes de Parme, trônait, droite, dis-
tinguée et un peu hiératique, dans le grand fauteuil à gauche
de la cheminée du salon ; elle recevait, elle était toute à son
affaire et aurait carrément renié sa cuisine !
Bonne maman du passé n'était pas là régulièrement ; mais
les après-midi où ses pauvres yeux ne lui permettaient même
plus le tricot, elle s'asseyait à côté du feu sur une chauffeuse de
tapisserie, le dos à la fenêtre; et, son fin nez droit entre l'index
allongé et les autres doigts repliés, elle songeait profondément.
A quoi pensiez-vous, bonne maman, dans cette attitude énig-
matique ? Et que vous étiez loin de nous !
Ktiez-vous donc quelque part dans cette garrigue où vous
étiez née et qui avait imprimé sur vous tous ses caractères?
De fait, vous étiez, comme elle, comme ce pays de Montpellier,
tout vent ou tout soleil, pierreuse et difficile comme les sen-
tiers de chèvres où vous aviez joué, inattendue, provocante et
parfumée comme les collines que la lumière du Midi change
chaque jour, tempétueuse comme un jour de mistral, em-
brouillée comme un tourbillon de poussière sur une route
blanche, étincelante comme un ciel d'avril sur le Rhône,
ensorcelante comme un de ces petits chemins qui serpentent
dans les vignes et vont finir dans les buissons de thym entre des
oliviers charmants, où jouent des dieux inattendus. Vous étiez
tout cela et bien d'autres choses encore; tout ce divin Midi,
qui a l'air d'avoir sauté de Grèce chez nous en faisant un
bond par-dessus l'Italie, vous le faisiez passer dans vos récits
et vos contes, dans les histoires de vendanges de Vendargnes
et de chasses dans les lagunes d'Aigues-Mortes. Si bien que,
lorsque j'y fus à mon tour, quelque vingt-cinq ans après, rien
ne m'étonna, je reconnus tout, tout me fut familier. C'était ma
vraie patrie.
Soyez bénie pour m'avoir donné une si juste vision des
choses 1
Dans ce Montpellier, sous Louis XV à peu près, mon tri-
saïeul Lajard épousa la fille de son tailleur, parce qu'elle était
très belle, très blanche et du plus beau blond vénitien; mes
arrière-grand'lanles, désolées, penchèrent un peu plus leur
visage sur leurs broderies de laine, faites au point de chaî-
ENTRE DEUX JARDINS. 81-3
nette, sur de la toile piquée; on trouve encore ce genre de
broderie du xvinechez les antiquaires de ce coin du Languedoc.
Mon bisaïeul, Dominique, servit Bonaparte au Commissariat
des guerres; puis il épousa à son tour, le 23 germinal an XI,
la fille d'une petite commerçante, parce que, elle aussi, elle
était belle, blanche et rousse. Bonne maman, baptisée Mélanie>
naquit la neuvième de ce mariage; son frère aine avait déjà
vingt et un ans et jouait de la 'guitare sous les fenêtres des
belles. Mmo Lajard ne s'occupa guère de cette petite tard-venue
et l'abandonna à une vieille servante du nom de Bellou. Bellou
laissa bonne maman jouer à son aise avec les polissons de la rue
de la Blanquerie. Elle me racontait que, dans cette rue très en
pente, quand il y avait eu une grosse pluie d'orage, le ruisseau
devenait torrent, dégringolait avec un bruit de tonnerre, em-
portant tout ce qu'il rencontrait, dés, sous, ciseaux, enfin mille
merveilles.
Sur la foi de cette histoire, chaque fois qu'il avait plu un
peu fort, je demandais à grands cris à sortir pour explorer le
ruisseau de la rue Scheffer avant que les autres enfants n'eussent
tout pris!
Mme Lajard ne brillait pas par l'ordre ; elle avait la table hos-
pitalière et le cœur généreux ; mais elle ne connaissait pas plus
la valeur de l'argent que celle des tapisseries. Ainsi, un jour
d'hiver glacial, elle s'avisa que le carrelage de la salle à manger
n'était pas réchauffant, et elle dit à Bellou : « Dépends cette
tapisserie qui ne fait rien au mur, et coupe dedans des ronds
pour mettre sous les pieds. »
Cette tapisserie représentait l'histoire de Pénélope; les têtes
des prétendants allèrent s'aligner devant les chaises, comme
dans les parloirs de couvent; la toile de Pénélope fut dispersée;
et ce ne fut pas là la moindre des aventures que connut dans sa
longue carrière le divin Ulysse I
Un jour, Mme Lajard s'aperçut que Mélanie était insuppor-
table et elle la fourra au couvent. Les sœurs, Dieu ait leur âmel
se découragèrent très vite d'apprendre l'orthographe, l'histoire et
la géographie à cette paresseuse doublée d'une révoltée; mais
elles découvrirent qu'elle avait un talent merveilleux d'adresse"
dans les doigts; elle l'assirent à coudre, et Mélanie, à qui ce
genre de travail plaisait, fit merveilles sur merveilles aux dépens
de son instruction.
#14 REVUE DES DEUX MONDES.
La, j'embrouille les récits 'de bonne marnan; sa mère mourut,
étouffant d cherchant en vain a parler sans que personne songeât
à lui tendre un crayon, souvenir qui désespérait bonne maman
dans ses vieux jours.
Son père traîna, et elle dut le soigner avec un furieux
dévouement, car dans son testament, où à la vérité il ne laisse
rien, il lègue ses quelques meubles à Mélanie, pour les soins
remarquables qu'elle lui a donnés.
Bonne maman, jusqu'à son mariage, vécut très pauvre avec
son frère Achille et sa sœur Amélie, faisant avec elle d'admi-
rables travaux que vendaient les magasins de broderies de Mont-
pellier; ici se place un trou béant, je ne sais plus rien; de dix-
huit à trente ans, bonne maman, ^qu'avez-vous senti, qu'avez-
vous éprouvé? De quoi avez-vous vécu, de quoi avez-vous souf-
fert, qui avez-vous aimé? Une fille du Midi que le soleil chauffe
et que le vent brûle cache un cœur de braise.
Jolie Mélanie Lajard, à votre tour si blanch 2 et si dorée, avec
vos deux regards noirs au-dessus de votre nez de ligne antique,
vous qui chantiez les romances du Languedoc en patois, et à qui
on adressait des vers sur vos lèvres enlr'ouvertes comme un
boulon de rose, pourquoi n'avez-vous pas raconté votre cœur,
pour que je le raconte à mon tour? J'y toucherais avec autant de
vénération qu'on louche à ces taffetas anciens qui se fendent au
regard, ou à ces fines dentelles qui tombent en une poussière
ténue...
Bonne maman avait donc trente ans quand bon papa, récem-
ment sorti de l'Ecole normale, fut envoyé professeur à Montpel-
lier; il la rencontra chez des. amis, et, sans hésiter, lui si timide,
il lui vola un ruban rose. Je conserve ce ruban comme je
conserve la guitare de l'oncle Gustave qui a chanté l'amour sous
les balcons cintrés de Montpellier: ce sont de précieuses reliques.
Ils s'aimèrent, et un beau jour, on plutôt une belle nuit, à
minuit selon l'usage, ils se marièrent à l'église Saint-Pierre.
Bonne maman, par une bise glaciale d'hiver montpelliérain,
fit ses visites de noces en robe de mousseline courte, petits sou-
liers et manteau de Velours. Puis elle s'enferma dans la stricte
économie d'un petit ménage, jusqu'à ce que, deux ans après, le
succès de la thèse de bon papa l'envoyât professeur h Paris, dans
ce lycée Bonaparte où ton le la génération d'hommes qui bril-
lèrent depuis 1860 lui passa entre les mains.
ENTH.E DEUX JARDINS. 815
V. — MON VIEIL AMI
ïl était professeur de quatrième mu lycée J an son, et, sa classe
finie, il passait très souvent le matin à la maison ; un peu plus
jeune que bon papa, il l'aimait d'un dévouement absolu, avec
une admiration aveugle et un rien de respect. Cela me parais-
sait tout naturel que bon papa inspirât ces sentiments ; mais j'ai
remarqué depuis combien sont rares ces affections complètes,
sans envie, sans jalousie, avec un peu d'humilité dans leur pro-
fondeur 1 Vieux garçon et grand chasseur, il envoyait de la
Somme à bonne maman des lièvres très appréciés.
M. Dabout arrivait un peu avant onze heures, c'était le
moment du déjeuner, car bon papa se rendait à la Sorbonne au
début de l'après-midi, et il y allait en bateau, ce qui n'était pas
pour le mettre en avance. Dès onze heures moins un quart,
bonne maman activait la cuisinière et bon papa descendait des
hauteurs du deuxième étage ; il s'installait devant le poêle du
vestibule, rouge de coke, et, les mains derrière le dos, se rôtissait;
il lui arrivait de roussir son pantalon et de brûler ses souliers;
bonne maman s'indignait, mais lui restait d'une indifférence
olympienne : « Mon rêve, disait-il, serait d'aller en haillons dans
un carrosse à quatre chevaux. — Mais le malheur, s'écriait
maman, "c'est qu'en attendant le carross3, tu as les haillons I
Viens ici que je te brosse. » Et bon papa se laissait brosser de la
plus mauvaise grâce du monde ; le dos, ça allait encore, niais par
devant, c'était fatal ; il voulait justement essuyer ses lunettes, et
sa main rencontrait la brosse, qui, naturellement, le cognait.
Sur ces entrefaites, la bonne figure rose et les courts che.<
veux gris de M. Dabout paraissaient à la porte vitrée; aussitôt
rhes mamans le prenaient à témoin, et lui énuméraient les
derniers méfaits de bon papa, concernant généralement sa toi-
lette ou des économies ridicules de locomotion. Bon papa se
chauffait toujours de cet air innocent qui en sait plus long que
tout le monde. M. Dabout, bien embarrassé, ne voulant ni
donner tort à son idole, ni se compromettre, grattait son crâne
gris et rose en disant : « Ah ! ce bon papa, ce bon papa I »
VA tout le monde était satisfait.
Le jour où bon papa fut élu à l'Institut, ce fut M. Dabout
qui alla attendre le résultat dans l'antichambre de la salle des
816 REVUE DES DEUX MONDES.
séances. A la maison régnait nnn fièvre silencieuse : on entendait
la plume de bon papa grincer sur son papier. Pour ma part, j'avais
compris que la sagesse était le seul parti à prendre, vu les circons-
tances spéciales. Mes mamans s'agitaient : « Il devrait être là, »
disait bonne maman, dont la fanchons'étaitlégèrement déplacée.
Tout à coup, la petite porte brune au bout de l'allée fut brus-
quement poussée, et M. Dabout surgit, courant, son chapeau à
la main, les basques de sa jaquette sautant derrière lui.
« Le voilà, il court, cria maman, c'est que papa est élu ! »
Elle se précipita dans l'escalier et arriva à la porto en même
temps que l'excellent ami qui lui sauta au cou,ens'écriant : « Ça
y est ! »
Mon Dieu! était-il heureux! il était en nage, et les perles de
sueur se confondaient sur ses joues avec des larmes de joie ; tout
essoufflé, il ne pouvait plus parler. Bon papa descendait l'es-
calier avec, une majesté détachée que je soupçonne aujourd'hui
d'avoir été feinte!
Je venais d'apprendre dans mon histoire grecque que le cou-
reur annonçant à Athènes la victoire de Marathon, ayant couru
trop fort, mourut épuisé en arrivant. J'étais très préoocupée de
l'état de M. Dabout; mais je constatai avec plaisir qu'il ne
mourut point. L'entretien ayant tourné sur les voix que bon
papa avait eues ou pas eues, je retournai à mes propres affaires
dans le jardin.
Monsieur Dabout me faisait au jour de l'an d'appréciables
cadeaux tels qu'un panier à ouvrage, six cuillers en argent, ou
encore une inestimable boîte de cartes de géographie enpatiences.
je maniais avec une joie indicible les pays, et les Ilots de la mer,
et les continents; rien ne me passionnait comme la carte de
l'Océânie, très difficile à cause de la quantité de liquide; mais je
tenais bien en main mon Equateur et mes tropiques, et une fois
ceux-ci en place, le reste allait tout seul. Mes petites amies avaient
un gufii immodéré pour ce jeu, mais il fallait les surveiller,
pour que ces gâcheuses ne me perdent pas de morceaux ; je ne,
sais plus quelle es! la [.<\<fo qui m\i égaré le Portugal et la
pointe du Jutland !
L'année où je commençai à aller au cours, ma sage maman,
ma Minerve de maman, demanda à M. Dabout de me donner un
petit bureau de travail pour ranger mes cahiers et mes livres. Le
jour de la Saint-Sylvestre, le bureau arriva, solide sur ses quatre
ENTRE DEUX JARDINS.
811
pieds, noir, doté d'un grand tiroir et de quatre petits, et d'une
molesquine verte sur la planche qui se tirait pour écrire.
Je le reçus avec une suprême indifférence ; maman me fit
valoir les qualités sérieuses et diverses de ce meuble ; moi, je
trouvais que j'écrivais très bien sur la table du petit salon, et
j'estimais que mes livres n'encombraient pas la commode de
maman. Je m'endormis, convaincue que mon vieil ami allait
arriver déjeuner le lendemain avec 'un séduisant cadeau sous le
bras. Il arriva les mains vides, et son bon visage habituel me
parut tout à coup détestable ; devant mon silence de mauvais
augure, maman m'eng igea avec calme à remercier M. Dabout
de ses charmantes élrennes si utiles. Une tempête, une trombe,
un cyclone ne se déchaînent pas plus soudainement que moi ce
jour-jà :
— Ah ! c'est cela, ton cadeau ! Eh bien, il est joli ton cadeau,
je t'en fais mon compliment ! Tu peux le remporter, ton cadeau!
Non, mais a-t-on l'idée de donner à une petite fille pour ses
étrennes un objet de travail? Mais une chose pour travailler
n'est pas un cadeau ! etc., etc..
Maman, qui prévoyait beaucoup, n'avait pas prévu cela; il
y eut un moment d'embarras général ; mon vieil ami cherchait
un point d'appui dans l'espace, bégayait, s'excusait, offrait de
faire changer le malencontreux bureau par le magasin !
Malheureusement, j'avais l'éloquence courte ; et bien que bon
papa parlât toujours de la dignité avec laquelle je me tirais des
situations délicates, je ne sus pas me tirer de celle-là; au
comble de l'émotion, je me mis à pleurer; quand les enfants
pleurent, les parents reprennent le dessus.
Maman, seule coupable de ce fameux bureau, accabla mon
vieil ami d'excuses, de remerciements ; bonne maman renché-
rit ; on se moqua de moi abondamment; bon papa fut sans
doute spirituel et le déjeuner délicieux.
J'aime mieux ne pas me souvenir de la suite de ce néfaste
jour de l'an.
VI. — L AVENUE HENRI MARTIN
Le* enfants qui habitent le cœur de la ville sont las des
squares poussiéreux et soupirent après ce bois de Boulogne
lointain où on les mène un dimanche, par hasard.
TOMt Lvm. — 1920. 52
-S 18
REVUE DES DEUX MONDES.
Pour ma part, j'en étais saturée; c'était presque une pro-
menade quotidienne; sitôt après le déjeuner, vers midi, bon
papa prenait la Bévue des Deux Mondes, dont les gros caractères
se lisaient bien en marchant; et moi, mon cerceau ou ma
toupie avec son fouet ; et nous partions, tout le long dp l'avenue
Henri Martin. En toute saison, à cette heure-là, elle était roya-
lement déserte et parfaitement ennuyeuse pour une enfant;
mais si elle m'ennuyai! alors d'un boiit à l'autre, aujourd'hui*
il me plaît de la suivre, de la reprendre du commencement, et
d'aller lentement jusqu'à la fin, en flânant et en me souvenant,
précisément de ee pas de ilànerie qui impatientait la vivacité
de mes très jeunes années.
Au printemps, *je m'amusais à épier les progrès des gros
bourgeons de marronniers ventrus et poissés, brillants et vernis,
et des petites feuilles vert de cœur de laitue, plissées comme des
éventails, que je voyais s'élargir chaque jour ; puis, quand leurs
grandes palmes étaient formées, la quadruple voûte d'arbres
assombrissait l'avenue ; le soleil n'avait qu'une toute petite
place restreinte, sur laquelle les belles feuilles palmées étalaient
leur ombre nettement dessinée, mouvante au moindre vent.
Si la pluie tombait, il pleuvait aussi des (leurs de marronniers,
et c'était sur le trottoir une crème blanche et rose, au parfum
vanillé.
Un peu plus tard, je guettais la formation des petits marrons
verts; et si bon papa, rencontrait quelque connaissance et s'éter-
nisait à parler politique, je les comptais sur leur grappe et je
m'étonnais qu'elles n'eussent pas toutes le même nombre de
marrons.
Beaucoup plus tard, quand mes marrons avaient pris leur
belle couleur fauve et chaude, je m'en faisais un cortège le long
de l'avenue, les lançant à grands coups de pied pour qu'ils me
précèdent triomphalement. Maman affirmait que ce manège
abîmait mes chaussures; mais c'était une grave erreur. Vers la
même époque, j'admirais encore les dernières feuilles de mes
marronniers qui pendaient comme de larges gouttes d'or en
fusion ; et après, quand ils étaient dépouillés, de propos délibéré
je ne les regardais plus ; je l'ai déjà dit : l'hiver n'a pas de place
dans mes souvenirs.
Dès l'entrée de l'avenue, il y avait Je cimetière ; j'insistais
pour y être menée ; on refusait avec la même insistance. Ces
EISTRE DEUX JURDLNS. 819
grands murs de pierre verdie et très lézardée m'attiraient, le
surtout le jardin désordonné et étrange que j'apercevais, malgré
ma toute petite taille. Je ne m'arrêtais pas aux délicieux acacias
qui, encore maintenant, dessinent une dentelle aux fines ara-
besques sur le ciel ; et mon regard fouillait la masse sombre des
vieux cyprès pointus, ramassés sur eux-mêmes, pleins dépensées
filant vers le ciel par cette pointe qui vise le but comme, une
flèche, si difl'érents de ma vive aubépine et de mes tendres
marronniers. Je voyais quelques blancheurs émerger de ce noir ;
pour moi, c'étaient les fleurs des cyprès ; éprouvant le besoin
d'en être très sûre, je le dis à bon papa ; bon papa m'expliqua
que c'étaient les tombes que j'apercevais à travers le feuillage ;
cette explication ne me satisfit pas; je la jugeai erronée, et elle
ne fil que me fortifier dans mon idée première. « Non, non,
dis-je, ce sont les Heurs des cyprès, et c'est tout naturel qu'un
arbre noir ail des fleurs blanches, puisque notre aubépine verte
a des fleurs rouges ; maman m'a appris les couleurs complémen-
taires ; j'en suis certaine. » Et ne me souciant pas d'être éclairée
davantage, je donnai un sonore coup de baguette à mon cerceau
que je suivis sur le trottoir d'asphalte.
Apres le cimetière venaient de vraies montagnes ; elles
ondulaient, se vallonnaient, se couvraient au printemps de
coucous et de violettes, et offraient aux vaches et aux chèvres
une assez belle herbe. Un jour, je vis venir des hommes avec
des pioches, des tombereaux et des chevaux; on attaqua le ilauc
de ma montagne, on y fit de profondes tranchées; je vis
distinctement dans leur coupe la couche d'herbe verte, la couche
de terre noire, et puis la glaise jaunâtre; la verdure, les
racines des coucous et des violettes, la belle terre et le sable
s'empilèrent pêle-mêle dans les tombereaux ; on emporta je
ne sais où la montagne, et on la remplaça par de très vilaines
maisons. Peut-être sont-elles devenues très riches d'àraes et
d'idées par tout ce qui s'est exhalé d'humain entre leurs murs;
mais elles sont restées sans visage-.., je veux dire : sans
expression, parce qu'elles sont sans persiennes; leurs fenêtres
sont des trous à volets de fer repliés; les persiennes sont aux
fenêtres ce que les paupières sont aux yeux. Celles-ci font le
regard, le varient, le voilent, en cachant l'ardeur ou la malice ;
les persiennes animaient pour moi les logis blancs, bas et
vieillots qui bordaient jadis mon avenue. J'en faisais des per-
820 REVUE DES DEUX MONDES.
sonnes, je leur donnais des noms, j'interprétais leurs mouve-
ments comme les nuances d'un visage. Les volets peints de
blanc bleuté étaient-ils grands ouverts? C'était signe de fran-
chise, de bonne humeur, d'accueil hospitalier. Etaient-ils
demi-clos? c'était du mystère et un peu d'ironie. Un seul
volet battait-il au vent? quelle marque de désordre! Ou bien les
deux étaient-ils hermétiquement fermés? C'était quelqu'un qui
se cachait, voulant absolument éviter la curiosité de l'extérieur.
Quand j'avais épuisé tout ce que la vieille maison avait à me
dire, je donnais un coup de baguette à mon cerceau, mes
boucles sautaient sur mon dos, et je courais en interroger une
autre, charmée de l'aspect différent que prenaient chaque jour
les aimables logis.
Brusquement, ils s'arrêtaient, et c'était le chemin de fer. La
grille se dresse toujours sur le trottoir d'asphalte, celte grille
derrière laquelle j'ai passé des moments merveilleux au-dessus
de l'abîme noir où roulaient les trains. Bon papa savait bien
qu'une halte indispensable s'imposait là; et il se promenait de
long en large en lisant, le cher homme I
Oh! ces trains de ceinture! Comme je les ai embellis! comme
je les ai remplis de gens charmants et élégants, généralement
puisés dans les livres de Mme de Ségur! Comme je les ai lancés
dans des directions magnifiques, tirées de l'histoire sainte ou de
l'histoire grecque! Pauvres trains de fortifications et de banlieue,
vous n'avez jamais su les pays enchantés d'où je vous faisais
venir et vers lesquels je vous renvoyais généreusement!
Dans le tournant de la Muette, encadré de verdure, la loco-
motive apparaissait d'abord, avec son panache de fumée blanche.
Cette fumée grandissait, grandissait; on ne voyait plus qu'elle;
elle se développait en énormes cumulus; ses rouleaux d'ouate
se déroulaient, cachaient les maisons, puis le ciel ; et enfin, à
l'instant terrible de fracas où la locomotive s'engouffrait sous
le tunnel, la fumée engloutissait la grille, et aussi ma petite
personne; je ne voyais plus rien, je ne me voyais plus, j'étais
transportée, enivrée, soulevée, j'avais le vertige et je m'atten-
dais chaque fois à me retrouver en plein ciel, installée entre des
petits nuages pommelés...
Mais je me retrouvais cramponnée aux barreaux, à mesure
que les dernières volutes de fumée se dissipaient, quelepavsage
réapparaissait et que le fourgon des bagages passait, bon dernier,
EMP.E DEUX JVF.D.
avec un employé qui agitait un drapeau rouge en - riant
un peu.
Un coup d'oeil furtif v^rs bon : Bien, me disais-je. il
est très absorbé dans ure. ne disons rien, et attendons le
prochain train. •
La vision magnifique, l'enivrement de la fumée, le mil _-
éblouissant recommençaient, ej. jamais le L-tu panacha blanc
ne m'emportait : et jamais mon espoir ne -lit, et;
dérais avec un mépris profond les petits enfants qui regardai
r les trains, tout bêtement, en poussant de-
soupçonner tout leur mystère qui me troublait en r.
Mais, par malheur, il arrivait que bon papa parvint à la fin
d'un chapitre "U d'un article ; il s'apercevait alors de la lon-
gueur de la station qu'il avait faite la!
ce qu'il y en a pour jusqu'à demain?
A ite. en route, mon cerceau; car j'étais dressée a ne pas me
faire dir-r les choses deux fois.
Je ! - rapidement deux ou trois jardins, -t je m'ar-
rêtais de nouveau devant la villa Lamartine. Son aspect était
moitié champêtre, moitié alpestre; la maison me rappelait les
chalets que j'avais vus en Suisse, et dont mon vieil ami m'avait
donné une petite reproduction tre- qui ornait m
antipathique bureau; en etfet. c'était un grand chalet de :
bâti de Liai- dans une pelouse-prairie, avec un grand toit pointu
. pente des deux ec»tés. des balcons ajourés et découpés cou-
rant tout autour; au rez-de-che. usa les très
abritées par le balcon du premier étage: le tout était jaunâtre,
et les persiennes peintes de marron. Oui. j'avais déjà vu c-la
autour d- Berne ou de Bex. et je ne pouvais pas comprendre
comment cette habitation de montagne était descendue avenue
Henri-Martin en ce temps-là avenue du T: i milieu
de ce grand jardin ass-z désordonné: elle m'attirait, et. plus
qu'elle encore, m'attirait le cèdre qui l'abritait.
L s impressions d'enfance s'implantent pour tou
puis ces promenades qui débutaient au cimetière pour finir au
chalet Lamartine, rien n'a pu m'ôter du coeur les
cèdres, ces deux arL res s ses de caractère, qui mont tou-
jours parlé du ciel : l'un par son j t vers les fa
l'autre par 9( - ste de noble bénédiction. Ce cèc
plateaux su. :aie:it beaux! Comme . .ut vail-
822 REVUE DES DETTX MONDES.
larnmeut la neige d'hiver! Comme ils nie : .figuraient bien l'Im-
mensité 1 Ce sont eux qui m'ont conduite en Orient, à la suite de
mon histoire sainte : je voyais réellement les forêts du Liban
dont parlait mon Ancien Testament; pour aider la vision, de-
vant le cèdre, je louchais afin de voir double, et je rêvais d'une
voûte qui serait toute bleue; je n'en doutais pas, c'était par
une voie semblable que la magnifique reine de Saba se rendait
chez le non moins magnifique Salomon; à moins qu'elle ne
passât par la forêt d'abricotiers des portes de Bagdad; maman
avait justement lu devant moi à bonne maman un passage des
Mille et une nuiu où il était question de cette forêt, et je les
avais suppliées toutes les deux de multiplier l'unique abricotier
de notre jardin 1 Enfin, je ne sais pas quel diable d'itinéraire je
faisais suivre à cette pauvre reine de Saba, mais c'était la faute
de ce cèdre qui m'affolait d'espace, d'idées de cortèges et de
caravanes.
Bon papa m'avait dit qu'un grand poète avait habité ce
chai. >t.
Encore deux pas et nous étions au bout de l'avenue; bon
papa s'asseyait volontiers sur un banc, en face du parc de la
Mutile, il (Hait alors défendu par un large saut de loup, bordé
d'une simple balustrade de fer peinte en vert. On vient de le
combler, et plusieurs rangées d'épais arbustes, hâtivement
plantés, les uns contre les autres, sans choix et sans gra.ee,
dérobent à la vue le parc où se promena jadis Marie-Antoi-
nette. Combien plus symbolique était le grand et simple fossé
qui séparait du royal jardin le trottoir de tout le monde!... Je
m'appuyais à cette humble balustrade, et je regardais, au prin-
temps, les violettes qui fleurissaient, au fond du fossé, sûres de
n'être pas cueillies; à l'automne, les marrons que le vent y avait
poussés; une fois, un petit chat y errait éperdument, miaulant
et cherchant une issue ; sa situation me parut dramatique ; je
le voyais déjà mourant de faim et de soif; je lui tendis mon
cerceau pour l'aider à grimper; je réclamai l'intercession de
bon papa, qui vint voir, mais qui se rassit placidement en
déclarant qu'un chat se tire toujours d'affaire quand il -s'agit de
grimper ou de sauter, mais qu'il attend le moment où personne
ne le voit, sa dignité ne lui permettant pas de manquer son coup,
en public.
Une autre fois, je laissai tomber la baguette de mon cerceau;
ENTRE DEUX JARDINS 823
dans le saut de loup; on me gronda; longtemps je la vis à la
même place; puis l'hiver vint, la neige, l'herbe nouvelle, et je
n'y pensai plus.
Du côté du parc, une plate-bande longeait le fossé, plantée
de rosiers alternant avec de petits ifs taillés; un bassin rempli
d'eau reflétait le ciel au milieu d'une grande pelouse d'où par-
taient de hautes futaies; juste en face, le Mont Valérien était,
un banc de pierre sous une ton ne lie toute rustique, un char-
mant et simple vieux banc, indiqué comme lieu de repos' à la
sortie des majestueuses allées.
Par une fin d'après-midi, je vis un jour deux femmes cji
blanc assises là; je vis aussi qu'elles étaient tristes; elle* se
levèrent et s'en allèrent lentement, en se tenant par la tailte,
autour de la pelouse, et puis rapetissèrent peu à peu dans une
des allées en nef de cathédrale. Leur tristesse m'intrigua beau-
coup; je connaissais bien celle de maman; mais maman me
paraissait un cas unique ; et comme je ne rêvais que de jardins,
je n'imaginais pas qu'on put promener un souci parmi, des
tilleuls aussi odorants et des marronniers aussi glorieux.
VII. — MALENTENDUS
Longtemps, j'ai couché sur un petit lit, séparé de celui de
maman par un tapis de fourrure noire ; il était doux a. mes
petits pieds nus, et aussi à mes genoux lorsque je faisais ma
prière.
Maman me bordait, me recommandait de m'endormir vite,
soufflait la bougie, puis disparaissait par la porte du petit salon ;
une dernière raie de lumière, la serrure grinçait, et j'étais
dans le noir. Mes mamans décrétèrent un beau soir que je
mettais trop longtemps à m'endormir; elles me fixèrent un
certain nombre de minutes au bout desquelles je serais privée
de dessert pour le lendemain si mes juges me trouvaient encore
éveillée; bien entendu, les deux premiers jours, énervée par
cette menace, je ne pus m'endormir, et je me passai de dessert;
le troisième jour, après avoir examiné à fond la question,
j'estimai (et tout le monde me donnera raison) que j'étais vic-
time d'une injustice et qu'il fallait en finir avec cette honnêteté
de garder les yeux ouverts quand on ne dort pas !
Le soir venu, je fermai les paupières, en prenant grand soin
824 REVUE DES DEUX MONDES.
de ne pas les plisser, je me fis un petit souffle régulier, et
j'attendis; maman entra, m'examina, et rentra satisfaite dans
le petit salon, en disant : « Le procédé a été excellent, elle
dort. »
Ce soir-là, je doutai de la franchise.
J'avais alors sept ans, j'allais au cours; j'étais très versée en
mythologie, je savais mes déesses sur le bout du doigt, j'avais
fourré mon petit nez en l'air et curieux dans un tas de livres
et j'avais ainsi des lumières diverses qui m'illuminaient. J'en
acquis de nouvelles au Chàtelet, où Mme Carnot invita maman à
me mener voir M. de Crac; je fus fascinée par le ballet; je me
retournai vers maman et lui dis de cette voix aiguë et impi-
toyable des enfants, qui s'entend à une lieue à la ronde :
« Dieu ! que ces jeunes filles ont dû être bien élevées pour
danser si bien! » Mme Carnot éclata de rire, de ce rire cristallin,
frais et musical qui faisait partie d'elle-même comme son regard
ou sa bonté. Je le lui ai encore entendu, chez elle, à Presles,
trois semaines avant sa mort, et j'ai toujours dans l'oreille cet
égrènement de perleSj
A quelque temps de là, ce fut le Tour du monde en quatre-
vingts jours; j' étais conquise par le théâtre pour toujours; j'en
rêvai tout éveillée, ce qui n'aurait eu aucun inconvénient, mais
j'en rêvai tellement la nuit que j'en parlai en dormant. Mes
mamans s'en inquiétèrent. « Que cette enfant est agitée! »
dirent-elles. Par malheur, ce fut le moment que maman choisit
pour me mener au Louvre voir les antiquités égyptiennes et
assyriennes; il est classique d'ennuyer l'enfance de toutes ces
nécropoles et de la régaler de tombeaux et de momies, au lieu
de lui former l'œil par le spectacle de choses vivantes. Or il
arriva qu'entre deux salles de momies, au premier étage, nous
traversâmes tout à coup un grand salon, qui me remua jus-
qu'au fond des entrailles; je reconnaissais des amis, et, d'une
voix de tête exaspérée, je les énumérais à maman : « Voici
Agamemnon que sa mauvaise femme tue. Voici l'enlèvement des
Sabines, — que ces femmes sont jolies 1 — Et Napoléon qui
couronne Joséphine! Et quel est ce naufrage? Et cette jolie
dame en blanc? » Je venais de découvrir Mme Récamier; j'avais
échappé à maman, et, de plus en plus excitée, j'allais d'un
tableau à l'autre; les copistes riaient; quant à moi, je me sou-
viens que je vivais un instant incomparable.
ENTBE DEUX JARDINS. 825
Mais, en un tour de main, maman m'enleva, me fit dégrin-
goler l'escalier, sauter en tramway, et m'enjoignit de me taire.
Aussitôt à la maison, encore essoufilée, elle conta mon cas a
bonne maman, qui décida dans sa sagesse : « Il faut faire venir
le docteur. »
Le docteur écouta avec bienveillance les discours du maman ;
j'avais préparé les miens, qui nie paraissaient fort intéressants,
puisque c'était moi le patient, mais je fus priée de les ren-
gainer.
— Eh bienl madame, dit en substance le docteur, c'est très
simple; cette enfant est un peu anémique, assez exciter et
enthousiaste; il lui faut beaucoup de calme, pas de théâtre, [tas
de musées surtout, rien qui la surexciie.
— Alors, monsieur, interrompit timidement maman, il faut
peut-être cesser tout travail?
— Non, madame, vous pouvez la faire travailler.
Ceci mit le comble à mon indignation ; mais j'invoquai les
héros romains que m'avait révélés le Rollin du jeune âge, et je
ravalai stoïquement ma colère ; seulement, mon petit front res-
tait barré d'un premier pli de scepticisme1, je soupçonnai les
médecins de parler dans le sens qui fait plaisir à leurs clients,
et j'eus la révélation du danger qu'il y a à donner un libre cours
à ses impressions. Et tout au fond, je traitai d'âne le docteur qui
jugeait qu'on pouvait me faire travailler sans danger.
Vers cette époque, j'eus une coqueluche dramatiquement
suivie d'une bronchite; elle avait été précédée d'une rougeole
qu'avait devancée une varicelle; et je crois bien que ce fut la
même année qu'une belle nuit je m'offris une crise de faux
croup! On crut d'abord que c'était le croup tout court, mais je
m'en tirai à mon honneur et il resta célèbre.
Après ces maladies, le plus dur fut de reprendre le piano.
Pauvre maman! combien je vous ai fatiguée, avec mes
doigts raides, ou crochus, ou trop mous, et ma mauvaise vo-
lonté involontaire! Et combien je vous remercie de m'avoir
inculqué de force l'amour de la divine musique!
Quand vous jouiez, vous me remplissiez l'àme de mélancolie
et de vague inconnu; vous jouiez avec un sentiment très parti-
culier des choses tristes; lentement et souvent le Clair de
lune, ou bien ['Impromptu de Chopin; à présent, j'entends les
accents et l'étrange angoisse que vous y mettiez, et je ne peux
82G REVUE DES DEUX MONDES.
plus supporter que personne le joue, sans hausser les épaules.
Chopin n'est pas un musicien accessible à tous et à tous les
temps. Ce fut le musicien d'une époque, de certaines femmes,
de certaines vies. Ce fut votre musicien, maman, et si vous ne
jouiez pas toutes ses notes (parce qu'il en mettait vraiment
beaucoup), vous ne manquiez aucun de ses cris, aucune de ses
i ii foutions ; toutes ses douleurs renaissaient sous vos doigts1; et
tous ses paysages passionnés, toutes ses âmes différentes, vous les
faisiez défiler.
Vous me disiez que, jeune fille, c'était votre terreur de jouer
sur certain chaudron d'une amie de bonne maman, et qu'un
soir, Gounod étant venu, y joua à son tour et fit du chaudron un
orchestre! C'était exactement ce que vous faisiez du piano de
mes gammes et de mes exercices; et vous me surexcitiez telle-
ment les nerfs, qu'au moment où vous jouiez ke mieux, il fallait
absolument que j'aille faire au jardin quelque sottise pour me
remettre d'aplomb!
Mais il faut que chacun sache, maman, qu'un jour, à ce
môme piano, vous me cassâtes une règle sur le dos 1
La voyez-vous encore, cette petite règle noire? Fatiguée de
tant parler, vous l'aviez choisie pour transmettre vos observa-
tions à mes doigts désobéissants; de là, elle grimpa sur mes
épaules, et, un beau matin, elle s'y brisa, dégoûtée du rôle déso-
bligeant que vous lui faisiez jouer!
Oh! je sais bien que vous prîtes le ciel et la terre à témoin
(la terre surtout) que cette règle était pourrie! Et moi, j'allnis
de mon côté, montrant à tous les deux morceaux que mon
épaule *avait séparés à jamais et qui étaient la preuve de mon
martyre musical.
Certes, je n'eus pas le triomphe modeste et il y entra beau-
coup de malice; vous le saviez bien, maman; et vous savez aussi
que si je le raconte aujourd'hui, c'est une manière comme une
autre de baiser tendrement votre chère mémoire.
Marie Perrens.
(A suivre *)
SOUVENIRS
DE LA BATAILLE D' AURAS
H m
IV. — LA BATAILLE DU i OCTOBRE
Au point du jour, je fus appelé par le général de Maud'huy
qui venait de faire téléphoner aux corps d'armée qu'il résul-
tait d'un renseignement spécial que l'attaque des 'Allemands
devait être continuée aujourd'hui sur toute la ligne et qu'on
devait tenir avec opiniâtreté en continuant à se fortifier.
Et immédiatement je fus envoyé de Dou liens a Arras pour
y prendre la situation du corps provisoire.
Devant la glace de mon auto qui tilait ver- l'Est, le soleil se
levait sur la campagne où traînaient des fumées de brouillard,
blanc comme la neige de Moravie, comme les marais glacés de
la Bistritz...
— Austerlitz ?
Et ce fut le cœur plein d'espérance et de foi que je vis surgir
fièrement, sur l'horizon d'or et de sang, les tours d'Arras.
J'y arrivais pour apprendre ceci :
La division de droite général Barbolj tenait toujours de la
Chapelle de Feuchy au Point du jour, et le « couloir de la
Scarpe » était enfin barré.
Malheureusement, la division de gauche général Fayolle)
avait été très violemment attaquée pendant la nuit surtout sur
(i) Voyez tel Revive du i"-aoùt.
828 REVUE DES DEUX MONDES.
sa gauche, avait perdu Méricourt et Willerval et avait dû
reculer de 4 à 5 kilomètres en découvrant Lens. Elle semblait
s'être arrêtée sur le front Petit- \ ny, BailleuL, c'est-à-dire sur
cette célèbre falaise boisée qui marque à l'Est l'extrémité des
coteaux d'Artois, et domine « la plaine de Douai. »
C'était la position essentielle à fortifier et à défendre à tout
prix. Mais le corps provisoire n'avait plus de réserves et plus de
munitions.
— Dites bien, me répétait le général d'Urbal, que, soit à la
division Barbot, soit à la division Drude, il n'y a pas un obus
dans les coffres des sections de munitions, et qu'à la division
Fayolle il reste aux sections 50 coups par pièce. Or je suis
obligé de dépenser beaucoup d'obus pour soutenir mon infan-
terie. Dites enfin que la division Fayolie me demande des ren-
forts et que je suis hors d'état de lui en fournir...
Lorsque, vers 9 heures, je revins auprès du général de
Maud'huy à la station de Dainville (4 ou o kilomètres d'Arras)
avec ce compte rendu peu réjouissant, j'appris un événement
bien plus grave encore : tout le front du 10e corps venait de cra-
quer. En particulier, Neuville-Vitasse, après une lutte acharnée
où le village était passé deux fois de main en main, avait finale-
ment été enlevé par une très forte attaque allemande partant
de l'Est et du Sud, et la chute de ce point d'appui, combinée
avec un nouveau recul des territoriaux, avait amené la chute
de toute la droite du corps d'armée : Hénin-sur-Cojeul et la
cote 101, puis Boiry-Becquerelle, Bovelles, Hamelincourt et
Moyenneville...
Un vaste trou dans la région d'Adinfer-Ransart s'était
ouvert ainsi entre la droite du 10e corps en retraite vers le
Nord-Ouest et la gauche des territoriaux en retraite vers l'Ouest.
Au Nord d'Arras, la cavalerie était impuissante à couvrir Lens
qui tombait à ce moment même aux mains des Allemands. Et
nous étions menacés d'être à noire gauche coupés du 21e corps
comme nous étions menacés de l'être, à droite, de la 2e armée.
Ce fut un moment tragique. Mais l'émotion et l'anxiété
furent vite refoulées au fond des cœurs ; et, vers 10 heures, le
général de Maud'huy donna successivement l'ordre :
— Au 10e corps de tout faire pour se reformer et tenir
solidement sur le front Tilloy-Beaurains-Mercatel, face à l'Est,
et, au minimum, sur le front Mercatel-Ficheux face au Sud (où
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aBBAS. 820
la cavalerie de corps devrait chercher le contact de la 8e divi-
sion de cavalerie que le général de Gastelnau allait jeter dans
le trou (10 heures 30).
— Au corps provisoire, de tenir à tout prix pour donner
au 21" corps (13e division) le temps de débarquer et d'agir
par La Bassée sur la droite ennemie (10 heures 45); puis de
reporter immédiatement en arrière d'Arras sur Beaumetz-
les-Lnges ies débarquements en cours de la 45e division
(Général Drude) (11 heures).
— Au corps de cavalerie, de grouper ses trois divisions
vers Givenchy et de s'opposer au débouché des forces ennemies
de Lens dans notre flanc gauche (H heures 30).
Alors pendant trois heures (11 heures 30-14 heures 30)
ce fut dans la petite chambre de la station de Duisans une
angoissante attente.
L'impossible avait été fait pour faire envoyer des munitions
au général d'Urbal dont la droite venait d'évacuer la chapelle
de Feuchy et reculait vers Tilloy. Une brigade de la 45e divi-
sion avait pu débarquer à Arras. L'autre débarquait à Beau-
nietz et recevait l'ordre de se porter immédiatement vers le
Nord à Duisans en réserve générale. L'artillerie du générai
Drude commençait à débarquer a Doullens. Tout autour d'Arras
la canonnade faisait rage.
Heureusement, vers 14 heures 30, l'espoir reprenait le
dessus: le général Desforges venait lui-même rendre compte
verbalement que « son corps d'armée avait pu se rétablir sur la
ligne Feuchy-Tilloy-Beaurains-Mercatel-Boisleux-Saint-Marc-
Boisleux-au-Mont. «C'était là plus que n'en avait d'abord espéré
le général de Maud'huy.
Alors, à 15 heures 10, le général de Maud'huy donna auda-
cieusement l'ordre a l'artillerie du général Drude, arrêtée en
gare de Doullens, d'aller « sans sourciller » débarquer à Arras
même, avec mission de mettre ses deux premiers groupes
débarqués a la disposition du général d'Urbal et d'envoyer le
troisième a Duisans rejoindre la brigade de réserve générale.
Pendant ce temps, la brigade de cavalerie Chêne repoussait
au point du jour de nouvelles attaques ennemies et le général
Fayolle rendait compte qu'il se maintenait sur ses positions de
Petit- Vimy, Vimy, Farbus et Bailleul.
Mais le général d'Urbal demandait des réserves plus fortes
830
REVUE DES DEUX MONDE9.
pour soutenir sa gauche et relever sa droite. Alors, à 18 heures,
le ge'ne'ral de Maud'huy lui lâcha ses dernières réserves et me
chargea de lui porter une lettre qui lui donnait la dernière
brigade débarquée de la 4Me division (brigade de Duisans), de
même que le dernier groupe de l'artillerie divisionnaire de
cette 45e division.
Le général commandant le corps d'armée provisoire dis-
posait donc de toute la 4oe division et de toute l'artillerie de
cette division; mais il ne devait employer la brigade de Duisans
qu'à la dernière extrémité.
Le général d'Urbal restait en outre seul juge de l'opportu-
nité d'arrêter ou non les transports et ravitaillements à Arras.
Je trouvai vers 18 heures 30 le général d'Urbal et le colonel
Monroë dans leur petite maison du faubourg Saint-Sauveur;
et, toujours calme et souriant, le général d'Urbal me dit :
— Ma situation? Dites au général de Maud'huy que « ça a
tenu... mais sur la corde raide, sans une réserve. 11 y a des
gens qui ont brûlé jusqu'à leur dernière cartouche (le 236e) :
mais à 17 heures, Bailleul tenait toujours. Ajoutez enfin qu'au-
jourd'hui le corps de cavalerie Gonncau nous a çendu les plus
grands services.
• Quand, à 20 heures, je rejoignis le général de Maud'huy à
Saint-Pol, il venait de se mettre à table, avec ses officiers.
— Eh bien I En un mot?
— La situation est excellente, mon général.
J'eus à peine lâché ce mot-là que tout le monde me regarda
avec stupéfaction. Le lieutenant-colonel des Vallières souriait.
D'autres visages se déraidirent.
— C'est bon ! Je ne veux pas en entendre davantage, me dit
le général de Maud'huy, asseyez-vous, le reste importe peu...
L'ordre qu'il avait donné pour la nuit était le suivant :
« Tenir partout. » Après le diner, je lui rendis compte en {létail
de ma mission, et nous reçûmes deux télégrammes intéressants.
L'un "du général Brugère annonçant qu'il n'avait pu re-
prendre Bucquoy et avait perdu Puisieux-au-Mont. Les 81e et
28e divisions territoriales étaient particulièrement éprouvées.
Le général Marcot avait été tué. La brigade mixte du 29e corps
d'armée n'avait pas pu donner, et tout l'effort de la lutte avait
été supporté par Jes territoriaux dont la fatigue était extrême
L'autre télégramme était du général de Castelnau, qui an-
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 881
nonçait l'arrivée du général Foch, délégué pour prendre une
décision au nom du général J offre, et approuvait le général de
Maud'huy, en attendant, de tenir en faisant appel à tous ses
renforts. Ce télégramme nous apprenait enfin que le détache-
ment d'armée du général de Maud'huy était constitué en armée
indépendante, sauf en ce qui concernait les services de l'arrière,
jusqu'au moment ou il pourrait lui être constitué une Direction
des Etapes et des Services.
Nous devenions 10e Armée et je croyais pour le lendemain,
malgré tout, à ma « situation excellente. »
V. — LA BATAILLE DU 5 OCTOBRE
Hélas! pour la seconde fois la réalité n'allait pas répondre à
ma trop belle confiance, et la journée qui commençait allait être
au contraire pour nous lapins tragique de celte longue bataille.
Je fus alerté dans la nuit : de graves événements venaient de
se produire qui risquaient de transformer notre offensive en
un désastre : c'était, cettefois-ci, le fléchissement au Nord d'Amis
de toute la gauche du corps provisoire.
Voici comment le général de Maud'huy venait de l'ap-
prendre.
A trois heures du matin, il avait envoyé au général Joffre
un télégramme qui concluait par cette impression que, sauf
incidents de nuit, il comptait maintenir ses positions et espérait
même prendre l'offensive dans l'après-midi ou au plus tard le hui-
dt'/nain matin. Or, à peine ce télégramme était-il expédié, que
le général Conneau, commandant le corps de cavalerie, avisait
le général de Maud'huy que l'infanterie ennemie venait d'enle-
ver Givenchy à la gauche de la division Fayolle.
Immédiatement, à 3 heures 15, le général de Maud'huy
envoyait ce renseignement au général d'Urbal en lui demandant
défaire assurer ses positions de ce coté, et il prescrivait aux
1er et 2e corps de cavalerie d'agir contre l'aile droite ennemie.
Mais a 4 heures 45, le général Conneau communiquait de
nouveaux renseignements qui signifiaient que tout le front de
la division Fayolle venait de craquer et qu'elle avait perdu cette
fameuse crête du « Télégraphe, >> celle falaise hoisée qui forme
à l'Est l'extrémité des coleaux d'Artois et dominé la plaine de
Douai, position jugée la veille « essentielle a fortifier et à dé-
S32
REVUE DES DEUX MONDES.
fendre à tout prix. » D'un seul coup, l'ennemi venait d'enlever
Souciiez, Givenchy, Petit-Vimy, Vimy, Farbus, Thélus et com-
mençait à s'infiltrer dans la direction de la Targette, cote 140.
La liaison du corps de cavalerie avec la division Fayolle
était perdue. Le général Conneau avait donné l'ordre à sa
cavalerie de battre en retraite sur Villers-au-Bois et Mont-
Saint-Eloi, en recherchant la liaison avec la division Fayolle.
La 10e division de cavalerie avait été alertée et placée vers
Marœuil pour servir de repli. L'ennemi, à Givenchy, était estimé
à une brigade d'infanterie... C'était là peut-être un désastre
pour toute l'armée...
Et le corps provisoire qui ne disait rien! Un officier y fut
envoyé en toute hâte et revint à 1 heures au poste de comman-
dement d'Aubigny avec des renseignements signés du général
d'Urbal lui-même et qui confirmaient ceux du général Conneau.;
Le général d'Urbal faisait appel à la 45e division pour réta-
blir la situation. Il avait prescrit au général Drude de se porter
avec un régiment de la 89e brigade sur Roclincourt, de prendre
le commandement du secteur Bailleul-Athies et de reprendre
les positions perdues. Il avait prescrit en même temps au
général Fayolle de réoccuper avec l'aide de la brigade Qui-
quandon, de la 45e division, les hauteurs au Nord de Thélus
et de Neuville-Saint-Vaast.
Mais il fallait prévoir Y évacuation d'Arras. Alors, avec le
dernier régiment de la division Drude, le général d'Urbal fai-
sait en même temps organiser une position de repli sur les
hauteurs au Nord de la Scarpe entre Etrun et Acq et il don-
nait l'ordre au général Fayolle de faire préparer un point
d'appui, sur les hauteurs au Sud de Carency, pendant que le
général Barbot devait enfin, s'il était contraint à la retraite, se
retirer au Sud de la ville par Dainvilie sur Duisans et Warlus,
Ce n'était pas gai...
Le général de Maud'huy ne disposait plus que des éléments
de la 43e division (21e corps d'armée) qui débarquait en ce
moment à Saint-Pol. Il donna immédiatement l'ordre de
« pousser, en auto, tout ce qu'on pourrait de cette infanterie de
Siint-Pol sur Aubigny, » et reçut avis que le ravitaillement en
munitions avait pu être fait cette nuit pour toule l'armée.
Or, voici qu'après la gauche, c'était maintenant la droite de
l'armée qui menaçait de lâcher. A 7 heures 30, le 10e corps
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 833
rendait compte qu'il avait maintenu sa gauche pendant la nuit,
mais que sa droite « menacée du Sud » avait dû se replier sur
Ficheux; et le général de Maud'huy lui donnait sur-le-champ
l'ordre de « maintenir à tout prix ses positions, » et d'occuper
Blaireville et Ransart. Mais à 8 heures 15, un officier du 10e corps
revenait rendre compte que sa droite était de plus en plus
« menacée » au Sud-Ouest de Ficheux, « vers Blaireville... »
et le capitaine R. téléphonait du central d'Arras que la gare de
Beaumetz-les-Loges, sur la ligne Arras-Doullens, était bom-
bardée. Il n'était pourtant pas possible de mettre en doute de
pareils renseignements...
Est-ce qu'après notre gauche, la retraite allait maintenant
gagner tout le 10e corps?
Le général de Maud'huy prescrivit immédiatement d'en-
voyer à Beaumetz quelques éléments d'infanterie pris sur sa
nouvelle réserve d'armée qui débarquai! à Saint-Pol et qui
n'était même pas encore arrivée sur le champ de bataille: puis
il appela au téléphone le général Anthoine, chef d'Etat-major
du général de Gasteliiau, dans l'intention de lui demander de
soutenir la droite de la 10e armée.
Je retrouve les quelques notes incomplètes que j'avais sté-
nographiées sur le vif au cours de cette conversation. Les voici,
datées de 8 heures 30 :
— Vous tenez ?... de part et d'autre de' la Somme?... Mais?..
Danger à gauche?... attaque ?... par Ransart vers Beaumetz. .«
fortes inquiétudes!... Oui... Oui... Mais... Est-ce qu'il n'y a pas
moyen d'envoyer quelque chose dans le dos de ces gens-là?...
Où est la 8e division de cavalerie?... On ne la trouve plusl..„
Non. ...On ne sait pas?... Elle a reçu l'ordre de nous aider?.. «
Oui... J'ai reçu l'ordre de tenir, je tiendrai... mais il faut remar-
quer que plus je liens, plus la situation devient dangereuse...
Oui... J'ai tout préparé pour Saint-Pol... Je ferai ce que je
pourrai... Ah? Le général Foch doit être ici dans 1 heures...
Mais une demi-heure plus tard, à 9 heures, la situation
devint tout à fait « angoissante, » à la nouvelle que des obus
allemands venaient de tomber sur la gare de Saulty, sur la
ligne Arras-Doullens, à 1S kilomètres à l'Ouest d'Arras... et
que l'ennemi continuait à progresser aux deux ailes de l'armée,
menaçant de l'encercler dans Arras.
Le général de Maud'huy estima qu'il fallait s'occuper de
TOME LVI1I. — 1920. 53
834
REVUE DES DEUX MONDES.
préparer des échelons de repli à l'Ouest d'Arras et qu'il ne
fallait plus compter que le mouvement du 21e corps au Nord
(43e division) « se fasse sentir à temps sur Lens. » Alors, à
9 heures, et en raison des progrès de l'ennemi devant l'aile droite
du 10e corps, il prescrivit au commandant du 10e corps de
dégager du monde sur son front et de former avec ses troupes
disponibles et celles ainsi récupérées, des échelons refusés à
Rivière et à Beau me tz.
Cet ordre fut remis par le lieutenant-colonel des Vallières à
un officier de liaison du 10e corps qui arrivait juste à ce mo-
ment (9 heures 10) pour rendre compte qu'à son corps
d'armée... « la situation était sérieuse, mais non compromise; »
que le 10e corps avait été atta'qué de front « et débordé sur sa
droite; que Ficheux avait été « abandonné », maisque Mercatel
tenait toujours. Enfin il ajoutait que « le général Desforges
avait l'intention de faire fortifier Wailly » (S kilomètres Sud-
Ouest d'Arras...)
— Mais nonl lui répondit le lieutenant-colonel des Val-
lières, dites de la part du général de Maud'huy au général
Desforges d'évacuer le saillant de Mercatel et de récupérer du
monde pour étendre sa droite davantage vers le Sud. Ce n'est
pas Wailly, c'est Beaumetz-les-Loges qui est important. Il faut
que le 10e corps envisage un mouvement de recul par le Sud
d'Arras, entre Arras et Beaumetz. Dites au général Desforges de
se rétablir sur la ligne 1W mains-Rivière... et prolongez votre
droite vers le Sud le plus possible... avec des échelons refusés.
A neuf heures 30, le lieutenant-colonel des Vallières était
occupé à rédiger un ordre analogue pour le corps provisoire,
lorsqu'il fut interrompu par l'arrivée d'un officier de cavalerie
qui venait rendre compte au général de Maud'huy qu'une
colonne ennemie de toutes armes marchait de Souciiez sur
Ablain-Saint-Nazaire menaçant notre ilanc gauche. Ce nou-
veau renseignement « pessimiste » mit le comble à l'anxiété.
Nous n'avions plus une réserve disponible à pied d'œuvre.
Il ne restait plus que les quatre bataillons de chasseurs de la
43e division qui débarquaient en ce moment à 40 kilomètres
du champ de bataille, à Saint- Pol...
Que faire?
Le général de Maud'huy leur envoya immédiatement par
message téléphoné l'ordre de diriger de suite et sans faire de
SOUVENIRS DE LA BATAILLE D ARRAS. 833
grand repos les troupes débarquées à Saint-Pol sur la grand'-
route d'Arras à hauteur d'Aubigny.
Il était exactement dix heures. Penchés l'un près de l'autre
sur la carte, le général de Maud'huy et le lieutenant-colonel
des Vallièrcs étudiaient l'abandon d'Arras et le repli de l'armée,
lorqu'une auto s'arrêta devant la porte de la petite maison
d'Aubigny et le général Foch pénétra « en coup de vent » dans
notre salle. Il s'arrêta net au seuil, jeta un coup d'oeil rapide
sur la scène, remarqua l'angoisse qui couvrait les visages, et
comprit tout...
Alors il tendit ses bras ouverts au général de Maud'huy et
lui dit d'une voix vibrante :
— Maud'huy, je vous embrasse pour tout ce que vous avez
fait, et pour tout ce que vous ferez ; vous entendez bien ! pour
tout ce que vous ferez!...
Puis, se retournant vers nous, il ajouta avec un geste parti-
culier :
— F...ez le camp.
Nous ne nous le fimes pas répéter deux fois et nous pas-
sâmes dans la pièce à côté, le laissant seul avec le général de
Maud'huy et le lieutenant-colonel des Vallières.
Il était inutile d'écouter pour savoir ce qui se passait. A
certains moments, des éclats de voix ébranlaient la maison.
— Je ne veux rien entendre 1 Vous comprenez! Je ne veux
rien entendre! Je suis sourd 1... Je ne connais que trois ma-
nières de combattre... Attaquerl... Résisterl... F... le camp...
Je vous interdis la dernière.*. Choisissez entre les deux pre-
mières!...
Puis la voix s'adoucit. Des mots encore venaient j usqu'à nous :
— Tout le 21° corps... Manœuvrer?... Tenir?... Partir?...!
L'avez-vous fait?... Des échelons I II faut trouver une ligne do
résistance.
La conférence durait ainsi depuis une demi-heure environ
lorsqu'à dix heures 30 arrivèrent coup sur coup un officier du
général d'Urbal disant que le renseignement de dix heures
concernant la colonne ennemie de toutes armes en marche de
Souchez sur Ablain était probablement « exagéré; » et un
officier aviateur rendant compte que contrairement à ce qu'on
craignait « il n'y avait que peu de choses à notre gauche... »Ouf!
Et à onze heures, pendant que je prenais au téléphone un
836 REVUE DES DEUX MONDES.
message du général Joffre disant en substance au général de
Maud'huy : « Bravo! Allez-y! » le lieutenant-colonel des Val-
lières expédiait en toute hâte au corps provisoire et au 10e corps
deux officiers pour « les retenir, » arrêter les ordres de retraite ;
leur dire de « tenir à tout prix » et les prévenir qu'au lieu de
« partir, » l'armée allait repasser à « l'attaque générale!... »
La France était sauvée.
La retraite vers Abbeville ou Calais était évitée... Les futurs
sous-marins allemands n'auraient pas leurs ports dans le cœur
de la Manche...
Qu'avait apporté, qu'avait promis, que savait de plus que
nous le général Foch? Je l'ignore. Mais je sais qu'en arrivant
ce jour-là, à cette heure critique, il nous a aidés à gagner une
partie perdue.
Alors, comme par miracle, les physionomies s'éclairèrent,
et le lieutenant-colonel des Vallières rédigea pour la cavalerie
des ordres énergiques. — Les deux corps de cavalerie étaient
réunis sous les ordres du général Gonneau, et ils devaient atta-
quer l'aile droite ennemie, « où qu'elle se trouve, » dans la
région Souchez-Angres de manière à la rejeter vers l'Est et à
dégager ainsi la gauche du corps provisoire. L'attaque devait viser
le tlancdroit destroupes de l'aile droiteennemie (onze heures).
Mais, voici qu'à midi arrivait un compte rendu rédigé à
onze heures par le général d'Urbal avant que celui-ci eût reçu
l'officier lui apportant le contre-ordre extraordinaire changeant
la retraite en offensive.
L'attaque du général Quiquandon, sur les hauteurs Souchez-
Givenchy, avait échoué, et le général Fayolle envisageait la
nécessité de « commencer un mouvement de repli, » sur le
front Carency-Mont-Saint-Eloy, en tenant le plus longtemps
possible la hauteur de la route Souchez-la-Targette. « Il était
impossible » de continuer à tenir le front Bailleul, Athies,
Chapelle- de -Feuchy après le recul de notre gauche. Le
général Drude allait lier son mouvement à celui du général
Fayolle dans la direction générale Mont-Saint-Eloy et Elrun
en prenant comme position intermédiaire Ecurie, Roc'licourt
et Saint-Laurent. Le mouvement de repli du général Barbot
allait s'opérer par le Sud d'Arras et Dainville sur le front
Agnez-les-Duisans, Warlus. Quant à la colonne de toutes armes,
signalée en marche de Souchez sur Ablain-Saint-Nazaire, le
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'.VER 837
général d'Urbal déclarait qu'il n'avait < rien » sous la main
pour parer à ce mouvement.
Que faire de plus? On attendit le retour des officiers de
liaison. Ceux-ci revinrent à 14 heures.
L'officier envoyé au corps provisoire rendit compte qu'api 3
avoir beaucoup hésité, » le général d'L'rbal avait, en effet, or-
donné ce matin le repli de sa gauche, mais qu'au reçu des
nouvelles instructions il allait faire tout le possible pour «tout
arrêter » et « tenir mordicus. » Le général dTrbal jetait sur
Ablain-Saint-Xazaire l'un des deux bataillons chargés d'orga-
niser la position de Carency et prescrivait à son aile gauche
(division Fayolle) de reprendre l'offensive; à son centre et à
sa droite, de se maintenir sur leurs positions.
L'officier envové au 10e corps rapportait que ce corps, après
avoir perdu Ficheux, « avait sa droite en l'air. » mais que son
centre et sa gauche tenaient toujours.
La situation telle qu'elle était présentée à la droite du
10e corps eût été tout à fait inquiétante si un officier aviateur
n'était arrivé au même moment au poste de commandement
pour renseigner à ce sujet.
Cet officier aviateur, faute d'avion, avait fait à midi la
reconnaissance en automobile. Il avait ainsi parcouru, sans
trouver personne, toute une région qui aurait dû être occupée
par l'ennemi, si les renseignements que nous avions reçus le
matin avaient été exacts. Cet officier venait, en effet, de faire
en auto l'itinéraire : Monehy-au-Bois, Blaireville et Ayette ;
c'est-à-dire de parcourir la région; au Sud d Ficheux que
venait de lâcher le 10e corps, en donnant comme raison qu'il y
était débordé. Il résultait, au contraire, de ce rapport,
qu'aucune force importante ennemie ne pouvait s'être encore
glissée entre la gauche des territoriaux et la droite «lu 10e corps...
Alors, il avait dû se passer quelque chose d'autre à Fieheox.
Il y avait donc là quelque chose à éelaireir.et.en tout cas, un
renseignement précieux à porter au 10e corps. J'en fus chargé.
— Rassurez-les et débrouillez-nous la situation, me dit le
lieutenant-colonel des Vallières.
Je partis vers It heures 15, et je trouvai au poste de com-
mandement du 10e corps, installé à la station «le Dainville
i kilomètres Sud-Ouest d'Arras . un spectacle peu banal. Des
files de fuyards sur la grand'route achevaient de remonter vers
S'SS REVUE DES DEUX MONDES
Arras. Des officiers d'état-major à cheval et des gendarmes,
revolver au poing, essayaient de les arrêter et de les ramener.
Il était 15 heures; ce fut le colonel Paulinier, très calme,
qui me reçut et qui m'expliqua les choses :
— C'est la brigade d'infanterie qui a « éclaté » à Ficheux
ce matin... Ils ont été jusqu'à Arras, magnétisés par l'attirance
de la grande ville!... Il faut expliquer cela par la fatigue
extrême de la troupe et par une assez violente concentration
de coups de canon ennemis sur Ficheux, coups de liane et de
front, dont les plus dangereux semblaient provenir, à notre
droite, du bois d'Adinfer... Il n'y a pas eu d'attaque d'infan-
terie. Nous avons immédiatement envoyé tous nos officiers « à
la rescousse... » Voyez... Maintenant cela parait « se rabibo-
cher. » J'espère pouvoir tout à l'heure rameuter tous ces
braves gens à notre droite... Mais la plus grave des questions
pour nous, la plus urgente, est maintenant celle des muni-
tions... Si nous ne sommes pas ravitaillés cette nuit, nous ne
pourrons plus nous battre, nos caissons seront vides ce soir...
Je quittai Dainville ayant l'impression très nette que, grâce
au" calme et à l'énergie du colonel Paulinier, tout le possible
était fait au 10e corps pour arrêter le mal et rétablir la
situation.
Mais cette histoire de la reconnaissance de l'aviateur en
auto me hantait l'esprit, et, comme le lieutenant-colonel des
Vallières m'avait dit, avant de partir, de lui « débrouiller la
situation, » je résolus, avant de rentrer auprès du général de
Maud'huy, d'y aller voir moi-même.
A 15 heures, je partis de Dainville sur Beaumetz...
Tout un groupe d'artillerie était en batterie le long du
chemin, face au Sud-Est, les coffres vides et sans infanterie
devant lui... Il attendait!... J'interrogeai les officiers. Us
ignoraient tout de la situation. Ils ignoraient même qu'il n'y
avait plus un fantassin devant eux et qu'ils risquaient d'être
« cueillis » par « les uhlans! »
A Beaumetz, je trouvai le village évacué. Seul le curé était
resté.
— Les uhlans, monsieur le curé?
— Je n'ai encore vu personne, mon lieutenant, ni Français
ni Allemand...
Je tournai à gauche et descendis à Rivière.
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aBBAS* 839
Le village était vide également. Seule une vieille femme
apparut au seuil de sa maison.
— Les uhlans, ma bonne dame?
— J'ai encore rien vu...
Il fallait en avoir le cœur net. La carabine au poing, et
l'auto en marche arrière, je pris la route de Ransart. J'avais
l'impression de m'avancer seul « entre deux batailles, » l'une
à ma gauche faisant rage vers Arras, l'autre à ma droite vers
Hébuterne où les territoriaux continuaient à reculer devant la
garde prussienne. Je songeais à cette étrange situation et j'étais
arrivé au carrefour Est de Ransart, au pied du Moulin, lorsque
je me trouvai nez à nez, à 25 mètres, avec quatre dragons
allemands, pied à terre, la bride au bras. J'en abattis un d'un
coup de carabine à bout portant, et je repartis « en quatrième »
sur la route de Rivière.
Arrivé sur la crête entre Ransart e^ Rivière, j'arrêtai l'auto
et je pris ma jumelle : dix ou douze cavaliers ennemis, à toute
allure, fuyaient du Moulin de Ransart vers Adinfer. Je déchar-
geai sur eux* tout ce que j'avais de chargeurs pour ma cara-
bine, et je revins auprès du général de Maud'huy à Aubigny
sans avoir rencontré d'autre troupe, entre l'ennemi et lui, que
la petite avant garde d'une brigade de cavalerie venant du
Point du Jour et entrant à 15 heures à Beaumetzl...
Quelle chance nous avions euel Quelle occasion avait
perdue la cavalerie allemande 1...
A 16 heures 30, j'arrivais, très en retard, dans la salle du
poste de commandement d'Aubigny où je fis mon rapport
devant le général de Maud'huy, le général Drude et un lieute-
nant-colonel représentant le général Joffre. Et j'eus, pour
finir, le toupet de trouver la « situation plutôt favorable... »
D'autres officiers de liaison revinrent du corps provisoire et
du corps de cavalerie. Alors, il se tint un petit conseil de
guerre, d'où il sortit à 18 heures 30 les ordres pour la nuit du 5
au 6 et la journée du 6.
Le 10e corps d'armée devait maintenir ses positions et écono-
miser le plus possible de forces sur son front pour reconstituer
des replis en arrière de sa droite jusqu'à Gouy-en-Artois
(15 kilomètres Ouest d'Arras).
Le corps provisoire (à l'exception de la division Barbot qui
devait abandonner Athies et Feuchy et tenir le front déjà orga-
840 BEVUE DES CEUX MONDES.
nisé par les territoriaux de Tilloy inclus à Saint-Laurent)
devait maintenir ses autres positions qu'il organiserait le plus
fortement possible. Les bataillons rendus disponibles par la
diminution de front de la division Barbot devaient être dirigés
pendant la nuit sur Marœuil et le bois au Nord-Ouest qu'ils
organiseraient défensivement.
Les troupes disponibles de la 43e division devaient être pla-
cées au Point du Jour dans une formation préparatoire à
l'attaque en arrière de la ligne Mont-Saint-Eloy-Carency, mas-
quées des hauteurs d'Ablain-Saiiit-Nazaire.
Toute l'artillerie disponible du 21e corps d'armée devait
appuyer l'attaque.
Le 149e régiment devait se placer en soutien d'artillerie et
constituer la réserve d'armée dans la région Aubigny-Cam-
bligneul.
Le 21e corps d'armée, moins la 43e division, devait attaquer
l'aile droite ennemie; direction générale : La Bassée, Lens,
Petit-Vimy.
Le général commandant le 21e corps d'armée devait
reprendre sous ses ordres le détachement mixte qui avait été
envoyé le 5 octobre sur Lens, et s'efforcer de faire concorder
son action avec celle de la 43e division.
Les deux corps de cavalerie devaient continuer leurs attaques
sur Souchez-Givenchy-Liévin et assurer la liaison entre le
21* corps d'armée et le corps provisoire qui devait participer à
l'attaque de la 43e division.
Vers 19 heures, les officiers des corps d'armée arrivèrent en
apportant le compte rendu de la situation en tin de journée.
Le corps provisoire avait vainement cherché à reprendre
l'offensive prescrite. Carency était tombeaux mains de l'ennemi.
Devant ce village, nous avions creusé quelques tranchées où se
faisait la liaison de la gauche de la division Fayolle avec la
droite de la 43e division. Le reste du front du corps provisoire
passait alors par la ligne célèbre où il devait à peu près se stabi-
liser pendant des années : Ferme de Berthonval-la Maison
Blanche-Ecurie-Roclincourt-Saint-Laurent.
Le 10e corps avait perdu du terrain à Beaurains et avait
dû abandonner la cote 107 (où nous avions notre poste de com-
mandement le 3 octobre). Sa droite s'était établie à Beaumetz et
à Rivière, en liaison (?) avec la 8e division de cavalerie.
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 841
Alors, la nuit étant tombée, nous rentrâmes à Saint-Pol.
Des munitions furent envoyées au 10e corps et aux autres corps
de l'armée. L'attaque du 21e corps, encore presque entièrement
disponible et relativement frais, devait pouvoir le lende-
main nous rendre au Nord de la Scarpe le succès que nous
avions manqué le 2 octobre au Sud de cette rivière. Mais pour cela
il importait au plus haut point que la 13e division que com-
mandait le général Baquet débouchât sans retard de La Bassée
sur Lens et opérât énergiquernent sur la région de Vimy.
Hélas! de nouveaux retards, encore incompréhensibles, de
nouvelles erreurs de direction et d'exécution qui m'échappent
également, allaient se produire pour la deuxième fois et trans-
former en un second « coup nul » l'attaque du célèbre corps
des Vosges appuyé par presque toute la cavalerie française...
Et pourtant, en rentrant le soir, dans la petite rue tran-
quille de Saint-Pol, je persistais à trouver « la situation plutôt
favorable... » Il me semblait que le cauchemar du matin était
passé comme un mauvais rêve qui n'aurait en rien correspondu
à la réalité. Il me semblait surtout que nous n'avions subi que
le fâcheux effet de quelque drogue noire : la drogue des
comptes rendus pessimistes et des renseignements erronés...
Le vent d'automne soufflait de l'Ouest, chassant loin de
Saint-Pol le bruit du canon. On aurait cru qu'un apaisement
momentané s'était fait là-bas, et qu'autour d'Arias, les deux
armées adverses épuisées étaient tombées endormies l'une
devant l'autre...
VI. — LA BATAILLE DU 6 OCTOBRE
Le réveil ne tarda pas !
A 4 heures 30, je fus appelé auprès du général de
Maud'huy qui venait de s'apercevoir que l'officier de liaison des
deux corps de cavalerie réunis sous le commandement du
général Gonneau était reparti dans la nuit en oubliant d'em-
porter les ordres pour la journée du 6 et les instructions per-
sonnelle? du général de Maud'huy. Je fus chargé de réparer en
toute hâte cet oubli, qui pouvait être lourd de conséquences, et
de dire au général Conneau que le général de Maud'huy deman-
dait aujourd'hui à « la cavalerie française d'attaquer à fond
pour chercher à obtenir une victoire décisive. »
842
REVUE DES DEUX MONDES.
Je devais prévenir le général Conneau que l'atlaque de la
13* division d'infanterie sur Lens et abords traverserait selon
toute vraisemblance vers 6 heures le pont de La Bassée et que
l'attaque elle-même se produirait vers 10 heures sur Lens. Je
devais également lui dire que la 43e division d'infanterie
serait en place à 6 heures derrière Mont-Saint-Eloy et que son
attaque se produirait probablement vers 8 heures, quand le
général de Maud'huy en donnerait l'ordre. En conséquence, je
devais demander au général Conneau d'opérer sur son objectif
principal, Givenchy, en liaison étroite avec ces deux attaques
d'infanterie qui allaient se déclencher l'une à sa droite, l'autre
à sa gauche.
(( Qiïil pousse à fond et avec tout son monde ! » Tel fut le
dernier met que me pria de transmettre le général de Maud'huy.
Malheureusement, il était déjà 5 heures 15 quand je quittai
Saint-Pol, encore en pleine nuit, roulant vers le château de
Labussière situé à plus de trois quarts d'heure d'auto du quar-
tier général de l'armée...; et il était 6 heures quand, au petit
jour, je pénétrai au milieu des spahis blancs et rouges, sabre
au clair, qui gardaient le parc du beau château.
Un officier de service me reçut et alla réveiller le colonel
chef d'état-major, puis le général Conneau.
Celui-ci me reçut au seuil de sa chambre sur le palier de
l'escalier d'honneur. Je vois encore la haute stature du chef de
la cavalerie française dressée là entre les battants dorés de la
grande porte laquée blanc, à la lueur des flambeaux que portait
un ordonnance.
Après avoir lu l'ordre et avoir écouté la communication
verbale dont m'avait chargé le général de Maud'huy, il se
retira dans son appartement avec son chef d'état-major et
j'attendis au bas de l'escalier en compagnie de l'officier de ser-
vice. J'attendis exactement cinquante minutes. Et à 6 heures 50,
les ordres qui venaient d'être rédigés et tapés à la machine
partirent aux divisions.
Le grand jour était levé; vers La Bassée et Mont Saint-Éloy
les mouvements préparatoires aux deux attaques d'infanterie
devaient être en cours ou déjà exécutés... et les divisions de
cavalerie n'étaient même pas encore au courant de la situation
et n'avaient point encore reçu leurs ordres... Il ne fallait pas
être grand clerc en état-major pour calculer le temps qu'il
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 843
allait falloir de nouveau à chaque échelon de la cascade hiérar-
chique (divisions, brigades, régiments) pour lire, transformer,
rédiger et transmettre aux innombrables escadrons les ordres
que je venais d'apporter. Il était donc fatal que « l'attaque a
fond » de la cavalerie allait être lancée très en retard, sinon
pas du tout...
A 8 heures, j'étais de retour au poste de commandement
du général de Maud'huy à Aubigny ; la situation de la nuit
telle qu'elle y était connue depuis 7 heures se résumait ainsi :
rien de grave ne s'était produit ; au 10e corps, comme au
corps provisoire, les positions de la veille avaient été mainte-
nues; on signalait « des batteries allemandes à la crête de
Notre-Dame-de-Lorette. » Un commencement de calme
semblait donc s'être fait autour d'Arras.
Néanmoins, le général de Maud'huy et le lieutenant-colonel
des Vallières ne devaient pas partager mon trop jeune opti-
misme : ils paraissaient graves... Ils craignaient à leur droite
la retraite des territoriaux; et ils pensaient que « dans la
retraite ce serait la poursuite par les feux d'artillerie qui serait
le plus à craindre. » Ils disaient qu'en conséquence « il faudrait
donner aux corps d'armée des instructions au sujet des forma-
tions. » Prévoir étant pouvoir, ils prévirent des zones éventuelles
de retraite vers Saint-Pol, avec deux positions successives en
échelon refusé à gauche. Un ordre à ce sujet fut préparé pour
le corps provisoire, qui lui fixait comme première position la
ligne Mont-Saint-Eloy-Etrun ; et comme seconde position la ligne
Frevillers-Aubigny. Mais ce n'était là que de prudentes précau-
tions faites dans un moment de répit relatif, en attendant que fût
déclenchée l'attaque des deux divisions du 21e corps et de la
cavalerie, sur lesquels reposaient tous les espoirs de la journée...
Le général Maistre avait articulé sa -13e division pour la
journée du o' en exécution des instructions que le général de
Maud'huy lui avait envoyées la veille :
Ne laissant dans la région de Lille qu'un détachement sous
les ordres du général Dumézil (2 bataillons de chasseurs,
1 bataillon du 458°, 3 bataillons de territoriaux, une batterie, et
4 escadrons) avec mission de maintenir le contour apparent
des positions actuellement occupées par la 13e division, Lille
compris, le général Baquet était chargé de l'attaque sur Lens,
avec le reste de sa division :
844 BEVUE DES DEUX MONDES.
1T d'infanterie et 21e bataillon de chasseurs;
21e d'infanterie et 109e d'infanterie (1 bataillon à Fournes,
2 bataillons au Sud de La Bassée);
2 bataillons du 158e;
2 escadrons du 4e chasseurs;
L'artillerie divisionnaire;
Les groupes de l'artillerie de corps*
Le génie divisionnaire;
Le gros des troupes sous les ordres du général Baquet
devait déboucher de La Bassée le lendemain 6, à 6 heures pour
attaquer sur Lens.
C'était là les mouvements qui devaient être en cours d'exé-
cution en ce moment au Nord de Lens. — Pendant ce temps,
les 4 bataillons de chasseurs de la brigade Olleris (1er, 3e, 10e
et 31e) devaient être massés dans les bois de Mont-Saint-Eloy
prêts à bondir sur les plateaux Sud-Est de Carency. Les chas-
seurs devaient attendre Tordre d'attaque, l'arme au bras.
Fallait-il les y lancer tout de suite?
Un petit conseil de guerre fut tenu et à 8 heures 30 le
général de Maud'huy décida : 1° d'attendre que l'action de la
13e division d'infanterie « se fasse sentir au Nord » pour lancer
au Sud de Carency l'attaque des 4 bataillons de la 43e division
d'infanterie; 2° d'essayer d'infléchir un peu plus vers le Sud-
Ouest l'axe d'attaque Nord-Sud donnée la veille à la 13e division
d'infanterie.
Le général de Maud'huy disait :
— La situation au premier abord paraît critique, nous
sommes toujours menacés d'être encerclés autour d'Arras ; si je
lâche cette brigade et si quelque chose craque quelque part. . . il ne
me restera plus qu'un régiment disponible pour boucher le trou.
A 9 heures, les aviateurs de l'armée entrèrent, annonçant
l'arrivée d'un grand nombre d'escadrilles ; le lieutenant-colonel
des Vallières leur demanda d'aller immédiatement « lancer des
bombes sur la région de Neuville-Sain t-Vaast-Givenchy, »
et le général de Maud'huy, en les mettant au courant de la
situation, leur dit qu'il estimait qu'en lançant à l'attaque sa
brigade de chasseurs, il allait « jouer sa dernière carte » et « le
tout pour le tout. »
Des renseignements de la cavalerie furent apportés à ce
moment :
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 845
Le général Conneau rendait compte qu'il avait rassemblé ses
deux corps comme suit, face au Sud-Est par divisions accolées :
1er corps : l™ division de cavalerie : Gouy-en-Johelle ;
10e division de cavalerie : Bouvigny; 3e division de cavalerie :
Bully-Grenay.
2e corps : 5e division de cavalerie : Les Brebis; 4e division
de cavalerie : Vermelles ; 6e division de cavalerie : en cours de
débarquement à Béthune.
Lille était toujours à nous.
Un renseignement secret (probablement un radiotélégramme
intercepté) apprenait enfin que les Allemands étaient décidés
« à ne pas nous lâcher aujourd'hui et à nous encercler. »
Alors, avant de laisser partir les aviateurs, le général de
Maud'huy chargea l'un d'eux de porter immédiatement en
avion à La Bassée, malgré le mauvais temps, l'ordre déjà pré-
paré pour le général Maistrd
D'après cet ordre, il était dit au 21e corps qu'il y aurait
avantage à ce que l'action de la 13e division se fit sentir un
peu plus à l'Ouest, c'est-à-dire vers Liévin et Givenchy et n'allât
pas risquer de se perdre à Lens... Il y était ajouté que, lorsque
cette attaque se ferait sentir, et « qu'ils commenceraient à
plier, » le général de Maud'huy lâcherait sa dernière grande
réserve : la brigade de chasseurs. Le général de Maud'huy y
ajoutait enfin qu'il désirait que « l'attaque du général Baquet
fût lancée pour midi. » (Or, il était déjà 9 heures 15...)
Les aviateurs partirent. Le temps était froid, brumeux.
Un calme relatif semblait s'être produit. Malgré la proximité
du front de bataille, Ton n'entendait plus grand' chose gronder
de ce côté. — Les corps d'armée rendaient compte qu'ils
n'avaient plus de munitions... c'était la plainte continuelle et
comme le « leit motif » de cette bataille...
Il était 10 heures, le général de Maud'huy était occupé à
écrire un ordre au corps provisoire pour lui recommander de
« maintenir à tout prix l'occupation d'Arras, » lorsqu'il se
retourna brusquement vers moi en me disant :
— Ehl le canon...
A cet instant, la porte s'ouvrit, et le général Foch pénétra
dans la salle, l'air énergique et décidé.
Nous n'attendîmes pas qu'il nous mît dehors pour repasser
dans la salle à cùté, et il resta de nouveau seul avec le général
846 REVUE DES DEUX MONDES.
de Maud'huy et le lieutenant-colonel des Vallières. Au bout de
dix minutes celui-ci vint nous trouver et nous confia :
— Le général Foch a dit : « Faites-vous amocher jusqu'au
dernier, ?nais tenez connue des poux. Pas de repli. Tout à
l'attaque. »
Et il ajouta :
— Il paraît que les Allemands « sont aussi amochés que
nous, » ça en dit long;... mais ils ont plus de munitions!
Et immédiatement il remit à l'un de nous l'ordre d'attaque
à porter à la brigade de chasseurs.
Ainsi, le sort en était jeté. On allait y aller de « sa dernière
carte »... sanssavoir ce que devenaientla 13e division d'infanterie
et la cavalerie.
A 11 heures 30, un officier venait rendre compte de la façon
dont était lancée l'attaque de la brigade Olleris : 3 bataillons
en première ligne, 1 bataillon en réserve; et l'on remettait au
général de Maud'huy la traduction d'un radiotélégramme alle-
mand intercepté pendant la nuit : c'était un radio de la
IVe armée à Marwitz, daté du 5 octobre, 23 heures 15, et pres-
crivant au corps de cavalerie n° 2 de tourner la résistance
ennemie sur les hauteurs de Bouvigny et d'agir contre le flanc
gauche ennemi.
Le lieutenant-colonel des Vallières fil un croquis où il tra-
duisit ce renseignement par un vaste mouvement enveloppant,
partant de Douai, passant par Lille et !>ailleul et se rabattant
sur notre gauche à Béthune... Le général de Maud'huy ordonna
alors d'arrêter les débarquements de la 6e division de cavalerie
à Béthune et de les reporter plus au Sud.
A midi, le général de Maud'huy apprit que le 10e corps avait
définitivement perdu Beaurains dans la matinée ; et, à 13 heures,
n'ayant reçu aucune nouvelle de l'attaque de la 13e division
sur Liévin ou sur Lens et de la masse de cavalerie sur Gi-
venchy, il me donna mission d'aller voir le général Gonneau et
le général Maistre pour leur demander « ce qui se passait. »
Le lieutenant-colonel des Vallières me chargea en outre
verbalement d'exposer au général Gonneau comment le général
de Maud'huy envisageait ta parade à faire contre le mouvement
de Marwitz : le corps de Mitry devait cesser de prendre part à
l'attaque générale sur Givenchy, faire face au Nord, avec mis-
sion de barrer à Marwitz la route de Bailleul à Béthune. Enfin,
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 847
je devais dire au général Conneau que sa ligne de communica-
tion serait par Houdain où il ferait également bien de replier
son Quartier général.
Je passai d'abord à 13 heures 10 au poste de commande-
ment du « Pendu » où le général Lanquetot, commandant la
i3e division d'infanterie, attendait les résultats de l'attaque des
chasseurs. On ne savait rien encore, sinon que les éléments de
la division Fayolle qui devaient agir en liaison avec les chasseurs
étaient « épuisés. » Pas de nouvelles, mauvaises nouvelles...
Après une demi-heure de vaine attente, je passai prendre la
situation à 13 heures 40 à la lre division de cavalerie au bois
de Verdrel et lui apporter quelques renseignements sur l'attaque
de la 43e division d'infanterie qu'elle devait particulièrement
soutenir « en cherchant à attirer le plus de monde possible
au Nord de Carency vers Ablain-Saint-Nazaire. »
J'eus l'impression très nette que les ordres à la cavalerie
étaient arrivés trop tard et que, la nuit approchant, il ne fallait
décidément pas beaucoup compter sur elle aujourd'hui... Ainsi
tombaient a l'eau tous les beaux ordres, toutes les énergiques
instructions que j'avais été chargé d'apporter le matin au
général Conneau...
Il devait d'ailleurs y avoir d'autres raisons : fatigue, épui-
sement, armement insuffisant, effectifs fondus. J'allais le
savoir.
A 15 heures, je rencontrai le général Conneau à son poste
de commandement de Nœux-les-Mines. Je lui exposai ce que
j'avais a lui dire de la part du général de Maud'huy; il me
répondit que la 4° division de cavalerie avait déjà reçu l'ordre
de se porter vers Pont-à-Vendin à la gauche de la 13e division
d'infanterie débouchant de la Bassée sur Liévin; et il pres-
crivit immédiatement le repli de son Quartier général à Hou-
dain. Puis il fit préparer les ordres pour le corps de Mitry en
conformité des instructions du général de Maud'huy.
Il m'apprit alors, — cela devenait vraiment amusant, — que
nous venions d'intercepter un radiotélégramme allemand de
Marwitzà l'Empereur ainsi conçu : « Je renonce à percer, j'ai
trop de cavalerie devant moi. » (Ce Marwitz nous renseignait
vraiment très bien.')
Les officiers de l'Etat-major du général Conneau m'expli-
quèrent alors l'état dans lequel se trouvait la cavalerie fran-
848 REVUE DES DEUX MONDES.
çaise et les causes profondes de ses difficultés présentes. Je
crois pouvoir résumer ainsi ce qui me fut dit :
— Nous sommes évidemment fatigués comme tout le
monde, mais nos chevaux ont tout particulièrement souffert de
la grande randonnée de Belgique, puis de la retraite et de la
bataille de la Marne ; en ce moment, nous sommes réduits,
faute de chevaux, à 40 sabres par escadron; nous avons bien
deux groupes automobiles, mais personne à mettre dedans. Il
faudrait que l'armée nous donnât deux bataillons à cet usage.
Nos groupes cyclistes ont subi des pertes effrayantes et sont
réduits à 100 cyclistes par divison... Vous me direz qu'aux
trains régimentaires nous avons 60 cavaliers démontés par
escadron? C'est exact, mais ils ne sont ni armés ni équipés
pour être employés en ce moment comme infanterie... Rappe-
lez-vous qu'ils n'ont pas de baïonnette, et pas de sac!...
Ajoutezenfin atout cela que, par-dessus tout, nos cadres et nos
hommes n'ont pas été instruits en vue de la nouvelle formr de
guerre qui se trouve être imposée aujourd'hui à la cavalerie, et
que ni dans notre organisation, ni dans notre dressage, ni dans
notre armement, ni dans notre équipement, ni dans nos effec-
tifs nous ne sommes « au point; » ajoutez à cela que depuis
deux mois, il ne se passe pas deux jours de suite sans que le
commandement ne nous demande de « nous sacrifier... » et
que sans cesse « nous y sommes allés » et « y irons jusqu'au
dernier. »
A 17 heures 30, je quittais le poste de commandement du
général Conneau et je voulus aller en auto jusqu'à La Bassée
voir le général Maistre, comme j'en avais reçu mission. Mais
entre Sailly et Annequin, une panne me cloua sur place pen-
dant deux heures... La route était jonchée de cadavres de che-
vaux; de grandes lueurs d'incendie mêlées aux lueurs des dé-
parts illuminaient l'horizon vers Lens et Liévin.
Je pus cependant très tard me présenter à Béthune au
général Maistre qui me dit que « l'attaque de la 13e division
d'infanterie au Sud de La Bassée avait été retardée pour des
raisons qui n'étaient pas encore précisées... » et vers 21 heures 30,
je pus rejoindre a Saint-Pol le général de Maud'huy qui atten-
dait mes renseignements pour achever l'ordre d'opérations pour
le lendemain : rien n'avait réussi comme on l'avait espéré, ni
l'attaque des chasseurs, ni celle de la cavalerie, ni celle de la
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 819
division Baquet. Le front de l'armée etniL précisé de Beaumetz
à Arras (10e corps) ; d'Arras à la Targette (corps provisoire);
et de Garency à Aix-Nouletle (43e division d'infanterie et cava-
lerie). Mais il était assez « flou » devant la 13e division d'infan-
torie qui, d'après ce que m'avait dit le général Maistre, « devait
être vers Loos et Fosse-Calonne avec un détachement à Pont-à-
Vendin et peut-être de la cavalerie vers Garvin (4e division de
cavalerie.) »
L'armée n'avait plus comme réserve que le 449e régiment
d'infanterie et un groupe d'artillerie à Aubignyet Gambligneul.
Le lendemain, au point du jour, pendant que le 10e corps et
le corps provisoire maintiendraient leurs positions, tout le reste
de l'armée au Nord de La Targette devait reprendre l'attaque
concentrique sur Vimy :
— La 13e division d'infanterie par Lens et Liévin;
— La 43e division d'infanterie par Garency.
Le Ier corps de cavalerie devait agir entre ces deux attaques
surNotre-Dame-de-Lorette, avec mission ultérieure de se porter
en entier à l'aile gauche de la 13e division de l'infanterie,
lorsque les 13e et 43e divisions auraient suffisamment avancé
pour être en liaison étroite.
A ce moment, la 43e division d'infanterie devait passer aux
ordres du général commandant le 21e corps d'armée; et l'armée
devait se trouver ainsi organisée et constituée logiquement,
comme suit, de la droite à la gauche, sans mélange d'unités :
10e corps, corps provisoire, 21ecorps, leret 2e corps de cavalerie.
Ainsi se terminait, par un « second coup nul, » cette journée
du 6 octobre, où, comme à la bataille du 2 octobre, nous avions
été en droit d'espérer un beau succès, grâce à l'entrée en action
par surprise de nouvelles forces importantes.
Lé lendemain, malheureusement, nous allions apprendre,
une fois de plus, qu'il ne faut décidément pas à la guerre être
obligé de remettre au lendemain ce qu'on aurait pu réussir la
veille.
VII. — LA BATAILLE DU 7 OCTOBRE
Le général de Maud'huy arriva è 6 h. 30 au poste de com-
mandement d'Aubigny. Il y apprit que les positions du
10e corps et du corps provisoire avaient été maintenues pen-
TOME LVHI. — 1920. 54
8oO REVUE DES DEUX MONDES.
dant la nuit, mais que l'ennemi bombardait violemment Arras
qui brûlait. Aucune précision n'était parvenue sur les causes
du retard de la 13e division d'infanterie et sur son front.
A 8 h. 30, je reçus mission d'aller en liaison auprès des
généraux Maistre et Conneau.
Le général de Maud'huy demandait au général Maistre de
lancer « dès que possible » l'attaque de la 13e division d'infanterie
dans la direction d'Angres et de Liévin, de la pousser]avec « une
extrême énergie » et de soutenir par une fraction d'infanterie
l'attaque de la cavalerie sur Notre-Dame-de-Lorette; puis il
ajouta : « Je compte sur lui. 11 aura l'honneur de la décision,
je l'espère. Qu'il leur tombe sur le poill »
A 9 h. 33 j'arrivais au poste de commandement du général
Maistre installé à la halte de Mazingarbe. J'y apprenais que,
dans les premières heures de la matinée, l'attaque principale de
la 13e division d'infanterie était « préparée » dans la direction
de Fosse-Calonne et de la crête Nord de la halte de Liévin où
l'ennemi avait creusé des tranchées. A la gauche de la 13e divi-
sion d'infanterie, un détachement tenait Loos et se disposait,
tout en maintenant l'occupation de ce village, à agir par la
cote 70 vers Lens en liaison vers Pont-à-Vendin avec une bri-
gade de la 4e division de cavalerie.
A 10 heures, le colonel de Boissoudy, chef d'état-major du
général Maistre, portait lui-même au général Baquet, com-
mandant la 13e division d'infanterie, l'ordre de faire ouvrir le
feu immédiatement sur Angres et Liévin, et d'attaquer.
Ali heures 45, j'étais à Nœux-les-Mines au poste de com-
mandement du général Conneau et je lui remettais les lettres et
instructions que le général de Maud'huy m'avait confiées pour
lui et pour le général de Mitry. C'est à ce moment que progres-
sait un peu vers l'Est l'attaque des chasseurs au Sud de Carency
et qu'Arras violemment bombardé était vainement attaqué par
l'ennemi.
Le général Conneau m'apprit alors que l'attaque de la cava-
lerie sur Notre-Dame de Lorette paraissait se heurter à des
difficultés, et que la première division de cavalerie chargée de
l'attaque par les bois de Bouvigny n'avait pas pu déboucher
des lisières Est de ces bois. En revanche, la 3e division de, cava-
lerie chargée de l'attaque par les pentes Nord de la chapelle
avait pu prendre pied dans les petits bois du château de Nou-
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 851
lelte. Il ajoutait qu'à son avis, Notre-Dame de Lorette parais-
sait « solidement tenue par l'ennemi. »
A 13 heures, je me rendis à Bouvigny où j'appris que le
général commandant la 3e division de cavalerie avait rois
10 escadrons pied à terre dans les bois de Noulette à raison de
35 cavaliers par escadron; puis à 13 heures 15, j'arrivais sur la
crête des bois de Bouvigny où je fus arrêté par un groupe de
batteries à cheval qui tiraient eu travers de la route. C'était
l'artillerie de la première division de cavalerie « chargée de
l'attaque » de la Chapelle de Notre-Dame de Lorette par l'Ouest.
Le général était debout sur le talus du chemin. Je me
présentai à lui et lui demandai des renseignements sur sa
situation.
— C'est bien simple, me répondit-il. J'ai trois brigades et
un groupe cycliste. J'ai engagé sur la crête mon groupe
cycliste et une brigade chargée du combat à pied. J'ai placé à
leur droite la seconde brigade avec mission de profiter de la
première occasion favorable pour intervenir à cheval par le
combat à l'arme blanche; et j'ai gardé en réserve ma brigade
de cuirassiers, là, derrière moi. Le groupe d'artillerie prépare
et soutient l'attaque de la brigade à pied et du groupe cycliste.
J'allai voir le général commandant la brigade de dragons
chargée du combat à pied :
— C'est bien simple : j'ai deux régiments et un groupe
cycliste, me répondit-il , j'ai chargé un régiment de l'attaque à
pied avec le groupe cycliste et j'ai mis l'autre régiment là à
côté de moi en réserve à cheval, prêt à intervenir à la pre-
mière occasion favorable sur la crête.
Je n'ai pas pu voir le colonel commandant le régiment
chargé de l'attaque à pied, mais il est probable qu'il a du
également, comme le prescrivait le règlement, mettre deux ou
trois escadrons pied à terre avec le groupe cycliste et conserver
un ou deux escadrons disponibles près de lui comme réserve
à cheval.
— Et les effectifs, mon général?
— Trente-cinq cavaliers à pied par escadron et une centaine
de cyclistes.
Résultats : l'attaque « à fond » sur Notre-Dame-de-Lorette
prescrite à tout le corps de cavalerie avait été menée effective-
ment, du côté des bois de Noulette, par 300 cavaliers pied à terre,
852
REVUE DES DEUX MONDES.
plus 100 cyclistes, et du côté des bois de Bouvigny par 100
ou 200 cavaliers pied à terre églement, renforcés par les débris
du groupe cycliste de la division : total de 6 à 700 hommes dont
200 seulement environ avaient des baïonnettes. Il n'y avait donc
rien d'étonnant qu'ainsi réduite à l'engagement de moins d'un
bataillon, l'attaque du corps de cavalerie eût échoué.
C'était là une triste illustration de ce que j'avais entendu la
veille. Malgré la bravoure éclatante et le dévouement inlassable
des cadres et des cavaliers, il était évident qu'avec un pareil
armement, de pareils effectifs et un tel règlement, la cavalerie
française ne pouvait répondre à ce qu'on lui demandait...
Je repartis rendre compte au général de Maud'huy et lui
proposai de donner un ou deux bataillons au général Gonneau.
Après avoir fouillé a ses fonds de tiroir, » il décida de lui affecter
un bataillon de chasseurs à pied.
A 16 heures, nous venions d'apprendre qu'une forte colonne
ennemie de toutes armes avait été vue en marche à midi de l'Est
vers Arras, lorsqu'arriva le général Foch :
— Comment ça va?
— Ni bien ni mal, lui répondit le général de Maud'huy; et
ils disparurent dans la pièce à côté.
Il résulta du conseil de guerre qui fut tenu là de 16 heures
à 16 heures 30 un ordre particulier sensationnel au 21e corps
et au 2e corps de cavalerie, que je fus chargé de porter vers
17 heures 30 au général Maistre pendant qu'un autre officier
partait auprès des généraux Conneau et Mitry.
Les Anglais arrivaient. Les premiers corps britanniques
allaient débarquer dans la région Béthune, Saint-Omer. Pour
aider le 2e corps de cavalerie à couvrir leurs débarquements, le
1er corps de cavalerie devait être retiré de la région Sud du
canal de la Bassée et devait rejoindre au Nord, le lendemain, le
2e corps de cavalerie (gros vers Me.rville). Pour compenser ce
retrait de forces au Sud du canal de la Bassée, le général Maistre
devait faire rallier le lendemain à la bataille vers Lens la plus
grande partie du détachement de la 13e division d'infanterie
qu'il avait laissée le 5 au soir dans la région de Lille sous les
ordres du général Dumézil avec mission de tenir le canal de
Lille inclus aux Baraques de Bauvin. Seuls, 3 bataillons de ter-
ritoriaux, 1 bataillon actif du 21e corps d'armée et 1 batterie
devaient rester là-bas sous les ordres du lieutenant-colonel de
SOUVENIRS DE LA BATAILLE D ARRAS. 853
Pardieu pour défendre Lille et le canal. C'était bien peu de
monde pour un front de plus de vingt-cinq kilomètres...
La ville de Lille et sa « garnison » paraissaient ainsi consi-
dérées comme sacrifiées.
Et à 17 heures 45, pendant que le lieutenant-colonel des
Vallières téle'plionait pour la première fois à la préfecture de
Lille, je partais pour la Halte de Mazingarbe.
A 19 heures, le général Maistre donnait ses nouveaux ordres
en conformité de ceux que je venais de lui apporter et me mit
au courant de ce qui s'était passé à la 13e division d'infanterie.
L'attaque principale commandée par le général B..., pré-
parée depuis l'aube, et dont le déclenchement avait été ordonné
à 10 heures par le général Maistre ne s'était produite qu'avec
un retard énorme, vers 19 heures... ne pouvant ainsi suffisam-
ment appuyer l'effort fait par la 3e division de cavalerie de Nou-
lette sur Notre-Dame de Lorette et ayant donné à l'ennemi tout
le temps de se renforcer à Angres, à Liévin et à Lens... Elle
avait finalement à peu près échoué sur toute la ligne; seuls,
vers 17 heures, des éléments de la colonne de droite avaient
atteint la Halte de Liévin.
C'était navrant, d'autant plus que l'opinion du général
Maistre était qu'il y avait peu de chose à sa gauche vers Carvin
(de la cavalerie et de l'artillerie et pas d'infanterie) et que le
contour apparent de la région de Lille était heureusement
resté le même pour l'ennemi depuis le 5, ce qui avait dû
l'obliger à élargir vers le Nord le « mouvement tournant »
qu'on lui supposait.
Le général Maistre me cita pour finir l'opinion du général
Hély d'Oissel, commandant la division de cavalerie qui opérait
vers Ar menti ères, d'après lequel les corps de cavalerie alle-
mands engagés par l'ennemi devant Béthune étaient destinés à
nous altirer au Sud de Lille et à « masquer un grand mouve-
ment plus au Nord vers Ypres et l'Yser. »
En rentrant à 23 heures à Saint-Pol, je mis au courant de la
situation Je général de Maud'huy qui avait déjà donné à
20 heures l'ordre d'opérations pour le lendemain, d'après
lequel « les directives de la veille étaient maintenues. »
La situation s'était à peu près stabilisée pendant la journée
tout autour d'Arras, malgré de violentes attaques ennemies contre
la ville que les Allemands n'avaient pas prise et ne devaient pas
854 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre. Seuls nos chasseurs avaient encore gagné un peu de
terrain vers l'Est sur les hauteurs Sud d'Ablain-Saint-Nazaire et
sur les plateaux de Garency dont ils avaient enlevé les maisons
Ouest.
Ainsi finissait cette dernière journée de la bataille d'Arras.
Les grands coups allaient maintenant se donner plus au Nord,
et, des deux côtés, nous allions cette fois-ci « courir à la mer. »
VIII. — LA STABILISATION DE LA 10* ARMÉE
Ce n'est pas à dire que le front d'Arras resta inaclif à
partir du 8 octobre. Loin de là, mais il ne subit autour de la
ville héroïque que des lluctuations insignifiantes, les armées
adverses étant épuisées, les forces opposées s'étant à peu près
équilibrées, et les renforts frais qui, de part et d'autre, furent
amenés n'étant parvenus à faire subir au front que des modifi-
cations de détail.
Le 8 octobre, l'attaque fut reprise par nous au Nord d'Arras.
Deux points, celui de Notre-Dame-de-Lorette et celui de Sou-
ciiez, concentraient sur eux l'émotion et l'intérêt au poste de
commandement d'Aubigny. Le général de Maud'huy « voulait
la Chapelle, » et il avait promis deux croix et dix médaille? nu
corps de cavalerie s'il y entrait. A chaque arrivée d'un officier,
il attendait un renseignement sur ce point. Tout semblait
converger autour de cette position dominante, devenue si célèbre
depuis lors.
Pour la faire tomber par le Sud, le général Lanquetot rece-
vait à 16 heures l'ordre de relancer l'attaque des chasseurs sur
Carency.
Pour la faire tomber par le Nord, le général Maistre était
allé lui-même sur le champ de bataille diriger les opérations de
toute la 13e division d'infanterie dans la direction générale de
Souchez.
Le général de Maud'huy attachait, en effet, à Souchez une
grande importance. Il pensait que l'ennemi ne pourrait tenir
dans Souchez à la fois face au Nord et face au Sud, et il avait,
en somme, donné Souchez comme objectif d'ensemble au
21e corps. Mais tout échoua...
Le 9 octobre, après avoir donné à l'armée un ordre de défen-
sive générale, sauf au Nord contre Notre-Dame-de-Lorette, le
SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aBRAS. 855
général de Maud'huy essaya encore sans résultat, vers midi, de
pousser en avant l'ensemble de son armée : tous les corps qui
n'étaient pas attaqués devaient attaquer; ceux qui l'étaient
devaient attaquer dès que possible.
Le surlendemain soir, à Saint-Pol, je découvris sous un
toit « mon bureau, » car j'avais un bureau... Au dehors, un
be*u soir d'automne idéalisait les bois à demi rouilles, un
beau soir mélancolique qui tombait sur l'Artois où grondait
la bataille, où nos braves gens mouraient dans les tran-
chées, où d'autres, en colonne sur les routes, rejoignaient le
combat...
Nous avions fini par prendre la Chapelle de Lorette.
Le 40e corps avait été passé à la 2e armée dont le front
allait au Nord jusqu'à la Scarpe.
Le 12, un ordre parut, fixant « des heures de bureau. » La
seule distraction de la journée fut l'éclatement d'une bombe
d'avion. A notre gauche on disait que les Anglais avançaient,
et que Vermelles était fortement attaqué par les Allemands.
Après avoir perdu ce village, le général de Maud'huy
chargea la 58e division de réserve qui venait de nous arriver
en auto de le reprendre... Je me rappelle avoir assisté à
l'attaque du 15 octobre, à la nuit tombée, devant Vermelles en
flammes, à l'angle d'une maisonnette où crépitaient les balles,
et où, à côté du colonel G., je regardais le combat qui conti-
nuait en pleine nuit. La ligne de tirailleurs était là, devant
nous, dans un champ, nez à nez avec l'ennemi. Nos hommes
tiraient sans savoir où, devant eux, à l'aveuglette, sur les lueurs
d'incendie, où, parfois, il leur semblait que se profilaient les
silhouettes des Allemands.
Je me rappelle aussi que vers la même époque je fus envoyé
à Arras... Je retrouvais un Arras bombardé, brûlé, déjà à
moitié détruit, les rues défoncées, l'Hôtel de Ville«en ruines, la
place bouleversée, les pignons à demi brisés et dressant encore
leurs fines découpures autour du donjon. Celui-ci se profilait
encore dans le ciel gris où des rafales d'obus éclataient autour
d'un joli avion français qui évoluait sans s'en soucier.
Des sculptures, des colonnades, des précieuses boiseries, des
riches ferronneries, comme des vieilles maisons qui entou-
raient la place, rien ne restait que des pans de murs et des
ruines fumantes... mais restées françaises 1...
8oG REVUE DES DEUX MONDES.
La bataille d'Arias se terminait ainsi sur place comme
la bataille de l'Aisne dont elle avait été le prolongement et le
dernier acte.
Ni les Allemands, ni les Français n'avaient réussi à s'y
« tourner; » ni les uns ni les autres n'y étaient parvenus à une
« décision. »
Mais s'il est vrai que nous n'avions pas pu remplir notre
première mission, celle qui nous avait été donnée le 30 sep-
tembre par le général de Castelnau et qui consistait à agir
« d'Arras sur Bapaume » sur « l'aile droite des forces alle^
mandes, » du moins avions-nous sans aucun doute empêché
l'ennemi d'exécuter contre nous-mêmes la menace que nous
devions réaliser contre lui.
En lui fermant les portes d'Arras, en lui barrant les routes
de Doullens et de Saint-Pol, la 10e armée a permis la manœuvre
d'Ypres et la victoire de l'Yser; elle a assuré l'intégrité des
communications de la France et de la Grande-Bretagne; et elle
a contribué pour une part essentielle à permettre entre ces
deux grandes nations la collaboration militaire et économique,
qui devait, plus tard, avec l'aide américaine et en dépit de la
défection russe, assurer à nos armes une gloire immortelle et
nous permettre de gagner d'une manière décisive « la plus
grande bataille de l'Histoire. »
Que l'honneur en soit rendu au dévouement du 10e corps,
du corps provisoire, du 21e corps et des 1er et 2e corps de cava-
lerie, dont tant de braves sont tombés dans les champs et les
bois de l'Artois, en ces tragiques journées déjà lointaines, que
la France doit apprendre à mieux connaître, et à ne pas
oublier 1
Marcel Jauneaud.
"■Il ' IJ. *■
LES
LETTRES DU GÉNÉRAL LYAUTEY
« Vous avez beau dire que vos titres littéraires sont nuls :
pour nous le faire croire, il faudrait supprimer cette correspon-
dance et, justement, vous la publiez. » C'est ainsi que, dans sa
re'ponse au discours de réception du général Lyautey, Mgr Du-
chesne nous annonçait ces deux volumes de lettres « que le
public ne tarderait pas à connaître, » et qui créent à leur au-
teur un titre littéraire d'une qualité très rare. Et c'est de sa part
une sorte de coquetterie non moins rare que d'avoir attendu le
lendemain de son entrée à l'Académie pour les publier, comme
si, soldat avant (ont, il n'avait voulu devoir son élection quà
sa gloire de soldat et ne faire la preuve de ses mérites d'écri-
vain qu'une fois admis parmi ses illustres confrères. Cette
preuve, du reste, ne surprendra personne. On se rappelle, ici
même, les admirables pages sur le Rôle colonial de l'armée, qui
jadis, au moment où l'armée était en bu1 te à tant d'outras
nous apportèrent une nouvelle raison d'espérer en elle. De ce
jour, le nom du général Lyautey nous fut cher. Il faisait
une éclaircie clans notre ciel d'orage.
Ces Lettres du Tonkin et de Madagascar (1) que son ami
M. MaxLeclerc a éditées, avec un soin qui vaut qu'on le remar-
que aujourd'hui, étaient adressées tantôt à sa sœur ou à son
frère, tantôt à un ami, toujours destinées à être lues par un
petit groupe d'intimes : des lettres omnibus, comme il les
appelle, mais qui se suivaient et prenaient vite, sans qu'il
en ait eu le dessein, le caractère d'un journal. Autant dire
(1) Lyautey. Lettres du Tonkin [et de Madagascar (1S94-189'J), 2 vol. in-8, chez
Armand Colin.
858
REVUE DES DEUX MONDES.
que c'est un journal par lettres. Toutes e'crites en mer ou au
Tonkin, de l'Annam ou de Madagascar, elles ne vont que de
1894 à 1899. Mais ces cinq années de sa vie en sont, au point
de vue psychologique, les plus importantes. Elles marquent
un tournant décisif dans sa carrière. En 1896, M. Max Leclerc
lui écrivait : « J'ai vu de Margerie, il y a deux jours, en lui
rendant son précieux dépôt, et, en causant, je me suis aperçu
que la même idée nous était venue à tous deux sur vous: il se
demande si vous n'avez pas trouvé là la révélation d'une voca-
tion nouvelle. » Ils ne se trompaient pas; et cela donne à ces
lettres un intérêt presque unique. Je crois que c'est la première
fois que nous pouvons surprendre dans son éclosion et suivre
dans sa croissance, son épanouissement et son plein effet, une
vocation de conquérant organisateur et, si vous voulez, de
fondateur d'empire.
J'ai lu bien des Mémoires d'hommes de guerre, depuis
ceux de Villehardouin et des anciens conquistadors. Mais
c'étaient des Mémoires où l'imagination venait en aide à la
mémoire, où, quelle qu'en fût la sincérité, on sentait toujours
un peu d'arrangement, où perçait une tendance à l'apologie,
où la sécheresse même n'était qu'un moyen hautain et
détourné de se grandir. L'homme se faisait complaisamment
son historien. Ici le merveilleux est que ces lettres n'auraient
pas été composées autrement par un romancier qui, tenant la
fin de son roman, eût excellé dans l'art des préparations. Il est
bon de se répéter que ce sont bien des lettres écrites ou bâclées
au jour le jour et que l'auteur n'en a rien modifié, rien retouché.
Tout y est prophétique, en ce sens que l'avenir s'est chargé de
donner leur signification à ses moindres efforts, de répondre à
ses pressentiments et d'accomplir tous ses vœux. Il est em-
barqué pour une grande destinée : nous le savons aujourd'hui,
mais il ne le sait pas, et cependant il agit et parfois il s'ex-
prime comme s'il le savait. Les événements s'enchaînent et le
poussent avec une logique triomphante. Sur la route à peine
sinueuse qu'il parcourt, les imprévus deviennent des jalons.
Ses découragements passagers ne sont que des haltes, jamais des
reculs. Il voit ce qu'il devait voir, il fait ce qu'il devait faire; il
passe par où il devait passer. Pas un moment de son existence
si libéralement employée n'est perdu pour la tâche qui l'at-
tend, qui l'illustrera et qu'il ignore. Des frontières de la Chine
LES LETTRES DU GENERAL LYAUTEY. 8o9
ou des plateaux de Madagascar-, il travaille en vue du Maroc.
Quand nous le quittons après son premier séjour à Madagascar,
nous savons de lui, sinon de son œuvre, tout ce que nous avons
besoin de savoir. 11 dira dans une de ses lettres : « Gallieni
m'accueillit comme il accueillait toujours une réalisation. » La
France lui fait le même accueil que Gallieni; mais sa corres-
pondance, si primesautière, nous montre comment l'homme
qu'il rêvait d'être s'est réalisé.
Elle nous le montre en même temps comme un des plus
beaux représentants de son époque par son intelligence, son
humanité, son tour d'imagination et sa langue. Dans la lettre
de 1806, qui sert d'avant-propos à cette publication et qui est
fort intéressante, M. Max Leclerc l'admirait « d'agir avec une
énergie indomptable, de sentir avec une délicatesse infinie,
d'observer au milieu même de l'action, de décrire comme un
maitre et de comprendre la vie, quoique soldat » (c'est moi qui
souligne). Pourquoi un soldat ne comprendrait-il pas aussi bien
la vie qu'un industriel et même un romancier ou un historien?
C'est le signe d'un préjugé qui sévissait à la fin du xixe siècle
et qui, d'ailleurs, ne s'appliquait pas seulement aux militaires.
Que de fois je l'ai entendu 1... « Il comprend la vie, quoique
prêtre... Il comprend la vie, quoique professeur...» Il semblait
que toute profession définie et hiérarchisée empêchai de com-
prendre cette chose immense, mystérieuse et complexe, que
nous gonflons de tant de vagues aspirations et qu'on nommait,
d'un air d'initié, la vie. Et pourtant, si je me reporte à mes
souvenirs cueillis un peu partout, je n'ai jamais constaté qu'il
y eût une classe d'hommes particulièrement inapte à cette ini-
tiation. En tout cas, ce n'eût pas été celle de nos officiers. Cette
idée venait du romantisme, du divorce qu'il avait prononcé
entre la pensée et l'action, et aussi de l'importance excessive
qu'il donnait au métier dans la formation de l'individu. Mais
plus on exagérait cette importance et plus notre civilisation
encourageait l'individu à la surmonter. C'est une de ses marques
les plus évidentes que la curiosité, la sympathie, la culture
générale dont elle arme les âmes leur permettent de soutenir
le harnais du métier sans en garder le pli ou la courbature.
Aujourd'hui, les différences d'esprit que les diverses professions
créaient parmi les hommes sont en train de disparaître, comme
ont disparu les vêlements qui les distinguaient jadis. On ne s'en
8G0
REVUE DES DEUX MONDES.
aperçoit jamais mieux que lorsqu'ils écrivent. Depuis plus d'un
siècle, la littérature, en développant notre goût de l'analyse et
en se faisant l'éducatrice raffinée de nos sens, nous a de plus en
plus individualisés.
« Je collectionne la sensation ! » s'écriera le général Lyautey,
un jour qu'une balle lui passe sous le nez. Nous avons appris
à la collectionner (d'ordinaire moins dangereuse) et à la mettre
en valeur. Il y a une centaine d'années, un Lyautey n'aurait
pas vu le monde avec les yeux dont il l'a contemplé. Il eût été
un excellent écrivain, sans aucun doute. Mais nous n'aurions
pas eu ce riche coloris, ces frémissements de sensibilité, ces
impressions de rêve, toutes ces nuances et ces résonances d'une
vie intérieure qui s'est élevée au son des grandes lyres. Les
anciens conquérants et explorateurs n'étaient pas des peintres :
il en est un. Ils ne visaient pas au pittoresque et l'atteignaient
rarement. Lui, je ne sais pas s'il y vise, mais constamment il
l'atteint et souvent à la pointe de l'épée. Il est bien de la géné-
ration qui a produit tant d'officiers écrivains. Mais chez lui,
l'officier et l'écrivain ne font qu'un. L'homme d'action ne se
repose pas de l'action dans l'œuvre littéraire. Il écrit tout armé
en artiste et en poète. Et c'est un charme que de monter avec
lui sur le Peï-ho qui, le 12 octobre 1894, l'emportait à destina-
tion de Hanoï.
Il avait quarante ans, c'est-à-dire qu'il en avait quarante
lorsque, deux mois plus tôt, aux manœuvres en Brie, on lui
avait remis le télégramme qui le désignait pour l'Etat-major
d'Indo-Chine ; mais, quand il s'embarqua, il n'en avait plus
que vingt-cinq. On peut lui décerner le même éloge qu'il a fait
de Gallieni : « Ce grand guerroyeur,. cet abatteur de travail, a
des jeunesses étonnantes ! » Aussitôt le pied sur le bateau, il
lui parut qu'il s'échappait d'une geôle. Il laissait derrière lui la
vie de garnison, cette non-vie, une armée momifiée dans la rou-
tine, la bureaucratie, les préjugés, les clichés, les formules, tout
ce dont il souffrait, tout ce dont, h l'en croire, il avait souffert
depuis sa jeunesse. Entre 1890 et 1900 nous avons fréquemment
entendu des plaintes semblables chez des quadragénaires. J'en
ai vu qui, chargés d'honneurs, venaient déplorer devant un
nombreux auditoire l'éducation qu'ils avaient reçue. Us le fai-
LES LETTRES DU GENERAL LYAUTEY. 8GJ
saient dans la louable intention d'épargner aux générations
nouvelles les tristes errements qui les avaient conduits à des
charges considérables. Mais, cela fait, ils redevenaient tranquilles
et ne jouissaient qu'avec plus de douceur des .bénéfices de leur
mauvaise éducation. Le chef d'escadron Lyautey, lui, n'en jouis-
sait pas. Littéralement, il étouffait. Travaillée d'une ambition
qui ne savait où se prendre, son àme cherchait sa voie, aspirait
à l'espace. Et cette inquiétude avait entretenu chez lui une
exlraordinaire fraîcheur d'imagination. Bien qu'il eût déjà visité
l'Italie et la Grèce, ses premières lettres sont d'un jeune homme
ébloui sur le seuil de l'immensité. Ceux qui ont éprouvé l'émo-
tion ravissante d'un premier grand départ, y retrouveront leur
avidité à tout fixer dans leur mémoire, à tout peindre : le ba-
teau, la couleur du ciel et de la mer, les passagers, les terres
entrevues, Ips oscnles, les moindres incidents de la traversée.
Mais sous cette jeune ivresse la maturité de l'homme s'af-
firme dans l'intensité de ses visions, dans l'éclat et la puissance
de son rendu. Nous n'avons pas lu vingt pages que nous
savons à quoi nous en tenir sur les qualités exceptionnelles
de l'écrivain. Sans se départir du ton de la conversation, avec
une familiarité qui bouscule la syntaxe et mêle les vocabu-
laires, il nous a déjà conquis et nous impose son imagination.
De ce libre entretien, d'où jaillissent les boutades et où circule
une chaude allégresse, se détachent des tableaux précis et
colorés. Ce sont, par exemple, les Franciscains couchés sur le
pont du navire, « rigides dans leur bure, la face maigre et
blanche au ciel, des airs de moines d'Assise qui réclament
leur Giotto; » ou Aden, la nuit, toute sombre sous ses ter-
rasses argentées de clair de lune, ses maisons vidées, des formes
humaines roulées dans une étoffe au seuil des portes : « une
impression de cimetière, n'était cette buée chaude et odorante
de vie humaine. » Il ne développe pas; il s'interdit les thèmes
à variations. Il a une manière à lui de saisir ce qui l'attire,
comme s'il fonçait dessus. J'ai lu avec enchantement ses im-
pressions de Ceylan, non parce que j'y ai reconnu les miennes,
— car je crois que Ceylan ne peut guère en produire d'autres,
— mais parce que nul, à mon avis, ne les a aussi vivement
exprimées. 11 a noté d'un trait .décisif chez le Cynghalais la
cause de la répulsion qu'il nous inspire : « ses yeux, son sou-
rire d'un charme malsain et mou. » Le léger tournoiement
862 REVUE DES DEUX MONDES*)
de tête qu'on e'prouve à gravir les hauteurs de Kandy, si ombra-
gées de splendeurs et de senteurs, il me semble l'éprouver en-
core quand il écrit : « Je suis monte par une route en lacets au
ilanc des montagnes qui domine le lac et la ville, dans les
lîeurs, dans les bambous, dans les héliotropes, dans les orchi-
dées, dans ?m parfum. »
Avant de pénétrer dans son intimité, avant d'apprendre de
lui combien il aime les étoffes de pourpre, les vieux ors, la
musique, les odeurs, son sentiment de la nature et jusqu'au
tour de ses phrases nous avaient révélé l'acuité de ses sens et
sa disposition voluptueuse à l'exotisme. Plus tard, à Hanoï,
il installera près de son salon une fumerie d'opium, non
qu'il pratique ce poison ni que ses hôtes en fassent grand
usage; mais l'odeur s'allie bien au décor, et le décor lui a été
une délicieuse occasion de bibelotage raffiné : « meubles, buffet
aux ustensiles spéciaux, tentures, lampes en argent ciselé, pipes
de toute matière, du simple bambou à l'ivoire et à l'ébène pré-
cieux. » Le même homme en campagne écrira : « Quelle bonne
vie! Ça va être la deuxième nuit sans se déshabiller, à se rouler
dans les couvertures, sur une natte, au coin d'une paillotte. »
Aussi, même en plein travail, même en pleine bataille, il res-
tera toujours celui qui voit l'étrangeté des choses, qui s'en
imprègne avidement, qui s'en délecte et qui, Dieu merci 1 nous
en fait jouir. Ses voyages d'inspection, ses marches forcées, ses
navigations, ses nuits de labeur acharné deviennent sous sa
plume des fêtes pour nos yeux.
Je n'oublierai jamais son Fleuve Rouge à la tombée du
soleil : « un bras de mer aussi sinueux qu'un ruisseau au niveau
de la vaste plaine où des milliers de petits êtres jaunes et cro-
chus tourbillonnent comme des insectes dans la lumière. »
Évocation magique de l'Indo-Chinel A Gao Bang, il s'est établi
dans une grande pagode et il y travaille la nuit devant une table
h dessins couverte de cartes. « Ma lampe éclaire à peine le
sanctuaire profond : de l'obscurité me viennent quelques reflets
d'or, la couronne de Bouddha, sa ceinture, la garde d'un sabre
sacré, puis mes yeux s'y habituent et voici que je distingue
l'énorme tête impassible. » Quel tableau : cet officier français
levant les yeux de ses plans de campagne et cette tête de l'antique
idole qui émerge de l'ombre I Ses comparaisons sont souvent
empruntées à ses souvenirs artistiques. « La frontière chinoise
LES LETTRES DU GÉNÉRAL LYAUTEY. 8G3
court de crête en crête, de pic en pic. Les chevaux y grimpent,
et du bas en haut de cette muraille dressée on dirait de tout
petits personnages sculptés sur un retable. » La baie d'Along est
une Venise de rochers. « Au lieu de palais, de hautes parois
muettes, déchirées, dentelées, des arches, des obélisques, des
pylônes aussi nettement taillés que des œuvres d'hommes et
zébrés comme des cathédrales toscanes par les grandes rayures
des stries géographiques. » A l'àpreté de la description succède
immédiatement une phrase qui fond harmonieusement la sen-
sation morale et la sensation physique dans une grâce vive :
« Je me promène en maître dans l'immense décor endormi où,
malgré la chaleur écrasante, la brise de mer donne à tous les
carrefours de grands coups d'éventail. »
Les souvenirs littéraires interviennent aussi, mais discrète-
ment, appelés par tout ce que ces vieux pays étrangers nous
ouvrent de perspectives sur les mondes primitifs. Il descend la
Rivière Glaire en flottille. « De vraies galères où rament de petits
sauvages jaunes et sordides et qui portent une petite armée
d'hommes bronzés, brûlés, dont les vêtements et les figures ne
datent plus : Homère ou Augustin Thierry? Les bateaux d'Argos
ou les barques normandes remontent les grands fleuves fran-
çais? » Il n'a rien écrit de plus pittoresque que ses promenades
à Hué « où il fait son Loti, » — et aussi son Lyautey, — le
diner chez le Roi, l'embrasement du Palais d'été, « un royaume
de feu, des avenues de feu, les contours de toutes choses dessinés
en lignes de feu, des gardes rouges portant de grandes torches
de résine parfumée et, au bout d'un pont, le petit Roi étince-
lant de joyaux et d'or; » après le dîner, les pièces d'artifice et
« par delà les dragons de feu qui sillonnent la nuit du ciel et
les fleurs de lotus en verre de couleur qui flottent sur la nuit
des eaux, l'obscure mélancolie des palais délabrés, les dessous
primitifs.de cette cour clinquante et rustique, les allées et
venues des serviteurs, les débris de festins, les charges de riz,
toute la figuration naïve des Histoires Saintes illustrées de noire
enfance. » Savourez ce dernier trait qui rapproche de nous si
brusquement et si justement cette féerie lointaine.
Est-ce vraiment écrit sous la dictée rapide de l'impression
ressentie ? Cet art est-il spontané? Le correspondant d'Eugène-
Melchior de Vogué, qui savait que ses lettres étaient lues d'Albert
Sorel et de Vandal, surveillait-il son écriture? Faisait-il des
864
REVUE DES DEUX MONDES.
brouillons? Raturait-il? On ne sent point la soudure du mor-
ceau composé au passage parlé. Tout rjyair parlé et quelquefois
même gesticulé. Tout marche de la môme allure nerveuse. Et
nous ne sommes pas plus surpris qu'il nous fasse en courant
une peinture éblouissante que de l'entendre nous dire qu'il est
dans la mélasse, quand il y est.
* *
Ce ne sont pas seulement les paysages qui défilent devant
nous : ce sont aussi les personnages. Les Annamites au premier
abord lui avaient produit un effet de macaques. Tout en eux frois-
sait son esthétique. Mais il était trop humain et trop friand d'hu-
manité pour ne pas essayer de pénétrer le mystère de leur âme, et
il savait qu'aucune œuvre humaine ne s'accomplit « sans une
parcelle d'amour. » Sa sympathie rencontra vite les deux points
où chez eux elle pouvait s'accrocher. Ces très vieux civilisés ont
de la race, et ce peuple laborieux et soumis, mais industrieux
et lettré, a gardé les forces sociales les plus vives : le respect des
hiérarchies et le culte de la grande famille, « dont les branches
s'enlacent autour du tronc commun. » Je voudrais qu'on fit
apprendre par cœur à nos futurs administrateurs et gouver-
neurs là page où il s'écrie : « Que de dessous dans cet organisme
profond et vénérable auquel nous sommes venus nous super-
poser! Et que fragile notre frêle couche de résidents, d'entre-
preneurs et d'officiers, si elle ne jette pas au travers de ces
sédiments séculaires d'autres racines que nos règlements, notre
bureaucratie, notre galon nage satisfait! » Quand ses yeux se
furent accoutumés à leurs visages et à leurs attitudes, son sen-
timent artistique reprit ses droits. Des caractères et des beautés
lui apparurent qui rattachaient ces hommes à des types connus.
Tel mandarin, avec son visage ras et sa bouche au dessin ferme,
évoquait un seigneur de la cour des Ducs de Bourgogne; tel
aulre, les yeux enfoncés, les pommettes sorties, l'aspect farouche
et dédaigneux, un vieux chef de horde. Souvent c'est avec le
plaisir d'un collectionneur caressant une œuvre d'art très noble
et très précieuse qu'il nous peindra les mandarins en robes a
fleurs, — « Dieu, s'écrie-t-il, qu'elles feraient bien sur un fau-
teuil 1 » — ou ce Régent de l'Empire d'Annam qui, dans sa
robe de soie rouge brodée de cercles d'or, « tend au gouverneur
général sa petite main de momie où, sous le gant blanc, poin-
LES LETTRES DU GENERAL LYAUTEY. 865
tcnt les ongles du lettre'. » Le plus beau de ces portraits exo-
tiques est celui du petit roi de l'Annam, Tlian Taï.
Un long corridor, un cloître plutôt, et enfin, éclairant l'ombre,
venant du fond, une noie lumineuse et éclatante : un joli, mine»1 et
élégant éphèbe dans une gaine de soie jaune or sur laquelle tom-
baient le grand cordon de la Légion d'Honneur et la grande Sapèque
des Dix mille soutiens, au cou une rivière de diamants, sur la tête
un haut lui ban de la soie royale de la robe. Il est grave comme une
idole, le petit Roi. Sa robe éclatante et le feu de ses diamants se
détachent sur une grande tapisserie des Gobelins douce, discrète,
aux tons fondus; et sous le masque de l'enfant pensif, presque de
jeune fille, on a peine à imaginer le petit tigre... (Après l'audience),
le Gouverneur se lève; le Roi le prend par la main et le quitte au
seuil du cloître. A chacun de nous la main tendue avec une toute
petite inclinaison de tête très protectrice, exactement celle à Paris
d'une maîtresse de maison très hautaine, très snob...
Mais ses modèles, il les peint plutôt dans l'action que dans
l'immobilise ou la représentation. On ne connaîtrait guère ce
jeune prince, si on ne lisait les pages qui suivent et le voyage à
Touranc où l'idole se dégourdit, — (zut pour la cour! zut pour
les rites! zut pour Trong Iliep le censeur!) — court le bateau à
minuit, réveille les ofliciers en leur chatouillant le nez, grimpe
aux bastingages, et, le lendemain, lâchant sa suite, les parasols
et le Gouverneur, accompigné seulement de l'interprète et de
Lyauley, pique un galop scandaleux devant, ses sujets, que
rétonnemenl foudroie dans la poussière, et atteint le col des
Nuages deux heures avant tout le monde. La, de la terrassa d'un
vieux fort annamite, l'adolescent en robj lilas regarde son
royaume entre deux servileurs, l'un qui lient le parasol, l'autre
qui l'évenle, et, redevenu hiératique, ressemble « à un jeune
Salomon sur le Temple. » Le généra! Lyauley a au plus haut
point le don de la vie et le sens dramatique. La foule annamite
grouille et bourdonne partout où il passe et jusque sous les
*roues de sa voiture. Les vill iges s'animent, les petits métiers
vont leur train. Rien n'est insignifiant pour cette curiosité au
regard d'aigle qui ramène un butin des recoins les plus
humbles. Et le temps ne l'émousse pas. Sur la roule de Mada-
gascar et à Madagascar tout lui sera d'aussi bonne prise qu'au
Tonkin ou dans l'Annam. En vingt lignes, car il est toujours
sobre et pressé, il nous donnera do Zanzibar et de l'Afrique
tome lviii. — 1920. 55
866 REVUE DES DEUX MONDES.
guerrière une vision qui éclate comme un brasier <îans les
ténèbres. Et quant au polirait, la reine malgache Bibiassy n'a
rien à envier au Roi de î'Ànnam que sa beauté. Un vrai monstre,
« ce Saint-Sacrement do reine dont les oreilles pendent en
longs anneaux de chair, installée sous un vélum au milieu des
prosternations, des bras étendus, des chanls el des danses. » Rcn-
trée chez elle, c'est un monstre « qu'on apprivoise en lui jouant
de l'accordéon et en lui contant des gaudrioles sakhalaves. »
Cependant derrière cet exotisme qui est pour les Lyaulcy
non pas une matière d'art, mais leur raison d'agir, il y u les
Blancs, il y a nous. Le futur général n'élail pas sorti de la mer
Rouge qu'il avait le sentiment de la petite place que nous
tenions dans ce monde cl combien on nous prenait peu au
sérieux. Il était impossible, dans les vingt années qui ont pro-
cédé la guerre, qu'un Français s'éloigna ni de son pays, sur
n'importe quel chemin du monde, ne l'éprouvât pas. Cela vous
venait tout doucement dans le sourire des étrangers, dans l'éloge
qu'ils faisaient de nos modes, dans l'intérêt amusé qu'ils pre-
naient à nos scandales, dans l'indulgence horripilante qu'ils
avaient pour nos pitres, dans leur affectation d'admirer noire
passé. Gela vous enveloppait, vous envahissait, vous étreignait
jusqu'à l'angoisse. Aucune espèce de nostalgie n'était aussi
cruelle que ce sentiment-là. On en arrivait à craindre que réel-
lement « pour toute entreprise et suite notre terre ne fùl frappée
d'impuissance et de stérililé. » Ce que l'officier qui allait au
Tonkin connaissait de la bureaucratie militaire répondait aux
griefs de nos compatriotes, ingénieurs ou colons, dont la voix
unanime ne cessait de dénoncer la mauvaise volonté adminis-
trative, notre formalisme, notre absence de doctrine, notre poli-
tique imbécile. Ajoutons que, de Suez à Singapour, il avait été
obsédé par la façade (je dis la façade) de la puissance anglaise,
et que celle puissance nous manifestait alors aillant de morgue
que d'inintelligente hostilité. Cette obsession le poursuivra;
quatre ans plus lard, comme il quittait Zanzibar et que, du*
rivage, un Père Blanc lui faisait des signaux d'adieu, « j'y
répondis, dit-il, jusqu'à ce qu'un grand bateau de guerre an-
glais — toujours — vint interposer entre nous sa dure et
suggestive silhouette. » Mais soldats et missionnaires laissent
le pessimisme aux touristes el aux philosophes. Si, à Saigon,
Lyautey cherche vainement les banques, les grosses maisons
LES LETTRES DU CENIiRAL LYAUTEY.
8G7
d'affaires, des gens el dos choses qui n'émargent pas au budget,
il n'en constate pas moins dans tonte l'Indo-Chine une somme
prodigieuse de bonnes volontés individuelles. « On sent, dit-il,
que, si nue révolution quelconque brisait les mailles du reseau
administratif, réglementaire, qui nous Lue, notre race n'est
pas finie et qu'il y aurait encore de beaux jours pour elle. »
Ses lettres dressent un réquisitoire accablant contre notre
bureaucratie qui est pourtant, je ne puis m'empùcber de le
remarquer, la seule chose stable que nous ayons « dans la
mortelle et constante instabilité » de notre gouvernement. « Le
pire gouverneur pendant dix ans, dira-l-il, vaut mieux que le
meilleur pendant un an. » Eh bienl une administration routi-
nière vaut encore, parce qu'elle dure et que, si elle entrave sou-
vent les initiatives, elle refrène les cupidités et les lubies d'en
haut. 11 ressort malheureusement de tous les faits que la France
exige de ses meilleurs liis plusd'énergie qu'aucune autre nation,
puisqu'ils doivent en distraire une bonne part à réagir contre
ceux qui nous gouvernent ou à réparer leurs erreurs. Durant
ses deux années d'Indo-Chine, il vit se succéder deux gouver-
neurs : l'un, Al. de Lanessan, cassé au moment où il donnait aux
entreprises la confiance et la vie; l'autre, M. Rousseau, excel-
lent administrateur, mais excédé, el qui mourut des coups de
fusil quàthique courrier le ministère lui liraildans les jambes.
Cependant l'œuvre de colonisation progressait. C'est que
nous avions des hommes laborieux et modestes et des soldats
dont les pareils seraient, vingt ans pi lis tard, les vainqueurs de
la Marne. Quand nous lisons leurs obscurs exploits, nous éprou-
vons le remords de ne pas leur avoir fait dans notre pensée la
place qu'ils méritaient. Nous étions trop absorbés par nos dis-
sensions, et col héroïsme qui se déployait si loin comptait si
peu! Ceux-là même qui faisaient, chaque soir l'antique prière
« pour les malades, les prisonniers, les voyageurs, » ne se rep ré-
solvaient pas, — clLyauley le dit avec une émotion poignante,— -■
quels voyageurs, quels pionniers, nous avions là-bas sur la
frontière chinoise ou les confins sakhalaves. Ses récits de cam-
pagne elde batailles sont superbement enlevés. Les pires ennemis
ne sont pas les hommes; c'est le pays, « inextricable chaos de
rochers en arêtes, en aiguilles, déchirés, spongieux, escalades
les mains en sang, le vide sous soi pour redescendre dans des
gouffres verticaux. » Jo recommando la prise du repaire case-
SG8 REVUE DES DEUX MONDES.
mald de Ké-Tuong qui se termine sur ces mois : « Ils avaient
à chaque élargissement de la gorge un village, à chaque étran-
glement une accumulation «Je défenses qu'ils n'ont abandonnées
qu'en se voyant pris jiar le fond du cirque, par où jamais ils
n'avaient attendu que des chèvres et des éboulemenls : nous
avons éboulé, voi.à tout. » De tiers hommes, et dignes d3
leurs chefs, les Vallicre, les Grandmaison, les Gallieni.
* *
Le général Lyauley possède une des facultés les plus géné-
reuses et les plus fécondes : celle de l'admiration; et l'on juge
de la valeur d'une àme a ce cri que lui arrachait Gallieni :
« La suprême jouissance, c'est de gober son chef! » Il peut se
flatter d'avoir fixé les traits de cette grande figure pour l'im-
mortalité. Tous deux étaient à peu près du même âge. Gallieni
avait quarante-quatre ans lorsqu'ils se rencontrèrent, le prestige
de vingt années de colonies, Sénégal et Soudan, dont une année
de captivité chez Ahmadou avec, chaque matin, la perspective de
la torture et de la décapitation. C'était un homme passionnant,
« un seigneur lucide, précis et large, » et un colonial dans
l'âme. Au bout de six mois de France, sa femme qu'il adorait
lui disait : « Tu t'ennuies, je le vois, va-t-en! » Il lui fallait la
brousse, des troupes h manier sur de durs terrains, un coin du
monde à nettoyer, des provinces à pacifier, des villes à faire
surgirde terre.de l'avenir à modeler. Homme de guerre au coup
d'œil prompt, dans les plus graves périls pas un muscle de son
visage ne tressaillait. Quand il avait fait tout ce qu'il avait pu,
il attendait calmement, ou en plaisantant sur un autre sujet, la
décision do la destinée. Avant le combat son esprit organisait
la victoire. Détesté de quelques-uns qui le traitaient « de
fumiste et d'agité, » le sachant et n'en laissant rien paraître,
il était adoré des autres. Sa présence leséleclrisait, et il exerçait
autourde lui une autorité souveraine. Il haïssait la bureaucratie,
sautait par-dessus les circulaires, méprisait les conventions à ce
point « qu'il eût mis ingénument un colonel sous les ordres
d'un capitaine plus malin. » Vis-à-vis de l'administration et des
services de contrôle, il était obligé de ruser : il rapetissait ce
qu'il faisait, il en atténuait la portée, il présentait comme des
mesures do simple police ses actes les plus osés, les plus révo-
lutionnaires. Car il était révolutionnaire : il voulait d'autre?
LES LETTRES DU GÉNÉRAL LYAUTEY. 869
casernes, une autre éducation militaire, une autre formation
de l'officier, une autre façon de préparer la terrible guerre qu'il
prévoyait. Il avait dans l'intimité des gaités d'enfant et une
cordialité exquise. Très instruit, il continuait partout de s'ins-
truire, piochant l'anglais et l'allemand, lisant les revues ita-
liennes, se tenant an courant de tout au milieu de sa besogne
d'enfer et d'un personnel de plantons et de secrétaires dressés à
travailler en silence jusqu'à une heure avancée de la nuit.
Chaque jour, avant son diner, il s'imposait une promenade
d'une heure où il n'était pas permis de prononcer un mot de
service. Il causait de sa dernière lecture : un roman de d'An-
nunzio, l'Autobiographie de Stuart Mill. C'était ce qu'il appe-
lait « son bain de cerveau. » El avec tout cela un fond de tris-
tesse que n'expliquent pas seulement ses tracas et la peur que
le gouvernement ne gâchât son œuvre, ce fond de tristesse qu'on
devine chez tous les grands réalisateurs, les grands manieurs
d'hommes, qui voient reculer sans cesse les limites de leur am-
bition et désespèrent de jamais les atteindre. « II faut se figurer
qu'on s'amuse, écrivait-il, que l'on fait des choses utiles. »
Qu'un tel homme ait « empoigné » et presque fanatisé
Lyauley, on le comprend d'autant mieux qu'en traçant d'après
lui le portrait de Gallieni, il me semble que j'ai tracé le sien.
Il n'y est pas tout entier, mais les principaux traits y sont :
mêmes antipathies, mêmes dégoûts, même conception du rôle
social de l'oflicier, même amour de l'aventure et de la gloire.
Toutes les aspirations qui remuaient son àme reçurent uno
forme concrète de Gallieni. Il apportait en Indu-Chine, plus ou
moins con.-ci-Miles, la passion des affaires et du pouvoir, l'ambi-
. lion de faire une œuvre durable, de s'ouvrir un chemin à coup
de hache, d'inscrire son nom « aux origines de quelque chose. »
Presque au débarqué, il rencontre l'homme « dans les yeux
duquel des milliers d'yeux cherchaient l'ordre, à la voix duquel
des routes s'ouvraient, des pays se repeuplaient, des villes sur-
gissaient. » Donc ce que j'ai rêvé, Seigneur, existait bien! Le
jour où, à Madagascar, il tracera sur le sol le plan de sa pre-
mière ville, il se rappellera l'Urbs condita des Romains et ses
premières conversations avec Gallieni qui le captivait • en lui
disant sa vie de légionnaire de César. »
Mais il se distingue de Gallieni par les séductions de sa
nature, mélange original de réllexion et d'impétuosité, de
870
REVUE DES DEUX MONDES.
vigueur et de grâce, et par tout ce qu'il a su faire passer de
sa poésie intérieure dans ces pages nettes et ardentes. En le
lisant, les vers de Musset me revenaient à la mémoire :
Il faut dans ce bas monde aimer beaucoup de choses
Pour savoir après tout ce qu'on aime le mieux,
Les bonbons, l'Océan, le jeu, l'azur des cieux,
Les femmes, les chevaux, les lauriers et les roses.
Ce qu'il aime le mieux, nous le savons, c'est l'action. « Je suis
un animal d'action... Je renifle l'action. » Mais il a aimé beau-
coup de choses, et nous l'en aimons davantage. Et il représente
beaucoup de choses aussi. Il y a en lui un aristocrate, un féodal,
et un charmeur qui se montre à l'occasion le plus éloquent des
diplomates. Il est de ces hommes que l'imagination introduit
de plain pied aux plus belles époques de l'histoire et toujours
dans les premiers rangs. On a prononcé à son sujet le nom de
Scipion l'Africain. Je le vois fort bien de sa chaise curule
dictant des lois aux peuples pacifiés et sur la terrasse d'un palais
devisant avec Massinissa de l'àme immortelle et des dieux. Mais
on le verrait aussi bien aux côtés de Godefroy de Bouillon, ou
sur la earavelle de Cortès, — mieux encore sur le navire de
Ghamplain, ■ — ou chevauchant botte à botte avec Monlluc, retour
d'Italie. A la cour do Hué, son compagnon le Polytechni-
cien, farouche démocrate qui écumait d'avoir à se découvrir
devant « un môme de roi, «devait flairer en lui l'ancien régime
et l'Œil de Bœuf. Les Arabes, bons juges en la matière, le
saluent grand seigneur. Et aux heures de repos, quand il laisse
tomber ses armes, il se place tout naturellement parmi les âmes
modernes les plus délicatement nuancées. Son vrai repos au
Tonkin, c'était la reprise des raffinements familiers, l'abandon
de l'uniforme, le costume de tennis et d'aller s'asseoir au bord
de la mer. Il ouvrait le Sang, la Volupté et la Mort de Barrés ou
le Cardinal d'Ossat de Vogué ou son Vigny. « Et ces choses
élégantes et tristes lui donnaient sur cette plage solitaire et
lumineuse une impression d'accord parfait... » Je lui applique
son mot sur Gallieni : magnifique spécimen d'homme complet;
et j'ajoute : spécialité de la France, de celte France,
Mère des arts, des armes et de» lois.
ANDné Bellessobt.
REVUE SCIENTIFIQUE
L'ACTION ÉLECTRIQUE DU SOLEIL SUR LA TERRE
Tant que le soleil a été considéré comme ne pouvant agir sur la
terre que par la gravitation et par son rayonnement calorifique et
lumineux, la sympathie étrange qui lie ses perturbations aux mouve-
ments de nos boussoles est restée complètement inexplicable et
mystérieuse.
Une action directe du soleil envisagé comme un immense aimant
analogue à l'aimant que constitue dans son ensemble le globe
terrestre, avait été invoquée par certains physiciens, notamment par
l'Américain Bigelowpour expliquer celte action. Nous avons vu que,
d'après un calcul de lord Kelvin, l'énergie venue du soleil et qui
serait, dans cette hypothèse, nécessaire pour expliquer certains
orages magnétiques, est tellement énorme qu'elle rend très invrai-
semblable celte explication.
Mais enfin le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable, et
beaucoup plus souvent encore en astronomie qu'en psychologie.
11 restait, d'une part, à prouver que l'explication rejetée comme
peu vraisemblable par lord Kelvin était effectivement démontrée par
les faits, d'autre part à y substituer d'autres hypothèses qui, elles,
fussent plausibles. C'est ce qui a été effectivement réalisé ces der-
nières années par les astrophysiciens.
Sur le premier point la réponse a été apportée par les beaux
travaux de l'astronome Haie et de ses collaborateurs sur le champ
magnétique et le phénomène de Zeeman dans le soleil. Qu'on me
permette de rappeler en quoi consiste ce phénomène qui porte le
nom du physicien hollandais qui l'a découvert il y a quelques
années, à la suite des suggestions théoriques, on pourrait dire des
872 REVUE DES DEUX MONDES.
divinations de l'illustre Lorentz. Nous aurons d'ailleurs l'occasion
de revenir quelque jour sur les travaux adr.irables de ce dernier
savant, ne serait-ce qu'à propos de ce fameux principe de relativité
dont on parle tant, — et souvent d'une manière si erronée, — en ce
moment.
Le phénomène de Zeeman est un effet produit par les courants
et, d'une manière générale, par tous les champs magnétiques sur la
lumière.
On sait, — je l'ai expliqué récemment ici môme, — que, d'après les
découvertes des dernières années, les rayons de celle-ci sont causés
par les mouvements de rotation extrêmement rapides de petites
planètes minuscules et chargées d'électricité négative qu'on appelle
des électrons et qui forment un système solaire en miniature qui est
l'atome.
Une raie spectrale d'un gaz donné, telle que la montre le spec-
troscope, possède une fréquence particulière de vibration qui cor-
respond à la durée de révolution d'une de ces planètes atomiques
infimes.
Considérons par exemple les électrons qui dans les atomes d'un
gaz donné, l'hydrogène, produisent une raie spectrale de fréquence
donnée. Si nous plaçons le gaz étudié dans un champ magnétique
puissant, par exemple entre les pôles d'un gros électro-aimant, nous
pourrons subdiviser ces électrons des divers atomes d'hydrogène en
trois catégories : ceux qui, au moment de l'expérience, sont orientés
de telle sorte que leur mouvement de rotation est contrarié par
l'aimant; ceux qui ont leurmouvement accéléré par lui, et enfin ceux
dont l'orientation est telle qu'il n'a aucune action sur leur vitesse.
Il s'ensuit qu'au lieu d'une raie unique ces électrons donneront
trois raies visibles au spectroscope et dont celle du centre coïncidera
avec la raie unique primitive. De plus, la théorie montre que les
raies extrêmes jouissent de certaines propriétés optiques, sur
lesquelles il n'y a pas lieu d'insister ici et sont polarisées en sens
contraire.
Tel est grosso modo le phénomène de Zeeman. M. Nale s'est pro-
posé de rechercher si les raies du spectre du soleil ne présentent pas
par endroit le phénomène de Zeeman, et il a étudié spécialement à
cet effet certaines raies du spectre des taches solaires qui étaient
élargies ou même dédoublées par rapport aux raies du spectre nor-
mal, sans qu'on pût jusque-là expliquer pourquoi. Grâce à des pro-
cédés d'une extrême ingéniosité et à la puissance instrumentale que
REVUE SCIENTIFIQUE. 873
les dollars américains mettent aux mains des chercheurs de là-bas,
il a pu ainsi prouver d'une manière indubitable que les taches du
soleil constituent des champs magnétiques puissants dont l'inten-
sité dépasse parfois 3 000 gauss, c'est-à-dire est jusqu'à plus de
6 000 fois plus forte que celle de la force magnétique, qui, à la surface
de notre terre, dirige la boussole vers le Nord.
Cette découverte d'une, importance capitale est d'accord avec ce
que permettait de prévoir la théorie.
Depuis longtemps, en effet, l'analyse spectrale a établi que les
tachps solaires présentent des mouvements tourbillonnaires ana-
logues à ceux de nos cyclones; ce qui donne un mouvement de rota-
tion très rapide aux particules gazeuses qui s'y trouvent. Or il suffit
que des particules de matière tourbillonnaire soient par surcroît
chargées d'électricité pour engendrer un cîiamp magnétique. Les
expériences célèbres de Rowland ont, f n effet, établi depuis long-
temps qu'il doit en être ainsi, et que de la matière électrisée en mou-
vement rapide est assimilable à un courant galvanique, et est capable
comme celui-ci de dévier les aimants.
Or, que la matière soit éleclrisée dans les couches mouvantes de
l'atmosphère solaire, c'est ce qui était, a priori, très probable, pour
diverses raisons, et d'abord parce qu'on sait maintenant que les
corps incandescants émettent en quantité des électrons négatifs. Cet
effet Edison, — ainsi appelé, du nom de celui qui l'a découvert, — est
si intense, que le filament de carbone d'une lampe à incandescence
peut produire, par exemple, de cette façon, un courant électrique de
plusieurs ampères par centimètre carré de sa surface. C'est, — je le
rappelle, — l'utilisation de cet effet Edison qui a permis de réaliser
les lampes-soupapes à plusieurs électrodes grâce auxquelles ont
été rendus possibles tous les progrès récents de la T. S. F. et de la
téléphonie sans fil. Quoi qu'il en soit, la surface du soleil, dont la
température est très supérieure à celle de n'importe quel filament
de lampe, doit en conséquence émettre une quantité prodigieuse
d'électrons, et il était pour ces motifs bien probable a priori que
les taches solaires devaient présenter, comme Haie l'a découvert,
des champs magnétiques intenses.
Cette découverte permettait de reprendre sur des bases nouvelles
le calcul «te lord Kelvin. C'est ce qu'a fait M. Schuster et il a établi
que, même si toutes les taches solaires étaient de même polarité au
point de vue magnétique (ce qui n'est pas le cas, puisque les taches
tournent, comme nos cyclones terrestres, dans des sens diilérents
874 REVUE DES DEUX MONDES.
selon l'hémisphère, en y produisant des champs magnétiques
opposés dont les effets tendent à se balancer à une certaine dis-
tance du soleil), même, dis-je, en ce cas, l'effet magnétique produit
snr la terre serait inappréciable à nos instruments.
Tout récemment. Haie et ses collaborateurs ont recherché si, à
coté des champs magnétiques locaux des taches, le soleil ne présen-
tait pas un champ magnétique général analogue à celui de la terre.
Par des méthodes très délicates, ils ont réussi à mettre en évidence
l'existence d'un tel champ global : son intensité est bien plus faible
que celle du champ des taches ; elle ne dépasse en aucun cas 50 gauss,
e'est-à-dire le centuple du champ magnétique terrestre. Chose
curieuse, sur le soleil comme sur la terre les pôles magnétiques ne
coïncident pas avec les pôles de rotation. L'axe magnétique, dans le
cas du soleil, est incliné d'environ 6 degrés sur l'axe de rotation.
Quoi qu'il en soit, ce champ magnétique global ne peut pas plus
que le magnétisme des taches solaires, — le calcul l'établit facilement,
— expliquer l'action du soleil sur le magnésium terrestre, et ainsi
se trouve nettement établie, non plus sur des raisons de vraisemb-
lance, mais sur la réalité, la conclusion de lord Kelvin.
11 fallait donc chercher ailleurs l'explication de la sympathie qui
qui lie le soleil à nos boussoles. C'est ce que les découvertes récentes
sur les radiations électriques out permis de faire.
* *
Si l'énergie qui cause les mouvements réguliers de l'aiguille
aimantée, ses perturbations intenses et les phénomènes connexes, ne
provient pas directement du soleil, il y a un moyen, et il n'y en a
qu'un seul, d'échapper aux difficultés soulevées. C'est d'admettre
que cette énergie se trouve en réalité sur la terre elle-même et que
le soleil n'agit qu'en la déclenchant, de même que la eapsule de
fulminate de mercure des obus déclenche l'énergie énorme contenue
dans la mélinite, de même encore, — pour prendre une comparaison
plus adéquate à notre sujet, — que dans la télégraphie ordinaire ou
sans fll, un courant électrique très faible peut mettre en jeu une
énergie très grande et disproportionnée avec l'intensité minime des
ondes excitatrices, grâce à l'intermédiaire du relai.
Suivant une idée émise il y a longtemps déjà par l'illustre
Gauss : « Si nous éliminons des fantaisies sans fondement, nous
ne pouvons, pour expliquer les variations magnétiques, songer
qu'à des courants galvaniques circulant dans l'atmosjphère. » «Or.
REVUE SCIENTIFIQUE. 875
ajoutait Gauss, l'air atmosphérique pas plus que le vide ne conduit
de tels courants. Il y a donc là une énigme. »
Ce que ne savait pas Gauss, et ce que les recherches ultérieures
des physiciens ont révélé, c'est que, s'il est vrai que l'air à la pression
atmosphérique est mauvais conducteur des courants électriques, il
n'en est pas de même, dans certaines conditions, de l'air raréfié,
c'est-à-dire de l'air des couches supérieures de notre atmosphère.
Mais tout d'abord, peut-il vraiment exister des courants galva-
niques dans les hautes couches de notre atmosphère? Pour qu'il y
ait courant électrique, il ne suffit pas qu'il y ait conductibilité élec-
trique (et nous verrons d'ailleurs tout à l'heure pourquoi une telle
conductibilité existe dans la haute atmosphère). Il ne suffit pas, par
exemple, d'un câble de cuivre, pour avoir un courant électrique; il
faut encore qu'il y ait entre les extrémités de ce câble une différence
de « potentiel, » une « force électromotrice, » comme on dit, telle que
celle qu'engendre la pile de Volta ou la dynamo.
Peut-il, ou plutôt doit-il exister dans la haute atmosphère
des causes engendrant en permanence des forces électromotrices ?
Oui, et ces causes résident précisément dans les mouvements de la
haute atmosphère, dans les grands courants de circulation qui y
régnent, courants engendrés tant par la rotation terrestre que par
les inégalités de la température et dont les vents, en particulier les
grands vents réguliers, alises et contre-alisés, sont les reflets dans la
basse atmosphère. Il y a en électricité, un fait bien connu et d'une
importance capitale, — puisque c'est sur lui qu'est basée toute la
théorie et la construction des dynamos, — c'est que quand un objet
conducteur de l'électricité se déplace dans un champ magnétique,
celui-ci y engendre des forces électromotrices, d'où naissent des
courants électriques. Dans la dynamo, des spires de cuivre se dépla-
cent, en tournant, dans le champ magnétique d'un électro-aimant,
et ce déplacement y engendre des forces électromotrices et le cou-
rant électrique.
Pareillement les mouvements, les déplacements des hautes
couches de l'atmosphère y engendre nécessairement des courants
électriques, puisque ces mouvements déplacent l'air dans le champ
magnétique du globe terrestre. Certes ce champ magnétique est
faible, mais, d'autre part, c'est des milliers de kilomètres de longueur,
et des dizaines ou des centaines de large que représente le conduc-
teur électrique constitué par la haute atmosphère. Même si la force
électromotrice produite est très faible» le* courants électriques eu-
i
876
REVUE DES DEUX MONDES.
gendres peuvent donc être d'une extrême intensité, pourvu que la
conductibilité de l'air soit suffisante.
L'air au niveau du sol a une conductibilité très faible, mais non
nulle. La preuve, c'est qu'un objet chargé d'électricité et placé sur
un support, même parfaitement isolaut, perd peu à peu son électri-
cité dans l'air ambiant.
Des recherches récentes ont élucidé le mécanisme do celte con-
ductibilité de l'air, — et d'une manière générale de la conductibilité
des gaz, — et établi qu'il est le suivant. Une petite partie des molé-
cules/le l'air sontcontinuellement dissociées, disloquées, si l'on peut
dire, par diverses causes et notamment par les rayons du radium
qui émanent partout, en très petite quantité, de l'écorce terrestre.
Ces rayons constituent à l'égard des particules ultimes de l'air, un
bombardement dune vitesse et d'une intensité prodigieuses qui
arrive à disloquer certaines de ces particules. Or les atomes des gaz,
sont, je l'ai expliqué ici maintes fois, constitués par des petites pla-
nètes infimes, des électrons, chargées d'électricité négative tournant
autour d'un petit soleil central chargé d'électricité positive de telle
sorte que l'ensemble de l'atome est électriquement neutre.
Si un rayon du radium pénètre efficacement dans un tel atome, il
y produit une véritable catastrophe infime, une dislocation analogue
à celle que pourrait produire une étoile traversant à toute vitesse le
système solaire. 11 arrive qu'un des électrons de l'atome soit arraché
a'ors à celui-ci et se mette à circuler librement dans l'air ambiant ;
au lieu d'un atome neutre, nous avons donc maintenant deux par-
ticules indépendantes : l'une chargée d'électricité négative constituée
par l'électron détaché et les molécules qui peuvent s'agglomérer à
lui, l'autre constituée par le restant de l'atome, et qui est mainte-
nant chargée d'un excès d'électricité posilive. Ces deux particules
plus ou moins conglomérées avec les molécules neutres qu'elles
peuvent s'attacher dans leur course ont été appelées des « ions,» et
on dit qu'un gaz, dont une partie des atomes est ainsi disloquée par
un rayonnement tel que celui du radium, est « ionisé » par ce
rayonnement*
Supposons maintenant que dans de l'air ainsi ionisé on produise
une différence de potentiel, une force électromotrice, par exemple
en y plaçant deux lames métalliques séparées par une couche d'air
et réunies respectivement aux deux pôles d'une pile, ou aux deux
bornes d'une prise de courant d'appartement dans un secteur à
courant continu comme celui de la rive droite à Paris). Qu'arrivera-
REVUE SCIENTIFIQUE. 871
t-il, alors? Les « ions «positifs de l'air seront attirés par le plateau
nég-alif, et terniront à le décharger; les « ions » négatifs seront au
contraire al lires par le plateau positif, et tout se passera comme si
une partie de l'électricité du plateau négatif passait, à travers l'air,
au plateau positif et réciproquement.
Autrement dit, tout se passera comme si l'air avait acquis une
certaine conductibilité à l'électricité.
En résume, l'air « ionisé » devient conducteur de l'électricité et
d'autant meilleur conducteur qu'il est plus fortement ionisé, c'est-à-
dire traversé par un rayonnement ionisant plus intense. C'est par
suite de ces phénomènes que les rayons X, et ceux du radium notam-
ment ren lent l'air conducteur de l'électricité et qu'un corps chargé
d'électricité perd rapidement sa charge dans l'air quand celui-ci est
traversé par ces rayons.
Ceci dit, connaissant la valeur extrêmement faible de la conduc-
tibilité de l'air au niveau du sol, on peut calculer facilement quelle
est la conductibilité des hautes couches de l'atmosphère, si les
mômes causes ionisantes agissent sur elle. On trouve ainsi que cette
conductibilité, — étant donné la vitesse probable des déplacements
de l'atmosphère supérieure, — est encore peut être 100 000 fois trop
faible pour donner naissance à des courants électriques capables
d'expliquer les variations de nos boussoles. Il faut donc que, dans sa
partie supérieure, notre atmosphère, soit « ionisée » avec beaucoup
plus d'intensité que près du sol.
Il doit effectivement en être ainsi, les astrophysicien3 nous le
prouvent. Car, — c'est ici que se ferme la chaîne rigoureuse de ces
raisonnements et de ces faits, — le soleil doit émettre des radiations
fortement ionisantes qui expliquent du môme coup, et les courants
électriques circulant dans la haute atmosphère, et pourquoi ces cou-
rants et les mouvements qui gouvernent nos boussoles, sont sous la
dépendance étroite des fluctuations solaires.
En résumé : si le soleil émet des radiations capables d'ioniser
fortement les couches supérieures de l'atmosphère, ces radiations et
leurs fluctuations sufiiront à expliquer, comme on va voir, les varia-
tions régulières ou brusques des éléments magnétiques. Le soleil
intervient ici en déclenchant seulement les courants électriques de la
hante atmosphère, par la conductibilité qu'il y produit, exactement
comme les ondes très faibles de la T. S. F. déclenchent, par l'inter-
médiaire du tube de Branly, et en rendant ce tubo conducteur, l'éner-
gie aussi grande qu'on veut du relai télégraphique de réception.
878 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans le cas des courants électriques de la hante atmosphère,
l'énergie utilisée et qui est celle des courants d'air qu'engendre la
rotation de la terre est exclusivement empruntée à celle-ci.
Si maintenant nous reprenons sur ces bases nouvelles le fameux
calcul de lord Kelvin, nous voyons et nous pouvons calculer que si
même il se produisait chaque année 1 OU perturbations d'une inten-
sité et d'une violence égale aux plus fortes qui aient été constatées,
l'énergie correspondante empruntée à la rotation de la terre ne suffi-
rait pas, au bout d'un million d'années, à ralentir d'une seconde par
an la durée de cette rotation. Ainsi, dans cette conception nouvelle,,
toutes les difficultés antérieures disparaissent.
*
* *
Et maintenant, quels peuvent être et quels doivent être les radia-
tions émanées du soleil et qui, en ionisant avec une intensité variable
les couches supérieures de notre atmosphère, suffisent à expliquer,
avec toutes leurs particularités, les diverses relations reliant l'activité
du soleil aux mouvements de nos aiguilles aimantées.
Parmi les rayonnements provenant du soleil et qui peuvent contri-
buer à l'ionisation des hautes couebes de l 'atmosphère, il faut placer
en première ligne ses rayons ultra-violets. À vrai dire, il n'a pas clé
prouvé que ces rayons puissent ioniser directement l'air, mais on sait
qu'ils agissent sur les petites poussières et particules solides, et par
conséquent si l'atmosphère supérieure contient des poussières, — ce
qui n'est pas impossible, — et si elle comporte jusqu'aux hautes
altitudes les glaçons minuscules des cirri, les rayons ullra-violtts du
soleil doivent ioniser plus ou moins les hautes couches atmosphé-
riques. Pour expliquer alors les diverses variations magnétiqiïes, il
faut supposer que les rayons solaires ultra-violets sont notablement
plus intenses lorsque le soleil est couvert détaches et qu ils émanent
particulièrement des régions du disque où sont les taches. Tout cela
est possible, mais non démontré. Il y a d'ailleurs un autre phénomène
sur lequel nous reviendrons, et qui. bien qu'étroitement lié aux per-
turbations magnétiques n'est nullement explicable par un rayonne-
ment solaire ultra-violet; c'est l'aurore boréale.
Pour toutes ces raisons on a été amené à supposer que le rayon-
nement ultra-violet du solaire ne pouvait fournir une explication
pleinement satisfaisante des phénomènes observés. Ou a* cherché
autre chose.
Une théorie qui a eu et qui a encore beaucoup d'adhérents et qui
BEVUE SCIENTIFIQUE. 879
est ingénieuse et séduisante à plus d'un litre est que le soleil
émettrait des rayons ca' hodiquos.
Culte théorie a été développée dans ses divers aspects par
Goldslein, Paulsen, Biikcland, Slormcr et aussi avec beaucoup
d'éclat par M. Deslandrcs, le savant astrophysicien français. On sait
que les rayons cathodiques sont constitués par des corpuscules
négatifs, par des électrons lances à des vitesses considérables et
produits couramment par des moyens électriques dans les tubes à
gaz raréfiés de Crookes. Quand, dans un gaz raréfié suffisamment, on
produit une différence de potentiel, un champ électrique convenable,
l'électrode négative, la cathode, émet des rayons cathodiques. Qu'il
doive y avoir dans les couches basses de l'atmosphère solaire un
champ électrique, c'est infiniment probable; d'abord parce que
l'analyse spectrale montre que la luminescence de l'atmosphère
solaire est d'origine électrique, ensuite parce que, dans notre propre
atmosphère, il y a un champ électrique intense. Mais pour que le
soleil puisse émettre des rayons cathodiques, il faut que l'électrisa-
tion de son atmosphère soit de même sens que celle de la nôtre;
on sait que la suiface de la terre est électriquement négative par
rapport à l'atmosphère, ce qui est la condition favorable à une
émission de corpuscules négatifs. Or, divers auteurs sont, — par des
recherches sur lesquelles il serait trop long de nous étendre ici, —
arrivés à la conclusion que le sens du champ électrique du soleil
doit être inverse de celui de la terre, ce qui rend plus difficile à
concevoir l'émission de rayons cathodiques solaires. D'autre part,
une objection s'impose à laquelle il n'a pas été répondu jusqu'ici
d'une manière entièrement satisfaisante. Si le soleil inonde
continuellement l'espace de corpuscules négatifs, il finirait par
acquérir une charge positive suffisante pour arrêter toute nouvelle
émission cathodique, puisque les électricités de nom contraire
s'attirent.
Une autre théorie a été développée par le brillant physicien sué-
dois Arrhénius. D'après ce savant, l'action élecli ique du soleil sur les
hautes couches de notre atmosphère serait due à un bombardement,
non d'électrons solaires, mais de particules matérielles, de goutte-
lettes beaucoup plus grosses que les électrons, chargées elles aussi
d'électricité négative, mais qui seraient chassées loin du soleil par la
pression même de sa lumière.
Le phénomène invoqué par Arrhénius est la « pression de
Maxwell-Bartoli. » Il a été établi théoriquement, puis démontré par
880 REVUE DES DEUX MONDES.
l'expérience que les rayons lumineux cxeicont sur tout objet une
pression matérielle, une répulsion. Cette -répulsion, évidente dans la
théorie de l'émission de Newton, l'esl beaucoup moins a priori, dans
la théorie ondulatoire de la lumière ; < Ile n'en existe pas moins. Celle
répulsion est faible, impossible à mettre en évidence lorsqu'elle
s'exerce sur des objets très gros; mais le calcul montre que, lorsque
la lumière agit sur des particules très petites, de l'ordre de grandeur
des longueurs d'onde de la lumière, sa répulsion défiasse facilement
le poids des particules. En effet, la pression de la lumière varie en
raison directe de la surface des corps sur lesquels elle tombe, tandis
que le poids varie en raison directe de leur \olumo.
Par conséquent, quand on diminue les dimensions d'un objet, sa
surface diminue proportionnellement beaucoup moins vite que son
volume, et la pression de la lumière linil par dépasser le poids. Le
calcul montre que cela a lieu quand le diamètre de la gouttelette
considérée est voisine d'un millième de millimètre. Il montre aussi
que l'effet répulsif de la pression de la lumière es! maximum lorsque
le corps frappé a un diamètre à peu près égal au tiers de la longueur
d'onde de la radiation incidente.
Quoi qu'il en soit, Arrhénius calcule ainsi que les poussières do
l'atmosphère solaire doivent être en grande quantité projetées dans
l'espace par la pression de la lumière solaire. Celle hypothèse à
laquelle il a donné des développements ingénieux et grandioses lui
ont fourni des explications plausibles d'un grand nombre de phéno-
mènes et lui ont notamment permis d'expliquer comment il se peut
que des gemmes vivants, des spores notamment, soient transportés
d'un monde à un autre. Nous sommes ici pleinement dans le royaume
de l'hypothèse; mais c'est un royaume où il est parfois bien agréable
de voyager.
La théorie d'Àrrhénius a certainement une part do vraisemblance
et peut-être môme d'exactitude. En ce qui concerne le sujet qui nous
occupe aujourd'hui, Arrhénius montre que ses particules errantes
doivent être chargées d'électricité négative, ce qui est en effet bien
probable, étant donné que la condensation des poussières et des
gouttelettes se fait, l'expérience le montre, de préférence autour des
ions négatifs de gaz.
Mais alors, l'atmosphère solaire restant chargée d'un excès sans
cesse croissant d'électricité positive, il doit arriver un moment où sa
charge positive est telle qu'elle doit s'opposera toute émission nou-
velle de particules négativement chargées. C'est l'objection assez
REVUE SCIENTIFIQUE. 881
troublante que nous avions déjà été obligés do rioser à propos de
l'hypothèse d'une émission cathodique solaire.
Arrivées dans notre atmosphère, les particules cl 'Arrbéniusy sont
déchargées de leur élcclri'ilé négative par les rayons solaires ultra-
violets avec production de rayons cathodiques qui' ionisent forte-
ment, l'air des hautes courbes. Ainsi, dans la théorie cVArrhénius, ce
sont également des rayons calhodioues <{ui régissent les mouve-
ments de nos boussoles, m lis ces rayons sont produits surplace,
dans l'atmosphère même, et ne proviennent pas directement du
soleil.
Il est pourtant un point qui, — sans vouloir nier que le phéno-
mène invoqué par Arrhénius no puisse avoir une part dn;ns ces varia-
tions magnétiques, nous parait de nature a lui dénier u1 ne influence
prépondérante. C'est que, dans les cas les plus favorables, les parti-
cules venant du soleil sous l'action do la répulsion luu uneuse ont
besoin d'une quarantaine d'heures au moins pour nous parvenir du
soleil.
Or on a démontré, il y a plusieurs années déjà, et par des; exemples
varies (t), que dans tous les cas où il a été possible de rapporter
nettement une perturbation magnétique d'origine cosmique, à
début net et brusque, à une perturbation également imite de la
surface sola re, on a constaté que le début observé des demi phéno-
mènes coïncide rigoureusement.' Cela veut dire que l'agent solaire
qui déclenche les perturbations magnétiques nous vient du soleil
avec une vitesse, qui est égale à celle de la lumière. Celle constatation
a tout récemment été con'irmée d'une manière qui ne laisse plus de
doule p ir les travaux de M. Tringali de l'Observatoire du "Collège
romain.
Puisque l'agent solaire principal des perturbations magnétiques
se propage avec la vitesse de la lumière, c'est-à-dire nous vient du
soleil eu 8 minutes, il ne saurait consister dans les particules
d'Arrhénius qui ont besoin d'un temps béaucoupp'.us long pour nous
parvenir; il ne saurait non plus consister dans des rayons calho-
diq ies émis directe nenl par le soleil, car les rayons calhodi ques les
plus rapides connus ont une vitesse de propagation encore -nolable
ment inférieure à elle de la lumière.
Pour loules ces raisons, nous avons un penchant à croire que
l'agent solaire principal des perturbations et variations magnétiques
([) Annales de l'observatoire de S'ice, t. IX.
TOMB JLVUI. — 1920. 56
882
REVUE DES DEUX MONDES.
est constitué par les ondes hertziennes qui, — nous l'avons vu a pro-
pos des message de T. S. F. soi-disant reçus récemment de Mars, —
doivent être produits constamment dans l'atmosphère solaire. Les
ondes hertziennes se propagent avec la vitesse de la lumière; elles
ont la propriété; dilluminerîles gaz raréfiés en les ionisant, en étant
absorbés par e(tix et on y produisant des rayons cathodiques. 11 est
tout naturel, 'Qu'étant produites dans les décharges de l'atmosphère
solaire, elles nouent plus intenses, quand cette atmosphère est violem-
ment perturbée, c'est-à-dire à l'endroit et aux époques des taches
solaires, ce qui explique que les variations et perturbations magné-
tiques soient, plus intenses à ces époques. Enfin les ondes heilziennes
sont rayonn £es dans tous les sens par la décharge électrique produc-
trice (à l'encontre des rayons cathodiques qui ne se propagent que
perpendiculairement au champ électrique émetteur)etceci explique,
comme on l"a constaté, que les perturbations magnétiques cosmiques
correspom tient indifféremment à diverses positions des taches sur le
disque solaire.
Telles sont quelques-unes des explications, récemment apportées
par les astrophysiciens, des sympathies naguère si mystérieuses,
aujourd'hui compréhensibles, qui lient à travers 150 millions de
kilomètres Uélios à nos boussoles comme aussi bien elles attachent
à son ch ar doré toutes les créatures terrestres sans exception.
Charles Nordma.n»,
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
On sait qu'aux termes de la loi constitutionnelle des 16-18 juil-
let 1875, qui fixe les rapports des pouvoirs publics, les deux
Chambres doivent être réunies en session cinq mois au moins chaque
année. Les cinq mois remplis, le Président de la République (en-
tendez le Président de la République es nom, es qualités, c'est-à-
dire, au vrai, le cabinet responsable] est théoriquement maître de
renvoyer le Parlement pendant sept mois. Un décret prononce la
clôture de la session et, si un autre décret n'intervient pas ensuite
pour convoquer exlraordinairement les deux assemblées, elles
demeurent en vacances forcées. La Constitution ne prévoit qu'un cas
où elles aient le droit d'imposer au gouvernement leur rappel : c'est
celui où lamajorité absolue des membres composantehaque Chambre
s'entendrait pour réclamer une réunion exceptionnelle; mais comme,
d'autre part, toute assemblée d'une des deux Chambres est « illicite
et nulle, » lorsqu'elle est tenue « hors du temps de la session com-
mune, » on ne voit pas très bien comment la majorité indispensable
à cette initiative pourrait réussir à se former. Il était donc certaine-
ment dans l'esprit de la Constitution que la représentation nationale
ne siégeât pas en permanence et que les ministres eussent quelques
loisirs pour gouverner. Mais les droits du pouvoir exécutif ont été
peu à peu rongés par le flux parlementaire, «*t l'habitude de ne
jamais commencer la discussion du budget dans les cinq mois de
session normale a constamment rendu nécessaire la rentrée d'au-
tomne. Le gouvernement ne pouvant se passer ni des crédits ni des
impôts, et les Chambres ayant toute faculté pour les lui accorder à
la date qui leur plaît , c'est, en réalité, le Parlement qui a transformé
les sessions extraordinaires en sessions ordinaires et fait de ce qui
devait demeurer une exception un usage obligatoire. Que cette per-
Copyriçht by Raymond Poincaré, 1920.
884 ïtEVUE DES DEUX MONDES.
pétuelle présence des Chambres ail toujours été sans inconvénients,
qu'elle ait laissé aux gouvernements qui se sont succédé «le 1875 à
101 i assez d.; lemps pour étudier les affaires et pour surveiller les
administrations, je n'oserais l'affirmer. Mais elle est pou à peu entrée
dans les mœurs et il ne s'est pas passé une seul) année où, close vers
le mois d'août, la session n'ait été rouverte dans le courant d'octobre.
Puisque nous sommes, dit on, revenus au temps de paix, nous
reprenons donc, bonnes ou mauvaises, les pratiques d'avant guerre.
Les heures qui ont précédé la lecture, disci élément annoncée,
du décret de clôture, ont ô c marquées, il en faut convenir, par un
travail impatient, fébrile et désordonné ; et il eût été plus conforme
à la dignité du ministère et des Chambres de ne pas proposer et
voter, à la hâte, tant de lois importantes, dont quelques-unes
eussent exigé une élude plus approfondie. Toul le monde eût gagné
à ce qu'il fût réservé une ou deux journées de plus à des questions
telles que l'emprunt ou la circulation fiduciaire. Mais les valises
étaient bouclées et personne n'avait un très vif désir de prolonger
le séjour à Paris. En une seule séance, qui a duré, il est vrai, un
matin, un après-midi et la presque totalité de la nuit, le Parlement
a donc expédié, à une allure vertigineuse, une besogne diverse et
formidtble. il a volé des crédits pour la célébration du cinquante-
naire de la République et pour la glorification de la victoire qui nous
a rendu l'Alsace et la Lorraine, il a adopté un projet relatif aux
services maritimes postaux enlre la France, le Brésil et la Plata. Il a
donné aux ministres de généreux contingents de décorations à distri-
buer, lia institué une Commission supérieure de cassation, chargée de
juger les pourvois formés contre les sentences arbitrales, en matière
de baux ruraux et de baux à loyers. 11 a rejeté un projet relatif aux
limites d'âge des officiers généraux, colonels et fonctionnaires mili-
taires de grades correspondants. 11 a adopté d'autres projets qui
concernaient les caisses d'épargne, l'exploitation du service poslal
entre le continent et la Corso, la composition du conseil des musées
nationaux, l'exportation des œuvres d'art, les habitations provisoires
dans la banlieue de Paris, le crédit au petit et moyen commeice,
ainsi qu'à la petite et moyenne industrie, les retraites des ouvriers
qui ont irrégulièrement versé leurs cotisations pendant la durée des
hostilités, la position de disponibilité des magistrats qui composent
la Cour des Comptes, les retraites des ouvriers mineurs, rétablisse-
ment d'un réseau électrique dans les régions libérées, la translation
au Panthéon du cœur de Gaihbella, l'aménagement de l'hôpital bré-
REVUE. CHRONIQUE. 883
silien, l'ouverture d'un crédit de dix milliards 366 millions pour
l'achat de céréales panifiubles indigènes ou exotiques, les lignes de
chemins de 1er marocains, des concilies de millions d'emprunt pour
l'Algérie et pour nos deux protectorats du Nord africain, que sais-.je en-
core ? Les rapporteurs se succédaient à la iribune, avec une rapidité qui
déconcerlait les esprits les plus attentifs et donnait à dus discussions
enchevêtrées une variété de kaléidoscope et une agitation de cinéma.
Encore n'ai-je pas cité, parmi les innombrables articles de cet
ordre du jour surchargé, les objets les plus essentiels des débats qui
devaient se terminer avant la séparation : le budget de 1920, que les
automobiles ministérielles ont plusieurs fois transporté de la
Chambre au Sénat, et réciproquement, dans ces heures de surme-
nage parlementaire; le trailé de paix avec la Bulgarie, qui a passé
presque inaperçu dans le brouhaha d'un enlr'acle; le protocole de
Spa et les avances à l'Allemagne, qui ont donné lieu, comme vous
l'avait laissé pressentir ma dernière chronique, à des observations'
peu enthousiastes. Ajoutez à tout cela l'autorisation d'augmenter,
pendant l'absence des Chambres, le nombre des billets de banque et
d'émettre des rentes perpétuelles 6 pour 100; vous aurez une faible
idée d'une séance qui s'est indéfiniment prolongée dans la trépidation
et qui, aux approches do l'aurore, a laissé aux cerveaux les plus
solides l'impression désagréable et persistante de la sursaluration.
Au milieu de celte éblouissante diversité, retenons cependant
quelques points saillants. Une amnistie, proposée après l'élection
présidentielle et volée par la Chambre après de longs délais, n'a pu
être soumise au Sénat en temps utile et il se trouve ainsi que des
mesures de clémence demandées par le gouvernement et admises
par l'une des deux assemblées sont renvoyées à une époque indé-
terminée. Si cependant elles sont équitables, il est fâcheux de les
ajourner, après les avoir fait espérer airx familles des condamnés;
et si on les jnge inopportunes ou prcmi.L^i ées, si l'on redoute qu'elles
énervent la justice, pourquoi en avoir pris l'initiative? De telles
contradiclions sont fâcheuses et des deux extrémités du Sénat,
MM. Debierre et Gau lin de Villaine se sont levés pour les regielt< r«
C'est dans la soirée du dernier jour que la Chambre a disculé '
l'emprunt et c'est ap'"ès deux heures du malin que le Sénat en a été
saisi. M. de Monzie, qui, pas plus que M. Doumer, ne connaît le
sommeil, a exprimé spirituellement sa surprise d'une procédure
aussi insolite et aussi capricieuse. On prétend, a-l-il dit, que nous
sommes réunis cette nuit dans une séance de liquidation et, loin de
886 REVUE DES DEUX MONDES.
liquider, nous engageons l'avenir. Pourquoi n'avoir pas laissé aux
Chambres le temps d'examiner sérieusement un projet qu'il n'y a
intérêt pour personne à préparer dans l'ombre? Le rapporteur
général a répondu, en critiquant, à son tour, avec vivacité, l'insis-
tance que le gouvernement avait mise à réclamer le vote immé-
diat de lois tardivement déposées; mais il a ajouté qu'un projet
d'emprunt, une fois présenté, ne pouvait rester en souffrance et il
a invité le Sénat à se rendre, sans trop de mauvaise humeur, aux
prières nocturnes du cabinet. Il a montré que notre trésorerie traî-
nait actuellement une dette flollanle extrêmement lourde, qui, non
compris la dette extérieure, atteint environ 77 milliards de francs et
qu'il est difficile de ne pas consolider prochainement. Le ministre
a fait valoir, à son four, des raisons qui ont brisé les dernières résis-
tances, sinon calmé tous les mécontentements. A la vérité, la Chambre
avait très sensiblement amélioré le mode d'emprunt proposé; elle
avait fixé son choix sur un seul type, celui de six pour cent, qui avait
été écarté lors des précédentes émissions, sous le déraisonnable pré-
texte qu'il pouvait exercer une action funeste sur le taux du crédit
industriel, commercial, agricole, mais qui a l'avantage de la sincé-
rité financière et qui, après les dix ans de garantie accordés aux ren-
tiers par la loi, ménagera à l'État la possibilité de larges conversions.
Voilà donc la France à même d'alléger sa situation de trésorerie, à un
moment où les finances publiques viennent d'être ramenées, des
sentiers hasardeux où elles erraient, dans les voies de l'ordre et de la
prospérité. C'est aux mouvements des changes que se mesurent le
mieux les appréciations portées par l'étranger sur l'état économique
et monétaire d'une nation. A en juger par cet indice, nous constatons
maintenant, à notre bénéfice, un progrès continu. Depuis deux ou
trois mois, le cours de notre monnaie, dont l'étiage avait coïncidé
avec les premiers jours d'avril, n'a pas cessé de se relever. Fin
juillet, le dollar avait baissé de 16 fr. 24 à 13 fr. 00 et la livre
sterling de 63 fr. 93 à 4S fr. 62. C'est encore peu, sans doute, mais
le mal est enrayé et la feuille de température est meilleure. Un autre
symptôme de convalescence, qui est un corrélatif du précédent,
apparaît dans notre balance commerciale. Nos exportations se déve-
loppent et nos achats au dehors diminuent. Nous avons vendu sur
les marchés étrangers des objets d'alimentation qui dépassent de
64 p. 100 en valeur et de 81 p. 100 en poids les chiffres de l'an passé;
des matières nécessaires à l'industrie, qui ont augmenté de 10 p. 100
en valeur et de 104 p. 100 en poids; des objets fabriqués, qui, par
REVUE. «•* CHROWIQUE. 881
rapport aux sorties de l'année dernière, ont gagné G! p. 100 en valeur
et 89 p. 100 en poids. Noire commerce d'exportation, s'il est encore
déficitaire, se rétablit donc avec une régularité tout a fait rassurante;
et ces résultats sont une réponse topique aux calomnies usuelles de
nos anciens ennemis, dont les journaux se plaisent à nous accuser
de paresse, d'insouciance et de légèreté. Après avoir donné, dans la
guerre, des exemples d'héroïsme qui peuvent supporter la compa-
raison avec les plus belles actions de l'histoire, la France s'est remise
au travail sans se laisser déprimer un instant par le souvenir de se*
deuils ou par la douleur de ses blessures, et elle ne se lasse pas de
prouver à l'humanité que nous étions dignes de la victoire.
Pendant que la Commission des finances délibérait sur le budget
et sur l'emprunt, le Sénat a voté, en un tournemain, le traité de
paix avec la Bulgarie, tel qu'il a été signé à Neuilly-sur-Seine le
27 novembre dernier. NeuiUy, Versailles, Sèvres, Saint-Germain.,
combien de villes élégantes ou gracieuses, ont reçu, depuis plu-
sieurs mois, aux environs de Paris, la visite des plénipotentiaires
chargés de rendre la paix au monde bouleversé! C'est comme une
auréole de grands souvenirs diplomatiques qui va illuminer désor-
mais le front de la capitale française. Souhaitons que ce ne soit pas
simplement une couronne de papier, elque les signataires des traités
ne se prêtent pas plus longtemps aux entreprises de ceux qui veu-
lent l'arracher et la jeter sur le sol. A Neuilly, du moins, la Bulgarie
paraît avoir mis quelque bonne volonté à prendre les engagements
que lui demandaient, à la fois, la France, les États-Unis, l'Empire
britannique, l'Italie, le Japon,— ■ se qualifiant toujours, avec la môme
impertinence qu'à Versailles et à Saint-Germain, de principales puis-
saneesalliées et associées, «- et derrière elles, modestement effacées,
la Belgique, la Chine, Cuba, la Grèce, la Pologne, le Portugal, l'État
SerberCroate-Slovène, le Siam et l'État Tchéco-Slovaque. J'oublie le
Hedjaz, qui, le 27 novembre, date de la signature, était encore de
toutes les fêtes. C'est en moins d'une semaine et à la veille de leur
départ que les deux Chambres ont donné leur adhésion au traité.
De toutes les puissances la France s'est ainsi trouvée la der-
nière à autoriser la ratification de cet instrument diplomatique.
Assurément, elle a eu, même avant la guerre et, en particulier,
depuis 1912, de trop nombreux et trop légitimes motifs d'irritation
contre la Bulgarie, qui s'est aveuglémont abandonnée, pendant do
longues années, à la tyrannie d'un maître avide, fourbe et supersti-
tieux et qui a été, dans les Balkans, la servante à tout faire des
8S8 REVUE DES DEUX MONDES.
Empires centraux. Mais la Bulgarie vaincue paraît avoir accepté de
b ■ urne grâce les conditions souvent r goureuses que lui ont dictées
les Alliés. Elle a souscrit aux pénalités qui ont été prononcées contre
elle et que justifie sa coupable intervention dans la guerre. Avant
même que le traité lût entré en vigueur, le gouvernement bulgare a
procédé, avec une correction parfaite, à l'exécution des danses
principales. Comme l'a très justement dit M. Victor Bérard, les
défaites les plus graves et les plus méritées peuvent n'être pas sans
relèvement et sans pardon, si les vaincus savent chercher leur
avenir sur les grandes routes du travail cl du droit. Nos représen-
tants et nos ofliciers nous affirment que les Bulgares essaient aujour-
d'hui de nous Caire oublier leur conduite d'hier. Soit. Nous sommes
tout prêts à oublier; nous ne voulons connaître ni le ressentiment,
ni la rancune; nous demanderons toutefois à la Bulgarie de témoi-
gner à ses voisins, qui «ont nos amis et nos alliés, les.Roumains, les
Serhes et les Grecs, les môm s sentiments qu'à la France ou à l'An-
gleterre, de ne conserver vis-à-vis d'eux aucune arrière-pensée, de
renouer avec eux dos relations sincèrement pacifiques et de ne plus
jamais ranimer, par ses convoitises, l'incendie qui, de la péninsule
balkanique, a gagné le monde entier et qui a failli le consumer.
Le traiié avec la Bulgarie n'a été qu'un bref intermède dans les
derniers débats politiques. Ce sont les arrangements de Spa et de
Boulogne qui ont surtout retenu, avant les vacances, l'attention des
Chambres. Devant les Communes, M. Lloyd George et son collègue
M. Worlhington Evans, ministre sans portefeuille, se sont efforcés
d'établir que, si ces conventions étaient avantageuses pour l'Angle-
terre, elles étaient également utiles à la France. Leur démonstration
n'est imllnuireusemenl de nature à convaincre personne de |ce côté
du détroit. Je ne reviens pas sur une question qui n'a pas été sans
laisser quelque amertume dans le cœur de nos compatriotes. Ce qui
est fait est fait. Mais le gouvernement britannique ne peut assuré-
ment se méprendre sur la signilicalion du vote émis par le Parle-
ment français. La commission des finances de la Chambro avait
repoussé les avances destinées à l'Allemagne; la commission des
finances du Sénat s'est résignée à les admettre, mais avec quelles
objections! Les applaudissements ont crépité sur tous les bancs lors-
que M. Ghôncbenoil, représentant d'un département dévasté, s'est
écrié : « Si l'on nous réclame des concessions nouvelles, alors, non
seulement nous ne vous suivrons pas, mais ce sera l'atteinte irrémé-
diable, le coup mortel porté, dans le cœur du peuple de France, à
REVUE. — CHRONIQUE. 889
toute espérance en la justice et en la loyauté. » Ft les bravos
ont reduiblé, lorsque M. Gaston Doumcrgue a expliqué qu'il ne
voulait pas prendre la respons ibilité de provoquer, par le rejet
de la lui, une crise dont les « personnages consulaires "avaient
déjà, dit-on, escompté le résultat , et lorsqu'il a ajouté avec une
émotion communicative : « Ce n'est pas pour ou contre le gouverne-
ment que je vais voler. Les voles que- lous ici nous allons émettre, les
paroles que nous prononçons, seront entendus, je l'espère, ailleurs
que dans cette enceinte. 11 ne faut pas croire que ceux qui volent le
projel s'inclinent et acet pleut. Ils l'ont une dernière fois confiance à
cet esprit de justice pour le triompbe duquel la France s'est battue,
avec ses Alliés à côté d'elle. Les situations changent el tel qui peut
aujourd'hui se passer des voisins en aura peuL-êlre demain grande-
ment besoin. » Une dernière fois! tel était le mol qui était sur toutes
les lèvres.
Ne recherchons pas pins longtemps s'il n'eût pas été possible
de recourir à d'autres méthodes el d'éviter ce qui s'est passé. Mais
tâchons enfin de sauve- ce qui reste du traité. Méditons les explica-
tions que le chancelier Fehieuhach a fournies au Reichslag et sur-
tout celles qu'il a plus librement données au correspondant de la
JVeue frtie Presse : « Nous savions bien que l'Entente avait fait lous
les préparatifs militaires pour occuper le bassin de la Ruhr el qu'en
cas de refus, l'avance aurait eu lieu immédiatement. Or, une occupa-
tion du bassin de la Ruhr, dans les circonstances actuelles, aurait
constitué le plus grave danger pour l'unité allemande. Si on laissait
à l'Entente la possibilité de fixer la répartition du charbon de la
Ruhr, elle ravitaillerait certainement d'une manière abondante les
pays rhénans et l'Allemagne du Sud, et avec la plus grande parci-
monie l'Allemagne du Nord el de l'Est : elle aurait ainsi un moyen
puissant de provoquer ou de renforcer des tendances séparatistes à
l'Ouest et au Sud de l'Allemagne. Nous avons tenu à écarter ce
péril par la signature de la convention. » Ainsi, en déchargeant
l'Allemagne d'une partie de ses obligations et en lui ouvrant des ci é-
dits, les Alliés lui ont permis d'écarter le péril de la désagrégation
du Reich. Relisons Fehrenbach, rappelons-nous son aveu et, dans le
secret de notre conscience, portons sur l'habileté des Alliés un juge-
ment silencieux.
Pour ne pas se séparer de l'Angleterre, la France a cédé. Mais
l'Angleterre n'obéit pas toujours à ces intérêts mercantiles dont
l'iuiluence s'exeice parfois sur la politique dus grands Liais. Elle est,
890 REVUE DES DEUX MONDES.
avant tout, une nation loyale, qui a le respect de sa signature et de
ses engagements. Elle ne peut prétendre que le traité de Versailles
lui ail été imposé par nous. Elle y a fait, sans doute, quelques
concessions, bien légères, sur ses vues primitives. Mais, au total, ce
trailé répond beaucoup plus à sa pensée qu'à celle de la France et
il lui réserve des avantages supérieurs à ceux qu'il nous attribue.
Le désarmement de la flotte allemande, précédant celui de l'armée,
a donné à l'Empire britannique une pleine sécurité maritime.
La seule modification importante qui ait été faite aux quatorze points
de M. Wilson a trait à la liberté des mers et intéresse directement
la politique traditionnelle de la Grande-Bretagne. En vertu d'un
phénomène de gravitation qu'eût expliqué Newton, les plus vastes
colonies allemandes ont été naturellement attirées par l'Empire
britannique. El je ne parle pas, pour le moment, des bénéfices que
le traité de Sèvres va procurer, en Mésopotamie et en Palestine, à
nos vigilants amis. Sans même quitter Versailles, nous pouvons
constater qu'ils ne sont pas trop mal partagés. Us ne se plaignent pas,
du reste, et ils ont raison. De notre côté, nous ne les envions pas.
Nous sommes, au coniraire, heureux de leur bonheur, j'allais
presque dire riches de leurs richesses, puisqu'aprôs tout, leur gran-
deur et leur force servent notre cause commune. Mais, du moins,
avons-nous le droit de leur faire amicalement remarquer que, dans
un traité où ils ont trouvé, à juste titre, des profils si abondants, se
rencontrent certaines clauses.qui touchent à nos propres intérêts, et
qu'il n'est pas admissible qu'une fatalité singulière les frappe une
à une de caducité. L'Empire britannique est gentleman: il a des
habitudes séculaires d'honneur et de fair play ; lorsqu'il a apposé,
au pied d'une convention, son nom glorieux et magnifique, il ne le
retire ni ne l'efface. If. Millerand a cru devoir alléguer, à plusieurs
reprises, devant les Chambres, que jusqu'ici le traité n'avait pas été
revisé , il ne se méprend certainement pas sur la valeur de cet
euphémisme; dans les commissions et à la tribune, tout le monde
lui a montré la gravité des concessions qui ont déjà profondément
altéré des clauses essentielles; désormais, en tout cas, une ligne est
tracée qui ne peut plus être franchie. Le gouvernement est en
mesure de dire à nos Alliés, qui ont été élevés à l'école du vieux
français : « N'allons pas plus outre. » Plus outre, en effet, ce serait
le néant.
Nous serions d'autant plus mal inspirés, les uns et les autres, de
ne pas nous tenir élroitement rapprochés dans le cercle de nos
REVUE. — CnrOMQUE.
conventions communes, que, de toutes parts nous sommes envi-
ronnés de dangers menaçants. L'Allemagne met soigneusement à
profit l'indulgent répit que lui a laissé la conférence de Spa. La
Commission allemande de Prusse occidentale recrute avec zèle, dans
des communes riveraines delà Vistule, de préteniues protestations
contre leur réunion à la Pologne ; elle déclare qu'il est d'une néces-
sité vitale de confier l'entretien des digues a une seule nation et
d'assurer à la Prusse l'accès permanent du ileuve. La presse alle-
mande se fâche parce que le Gouvernement d'Oppeln a autorisé
l'enseignement de la langue polonaise dans les écoles de Haute-
Silésie. Le Gouvernement allemand se plaint à la Conférence de la
paix des procédés qu'auraient employés les B iges. avant et pen-
dant le plébiscite, à Eupen et à JJalmé âj. Nous trouvons, en Cili-
cie, des ofliciers allemands dans les troupes kémalistes que nous
faisons prisonnières. Les étudiants forment des corps francs, armés
de fusils, dans toutes les universités allemandes. Les socialistes
majoritaires du Reichslag reprochent au Congrès socialiste interna-
tional d'avoir reconnu que l'Allemagne était responsable de la
guerre. Dans le territoire d'AUenslein, l'Allemagne place effronté-
ment les Alliés devant un fait accompli; elle donne à son commis-
saire la liberté d'envoyer à la frontière des unités de la Reichswehr.
Les pang^rmanistes suscitent, dans la Sarre, la grève des services
publics. Bref, nos anciens ennemis poursuivent sytemaiiquemenl
leur dessein d'émietter le traité de Versailles et d'y suLslifuer un état
de fait qui ne sera plus ni la guerre ni la paix. Déjà, souffle çà et là
l'esprit de revanche et, dans les rues des grandes villes, étudiants et
soldats delà Reichswehr entonnent, à gorge déployée, le Deutschland
ûber Ailes.
C'est le moment que choisissent quelques journaux anglais pour
féliciter M. Lloyd George de conduire, de gre ou de force, les Alliés
au seuil d'une nouvelle conférence internationale, ou plutôt d'un
Congrès général de l'Europe, où siégeraient, bien entendu, les Soviets
et l'Allemagne et où serait, une bonne fois pour toutes, remise en
question toute l'œuvre de Versailles. Tel est depuis longtemps,
assurent ces journaux, le plan du premier ministre britannique, et il
en poursuit la réalisation avec une opiniâtreté qui, sous une bro-
derie d'apparentes fantaisies, forme une trame très résistante. Nous
ne savons ce qu'il y a d'exact dans celle interprétation des volontés
de M. Lloyd George. Mais il est certain, d'une part, que depuis l'invi-
tation h Prinkipo, il n'a pas varié dans son idée d'engager la couver-
892 REVUE DES DEUX MONDES,
sation avec les Bolcheviks et, d'autre part, que déjà, dans les der-
niers mois du ministère Clemenceau, il rêvait de faire passer la
Manche à la Conférence de la paix. Il avait, à maintes reprises, insisté
auprès du gouvernement français pour que le traité avec la Turquie
fût négoeié à Londres et il trouvait que celait au tour de l'Angleterre
llrir l'hospitalité au Conseil suprême. Ce désir avoué s'aecompa-
gn'ail-il d'une autre pensée plus discrète et songeait-il à piéparer un
vas!e Congrès où, sous sa présidence, la Grande-Bretagne signifierait
à l'univers une paix nouvelle, plus légère pour l'Allemagne? Je
l'ignore. Je veux même croire que les journaux qui lui attribuent ce
projet cl qui l'en complimentent méconnaissent ses intentions et
travesiissent sa politique. Mais M. Lloyd George est un enchanteur,
qm tantôt par séduction, tantôt par menaces enjouées, entraîne les
passants sur ses pas et les égare dans des semiers inconnus. Lors-
qu'on ne résiste pas tout de suite à cet ensorcellement, on risque d'y
succomber toujours. « Venez, murmure-t-il, asseyons-nous sur la
bruyère, el cherchons ensemble les meilleurs moyens d'exécuter le
railé de Versailles. » On le suit, on s'ass:ed; il vous montre le
traité déchiré ; il tous dit : « Regardez : je n'y ai pas touché;»»
et on croit voir, sous la main du magicien, le traité s'exécuter.
Rien ne nous dit que demain, après avoir mis, d'abord, Krassine
el Kimenef en quarantaine, il ne demandera pas à la France de voi-
siner avec eux et avec le docteur von Simons dans une conférence
où l'on cherchera à régler, sous l'inspiration de 11. Keynes, le sort
de l'Europe et de l'Asie.
M. Keynes, en effet, n'est plus seulement aujourd'hui le délégué
britannique qui a travaillé quelque temps à Paris auprès de M. Lloyd
George et qui. d.l-s celle époque, a lâché d'incliner son gouverne-
ment a des complaisances pour l'Allemagne; il est devenu un per-
sonnage symbolique et légendaire, qui s'est ins itué le souffleur de
plusieurs chancelleries alliées el dont les doctrines se sont répan-
dues sous lous les climats comme une Bible nouvelle. Le désir
universel de paix, le long temps perdu dans des négociations labo-
rieuses et trop souvent stériles, la faute qu'ont commise les
Alliés de ne pas imposer à l'Allemagne, avant la démobilisatk n,
par un renouvellement d'armistice ou par des préliminaires de
paix, les mesuras d'exécution qui devaient servir au traité de garan-
ties préalables, l'empressement que les peuples ont mis à se replier
sur eux-mêmes après la victoire et à reprendre plus ardemmen-
que jamais conscience de leurs intérêts distincts, l'allaiblisset
BEVUE. CHRONT' 803
m^nf graduel de b solidarilé qui les avait - levant le
commun, lotit a contribué à favoriser colle propagande déprimante
et à répai dre partout relie sorte de lassitude el de d> - :ieut
qui patalyse lavoloulé.
tird'lini, voici nue sur la pente g'issanle où elles -
aveu l urées, l'Ang - bord d« -
L«s l< - - - sont ouvert la roule* de Téhéran; les (roupes brilan-
n»(jiics ([ni tenaient la |m»sîi i«>n de Mendglnl se sont repliées sur
Ki/.vin La Pologne - - lit au\ pieds des Bolcheviks. Le
gouvernement des Soviets a eonlimn un art supérieur, la
partie quM avait commencé à jouer pour nous e: lia
amusé les Polonais on paraissant accepter un armistice, a refusé
l'armistice sous prétexte que les plénipotentiaires polonais n'avaient
pas mandat de signe r !a paix et poursuivi ses avantages militaires.
Feintant que M. Lioyd G aux basques
d s Bolcheviks, et u\ ci le repoussaient dédaigneusement et lui :
laienl, sans qu'il voulût les entendre, qu'ils étaient assez grands pour
r . r leurs affaires tout seuls el qu'ils s'opposaient à tonte médiation.
Les Alliés laisseront ils donc retomber sous la dalle du sépn
celle Pologne à qui, d'un commun accord, ils avaient dil : « Rel
toi et revis dans la lumière du jour? ». ce, d'Angleterre,
d'Amérique, de partout, dos Polonais exiles étaient venus combattre,
aux côtés de nus armées, pour la liberté des peuples et pour la réali-
sai ion de leurs propres espérances nationales. Sur les drapeaux
qu'avaient olleris à leurs légions les villes de Paiis.de Nancy, de
Belfort et de Verdun, l'aigle blanc avait fièrement déployé ses ailes,
connue autrefois sur le velours rouge des étendards que portaient
les Piast et les Jagellon. Par celle image sensible, les Alliés avaient
montré qu'ils prenaient eux-mêmes à lâche la résurrection de
la Pologne. Une nation qui, en dépit d'un morcellement criminel
et d'une violence prolongée, avait gardé intactes ses traditions et sa
langue, qui n'avait jamais laissé é ton lier sa voix ou prescrire ses
revendications et qui. soit dans l'exil, soit sous la domination étran-
gère, avait réussi à proserver sa personnalité, renaissait ainsi sous
les auspices de plusieurs des puissances belligérantes. Et lorsque
la victoire vint récompenser les efforts des armées au milieu des-
quelles avaient combattu les troupes polonaises, l'Angleterre, l'Amé-
ripie. la France el leurs alliés tinrent la parole donnée. Le traité
de Versailles consacra l'indépendance de la Pologne et réunit les
morceaux que la Russie, la Prusse et l'Autriche s'étaient par-
894
REVUE DES DEUX MONDES.
tagés. N'était-ce là qu'un vain simulacre ou une éphémère velléité?
Personne ne peut supposer que l'Entente désavoue aujourd'hui,
par incohérence ou par aboulie, les efforts qu'elle a fails, les années
dernières, pour rétablir une Pologne viable et pour limiter, à l'Est
comme à l'Ouest, les ambitions allemandes. M.M. Lloyd George et
Millerand se sont, de nouveau, rencontrés à Uythe et ont médité
ensemble sur Ie3 lendemains de l'Europe. Le premier ministre bri-
tannique a reçu Kamenef et Krassine et de nouveaux télégrammes
ont été échangés entre Londres et Moscou. Un langage plus ferme a
élé tenu, des mesures plus précises ont été étudiées; on a essayé
d'arrêter enfin, par des décisions communes, le cours des événe-
ments qui avaient surpris, dans son demi-sommeil, la diplomatie des
Alliés. Mais la lâche est maintenant plus difficile qu'hier. Non seule-
ment les succès des Bolcheviks ont enflé leur orgueil et accru leurs
prétentions; non seulement leur arrogance, encouragée par les
défaites polonaises et par l'altitude hésitante du Cabinet anglais, est
devenue, pour la paix du monde, une menace perpétuelle, mais tout
nous permet de croire qu'il y a eu et qu'il y a entre le gouvernement
de Berlin et eux des pourparlers secrets et, sans doute, des accords.
Depuis un mois, des messages radiographiques, que de savantes
combinaisons de chiffres rendaient illisibles, se sont mystérieuse-
ment multipliés entre le Reich et les Soviets. Ces silencieuses con-
versations aériennes engagées par-dessus l'immensité des plaines
polonaises, ne laissent pas d'être inquiétantes. Si l'on n'y prend
garde, tout ce qui s'est fait à Versailles peut achever de se détruire à
Varsovie.
Raymond PoiNCARè*
te Directeur-Gérant»
René Doumic.
SIXIÈME PÉRIODE. — XC« ANNÉE
TABLE DES MATIÈRES
DU
CINQDAKTE-IIllITItlE VOLUME
JUILLET — - AOÛT
Livraison dm 1" Juillet.
Les Coeurs oravitent, deuxième partie,, par M. Ciuri.rs GENfAUX. . • . 5
Au Pays breton : En Cornou aille, par M. André CIIEVRILLON, de l'Aca-
démie française . .. **
Comment fimt la gufrre. — VI. Les Conséquences de la victoire, par
11. le Général MANGIN 74
L'IIistoirb dk la Nation française, par M. Loris MADELIN 102
l'if CAitxrrBHB db La Uruyëre. — L"Amatkur de tulipes, par M. Edmond
pilon in
L'Escaut bt le Rhin, par M. le Confire-Amiral DEGOUY 146
La Jcstr Paix. — IV. I.a Capacité de paiement db l'Allemagne, par
M. Rapiiakl-Georges I.EVY, de l'Institut 165
Revi'b i.ittrkaire. — Les Contes du M. Pierre Mille, par M. André
liEAl'NiER 191
Revue dramatique. — Juliette et Jîo.vtfo, à la Comédie-Française, par
M. René DOUMIC, de l'Académie française 203
CuRoxiot'B r>K la quinzaine. — HisTotHB politique, par M. Raymond POIN-
C.UIÉ, de l'Académie française 213
Livraison du 15 Juillet.
Les Cœurs oravitent, troisième partie, par M. Charles GÉNIAUX .... 225
La Fin trnss légende. — L\ Messioh du Maréchal Foch en Italie
(OCTORRE-NOVEXIRRE 1917/, par X.X.X 274
Sur les tbrhassf.s du Jardin Marengo, par M. Louis BERTRAND 303
Silhouettes contemporaines. — VI. M. Georges Coyau, par F1DUS. ... 317
Le Jour de oloire. — Poème, par M. François PORCHE 833
L'Allemagne politique. — 1. Le Nouveau pangermanisme, par M. Edmond
VERMEIL 3*7
896 REVUE DES DEUX MONDES.!
Page».
AUTOUR DE I.A CORRESPONDANCE DE Bo9St7FT. — VI. LES DERNIERS ACTES DE BOS-
suet a Metz, par Al. Alphed RÉBELU AIT, de I Institut 374
Revue scientifique. — Lb Soleil et L'AMANT terrestre, par AI. Chaules
NORD MANN 407
Revue mcsicwf. — Saist Christophe. — Cosi fan tctte, par AI. Ca.millb
BELl.AlGUE 419
Au Co\-fbvaTOIBK. — CONCOURS DE TRAGÉDIE ET COMÉDIE, par AI. Rbné
DOUAIIC, de l'Académie française t-, -, 431
Chronique db la quinzaine. — Histoire politiqub, par M. Raymond POIN-
CARÉ, de l'Académie française 437
Livraison du 1*F Août.
Lettres ad Cardinal Matoirh, par Ferdinand BKL'NETIÈRE. ....... 449
Hier et devais. — II. Le Paysan, par Al. Emmanuel LA-BAT 4*7
Les C<*:: us oravitfnt, deini're partie, pnr AI. Charles GÉNIAUX 500
Le Gkime d'Ek^tehinhubc, p:ir M. Nicolas DE BERG-POGCENPOlll 519
Au P>ys breton. — II, Avec les pécheur*, par M. André CIIEYRILLOX,
de l'Académie française 556
Souvenirs df la bataille d'Arras ioctorre ioui. — I, par AI. le Comman-
dant AlAHCtL JAl'NEAl'D 571
Pascal ft lb « Discoihs sur les tassions de l'amour, » par Al. Victor
GIRAL'D 599
Autour d'inb conférence.'— IMPRESSIONS de Spa, par AI Raymond RECC'UI.Y. G08
Les Rpi.ations intiii.lectuellfs entre France et Pologne, pnr M. A.NULÉ
LICIITEX BERGER 621
M. le Général Lyautey a l'Académie ff. inçXISE, par M. Henry RIDOU. . . G:î9
RPVI'E LITTÉRAIRE. — BARNAVë ET I.A ItElNB, par Al. ANO'É BEAUMER. . G45
Rtvi r dramatique. — Le Maître de son cu:un, à l'Odéon, par AI. RtNÉ
DOUA1IC, de l'Académie française G57
CBR-ntlOllS DB I.A QI'IVZAINB. — ll'STOIRE POLITIQUE, par M. RaTMONO POIN-
CAUÉ, de l'Académie française 6G1
Livraison da 15 Août.
La C\\o\is»Trox de Jeaxne d'Arc, par AI. Garrifl IIANOTAUX, de l'Aca-
démie française 673
Les Villes d'<>r. — I. De la mer Atlantide au pavs des Lotopijages, par
II. Louis BERTRAND 695
Le Manoir, première partie, par M. John G AI.SWORTIIY 710
AU PxYS BRETON. — III. I.E PARDOS WGOChES (là AOUT), par AI. André
CHEYRILLON, de l'Académie française 753
L'Allemaone poi.itioie. — II. Lb Coup d'État Kapp-Luttwitz, par
AI. Edmond VEKMEIL "SI
Entre deux jakdins, première partie, par AIarie PERRENS S02
Souvenirs de la r\taii.i.e d'Ahkas ioctorre i9Uj. — 11, par AI. le Comman-
dant AIakcel JAI'NEAID 827
Les I.ETThFS du Général Lyactey, par AI. André BELLESSORT S57
Revue scientifique. — L'ACTION électrique on soleil, par AI. Charles
NORDMA NN 871
Cbronioi e de l\ quinzaine. — fl'ETOlRK poi.itiqub, par Al. Raymond POIN-
CAllÉ, de l'Académie fran-aise 833
Pari*. — Typographie PaiurPE JIksouar», 19, rue des Saints- Père». — S5479.
3 9090 007 539 436