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Full text of "Revue des deux mondes"

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REYLE 


DES 


DEUX  MONDES 


IC«    ANNEE.    -    SIXIÈME   PERIODE 


TOME  CINQUANTE-HUITIÈME 


PARIS 

BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE  DE  1*1  15 

1920 


fcte.'îT 


LES  CŒURS  GRAVITENT 


DEUXIEME    PARTIE  (1) 


GENEVIEVE 

La    méditation  crée  le  monde. 
Ernest  Renan. 

Après  plusieurs  années  écoulées,  je  pensais  ne  plus  rien 
apprendre  des  tragiques  héros  du  Val-Dolent,  quand  je 
reçus  un  billet  de  Maître  Véran  : 

«  Si  vous  venez  à  V...  m'écrivait-il,  veuillez  vous  rendre  à 
mon  étude  pour  une  affaire  sans  urgence,  et  seulement  si 
l'occasion  vous  est  donnée  de  traverser  Vausselles.  » 

Malgré  la  discrétion  de  ce  billet,  je  m'imaginai  qu'il  devait 
avoir  quelque  rapport  avec  le  château  dormant.  Ma  curiosité 
ne  tarda  pas  à  me  ramener  dans  le  cabinet  du  vieux  notaire, 
que  je  retrouvai  encore  plus  argenté  de  chevelure  avec  ces 
yeux  au  regard  lointain  des  vieillards  de  plus  en  plus  aspi- 
rés vers  l'au-delà.  Ma  vue,  en  lui  évoquant  notre  émouvante 
visite  au  Val-Dolent,  troubla  pendant  quelques  secondes  la 
vertueuse  clarté  de  ses  prunelles  qui  s'opacifièrent  comme  l'eau 
remuée  d'une  fontaine.    Enfin,  paupières  baissées,  il  me  dit  : 

—  M"es  de*  Néjouls  sont  décédées  et  le  nouvel  héritier, 
leur  cousin,  entend  laisser  le  château  à  son  état  d'abandon. 
MUe  Marie  vous*  sut  gré  de  ne  l'avoir  pas  jadis  obligée 
d'exécuter,  en  cas  d'aliénation  du  Val-Dolent,  la  clause  du 
testament  qui  veut  qu'on  détruise  par  la  poudre  la  colline  des 
tombeaux.  A   cette   époque,  une    situation  embarrassée   incli- 

Copj/right  by  Charles  Géniaux,  19J0. 
(1)  Voyez  la  Revue  du  15  juin. 


O  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nait  MUei  de  Néjouls  à  cette  location,  qu'elles  auraient  regrettée. 
Touchée  de  votre  délicatesse  en  cette  circonstance,  Mlle  Marie, 
irnière  survivante,  m'a  prié  de  vous  remettre  quelques  mé- 
.  ;ires,  d'ailleurs  assez  incomplots,  de  M.  Pierre  du  Gambout. 
En  m'en  confiant  le  dépôt,  MUe  de  Néjouls  ajouta  que  vous  com- 
prendriez, à  leur  lecture,  pour  quel  motif  sa  sœur  et  elle  vou- 
lurent décourager  les  locataires  possibles.  Vous  partagerez  leur 
avis  :  l'abandon  du  Val-Dolent  s'imposait... 

...  S'étant  ainsi  expliqué,  M.  Véran  me  remit  un  cahier  en 
m'avertissant  que  les  familles  du  Cambout  et  de  Néjouls  étant 
maintenant  éteintes,  il  y  avait  moins  d'inconvénients  à  ce  que 
fût  révélée  la  destinée  poignante  des  créateurs  du  Val-Dolent. 

J'acceptai  dans  un  respectueux  silence  ces  feuillets,  sans 
doute  mouillés  des  larmes  de  l'amour. 

En  me  confiant  ce  précieux  dépôt,  M.  Véran  prononça  : 

—  Il  fait  souvent  bien  froid  parmi  les  hommes.  Près  de 
M.  du  Gambout  et  de  MmeHéléna,  j'avais  trouvé  un  foyer  admirable 
où  je  réchauffais  mon  cœur.  Peut-être  ces  cahiers  conservent- 
ils  quelques-uns  des  rayons  qui  furent  ma  lumière.  Vous  en 
jugerez.  Adieu,  monsieur. 

...  Il  me  plut  d'aller  lire  sur  la  colline  tumulaire,  au  mur- 
mure de  la  Dolente,  les  manuscrits  de  Pierre  du  Cambout,  mé- 
moires incomplets  et  correspondance  sans  ordre.  Le  nostal- 
gique paysage  de  cette  thébaïde  d'amour  ne  pouvait  qu'ajouter, 
par  son  ambiance,  aux  appels  du  grand  cœur  qui  s'ouvrait  à 
moi.  De  cette  lecture  comme  aussi  des  révélations  de  M.  Véran, 
la  vie  de  Pierre  m'apparut  dans  toute  sa  signification,  et  quel 
homme  oserait  ne  pas  s'y  reconnaître  un  peu  ? 

En  épigraphe  de  ses  mémoires,  Pierre  du  Cambout  avait 
inscrit  cette  pensée  de  Pascal,  soulignée  d'un  large  trait  rouge 
par  lequel  il  montrait  l'importance  qu'il  y  attachait  : 

«  L'union  qui  est  entre  les  hommes  n'est  fondée  que  sur  une 
mutuelle  tromperie.  Tous  les  hommes  se  haïssent  naturelle- 
ment les  uns  les  autres.   » 

Et  je  lus  : 

«  Hier,  tandis  que  nous  travaillions  dans  l'ancien  atelier  de 
peintre,  transformé  en  coupole  astronomique,  qui  domine  sur 
la  .Méditerranée  le  cap  d'Antibes  allongé  sur  le  tlot  comme  un 
beau  bras  de  femme,  mon  père  m'a  dit  de  son  ton  sévère,  même 
lorsqu'il  se  veut  cordial  : 


LES    COEURS    GRAVITENT. 


—  Tu  atteins  aujourd'hui  la  trentième  année,  Pierre, 
Ta  lie  auquel  je  me  suis  marié;  mon  premier  mariage  avec  ta 
délicieuse  mère,  Cécile.  Je  voudrais  bien  que  tu  songes  toi- 
même  au  mariage.  —  En  prononçant  ces  paroles,  Sébastien  du 
Cambout,  mon  père,  approche  son  visage  du  mien  presque  à  le 
toucher.  Ses  noirs  yeux  plongent  dans  les  miens  et  ses  lèvres 
minces  frissonnent  au  soui'ile  de  sa  pensée  ardente.  - —  Trente 
ans  I  reprend-t-il.  J'espère  avoir  fait  de  toi  un  homme,  sinon 
un  savant  homme,  car  nous  resterons  toujours,  toi  et  moi,  des 
astronomes  amateurs  parce  que  nous  manquons  de  la  forte  cul- 
ture mathématique.  Qu'importe  !  Notre  astronomie  nous  main- 
tient dans  l'habitude  des  hautes  pensées.  Gela  seul  compte  ; 
planer.  » 

Ayant  ainsi  parlé,  mon  père  marcha  en  faisant  retentir  les 
«  tomettes  »  rouges  du  dallage  à  la  mode  provençale.  A  travers 
le  vitrage  nous  arrive  le  rayonnement  des  Alpes  neigeuses.  Par 
cette  matinée  de  mai,  nos  orangers,  pavoises  comme  des  mariées 
virginales,  embaument.  Mon  père  regarde,  à  l'extrémité  de  leur 
harmonieuse  avenue,  la  façade  ocrée  de  notre  maison  à  génoise. 
Sur  la  terrasse,  il  aperçoit  sa  femme,  Christine,  en  peignoir  de 
crépon  capucine,  assise,  sa  somptueuse  chevelure  répandue  au 
soleil  qui  lui  donne  des  tons  de  flamme.  Et  Christine  abrite  son 
front  avec  un  éventail  de  plumes.  Les  sourcils  de  Sébastien  se 
sont  joints.  Le  menton  relevé  avec  une  fierté  offensée,  quittant 
le  vitrage,  il  se  rapproche  de  l'équatorial  au  cuivre  brillant  et 
me  demande,  sans  me  regarder  : 

—  N'est-ce  pas  un  pays  de  bonheur,  ici?  N'es-tu  pas  charmé 
que  ta  bonne  fortune  t'y  fasse  vivre  ? 

J'incline  le  front.  Mon  père  ajoute  doucement  : 

—  Ta  faible  affirmation  équivaut  presque  à  une  négation. 
Pourtant  l'existence  t'a  comblé.  Né  de  bonne  souche,  —  nous 
pouvons  nous  réclamer  d'une  parenté  par  François  du  Cambout 
avec  l'abbé  de  Ponlehàleau  et  les  barons  de  Coislin,  gouverneurs 
de  Basse-Bretagne, —  et  suffisamment  aisé  pour  rester  indépen- 
dant, je  te  trouve  injuste  envers  la  vie.  Que  lui  reproches-tu 
donc,  Pierre  ? 

Mon  père  s'est  exprimé  du  ton  un  peu  tendu  qui  devait  être 
celui  des  messieurs  de  Port-Royal  dont  il  perpétue,  par  le  sang 
et  l'inclination  d'esprit,  les  tendances  roides  au  milieu  d'un 
monde  trop  assoupli.) 


8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Je  lui  réponds  que  j'aurais  mauvaise  grâce  à  me  plaindre. 

—  Mais  tu  ne  te  réjouis  pas,  Pierre. 

—  Ce  serait  excessif,  mon  père. 

—  Ah!  combien  je  souhaite  te  voir  marié  ! 

—  Croyez-vous  donc  le  mariage  une  panacée  aux  mélanco- 
lies du  cœur? 

A  cette  repartie,  qui  m'échappa,  Sébastien  se  roidit  et,  d'ins- 
tinct, se  tourna  vers  la  terrasse  où  Christine  faisait  sécher  sa 
chevelure  de  flamme.  Et  je  songeai  : 

«  Ce  pauvre  père  crut  aux  vertus  du  mariage  :  comment  ne 
s'étonnerait-il  pas  de  mon  célibat?  Pourtant,  à  la  mort  de  ma 
mère,  veuf  encore  jeune,  il  s'était  déclaré  que  c'en  était  fini 
pour  lui  du  bonheur  terrestre.  Par  imitation  de  notre  ancêtre, 
l'abbé  de  Pontchàteau,  il  avait  alors  vécu  dans  une  petite 
chambre,  sur  un  lit  composé  de  tréteaux,  d'une  paillasse  et 
d'une  claie  d'osier  avec  un  chevet  de  chaume  pour  ^oreiller.  Il 
portait  un  habit  grossier  sous  le  prétexte  de  bêcher  son  jardin. 
Le  jour,  il  lisait  saint  Augustin  ou  les  Psaumes;  la  nuit,  les 
yeux  sur  les  constellations,  il  poursuivait  ses  recherches  jusqu'à 
en  tomber  de  fatigue.  Il  espérait  tuer  à  jamais  l'amour  humain 
en  lui.  Or,  la  fougue  même  de  ses  sacrifices  prouvait  l'exalta- 
tion de  sa  nature.  J'étais  alors  un  bien  petit  garçon  et  je  n'ai 
pourtant  rien  oublié.  Il  arriva  donc  que  les  rigueurs  de  mon 
père  ne  l'empêchèrent  pas  d'introduire  cette  captieuse  Christine 
dans  notre  maison.  Il  suffit  à  cette  rousse  comète  de  paraître 
pour  entraîner  bientôt  dans  son  ellipse  l'astronome  qui  la  con- 
templait. Ah  I  père,  saurais-je  vous  reprocher  d'avoir  oublie 
ma  mère,  Cécile,  la  jeune  morte  de  vingt-quatre  ans,  pour  cette 
insidieuse  et  intelligente  Christine  dont  l'ardente  chevelure 
devait  enflammer  votre  sagesse  ?  » 

...  Mon  silence  persiste.  Mon  père  croirait-il  à  un  blâme  de 
ma  part?  Comment  oserais-je  critiquer,  lorsque  je  ne  suis  moi- 
même  qu'instabilité,  désirs  et  stérilité?  Non,  l'existence  indé- 
pendante qui  est  la  mienne,  sur  cette  terre  provençale  d'en- 
chantement, ne  me  rend  pas  heureux,  parce  qu'il  me  manque 
l'amour...  comme  à  la  plupart  des  hommes.  Mais  tandis  que 
ceux-ci  laissent  volontiers  leurs  cœurs  battre  à  vide,  il  me 
paraît  monstrueux  de  vivre  parmi  la  détestation  des  personnes 
de  notre  entourage,  ou  même  seulement  parmi  leur  indiffé- 
rence. J'ai  besoin  d'aimer  et  d'être  aimé.  Le  verdict  de  Pascal 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  9 

affirmant  que  «  tous  les  hommes  se  haïssent  naturellement  les 
uns  les  autres  et  que  leur  union  n'est  fonde'e  que  sur  une 
mutuelle  tromperie,  »  me  révolte. 

Croire  absolument  à  la  vérité  d'une  telle  pensée  serait  un 
désastre,  et  d'ailleurs,  la  contemplation  des  étoiles  m'a  com- 
muniqué la  sublime  folie  de  l'amour.  Quoique  sans  objet  précis, 
j'y  aspire.  Depuis  un  moment,  mon  père,  penché  à  la  baie  de 
notre  vitrage,  considère  avec  une  expression  angoissée,  par  delà 
l'avenue  des  orangers,  la  terrasse  de  notre  bastide  sur  laquelle 
(Christine,  étendue  dans  sa  chaise-longue,  continue  d'exposer  aux 
rayons  solaires  sa  chevelure  oxygénée.  D'une  porte-fenêtre 
bleue,  je  vois  sortir  mon  oncle  René,  un  personnage  comme 
on  en  voit  dans  les  tableaux  de  Chardin  :  nez  moqueur,  petits 
yeux  bridés  à  l'expression  à  la  fois  naïve  et  maligne.  Il  s'avance 
vers  sa  belle-sœur.  Elle  lui  sourit  d'un  air  fin.  Mon  oncle  lui 
fait  une  révérence  mi-sérieuse,  mi-plaisante,  et  lui  marque  son 
admiration  pour  la  splendeur  de  ses  cheveux  étalés.  Il  s'approche 
encore,  chuchote  et  complimente.  Ma  belle-mère  sourit  glo- 
rieusement. En  vieux  gentilhomme  nourri  des  messieurs  de 
Port-Royal,  mon  père  s'efforce  de  rester  impassible,  quoiqu'il 
ait  le  cœur  étreint.  Christine,  plus  jeune  que  lui  de  vingt 
années,  l'a  toujours  laissé  palpitant  et  désarmé.  Il  souffre  et 
subit.  Mon  oncle  René,  de  dix  ans  moins  âgé  que  son  frère,  fait 
maintenant  rire  par  ses  compliments  Christine.  Mon  père  pâlit. 
Je  sors  sans  bruit  de  mon  atelier  et  me  dirige  du  pas  rapide 
d'une  personne  allant  a  la  recherche  d'un  objet  oublié  vers 
notre  maison.  Pendant  la  traversée  du  jardin,  j'entends  les 
épithètes  superlatives  de  mon  oncle  :  «  Admirable,  chère  amie  I 
Extraordinaire!  Prodigieux!  » 

Son  récit  doit  être  le  plus  innocent  du  monde  et  cependant, 
a  mon  entrée  imprévue  sur  la  terrasse,  René  clignote  vers  moi 
d'un  air  interrogatif  ;  puis  après  une  courbette  à  sa  belle-sœur, 
il  se  retire  en  prononçant  sur  le  ton  d'une  admonestation  : 

—  Prenez  garde,  Christine,  vos  drogues  brûleront  cette 
royale  moisson. 

Ma  belle-mère  rit  d'un  petit  rire  nerveux  qu'elle  inter- 
rompt brusquement  a  mon  arrivée.  Et  comme  je  garde  l'expres- 
sion banale  d'un  flâneur,  le  visage  de  Christine  se  nuance  aux 
sentiments  qui  se  succèdent  en  elle  les  uns  après  les  autres 
comme  une  eau  se  ride  sous  la  brise.  Pas  un  instant  ses  traits 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

spirituels  ne  gardent  leur  repos.  Il  suffit  que  je  pose  mes  yeux 
sur  elle  pour  qu'aussitôt  Christine  me  présente  l'expression 
qu'elle  me  croit  le  plus  agréable.  Tout  fut  toujours  calcul  chez 
co.ViQ  femme  de  bonne  naissance,  mais  pauvre,  dont  l'esprit  est 
uniquement  soucieux  des  conquêtes  qui  peuvent  assurer  à  son 
égoïsme  le  bien-être,  les  hommages  et  les  plaisirs.  Elle  joue  sa 
vie  comme  une  actrice  tient  ses  emplois  sur  la  scène.  Lorsque 
c'est  nécessaire,  Christine  remplit  son  rôle  jusqu'à  verser  des 
larmes.  Or,  à  travers  ses  attitudes  et  ses  intentions,  Christine 
malheureuse  tend,  comme  les  autres  femmes  plus  simples  et 
moins  perspicaces,  au  bonheur.  Elle  le  recherche  même  avec 
l'énervement  qu'elle  apporte  en  toutes  ses  actions.  Image  de 
l'instabilité,  cette  pauvre  femme  souhaite  toujours  d'être  ce 
qu'elle  n'est  pas,  et  elle  ne  saurait  s'arrêter  de  désirer  l'impos- 
sible. A  la  vérité,  elle  s'ennuie,  quelle  que  soit  la  douceur  de  son 
sort. 

Quand  elle  me  voit  garder  le  silence,  elle  donne  à  sa  figure 
l'expression  pure  d'une  madone  de  Raphaël  en  faisant  remonter 
ses  sourcils  dans  son  front  lisse.  Les  paupières  à  moitié  bais- 
sées, elle  élève  ses  bras  nus  sur  sa  chevelure  qu'elle  encadre.  Et 
elle  me  dit  d'un  ton  ambigu  : 

—  Si  ces  messieurs  de  Port-Royal  m'aperçoivent  en  ce 
moment  de  leur  empyrée,  ils  en  feront  une  communication 
astrale  à  Sébastien.  Ah!  je  dois  leur  paraître  un  objet  de 
scandale. 

Comme  je  me  tais,  ce  qui  doit  lui  paraître  un  désaveu,  elle 
dit  d'une  voix  plaintive,  avec  une  timidité  affectée  : 

—  La  susceptibilité  de  votre  père  m'a  fait  toujours  craindre 
de  l'offenser...  Asseyez-vous  donc,  Pierre. 

Afin  de  changer  le  cours  d'une  conversation  dangereuse,  je 
fais  remarquer  à  Christine  la  féerie  de  cette  matinée  de  Pro- 
vence. Les  Alpes  d'azur,  brodées  d'argent  à  leurs  cimes,  tombent 
dans  la  mer  d'un  violet  de  campanule. 

A  mes  paroles,  elle  tourne  vers  moi  ses  mobiles  prunelles 
dont  l'expression  révèle  la  femme  inquiète  qui  cherche  encore, 
à  la  quarantaine  passée,  l'inconnu  des  distractions.  Les  manches 
pagodes  de  sa  robe  capucine  ont  glissé  jusqu'à  ses  coudes  ronds 
et  polis.  Puis,  comme  je  n'ai  pas  correspondu  à  ses  préoccupa- 
tions, je  vois  l'ennui  recouvrir  son  visage  d'une  sorte  de  cendre. 
Quoique  toute  proche  de  moi,  elle  me  devient  aussi   lointaine 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  11 

que  Sirius  peut  l'être  de  la  terre.  Hélas  I  pas  plus  mon  père 
que  les  autres  gens  de  ma  connaissance,  personne  ne  lui  fut 
jamais  rien  plus  d'un  instant;  mais,  pendant  cet  instant,  quel 
enthousiasme!  Voilà  le  pauvre  amour  qu'il  m'est  donné  de 
côtoyer  chaque  jour. 

Dans  le  jardin  notre  serviteur,  Jacques,  agite  la  clochette 
du  déjeuner.  Sorti  de  son  atelier,  mon  père  descend  le  haut  esca- 
lier du  maçonnerie  recouvert  par  les  rosiers  de  bengale  dont  les 
sarments  aux  fleurs  cramoisies  s'échevèleut  sur  l'outremer  de 
la  Méditerranée. 

Pendant  le  repas  qui  nous  réunit  à  mon  oncle  René,  nous 
échangeons  les  paroles  polies,  strictement  nécessaires.  Christine 
annonce  ses  nombreuses  visites  projetées.  Mon  père,  d'une  incli- 
nation de  tète,  semblait  approuver,  lorsqu'il  crut  surprendre  un 
sourire  aux  lèvres  de  sa  femme  et  de  son  frère.  Il  ploie  sa  ser- 
viette et  après  un  bref  salut,  se  retire.  Ma  belle-mère  prend  un 
air  de  martyre  et  s'offre  à  l'injustice  avec  une  figure  angélique. 
Silencieusement  mon  oncle  s'éloigne,  les  yeux  bridés  par  la 
ré  lexion. 

Debout  contre  la  porte-fenètre,  Christine  observe  de  loin  son 
mari.  Par  humilité  traditionnelle  et  afin  de  ressembler  à  son 
aïeul  l'abbé  horticulteur  de  Port-Royal-des-Champs,  mon  père 
soigne  lui-même  son  jardin.  Un  sécateur  au  poing,  il  émonde 
ses  rosiers. 

Une  demi-heure  plus  tard,  Christine  s'avance  sous  les  oliviers 
en  élégante  toilette  d'un  rose  de  glaïeul.  Elle  a  l.a  sveltesse  des 
hampes  de  ces  fleurs.  Elle  guette  mon  père  dont  la  tristesse 
empreint  les  gestes  de  raideur.  Après  avoir  tourné  autour  de  lui 
elle  lui  sourit  avec  modestie.  Au  premier  signe  de  détente  sur- 
pris, elle  se  rapproche  avec  une  expression  câline  et  l'approuve 
dans  son  travail. 

Quelques  minutes  plus  tard,  dans  l'allée  des  arums,  j'entends 
Christine,  pâmée  d'admiration,  qui  s'exclame  : 

—  Vous  me  révélez  des  merveilles,  Sébastien.  Cette  loi 
botanique  des  mutations  me  confond.  Quel  ravissant   mystère! 

Et  mon  père  parle,  parle  de  sa  voix  chantante  qui  révèle 
tant  de  pureté  d'àmel  Maintenant  la  physionomie  de  jolie  chèvre 
de  sa  femme  exprime,  en  l'écoutant,  l'ironie  et  la  victoire. 


12  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 


* 
*  * 


Lorsque  mon  père  vient  me  rejoindre  dans  notre  atelier 
astronomique,  son  visage  au  grand  front  religieux  est  encore 
tout  animé  d'une  joie  profane.  A  peine  m'aperçoit-il  qu'il  pro- 
nonce en  se  pressant  les  mains  : 

—  Ainsi,  c'est  ton  trentième  anniversaire,  aujourd'hui  ! 
Quelle  est  son  intention  en  reprenant  notre  conversation  au 

point  où  nous  l'avions  laissée  le  matin  ?  Ses  yeux  noirs,  aux  pau- 
pières alourdies,  fixés  sur  moi,  il  reprend  : 

—  A  te  l'avouer  franchement,  je  ressens  une  véritable  peine 
•  de  ton  célibat  prolongé.  Est-ce  détermination  chez  toi? 

Je  lui  réponds  que  je  n'éprouve  aucune  hostilité  de  principe 
contre  le  mariage,  mais  que  je  ne  le  conçois  pas  comme  une 
affaire.  Sans  l'amour  absolu  et  réciproque,  une  union  conju- 
gale me  paraît  une  assez  pauvre  chose.  Je  conclus,  en  appuyant 
un  regard  sérieux  sur  mon  père  : 

—  Je  voudrais  aimer  et  être  aimé,  —  ou  bien  ma  condition 
actuelle  me  parait -préférable  à  une  illusion. 

A  cette  repartie,  Sébastien  s'émeut  comme  s'il  se  sentait 
atteint.  Il  dit  ensuite  sur  le  ton  du  regret  : 

—  Ah!  pourquoi  avons-nous  laissé  partir  cette  pauvre  Gene- 
viève?... Jamais  peut-être  femme  ne  te  donnera  la  preuve  d'un 
aussi  complet  attachement  que  cette  charmante  cousine? 

Je  lève  les  mains.  A  ce  geste  vague,  mon  père  répond  : 

—  Oui,  je  sais...  parce  que  nous  l'avions  élevée  avec  toi, 
comme  une  sœur;  cette  façon  de  voir  fut  la  cause  de  notre 
erreur  à  tous.  J'en  éprouve  le  regret  le  plus  vif.  Cette  âme 
aimante  méritait  ton  attention. 

Devant  l'insistance  de  mon  père,  je  crois  devoir  lui  déclarer 
que  je  n'ai  jamais  éprouvé  qu'une  amitié  fraternelle  pour 
Geneviève. 

—  L'amour  ne  s'ordonne  pas  :  il  y  faut  la  grâce! 

—  Oui!  oui!  c'est  très  juste,  la  grâce,  Pierre.  Ah!  parfois 
cette  grâce  est  d'ailleurs  un  sentirnent  violent,  terrible. 

Sur  cette  réflexion  mon  père  remonte  jusqu'à  sa  bouche  le 
livre  qu'il  tient,  les  pouces  introduits  entre  les  feuillets,  et  son 
front  et  ses  yeux  seuls,  découverts,  marquent  une  profonde 
mélancolie.  J'en  soupçonne  la  cause  :  maintenant  que  mon  père 
subit  moins  aveuglément  l'effet  de  sa  «  grâce,  »  il  souffre.  La 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  13 

scène  de  coquetterie  du  matin  revient  à  sa  mémoire.  Il  s'aper- 
çoit que  Christine  joua  l'amour,  et  pourtant  il  ne  peut  s'empê- 
cher encore  d'en  goûter  le  leurre. 

Reprenant  sa  course  dans  notre  atelier,  Sébastien  va  regarder 
par  la  baie  ouverte  la  radieuse  vallée  d'or,  de  rose  et  d'argent, 
et  la  mer  qui  rit  à  la  brise  comme  un  grand  œil  bleu.  Des 
collines  aussi  harmonieuses  que  des  épaules  féminines,  la 
surplombent.    , 

—  Oui,  ce  pays  fut  créé  pour  le  bonheur,  prononce-t-il,  et 
sans  doute  il  doit  y  avoir  beaucoup  de  notre  faute  lorsque  nous 
laissons  échapper  la  joie  que  l'occasion  nous  offre.  Je  ne  me 
consolerai  pas  d'avoir  marié  Geneviève  à  Laurent  Rodelle.  C'est 
toi  qu'elle  devait  épouser.  Il  n'est  pas  possible  qu'à  sa  tendresse, 
que  dis-je!  qu'à  l'admirable  et  pure  passion  pour  toi  de  cette 
jeune  fille,  ton  cœur  ne  se  fût  pas  ému. 

Ces  dernières  paroles  remuent  en  moi  des  désirs  incertains. 
En  effet,  comment  ai-jepu  rester  indifférent  à.la  tendresse  d'une 
jeune  cousine  délicieuse,  élevée  près  de  moj?  Comment  son 
inclination  si  totale  ne  m'a-t-elle  pas  troublé?  Quand  je  songe 
à  Geneviève  que  je  vis  s'épanouir  en  beauté  et  en  intelligence 
à  mes  côtés,  depuis  l'instant  où  cette  orpheline  fut  recueillie 
par  mon  père,  je  reste  stupéfait  en  songeant  que,  jamais,  l'idée 
d'une  union  possible  entre  elle  et  moi,  ne  me  soit  venue? 
L'affection  d'une  suave  créature  n'a  donc  pas  de  flamme  com- 
municative,  puisque  l'amour  de  Geneviève  ne  m'a  pas  brûlé? 
Quels  regards  ses  yeux  appuyaient  parfois  sur  moil  Ils  sem- 
blaient me  dire  :  «  Pitié  pour  moi!  Ne  remarques-tu  pas  que  tu 
restes  ma  préoccupation  constante?  » 

C'est  aujourd'hui  seulement  qu'ils  resurgissent  dans  mon 
souvenir  avec  toute  leur  signification.  Quand  il  m'eût  fallu  la 
remercier  de  toute  mon  âme  de  m'accorder  sa  délicieuse  ten- 
dresse, ses  douces  approches  mômes  m'écartaient  d'elle.  Déjà, 
lorsque  nous  étions  enfants,  ses  baisers  m'excédaient.  Aussi  loin 
que  je  remonte  dans  le  passé,  et  dès  l'arrivée  dans  notre  maison 
de  cette  fillette  toute  affamée  d'amour  après  les  pertes  irréparables 
de  ses  père  et  mère,  je  me  vois  tout  rétracté  devant  ses  avances. 
Alors  que  j'aurais  dû  l'accueillir  de  tout  mon  cœur,  car  elle 
était  une  enfant  ravissante  et  bonne,  les  élans  de  son  âme  sans 
calcul  me  contrariaient  comme  des  atteintes  à  mon  indépen- 
dance de  jeune  garçon.  Aux  innocents  embrassements  qu'elle 


U 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


voulait  prodiguer  au  petit  homme  de  dix  ans  que  j'étais  alors, 
je  rougissais  d'ennui.  Les  marques  multipliée^  de  son  affection, 
loin  de  me  toucher,  me  fatiguaient.  Aussi  me  dérobant  à  ses 
caresses,  je  lui  criais  parfois  en  colère  :  «  Laisse-moi!  »  Elle  ne 
pouvait  comprendre  et  allait  pleurer  dans  la  solitude.  Personne 
ne  la  consola,  car  mon  père  était  alors  tout  épris  de  Christine, 
qui  venait  de  remplacer  ma  mère.  Christine,  escomptant 
l'avenir,  prit  ombrage  de  cette  jeune  parente  dont  les  purs 
regards  et  la  sincérité  lui  étaient  comme  un  reproche  perpétuel. 
Dès  cette  époque,  ma  belle-mère,  méditant  l'éloignement  de 
Geneviève,  multiplia,  pour  y  parvenir,  les  occasions  de  désaccord 
entre  nous. 

Avec  les  ans,  Geneviève,  devenue  une  jeune  fille  de  vive 
intelligence,  me  précédait  dans  toutes  mes  intentions  et  s'ingé- 
niait à  me  plaire.  J'étais  gêné  d'être  si  bien  deviné.  Ce  cœur 
fidèle  qui  méritait  reconnaissance  et  adoration,  m'inquiétait,  me 
fatiguait.  Je  rencontrais  Geneviève  dans  tous  mes  projets,  qu'elle 
contrariait,  sans  s'en  douter.  J'étouffais  dans  l'atmosphère 
d'amour  dont  elle  m'enveloppait.  Son  affection  jamais  démentie 
et  son  perpétuel  esprit  de  sacrifice  me  devenaient  presque  des 
ennemis  dont  j'aurais  voulu  débarrasser  ma  route.  Plus  tard, 
mon  attitude,  toujours  plus  distante,  l'obligea  enfin  à  m'éviter. 
Si  son  àme  de  soleil  rayonnait  toujours  vers  la  mienne,  je 
demeurais  glacé  comme  un  astre  mort.  Et  pourtant  je  ne  suis 
pas  insensible  par  essence.  Comme  tous  les  du  Cambout,  je  me 
crois  au  contraire  d'une  nature  passionnée.  Triste  et  charmante 
Geneviève,  si  je  vous  accueillis  ainsi,  comment  donc  l'amour 
pourrait-il  triompher  parmi  les  hommes?  N'est-ce  pas  l'explica- 
tion du  fatal  égoïsme,  cause  de  tous  nos  maux?  On  ne  s'impose 
pas  d'aimer.  C'est  l'effrayant  mystère  qui  nous  domine.  Déses- 
pérément, Geneviève  tendit  vers  moi  et,  par  un  singulier  choc  en 
retour,  loin  d'être  attiré,  j'éprouvais  le  besoin  de  la  fuir.  Mainte- 
nant, ma  cousine  est  devenue,  presque  par  ordre,  M"'e  Rodelle, 
la  femme  d'un  ennuyeux  ingénieur  agronome.  Le  roman  de  sa 
vie  est  clos  et  aussi  tout  espoir  de  grand  bonheur.  Ne  fut-ce  pas 
un  crime  de  l'avoir  obligée  à  ce  mariage  de  raison?  En  suis-je 
coupable?  Peut-elle  me  reprocher  de  n'avoir  pas  éprouvé  ce  qui 
ne  se  commande  point?  En  songeant  encore  à  Geneviève,  mon 
cœur  ne  précipite  point  ses  battements.  Pourquoi  ne  suis-je 
qu'aridité,  mais  une  aridité  qui  soup're  après  l'orage? 


LES    COEURS    GRAVITENT.  15 

Voilà  l'état  présent  de  mon  cœur. 

—  Pierre!  Pierre!  répète  mon  père  impatienté,  veux-tu  que 
nous  reprenions  la  rédaction  de  notre  mémoire  sur  l'aspect 
télescopique  de  Saturne? 

Il\  me  faut  discuter  sur  les  trois  zones  observées  a  l'époque 
où  les  anneaux  se  présentent  le  moins  obliquement,  et  nous 
nous  accordons  pour  décrire  l'anneau  intérieur  comme  un 
léger  crêpe  dont  la  diaphanéité  permet  d'apercevoir  la  planète 
au  travers.  Notre  travail  nous  retient  attentifs  plusieurs  heures. 
Déjà  l'occident  a  pris  la  nuance  de  nos  roses-thé  et  la  mer  n'est 
plus  qu'une  eau  de  pervenches.  Parmi  leurs  terrasses  aux 
orangers  luisants,  les  bastides  de  Gagnes  prennent  l'éclat  des 
citrons.  L'air  embaume  comme  si  le  soleil  mourant  tout  entier 
n'était  qu'une  cassolette  aux  rayons  de  parfums.  Par  les  baies  de 
notre  observatoire  monte  l'arôme  voluptueux  des  jasmins. 

Mon  père  inscrit  le  chiffre  obtenu  par  ses  calculs  pour  le 
demi-diamètre  du  système  saturnien  :  135  000  kilomètres,  et 
relève  la  tête  avec  cette  petite  exagération  de  fierté  qui  lui  fait 
froncer  les  arcades  sourcilières  en  avançant  un  peu  le  menton 
lorsqu'il  est  content  de  lui.  Le  portail  au  fond  du  jardin  s'ouvre 
en  grinçant  sur  le  sable  que  souffla  le  dernier  mistral,  et  Chris- 
tine rentre  d'un  pas  alerte  qui  affecte  la  jeunesse.  Le  soleil  a  son 
déclin  traverse  son  ombrelle  mandarine,  et  son  visage  paraît  du 
même  feu  que  sa  chevelure  fraîchement  oxygénée.  Mon  oncle 
René,  galant,  se  précipite,  son  nez  pointu  en  avant,  afin  d'écarter 
une  branche  épineuse  qui  déborde  l'allée.  Il  lui  parle  avec  ani- 
mation. Elle  rit.  L'un  et  l'autre  semblent  encore  excités  par  la 
réunion  mondaine  à  laquelle  ils  viennent  d'assister.  Penché  sur 
l'allège  de  la  baie,  mon  père  se  recule  avec  honte.  Soudain  une 
flamme  terrible  jaillit  de  ses  yeux  exorbités  et  il  marche  vers  le 
seuil  de  l'atelier.  Au  moment  d'y  atteindre,  il  laisse  tomber  les 
bras,  et  le  pli  de  sa  bouche  indique  qu'il  répugne  à  des  observa- 
tions qui  le  diminueraient  sans  profit.  Si  j'en  juge  par  la  fixité 
de  ses  prunelles,  il  s'absorbe  dans  une  contemplation  intérieure, 
pleine  de  misère. 

Un  vol  de  martinets  tourbillonne  avec  des  clameurs  d'allé- 
gresse sur  un  ciel  coloré  où  semblent  pleuvoir  les  crocus,  les 
sauges  et  les  valérianes.  Lorsque  les  oiseaux  se  sont  évanouis  au 
zénith,  mon  père  me  dit  gravement  : 

—  Comme  tu  n'es  pas  seulement  mon  fils,  mais  mon  unique 


16  feEVUE    DES    DEUX   MONDESd 

ami,  il  convient  que  tu  connaisses  ce  soir  toute  ma  pensée.  De 
même  que  notre  aïeul  Pontchàteau  s'était  jeté  a  l'abbaye  de 
Conques,  par  désespoir  de  la  société  des  hommes,  je  me  suis 
réfugié  dans  l'astronomie,  cette  science  de  poète,  parce  que  je 
n'avais  pas  trouvé  dans  la  vie  ce  que  je  me  croyais  en  droit  d"y 
rencontrer.  Tu  vas  apprendre  ce  soir,  Pierre,  ce  que  je  crois  être 
la  découverte  de  mon  existence. 

Depuis  mon  enfance,  l'indifférence  de  mon  entourage,  ou  pis 
encore,  me  prouva  l'erreur  de-mon  ambition  d'aimer  et  d'être 
aimé.  Je  ne  découvris  que  bien  rarement  l'amour  conjugal, 
l'amour  filial,  et  surlout,  presque  jamais,  l'amour  du  prochain. 
La  société  ne  semble  peuplée  que  d'individus  voluptueux,  mais 
sans  tendresse,  et  qui,  pourtant,  désirent  autant  l'amour  que  je 
le  souhaitais  moi-même.  L'amour,  ce  mot  emplit  la  vie  entière 
et  s'inscrit  au  fronton  des  temples.  L'amour  inspire  la  littéra- 
ture et  suggère  toutes  les  formes  de  l'art.  Il  est  l'Evangile.  C'est 
l'essence  des  prières.  Il  est  donc  partout,  l'amour;  et  pourtant, 
essaie  de  le  saisir  et  tu  ne  le  trouveras  nulle  part.  11  fuit  dans 
autrui.  Aussitôt  que  tu  veux  faire  acte  d'amour,  tout  s'évapore. 
T'obstines-tu  dans  ton  affection,  qui  donc  t'aime?  Pourtant, 
dérision  funèbre!  ceux  ou  celles  qui  te  refusent  leur  tendresse, 
la  souhaitent  ardemment  pour  eux-mêmes.  Qu'y  a-t-il  donc  au 
fond  de  ce  tourbillon  décevant  et  insensé  d'hommes  qui  se 
veulent  tous  aimer  en  se  dérobant  tous  les  uns  aux  autres?  Je 
crois  l'avoir  découvert... 

Ces  pensées  de  mon  père  s'appliquaient,  hélas!  si  justement 
à  Geneviève  et  à  moi,  que  j'en  éprouvai  un  cruel  malaise. 
Sébastien  continua. 

—  Nous  subissons  les  effets  de  la  gravitation  universelle.  Un 
homme  ou  un  astre,  c'est  tout  un,  au  regard  du  Créateur.  Un 
cœur  n'est  pas  moins  grand  qu'une  étoile.  Pourquoi  donc  ci 
cœur  échapperait-il  à  la  loi  cosmique  qui  règle  à  jamais  les 
rapports  des  mondes  entre  eux?  Les  attractions  célestes  exercent 
leur  empire  sur  tout  ce  qui  est.  Les  esprits  comme  les  mondes 
gravitent  donc  dans  le  vide  infini  de  i'éther  et  parmi  l'obscurité 
de  l'espace.  Les  milliards  d'àmes  sont  agitées  d'un  mouvement 
éternel  les  unes  autour  des  autres,  mais  sans  jamais  pouvoir  se 
joindre.  Ainsi  se  désirer  perpétuellement,  souhaiter  le  bonheur 
et  l'amour,  et  ne  pouvoir,,  par  la  raison  des  autres  al  tractions 
secrètes,  y  réussir,  voilà  notre  fatale  condition.  Liés  par  ces  lois 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  47 

terribles  de  la  gravitation,  les  hommes,  qui  se  haïssent,  gravi- 
teront éternellement  sans  pouvoir  se  fuir,  d'où  la  perpétuité  de 
la  haine  prouvée.  Quant  aux  amants,  leur  poursuite  éperdue  ne 
leur  permettra  jamais  de  se  réunir  et  ils  décrivent  des  ellipses 
qui  les  rapprochent  ou  les  éloignent  indéfiniment.  Enfin,  si  par 
exception  une  fusion  devenait  possible,  désastre!  deux  mondes 
comme  deux  amants  qui  se  rencontreraient  enfin,  disparaîtraient 
l'un  dans  l'autre.  Ils  ne  seraient  plus  eux-mêmes,  mais  une 
nouvelle  planète  ou  la  mort.  Ainsi  donc,  Pierre,  de  quelque 
côté  que  je  me  tourne,  quel  espoir? 

...Mon  père  enlace  l'équatorial.  L'exaltation  illumine  sou 
grand  front  religieux  et,  le  menton  haut,  il  semble  braver  sa 
destinée  amère.  Il  regarde  vers  le  ciel  où  le  diamant  de  Vénus 
commence  à  jeter  ses  feux.  Sur  l'orient,  et  juste  à  la  corne  <l" 
notre  jardin  en  terrasse,  aussi  pâle  que  l'eau  d'une  fontaine,  l« 
premier  quartier  de  lune  s'avance  comme  une  faucille  ver, 
quelques  petits  nuages  en  buissons  d'églantines- 

Au  huitième  coup  sonore  d'une  pendule  à  gaine,  notre  servi 
leur  sort  de  son  office.  Il  agite  une  clochette,  les  yeux  fermes, 
comme  s'il  épargnait  ainsi  des  vibrations  trop  vives  à  son  ouïe. 

Quand  il  a  fini  de  sonner,  mon  père  me  dit  seulement  : 

—  Va!  Tu  m'excuseras. 

Je  dois  me  diriger  seul  vers  notre  salle  où  je  vais  manger 
entre  l'indifférence,  la  duplicité  et  le  ridicule.  Ajoutons-y  la 
politesse  des  gens  bien  nés. 

* 
*  * 

Sur  la  première  page  de  la  seconde  liasse  des  mémoires  de 
Pierre  du  Gambout,  était  écrite  cette  pensée  : 

«  La  foi  et  l'amour  sont  l'unique  moyen  qu'a  l'homme  de 
comprendre  quelque  chose  au  problème  de  son  origine  et  de  sa 
destinée.  » 

Toujours  la  dérision  de  ces  adorables  journées  de  printemps 
méditerranéen  entre  mon  père  préoccupé,  Christine  inquiète  et 
mon  oncle  René  mécontent  et  caustique.  Notre  vieille  bastide 
de  Gagnes,  érigée  sur  sa  colline  à  cent  mètres  au-dessus  d'une 
mer  violette  striée  d'or,  qui  semble  un  immense  parterre  d'iris, 
s'éveille  en  face  de  montagnes  blondes  d'une  exquise  nudité, 
car  ces  premières  Alpes  ont  vraiment  la  beauté  des  corps  nus. 
En  celte  terre  grecque  ne  devraient  vivre  que  des  Apollons 

TOME  LV1II.   —  1920.  2 


18  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sagittaires  radieux.  Or,  pourquoi  les  hommes  n'y  sont-ils  pas 
moins  inquiets  que  sous  les  cieux  du  septentrion?  De  plus  en 
plus  j'éprouve  dans  ma  famille  et  parmi  les  personnes  de  nos 
relations,  le  sentiment  d'une  solitude  totale.  Après  l'effusion 
provoquée  par  l'excès  de  sa  souffrance,  mou  père  est  rentré 
dans  une  espèce  de  crépuscule  moral  plein  de  dignité  et  de 
réserve.  Quand  ses  yeux  me  regardent,  j'ai  l'impression  d'astres 
morts  que  la  passion  ne  vivifie  plus.  Quelquefois  son  immobi- 
lité m'effraie,  lorsque  ses  longs  cheveux  rejetés  en  arrière  de 
son  front,  il  rêve  sans  qu'un  trait  de  sa  face  ne  bouge. 

Mon  père  m'a-t-il  vraiment  aimé?  Souvent  je  me  pose  cette 
question  pénible.  Ne  suis-je  pas  pour  lui  seulement  une  habi- 
tude et  un  compagnon  de  travail?  Aussi  loin  que  je  puis 
remonter  dans  mon  passé,  je  le  revois  surtout  préoccupé  de  ses 
propres  affaires  de  cœur.  J'avais  à  peine  cinq  ans  lorsqu'il  perdit 
ma  mère.  Quoique  je  fusse  à  cette  époque  un  bien  petit  garçon, 
il  me  souvient  de  la  douleur  grave  et  durable  qu'il  éprouva.  11 
souffrit  avec  une  ardeur  intérieure  qui  le  faisait  se  désintéresser 
du  reste  du  monde.  Or,  quoique  je  fusse  son  fils  unique,  il  ne 
parut  plus  m'apercevoir  que  par  distraction,  dans  les  instants  où 
ses  yeux,  souvent  levés,  consentaient  à  redescendre  sur  cette 
terre.  Je  grandis  donc  dans  le  délaissement  et  seulement  soigné 
par  Jacques,  notre  fidèle  serviteur.  De  temps  à  autre,  mon  père, 
se  rappelant  ma  présence,  m'adressait  un  sourire  contrit  qui 
m'eût  plutôt  fait  pleurer.  Ce  sourire  signifiait  :  «  C'est  ta  mère 
Cécile  que  je  cherche  à  travers  toi,  mon  pauvre  petit.  Ta  mère 
inoubliée.  »  Et,  Dieu  me  pardonne!  il  songeait  peut-être  aussi  : 
«  Pourquoi  cet  enfant  survit-il  quand  j'ai  perdu  sa  délicieuse 
mère?  »  Quelques  années  passèrent.  J'avais  dix  ans  lorsqu'un 
matin  de  juin  mon  père  m'avertit  que  les  sœurs  aînées  de  ma 
mère,  Marie  et  Madeleine  de  Néjouls,  me  réclamaient  à  Laissac. 
Elles  s'étonnaient  de  ne  pas  connaître  le  fils  de  leur  pauvre 
Cécile. 

—  Tu  partiras  donc  avec  Jacques  pour  le  Rouergue,  pro- 
nonça mon  père. 

L'annonce  de  ce  voyage,  première  aventure  de  ma  vie, 
m'agita  de  crainte  et  d'espoir.  J'avais  une  bonne  envie  d'aimer 
mes  tantes.  Plus  âgées  que  ma  mère,  leurs  visages  d'austères 
montagnardes  et  leur  noire  maison  de  schiste  me  contraignirent. 
Mon  allure  discrète  d'enfant  solitaire  leur  parut  la  preuve  d'un 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  19 

caractère  sournois.  J'eus  avec  tante  Marie,  la  plus  vive,  une 
Detite  scène  qui  l'offensa  : 

—  Va  désherber  le  jardin.  Cela  t'amusera,  petit,  me  proposâ- 
t-elle certain  jour. 

Le  petit  n'avait  aucun  goût  pour  le  racloir  et  il  refusa  d'aider 
aux  soins  du  potager. 

—  Regarde-le,  Madeleine,  ce  jeune  Pierre  n'a  pas  la  douceur 
de  noire  chère  Cécile.  C'est  tout  eiîtier  un  du  Cambout. 

—  Oui,  je  suis  un  du  Cambout,  répliquai-je  fièrement. 

—  Voyez-moi  ce  coq,  reprit  tante  Marie  dont  le  visage  bistré 
se  plissa  d'une  infinité  de  petites  ri<Jes,  Il  répudie  la  mémoire  de 
sa  chère  maman.  Oui,  tu  n'es  qu'une  tête  chaude  dans  un 
caractère  fermé,  à  la  mode  des  du  Cambout..  Parlons-en  de  ces 
volcans  qui  ne  font  jamais  éruption  !  Singulières  gens!  Exaltés 
sous  une  apparence  glacée!  Religieux  avec  des  appétits  de 
païens  ! 

Outré  de  ces  critiques,  je  l'interrompis  pour  lui  déclarer  que 
les  du  Cambout  avaient  des  saints  dans  leur  famille. 

—  Des  saints!  Quels  saints?  se  récria  cette  fois  ma  tante 
Madeleine,  la  plus  conciliante  à  son  ordinaire,  mais  dont  les 
yeux  gris  brillaient  d'ironie.  Des  saints?  Ce  garçon  fait  sans 
doute  allusion  au  fameux  abbé  de  Pontchàteau  !  Ah!  le  beau 
héros  de  vertu  que  ce  janséniste!  Quelles  sottises  il  commit 
avant  de  se  jeter  dans  son  Port-Royal-des-Champs.  Son  jardi- 
nage, pur  orgueil  I  Ce  beau  martyr  se  martyrisa  lorsqu'il  eut 
épuisé  la  coupe  des  ivresses. 

—  Madeleine  !  Madeleine  !  interrompit  tante  Marie  effrayée. 
Madeleine  conclut    que   les  du   Cambout    s'étaient   surtout 

recherchés  eux-mêmes,  sous  leurs  mines  d'austérité,  et  qu'ils 
vèlirent  leurs  passions  des  habits  d'ermite.  Ils  ne  trompèrent 
jamais  qu'eux-mêmes. 

—  Et  encore!  ajouta  tante  Marie  avec  un  sourire  ambigu, 
car  elle  n'ignorait  pas  l'attention  que  mon  père  portait  à  Chris- 
tine qu'il  devait  épouser  après  quelques  années  d'hésitations. 

Leurs  critiques  m'avaient  ulcéré.  Je  me  sentis  encore  plus 
étranger  dans  le  manoir  violàtre  de  mes  tantes.  Pour  vaincre 
mon  silence  et  mes  mines  tendues,  —  sans  doute  elles  regret- 
taient cette  discussion,  —  elles  commencèrent  à  me  promener 
dans  leurs  environs.  Un  jour,  elles  me  conduisirent  dans  leur 
calèche,  jamais  lavée  par  crainte   d'en  rayer  la  peinture,  jus- 


âO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'aux  ruines  d'un  château  édifié  sur  la  colline  rouge  entou- 
rée de  montagnes  boisées  et  impénétrables.  Je  grimpai  sur  les 
restes  d'une  courtine. 

—  Tu  foules  du  pied  les  pierres  du  donjon  de  tes  ancêtres 
m'avertit  tante  Marie,  et  sa  sœur  continua: 

—  Il  y  a  quatre  siècles,  les  du  Gambout  faisaient,  de  cette 
forteresse,  la  guerre  aux  Néjouls,  leurs  voisins  de  Laissac,  et 
aux  la  Tour  Saint-Igest.  Ils  furent  des  guerriers  agités  avant 
d'arriver  à  la  sérénité. 

Mes  tantes  rirent  doucement  à  leur  allusion,  puis,  leurs  mains 
sur  mes  cheveux,  elles  me  plaignirent: 

—  Ce  pauvre  petit  ! 

Xous  rentrâmes  à  Laissac.  Pendant  ce  retour,  leur  cocher 
sur  le  haut  siège  duquel  j'aurais  voulu  prendre  place,  me  dit 
négligemment: 

—  Ce  Val-Dolent,  votre  propriété,  c'est  du  roc  et  des  arbres 
sauvages.  Quant  à  la  Dolente,  ce  méchant  torrent  emporte  la 
bonne  terre  à  toutes  ses  crues.  Non,  il  ne  vaut  guère,  ce  Val- 
Dolent. 

—  Je  l'aime  ainsi,  ripostai-je. 

Toup  à  coup,  ces  ruines  m'émurent  et  j'eus  peut-être  la  pre- 
mière impression  de  beauté  et  d'art  de  mon  existence.  L'àme 
des  choses,  invisible  aux  yeux  insuffisants  des  personnes  qui 
m'en  entretenaient,  m'apparut.  Cette  impression  ne  devait  plus 
s'effacer  et  le  Val-Dolent  resta  dans  ma  mémoire  comme  le 
paysage  puissant  où  fleurit  ce  qu'il  y  eut  de  fort  dans  ma  race. 

Le  surlendemain,  quand  je  pris  congé  de  mes  tantes,  à  ma 
surprise,  je  pleurai  d'attendrissement  en  songeant  qu'elles  étaient 
les  sœurs  de  ma  mère,  fine  et  délicate.  Elles  se  regardèrent 
l'une  et  l'autre  et  je  compris  bien  qu'elles  me  trouvaient  tout  de 
même  un  brave  petit  cœur. 

—  Qui  t'oblige  à  partir?  s'écrièrent-elles. 

Devant  l'intérêt  tardif  qu'elles  me  témoignaient,  j'eus  une 
hésitation  ;  puis  il  me  souvient  que  je  les  saluai  très  bas.  Mon 
salut  significatif  n'était  pas  d'un  petit  garçon  et  elles  en  paru- 
rent chagrinées. 

Un  peu  plus  tard,  dans  le  train  qui  me  ramenait  vers  Cagnes, 
avec  Jacques,  je  larmoyai  à  nouveau. 

Quand  je  rentrai  dans  notre  bastide  après  une  absence  de 
deux  nmis,  l'air  animé  de   mon  père  m'étonna.  11  m'accueillit 


LES    CŒURS    GRAVITENT. 


21 


par  an  embrassement  prolongé.  Cette  démonstration  affectueuse 
était  provoquée  chez  lui  par  des  raisons  extérieures  que  ji'  décou- 
vris bientôt.  Jamais  Sébastien,  autrefois  indifférent  à  sa  toilette, 
n'avait  eu  cette  mine  recherchée,  et  bien  qu'il  eût.  alors  dépassé 
la  quarantaine,  il  était  vêtu  de  gris  et  de  blanc  comme  un  jeune 
homme.  Ses  cravates,  vives  de  ton,  renouvelées  chaque  jour, 
m'étonnaient.  Enfin  il  négligeait  ses  travaux  astronomiques  pour 
se  rendre  à  Nice  chaque  après-midi.  Jamais  il  ne  me  pria  de  l'ac- 
compagner. Il  ne  rentrait  que  pour  le  dîner.  Pendant  ces  repas, 
il  me  regardait  souvent  avec  un  curieux  intérêt.  Parfois  je  sur- 
prenais ses  sourires  émerveillés  à  je  ne  sais  quelles  pensées 
dont  il  se  gardait  bien  de  me  faire  part.  Je  sentais  qu'il  m'échap- 
pait et  que  je  n'étais  plus  guère  son  fils. 

Un  après-midi,  quelques  dames  accompagnées  de  mon  oncle 
René,  qui  ne  demeurait  pas  en  ce  temps-là  près  de  nous,  vinrent 
nous  rendre  visite.  Mon  père  me  parut  tout  hors  de  lui,  et  je  ne 
fus  pas  longtemps  à  remarquer  son  empressement  pour  une 
jeune  fille  rousse  au  fin  visage  d'une  mobilité  déconcertante. 
Christine  aurait  dû  m'amuser,  car  elle  avait  un  esprit  superficiel 
plein  de  séduction  et  une  telle  soif  de  vie  qu'elle  s'enthousias- 
mait pour  les  plus  simples  objets.  Elle  me  témoigna  de  l'atten- 
tion, m'embrassa  plusieurs  fois  sans  raison  et  m'entretint  avec 
un  zèle  qui  m'effaroucha  plus  qu'il  ne  me  convainquit  de  son 
amitié  subite.  Charmé  de  la  cour  qu'elle  me  faisait,  mon  père 
crut  devoir  lui  assurer  que  j'étais  «  un  bon  petit  »  un  peu  grave 
pour  son  âge. 

—  Je  jouerai  avec  lui,  s'éçria-t-elle.  Il  sera  mon  camarade 
et  je  l'égaierai. 

—  Vous  êtes  délicieuse,  Christine,  prononça  mon  père  recon- 
naissant. 

Ce  même  soir,  quand  nous  fûmes  seuls,  Sébastien,  apercevant 
dans  notre  salon  la  miniature  de  ma  mère,  se  couvrit  tout  à 
coup  les  yeux.  Pendant  plusieurs  jours,  il  demeura  préoccupé. 

Une  dépèche  lui  arriva. 

—  Je  serai  absent  quelques  jours,  me  prévint-il.  Jacques, 
vous  veillerez  sur  lui. 

Il  m'étreignit  longuement.  J'eus  une  bizarre  impression  : 
était-ce  moi  qu'il  voulait  embrasser  ainsi  ? 

In  mois  plus  tard,  Christine  mariée  à  mon  père  régnait  dans 
notre  vieille  bastide.  Elle  n'était  guère  ma  camarade  et  oubliait 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  jouer  avec  moi.  Dans  notre  maison  mouvementée,  car  dès 
les  premières  semaines  Christine  reçut  des  visiteurs  bruyants 
et  empressés,  je  me  trouvai  bien  vite  en  exil.  D'abord  ravi  par 
cette  agitation  qui  le  rajeunissait,  mon  père  s'inquiéta  lorsqu'il 
constata  que  cette  fièvre  de  sa  femme,  loin  de  s'apaiser,  s'exal- 
tait. Bientôt  elle  lui  échappa.  Vingt  ans  d'âge  les  différenciaient. 
Par  tempérament,  il  goûtait  d'ailleurs  la  vie  contemplative, 
tandis  que  Christine  ne  concevait  l'existence  que  comme  une 
suite  de  parties  indéfiniment  renouvelées.  Elle  eût  voulu  con- 
naître le  monde  entier,  quand  Sébastien  n'aimait  rien  tant  que. 
l'intimité.  Leur  surprise  fut  vive  à  l'un  et  à  l'autre.  Trop  tard 
ils  se  reconnaissaient  de  deux  races  adverses.  Il  souffrit.  Elle  en 
fut  aigrie.  Il  se  tut.  Elle  s'exprima  beaucoup.  Il  se  recoquilla. 
Elle  se  dispersa.  Entre  ces  deux  personnes  exclusivement  inté- 
ressées par  leurs  états  d'àmes,  je  restai  l'abandonné.  Sans  les 
soins  de  Jacques,  l'on  eût  négligé  jusqu'à  mes  vêtements.  Il 
marrivait  d'en  pleurer  dans  ma  chambre.  Au  sortir  de  ces  scènes 
d'affliction  secrète,  je  présentais  le  front  le  plus  insensible.  Je 
voulais  m'endurcir,  puisque  l'égoisme  semblait  la  loi  du  monde. 

Cependant  chaque  fois  que  j'apercevais  l'image  peinte  de  ma 
mère  exposée  dans  le  salon,  il  me  souvient  que  je  m'étreignais 
ridiculement  moi-même,  en  présence  de  cette  miniature,  faute 
d'une  autre  poitrine  pour  aller  m'y  presser. 

Un  matin,  une  fillette  de  huit  ans,  habillée  de  noir,  avec  un 
joli  visage  ovale  et  des  yeux  d'un  vert  de  mousse,  fut  introduite 
dans  notre  jardin  par  une  religieuse  qui  réclama  M.  du  Cambout. 

—  Voilà  Geneviève,  votre  nièce,  cette  pauvre  orpheline  que 
vous  voulez  bien  accueillir. 

Et  mon  père  s'exclama  : 

—  Ah!  mon  Dieu!  c'est  vrai!  j'avais  écrit entrez  donc, 

madame Bonjour,  chère  mignonne. 

Sébastien  avait  tout  à  fait  oublié  son  invitation,  tellement,  à 
cette  époque,  il  était  obsédé  par  le  souci  de  Christine  qu'il  sentait 
lui  échapper. 

Geneviève  portait  un  sac  de  voyage  qui  pesait  à  son  bras 
frêle.  Elle  le  serrait  tendrement  à  son  coude;  il  contenait  tous 
ses  trésors:  quelques  souvenirs  de  ses  parents.  Je  m'avançai 
pour  l'en  soulager;  elle  s'y  îvfusa  craintivement  en  me  regar- 
dant avec  des  yeux  éplorés.  .le  i'etnbrassai.  Mon  avance  la  toucha 
et  elle  y  répondit  avec  un  élan  terrible. 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  23 

—  La  pauvre  fillette!  disait  mon  père.  Seule  au  monde!  Non, 
non,  c'en  est  fini  de  sa  solitude.  Chez  nous,  elle  trouvera  une 
famille  affectionnée. 

Il  fallut  nous  séparer,  Geneviève  et  moi.  Elle  n'y  consen- 
tait pas  et  voulait  encore  se  jeter  à  mon  cou  pour  y  verser  des 
pleurs,  car  cette  enfant  avait  une  àme  qui  débordait  d'amour. 
Depuis  la  mort  presque  subite,  et  coup  sur  coup,  de  son  père  et 
de  sa  mère,  elle  e'prouvait  l'horreur  qu'il  y  a  pour  des  cœurs 
tendres  et  sans  défense,  à  se  trouver  perdus  au  milieu  de  l'uni- 
verselle indifférence. 

Enfin,  ma  belle-mère,  après  s'être  fait  attendre,  parce  que  les 
soins  de  sa  toilette  la  retenaient  jusqu'au  déjeuner,  se  présenta  : 

—  Ah!  voila  cette  petite  Geneviève,  dit-elle  d'une  voix  calme. 
Elle  promet  d'être  jolie  et  fine.  Approchez,  ma  chérie. 

Elle  posa  distraitement  ses  lèvres  sur  les  cheveux  de  Gene- 
viève et  poussa  sa  nièce  dans  la  salle  à  manger  afin  de  l'y  res- 
taurer. Même  pour  un  garçon  de  mon  âge,  il  était  évident  que 
Christine  n'acceptait  qu'à  regret  l'introduction  de  cette  orpheline 
dans  notre  maison.  Plusieurs  fois,  pendant  ce  déjeuner,  elle 
interrogea  du  regard  mon  père,  et  celui-ci  semblait  lui  répondre  : 

—  Le  devoir  me  l'ordonne.  Sa  mère  était  ma  cousine  ger- 
maine. 

Geneviève  ne  se  trompa  guère  a  ce  tiède  accueil  et  son  petit 
visage  livide  exprimait  une  désolation  contenue. 

Après  avoir  bien  dîné,  la  religieuse  se  retira.  Nous  restâmes 
seuls  en  présence,  ma  petite  cousine  et  moi.  Comme  je  la  consi- 
dérais avec  douceur,  elle  se  jeta  dans  mes  bras  et  m'embrassa  si 
fougueusement  qu'elle  me  lassa.  Je  fus  obligé  de  la  répousser. 

Notre  attitude  dans  cette  première  journée  fut  alors  signifi- 
cative" Nous  allions  vivre  l'un  à  côté  de  l'autre,  elle  toujours 
pleine  d'effusions  dans  le  besoin  d'être  aimée,  et  je  devais  rester 
moi-même  sur  la  défensive,  quelquefois  touché,  jamais  profon- 
dément ému.  Presque  aussi  orphelin  par  l'abandon,  qu'elle  était 
orpheline  de  fait,  j'aurais  dû  la  chérir,  afin  de  trouver  dans  sa 
délicieuse  tendresse  une  consolation. 

Maintenant  que  j'y  réfléchis,  je  ne  puis  encore  m'expliquer  les 
raisons  de  mon  insensibilité.  Sans  être  jamais  mauvais  pour 
Geneviève,  je  gardais  avec  elle  le  ton  supérieur  d'un  garçon  avec 
une  fille.  Je  représentais  la  raison,  quand  elle  n'était  que  senti- 
ment. Quelle  infériorité I  A  cet  état  d'esprit  inepte,  je  dus  cer- 


24 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tainement  la  médiocrité  d'une  enfance  qui  pouvait  être  ravis- 
sante avec  Geneviève  dans  le  cadre  merveilleux  de  notre  oran- 
geraie, sous  ce  ciel  d'azur  éternel.  Ne  sommes-nous  pas  respon- 
sables, presque  toujours,  de  notre  misère?  Hélas!  avons-nous 
les  moyens  de  devenir  ce  que  nous  ne  pouvons  pas  être? 

A  quinze  ans,  je  partis  pour  Paris  et  je  ne  devais  revenir  à 
Cagnes  que  mes  études  terminées,  à  la  vingt-troisième  année. 
Geneviève  avait  alors  la  splendeur  de  la  jeunesse  et  une  intelli- 
gence originale  développée  par  les  méditations  de  son  existence 
très  particulière.  Christine  s'était  peu  souciée  d'elle,  et  mon 
père,  par  complaisance  pour  sa  femme,  n'avait  pas  osé  lui 
marquer  de  l'intérêt.  L'affection  de  ma  cousine  pour  moi 
n'avait  pas  diminué  et  elle  la  dissimulait  mal.  Raisonnement 
élrange,  il  me  semblait  que,  seul,  l'amour  de  l'homme  doit  être 
offensif,  tandis  que  le  rôle  de  la  femme  est  de  s'y  dérober.  Les 
humbles  avances  de  Geneviève  me  parurent  autant  d'offenses  à 
la  règle.  Je  crois  bien  que  je  la  méprisais  un  peu  de  sa  ferveur 
et  de  ses  attentions  jamais  démenties.  Parce  qu'elle  allait  au- 
devant  de  mes  désirs  et  qu'elle  était  ma  timide  servante,  j'en 
éprouvais  de  l'ennui.  Avais-je  oublié  un  livre,  elle  se  précipitait 
à  sa  recherche.  Elle  s'inquiétait  comme  d'un  malheur,  lorsque 
j'accusais  une  migraine.  Si  je  voulais  bien  condescendre  à  écouter 
won  admirable  voix  me  chanter  Schumann  ou  Litz,  elle  m'en 
<stait  reconnaissante.  Ma  suffisance  et  ma  dureté  n'ébranlèrent 
jamais  son  fervent  amour. 

Ce  fut  alors  que  mon  père  et  Christine  le  jugèrent  dangereux 
et  s'occupèrent  de  marier  Geneviève  à  l'ingénieur  Laurent  Rodelle. 
L'horrible  scène,  lorsqu'ils  lui  en  lirent  la  proposition.  Gene- 
viève n'avait  pu  concevoir  sa  vie  séparée  de  la  mienne;  orl'abime 
s'entr'ouvrait,  Il  fallait  qu'elle.y  tombât.  On  l'y  poussa  et  je  lui 
donnai  le  coup  de  grâce  lorsque,  attendant  de  moi  une  protesta- 
lion  contre  la  médiocrité  de  Laurent  Rodelle,  ma  passivité  lui 
prouva  nia  secrète  complaisance  aux  projets  de  Christine. 

—  Comment,  vous  voulez,  Pierre?  Vous  souhaitez  ce  mariage, 
me  dit-elle  avec  des  sanglots.  Eh  bien!  soit,  puisque  c'est  votre 
volonté,  je  m'incline. 

Devenue  Mme  Rodelle,  Geneviève  quitta  notre  bastide  et,  trop 
tard,  j'eus  l'impression  d'avoir  perdu  tout  ce  qui  faisait  la  dou- 
ceur de  mon  existence.  Ma  stérilité  d'àme  m'effraya  et  je  me 
jugeai  indigne  d'être  jamais  aimé. 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  -•> 

Ce  départ  de  Geneviève  eut  bientôt  sur  moi  l'effet  le  plus 
dangereux.  Je  commençais  à  être  liante  du  désir  de  rencontrer 
la  jeune  tille  qui  ferait  bondir  mon  cœur.  L'imagination  exaltée, 
j'essayais  de  me  représenter  ma  future  passion  à  la  grandeur  de 
ce  que  je  croyais  être  ma  valeur  personnelle.  Sans  s'en  douter, 
mon  père  devait  encore  souffler  sur  ce  brasier.  Une  fois  que  nous 
feuilletions  un  album  de  famille,  à  la  vue  des  profils  à  caractères 
de  mes  parents,  il  m'avait  dit  : 

—  Oui,  quels  yeux  dévorants  sous  leurs  fronts  de  mystiques! 
Depuis  notre  abbé  de  Pontchàteau,  à  toutes  nos  générations,  les 
du  Cambout  poursuivirent  l'amour  de  Dieu  ou  des  créatures, 
avec  fougue.  Combien  s'y  sont  consumés! 

Sur  cette  déclaration,  Sébastien  avait  rougi. 
Du  ton  le  plus  uni,  je  lui  avais  répondu  sans  sincérité  que, 
pour  l'instant,  mon  sang  restait  de  glace  comme  ma  tête. 
Avec  un  sourire  assez  sceptique,  mon  père  me  repartit  : 

—  A  vingt-cinq  ans?  Tant  pis!  Je  ne  t'en  fais  point  mon 
compliment...  Et  je  fus  tout  à  coup  humilié,  quoique  je  me  fusse 
faussement  vanté  d'une  paix  qui  n'était  pas  dans  ma  conscience. 
Etais-je  si  pur  que  je  l'avais  assuré?  Je  fus  bien  obligé  de  recon- 
naître qu'il  n'en  était  rien.  A  défaut  de  lame,  mes  sens,  en  cet  le 
Provence  grisante  et  brûlante,  risquaient  d'être  surpris.  Sur 
cette  Riviera  paradisiaque,  des  baisers  s'échangent  sans  que  la 
raison  même  en  soit  avertie. 

Une  nuit  que  des  Italiennes  cueillaient  encore  a.  la   «'Luit1 
lunaire  les  fleurs  des  bigaradiers,  en  chantant  ces  romances  lan 
goUreuses  qui  nous  énervent,  je   m'attardai  à  les  contemple] 
Des  draps  étendus  sur  l'herbe  diffusaient  là  lumière  de  la  lune 
et  recevaient  l'averse  des  boutons  parfumés.  Une  de  ces  jeunes 
tilles,  séduisante  comme  la  Graziella  de  Lamartine,  sautait  de 
branche  en  branche  ainsi  qu'un  oiseau,  afin  d'atteindre  aux  fron 
daisons.  Cette  Toscane  semblait  la  vivante  effigie  d'une  «  Ven 
dangeuse  »  de  Gozzoli  avec  ses  cheveux   en  bandeaux  sur  un 
front  ovale  et  ses  yeux  d'émail  noir.  Harmonieuse  comme  une 
œuvre  de  l'art,  elle  avait  des  gestes  précis  dans  leur  rapidité  -Sa 
voix    avait  ces    sonorités   veloutées  qui  sont  une  caresse  pour 
l'oreille.  Plusieurs  jours  de  suite,  je  revis  cette  Italienne  dans 
les  orangeraies  aux  senteurs  troublantes.  Elle  m'apprit  qu'elle 
arrivait  de  Fiesole.  Chaque  année  elle  venait  en  Provence  aider 
à  la  cueillette  des  oranges,  puis  des  tubéreuses,  des  jasmins  et 


26  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

des  roses  pour  les  distilleries  de  Grasse.  Sa  vie  n'était  qu'un  pas- 
sage à  travers  les  Heurs.  Embaumée  à  tous  ces  contacts,  elle  deve- 
nait, quoique  fille  du  peuple,  une  créature  de  luxe.  Je  croyais 
la  regarder  avec  le  plaisir  désintéressé  d'un  artiste,  lorsque  nous 
tombâmes  aux  bras  l'un  de  l'autre.  Attraction  subite,  irrésistible. 
Le  soleil,  les  parfums  du  néroli,  notre  jeunesse,  nous  unirent 
une  saison.  Et  puis  l'insuffisance  de  cette  belle  fille  et  sa  vulgarité 
d'esprit  se  découvrirent  peu  à  peu  à  moi.  Quand,  l'automne  venu, 
cette  Toscane  m'annonça  son  départ  pour  Fiesole,  après  un  der- 
nier embrasse  ment  nous  nous  regardâmes  l'un  et  l'autre  avec  un 
sourire  reconnaissant.  Nous  ne  devions  plus  nous  revoir  et  nous 
ne  le  désirions  peut-être  point. 

En  me  remémorant  avec  quelle  ardeur  j'avais  chéri  cette 
belle  fille  et  en  constatant  mon  subit  apaisement,  je  demeurai 
tout  étonné.  Plus  tard,  à  la  réflexion,  je  reconnus  dans  cette 
boufiee  de  flamme  comme  l'annonce  du  grand  amour  possible, 
durable  et.  définitif,  obscurément  souhaité.  Dans  ce  caprice  ne 
fallait-il  pas  voir  une  inclination  de  nature  aux  plus  violents 
entraînements?  Si  quelque  jour  mon  sort,  encore  confus,  me 
réservait  la  rencontre  d'une  jeune  fille  assez  complète  pour  ravir 
à  la  fois  mon  esprit  et  mes  sens,  ma  vie  pourrait  bien  n'être  que 
passion.  Désormais  les  paroles  de  mon  père  m'obsédèrent  :  «  Les 
du  Cambout  ont  poursuivi  l'amour  avec  un  élan  terrible.  »  11 
était  dangereux  de  remuer  ces  pensées.  Je  finis  par  m'y  brûler. 
J'étais  dans  l'attente  perpétuelle  du  miracle  souhaité.  Dieu  règle 
nos  destinées  à  notre  insu  et  ne  restons-nous  pas  toujours  les 
pions  d'un  jeu  d'échec  que  remue  sur  le  damier  la  main  invisible  ? 

. . .  Chaque  jour,  à  la  vue  de  la  radieuse  Méditerranée  et  des  Alpes 
éblouissantes,  je  rêve  d'actions  admirables.  Je  voudrais  mettre 
un  peu  du  sublime  qui  s'offre  à  mes  regards  dans  mon  existence 
intérieure.  Je  me  sens  des  réserves  de  passion.  Tout  le  riche 
capital  accumulé  par  mes  ancêtres  me  semble  une  source  abon- 
dante dont  le  torrent  finira  bien  par  déborder  superbement  quel- 
que jour,  quand  les  voies  de  l'amour  s'ouvriront  à  mes  regards 
éblouis.  Je  ne  cesse  plus  d'aspirer  à  l'amour.  Je  l'espère. 


*    • 


Ce  soir,  pendant,  notre  dîner  plus  silencieux  encore  qu'à 
l'ordinaire,  j'apercevais  sur  la  mer,  du  jaune  chaleureux  des 
ravenelles,  quelques  tartanes    aux   voilures  arquées    qui   sen> 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  27 

blaient  promener  des  croissants  de  lune.  Je  m'imaginais  dans 
l'une  de  ces  barques  avec  une  jeune  fille  :  je  voyais  les  lignes  de 
sa  beauté  et  me  grisais  du  son  supposé  de  sa  voix,  quand  Chris- 
tine annonça  son  prochain  voyage  à  Vichy.  En  regardant 
aimablement  mon  père,  le  cou  renversé,  elle  avait  des  mouve- 
ments onduleux  de  sa  taille  flexible  et  ses  mains  s'écarquillaient 
sur  la  nappe  en  patte  de  chat  qui  veut  saisir  une  proie.  La  sin- 
gulière expression  de  mon  père  me  frappa.  Quoique  cette  nou- 
velle lui  fût  désagréable,  il  souriait  à  Christine  d'un  sourire 
navré.  Il  fallait  à  ce  pauvre  janséniste  défaillant  la  présence  de 
cette  jolie  plante  humaine  parmi  les  autres  fleurs  de  son  jardin. 

Son  nez  descendu  vers  son  assiette,  mon  oncle  René  décou- 
pait d'un  air  narquois  une  pèche.  .l'éprouvais  une  telle  tristesse 
de  cette  scène  muette,  qu'aussitôt  le  repas  terminé,  je  m'évadai 
de  notre  bastide. 

«  Dans  une  trentaine  d'années,  aurai-je  à  mon  tour  ce 
sourire  d'affliction,  de  pardon  et  de^  déception  en  regardant  une 
femme,  ma  femme?  Est-ce  là  le  résultai  d'une  vie?  Après  sa 
brève  union  avec  ma  mère,  dénouée  par  la  mort,  l'existence  de 
mon  père  ne  fut  que  déception.  En  sera-t-il  ainsi  de  moi?  L'har- 
monie délicieuse  de  l'amour  partagé  ne  me  se ra-t-elle  jamais 
révélée?  Est-ce  là  le  lot  fatal?  Sébastien  l'assure  qui  applique 
les  lois  de  la  gravitation  aux  âmes  et  ne  voit  que  des  cœurs  en 
tourbillon  dans  le  ciel  vide,  à  moins  d'une  catastrophe.  L'amour, 
une  catastrophe  !  Quelle  détresse  révèle  cette  croyance  !  Pour- 
quoi, mon  Dieu,  nous  auriez-vous  donné  une  conscience,  si  ce 
n'est  que  pour  éprouver  l'impossibilité  de  l'amour?  » 

Les  pensées  qui  m'agitent  précipitent  mes  pas  dans  les  ruelles 
escarpées  de  notre  village.  Des  ponts  de  maison  enjambent  ses 
venelles.  A  travers  leurs  tunnels  se  voient  des  montagnes  vio- 
lettes cernées  d'un  trait  de  corail  par  le  ciel  couchant.  Les  galets 
enchâssés  dans  les  chaussées  sont  devenus  des  rubis.  Pourquoi 
tant  de  pure  somptuosité  perdue?  Et  je  continue,  sans  joie,  une 
promenade  qui  n'a  d'autre  but  que  de  me  faire  oublier  quelques 
instants  la  déroute  de  ma  vie  intime. 

J'arrive  ainsi  à  ^'esplanade  sur  laquelle  s'érige  l'antique 
forteresse  des  Grimaldi.  Dans  les  montagnes,  des  paysans  ont 
allumé  quelques  feux  de  chaumes  dont  les  flammes  énormes 
semblent  des  cyprès  d'or  rouge  dans  la  nuit  naissante.  Jadis,  en 
ces  mêmes  lieux,  les  Ligures  allumaient  des  bûchei&  en  hom- 


28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mage  aux  divinités  hostiles.  Car  l'homme  craint  autant  le  ciel 
que  la  terre,  tellement  il  a  peu  le  sentiment  de  l'amour. 

A  nia  droite,  dans  une  vieille  tour  qui  surplombe  Gagnes, 
une  voix  ardente  et  chaude  monte  comme  un  beau  jet  d'eau  dans 
le  silence  nocturne.  C'est  Yseult  qui  se  plaint;  Yseult  enivrée  par 
son  philtre  d'amour  crie  vers  Tristan.  Quel  chaleureux  appel  est 
le  vôtre,  Geneviève  !  Mais  plus  infortunée  qu'Yseult,  celui  qui 
pouvait  vous  aimer  ne  répondit  pas  à  votre  tendresse  et  vous 
êtes  maintenant  unie  à  l'ingénieur  agronome  Laurent  Rodelle. 
Unie?  Liée  plutôt! 

Quel  accent  sa  voix  donne  à  cette  musique  déchirante!  Pour- 
quoi, quand  j'aurais  pu  la  sauver,  ne  l'ai-je  pas  fait?  Hélas!  Je 
ne  le  pouvais  point,  puisqu'elle  seule  avait  bu  le  philtre. 

Ce  chant  poignant  de  Geneviève  solitaire  dans  sa  tour,  sous 
le  ciel  vert  qui  se  fleurit  peu  à  peu  des  pâquerettes  de  l'infini, 
me  prouve  bien  que  son  mariage  ne  l'a  pas  changée.  Elle  est 
demeurée  la  même  femme  véhémente  qui  protesterait  devant 
Dieu  même  contre  sa  destinée. 

—  Hé  bien!  Hé!  s'il  vous  plait?  Hep!  M.  l'astronome!  si 
vous  n'y  prenez  garde,  vous  allez  tomber  dans  le  puits.  Remettez 
pied  sur  notre  globe. 

Par-dessus  son  mur,  Laurent  Rodelle  surgit.  Il  reste  encore 
assez  de  clarté  diffuse  pour  que  brillent  dans  sa  bouche  ses  dents 
auréfîées,  car  son  sourire  rétracte  ses  lèvres  à  petites  mous- 
taches cirées.  Il  agite  vers  moi  un  calepin,  en  ajoutant  : 

—  Je  me  presse  de  visiter  mon  anémomètre  et  mon  hygro- 
mètre, car  je  tiens  à  la  régularité  de  mes  observations  journa- 
lières. Venez  donc  examiner  un  pluviomètre  de  mon  invention, 
Pierre.  Et  si  mon  offre  ne  vous  intéresse  pas,  je  vous  conjure 
d'entrer  au  nom  de  Geneviève.  Elle  ne  vous  pardonnerait  pas 
votre  fuite. 

Je  dois  me  rendre  à  cette  insistance.  Il  me  faut,  dans  le 
jardin  d'essais  où  Rodelle  s'efforce  d'acclimater  les  plantes 
utiles  d'Afrique  et  d'Amérique,  le  complimenter  sur  l'ingénieux 
entonnoir  qui  recueille  l'eau  dans  une  éprouvette  graduée. 

—  Entendez-vous  chanter  Geneviève  ?  s'écrie  Laurent  avec 
un  sourire  ironique.  Cette  musique  vous  touche-t-elle?  Comme 
je  n'en  ai  pas  fini  avec  mon  baromètre  enregistreur,  que  je 
soupçonne  d'un  déréglage,  excusez-moi  de  ne  pas  vous  accom- 
pagner, cher  uni. 


LES    CŒURS    GRAVITENT,  -f| 

D'une  petite  tape  à  l'épaule,  Laurent  me  pousse  dans  la 
direction  de  la  Tour.  Il  ne  saurait  ignorer  l'inclination  jadis 
éprouvée  par  Geneviève  et  comment  j'y  répondis  ;  mais  je  «rois 
bien  que  toute  vie  sentimentale  lui  paraissant  une  fadaise,  il 
éprouve  autant  de  dédain  pour  sa  femme  que  pour  moi-  Nous 
sommes  des  individus  au  «  squelette  poétique,  »  comme  il  nous 
caractérise  en  plaisantant. 

A  peine  l'ai-je  quitté,  qu'il  me  rappelle,  l'index  levé  : 

—  Vous  trouverez  Geneviève  changée.  J'attribue  son  état 
d'abattement  à  des  troubles  stomachiques.  Je  vous  prie  d'insis- 
ter après  moi  pour  qu'elle  mange  lentement  et  reste  étendue 
après  avoir  pris  des  infusions  brûlantes.  Aidez-moi  à  le  lui  faire 
comprendre.  La  méthode,  tout  est  là! 

D'un  pas  aussi  régulier  que  l'oscillation  d'un  balancier. 
Laurent  marche  vers  son  laboratoire,  dont  les  bocaux,  emplis  de 
rhizomes  et  de  bulbes,  touchent  au  vitrage. 

Par  la  baie  en  hémicycle,  ouverte  a  la  base  de  la  tour  cou- 
ronnée d'une  balustrade  en  ferronnerie,  Geneviève  m'apparait 
assise  devant  son  piano.  Une  tulipe  orangée  répand  sur  sa  .figure 
et  sa  blanche  tunique  à  la  grecque,  la  patine  dorée  des  siècles, 
semblerait-il.  Ainsi  cette  jeune  femme  a  l'air  d'une  œuvre  de 
l'art.  Elle  s'est  tue  et  ne  bouge  point.  Ses  mains  longues  posées 
sur  les  touches,  son  visage  levé  vers  la  partition  garde  encore 
une  ardeur  grave,  comme  si  les  accents  passionnés  d'Yseult 
retentissaient  toujours  en  elle.  Les  traits  de  Geneviève  ne  sau- 
raient prétendre  à  la  perfection  classique  et  pas  davantage  au 
piquant  des  physionomies  dites  à  la  française.  Il  y  a  plus  de 
passion  que  d'esprit  dans  ses  yeux  glauques  dont  les  pupilles 
brunes  flottent  comme  des  algues  sur  des  eaux  profondes.  La 
fièvre  cerne  ses  yeux  océaniques  aux  sombres  cils.  Ses  sourcils 
remontent  sur  son  front  bombé  et  leur  arc  donne  une  expres- 
sion d'étonnement  douloureux  à  la  figure  entière.  Carminées 
comme  des  fraises,  les  lèvres  ont  la  sinuosité  des  ailes  d'une 
hirondelle  au  vol.  Geneviève  est  coiffée  de  tresses  accouplées 
qui  couvrent  à  moitié  les  oreilles  et  descendent  presque  jusqu'à 
la  ligne  du  menton  ovale,  partagé  par  une  fossette  profonde.  11 
y  a  un  tendre  entêtement  dans  ce  masque  féminin  qui  s'incline 
sur  un  cou  long,  et  cette  inclinaison  de  fleur  trop  lourde  pour 
sa  tige  est  l'attitude  coutumière  de  Geneviève. 

Sa  robe,  .simples  voiles  de  lin  qui  drapent  son  corps  élance, 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  doit  presque  rien  au  génie  d'une  couturière  et  épouse  les 
lignes  du  buste  flexueux.  La  faible  clarté  bleue  du  jardin  noc- 
turne, en  se  mêlant  aux  ondes  orangées  de  la  lampe,  revêt 
Geneviève  de  son  éclairage  mystérieux.  En  son  immobilité 
songeuse,  et  encadrée  par  la  baie  cintrée,  elle  semble  plutôt  un 
chef-d'œuvre  de  la  peinture  florentine  qu'une  femme  moderne.. 
Quel  Botticelli  rêva  cette  madone  du  «  Magnificat  »  à  la  fois 
angélique  et  charnelle,  résignée  et  nostalgique,  qui,  semblant  so 
souvenir  d'un  haut  destin,  redoute  les  misères  de  l'avenir? 

En  avançant  je  fais  craquer  le  gravier.  Elle  frémit  et  se 
tourne  avec  terreur  vers  moi.  Aussitôt  l'angoisse  s'efface  de  son 
visage  qui  m'exprime  la  plus  exquise  des  affections.  De  sa  belle 
voix  sombrée,  elle  dit  seulement  : 

—  Oh  !  vous,  Pierre  ! 

Dans  un  geste  spontané  de  son  doux  bras,  sur  lequel  le  Tin 
de  l'emmanchure  retombe  à  larges  plis,  elle  me  tend  la  main. 

—  N'étiez-vous  pas  là  depuis  quelques  instants,  reprend- 
elle  avec  une  sorte  de  crainte? 

J'incline  la  tète. 

—  Méchant,  fait-elle  d'un  ton  tendre  à  m'émouvoir. 
Et  je  lui  réponds  : 

—  Tristan,  à  l'ombre  du  vieux  château  des  Grimaldi,  entendit 
Yseult,  et  il  accourut. 

Elle  secoue  le  front  d'un  air  indécis. 

—  Ne  me  croyez-vous  pas  ? 

—  Que  sais-je  ?  murmure-t-elle,  sa  tête  plus  inclinée  sur 
l'épaule,  et  sa  bouche  a  le  pli  d'un  petit  enfant  chagrin. 

—  Oh  !  Geneviève,  n'ai-je  pas  toujours  été  sincère? 
Brusquement  redressée,  elle  prononce  d'une  voix  amère- 

—  C'est  vrai  I 

Elle  étreint  ses  doigts,  tandis  que,  renversée  sur  le  dossier  de 
son  siège,  les  paupières  presque  closes,  elle  semble  regarder  au 
fond  d'elle-même. 

Par  le  jardin  nous  arrive  la  voix  doctorale  de  Laurent  qui 
note  : — Minimum  14,  Maximum  25,  moyenne  19.  — - 

Avec  un  pâle  sourire,  Geneviève  répète: 

—  Moyenne  :  19  !  Oui  !  température  modérée  ! Oh  !  je  ne 

suis  pas  à  plaindre,  puisque  l'oranger  vit  à  cette  chaleur. 

Les  cernes  de  ses  orbites  en  exagèrent  la  profondeur.  Afin  de 
faire  diversion,  je  l'entretiens  de  sa  santé,  et,  pour  la  décidera 


LES    COEURS    GRAVITENT.  31 

se  soigner,  j'exagère,  en  lui  déclarant  que  je  lui  trouve  une 
mine  consumée.  Pourquoi  ne  veille-t-elle  pas  plus  attentivement 
à  son  régime?  Elle  m'a  laissé  parler  avec  une  expression  éton- 
née. 

—  Merci  bien,  m'interrompt-elle  avec  un  petit  rire  nerveux, 
j'ai  mieux  que  vos  conseils.  Je  possède  les  instructions  écrites 
de  Laurent. 

—  Que  voulez-vous  dire? 

—  Simplement  ceci:  mon  mari  rédigea  pour  moi  une  liste 
de  recommandations  qu'il  fit  même  dactylographier.  Dans  la 
salle  à  manger  vous  en  apercevriez  le  tableau  encadré.  C'est 
donc  de  ma  faute  si  je  suis  malade. 

Toujours  renversée  au  dossier  de  sa  chaise,  Geneviève  appuie 
ses  index  l'un  contre  l'autre,  et,  en  les  faisant  ployer,  elle 
continue  avec  un  battement  des  paupières  : 

—  Oui,  Laurent  soigne  mon  àme  à  la  liqueur  de  Fowler  et 
à  la  camomille. 

Il  y  a  tant  d'àcreté  dans  son  accent,  que  je  crois  devoir  lui 
demander  si  elle  aurait  a  se  plaindre? 

—  Au  contraire,  répond-elle.  Votre  père  et  Christine  m'ont 
trouvé  un  mari  parfait  dont  les  attentions  sont  presque  scienti- 
fiques. Cette  méthode  finit  par  me  torturer.  Vous  savez,  Pierre. 
par  l'opinion  de  vos  parents,  quelle  jeune  fille  excessive  j'étais. 
Eh  bien  I  femme,  je  suis  restée  extravagante  dans  la  maison  de 
l'ingénieur  Laurent  Rodelle.   Comprenez-vous  ? 

Je  saisis  une  main  de  Geneviève,  car  il  m'est  pénible  de  lui 
voir  presser  ses  index  jusqu'à  en  faire  craquer  les  phalanges 
Elle  continue  d'un  ton  qui  s'essouffle  : 

—  Je  suis  injuste  pour  Laurent  qui  m'aime  autant  qu'un 
cœur  régulier  comme  un  chronomètre  peut  éprouver  de  ten- 
dresse. Hier,  comme  je  lui  reprochais  son  caractère  trop  uni,  il 
m'a  répondu  en  laissant  tomber  ses  mots  avec  la  lenteur  des 
gouttes  d'eau  d'une  clepsydre  : 

—  Ne  me  reprochez  pas  l'esprit  de  méthode  de  mon  affec- 
tion. Au  lieu  de  l'épuiser  dans  le  désordre,  nous  lui  devons 
notre  amitié  durable. 

Et  j'ai  reparti  que  je  ne  pouvais  penser  ainsi.  Comment 
éprouver  une  impression  heureuse  sans  être  ému?  Et  l'émotion, 
ce  n'est  pas  la  froide  raison.  Mon  mari  m'a  répliqué  : 

—  Même    dans  le  cas   qui   me  touche    le  plus  au   monde, 


32  reVue  des  deux  mondes. 

Geneviève,  c'est-à-dire  notre  union,  ma  réflexion  dominera  tou- 
jours mon  imagination. 
A  quoi,  je  lui  ai  dit  : 

—  Je  vous  en  remercie  et  vous  en  félicite,  Laurent.  Néan- 
moins, en  ce  qui  me  concerne,  dès  que  la  réflexion  l'emporte 
en  moi,  mon  cœur  n'est  plus  rempli. 

Cette  repartie  l'a  peiné  au  delà  de  tout  ce  que  je  le  croyais 
capable  de  ressentir,  et  il  est  retourné  à  son  laboratoire  de 
chimie  avec  le  sentiment  attristé  de  sa  trop  grande  supériorité... 

...A  la  confession  de  cette  scène  intime,  pouvais-je  même 
compatir  au  sort  de  ma  cousine  ?  Elle  aurait  eu  le  droit  de  dire: 

— -Il  ne  tenait  qu'à  vous,  Pierre,  qu'il  en  fût  autrement  ! 

Et  je  me  serais  trouvé  dans  la  cruelle  obligation  de  lui  répon- 
dre que  l'amour,  comme  la  grâce,  ne  se  conquiert  pas  ;  c'est  un 
don  divin.  En  effet,  pourquoi  votre  tendresse  m'effrayait-elle, 
Geneviève?  Je  vous  ai  chérie  comme  une  sœur  jusqu'au  jour 
où  j'ai  senti  que  vous  espériez  davantage.  Alors  j'ai  presque 
éprouvé  le  sentiment  d'une  délivrance,  lorsque  quittant  noire 
bastide  vous  vous  êtes  exilée  dans  la  maison  de  Laurent  Rodelle. 

Tandis  que  ces  pensées  me  viennent,  Geneviève,  pour  échap- 
per à  la  gène  que  lui  cause  mon  silence,  commence  à  jouer,  dans 
la  nuit  naissante,  la  sonate  le  Clair  de  lutte.  Elle  s'interrompt 
sur  un  accord  qui  se  meurt  avec  une  lourdeur  poignante.  Bai- 
gné  d'une  atmosphère  d'un  bleu  argenté,  le  jardin  garde  un 
silence  merveilleux.  Penchée  sur  le  clavier,  comme  si  elle  lui 
taisait  une  confidence,    Geneviève  dit  très  bas: 

—  Gomme  on  est  seul  en  ce  monde  1 
Je  ne  puis  que  lui  chuchoter  : 

—  Oui. 

Après  quelques  instants  de  méditation,  elle  reprend  sa  sona- 
te  avec  un  jeu  si  paie,  abandonné  et  mol,  qu'il  fait  rendre  aux 
cordes  des  soupirs  plutôt  que  des  accents.  Cette  musique  à  trop 
lente  mesure  et  près  d'expirer  me  pousse  à  lui  demander  : 

«  Je  ne  vous  savais  pas  si   malheureuse  ? 

—  Malheureuse,  moi?  s'écrie-t-elle  d'une  voix  vibrante  qui 
m'effraie,  le  cri  dune  personne  réveillée  d'urt  cauchemar.  Quelle 
erreur  !  Je  suis  aussi  heureuse  qu'une  épouse  peut  l'être  avec  le 
plus  attentionné  des  maris.  Seul  Laurent  aurait  quelque  droit 
de  se  plaindre. 

Les  grands  yeux  d'océanide   de  Geneviève   s'empiissent  de 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  33 

larmes;  aussitôt  elle  les  voile  Je  ses  mains,  se  lève  et  sort  d'un 
pas  rapide  comme  si  elle  voulait  surprendre  quelque  personne 
au  jardin. 

C'est  une  nuit  provençale  de  mai,  d'une  splendeur  incompa- 
rable. Les  diamants  des  constellations  jettent  leurs  feux  et  la 
voie  lactée  lance  à  travers  le  ciel  son  écliarpe  de  gaze  pailletée. 
Geneviève  gravit  le  petit  escalier  en  colimaçon  qui  conduit  à  la 
plate-forme  de  la  vieille  tour  des  Grimaldi.  Elle  se  tient  droite 
dans  sa  tunique  à  l'antique  d'un  blanc  azuré  contre  la  rampe 
de  ferronnerie.  Ses  doubles  tresses  noires  me  cachent  son 
visage  tourné  vers  la  mer.  Comme  si  elle  s'adresssait  au  ciel, 
elle  dit  : 

—  Là-haut,  seulement,  plus  de  solitude! 

—  Croyez-vous  ?  lui  dis-je  en  la  rejoignant. 

—  Comment  en  douter?  m  >  tcpoud-elle  avec  un  sombre 
enthousiasme,  son  bras  nu  dressé  vers  les  astres. 

Après  quelques  instants  de  silence,  elle  reprend  d'un  ton 
pathétique  : 

—  Musset  l'a  bien  exprimé  :  aux  temps  primitifs,  chaque 
étoile  s'est  éveillée  sous  l'inspiration  de  l'amour  : 

Elle  s'est  élancée  au  sein  des  nuits  profondes; 
Mais  une  autre  l'aimait  elle-même,  et  les  mondes 
Se  sont  mis  en  voyage  autour  du  tirmament. 

- —  Hélas!  Geneviève,  que  vient  faire  là  ce  poète?  Par  sa 
démonstration,  Newton  a  détruit  cette  naïve  croyance. 

—  Que  vient  faire  votre  savant  en  amour?  se  récrie-t-elle. 

—  Peut-être  en  effet  mon  savant  découvrit-il  sa  terrible  loi 
contre  le  vœu  des  cœurs  affamés  de  tendresse.  Pas  une  seule 
planète,  assure-t-il,  qui  n'obéisse  aux  attractions  diverses  des 
autres  étoiles  et  pas  deux  mondes  qui  puissent  jamais  s'unir, 
d'où  ces  courbes,  ces  ellipses,  ces  fuites  vertigineuses  dans  le 
noir  infini,  glacial.  Et  mon  père,  étendant  cette  loi  aux  pauvres 
cœurs  humains,  les  croit  eux-mêmes  victimes  des  attractions 
contraires  :  s'ils  errent  seuls,  à  travers  la  vie,  il  faut  y  voir  une 
nécessité  inéluctable.  Toute  rencontre  de  deux  âmes  serait  la 
catastrophe. 

M'ayant  écouté  attentivement,  Geneviève  laisse  retomber  son 
bras  avant  de  repartir  : 

TOME    LVIII*.    —     1920.  3 


34 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


—  Si  c'était  vrai,  quelle  horreur  !  Ah  1  combien  les  poètes 
ont  raison  de  haïr  la  science  I 

Assise  sur  un  banc,  ma  cousine  considère  par-dessus  ma 
tête  le  ciel  fleuri  de  toutes  les  gemmes  bleues,  roses,  orangées 
des  étoiles.  La  lune  étend  la  traîne  argentée  de  sa  robe  sur  la 
Méditerranée  et,  dans  cet  éventail  de  clarté,  un  noir  navire 
oscille. 

—  Comment!  vous  ici,  à  cette  heure?  Oh!  Geneviève,  vous 
n'êtes  pas  raisonnable  ! 

Laurent  est  arrivé  sans  bruit,  mais  son  empressement  n'a 
vraiment  d'autre  but  que  de  jeter  un  lainage  sur  les  épaules  de 
sa  femme.  Il  l'enveloppe  avec  le  même  soin  qu'il  apporte  à 
protéger  un  ouvrage  de  prix.  De  son  organe  nuancé,  qui  s'écoute, 
il  reprend  : 

—  Vous  paierez  cette  imprudence  par  de  la  fièvre.  Pierre, 
vous  auriez  dû  gronder  votre  cousine.  Etes-vous  bien  couverte; 
maintenant,  mon  amie?  finit-il  en  assurant  encore  la  fermeture 
du  fichu  apporté  par  lui. 

Elle  le  remercie. 

Avec  un  sourire,  Laurent  essaie  de  dire  sur  un  ton  évaporé 
qui  reste  cependant  professoral  : 

—  Il  est  curieux  de  constater  combien  le  clair  de  lune  agit 
sur  les  esprits  poétiques.  Moi,  pendant  ce  temps,  savez-vous  à 
quoi  je  m'occupais?  A  combattre  la  morfée,  ce  désastreux  para- 
site de  nos  orangers,  par  une  bouillie  de  mon  invention.  Ah  ! 
j'en  suis  certain,  vous  me  trouvez  ridicule  de  vous  raconter  mes 
espoirs  utiles  en  ce  moment.  Oui  !  Oui  !  l'utilité  semble  toujours 
laide.  Pardonnez-moi.  Je  me  sauve.  Ma  solution  doit  être 
saturée. 

Avant  de  redescendre  l'escalier,  Laurent,  avec  les  précau- 
tions d'un  chirurgien  procédant  à  une  dangereuse  résection, 
pince  entre  ses  ongles  l'écharpe  de  sa  femme  et  la  lui  remonte 
dans  le  cou.  Il  contemple  alors  Geneviève  avec  un  profond 
sérieux  et  s'éloigne.  Ses  semelles  frappent  les  degrés  avec  me- 
sure. 

Dès  que  retentit  la  porte  de  son  laboratoire  en  se  refermant, 
comme  à  un  signal,  ma  cousine  qui  poursuivait  ses  pensées  sans 
que  son  mari  les  eût  fait  dévier  en  rien,  me  désigne  d'un  air  de 
triomphe,  au  firmament,  les  Gémeaux  : 

—  Pierre,  voici  votre  théorie  pessimiste  réfutée.  Ces  Gémeaux 


LES    COEURS    CRWITENT. 


35 


symboliques  ne  sont-ils  pas  la  preuve  de  l'amour  éternel?  Les 
étoiles  doubles,  c'est  l'union  immortelle  proclamée  au  ciel. 

—  Laissez-moi  vous  faire  observer,  Geneviève,  que  ces 
couples  d'étoiles,  célestes  amants,  s'ils  ne  s'écartent  en  effet 
jamais  l'un  de  l'autre,  pourtant,  jamais  ne  fusionnent,  victimes 
des  mômes  lois  imprescriptibles.  Ils  vont  côte  à  côte  par  les  voies 
du  ciel,  mais  pas  davantage. 

—  Côte  à  côte,  une  éternité!  murmure-t-elle  d'une  voix 
basse  et  pourtant  chaleureuse.  Ah!   ce  serait  encore  la  félicité. 

La  lune  en  argentant  le  visage  de  Geneviève  lui  commu- 
nique son  infinie  pureté.  Tandis  que  les  mois  déferlements  de 
la  mer  soupirent  avec  langueur,  j'ai  l'impression  délicieuse  d'un 
accord  de  nos  deux  cœurs.  Fugitive  harmonie  chez  Geneviève: 
quelques  instants  plus  tard,  elle  prononce  d'une  voix  plaintive  : 

—  Ah!  si  les  hommes  ont  pour  eux  la  raison,  les  cœurs  des 
femmes  sont  insatiables.  C'est  tant  pis  pour  elles  ! 

Les  bras  croisés  sur  la  rampe  de  fer,  Geneviève  s'absorbe 
dans  une  vague  contemplation.  Sur  son  cap  en  proue  de  navire, 
le  phare  de  Villefranche  rayonne,  mais  sa  clarté  jaune  parait 
d'une  qualité  vulgaire  à  côté  de  la  lumière  exquise  des  étoiles. 
Ses  pensées  dévorent  toujours  la  jeune  femme  et  je  devine 
qu'elle  rapporte  tout  des  splendeurs  dû  cet  univers  à  sa  petite 
détresse  particulière.  Mais  n'est-ce  p as  ta  beauté  poignante  de 
chaque  àme  de  se  juger,  le  centre  du  moud?  s  msible  ? 

Son  blanc  fantôme  penché  sur  la  rampe  de  la  tour,  Gene- 
viève prend  la  physionomie  secrète  qu'on  voit  aux  chimères  de 
nos  cathédrales. 

Djvant  son  silence,  je  lui  exprime  mon  intention  de  me 
retirer.  Relevée  d'un  bond,  elle  me  prie  de  rester. 

—  Tout  à  l'heure  Laurent  reviendra,  lorsque  la  onzième 
heure  sonnera,  ajoute-t-elle  ;  alors  je  vous  permettrai  de  nous 
quitter. 

Elle  m'oblige  à  m'asseoir  près  d'elle.  Dans  le  mouvement 
qu'elle  fait  pour  me  laisser  de  la  place,  les  bracelets  de  jade  de 
son  poignet  tintent.  A  moitié  tourné  •  vers  moi,  elle  me  demande 
du  ton  le  plus  caressant  quelle  est  ma  vie  à  la  maison?  A  ses 
dernières  visites,  Christine  et  Sébastien  lui  ont  fait  un  tel 
accueil  qu'elle  renonce  presque  à  venir  nous  voir. 

—  Soyez  tout  a  fait  sincère,  Pierre,  comme  avec  la  personne 
qui  vous  reste  la  plus  attachée. 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Des  étoiles  filantes  pleuvaient  sur  la  Méditerranée.  Leurs 
voies  de  feu,  après  avoir  ébloui  quelques  secondes,  s'étei- 
gnaient. 

—  Vous  me  demandez  ce  que  je  deviens,  Geneviève?  La 
réponse  vient  de  briller  au  ciel. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas. 

—  Pardonnez  à  un  astronome  de  chercher  toujours  ses  com- 
paraisons dans  sa  science,  mon  amie.  Je  veux  dire  que,  sem- 
blable â  ces  aérolithes,  j'erre  à  travers  l'espace  sans  pouvoir 
m'attacher  nulle  part.  Vous  connaissez  les  sentiments  de  Chris- 
tine. Mon  oncle  René  s'enferme  dans  ses  préoccupations  égoïstes. 
Mon  père,  qui  me  témoignait  un  peu  d'attention,  m'échappe 
presque  complètement.  Est-il  donc  exagéré  de  me  comparer  à 
ces  étoiles  filantes? 

Quoique  Geneviève  ne  me  donnât  pas  le  plus  léger  signe 
d'émolion,  j'eus  l'intuition  que  ma  réponse  l'avait  obscurément 
satisfaite.  D;  me  sentir  assez  semblable  à  elle  devait  lui  causer 
un  mélancolique  contentement.  Enfin,  le  front  incliné,  elle  me 
dit  à  voix  basse  : 

—  Si  je  vous  ai  bien  compris,  par  votre  comparaison,  vous 
avez  voulu  me  signifier  que  vous  vous  considériez  comme  une 
sorte  de  cœur  poignant  lancé  à  travers  l'infini  ? 

Puis,  les  mains  portées  à  son  visage,  elle  soupire  à  leur  abri.ï 
Au  campanile  de  Gagnes  sonnaient  les  onze  coups  de  l'heure.; 
Nous  entendîmes  le  battement  d'une  marche  égale  sur  le  sable 
du  jardin.  Sanglé  dans  son  veston  et  le  canotier  sur  la  tète  afin 
de  se  garantir  de  la  fraîcheur,  Laurent  s'avançait  vers  sa  femme.) 
Avec  un  sourire  satisfait,  il  dit  en  la  saluant  : 

—  Vous  avez  entendu  ? 

Et  comme  Geneviève,  tournée  vers  les  Alpes  dont  les  neiges 
avaient  la  blancheur  diaphane  de  la  lune  sur  le  sombre  outre- 
mer du  ciel,  ne  bougeait  pas,  il  reprit  d'un  ton  plus  ferme  : 

—  Vous  les  retrouverez  demain,  petite  fille I 
Elle  se  leva  en  répondant  : 

—  Oui,  mon  père. 

Il  reprit,  offensé  par  son  intention  : 

—  Je  le  crains,  en  effet,  vous  serez  toujours  une  enfant. 

Il  lui  offrit  le  bras  avec  une  telle  résolution  qu'elle  fut 
obligée  de  le  prendre.  Ils  rentrèrent  dans  la  tour  et  une  domes- 
tique apostée  ferma  volets  et  verrous  de  sûreté  a  grand  bruit. 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  37 

En  m'en  revenant  à  la  bastide,  je  regrettai  Geneviève.  Je 
songeais  que  sur  cette  terre  de  beauté  nous  pourrions  connaître 
la  paix  et  l'amour,  mais  que  notre  folie  nous  empêche  d'aperce- 
voir notre  bien. 

Quand  je  traversai  l'avenue  d'orangers  de  notre  bastide,  je 
me  trouvai  en  même  temps  coupable  et  pitoyable.  Le  bonheur 
s'était  offert  et,  dans  la  sécheresse  de  mon  cœur,  je  l'avais 
négligé. 

Le  vitrage  de  notre  observatoire,  construit  en  pont  de  mai- 
son au-dessus  des  arcades  qui  chevauchaient  le  jardin,  rayon- 
nait sous  une  ampoule  électrique.  Au  sommet  du  haut  escalier 
de  briques,  j'ouvris  doucement  le  vieil  huis,  mouluré  comme 
un  battant  d'armoire. 

Sur  la  chaise-longue  disposée  sous  l'oculaire  de  sa  grande 
lunette,  afin  que,  couché  s.ur  le  dos,  il  lui  fût  aisé  d'observer  les 
astres  au  zénith,  Sébastien  dormait.  En  son  sommeil  il  conser- 
vait une  expression  de  grandeur  austère.  Ses  cheveux,  rejetés 
en  arrière,  dégageaient  son  front  étonnamment  lisse  pour  son 
âge;  mais  à  la  naissance  du  nez  aquilin,  un  bourrelet  indiquait 
que,  même  en  rêve,  ses  soucis  l'obsédaient.  Une  volonté  pénible 
m  Trait  sa  bouche.  Par  le  vitrage  supérieur  ouvert,  les  constella- 
tions du  Centaure,  do  Cassiopée  et  d'Hercule  dominaient  le 
repos  de  l'astronome.  Tout  à  coup,  dans  l'inconscience  du  som- 
meil, Sébastien  eut  le  geste  de  l'homme  qui  cherche  à  saisir 
•un  objet.  Ses  doigts  se  refermèrent  sur  le  vide,  tandis  qu'une 
profonde  inspiration  soulevait  sa  poitrine. 

A  ce  moment,  je  remarquai  qu'une  miniature  ovale,  repré- 
sentant ma  mère  à  vingt-deux  ans,  avait  été  retirée  de  la  mu- 
raille et  posée  parmi  les  feuillets  de  notes.  Le  visage  trop 
amenuisé  de  cette  mère  qui  avait  laissé,  par  sa  disparition  pré- 
maturée, mon  père  veuf  à  trente-deux  ans,  avait  donc  été,  pen- 
dant mon  absence,  le  sujet  de  sa  contemplation?  Désespérant  de 
garder  la  vivante  insidieuse,  mon  père  élevait  son  àme  vers  la 
morte.  Saisissant  la  miniature  au  cadre  d'ébène,  je  considérai 
celle  qui  me  connut  à  peine,  tout  petit  enfant.  Quel  aspect  d'éton- 
nement  apitoyé  dans  ses  prunelles  aux  douceurs  de  brumel  Cette 
maman  avait  encore  la  fragilité  de  l'adolescence.  Le  jour  où  elle 
avait  posé  pour  l'artiste,  Cécile  s'était  faite  délicieuse  pour  son 
mari  et  sa  pensée  illuminait  sa  menue  figure.  Ohl  le  pauvre 
sourire  de  celle  qui  allait  bientôt  mourir!  Déjà  l'au-delà  t'avait 


38 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


prise,  ma  jeune  mère,  et  tu  nous  regardais  encore,  mon  père  et 
moi,  que  tes  pupilles  avaient  ce  scintillement  exténué  des  étoiles 
trop  lointaines  qu'aspirent  les  infinis  ténébreux. 

Mes  lèvres  pieusement  posées  sur  la  miniature,  il  m'apparut 
que  si  ma  mère  avait  vécu,  nos  vies,  a  mon  père  et  à  moi, 
eussent  cessé  de  graviter  parce  qu'elles  auraient  trouvé  l'amour. 

...Une  nouvelle  inspiration  dégonfle  le  cœur  lourd  de  mon 
père,  toujours  étendu,  et  son  masque  prend  une  sérénité 
auguste.  Et  comme  je  regarde  à  nouveau,  très  pieusement,  la 
miniature,  je  distingue  sur  son  émail  le  reflet  d'un  astre  rosé.  Au 
ciel,  je  reconnais  Algénib,  l'étoile  de  feu  placée  à  l'extrémité  de 
l'aile  de  Pégase. 


* 


Depuis  une  semaine,  c'est  l'atmosphère  la  plus  paisible,  mais 
aussi  la  plus  morne,  dans  notre  bastide,  jaune  au  soleil  comme 
le  zeste  du  citron.  Il  semble  que  seul  le  hasard  nous  y  a  réunis, 
Sébastien,  Christine,  René  et  moi.  A  peine  nos  repas  terminés, 
chacun  vogue  vers  des  rives  différentes.  Oui,  chacun  de  nous 
gravite  solitairement. 

Ce  matin,  brusque  changement  dans  l'attitude  de  ma  belle- 
mère,  hier  encore  languissante.  Elle  rayonne  en  nous  disant  : 

—  Comme  ce  serait  gracieux  à  vous  de  m'accompagner, 
demain,  chez  Mme  de  la  Tour,  Sébastien!  Vous  êtes  aussi  invité, 
Pierre. 

Nous  la  considérons  avec  étonnement.  Quelle  est  cette  fan- 
taisie? 

—  Christine  tient  à  nous  montrer  sa  dernière  conquête,  fait 
mon  oncle  René  qui  sourit  malicieusement.  Acceptez,  vous  ne 
regretterez  pas  votre  visite  à  cette  fameuse  dame  créole. 

Alors  ma  belle-mère  commence  l'apologie  de  sa  nouvelle 
amie,  délicieuse  autant  que  distinguée  d'àme  et  de  manières. 
En  son  enthousiasme,  la  bouche,  les  paupières  et  jusqu'aux 
joiiêâ  et  au  menton  de  Christine,  se  plissent,  s'agitent,  s'émeu- 
vent. Et  elle  s'écrie  : 

—  N'est-il  pas  extraordinaire  de  penser  que  mon  amie  dont 
l'àïculé,  une  bégum  des  Indes,  était  fille  du  prince  Osman  Khan 
de  Deihi,  a  été  mariée  à  l'un  des  descendants  de  l'héroïne  de 
Paul  et  Virginie,  de  Bernardin  de  Saint-Pierre?  Quel  romani  Un 
nabab  et  un  héros  poétique  dans  cette  famille  1 


LES    COEURS    GRAVITENT.  39 

—  Surprenant,  en  effet,  convint  mon  père.  Et  je  sais  que 
les  de  La  Tour,  originaires  de  Saint-Igest,  occupaient  une  gen- 
tilhommière peu  éloignée  de  notre  vieux  château  rouergat. 

Ravie  de  cette  coïncidence,  Christine  reprend  avec  feu  : 

—  Sarah  sera  enchantée  de  l'apprendre.  Ainsi  les  du  Cam- 
bout  et  les  de  la  Tour  furent  voisins  de  campagne?  Je  vous 
demande,  Sébastien,  d'en  venir  faire  vous-même  le  récit  à  mon 
amie.  Elle  en  serait  infiniment  intéressée. 

Mon  père  s'excuse,  mais  il  m'invite  à  accompagner  moi- 
même  Christine.  Comme  j'hésite,  ma  belle-mère  prononce  avec 
vivacité  : 

—  Entendu,  Pierre.  D'ailleurs,  je  vous  ai  annoncé  à  Mme  de 
la  Tour.  Faut-il  vous  assurer  que  vous  serez  intéressé  et 
charmé...  oui  charmé,  plus  que  vous  ne  le  pensez,  par  les.en- 
fants  exquis  de  mon  amie,  une  jeune  fille  adorable,  Héléna,  et 
Henri,  son  frère. 

Tant  d'exaltation  m'amuse  et  pique  cependant  ma  curiosité. 
Christine  s'en  aperçoit,  qui  ajoute  : 

—  Ils  habitent  1'  «  Ajoupa,  »  merveilleuse  propriété  du  cap 
d'Antibes  où  l'on  peut  se  croire  à  l'Ile  de  France.  Dans  ce 
paradis,  Sarah  de  la  Tour  compte  donner  des  pantomimes  à  la 
mode  créole  avec  une  figuration  d'indigènes  du  Bengale  et  leur 
musique.  Ce  sera  délicieux! 

Combien  de  fois  Christine  nous  offrit-elle  le  témoignage  de 
ses  délires  pour  de  nouvelles  connaissances  dont  un  mois  à 
peine  fanait  l'amitié!  Je  venais  d'assurer  à  ma  belle-mère  que 
je  l'accompagnerais,  lorsque  l'entrée  d'une  personne,  à  l'ouver- 
ture ensoleillée  de  la  porte-fenètre,  vint  projeter  son  ombre  sur 
la  nappe  et  nos  tasses  à  café.  Ainsi  un  nuage,  passant  au  ciel, 
attriste  tout  à  coup  un  paysage. 

—  Toi,  Geneviève!  quelle  bonne  surprise,  s'exclame  Chris- 
tine avec  un  froid  sourire. 

Mon  père  baise  au  front  l'arrivante  et  René  lui  présente  une 
chaise. 

En  robe  de  ce  rouge  violacé  qu'on  admire  à  certains  pélar- 
goniums,  Geneviève,  cernée  à  contre-jour  parle  soleil,  semble 
un  charbon  ardent. 

—  Et  vous  avez  pu  quitter  votre  cher  Laurent,  Geneviève  ? 
fait  ma  belle-mère. 

Sans  répondre  à  cette  question  insidieuse,  ma  cousine  appuie 


40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  moi  son  regard  inquiet.  Lorsque  l'attention  de  mes  parents 
s'est  retirée  d'elle,  quelques  instants  plus  tard,  elle  me  chu- 
chote brusquement  : 

—  Vraiment  1  vous  tenez  à  fréquenter  chez  Mme  de  la  Tour? 
Christine  dont  les  prunelles,  en  sautant  de  ma  cousine  sur 

moi,  luisent  d'ironie,  reprend  : 

—  Pierre  va  connaître  à  l'«  Ajoupa  »  la  plus  délicieuse  des 
jeunes  filles,  Héléna. 

La  tête  fléchie  sur  son  cou  svelte,  Geneviève  murmure  : 

—  Ce  n'est  qu'une  enfant,  seize  ou  dix-sept  ans,  si  je  suis 
bien  renseignée? 

—  Eh!  ma  chère,  répliqua  ma  belle-mère,  à  quinze  ans,  Vir- 
ginie, l'héroïne  de  Bernardin  de  Saint-Pierre;  n'était-elle  pas 
aimée  de  Paul?  Toi  et  moi,  nous  avons  peine  à  concevoir  ces 
juvéniles  amours,  les  plus  exquises,  les  plus  pures. 

Sur  cette  observation  d'une  méchante  intention,  les  yeux 
d'océanide  de  Geneviève  expriment  la  détresse. 

Et  c'est  ainsi  que  je  connus  ton  existence,  Héléna,  ô  mou 
amour  enfin  trouvé  1 

Charles  Géniaux. 


(La  troisième  partie  au  prochain  numéro). 


AU  PAYS  BRETON 


(*> 


ENTRÉE   EN   CORNOUAILLE 


C'est  à  l'embouchure  d'une  rivière  marine,  au  Sud  et 
presque  tout  au  bout  de  la  péninsule  bretonne.  J'aime  à  revenir 
ici  en  Octobre,  quand  les  étrangers  ont  quitté  la  côte,  et  que 
cette  terre  se  reprend  à  vivre  de  sa  vie  ancienne.  Aussi  bien,  en 
tous  temps,  c'est  un  pays  d'automne.  Mollesse  de  l'air  mouillé, 
langueur  dorée  des  jours  de  soleil,  mélancolie  des  jours  de 
grisaille,  gravité  de  la  lande,  geste  de  fuite  des  arbres  qui-\ 
grandirent  dans  la  peur  du  vent,  granit  usé  des  chaumières, 
des  chapelles,  des  calvaires  perdus  aux  carrefours  boisés,  vieil- 
lesse des  choses  qui  ne  semblent  pas  appartenir  au  présent, 
vague  vision,  comme  d'une  aube  lointaine,  des  temps  vécus  en 
Bretagne  sous  des  influences  pareilles,  dans  la  première 
enfance  :  de  tout  cela  naît  en  toute  saison  un  sentiment  qui 
rassemble  à  celui  qu'on  éprouve  ailleurs  en  Octobre,  quand  le 

(1)  On  réunit  ici  des  notes  qui  furent  prises,  de  1892  à  1908,  sur  certains 
aspects  de  la  Bretagne.  C'est  donc  déjà  du  passé  qu'il  s'agit  dans  les  pages  qui 
suivent.  On  a  cru  qu'il  valait  la  peine  d'en  rappeler  quelques  images,  car,  après 
des  immobilités  où  se  perpétuaient  des  formes  de  vie  et  des  types  d'un  autre  âge,  les 
changements,  depuis  quelques  années,  vont  se  précipitant.  Par  exemple,  le  bourg 
dont  il  est  ici  question,  où  quelques  familles  bourgeoises  passaient  les  étés,  s'est 
transformé  en  station  balnéaire,  avec  pêle-mêle  de  constructions  hétéroclites,  à 
côté  de  terrains  vagues  et  de  mornes  nappes  de  pierre.  Le  petit  port,  sur  l'autre 
rive,  a  perdu  sa  figure  :  on  a  coupé  la  moitié  de's  grands  arbres  où  les  marins 
appuyaient  leurs  agrès;  une  partie  du  petit  bois  voisin  a  été  lotie;  on  a  construit 
de  grandes  villas,  taillé  à  pic,  dans  la  roche,  une  vaste  tranché*,  pour  l'aménagement 


42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soleil  est  sans  force,  quand  il  n'y  a  plus,  dirait-on,  dans  la 
forêt,  de  vie  que  celle  du  souvenir,  quand,  des  feuilles  rouges 
et  mouillées  qui  commencent  à  feutrer  le  sol,  monte  dans  le 
soir  la  faible  et  pénétrante  senteur  que  l'on  respire  en  fris- 
sonnant. 

Si  c'est  vraiment  l'arrière-été  d'Octobre,  comme  ce  senti- 
ment s'approfondit!  Gomme  l'àme  de  cette  terre  bretonne  se 
dégage,  comme  son  charme  agit  avec  puissance!  Ces  derniers 
beaux  jours  ensoleillés  de  l'année,  que  commencent  à  traverser 
les  brumes  et  les  tempêtes  de  l'hiver,  ces  derniers  beaux  jours 
si  brefs,  si  menacés,  semblent  plus  beaux.  Et  puis  la  mer  aussi 
est  plus  émouvante.  Elle  aussi,  dans  une  lumière  oblique  et 
sans  chaleur,  prend  ses  aspects  plus  pâles  d'automne. 

Je  me  rappelle  mon  arrivée  dans  ce  Finistère  Sud,  en  une 
autre  saison,  au  commencement  du  bref  été,  —  il  y  a  tant  d'an- 
nées qu'il  me  semble  que  j'étais  un  être  différent;  mais  la  façon 
de  sentir  ne  change  pas,  et  l'impression  que  je  reçus  de  ces 
paysages  est  celle  que  j'en  éprouve  encore,  chaque  fois  que  j'y 
reviens.  De  la  Bretagne,  je  n'avais  connu,  depuis  les  temps  où 
ma  bonne  me  promenait  à  Brest,  sous  les  grands  arbres  tristes 
des  remparts,  que  l'extrême  Léon,  si  ras,  si  sombre,  depuis  la 
rade  et  le  Goulet  jusqu'au  tournant  de  la  Manche  et  de  l'Océan, 
jusqu'à  l'exlrême  côte  sauvage  où  s'estompe  à  peine,  au  fond  de 
l'horizon,  le  fantôme  brumeux  d'Ouessant.  Une  contrée  perdue, 
que  l'on  eût  dite  inhabitée,  ou  de  fines,  sévères  aiguilles  de 
clochers  se  lèvent  seules,  de  loin  en  loin,  sans  villages  visibles, 
derrière  les  longues  montées  de  lande  ;  un  sombre  pays,  où  le 
tourment  ou  bien  le  souvenir  du  vent  met  partout  une  frisson- 
nante émotion.  Vraiment  la  fin  de  la  terre  devant  les  infinis  gris 
de  l'Océan. 


d'un  bai'  à  vapeur.  Enfin,  les  impérieuse*  nécessités  de  la  guerre  ont  obligé 
l'État  à  réquisitionner  les  futaies  de  la  rivière,  et  des  Kabyles  en  ont  ravage  les 
plus  beaux  massifs. 

Pour  l'humanité,  les  changements  ne  sont  pas  moindres.  Si  le  costume  de 
Pont-Labbé  est  encore  un  costume,  en  quelques  années,  son  éclatante  couleur  a 
fait  place  au  noir  pur.  11  est  clair  que  la  guerre  en  éloignant  pendant  des  années 
tous  les  hommes  jeunes,  en  introduisant  ilans  les  fermes  la  langue  des  armées, 
en  peuplant  la  Bretagne  de  réfugiés,  en  paralysant  les  industries  qui  produisaient 
I  -  éléments  <iu  costume  (dès  aujourd'hui  des  chapeaux  de  bazars  remplacent 
]/>*  délicieux  béguins  xvm*  siècle  des  enfants)  aura  beaucoup  contribué  à  effacer 
la  couleur  et  le  caractère  à  part  de  cette  incomparable  province. 


AU    PAYS    BRETON.  43 

Quelle  surprise,  avec  ces  souvenirs,  ces  habitudes,  et  venant 
justement  de  Brest,  de  découvrir  cette  autre  Bretagne,  si  diffé- 
rente, et  pourtant  toujours  si  bretonne  !  Bretonne  par  son 
intime  gravité,  par  les  significations  toutes  spirituelles  de  ses 
paysages,  —  différente  par  l'enveloppante  douceur,  l'ombre 
verte  de  ses  retraites,  les  parfums  et  les  murmures  de  ses  bois, 
par  ce  qu'on  y  sent  aussi,  chez  les  humains,  de  plus  facile,  de 
plus  heureux.  Douce  terre  de  Cornouaille,  terre  des  grands 
châtaigniers,  des  costumes  bleu  et  or  des  glaziks,  des  danses  à 
tout  propos,  —  de  mariages,  naissances,  baptêmes,  pardons,  — 
à  la  musique  des  bombardes  et  binious. 

Je  venais  de  la  mer.  C'était  le  soir,  après  le  soleil  couché  : 
un  de  ces  interminables  et  blancs  crépuscules  de  Juin,  où  le 
monde,  et  même  le  cercle  des  eaux,  semblent  participer  au 
mystérieux  d'une  heure  à  la  fois  si  tardive  et  si  claire., 
Une  heure  qui,  ce  jour-là,  ne  semblait  plus  devoir  passer,  où 
tout  allait  s'éterniser  dans  cette  lumière  spectrale,  universelle 
et  sans  foyer.  Le  temps  était  au  beau  fixe;  les  vents  faisant, 
comme  il  arrive  alors,  le  tour  du  compas,  étaient  remontés 
au  Nord  pour  la  nuit.  Un  reste  de  houle  soulevait  longuement, 
sans  la  rompre,  la  placidité  de  l'élément,  où  l'on  voyait  passer 
un  infini  de  petites  méduses  dormantes.  La  côte  s'allongeait 
devant  nous,  basse  et  continue,  sans  une  bâtisse,  sans  un  acci- 
dent, —  simplement  la  terre,  bleue  de  ses  bois  et  de  ses  cam- 
pagnes. 

Et  tout  d'un  coup,  le  vent  se  parfuma  comme  d'une  odeur 
de  foins  et  de  reines  des  prés.  Glissant  sur  l'étendue  lustrée, 
après  avoir  traversé  toute  la  pointe  de  la  péninsule,  ii  nous 
arrivait  chargé  de  la  senteur  des  châtaigniers  en  fleurs  et  des 
fenaisons.  Senteur  vespérale,  plus  exquise,  étrange  sur  les 
grands  miroirs  ondulants  où  l'on  ne  respire  que  ie  sel  et  l'iode. 
Et  puis,  très  lointaine,  la  voix  du  coucou  sonna  par-dessus 
tout  l'intervalle  des  eaux  :  les  deux  notes  brèves  de  hautbois, 
répétées  inlassablement,  éveillant  le  sentiment  du  jeune  été. 
des  secrètes  profondeurs  sylvestres,  de  l'heureuse  campagne,  a  ; 
moment  fragile  et  parfait  de  l'année  où  toute  herbe  et  tout <■. 
feuille,  ayant  fini  de  se  déplier  et  de  grandir,  est  fraîche  encore, 
droite  et  luisante  de  vie  nouvelle. 

A  un  mille  de  terre,  rien  n'indiquait  une  ouverture,  une 
lacune  dans  la  bande  bleutée  de  la  côte.:  Il  fallut  arriver  sous 


44  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  phares  qui  donnent  l'alignement,  jusqu'aux  premières 
balises  rouges  et  noires  du  chenal  pour  voir  que  l'Océan 
s'insinue  profondément  dans  ce  calme  pays  boisé.  Alors  s'ouvrit 
la  première  perspective  de  la  rivière  :  un  vide  pâle  comme  celui 
du  ciel,  entre  des  écrans  de  noirceur  frangée.  Au  premier  plan, 
une  mince  église  veillait  une  couvée  de  bateaux  de  pêche. 

*  * 

Je  suis  revenu  bien  des  fois,  depuis,  par  les  routes  de  terre. 
De  ce  côté  aussi,  c'est  un  monde  fermé,  invisible  jusqu'au 
dernier  moment,  car  les  routes  ne  l'atteignent  qu'au  bout  de 
l'estuaire.  J'en  ai  pénétré,  d'année  en  année,  toutes  les 
retraites.  Un  fjord  long  de  cinq  lieues,  qui  se  ramifie  au  cœur 
du  pays  de  Quimper,  et  dont  les  anses,  —  quelques-unes  très 
longues,  —  viennent  finir  humblement  dans  les  plis  secrets  de 
la  campagne,  devant  une  chapelle  en  ruine,  devant  un  moulin 
abandonné,  devant  une  pauvre  ferme  perdue.  Sauf  tout  juste  à 
l'embouchure,  pas  un  hameau,  pas  un  sentier  le  long  des  rives. 
Rien  que  les  bois  antiques,  dont  les  troncs  sont  gainés  jusqu'en 
haut  de  lierre,  et,  tout  au  bord,  rien  que  les  bruyères  rouges, 
les  houx  et  l'or  clair  des  ajoncs,  toujours  plus  ou  moins  en 
fleurs,  par-dessus  l'or  plus  grave  des  goémons. 

J'imagine  que  ces  bois  ont  toujours  été  là.  Ils  font  partie 
de  vieux  domaines,  dont  quelques-uns  sont  très  grands  pour 
notre  époque,  vestiges  sans  doute  de  terres  féodales,  aux  temps 
où  la  forêt  primitive  était  encore  à  peine  défrichée.  Quand  on 
vient  du  «  dehors,  »  et  que  l'on  remonte  ce  long  couloir  marin, 
c'est  comme  si  l'on  entrait,  avec  toute  la  riche  onde  verte,  dans 
une  solitude  de  l'ancienne  Celtie,  au  temps  des  vieux  Vénètes. 
Quel  refuge  après  les  espaces  trop  vastes,  les  fatigants  infinis 
de  la  mer!  Gomme  on  se  sent  pris  par  l'ombre  grave  et  le 
silence  de  l'ancienne  sylve!  —  comme  cela  accueille,  rassure, 
enveloppe! 

Souvent,  le  soir,  j'ai  suivi  des  yeux  la  voile  tannée  de  rouge 
d'un  rude  dundee  qui  s'en  allait,  au  sein  de  cette  grande  paix 
sylvestre,  vers  la  petite  ville  lointaine.  Les  hommes,  groupés  à 
l'arrière,  portaient  encore  leurs  cirés  jaunes.  Dehors,  au  large 
de  la  baie,  ils  devaient  avoir  eu  gros  temps.  Toute  la  journée, 
patiemment,  ils  avaient  trimé  pour  gagner  au  plus  près  l'entrée 
de   l'estuaire,    durement   secoues,    comme    toujours  au   vent 


AU    PAYS    BRETON.  45 

debout,  tombant  au  creux  de  chaque  lame,  d'une  chute  raide 
et  courte,  avec  ce  choc  sourd  qui  disloque  à  la  longue  la  mem- 
brure des  bateaux,  —  fouettés  par  les  paquets  d'eau  dont  le  sel 
brûle  les  lèvres  et  les  yeux. 

Maintenant  les  grands  bois,  les  châtaigneraies  dont  les 
branches  avancent  au-dessus  des  varechs,  commençaient  à  se 
fermer  autour  d'eux.  Il  s'en  allait,  le  rude  bateau  de  la  mer, 
dans  un  paysage  de  le'gende,  où  rien  ne  parle  de  l'histoire 
humaine,  et  dont  le  silence  n'est  rompu  que  par  le  long 
croassement  spacieux  des  corbeaux,  et  le  triste  appel  des 
courlis  rasant  une  grève.  Il  s'en  allait  et  ne  semblait  pas 
bouger,  porté  par  l'onde  puissante  qui  montait  sans  bruit,  tout 
entière,  d'un  seul  mouvement,  en  s'élargissant  peu  à  peu, 
couvrant  les  grèves  et  vasières,  jusqu'à  remplir  de  son  immor- 
telle pureté  tout  l'espace  entre  les  épaisseurs  sylvestres  des 
deux  rives.  A  cette  distance,  on  ne  distinguait  plus  les  marins; 
il  n'y  avait  plus,  au  fond  de  la  longue  perspective,  sous  la 
grisaille  abaissée  du  ciel,  que  la  voile  rouge  qui  s'éloignait  insen- 
siblement avant  de  disparaître  au  lointain  tournant  du  fjord, 
derrière  les  chênes  d'un  promontoire. 

Elle  aussi,  dans  la  magie  du  soir,  devenait  une  chose  de 
légende,  participait  du  silence,  du  mystère  et  de  l'antiquité 
de  la  forêt.  Elle  aussi  cessait  d'appartenir  au  présent.  C'était, 
au  fond  des  siècles,  la  barque-fée  d'Artur,  portant  vers  quelque 
profonde  retraite  du  pays  kymrique  le  roi  fabuleux  qui  va 
dormir  là,  à  l'ombre  d'un  bois  secret  que  seule  visite  la  mer, 
loin  des  vivants  et  de  leurs  bruits,  son  long  sommeil  de  mille 
années. 

LES    VILLAGES 

Quand  on  arrive  du  large,  on  découvre,  à  droite,  au  bord  de 
l'estuaire,  la  grise  aiguille  d'une  église.  Ce  fin  clocher,  à  épines, 
surgissant  d'un  quinconce  d'arbres,  c'était  alors  la  première 
chose  humaine  qu'on  voyait  en  rentrant  des  étendues  vid.  s. 

Comme  il  parlait,  ce  clocher,  de  vieille  vie  bretonne,  cachée 
là, mariée,  de  tout  temps,  à  ce  calme  pnysage  d'eau  marine  et 
de  grands  bois  1  Les  harmonies  anciennes  élaient  encore  pures, 
les  choses  humaines,  modestes,  anonymes,  aussi  naturelles, 
semblait-il,  que  les  choses  de  la  nature.  De  la  pointe  jusqu'à 


46  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

l'église,  il  n'y  avait  guère  que  la  lande,  et  derrière  l'église,  les 
simples  maisons  du  bourg. 

C'est  un  bourg  de  terriens  :  on  y  compte  peu  de  pêcheurs.: 
Les  femmes  y  portent  la  coeffe  et  la  belle  fraise  ailée  qui  font 
penser  au  xvie  siècle;  les  hommes,  le  grand  chapeau  à  boucle 
et  rubans,  le  bref  et  massif  habit  de  drap  cuir,  largement  dé- 
coré de  velours  noir.  Grand  contraste  entre  cette  population  et 
l'étrange  humanité  bigouden  dont  les  figures  épaisses,  les  yeux 
obliques  (on  a  dit  mongols),  les  fastueuses  broderies  dorées  éton- 
nent dès  qu'on  a  mis  le  pied  sur  l'autre  rive.  Ce  bras  de  mer 
demeure  une  frontière  précise  entre  deux  races. 

Le  «  pays  »  ressemble  à  tous  ceux  de  cette  côte.  Au  rez-de- 
chaussée  de  chaque  logis,  s'enfonce  une  chambre  basse.  Elle  est 
pleine  d'ombre,  et,  généralement,  de  tout  ce  qui  sert  à  la  vie 
quotidienne,  depuis  le  bénitier  de  faïence  rouge  et  bleue,  qui 
s'accroche,  avec  un  brin  de  buis,  aux  fleurs  ajourées  des  lits  clos, 
jusqu'aux  paquets  de  sabots,  de  chandelle  et  de  filin,  et  trop  sou- 
vent jusqu'aux  alcools  multicolores,  car  la  plupart  de  ces  pauvres 
maisons,  où  viennent  s'approvisionner  pêcheurs  et  fermiers, 
sont  d'abord  des  débits  où  les  hommes  s'attablent  devant  leurs 
petits  verres  ou  leurs  bolées  de  cidre,  sous  les  saucissons  et  les 
quartiers  de  lard  pendus  aux  solives.  Dans  le  demi-jour  luisent 
les  puissants  meubles  cirés  de  châtaignier  et  de  chêne,  où  le 
menuisier  du  pays,  indépendant  des  modèles  que  la  machine 
copie  dans  les  grandes  villes  pour  toute  la  France,  a  ciselé  de  sa 
main  quelques  images  du  vieux  rêve  local  de  beauté.  On  y  voit 
des  entrelacs  de  vigne,  des  figures  naïves  d'oiseaux,  des  Saints 
Sacrements  qui  rayonnent,  avec  des  stylisations  du  xvme  siècle, 
ou  même,  du  moyen  âge.  Quelques  armoires  et  lits  clos 
portent,  découpées  au  couteau,  des  dates  très  anciennes.  Parfois 
des  clous  de  cuivre  en  dessinent  de  récentes  :  1885  ou  1890. 
Ce  sont  pour  toujours  les  dernières.  Nous  sommes  au  moment 
précis  où  tout  finit  à  la  fois  d'un  monde  qui  durait  depuis 
des  siècles. 

Au  bas  du  bourg,  sous  les  grands  arbres  de  l'église,  devant 
la  cale,  est  la  place  principale,  où  les  vieux  viennent  ensemble 
fumer  leur  pipe,  en  regardant  le  flot  ou  le  jusant  courir  dans  la 
rivière.  C'est  un  centre  d'ancienne  vie  sociale.  Là  se  tiennent 
pardons,  marchés  et  feux  de  joie  de  la  Saint-Jean;  là  s'assem- 
blent les  processions  sous  les  pesantes  bannières  qui  tanguent, 


AU    PAYS    BBETON.  41 

par  les  jours  de  vent,  et  que  les  gars  ont  grand'peine  à  main- 
tenir à  bout  de  bras.  Là  se  pavanent,  en  robes  et  chapeaux 
fleuris  d'argent,  cortèges  de  noces  et  de  baptêmes;  là  tournent 
gavottes  et  dérobées,  à  la  glapissante  musique  des  sonneurs 
juchés  sur  des  tonneaux. 

Si  longtemps  qu'on  soit  resté  sans  revenir  au  pays,  on  y 
retrouve  des  figures  de  connaissance,  des  voix  amies  qui  voiu 
accueillent  par  votre  nom.  11  y  a  Bozon,  le  vieux  gardien  ban- 
cal du  phare,  Bellec,  le  syndic,  les  passeurs  du  bac,  les  deux 
douaniers  de  la  mer,  le  pilote  du  large  et  celui  de  la  rivière,  — 
presque  tous  assis,  le  soir,  sur  le  petit  parapet  de  la  cale,  les 
yeux  tournés  toujours  vers  l'estuaire,  vers  la  porte  qui  s'ouvre 
au  loin,  entre  deux  promontoires,  sur  les  libres  infinis.  Ils  se 
serrent  pour  vous  faire  une  place  au  milieu  d'eux,  et,  les  salu- 
tations terminées,  les  propos  de  reprendre  tout  de  suite. 

Il  s'agit  toujours  des  choses  de  la  mer  et  de  la  pêche,  des 
vents  qui  remontent  ou  descendent,  du  passage  des  bateaux,  de 
vieilles  histoires  du  service,  de  navigations  d'hier  et  d'autrefojs, 
de  mauvais  temps  rencontrés  derrière  les  Glénans  ou  dans  les 
mers  de  Chine,  «  côté  Ouessant  »  ou  «  côté  Sumatra.  »  Us  vous 
parlent  avec  une  politesse  parfaite,  les  vieux  surtout,  en 
marins  qui  ont  gardé  de  leur  temps  à  l'État,  de  leurs  relations 
avec  leurs  officiers,  une  certaine  idée  de  hiérarchie  sociale,  ce 
qui  ne  les  empêche  pas  de  vous  regarder  droit  et  de  se  sentir 
des  hommes. 

Aussi  bien,  quelque  chose  du  vieil  ordre  subsiste  toujours 
dans  cette  petite  société  fermée;  l'àme  du  passé  y  habite;  elle 
est  sérieuse  comme  ces  bois,  comme  ces  retraites  ombreuses 
où  l'eau  verte  de  la  mer  mire  des  feuillages.  Ceux  qui,  à  Brest 
ou  à  Toulon,  ont  appris  d'autres  façons  d'être  et  de  parler, 
reviennent  vite,  sous  les  suggestions  muettes  de  ces  campagnes, 
à  la  tenue  ancienne.  Nulle  vulgarité  moderne  ne  saurait  durer 
dans  ce  grave  pays  de  la  rivière,  où  rien  n'a  jamais  changé,  —  la 
vie  des  hommes  pas  plus  que  celles  des  courlis  et  des  hérons. 
Ces  futaies,  allongées  des  deux  côtés  du  couloir  marin,  appar- 
tiennent toujours  aux  mêmes  familles  bretonnes,  qui  croiraient 
déchoir  en  vendant  une  parcelle  du  domaine  héréditaire.  De 
Quimper  ou  d'Angers,  elles  viennent  se  retirer,  pour  une  partie 
de  l'année,  dans  ces  châteaux,  au  milieu  de  fermiers  et  de 
gardes-chasses  pénétrés  de  la  dignité  des  maîtres,  et  qui  sem- 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blent,  avec  leurs  figures  toutes  rasées,  leurs  physionomies  de 
sagesse  et  de  religion,  des  survivants  de  l'ancienne  France. 

C'est  le  dimanche  surtout,  sur  la  petite  place  au  bord  de 
l'estuaire,  qu'apparaît  le  caractère  profond  et  si  traditionnel  de 
ce  monde.  A  dix  heures  du  matin,  les  cloches  finissant  de  tinter, 
toutes  les  coeffes  du  pays  sont  à  l'e'glise,  en  rangs  serrés  dans 
l'ombre  tiède  comme  un  peuple  de  blanches  mouettes,  et 
d'abord  on  ne  voit  qu'elles,  car  les  hommes  sont  au  fond,  obscu- 
rément massés  dans  les  deux  ailes.  Souvent  la  nef  est  pleine  à 
déborder.  Au  dehors,  près  du  porche,  des  femmes,  des  enfants 
sont  agenouillés,  en  beaux  groupes  de  type  ancien.  A  côté  d'eux, 
en  respirant  l'odeur  des  varechs,  et  parfois,  si  l'on  approche 
de  la  porte  entr'ouverte,  une  tiède  bouffée  ecclésiastique,  on 
entend  l'antique,  émouvante  mélopée  de  l'officiant,  et,  tout  d'un 
coup,  le  sourd,  rapide  et  nombreux  murmure  de  l'assemblée, 
comme  d'une  eau  souterraine  qui  se  répand.  J'aime  à  écouter 
là  l'interminable  appel  des  morts  de  la  paroisse.  Mais  il  faut 
être  patient  et  bien  savoir  le  breton  pour  suivre  jusqu'au  bout 
le  sermon  de  M.  le  Recteur. 

Et  enfin,  c'est  la  sortie.  Heureuse  réunion  de  tous  sur  le 
parvis,  vidages  détendus  après  le  devoir  religieux  accompli, 
salutations  et  compliments,  bonne  sensation  de  vie  commune, 
et  d'ordre,  de  netteté,  de  repos  dans  les  belles  parures  du 
dimanche.  Les  femmes  ont  la  fierté  de  leur  tenue  :  en  grands 
cols  soigneusement  tuyautés  (on  met  un  fétu  de  paille  dans 
chaque  pli  pour  les  repasser),  elles  ont  épingle  sur  le  drap  noir 
et  le  noir  velours  de  leurs  corsages, de  noirs  devantiaux  de  soie 
brochée.  Une  longue  et  fine  chaîne  d'or  rehausse  la  riche  sévé- 
rité d'un  tel  costume,  dont  l'harmonie,  comme  en  certains 
portraits  de  vieux  maîtres  hollandais,  est  dans  le  terne  et  le 
brillant  de  ces  noirs.  Point  de  bigoudens  en  plastrons  éclatants 
d'orange  ou  de  citron  :  toutes  celles  qu'on  voit  ici  pendant  la 
semaine  ont  repassé  leur  frontière  et  sont  sur  l'autre  rive.  Mais 
il  y  a  quelques  belles  de  Quimper  dont  le  minois  parait  plus 
innocent  el  plus  fin  sous  la  mitre,  dans  les  brides  de  dentelles 
qui  le  serrent  obliquement.  Il  y  a  des  bébés  en  robes  d'infantes, 
eu  béguins  brodés  de  vertes  et  rouges  fleurettes,  ou  loutjmillelés 
d'argent.  Il  y  a  des  mères-grand  courbées  sur  leur  bâton,  dont 
les  collerettes  plissées  sont  de  linge  mou,  comme  celles  d'autre- 


AU    PAYS    BRETON  49 

fois.  11  y  a  des  fillettes  qui  portent  le  même  vêtement  que  ces 
grand'mères.  Et  l'on  s'aborde,  on  jase  par  groupes.  Le  contente- 
ment, l'amitié  éclairent  les  figures.  C'est  le  propre  du  pays:  la 
vie  y  est  fraternelle,  collective.  Les  filles  aiment  à  se  réunir 
pour  coudre  ou  tricoter;  les  marins  des  petits  ports  voisins 
pèchent  ensemble  par  équipages,  par  flottilles,  se  reposent 
ensemble,  accoudés  par  groupes  sur  le  quai.  Et  dans  cette  com- 
munauté du  travail,  du  repos  eL  du  plaisir,  parce  rapproche- 
ment des  individus  si  pareils,  la  civilisation  locale  s'entretient. 
On  sent  vraiment  une  société,  bien  mieux,  par  exemple,  que 
dans  la  Bretagne  du  Nord,  celle  de  Perros  et  de  Tréguier,  où 
chaque  famille  tend  à  s'isoler,  où  les  pêcheurs  se  jalousent  faci- 
lement, où  les  réunions  traditionnelles  des  veillées,  des  pardons, 
sont  bien  plus  rares. 

D'année  en  année,  je  retrouve  ce  petit  monde  qui  n'a  pas 
encore  commencé  de  se  dissocier,  insensible  encore  aux  souffles 
du  dehors,  lesquels  sont  actifs,  pourtant,  à  quelques  lieues  d'ici, 
en  certains  grands  ports  sardiniers  où  l'usine  a  déjà  posé  la 
question  sociale.  C'est  tout  le  pathétique  de  la  Bretagne,  le 
passage  trop  brusque,  sans  les  transitions  que  le  reste  de  la 
France  a  connues,  des  formes  arrêtées  et  presque  médiévales  de 
la  vie,  aux  modes  si  instables,  inachevés,  à  toutes  les  excita- 
tions du  milieu  moderne. 

Ceux-ci,  qui  naquirent  autour  de  cette  église  et  de  cette  cale, 
ne  savent  guère  que  leurs  fermes  et  leurs  bateaux,  leurs  tra- 
vaux et  leurs  fêtes,  qui  reviennent  comme  les  marées  et  les 
saisons,  —  et  ce  paysage  dont  les  lignes  composent  une  figure, 
une  figure  si  distincte,  presque  personnelle,  associée  pour 
toujours  à  leurs  vies. 

* 
*    * 

Sur  la  cale,  où  l'on  n'est  jamais  seul,  on  pourrait  passer 
des  heures  à  ne  rien  faire.  On  est  content  d'écouter  les  vieilles 
histoires  d'Yvon  :  «  Un  jour,  sur  la  Souvenance,  que  j'étais  ù 
serrer  un  hunier...  »  ou  bien  les  confidences  de  Jean-Marie  : 
«  J'ai  mis  d«s  palanques  dehors,  sur  la  basse  de  la  Voleuse...  »  On 
est  content  de  se  laisser  prendre  les  yeux  par  le  mouvement  du 
petit  port,  l'humble  va-et-vient,  sur  la  rivière,'  de  ces  hommes 
et  de  ces  bateaux  dont  on  a  fini  par  connaître  tous  les  noms, 
et  qui  s'affairent  sans  hâte  aux  vieilles,  patientes  besognes  ma- 

TOME  LVIII.    —   1920.  4 


50 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ritimes.  De  ces  simples  modes  de  l'activité  humaine,  qui  furent 
les  mômes  de  tout  temps,  invariables  comme  les  travaux  des 
champs,  je  ne  sais  qu^i  sentiment  de  sagesse  et  de  tranquillité, 
d'accord  ancien  avec  la  nature,  se  dégage  toujours. 

Le  flot  commence  à  s'établir  :  voilà  Jean-Louis  qui  revient 
des  Glénans  où  il  a  passé  la  nuit  à  charger  du  sable.  Le  vent 
mollit;  il  se  met  aux  avirons,  il  va  profiter  du  courant  pour 
continuer  jusqu'à  la  ville. 

Voilà  le  petit  cotre  du  pilote  de  mer,  qui  largue  là-bas  son 
corps  mort. 

La  Marie  rentre  à  la  godille;  elle  amène  sa  misaine.  Le 
patron  et  le  mousse  prennent  leur  plate  pour  gagner  la  cale. 
Ils  ont  été  faire  la  pèche  auv  pironneaux  sur  le  plateau  des 
roches  qui  déborde  Saint-Gilles.  Leurs  deux  paniers  sont  pleins 
d'argent  palpitant  et  fluide. 

On  entend  un  ferraillement  de  chaînes  :  c'est  la  goélette 
anglaise,  arrivée  hier  soir,  qui  haie  ses  ancres.  Elle  évite,  et  je 
lis  sur  l'arrière  le  nom  de  son  port  d'attache  :  Truro,  —  un  nom 
bien  celtique.  Ils  viennent  de  l'autre  Cornouaille,  celle  d'outre- 
Manche,  d'où  partirent,  au  vie  siècle,  les  ancêtres  qui  peuplèrent 
cette  partie  de  l'Armorique,  et,  sans  doute,  lui  donnèrent  son 
nom.  Entre  les  Bretons  du  Sud-Ouest  de  la  grande  île,  et  ceux 
de  la  petite  Bretagne,  ils  continuent  l'ancien  commerce  dont 
les  navigations  des  vieux  Saints  kymriques  forent  les  commen- 
cements légendaires.  Ils  ont  traversé  la  mer  que  parcoururent 
saint  Efflam  et  saint  Guénolé.  Ils  connaissent  bien  cette  côte, 
qui  doit  leur  rappeler  leur  pays  :  secrets  et  profonds  estuaires, 
âpres  landes,  terre  maigre  et  rocheuse  sous  un  ciel  doucement 
voilé. 

Les  voici  qui  prennent  le  pilote  de  rivière.  Ils  vont  monter 
avec  la  marée  dans  le  silence  des  bois  bretons.  Dans  quelques 
heures,  ils  arriveront  au  canal  étroit  par  où  cette  grande  eau  se 
termine  entre  deux  murs  de  pierre,  —  le  canal  qui  reflète,  avec 
l'ombre  d'un  petit  pont,  les  deux  flèches  grises  d'une  cathédrale. 


Maintenant  le  bac  va  partir.  Il  est  amarré  à  la  grève  ;  on  a 
mis  des  planches  sur  les  goémons  pour  que  deux  chars  à  bancs 
qui  attendent  puissent  embarquer.  C'est  très  difficile,  de  caser  ces 
deux  hautes  voitures,  avec  leurs  chevaux,  dans  le  radeau  creux 


AU    PAYS    BRETON.  51 

où  de  massives  bigoudens,  des  pêcheurs  avec  leurs  paniers  de 
poisson,  doivent  aussi  trouver  place.  Les  passeurs  crient,  les 
cochers  huent  en  faisant  «  culer  »  leurs  bêtes  :  Zous!  An  dré! 
Chomazel  Rauque,  large  clameur  bretonne  qui  se  précipite, 
rappelant  le  monde  arabe,  les  quais  lumineux  où  sonne  inter- 
minablement la  querelle  des  bateliers  d'Orient. 

L'ordre  est  fait;  le  calme  règne.  Les  bons  chevaux  patients 
sont  installés  avec  les  charrettes  paysannes  dont  le  devant  est 
peinturluré  de  fleurs  naïves.  Il  reste  même  un  peu  de  place 
entre  les  coffres  et  les  redoutables  Bigoudens.  Nous  embarquons. 
Penchés  en  arrière,  appuyant  ensemble  d'un  grand  effort  sur 
leurs  longues  gaffes,  les  rameurs  «  poussent.  » 

J'en  reconnais  quelques-uns  :  d'abord,  le  vieux  marin  de 
l'avant,  le  grand,  aux  yeux  d'un  bleu  si  paie,  si  usé,  qui  ne 
comprend  pas  un  mot  de  français,  et  chique  toujours,  avec  un 
sourire  vague  de  sa  bouche  édentée.  Et  à  l'arrière,  c'est  Corentin 
qui  barre  en  godillant,  —  l'un  des  plus  humbles  du  pays,  si 
maigre,  efflanqué,  sans  âge,  l'air  d'un  pauvre  àne  ployé  sous 
la  sempiternelle  besogne.  Mais  quand  on  lui  parle,  il  sourit 
toujours  si  poliment!  J'eus  autrefois  ses  confidences.  Oui,  les 
journées  étaient  longues,  et  jamais  une  journée  de  repos.  Mais 
nulle  plainte.  Il  regrettait  seulement  de  ne  pouvoir  entendre 
l'office  chanté  du  dimanche,  d'être  réduit  par  sa  besogne  à  la 
messe  de  six  heures,  et  souvent  de  la  manquer.  11  parlait  avec 
respect  de  son  chef,  un  nouveau  venu,  de  Brest,  un  retraité  de 
la  marine,  concessionnaire  du  bac,  mort  aujourd'hui,  qui  ne 
touchait  jamais  un  aviron,  et  buvait  au  débit  l'argent  gagné 
par  ses  hommes.  Mais  de  cela,  le  pauvre  passeur,  respectueux 
des  gradés,  ne  se  fût  pas  permis  de  souffler  mot.  Quand  le 
patron,  cuvant  au  lit  son  alcool,  ne  paraissait  pas  de  tout  le 
jour  sur  la  cale,  si  j'en  demandais  des  nouvelles  à  cet  humble, 
il  souriait  avec  plus  de  déférence  et  de  discrétion  que  jamais,  et 
répondait  :  «  il  est  malade.  » 

Puisque  le  royaume  du  ciel  est  aux  simples,  Corentin  est 
sur  de  son  paradis  ;  les  cantiques  des  anges  le  consoleront  de 
toutes  les  messes  chantées  qu'il  a  manquées  sur  la  terre. 

Je  payais  son  maitre  pour  avoir  le  droit  de  l'emmener  à 
la  pêche,  et  dans  ces  longs  tête-à-tête,  j'essayais  de  le  faire 
causer.  Je  cherchais  à  découvrir  s'il  souffrait  de  son  collier  de 
servitude,  s'il  était  malheureux.  Je  me  suis  convaincu  que  non. 


^2 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


De  bonne  heure,  un  cal  s'est  formé,  qui  l'insensibilise  à  sa 
misère.  Son  labeur  est  celui  du  vieil  animal  de  trait  qui  tire 
aussitôt  qu'il  est  dans  le  harnais.  Il  parlait  avec  lenteur,  d'un 
ton  d'innocence  et  de  sérénité,  sans  jamais  un  mot  grossier  ni 
même  seulement  vulgaire,  avec  une  politesse  souriante  et  fine, 
cette  tenue  de  l'homme  parfaitement  bien  élevé  que  l'on  trouve 
encore  en  Bretagne  chez  des  paysans  qui  ne  savent  pas  lire,  et 
dont  la  vertu  naturelle,  tranquille  et  qui  s'ignore,  oblige  au 
respect.  Quelquefois  il  se  mettait  à  raconter  tout  doucement 
beaucoup  de  choses.  Il  parlait  de  son  enfance,  où  il  gagnait 
deux  sous  par  jour  à  garder  les  vaches  dans  les  chemins  verts; 
du  métier  de  domestique  de  ferme,  trop  mal  payé  (sept  francs 
par  semaine),  et  qu'il  avait  quitté  pour  se  faire  senneur  sur  la 
rivière,  puis  passeur;  des  migrations  des  oiseaux,  des  cygnes 
et  des  oies  sauvages  qui  parurent,  venus  on  ne  sait  d'où,  sur  la 
côte,  un  certain  hiver  très  froid;  du  vent  qui  souffle  de  l'Ouest, 
des  Penmarchs,  tant  que  dure  le  Pardon  de  Notre-Dame  de  la 
Joie  (la  vieille  chapelle  solitaire,  face  aux  lignes  de  brisants,  à 
l'extrême  pointe  de  la  péninsule);  d'une  maison  hantée,  sur  la 
rivière,  où  les  vieux  se  rappelaient,  —  souvenir  presque  légen- 
daire,—  que  des  hérétiques,  oui,  des  protestants,  avaient  vécu, 
un  demi-siècle  auparavant. 

Sur  l'eau  splendide  et  lourde,  qui  entre  vite  dans  la  cam- 
pagne (un  courant  de  quatre  nœuds),  la  masse  noire  du  grand 
bac  s'en  va,  portant  notre  petit  groupe,  les  paysans  à  la  tête 
des  chevaux,  les  magnifiques  Bigoudens  trônant  haut  et  bre- 
tonnant  dru  dans  les  charrettes.  11  s'en  va  très  lentement,  au 
rythme  espacé  des  avirons  qui  coupent  le  lustre  épais  de  l'eau, 
et  sortent  ruisselants  de  liquide  soleil.  Le  barreur,  avec  sa 
longue  rame  qui  gouverne,  nous  mène  d'abord  obliquement  en 
aval  pour  regagner,  pouce-  à  pouce,  ce  que  le  flot,  violent  au 
milieu  de  la  rivière,  nous  fait  perdre. 

Et  déjà,  le  contre-courant  nous  porte,  «  nous  donne  la 
main,  »  comme  dit  Corentin,  et  nous  approchons  de  l'autre  rive. 
Voici  la  courbe  profonde,  l'ombre  verte  du  petit  port,  les  goé- 
mons d'or  et  les  rochers,  sous  les  longues  tentures  de  feuillages. 
Voici  les  lourds  bateaux  goudronneux  qui  flottent  déjà  tous,  et 
les  caisses  noires  des  viviers,  où  s'affairent  dans  leurs  plates  les 
maritornes  bigoudens,  et  la  cale  que   l'on   voit  se  prolonger 


AU    PAYS    BRETON.  53 

sous  l'eau  :  une  vraie  cale  de  marée  basse,  où  l'on  peut  débar- 
quer avec  son  poisson  à  toute  heure.  Et  voici  les  choses  ter- 
restres, les  chaumières,  à  l'abri  des  grands  arbres,  le  lavoir,  la 
chapelle,  dont  le  toit  bosselé  par  le  grand  âge  descend  d'un 
côté  jusqu'à  l'herbe  de  la  pente,  comme  une  aile  maternelle 
abaissée  sur  une  couvée  :  tout  cela  si  humble,  si  paisible, 
sous  les  beaux  ombrages,  dont  le  vert  épaissit  de  son  riche 
reflet  le  vert  de  l'eau  marine,  —  tout  cela,  petit  havre,  petite 
chapelle  gothique  où  des  pêcheurs  du  moyen  âge  ont  prié,  tout 
cela,  qui  sort  du  profond  passé,  se  chauffant  doucement  au 
soleil  automnal  d'aujourd'hui. 

*   * 

La  Bretagne  attire  comme  l'Orient.  Mais  dans  ces  vieux  pays, 
ce  que  nous  venons  chercher  n'est  pas  ce  que  désiraient  les 
romantiques.  Aujourd'hui  les  âmes  ont  besoin  d'ordre.  Du 
milieu  de  nos  confusions,  du  sein  de  notre  monde  trop  vaste, 
nous  aspirons  à  tous  les  souvenirs  d'un  temps  où  la  vie  des 
hommes  était  réglée,  modeste,  appuyée  à  la  foi,  à  la  coutume, 
de  vision  limitée,  chacun  arrêté  dans  sa  forme,  d'accord  avec 
lui-même,  avec  son  groupe  et  la  nature  environnante. 

Voilà  pourquoi  j'aime  tant  ce  hameau  de  marins.  Il 
m'apparaît  comme  le  type  de  tout  ce  qui  fait  la  Bretagne  si 
touchante,  de  ces  harmonies  séculaires  de  l'homme  et  de  la 
nature,  que  l'on  aime  avec  le  cœur  parce  qu'elles  correspondent 
à  des  habitudes  ataviques,  à  des  modes  généraux  de  vie  qui 
furent  ceux  de  nos  ancêtres,  et  que  nous  regrettons  sans  le 
savoir.  Ces  chaumières,  dont  les  lentes  fumées  ont  monté  tous 
les  jours,  depuis  si  longtemps,  sous  les  grandes  ramures,  sans 
que  rien  indiquât  jamais  que  des  vivants  s'arrêtaient  de  vivre 
et  que  d'autres  apparaissaient;  cet  oratoire  rustique,  ce  mur 
gris  du  quai,  dont  la  pierre  mangée  de  lichens  se  mêle,  parmi 
les  racines  énormes  d'un  chêne,  aux  saillies  du  rocher  ;  ce 
lavoir,  sous  la  source,  où  la  Sainte-Vierge  dans  sa  niche  entend 
toujours  les  mêmes  caquets  bretons;  ces  vieilles  cales  disjointes 
où  la  mer  soulève  du  goémon,  on  dirait  que  ces  choses,  de  tout 
temps,  ont  fait  partie  de  cette  petite  côte,  aussi  naturellement 
que  ces  goémons,  cette  source,  ces  rochers,  ces  ramures.  Un 
peu  de  vie  humaine  s'est  posé  là,  il  y  a  bien  des  siècles,  associé 
pour  toujours  à  la  vie  de  cette  terre.  Elie  en  a  la  simplicité,  la 


54 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


patience,  l'aspect  de  chose  éternelle.  A  travers  ses  générations, 
elle  est  restée  la  même,  invariable  en  ses  rythmes,  comme  cette 
eau,  venue  des  infinis,  qui  flue  et  reflue,  chaque  jour,  si  paisi- 
blement, sous  le  mur  du  port  et  l'ombre  des  feuillages. 

Et,  de  même,  la  nature,  ici,  s'est  pénétrée  d'essence 
humaine.  La  mer,  dans  la  crique  ombreuse  où  dorment,  chez 
eux,  les  rudes  bateaux  noirs,  se  fait  humble,  paysanne,  intime 
comme,  sous  une  feuillée,  la  mare  d'une  ferme  portant  les 
canetons  qu'elle  a  vus  naître.  Ces  beaux  chênes  aussi,  ces  châ- 
taigniers au  tronc  puissant  et  droit,  on  voit  bien  qu'ils  ne  sont 
pas  sauvages,  qu'ils  ont  grandi  près  de  l'homme,  avec  lui,  en 
confiance,  en  alliance.  Il  y  a  toujours,  il  y  a  toujours  eu  des 
mâts,  de  longs  avirons,  des  gaffes,  rudes  outils  de  pêcheurs, 
appuyés  à  leurs  branches,  mêlés  à  eux,  associés  à  leur  personne 
et  leur  figure,  comme  il  y  a  toujours  eu  du  linge  en  train  de 
sécher  sur  les  ajoncs  de  la  pente.  Ces  arbres  sont  familiers, 
familiaux,  comme  les  vieux  lits  clos  des  fermes  qui  servirent 
aux  ancêtres  et  n'ont  pas  cessé  de  servir.  Et  puis,  à  leur  façon 
d'entourer  la  chapelle  basse,  le  doué,  les  masures,  comme  on 
sent  qu'ils  abritent,  qu'ils  protègent,  les  grands  chênes,  que 
leur  présence  et  leur  ombre  enveloppantes  ajoutent,  pour  le 
pêcheur  qui  rentre,  au  sentiment  du  chez  soi,  du  port  et  du 
gite  retrouvés! 

Pas  un  terrien  ici.  En  cela  ce  hameau  s'oppose  au  bourg  qui 
lui  fait  face,  à  l'entrée  de  la  rivière.  On  n'y  voit  pas  le  rigide  et 
noir  uniforme  des  campagnards  du  canton  :  tous  les  hommes 
portent  bérets,  tricots,  blouses  et  pantalons  de  toile  tannée 
comme  les  voiles  de  leurs  bateaux.  Certes,  leur  allure  est  grave, 
massive,  mais  d'une  autre  façon  que  celle  des  laboureurs. 
Lourdeur  de  l'homme  qui  vit  dans  l'espace  confiné  d'une 
barque,  assis  sur  son  banc,  emprisonné  dans  ses  bottes  et  son 
ciré,  ne  travaillant  que  des  bras  et  de  la  poitrine,  en  gestes 
pénibles  et  qui  ne  varient  pas,  pour  haler  drisses  et  filets. 

Les  physionomies  aussi  sont  différentes,  moins  purement 
locales.  Rien  de  ces  figures  médiévales  de  bois  qui  signalent 
les  paysans  les  plus  sauvages,  ni  de  ces  expressions  benoîtes  de 
respect,  de  polie  et  quasi  ecclésiastique  sagesse,  que  l'on  ren- 
contre chez  beaucoup  de  fermiers,  et  qui  rappellent  les  portraits 
de  donateurs  dans  les  triptyques  du  x\e  siècle.  Des  traits  en 
vigueur,  d'énergiques   visages  dont  les  lèvres  vame  accentuent 


AU    PAYS    BRETON.  85 

la  simplicité.  Mais  les  yeux  bleu  pâle  sont  values,  disant  le 
regard  habituellement  perdu,  promené  sur  l'horizon  monotone 
où  rien  ne  le  fixe,  ou  bien  glissant  sur  les  liquides  surfaces 
fuyantes.  Il  semble  qu'ils  échappent,  ces'pècheurs,  aux  influences 
si  spéciales  de  la  vieille  civilisation  bretonne.  C'est  qu'ils  sont 
toujours  en  mer,  à  leur  travail,  ou  bien,  après  les  longues  nuits 
passées  dehors,  assis,  demi-couchés  sur  le  pré  qui  monte  au- 
dessus  du  lavoir,  muets,  les  membres  détendus  dans  l'absolu 
besoin  de  repos,  les  yeux  tournés  vers  les  libres  espaces. Ceux- 
là  ne  vont  jamais  à  la  ville,  pas  même  dans  leurs  bateaux,  par 
la  rivière,  —  toute  leur  pêche  vendue  d'avance  au  cabaretier 
mareyeur,  principal  personnage  du  hameau. 

Ils  sont  là  comme  une  espèce  à  part,  une  famille  d'oiseaux 
de  mer  qui  posèrent  leur  nid  dans  un  repli  de  la  côte,  non  loin 
des  oiseaux  différents  des  bois  et  des  champs,  surveillant  tou- 
jours, de  leur  grève,  leur  élément,  ne  la  quittant  que  pour 
s'élancer  à  la  pèche.  Tout  leur  univers,  ils  l'ont  sous  les  yeux  : 
la  brève  ligne  du  large  entre  les  deux  pointes  de  l'estuaire,  le 
bon  abri  du  port  où  leurs  bateaux  échoués  ou  flottants,  tous 
pareils,  lèvent  leurs  mâts  parmi  les  plates  et  les  viviers,  quel- 
ques-uns tout  en  haut  de  la  grève,  presque  dans  les  feuillages. 
Ils  voient  le  lanok,  où  des  filets  bleus  sont  étendus  sur  l'herbe, 
les  grands  arbres  amis  qui  portent  leurs  agrès,  et  les  obscurs 
logis  où  naquirent  leurs  pères,  où  leurs  femmes  accouchent,  et 
le  doué  où  tapent,  tout  le  jour,  les  battoirs,  et  le  débit,  que 
l'on  fréquente  trop,  —  mais  on  a  besoin,  quand  on  revient  de 
la  mer,  d'un  peu  de  chaleur  et  de  société  humaine  ;  il  faut  bien 
oublier  la  dure  besogne  monotone  dans  un  peu  de  rêve  fumeux 
où  la  langue  se  délie. 

Et  devant  eux,  tout  près  de  la  cale,  sur  le  pré  penché  où 
l'on  est  bien,  en  attendant  la  marée  pour  faire  un  somme, 
c'est  la  chapelle,  la  plus  ancienne,  ici,  des  choses  humaines,  à 
peine  plus  haute  que  les  masures,  mais  dont  le  minuscule 
clocher,  les  toitures  en  croix,  signalent  avec  évidence  le  carac- 
tère sacré.  Une  fois  par  an,  elle  connaît  un  jour  glorieux,  celui 
de  la  Sainte  obscure,  patronne  de  ces  pêcheurs,  qui  sort  alors 
de  son  ombre,  et  triomphalement  portée  sur  des  épaules  de 
jeunes  filles,  suivie  de  tout  son  peuple,  fait  le  tour  de  son 
domaine.  Jour  de  fête  et  de  pardon,  où  afflue,  des  paroisses 
voisines,  la  gent  paysanne,  en  traditionnels  costumes  bretons  : 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


les  hommes  de  la  campagne  qui,  ce  jour-là,  viennent  voir  chez 
eux  les  hommes  de  la  mer.  Et  l'on  danse  ferme  après  vêpres. 
Souvent,  sous  les  vieux  chênes  du  port,  on  voit  des  cols  bleus, 
des  gars  du  pays,  venus  en  permission  du  service.  Quelles 
farandoles  ils  mènent,  jusque  sur  la  cale,  tirant  à  bras  tendus 
les  filles  bigoudens,  les  belles  filles  puissantes  et  folles  de 
plaisir,  qui  tanguent  comme  des  chaloupes,  or  et  noir,  sous 
le  pavois  de  leurs  rouges  rubans! 

Un  petit  monde  complet,  dont  nous  faisons  lentement  le 
tour,  par  des  sentiers  où  traînent  des  goémons  mouillés,  de 
rouges  carapaces  d'araignées  de  mer,  des  écailles  de  poissons. 
Beaucoup  de  marmaille  sur  la  grève,  où  les  quilles  de  bateaux 
ont  laissé  d'humides  sillons,  —  les  «  mousses  »  de  huit  et  dix  ans 
vêtus  de  pantalons  tannés  comme  ceux  des  anciens,  les  fillettes 
en  bonnets  à  trois  pièces  d'où  s'échappent  des  mèches  d'or,  en 
graves  robes  ballantes  de  drap  noir:  tous  ces  petits,  aux  yeux 
d'un  bleu  si  neuf,  galopant  et  galopinant  en  sabots,  grimpant 
dans  les  barques,  poussant  dans  l'eau  de  précieux  morceaux  de 
bois  qui  figurent  des  bateaux,  péchant,  de  la  cale,  des  crabes 
avec  une  épingle  au  bout  d'une  ficelle  :  les  jeux  de  l'enfance 
copiés  de  la  vie  sérieuse.  Des  moutards  qui  ne  portent  pas 
encore  culottes  godillent  comme  des  hommes  dans  les  plates 
de  leurs  papas.  A  peine  debout  sur  leurs  jambes,  ils  ont  couru 
à  la  grève  ;  ils  sont  chez  eux,  sur  l'eau,  comme,  au  sortir  de 
l'œuf,  une  couvée  de  courlis. 

Plus  haut,  sur  le  quai,  dont  la  courbe  suit  dans  un  demi- 
jour  vert  le  creux  profond  du  havre,  se  tiennent  les  femmes 
et  les  jeunes  filles  :  des  Bigoudens  toutes  harnachées  de  jupes 
rondes  comme  des  cloches,  avec  l'extraordinaire  coiffure  qui 
signale  leur  espèce  :  on  dirait  deux  quartiers  d'orange  posés 
au-dessus  des  oreilles,  de  chaque  côté  de  la  courte  mitre  et 
d'une  nappe.de  cheveux  unie  et  lustrée  comme  du  bois  verni. 

En  plastrons  de  travail,  tout  usés,  mais  dont  quelques-uns 
furent  d'un  or  magnifique,  pieds  nus,  —  des  pieds  demi-cornés 
de  faunesses,  —  elles  tricotent,  rapiècent  des  hardes,  par 
groupes,  sur  la  pierre  disjointe,  au  seuil  des  masures,  à  côté  des 
cirés  accrochés,  des  avirons  appuyés  au  mur  et  des  monceaux 
d'ajoncs  séchés,  qui  flamberont  clair  sous  les  chaudrons  de 
soupe  dans  les  àlres  noirs.  Autour  d'elles  chancellent  les  tout 
petits,  des  marmots  engoncés,  comme  leurs  mamms,  en  robes  à 


atî  Pays   breton.  SI 

Cerceau,  en  des  poitrails  de  drap  épais  et  de  velours,  —  coitï-'>, 
le  dimanche,  de  bonnets  quasi  hindous,  tant  ils  sont  couturés 
de  mêlai  :  costumes  antiques, dont  la  gravité  fait  plus  touchante 
cette  fraîche  enfance.  Et  des  poules  picorent,  des  canards  can- 
canent, une  troupe  d'oies,  à  la  vue  d'un  intrus,  traverse  noble- 
ment le  chemin,  et  soudain  se  précipite,  tous  les  cols  bas- 
tendus,  nous  sifflant  un  stupide  courroux... 

Que  tout  cela  est-simple!  La  vie  est  là,  devant  nous,  en  ses 
aspects,  ses  modes  généraux,  et  qui  semblent  éternels.  Il  faut 
aller  en  pays  arabe  pour  la  voir  présenter  en  tableaux  aussi 
complets  et  quasi  schématiques,  en  figures  qui  participent 
à  ce  point  du  symbole,  ses  âges,  ses  lois,  ses  travaux  et  ses 
jeux.  Cette  mère  allaitant  une  larve  humaine  me  signifie  toute 
la  maternité,  et  par  delà,  je  pressens  toute  la  nature.  Ces  belles 
filles  qui  besognent  ensemble  de  l'aiguille,  et  nous  jettent  par- 
dessous  un  regard  si  curieux  et  si  frais,  me  présentent  la  créa- 
ture humaine  dans  son  moment  de  fleur  :  il  faut  les  voir,  le 
dimanche,  qui  cheminent  par  grandes  bandes,  et  sourient  ou 
font  semblant  de  baisser  les  yeux,  quand  passent  les  bandes  do 
garçons.  Et  sous  le  quai,  où  se  groupe  chaque  jour  le  peuple 
des  femmes,  les  hommes  qui  descendent,  maintenant,  en  boites 
de  mer,  vers  leurs  bateaux,  semblent  leur  répondre  comme  un 
chœur  à  un  chœur  dans  une  scène  antique. 

Que  de  fois,  après  les  mois  et  les  années  passés  au  loin  dans 
les  confusions  d'un  monde  hors  nature  et  qui  cherche  sa  forme, 
je  suis  revenu  m'asseoir  sur  le  pré  en  pente,  devant  ces  images 
amicales,  goûter  la  tranquille  beauté  de  ces  vieux  modes  de  la 
vie  !  Quel  repos  de  s'y  oublier,  d'en  suivre,  sans  parler  à  per- 
sonne, les  rythmes  assurés,  les  mouvements  qui  recommencent 
toujours!  Bonne  sensation  d'un  ordre  achevé,  tout  de  suite 
intelligible,  que  tous  les  ancêtres  ont  connu,  vraiment  à  la 
mesure  des  plus  simples. 

Oui,  on  est  bien  là,  au-dessus  des  bateaux  qui  parlent  de 
patient  travail  quotidien,  près  de  la  chapelle  qui  dit  la  religion, 
sur  le  pré  en  pente  où  les  vieux  viennent  passer  leurs  derniers 
beaux  jours,  et  d'où  l'on  voit  l'estuaire,  les  phares,  et  le  com- 
mencement des  infinis. 


58  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


LA   MER   DANS    LES    BOIS 


Il  y  a  une  sorcellerie  dans  ce  pays.  Pourquoi  s'y  sent-on  si 
loin,  hors  du  présent,  dans  un  lieu  où  les  bruits  du  monde 
n'arrivent  pas?  Dans  cette  vieille  Bretagne  dont  le  charme, 
comme  celui  de  l'Orient,  peut  être  un  danger,  c'est  un  senti- 
ment qu'on  éprouve  un  peu  partout,  et  qui  se  mue,  quand  on 
s'éloigne,  en  nostalgie. 

Mais  il  faut  avoir  vécu  près  de  cette  rivière  marine  pour  le 
connaître  dans  sa  plénitude.  Aussitôt  qu'on  arrive  au  bout  de 
la  route  qui  conduit  à  l'estuaire,  il  vous  prend.  Sur  la  route,  on 
était  dans  le  vaste  monde;  elle  fait  partie  du  dehors  et  se  relie 
à  toutes  les  routes  de  France.  Ici  le  dehors  est  exclu  :  un 
paysage  clos,  qui  vous  enveloppe  de  ses  lignes,  de  son  intimité, 
que  l'on  a  fini  par  [connaître,  aimer  comme  les  traits  d'une 
ligure  humaine.  Un  paysage  dont  tous  les  aspects,  mouvements, 
s'accordent  pour  composer  une  seule  vie,  toujours  la  même,  et 
pourtant  si  changeante.  -Succession  des  saisons  reflétant  dans 
l'eau  verte,  tantôt  la  pâle  floraison  des  châtaigniers,  et  tantôt 
les  torches  de  l'automne.  Alternance  des  jours  gris  où  tout  fond 
en  des  apparences  de  rêve,  et  des  jours  de  soleil  où  l'eau  n'est 
que  splendeur  et  vie  sous  le  vert  exalté  des  grands  pins. 
Retour  du  flot  qui  va  tendre  une  longue,  tremblante  ligne  d'eau, 
d'une  futaie  jusqu'à  l'autre,  et  puis,  du  courant  de  baissée  qui 
découvre  le  monde  amphibie  des  herbiers.  Lourds  envols  des 
hérons  vers  les  grands  arbres,  à  l'heure  où  disparaissent  les 
vases,  ou  piaulement  des  courlis  au  ras  des  grèves.  Lentes 
fumées  du  matin  et  du  soir,  qui  montent  là-bas,  du  petit 
hameau  bigouden... 

Qu'il  est  doux,  à  l'aurore,  de  s'enfoncer  à  la  voile  dans  cetle 
solitude!  C'est  comme  si  on  se  laissait  glisser  à  nouveau  dans 
le  sommeil,  un  sommeil  plus  pur,  plus  tranquille,  avec  le  rêve 
simple  d'un  paysage  à  la  fois  étrange  et  familier,  où  les  choses, 
sans  qu'on  se  demande  pourquoi,  prennent  des  aspects  d'éter- 
nité 1 

Ce  matin,  à  sept  heures,  la  onulée  bleue  de  la  rivière  ne 
couvrait  qu'à  demi  les  champs  d'algues,  sous  les  riches  tapis- 
series  suspendues.   C'était    la  mer,   dont  le  flot  allait   monter 


AU    PAYS    BRETON.  50 

encore  pendant  trois  heures,  et  c'e'tait  aussi  la  paix  secrète,  l'en- 
veloppement, les  murmures  de  la  forêt.  Sur  cette  grande  eau 
puissante  (où  l'aileron  noir  du  marsouin  vient  parfois  surgir 
en  tournant)  ne  passaient  de  loin  en  loin  que  des  bruits  syl- 
vestres :  gazouillis  de  petit  oiseau  perdu  dans  la  feuille'e,  cra- 
quement et  chute  d'une  branche  morte,  longue  rumeur  des 
cimes  que  le  vent  émeut,  chaque  sonorité  dans  le  silence 
transparent,  dans  le  recueillement  inexprimable  de  ce  monde, 
prenant  une  valeur  singulière.  Et  de  même,  en  l'absence  des 
hommes,  les  plus  simples  choses  s'animaient,  se  pénétraient  de 
sens  :  un  bouquet  de  pins  sur  un  promontoire,  un  vieux 
logis  de  garde  dans  les  rouges  bruyères,  au-dessus  des  goémons 
d'or,  de  pauvres  bateaux  abandonnés  en  haut  d'une  grève,  le 
nez  dans  les  ajoncs. 

Avec  quel  plaisir  j'ai  revu  la  charmante  plagette,  d'une 
courbe  si  pure,  derrière  la  pointe  de  Penfoul!  La  blancheur  de 
son  gravier  s'enfonce,  décroît  insensiblement  dans  le  cristal 
verdissant  de  l'eau.  Un  beau  chêne-vert,  détaché  de  la  forêt, 
habite  cette  retraite.  Il  est  là,  tel  que  je  l'ai  toujours  connu, 
car  il  ne  semble  plus  grandir,  méditerranéen  par  la  perfection 
de  son  dessin,  par  son  feuillage  impérissable  et  lustré,  créature 
étrangère  dont  le  geime  fut  apporté  par  quel  hasard  des  vents 
et  des  courants?  —  et  qui  nous  atteste  la  tiédeur,  près  du 
Gulf-Stream,  de  ce  repli  de  la  terre  bretonne.  Sa  présence  fait 
le  caractère  unique  de  cette  mignonne  arène  blanche  où  les 
Grecs  eussent  rêvé  quelque  divinité,  une  dryade  emprisonnée 
dans  l'écorce  de  l'arbre,  à  qui  des  néréides  viennent,  avec  le 
flux,  chuchoter  les  histoires  de  la  mer. 

C'est  par  là  que  commence  le  vrai  paysage  de  rivière  : 
deux  longues  futaies  sauvages  qui  s'opposent,  deux  sombres 
côtes,  parallèles  et  droites,  toutes  les  cimes  nouées,  liées  en 
une  seule  cime,  —  l'aspect  si  spécial  à  ces  bois  de  Bretagne, 
qui  ressemblent,  selon  qu'ils  vivent  à  l'abri,  ou  qu'ils  ont 
poussé  dans  le  vent  de  mer,  à  de  grands  massifs  de  buis,  ou 
bien  à  des  buissons  penchés,  obliquement  rasés  par  la  tempête. 
Dans  ces  profondeurs,  quelle  riche  confusion  !  —  ombres,  clar- 
tés, luisants  d'or  et  de  verdure,  plans  suspendus  de  feuillages, 
flammes  des  genêts,  terne  bronze  des  fougères,  surtout  le  jail- 
lissement serré  des  grands  pins  dans  leurs  fourreaux  de  lierre  : 
ce  même  lierre  qui  s'accroche  en  épaisses  draperies  à  la  pierre 


60  REVUE    DES    DETX    MONDES. 

grise  des  vieilles  chapelles  du  pays.  Gomme  il  ajoute  à  l'aspect 
vénérable  et  breton  de  ces  bois! 

A  cette  pointe  de  Penfoul,  un  bateau  de  pèche,  certaine- 
ment venu  de  la  mer,  était  mouillé,  plein  d'agrès,  vide,  mysté- 
rieusement, de  tout  équipage.  Et  cette  présence  accroissait 
encore  la  solitude. 

Je  suis  descendu  là,  sur  une  primitive  raie  de  rochers  où 
l'on  glisse  sur  les  varechs.  J'ai  gagné  le  taillis,  et  suivi,  sans 
la  perdre  tout  à  fait  des  yeux,  la  rivière.  Etrange  impression 
de  ce  vide  lumineux,  entrevu  de  l'intérieur  de  la  forêt.  De 
longues  frondaisons  y  projettent  leur  ombre,  car  les  pins  de  la 
rive,  les  plus  magnifiques  de  tous,  ont  obliquement  poussé, 
subissant  l'attirance  du  miroir  liquide.  Dans  le  bleu  de  leurs 
intervalles,  au  milieu  de  leurs  branches,  un  noir  sardinier 
tirait  des  bords,  en  montant  contre  le  vent.  Le  flot  commen- 
çait à  s'élargir.  Cette  grande  eau  massive,  au  lustre  d'huile, 
on  voyait  bien  que  c'était  la  mer,  chargée  de  sel,  quelque  chose 
du  solitaire  Océan  qui  s'insinuait,  montait  dans  le  pays  breton. 
Un  oiseau  pêcheur  jeta  trois  longs  cris  aigus,  plaintifs.  Dans 
l'intimité  des  bois  qui  sentent  la  girolle,  la  mousse,  la  feuille 
morte,  l'automne,  quelle  anxiété  de  ce  lointain  appel!  Gomme 
cela  évoque  la  désolation,  l'humide  nudité  des  grèves!  C'est 
la  voix  même  de  la  mer,  et  cela  étonne  aussi,  comme, 
tout  à  l'heure,  sur  l'eau  lourde,  sur  l'élément  venu  du 
large,  les  graves  clameurs  des  corbeaux  faisant  sonner  la 
solitude. 

Dans  une  minuscule  clairière,  une  chambre  de  verdure, 
plutôt,  presque  close  entre  des  murailles  de  houx,  une  inquié- 
tante vision  m'arrêta  soudain.  Des  humains,  —  mais  que  l'on 
pouvait  prendre  pour  des  morts,  — ■  gisaient  là,  sur  la  terre.  Ils 
étaient  cinq,  un  mousse  et  quatre  hommes  de  forte  stature., 
Immobiles,  les  yeux  clos,  dans  les  bruyères,  qu'ils  étaient  loin 
de  nous,  perdus  dans  l'obscur  néant  du  sommeil!  Les  rudes 
traits,  modelés  par  leur  vie  monotone  de  marins,  se  livraient., 
On  pouvait  se  pencher  sur  eux,  suivre  les  lentes,  léthargiques 
respirations.  Une  bien  saisissante  apparition,  ces  figures  inani- 
mées, dans  le  silence  de  ce  lieu  presque  fermé.  L'impression  de 
mystère,  d'enchantement,  qui  vous  suit  partout  dans  ces  cam- 
pagnes, se  précisait.  On  eût  dit  qu'ils  s'étaient  endormis,  il  y  a 


AT'    PAYS    BRETON.  Gl 

très  longtemps,  avec  tout  le  pays  de  la  rivière,  et  qu'ils  ne  se 
réveilleraient  qu'avec  lui. 

Simplement  l'équipage  dé  ce  bateau,  Notre-Dame  du  Bon 
Conseil,  du  Guilvinec,  que  j'avais  vu  mouillé  sous  les  rochers 
de  la  pointe.  Ils  avaient  dû  passer  la  nuit  en  mer,  à  poser  des 
casiers.  Peut-être  des  senneurs,  des  pêcheurs  de  mulets,  qui 
attendaient  le  soir  pour  tendre  leurs  filets  autour  de  la  rive., 

Une  demi-heure  de  marche,  sur  un  sentier  feutré,  où  le  pied, 
en  cette  saison,  écrase  des  châtaignes  dans  leur  coque,  et  j'ai 
vu  reparaître  devant  moi  les  vides  bleus.  Une  autre  lisière 
marine  s'allonge,  par  là,  dans  une  direction  inattendue,  sous 
la  feuillée  d'automne. 

C'est  l'un  des  bras  que  la  rivière  enfonce  çà  et  là,  au  plus 
secret  de  la  campagne.  Une  petite  anse,  profonde  à  peine  d'un 
kilomètre,  et  qui,  si  l'on  descend  jusqu'aux  derniers  arbres,  se 
laisse  embrasser  tout  entière.  Encore  un  domaine  à  part,  mais 
si  différent  des  solennelles  régions  d'où  nous  venions!  La  mer 
s'y  fait  toute  champêtre.  Au  lieu  des  sombres  écrans  que  tendent 
les  pins  éternels,  au  lieu  des  tapisseries  dorées  des  marronniers, 
je  ne  voyais  plus  que  du  simple  pays  breton  :  des  chaumes,  des 
champs  de  lande,  aux  tons  de  miel  trop  mûr,  en  pente  douce 
jusqu'à  l'ourlet  des  varechs.  Tout  au  fond,  l'eau  que  la  marée 
poussait  encore,  devenait  plate  comme  celle  d'un  étang,  sous  des 
flocons  jaunis  d'écume.  Elle  vient  mourir  là,  tout  humble,  devant 
desarbres  presque  humains  :  petits  pommiers  et  pruniers,  chênes 
paysans  que  l'homme  ébrancha  pour  qu'ils  ne  couvrent  pas 
d'ombre  ses  cultures. 

Un  murmure,  un  ronron  sourd,  plutôt,  très  faible  et 
continu,  venait  de  la  ferme  dont  se  montraitunpeulatoiture.il 
emplissait  tout  le  petit  monde  qui  s'enferme  entre  ces  coteaux; 
il  flottait  au-dessus  de  toute  l'anse,  et  semblait  y  flotter  depuis 
toujours.  C'était  comme  le  faible  bruit  d'une  vie  isolée,  attardée 
là,  ignorante  des  changements  du  monde,  et  que  l'on  serait 
venu  surprendre.  Une  vie  très  ancienne.  Sans  doute,  avant 
cette  pauvre  maison  de  ferme,  il  y  en  eut  d'autres  dans  les 
siècles  successifs,  et  toutes  pareilles,  à  la  même  place  favorable. 
Rien  n'a  moins  changé  que  ces  simples  gîtes  paysans. 

Et  ce  toit,  dont  on  ne  découvrait,  par-dessus  les  pommiers, 


G2 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


qu'un  petit  coin,  suffisait  à  donner  un  sens,  un  ordre  a  ce 
paysage.  C'était  une  présence,  un  centre  vivant  où  tout  venait 
se  réunir  et  s'accorder  :  les  chaumes  dorés,  la  lande  fleurie, 
toute  la  courbe  de  la  crique  champêtre  où  la  mer  finit  en  por- 
tant des  canards.  De  là  naissait  l'assoupissante  rumeur  qui 
semblait  éternelle.  Sur  une  aire  invisible,  sans  doute,  on  battait, 
comme  chaque  automne,  du  blé  noir. 

Bien  des  fois  auparavant,  j'étais  venu  là.  Un  jour,  le  marin 
m'y  avait  montré,  du  côté  de  la  ferme,  immobile  dans  les 
genêts,  une  silhouette   de  paysan. 

—  Celui-là,  m'avait-il  dit,  c'est  le  fermier  :  il  est  là,  comme 
ça,  tout  le  temps.  Personne  ne  sait  ce  qu'il  fait.  Toujours  tout 
seul,  qu'il  est!  Il  a  l'air  de  regarder.  Un  qui  est  fou,  probable. 

Une  folie  bien  bretonne.  Nous  aussi,  nous  regardions.  Nous 
regardions,  nous  écoutions,  comme  devant  les  senneurs  endor- 
mis, avec  le  même  singulier  sentiment  qu'il  fallait  ne  pas  faire 
de  bruit,  qu'il  fallait  se  tenir  caché,  prendre  des  précautions 
pour  ne  rien  troubler,  ni  déranger.; 


* 
*  * 


En  bas  de  la  pente  boisée,  contre  un  rocher  que  l'on 
pouvait  gagner  du  bord,  j'ai  retrouvé  le  canot  qui  était  venu 
m'attendre.  Le  ronron  continu  de  l'invisible  batteuse  nous 
suivait,  de  plus  en  plus  vague  et  mystérieux,  de  plus  en 
plus  général,  impossible  à  situer  :  un  murmure  de  sommeil, 
montant  de  toute  la  campagne. 

Nous  avons  passé  devant  l'admirable  pinède  qui  s'isole  en 
amont,  au  tournant  de  l'anse  et  du  grand  bras  de  mer.  Une 
terrasse  naturelle  de  pierre  blanche  (on  l'appelle  ar  Vur  Vert  : 
le  mur  blanc)  la  porte,  la  présente  en  demi-cercle  sur  les  eaux. 
Si  dense,  et  pleine  d'ombre  entre  ses  grandes  tiges  régulières, 
sous  le  plafond  continu  de  ses  propres  ramures  liées,  elle  est 
comme  un  antique  lucus  que  du  marbre  entoure  et  défend. 
Mais  les  lierres,  les  tristes  clameurs  des  corbeaux,  la  grève,  les 
goémons  disaient  le  Nord,  l'Océan  prochain.  On  pensait  plutôt 
à  quelque  sylve  religieuse  de  la  Gaule,  au  bord  de  la  mer 
celtique;  un  bois  où  les  druides  viennent,  une  fois  par  an, 
célébrer  dés  mystères,  et  qu'ils  ont  choisi  parce  que  séparé  des 
autres,  parce  que  plus  solennel  et  plus  beau. 

Sous  le    Vur   Ven,   il  y   avait,   comme   toujours,   de  rudes 


AU    PAYS    BRETON.  63 

péniches  à  ventre  noir,  de  vieux  sabliers  que  la  mer  relève 
et  abandonne  à  chaque  marée.  Depuis  combien  de  temps 
sont-ils  là?  Ils  commençaient  à  flotter.  Dans  le  retlet  de  la 
lulaie  noire,  on  pouvait  les  prendre  pour  une  famille  de 
bateaux  sorciers,  indépendants  des  hommes,  et  dont  cette 
solitude  serait  la  retraite. 

Surgirent  deux  cormorans,  grands  oiseaux  noirs  de  la  mer. 
Ils  filaient  bas,  sans  bruit,  l'un  derrière  l'autre,  leurs  longs 
cous  tendus  au  ras  de  l'eau.  Ce  n'étaient  que  deux  ombres! 
Us  passèrent  comme  un  signe,  comme  un  présage... 

Quel  pays  de  rêve,  et  comme  l'homme  y  a  dû  rêver!  De 
quels  fantômes  ne  l'a-l-il  pas  peuplé!  Ces  solitudes  où,  ça  et 
là,  les  simples  choses,  un  arbre,  une  silhouette  de  rocher, 
une  maison  abandonnée,  une  souche  d'arbre  se  présentent  avec 
des  aspects  singuliers,  et  pour  ainsi  dire  humains,  personnels, 

—  ces  dessous  noirs  des  bois,  ces  landes  ou  le  vent  siffle,  ces 
vieux  chemins  qui  ne  conduisent  nulle  part  :  comme  tout  cela, 
pour  les  hommes  qui  naquirent  et  moururent  en  familles 
isolées  dans  les  replis  de  cette  terre,  dut  s'animer, —  en  hiver, 
surtout,  aux  jours  de  brume,  —  d'une  vie  obscure,  inquiétante! 
J'ai  connu  les  dernières  légendes  de  la  rivière.  On  ne  les  entend 
pas  facilement  conter  :  le  paysan  breton  a  toujours  eu  la 
pudeur  de  ses  croyances  plus  vieilles  que  le  christianisme,  et 
ne  les  livre  guère  à  l'étranger.  Aussi  bien,  elles  achèvent  de 
mourir  aujourd'hui. 

C'était  à  la  fin  du  siècle  dernier.  Je  revenais,  un  soir,  avec 
le  jusant,  dans  un  bateau  prêté  par  un  fermier  de  l'anse  de 
Toulven  :  le  plus  profond,  le  plus  étranglé  de  tous  les  petits 
bras  de  mer  qui  s'en  vont  plonger  au  fond  de  ces  campagnes, 

—  et  si  caché  qu'on  peut  passer  devant  sans  en  deviner  l'entrée. 
Le  fils  de  la  maison  me  conduisait  :  un  jeune  gars  de  dix-sept 
ans,  de  mine  sage  et  vierge,  ignorant  de  tout  ce  qui  n'était 
pas  sa  lande  natale  et  sa  paroisse,  —  l'enfant  simple  et  timide 
de  cette  terre,  façonné  jusque-là  par  les  seules  influences  indi- 
gènes. Depuis  une  heure,  j'essayais  de  l'apprivoiser,  et,  à 
mesure  que  le  jour  baissait,  il  semblait  sortir  de  sa  politesse 
craintive.  On  eût  dit  que  la  nuit  naissante  nous  rapprochait.  Il 
acheva  de  se  mettre  en  confiance  en  apprenant  que  j'assistais, 
quelques  semaines  auparavant,   au   pardon  des  chevaux,  à  la 


Ci  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

petite  chapelle  du  Dreiinec,  où  lui-même,  dans  la  procession, 
montait  une  bète  de  son  père.  II  corrigea  môme  mou  ignorance 
d'un  mot  qui  me  tit  croire  d'abord  à  du  scepticisme  : 

—  Oui,  dit-il  avec  une  sorte  d'ironie,  il  y  en  a  qui  croient 
que  ça  fait  du  bien  aux  chevaux  I 

Mais  il  ajouta  tout  d'un  coup  : 

—  C'est  pas  pour  les  chevaux  que  c'est  bon  :  c'est  pour  les 
juments!  Ça  empoche  les  maladies  que  leur  jette  le  sorcier,  — 
ar  Sorcer. 

Nous  continuions  de  causer,  et  il  faisait  presque  noir 
(un  soupçon  de  rouge  traînant  encore  au-dessus  des  bois  du 
Cosquer)  quand  se  leva  près  de  nous  la  grande  pinède  qui 
s'avance  en  demi-cercle  sur  la  mer,  masse  obscure,  e'mouvante 
dans  la  nuit,  et  ceinte  par  en  bas  de  pierre  pâle  : 

—  Sur,  dit-il  en  baissant  la  voix,  que  je  voudrais  pas 
descendre  là  tout  seul,  maintenant,  pour  y  rencontrer  les 
lutinsl 

Je  ne  sourcillai  pas.  Je  sentais  qu'il  ne  fallait  rien  montrer 
de  ma  surprise  et  de  ma  curiosité,  que  j'étais  là,  tout  près  du 
mythe  primitif,  comme  devant  une  créature  d'espèce  à  peu 
près  disparue,  sauvage,  sur  laquelle  on  arriverait  à  l'improviste, 
au  creux  d'un  bois  de  France,  et  qui  va  s'effaroucher  si  l'on  ne 
reste  pas  très  tranquille,  si  l'on  paraît  seulement  y  faire  atten- 
tion. Comme  s'il  n'était  question  que  des  choses  les  plus 
naturelles,  je  le  poussai  très  doucement,  prudemment.  Bientôt, 
il  n'y  eut  plus  qu'à  le  laisser  aller.  Il  parlait  vite  et  bas,  comme 
qui  a  peur  de  dire  ce  qui  fait  peur  : 

—  Les  lutins?  Vous  avez  pas  entendu  parler?  Y  en  a 
partout  par  ici...  Comment  qu'ils  sont  faits?  Comme  des 
hommes,  donc,  mais  grands,  grands!  —  des  géants,  avec  des 
figures  de  diables... 

«  ...  Comment  je  sais?  Mon  défunt  grand-père  qui  en  a 
vu  un,  doncl  Oh!  ils  se  montrent  pas  à  tout  le  monde.  Mais, 
des  fois,  si  on  en  dérange  un,  la  nuit,  voilà  qu'on  est  pris  par 
les  épaules,  plié  par  terre,  comme  par  un  vent  épouvantable, 
tellement  que  vous  pouvez  pas  respirer.  Et  jusqu'au  malin 
qu'il  vous  tient  là!  Y  en  a  qu'on  a  trouvés  morts  le  lendemain, 
à  l'endroit  où  le  Lutin  les  avait  pris.  Il  y  a  un  homme,  côté  Pors- 
meiou,  que  le  Lutin  alaissé  rentrer  jusque  chez  lui,  mais  sans 
le  lâcher,  sans  le  laisser  seulement  se  relever.  Il  est  revenu  à 


AT    PAYS    BRETON'. 


65 


quatre  pattes.  Toute  la  nuit,  qu'il  a  mis  à  faire  la  route!..  On 
l'a  trouvé  sans  connaissance  devant  sa  porte.  Celui-là,  c'était  un 
qui  faisait  la  forte  tête,  avant,  un  qui  se  moquait  des  autres, 
el  de  tout.  11  disait  :  «  Où  est-il?  où  est-il  que  je  le  lutte,  le 
Lutin?  » 

«  ...  Tenez,  tout  ce  côté-ci  de  la  rivière,  c'est  mauvais,  le 
soir.  Même  la  grand'route  qu'est  là-bas,  de  l'autre  côté  des  bois.: 
Des  fois,  on  rencontre  un  enterrement.  Ça  passe  tout  douce- 
ment, sans  faire  de  bruit...  Et  c'est  tous  des  semblants  :  le  rec- 
teur, la  croix,  les  chevaux,  la  chasse,  tous  les  gens  qui  suivent.  » 

Sa  voix  baissa  pour  ajouter  : 

—  Vous  savez,  quand  on  a  vu  ça,  c'est  signe  qu'on  va 
mourir  dans  l'année. 

Il  parla  d'autres  terreurs.  'Un  bruit  scandé  d'avirons,  — 
plac,  p/ac,  —  qu'on  entend,  certaines  nuits,  au  bis  de  la 
rivière,  où  revient  l'àme  d'un  passeur...  Une  maison,  près  de 
Saint-Cadou,  où  personne  ne  veut  demeurer  parce  qu'un  avare 
est  mort  là,  et  qu'on  l'entend,  la  nuit,  qui  compte  et  fait  tinter 
ses  écus.  Une  autre,  sur  une  lande,  que  viennent  "iitourer  au 
clair  de  lune,  des  vaches,  des  chevaux,  des  moutons,  et  même 
des  cochons  enchantés  :  toutes  sortes  de  bêtes  habitée-*  par 
des  démons  ou  des  aines  en  peine,  et  qui  se  mettent  à  tourner 
et  gémir  là,  et  s'évanouissent,  à  l'aube,  en  fumées.  Et  puis 
des  merveilles  qui  semblent  plus  spécialement  celtiques,  et  font 
penser  au  surnaturel  des  Mabinogion  :  de  grands  oiseaux  noirs 
que  l'on  entend  parler  avec  une  voix  humaine  dans  les  arbres. 

Non,  lui-même  n'avait  jamais  rien  aperçu,  jamais  rien 
entendu  : 

—  D'abord,  dit-il,  du  ton  de  la  certitude,  ces  choses-là,  on  no 
les  voit  pas,  quand  on  fait  bien  son  devoir,  quand  on  vit  tout 
droit. 

Ainsi  ces  vieilles  croyances,  vestiges  des  primitives  reli- 
gions, s'étaient  associées,  comme  toute  religion,  à  l'idée  du 
bien  et  du  mal.  Avant  le  christianisme,  peut-être,  les  lointains 
aïeux,  laboureurs  et  pêcheurs,  comme  les  hommes  d'aujour- 
d'hui, y  avaient  instinctivement  appuyé  la  morale  nécessaire  à 
leur  petite  société. 

Les  feux  de  l'estuaire  se  démasquaient  lorsqu'il  s'arrêta  net. 
Et  puis    hésitant,  comme  s'il  avait  trop  parlé  : 

—  Dites,  est-ce  que  vous  y  croyez,  vous,  à  ces  choses-là? 

TOME   LVIII.    —   4920.  5 


00  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Que  répondre?  L'enfant  semblait  si  pur  et  si  sain,  la  super- 
stition, chez  lui,  si  respectable,  il  importait  si  peu  d'entre- 
prendre là  ce  que  des  années  d'école  primaire  n'avaient  pas 
accompli...  Rassuré,  il  reprit  avec  un  élan  extraordinaire  : 

—  Moi,  j'y  crois.  Oh!  oui,  j'y  crois  1 

* 

Nous  sommes  allés,  ce  matin,  jusque  près  des  Virecourl, 
l'étroit  et  sinueux  ravin  dont  les  voiliers  ont  tant  de  peine  à 
tourner  les  boucles,  et  d'où  je  les  ai  vus  surgir  comme  de  pro- 
digieux papillons  hors  d'une  muraille  de  lierre. 

Le  paysage  changeait,  les  bois  s'interrompaient.  Ce  n'était 
plus  de  la  Gaule  sauvage,  mais  des  morceaux  de  la  France  de 
Louis  XV  et  de  Louis  XVI,  des  campagnes  seigneuriales,  qui 
glissaient  devant  nous,  des  prairies  qui  semblaient  des  parcs, 
plantées  d'arbres  séculaires,  inclinées  en  douce  pente,  comme 
pour  mieux  se  baigner  de  tiède  clarté  d'automne.  Parut  un 
tranquille  domaine,  aulour  d'une  maison  de  style  ancien,  mi- 
ferme  et  mi-manoir.  Entre  des  dômes  dorés  de  marronniers, 
j'entrevoyais  le  toit  vénérable  et  bosselé  qui  descend  jusqu'à 
presque  toucher  l'herbe.  Un  petit  mur,  tout  mangé  de  mousse 
et  de  lichens,  séparait  les  prés  des  galets  et  des  goémons.  Qu'y 
a-t-il  que  l'on  aime  ainsi  dans  un  vieux  mur  breton,  au  bord 
d'une  grève  déserte?  —  dans  la  barrière  champêtre  qui  l'in- 
terrompt, où  les  bestiaux  viennent  lentement  poser  la  tète? 
Toujours  cet  accord  ancien  des  choses  humaines  et  de  la  nature, 
l'homme  généralement  invisible,  caché,  —  parfois,  dirait-on, 
parti,  mort  depuis  très  longtemps,  laissant  partout  dans  cette 
nature  les  marques  de  son  antique  présence. 

Et  tout  cela  venait  se  présenter  en  silence,  cela  défilait  len- 
tement devant  nos  yeux,  comme  un  rêve  dont  les  images  nais- 
sent, se  suivent  d'elles-mêmes. 

On  dit  que  de  vieilles  demoiselles  de  noblesse  nantaise 
vivait  là  toute  l'année,  mais  on  ne  les  voit  jamais.  J'imagine 
qu'elles  ne  font  rien  que  se  souvenir.  Tout,  ici,  le  petit  mur,  les 
prairies,  les  allées  du  parc,  le  grand  toit  bosselé,  semble  d'un 
autre  temps.  C'est  comme  la  vision  d'un  jour  de  jadis.  Rien 
qu'une  vision,  car  ce  petit  domaine  qui  passe  là,  nous  révélant 
sa  vie  de  paix  et  de  silence,  le  regard  seul  peut  y  entrer.  Nulle 
^oche,  nulle  cale   pour  y   descendre.  Cela  reste  séparé.   Pour 


AU    PAYS     BRETON.  67 

pénétrer  là,  il  faudrait  faire  le  tour  par  l'intérieur,  s'en  aller 
chercher,  derrière  les  bois  en  aval,  des  sentiers  de  ferme,  des 
chemins  creux,  les  vieux  chemins  bretons  où  personne  ne 
semble  plus  jamais  passer. 

Je  m'arrête  toujours  là  quelque  temps.  On  entend  les  coups 
sourds,  réguliers,  de  i'herbe  arrachée  par  les  lents  besli aux  du 
pâturage,  —  parfois  de  longs  crod...  croâ...  de  corneilles  clamant 
au  loin  l'automne,  la  grandeur  du  paysage,  et  qu'elles  .seules  le 
possèdent.  Ou  bien,  flap!  un  bouillon  soudain  dans  l'eau 
sombre,  un  petit  corps  d'argent  qui  jaillit  de  la  surface  :  le  saut 
du  mulet  vert. 

Tout  près  de  là,  bornant  le  long  repli  de  la  rive  qui  s'en  va 
vers  la  pointe  de  Lanhuron,  sont  des  chênes  prodigieux,  des 
ancêtres  qui  ont  connu  les  derniers  siècles  de  la  rivière.  Sur 
leurs  troncs  énormes  et  bas,  des  bosselures,  des  torsions  de 
l'écorce  s'animent,  quand  on  approche,  d'une  vie  confuse.  On 
entrevoit  des  fronts  baissés  sous  les  cornes  que  font  les  bran- 
ches, des  mutles  de  taureaux;  certains  nœuds  semblent  des 
yeux  qui  regardent.  On  dirait  des  monstres  immobilisés  là  dans 
un  enchantement,  peut-être  par  l'un  de  ces  saints  venus  avec 
les  migrations  d'outre-mer,  saint  Guénolé,  saint  Efflam,  dont 
la  main  levée  réduisait  à  l'impuissance  les  dragons  maléfiques 
de  l'Armorique  primitive.  Sûrement,  ils  eurent  aussi  leur 
légende.  Des  mariniers  ont  dû  se  signer  quand,  au  tournant  de 
la  pointe,  ils  entrevoyaient  ces  vagues  ligures  tourmentées,  ces 
mauvais  yeux  qui  semblent  jeter  des  sorts. 

Une  ombre  épaisse  s'emprisonne  sous  leurs  immenses  fron- 
daisons. Celles-ci  se  tendent,  serpentent,  avancent  à  trente 
mètres  par-dessus  les  lignes  de  varech,  jusqu'à  couvrir  l'eau 
de  la  mer  d'un  plafond  de  feuillage.  C'est  un  antre  glauque  où 
nous  venons  passer,  et  l'eau,  parmi  tout  l'or  et  le  vert  qu'elle 
y  mire,  y  devient  plus  étrange,  s'épaissit  comme  une  huile, 
paraît  plus  chargée  de  sel,  et  plus  tiède. 

On  entendait  depuis  quelque  temps  un  des  bruits  fréquents 
de  la  rivière  :  le  choc  sourd  et  rythmé  d'avirons  retombant,  à 
chaque  temps  de  la  nage,  sur  les  taquets  d'un  bateau.  Der- 
rière une  pointe  voisine,  une  barque  se  démasqua.  Elle  était 
chargée  de  femmes,  toutes  en  somptueux  et  lourd  uniforme  de 
Pont-Labbé.  Elles  ramaient  à  pleins  bras,  d'un  élan  de  jeunesse 


68  REVUE    DES    DET'X    MONDES. 

magnifique.  Celaient  les  seules  créatures  humaines  du  paysage, 
—  et  comme  elles  s'y  harmonisaient!  Ce  groupe  muet  tra- 
versant la  rivière  y  était  aussi  naturel  et  beau  qu'une  flottille 
d'oiseaux  marins. 

S'en  allaient-elles  à  quelque  mariage  ou  baptême?  De  loin- 
taines sonorités  de  cloches  s'espaçaient,  tandis  que  nous  glis- 
sions devant  l'anse  de  Combrit,  qui  venait  de  s'ouvrir.  Gela 
semblait  flotter,  couler  dans  le  ciel  et  sur  les  eaux,  en  pures 
ondes  musicales.  Et  justement,  au  fond  de  la  nouvelle  perspec- 
tive, affleurant  à  peine  à  l'écran  des  pins,  nous  aperçûmes 
le  coq  et  le  lleuron  d'un  clocher,  —  impossible  à  découvrir 
parmi  toutes  les  franges  noires,  si  l'on  ne  savait  pas  qu'il  est 
là, —  seul  signe  du  monde  vivant  qui,  se  disperse  en  de  rares 
villages,  derrière  les  longs  bois  de  la  rivière. 

Elle  a  près  d'une  lieue  de  profondeur,  cette  anse  :  les  pro- 
montoires s'y  succèdent  comme  de  grandes  corbeilles  de  feuil- 
lages, mesurant  les  distances,  la  pourpre  des  hêtres  superposée 
au  vert  intense  des  pins.  C'est  l'une  des  plus  sauvages  de  la 
rivière.  Je  n'y  ai  jamais  vu  que  des  hérons  perchés  à  marée 
basse  sur  les  vases,  et  qui,  soudain,  s'enlèvent,  jambes  pen- 
dantes, au  battement  souple  et  sans  bruit  de  leurs  longues 
ailes.  Le  soir,  si  le  ciel  s'enflamme,  on  pourrait  se  croire  hors 
d'Europe,  devant  certaines  pointes  surtout,  où  des  gerbes  de 
pins  fusent  en  divergeant  sur  le  rouge  du  couchant  comme  des 
bouquets  de  cocotiers,  —  chaque  gerbe  reflétée  avec  tout  ce 
rouge,  sous  le  noir  de  la  rive,  en  parfaite  image  symétrique. 

La  mer  avait  fini  de  monter,  comme  nous  passions  devant 
l'entrée  de  ce  nouveau  fjord.  C'était  l'instant  immobile,  celui 
de  sa  plénitude  accomplie,  en  ces  grands  réservoirs.  Bien  ne 
restait  des  herbiers  et  des  grèves.  Il  n'y  avait  plus  entre  les  bois 
que  cette  eau  vierge,  profonde,  et  qui  semblait  dormir.  Mais 
dans  sa  transparence  obscure,  ça.  et  là,  de  tournoyantes  algues 
la  révélaient  vivante. 

* 
*  * 

Plus  haut,  dans  le  grand  chenal  qui  va  se  rétrécissant  vers 
les  Vi recourt,  des  châteaux  se  découvrent,  des  châteaux  où  je 
n'ai  jamais  vu  signe  'I  i  vie,  el  que  l'on  pourrait  supposer  clos 
depuis  la  Révolution.  L'un  des  premiers  est  celui  que  les  marins 
appellent  Beaujeu  (ce  n'est  pas  son  vrai  nom),  parce  qu'il  fut 


AU    PAYS     BUE TON. 


69 


gagné,  disent-ils,  d'un  coup  de  cartes,  par  un  officier  de  l'ancien 
temps.  J'imagine  une  partie  d'hombre  entre  jeunes  gentils- 
hommes viveurs  au  service  du  Roi,  avec  des  llacons  sur  la  table. 

Le  voici  tel  qu'il  devait  être  alors,  long,  blanc,  sous  un 
grand  toit  d'ardoise,  et  la  justesse  de  ses  proportions  m'évoque 
la  vieille  France  civilisée,  celle  d'avant  le  romantisme,  qui 
avait  encore  un  style,  quand  personne,  pas  plus  les  architectes 
que  leurs  clients,  ne  rêvait  encore  de  chalets,  kiosques  ou 
donjons,  de  combinaisons  inouïes  de  clochetons  et  vérandas, 
ni  de  promontoires  ou  falaises  où  attester,  à  cinq  lieues  à  la 
ronde,  un  besoin  sans  pareil  de  tête  à  tête  avec  l'infini. 

Sous  la  blanche  maison,  des  orangers,  en  des  caisses  vertes, 
s'alignent  simplement.  On  voit  des  allées  bien  ratissées,  de 
belles  pelouses,  des  dahlias,  des  hortensias,  de  rouges  roses 
d'automne.  On  pressent  la  douce  odeur  recluse,  un  peu  confite, 
qui  flotte  là.  Et  tout  cet  ordre  végétal,  ce  luxe  de  fleurs  en  ce 
lieu  désert  qu'enveloppent  des  halliers,  près  d'une  plage  hantée 
par  des  oiseaux  de  mer,  tout  cela  fait  un  peu  songer  aux  histoires 
du  bon  Perrault.  Une  baguette  de  fée  s'est  levée  là,  jadis,  sur  la 
lande  ;  un  château,  de  beaux  arbres  ont  surgi,  des  floraisons  qui 
ne  meurent  jamais.  Tout  s'est  disposé  de  soi-même  pour  le 
plaisir  des  yeux.  Et  depuis  lors,  tout  semble  attendre,  attendre 
à  travers  les  années  de  silence,  de  brume,  de  pluie,  de  doux 
soleil  breton,  —  les  années  qui  ramènent  toujours  le  même 
cercle  des  saisons,  sans  amener  jamais  le  Prince  Charmant. 

Un  peu  plus  loin,  l'autre  castel,  plus  romanesque,  d'un 
gothique  un  peu  1830,  —  heureusement,  peut-être,  moins  visible. 
Mais  alentour,  un  parc  incomparable  couvre  les  pentes  :  des 
arbres  de  Trianon,  des  conifères  bleus,  des  mélèzes  qui  rou- 
gissent avec  l'automne,  des  hêtres  pourprés,  des  érables  cou- 
leur de  sang,  des  noyers  séculaires,  et,  noblement  isolés,  de 
grands  cèdres  noirs  sur  des  pelouses.  On  dit  dans  le  pays  que 
les  plus  rares  essences  de  ce  beau  parc  furent  apportées  «  des 
Iles,  »  dans  l'ancien  temps,  quand  il  n'y  avait  là  qu'un  manoir, 
par  un  officier  de  vaisseau,  sensible  lecteur,  j'imagine,  de  Paul 
et  Virginie. 

C'est  en  juin  que  j'ai  visité  pour  la  première  fois  ce  domaine, 
au  moment  des  rhododendrons  en  fleur.  En  cette  saison  sur- 
tout, il  est  fabuleux.  La  bretelle  du  fusil  à  l'épaule,  un 
garde-chasse   me    conduisait,  de  visage  aussi   breton   que   son 


70 


REVUE     DFS    DKIX    MONDES. 


grave  costume  :  lèvres  rases,  placides  prunelles  bleues,  sourire 
de  prudence  et  de  respect,  physionomie  de  vieux  chouan  satis- 
iail,  pacifique,  parce  qu'il  a  retrouvé  ses  anciens  maîtres. 

Au  fond  de  la  crique  où  je  venais  d'aborder,  il  me  fit  passer 
une  petite  digue  sous  une  arche  de  verdure,  et  toute  la  Fontaine 
aux  Lianes  du  poète  m'apparut.  Dans  ce  creux  le  plus  tiède  de 
la  rive,  à  côté  de  l'eau  marine  et  des  grands  chênes  bretons  qui 
la  couvrent  si  bas,  si  loin,  quel  miracle  avait  déployé,  perpé- 
tuait un  décor  de  Madagascar  ou  de  l'Ile  Bourbon? 

Un  bassin  dormait,  opposant  sa  courbe  à  la  courbe  de  la 
grève.  Son  eau,  parmi  les  mousses,  semblait  d'ombre  bleue,  de 
ce  même  bleu  gelé  dont  une  goutte  dort  au  cœur  des  pierres 
de  lune;  et  dans  cette  terne  transparence,  de  délicates  forêts 
d'herbes  tournaient,  si  l'on  regardait  bien,  au  même  ton  mys- 
térieux. Alentour,  se  suspendait  une  flore  surprenante  :  des 
arbres  géants  dont  j'ignore  les  noms,  des  lianes,  des  rideaux 
de  feuillage  déroulés,  allongés  de  très  haut  jusqu'en  bas,  comme 
les  plis  aériens  et  successifs  qu'une  cascade  étire  dans  l'espace, 
et  laisse,  en  tombant,  de  plus  en  plus  flotter.  Il  y  avait  des 
volubilis  bleus  et  larges  comme  des  papillons  des  tropiques;  il 
y  avait  des  monceaux  de  roses  fleurs  soyeuses.  Derrière  la  nappe 
d'eau,  le  fond  n'était  qu'ombre  noire  et  foisonnement,  une  sorte 
de  nuit  sous  des  gerbes  énormes  et  des  chevelures  surplom- 
bantes de  bambous.  Je  n'en  imaginais  pas  de  pareilles  en 
Europe.  Même  impression  de  ceux-ci,  que  de  leurs  frères  déme- 
surés de  Geylan.  C'étaient  les  mêmes  peuples  serrés,  le  même 
vert  pâle  et  tacheté  de  jaune,  le  même  aspect  de  vie  vénéneuse, 
pullulant  hors  de  la  boue  dans  une  moite  obscurité. 

Cette  atmosphère  de  serre  semblait  appeler  des  fougères 
arborescentes.  Je  n'eus  pas  à  chercher  loin  les  étranges  créa- 
tures. Il  y  en  avait  trois  devant  moi,  déployant  leurs  fraîches 
ombelles  dentelées,  sur  leurs  tiges  épaisses  de  feutre. 

Un  jour  immobile  et  glauque  règne  partout  dans  cette 
ombre,  reflété  avec  les  lianes,  les  bambous,  les  longs  flots 
retombants  de  feuillage,  parmi  les  herbes  de  l'étang.  Images 
ternies,  avaguies,  presque  irréelles,  comme  celles  qui  flottent 
et  verdissent  dans  un  miroir  usé,  et  semblent  les  fantômes 
lointains  du  Souvenir. 

A  peine  si  la  fontaine  remuait  l'un  des  bords  de  l'étang. 
Elle   ruisselait   de    haut,    presque  sans   bruit,   sur  des  pentes 


AU    PAYS     BRI:  ION.  71 

vêtues  de  mousses  et  de  fougères.  Nulle  autre  vie  ne  bougeait.; 

Dans  ce  lieu  étrange,  où  n'entrent  pas  les  souffles  du  dehors, 
je  retrouvais,  mais  plus  intense  et  précis,  le  singulier  senti- 
ment qui  vous  liante  partout,  le  long  de  la  rivière.  Le  cours  du 
temps  ne  semble  point  s'y  poursuivre.  Du  passé  s'enfermait  en 
cette  retraite  avec  la  moiteur  stagnante,  avec  le  jour  terne,  égal, 
qu'entretiennent  les  grands  végétaux  fantastiques.  Les  choses 
étaient  restées  ce  que  rêva  cet  officier  de  la  marine  du  Koi, 
qui,  ayant  vu  les  lies,  en  rapporta  dans  sa  Bretagne  la  nos- 
talgie. C'était  son  rêve  qui  se  continuait  là,  dans  l'ombre, 
épanouissant  de  plus  en  plus  ses  images.  Les  vieux  paysans 
doivent  parler  de  son  anaou  qui  revient,  erre,  à  la  brume, 
autour  du  bassin  d'eau  morte  et  des  grands  bambous. 

Par  des  tunnels  percés  sous  des  montagnes  de  rhododen- 
drons en  fleurs  (une  voiture  y  passerait,  et  le  ciel,  là-dessous, 
semble  rouge),  nous  avons  gagné  l'espace  libre,  le  monde 
réel.  Nous  sommes  montés  vers  le  château  dont  le  garde 
nous  fit  faire  le  tour,  à  distance  respectueuse.  Il  nous  par- 
lait à  voix  basse  de  «  la  Famille,  »  de  «  Monseigneur,  »  un  saint 
prélat,  mort  il  n'y  a  pas  un  demi-siècle,  et  dont  j'avais  déjà 
lu  le  nom  en  des  sônes  achetées  aux  vieux  chanteurs  des  Par- 
dons. Il  entre  déjà  dans  la  légende.  Que  Rome  l'auréole  ou  non, 
c'est  presque  déjà,  comme  saint  Méen  et  saint  Ronan,  l'un  des 
saints  particuliers  de  la  Gornouaille. 

Sous  le  meneau  d'une  vieille  fenêtre,  dans  la  noirceur  inté- 
rieure, j'entrevoyais  la  silhouette  rigide  d'une  religieuse: 
guimpe  blanche,  bure  blanche,  qui  ne  sont  pas  de  notre  temps. 
Une  carmélite,  recueillie,  nous  dit  notre  guide,  pour  faire 
l'éducation  des  enfants,  dans  ce  domaine  où  l'on  pourrait 
vivre,  avec  des  livres  d'autrefois,  parmi  des  serviteurs  et 
fermiers  qui  semblent  d'autrefois,  sans  rien  connaître  d'au- 
jourd'hui. 


Plutôt  qu'à  la  grève  de  ce  parc  romantique,  j'aime  à  finir 
cette  promenade  près  d'une  chapelle  en  ruine,  sur  l'autre  rive, 
où  la  campagne  est  naturelle  et  simplement  bretonne  :  des 
landes,  des  prés  que  l'on  gagne  en  suivant,  depuis  les  rochers 
du  bord,  un  sentier  qui  monte  raide  dans  les  taillis. 

C'est  la  chapelle   de   Sainte-Rarbe,  démantelée,  fourrée  de 


12 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


lierre  jusqu'en  haut  ;  on  ne  voit  que  l'extrême  pointe  du  petit 
clocher,  dont  la  cloche  est  partie  depuis  bien  longtemps.  A  son 
pied,  un  doué  rappelle  la  présence  prochaine  de  l'homme,  car 
le  bleu  des  lessives  récentes  y  traîne  encore.  Doué,  en  breton, 
cela  veut  dire  fontaine,  et  cela  veut  dire  Dieu.  11  y  a  toujours 
une  fontaine,  avec  sa  vieille  cuve  de  granit,  bien  souvent  un 
lavoir,  à  côté  des  chapelles  bretonnes.  Le  christianisme  celtique 
ne  fut  pas  rigoureux  aux  légendes  et  pratiques  des  cultes  pri- 
mitifs. Il  s'est  contenté  de  bénir  les  vieux  démons.  Près  des 
lieux  qu'ils  ont  hantés,  au  bord  des  sources,  aux  sommets  des 
collines,  parfois  sur  la  roche  d'un  menhir,  il  a  simplement  posé 
les  signes  de  la  religion  :  tantôt  un  petit  sanctuaire  connu  des 
seuls  paysans,  tantôt  un  bas-relief  religieux,  une  douloureuse 
descente  de  croix  qui  se  lève  sur  une  margelle,  tantôt  une 
image  de  Saint-Sacrement  gravée  dans  la  vieille  pierre  magique. 
Le  plus  souvent,  c'est  une  croix  basse  de  granit  portant  le  Cru- 
cifié,—  une  figure  si  rongée  par  les  pluies  et  les  vents,  si  naïve 
et  grossière,  qu'on  la  prendrait  plutôt,  avec  son  front  bas,  ses 
yeux  en  triangle,  ses  jambes  trop  courtes,  pour  quelque 
gnome  de  mythologie  barbare. 

La  vieille  chapelle  est  ouverte  à  tous  les  vents.  Des  ronces, 
de  petits  pommiers  sauvages  sont  entrés  par  l'ogive  béante  du 
porche.  Tout  l'intérieur  est  un  vert  fourré  où  l'ajonc  épanouit 
ses  fleurs,  où  les  oiseaux  cachent,  au  printemps,  leurs  nids. 
Seule,  la  table  de  l'autel  est  intacte  :  une  dalle  de  pierre  scellée 
au  mur,  massive  et  nue  comme  celles  que  l'on  trouve  encore 
dans  l'obscurité  des  antiques  spéos  égyptiens.  Elle  aussi,  qui 
fut  taillée  aux  temps  où  la  foi  rude  n'usait  pour  ses  monuments 
que  de  matériaux  éternels  et  simples,  semble  devoir  durer  . 
toujours. 

La  dernière  fois  que  je  suis  venu  ici,  il  y  avait  autour  du 
lavoir,  des  femmes  et  des  fillettes,  en  grandes  fraises  tombantes 
de  tous  les  jours,  qui  dévisageaient  l'étranger  avec  une  curiosité 
un  peu  farouche  :  un  petitmonde  venude  quelque  ferme  voisine 
que  l'on  ne  voit  pas  de  la  chapelle,  les  fermes  bretonnes  aimant 
à  se  cacher  dans  les  creux.  Aujourd'hui,  personne.  Nul  bruit 
que  celui  de  la  fontaine  qui  connut  les  cultes  païens,  —  du 
mince  filet  d'eau  plus  ancien  que  toute  l'histoire  humaine,  et 
qui  a  traversé  les  siècles,  les  millénaires,  dans  la  solitude  des 
jours  et  des  nuits,  sans  jamais  cesser  son  murmure.   J'écoutais 


AU    PAYS     BRETON.  73 

cette  rumeur  continuelle.  Petite  voix  patiente,  qui  semble  dire, 
à  qui  saurait  l'entendre,  les  souvenirs  et  les  secrets  de  cette 
terre. 

Le  chemin  vert  monte  à  gauche  entre  deux  rangs  de  petits 
hêtres,  —  une  de  ces  avenues  énigmatiques,  comme  on  en  voit 
partout  dans  la  presqu'île  bretonne,  qui  commencent  et  finis- 
sent au  milieu  des  prés  déserts,  et  dont  personne  ne  peut  vous 
dire  la  signification.  Derrière  la  chapelle,  un  groupe  de  châtai- 
gniers pourrait  être  un  vestige  de  quelque  parc.  Nulle  présence 
humaine,  et  partout  la  trace  de  l'homme.  C'est  un  trait  qui 
revient  toujours,  et  qui  compte  pour  beaucoup  dans  la  mysté- 
rieuse physionomie  de  ce  pays. 

Des  nuages  montent.  Ils  sont  là,  derrière  le  champ  de  genêts 
qui  se  lève  et  finit  à  deux  cents  mètres  d'ici  sur  le  vide,  héris- 
sant l'espace  de  ses  fouets  noirs  que  le  vent  tourmente. 

Longuement  le  vent  bruit  sur  le  plateau  :  profonds  soupirs, 
coupés  d'émouvants  silences.  Ces  quelques  arbres  frissonnants, 
ce  chemin  vert  qui  suit  la  lande,  labouré  d'ornières  qui  sem- 
blent d'une  autre  année,  ces  buissons  remués,  tout  près,  sur 
une  sombre  vapeur  rampante,  ce  paysage  si  intime  et  si  petit, 
où  la'terre  se  réduit  aux  quelques  champs  d'une  invisible  ferme  : 
n'est-ce  pas  tout  l'essentiel  de  la  Bretagne?  Dès  qu'on  entre 
dans  ce  pays,  que  ce  soit  en  suivant  la  Manche  ou  du  côté  de 
l'Océan,  on  retrouve  ces  accords.  C'est  comme  une  musique  de 
tonalité  singulière,  entendue  déjà  dans  un  monde  antérieur. 
Comme  elle  vous  prend  tout  de  suite,  et  comme  elle  vous 
emporte  loin! 

Mais  elle  ne  chante  pas  haut.  Il  faut  être  seul,  il  faut  faire 
en  soi  le  silence  pour  l'entendre. .« 

André  Chevrillon. 
1 A  suivre.) 


COMMENT  FINIT  LA  GUERRE 


i\  (*) 


VI  « 

LES  CONSÉQUENCES  DE  LA.  VICTOIRE 


LA    DELIVRANCE   DE   L  ALSACE-LORRAINE   ET    DE   LA    BELGIQUE 

Le  12  novembre  1918,  le  maréchal  Foch  saluait  en  ces  termes 
ses  troupes  victorieuses  : 

«  Officiers,  sous-officiers  et  soldats  des  armées  alliées  : 

«  Après  avoir  résolument  arrêté  l'ennemi,  vous  l'avez  pen- 
dant des  mois,  avec  une  foi  et  une  énergie  inlassables,  attaqué  sans 
répit.  Vous  avez  gagné  la  plus  grande  bataille  de  l'histoire. 

"  Soyez  fiers  !  D'une  gloire  immortelle  vous  avez  paré  vos 
drapeaux.  La  postérité  vous  garde  sa  reconnaissance.  » 

Les  armées  allemandes  commencèrent  aussitôt  leur  retraite. 
Sur  certains  points,  en  Belgique  comme  en  Alsace-Lorraine,  le 
désordre  était  complet  ;  les  conseils  de  soldats  avaient  pris  le 
commandement  des  troupes,  le  kronprinz  Rnprecht  de  Bavière 
et  le  gouverneur  de  Belgique  avaient  dû  s'enfuir  précipitam- 
ment; plusieurs  officiers  avaient  été  massacrés.  Un  radiogramme 
du  maréchal  Hindenburg  demandait  au  maréchal  Foch  l'action 
immédiate  des  armées  alliées  en  Alsace-Lorraine  où  la  population 
manifestait  «  sur  certains  points  une  attitude  hostile  à  l'égard 
•  les  troupes  allemandes  en  marche.  » 

C'est  le  H  que  les  armées  alliées  s'ébranlèrent  de  la  Suisse 
à  la  Hollande.  Le  retour  des  Français  en  Alsace  et  en  Lorraine 
fut   profondément  émouvant.   Les  provinces  annexées  à.  l'Alle- 

1 1  )  Copyright  by  général  Mangin  1920.  —  Droits  réservés  pour  tous  pays. 
(7   Voyez  13  Rpïi/cdes  1"  et  15  avril,  du  15  mai  et  des  l,r  et  15  juin. 


COMMENT    FINIT    LA    GUERRE.  75 

magne  par  le  traité  de  Francfort  en  187 1  étaient  restées  françaises 
de  cœur;  même  en  tempérant  par  instants  le  régime  de  la  con- 
trainte brutale  qui  lui  était  le  plus  naturel,  le  conquérant  n'avait 
jamais   changé   leur  sentiment.  Ce  sentiment,   les  populations 
l'exprimèrent  d'abord  par  la  protestation  franche  contre  le  traité 
d?  Francfort;  puis,  à  mesure  que  le  temps  passait,  que  la  néces- 
sité de  vivre  s'imposait,  que  Jurait  le  silence  forcé  de  la  France 
officielle,  la  protostation  se  transforma  en  une  revendication  de 
l'autonomie.  Au  lieu  d'être  une  sorte  de  colonie  administrée  par 
l'Empire,  comme  un  pays  peuplé  de  races  inférieures  auxquelles 
il  est  dangereux  de  laisser  la  moindre  liberté,  l'Alsace-Lorraine, 
terre  d'Empire,  eût  Constitué  un  Etat  particulier,  se  gouvernant 
lui-même  sous  la  suzeraineté  du  Kaiser,  au  même  titre  que  la 
Bîvièiv   ou   la  Saxe.  Mais   cette   prétention   même  apparaissait 
comme  absolument  inadmissible,  car,  dans  un  Etat  ainsi  cons- 
titué, même  dans  le  cadre  de  l'Empire,  les  sympathies  pour  la 
France  se  fussent  manifestées  iôt  ou  tard,  et  c'était  là  un  grave 
inconvénient  politique;  à  ce  point  de  vue,  la  «  terre  d'Empire,  >• 
le  Reichsland,  était  le  butin  conquis  en  commun  par  les  peuples 
allemands,  le  ciment  de  l'unité  imposée  par  le  fer  prussien,  le 
symbole  du  principe  que  la  force  seule  suffit  h  créer  le  droit;  il 
devait  donc  être  conservé  comme  propriété  collective  des  États 
allemands,  et  sous  aucun  prétexte  cette  possession   ne  pouvait 
s'élever  au  rang  des  Puissances  qui  l'avaient  conquise. 

En  outre  l'établissement  d'une  administration  autonome  eût 
certainement  compliqué  les  opérations  militaires  dont  l'éven- 
tualité était  au  premier  rang  dans  les  directives  de  la  politique 
impériale. 

Ainsi,  par  la  logique  de  ses  théoriciens  aussi  bien  que  par 
les  nécessités  militaires,  l'Allemagne  se  trouvait  emportée  vers 
une  politique  de  plus  en  plus  tyrannique  en  Alsace-Lorraine 
comme  en  Pologne.  Un  des  résultats  de  la  guerre  mondiale 
devait  être  le  triomphe  de  cette  politique,  poussée  jusqu'au 
paroxysme.  L'incident  de  Saverne,  qui  n'a  pas  été  suffisamment 
médité,  est  caractéristique  de  cette  situation  de  l'Alsace-Lorraine, 
(«•mine  de  la  situation  générale  de  l'Allemagne. 

Encore  après  un  demi-siècle,  le  morceau  se  trouvait  trop 
difficile  à  digérer,  même  par  l'estomac  de  F  Empire  victorieux. 
Aussi  le  chancelier  Ilertling  voulait-il  le  partager  entre  la 
Bavière  et  la  Prusse.  Ludendoriî  au  contraire  voulait  en  faire 


76  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  colonie  prussienne,  jugeanl  que  l'intervention  du  Reichstag 
pouyai.4  être  gênante  dans  la  terre  d'Empire. 

En  France,  la  question  d'AIsuce-Lorraine  était  restée  toujours 
ouverte.  Après  l'éloquente  protestation  de  Bordeaux  en  1871,  le 
silence  officiel  s'était  fait.  Les  ministères  s'étaient  succédé,  aux 
tendances  les  plus  diverses  :  aucun  n'avait  cru  pouvoir  assumer 
la  responsabilité,  ni  de  réclamer  ouvertement  la  revision  du 
traité  de  Francfort,  ni  d'affirmer  qu'il  admettait  toutes  ses  con- 
séquences. Aucun  parti  politique,  si  avancé  qu'il  fût,  n'osait 
s'incliner  devant  le  fait  accompli  et  déclarer  qu'il  était  négli- 
g  lable  dans  l'ensemble  de  l'évolution  sociale.  L'illusion  de  l'in- 
ternationalisme voyait  la  solution  du  problème  par  la  suppres- 
sion des  frontières,  mais  aucune  voix  ne  s'est  élevée  pour 
proclamer  que  l'Alsace-Lorraine  devait  rester  allemande.  C'est 
en  vain  que  Guillaume  II,  dès  son  avènement,  disgraciait  le 
prince  de  Bismarck  et  s'efforçait  de  se  rapprocher  de  la  France. 
Le  gouvernement  de  la  République,  reprenant  les  traditions  de 
la  Restauration,  contractait  une  alliance  défensive  avec  l'auto- 
crate de  toutes  les  Russies  aux  acclamations  de  la  France  en- 
tière. Ni  dans  la  politique  coloniale,  ni  dans  les  questions  écono- 
miques et  financières,  la  communauté  d'intérêts  la  plus  évidente 
ne  rapprochait  la  France  de  l'Allemagne.  Toute  tentative  dans 
cette  direction  eût  été  l'objet  de  la  réprobation  nationale.  Le 
régime  de  la  paix  armée  s'était  établi  et  durait  entre  les  deux 
nations,  quelque  lourd  qu'il  fût  à  porter. 

Le  fantôme  de  l'Alsace-Lorraine  planait  sur  le  monde, 
remords  que  rien  ne  pouvait  écarter.  Depuis  les  traités  de  1815* 
la  Sainte-Alliance  s'était  effritée.  Jusqu'au  traité  de  Francfort,  , 
en  1871,  les  seuls  changements  à  la  carte  d'Europe  s'étaient  faits 
sur  le  principe  du  Droit  des  peuples  à  disposer  d'eux-mêmes  : 
la  Belgique  s'était  créée  grâce  à  l'intervention  des  armes  fran- 
çaises au  service  d'une  cause  nationale  ;  en  1859  aussi  c'est  à  la 
suite  de  la  même  intervention  que  l'unité  italienne  s'était  fon- 
dée par  acclamation  populaire  ;  la  réunion  du  comté  de  Nice  et 
de  la  Savoie  à  la  France  avait  été  proclamée  par  un  plébiscite  ; 
en  1864,  l'union  du  Schlesvig-Holstein  à  la  Prusse  n'avait  été 
admise  que  sur  la  promesse  de  la  même  ratification  par  l'Europe 
indolente,  qui  n'exigea  jamais  l'exécution  du  traité  de  Prague. 
En  1866,  l'annexion  de  la  Vénétie  à  l'Italie  nécessita  la  même 
consultation.  Le  traité  de  Francfort  marquait  donc  une  régres- 


COMMENT    FINIT    LA    GUERRE.  77 

sion  dans  le  droit  public,  et,  en  le  sanctionnant  par  son  silence, 
malgré  les  instantes  demandes  de  la  France,  l'Europe  s'est  ren- 
due complice  de  cette  injustice,  dont  elle  a  ensuite  porté  lour- 
dement le  poids.  C;ir  en  politique  comme  en  morale,  les  fautes 
et  les  crimes  s'enchaînent.  Victorieuse  en  Allemagne  et  en 
Europe,  la  Prusse  a  établi  que  le  succès  excuse  tout.  Les  résul- 
tats de  ses  victoires  en  18G4,  1860,  1810-71  expliquent  son  agres- 
sion de  1914. 

Mais  cette  fois,  le  coup  était  manqué,  et  tous  les  gains  anté- 
rieurs compromis.  La  délivrance  de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine 
était  un  immense  soulagement  pour  la  conscience  univers  die. 
Les  populations  accueillirent  les  troupes  françaises  avec  une  joie 
égale  qui  se  manifesta  selon  leur  tempérament.  A  Strasbourg, 
les  cris  d'allégresse  montaient  jusqu'au  ciel  à  perdre  haleine.  A 
Metz,  la  foule,  émue  jusqu'au  fond  du  cœur,  restait  presque 
silencieuse,  avec  des  larmes  plein  les  yeux. 

En  Belgique,  la  même  joie  accueillait  les  troupes  nationales. 
Le  retour  du  roi  soldat  et  de  la  vaillante  reine  Elisabeth  fut 
salué  à  Bruxelles  avec  un  enthousiasme  délirant. 

L'Angleterre  connut  aussi  les  joies  du  triomphe.  Le  21  no- 
vembre, en  exécution  de  l'armistice,  les  soixante-dix  plus  belles 
unités  de  la  flotte  allemande  vinrent  se  rendre  à  la  flotte  anglaise 
et  rallièrent  la  base  navale  de  Rosyth,  escortées  par  des  navires 
•le  guerre  anglais,  français  et  américains.  Cet  armement  colossal 
couvrait  sur  la  nier  un  espace  de  2o  kilomètres  de  longueur 
sur  11  kilomètres  de  largeur.  A  l'heure  prescrite,  les  soixante- 
dix  navires  allemands  amenèrent  simultanément  leur  pavillon 
de  guerre  dans  un  silence  impressionnant. 

L'OCCUPATION    DE   LA    RHÉNANIE 

Après  la  délivrance  de  l'Alsace-Lorraine  et  de  la  Belgique, 
les  armées  alliées  suivirent  leur  marche  méthodique  vers  le 
Rhin  et  les  trois  têtes  de  pont,  Mayence,  Coblence,  Cologne. 
Sur  la  demande  des  autorités  civiles  et  militaires,  des  détache- 
ments légers  durent  les  devancer  à  Sarrebruck  et  à  Mayence,  où 
ils  rétablirent  l'ordre  menacé  par  la  révolution.  Leur  présence 
suffit  d'ailleurs  a  assurer  le  calme. 

Avantde  franchir  la  frontière,  l'ordre  suivant  avait  été  lu  aux 
troupi  s  de  la  lO'arméc,  qui  se  dirigeait  précisémenlsur  ces  points: 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Officiers,  sous-officiers  et  soldats  de  la  10e  armée, 

«  Je  suis  heureux  de  la  belle  attitude  et  de  la  discipline  mon- 
trées par  tous  au  cours  de  la  traversée  de  l' Alsace-Lorraine. 
Chacun  a  onti  qu'aucun  désordre  ne  devait  se  mêler  aux  joies 
magnifiques  de  la  délivrance.  Merci. 

«  Vous  allez  poursuivre  votre  marche  triomphale  jusqu'au 
Rhin.  Vous  borderez  et  dépasserez  en  certains  points  cette  fron- 
tière, qui  fut  souvent  celle  de  notre  pays. 

«  Vous  allez  vous  trouver  en  contact  avec  des  populations 
nouvelles,  qui  ignorent  les  bienfaits  passés  de  la  domination 
française. 

«  Personne  ne  peut  nous  demander  d'oublier  les  abomina- 
tions commises  par  nos  ennemis  durant  quatre  années  de 
guerre,  la  violation  de  la  foi  jurée,  les  meurtres  de  femmes  et 
d'enfants,  les  dévastations  systématiques  sans  aucune  nécessité 
militaire. 

«  Mais  ce  n'est  pas  sur  le  terrain  de  la  barbarie  que  vous 
pouvez  lutter  contre  nos  sauvages  ennemis  ;  vous  seriez  vaincus 
d'avance.  Donc,  partout  vous  resterez  dignes  de  votre  grande 
mission  et  de  vos  victoires. 

«  Sur  la  rive  gauche  du  Rhin,  vous  vous  souviendrez  que  les 
armées  de  la  République  française,  à  l'aurore  des  grandes 
guerres  de  la  Révolution,  se  comportèrent  de  tjlle  sorte  que  les 
populations  rhénanes  ont  voté  par  acclamation  ieïïr  incorpora- 
tion à  la  France.  Et  les  pères  de  ceux  que  vous  allez  rencontrer 
ont  combattu  côte  à  côte  avec  les  nôtres  sur  tous  les  champs  de 
bataille  de  l'Europe  pendant  vingt-trois  ans. 

((  Soyez  dignes  de  vos  pères  et  songez  à  vos  enfants,  dont  vous 
préparez  l'avenir. 

«  Point  de  tache  aux  lauriers  de  la  10e  armée,  tel  doit  être  le 
mot  d'ordre  de  tous.  » 

La  discipline  paraissait  particulièrement  difficile  à  conserver 
parmi  les  troupes  originaires  des  régions  dévastées  ou  occupées 
par  les  Allemands  et  qui  avaient  eu  pendant  plusieurs  années 
leurs  foyers  souillés  par  l'étranger,  leurs  villages  ruinés,  leurs 
champs  systématiquement  ravagés,  leurs  usines  pillées,  puis  dé- 
truites îi  la  dynamite,  leurs  mines  inondées.  Pourtant,  jamais 
les  troupes  françaises  n'eurent  plus  superbe  allure  que  pendant 
celte  marche.  Les  populations  vaincues  n'eurent  à  leur  repro- 
cher rien  qui  ressemblât  à  un  acte  de  représailles.  Le  laisser- 


<<   -v(;;vr    F1MT    LA    Ot'ERRE.  79 

aller  inévitable  après  des  années  de  campagne  avait  fait  place  à 
mie  correction  dans  la  tenue  et  dans  l'attitude  militaire  qui 
étonnait  même  les  officiers. 

Dans  de  telles  circonstances,  le  contact  avec  les  populations 
rhénanes  s'établit  facilement.  Elles  désiraient  être  fixées  le  plus 
toi  possible  sur  le  sort  que  leur  réservait  le  vainqueur,  et,  dans 
l'ensemble,  elles  étaient  prêtes  a  l'accepter,  quel  qu'il  fût.  Avant 
l'arrivée  des  Alliés  sur  le  Rhin,  de  nombreux  conciliabules 
s'étaient  tenus  pour  y  poursuivre  l'établissement  d'un  État  auto- 
nome dans  la  fédération  allemande.  Tout  en  voulant  rester  unis, 
les  peuples  allemands  répudiaient  l'hégémonie  prussienne  qui, 
après  un  demi-siècle  do  succès  militaires  et  économiques,  venait 
de  les  entraîner  au  désastre.  A  Berlin  au  contraire,  le  parti 
social-démocrate  qui  s'était  saisi  du  pouvoir,  travaillait  acti- 
vement au  renforcement  de  l'unité  et  au  maintien  de  la  puis- 
sance militaire.  En  s'écroulant,  les  vingt-deux  trônes  allemands 
avaient  fait  place  nette,  et  le  symbole  respecté  des  diverses  natio- 
nalités s'était  évanoui.  Les  ministères  de  la  guerre  de  chaque 
Etat  avaient  été  supprimas;  toute  trace  de  particularisme  dis- 
paraissait ainsi  de  l'organisation  militaire.  La  centr  lisation 
s'étendit  aux  chemins  de  fer,  aux  mines,  aux  canaux,  aux  forces 
électriques;  l'organisation  financière!  évoluait  dans  le  même 
sens,  les  recettes  comme  les  dépenses  allant  pour  la  plus  grande 
part  à  Berlin  au  détriment  des  Etats. 

Le  nouveau  gouvernement  de  l'Empire  s'était  donc  attribué 
des  pouvoirs  beaucoup  plus  étendus  que  ceux  du  Kaiser.  Il  dis- 
posait d'une  armée  dont  l'effectif  pendant  toute  l'année  1919  fut 
maintenu  an-dessus  d'un  million  d'hommes,  appelés  de  noms 
divers,  mais  tous  payés  plus  de  15  marks  par  jour.  Les  troubles 
de  Berlin,  de  Hambourg  et  de  Munich  étaient  réprimés  avec 
une  brutalité  voisine  de  la  sauvagerie,  qui  laissa  des  rancunes 
inexpiables,  particulièrement  en  Bavière.  L'assassinat  de 
Liebknecht,  de  Rosa  Luxembourg  et  de  Kurt  Eisner,  les  nom- 
breuses exécutions  sans  jugement  montraient  à  quelle  absence 
de  scrupules  on  était  arrivé. 

Les  populations  rhénanes  appréciaient  fort,  dans  l'ensemble, 
le  calme  que  leur  procurait  la  présence  des  armées  alliées.  Tout 
en  bornant  son  intervention  au  maintien  de  l'ordre  public,  le 
commandement  français  avait  pris  des  mesures  qui  avaient  été 
presque  unanimement  approuvées.  Ses  relations  avec  les  auio- 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rites  locales  étaient  correctes  et  mêmes  courtoises.  Il  avait  com- 
mencé à  organiser  le  ravit  lillemer.t  avec  ses  propres  ressources, 
en  débutant  par  les  plus  nécessiteux;  les  .ouvriers  et  les 
paysans  lui  savaient  gré  de  se  préoccuper  do  leur  sort  et  de 
rester  accessible  à  tous. 

Des  relations  économiques  se  nouaient  avec  la  France,  don- 
nant au  début  les  plus  belles  espérances.  Dès  que  la  porte  d'en- 
trée fut  ouverte,  un  appel  de  marchandises  françaises  se  produisit 
vers  le  Rhin;  pendant  les  quatre  premiers  mois,  le  total  des 
importations  se  monta  à  800  millions.  Mais  il  eût  fallu  une 
contre-partie,  l'exportation  des  produits  rhénans  en  France.  Vai- 
nement, le  commandement  français  proposa  l'envoi,  dans  les 
régions  dévastées,  de  matériaux  de  reconstruction  soit  bruts,  s'oit 
ouvrés  :  bois,  fer,  ciment,  verre  à  vitres  ;  le  gouvernement,  au 
lieu  de  secourir  les  villages  détruits  par  des  sommes  d'argent,  les 
eût  ainsi  secourus  avec  une  efficacité  cinq  fois  plus  grande  pour 
la  même  somme,  puisque  ces  matériaux  étaient  cinq  fois  meil- 
leur marché  en  Rhénanie  qu'en  France,  où  on  ne  les  trouvait 
d'ailleurs  qu'avec  une  extrême  difficulté;  la  distribution  de  ces 
secours  en  nature  n'eût  pas  fait  concurrence  aux  produits  fran- 
çais, puisqu'ils  n'eussent  pas  paru  sur  le  marché.  Aucune  des 
combinaisons  échafaudées  sur  ces  bases  ne  parvint  à  forcer  la 
barrière,  et  ce  fut  une  des  causes  les  plus  efficaces  de  la  vie 
chère.  Quelques  produits  rhénans  parvinrent  en  France,  mais 
par  les  intermédiaires  anglais  ou  américains,  grevés  de  frais 
de  transport  et  de  bénéfices  supplémentaires  et  payés  au  détri- 
ment de  notre  change. 

Cependant  l'opinion  publique  essayait  de  suivre  dans  les 
informations  de  la  presse  française  les  travaux  de  la  Conférence 
de  la  Paix;  de  ces  communications  il  semblait  résulter  dans  les 
premiers  mois  de  1919  qu'un  Etat  autonome  serait  créé  sur  le 
Rhin,  dont  les  limites  n'étaient  pas  nettement  indiquées,  mais 
qui  comprendrait  à  peu  près  les  territoires  occupés,  augmentés 
peut-être  de  la  Westphalie.  Mais  au  commencement  de  mai,  les 
conditions  de  paix  commencèrent  à  être  connues;  une  grande 
inquiétude  se  répandit  dans  toute  la  Rhénanie  :  elle  devait  res- 
ter partagée  entre  la  Prusse,  la  Hesse  et  la  Bavière,  et  même  le 
Grand-Duché  d'Oldenbourg. 

La  Conférence  de  la  Paix  avait  disposé  des  populations  rhé- 
nanes sans  les  consulter,  sans  même  prévoir  qu'elles  pourraient 


COMMENT    FINIT    LA    CUERRE.  81 

jamais  être  consultées.  C'est  pourquoi  quelques  hommes  éiïer- 
giques,  après  s'être  concertes  à  Coblence,  à  Cologne,  à  Aix-la- 
Chapelle  et  enfin  à  Mayence,  pensèrent  qu'il  fallait  mettre  la 
Conférence  de  la  Paix  en  présence  d'un  fait  qui  forçât  son 
attention  et,  le  1er  juin,  le  docteur  Dorten  proclama  la  Répu- 
blique rhénane. 


LA   CONFERENCE   DE   LA    PAIX 

C'est  seulement  le  18  janvier  1919  que  s'ouvrit  à  Paris  la 
Conférence  chargée  de  déterminer  les  conditions  de  la  paix.  Il 
semble  bien  qu'aucun  échange  de  vues  n'ait  précédé  cette  confé- 
rence. Il  arrive  souvent  que  les  gouvernements,  pendant  la 
paix,  négligent  de  prévoir  la  guerre  ou  ne  l'envisagent  que 
comme  une  éventualité  lointaine  et  peu  vraisemblable,  et  cet 
optimisme  est  compréhensible;  mais,  pendant  la  guerre,  il  est 
bien  évident  qu'ils  auraient  dû  prévoir  la  paix,  qui  était  cer- 
taine. 

L'aurore  du  48  juillet  voit  luire  la  victoire  de  l'Entente.  Les 
8  et  20  août,  le  soleil  monte  à  l'horizon.  Dès  le  14  août,  Hinden- 
burg  et  LudendorfY  déclarent  à  l'Empereur,  dans  une  confé- 
rence solennelle,  que  le  moment  de  traiter  est  arrivé.  Le  15  sep- 
tembre, après  la  victoire  des  armées  d'Espérey  en  Orient, 
l'évidence  est  complète  ;  et  c'est  le  5  octobre  que  le  chancelier 
de  l'Empire  allemand  demande  l'intercession  du  Président  Wil- 
son  pour  obtenir  l'armistice,  signé  le  9  novembre.  Pendant  cette 
longue  période,  on  ne  comprend  pas  que  les  Puissances  alliées 
et  associées  n'aient  pas  établi  les  bases  de  la  paix  dans  une 
assemblée  analogue  au  Congrès  de  Chàtillon,  tenu  par  les  Alliés 
pendant  la  campagne  de  1814.  Les  préliminaires  de  paix  au- 
raient été  signés  peu  après  l'armistice,  déterminant  les  nou- 
velles frontières  et  les  garanties  à  imposer  à  l'Allemagne  pour 
être  certain  de  son  désarmement  et  du  paiement  des  indem- 
nités. Cette  méthode  avait  été  indiquée  dès  1916  par  M.  Hano- 
taux,  le  ministre  des  Affaires  Etrangères  qui  a  conclu  l'Alliance 
franco-russe  et  qui,  comme  citoyen,  a  prévu  dès  1907  l'entrée 
des  États-Unis  dans  la  guerre  aux  côtés  de  la  France  et  l'a  pré- 
parée. 

Ln  décision  que  prirent  les  chefs  de  gouvernement  de  mener 
eux-mêmes  les   négociations    retarda  encore   l'ouverture   de  la 

TOME  LVUI.  —   1920.  6 


82 


REVUE    DES    DEUX    MOMIES. 


Conférence.  Chacun  d'eux  s'imposait  ainsi  une  tâche  écrasante, 
au  moment  même  où  il  avait  à  gouverner  son  pays  dans  la 
période  difficile  qui  suivait  la  fin  des  hostilités.  En  outre,  la 
prise  de  contact  directe  était  pleine  d'inconvénients..  Le  recul 
était  nécessaire  pour  juger  des  intérêts  généraux  au  milieu  des 
problèmes  complexes  qui  se  présentaient.  Dans  les  discussions 
qu'il  était  facile  de  prévoir  a  l'avance,  l'action  des  intermé- 
diaires était  indispensable.  Dans  cette  lutte  courtoise,  un  dispo- 
sitif en  profondeur  s'imposait. 

S'ils  eussent  été  des  diplomates,  les  négociateurs  français  se 
fussent  moins  étonnés  de  trouver  que  leurs  contradicteurs 
avaient  aussi  complètement  la  tournure  d'esprit  de  leur  nation, 
et  de  constater  qu'il  ne  suffit  pas  d'être  de  bonne  foi  pour  que 
l'accord  se  produise  dès  le  premier  échange  de  vues.  La  diplo- 
matie française  s'était  montrée  d'une  clairvoyance  remarquable 
à  Berlin  et  à  Londres  ;  son  action  avait  été  très  efficace  en  Italie 
des  1900  ;  le  prestige  de  la  victoire  augmentait  encore  le  don  de 
persuasion  du  maréchal  Foch,  qui  s'était  révélé  dans  les  conseils 
des  Alliés,  tant  civils  que  militaires.  La  France  pouvait  donc 
trouver  facilement  des  plénipotentiaires,  aussi  bien  que  l'An- 
gleterre et  l'Amérique  d'ailleurs. 

Manquant  de  recul,  se  regardant  les  uns  les  autres  et  cher- 
chant à  se  comprendre,  les  négociateurs  ne  voyaient  rien  du 
dehors.  Ils  ont  méconnu  que  la  base  de  la  paix  était  avant  tout 
dans  la  constitution  d'une  Allemagne  pacifique,  et  qu'il  suffisait 
pour  l'établir  de  rendre  aux  peuples  allemands  le  droit  de  dis- 
poser d'eux-mêmes,  hors  de  l'hégémonie  prussienne,  qui  s'est 
établie  par  la  force  en  1866. 

Dès  le  mois  de  novembre  1916,  M.  Hanotaux  avait,  —  ici 
même,  —énoncé  et  démontré  cette  proposition  dont  il  avait  tiré 
toutes  les  conséquences  :  «  La  Prusse,  écrivait-il  (1),  n'a  aucune 
qualité  internationale  pour  représenter  seule  les  populations 
allemandes  dans  une  tractation  générale.  Les  Etats  confédérés 
ayant  gardé  une  partie  de  leur  souveraineté,  ou  même  leur 
autonomie  diplomatique,  auront  accès,  s'ils  le  jugent  bon,  dans 
les  diverses  délibérations  et  actes  d'où  doit  résulter  la  paix  :  en 
tout  cas,  ils  devront  être  expressément  invités.  » 

Le  fait  d'imposer  la  paix  au  vaincu  sarus  l'admettre  à  en  dis- 

(1)  Voir  la  Bévue  du  1*  novembre.  1916» 


COMMENT    FINIT    LA    GUERRE.  83 

enter  les  conditions  n'empèehail  nullement  de  reconnaître 
comme  Puissance  contractante  chacun  des  Etats  allemands,  de 
prescrire  le  plébiscite  pour  la  création  d'un  nouvel  Etat  comme 
la  République  rhénane  ouïe  rétablissement  d'un  Etat  ancien 
comme  le  Hanovre.  Ensuite,  les  indemnités  de  guerre  à  payer 
et  lus  forces  de  police  à  entretenir  eussent  été  réparties  entre  les 
Etats  proportionnellement  à  la  population,  toute  centralisation 
militaire  demeurant  interdite.  Sauf  cette  restriction,  les  Alle- 
magnes  se  seraient  confédérées  selon  le  mode  choisi  par  elles  en 
toute  indépendance;  l'identité  actuelle  entre  la  Prusse  et  le  Reich 
aurait  disparu,  et  avec  elle  se  serait  éloigné  l'orage  qui  se 
reforme  sans  cesse  sur  la  rive  droite  du  Rhin. 

On  l'a  très  bien  dit  :  pas  de  code  sans  sanction,  pas  de  traité 
sans  garantie  d'exécution.  Il  est  bien  certain  qu'une  Allemagne 
pacifique  —  et  l'Allemagne  fédéraliste  a  toujours  été  pacifique, 
—  constituait  la  première  des  garanties. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  solution  ne  fut  pas  examinée,  et, 
l'annexion  de  la  rive  gauche  du  Rhin  ayant  été  écartée,  les  plé- 
nipotentiaires français,  pour  assurer  la  sécurité  de  la  France  et 
de  la  Belgique  et  l'exécution  du  traité  de  paix,  proposèrent  à  la 
fin  de  janvier  de  fixer  au  Rhin  la  frontière  occidentale  de  l'Alle- 
magne, d'y  créer  un  Etat  indépendant  dont  la  garde  serait 
assurée  par  une  force  interalliée  sous  le  contrôle  de  la  Société 
des  Nations.  La  discussion  dura  jusqu'au  22  avril.  La  thèse  fran- 
çaise, très  fortement  exposée  dans  des  mémoires  écrits  qui  nous 
restent,  fut  discutée  longuement,  tant  à  la  Conférence  de  la 
Paix  que  dans  la  sous-commission  constituée  à  cette  occasion.  Le 
Rhin  est  redevenu  la  frontière  de  la  civilisation  contre  la  bar- 
barie; la  France,  envahie  en  1792,  en  1814,  1815,  1870,  1914, 
réclame  la  protection  d'un  rempart  .solide  et  une  distance  appré- 
ciable entre  elle  et  l'ennemi  toujours  renaissant. 

L'Angleterre  et  l'Amérique  envisagent  avec  répugnance  l'oc- 
cupation de  la  rive  gauche  du  Rhin  par  les  armées  alliées  et  la 
création  d'un  Etat  indépendant  de  l'Allemagne;  elles  proposent 
en  échange  un  désarmement  plus  complet,  et  l'alliance  militaire 
contre  tout  mouvement  non  provoqué  d'agression  de  la  part  de 
l'Allemagne.  Finalement  il  est  décidé  que  les  Alliés  occuperont 
pendant  quinze  ans  la  rive  gauche  et  les  têtes  de  pont,  qu'ils 
évacueront  progressivement  par  zones  en  cinq  ans  si  l'Allemagne 
exécute  fidèlement  le  traité.  En  revanche,   la  rive  gauche  res- 


Si  REVUE    UES    DEIX    MONDES. 

tera  sous  la  domination  politique  des  Puissances  de  la  rive  droite 
qui  l'occupent,  la  Prusse,  la  Hesse,  la  Bavière. 

La  garantie  de  l'alliance  militaire  avec  l'Angleterre  et  les 
Étals-Unis,  en  cas  d'agression  injustifiée  de  l'Allemagne,  s'est 
évanouie.  Le  président  Wilson,  du  parti  démocrate  réélu  à  une 
très  faible  majorité,  avait  bravé  les  sentiments  traditionalistes 
du  Sénat  américain  en  quittant  le  sol  des  Etats-Unis  et  en  négo- 
ciant avec  les  Puissances  européennes  sans  le  concours  de  cette 
assemblée,  qui  a  refusé  de  ratifier  le  traité  de  paix  et  n'a  même 
pas  discuté  le  traité  d'alliance  défensive  avec  la  France.  C'est  là 
une  question  de  politique  intérieure,  et  personne  en  France  n'a 
attribué  ce  refus  à  un  refroidissement  de  l'amitié  profonde  qui 
ne  cesse  d'unir  les  deux  pays.  Mais  ce  conflit  entre  le  Président, 
et  le  Sénat  américain  pouvait  être  prévu  et,  tout  en  acceptant 
l'offre  du  président  Wilson,  on  devait  savoir  qu'il  promettait 
plus  qu'il  ne  pouvait  tenir,  et  demander  à  l'Angleterre  que  son 
offre  d'intervention  en  cas  d'agression  de  l'Allemagne  ne  fut  pas 
subordonnée  à  l'attitude  de  l'Amérique. 

La  garantie  que  représente  l'occupation  de  la  rive  gauche 
cl  des  tètes  de  pont  reste  très  sérieuse,  mais,  il  faut  le  recon- 
naître, le  fait  quelle  ne  commence  à  jouer  que  dans  cinq,  dix, 
et  quinze  ans,  lui  enlève  beaucoup  de  son  efficacité.  Toutes  les 
conditions  de  l'armistice  ont  été  exécutées  parce  que  la  coerci- 
tion était  toute  prête.  Le  traité  a  été  signé  parce  que  les  armées 
alliées  étaient  mobilisées,  concentrées,  et  allaient  se  porter  en 
avant  pour  occuper  de  nouveaux  territoires  allemands,  et  parce 
que  leur  marche,  —  le  gouvernement  de  Berlin  le  savait  bien, — 
eût  été  le  signal  d'une  séparation  très  nette  entre  la  Prusse  et 
ses  vassaux.  Mais  depuis,  chaque  fois  qu'une  clause  du  traité 
est  arrivée  à  échéance,  elle  a  été  protestée  :  qu'il  s'agisse  de 
livrer  des  navires  de  guerre,  des  drapeaux,  des  avions,  du 
charbon,  des  coupables,  ou  un  Empereur.  Et  ces  non-exécutions 
du  traité  n'ont  été  suivies  d'aucune  répression.  Avec  le  carac- 
tère des  gouvernants  de  l'Allemagne  unitaire,  une  pénalité 
lointaine  n'a  qu'un  effet  très  limité  ;  heureusement  il  y  en  a 
d'autres,  et  l'occupation  de  Francfort,  Hanau,  Darmstadt,  en 
réponse  à  l'entrée  des  troupes  allemandes  dans  la  zone  neutre, 
a  été  un  événement  des  plus  heureux. 

La  Ligue  des  Nations,  dont  le  Pacte  ouvre  le  traité  de  paix, 
est  apparue  comme  une  garantie  d'exécution  de  ce  traité,  mais 


COMMENT    FINIT    LA    GUERRE.  SÎÎ 

le  fait  d'avoir  écarté  la  proposition  de  constituer  à  son  service 
une  force  armée  internationale  lui  enlève  beaucoup  de  son 
efficacité.  On  peut  se  demander  si  l'existence  «le  ce  pacte  en 
1914  aurait  empêché  la  guerre  mondiale  d'éclater,  et  si  les 
Puissances  neutres  qui  ont  maintenant  adhéré  au  pacte  seraient 
effectivement  entrées  en  Julio  contre  l'Allemagne.  Cette  concep- 
tion est  bien  dans  les  traditions  françaises.  Sully  nous  a  exposé 
le  «  Grand  Dessein  »  d'Henri  IV,  l'abbé  de  Saint-Pierre  et  tous 
les  philosophes  du  xvme  siècle  ont  rêvé  d'une  Société  des  Nations. 
Assagi  par  l'expérience  du  malheur,  Napoléon  a  dit  dans  le 
Mémorial  de  Sainte-Hélène  : 

«  Une  de  mes  plus  grandes  pensées  avaii  été  l'aggloméra- 
tion, la  concentration  des  mêmes  peuples  géographiques  qu'ont 
dissous,  morcelés  les  révolutions  et  la  politique.  J'eusse  voulu 
faire  de  chacun  de  ces  peuples  un  seul  et  même  corps  de 
nation...  Le  pouvoir  souverain  qui,  au  milieu  de  la  grande 
mêlée,  embrassera  de  bonne  foi  la  cause  des  peuples,  se  trou- 
vera à  la  tète  de  toute  l'Europe  et  pourra  tenter  tout  ce  qu'il 
voudra...  C'est  avec  un  tel  cortège  qu'il  serait  beau  de  s'avancer 
dans  la  postérité,  d'aller  au-devant  de  la  bénédiction  des  siècles. 
Après  cette  simplification  sommaire,  il  ne  serait  plus  chimé- 
rique d'espérer  l'unité  des  codes,  celle  des  principes,  des  opinions, 
des  vues,  désintérêts.  Alors,  peut-être,  à  la  faveur  des  lumières 
universellement  répandues,  deviendrait-il  permis  de  rêver,  pour 
la  grande  famille  européenne,  l'application  du  Congrès  améri- 
cain ou  celle  des  Amphiclyons  de  la  Grèce;  et  quelles  pers- 
pectives alors  de  force,  de  grandeur,  de  jouissance,  de  prospé- 
rité, quel  magnifique  spectacle!  » 

La  France  ne  pouvait  donc  pas  repousser  la  garantie  supplé- 
mentaire que  le  gouvernement  anglais  acceptait  et  sur  laquelle 
le  gouvernement  des  Etats-Unis  insistait  beaucoup.  Mais  il 
semble  bien  qu'aux  yeux  du  Sénat  américain,  l'obligation 
d'intervenir  dans  les  affaires  européennes  à  la  réquisition  d'un 
conseil  étranger  reste  un  des  principaux  obstacles  à  la  ratifi- 
cation du  traité.  Evidemment,  même  sans  l'assentiment  de 
l'Amérique,  le  pacte  reste  entier;  mais  son  efficacité  est  bien 
douteuse. 

Dans  l'ensemble,  par  le  traité  du  28  juin  1919,  les  buts  de 
guerre  des  Alliés  ont  été  atteints,  tels  qu'ils  avaient  été  définis 
par  leurs  pHivornements.  Néanmoins,  la  déclaration1  laite  par 


8G 


REVUE    DES    DETX    MONDES. 


M.  Briand,  le  10  janvier  1917,  en  réponse  à  une  question  «lu 
président  Wilson,  laissait  la  porte  ouverte  à  toutes  les  solutions 
possibles  aux  problèmes  de  la  rive  gauche  du  Rhin  et  de  la 
fédéralisation  de  l'Allemagne  :  «  4°  Restitution  des  provinces 
ou  territoires  autrefois  arrachés  aux  Alliés  par  la  force  ou 
contre  le  vœu  des  populations...;  8°  Les  Alliés  n'ont  jamais  eu 
le  dessein  de  poursuivre  l'extermination  des  peuples  allemands 
et  leur  disparition  politique.  »  Il  ne  semble  pas  qu'au  cours  des 
négociations  il  ait  jamais  été  fait  allusion  à  ce  pluriel  1res 
significatif. 

Le  danger  de  l'Est  reste  constant.  Sans  doute  l'organisation 
d>'  l'armée  allemande  a  dû  se  camoufler;  mais  les  bureaux  du 
grand  Etat-major  sont  répartis  dans  les  différents  ministères  et 
y  continuent  la  préparation  à  la  guerre  en  la  généralisant;  les 
Iroupes  seraient  rapidement  prêtes  à  entrer  en  campagne  ;  les 
cellules  de  la  mobilisation  existent,  et  prêtes  à  recevoir  les 
•">  millions  d'hommes  qui  viennent  de  déposer  les  armes;  les 
cadres  sont  ardents  et  rêvent  d'une  guerre  de  revanche  ;  les 
écoles  primaires  dressent  des  soldats,  les  universités  des  officiers 
de  réserve.  En  180N,  Napoléon  Ier  n'a  pas  réussi  à  empêcher 
l'armée  prussienne  de  se  reconstituer;  il  serait  vain  d'espérer  un 
meilleur  résultai  des  précautions  actuelles. 

Restent  les  mesures  prises  contre  le  matériel  de  guerre. 
Beaucoup  peuvent  être  éludées  :  comment  empêcher  la  cons- 
truction d'avions  destinés  au  service  de  la  poste  ou  bien  au 
transport  des  voyageurs,  et  qui  pourraient  servir  à  la  chasse,  à 
la  reconnaissance  ou  au  bombardement?  Il,  suffit  de  quelques 
plaques  de  blindage  pour  transformer  un  char  d'assaut  en  trac- 
teur agricole  sur  chenille.  Une  fabrique  de  corps  creux  se  spé- 
cialise rapidement  dans  la  production  des  obus,  une  usine  de 
produits  chimiques  dans  celle  des  gaz  asphyxiants  et  des 
explosifs. 

Néanmoins,  il  n'est  pas  indifférent  de  retarder  le  moment 
où  l'Allemagne,  après  avoir  commis  la  folie  de  déclarer  la 
guerre,  serait  prête  à  entrer  en  campagne.  A  ce  point  de  vue, 
les  commissions  chargées  de  surveiller  son  désarmement  rem- 
plissent donc  un  rôle  très  efficace,  notamment  en  détruisant 
tous  ceux  des  canons  qui  n'ont  pu  être  dissimulés  et  en  empê- 
chant dans  toute  la  mesure  du  possible  la  construction  de  nou- 
velles pièces.  Il  est  essentiel  de  surveiller  la  production  et  la 


COMMENT    FINIT    LA    GUERRE.  87 

consommation  du  charbon  et  d'empêcher  l'Allemagne  de  consti- 
tuer des  stocks  pour  les  trains  militaires. 

Mais  cette  surveillance  se  heurte  à  une  mauvaise  volonté. 
croissante,  et  sa  nécessité  n'en  est  pas  comprise  avec  une  égale 
clarté  par  tous  les  Alliés.  On  eût  fait  d'une  pierre  deux  coups 
en  organisant  le  contrôle  financier  de  l'Allemagne,  et  les  froiss  - 
merits  inévitables  n'eussent  pas  été  sensiblement  augmentés. 
Puisque  le  débiteur  se  déclarait  insolvable,  il  était  légitime  de 
constituer  un  syndic  de  la  faillite  et  d'administrer  s?s  biens.  Le 
paiement  des  indemnités  de  guerre,  les  livraisons  de  charbon  et 
le  désarmement  effectif  eussent  été  en  mémo  temps  assurés. 

Contre  le  danger  de  l'Est,  le  traité  a  laissé  la  garde  du  Rhin 
aux  armées  alliées;  mais,  en  fait,  la  France  en  assume  la  charge 
principale;  elle  a,  en  outre,  des  obligations  en  Orient;  sa  posi- 
tion en  Syrie  et  en  Cilicie  est  grevée  par  des  incertitudes  qui  ont 
persisté  trop  longtemps  et  qui  la  contraignent  à  l'entretien 
d'effectifs  importants.  Les  troupes  françaises  continuent  a  assu- 
rer l'ordre  dans  les  territoires  où  le  plébiscite  a  été  ordonné. 
Dos  états-majors  et  des  cadres  français  instruisent  les  armées 
des  nouvelles  nations  libérées.  Au  Maroc,  l'œuvre  de  pacification 
est  loin  d'être  achevée.  Aucune  guerre  ne  s'est  terminée  en  lais- 
sant de  pareilles  charges  militaires  au  vainqueur. 

LA    NOUVELLE   ARMÉE    FRANÇAISE   ET   SES   CADRES 

La  France  se  trouve  donc  dans  l'absolue  nécessité  de  garder 
une  forte  armée.  Renonçant  délibérément  a  la  garantie  d'une 
dangereuse  neutralité,  la  Belgique  prend  place  à  ses  côtés,  con- 
sacrant les  liens  qui  l'attachent  à  la  France  depuis  sa  naissance 
avec  la  parenté  de  race  et  de  civilisation  et  la  fraternité  des 
armes,  à  tout  jamais  inoubliable.  Instruite  par  une  cruelle  expé- 
rience, elle  sait  ce  que  valent  les  traités  les  plus  solennels, 
garantis  par  la  signature  de  toutes  les  grandes  Puissances,  et  ce 
qu'il  faut  de  force  pour  assurer  le  triomphe  du  droit. 

Les  effectifs  actuels  de  l'armée  française  suffisent  à  peine  à 
ses  tâches  multiples  et  personne  ne  peut  prévoir  à  quelle  époque, 
—  lointaine  en  tout  cas, —  il  sera  possible  de  les  réduire.  La  fin 
des  plébiscites  et  l'éclaircissement  de  la  situation  en  Orient  ne 
rendra  disponibles  que  peu  de  troupes;  la  Syrie  et  le  Maroc, 
même  après  la  pacification  complète,  exigeront  de  fortes  garni- 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


sons  pendant  de  longues  années.  La  rive  gauche  du  Rhin  doit 
être  occupée  pendant  quinze  ans  au  moins,  puisque  l'évacuation 
n'aura  lieu  que  si  l'exécution  du  traité  suit  son  cours  normal  et, 
pour  y  diminuer  les  troupes,  il  faudrait  dans  l'attitude  de  l'Alle- 
magne un  changement  que  rien  ne  permet  d'espérer. 

Les  effectifs  actuels  sont  le  résultat  de  la  présence  de  deux 
classes  sous  les  drapeaux;  la  France  sera  donc  contrainte  de 
garder  le  service  obligatoire  de  deux  ans.  L'organisation  de  ses 
contingents  indigènes  coloniaux  est  une  œuvre  de  longue 
haleine,  dès  maintenant  activement  entreprise.  Si  elle  est  conti- 
nuée avec  la  suite  qui  a  manqué  jusqu'à  présent  à  son  exécution, 
on  peut  penser  qu'elle  permettra  de  remplacer  en  Europe  et 
dans  l'Afrique  du  Nord  des  contingents  européens  correspondant 
à  la  moitié  d'une  classe  de  recrutement. 

La  Belgique  sera  vraisemblablement  amenée  à  des  mesures 
analogues  ;  elle  peut  trouver  dans  ses  possessions  du  Congo  des 
ressources  militaires  semblables  a  celles  que  la  France  tire  de 
ses  colonies.  Elle  s'est  abstenue  d'y  faire  appel  pendant  la  grande 
guerre,  qui  l'a  surprise  plus  que  toute  autre  Puissance.  Aucune 
organisation  ne  permettait  d'utiliser  ces  contingents  braves, 
formés  par  la  guerre  coloniale,  que  commandait  un  corps  d'offi- 
ciers remarquable.  La  campagne  contre  les  colonies  allemandes 
se  termina  d'ailleurs  au  moment  où  la  question  du  fret  rendait 
difficiles  les  transports  à  grande  distance,  qui  immobilisent  les 
navires  pendant  longtemps;  en  outre,  on  ignorait  si  les  noirs 
pouvaient  s'acclimater  en  Europe.  Mais  les  mêmes  causes  pro- 
duiront bien  probablement  les  mêmes  effets.  C'est  un  surcroit 
de  force  très  appréciable  que  la  Belgique  peut  tirer  de  son 
domaine  africain,  dont  la  population,  malgré  les  ravages  de  la 
maladie  du  sommeil,  ne  peut  être  évaluée  a  moins  de  20  mil- 
lions d'habitants. 

Ce  n'est  pas  tout  d'avoir  assuré  le  recrutement  d'une  armée; 
ïl  faut  l'encadrer.  La  guerre  aura  appris  tout  le  parti  qu'on  peut 
tirer  des  officiers  de  réserve,  insuffisamment  utilisés  avant  19i  ï . 
Elle  aura  fait  pénétrer  plus  avant  la  notion  du  devoir  mili- 
taire dans  les  classes  moyennes  de  la  nation.  C'est  le  tout  de 
l'homme  que  la  Patrie  réclame  pour  sa  défense  ;  il  sait  mainte- 
nant qu'il  manquerait  à  son  devoir,  le  jeune  homme  qui,  instruit, 
intelligent,  vigoureux,  fuirait  les  galons  parce  qu'ils  l'oblige- 
raient à  quelques  périodes  d'instruction  supplémentaires.  Nos 


Comment  finit  la  guerre.  89 

officiers  de  complément  seront  certainement  encore  meilleurs 
et  plus  nombreux. 

Mais  les  cadres  de  complément  n'existent  que  par  les  cadres 
permanents  de  l'armée  active,  officiers  et  sous-officiers  de  car- 
rière, qui  les  forment  en  môme  temps  qu'ils  instruisent  les 
soldats.  De  la  valeur  de  ces  cadres  permanents  dépend  celle  do 
l'armée,  outil  de  guerre  :  la  nation  fournit  la  matière  première, 
les  cadres  permanents  le  façonnent,  le  commandement  s'en  sert. 

Certes,  la  matière  première  est  merveilleuse;  elle  réunit  les 
qualités  de  tous  les  métaux,  et  y  joint  même  quelques  autres. 
Une  arme  terrible  peut  en  sortir,  acérée,  résistante,  souple  jus- 
qu'à l'élasticité,  plastique  et  gardant  sa  forme  sous  tous  les  chocs 
jusqu'à  l'instant  où  il  devient  nécessaire  d'en  changer.  Mais  c'est 
une  opération  délicate  que  la  fusion  de  tous  les  métaux  du  Nord 
et  du  Midi,  de  l'Est  et  de  l'Ouest,  en  un  alliage  unique;  ce  n'est 
pas  un  apprenti  qui  peut  forger  catte  arme  et  lui  donner  sa 
trempe.  Le  malicieux  alliage  exagère  en  bavures  les  fautes  du 
maladroit  et  une  erreur  peut  rendre  l'arme  cassante.  Mais,  si  le 
travail  est  bien  fait,  l'épée  vit  dans  la  main  qui  la  tient  et  qui 
lui  communique  en  même  temps  sa  chaleur  et  sa  volonté.  Elle 
sent,  elle  vibre,  elle  résonne,  prête  au  combat. 

Donc  les  officiers  de  carrière  jouent  un  rôle  capital  dans  la 
préparation  de  la  guerre.  Sortis  de  toutes  les  classes  de  la  nation, 
ils  doivent  prendre  place  dans  l'élite.  Le  prestige  du  chef  leur 
est 'nécessaire  dans  leur  rôle  d'éducateurs;  ils  doivent  l'assurer 
par  un  travail  personnel  qui  étend  sans  cesse  leurs  connaissances, 
par  l'accomplissement  silencieux  de  leurs  devoirs  quotidiens  et 
par  la  dignité  de  leur  vie.  Beaucoup  voudront  participer,  tout 
au  moins  au  début  de  leur  carrière,  à  la  formation  des  nouveaux 
régiments  coloniaux  et  profiter  de  cette  occasion  pour  étudier 
la  plus  grande  France;  ils  en  reviendront  l'esprit  élargi  par  le 
contact  avec  des  mondes  nouveaux,  l'initiative  développée  par 
l'imprévu  constant  de  la  vie  coloniale,  et  souvent  aussi  la  volonté 
trempée  dans  les  combats.  Aujourd'hui,  il  faut  leur  demander 
encore  plus  de  travail  et  de  réflexion  qu'autrefois.  Les  change- 
ments constants  dans  le  matériel  se  répercutent  dans  la  tech- 
nique du  la  guerre  et  la  compliquent  sans  cesse.  L'étude  des 
armes  et  de  tous  les  moyens  de  destruction  récemment  inventés, 
les  procédés  nouveaux  d'attaque  et  de  défense,  les  modifications 
qui  en  résultent  dans  la  tactique  et  par  conséquent  dans   les 


90 


DENUE    DES    DEUX    MONDES. 


règlements  des  différentes  armes,  voilà  des  travaux  que  leurs 
devanciers  ont  à  peine  connus  et  qui  seront  de  leur  vie  courante. 

Aussi  faut-il  que  cette  vie  soit  assurée,  et  actuellement  elle 
ne  Test  pas.  Les  tarifs  de  solde  ne  tiennent  pas  compte  du  ren- 
chérissement de  la  vie  et  les  indemnités  temporaires  ont  été  cal- 
culées avec  une  parcimonie  déplorable;  fait  très  grave,  les 
charges  de  famille  ne  sont  compensées  que  d'une  façon  dérisoire  ; 
des  enquêtes  concordantes  montrent  qu'un  ménage  d'officier 
ayant  plus  de  deux  enfants  est  réduit  à  un  seul  repas  par  jour, 
s'il  ne  dispose  pas  de  ressources  personnelles,  ce  qui  est  le  cas  le 
plus  fréquent. 

L'armée  de  la  Victoire  supporte  avec  stoïcisme  cette  injuste 
épreuve  qui,  elle  le  sait,  blesse  les  sentiments  de  reconnaissance 
et  d'affection  que  la  nation  a  pour  elle.  Elle  constate  en  silence 
la  hausse  de  tous  les  salaires  et  les  augmentations,  très  justes 
d'ailleurs,  que  le  Parlement  a  consenties  aux  traitements  des 
fonctionnaires,  qui  sont  électeurs.  Mais  beaucoup  d'officiers, 
parmi  les  plus  capables,  ont  déjà  quitté  une  carrière  qui  ne 
nourrit  pas  son  homme  et  où  on  ne  peut  élever  ses  enfants.  Ils 
viendront,  s'il  est  besoin,  reprendre  leur  place  dans  le  rang  au 
jour  du  danger,  mais  ils  auront  besoin  de  s'entraîner  de  nouveau 
et  d'apprendre  toutes  les  transformations  qu'auront  subies  le 
matériel  et  la  tactique  de  leur  arme.  En  tout  cas,  leur  expérience 
manquera  à  la  formation  de  leurs  cadets. 

En  môme  temps,  les  jeunes  gens  se  détournent  des  Ecoles 
militaires,  où  le  nombre  des  candidats  diminue  d'une  manière 
très  inquiétante.  Si  l'on  n'y  prend  garde,  le  corps  d'officiers  ne 
se  recrutera  plus  que  parmi  les  fruits  secs  de  toutes  les  carrières 
et  les  véritables  vocations  deviendront  tout  à  fait  exceptionnelles. 
Or  l'armée  a  besoin  au  contraire  de  spécialistes  très  avertis, 
ouverts  aux  idées  générales,  connaissant  toutes  les  ressources 
qu'ils  auront  à  mettre  en  œuvre  au  moment  suprême,  capables 
d'instruire  l'élite  intellectuelle  qui  doit  former  le  cadre  d<- 
l'armée  de  la  guerre  avec  les  officiers  de  complément;  ces 
hommes  d'intelligence  et  de  caractère  ne  peuvent  se  trouver 
que  par  des  concours  d'un  niveau  élevé,  largement  ouverts  à  de 
nombreux  candidats. 

Les  jeunes  officiers  n'ont  plus  le  même  but  idéal  qui  ani- 
mait leurs  aînés  :  délivrer  l'Alsace  et  la  Lorraine.  Mais  leur 
rôle  reste  très  beau  :  monter  la  garde  du  Rhin,  former  une 


COMMENT    FINIT    LA    GUERRE.  '.H 

armée  coloniale  indigène  qui  rend  visible  a  tous  les  yeux  fa 
ligure  de  la  plus  grande  France,  préparer  à  toutes  les  éventua- 
lités la  nation  qui  vient  de  sauver  la  liberté  du  monde,  ce  sont 
là  de  belles  et  grandes  tâches  auxquelles  on  peut  rêver  de  con- 
sacrer sa  vie.  Encore  faut-il  que  cette  existence  n'apparaisse 
pas  rapetissée  par  des  soucis  matériels  de  tous  les  instants,  et 
que  les  vocations  naissantes  ne  soient  pas  contrariées  par  la 
prudence  des  familles,  inquiétées  par  l'avenir  de  privations  qui 
s'ouvrirait  devant  leurs  lils. 

Il  est  devenu  très  urgent  de  relever  notablement  toutes  les 
soldes  des  officiers  et  des  sous-officiers,  et  très  notablement  les 
indemnités  de  famille.  C'est  la  première  condition  pour  que 
I  armée  permanente  puisse  recruter  ses  cadres. 

Le  programme  d'entrée  ainsi  que  l'enseignement  des  écoles  mi- 
litaires devra  s'élargir  beaucoup.  L'histoire  générale,  l'économie 
politique  et  l'étude  de  la  langue  anglaise  y  entreront.  La  spé- 
cialisation se  fera  ensuite,  dans  des  écoles  d'application.  Au 
cours  de  leur  carrière,  les  officiers  viendront  se  réunir  dans 
«les  centres  de  renseignements  d'où  sera  bannie  toute  appa- 
rence de  scolarité  et  où  ils  se  mettront  au  courant  des  derniers 
perfectionnements  de  l'armement  et  des  changements  qu'ils  ont 
amenés  dans  les  idées  militaires.  Les  officiers  de  complément 
pourront  très  avantageusement  être  admis  à  ces  conférences  et 
prendre  part  aux  mêmes  travaux  que  les  officiers  de  l'armée 
active. 

IA  DOCTRINE  DE   GUERRE 

Quel  sera  l'esprit  de  cet  enseignement  militaire?  Comment 
s'établira  la  doctrine  de  guerre? 

L'Ecole  supérieure  de  guerre  a  donné  à  l'armée  française 
des  états-majors  remarquables.  Les  décisions  du  commandement 
étaient  bien  préparées,  et  leur  exécution  se  réalisait  dans  toute 
la  mesure  du  possible;  les  mouvements  de  troupes  très  bien 
réglés  s'exécutaient  par  voie  ferrée  ou  par  camions  automobiles 
avec  une  rapidité  qui  a  souvent  surpris;  les  troupes  étaient 
bien  nourries,  et  approvisionnées  en  munitions  dans  toute  la 
mesure  où  le  permettaient  les  disponibilités;  le  service  des 
renseignements,  qui  se  bornait  au  début  à  établir  l'ordre  do 
bataille  ennemi,  n'a  pas  tardé  à  élargir  son  horizon.  Ces  états- 


02  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

majors  ont  suivi  avec  beaucoup  de  souplesse  les  transformations 
rapides  de  la  guerre;  ils  ont  dû  se  recruter  au  cours  des  hosti- 
lités, et  des  cours  d'instruction  ont  formé  un  grand  nombre 
d'officiers  mieux  qu'utilisables.  Il  n'y  a  rien  à  changer  a  la 
technique  de  notre  enseignement  militaire. 

L'organisation  générale  du  commandement  était  bonne  et 
on  ne  peut  lui  reprocher  que  la  création  du  «  groupe  d'armées,  » 
formation  de  circonstance  qui  doit  disparaître  avec  les  causes 
qui  l'ont  motivée.  D'abord  créé  dans  un  dessein  de  coordination 
avec  un  état-major  limité,  cet  organe  a  réussi  à  étendre  ses 
attributions  au  détriment  dos  armées,  afin  de  justifier  son  exis- 
tence. En  période  calme,  le  mal  n'était  pas  grand;  mais  il  s'est 
révélé  très  aigu  au  cours  des  opérations  actives  :  l'ordre  quoti- 
dien, ou  bien  enregistrait  les  décisions  du  commandement 
local,  ou  bien  les  contredisait  inutilement,  car  il  arrivait  tou- 
jours trop  tard.  Mais  il  y  avait  un  matelas  a  peu  près  imper- 
méable entre  le  Haut  Commandement  et  les  exécutants;  les 
directives  générales  n'étaient  transmises  que  par  fragments,  et 
tel  commandant  d'armée,  le  plus  activement  engagé,  n'a  connu 
celles  du  maréchal  Foch  que  par  la  lecture  des  articles  de 
M.  Louis  Madelin  dans  la  Revue. 

La  doctrine  de  guerre  de  l'armée  française  s'est  trouvée 
presque  toujours  trop  rigide  et  trop  absolue.  L'offensive  à 
outrance  du  début,  le  scepticisme  qui  succéda  aux  déceptions  et 
la  recherche  constante  de  la  formule  de  la  victoire  paraissent 
bien  résulter  d'un  enseignement  trop  limité  à  certaines  cam- 
pagnes, d'où  l'on  tirait  des  méthodes  de  combat  qui  ne  tenaient 
pas  assez  compte  de  l'armement  moderne  et  de  la  puissance  de 
ses  feux.  Les  principes  de  la  doctrine  offensive  se  trouvaient 
confondus  avec  les  procédés  vicieux  de  l'attaque  sans  prépara- 
tion, dont  l'échec  jetait  l'incertitude  dans  les  esprits.  Puis  le 
caractère  absolu  de  l'enseignement  reparaissait  dans  la  recherche 
ou  l'emploi  d'autres  procédés  :  môme  le  succès,  parce  qu'il 
n'était  pas  complet,  ramenait  le  doute. 

Dans  le  principal  amphithéâtre  de  notre  Ecole  supérieure  de 
guerre,  il  faudrait  graver  cette  phrase  de  Napoléon  :  «  La  tac- 
tique, les  évolutions,  la  science  de  l'ingénieur  et  de  l'artilleur 
peuvent  s'apprendre  dans  les  traités,  à  peu  près  comme  la  géo- 
métrie ;  mais  la  connaissance  des  hautes  parties  de  la  guerre  ne 
s'acquiert  que  par  l'étude  de  l'histoire  des  guerres  et  des  batailles 


COMMENT    FINIT    T.  \    GUERRE.  VO 

des  grands  capitaines  et  par  l'expérience.  //  rit/  a  point  de  régies 
précises,  déterminées;  tout  dépend  du  caractère  que  la  nature  a 
donné  au  général,  de  ses  qualités,  de  ses  défauts,  de  la  nature 
des  troupes,  de  la  portée  des  armes,  de  la  saison  et  de  mille  cir- 
constances qui  t'ont  que  les  choses  ne  se  ressemblent  jamais.  » 
En  grandes  capitales  serait  gravée  la  proposition  :  //  ri  y  a  pas 
de  règles  précises,  déterminées. 

Le  cours  de  stratégie  et  de  tactique  générale  pourrait  débuter 
par  la  citation  suivante  :  «  Alexandre  a  fait  huit  campagnes... 
Annibal  en  a  fait  dix-sept...  César  en  a  fait  treize...  Gustave- 
Adolphe  en  a  fait  trois...  Turenne  en»a  fait  dix-huit...  Le  prince 
Eugène  de  Savoie  en  a  fait  treize...  Frédéric  en  a  fait  onze... 
L'histoire  de  ces  quatre-vingt-trois  campagnes  serait  un  traité 
complet  de  l'art  de  la  guerre  ;  1  s  principes  que  l'on  doit  suivre 
dans  la  guerre  défensive  et  offensive  en  découleraient  comme 
de  source.  »  Le  professeur  serait  obligé  de  ne  pas  chercher  t<m- 
ses  exemples  dans  la  même  époque  et,  si  on  lui  objectait  le  peu 
d'intérêt  que  présente  l'étude  de  guerres  aussi  lointaines,  alors 
que  l'armement  était  si  différent  du  nôtre,  il  mettrait  cette  ques- 
tion matérielle  a  son  rang  d'importance  en  citant  le  Maître  une 
fois  de  plus  :  «  Si  Gustave  Adolphe  ou  Turenne  arrivaient  dans 
un  de  nos  camps  a  la  veille  d'une  bataille,  ils  pourraient  com- 
mander l'armée  dès  le  lendemain.  Mais  si  Alexandre,  César  ou 
Annibal  revenaient  ainsi  des  Champs-Elysées,  il  leur  faudrait 
au  moins  un  ou  deux  mois  pour  bien  comprendre  ce  que  l'in- 
vention de  la  poudre,  les  fusils,  les  canons,  les  obusiers,  les 
mortiers  ont  produit  et  ont  dû  produire  de  changements  dans 
l'art  de  la  défensive,  comme  dans  l'art  de  l'attaque  ;  il  faudrait 
les  tenir  pendant  ce  temps-là  à  la  suite  d'un  parc  d'artillerie.  » 

L'étude  de  la  grande  guerre  dans  se-  transformations  si 
rapides  et  si  complètes  sera  évidemment  poussée  dans  le  détail 
de  quelques  opérations  caractéristiques.  Mais  on  ne  pourrait  y 
borner  l'attention  sans  retomber  dans  l'empirisme;  quelque 
variées  que  soient  les  formes  qu'elles  a  revêtues,  elle  ne  peut 
donner  une  idée  exacte  de  ce  que  serait  un  choc  nouveau,  avec 
des  armées  différentes  de  composition  et  d'esprit,  et  les  change- 
ments dans  le  matéri  A  ne  sont  rien  à  côté  de  ceux  qui  résultent 
des  situations  nouvelles. 

Si,  le  28  juin  l'Jll),  le  gouvernement  allemand  avait  refusé 
de  signer  le  traité  de  paix,  les  armées  alliées  se  fussent  avancées 


9i  BEVUE    DES    DEUX    MONDES*) 

'H  Allemagne;  au  début,  elles  n'auraient  rencontré  aucune 
résistance  sérieuse,  mais  quelques  troupes  ralliées  par  un  chef 
énergique  auraient  pu  commettre  la  folie  de  chercher  ;i  lea 
arrêter  à  leur  deuxième  ou  troisième  étape,  et  il  eût  fallu  mettra 
fin  à  cette  équipée  le  plus  rapidement  possible,  en  réduisant  1  s 
pertes  au  minimum.  Celle  opération  n'a  pas  d'analogue  dans  la 
dernière  guerre.  —  Si  le  coup  d'État  de  Kapp  ou  1920  avait 
réussi,  il  aurait  vraisemblable  mont  amené  de  nouvelles  hostili- 
tés, aussi  follement  engagées,  mais  <•;>  n'eût  pas  été  la  première 
fois  que  l'Allemagne  eût  violé  les  règles  de  la  raison  ;  le  résultat 
de  la  lutte  n'eût  pas  été  douteux,  mais  on  ne  peut  prévoir 
quelle  forme  elle  aurait  prise. 

Grèce  aux  fautes  de  l'Entente,  l'Allemagne  est  plus  centrali- 
sée qu'elle  ne  l'a  jamais  été,  mais  elle  est  privée  de  sa  dynastie 
et  elle  parait  bien  incapable  de  retrouver  son  équilibre  sans  cet 
appui  central.  Les  patriotes  rhénans,  bavarois,  hanovriens  ont 
bien  raison  de  dire  que  la  République  actuelle  est  un  plus  grand 
danger  pour  la  paix  que  n'était  le  Kaiser  en  1914,  et  surtout  que- 
lle serait  le  Kaiser  en  1920.  Tant  qu'ils  n'auront  pas  réussi  à 
rendre  à  l'Allemagne  la  forme  fédérale  qui  lui  est  naturelle,  le 
malaise  persistera  et  le  monde  sera  à  la  merci  d'un  nouveau 
coup  d'Etat  prussien.  Le  troupeau  sans  berger,  incapable  de  se 
conduire  soi-même,  erre  a  l'aventure,  à  la  merci  de  quelque 
bête  bien  encornée  qui  le  mènera  dans  un  précipice;  un  Kapp 
quelconque  peut  surgir  de  nouveau,  flanqué  de  Ludendorff  et  de 
quelques  acolytes,  qui,  s'étant  saisi  du  pouvoir,  ne  pourra  le 
garder  qu'en  faisant  de  la  surenchère  pangermaniste,  fort 
capable  de  dénoncer  le  traité  de  paix,  avec  la  France  seulement 
par  exemple,  en  supposant  un  désaccord  entre  les  Alliés.  Dans 
cette  hypothèse,  qui  n'a  rien  d'invraisemblable,  il  faudrait 
frapper  vite  et  fort;  la  plus  grande  rapidité  s'imposerait  dans 
les  opérations;  il  faudrait  se  saisir  des  centres  miniers  et  indus- 
triels, pousser  immédiatement  jusqu'à  l'Elbe.  Sinon,  l'ennemi 
s'organiserait  et  sa  soumission  réclamerait  de  grands  efforts, 
de  nouvelles  pertes  irréparables,  des  dépenses  énormes  que  per- 
sonne ne  pourrait  payer.  L'armée  allemande,  même  privée 
d'une  partie  de  son  matériel,  resterait  une  force  assez  impor- 
tante devant  les  effectifs  de  première  ligne  qui  devraient  l'abor- 
der, et  la  lutte  prendrait  des  aspects  imprévus. 

Donc,  ce  n'est  pas  seulement  la  guerre  d'hier  qu'il  faut  étu- 


GOMMENT    FINIT    LA    GUERRE.  95 

dier,  c'est  toute  la  guerre,  dont  il  s'agit  de  dégager  les  prin- 
cipes à  travers  les  formes  mouvantes,  en  répétant  sans  cesse  : 
//  n'y  a  pas  de  règles  précises,  dé  terminées.  Les  choses  ne  se 
ressemblent  jamais.  L'expérience  de  la  guerre  est  infiniment 
précieuse  ;  elle  développe  l'initiative,  la  volonté,  la  maîtrise  de 
soi,  toutes  les  qualités  du  caractère;  chez  ceux  qui  sont  nés 
chefs,  elle  montre  le  goût  des  responsabilités;  elle  ouvre  l'intel- 
ligence et  permet  de  comprendre  rapidement  une  situation,  à 
condition  qu'on  ne  cherche  pas  dans  sa  mémoire  une  situation 
semblable;  elle  donne  enfin  la  connaissance  du  matériel  qui  ne 
change  pas,  le  plus  précieux  et  le  plus  délicat  de  tous,  le  maté- 
riel humain.  Mais  l'expérience  demande  à  être  complétée  par  la 
réilexion  et  par  l'étude. 

l'armée  dans  la  nation 

L'armée  française,  qui  était  pendant  la  guerre  la  nation  elle- 
même,  maintiendra  certainement  avec  le  pays  une  union  plus 
étroite  qu'avant  la  terrible  épreuve.  Les  anciens  préjugés  ne 
subsistent  plus  que  dans  de  rares  esprits  incapables  de  se  trans- 
former; la  vieille  crainte  s'est  évanouie  de  voir  la  France  payer 
de  sa  liberté  la  victoire. 

Il  y  a  un  esprit  d'après-guerre  et  il  faut  compter  avec  lui. 
Ce  n'est  pas  en  vain  que  tous  les  Français  ont  vécu  dans  la  tran- 
chée côte  à  côte  pendant  plus  de  quatre  ans  et  qu'ils  ont  mêlé 
leur  sang  en  faisant  triompher  la  plus  juste  des  causes.  Les 
luttes  des  partis  sont  la  vie  même  d'un  peuple  libre,  et  l'union 
sacrée  ne  pouvait  survivre  à  la  guerre  qui  l'avait  créée,  mais  il 
en  reste  des  souvenirs  que  la  génération  présente  ne  peutoublifi- 
et  qu'elle  se  doit  à  elle-même  de  transmettre  à  la  suivante. 

Lis  associations  d'anciens  combattants  qui  se  sont  formées 
.vont  toutes  à  encourager.  Elles  doivent  rester  unies,  et  favo- 
riser également  les  unions  des  anciens  soldats  de  chaque  régi- 
ment, qui  se  retrouveront  entre  eux  comme  au  sein  d'une 
famille,  et  un  contact  aussi  étroit  que  possible  doit  exister  entre 
ers  associations  régimentaires  et  le  corps  actif.  Les  glorieuses 
traditions  de  la  Grande  Guerre  doivent  se  transmettre  ainsi  et 
continuer  l'union  de  tous  les  Français. 

L'Ecole  doit  y  préparer  par  l'étude  de  l'histoire.  Signalons  à 
ce  propos  l'étrange  façon  dont  les  règlements  officiels  prescrivent 


96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'enseignement  de  l'histoire  aux  jeunes  Français.  Nos  plans 
d'études  ressemblent  à  celui  que  Metternich  avait  vraisemblable- 
ment rédigé  à  l'usage  du  pédagogue  auquel  il  avait  confié 
«  l'Aiglon.  )>  L'histoire  de  l'ancien  régime  s'y  résume  en  traités 
dont  l'écolier  doit  ignorer  la  cause,  et  la  création  de  l'unité 
française  apparaît  comme  le  résultat  d'une  génération  spon- 
tanée. L'œuvre  de  nos  pères  mérite  mieux.  Lisons  :  «  Politique 
extérieure  de  Louis  XIV.  Louis  XIV  et  la  succession  d'Espagne; 
acquisition  de  territoires.  Les  coalitions  contre  la  France.  >>  Et, 
en  note,  une  recommandation  à  peu  près  identique  au  bas  de 
toutes  les  pages  :  «  //  ne  sera  pas  fait  d'exposé  complet  des 
guerres  de  Louis  XIV .  Le  professeur  étudiera  seulement,  à  titre 
d'exemple,  les  épisodes  principaux  d'une  -de  ces  guerres.  »  Les 
guerres  du  Premier  Empire  ne  sont  pas  entièrement  pros- 
crites; elles  sont  indiquées  sous  le  titre  :  «  La  Politique  exté- 
rieure de  Napoléon.  » 

On  croit  entendre  1'  «  Aiglon  »  dire  : 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ça  le  traité  de  Presbourg? 

D'Oberhaus  (doctoralement  vague) 
C'est  l'accord,  Monseigneur,  par  lequel  se  termine 
Toute  une  période... 
Signalons  en  passant  le  traité  de  Tilsilt... 

LE   DUC   DE   REICUSTADT 

Mais  on  ne  faisait  donc  que  des  traités?... 

Il  serait  fâcheux  que  la  «  Politique  extérieure  »  de  la  France 
de  1914  à  1919  fut  résumée  pour  nos  enfants  dans  le  traité 
du  28  juin. 

l'union  des  alliés 

Le  souvenir  de  la  grande  Guerre  doit  maintenir  l'union 
entre  tous  les  Alliés  en  même  temps  qu'entre  tous  les  Français: 
ce  sera  la  conséquence  de  la  victoire,  mais  non  celle  du  traité. 

Il  faut  le  dire,  la  France  estime  que  les  conditions  de  la  paix 
ne  répondent  pas  aux  besoins  de  sa  sécurité,  à  son  rôle  dans  la 
guerre,  au  sang  qu'elle  a  versé,  aux  dépenses  qu'elle  a  faites, 
aux  pertes  qu'elles  a  éprouvées  par  les  dévastations  de  l'ennemi. 
Elle  compare  sa  situation  à  celle  de  ses  Alliés  et  pense  qu'ils 
n'ont  pas  été  justes  envers  elle. 


COMMENT    FINIT    LA    GUERRE.  97 

Les  négociateurs  ont  obtenu  avec  la  plus  grande  difficulté 
L'imparfaite  garantie  d'une  occupation  provisoire  de  la  rive 
gauche  du  Rhin.  C'est  en  vain  qu'ils  ont  exposé  avec  éloquence 
L'état  lamentable  où  la  guerre  laissait  leur  pays  :  1300000  tués 
et  100  000  mutilés,  soit  plus  de  la  moitié  de  ses  hommes  entre 
19  et  34  ans,  162  milliards  de  dette  (251  en  évaluant  la  dette 
extérieure  au  cours  du  jour),  26  000  usines  et  450  000  maisons 
détruites;  ruinée  au  ras  du  soi  l'industrie  d'une  région  qui  pro- 
duisait !>i  pour  KHI  de  ses  lisons,  90  pour  100  de  son  minerai, 
93  pour  100  de  sa  fonte,  55  pour  100  de  son  charbon;  le  tiers 
desa  Hotte  marchande  est  détruit;  ses  impots  vont  passer  de 
4  milliards  à  18  milliards.  Ses  alliée  n'ont  trouvé  aucune  com- 
binaison financière  pour  lui  venir  en  aide  et  lui  marchandent 
toute  créance  privilégiée  sur  les  indemnités  à  verser  par  L'Alle- 
magne. 

Pourtant  c'est  la  France  qui  a  porté  dans  la  guerre  Le  poids 
le  plus  lourd.  Il  faut  le  lui  répéter,  c'est  par  suite  d  •  circons- 
tances impérieuses  qu'il  en  était  ainsi;  la  maîtrise  de  la  mer  et 
le  transport  des  troupes  aussi  bien  que  des  ravitaillements 
exigeaient  le  développement  d'immenses  chantiers  britanniques; 
pour  lui  fournir  du  charbon,  il  fallait  des  mineurs  dans  les 
mines  anglaises.  Mais  enfin,  tous  ces  travaux  pour  le  bien 
commun  laissaient  à  Leurs  occupations,  a  l'abri  du  feu,  beau- 
coup plus  d'hommes  en  Angleterre  qu'en  L^rance. 

Un  rapport  présenté  en  mai  1911  à  la  commission  de  l'Armée 
de  la  Chambre  des  Députés  vient  d'être  publié  ;  il  établit  que 
Le  front  anglais  en  Franc  •  était  beaucoup  plus  garni  que  le 
front  français  et  que  l'arrivée  des  renforts  britanniques  ne  cor- 
respondait pas  à  une  augmentation  proportionnelle  du  front,  si 
bien  qu'au  kilomètre  il  y  avait  6  600  hommes  en  1915,  8  000  en 
avril  1916,  13  000  en  octobre  1916.  Par  ailleurs,  les  divisions 
allemandes  restaient  beaucoup  plus  nombreuses  sur  le  front 
français  que  sur  le  front  anglais,  68  contre  37  en  novembre  1916, 
<»2  contre  41  en  mars  1911,  14  contre  42  en  mai  1911.  L'auteur 
du  rapport  conclut  en  insistant  pour  que  le  front  anglais  soit 
augmenté  de  125  kilomètres,  afin  que  le  poids  de  la  bataille  soit 
cquitablement  réparti  entre  les  deux  armées.  —  Le  motif  dti 
cette  réelle  disproportion  parait  lui  avoir  échappé  :  les  unités 
anglaises,  toutes  de  formation  récente,  avaient  un  besoin  absolu 
de  s'instruire  avant  de  combattre,  et  on  ne  s'instruit  pas  dans 

TOME    LVIII.    —    1920.  7 


98  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  tranchée  ;  le  dressage  des  troupes  et  des  cadres  exigeait  de 
longs  séjours  en  arrière  du  front.  C'est  donc  pour  une  bonne 
raison  que  les  charges  pesaient  plus  lourdement  sur  l'armée 
française,  mais  le  fait  demeure.  Pendant  les  deux  premières 
années  de  la  guerre,  l'armée  britannique  s'organisait  et  s'ins- 
truisait, ne  pouvant  mettre  en  ligne  que  très  peu  d'unités;  [ten- 
dant le  reste  de  la  campagne,  l'armée  française  a  continué  à 
prendre  beaucoup  plus  que  sa  part  dans  les  dangers  et  les  travaux. 

Ce  rôle  capital  méritait  une  compensation  qu'on  cherche 
vainement  dans  le  traité. 

On  constate  au  contraire  que  les  négociateurs  anglais  ont 
obtenu  de  M.  Wilson  qu'il  renonçât  à  l'un  de  ses  quatorze  points, 
celui  qui  concerne  précisément  la  liberté  des  mers,  et  que  le 
traité  transfère  à  l'Angleterre  les  droits  du  sultan  sur  le  canal 
de  Suez;  en  outre,  le  régime  prévu  pour  les  colonies  enlevées  a 
l'Allemagne  et  transférées  à  la  Société  des  Nations  est  très 
adouci  par  le  mandat  conféré  aux  pays  de  l'Entente  qui  en 
héritent,  clause  dont  bénéficie  surtout  l'Angleterre.  Les  Fran- 
çais ne  peuvent  que  la  féliciter  de  savoir  faire  céder  M.  Wil- 
son, mais  voudraient  bien  profiter  quelque  peu  de  cette  bien- 
veillance. Ils  voudraient  à  tout  le  moins  être  assurés  de  garder 
le  bénéfice  du  désintéressement,  et  ils  ne  l'ont  pas. 

A  la  veille  du  coup  d'Etat  de  Kapp,  une  voix  s'est  élevée  de 
l'autre  côté  de  l'Atlantique  pour  dénoncer  le  militarisme  fran- 
çais :  pour  respectée  qu'elle  soit,  cette  voix  a  fait  sourire.  De 
même,  on  s'est  fort  étonné  qu'à  San  Remo  le  chef  du  gouver- 
nement français  ait  eu  à  repousser  le' soupçon  d'impérialisme. 
Le  Droit  et  la  Liberté  ne  sont  pas  de  vains  mots  :  ce  sont  pour 
la  France  des  réalités;  en  paraissant  éprouver  un  doute  à  cet 
égard,  ses  alliés  se  diminueraient  en  même  temps  que  la  cause 
pour  laquelle  ils  ont  pris  les  armes. 

La  politique  française  est  nette  et  franche;  personne  en 
France  n'a  de  desseins  cachés.  11  apparaît  à  beaucoup  de  Fran- 
çais que  l'Allemagne  militaire  reste  un  grave  danger  et  qu'en 
la  délivrant  de  l'hégémonie  prussienne  on  la  rendrait  à  sa 
forme  naturelle,  le  fédéralisme.  En  particulier,  la  Rhénanie 
veut  son  autonomie  et  il  est  paradoxal  que  les  armées  de  l'En- 
tente montent  la  garde  pour  la  Prusse  ;  les  Rhénans  réclament 
que  la  Commission  chargée  de  défendre  leurs  intérêts  soit  élue 
par  eux.  Le  gouvernement  de  Berlin  inflige  à  leur  commerce  et 


COMMENT    FINIT    LA    GUERRE.  99 

à  leur  industrie  des  tarifs  ruineux  à  l'exportation  comme  à 
l'importation;  ils  rappellent  l'article  270  du  traité: 

«  Les  Puissances  alliées  et  associées,  dans  le  cas  où  ces 
mesures  leur  paraîtraient  nécessaires  pour  sauvegarder  les  inté- 
rêts économiques  de  la  population  des  territoires  allemands 
occupés  par  leurs  troupes,  se  réservent  d'appliquer  à  ces  terri- 
toires un  régime  spécial,  tant  en  ce  qui  touche  les  importations 
que  les  exportations.  » 

Mais  personne  en  Franco  ne  veut  brusquer  un  mouvement 
qui  se  produira  tôt  ou  tard;  on  souhaite  seulement  qu'il  ne  soit 
pas  précédé  d'un  nouveau  cataclysme,  ni  entravé  par  l'action  de 
l'Entente. 

Donc,  le  traité  et  de  récents  incidents  ont  créé  un  malaise 
qu'il  serait  puéril  de  nier.  Mais  l'occupation  de  Francfort  s'est 
terminée  par  une  véritable  détente.  Cet  acte  viril  du  gouverne- 
ment français  a  été  approuvé  par  l'opinion  publique  en  Angle- 
terre et  a  causé  en  Allemagne  une  grande  et  salutaire  impres- 
sion :  il  est  nécessaire  que  la  sanction  pénale  suive  aussitôt 
toute  violation  du  traité. 

Le  mouvement  qui  s'est  produit  des  deux  côtés  de  la  Manche 
a  démontré  la  solidité  des  liens  qui  unissent  les  deux  nations. 
Quelques  dissentiments  passagers  pourront  s'élever  entre  les 
gouvernements;  sur  certains  théâtres  lointains,  il  est  possible 
que  les  souvenirs  de  la  fraternité  militaire  ne  soient  pas  très 
vivaces,  mais  les  combattants  de  la  Grande  Guerre  ne  l'oublie- 
ront jamais  et  sauront  les  rappeler  en  France,  comme  en  Angle- 
terre et  en  Amérique. 

La  France  sait  tout  ce  qu'elle  doit  à  l'amitié  des  Etats-Unis. 
avant  l'entrée  de  la  grande  République  dans  la  guerre,  les 
volontaires  américains  étaient  accourus  dans  la  légion  étrangère, 
les  avions  de  l'escadrille  La  Fayette  avaient  sillonné  son  ciel,  les 
automobiles  de  Y  Ambulance  Field  Service  avaient  été  chercher 
s  ss  blessés  dans  les  tranchées.  Elle  sait  quel  concours  le  ravit?  ille- 
riéricain  a  donné  aux  nations  alliées,  particule  renient 
dans  les  régions  occupées  par  l'ennemi  en  France  et  en  Belgique. 
Elle  n'ignore  pas  les  difficultés  de  politique  intérieure  qui  ont 
longtemps  empêché  les  Etats-Unis  de  sortir  de  la  neutralité, 
l'influence  des  Germano-Américains  et  l'action  directe  de  la 
propagande  allemande. 

L'action  de  l'armée  américaine  a  été  magnifique,  et  seule  la 


100  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fin  des  hostilités  l'a  empêchée  de  déployer  toute  sa  force.  Son 
entrée  en  ligne,  avec  des  effectifs  sans  cesse  croissants,  solides  et 
courageux,  assurait  la  victoire  de  l'Entente.  Actuelle  ment  encore, 
une  foule  d'oeuvres  américaines  secourent  généreusement  les 
régions  dévastées  et  les  orphelins  de  la  guerre;  elles  étendent 
leur  action  bienfaisante  dans  tous  les  domaines. 

La  France  sait  très  bien  qu'il  n'est  pas  besoin  d'un  traité 
pour  lui  assurer  le  concours  de  l'Amérique  en  cas  d'agression  alle- 
mande. Ce  sont  ses  amis  les  plus  fermes  et  les  plus  sincères  qui 
s'opposent  à  la  ratification  du  traité  de  paix  et  du  traité  d'al- 
liance, et  ils  affirment  servir  ainsi  les  intérêts  français  de  la 
manière  la  plus  efficace.  Elle  reste  soigneusement  en  dehors  de 
ces  discussions  de  politique  intérieure  et  elle  a  confiance. 

La  dernière  guerre  a  profondément  transformé  la  face  du 
monde.  La  Russie,  l'Autriche-Hongrie  et  la  Turquie  ont  disparu; 
l'Allemagne  reste  un  danger  latent  pour  la  paix,  mais  son 
action  militaire  n'a  plus  qu'une  portée  limitée;  en  revanche» 
les  Etats-Unis  sont  entrés  dans  la  politique  européenne  comme 
facteur  très  important,  l'Angleterre  a  cessé  d'être  une  Puissance 
uniquement  maritime  et  à  sa  flotte  très  augmentée  elle  peut 
joindre  la  force  d'une  armée  considérable;  la  Belgique  est  sor- 
tie de  la  neutralité,  et  des  Etats  nouveaux  se  sont  créés  en 
Europe  centrale.  La  France  panse  ses  blessures  et  s'esl  remise 
au  travail  ;  la  délivrance  de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine,  une 
union,  plus  complète  avec  ses  colonies,  la  reconstitution  de  sa 
marine  marchande  et  de  sa  flotte  de  guerre  augmenteront  cer- 
tainement ses  forces  dans  un  avenir  très  rapproché. 

Le  monde  ne  cherche  pas  son  nouvel  équilibre  dans  des 
groupements  tels  que  la  Triple  Alliance  d'une  part,  l' Alliance 
franco-russ1  et  l'Entente  anglo-française  d'autre  part.  La  der- 
nière manifestation  de  ces  idées  maintenant  disparues  est  le 
projet  de  la  coalition  continentale  contre  le  monde  anglo-saxon; 
dès  le  début  des  hostilités,  la  haine  de  l'Allemagne  avait  été 
dirigée  particulièrement  contre  l'Angleterre  :  «  Gott  strafe 
England.  »  L'entrée  des  Etats-Unis  dans  la  guerre  avait  agi 
comme  dérivatif;  les  tracts  de  propagande,  dans  les  derniers 
mois  de  la  campagne,  comparaient  le  président  Wilson  à  Néron 
et  à  Héliogabale  :  son  sadisme  seul  prolongeait  les  hostilités.  Le 
15  juin  1918,  après  le  succès  des  offensives  du  21  mars,  du 
8  avril  et  du  27  niai,  le  Kaiser  se  croit  victorieux;  il  monte  au 


COMMENT    FINIT    LA    GUERRE.  104 

Capitole  et  peut  enfin  révéler  la  grande  pensée  de  son  règne 
dans  un  discours  prononcé  au  Grand  Quartier  Général  à  l'occa- 
sion du  trentième  anniversaire  de  son  avènement  :  «  Le  peuple 
allemand  ne  vit  pas  clairement  quand  la  guerre  éclata  quelle 
signification  elle  aurait.  Je  le  savais  très  exactement...  Il  s'agis- 
sait d'une  lutte  entre  deux  conceptions  du  monde.  Ou  bien  la 
(conception  prussienne  allemande,  germanique  du  inonde  :  droit, 
liberté,  honneur  et  morale,  doit  rester  en  honneur;  ou  bien  la 
conception  anglo-saxonne,  qui  signifie  se  livrera  l'idolâtrie  de 
l'argent.  Les  peuples  de  la  terre  travaillent  comme  des  esclaves 
pour  la  race  des  maîtres  anglo-saxons,  qui  les  tiennent  sous  le 
joug.  Les  deux  conceptions  luttent  l'une  contre  l'autre.  Il  faut 
absolument  que  l'une  d'elles  soit  vaincue...  »  Le  Kaiser  définit 
comme  il  peut  les  diverses  conceptions  du  monde,  mais  il  dit 
bien  clairement  que,  dès  le  début  des  hostilités,  une  lutte  sans 
merci  s'est  engagée  entre  les  Prussiens-Allemands  et  les  Anglo- 
Saxons,  qui  ne  devront  jamais  oublier  à  quel  péril  ils  ont 
échappé. 

L'esprit  de  l'Allemagne  unitaire  n'a  pas  changé  et  les  Uni- 
versités l'entretiennent  avec  ferveur;  leurs  professeurs  conti- 
nuent à  enseigner  que  l'Allemagne  doit  gouverner  le  monde 
pour  le  plus  grand  bien  de  l'humanité,  que  sa  surpopulation  et 
sa  surproduction  lui  donnent  le  droit  de  s'approprier  par  la 
guerre  des  territoires  et  des  marchés  nouveaux,  que  d'ailleurs 
elle  n'a  pas  voulu  la  guerre  et  n'a  pas  été  vaincue,  enfin  qu'elle 
se  relèvera  après  la  défaite  de  1918  comme  après  celle  de  1806  : 
les  deux  conceptions  du  monde  continuent  a  s'opposer. 

L'unité  de  l'Entente  reste  au-dessus  des  instruments  diplo- 
matiques, des  discussions  de  conférence,  et  des  querelles  de 
politique  intérieure.  Cette  unité  de  l'Entente  est  la  meilleure 
garantie  de  la  paix,  et  les  peuples  sauront  l'imposer  à  leurs 
gouvernements. 

Général  Mangin. 


L'HISTOIRE 

DE   LA 


NATION   FRANÇAISE 


Un  jour  du  printemps  de  1912,  si  j'ai  bonne  mémoire, 
M.  Gabriel  Hanotaux  réunit  chez  lui  quelques  historiens  et 
s'ouvrit  à  eux  d'un  projet  qui,  depuis  longtemps,  le  travaillait. 
Il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  d'écrire  en  collaboration  une 
Histoire  de  la  Nation  française.  Il  appuya  sur  le  mot  Nation  où 
tenait  l'esprit  de  l'entreprise  et  tout  aussitôt  le  justifia. 

Tous  ceux  qui  ont  entendu  M.  Gabriel  Hanotaux  défendre 
une  thèse  savent  quelle  ardeur  communicative  et  tout  «à  la  fois 
quelle  substantielle  argumentation  il  apporte  à  son  discours. 
J'admirai,  en  cette  circonstance,  une  fois  de  plus,  do  quelle 
Vaste  connaissance  de  nos  annales  l'historien  de  Jeanne  d'Arc, 
de  Richelieu  et  de  la  Troisième  République  fait  jaillir  ce  Ilot 
abondant  et  ordonné  d'idées  générales. 

Il  parlait  devant  des  historiens,  ses  cadets,  mais  qui,  tous, 
depuis  quinze  ou  vingt  ans,  approfondissaient,  chacun  en  son 
particulier,  une  des  parties  du  vaste  terrain  où,  sans  aucune 
timidité,  si  j'ose  dire,  il  se  jouait.  Et  chacun  cependant  restait 
frappé  de  la  façon  dont,  en  quelques  mots  précis  et  justes,  il 
caractérisait  telle  ou  telle  face  de  notre  histoire.  Souvent  il 
sollicitait  une  contradiction  du  confrère  plus  particulièrement 
compétent  et  si  la  contradiction,  parfois,  se  produisait,  il  en 
faisait  le  point  de  départ  d'une  nouvelle  et  forte  théorie.  En 
sortant,  l'un  de  mes  voisins  me  disait  :  «  Quel  livre  d'histoire 
n'a  t-il  pas  lu?  »  Il  avait  chez  chacun  de  nous,  en  tout  cas,  place 
conquise.  L'Histoire  de  la  Nation  française  s'écrirait. 


l'histoire  de  la  nation  française.  103 


* 
o   * 

Nul  n'est  plus  désigné  pour  la  diriger  que  ce  puissant 
constructeur  d'histoire.  Il  vient  d'en  faire  la  preuve  en  écrivant 
V  introduction  (ï)  àl'œuvre  <|iii  maintenant  vas'édifier,  —  volume 
par  volume, —  devantle  public.  Tout  uniment,  ces  quatre-vingts 
pages  constituent  une  des  plus  admirables  synthèses  qui  aient  été 
faites  de  notre  histoire.  Et,  tandis  qu'elle  paraissait,  M.  Hanotaux 
allait  non  plus  écrire,  mais  faire  de  l'histoire  en  renouant  sous 
les  voûtes  de  Sainte-Pierre  de  Rome  une  des  plus  anciennes 
traditions  de  notre  Nation. 

M.  Gabriel  Hanotaux,  qui  a  connu  plus  d'une  épreuve,  est  ce- 
pendant un  homme  heureux.  Il  est  heureux  parce  qu'il  croit  fer- 
mement tout  ce  qu'il  croit,  aime  ardemment  tout  ce  qu'il  aime 
et  s'intéresse  jusqu'à  la  passion  à  tout  ce  qu'il  entreprend.  Telle 
disposition  fait  renaître  la  vie  là  où  il  porte  ses  investigations, 
condition  primordiale  du  travail  historique.  Peu  d'hommes, 
aussi  bien,  ont,  à  ce  degré,  réuni  les  conditions  qui  assurent  à 
l'historien  ce  que,  d'un  beau  mot,  on  appelle  l'autorité. 

Voici  un  jeune  homme  qui,  né  curieux,  s'est  élevé  en  ce 
terroir  de  l'Aisne,  si  fécond  en  souvenirs  qu'on  y  coudoie  en 
quelque  sorti'  toute  l'histoire  de  France.  La  ville  du  Sacre 
aperçue  des  falaises  où  Napoléon  engagea  sa  dernière  partie,  le 
château  de  Coucy  rempli  des  plus  grandes  ombres  féodales,  Laon 
où  se  fonda  tumultueusement  une  célèbre  commune,  Noyon 
où,  des  Mérovingiens  à  Hugues  Capot,  tant  de  nos  rois  se  firent 
introniser,  (iuise  qui  baptisa  une  des  grandes  familles  de  notre 
histoire,  Vervins  où  Henri  IV  ferma  cinquante  ans  de  crise, 
Compiègne  où  Jeanne  fut  prise,  Craonne  où  l'on  heurt!-  du 
pied  les  armes  rouillées  des  grognards  et  des  Marie-Louise, 
Si  tissons  tout  retentissant  de  quinze  siècles  d'histoire,  de  Clovis 
à  Napoléon,  quel  livre  ouvert  aux  yeux  d'un  enfant  qui  s'y 
v  -ut  instruire  !  Il  faut  bien  que  ce  sol  soit  inspirateur  d'histoire 
puisqu'un  Jules  Michelet  étant  originaire  du  Laonnois,'  en  une 
s'iilr  génération,  un  Ernest  Lavisse,  un  Henry  Houssaye  sont 
issus  de  ce  terroir. 

Un  Henri  Martin  aussi,  et  c'est  précisément  «  l'oncle  »  dont 

(1)  Histoire  de  la  Nation  française.—  Introduction  générale,  par  G.  Hanotaux. 
—  Soi'h-té  de  l'Histoire  nationale;  Pion. 


i  04  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  gloire  a  dû  éclairer  les  premières  années  de  M.  Gabriel  Hano- 
taux.  Mais  Henri  Martin  est  venu  à  l'histoire  sans  préparation, 
étant  d'une  génération  où  l'on  abordait  le  sphinx  sans  beau- 
coup de  cérémonies  et  l'interrogeait  d'un  regard  parfois  trop 
rapide.  M.  Hanotaux  y  a  mis  plus  de  précaution.  Son  esprit,  qui 
peut-être  eût  tendu  à  s'aventurer,  est  venu  se  soumettre  à  la 
dure  discipline  de  l'École  des  Chartes.  Il  y  a,  près  d'un  Jules 
Quicherat,  appris  le  travail  âpre  et  rude  qui  courbe,  des  heures, 
des  jours  et  des  années,  sur  le  document,  rompt  à  la  tyrannie 
des  textes,  refrène  toute  impatience,  interdit  à  jamais  l'hypo- 
thèse prématurée  et  la  conclusion  hâtive. 

Mais  si,  à  l'école  de  la  rue  des  Archives,  un  Hanotaux  a  appris 
le  respect  du  document,  c'est  à  une  autre  école  qu'archiviste 
frais  émoulu,  mais  avide  de  comprendre  l'esprit  après  la  lettre, 
il  est  allé  s'asseoir.  La  politique  l'a  saisi  de  bonne  heure,  et  c'est 
encore,  pour  qui  sait  regarder,  un  beau  laboratoire  d'histoire. 
Songeons  à  ce  qu'ont  pu  être,  quinze  ans,  pour  ce  curieux,  le 
cabinet  de  Gambetta  et  celui  de  Jules  Ferry,  le  Palais-Bourbon, 
les  bureaux  des  Affaires  étrangères  et,  comme  couronnement 
de  carrière,  quatre  ans  dans  le  fauteuil  de  Talleyrand. 

L'Histoire  du  cardinal  de  Richelieu  est  encore  du  charlisle 
appliqué,  bien  que  déjà  élargi  par  la  vision  des  choses;  il  la 
préparait  au  cabinet  de  Léon  Gambetta  qui,  avec  son  large  rire, 
appelait  son  jeune  collaborateur  «  le  petit  évoque  de  Luçon.  » 
Conçu  d'une  façon  tout  à  la  fois  rigoureuse  et  ample,  l'entre- 
prise ne  pouvait  se  mener  jusqu'au  bout  de  front  avec  la  vie 
publique  :  joindre  la  conscience  documentaire  d'un  Jules  Qui- 
cherat à  la  large  manière  d'un  Albert  Sorel  était  d'un  esprit 
courageux;  si  l'on  s'attaque  à  Richelieu  dans  cet  esprit,  c'est 
trente  ans  de  la  vie,  non  point  seulement  de  la  France,  mais 
de  l'Europe  qu'il  faut  traiter  de  cette  façon.  Il  eût  été  presque 
dommage  qu'un  esprit  aussi  actif  se  fût  immobilisé  dans  cette 
tâche  de  bénédictin.  Les  documents  en  partie  réunis,  trois 
volumes  écrits,  l'œuvre  attend  d'être  reprise.  L'homme  s'y  est 
cependant  non  seulement  révélé,  mais  fortement  formé.  Du 
contact  avec  son  héros,  —  le  plus  grand  homme  peut-être  de 
notre  histoire  avant  Bonaparte,  —  il  est  resté  au  jeune  historien 
une  conception  très  personnelle  de  la  grande  politique  nationale, 
de  la  tradition  française  dans  sa  plus  belle  formule.  Et  s'il  n'a 
pas  mené  Richcli  3U  au  delà  de  son  premier  ministère,  il   s'en 


l'histoire  de  la  nation  française.  105 

peut  consoler  en  pensant  que,  pour  les  hommes  comme  pour  les 
affaires,  l'intérêt  le  plus  puissant  re'side  souvent  dans  les  origines. 

Qu'il  ait  pu  passer  de  celles  d'un  Richelieu  à  celles  du  régime 
actuel,  c'est  une  preuve  de  la  souplesse  avec  laquelle  il  est  capable 
d'employer  sa  méthode.  L'Histoire  de  la  France  contemporaine, 
dans  ses  quatre  volumes,  embrasse  dix  ans  qui  vont  des  derniers 
jours  de  la  guerre  de  1870-1811  à  la  mort  de  Gambetta.  C'est  peut- 
être  le  plus  curieux  essai  tente' par  un  historien  d'appliquer  à  des 
événements  auxquels  il  a  été  mêlé  la  méthode  historique  :  cette 
énorme  lecture,  qui  satisfait  tout  à  la  fois  sa  magnifique  curio- 
silé  et  ses  scrupules  de  chroniqueur,  se  retrouve  en  cette  œuvre 
où  tout  autre  se  fût  contenté  d'utiliser  ce  qu'il  avait  vu  et  avait 
entendu.  Les  hommes  qu'il  a  connus,  il  veut  cependant  les 
revoir  à  travers  d'autres  contemporains  :  il  contrôle  sa  propre 
vision.  Mais  ce  qui  élève  l'œuvre,  c'est  le  souci  de  lier  la  poli- 
tique contemporaine  a  l'histoire  de  France.  Si  familier  qu'il 
soit  avec  un  Gambetta,  il  veut  l'étudier  avec  le  même  scrupule 
qu'il  mettait  naguère, — toutes  différences  gardées,  — à  étudier 
un  Richelieu  et,  par  ailleurs,  il  traite  l'Assemblée  nationale  de 
1871  avec  la  même  curiosité  scientifique  que  les  Etats  Géné- 
raux de  1614.  Enfin,  la  troisième  République  ne  lui  apparaît 
point  comme  un  chapitre  sans  lien  avec  le  passé.  La  France 
continue,  et  c'est  toute  la  France;  car  il  court  avec  aisance  du 
cabinet  des  ministres  et  des  couloirs  des  Assemblées  au  labora- 
toire de  Pasteur  et  a  la  table  de  travail  de  Taine,  ne  voulant 
rien  laisser  ignorer  de  l'œuvre  de  relèvement  qui,  après  1871, 
est  le  fait  de  la  collaboration  de  tant  d'esprits  généreux. 

C'est  ce  souci  de  traiter  d'un  monde  qui  apparaît  dans  sa 
troisième  œuvre  capitale,  cette  Jeanne  d' Arc,  qui  constitue  sans 
doute  son  meilleur  ouvrage,  parce  qu'il  l'a  écrit  en  pleine  ma- 
turité de  son  talent  et  en  pleine  possession  de  ses  moyens. 
Saisir  pareil  sujet  caractérise  l'absence  totale  de  timidité,  qui 
est  la  marque  de  cet  esprit.  Et  le  résultat  a  justifié  cette  belle 
audace.  Objet  vingt  fois  traité,  il  parait  nouveau  sous  cette 
plume  ingénieuse.  Qu'est-ce  que  Jeanne?  A  cette  question  il 
répond  :  C'est  la  France  de  ce  temps!  Si  elle  n'eût  été  la  repré- 
sentante parfaite  de  ce  pays  et  de  cette  époque,  elle  n'eût  point 
à  ce  degré  servi  le  miracle.  Et  c'est  donc  la  tragique  France 
du  xve  siècle  qui  remplit,  derrière  la  figure  de  l'admirable  hé- 
roïne, ce  volume  singulier.  A  le  lire,  on  voit  qu'à  l'historien  de 


106  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Richelieu  et  de  la  Troisième  République  rien  n'échappe  décidé- 
ment d'un  siècle  complexe,  qu'il  soit  le  xve  après  le  xvne 
ou  le  xixe.  Son  esprit  curieux  est  allé  interroger  soldats  et 
prêtres,  poètes  et  professeurs,  princes  et  paysans  ;  il  est  venu 
s'agenouiller  aux  pèlerinages  populaires,  heurter  à  la  porte 
dos  Universités,  s'ingérer  dans  les  intrigues  de  la  diplomatie 
à  travers  toute  la  Chrétienté  ;  il  a,  pour  comprendre  Jeanne 
avant  de  l'expliquer,  scruté  les  masses  les  plus  profondes 
et  les  âmes  les  plus  fermées.  Et  tout  un  Age  s'est  ainsi  dressé 
devant  nous,  —  rattaché  aux  âges  précédents  et  aux  âges 
suivants;  car  là  encore,  c'est  l'éternelle  France  qu'il  entend 
regarder  vivre,  agir,  négocier,  prier,  combattre,  fléchir  et  se 
relever.  Et  tandis  que,  traitant  d'un  ïhiers  et  d'un  Gambetta, 
d'un  Grévy  ou  d'un  Ferry,  qu'il  a  connus,  il  a  su  rester  histo- 
rien scrupuleux,  traitant  d'un  Charles  Vil  et  d'un  Philippe  de 
Bourgogne,  d'un  Bedford  ou  d'un  RegrrauH  de  Chartres,  il  se, 
fait  leur  contemporain.  Quelqu'un  ma,  dit,  après  avoir  lu  sa 
Jeanne  d'Arc  :  «  11  était  la.  Ne  me  dites  pas  qu'il  n'a  pas  connu 
ces  gens-là.  » 

Il  est  là.  C'est  sa  grande  qualité.  Se  passionnant  pour  les 
personnages  qu'il  appelle  à  lui,  il  les  aime  et  les  déteste,  les 
admire  et  les  méprise;  surtout,  il  vit  de  leur  vie  et  sent  toutes 
leurs  passions.  Et  comme,  entre  deux  grandes  entreprises  his- 
toriques, il  n'a  cessé,  en  de  rapides  études,  d'aborder  tous  les 
siècles, — et  jusqu'au  xxe  avec  Y  Histoire  de  la  Guerre  de  1914  et 
les  conditions  même  du  traité  de  Versailles  de  1919,  —  comme 
il  a  lu  tout  ce  qui  lui  paraissait  digne  d'être  lu,  et  que,  ayant 
lu  un  ouvrage,  il  semble  toujours,  à  l'entendre  en  parler,  qu'il 
l'ait  écrit,  il  est  parvenu  à  vivre  toute  notre  histoire.  L'illusion 
est  telle  qu'elle  lui  impose  parfois  des  formules  qui,  à  des  igno- 
rants et  à  des  sots,  paraissent  bien  singulières.  Je  me  rappelle 
qu'interrogé  par  un  de  ses  successeurs  aux  Affaires  étrangères  : 
«  Connaissez-vous  bien  notre  ambassadeur  à  X... ?  »  il  répondit* 
«  Si  je  le  connais!  Je  le  connais  depuis  deux  cenl  soixante-dix 
ans.  Il  était  déjà  au  Congrès  de  Westphalie  et  s'appelait  Ser- 
vien.  »  Ce  qui  effara  à  ce  point  le  ministre  qu'il  s'en  allait 
disant  :  «  Mon  prédécesseur  Hanotaux  a  le  délire.  »  Il  a  tout 
simplement  ce  don  de  vision  et  qui  faisait  dire  devant  moi  à  un 
autre  grand  historien  :  «  Bonne  journée,  hier.  J'ai  dîné  dans  la 
tente  de  l'Empereur!  » 


l'histoire  de  la  nation  française.  10T 


* 


Ce  qui  reste  de  tant  d'études  abordées,  ébauchées,  conduites 
à  bien  ou  arrêtées  avant  terme,  c'est  cette  vaste  connaissance 
de  toute  notre  histoire  que  je  signalais  en  débutant;  et  parce 
que  toute  cette  histoire  lui  est  présente,  c'est  le  sentiment  très 
vif,  —  et  justifié  par  tant  de  coups  de  sonde,  —  de  la  continuité 
de  la  France  à  travers  les  siècles. 

11  en  était  frappé  à  la  veille  de  l'énorme  crise  qui,  en  1914, 
allait  se  produire;  à  plus  forte  raison,  n'ayant  cessé  d'en  suivre 
sous  cet  angle   les   péripéties,  en  reste-t-il   hanté.   Nous  avons 
tous  touché  du  doigt  l'Histoire,  à  toutes  les  heures,  à  toutes  les 
minutes  de  ces  années  tragiques.  Elle  se  faisait  sous  nos  yeux, 
—  que    dis-je?  chacun    de    nous  avait  conscience   de  la  faire. 
Jamais,  en  effet,  crise  n'a  plus  donné  à  la  masse  le  sentiment 
très  net  que  l'Evénement  est,  neuf  fois  sur  dix,  œuvre  collec- 
tive.  Certes,  il  reste  avéré   que  le  Héros  est  parfois  nécessaire 
pour  brusquer  la  péripétie,  le    Chef,  — civil  ou  militaire,  — 
pour  conduire  à  sa  solution  la  crise,  YHomme  pour  maîtriser 
l' Événement  du  jour  et,  partant,  faire  celui  du  lendemain.  Je 
ne  me  sens  pas  la  force  de  m'indigner  quand  toute  une  école 
écarte   délibérément  l'action  des  grands   hommes  d'Etat  et  de 
guerre  comme  indifférente,  alors  que  notre  génération  aura  vu 
un   admirable  homme  de  guerre  saisir  une   bataille  aux  trois 
quarts  perdue  et  en  tirer  la  victoire,  —  avec  les  mêmes  soldats 
et  en  avant  de  la  même  nation.  Mais  il  est  tout  aussi  incontes- 
table que  la  Victoire  a  été,  de   1914  à  1918,  l'œuvre  de  tous 
que,  de  l'arrière  à  l'avant,  —  pour  ne  parler  que  de  notre  pays, 
—  la  Vertu  française  l'a  remportée,  et  qu'ainsi  la  Nation,  der- 
rière des  chefs  valeureux,  a  fait,  une  fois  de  plus,  son  histoire. 
Je  dis  :  une  fois  de  plus.  Car  tel  événement  ne  pouvait  sur- 
prendre que  les  ignorants.  Je  me  rappelle,  — je  l'ai  écrit  dès  1915, 
> —  de  quels  souvenirs  se  nourrissait,  pendant  les  pires  heures 
de  1914,  un  optimisme  que  mes  camarades  n'étaient  pas  loin  de 
traiter  d'illuminisme.  Lorsque  enfermés  dans  le  fort  de  Douau- 
inoul,  nous  sentions  l'armée  Sarrail  s'éloigner  lentement  vers 
le  Sud-Ouest  et  que,  coupés  de  toute  communication  avec  l'exté- 
rieur, nous  prêtions  au  canon  de  la  Marne  une  oreille  frémis- 
sante, je  me  sentais,  en  face  d'une  angoissante  situation,  pris 
d'une    confiance  que  d'aucuns,  —  ils    en    témoigneraient,  — 


108  BEVl  E  DES  DEUX  MONDES. 

jugeaient  immodérée.  Elle  était  profondément  sincère  et  nulle-  I 
ment  exaltée.   Certes,  j'avais  foi  dans  les  talents  de  nos  chefs; 
mais  j'avais  une  foi  beaucoup  plus  ferme  dans  la  vertu  de  notre  1 
race.  Très  précisément  dans  les  deux  années  qui  avaient  précédé    : 
la  guerre,  j'avais  été  amené  à  en  étudier  en  de  rapides  confé-   | 
rences  les  crises  capitales.  Si   j'envisageais  sans    crainte    une   1 
situation  en  apparence  compromise,  c'était  moins  en  songeant    ! 
aux  ressources  que  Jpffre  avait  encore   entre   les   mains,  quà 
celles   qui    toujours,   à   l'époque   de  Jeanne   d'Arc,    à  l'époque 
d'Henri    IV,    à    l'époque   de    la   Révolution,  s'étaient  révélées. 
Plus    il   semblait  que   le    péril    fût    mortel  en   cette   première 
semaine  de  septembre  et  plus  il  m'apparaissait  qu'il  allait  être 
conjuré  :  celait  toujours  du  fond  de  l'abîme  que  notre  peuple 
avait  rebondi  aux  sommets  et  le  miracle  se  produirait,  —  non 
point  miracle  inattendu  et  isolé,  —  mais  manifestation  presque 
fatale  de  ce  miracle  permanent  qu'est,  depuis  quinze  cents  ans, 
l'existence  de  notre  nation. 

De  1914  à  1918,  la  France  a  continué.  La  Vertu  française 
s'est  dépensée  sans  compter  :  les  chefs  qui  ont  organisé  la  vic- 
toire et  ceux  qui  l'ont  remportée,  les  soldats  veillant  dans  leurs 
tranchées  ou  jetés  à  l'assaut,  n'ont  été  que  partie  de  cette  vertu; 
des  chefs  de  notre  Etat  aux  ouvriers  qui  forgeaient  l'arme  et 
aux  paysannes  courbées  sur  le  sillon,  chacun  a  travaillé  à  la 
grande  œuvre,  —  et  les  mères  qui  refoulaient  leurs  larmes  et 
les  épouses  assumant  les  tâches  abandonnées  et  les  plus  humbles 
auxiliaires  du  grand  labeur  national.  Le  Monde  a  vu  avec  une 
sorte  de  stupeur  d'admiration  cette  nation  qu'on  lui  représentait 
comme  atteinte  de  gangrène  sénile  se  montrer,  tout  au  contraire, 
la  plus  résistante  à  l'épreuve,  fortifiant  par  surcroit  sa  résolution 
d'un  juvénile  entrain  et  joignant  la  foi  inspirée  d'un  Croisé  à  la 
vertu  goguenarde  d'un  grognard. 

Stupeur  d'admiration  :  nous  ne  pouvions  l'éprouver.  Le 
Français  de  1914-1918  était  pour  nous  l'éternel  Français  et  sa 
vertu  n'était  que  la  synthèse  des  vertus  depuis  quinze  cents  ans 
portées  par  la  race  sur  tous  les  champs  de  l'Histoire. 


Qu'un  tel  spectacle  fortifiât  un  Gabriel  Hanotaux  dans  le 
dessein  de  faire  sortir  de  la  collaboration  de  ses  confrères  une 
histoire  de  la  Nation,  qui  s'en  étonnerait?  Cette  crise  illustrait 


l'histoire  de  là  nation  française.  109 

de  prodigieuse  façon  le  discours  qu'il  nous  avait  tenu  en  4912  et 
qui,  sans  cesse,  me  revenait  à  la  mémoire.  Sous  nos  yeux,  tou- 
jours, la  France  continuait.  «  Oui  ne  voudrait  savoir,  écrira 
l'historien,  d'où  vient  cette  race  et  d'où  lui  vient  son  âme?  » 
Sans  doute,  d'excellentes  Histoires  de  France,  —  très  ancienne- 
ment ou  très  récemment,  —  ont,  parfois  avec  une  grande  érudi- 
tion à  la  base  et  un  magnifique  luxe  de  détails,  retracé  nos 
annales.  Mais  peut-être  était-il  temps  de  présenter  aux  Français, 
dans  une  série  de  discours  nourris  de  lectures  et  éclairés  par 
l'expérience,  la  continuité  de  notre  effort,  la  variété  de  ses 
manifestations,  et,  dans  cette  variété,  l'unité  de  cette  action. 

Et  pourquoi,  sous  des  dynasties  successives  et  des  régimes 
divers,  à  travers  des  circonstances  si  différentes  et  sur  des  terrains 
si  variés,  cette  singulière  unité,  —  sinon  parce  que,  en  fort  peu 
de  pays,  pour  ne  pas  dire  en  aucun,  la  Nation  n'avait,  à  ce  point, 
fait  so?i  histoire?  Sans  doute  a-t-elle  connu  de  très  grands  chefs, 
—  et,  au  premier  rang,  une  incomparable  dynastie  de  princes 
et  sous  eux,  une  admirable  suite  de  ministres;  sans  doute 
a-t-elle,  après  cette  fortune,  vu  paraître  h  sa  tête  le  génie  sans 
pareil  qui,  un  jour,  l'a  tiré  du  chaos  où  on  croyait  la  voir  som- 
brer; et  sans  doute  encore  a-t-elle  presque  toujours  rencontré,  à 
l'heure  des  grandes  crises,  après  le  héros  qui  l'a  sauvée,  l'orga- 
nisateur qui  l'a  restaurée.  Mais  c'est  lieu  commun  que  de  dire 
que  les  pays  ont  les  gouvernants  qu'ils  méritent.  Pour  la  France, 
il  faut  aller  plus  loin  :  jamais  pays  n'enfanta  plus  manifeste- 
ment ceux  qui  l'ont  conduit  ;  il  est  facile  de  montrer  une 
Jeanne  d'Arc  jaillissant  des  flancs  de  la  nation,  mais  il  n'est  pas 
malaisé  non  plus  de  démontrer  que  la  magnifique  politique  des 
princes  de  la  Maison  de  Gapet  n'a  pu  être,  avec  une  telle  suite 
et  un  tel  bonheur,  pratiquée,  que  parce  qu'elle  n'était  que  la 
manifestation  d'une  politique  nationale.  Qu'il  s'agit  de  recons- 
tituer les  Gaules  sous  le  spectre  des  fils  de  Capet  ou,  lorsque 
l'étranger  menaçait,  de  défendre  le  territoire,  jamais  nation  n'a 
plus  intimement  collaboré  à  l'œuvre  de  ses  princes.  Ceux-ci  ne 
perdirent  que  fort  tard  le  contact  avec  ces  «  enfants  des  Gaules  » 
que  Philippe-Auguste  haranguait  le  matin  de  Bouvines,  et  lors- 
qu'ils l'eurent  perdu,  ils  étaient  près  de  tomber.  Leur  politique 
était  à  ce  point  nationale  que  la  Nation  ayant,  —  après  1792,  — 
pris  en  main  la  barre,  continua  cette  politique  et  presque 
l'excéda  :  la  centralisation  fortifiant  l'unité  et  la  marche  aux 


410  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

frontières  naturelles  ne  sont,  point  le  système  politique  d'une 
sérife  de  princes,  d'une  lignée  de  ministres,  d'un  groupe 
d'hommes  d'Etat,  mais  la  politique  d'un  peuple  qui,  lorsque 
ses  chefs  ont  fait  mine  de  l'abandonner,  les  a,  sans  hésiter, 
tôt  ou  tard  écartés. 

Que  sur  d'autres  terrains  que  le  politique  ou  le  militaire, 
dans  les  manifestations  de  l'esprit  et  de  l'art,  le  Français  se 
soit  révélé  l'artisan  de  sa  grandeur,  telle  chose  est  plus  facile 
encore  à  établir.  Que  la  protection  d'un  prince  ait  pu  encou- 
rager le  développement  de  la  pensée  et  faciliter  la  manifesta- 
tion des  talents,  il  serait  téméraire  de  le  nier;  il  serait  plus 
téméraire  encore  d'affirmer  que  Louis  XIV  a  fait  son  siècle  et 
que  sans  lui  ni  Racine,  ni  Bossuet,  ni  Lebrun,  ni  Poussin 
n'eussent  existé.  La  magnifique  production  littéraire  et  artis- 
tique du  moyen  âge  est  anonyme  et  collective  :  pendant  des 
siècles,  en  des  chantiers  fourmillants  d'ouvriers,  s'est  édifié  ce 
que  les  peuples  voisins,  quand  ils  y  vinrent,  appelaient  fopus 
fraiicigt.vm,  l'œuvre  à  la  française;  les  cathédrales,  les  cha- 
pelles, les  palais  en  sont  issus;  des  architectes  anonymes  ont 
passé,  trois  cents  ans,  à  d'anonymes  architectes  ce  flambeau, 
qu'alimentait  la  foi  des  foules,  génératrice  d'un  art  magnifique. 

Cependant  une  littérature  épique,  —  sans  pareille,  —  se 
développait,  née  des  entrailles  mêmes  du  pays,  des  chaumières, 
des  couvents,  des  châteaux,  tandis  que  l'Université  de  Paris, 
«  maîtresse  des  sentences,  »  brillait  au-dessus  de  la  Chrétienté, 
autre  entreprise  collective  et  anonyme  dont  les  artisans,  —  pro- 
fesseurs et  recteurs, —  sortaient  tous  des  couches  profondes  de  la 
Nation.  Lorsque  l'esprit  français,  après  s'être  replongé  dans 
les  Ilots  de  la  culture  antique,  brille  d'un  nouvel  éclat,  un  Cor- 
neille, un  Pascal,  un  Descartes  et,  après  eux,  tant  de  grands 
hommes  n'attendent  point  la  faveur  du  prince  pour  travailler 
9  i  ■  '<;  v  grandeur.  Si,  après  1789,  la  littérature  semble  subir 
(jueiqi.  défiillaiice  momentanée,  un  Napoléon,  tout  prêt  à 
n  (aire  prince  un  Corneille,  »  ne  saurait  le  ressusciter.  En  somme, 
il  n'est  rien  de  moins  aristocratique  et  je  dirai  de  moins  auto- 
rralique  que  l'histoire  de  France  :  la  masse,  sur  tous  les  terrains, 
i  enfanté  ses  fastes.  Et  c'est  pourquoi  c'est  la  Nation  qu'il  im- 
porte, —  plus  que  jamais  aujourd'hui,  —  de  regarder  naître, 
grandir,  évoluer,  agir,  réagir,  jeter  ses  héros  à  la  bataille,  pousser 
ses  enfants  aux  conseils,  nourrir  ses  artistes  de  sa  moelle,  em- 


l'histoire  de  la  nation  française.  111 

porter  ses  chefs  et  inspirer  ses  écrivains,  en  un   mot  faire  son 
sort  et  le  servir. 

La  conséquence  d'un  tel  fait  est  la  continuité  de  l'histoire 
de  France.  Certes  presque  toutes  les  nations  qui  nous  entourent 
peuvent  se  targuer  d'une   pensée  qui,  à  travers  les   siècles,  a 
présidé  à  leur    développement  :  l'Angleterre   étale  sa   Grande 
Charte,  l'Allemagne  pare  de  l'idée  du  Saint  Empire  son  impé- 
rialisme sans  cesse   menaçant,  l'Italie  cherche  dans  une  suite 
de  penseurs  les  origines  de  son  Risorgimento  ;  mais  ni  l'Angle- 
terre conquise   au  xie  siècle  par  les  Normands,  ni  l'Allemagne, 
niasse  chaotique  d'Etats  quand  la  France  consommait  son  unité, 
ni   l'Italie,  jusqu'au  siècle   dernier  morcelée,  ne   peuvent  être 
comparées  à  notre  pays.  Formée  des  trois  appoints,  celte,  latin 
et  franc,  notre  race  possédait  dès  le  ve  siècle  une  personnalité  qui 
lui  permettait  de  constituer  une  nation.  Du  baptistère  de  Reims 
oùClovis  vient  en  quelque  sorte  sceller  l'union  des  trois  éléments, 
date  l'histoire  de  France  —  encore  que,   bien  avant,  la  Gaule 
romanisée  ait,  M.  Imbart  de  la  Tour  va  sous  peu  nous  le  démon- 
trer, porté  la  future  France  en  ses  entrailles.  Et  du  sacrement 
de  Reims  à  la  victoire  de  Foch,  les  générations  se  sont  succédé 
sans  qu'un  instant  la  chaîne  de  notre  histoire  ait  été  rompue. 
De  cette  histoire,  —  en  se  plaçant  du  point  de  vue  humain, — - 
M.  Gabriel  Hanotaux  donne  la  formule.  «  Cette  chaîne  de  vingt- 
cinq   générations  travailla  à   verser  la  Méditerranée  dans  les 
mers  du  Nord.  »  Une  nation  ne  vit  pas  pour  elle-même.  Dans  le 
plan  supérieur    qui  préside   à  l'histoire  du   Monde,    elle    a   sa 
mission.  Celle  de  ce  pays-ci  a  été  de  sauver  la  civilisation  médi- 
terranéenne dont,  à  la  veille  des  grandes  invasions,  elle  était 
pénétrée,    puis   de    l'étendre   à  l'Europe  nordique.   Mais  pour 
qu'elle  remplisse  son  rôle,  il  faut  qu'elle  soit  forte  et,  pour  être 
forte,  qu'elle  soit  une.  Sa  politique  intérieure  est  fonction   de 
sa  mission  en  Europe. 

"Vingt-cinq  générations,  dit  Hanotaux.  Le  chiffre  est  peut- 
être  arbitraire.  Comment  définir  une  génération?  Si  elle  groupe 
des  Français  autour  d'une  pensée,  elle  peut  être  de  vingt-cinq 
ans,  de  cinquante  ou  même  de  cent.  Certains  siècles  ont  gravité 
autour  d'un  seul  concept.  Depuis  que  la  démocratie  tend  à 
dominer,  les  générations,  si  j'ose  dire,  vont  plus  vite  et  la 
preuve  est  que  M.  Hanotaux,  n'en  accordant  souvent  qu'une  à 
deux  siècles  réunis,  n'en  distingue  pas  moins  de  sept  depuis 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1789.  Ce  qui  est  intéressant,  c'est  la  manière  audacieuse  dont  il 
entend  d'un  mot  caractériser  chacune  des  générations  qui,  tantôt 
se  continuèrent  et  tantôt  s'opposèrent.  Voyez  en  quelles  formules 
brèves  tiennent  six  générations  :  «  Après  les  grandes  crises  du 
xvie  siècle,  l'ordre  européen  est  maintenu.  Une  génération  écoute 
la  voix  de  la  Raison.  Génération  exemplaire  :  les  Classiques.  — 
Enorgueillis  par  leur  maîtrise,  ils  deviennent  les  Magnifiques. 
Les  magnifiques  gaspillent  et  inquiètent  :  voici  les  Critiques.  Ils 
sapent  l'ordre  ancien  et  annoncent  un  ordre  nouveau  :  les  Phi- 
losophes. Leur  pensée  est  action  :  les  Révolutionnaires .  Ils  accou- 
chent l'Europe  moderne  dans  le  sang.  —  La  nouvelle  France 
est  née  :  les  Organisateurs.  »  Ainsi  a-t-il  montré  la  génération 
des  Evêques  sortir  de  celle  des  Néophytes,  les  Ci*oisés  jaillir  des 
Terriens,  les  Bâtisseurs  succéder  aux  Chevaliers,  les  Unitaires 
engendrer  les  Légistes,  les  Légistes  se  faire  les  Politiques  et  les 
Politiques,  par  nécessité,  les  Royaux.  De  si  rapides  formules 
peuvent  être  discutées  :  pour  mon  compte,  elles  m'enchantent, 
mais,  avant  tout,  l'idée  qu'elles  concrétisent  devant  nous  :  celte 
continuité  enchaînant  les  unes  aux  autres  ces  générations  de 
Français  qui,  même  quand  elles  s'opposent,  ne  servent  pas  moins 
notre  éternel  dessein  en  employant  sans  cesse  à  son  triomphe  des 
forces  nouvelles  issues  du  plus  prodigieux  génie  collectif  qui  se 
soit  rencontré. 

L'éternel  dessein  :  l'historien  Je  précise  en  signalant 
comment  nos  voisins  ont  agi  ou  réagi  à  leur  tour  sur  nous. 
Nous  nous  opposons  à  l'Allemagne  :  la  mission  date  de  loin  :  la 
Gaule  a  fait  appel  à  César  contre  le  Germain;  un  siècle  après 
la  conquête,  et  quand  volontiers  le  Gaulois  secouerait  le  joug-  de 
Rome,  la  question  se  pose  à  nouveau  :  un  général  romain  Petilius 
Cerealis  la  résume  en  termes  admirables  :  «  Quand  nos  armées 
entrèrent  dans  votre  pays,  ce  fut  à  la  prière  de  vos  ancêtres; 
leurs  discordes  les  fatiguaient  et  les  épuisaient  et  les  Germains 
posaient  déjà  sur  leurs  têtes  le  joug  de  la  servitude.  Depuis  ce 
temps,  nous  montons  la  garde  aux  frontières  du  Rhin  pour  em- 
pêcher un  nouvel  Arioviste  de  venir  régner  sur  la  Gaule.  Si 
l'Empire  romain  disparaissait,  ce  serait  sur  la  terre  la  guerre 
universelle.  Et  quel  peuple  serait  plus  en  péril  que  vous  qui 
êtes  le  plus  près  de  l'ennemi,  vous  qui  possédez  l'or  et  la  richesse 
qui  ont  toujours  attiré  l'invasion?  »  Les  Rémois  en  tète,  les 
Gaulois  se:  rallient   à   l'argument    :    «    toute   l'histoire   euro- 


l'histoire  de  la  nation  française.  113 

oéenne  est  dans  cet  e'pisode  »   ajoute    avec    raison    l'historien 

Nous  nous  opposons  à  l'Allemagne  au  nom  de  la  civilisation 
méditerranéenne;  nous  n'entendons  point  la  conquérir;  Clovis, 
Gharlemagne,  la  Révolution,  Napoléon  n'ont  primitivement 
entendu  établir  au  delà  du  Rhin  que  des  têtes  de  pont,  des 
bastions  avancés.  Us  sont  ceux  de  la  Civilisation  occidentale.  Et 
volontiers  nous  nous  appuierions  sur  l'Occident  entier' contre 
le  monde  germanique, —  en  apparence  civilisé,  mais  trahissant 
à  chaque  crise,  le  vieux  fond  barbare  et  païen  que  Ghar- 
lemagne avait  cru  avoir  refoulé  dans  les  forêts  de  l'Elbe  et 
du  Danube.  Ainsi  avons-nous,  maintes  fois,  tenté,  après  de 
terribles  querelles,  une  entente  cordiale  avec  la  Grande-Bre- 
tagne, et,  après  des  brouilles  passagères,  renoué  une  amitié 
presque  sentimentale  avec  l'Italie.  Et,  d'un  mot,  l'historien 
caractérise  les  rapports,  les  parentés,  les  malentendus,  les  rap- 
prochements, —  envolées  d'histoire  qu'on  ne  résume  pas. 

En  principe,  nous  devons  surtout  compter  sur  nous.  Pé- 
ninsule, la  France  doit  faire  la  «  politique  des  péninsules  :  «celte 
politique  complexe  l'oblige,  suivant  l'expression  d'un  Anglais, 
«  à  mettre  trop  de  fers  au  feu  à  la  fois.  »  Politique  continentale 
et  politique  maritime,  politique  de  ses  frontières  et  politique 
de  ses  côtes,  il  lui  faut  mener  de  front  des  affaires  qui  toujours  la 
peuvent  faire  heurter  des  voisins  que  sa  grandeur,  toujours  par 
un  côté,  inquiète  ou  froisse.  La  France  compte  sur  elle-même. 
Elle  a  raison.  Combien  de  fois  l'avons-nous  vue  abandonnée 
par  ses  Alliés,  si  elle  parait  trop  victorieuse  ! 

Et  c'est  donc  la  Nation  qui,  à  travers  quinze  siècles,  assurera 
sa  vie  pour  remplir  sa  mission. 

Comment  le  Celte,  —  qui  reste  le  fond  de  la  race,  —  s'esl 
laissé  pénétrer  par  la  forte  discipline  de  Rome,  bientôt  huma- 
nisée par  le  christianisme  venu  d'Orient;  comment/les  Gallo- 
Romains  civilisés  ont  absorbé  le  Barbare  et,  sous  couleur  d'ac- 
cepter son  sceptre,  assimilé  la  race  «les  Francs;  comment  de  ces 
trois  sources  est  sorti  «  ce  fleuve  aux  ondes  souples  et  fortes  » 
qui,  à  la  fin  du  vne  siècle,  porte  un  Charles,  roi  des  Francs,  à 
l'Empire  d'Occident, —  première  époque  d'incomparable  gran- 
deur où  se  fonde  la  Fraude,  assise  du  grand  Empire,  et  com- 
ment, ayant  arrêté  avec  Charles  Martel  les  sectateurs  de  Mahomet 
dans  les  champs  de  Poitiers  et  les  ayant,  avec  Charlemagne, 
refoulés  au  delà  des  Pyrénées,  ayant  affermi  la  barrière  du 
tome  Lvin.  —  1920.  (  8 


1 14 


lïLSL'E    DES    DEUX    MONDES. 


Rhin  et  pénétré  la  Germanie  d'Odin,  ayant,  au  delà  des  Alpos, 
délivré  Rome  des  derniers  barbares,  la  France  se  trouva  sacrée, 
dès  le  vme  siècle,  nation  gardienne,  nation  libératrice,  nation 
missionnaire;  comment,  après  de  grands  troubles  qui  suivirent 
la  mort  du  grand  Empereur,  jaillit  de  la  dissolution  de  son 
Empire  cette  féodalité,  seul  régime  qui,  la  couronne  impériale 
étant  en  déshérence,  pût  sauver  la  chrétienté  de  l'anarchie  ;  et 
comment,  la  période  d'anarchie  étant  close,  s'épanouit  cette 
Heur  incomparable  du  moyen  âge  qui  eut  sous  saint  Louis  sa 
parfaite  beauté;  comment,  cependant,  une  dynastie,  issue  du 
cœur  même  des  Gaules,  de  l'Ile  de  France,  put,  parce  qu'elle 
était  le  prototype  de  la  Nation,  l'appeler  peu  à  peu  a  elle,  la 
refaire  patiemment  et  fermement,  reconstituer  la  douce  France 
et  la  placer  derechaf  si  haut  dans  la  Chrétienté;  comment,  la 
chevalerie  chrétienne  se  desséchant,  la  dynastie  elle-même 
parut  péricliter  et  la  Nation  s'abaisser,  s'offrant  ainsi  en  proie 
à  1  Angleterre;  comment  elle  se  releva  à  la  voix  de  Jeanne, 
s'affranchit  avec  elle  et,  après  elle,  se  restaura,  achevant  de  s'uni- 
fier sous  le  génial  Louis  XI;  comment,  ayant  repris  contact 
avec  l'Italie,  elle  vit  s'épanouir  de  nouveau  la  fleur  de  la  lati- 
nité et,  par  ailleurs,  se  dresser  devant  elle  la  mission  provi- 
dentielle, la  marche  vers  la  barrière  du  Rhin  à  reconquérir; 
comment,  arrêtée  un  grand  demi-siècle  en  ce  nouvel  élan  par 
les  guerres  civiles  envenimées  de  querelles  religieuses,  s'étant 
déchirée  de  ses  mains  et  ayant  paru  courir  au  suicide,  elle  se 
rallia  autour  du  restaurateur,  ce  Béarnais  en  qui  elle  trouvait 
son  allègre  bon  sens  et  sa  joyeuse  vaillance;  comment,  après  de 
nouveaux  troubles,  elle  accepta  la  discipline  du  grand  Cardinal, 
puis,  pénétrée  a  nouveau  par  l'ordre  romain,  la  magnifique 
direction  de  Versailles;  comment,  ayant  connu  au  xnr  siècle, 
avec  un  saint  Louis,  la  perfection  de  l'àg a  chrétien,  elle  connut, 
sous  un  Louis  le  Grand,  celle  de  l'âge  classique  et,  par  là, 
comme  au  xme  siècle,  exerça,  au  xvne,  «  la  maîtrise  des  sen- 
tences; »  comment  le  ver  se  mit  dans  ce  beau  fruit,  et  com- 
ment la  critique  vint  paralyser  l'expansion;  comment,  en 
proie  aux  révolutions,  la  France,  pendant  un  siècle,  passa  des 
révolutionnaires  à  tendance  classique  aux  révolutionnaires  à 
tendance  romantique,  atteignit,  avec  un  César  issu  de  sa  Révo- 
lution, comme  elle  autoritaire,  el  comme  elle  conquérant,  une 
grandeur  singulière  pour  s'acheminer,  sous  un  César  «  chimé- 


l'histoire    de    LA    NATION    FRVNÇMSE.  115 

rique  »  comme  sa  génération,  h  la  défaite  et  à  rabaissement; 
comment  elle  sut,  derechef, préparer  son  relèvement  et  par  quel 
miracle  d'énergie  entêtée  et  de  douloureuse  vaillance  couronner 
sa  revanche,  n'est-ce  point  merveille  qu'il  ait  suffi  de  trente 
pages  pour  nous  le  rappeler  en  termes  savoureux,  précis  et 
généreux,  caractérisant,  expliquant,  niellant  en  relief  les 
hommes  et  les  événements  capitaux,  vrai  discours  historique 
qu'un  Hanotaux  offre  en  modèle  à  ses  collaborateurs. 

Laudator  temporis  acti? —  Non,  historien  tout  pénétré  de  la 
beauté  et  de  la  grandeur  d  s  siècles  écoulés,  mais  qui  sait 
toujours  discerner  le  faible  à  côté  du  fort,  l'abus  succédant  à  la 
justice,  l'envers  parfois  affreux  d'une  traîne  où,  tout  à  1  heure,  il 
nous  montrait  d'éclatants  dessins  et  de  magnifiques  couleurs;  —  et 
si  persuadé  qu'il  soit  que,  deux  fois  au  moins,  nous  avons  atteint  le 
sommet  d'un  âge  superbe,  plus  persuadé  encore  que  notre  temps 
a  connu  une  vertu  supérieure  et  de  plus  hauts  faits.  «  En  quel 
temps,  la  Nation  tout  entière  s'est-elle  présentée  d'une  niasse 
pi  s  compacte  et  plus  terrible  sur  la  frontière?  Le  chevalier,  le 
croisé,  le  «  preud  homme  »  de  saint  Louis,  les  compagnons  (Je 
Jeanne  d'Arc  et  de  Bayard,  «  l'homme  généreux,  »  de Deseartes, 
l'humble  chrétien  de  Pascal,  le  «  républicain  »  de  1102,  le 
grognard  de  Napoléon,  tous  sont  présents  sous  la  capote  bleue  du 
soldat  de  1914.  »  On  a  voulu  les  baptiser  d'un  nom  barbare  qu'ils 
n'acceptaient  point  si  volontiers  :  le  Poilu.  Eux  s'appelaient  des 
«  bonhommes,  »  vieux  mot  de  la  race  qui  survit;  le  <<  bon- 
homme, »  quand  il  s'appelait  Jacq.  les  était  un  .ré  vol  té  qui,  exaspéré 
par  la  misère,  cassait  tout.  Le  voici  qui,  se  soumettant  à  la  dis- 
cipline pour  sauver  la  liberté,  a  tout  restauré.  Or,  qu'est-ce  que 
le  «  bonhomme?  »  «  C'est,  répond  M.  Hanotaux,  l'homme  libre 
en  bleu  horizon.  » 

Ainsi,  au  moment  où  elle  semblait  vieillir  et,  disait-on,  se 
décrépir,  la  Nation  était  restée  jeune  par  le  sang  généreux  et 
l'àme  magnanime,  mais  il  a  semblé  qu'une  raison, — toute  nou- 
velle,—  conduisit,  par  surcroit,  et  rendit  plus  féconde  la  vail- 
lance traditionnelle.  A  étudier  son  histoire,  on  voit  que,  pas 
plus  que  l'héroïsme,  la  raison  n'est  chose  nouvelle  parmi  nous. 
Après  chaque  crise  qu'avait  dénouée  l'héroïsme,  la  raison  est 
venue  achever  l'œuvre.  Elle  s'est  assise  aux  conseils  de  Charlr- 
magne,  dans  le  «  Palais  »  que  saint  Louis  céda  à  la  Justice, 
dans  les  collèges  de  la  Montagne  Sainte-Geneviève,  sur  les  sièges 


HG  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fleurdelysés  du  Parlement;  elle  a,  Jeanne  d'Arc  disparue,  qui, 
Française,  était  toute  raison  comme  toute  vaillance,  parachevé 
son  entreprise  en  enrôlant  la  France  derrière  Louis  XI  contre 
un  «Téméraire;  »  ayant,  du  cabinet  de  Montaigne  et  du  cénacle 
de  la  Pléiade,  passé  aux  auteurs  de  la  Satire  ménippée,  elle 
a  épaulé  et  étayé  le  Béarnais  en  qui  elle  se  retrouvait;  elle 
a  conseillé  la  tolérance  après  tant  de  discordes,  la  discipline 
après  tant  d'excès  et,  ayant  porté  Henri  IV,  facilité  l'œuvre  de 
Richelieu.  Elle  a  éclaté  dans  la  littérature  et  l'art  du  Grand 
Siècle  et,  aux  heures  mêmes  où  Louis  XIV  semblait  l'abandonner 
pour  de  trop  vastes  desseins,  elle  connut  ses  moments  de  revan- 
che. Quand  un  régime  vieilli  heurtait  le  bon  sens  plus  que  la 
justice,  elle  a,  autant  que  la  révolte,  guidé  les  électeurs  de  1789 
et,  après  les  grands  excès,  elle  a  reparu  dans  le  Conseil  d'Etat  de 
Bonaparte.  Elle  constitue  une  nappe  profonde  qui,  parfois,  semble 
disparaître  sous  le  bouillonnement  des  révolutions,  mais  reparait, 
les  grands  troubles  apaisés.  La  raison,  elle  est  le  fond  même,  le 
caractère  du  terrien  qui  est  resté  attaché  à  la  glèbe,  et,  si,  dans 
ces  cinq  ans  de  crise,  cette  raison  française  a  étayé  le  courage t 
c'est  que  c'était  guerre  de  paysans  conduits  par  des  bourgeois. 

Et  c'est  là  qu'est  notre  espérance;  car  ayant  triomphé  avec 
l'héroïsme,  la  raison  française  reste  maîtresse  de  l'avenir.  Vertu 
complexe,  cette  vertu  française  mérite  qu'on  la  fortifie  en  lui 
montrant  sa  continuité  à  travers  les  siècles.  Lui  signaler  ses 
litres,  c'est  la  confirmer  dans  sa  force.  Le  soldat  de  la  grande 
guerre,  le  citoyen  de  la  grande  crise,  ce  ne  sont  point  héros  d'un 
.jour.  Ils  ont  de  qui  tenir  et,  ayant  reçu  conscience  de  leurs 
racines,  ils  n'en  seront  que  plus  rassurés  sur  leur  destinée. 

Vingt  historiens  groupés  sous  un  maître  et  que  recomman- 
dent de  beaux  travauxsont  en  ce  moment  en  train  de  rechercher, 
—  chacun  dans  sa  sphère  propre,  —  les  traits  saillants  de  celte 
prodigieuse  histoire.  Si,  entrant  plus  profondément  que  n'a  pu 
le  faire  le  maître  dans  le  vif  de  leur  sujet,  ils  viennent  justifier 
son  rapide  et  généreux  discours,  ils  auront  collaboré  à  un 
ouvrage  qui  n'est  point  simple  œuvre  d'érudition,  mais  œuvre 
d'État.  Car  c'est  en  fournissant  à  la  Nation  des  raisons  de  se  con- 
naître et  de  s'enorgueillir,  qu'ils  lui  donneront,  avec  une  con- 
liance  grandie  en  sa  vertu,  A.>s  raisons  d'espérer  et  de  persévérer. 

Louis  Madelin. 


UN  «  CARACTÈRE  »  DE  LA  BRUYÈRE 


L'AMATEUR  DE  TULIPES 


I.    —   LE   FLUTISTE   DESCOTEAUX 

Descoteaux  est  cet  original  dont  La  Bruyère  s'est  servi  pour 
peindre  son  amateur  de  tulipes.  Vous  savez,  le  fameux  passage  : 
Le  fleuriste  a  un  jardin  dans  le  faubourg  ;  il  y  court  au  lever 
du  soleil,  et  il  en  revient  à  son  coucher;  vous  le  voyez  planté  et 
qui  a  pris  racine  au  milieu  de  ses  tulipes.  Eli  bien  !  cet  homme 
singulier,  debout  au  milieu  d'un  parterre  diapré  de  belles 
fleurs,  qui  sourit  et  fait  l'entendu,  c'est  Descôteaux  le  joueur 
de  flûte,  le  même  qui,  —  dans  la  société  de  Chapelle,  —  fré- 
quenta chez  les  quatre  amis.  Parmi  tant  de  curieux  rassemblés 
par  La  Bruyère,  qui  se  sont  fait  une  loi  de  la  mode  et  n'ont 
d'attachement  au  monde  que  «  pour  une  seule  chose  qui  est 
rare,  »il  en  est  peu  que  l'auteur  des  Caractères  ait  décrits  avec 
un  tel  relief,  une  vérité  aussi  saisissante  et  ce  charme  de  coloris 
qui  enchanta  Vauvenargues. 

Quand  La  Bruyère  nous  fait  voir  le  ileuriste  qui  «  ouvre  de 
grands  yeux,  »  «  qui  se  frotte  les  mains,  *>  qui  n'a  jamais  vu  sa 
tulipe  si  belle,  ou  son  voisin  l'amateur  de  fruits  cueillant 
«  artistement  cette  prune  exquise,  »  vous  en  offrant  la  moitié 
et  disant  :  «  Quelle  chair!  Goûtez-vous  cela?  Cela  est  divin,  » 
on  surprend  le  secret  de  l'art  du  nouveau  Théophraste  et 
comment,  en  deux  ou  trois  traits  sobres,  discrets,  mais  justes, 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  peintre  de  tant  de  portraits  achevés  et  toujours  vrais  sait 
camper  ses  personnages.  Bussy  Rabutin,  qui  était  d'un  esprit 
et  d'un  caractère  à  bien  comprendre  La  Bruyère,  l'écrivait 
au  marquis  de  Termes  :  «  Il  a  travaillé  d'après  nature,  et  il 
n'y  a  pas  une  description  sur  laquelle  il  n'ait  eu  quelqu'un 
en  vue.  »  Pour  le  «  fruitier,  »  dont  il  a  parlé  avec  lyrisme, 
on  veut  que  ce  soit  La  Sablière,  le  mari  de  la  protectrice  de 
La  Fontaine.  «  0  l'homme  divin,  dit-il,  homme  qu'on  ne  peut 
jamais  assez  louer  et  admirer!  homme  dont  il  sera  parlé  dans 
plusieurs  siècles  I  Que  je  voie  sa  taille  et  son  visage  pendant 
qu'il  vit,  que  j'observe  ses  traits.  »  Et  ces  mêmes  traits,  celte 
même  manie  de  poète  et  de  gourmet,  un  peu  sensuelle,  voilà, 
comme  disait  Jules  Lemaitre,  qu'avec  «  des  détours  et  des 
recherches  qui  sont  un  délice,  »  l'écrivain  s'y  attarde  à  propos 
du  fleuriste  qu'il  va  rendre  célèbre. 

François  Pignon,  sieur  des  Gosteaux  ou  Descôteaux,  occu- 
pait, depuis  1662,  c'est-à-dire  vingt-cinq  ans  au  moins  avant 
que  parussent  les  Caractères,  les  fonctions  d'un  des  joueurs  de 
musette  et  de  hautbois  de  la  chambre  du  Roi.  Sur  les  registres 
des  comptes  du  Trésor,  on  l'avait  vu  gratifié,  en  même  temps 
que  François  Biunet,  de  cinquante  livres  en  raison  de  ses 
talents,  et  c'était  une  attestation  solennelle  de  ceux-ci  qu'avait 
donnée,  le  9  avril  1688,  le  marquis  de  Seignelay  :  «  Nous,Jcan- 
Hanlis.ee  Coèàert,  marquis  de  Seignelay,  certifions  à  tous  ceux 
tjail  appartiendra  que  François  Pijj non- Descôteaux  est  pourvu 
d'une  charge  de  joueur  de  hautbois  et  de  fluste  douce  de  la 
chambre  du  Boy  et  d'une  charge  de  hautbois  et  musette  de  la 
qrandc  escarie  de  Sa  Majesté...  »  Descôteaux,  ajoutera  .Mathieu 
Marais,  qui  le  retrouvera  non  sans  surprise  et  presque  octogé- 
naire, logé  longtemps  après,  sous  la  Régence,  au  Luxembourg, 
est  «  le  même  qui  a  poussé  la  tlùte  allemande  au  plus  haut 
point.  » 

La  Bruyère  n'était  pas  toujours  aussi  sourcilleux  et  craintif 
devant  le  monde  qu'on  s'est  plu  à  le  représenter  communé- 
ment et,  bien  que  B«oileau  ait  écrit  de  lui  :  «  C'est  un  fort 
honnête  homme,  à  qui  il  ne  manquerait  rien  si  la  nature 
l'avait  fait  aussi  agréable  qu'il  a  envie  de  l'être,  »  le  précep- 
teur du  petit-fils  du  grand  Condé  n'était  pas  aussi  Alceste  qu'on 
l'a  dit,  et  ce  n'est  pas  lui,  comme  Gorgibus,  qui  eût  battu 
les   violons   et   bàtonné    les    musiciens!   Le    fait  est,  si   nous 


l'amateub  de  tulipes.  lll> 

en  croyons  M.  de  Fougères,  officier  de  la  maison  de  Condé, 
qui  eut  plus  d'une  fois  à  Chantilly  l'occasion  d'observer  notre 
philosophe,  qu  il  prenait  parfois  à  M.  de  La  Bruyère  «  des 
saillies  de  chanter  et  de  danser  surprenantes.  »  Sainte-Beuve, 
de  son  côté,  assure  qu'  «  on  a  tiré  grand  parti  de  quelques 
billets  de  M.  de  Pontchartrain,  »  reprochant  à  La  Bruyère  les 
mêmes  «  accès  de  g;ùté  extravagante.  »  «  Il  se  mettait  parfois, 
dit  Sainte-Beuve,  à  dans>r  et  à  chanter,  bien  qu'il  n'eût  pas 
une  belle  voix.  »  Je  gage  que  la  «  tluste  »  douce,  le  hautbois 
et  la  musette  de  Poitou  dont  Descôteaux  joua  plus  d'une  fois 
devant  lui,  dans  les  divertissements  de  Sceaux  et  de  Chantilly, 
ne  furent  pas  sans  inlluer  sur  ces  dispositions  naturellement 
gaies,  l'esprit  allègre  et  le  sentiment  vif,  quoique  discret,  que 
La  Bruyère,  en  homme  de  bonne  compagnie,  ressentait  pour 
tous  les  plaisirs.  Dj  là  sans  doute,  dans  ce  portrait  du  flûtiste, 
à  côté  d'une  certaine  malice,  cette  nuance  de  tendresse,  ce  dis- 
cret sourire  venant  atténuer  la  pointe  du  crayon,  le  trait  aigu 
du  style. 

Un  autre  sentiment,  qui  leur  est  commun,  celui  de  la  danse 
et  de  la  musique,  lie  et  rapproche  encore  les  deux  hommes  : 
La  Bruyère  s'exerce  à  baller  et  à  chanter,  tout  cela  assez  mal, 
si  nous  en  croyons  les  médisants;  mais  Descôteaux,  lui,  joue  à 
ravir!  C'est  qu'aussi  bien  cet  homme-là  ressemble  au  flûtiste 
que  Watleau  peindra  un  jour  dans  un  paysage  de  rêve.  Il  a 
une  façon  adroite  de  faire  parler  son  instrument;  et  les  sons 
les  plus  rares,  les  plus  fines  gammes,  les  plus  harmonieux 
chants  des  airs  et  des  bois,  ceux  même  des  rossignols,  auxquels 
pou  riant  rien  n'est  comparable,  ne  peuvent  arriver  à  surpasser 
cette  magie.  La  Bruyère,  qui,  —  selon  Dangeau,  —  entendra 
un  jour  Descôteaux  jouer  à  côté  de  Vizé  et  de  Philibert,  chez 
M.  le  Duc,  au  petit  Luxembourg,  demeurera  tout  étourdi 
d'une  grâce  si  insinuante,  enfin  de  cette  facilité  vraiment 
unique  avec  laquelle  le  flûtiste,  sur  sa  musette  ou  son  haut- 
bois, excelle  à  traduire,  aussi  bien  que  l'espoir  ou  l'appel  des 
amants,  les  échos  de  la  nature. 

A  l'effet  d'entendre  une  telle  merveille,  aussitôt  que  Descô- 
teaux joue  en  un  endroit,  La  Bruyère  fait  en  sorte  de  s'y 
rendre;  il  écoute  son  virtuose;  il  goûte  à  l'entendre  à  peu 
près  autant  de  plaisir  que  M.  de  La  Sablière  en  éprouvait  à 
goûter  ses  prunes,  et,  comme  tous  deux,  le   philosophe  et  le 


J20 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


musicien,  se  trouvent  être  également  simples,  bien  bourgeois, 
avec  des  petites  mines,  des  habits  modestes,  que  La  Bruyère, 
bien  que  précepteur  d'un  prince,  est  demeuré  aussi  bonhomme 
qu'au  temps  où  il  logeait  dans  une  mansarde  séparée  en  deux 
par  une  tapisserie,  il  faut  voir  notre  auteur  s'attacher  aux  pas 
du  flûtiste,  l'examiner,  le  suivre,  et,  le  plus  adroitement  du 
monde,  «  l'amener  à  parler  (1).  » 

Le  fait  est  qu'entre  eux  il  y  a  cette  affinité,  ce  rapport  dis- 
cret, mais  intime  des  fleurs  et  des  jardins.  Un  détail  dont  on 
ne  se  souvient  pas  assez  et  qui  pourtant  a  sa  valeur,  c'est 
que  La  Bruyère,  gentilhomme  de  M.  le  Prince  et  l'un  des  qua- 
rante de  l'Académie,  portait  blason  «  d'azur  à  deux  racines 
de  bruyère.  »  Descôteaux,  lui,  n'avait  pas  d'armes;  mais,  s'il 
en  eût  possédé,  elles  eussent  été  «  nuancées,  bordées,  huilées, 
à  pièces  emportées,  »  et  telles  que  l'auteur  des  Caractères 
veut  que  soient  les  tulipes  :  une  musette  de  Poitou  et  une 
flûte  s'y  seraient  vues,  croisées  dans  les  fleurs;  et  comme,  après 
tout,  ce  sont  là  de  belles  armes  pour  un  musicien,  le  flûtiste  et 
le  philosophe,  tandis  qu'ils  traversent  Paris  pour  atteindre  au 
«  petit  jardin  du  faubourg,  »  n'en  ont  pas  fini  de  deviser  sur 
cet  instrument. 

Tantôt,  c'est  de  flûtes  d'Allemagne  ou  traversières  qu'ils 
parlent,  ou  de  flûtes  de  Suisse.  Il  y  en  a  de  petites  et  de 
grandes.  Les  unes  sont  légères,  plaintives  :  ce  sont  les  flûtes 
douces;  les  autres  plus  élevées,  plus  graves  :  ce  sont  les  haut- 
bois. Puis,  il  y  a  la  flûte  basse,  la  flûte  longue  ou  courte  don- 
nant la  tierce  ou  l'octave  et  jouant  en  la,  en  ré,  tandis  que 
les  clarinettes  jouent  en  ut,  en  fa.  Enfin,  il  y  a  les  pipeaux, 
les  chalumeaux  dont  jouent  les  bergers  de  théâtre  dans  les 
pastorales  et  dont  l'air  si  simple,  si  chaste,  d'une  seule  venue, 
est  pur  comme  un  ciel  d'été. 

La  Bruyère,  enveloppé  de  son  manteau,  affectant  cet  air 
grave  et  méditatif,  pesant  et  «  un  peu  soldat  »  qu'on  lui 
a  reproché,  écoute  le  flûtiste.  Il  l'écoute.  Mais  le  flûtiste  est 
aussi  un  fleuriste.  Et  justement,  voilà  le  «  faubourg,  »  ce  fau- 
bourg Saint-Antoine  où,  selon  le  sieur  du  Pradel  auteur  du 
Livre  commode  des  adresses  de  Paris,  habitent  plus  communé- 
ment «  les  jardiniers  qui  font  commerce  de  fleurs,  arbres  et 

(1)  Ed.  Fournier  :  la  Comédie  de  ./.  de  La  Bruyère. 


l'amateur    DE    TULIPES.  121 

arbustes  pour  l'ornement  des  parterres  (1).  »  Centre  embaumé 
de  la  culture  qu'il  adorait  (2),  ce  faubourg,  pour  Descôteaux, 
est  vraiment  le  refuge  et,  si  l'on  veut,  le  paradis.  A  la  façon 
dont  Descôteaux,  qui  parlait  tout  à  l'heure  des  espèces  de 
(lûtes,  parle  à  présent  des  variétés  de  tulipes,  La  Bruyère  s'en 
aperçoit  bien.  Ah!  l'accent,  le  ton  qu'y  met  le  musicien  I  lit 
les  transports  qui  le  saisissent,  qui  l'agitent,  une  fois  dans  le 
courtil,  au  cœur  du  bouquetierX 

La  Bruyère  observe  toutcela.  Il  contemple  Descôteaux  subi- 
tement muet  d'admiration,  debout  «  devant  la  Solitaire;  »  puis, 
de  la  Solitaire,  qui  est  sombre,  veinée,  magnifique,  il  se  porte  à 
Y  Orientale  ;  de  là,  il  va  à  la  Veuve;  il  passe  au  Drap  d'or;  de 
celle-ci  il  retourne  à  Y  Agathe,  d'où  il  revient  enfin  à  la  Soli- 
taire, où  il  se  fixe,  où  il  se  lasse,  où  il  s'assied,  où  (dit  même 
La  Bruyère)  il  «  oublie  de  diner!  »  Et  La  Bruyère,  à  l'examiner, 
pense  qu'il  n'a  rencontré  qu'une  seule  fois  en  sa  vie  un  amant 
des  ileurs  aussi  fou  que  celui-là.  C'était  le  sieur  Caboust, 
avocat  au  Conseil  (3)  ;  mais,  tandis  que  le  sieur  Caboust 
n'avait  en  tête  que  les  anémones,  les  ennémones,  comme  il 
disait,  Descôteaux,  lui,  ne  rêve  et  ne  pense  qu'à  ses  tulipes. 

Des  tulipes  il  parle  comme  de  personnes,  de  maîtresses 
qu'il  aurait  eues,  avec  transport,  avec  amour.  Sur  ces  tulipes, 
il  dit  toutes  sortes  de  belles  choses  :  qu'elles  sont  fines,  diaprées, 
veinées,  jaspées,  onctueuses;  que  la  tulipe  est  la  reine  des 
Heurs,  qu'aucune  autre  ne  la  dépasse  pour  le  coloris.  Il  ajoute, 
à  ce  propos,  que  l'espèce  appelée  Flamboyante,  que  M.  de  Mon- 
tausier  fit  peindre  par  le  peinlre  Robert  pour  la  Guirlande  de 
Julie  d'Angennes,  n'est  pas  la  plus  recherchée,  mais  que  la 
variété  appelée  tulipe  noire  est  la  plus  illustre.  La  Bruyère 
sait  cela  ;  il  sait  que  les  Hollandais  sont  fous  de  tulipes; 
mais  les  Persans,  les  Turcs  le  sont  de  même. 

A  cette  assurance  donnée  par  le  philosophe,  notre  flûtiste 
exulte  :  il  est  heureux,  mais  il  gronde  aussi.  Il  gronde  en  son- 


(1)  Abraham  du  Pradel  :  Livre  commode  (1692,  in-12). 

(2)  Ed.  Fournier,  ibicl. 

(3)  Selon  M.  Servois  [La  Bruyère,  t.  n,  coll.  des  Grands  écrivains)  la  clef  de 
1696  porte,  en  face  du  passage  des  Caractères  réservé  aulleuriste,  cette  indication  : 
«  M.  Catnboust,  avocat  au  Conseil,  ou  des  Costeaux  fleuriste;  »  pourtant  «  ces 
deux  noms,  qui  appartiennent  à  deux  personnages  différents,  n'en  font  plus  qu'un 
dans  la  plupart  des  clefs  suivantes,  dont  le  premier  est  généralement  écrit 
Cabousl.  » 


122 


D.EVUE   des   deux  mondes. 


goant  au  médecin  Bernier  qu'il  dit  avoir  connu  jadis,  dans  la 
compagnie  de  Molière  et  de  Chapelle,  chez  Gassendi.  Ce  Bernier 
s'en  alla  en  Perse,  à  Chiraz,  le  plus  beau  pays  du  monde  pour 
les  Meurs;  cependant,  dans  les  lettres  que  cet  Esculape  envoyait, 
de  Chiraz,  à  Chapelle,  il  ne  parlait  même  pas  des  tulipes!  Le  sot 
homme!  Gela  est-il  possible?  Et,  des  Persans,  voilà  Descôteaux 
qui  en  vient  aux  Turcs!  Ah!  les  Turcs!  Ceux-là  aiment  les 
tulipes  au  point  de  composer  des  théâtres  de  ces  (leurs.  Ce  sont 
des  gradins  où,  dit-il,  on  dispose  des  cages  pleines  d'oiseaux 
chanteurs;  de  place  en  place  il  y  a  des  lanternes  multicolores; 
et  les  tulipes  sont  exposées  dans  des  bouteilles  ou  de  menus 
vases,  entre  les  oiseaux  et  les  lanternes;  si  bien  que  ce  ne  sont 
que  chants,  illuminations,  couleurs. 

Cette  fête  des  tulipes  est,  parait-il,  donnée  tous  les  ans  par 
les  sultanes  au  Grand  Seigneur.  Descôteaux  l'explique  avec 
force  détails.  Il  dit  encore  que,  comme  le  turban  des  Turcs 
s'appelle  tnlipan,  ils  ont  appelé  cette  fleur  tulipe,  en  raison  de 
sa  ressemblance  par  la  forme  avec  le  turban  ;  enfin,  en  Perse, 
ajoute-t-il,  la  tulipe  est  l'emblème  que  les  amants  offrent  a 
leurs  maîtresses;  et  cela  se  conçoit,  car  il  n'y  a  rien  de  plus 
rougissant,  de  plus  tendre  que  la  tulipe;  même  il  semble  que 
les  sentiments  se  reflètent  et  s'expriment  avec  une  nuance  déli- 
cieuse, dans  son  coloris. 

Tout  ce  que  Descùteaux  raconte  là-dessus,  au  point,  malgré 
l'heure,  d'en  «  oublier  de  dîner,  »  a  bien  de  l'intérêt.  Et  le  gen- 
tilhomme de  M.  le  Duc,  ce  philosophe  qui  a  deux  racines  de 
bruyère  dans  ses  armes,  se  penche  avec  surprise  et  admiration 
au-dessus  des  tulipes.  Lui  aus.ii,  il  découvre  la  Solitaire,  il  voit 
Y  Orientale,  il  contemple  Y  Agathe  et  le  Drap  d'or  ;  et  le  voilà 
en  secret  qui  pense,  tout  en  écoutant  Descôteaux,  que  Mme  de 
Boislandry,  qu'il  a  célébrée  sous  le  nom  d'Arlhénice  et  dont  il 
a  écrit  qu'elle  est  «  trop  jeune  et  trop  fleurie  pour  ne  pas 
plaire,  »  offre,  sur  son  front  et  sur  son  visage,  un  peu  de  la  rou- 
geur et  de  la  fraîcheur  de  ces  plantes  divines. 

II.    —   UNE   JOURNÉE   CHEZ    MOLIÈRE,    A    AUTEUIL 

Les  jours  où  Descôteaux  ne  s'en  allait  pas,  plus  loin  que  le 
château  de  la  Bastille,  dans  son  petit  jardin  du  faubourg  ou  ne 
restait  pas  chez  lui  à  jouer  de  la  flûte  pour  réjouir  sa  femme  et 


l'amateur  de  tulipes.  123 

ses  deux  garçons  René  et  François-Xavier  (1),  il  était  une  autre 
compagnie,  celle-là  bruyante,  amusante,  gaie,  —  et  combien 
brillante!  —  où  se  plaisait  souvent  le  flûtiste. 

Ces  sortes  de  rencontres  n'avaient  pas  toujours  lieu  à  la 
Croix  d<>  Lorraine  ou  au  Mouton  blanc,  les  cabarets  fréquentés 
de  nos  poètes;  elles  se  produisaient  quelquefois  aussi  a  Auteuil, 
non  pas  comme  on  pourrait  le  croire,  dans  cette  maison  de 
Boileau  où  vint  vivre  le  jardinier  Antoine  et  que  connaîtra  La 
Bruyère,  mais  dans  une  autre  demeure,  ce  petit  pavillon  que 
Molière  avait  loué  au  bout  de  Paris  et  dans  le  repos  duquel, 
au  milieu  de  ses  amis,  aimait  à  s'oublier  parfois  le  grand 
comique  (2). 

Cette  compagnie  était  celle  qu'avaient  formée  Chapelle, 
Boilcau,  Racine,  Molière,  sous  le  nom  de  société  des  Quatre 
amis.  La  Fontaine,  garçon  de  fantaisie  et  poète  de  même, 
appartenait  aussi  à  cette  association  de  doctes  et  joyeux 
hommes;  mais,  sans  l'abbé  d'Olivet,  qui  l'a  noté  dans  son  His- 
toire de  l'Académie,  nous  ne  saurions  pas  que  Descôteaux  se 
mêlait  aux  agapes  et  prenait  part  aux  discours  de  ces  grands 
poètes.  Grâce  à  l'abbé,  nous  le  savons;  nous  savons  que  Des- 
côteaux, les  habits  barbouillés  de  la  terre  de  ses  tulipes,  enivré 
du  souvenir  de  leurs  couleurs,  venait  se  placer  parfois  entre 
ces  convives  et  qu'assis  à  côté  de  Despréaux,  en  face  de  Racine 
et  de  La  Fontaine,  il  prenait  un  plaisir  réel,  pour  la  joie  de 
ses  bons  et  de  ses  grands  amis,  à  jouer  de  la  flûte  douce  ou  du 
flageolet. 

Avec  Descôteaux,  allons  donc  à  Auteuil,  «  Hauteuil,  «comme 
on  écrivait  alors  ;  allons-y  par  le  bateau  auquel  on  embar- 
quait au  Cours-la-Reine,  qui  passait  devant  les  Bonshommes, 
en  vue  de  Chaillot,  et  qui  ne  tardait  pas,  en  moins  d'une  heure 
de  navigation,  à  vous  déposer  au  bas  du  «  village  délicieux  (8).  » 
Alors,  la  compagnie  ordinairement  nombreuse,  et  qui  se  compo- 
sait de  gens  de  lettres  et  de  comédie,  s'engageait  dans  le  sentier 
des  Arches,  lequel  «  montait  tout  droit  de  la  Seine  au  village, 

(1J  René,  selon  Jal  (Dictionnaire  biographique),  fut  appelé  à  reeueii'ir  la 
charge  île  sou  père.  Quant  a  François-Xavier,  il  mourut  jeune.  Dans  l'acte  nior- 
tuaire  !.■  concernant,  inscrit  a  Saiiil-Germain-l'Auxerrois,  François  Pignon,  dit 
«les  Cottsteaux, est  qualifié  de  «  hautbois  du  Roy.  » 

2  La  maison  de  Molière  était  sise  i  peu  près  à  l'angle  que  forment  actuelle- 
ment les  rues  d'Auteuil  et  Théophile  Gautier. 

(3)  Le  chanoine  Legendre  (cité  par  M.  André  Hallays). 


1-i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

entre  les  Genovéfains  et  la  paroisse  (1).  »  Et  ce  sentier  était 
un  chemin  de  chèvres  bordé  de  vignobles,  fleurant  la  pimpre- 
nelle  et  d'où  l'on  apercevait,  à  la  découverte,  en  se  retour- 
nant, aussi  bien  de  l'amont  que  de  l'aval,  une  vue  surprenante 
sur  la  vallée  de  la  Seine. 

A  mesure  que  grimpaient  les  voyageurs,  Chapelle,  qui  avait 
amené  avec  lui  Descôteaux,  Racine  et  le  jeune  acteur  Baron,  le 
«  petit  garçon  »  protégé  par  Molière,  s'en  allait  en  avant  du 
cortège,  discourant  à  mesure  qu'il  avançait  de  toutes  sortes  de 
sujets  satiriques  ou  plaisants.  A  cinq  ou  six  pas  en  arrière, 
venaient  Gâches  et  La  Fontaine.  Gâches  était  cet  ami  que  La 
Fontaine,  bien  trop  timide  et  nonchalant  pour  se  souvenir  de 
ses  propres  vers,  conduisait  avec  lui  à  dessein  de  lui  faire  réci- 
ter des  fables  à  sa  place.  Parfois,  Gâches  et  La  Fontaine  hâtaient 
ensemble  le  pas,  mais  ce  n'était  ni  Descôteaux,  ni  M.  Racine, 
ni  le  petit  Baron  qui  menaient  la  conversation  et  montraient 
le  chemin.  Le  plus  volontiers,  c'était  Chapelle. 

Grimarcst,  le  biographe  de  Molière,  a  dit  que  «  quand 
Chapelle  voulait  se  réjouir  à  Hauteuil.il  y  menait  des  convives 
pour  lui  tenir  tête.  »  Le  seul  pourtant  qui  fût  en  état  de  le  faire, 
en  cet  endroit,  était  Descôteaux.  A  mesure  qu'on  gravissait  le 
sentier  des  Arches,  ce  n'étaient  partout  en  elïet  que  cultures,  ' 
espaliers,  vergers  et  toutes  les  variétés  possibles  de  petits  clos, 
potagers  et  parterres  d'agrément.  Chapelle  disait  que,  depuis 
son  voyage  avec  M.  de  Bachaumont  et  son  séjour  à  Grouille 
chez  M.  d'Aubijoux,  il  n'avait  jamais  rien  vu  de  si  plaisant  que 
tous  ces  petits  carrés  de  fleurs.  Il  disait  encore  que  ce. qui  fai- 
sait ressembler  «  Hauteuil  »  à  Grouille,  c'est  qu'on  y  respirait 
un  airsalubre,  qu'il  y  avait  des  sources,  mais  qu'une  chose  au 
moins  à  «  Hauteuil  »  l'emportait  sur  Grouille,  c'étaient  les 
vignobles.  Et  comme  Grimarest  écrit  encore  que  M.  Chapelle, 
«  en  revenant  d'Hauteuil,  [était]  à  son  ordinaire  bien  rempli  de 
vin,  »  le  vin  était  le  sujet  sur  lequel  les  uns  et  les  autres  pre- 
naient plaisir  à  parler  en  suivant,  sous  un  chaud  soleil,  les 
détours  et  méandres  du  sentier  des  Arches.  Gâches  soutenait 
que,  seul,  le  petit  jinglet  de  Montmartre  avait  le  pouvoir  de 
l'animer  ;  mais  Racine  et  La  Fontaine,  qui  s'étaient  attablés 
plus  d'une  fois  devant   une   bonne   bouteille    aux   abords  des 

(1)  André  Ilallays  :  Auteuil  au  XV II*  siècle,  dans  Paris  (1913), 


L  AMATEUR    DE    TULIPES. 


125 


Halles,  ne  savaient  auquel,  du  cru  d'Argenteuil  ou  de  celui  de 
Pantin,  donner  la  préférence. 

Sur  un  sujet  aussi  grave,  les  uns  et  les  autres  eussent  pu 
longtemps  discourir,  d'autant  plus  que  Chapelle,  avec  cet  élan, 
cette  fougue  qui  l'animait,  n'avait  de  cesse  de  mêler  la  philo- 
sophie à  ses  propos  et,  qu'à  la  fin  on  ne  savait  plus  bien,  en 
arrivant  au  bout  du  sentier,  vis-à-vis  la  maison  que  Molière 
avait  louée  à  M.  de  Beaufort,  lequel,  du  système  de  Descartes 
ou  du  petit  vin  doux,  faisait  l'objet  du  débat.  «  Messieurs, 
disait  Descôteaux,  —  un  tuyau  de  ilùle  douce  sortant  de  la 
poche  de  son  habit,  —  je  crois  bien  que  voici  Molière;  c'est  lui 
qui  va  nous  départager.  »  En  elïet,  les  amis  n'étaient  pas  plutôt 
parvenus  en  haut  de  la  pente  que  celui  que  Somaize  a  nommé 
«  le  premier  farceur  de  France  »  venait  de  loin,  dans  leur 
direction,  les  bras  ouverls. 

A  peine  fut-il  mis  au  fait  par  les  arrivants  sur  le  cas  de 
savoir  lequel  devait  l'emporter  du  système  de  Descartes  ou  du 
vin  de  Pantin,  Molière  répondit  qu'il  n'y  avait  rien  là  qui 
fût  de  nature  à  s'opposer;  qu'il  venait  bien  de  jouer  aux 
quilles,  pendant  près  d'une  heure,  avec  Despréaux  et  que  cela 
ne  les  avait  pas  empêchés,  Despréaux  et  lui,  durant  qu'ils  lan- 
çaient leurs  boules,  de  s'exprimer  sur  la  comédie  et  sur  la 
satire.  Il  ajouta  que  c'était  un  exemple  et  que,  si  ses  amis  vou- 
laient bien  pénétrer  dans  sa  demeure,  il  allait  l'aire  en  sorte  de 
leur  démontrer  que  l'usage  du  vin  doux  et  le  goût  d'un  bon 
mets  ne  sauraient  nuire  aux  spéculations  de  l'esprit  cartésien. 

A  cet  effet,  il  ouvrit  la  porte  et,  tandis  que  le  sieur  Chres- 
tien,  portier  de  la  Comédie  et  qui  faisait  aux  grands  jours  chez 
son  maître  l'office  de  valet,  accourait  pour  débarrasser  les 
visiteurs  de  leurs  manteaux,  ces  Messieurs  pénétrèrent  dans 
l'habitation.  Le  jardin  était  un  peu  en  arrière,  ce  fameux  jardin 
où  Poquelin,  pendant  toute  une  heure,  avait  parlé  une  fois  à 
Chapelle  sur  sa  femme,  où  il  s'était  plaint  d'Armande,  où  il  lui 
avait  avoué  (c'est  Grimarest  qui  parle)  qu'étant  «  né  avec  les 
dernières  dispositions  à  la  tendresse,  »  et  que,  n'ayant  rencontré 
que  dédain  et  froideur  de  la  part  d'Armande,  il  n'y  avait  désor- 
mais rien  qui  pût  le  détourner  du  chagrin  mortel  qu'il  avait 
ressenti  à  la  suite  des  perfidies,  des  noirceurs  et  des  trahisons 
de  cette  coquine. 

Dans  ce  même  jardin,  M.  Despréaux,  que  ne  ravageait  pas 


126 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


tant  de  passion,  mais  qu'une  âme  sans  trouble  et  un  cœur  pai- 
sible aidaient  à  se  garder  des  orages,  continuait  tout  tranquil- 
lement à  jouer  seul  aux  quilles  au  bout  d'une  allée.  Ah!  ce 
n'est  pas  à  lui  qu'une  belle  eût  pu  venir  chanter  pouilles 
comme  au  Barbouillé!  Mais,  un  polit  jardin 

...tout  peuplé  d'arbres  verts, 

à  l'image  de  celui  qu'il  venait  de  décrire  dans  sa  satire  des 
Embarras  de  Paris,  occupait  seul  son  cœur.  «  Pour  le  distin- 
guer de  ses  frères,  écrira  Louis  Racine  un  jour  en  désignant 
l'auteur  du  Lutrin,  on  le  surnomma  Djspréaux,  a  cause  d'un 
petity;/*e  qui  était  au  bout  du  jardin  »  de  ses  parents  à  Crosnes, 
son  village  natal.  Celte  particularité  d'un  tour  agreste  devait 
plaire  à  Descôteaux;  mais  elle  devait  enchanter  aussi  Racine, 
que  le  bonhomme  La  Fontaine  a  peint,  dans  sa  Psyché,  sous  le 
nom  d'Acante  et  dont  il  a  dit,  à  propos,  qu'il  «  aimait  extrê- 
mement les  jardins,  les  fleurs,  les  ombrages.  » 

Tant  de  similitude  dans  les  goûts  et  de  rapports  dans  les 
sentiments  firent  que  ces  Messieurs  n'étaient  pas  réunis  depuis 
un  moment  ensemble,  qu'ils  se  mirent  à  parler  qui  sur  les 
fleurs,  qui  sur  les  arbres,  qui  sur  les  arrangements  que  M.  Le 
Nostre  avait  entrepris  déjà  pour  Vaux  et  qu'il  projetait  pour 
Versailles.  Une  saillie  de  Boileau  fit,  à  ce  moment,  bien  rire 
ces  Messieurs  ;  c'est  quand  il  rapporta  qu'ayant  été  une  fois  à 
la  campagne  chez  Barbin,  le  fameux  libraire,  celui-ci  l'avait 
conduit,  après  le  repas,  dans  un  jardin  attenant  à  la  maison 
mais  si  ridiculement  petit  qu'il  semblait  qu'on  y  étouffât.  Et, 
comme  l'auteur  des  Epîtres  n'avait  eu,  aussitôt  parvenu  dans 
cet  endroit,  que  l'idée  de  s'enfuir  pour  appeler  son  cocher  et 
rentrer  en  ville,  Barbin  lui  avait  demandé  avec  surprise  où  il 
allait.  «  Je  vais  à  Paris  prendre  l'air,  »  avait  répondu  Boi- 
leau, que  l'exiguïté  de  ce  petit  domaine  avait  offensé. 

Tout  en  parlant  de  fruits,  de  fleurs,  de  vigne,  enfin  de  la 
chose  rustique  tout  au  long,  ces  Messieurs  rentrèrent  dans  la 
demeure  où  la  servante  La  Forest.  qui  suppléait  à  tout  en 
lab>ence  de  Mlle  Molière,  commençait  de  gronder  sur  le  retard 
des  convives.  M.  Despréaux,  dans  ce  temps-là,  avait  déjà 
l'oreille  dure  et,  bien  que  Descôteaux  continuât  de  lui  parler  de 
ses  tulipes  et  de  la  nécessité  d'un  terrain  sablonneux,  modéré, 
qui  convint  aux  oignons  de  ces  plantes,  le  terrible  railleur  ne 


l'amateuk  de  tulipes.  127 

répondait  pas  toujours  de  façon  suivie.  Au  reste,  depuis  un 
moment  déjà,  ce  n'était  plus  que  confusion  autour  de  la  table, 
tant  par  Chapelle  qui  s'était  arrogé  le  gouvernement  des  bou- 
teilles que  par  Molière  lui-môme,  occupé  de  s'escrimer  et  de 
pousser  sa  tierce,  à  la  façon  de  M.  Jourdain,  contre  une 
volaille  rebelle  et  de  chair  difficile. 

Assis  vis-à-vis  le  maître  de  l'endroit,  Gâches  le  flanquant  à 
dioite,  le  petit  Baron  à  gauche,  le  bonhomme  La  Fontaine,  le 
doux  fablier,  satisfait  de  voir  tant  de  personnages  se  «  ruer  en 
cuisine,  »  ne  savait  trop  qu'admirer  le  plus  volontiers  de  la 
belle  vaisselle  plate  que  Molière  avait  gagnée  avec  l'argent  de 
la  Comédie  et  dans  laquelle  on  le  servait,  de  l'aile  de  poulet  qui 
y  vint  prendre  place  ou  de  la  diversité  de  tous  les  liquides 
groupés  sur  le  vaisselier  à  la  façon  de  ces  recrues  placées  sur 
un  rang  que  les  sergents  de  M.  de  Louvois  obligent  à  s'aligner 
à  la  parade.  Rêveur  absorbé,  l'esprit  tourmenté  de  toutes  sortes 
d'images  où  les  dieux,  les  bergers  et  les  animaux  s'assemblent 
comme  les  figures  de  l'Arche  autour  de  Noé,  il  était  bien  et 
toujours,  au  milieu  du  repas,  tel  que  Tallemant  l'a  vu,  «  un 
garçon  de  belles  lettres  et  qui  fait  des  vers.  » 

De  la  même  plume  facile,  aisée,  bien  faite  pour  décrire  les 
gens  et  les  choses  et  dont  il  s'est  servi  pour  camper  Descôteaux 
dans  son  petit  jardin  du  faubourg,  La  Bruyère  a  peint  aussi 
La  Fontaine.  C'est,  au  chapitre  des  Jugements,  dans  les  Carac- 
tères, le  fameux  passage  :  «  Un  homme  parait  grossier,  lourd, 
stupide;  il  ne  sait  pas  parler  ni  raconter  ce  qu'il  vient  de 
voir...;  »  mais  d'Olivet  a  laissé  entendre  que  La  Bruyère, 
emporté  par  l'abus  du  pittoresque,  avait  fortement  appuyé 
ses  crayons  et  montré  le  fablier  sous  un  aspect  un  peu  trop 
pesant  pour  celui  qui  a  dit,  de  lui-même,  qu'il  était  «  chose 
légère;  »  et,  c'est  quand  d'Olivet  a  écrit  que,  si  «  pourtant  La 
Fontaine  se  trouvait  entre  amis  et  que  le  discours  vint  à  s'animer 
par  quelque  agréable  dispute,  surtout  à  table,  alors  il  s'échauf- 
fait véritablement,  ses  yeux  s'illuminaient;  c'était  La  Fontaine 
en  personne  et  non  pas  un  fantôme  revêtu  de  sa  figure.  » 

Molière- en  étant  venu,  par  les  détours  de  la  conversation, 
et  tandis  qu'à  grands  coups  de  fourchette  il  frappait  sur  les 
plats,  à  parler  des  auteurs  de  l'antiquité,  «  l'agréable  dispute  » 
dont  parle  d'Olivet  ne  tarda  pas  à  se  produire.  Et  ce  fut  à  pro- 
pos de  Térence.  Le  fait  que  Boileau  fit  grief  à  Molière  d'altérer 


128 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


le  langage  de  Te'rence  en  y  mêlant  de  l'esprit  de  Tabarin,  eut 
pour  effet  de  courroucer  Chapelle.  Celui-ci  prit  fait  et  cause 
pour  Molière, réfuta  Despréaux  et,  dans  son  emportement,  alla 
jusqu'à  se  vanter  que  c'était  lui,  Chapelle,  qui  «  avait  renversé 
la  cruche  à  huile  de  Boileau  »  et  lui  avait  mis  «  le  verre  à  la 
main!  » —  «  Langage  d'ivrogne!  »  dit  Boileau.  —  «  Mais  non, 
langage  d'un  sage!  »  répliqua  La  Fontaine.  Et  comme  La  Fon- 
taine était  familier  avec  Térence  et  qu'il  avait  donné  lui-même 
naguère  une  traduction  de  l'Eunuque  du  comique  latin,  ce  fut 
un  tournoi  où  chacun  prit  part. 

A  la  fin,  cette  discussion  causa  tant  de  bruit  que  la  servante 
La  Forest,  son  torchon  à  la  main,  et  le  portier  Chrestien,  béants 
tous  deux  de  stupeur  et  d'admiration,  délaissèrent  ensemble 
l'office  pour  venir  écouter  ce  que  les  hôtes  de  leur  maître 
racontaient  de  sublime  sur  Térence.  Mais,  ce  qu'il  y  a  de 
piquant,  c'est  que  Descôteaux,  qu'on  n'attendait  pas  en  cette 
affaire,  prit  la. parole  et  dit  que  ce  qui  lui  faisait  aimer  l'au- 
teur de  X Eunuque ,  c'est  que  son  théâtre,  comme  celui  de  Mo- 
lière, se  prêtait  aux  accompagnements  de  la  musique.  «  Cela 
est  si  vrai,  dit-il,  que  Flaccius,  affranchi  de  Claudius,  accom- 
pagnait le  plus  généralement  les  comédies  de  Térence  sur  la 
flûte.  »  Molière,  qui  avait  parlé  déjà  de  flûtes  dans  l'Étourdi  et, 
dans  Don  Juan,  fait  dire  un  mot  à  Pierrot  sur  les  joueurs  de 
vielle,  avoua  qu'il  n'y  avait  rien  que  les  Romains  aimassent 
autant  qu'une  mélodie  langoureuse,  adroite  et  discrète,  accom- 
pagnant les  paroles  des  acteurs  sur  la  scène.  «  Mais,  demanda 
le  Bonhomme,  extrêmement  surpris  que  les  flûtes  parussent  au 
milieu  du  banquet,  et  dans  un  moment  qu'on  n'attendait  pas, 
quelles  étaient  ces  flûtes?  » 

La  Fontaine  n'avait  entendu,  jusque-là,  que  les  flûtes  que 
les  bergers  de  campagne  jouent  devant  leurs  troupeaux.  Mais 
Descôteaux  ne  larda  pas  à  le  mettre  au  fait.  «  Tantôt,  dit-il, 
quand  la  pièce  était  sombre,  tragique,  c'étaient  des  flûtes 
lydiennes  dont  jouaient  les  acteurs;  mais  si,  par  bonheur,  la 
pièce  était  gaie,  animée,  avec  des  entrées  et  des  sorties  comiques, 
c'étaient  des  flûtes  tyriennes,  plus  joyeuses,  que  ceux-ci  por- 
taient à  leurs  lèvres.  » 

A  ces  mots,  Molière,  qui  venait  de  voir  l'embouchure  de 
l'un  de  ces  instruments  s'échapper  de  la  poche  arrière  de  l'habit 
du  flûtiste,  ne  put  se  défendre  d'intervenir.  —  «  Je  pense  bien, 


L*AMÀTEUT5    UE    TTT.îPEs.  129 

dit-il,  en  se  tournant  vers  Descôteaux,  que  c'est  de  la  flûte 
fyrienne  que  vous  allez  être  assez  bon  pour  jouer  à  ces  Mes- 
sieurs! »  Descôteaux  balbutia,  rougit,  dit  qu'il  n'était  pas  pré- 
paré à  tant  d'honneur;  mais,  quelques  formes  qu'il  y  mit,  Molière 
ne  le  laissa  pas  qu'il  n'eût  consenti  enfin  à  jouer.  «  Je  jouerai 
donc  pour  vous,  comme  Flaccius  jouait  pour  Térence,  »  dit 
Descôteaux  avec  modestie.  A  ces  mots,  prononcés  sur  un  ton 
engageant,  le  «  hautbois  du  Roy  »  se  leva,  tira  de  son  habit  sa 
flùle  douce  et  il  ne  jouait  pas  depuis  un  instant  que  les 
convives  autour  de  la  table,  Caches,  le  petit  Baron  et  notre 
Bonhomme,  étaient  plongés  déjà  d;uis  l'extase.  Molière  et  Cha- 
pelle, bouche  bée,  écoulaient  le  tlùlisle.  Boileau  tendait  l'oreille 
et  de  leur  coté,  la  servante  La  Forest,  le  portier  Chrestien,  rete- 
nant leur  souftle  à  force  d'admirer,  écoutaient  aussi. 

Par  une  sorte  de  secret  d'éloquence  qui  n'appartient  qu'à 
la  musique,  on  eût  dit  que  Descôteaux  s'efforçait  à  traduire  sur 
sa  flûte  les  appels  de  l'amour,  la  douleur  et  le  dépit  de  l'aban- 
don. Tantôt  en  effet  la  voix  de  l'instrument  était  suppliante; 
d'autres  fois,  elle  était  plaintive;  enfin,  on  eût  dit  que  des  san- 
glots s'y  mêlaient  à  la  joie  et  à  la  tendresse.  Enfoncé  dans  son 
fauteuil,  Molière  écoutait  ;  il  écoutait  tout  cela  qu'exprimait 
Descôteaux;  il  pensait  à  sa  coquette,  il  pensait  à  Armande.  Il 
s'avouait  que  c'était  une  folie  de  l'aimer;  et,  cependant,  il  la 
revoyait  dans  /'École  des  maris,  cette  <<  pièce  de  fiançailles  » 
comme  devait  dire  si  joliment  un  jour  M.  Maurice  Donnay,  celte 
pièce  où,  tandis  qu'elle  avait  été  Léonor,  il  avait  été  Sganarelle. 
En  même  temps,  il  songeait  à  l'agrément,  au  charme  qu'elle 
avait  montrés,  à  ses  mutineries,  à  ses  bouderies  et  à  ses  grâces  I 
Et  lui  Sganarelle,  lui  Arnolphe,  lui  Alceste,  lui  qui  avait  bien 
trente  ans  de  plus  qu'Armande,  il  pensait  à  cette  enfant  qui  se 
jouait  de  lui  et,  pourtant,  lui  avait  pris  le  cœur. 

Longtemps,  longtemps,  Descôteaux  joua.  Il  joua  avec  ten- 
dresse, avec  sentiment  et,  sans  le  gros  rire  de  Chapelle,  qui 
éclata  à  la  fin  du  concert,  il  en  est  plus  d'un,  —parmi  ces 
beaux  esprits,  —  qui  se  fût  laissé  aller  à  s'attendrir  et  à 
pleurer  ;  mais,  le  rire  bruyant,  le  rire  sonore  du  burlesque  eut 
bien  vite  raison  d'une  mélancolie  aussi  poignante.  Renversé 
au  fond  de  son  fauteuil,  le  regard  fixe,  intérieur  et,  comme 
s'il  eût  contemplé  en  rêve  des  bergers  occupés  à  danser  devant 
lui  dans  un  bal  champêtre,  La  Fontaine,  malgré  le  bruit  causé 

TOME    LVII1.    1920.  " 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  Chapelle,  demeurait  immobile.  Et  c'est  ici,  je  le  croisbien, 
que  se  joua  la  scène  que  rapporte  l'abbé  d'Olivet,  que  Louis 
Racine  raconte  et  à  laquelle  Descôteaux  prit  part. 

«  J'ai  parlé,  dans  mes  Réflexions  sur  la  poésie,  dit  Racine  le 
fils,  d'un  souper  fait  chez  Molière  pendant  lequel  La  Fontaine 
fut  accablé  des  railleries  de  ses  meilleurs  amis,  du  nombre 
desquels  était  mon  père.  »  Ce  souper  était  justement  celui  où 
ge  trouva  Descoteaux.  Par  les  effets  de  la  flûte  de  ce  musicien, 
le  Bonhomme  se  trouvait  comme  absorbé,  c'est-à-dire  qu'il  ne 
voyait  et  n'entendait  plus  que  son  rêve  intérieur.  «  Racine  et 
De>préaux,  écrit  alors  d'Olivet  {Histoire  de  r Académie  fran- 
çaise), pour  le  tirer  de  sa  léthargie,  se  mirent  à  le  railler,  »  et 
cela  si  vivement,  ajoute  l'abbé,  qu'à  la  fin  Molière,  qui  était  ce 
jour-là  l'Amphitryon,  «  trouva  que  c'était  passer  les  bornes. 
Au  sortir  de  table.il  poussa  Descôteaux  dans  l'embrasure  d'une 
fenêtre  et  lui  parlant  de  l'abondance  du  cœur  •  Nos  beaux 
esprits,  dit-il,  ont  beau  se  trémousser,  ils  n  effaceront  pas  le 
Bonhomme  (1).  » 

S'il  est  vrai  qu'il  eût  l'esprit  lourd,  obscurci  de  chimères  et 
toutoccupéde  pensées  couleur  de  rose,  La  Fontaine,  au  contraire 
du  railleur  Boileau,  n'en  avait  pas  moins  l'oreille  la  plus  fine 
du  monde.  Tout  en  feignant  de  rêver  et  de  somnoler,  il  avait 
fort  bien  entendu  ce  qu'avaient  dit  de  lui,  à  l'a  parte  et  pre- 
nant sa  défense,  le  poète  et  le  flûtiste.  Et  comme  c'était  un 
brave  homme,  encore  que  distrait  et  léger,  il  en  garda  à 
Molière  et  à  Descôteaux  un  souvenir  attendri  et  reconnaissant. 
De  Molière,  en  effet,  dont  la  mort  survint  à  quelques  années 
de  là,  il  a  laissé  une  belle  épitaphe 

Sous  ce  tombeau  gisent  Plaute  et  Térence. 
Et  cependant  le  seul  Molière  y  gît. 

Et  pour  Descôteaux?  Pour  Descôteaux,  il  a  fait  mieux 
encore  et,  dans  l'une  des  fables  du  livre  Xe  de  son  recueil  :  les 
Poissons  et  le  Berger  gui  joue  de  la  flûte,  il  l'a  représenté, 
j'imagine,  ainsi  que  ce  berger  Tircis,  vêtu  comme  un  garçon 
de  village,  galant,  tendre  et  tout  occupé  de  jouer  sur  sa  flûte 
douce,  au  fond  d'un  paysage,  un  air  délicat. 

(1)  Selon    la  version  de    Louis  Racine,    Molière  eût  dit  à  Descôteaux  :  «   Ne 
nous  moquons  pas  du  Bonhomme;  il  vivra  peut-élre  plus  que  nous    * 


l'amateur  de  tulipes.  131 


III.    —    PLAISIRS    ET    TOURMENTS    D  UN    FLUTISTE 

Ces  airs  insinuants,  rêveurs  et  qui  pénètrent  l'âme,  comme 
nous  l'avons  vu  pour  La  Fontaine,  au  point  de  l'envelopper  et 
de  la  charmer,  c'était  la  grande  séduction  dont  le  flûlist . •  usait 
sur  son  auditoire;  mais  ce  qui  ajoutait  encore  à  cette  séduc- 
tion, c'est  que  Descôteaux,  dans  beaucoup  de  concerts  où  il 
prenait  part,  revêlait  en  réalité  cet  habit  de  Tircis  ou  de 
Céladon  auquel,  dans  sa  fable,  a  fait  allusion  le  Bonhomme.  A 
ce  propos,  Edouard  Fournier,  dans  son  très  ingénieux  et  très 
curieux  livre  :  la  Comédie  de  Jean  de  La  Bruyère,  n'a  pas  laissé 
de  nous  donner  plus  d'un  détail.  «  Les  joueurs  d'instruments, 
dit-il,  paraissant  alors  sur  la  scène  avec  ces  costumes  d'acteurs 
qui  sont  un  si  grand  attrait  pour  le  regard  des  femmes,  leurs 
bonnes  fortunes  allaient  de  pair  avec  celles  des  comédiens  et 
des  chanteurs.  Descôteaux,  pour  sa  part,  en  eut  de  célèbres 
]ui  méritèrent  d'être  mises  en  chansons.  Philibert  en  eut  plus 
encore,  et  ce  fut  son  malheur.  » 

Philibert  était  ce  flûtiste,  rival  et  ami  de  Descôteaux,  dont 
nous  avons  vu  que  Dangcau  parle,  dans  son  Journal,  à  l'occa- 
sion d'un  concert  donné  chez  M.  le  Duc.  «  Monseigneur,  dit-il, 
alla  tout  seul  diner  à  Choi^y  et,  ensuite,  alla  à  l'Opéra  à  Paris 
trouver  Mme  la  Duchesse;  il  n'était  accompagné  que  de  l'offi- 
cier de  ses  girdes.  Après  l'Opéra,  il  alla  souper  avec  elle  au 
Pelit  Luxcmbou:g  où  M.  le  Duc  fit  venir  Descôteaux,  Filbert 
et  Vizé  pour  la  musique,  Mefczetin  et  Pasrariel  pour  quelques 
scènes  italiennes.  »  C'était  donc  à  la  fois  le  concert  et  le 
théâtre,  enfin,  pour  tout  dire,  un  divertissement  que  M.  le  Duc 
(le  petil-fils  du  grand  Coudé  et  l'élève  de  La  Bruyère)  donnait, 
ce  soir-là,  à  Monseigneur. 

Encore  (|u  i  le  maître  de  musique,  dans  h  Bourgeois  gentil- 
homme, assure  à  M.  Jourdain  qu'  «  une  personne  qui  a  de 
l'inclination  pour  les  belles  choses  »  se  doit  d'avoir  «  un 
concert  de  m  nique  chez  soi  tous  les  mercredis  ou  tous  les  jeu- 
dis, »  c'est  tin  vendredi  (le  vendredi  2G  novembre  I69i)  qu'eut 
lieu  au  Luxemb  uirg  ce  co.11  go  ri  de  bergers  mèié  de  farces.  Au 
suj  -t  de  ces  dernières,  il  n'était  personne  alors  qui  en  jouât 
de  plus  drôles  que  Pascariel  et  Mezzctin,  le  premier  garçon 
natif  de  Messine  et  le  second  de  Vérone,  tous  deux  de   la  Co- 


132 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


médie  italienne.  Cependant  ces  farces,  par  leur  musique  naïve 
et  le  comique  assez  trivial  dont  elles  s'accompagnaient,  étaient 
bien  éloignées,  pour  les  délicats,  de  présenter  l'agrément  du 
concert  et,  de  ce  côlé,  il  n'y  avait  rien  qui  fût  plus  charmant 
à  entendre  et  à  voir  que  Descôteaux,  Vizé  et  Philibert. 

La  Bruyère,  qui  se  trouvait,  en  sa  qualité  de  précepteur  du 
Duc  et  de  bel  esprit,  convié  à  cette  soirée, n'a  pas  laissé  d'obser- 
ver Philibert  faisant  le  fat  et  se  livrant  à  son  manège  au  milieu 
des  belles  personnes,  au  premier  rang  desquelles  étaient, 
comme  toujours,  cette  maréchale  de  La  Férié  et  cette  comtesse 
d'Olonne  que  Saint-Simon  a  nommées  en  les  blâmant.  «  Prenez 
Bathylle...  voudriez-vous  le  sauteur  Cobus...  vous  avez  Dracon, 
le  joueur  de  llùte...  »  C'est  de  cette  façon  assez  brutale  que  La 
Bruyère,  en  déguisant  les  vrais  noms  de  Pécourt  et  de  Beau- 
champs  les  danseurs,  de  Philibert  le  flûtiste,  a  peint  les  bala- 
dins et  le  musicien  si  chers  aux  coquettes  de  son  temps. 

De  Philibert,  le  Dracon  si  précieux  à  Lélie,  La  Bruyère  a 
parlé  de  la  façon  la  plus  piquante  du  monde.  C'est  quand  il  a 
montré  cette  sorte  d'attrait  irrésistible  que  Dracon  exerçait  sur 
les  cœurs.  «  Vous  soupirez,  Lélie,  dit  La  Bruyère:  est-ce  que 
Dracon  aurait  fait  un  choix  ou  que  malheureusement  on 
vous  aurait  prévenue?  Se  serait-il  enfin  engagé  à  Césonie?  » 
Césonie,  c'était  M,le  de  Briou,  fille  du  Président  des  Aides  et, 
dans  sa  Comédie  de  Jean  de  La  Bruyère,  Edouard  Fournier  ne 
laisse  pas  de  dire  que  cette  belle  personne  «  alla  pour  Phili- 
bert jusqu'à  l'extravagance.  » 

Hélas!  pour  Mn,e  Brunet,  une  bourgeoise  contemporaine  de 
Mlle  de  Briou,  recherchée,  très  riche,  encore  jeune  et  mariée 
au  marchand  Brunet,  cela  devait  aller  jusqu'au  forfait  et  jus- 
qu'au crime!  La  Bruyère,  en  effet,  dans  le  même  chapitre  des 
Femmes  où  il  touche,  en  passant,  à  toutes  ces  folies,  a  parlé  de 
Canidie  l'empoisonneuse,  de  Canidie  «  qui  a  de  si  beaux 
secrets,  qui  promet  aux  jeunes  femmes  de  secondes  noces.  » 
Eh  bien  !  cette  Canidie,  c'était  la  Voisin  et,  quand  la  justice 
eut  décidé  d'instruire  le  procès  de  cette  mégère,  on  ne  tarda 
pas  à  s'apercevoir  que  Mmc  Brunet,  afin  de  convoler,  —  avec 
Philibert,  —  en  de  nouvelles  noces,  avait  obtenu  de  Canidie 
qu'elle  dépêchât,  par  une  poudre  savante,  M.  Brunet  dans 
l'autre  monde  ! 

Epousé    dans    des    circonstances    devenues    si    tragiques, 


l'amateur  de  tulipes.  133 

Dracon  ou  mieux  Philibert  eût  bien,  sans  la  protection  la  plus 
haute.,  c'est-à-dire  celle  du  Roi  lui-même,  pu  suivie  la  femme 
du  marchand  chez  le  questionnaire.  C'est  à  ce  moment  que 
Descôteaux,  qui  savait  son  ami  innocent  de  toute  complicité 
avec  Mme  Brunet,  intervint  pour  aider  Philibert  à  sortir 
d'embarras  et  le  soutenir  aux  yeux  du  public.  La  fidélité  et 
l'affection  dont  le  musicien  ami  des  fleurs  témoigna  dans  cette 
aventure  se  montrèrent  si  chaleureuses  que  nombre  de  per- 
sonnes qui  avaient  eu  occasion  d'applaudir  déjà,  l'un  à  côté  do 
l'autre,  le  Tircis  et  le  Céladon  qu'étaient  les  flûtistes,  en  demeu- 
rèrent dans  l'admiration. 

Tantôt  au  Luxembourg,  chez  M.  le  duc  et  devant  Mme  la 
duchesse  qui  n'était  autre  que  la  gaie  et  badine  M1Ie  de  Nantes, 
tantôt  à  Saint-Maur  aussi  chez  M.  le  duc,  à  Sceaux  chez  le  duc 
du  Maine,  il  n'y  avait  pas  de  divertissements,  d'opéras  avec 
machineries,  de  comédies  avec  des  airs  où  Descôteaux  ne  prit 
part.  Quand  c'était  au  Luxembourg  (et  c'est  ainsi  que  La 
Bruyère  l'avait  vu  1)  notre  flûtiste  se  montrait  dans  le  costume 
d'un  berger  du  Poitou;  mais,  quand  il  allait  à  Chantilly  se 
mêler  avec  les  hautbois  et  les  musettes  qui  jouaient  devant 
Monseigneur,  il  était  au  nombre  de  ces  musiciens  «  couronnés 
de  chêne  »  dont  Donneau  de  Vizé  a  parlé  et  dont  il  a  dit,  à 
propos  du  spectacle  qu'ils  avaient  offert,  que  c'était  Pécourt 
qui  avait  conduit  leur  ballet,  M.  de  Lully  le  cadet  qui  avait 
composé  les  airs  qu'ils  avaient  chantés,  enfin  Bérain,  dessina- 
teur ordinaire  du  cabinet  du  Roi,  qui  avait  esquissé  et  cousu 
leurs  habits. 

La  Bruyère,  homme  de  goût,  sensible  aux  belles  choses  et 
qui  n'en  avait  jamais  fini  de  vanter,  dans  les  spectacles  de 
Chantilly,  les  surprises  de  «  la  chasse  sur  l'eau,  l'enchan- 
tement de  la  Table,  la  merveille  du  Labyrinthe,  »  ne  se 
doutait  pas,  en  écoutant  Descôteaux  jouer  avec  langueur  du 
flageolet  au  bord  du  Canal,  devant  les  poissons  de  M.  le  Prince, 
qu'il  n'en  avait  plus  que  pour  peu  de  saisons  à  écouter  au  cré- 
puscule et  sous  un  ciel  pur  ces  airs  délicats.  Encore  huit  prin- 
temps, et  le  duc  de  Saint-Simon  pourra  en  effet  écrire  (en  1606) 
que  «  le  public  perdit  un  homme  illustre  par  son  esprit,  par 
son  style  et  par  la  connaissance  des  hommes,  je  veux  dire  La 
Bruyère  qui  mourut  à  Versailles  après  avoir  surpassé 
Théophrastc,    en    travaillant   d'après    lui,   et   avoir    point    les 


134  ftEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

hommes  de  notre  temps,  dans  ses  nouveaux  Caractères,  d'une 
manière  inimitable.  »  On  sait  la  façon  inattendue  dont  cette 
mort  survint.  La  Bruyère  était  la,  souriant,  heureux,  parlant 
avec  des  amis;  tantôt  c'était  sur  le  quiétisme  dont  il  s'était 
montré  préoccupé  au  point  de  lui  consacrer,  en  dernier  lieu, 
quelques  dialogues;  tantôt  sur  quelques  figures  qu'il  se  pro- 
posait de  peindre  encore  et  d'ajouter  à  ses  Caractères.  En  cet 
instant,  il  était  si  confiant,  si  gai,  si  maître  de  lui  qu'il  sem- 
blait bien,  et  plus  que  jamais,  ce  «  fort  honnête  homme,  de 
très  bonne  compagnie,  simple  sans  rien  de  pédant  »  que  Saint- 
Simon  a  fait  voir.  Tout  à  coup,  comme  il  allait  se  lever,  sans 
doute  pour  appuyer  de  quelque  geste,  ainsi  qu'il  avait  accou- 
tumé de  faire,  le  passage  de  son  discours  qui  lui  semblait 
mériter  le  mieux  d'être  compris,  il  chancela,  «.  perdit  la 
parole,  sa  bouche  se  tourna,  »  et,  comme  l'apoplexie  faisait  son 
œuvre,  c'est  à  peine  s'il  eut  la  force  de  montrer  avec  son 
doigt  l'endroit  de  sa  tète  où  était  son  mal. 

Le  soir  même  du  10  mai,  malgré  les  soins  que  Fagon  et 
Félix  lui  prodiguèrent,  et  plutôt  même  à  cause  de  ces  soins 
(car  c'étaient  bien  des  remèdes  à  la  Purgon  que  cette  saignée, 
ce  vin  d'émélique  et  ce  lavement  de  taba*.  qu'on  l'obligea  de 
prendre  1)  il  passa  dans  les  bras  de  l'aumônier  qui  l'exhortait 
de  ses  prières.  Encore  un  peu.  et  dans  ce  monde  des  morts 
dont  Fontenelle,  avec  tant  d'esprit  et  de  finesse,  avait  écrit  les 
Dialogues,  il  allait  rejoindre  Chapelle,  Molière  et  cet  autre  ami 
de  Descôteaux  qu'était  le  bonhomme  La  Fontaine.  C'est  dire 
assez  qu'à  ce  divertissement  de  Sceaux  dont  M.  de  Malézieu, 
en  sa  maison  de  Chàtenay,  offrit  la  surprise  à  la  propre  sœur 
de  M.  le  duc,  Mme  la  duchesse  du  Maine,  et  dans  lequel  les 
assistants  eurent  le  plaisir  d'entendre  «  Des  Costeaux  »  habillé 
en  paysan  exprimer  sur  la  flûte  et  la  viole  des  airs  admi- 
rables, l'auteur  des  Caractères,  au  grand  regret  de  ceux  qui 
l'avaient  admiré  et  aimé,  ne  prenait  pas  part. 

IV.    —   A   SCEAUX,    CHEZ   LA    DUCHESSE   DU   MAINE 

Malézieu,  comme  Gourville,  Sanleul,  l'abbé  Genest  et  tant 
d'autres  qui  fréquentaient  à  la  fois  à  Sainl-Maur  et  à  Sceaux,  a 
été  de  la  société  de  La  Bruyère.  C'est  un  fait  que  La  Bruyère  et 
Malézieu,  l'un   précepteur  de  M.  le   duc,  petit-tils  du  grand 


l'amateur  de  tulipes.  135 

Condé,  l'autre  du  duc  du  Maine,  s'estimaient  et  s'aimaient  (1)^ 
Galant  homme,  bel  esprit,  rare  ordonnateur  des  divertisse- 
ments et  des  plaisirs,  Nicolas  de  Malézieu  vivait  un  peu  à 
Sceaux  comme  Aladin  au  fond  de  son  palais  de  prestige  et 
d'enchantement.  C'est  dire  qu'il  n'y  avait  pas  de  fêtes  sans 
Malézieu,  pas  de  chasse,  pas  de  théâtre,  pas  de  conversation, 
pas  de  promenade,  rien  de  plaisant  ou  de  charmant  qui  se  fit 
tans  celte  belle  terre  sans  que  M.  de  Malézieu  y  prit  part, 
préparât  les  détails  et  conduisit  l'ensemble. 

A  la  fois  poêle,  acteur,  philosophe,  magicien,  capable 
d'accomplir  tous  les  miracles  de  la  féerie,  d'apprêter  toutes 
les  surprises  d'un  divertissement,  de  conduire  une  fête  italienne 
avec  des  masques,  une  fête  française  avec  des  violons,  tel  était 
M.  de  Malézieu,  celui  qu'on  appelait  le  Curé  dans  l'intimité, 
alors  que,  dans  la  même  intimité,  l'abbé  Genest  était  Pégase, 
le  duc  de  Nevers  Amphion  et  le  duc  du  Maine  lui-même  le 
Gnrçon.  Intendant  des  biens,  conseiller  des  esprits,  M.  de 
Malézieu,  à  Sceaux,  disposait  de  tout,  gouvernait  tout,  et,  tant 
au  temporel  qu'au  spirituel,  régnait  sur  tout.  «  Il  a  une  infi- 
nité de  talents,  écrivait  de  lui  l'abbé  Genest  à  MUe  de  Scudéry, 
et  il  excelle  en  tous.  Jurisconsulte,  philosophe,  mathématicien 
au  premier  degré,  il  possède  parfaitement  les  belles-lettres;  il 
parle  à  charnier  et  il  écrit  comme  il  parle.  » 

Ce  que  l'abbé  Genest  disait  là  de  Malézieu,  Fontenelle  le 
pensait  de  son  côté,  La  IJruyère  de  même  et,  plus  tard,  bien 
plus  tard,  Mme  de  Staal-Delaunay  en  donna  l'assurance.  «  A 
Sceaux,  écrit  cette  charmante  femme  qui  fut  aussi  pour  ses 
maîtres  dans  l'adversité  une  suivante  Gdèle  et  courageuse,  la 
décision  de  M.  de  Malézieu  avait  la  même  infaillibilité  que 
celle  de  Pylhagore  parmi  ses  disciples.  Les  disputes  les  plus 
échauffées  s'y  terminaient  au  moment  que  quelqu'un  pronon- 
çait :  Il  l'a  dit!  »  —  //  l'a  dit!  c'était  le  mot  magique  au 
moyen  de  quoi  ce  Merlin  en  perruque  et  cet  Aladin  à  l'habit 
français  imposait  sa  sentence.  //  l'a  dit!  Et,  dans  celle  petite 
cour,  qui  avait  son  étiquette,  ses  lois  et  ses  usages,  M.  de  Ma- 


(1)  Voltaire  rapporte  que  La  Bruyère  confia  le  manuscrit  des  Caractères  à 
M.  de  Malézieu.  «  Le  fait,  écrit  M.  Allaire.  dans  son  livre  :  La  Bruyère  et  la 
maison  de  Condé,  nous  parait  vraisemblable.  Tous  deux  Parisiens,  presque  du 
même  âge,  La  Bruyère  et  Malézieu  avaient  embrassé  le  cartésianisme  dans  le 
uième  temps.  » 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lézieu  était  écouté,  consulté,  obéi  comme  une   sorle  d'oracle. 

M.  de  Malézieu,  arbitre  dans  les  choses  du  théâtre  autant 
que  dans  celles  de  la  chorégraphie  et  de  la  musique,  assu- 
rait-il que  le  sieur  Allard  sautait  bien,  qu'il  n'y  avait  per- 
sonne qui  passât  Pécourt  pour  la  danse  ou  Descôteaux  pour 
l'adresse  à  jouer  de  la  flûte,  aussitôt  voilà  Descôteaux,  Pécourt 
et  le  sieur  Allard  devenus  des  prodiges,  des  pliénix,  des  mer- 
veilles qu'il  était  de  bon  ton  d'avoir  entendus  et  vus. 

A  une  époque  où  il  n'y  avait  rien  de  plus  charmant  que 
Sceaux, 

Sceaux,  ce  beau  vallon, 
Que  nous  a  vanté  la  fable  (1), 

M.  de  Malézieu,  dont  l'àme  était  pastorale,  songeait  que  ce 
serait  une  belle  chose  d'emprunter  ce  cadre  exquis,  cette  belJe 
vue,  enfin  tout  le  fond  des  jardins  et  des  bois  si  délicieux,  tant 
de  Châtenay  où  était  sa  maison  que  de  Sceaux  où  était  celle  du 
duc  et  de  la  duchesse  du  Maine,  pour  y  produire  quelque  fête 
inouïe,  quelque  divertissement  admirable,  enfin  l'un  de  ces 
spectacles  dont  le  Roi  à  Saint-Germain  ou  à  Versailles,  feu 
M.  le  Prince  à  Chantilly  avaient  été,  depuis  Fouquet,  les  seuls 
peut-être  à  étaler  le  faste,  à  oser  la  dépense. 

Ah!  la  belle  entrée  de  ballet  que  cela  ferait,  le  jour  où  le 
carrosse  de  Mme  la  duchesse  du  Maine,  après  avoir  quitté  Sceaux 
par  l'allée  royale,  contourné  les  «  quarreaux  »  de  fleurs  et  suivi 
le  grand  canal,  arriverait  à  Châtenay  devant  la  maison  de 
M.  de  Malézieu  et  que,  confondus  à  des  bergers  et  à  des  ber- 
gères, MM.  Forcroy  et  Descôteaux,  tous  deux  muselles  et  haut- 
bois de  la  chambre  du  Roi,  salueraient  du  bruit  de  leurs 
pipeaux  cette  princesse  auguste! 

M. de  Malézieu  n'eut  pas  plutôt  conçu  ce  projet  qu'il  chercha 
à  le  mettre  à  exécution  et  que,  puisant  à  la  fois  dans  Philémon 
et  Baucis,  l'idylle  de  La  Fontaine,  et  dans  l'Amour  médecin  de 
Molière,  il  composa  un  divertissement  dont  il  ne  restait  plus, 
pour  en  ménager  le  spectacle  au  duc  et  à  la  duchesse,  que  d'en 
adapter  le  jeu  à  quelque  prétexte.  II  se  trouva  qu'à  ce  moment, 
Nicolas  II  de  Malézieu,  frère  puîné  de  l'Intendant,  prèlre  et 
futur  évêque  de  Lavaur,  venait  d'arriver  à  Châtenay.  Il  n'en 
fallait  pas  plus  au  Curé  pour  imaginer  tout  un  cérémonial  à 

(i)  Chaulieu. 


l'amateur  de  tulipes.  137 

l'effet  d'amener  le  duc  et  la  duchesse  du  Maine  à  venir  enten- 
dre, en  l'église  du  village  et  le  dimanche  5  août  1703,  la  pre- 
mière messe  chantée  que  célébrerait  le  cadet  des  Malézieu. 

<(  Malézieu,  écrit  Jal,  qui  a  étudié  l'origine  et  la  généalogie 
du  futur  évêque  et  de  l'intendant,  ne  devait  pas  moins  au  duc 
du  Maine  que  Philémon  à  Jupiter.  »  Il  fallait  donc  que  la  gra- 
titude autant  que  le  respect,  tout  en  faisant  place  a  l'enjoue- 
ment, s'exprimassent  le  mieux  du  monde  dans  toutes  les  cir- 
constances d'un  jour  que  le  précepteur  du  duc  du  Maine 
souhaitait  tout  entier  consacré  à  son  élève.  Dans  cette  inten- 
tion, il  n'y  a  rien  que  le  Curé,  aidé  de  Pégase  qui  était  l'abbé 
Genest,  ne  prodiguât  à  profusion,  tant  par  le  spectacle  que  par 
le  bal  et  la  collation,  pour  rendre  accueillante  à  ses  hôtes  cette 
aimable  maison  que  Louis-Auguste  et  Louise-Bénédicte  de 
Bourbon  avaient  fait  élever  à  Châtenay  pour  leur  vieil  ami. 

L'abbé  Genest,  celui  qui  seconda  et  aima  toujours  Malé- 
zieu, a  écrit,  de  la  vue  de  cette  habitation,  qu'elle  était  char- 
mante. «  Tout  ce  qui  est  aux  environs  ne  semble  fait  que  pour 
elle.  On  dirait  que  Sceaux  et  Berny  n'ont  été  faits  que  pour 
lui  rendre  hommage  de  leurs  parterres,  de  leurs  jardins  et  de 
leurs  superbes  bâtiments.  »  Cette  remarque  de  l'abbé  Genest 
était  si  justifiée  que,  dès  que  MM.  de  Malézieu  eurent  dis- 
posé leur  maison  de  Châtenay  à  l'effet  de  recevoir  leurs  hôtes, 
ce  ne  fut  plus,  dans  tout  le  canton,  qu'allées  et  venues  de  car- 
rosses, bruits  de  grelots  et  claquements  de  fouets  des  cochers  et 
des  postillons  amenant  les  visiteurs  par  les  routes  poudreuses.. 

Il  va  de  soi  que  Descôteaux  était  au  nombre  des  exécutants 
du  concert  religieux  et  qu'il  eut  avec  ses  camarades,  MM.  Bu- 
terne,  Forcroy,  les  sieurs  Desjardins,  le  Peintre  père  et  fils, 
tous  de  la  musique  du  Roi,  l'honneur  et  le  plaisir  d'assister  a 
l'enlrée,  —  dans  l'église  de  Châtenay,  —  non  seulement  du  duc 
et  de  la  duchesse  de  Nevers,  mais  encore  de  Mraes  de  la  Ferté  et 
d'Artagnan,  des  duchesses  deRohan  et  de  Lauzun,  des  marquises 
d'Antin  et  de  Brouzolles,  de  Mme  de  Barbezieux,  de  la  comtesse 
de  Chambonas,  de  Mme  et  M1Ie  de  Croissy,  M.  et  Mme  de  Lassay,  du 
président  de  Mesmes,  et,  —  dans  un  grand  mouvement  de  velours 
et  de  soie,  dans  le  fracas  des  épées,  l'agitation  des  drageoirs  et 
des  éventails,  —  de  toutes  les  personnes,  écrit  Donneau  de 
Vizé,  «  distinguées  par  leur  naissance  et  par  leur  mérite,  »  qui 
avaient  tenu  à  se  montrer  en  ce  grand  jour. 


138 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Toutefois,  ce  que  Descôleaux  n'avait  jamais  vu,  ne  rever- 
rait peut-être  jamais,  qui  tenait  de  la  féerie,  du  prodige  et  ne 
pouvait  èlre  comparé  à  rien,  ce  fut  l'entrée  tapageuse,  bruyante 
de  faste  et  d'élégance,  que  Mme  la  duchesse  du  Maine,  flanquée 
de  son  mari  à  droite,  de  M,Ie  d'Enghien  à  gauche,  sa  petite 
chienne  Jonquille  jappant  sur  ses  talons,  fît  en  l'église  de 
Chatenay. 

A  peine  Mrae  la  duchesse  du  Maine,  toujours  «vive  et  entre- 
prenante, »  comme  Mme  de  Caylus  l'a  peinte,  eut-elle  passé  le 
porche  et  gagné  sa  place  au-devant  de  l'autel  qu'à  sa  manière 
impérieuse  de  sourire  ou  de  parler,  de  donner  des  ordres  ou  de 
frapper  de  sa  canne  à  pomme  d'or  comme  un  Suisse,  on  vit 
bien  qu'elle  était  cetle  petite-fille  du  Grand  Condé  faite  pour 
l'agitation  et  le  commandement.  C'était,  à  ses  côtés,  un  gen- 
tilhomme bien  résigné  que  son  époux.  Plus  petit  que  grand, 
la  jambe  contrefaite,  une  physionomie  poupine,  douce,  enfouie 
plus  qu'à  moitié  dans  les  Ilots  d'une  grande  perruque  à  la 
Louis  XIV,  une  épée  enfantine  lui  pendant  le  long  du  corps,  il 
donnait  l'impression  de  l'effacement  et  de  la  faiblesse.  A  vrai 
dire,  le  plus  prince  des  deux,  c'était  elle,  et  l'on  ne  pouvait  les 
voir  l'un  à  côté  de  l'autre,  elle  dominatrice,  lui  respectueux, 
sans  penser,  avec  Saint-Simon,  que  l'  «  ascendant  qu'elle  avait 
sur  lui  était  incroyable,  »  et  que,  quoi  qu'elle  ordonnât,  fût-ce 
tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  absurde  et  de  plus  fou,  il  était  prêt 
à  obéir. 

Picola  si,  fà  ma  pur  gravi  le  ferite,  «  je  suis  petite,  il  est  vrai, 
m&is  je  fais  de  profondes  blessures.  »  Celte  devise  était  tirée  de 
ï  Aminte  du  Tasse  et,  le  jour  où  Mme  la  duchesse  du  Maine  avait 
institué  à  Sceaux  cet  ordre  de  la  Mouche  à  miel,  dont  M.  de  Malé- 
zieu  était  le  grand-maître,  elle  avait  adopté  celte  devisé  pour 
elle.  Le  fait  est  que  Mrae  du  Maine,  toute  vêtue  de  cette  fameuse 
robe  de  satin  vert  qui  lui  allait  le  mieux  du  monde,  semblait, 
dans  cette  bourdonnante  ruche  de  Sceaux,  une  reine  véritable. 
Mais,  de  la  reine  des  mouches  à  miel,  Louise-Anne-Bénédicte 
avait  bien  aussi  l'humeur,  la  mobilité  et  les  contrastes. 
«  Elle  se  courrouce  et  s'afllige,  s'apaise  et  s'emporte  vingt  fois 
en  un  quart  d'heure,  »  a  dit  d'elle  Mme  de  Staal  ;  et  «  comme  elle 
parle  avec  éloquence  mais  avec  trop  de  véhémence  et  de  pro- 
lixité, »  Desrôteaux  qui  savait,  comme  amateur  de  fleurs,  ce 
qu'il  en  est  des  abeilles,  voyait  bien  aussi  que  c'était  une  abeille 


l'amateub  de  tulipes. 

bourdonnante  que  cette  princesse  et  que,  quoi  qu'on  fit  pour 
retenir  son  attention,  il  n'y  avait  rien  qui  put  la  fixer.  Cela  est 
si  vrai  qu'à  peine  M.  de  Male'zieu  eut  commencé  à  chanter 
sa  messe,  aussitôt  elle  manifesta  des  signes  d'impatience. 
Tantôt,  elle  parlait  bas  à  MUe  d'Enghien,  elle  prenait  Jonquille 
sur  ses  genoux  et  la  cajolait,  ou  bien,  les  yeux  étincelants  et  la 
voix  grondeuse,  elle  se  mettait  à  morige'ner  M.  du  Maine. 

De  l'office,  qui  fut  mené  jusqu'au  bout  assez  rondement, 
l'on  ne  tarda  pas  à  passer  à  la  collation,  de  la  collation  aux  jeux 
et  aux  danses.  Sur  ces  entrefaites,  «t  comme  il  était  près  de 
huit  heures  du  soir,  M.  l'abbé  Genest  «  entra  dans  la  galerie 
et  vint  dire  fort  sérieusement  à  Mm*  la  duchesse  du  Maine 
qu'un  Opéra  était  dans  la  cour  avec  toute  sa  troupe,  qu'il  avait 
appris  en  passant  au  Bourg-la-Reine  que  leurs  Altesses  sérénis- 
îimes  étaient  à  Chàlenay  et  qu'il  venait  leur  offrir  un  plat  de 
son  métier.  » 

Aussitôt  Mme  du  Maine,  qui  était  chez  M.  de  Male'zieu  comme 
chez  elle  puisque  c'était  elle-même  qui  avait  présidé  à  tout 
dans  l'agencement  de  la  maison  de  Chàtenay,  ordonna  qu'on  la 
suivit  dans  cet  «  espace  couvert  et  environné  de  toiles,  que  le 
comte  Hamilton  devait  décrire  un  jour  et  dans  lequel  on  avait 
élevé  un  théâtre  dont  les  décorations  étaient  entrelacées  de 
feuillages  verts  fraîchement  coupés  et  illuminées  d'une  prodi- 
gieuse quantité  de  bougies.  »  A  peine  la  compagnie  eut-elle 
pris  place,  Mme  la  duchesse  du  Maine  toujours  pla  ée  au  centre, 
M.  du  Maine  a  droite,  MUe  d'Enghien  à  gauche  et  la  petite 
chienne  Jonquille  couchée  entre  ses  pieds,  qu'aussilôt,  dit 
Donneau  de  Vizé,  «  on  vit  paraître  un  homme  dans  un  équi- 
page fort  extraordinaire;  mais  malgré  sa  coëffure  bizarre  et  sa 
longue  barbe  de  crin,  on  reconnut  que  c'était  M.  de  Malézieu.» 

M.  de  Malézieu  avait  bien  des  talents  ou,  plutôt,  comme 
nous  l'avons  dit,  il  les  avait  tous.  Aussi  se  mit-il  en  devoir  de 
tenir  son  rôle  avec  une  verve,  une  facilité  et  un  sang-froid  qui 
eussent  pu  donner  à  penser  qu'il  n'avait  fait,  durant  toute  sa 
vie,  comme  l'opérateur  de  l'Amour  médecin,  que  débiter  de 
l'orviétan  à  tontes  les  personnes  du  parterre  atteintes  de  gale, 
de  rogne,  de  fièvre  ou  de  goutte.  «  Allons  1  »  dit-il,  en  faisant 
le  magicien  et  frappant  de  sa  baguette  sur  une  «  boette;  » 
a  allons  !  vite  ma  easselle,  Panloinimas  !  Panlomimas  !  » 

Aussitôt,  il  parut  un  Arlequin  portant  une  «  buëtte  »  plus 


1  iO  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grande  quo  la  précédente  remplie  de  plusieurs  bouteilles  avec 
des  écriteaux.  L'une  contenait  de  l'eau  générale,  dont  l'opéra- 
teur fit  don  à  M.  le  Duc.  Avec  cette  eau,  on  possédait  tous  les 
talents,  tous  les  secrets  ;  on  devenait  invincible.  La  seconde 
bouteille  était  remplie  d'esprit  universel.  «  Il  suffit,  dit  M.  de 
Malézieu,  toujours  costumé  en  charlatan,  d'en  prendre  pour 
avoir  l'enjouement,  le  badinage,  la  gaité  et  l'a  propos,  enfin 
tous  les  ornements  de  l'esprit.  »  C'est  de  la  meilleure  grâce  du 
monde  que  M'"e  la  duchesse  du  Maine  reçut  entre  ses  mains 
un  si  grand  présent.  A  MUe  d'Enghien  l'opérateur  offrit  de  la 
pondre  de  Sympathie  ;  après  quoi,  il  débita  de  Y  Essence  des 
élus  ;  mais  ce  que  tout  le  monde  s'accorda  à  trouver  le  plus 
sublime,  fut  quand,  de  la  «  boette  »  de  l'Arlequin,  il  fit,  —  au 
moyen  de  sa  baguette,  —  apparaître,  outre  un  flacon  de  Sirop 
violât,  un  paquet  de  pilules  fistulaires.  «  J'appelle  ce  sirop  Violât, 
dit  M.  de  Malézieu,  parce  que,  dès  que  j'en  ai  versé  une  goutte 
dans  la  main  de  qui  que  ce  soit,  il  devient  aussi  excellent  pour 
la  viole  que  Marets  et  Forcroy.  »  Et  «  pour  ces  pilules,  ajouta 
le  magicien,  n'allez  pas  vous  persuader  que  ce  soit  pour  guérir 
des  fistules...  je  les  nomme  pilules  ftstulayres  à  cause  de  fislula 
qui  signifie  flûte.  Vous  allez  voir  la  merveille  qu'elles  opèrent., 
J'en  vais  mettre  une  dans  la  bouche  de  mon  Arlequin  ;  dès 
qu'elle  aura  touché  ses  lèvres,  il  jouera  de  la  flûte  comme  Pan 
ou  Descôteaux  !  » 

Là-dessus,  il  se  joua  une  pîp-èrie  singulière,  l'Arlequin  vou- 
lant, par  ses  sauts  et  par  ses  gambades,  éviter  que  M.  de  Malé- 
zieu lui  ingurgitât  la  pilule.  Ayant  cependant  consenti  à  céder, 
cet  arlequin,  au  grand  ébahissement  de  la  compagnie,  se  mit 
à  jouer,  sur  la  flûte  ^"Allemagne,  un  solo  qui  enchanta  Mme  la 
duchesse  du  Maine,  flatta  l'ouïe  de  M11*  d'Enghien,  ranima 
M.  le  Duc  et  ne  laissa  pas  de  communiquer  à  la  petite  chienne 
Jonquille  une  satisfaction  évidente.  «  Vous  croyez  peut-être, 
continua  M.  de  Malézieu,  toujours  en  persiflant  et  se  donnant 
de  la  voix,  que  je  vous  en  impose  et  qu'Arlequin  savait  jouer 
de  ces  instruments.  Il  faut  vous  convaincre  tout  à  fait.  » 

A  ces  mots,  M.  de  Malézieu  s'avança  au  bord  du  théâtre. 
«  Qu'on  me  fasse  venir,  dit-il,  en  désignant  avec  sa  baguette  le 
côté  des  coulisses,  quelques-uns  de  ces  paysans  qui  sont  là-bas!  » 
Alors,  comme  le  raconte  Donneau  de  Vizé  dans  sa  relation  du 
Mercure  galant,  on  poussa  sur  la  scène  deux  paysans  d'aspect 


l'amateur  de  tulipes.  141 

naïf,  Jes  yeux  ronds,  la  bouche  éberluée,  qui  semblaient  vrai- 
ment deux  garçons  du  village  de  Châtenay.  Ils  se  défendirent 
longtemps,  l'un  et  l'autre,  à  faire  usage  des  drogues  que  leur 
présentait  l'enchanteur.  Cependant  ayant,  par  l'effet  des  cercles, 
conjurations  et  figures  magiques,  accepté,  l'un  de  se  frotter  de 
sirop,  l'autre  de  gober  la  pilule,  le  public  ébahi  ne  tarda  pas 
à  voir  que  le  miracle  opérait  et  qu'à  peine  ces  paysans  eurent 
touché,  le  premier  sa  viole,  le  second  la  flûte  sur  laquelle  il 
posa  ses  lèvres,  aussitôt  il  n'y  eut  rien  de  plus  harmonieux 
et  de  plus  enchanteur  que  l'air  qu'on  entendit. 

Donneau  de  Vizé,  toujours  dans  sa  Relation  des  Festes, 
donne  le  mot  de  l'énigme.  «  L'on  n'eut  pas,  dit-il,  grand'peine 
à  comprendre  ce  miracle  quand  on  reconnut  les  deux  paysans 
pour  être  MM.  Forcroy  et  Descôteaux.  »  M.  Forcroy,  avec  une 
virtuosité  merveilleuse,  appuyait  ses  lèvres  sur  le  flageolet; 
par  l'harmonie  qu'il  arrachait  à  son  instrument,  il  semblait 
qu'il  donnât  déjà  l'illusion  que  c'était  l'air  de  Philémon  qu'il 
offrait  au  public.  Ce  dernier,  avec  Descôteaux,  n'avait  pas 
moins  le  sentiment  de  se  trouver  transporté  dans  la  bergerie. 

Borger,  Descôteaux  l'était  de  toute  sa  personne,  et  cela, 
depuis  ses  gros  sabots  de  village  attachés  de  rubans  d'azur  jus- 
qu'à son  visage  où  se  reflétaient  la  stupeur  et  l'ébahissement 
qu'il  est  convenu  de  donner,  dans  les  opéras,  à  nos  villageois. 
Son  habit  de  Colin  lui  seyait,  sous  cet  aspect  rustique,  au  delà 
de  tout  ce  qu'on  peut  dire  ;  il  portait  un  gilet  et  une  cravate  à 
fleurs  du  dessin  le  plus  naïf;  ses  bas  ressemblaient  aux  bas  de 
François  les  Bas-Bleus;  sa.  musette  était  une  musette  du  Poitou 
et,  pour  sa  ligure,  épanouie  sous  son  chapeau  de  comédie  à 
grands  bords,  elle  offrait  la  fraîcheur  et  le  coloris  de  ces  belles 
tulipes  que  Mme  la  duchesse  du  Maine,  dans  les  parterres  de 
Sceaux  arrangés  par  Le  Nostre,  avait  plus  d'une  fois  admirées 
en  se  promenant. 

V.    —   DANS    UN    JARDIN,    AU    LUXEMBOURG 

Chaque  fois  que  Descôteaux  se  remémorait  ces  fêtes  splen- 
dides  de  Sceaux,  cela  ne  laissait  pas  de  s'accompagner  en  lui 
d'une  tristesse  secrète  et  qui  provenait  de  cette  pensée  que 
M.  de  La  Fontaine  n'était  plus  là  et,  pas  plus  que  La  Bruyère, 
n'avait   pu   assister   au   triomphe   final  de  Baucis  et  de   Philé- 


442  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mon,  les  deux  vieillard-;  aimés  des  dieux  dont  le  Bonhomme  en 
des  vers  si  beaux,  avait  clianté  l'idylle. 

Vieillard,  LKscôteaux,  avec  les  années,  l'élait  devenu  lui- 
même.  Au  temps  où  l'avocat  Mathieu  Marais  le  retrouva  logé 
au  palais  du  Luxembourg,  toujours  occupé  de  ses  lulipi-s  et  de 
sa  ilùte  douce,  vingt  ans  s'étaient  émulés  déjà  depuis  le  jour 
fameux  du  concert  donné  par  M.  de  iMalézieu  à  Mn,e  du  Maine 
Maintenant,  le  bonhomme  Deseôleaux  était  tout  ri<lé,  et,  bien 
qu'il  chantât  encore  en  s'accompagnanl,  devant  Mathieu 
Marais,  des  paroles  de  Verger,  sa  voix  était  devenue  chevro- 
tante. «  Il  a  encore,  écrit  son  auditeur,  stupéfait  de  retrouver 
sous  la  Régence  ce  personnage  de  La  Bruyère,  il  a  enrore  au 
suprême  degré  le  goût  des  fleurs,  et  c'e^t  un  des  grands  fleu- 
ristes de  l'Europe.  Il  est  h  gé  au  Luxembourg  où  on  lui  a  donné 
un  petit  jardin  qu'il  cultive  lui-même.  » 

Cette  coutume  de  loger  au  Luxembourg  loules  sorles  de 
personnes  dignes  d'être  honorées  par  leur  nom  ou  par  leur 
mérite,  mais  à  qui  la  fortune  n'avait  pas  souri,  demeura  long- 
temps l'apanage  de  cette  grande  maison.  Dans  ce  quartier 
docte,  ombreux,  charmant,  qu'aimèrent  toujours  les  sages  et 
les  philosophes,  La  Bruyère,  «  Montaigne  mitigé,  »  comme 
devait  l'appeler  un  jour  le  même  Mathieu  Marais,  avait  habite 
lui  aussi.  C'était  à  l'époque  où,  devenu  l'hôte  du  prince  de 
Condé,  il  demeurait  près  des  Fossés-Monsieur-le-Prince;  et 
comme,  en  ce  temps  de  sa  vie,  ce  quartier-là  était  plein  de  ses 
amis,  qu'il  n'avait  que  deux  pas  à  faire  d'un  côté  pour  aller 
retrouver  son  nrol.eeteur  Pontcharlrain  rue  de  Vaugirard,  du 
côté  des  Carmes,  et,  —  du  côté  des  Chartreux,  —  que  deux  pas 
dans  un  autre  sens  pour  gagner  la  rue  Saint-Jacques  où  demeu- 
rait Micliiiiet  le  libraire,  on  imagine  le  plaisir,  si  la  mort 
n'était  pas  venue  prématurément  le  frapper,  que  l'auteur  des 
Caractères  eût  éprouvé  à  retrouver,  dans  ce  milieu  qui  lui  fut 
longtemps  cher,  le   flûtiste  Descôteaux. 

Mathieu  Marais,  qui  précise  à  ce  passage  que  c'est  bien  le 
joueur  de  ilùte  que  La  Bruyère  a  eu  le  dessein  de  peindre 
dans  le  curieux  de  tulipes  (1),  écrit,  —  à  l'endroit  de  son 
Journal  relatif  au  musette  et  hautbois  de  la  chambre  du  Roi, 
—  que  celui-ci  ne   se  contentait  pas  d'être  musicien  et  fleu- 

(1)  «  La  Bruyère,  dit  Mathieu  Marais,  ne  l'a  pas  oublié  dans  ses  Caractères, 
sur  cette  curiosité  outrée  d»  ses  tulipes  qu'il  baptise  du  nom  qu'il  lui  plait.  » 


l'amateur  de  tulipes.  113 

ri-fo,  mnis  qu'encore  il  voulait  «  être  philosophe  et  parler 
D.'searfes.  »  Celte  fureur  de  Descartes,  qui  avait  tant  agité 
autrefois  les  gais  compagnons  d'Auteuil  et  dont  La  Bruyère  a 
parlé  lui-même,  dans  son  livre,  au  chapitre  des  B*f*iU  forts, 
n'avait  jamais  ces>é  un  instant  de  tourner  la  tète  à  notre  fleu- 
riste; mais,  de  toutes  ces  manies  qui  continuaient  à  faire  du 
flûtiste  un  personnage  singulier,  la  plus  aimable  était  bien  tou- 
jours cette  passion  des  tulipes  qui,  grâce  à  La  Bruyère,  l'a  fait 
immortel. 

Mathieu  Marais  nous  dit  là-dessus  de  Des^ôteaux,  en  ce 
qui  regarde  ces  plantes,  que.  parvenu  à  un  âge  extrême,  il 
était  resté  d'une  «  curiosité  outrée;  »  mais  cette  curiosité, 
quelque  grande  qu'elle  fût,  n'était  que  peu  de  chose  elle- 
même,  en  comparai  on  de  la  passion  avec  laquelle  le  même 
homme  continuait  de  s'occuper  de  l'espèce  unique,  de  la  rare 
tulipe  chère  à  tant  de  personnes  de  l'époque,  aussi  bien  de  la 
France  que  de  la  Hollande.  L'une  des  surprises  de  sa  vie,  — 
et  des  plus  belles,  des  plus  étonnantes  restées  dans  ses  souve- 
nirs, —  était  celle  qu'il  avait  éprouvée,  la  fois  inoubliable  où, 
quittant  son  petit  enclos  de  fleurs.  Descôleaux  s'était,  à  moins 
d'une  demi-lieue  de  son  faubourg,  rendu  à  l'invitation  de  M. de 
La  Sablière,  son  digne  et  puissant  voisin. 

Ce  voisin,  en  automne, 
Des  plus  beaux  dons  que  nous  offre  Pomone 
Avait  la  fleur,  les  autres  le  rebut... 

Ainsi  La  Fontaine,  dans  sa  fable  de  l'Ecolier,  avait  en  se 
jouant  tracé  au  passage  la  silhouette  du  mari  de  sa  chère  et 
bonne  protectrice.  Le  fait  est  qu'en  cette  Folie-Rambouillet, 
appelée  aussi  par  les  amateurs  domaine  des  Quatre-Pavillons 
et  située  a  Reuilly,  M.  de  La  Sablière  récoltait  les  prunes  les 
plus  belles  qui  fussent  au  monde.  Cependant,  encore  que  le 
soleil  fût  haut  dans  le  ciel  et  le  temps  limpide,  ce  n'était  pas 
(Je  ses  seules  prunes  que  II.  de  La  Sablière  était  occupé  ce 
matin-là,  tandis  qu'autour  de  lui,  gardiens  de  tant  d'arbres 
chargés  de  fruits  mûrs,  les  garçons  du  jardin  s'empressaient 
fort  sérieusement,  les  uns  à  faire  des  moulinets  avec  leurs 
bras,  les  autres  à  tirer  des  mousquetades  à  l'effet  de  chasser 
les  oiseaux.  Contrairement  à  ses  habitudes,  d'une  activité 
toute  rustique,  M.   de  La   Sablière   lisait,   et,  pour  qu'il  n'en- 


144  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tendit  pas  venir  à  lui  le  joueur  de  flûte  dont  les  pas  faisaient 
craquer  le  sable  de  l'allée,  il  fallait  que  sa  lecture  fût  bien 
attrayante.  A  peine  cependant,  à  discerner  l'ombre  que  Des- 
côteaux  dans  le  soleil  projetait  sur  le  chemin  et  jusque  sur 
le  banc  où  il  était  assis,  M.  de  La  Sablière  eut-il  levé  la  tète 
qu'aussitôt  il  vit  et  reconnut  le  tlûtiste,  se  leva,  fut  droit  à  lui, 
lui  tendit  le  petit  livre  qui  semblait  causer  sa  jubilation,  puis, 
plaçant  le  doigt  sur  la  page,  l'obligea  à  en  lire  le  titre,  lequel 
était,  dans  toute  sa  saveur  naïve,  ainsi  libellé  :  La  Connais- 
sance et  culture  parfaite  des  Tulipes  rares,  des  Anémones  extra- 
ordinaires, des  Oreilles  fins  (sic)  et  des  belles  Oreilles  d'ours 
panachés  (sic). 

N'est-ce  pas  La  Bruyère,  étudiant  toutes  les  sortes  de 
manies  auxquelles  sont  enclins  les  curieux  de  tous  les  genres, 
qui  parle  de  cet  amateur  d'oiseaux  qui  avait  donné  pension  à 
un  homme  dont  tout  le  ministère  était  de  «  siffler  des  serins 
au  flageolet.  »  Eh  bien  1  Descôteaux,  en  rentrant  ce  jour-là 
dans  son  petit  jardin  du  faubourg,  montra  que,  quelque  origi- 
nal qu'il  fût  dans  son  genre,  il  aspirait  à  le  devenir  autant 
que  cet  amateur,  c'est-à  dire  beaucoup  plus  qu'il  n'était  déjà. 
Jusqu'à  ce  que  le  soleil  fût  couché  et  les  étoiles  naissantes, 
debout  dans  ses  souliers  pleins  d'herbe  et  les  bras  agités,  il  fit, 
à  haute  voix  en  effet,  lecture  devant  ses  tulipes  du  parfait 
Traité  où  M.  de  Valnay,  contrôleur  de  la  Maison  du  Roi  et 
l'auteur  de  ce  petit  livre,  expose  toutes  les  raisons  subtiles  et 
délicates  que  les  peuples,  tant  de  l'Orient  que  de  l'Occident, 
ont  de  cultiver  et  de  chérir  ces  plantes... 

Le  Luxembourg,  tel  que  le  plan  de  Turgot,  entre  le  petit 
clos  des  Carmes  et  le  potager  des  Chartreux,  en  a  relevé  le 
dessin,  ne  présente  plus  tout  à  fait  cet  air  de  régularité  qu'on 
lui  trouve  à  le  considérer  dans  le  dessin  plus  ancien  de 
Pérelle.  C'est-à-dire  que,  depuis  que  la  duchesse  de  Berri,  fille 
du  Régent,  en  possède  la  partie  la  plus  étendue,  l'extrême  net- 
teté des  massifs,  la  propreté  des  parterres,  l'ordre  même  des 
quinconces  ne  sont  plus  aussi  manifestes  qu'au  temps  où  La 
Fontaine,  hôte  de  la  duchesse  douairière  d'Orléans  et  M.  de 
La  Bruyère,  s'attardaient  au  long  des  promenades  et  parmi  les 
pelotons  de  nouvellistes,  à  deviser  de  compagnie.  Du  (jfésordre, 
certes,  mais  ce  désordre  n'est  pas  sans  un  certain  charme  et, 
quand  Mrae  de  Caylus,  hôtesse  de  ce  noble  asile,  écrivait,  il  y  a 


l'amateur  de  tulipes.  li-j 

peu  d'années  encore,  à  Mme  de  Maintenon,  dans  l'un  des  courts 
billets  au  style  enjoué  et  simple  qui  ont  sauvé  sa  mémoire  : 
«  J'entends  dès  le  matin  le  chant  du  coq  et  le  son  des  cloches 
de  plusieurs  petits  couvents  qui  invitent  à  prier  Dieu,  »  il  faut 
reconnaître  que  c'était  une  bien  heureuse  Thébaïde  que  celle 
qu'avait  choisie  Descôteaux  pour  y  finir  ses  jours. 

«  Je  ne  sais  quand  et  où  mourut  Descôteaux,  »  écrit  Jal,  qui 
fut  cependant  l'homme  de  France  le  plus  au  fait  de  tons  les 
papiers  de  l'ancien  état-civil.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'aux 
«  premiers  jours  de  novembre  1723,  »  Mathieu  Marais  le  précise, 
l'original  ayant  servi  de  modèle  au  portrait  tracé  par  La  Bruyère 
existait  encore.  Cependant,  devenu  vieux  et  noueux,  desséché, 
presque  végétal,  à  la  façon  de  ce  Philémon  qu'il  avait  entrevu 
autrefois  à  Sceaux  dans  un  opéra,  Descoteaux  cessait  peu  à  peu 
d'appartenir  au  monde  de  la  terre.  Déjà,  le  chant  du  coq,  le 
son  des  cloches  des  petits  couvents  du  voisinage  l'invitant  à 
prier  Dieu,  venaient  comme  autrefois  pour  Mme  de  Caylus,  se 
mêler  aux  airs  que,  d'un  souffle  oppressé,  il  tirait  encore  de  sa 
flûte.  Et,  de  la  sorte,  au  milieu  de  ce  jardin  «  qu'on  lui  avait 
donné,  »  devant  les  tulipes  ses  tilles,  la  tlùte  à  la  main,  il  était 
semblable  à  ce  duc  de  Bourbon  dont  il  est  question  dans  les 
Mémoires  de  Maurepas  et  qui  était  tellement  fou  de  plantes  et 
d'arbres  qu'il  s'imaginait  que  ses  bras  étaient  devenus  des 
branches,  ses  cheveux  des  feuilles  et  qui  exigeait  qu'on  vint 
tous  les  matins  lui  arroser  les  pieds  et  le  passer  au  râteau  comme 
s'il  eût  été  lui-même  une  plante  ou  un  arbre  véritable. 

Un  octogénaire  plantait, 

a  écrit,  dans  l'une  de  ses  fables,  ce  bonhomme  La.  Fontaine 
que  Descôteaux,  au  temps  de  sa  jeunesse,  avait  tant  aimé,  et 
dont  avec  Molière,  contre  les  saillies  de  Racine  et  de  Boileau, 
il  avait  pris  une  fois  la  défense.  L'octogénaire!  Sous  les  om- 
brages épais  du  Luxembourg,  en  ce  déclin  de  la  Régence,  c'était 
désormais  le  bon  flûtiste  à  la  silhouette  poétique,  rêveuse, 
un  peu  faunesque  que  La  Bruyère  avait  une  fois  en  se  jouant, 
et  comme  on  cueille  en  passant  une  fleur  ou  un  papillon, 
placé  h  cet  endroit  des  caractères  que  Vauvenargues  goùiait 
entre  tous  pour  son  frais  coloris. 

Epmond  Pilon, 
tome  lviu.  —  1920.  10 


l\  BELCIQM,  L'ESCAUT  ET  LE  RHO 


<  l 

La  Belgique  n'a  pis  eu  beaucoup  a  se  louer  des  décisions 
de  la  Conférence  de  la  paix.  Sans  doute  elle  va  récupérer,—  après 
plébiscite  toutefois,  — les  petits  territoires  de  Moresnel,  Eupen, 
Malmédy,  mais  elle  a  échoué  dans  ses  justes  revendications  à 
l'égard  de  la  liberté  de  la  navigation  dans  l'Escaut,  de  la  resti- 
tution de  la  rive  gauche  de  l'estuaire  de  ce  fleuve  et  de  celle  de 
la  poche  surprenante  que  fait,  au  Nord  et  au  Sud  de  Maëslricht, 
le  long  de  la  Meuse,  le  Limbourg  dit«  hollandais,  »  depuis  1839. 

Justes  revendications,  certes!  Qui  donc  d'un  peu  averti  ne 
sait  pour  quel  motifs  le  nouveau  royaume,  que  la  vieille  Europe 
et  l'Angleterre,  en  particulier,  jugeaient  «  indésirable,  »  subit 
en  1839  un  traitement  si  rigoureux  quand  il  s'agit  de  tracer  ses 
frontières?  On  ne  peut  donc  s'étonner  des  espérances  qu'avaient 
conçues  les  Belges,  forts  de  ce  qu'ils  considéraient  comme  leur 
droit,  forts,  aussi,  des  services  rendus  à  la  grande  cause  des 
Alliés,  lorsque  s'était  réunie  la  Conférence  de  la  paix. 

Ces  espérances  ont  été  déçues.  La  décision  du  4  juin  1919  a 
laissé  les  choses  en  l'état,  pour  ce  qui  concerne  le  tracé  des  limites 
entre  Belgique  et  Hollande.  C'est  à  peine  si,  dans  le  projet  de 
convention  élaboré  parles  représentants  des  deux  pays, — confor- 
mément à  l'invitation  de  la  Conférence,  —  quelques  améliora- 
tions sont  prévues,  pour  le  régime  des  eaux  où  s'enchevêtrent, 
toujours  au  détriment  de  la  Belgique,  les  deux  souverainetés. 

11  n'est  d'ailleurs  pas  sans  intérêt  d'entrer  dans  quelques 
détails  sur  les  péripéties  de  la  négociation  en  cours,  qui  abouti- 
rait au  refus  positif  d'assurer  la  pleine  sécurité  de  la  Belgique 
et  au  refus  mitigé  de  satisfaire  à  ses  intérêts  économiques,  si  le 
Parlement  de  Bruxelles  consentait  à  ratifier  le  projet  de  traité. 


LA    BELGIQUE,    L'ESCAUT    ET    LE    RIIIN.  147 

C'est  le  11  février  1919  que  les  représentants  de  la  Belgique 
exposèrent  la  demande  de  revision  des  Irailés  de  1839  devant  le 
Conseil  stiprème  interallié,  à  Paris.  Le  20  lévrier,  le  Conseil  sai- 
sissait «  la  Commission  des  affaires  belges  »  de  l'étude  de  cette 
revision.  Dans  les  premiers  jours  de  mars,  le  rapport  de  la  com- 
mission était  soumis  au  Conseil  qui,  le  8  mars,  en  adopta  les 
conclusions  à  l'unanimité. 

Voici  l' essentiel  des  dites  conclusions  : 

«  Les  traités  de  1839  doivent  être  revisés  dans  l'ensemble  de 
leurs  clauses,  à  la  demande  commune  des  Puissances,  qui  esti- 
ment nécessaire  celle  revision...  Le  but  "de  celle  revision  est, 
conformément  à  l'objet  de  la  Société  des  Nations,  de  libérer  la 
Belgique  de  la  limitation  de  Souveraineté  qui  lui  a  élé  imposée 
par  les  traités  de  1839  el  de  supprimer,  tant  pour  elle  que  pour 
la  paix  générale,  les  risques  el  inconvénients  divers  résultant  de 
ces  Irailés.  » 

Il  était  difficile  de  donner  plus  complète  satisfaction  aux  aspi- 
rations de  la  Nation  belge.  C'est  ce  que,  dès  le  12  mars,  le  prési- 
dent du  Conseil  constatait  devant  la  Chambre  par  une  déclara- 
tion qui  fut  accueillie  par  des  applaudissements  prolongés  :  «  Le 
12  mars  1839,  il  y  a  aujourd'hui  exactement  quatre-vingts  ans, 
disait-il  en  terminant,  celte  enceinte  accueillait  les  paroles 
d'adieu  des  élus  des  provinces  belgjs  que  l'exécution  des  traités 
des  XXIV  articles  allait  séparer  de  la  Belgique.  (Mouvement.) 
C'est  avec  émotion  que  la  Chambre  saluera  cette  coïncidence.  » 

Pendant  quelques  semaines,  la  joie  fut  grande  chez  nos  Alliés 
de  Belgique.  Seuls,  peut-être,  les  membres  du  gouvernement  et  les 
personnes  qui  étaient  au  courant  de  ce  qui  se  passait  à  Paris,  sen- 
tirent-ils combien  ces  espoirs  étaient  précaires,  lorsqu'on  apprit 
dans  les  cercles  pour  lesquels  la  censure  n'existait  pas  que  le 
Conseil  suprême  écartait  du  projet  de  traité  de  paix  les  articles 
adoptés  par  la  Commission  des  frontières  occidentales  de  l'Alle- 
magne qui  réservaient  le  sort  des  territoires  de  Clèves  et  de  la 
Gueldre,  ainsi  que  celui  des  Bouches  de  l'Ems,  afin  que  l'acqui- 
sition de  ces  territoires  put  servir  de  compensation  à  la  Hollande. 

Arrêtons-nous  un  moment  sur  ce  point. 

Il  pouvait,  tout  d'abord,  paraître  surprenant  que  l'accueil 
réservé  aux  revendications  belges  dépendit  du  sort  éventuel  iK  s 
territoires  prussiens  que  la  géographie  et  l'ethnographie,  —  et 
même  l'histoire,  à  quelques  égards,  —  rattachent   il  est  vrai,  aux 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

provinces  de  la  Gueldre  hollandaise,  de  Drenlhe  et  de  Gro- 
ningue.  Cette  préoccupation  de  donner  au  royaume  néerlandais 
une  compensation  à  la  rétrocession  des  territoires  incontestable- 
ment belges  de  la  rive  gauche  de  l'Escaut  et  du  Limbourg  sem- 
blait à  bon  droit  d'autant  plus  étonnante  que  les  Alliés  n'avaient 
pas  eu  à  se  louer  de  la  Hollande,  au  cours  de  la  grande  guerre  et 
que  l'excessive  durée  de  celle-ci  pouvait  être  attribuée,  pour  une 
part,  au  zèle  avec  lequel  les  Hollandais  avaient  ravitaillé  l'Alle- 
magne, en  dépit  de  tous  les  «  contingentements  »  possibles. 

L'Entente  ne  pouvait  non  plus  avoir  oublié  les  véritables  vio- 
lations de  neutralité  résultant,  d'abord,  du  libre  passage  donné 
dans  les  fleuves  et  canaux  hollandais  aux  chalands  qui  appor- 
taient d'Allemagne,  sur  les  fronts  des  Flandres  et  de  l'Artois,  les 
sables  et  graviers  indispensables  à  la  consolidation  des  tranchées 
de  nos  ennemis;  ensuite  de  l'autorisation  accordée,  en  octobre 
1918,  aux  colonnes  allemandes  en  retraite  de  traverser  avec 
armes  et  bagages,  —  voitures  de  butin  comprises,  —  justement 
cette  <c  poche  »  du  Limbourg  dit  hollandais  dont  j'ai  parlé  tout  à 
l'heure. 

Insistons-y,  parce  que  c'est  un  point  essentiel  dans  la  ques- 
tion qui  nous  occupe  :  le  fait  de  lier,  en  faveur  de  la  Hollande, 
deux  ordres  d'idées  aussi  différents  que  les  revendications  belges 
contre  les  stipulations  défiantes  du  traité  de  1839  et  la  «  com- 
pensation »  territoriale  empruntée  à  l'Allemagne  pour  indem- 
niser les  bénéficiaires  de  l'injustice  commise,  il  y  a  80  ans,  ne 
peut  s'expliquer  que  par  le  désir  secret  de  rejeter  la  demande  de 
nos  Alliés. 

C'était  pourtant  ainsi  que  le  Conseil  suprême,  —  au  sein  du- 
quel, depuis  le  8  mars,  s'était  produit  un  revirement  qui  reste 
inexpliqué,  —  envisageait  désormais  cette  affaire.  En  effet,  il 
écartait  nettement  du  libellé  du  traité  de  paix  les  articles  pré- 
sentés par  la  Commission  des  frontières  occidentales  de  l'Alle- 
magne, comme  je  le  disais  plus  haut,  et  la  représentation  belge 
ne  se  méprenait  pas  sur  la  signification  de  ce  refus  :  «  C était, 
porte  un  document  que  j'ai  sous  les  yeux,  écarter  virtuellement 
toute  rétrocession  de  territoire  hollandais  à  la  Belgique.  » 

Sur  ces  entrefaites,  le  9  mai,  fut  institué  par  le  Conseil 
suprême  un  «  Comité  des  ministres  des  Affaires  étrangères  »  que 
l'on  chargea  d'entendre  les  ministres  des  Affaires  étrangères  de 
Hollande  et  de  Belgique 


L\    BELGIQUE.    L*E-C\UT    ET    LE    EHIN. 

Le  ministre  belge,  H.  Hymans,  crut  «devoir,  en  exposant  le 
programme  de  son  gouvernement,  laisser  décote,  momentané- 
ment du  moins,  toute  revendication  précise,  et  résuma  son 
exposé  en  deux  questions  et  quatre  propositions, 

\  oiei  les  deux  questions  : 

■  l°La  ligne  de  la  Meuse  étant  la  première  ligne  de  défense  de 
h  Belgique,  peut-elle  être  efficacement  défendue  et  tenue  dans 
l'étal  territorial  établi  par  les  traités  de  1839,  qui  ont  notam- 
ment mis  dans  les  mains  delà  Hollande  la  ville  de  Biaëstrieht?  ■ 
^La  ligne  de  l'Escaut  étant  la  ligne  principale  de  la  défense 
de  la  Belgique,  cette  ligne,  naturellement  forte,  peut-elle  être 
efficacement  tenue  sans  que  la  Belgique  puisse  appuyer  cette 
défense  sur  tout  le  cours  du  fleuve.' 

Répondons  négativement  a  ces  questions. 

Lue  agression  sur  cette  partie  de  sa  frontière  ne  peut  venir 
à  la  Belgique  que  de  la  part  de  la  Hollande  ou  de  celle  de 
l'Allemagne.  Ne  parlons  pas  d'une  agression  hollandais     N 

s  geons  que  la  supposition,  d'une  réalisation  beaucoup  plus 
probable,  d'une  attaque  allemande  analogue  à  celle  qui  s  est 
produite  aux  premiers  jours  d'août  1914. 

Or,  dans  ce  cas,  il  ne  peut  y  avoir  l'ombre  d'un  doute  sur  le 
succès  initial  de  l'opération  allemande.  La  raison,  connur 
tous  les  militaires  instruits,  est  aussi  simple  que  péremptoire  : 
c'est  que  le  plan  de  défense  de  la  Hollande  contre  f  Allemagne  ne 
comporte  que  celle  du  noyau  central  du  pays,  c'est-à-dire  la  par- 
tie occidentale  de  la  Gueldre  couverte  par  les  inondations  de 
l'Yssel,  depuis  son  origine,  au  Leck.  jusqu'à  son  embouchure 
dans  le  Zuyderzée  et  les  deux  provinces  de  Hollande,  eouv 
par  le  système  défensif  dit  d'L  trecht.  qui  comprend,  avec  deux 
nouvelles  lignes  d'eau  s'appuyant  au  Zuyderzée  et  au  Waal  l  . 
-  rts  d'Utrecht,  plus  un  certain  nombre  d'ouvrages  détachés 
el  de  tètes  de  pont  fortifiées.  Mais  les  points  les  plus  rapprochés 
de  ce  système  restent  à  60  kilomètres  de  lVstuaire  de  l'Escaut 
et  à  plus  de  100  kilomètres  de  Maëstricht.  Encore  faut-il  ajouter 
qu'aussi  bien  Maëstricht  que  l'estuaire  de  l'Escaut  sont,  par 
rapport  au  système  défensif  en  question,  dans  une  position  tout 
à  fait  excentrique. 

Affirmons-le  :  dans  le  cas  d'agression  allemande  empruntant, 

k  .'.  le  Waal  sont  deux  des  branches  hollandaise;    lud    ta     _  Rhin. 


150  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  exemple,  le  territoire  et  les  voies  ferrées  du  Limbourg  (1) 
au  Nord  de  Maastricht,  la  Hollande  serait  incapable  d'empêcher 
tes  colonnes  ennemies  d'atteindre  le  territoire  belge. 

Dès  lors,  la  conclusion  s'impose.  La  sécurité  de  la  Belgique 
n'est  pas  assurée;  elle  l'est  d'autant  moins  que  la  Société  des 
Nations  n'est  pas  encore  constituée  de  manière  à  prévenir  une 
agression  et  que  l'alliance  entre  l'Amérique,  l'Angleterre,  la 
Belgique  et  la  France,  contre  une  Allemagne  relapse,  n'est  pas 
conclue,  toute  négociation  à  ce  sujet  se  trouvant  arrêtée  du  fait 
des  Etals-Unis. 

Voyons  maintenant  les  quatre  propositions  de  M.  jïïymans(,2)  : 

«  /e  proposition,  relative  à  l'estuaire  de  l'Escaut  et  aux  pro-* 
blêmes  connexes. 

a)  Laisser  h  la  Belgique  le  libre  accès  à  la  mer  par  l'Escaut 
occidental  (estuaire)  ainsi  que  sur  toutes  ses  dépendances, 
notamment  le  canal  et  le  chemin  de  fer  de  Gand  à  Ter- 
neuzen  (3);  b)  faire  reconnaître  parla  Hollande  la  nécessité  pour 
la  Belgique  d'appuyer  la  défense  de  son  territoire  à  tout  le  cours 
du  bas  Escaut;  c)  donner  h  la  B  Igique  la  gestion  des  écluses 
servant  à  l'écoulement  des  eaux  des  Flandres;  d)  accorder  aux 
pécheurs  belges  de  Bouchante  le  redressement  de  leurs  griefs.  » 

«  2e  proposition  relative  aux  eaux  intermédiaires  entre  l'Es- 
caut occidental  et  le  Bas-Rhin  : 

Créer  à  frais  communs,  en  substitution  des  voies  prévues 
par  le  traité  de  1839,  un  canal  à  grande  section  Anvers- 
Moerdijk.  » 

<(  3e  proposition,  relative  au  Limbourg  hollandais  : 

Établir  dans  ce  Limbourg  un  régime  qui  garantira  la  Bel- 
gique contre  les  dangers  résultant,  pour  sa  sécurité,  de  la  confi- 
guration de  ce  territoire  et  qui  lui  assurera  la  sauvegarde  de  ses 

(1)  Cette  hypothèse  n'est  pas  formulée  en  l'air.  Déjà  certaines  publications  de 
militaires  allemands  expriment  le  regret  que  l'invasion  de  la  Belgique,  en  1914, 
n'ait  pas  emprunté  les  voies  hollandaises  au  Nord  de  Visé  et  de  Maastricht,  et 
affirment  que  cette  faute  ne  sera  plus  commise  dans  la  guerre  future.  Je  revien- 
drai là-dessus  tout  à  l'heure. 

(2)  J'en  abrège  le  libellé  sans  en  altérer  aucunement  le  sens.  On  remarquera 
d'ailleurs  qu  il  Miffisait  de  dire,  dan-;  le  document  qui  nous  occupe  :  le  Thalweg  de 
l'Escaut,  depuis  la  frontière  hollando-belge  (Doil-Santoliet)  jusqu'à  la  mer  sera  la 
frontière  des  deux  États. 

(3)  Ce  canal,  fort  important  (ainsi  que  la  voie  ferrée  qui  le  longe)  au  point  de 
vue  économique,  débouche  dans  l'Escaut  au-dessous  de  la  frontière  hollando- 
belge.  Il  est  donc,  pour  une  partie, —  14  kilomètres, —  sur  le  territoire  hollandais, 
servitude  fort,  gênante. 


LA    BELGIQUE,    L'ESCAUT    ET    LE    RHIN.  151 

intérêts  économiques,   compromis   par   les  clauses   des  traités 
de  1839.  » 

«  4e  proposition,  relative  q,  Bois-le-Duc  : 

Conclure  un  arrangement  mettant  fin  aux  inconvénients 
résultant  de  l'enchevêtrement  actuel  des  deux  territoires  belge 
et  néerlandais.  » 

Le  4  juin,  le  Comité  des  ministres  des  Affaires  étrangères 
adoptait  la  résolution  suivante,  qui  instituait  un  quatrième 
organisme  pour  l'examen  de  la  demande  de  révision^  et  qui 
fixait  à  cet  examen  des  limites  de  nature  à  annuler  l'effet  des 
conclusions  admises  par  le  Conssil  suprême,  le  8  mars  1919  : 

«  Les  Puissances,  ayant  reconnu  nécessaire  la  revision  des 
traités  de  1839,  confient  à  une  Commission,  comprenant  les 
représentants  des  Etats-Unis  d'Amérique,  de  l'Empire  britan- 
nique, de  la  France,  de  l'Italie,  du  Japon,  de  la  Belgique,  de  la 
Hollande,  le  soin  d'étudier  les  mesures  devant  résulter  de  cette 
revision  et  de  leur  soumettre  des  pronosi lions  ri  impliquant  ni 
transfert  de  souveraineté  territoriale,  ni  création  de  servitudes 
internationales.  La  Commission  invitera  la  Belgique  et  la  Hol 
lande  à  présenter  des  formules  communes  en  ce  qui  concerne  les 
voies  navigables  en  s'inspirant  des  principes  généraux  adoptés 
par  la  Conférence  de  la  paix.  » 

Il  faut  méditer  les  termes  de  cette  résolution  du  4  juin,  mais 
d'ailleurs  sans  grand  espoir  de  les  comprendre,  ni  surtout  sans 
rechercher  dans  quel  esprit  ces  termes  ont  pu  être  arrêtés.  On 
n'arrive  pas  a  concevoir  comment  la  nécessité,  reconnue  exprès 
sèment  dans  le  préambule  du  document  que  je  viens  de  trans- 
crire, de  la  revision  des  traités  de  1839,  conduit  immédiate- 
ment le  rédacteur  à  proclamer,  en  fait,  l'intangibilité  de  ce 
traité,  puisqu'on  ne  devra  proposer  ni  transfert  de  souverai- 
neté, ni  création  de  servitudes  internationales. 

Quant  au  dernier  paragraphe,  où  ce  rédacteur,  après  avoir 
mis  à  néant  les  espérances  de  la  Belgique,  recommande  à  la  Com- 
mission nouvellement  instaurée  de  «  s'inspirer  des  principes 
généraux  de  la  Conférence  de  la  paix,  »  il  est  difficile  de  ne  pas 
y  découvrir  une  subtile  ironie,  qui,  on  le  pense  bien,  fut 
médiocrement  goûtée  chez  nos  Alliés. 

Leur  mécontentement  éclata  surtout  lorsque  le  ministère 
belge  crut  nécessaire,  en  raison  même  des  sentiments  qui  se 
manifestaient  dans  les  milieux  de  la  Conférence  à  l'égard  de  ses 


152 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


demandes,  de  se  refuser  à  recevoir  les  délégations  du  Limbourg 
dit  hollandais  qui,  à  Bruxelles,  aussi  bien  qu'à  Paris,  venaient 
protester  contre  la  «  résolution  du  4  juin  »  et  demander  que  la 
population  de  la  province  cédée  en  1839,  pût  exprimer  librement 
ses  aspirations  dans  un  plébiscite. 

Le  11  juin,  à  la  séance  de  la  Chambre  où  M.  Hymans  avait 
rendu  compte  de  la  pénible  situation  faite  à  la  Belgique, 
M.  Destrée,  le  député  bien  connu,  s'était  fait  l'écho  des  plainles 
de  la  délégation  limbourgeoise  et  avait  demandé,  lui  aussi,  un 
plébiscite.  M.  Hymans  ne  jugea  pas  à  propos  de  répondre.  Un  peu 
plus  tard,  la  minisire  s'opposait  même  à  ce  que  la  Commis- 
sion des  Affaires  étrangères  de  la  Chambre  reçût  une  députai  ion 
des  plus  hautes  autorités  du  Limbourg,  chargée  de  donner  à  la 
Commission  des  documents  et  détails  confidentiels  sur  [les  senti- 
ments de  la  province  contestée. 

Nous  n'avons  pas  a  juger  ici  l'attitude  que  le  gouvernement 
de  Bruxelles  pensa  devoir  conserver  dans  ces  délicates  circons- 
tances. Il  est  clair  que  les  hommes  d'Etat  dirigeants  sont  tenus 
à  plus  de  réserve  que  les  peuples  et  même  que  les  représen- 
tants élus  de  ceux-ci.  D'ailleurs,  M.  Hymans  était  en  droit  de 
faire  remarquer  que  des  manifestations  dont  on  ne  pouvait 
calculer  exactement  la  portée,  seraient  de  nature  à  nuire  à  la 
Belgique  auprès  de  la  Conférence,  alors  qu'il  avait,  par  la  voie 
diplomatique,  fait  connaître  au  Conseil  suprême  que,  pour  le 
gouvernement  belge,  la  résolution  du  4  juin  «  n'empêchait  pas 
la  décision  du  8  mars  de  ce  Conseil  suprême  de  dominer  la  situa- 
tion, et  que  ledit  gouvernement  n'acceptait  la  résolution  dont  il 
s'agit  que  sous  cette  réserve  expresse.  » 

En  attendant  les  effets  de  cette  déclaration,  le  cabinet  de 
Bruxelles  désignait  deux  délégués,  MM.  Orts  et  Segers,  qui 
avaient  la  charge  de  présenter  a  la  Commission  dite  des  XIV, 
instituée  par  le  Comité  des  ministres  des  affaires  étrangères,  les 
«  formules  »  belges  que  réclamait  le  dernier  paragraphe  de  la 
résolution  du  4  juin.  Ce  programme,  qualitié  de  «  minimum 
indispensable,  »  fut  soumis  à  la  Commission  des  XIV  au  cours 
du  mois  d'août. 

Malheureusement,  encouragée  dans  sa  résistance  aux  de- 
mandes de  la  Belgique  par  l'attitude  nouvelle  des  milieux  de  la 
Conférence,  la  Hollande  ne  se  prêtait  pas  du  tout  à  l'examen  du 
minimum  indispensable.   Elle   prétendait  s'en  tenir,   dans  les 


lA    BELGIQUE,    LBair    ET    LÉ    RHIN.  153 

pourparlers  relatifs  à  l'établissement  des  «  formules  communes,  » 
à  l'étude  de  l'éventuelle  suppression  des  entraves  apportées  à  la 
navigation  belge  par  les  clauses  fluviales  de  1839  (1). 

Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  le  cabinet  de  Bruxelles,  tout 
en  persistant  dans  ses  réserves  générales,  consentit  à  s'associer  à 
la  rédaction  d'un  projet  de  traité  avec  la  Hollande,  au  sujet 
duquel  M.  Hymans  s'exprimait  ainsi,  dans  la  séance  de  la 
Chambre  du  23  décembre  1919  :  «  Deux  négociations  parallèles 
sont  engagées.  L'une  porte  sur  les  questions  iluviales,  le  régime 
de  l'Escaut  et  le  canal  Gand-Terneuzcn,  ainsi  que  les  commu- 
nications d'Anvers  avec  l'hinterland  du  Rhin  et  de  la  Meuse. 
L'autre  porte  sur  les  questions  de  défense  et  de  sécurité.  Les 
négociations  relatives  aux  questions  «fluviales  sont  en  bonne  voie 
et  me  font  espérer  que  nous  obtiendrons  des  améliorations  appré- 
ciables du  régime  de  1839.  » 

Le  silence  du  ministre  sur  le  résultat  des  négociations  rela- 
tives à  la  défense  et  à  la  sécurité  de  la  Belgique  était  significatif. 
On  en  jugea  ainsi  dans  tout  le  pays  comme  à  la  Chambre.  Du 
moins  se  plaisait-on  à  supposer  que,  sur  le  terrain  économique, 
les  négociateurs  belges  avaient  eu  pleine  satisfaction  en  ce  qui 
touche  les  points  essentiels,  tels  que  l'entrée  en  possession  du 
canal  de  Gand  à  Terneuzen,  la  création  de  canaux  et  écluses 
nécessaires  à  l'écoulement  des  eaux  de  la  Flandre,  le  contrôle 
de  la  Belgique  sur  les  travaux  et  la  gestion  du  canal  de  la  Meuse 
dans  la  traversée  de  Maëstricht,  la  gestion  du  canal  projeté 
d'Anvers  au  Rhin  et  celle  des  chemins  de  fer  qui  doivent  être 
établis  dans  la  poche  du  Limbourg  dit  hollandais  pour  les 
besoins  de  la  Belgique. 

Aussi  la  déception,  —  les  Belges  parlent,  cette  fois,  d'indi- 
gnation, —  fut-elle  vive  quand  on  apprit  qu'il  ne  fallait  même 


(1)  L'exposé  de  la  délégation  belge  à  la  commission  des  XIV  fait  connaître,  par 
exemple,  que  pour  atteindre  l'hinterland  meusien  d'Anvers,  les  chalands  de  ce 
port  doivent  emprunter  le  dernier  tronçon  du  canal  hollandais  de  Bois-le-Duc  à 
Maëstricht  et  le  canal  (Meuse  canalisée)  de  Maëstricht  à  Liège.  Ce  voyage  par 
l'enclave  hollandaise  —  la  banlieue  Ouest  de  Maëstricht  est  hollandaise,  en  effet, 
ce  qui  complique  beaucoup  les  choses  —  se  hérisse  de  toute  sorte  de  difficultés. 
Jl  faut  douze  jours  pour  un  bateau  isolé,  qui  veut  parcourir  un  trajet  de  155  kilo- 
mètres. A  la  fin  de  mai  1920,  110  bateaux  belges  étaient  arrêtés  à  la  douane  néer- 
landaise et  huit  jours  étaient  nécessaires  pour  franchir  l'enclave  de  Maëstricht. 
Sans  parler  de  la  longueur  des  formalités  douanières,  il  faut  noter  les  difficultés 
et  retards  provenant  des  écluses,  tunnels,  croisements  laborieux,  balages  pri- 
mitifs, etc.. 


154  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  compter  sur  la  réalisation  de  ces  derniers  espoirs.  Et  aus- 
sitôt un  mouvement  se  produisit  dans  tout  le  royaume  pour 
obtenir  des  pouvoirs  élus  qu'ils  se  refusassent  à  ratifier  le  projet 
de  traité.  On  peut  dire  que  c'est  ce  mouvement  qui  a  conduit 
à  la  «  suspension  des  négociations  avec  la  Hollande  »  que  le 
journal  officieux  la  Nation  belge  annonce  à  la  date  du  20  mai 
en  ajoutant  que  «  c'est  devant  l'intransigeance  du  gouverne- 
ment de  la  Haye  (1)  »  que  celui  de  Bruxelles  se  décide  à  laisser 
les  choses  en  l'état,  —  étant  toujours  bien  entendu  que  ses 
réserves  subsistent,  intégrales,  au  sujet  de  la  méconnaissance 
de  l'esprit  et  des  termes  de  la  décision  du  Conseil  suprême  (celle 
du  8  mars  1919)  par  les  divers  comités  et  commissions  qui  ont 
eu  à  s'occuper  du  litige  hollando-belge. 

II 

Cette  méconnaissance  de  l'esprit  et  des  termes  de  la  décision 
du  Conseil  suprême  est-elle  réelle?  Ou  plutôt,  ne  serait-on  pas 
autorisé,  justement  par  ce  désaccord  apparent,  à  penser  que, 
dans  l'intervalle  qui  s'est  écoulé  entre  le  8  mars  1919  et  le  mo- 
ment où  le  Conseil  suprême  a  écarté  toute  idée  de  cession  de 
territoire  par  l'Allemagne  à  la  Hollande,  un  revirement  très 
marqué  s'est  produit,  —  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  —  dans  l'es- 
prit du  triumvirat  qui  exerçait  alors  sur  les  affaires  du  monde 
une  maîtrise  sans  conteste? 

C'est,  évidemment,  ce  qu'il  n'est  pas  possible  d'affirmer; 
mais  il  est  permis  d'avancer  qu'à  la  rétlexion  et  en  toute  indé- 
pendance d'esprit,  ce  revirement  apparaît  comme  très  probable. 
J'ai  dit  plus  haut  que  les  motifs  en  restaient  inconnus.  Nous 
en  sommes  donc  réduits  aux  conjectures,  mais  à  des  conjectures 
qui  ne  laissent  pas  d'avoir  quelque  fondement. 

Partons  du  fait  positif  du  refus  opposé  par  le  Conseil  suprême 
à  la  proposition  de  la  commission  des  frontières  occidentales  de 
l'Allemagne  d'indemniser  le  gouvernement  néerlandais,  — 
dans  le  cas  de  rétrocession  à. la  Belgique  de  la  Flandre  zélan- 
daise  et  du  Limbourg  dit  hollandais,  — en  détachant  du  Reich 
la  portion  de  la  Gueldre  qui  fait  saillie  dans  la  direction  de 
Nimègue  et  l'étroite  bande  de  territoire  qui  court  entre  l'Ems 

(1)  Cette  intransigeance  s'applique  d'ailleurs  aussi  au  règlement  particulier  de 
la  question  des  eaux  du  Wieliugen,  dont  je  parlerai  plus  loin. 


LA    BELGIQUE,    L'ESCAUT    ET    LE    RHIN.  155 

et   la  frontière    des    provinces    de   Drenthe  et    de  Groningue. 

Il  y  a  là,  manifestement,  la  preuve,  en  ce  qui  concerne  le 
Conseil  suprême,  de  la  préoccupai  ion  de  faire  à  l'Allemagne 
vaincue,  après  la  guerre  suscitée  par  elle,  le  moins  de  mal 
possible  ou,  si  l'on  préfère,  de  lui  imposer  le  minimum  admis- 
sible de  réparations.  Cet  état  d'esprit  était  né  chez  nos  Alliés  dès 
l'armistice,  et  même  auparavant,  suivant  toute  appnrence,  en 
somme,  dès  le  moment  où  la  victoire  de  l'Entente  était  devenue 
certaine  et  où,  par  conséquent,  il  y  avait  lieu,  au  sentiment  iU 
Anglais  traditionalistes,  de  se  préoccuper,  comme  il  y  a  cent 
ans,  d'établir  une  juste  balance  de  forces  entre  l'Allemagne  et 
la  France. 

Nous  sommes  renseignés  aujourd'hui  sur  ce  point.  Les  inci- 
dents qui  se  sont  produits  depuis  trois  mois,  et  qui  ont  pu  faire 
craindre  une  légère  altération  de  nos  amicaux  rapports  avec  la 
Grande-Bretngne,  ont  conduit  une  bonne  partie  de  la  grande 
presse  anglaise,  —  celle  qui  nous  soutenait,  non  sans  courage, 
contre  M.  Lloyd  George  lui-même,  —  à  reconnaître  l'existence 
dans  certains  milieux  politiques,  économiques  et  religieux  (sans 
parler,  bien  entendu,  des  «  travaillistes  »  germanophiles),  d'une 
mentalité  nouvelle,  faite  de  bienveillance  apitoyée  à  l'égard  de 
l'adversaire  terrassé...  de  l'adversaire,  surtout,  dont  la  puis- 
sance navale  était  anéantie,  pourrions-nous  ajouter,  nous  Fran- 
çais, qui  n'avons  pas  la  satisfaction  d'en  pouvoir  dire  autant  de 
la  puissance  terrestre  de  l'Allemagne. 

Et  sans  doute,  dans  le  cas  qui  nous  occupe,  les  puristes  dn 
droit  des  Nations,  adversaires  de  ces  transferts  arbitraires  de 
souveraineté  dont  on  usait  si  librement  jusqu'ici  en  Europe,  — 
et  aussi  en  Amérique,  comme  il  serait  aisé  de  le  prouver,  —  à 
la  suite  de  chaque  guerre,  ne  durent  pas  manquer  d'observer 
qu'on  ne  pouvait  violer  sitôt  l'un  des  «  quatorze  articles  »  en 
disposant  des  populations  des  quelques  kilomètres  carrés  dont  il 
s'agit  sans  les  consulter  sur  un  changement  de  nationalité 
qu'elles  ne  réclamaient  pas,  —  ouvertement,  du  moins  (1).  Il 
n'est  assurément  pas  téméraire  d'admettre  que  tel  l'ut  l'un  des 
points  de  l'argumentation  de  M.  le  président  Wilson,  s'il  y  eut 

(1)  N'oublions  pas  qne,  dès  novembre  et  décembre  1018,  un  vif  mouvement 
séparatiste  s'était  produit  dans  le  Hanovre,  dont  l'a  t  partie  justement  le  Hourllan- 
ger  moor,  c'est-à-dire  la  bande  de  terrain  marécageux,  stérile  et  peu  habitée  qui 
longe  la  rive  gauebe  de  l'Ems. 


156 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


discussion  au  sein  du  Conseil  suprême.  Mais  cet  argument  se 
retournait,  dans  cette  affaire,  contre  la  Hollande.  Nous  avons 
vu  qu'il  existe  de  bien  fortes  présomptions  en  faveur  du  désir 
des  «  cédés  »  de  1839  d'être  rattachés  de  nouveau  à  la  Belgique. 

Pensa-t-on  que  la  réparation  d'une  injustice  qui  durait 
depuis  quatre-vingts  ans  n'était  plus  suffisamment  justifiée  et 
qu'il  y  avait  prescription  ?  Mais,  pour  la  restitution  de  la  Pos- 
nanie  à  la  Pologne,  n'était-on  pas  dans  le  même  cas?  A  la  vérité, 
le  Conseil  suprême,  quels  que  pussent  être  les  sentiments  intimes 
de  deux  de  ses  membres  à  l'égard  des  Polonais,  se  trouvait 
engagé  dans  la  voie  de  la  restauration  de  l'ancienne  république 
de  l'Aigle  blanc  par  les  déclarations  des  trois  empires  co-parta- 
geants  eux-mêmes;  et  d'ailleurs,  dès  le  1  novembre  1918,  les 
Posnaniens  s'étaient  soulevés  victorieusement. 

Quoi  qu'il  en  soit,  tout  en  écartant,  s'il  la  jugeait  incompa- 
tible avec  ses  principes  directeurs,  l'idée  de  la  compensation 
germano-hollandaise,  le  Conseil  suprême  pouvait  déclarer  qu'il 
n'en  était  pas  moins  attaché  aux  termes  des  conclusions  qu'il 
avait  adoptées  à  l'unanimité,  répétons-le,  le  8  mars  1919, 
conclusions  qui  tendaient  à  «  libérer  la  Belgique  de  la  limita- 
tion de  souveraineté  qui  lui  a  été  imposée  par  les  traités  de 
1839...  »  Cette  déclaration  eût  certainement  suffi  pour  incliner 
le  conseil  des  ministres  des  Affaires  étrangères  et  la  commission 
des  XIV  à  des  propositions  favorables  à  la  cause  belge. 

Je  faisais  allusion  tout  à  l'heure  à  l'état  d'esprit  de  certains 
milieux  politiques  et  religieux  chez  nos  Alliés  et  Associés,  état 
d'esprit  qui  ne  les  disposait  pas,  dès  l'année  dernière,  et  ne  les 
dispose  pas  davantage  en  ce  moment  en  faveur  de  la  Belgique, 
ni  d'ailleurs,  à  certains  égards,  en  faveur  de  la  France,  qu'ils 
aperçoivent  toujours  derrière  la  Belgique. 

Quelques-uns  de  mes  lecteurs  seront  peut-être  surpris  qu'à 
l'épithète  de  politique  j'aie  accolé  celle  de  religieux.  Si  délicate 
que  soit  la  question  qui  se  présente  ici,  on  me  pardonnera  de 
croire  qu'il  soit  possible  de  la  traiter  avec  la  plus  sincère 
objectivité. 

Or,  quand  on  observe  avec  quelque  attention,  quelque 
réflexion  aussi,  ce  qui  se  passe  depuis  dix-huit  mois,  il  est  diffi- 
cile de  se  soustraire  à  la  pensée  que  cette  paix  si  laborieusement 
édifiée  et  d'ailleurs  si  incertaine  encore,  dans  son  fond,  que  cette 
paix,  dis-je,  qualifiée  déjà  de  «  paix  anglo-saxonne,  »  mériterait 


LA    BELGIQUE,    L'ESC  VTJT    ET    LE    RHIN.  157 

a  beaucoup  d'égards  le  nom  de  paix  protestante.  Et,  de  ce  point 
de  vue,  on  découvre  les  raisons  de  bien  des  décisions  prises, 
soit  par  le  Conseil  suprême,  soit  par  les  organes  qui  dépendaient 
immédiatement  de  ce  groupe  très  resserré  de  hauts  personnages. 
Je  n'insiste  pas  davantage  sur  cette  suggestion  qui,  peut-être, 
choquerait  quelques  Français,  que  leurs  habitudes  d'esprit  in- 
clinent à  éviter  certains  sujets  réservés  d'ordinaire  h  l'intime 
conscience  individuelle,  alors  même  qu'ils  ne  se  sentent  pas 
fondamentalement  hostiles  à  la  confession  religieuse  qui  est 
celle  de  beaucoup  de  leurs  compatriotes,  en  tout  cas  de  l'énorme 
majorité  des  populations  belges.  Malheureusement,  —  malheu- 
reusement, parce  qu'il  résulte  pour  nous  de  cet  état  de  choses 
une  infériorité  réelle  dans  le  débat  de«nos  intérêts  politiques  (1), 
—  une  telle  «  mentalité,  »  faite  souvent  d'un  sentiment  de  pu- 
deur discrète,  louable  en  soi,  n'est  point  du  tout  celle  des  autres 
peuples,  ni  des  hommes  d'Etat  qui  les  dirigent,  ni,  en  particu- 
lier, des  hommes  d'Etat  appartenant  aux  diverses  confessions 
protestantes.  Bien  mieux,  il  est  aisé  de  reconnaître,  pour  peu 
que  l'on  puisse  pénétrer  dans  certains  cercles  qui  exercent  une 
grande  influence  «  à  côté,  »  qu'un  bon  nombre  d'importants 
business  men  ne  laissent  pas  d'être  sensibles  aux  sympathies  et 
antipathies  de  l'ordre  confessionnel. 

Quoi  qu'il  en  soit,  s'il  est  seulement  permis  de  croire  que 
les  préoccupations  dont  je  viens  de  parler  ne  furent  pas  étran- 
gères au  revirement  d'opinion  qui  est  à  la  base  du  différend 
officiel  hollando-belge,  il  paraît  certain  qu'une  des  raisons  invo- 
quées par  les  dirigeants  néerlandais  en  faveur  du  maintien  des 
stipulations  territoriales  du  traité  de  1839  fut  justement  em- 
pruntée à  la  statistique  religieuse  des  «provinces  cédées»  à  cette 
époque  parla  Belgique  et  où  l'on  compte  un  assez  grand  nombre 
de  protestants,  tandis  qu'il  n'en  existe  pour  ainsi  dire  pas  dans 
les  provinces  du  royaume  actuel. 

Il  est  à  peine  besoin  de  dire,  —  on  sait  combien  tous  ces  pro- 
blèmes sont  complexes, — que  les  arguments  de  l'ordre  spirituel 

(1)  A  lire,  sur  ce  sujet,  l'intéressante  étude  de  M.  René  Pinon  dans  la  Revue 
hebdomadaire  du  22  mai  1020  :  «  L'Avenir  économique  de  la  Pologne.  »  Commen- 
tant le  livre  de  M.  J.  Meynard  Reynes,  —  l'avocat  anglais  de  l'Allemagne,  — 
M.  R.  Pinon  cite  un  passage  de  cet  ouvrage  où  l'auteur  parle  des  relations  de  la 
Pologne  «  catholique  »  avec  la  France,  comme  il  le  ferait  de  celles  de  la  Belgique, 
catholique  aussi,  avec  cette  France  dont  la  politique  lui  inspire  les  plus  grandes 
méfiances. 


158 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


n'eussent  peut-être  pas  été  suffisants  pour  déterminer  des  négo- 
ciateurs aussi  <(  pratiques  »  que  ceux  de  nos  amis  d'Angleterre. 
Je  n'ai  pas  beaucoup  parlé  jusqu'ici  du  côté  purement  politique 
de  la  question, convaincu  que  le  lecteur  sait  fort  bien,  après  dix- 
huit  mois  de  discussions  sur  les  objectifs  divers  que  poursuivent 
les  Puissances  engagées  dans  le  conilit  de  1914  à  1918,  que  la 
Grande-Bretagne,  brusquement  ressaisie  de  craintes  analogues  à 
celles  qu'elle  éprouvait,  il  y  a  à  peine  un  siècle,  ne  pouvait  se 
montrer  favorable  à  l'idée  de  desserrer  les  entraves  qu'elle 
avait  elle-même  imposées  à  l'État  belge,  cet  État  restant  toujours 
suspect  de  complaisance,  spontanée  ou  non,  pour  la  France. 

N'en  disons  pas  davantage.  Il  est  des  sujets  sur  lesquels  il 
vaut  mieux  ne  pas  s'appesantir. 

Mais  il  y  a  autre  chose;  et  là  nous  changeons  de  point  de 
vue,  nous  envisageons  des  intérêts  économiques  immédiats, 
pressants  :  il  y  a  la  question  du  pétrole,  dont  j'ai  déjà  signalé  ici 
l'importance  capitale  pour  l'Angleterre  elle-même,  —  la  grande 
puissance  charbonnière!  —  Etl'opinion  belge  aperçoit  nettement 
dans  la  partialité  de  nos  Alliés  d'outre-Manche  en  faveur  de  la 
Hollande  l'intérêt  qu'ils  attachent  à  se  ménager  la  bienveillance 
de  la  Nation  qui  détient  les  inépuisables  sources  de  combustible 
liquide  de  la  Malaisie  et  gui,  au  demeurant,  a  des  concessions  de 
régions  pêtrolifères  en  Mésopotamie,  antérieures  à  la  dernière 
guerre (1).  Et  il  faut  avouer  que  les  événements  qui  se  passent 
en  ce  moment  même  au  Sud  du  Caucase  et  au  Nord  de  la  Perse 
sont  bien  faits  pour  convaincre  les  dirigeants  de  l'Empire  brilan- 
nique  de  l'impérieuse  nécessité  de  se  concilier  les  bonnes 
grâces  du  très  puissant  trust  hollandais  dont  les  entreprises 
s'étendent  jusqu'au  Mexique  et  à  l'Amérique  du  Sud,  en  passant 
par  la  Roumanie  et  bientôt  sans  doute  par  l'Ukraine  et  la  GalieiV. 


(\)  A.  la  fln  de  mai,  un  grand  journal  de  Gand  s'exprimait  ainsi  :  «  Au  dire  des 
princes  de  la  limace  anglaise  et  des  dirigeants  de  l'Empire  britannique  l'existence 
de  cet  empire  dépend  de  ses  app  ovisionnements  d'huile,  indispensables  aux 
nnvires,  aux  automobiles,  aux  aviuns.  Or,  la  Grande-hrelagne  ne  dispose  par  elle- 
même  que  de  2  pour  lût)  de  la  production  mondiale.  11  est  vrai  que  la  Mésopotamie 
est  très  riche  en  sources  de  pétrole:  mais  ces  sources  ne  sercn'  ttiis&i  en  pleine 
valeur  7  "?  clans  cinq  ou  dix  ans.  D'ici  là,  l'Empire  risque  de  soulfrir  d'une  disette 
d'huile  combustible, s'il  ne  se  concilie  pas  les  dispensateurs  de  ce  précieux  produit, 
SO.t  la  «  Stand  trd  Oil  compauy»  am  'rit-aine,  soit  la  «  ({oyat  tiulvh  »  hollandais".  » 

Mais  il  convient  d'ajouter,  —  et  ceci  vient  à  l'appui  de  ce  que  je  disais  plus  haut, 
—  que  la»  Staulirl  0\.\  «  teal  de  plus  en  plus  à  ne  servit  que  ses  clients  pure- 
ment américains,  dont  les  besoins  grandissent  tous  les  jours. 


La  belcique,  l'escaut  et  le  riiin.  159 

III 

Mais  il  est  temps  d'examiner  où  se  trouve,  dans  le  litige 
hollando-belge,  fintérêt  français,  que  nous  n'avons  pas  plus  le 
droit  d'oublier  que  celui  de  la  pure  justice.. 

Voyons  d'abord  noire  intérêt  militaire. 

Que  nous  le  découvrions,  cet  intérêt,  et  très  évident,  dans  la 
rétrocession  de  la  poche  du  Limbourg  et  de  la  place  de  Maëslricht 
à  la  Belgique,  c'est  ce  dont  on  ne  peut  douter  quand  on  jette  les 
yeux  sur  une  carte  et  aussi  qu'on  se  souvient  de  ce  qui  s'est 
passé  au  début  et  au  cours  de  la  dernière  guerre. 

On  sait  que  le  large  mouvement  enveloppant  de  la  droite  des 
masses  allemandes  débuta,  le  4  août,  par  la  tentative  de  fran- 
chissement de  la  Meuse  au  pont  de  Visé,  qui  n'est  qu'à  trois 
kilomètres  du  fond  de  la  «  poche  »  limbourgeoise.  Il  ne  semble 
pas  que  l'assaillant  ait  emprunté,  celte  fois,  les  routes  du 
territoire  néerlandais.  En  tout  cas,  et  de  son  propre  aveu  — 
tout  récemment  exprimé  dans  des  publications  militaires  car 
en  Allrmague  on  parle  couramment  de  la  prochaine  guerre  de 
revanche,  —  l'ampleur  du  mouvement  qui  nous  occupe  se 
trouva  réduite  par  la  «  couverture  »  que  fournissait  au  Lim- 
bourg belge  cette  région  neutre  du  Limbourg  hollandais.  Il  est 
aisé  de  se  rendre  compte,  par  l'examen  des  voies  ferrées  et  des 
routes  qui  viennent  de  la  région  rhénane  comprise  entre  Cologne 
et  Dusseldorf-Crefeld,  que  les  Allemands  eussent  apparu  beaucoup 
plus  tôt  devant  Bruxelles  et  qu'ils  auraient  été  bien  moins  gênés 
par  la  résistance  de  Liège,  qui  n'est  qu'à  16  kilomètres  du  fond 
de  la  poche,  s'ils  avaient  pu  franchir  la  Meuse  sur  toute  la 
partie  de  son  cours  comprise  entre  Maastricht  et  Roër monde, 
c'est-à-dire  précisément  en  usant  des  voies  d'accès  du  territoire 
qui  fait  l'objet  du  litige  actuel.  Aussi  n'hésitent-ils  pas  à  déclarer 
que  la  prochaine  fois,  il  ne  se  mettront  pas  plus  en  peine  de 
respecter  la  neutralité  hollandaise, , au  prime  début  des  opéra- 
tions, qu'ils  ne  l'ont  fait,  en  1914,  de  la  neutralité  belge.  Et  cela 
d'autant  mieux  que  la  première  n'est  pas  garantie  par  les  Puis- 
sances, —  Russie  comprise,  —  comme  l'était  la  seconde. 

«  Simple  fanfaronnade,  dira-l-on  peut-être;  et  d'ailleurs  les 
Hollandais  ne  se  laisseraient  pas  faire  plus  que  les  Belges...  » 

Fanfarons,  certes,  les  Allemands  le  soûl;  mais  c'est  qu'ils  ne 


1G0 


REVUE    DES    DEUX    MONDES» 


peuvent  se  tenir  d'annoncer  à  l'avance,  ne  fût-ce  que  pour  étaler 
leur  science  stratégique  et  la  profondeur  de  leurs  desseins,  le 
«  schéma  »  des  grandes  opérations  auxquelles  ils  se  sont  réelle- 
ment résolus.  Nous  étions,  en  1914,  avisés  de  leurs  projets  par 
leurs  propres  indiscrétions,  autant  que  par  des  préparatifs  qu'il 
est  toujours  difficile  de  dissimuler  aux  regards  pénétrants  d'ob- 
servateurs dévoués.  Nous  étions  avisés;  mais  nous  doutions.  Nous 
n'admettions  pas,  surtout,  ce  dédoublement  des  corps  actifs  de 
chacune  des  armées  ennemies  mises  en  ligne,  qui  devait  changer 
à  notre  détriment  la  balance  des  forces. 

Ne  faisons  donc  pas  lî  d'indications  qui,  d'ailleurs,  répondent 
à  des  conceptions  générales  tout  a  fait  justes.  Les  Allemands 
avaient,  en  août  1914,  aussitôt  connue  la  détermination  anglaise, 
le  plus  grand  intérêt  à  étendre  rapidement  leur  droite  jusqu'au 
Pas-de-Calais.  Ils  le  sentaient  bien  et  n'en  furent  empêchés  que 
par  le  retard  causé  par  les  particularités  de  l'ordre  géogra- 
phique que  je  signalais  tout  a  l'heure  et  aussi  par  la  généreuse 
résistance  des  Belges,  de  ceux  de  Liège,  d'abord  et  surtout,  mais 
aussi  de  ceux  qui  tenaient  les  lignes  de  la  Geete  et  de  la  Dyle, 
l'année  de  campagne.  Les  Hollandais,  dans  le  cas  que  nous 
étudions,  en  feraient-ils  de  même?  Défendraient-ils  leur  Lim- 
bourg  et  barreraient-ils  les  chemins  de  la  Meuse  à  l'envahisseur? 

Non.  Et  tout  simplement  parce  qu'Us  ne  le  pourraient  pas. 

Répétons  encore,  car  c'est  décisif,  que  le  système  militaire  de 
la  Néerlande  est  depuis  longtemps  fondé  sur  la  défense  exclusive 
d'un  noyau  central  comprenant  les  deux  provinces  de  Hollande  et 
d'Utrecht,  ainsi  qu'une  .partie  de  la  Gueldre.  C'est  Utrecht  qui 
est  le  réduit  de  la  triple  enceinte  fournie  par  les  lignes  d'eau 
et  inondations  de  l'Yssel,  de  l'Eem  et  du  Wecht.  Or,  de  ce  grand 
camp  retranché  à  Maëstricht,  il  y  a  120  kilomètres!  Quant  à  la 
«  forteresse»  de  Maëstricht  elle-même,  il  est  superflu  d'en  parler. 
Sa  résistance  durerait  moins  que  celle  de  Namur.  Or,  elle  com- 
mande le  meilleur  passage  de  la  Meuse... 

Voilà  donc  pour  le  Limbourg,  véritable  brèche  ouverte  au 
Nord-Est  de  la  Belgique  et,  donc,  au  Nord  du  dispositif  général 
de  la  défense  française ,  dont  la  défense  belge  n'est  que  l'avancée. 

Un  mot,  maintenant,  de  l'Escaut,  d'Anvers  et  de  la  défense 
maritime  de  la  Belgique. 

Anvers,  l'admirable  port  et  la  capitale  économique  du 
royaume  est,  comme  Hambourg,  comme  Rouen,  comme  Bor- 


LA    BELGIQUE,    L'ESCAUT    ET    T.F.    RHtN.  101 

deaux,  fort  enfoncé  dans  les  terres.  Il  y  a  au  moins  une  centaine 
de  kilomètres,  —  60  mille  marins,  environ,  — entre  ses  quais  et 
le  débouché  des  passes  de  l'Escaut  dans  la  mer  du  Nord.  Eh  bien! 
sur  ces  100  kilomètres,  NO  appartiennent  à  la  Hollande. 

Supposons  que  les  traités  de  1815  aient  donné  à  l'Espagne  le 
littoral  landais  jusqu'à  la  Gironde,  et  au  delà,  de  manière  à 
faire  de  l'estuaire  garonnais  l'exclusive  propriété  de  nos  voisins 
du  Sud-Ouest,  et  nous  n'aurons  encore  qu'une  imparfaite  idée  de 
l'extraordinaire  situation  faite  à  la  Belgique  par  le  traité  de  1839, 
car  enfin,  si  important  que  Bordeaux  soit  pour  nous,  Anvers 
l'emporte  en  ce  qui  touche  les  intérêts  de  nos  amis. 

Gomment  l'Angleterre  put-elle  imposer, ei  comment  la  France, 
—  qui  venait  délibérer  du  joug  hollandais  la  forteresse  même 
d'Anvers,  —  put-elle  accepter  une  solution  aussi  partiale  et  inique 
d'une  question  infiniment  simple  :  «  A-t-on  le  droit  d'obliger  la 
Belgique  de  respirer  par  une  bouche  étrangère?  » 

Pour  expliquer  celle  inexplicable  absurdité  politique  et  éco- 
nomique, il  faudrait  une  longue  ('Inde  des  passions,  il  >  préjugés 
et  aussi,  en  ce  qui  nous  concerne,  des  étranges  faiblesses  des 
hommes  d'Étal  de  cette  époque  un  peu  lointaine.  N'essayons  pas 
de  l'entreprendre.  Nous  aurions  assez  à  faire  déjà,  —  je  n'ai  pu 
qu'effleurer  ce  sujet  qui  m'eût  aisément  entraîné  hors  du  cadre 
de  cet  article,  —  d'expliquer  comment  les  «  redresseurs  de 
torts  »  de  1919  ont  pu  laisser  subsister  en  juin  après  les  avoir 
nettement  reconnus  en  mars,  ceux  dont  souffre  un  peuple  qui 
s'esi  sacrifié,  en  1914,  pour  le  droit  et  la  liberté,  qui  a  été  jus- 
qu'au bout  leur  vaillant  et  fidèle  allié  et  qui  comptait  sur  leur 
justice,  sinon  sur  leur  reconnaissance. 

L'affaire  de  la  passe  de  Wielingen  est  venue,  tout  récem- 
ment, à  la  fois  compliquer  le  conflit  hollando-belge  et  l'expli- 
quer, en  ce  sens  que  s'y  montre  bien  à  plein  la  «  mentalité  » 
des  dirigeants  hollandais  et  de  ceux  sur  l'appui  de  qui,  visible- 
ment, ils  comptent  pour  maintenir,  pour  aggraver»  même  sur 
un  point,  les  stipulations  de  1839. 

La  passe  dont  il  s'agit,  et  qui  est  la  meilleure  des  voies 
d'accès  de  l'Escaut  à  la  pleine  mer,  longe  la  côte  flamande  pen- 
dant irie  dizaine  de  milles,  après  avoir  dépassé  le  méridien  de 
l'embouchure  du  ruisseau  de  Zwind,  limite  des  deux  pays  dans  la 
Flandre  «  zélandaise.  »  Les  eaux  du  Wielingen  sont  donc  pure- 
ment et  indiscutablement  belges,  à  partir  de  cette  borne-frontière.. 

TOME    LVIII.   —    192Û.  11 


462 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Indiscutablement...  Tel  n'est  pas  l'avis  du  cabinet  de  la  Haye 
et  voici  son  argumentation,  certes,  bien  inattendue  :  «  Les  Pays- 
Bas  possédaient  cette  passe  antérieurement  à  1795  (ceci  est  déjà 
contestable,  en  soi)  et  les  Puissances  ayant  voulu,  par  les  traités 
de  1839,  détruire  l'œuvre  de  la  Révolution  française  et  rétablir 
la  situation  antérieure  à  1795,  la  passe  de  Wielingcn  doit  être 
considérée  comme  faisant  de  nouveau  partie  des  eaux  territo- 
riales néerlandaises.  » 

Une  telle  thèse  ne  soutient  pas  l'examen.  Les  traités  de  1839 
ne  portent  pas  un  mot  qui  puisse  justifier  cette  prétendue  sou- 
veraineté de  la  Hollande  sur  le  Wielingen  :  «  Au  contraire,  dit 
un  publiciste  français  bien  informé,  M.  Georges  Détry,  la  Hol- 
lande a  reconnu,  à  plusieurs  reprises,  au  cours  du  siècle  dernier, 
qu'elle  ne  réclamait  d'aucune  manière  l'exercice  de  ce  droit  de 
souveraineté...  »  Mais,  bien  mieux,  «  le  15  mai  1917,  une  barque 
belg  ;  ayant  été  capturée  dans  le  Wielingen  par  un  chalutier 
allemand  sans  qu'un  garde-côtes  hollandais  qui  se  trouvait  à  pro- 
ximité eût  cru  devoir  intervenir,  le  gouvernement  de  la  Haye 
justifia  son  abstention  par  l'argument  péremploire  que  la  saisie 
avait  eu  lieu  dans  les  eaux  belges.  » 

Eaux  belges,  eaux  hollandaises,  la  distinction  n'est  pas  tou- 
jours facile,  et  les  marins  savent  tous,  par  expérience,  quels 
litiges  peuvent  provoquer  de  telles  affaires.  Mais  c'est  une  raison 
de  plus  pour  fixer  d'une  manière  conforme  au  bon  sens  la 
question  de  principe  dont  découle  tout  le  reste  :  c'est  le  thalweg 
de  l'Escaut  qui  doit  être,  une  fois  pour  toutes,  adopté  comme 
frontière  des  deux  royaumes.  Entoutcas,  le  méridien  du  «  retran- 
chement »  du  Zwind  doit  marquer,  —  deux  balises  bien  visibles 
formant  alignement  pour  le  navigateur, — la  séparation,  en  ce 
qui  touche  le  Wielingen,  des  eaux  hollandaises  et  des  eaux  belges. 

Et  là  encore,  L'intérêt  français  se  confond  avec  l'intérêt  de 
nos  Alliés.  L'expérience  de  la  dernière  guerre  montre  qu'en 
l'état  présent  des  choses.  Anvers  étant  fermé  par  les  Hollandais, 
le  ravitaillement  immédiat  de  la  Belgique  ne  pourrait  se  faire 
que  par  Ostende  et  Zéebrugge  et  principalement  par  ce  der- 
nier port,  parfaitement  outillé  ad  hoc,  ainsi  que  l'avait  voulu 
le  roi  Léopold.  S'il  n'est  possible  d'accéder  à  Zéebrugge  que  par 
les  eaux  mal  délimitées  du  Wielingen  et  «  si  la  souveraineté 
hollandaise  devait  prévaloir  sur  cette  passe,  le  seul  débouché 
facile  que  la  Belgique  possède  sur  la  pleine  mer  se  trouverait 


LA    BELGIQUE,    L'ESCAUT    ET    LE    RHIN.  163 

fermé.  La  Hollande  aurait  ainsi  réussi...  à  embouteiller  le  grand 
port  belge  du  littoral  de  la  mer  du  Nord,  comme  elle  a  déjà 
embouteillé  Anvers.  »  (1) 

Tout  aussi  directement,  en  raison  de  la  récupération  de 
l'Alsace,  la  France  se  trouve  intéressée  à  l'adoption  des  propo- 
sitions belges  au  sujet  du  tracé  du  canal  du  Rhin  à  l'Escaut. 

C'est  encore  là  une  question  fort  embrouillée  par  la  com- 
plexité des  intérêts  en  jeu.  Car  il  ne  suffit  pas  de  satisfaire  la 
Hollande,  il  faut  satisfaire  Rotterdam,  rival  d'Anvers  (2),  favori 
des  Anglais  et  surtout  des  Allemands;  il  ne  suffit  pas  de  satis- 
faire la  Belgique  et  Anvers,  il  faut  satisfaire  aussi  l'industrieuse 
Liège,  qui  prétend  justement  avoir  le  plus  commode  accès  à  la 
mer  ;  et  il  faut  encore  favoriser  les  régions  rhénanes  où  des 
industries  anciennes  veulent  vivre,  où  de  nouveaux  bassins 
miniers  veulent  venir  au  jour,  comme  ceux,  d'ailleurs,  du 
Limbourg  même  et  de  la  Campine  belge,  qui  donnent  de  grandes 
espérances;  et  enfin,  pour  ce  qui  nous  touche,  nous,  il  faut 
assurer  dans  les  meilleures  conditions  de  sécurité  autant  que 
dans  les  conditions  les  plus  avantageuses  de  durée  de  trajet  et 
de  prix  de  revient  de  la  tonne  transportée,  le  très  grand  trafic 
fluvial  de  nos  provinces  reconquises. 

Or  il  est  clair,  sans  qu'il  soit  nécessaire  d'entrer  dans  le 
détail  d'études  techniques,  qu'il  est  de  l'intérêt  de  la  Belgique, 
—  et  de  la  France,  —  que  le  tracé  de  la  section  du  canal  comprise 
entre  le  Rhin  et  la  Meuse  soit  le  plus  Sud  possible;  que  si  cette 
précieuse  voie  d'eau  doit  traverser  la  poche  du  Limbourg  dit 
hollandais,  d'effectives  garanties  de  contrôle  soient  données  à 
nos  Alliés,  qui  ont  les  meilleures  raisons  du  monde  de  mettre 
en  doute  la  bonne  volonté  de  leurs  voisins;  et  encore,  que  si  lu 
traversée  en  question  doit  faire  aboutir  le  canal  en  aval  de 
Maëstricht,  la  Meuse  elle-même  soit  canalisée  dans  son  passage, 
nu  travers  de  l'enclave  de  la  place   forte  hollandaise,    de   telle 

(1)  G.  Detry,  Temps  du  27  mai. 

(2j  Rivalité  ancienne,  qui  remonte  au  moins  au  xv*  et  au  xvr  siècle.  Dès  la 
tin  île  celui-ci,  le  gouvernement  des  Pays-Bas  autrichiens,  —  amputes  des  sept 
provinces  hollandaises,  —  voulait  creuser  un  canal  Escaut-Rhin,  que  l'on  entre- 
prit, en  elFet,  en  1626,  mais  que  les  Hollandais  ruinèrent  par  la  force  des  armes, 
pour  qu'Anvers  ne  nuisit  pas  à  Rotterdam.  Le  traité  de  Westphalie,  —  encore  un 
traité  «  protestant,  »  mais  dont  la  France  d'alors  tirait  avantage  contre  la  maison 
d'Autriche  —  leur  donna  raison  et  même  leur  attribua  momentanément  les 
deux  rives  de  l'Escaut  en  aval  d'Anvers,  tout  comme  le  traité  de  1839.  Éternel  jeu 
de  balance  des  intérêts  et  des  événements!... 


164 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


sorte  que  la  descente  des  chalands  de  Liège  (et  leur  accès  au 
canal  Rhin-Escaut,  c'est-à-dire  à  Anvers)  ne  soit  pas  entravée 
comme  elle  l'est  aujourd'hui. 

Malheureusement,  les  négociateurs  du  traité  de  Versailles, 
alors  qu'ils  pouvaient  se  contenter  d'énoncer  la  nécessité  du 
canal  qui  nous  occupe  et  d'en  décider  le  creusement,  ont  cru 
devoir  en  fixer  l'origine  au  port  rhénan  de  Ruhrort-Duisbourg, 
ce  qui  favorise  singulièrement  la  Hollande  et  Rotterdam,  au 
détriment  de  la  Belgique  et  d'Anvers.  En  effet,  outre  que,  se 
greffant  sur  le  Rhin  si  loin  au  Nord,  le  canal  s'allonge  fâcheuse- 
ment, il  coupe  presque  inévitablement  la  Meuse  à  Venloo,  très 
en  aval  de  Maëstricht,  de  la  poche  du  Limbourg,  des  régions 
carbonifères  de  cette  province  et  de  la  Campine  belge;  mais,  de 
plus,  arrivés  à  Venloo,  les  chalands  rhénans,  —  ceux  de  Stras- 
bourg compris,  —  trouveraient  avantage  à  passer  du  canal  dans 
la  Meuse  et  à  descendra  celle-ci  jusqu'à  Rotterdam. 

Est-ce  là  un  résultat  que  nos  conférenls  français  aient  pu 
rechercher?  Nous  ne  saurions  le  penser.  Sans  méconnaître, 
d'une  part,  le  droit  qu'ont  les  Hollandais  dé  défendre  leurs 
intérêts  dans  cette  âpre  discussion,  de  l'autre,  le  charitable 
dévouement  qu'ont  montré  leurs  institutions  philanthropiques 
à  nombre  de  Français  et  de  Belges,  victimes  de  la  guerre,  il  ne 
nous  est  pas  possible,  —  il  faut  le  répéter,  quoi  qu'il  en  coûte, 
—  d'oublier  de  quelle  façon  le  cabinet  de  La  Haye  a  compris 
les  devoirs  de  la  neutralité  et  de  mettre  en  balance,  dans  les 
résolutions  que  doit  nous  inspirer  l'intérêt  français,  la  recon- 
naissance de  la  charité  hollandaise  et  celle  des  essentiels  services 
que  l'admirable  Belgique  a  rendus,  non  pas  à  nous,  seulement, 
mais  au  inonde  entier. 

Les  constatations  que  j'ai  faites  au  cours  de  cette  trop  brève 
étude,  et  aussi  sans  doute  ces  dernières  réflexions,  justifieront, 
j'espère,  aux  yeux  du  lecteur,  ma  conclusion  qu'il  convient  de 
profiter  de  l'occasion  qui  se  présente  en  ce  moment  pour  la 
France,  insuffisamment  avertie  l'an  dernier,  de  revenir  sur  les 
erreurs  qu'elle  a  laissé  commettre  à  l'égard  de  la  Belgique  au 
sein  de  la  Conférence  de  la  paix,  et  d'appuyer  désormais  avec 
toute  son  énergie  les  justes  revendications  où  se  confondent  les 
intérêts  des  deux  nations  sœurs. 

Contre-Amiral  Degouy. 


LA    JUSTE   PAIX 


LA  CAPACITÉ  DE  PAIEMENT  DE  L'ALLEMAGNE 


I.  —  LA  FORTUNE  ALLEMANDE  AVANT  LA  GUERRE 

Los  Allemands  remplissent  le  monde  de  leurs  doléances  au 
sujet  du  traité  de  Versailles,  qui,  prétendent-ils,  leur  impose 
une  tâche  au-dessus  de  leurs  forces.  Si  nous  nous  reportons  cepen- 
dant à  quelques  années  en  arrière,  et  si  nous  évoquons  le  sou- 
venir des  années  antérieures  à  la  guerre,  nous  nous  trouverons 
en  face  d'une  attitude  bien  différente,  et  d'une  tout  autre  éva- 
luation de  leur  puissance  financière.  A  cette  époque,  les  hommes 
d'Etat,  les  banquiers,  les  économistes  d'outre-Rhin  célébraient  a 
ï'envi  la  fortune  de  leur  pays,  en  soulignaient  avec  orgueil  le 
développement  merveilleux  ;  ils  montraient  les  usines  rhénanes 
et  silésiennes  disputant  les  marchés  du  inonde  à  l'Angleterre  et 
ne  cédant  la  première  place  qu'aux  Etats-Unis;  les  banques  ber- 
linoises marchant  de  succès  en  succès,  absorbant  à  l'intérieur  les 
vieilles  sociétés  provinciales,  mettant  leurs  gigantesques  moyens 
d'action  au  service  de  l'industrie  et  du  commerce,  rayonnant  au 
dehors  dans  les  deux  Mondes,  fondant  des  succursales  ou  des 
filiales  sur  les  principaux  points  du  globe  ;  les  grandes  compa- 
gnies de  navigation  de  Hambourg  et  de  Brème  luttant  contre  les 
armateurs  britanniques,  organisant  des  lignes  sur  toutes  les 
mers  du  globe,  venant  chercher  le  trafic  des  voyageurs  et  des 
marchandises  jusque  dans  les  ports  français  et  anglais. 

fl)  Voyez  la  Rpvue  des  15  mai.  I"  et  15  juin. 


166 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Les  statisticiens  se  plaisaient  à  supputer  les  centaines  de  mil- 
liards auxquels  s'élevait  la  fortune  germanique.  La  Banque 
impériale  publiait,  à  l'occasion  du  vingt-cinquième  anniversaire 
de  sa  fondation,  en  1900,  un  volume  dans  lequel  elle  étalait 
complaisamment  les  chiffres  qui  attestaient  ses  progrès,  les  ser- 
vices rendus  par  elle  au  pays,  notamment  dans  l'accomplissement 
de  la  réforme  monétaire,  l'organisation  des  virements  sur  toute 
la  surface  du  territoire,  la  régularisation  du  taux  de  l'escompte. 
Les  changes  avec  l'étranger,  en  particulier  avec  la  France,  l'Angle- 
terre, l'Amérique  du  Nord,  se  tenaient  aux  environs  du  pair;  l'or 
circulait  en  Allemagne;  les  Prussiens  et  autres  ressortissants 
de  l'Empire  voyageaient  beaucoup,  remplissant  de  leur  fasle 
quelque  peu  tapageur  les  villes  d'eaux  et  stations  de  plaisance. 

Dans  une  étude  publiée  en  1913,  sous  le  titre  significatif  :  le 
Bien-être  dn  peuple  allemand  {Deutschlands  Volks  \Volilstand),\Q 
docteur  Karl  Helfferich,  ancien  directeur  de  la  Deutsche  Bank,  qui 
fut,  au  début  de  la  guerre,  ministre  de  l'Intérieur,  puis  ministre 
des  Finances  en  1917,  et  vice-chancelier  de  l'Empire,  célébrait  en 
termes  dithyrambiques  la  puissance  économique   de  son  pays. 

Etudiant  les  éléments  de  cette  prospérité,  l'auteur  rappe- 
lait tout  d'abord  celui  qui  est  à  la  base  de  tous  les  autres,  la 
population.  L'excédent  des  naissances  sur  les  décès  en  Alle- 
magne était,  en  1913,  de  13  pour  mille;  la  population,  qui  en 
1870  ne  dépassait  guère  celle  de  la  France,  s'était  augmentée  des 
doux  tiers  et  dépassait,  à  la  veille  de  la  guerre,  66  millions 
d'habitants.  Le  progrès  industriel  avait  été  d'une  intensité 
extraordinaire  :  de  1882  à  1907,  la  puissance  des  machines  en 
chevaux-vapeur  avait  quadruplé,  passant  de  2  à  près  de  8  mil- 
lions. Mais  là  n'est  pas  la  seule  source  d'énergie  qu'emploient  les 
usines  modernes.  Les  entreprises  d'électricité  et  de  transport  de  la 
force  à  longue  distance  se  sont  multipliées  en  Allemagne,  ainsi 
que  les  moteurs  à  gaz,  les  moteurs  à  pétrole  pour  automobiles  et 
aéroplanes.  La  construction  des  machines  y  était  florissante. 
M.  Helfferich  énumérait  avec  complaisance  toutes  celles  qui 
sortaient  des  fabriques  indigènes  :  machines  pour  l'industrie 
minière,  pour  la  métallurgie,  pour  les  textiles,  le  papier,  pour 
l'agriculture  et  les  industries  agricoles,  telles  que  distilleries, 
brasseries,  sucreries.  Il  montrait  la  part  prise  par  son  pays  dans  la 
théorie  et  l'emploi  des  engrais  ;  il  rappelait  la  richesse  que  cous- 
tituentses  gisements  de  potasse,  dont  1 1  millions  de  tonnes  extraites 


LA    JUSTE    PAIX.  167 

en  1912  représentaient  une  Valeur  de  230  millions  de  francs. 
L'Allemagne,  avec  ses  écoles  professionnelles,  sa  main-d'œuvre 
disciplinée,  donnait  l'impression  d'une  force  productive  consi- 
dérable. Elle  comptait,  eh  1907,  près  do  3  millions  et  demi 
d'exploitations  industrielles,  dont  3  millions  employant  de  1   à 

5  personnes,  267  000  de  moyenne  importance  (de  G  à  50  personnes) 
et  32  000  employant  51  ouvriers  ou  davantage.  Parmi  ces  der- 
nières, 500  avaient  un  personnel  de  plus  d'un  millier  d'hommes»; 
et  en  groupaient  dans  leur  ensemble  près  d'un  million.  Ce  déve-i 
loppement  des  grandes  exploitations  s'appuyait  sur  celui  du 
capital  disponible,  qui  favorisait  ea  même  temps  la  constitution 
de  sociétés  de  plus  en  plus  nombreuses.  En  1880,  il  n'existait  en 
Allemagne  que  2143   sociétés   par   actions  ayant  un  capital  de 

6  milliards  de  francs.  En  1912,  on  en  comptait  4  712  avec  un 
capital  de  19  milliards.  Les  dépôts  dans  les  banques  dépassaient, 
à  la  même  époque,  12  milliards,  dans  les  associations  indus- 
trielles, 4  milliards;  dans  les  caisses  d'épargne,  22  milliards  :  en 
an  quart  de  siècle,  l'ensemble  de  ces  dépôts  avait  quintuplé. 

Au  point  de  vue  agricole,  la  production  avait  fait  de  grands 
progrès  :  de  13  quintaux  de  blé  a  l'hectare  en  1885,  elle  s'était 
élevée  à  20  en  1912.  Pour  le  seigle,  alors  que  les  emblavures  ne 
s'étaient  accrues  que  de  6  pour  100,  la  récolte  avait  progressé  de 
88  pour  100.  En  chiffres  absolus,  l'Allemagne  venait  en  tête  de 
toutes  les  nations  pour  la  production .  des  pommes  de  terre 
(50  millions  de  tonnes)  et  au  troisième  rang  pour»celle  des 
céréales  (15  millions  de  tonnes).  Sa  production  de  betteraves 
a  atteint  15  millions  de  tonnes,  fournissant  2  millions  et  demi  de 
tonnes  de  sucre.  Le  nombre  des  animaux,  sauf  celui  des  mou- 
tons, s'était  considérablement  accru.  Le  bétail  et  les  chevaux 
avaient  augmenté  d'un  tiers,  le  troupeau  porcin  avait  beaucoup 
plus  que  doublé.  De  1887  à  1911,  l'extraction  charbonnière, 
houille  et  lignite,  avait  triplé,  passant  de  76  à  234  millions  de 
tonnes;  l'Allemagne  venait,  sous  ce  rapport,  au  troisième  rang 
dans  le  monde,  après  les  Etats-Unis  qui,  en  1911,  produisaient 
450  millions  et  après  la  Grande-Bretagne,  qui  en  donnait  276  mil- 
lions. Le  nombre  des  hauts-fourneaux  allemands  avait  passé  de 
212  à  313;  il  en  sortait  16  millions  de  tonnes  de  fonte,  le  quart 
de  la  production  mondiale,  .moins  qu'aux  États-Unis,  mais 
50  pour  cent  de  plus  qu'en  Angleterre.  Pour  l'acier,  la  situation 
était  encore  plus  brillante  :  l'Allemagne  atteignait  à  la  moitié 


168 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


de  la  production  américaine  et  dépassait  de  beaucoup  plus  du 
double  celle  du  Royaume-Uni,  44  millions  de  tonnes  contre  6  000. 

M.  Helfferich  énumérait  avec  orgueil  les  millions  d'ouvriers 
employés  dans  les  diverses  branches  de  l'industrie  et  montrait 
avec  quelle  rapidité,  au  cours  du  dernier  quart  de  siècle,  cette 
main-d'œuvre  s'était  multipliée.  Au  premier  rang,  il  signalait  les 
industries  de  la  construction,  occupant  plus  d'un  million  et  demi 
d'hommes  et  travaillant  sans  relâche  à  édifier  usines  et  bâtiments 
d'habitation.  Il  montrait  le  progrès  des  communications  postales, 
télégraphiques,  téléphoniques,  qui  avait  doublé,  triplé,  qua- 
druplé, des  chemins  de  fer,  dont  le  réseau  avait  passé  de  42  000  à 
62  000  kilomètres,  de  la  flotte  marchande  dont  l'importance  avait 
triplé  et  dépassait  4  millions  de  tonnes.  Le  commerce  extérieur 
était,  en  1912,  de  25  milliards  de  francs,  dont  14  à  l'importation 
et  11  à  l'exportation. 

A  ce  tableau  aux  couleurs  riantes,  succédait  une  étude  sur  le 
revenu  du  peuple  allemand,  estimé  à  57  milliards  de  francs.  Ce 
facteur  était  examiné  avec  un  soin  particulier  dans  le  principal 
des  Etats  allemands,  celui  chez  lequel  l'organisation  financière 
était  le  plus  perfectionnée.  En  Prusse,  le  nombre  des  habitants 
ayant  un  revenu  inférieure  1 125  francs,  limite  à  partir  do  laquelle 
l'impôt  est  appliqué,  était  de  16  millions,  leurs  familles  com- 
prises ;  tandis  que  celui  des  contribuables  assujettis  dépassait 
7  millions  et  demi  ;sion  y  ajoute  les  membres  de  leurs  familles, 
on  trouve  qu'ils  étaient  24  millions  contre  16  de  la  première 
catégorie.  M.  Heltï'erich  faisait  remarquer  que,  dans  la  tranche 
des  revenus  de  1125  à  7  500  francs,  le  nombre  des  contri- 
buables s'était  accru  de  150  pour  100,  que  dans  celle  de  7  501  à 
125000  francs,  il  avait  doublé;  que,  dans  la  catégorie  supé- 
rieure à  ce  dernier  chiffre,  il  avait  crû  de  50  pour  100. 
Parallèlement,  les  salaires  avaient  doublé. 

Passant  au  capital,  l'auteur  essayait  de  déterminer  celui  du 
peuple  allemand.  L'assiette  de  l'impôt  complémentaire  prussien, 
qui  frappe  précisément  le  capital,  permet  d'énoncer  une  esti- 
mation pour  ce  royaume  ;  en  1911,  on  l'évaluait  à  200  milliards 
de  francs,  ce  qui  correspondrait  pour  l'Empire  à  325  milliards. 
Mais  de  nombreuses  additions  devaient  être  faites  à  ce  chiffre  et 
le  rapprochaient  de  celui  d'un  écrivain  allemand,  dont  nous 
résumerons  le  travail  un  peu  plus  loin,  cl  qui  arrivait  à  un 
total  bien  supérieur.     x 


LA    JUSTE    PAIX.  469 

Un  autre  signe  de  prospérité  que  M.  Helfferich  relovait  était 
le  chiffre  des  émissions  de  valeurs  mobilières,  fonds  d'Etat,  obli- 
gations et  actions,  qui,  de  4886  à  4943,  ont  atteint  68  milliards 
de  francs,  avec  une  moyenne  annuelle  de  près  de  i  milliards  à 
la  fin  de  la  période.  41  faisait  d'ailleurs  remarquer  avec  raison  que 
ce  montant  était  loin  d'être  celui  de  l'accroissement  annuel  de  la 
fortune  nationale.  Ce  n'est  qu'une  partie  de  l'épargne  qui  se 
place  en  nouveaux  titres  ou  qui  va  grossir  les  dépôts  de  banque 
et  des  caisses  d'épargne.  Bien  des  entreprises  autres  que  les 
sociétés  anonymes  augmentent  leur  capital  et  leurs  moyens 
d'action  ;  beaucoup  de  particuliers  développent  leur  outillage 
en  complétant  leurs  installations.  Le  taux  de  l'accroissement  de 
la  richesse  générale,  qui  était  de  i  pour  400  en  4943,  avait  atteint 
plus  de  40  pour  400  en  4943. 

Au  cours  des  quinze  années  4897-4942,  alors  que  la  popu- 
lation s'était  accrue  de  28  pour  100,  le  capital  possédé  par  elle 
avait  grandi  de  50  pour  100  et  la  force  productive  du  travail,  en 
d'autres  termes,  la  valeur  du  capital  humain,  avait  crû  dans  la 
proportion  de  50  pour  400.  Si,  d'autre  part,  on  recherche  l'em- 
ploi fait  par  les  Allemands  de  leur  revenu  total  de  57  milliards, 
on  trouve  que  9  étaient  absorbés  par  les  budgets  de  l'Empire  et 
des  Etats,  34  par  les  dépenses  personnelles  des  habitants  ; 
14  représentaient  l'addition  annuelle  au  capital  préexistant.  Tels 
étaient  les  chiffres  proclamés  a  la  veille  de  la  guerre  par  un  des 
premiers  financiers  d'outre-Rhin  qui,  en  les  présentant  à  ses  lec- 
teurs, s'écriait  :  «  Voilà  de  quoi  réjouir  et  exalter  nos  cœurs! 
L'Allemagne  s'est  élevée  à  un  niveau  qu'elle  n'avait  encore 
jamais  atteint;  elle  s'est  montrée  égale  aux  plus  puissants  de  ses 
concurrents.   » 

En  même  temps  que  M.  Heltt'erich  célébrait  en  tonnes  pom- 
peux l'expansion  économique  de  l'Empire,  beaucoup  de  ses  com- 
patriotes s'appliquaient  a  en  calculer  minutieusement  4es  élé- 
ments. L'une  des  dernières  évaluations  de  la  fortune  allemande 
faites  avant  la  guerre  l'a  été  par  M.  Sleinmann-Bucher,  qui  avait 
dressé    une   statistique   en    six  chapitres  divisés   comme  suit  ; 

4°  Les  propriétés  mobilières  et  les  immeubles  bâtis,  abstraction 
faite  de  la  valeur  du  sol.  —  Le  total  en  était  établi  d'après  les 
sommes  pour  lesquelles  ces  objets  étaient  assurés  contre  l'in- 
cendie. L'ensemble  des  polices  s'élevait,  déjà  en  1905,  à  plus  de 
200  milliards  ;  l'auteur  du  travail  faisait  observer  avec  raison  que 


1*70  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

si  certaines  polices  dépassent  In  valeur  des  objets,  le  contraire  est 
vrai  dans  beaucoup  de  cas.  En  outre,  le  quart  des  mobiliers  envi- 
ron n'est  pas  assuré  et  plusieurs  centaines  de  sociétés  d'assu- 
rances mutuelles  ne  figuraient  pas  dans  la  statistique  officielle. 
On  doit  donc  porter  ce  chapitre  à  225  millions  au  moins. 

2°  La  valeur  du  sol  des  villes  et  des  campagnes .  —  Dans  les 
agglomérations  urbaines,  cette  valeur  dépasse  souvent  celle  des 
constructions  édifiées.  D'autre  part,  les  terrains  qui  constituent 
la  périphérie  immédiate  des  cités  ont  une  tendance  constante  à 
la  hausse,  l'extension  de  ces  dernières  les  transformant  en  ter- 
rains à  bâtir.  Or,  depuis  4871,  le  nombre  des  grandes  aggloméra- 
tions n'a  cessé  de  croître  en  Allemagne  :  en  1905,  sur  mille 
habitants,  il  y  en  avait  100  dans  des  villes  de  plus  de  100  000  âmes, 
alors  qu'en  1871  il  n'y  en  avait  que  48,  c'est-à-dire  quatre  fois 
moins.  M.  Steinmann  Bûcher  évaluait  à  37  milliards  le  sol  des 
villes  de  cette  catégorie,  et  à  25  celui  des  villes  a  population 
moindre,  au  total  62  milliards.  Il  arrive  au  même  chiffre  pour 
la  valeur  du  sol  rural  en  comptant  l'hectare  à  1  200  francs,  ce 
qui  ne  semble  pas  exagéré. 

3°  Le  capital  allemand  placé  au  dehors  et  les  fonds  étran- 
gers possédés  par  les  Allemands  étaient  estimés  à  25  milliards. 
M.  Steinmann-Bucher  s'appuyait  pour  justifier  ce  chiffre  sur  les 
travaux  de  l'office  impérial  de  la  marine  et  ceux  de  M.  Erich 
Neuhaus,  qui,  dès  1906,  mettait  en  avant  un  chiffre  de  20  mil- 
liards, rapidement  accru  au  cours  des  années  suivantes. 

4°  Les  chemins  de  fer  possédés  par  les  divers  Etats  formant 
V Empire,  notamment  la  Prusse,  les  mines  domaniales,  les  bâti- 
ments publics,  les  ports,  les  canaux,  42  milliards. 

5°  Les  navires,  les  marchandises  en  cours  de  route  sur  voies 
de  terre  ou  d'eau,  5  milliards. 

6°  Les  espèces  métalliques,  6  milliards. 

L'addition  de  ces  six  chapitres  donne  un  total  de  445  mil- 
liards de  francs,  auquel  un  Allemand,  il  y  a  huit  ans,  évaluait  la 
fortune  de  son  pays.  Remarquons  qu'il  ne  faisait  pas  entrer 
dans  ce  compte  les  titres  de  rente,  les  fonds  publics,  ni  d'une 
façon  générale,  les  titres  de  créances  des  habitants  les  uns  vis-à- 
vis  des  autres.  D'une  façon  générale,  on  peut  dire  que  cotte 
estimation  était  modérée.  Si  quelques  éléments  de  l'actif,  comme 
les  navires  et  les  titres  étrangers,  doivent  être  actuellement 
ramenés  à  des  sommes  inférieures  à  celles  de  1912,  le  sol    les 


LA    JUSTE    PAIX.  i"i 

bâtiments,  les  installations  industrielles  ont  bénéficié  d'une  plus- 
value  analogue  à  celle  qui  s'est  manifestée  sur  tout  le  globe. 

La  fortune  allemande  représentait  ainsi  le  double  de  l'esti- 
mation la  plus  basse  que  l'on  faisait  en  1913  de  la  fortune  fran- 
çaise, 22.vi  [Milliards;  elle  était  encore  supérieure  <\r  •"><>  pour  100 
à  l'estimation  la  plus  élevée,  300  milliards  de  francs.  Est-il 
excessif  de  prétendre  que  notre  pays  a  été  plus  atteint  dans 
œuvres  vives  que  l'Allemagne,  et  avons-nous  le  druit  d'al'lirmer 
qu'elle  est  en  mesure  de  fournir  un  effort  supérieur  au  nôtre? 

'  H.    —   LA    SITUATION    ACTUELLE    DE   L'ALLEMAGNE 

Il  semble  d'ailleurs  que  des  signes  nombreux  attestent  la 
reprise  de  la  vie  économique  de  l'autre  côté  du  Rhin. 

Le  lecteur  qui  parcourt  les  journaux  allemands  est  frappé  de 
l'abondance  et  de  la  variété  des  annonces  qui  indiquent  l'activité 
des  affaires.  Ici  on  demande  des  directeurs  pour  des  entreprises 
commerciales  et  industrielles  ;  la,  des  banques  réclament  dil 
chefs  de  services,  des  arbitrantes;  des  entrepositaires  cherchent 
du  personnel  ;  des  négociants  réclament  des  commis-voyageurs  ; 
des  fabriques  de  diverses  régions  font  des  offres  alléchant.-  ,i 
des  ingénieurs  ;  des  sociétés  par  actions  s'inscrivent  pour  des 
chefs  du  contentieux;  des  parfumeries  ont  besoin  de  Spécialistes; 
ailleurs,  c'est  aux  électriciens  qu'il  est  fait  appel.  Voilà  pour  les 
personnes.  Au  point  de  vue  des  marchandises,  il  en  est  offert  de 
toutes  sortes  :  moteurs,  verres  à  vitres,  machines  de  tout  genre, 
des  kilomètres  de  conduites,  des  pneumatiques,  des  camions, 
des  chaudières,  des  cigares,  des  machines  agricoles,  des  seaux, 
des  bassins.  La  Gazette  de  Francfort,  Frankfurter  Zeitung,  qui 
est  un  des  principaux  organes  de  l'Allemagne  du  Sud,  contient 
beaucoup  plus  d'annonces  commerciales  qu'avant  la  guerre. 
Est-ce  là  le  signe  d'un  marasme,  d'une  dépression  écono- 
mique? 

Certes,  il  ne  faut  pas  considérer  les  cotes  de  bourse  comme 
un  indice  incontestable  de  prospérité.  Toutefois,  la  valeur 
attribuée  par  le  public  à  certains  titres,  en  particulier  à  des 
actions  d'entreprises  indigènes,  atteste  la  confiance  des  capita- 
listes dans  leur  avenir  et  n'est  pas  sans  rapport  avec  la  situation 
générale  du  pays.  Or,  si  nous  comparons  les  cours  de  nombre 
d'actions  de  banques  et  de  sociétés  industrielles  allemandes  aux 


l'ïâ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dates  des  1er  septembre  1919  et  8  mai  1920,  nous  relevons  des 
écarts  dans  le  genre  de  ceux-ci  : 

1"  sept.  1919  8  mai  1920 

Actions  du  Charbonnage  Harpener 1G5  278 

Actions  de  la  Compagnie    de   Navigation   Ham- 
bourg-Amérique    101  472 

Deutsche  Bank  (Banque  allemande) i9i  303 

Fabrique  badoise  d'aniline 329  655 

Banque  germano-asiatique 135  380 

Phénix  (Société  industrielle) -1  SI  416 

Il  est  vrai  qu'au  cours  des  huit  mois  qui  forment  l'inter- 
valle envisagé,  la  valeur  de  la  monnaie  allemande  a  baissé  et 
que  le  mark  s'est  déprécié  par  rapport  aux  monnaies  étrangères. 
Celte  chute  du  change  explique  en  partie  les  hausses  énormes 
que  nous  enregistrons  :  il  n'en  est  pas  moins  certain  qu'elles 
ne  se  seraient  pas  produites,  si  la  nation  s'était  appauvrie. 

De  nombreuses  branches  de  l'industrie  allemande  sont  pros- 
pères. Il  suffit,  pour  s'en  rendre  compte,  de  voir  les  dividandes 
distribués  par  beaucoup  de  sociétés  et  les  avantages  consentis  à 
leurs  actionnaires  sous  forme  de  distributions  de  réserve  ou  de 
répartitions  d'actions  à  titre  de  bonus.  Considérons  le  tableau, 
récemment  publié,  d'une  vingtaine  de  groupes  d'entreprises, 
telles  que  constructions  en  béton,  constructions  de  voitures, 
exploitations  de  lignites,  tissages  de  laine  et  de  coton,  fabriques 
de  crayons,  de  lampes,  d'articles  émaillés,  d'allumettes,  de  cha- 
peaux, de  linge,  d'objets  en  caoutchouc,  d'aciéries;  les  derniers 
dividendes  pour  plusieurs  d'entre  elles,  se  sont  élevés  jusqu'à 
30  pour  cent.  En  outre,  au  cours  du  seul  mois  de  mars  1920,  des 
attributions  d'actions  ont  été  faites  pour  une  valeur  de  163  mil- 
lions de  marks.  Les  fabriques  d'explosifs  se  sont  particulièrement 
distinguées  dans  la  distribution  des  dividendes  :  celle  de  Coeln 
liottiveillxient  de  distribuer  l(i  pour  cent,  la  Siecjner-bynamit  et 
la  Rheinische-westphaelische  Dynamit  chacune  12,80  pour  cent. 
A  première  vue,  on  ne  concilie  pas  très  bien  ces  bénéfices 
copieux  avec  l'obligation  de  désarmement  qui  a  été  imposée  à 
l'Allemagne. 

La  métallurgie  allemande  travaille  d'ores  et  déjà  à  moitié 
de  sa  capacité  de  production,  tandis  que  la  métallurgie  française 
ne  travaille  qu'au  quart.  Ce  rapprochement  est  éloquent  et  en 
dit  long  sur  la  situation  respective  des  deux  pays. 


LA   JUSTE    PUX.  113 

Nous  avons  l'impression  que  le  peuple  allemand  tout  entier 
organise  une  sorte  de  conspiration  pour  faire  en  ce  moment  le 
silence  autour  des  chiffres  de  sa  production,  afin  d'apitoyer 
l'étranger  sur  un  sort  beaucoup  moins  pénible  dans  la  réalité 
que  dans  les  descriptions  qui  en  sont  propagées  à  l'envi. 

La  population  commence  déjà  à  bénéficier  d'une  baisse  de 
prix  que  l'on  nous  promet  en  France  depuis  quelques  semaines, 
mais  qui  ne  s'est  encore  fait  sentir  chez  nous  sur  aucun  article 
de  première  nécessité.  Un  télégramme  adressé  le  27  mai  1920  à 
la  Gazette  de  Francfort  annonçait  qu'à  Hambourg,  à  la  suite 
d'importations  considérables,  une  véritable  panique  s'était 
déclarée  chez  les  négociants  en  gros.  Ceux-ci  s'efforcent  de  vider 
leurs  magasins  à  tout  prix,  en  dépit  des  pertes  que  leur  infli- 
gent ces  réalisations.  Des  trains  se  succèdent  à  Berlin,  appor- 
tant des  chargements  de  vivres.  Les  communes  sont  particuliè- 
rement atteintes  par  une  baisse  de  30  à  40  pour  cent,  qui 
déprécie  dans  cette  proportion  les  stocks  que  les  municipalités 
avaient  accumulés.  Les  entrepôts  regorgent  de  graisse,  de  mar- 
garine. Les  légumes  secs,  le  vin,  le  poisson  ont  baissé  de  moi- 
tié. Les  boutiquiers  qui,  pendant  la  hausse,  ne  cessaient  d'acheter, 
se  retirent  aujourd'hui  du  marché  :  leur  abstention  accélère  la 
chute  des  cours.  Voilà  qui  semble  promettre  aux  Allemands  des 
facilités  de  vie  qui  contrastent  avec  les  embarras  au  milieu  des- 
quels se  débattent  d'autres  populations  européennes. 

Lorsqu'on  voit  dans  les  journaux  des  négociants  en  tabacs 
remplir  des  pages  entières  d'annonces  de  vente  de  cigarettes, 
lorsqu'on  voit  offrir  des  broderies  par  dizaines  de  mille,  lors- 
qu'on voit  les  courses  de  chevaux  reprendre  à  Berlin  et  ailleurs, 
on  est  en  droit  de  se  demander  si  les  plaintes  qui  retentissent 
dans  la  presse  sur  la  misère  du  pays  sont  bien  sincères.  Il  semble 
tout  au  moins  que  les  Allemands  ne  soient  pas  plus  mal  parta- 
gés qu'aucun  des  autres  peuples  qui  ont  été  entraînés  dans  la 
guerre  et  que  leur  situation,  si  elle  n'est  pas  exempte  des  soucis 
qui  sont  aujourd'hui  le  lot  d'une  partie  du  monde,  soit  en  voie 
de  s'améliorer. 

III.    —   LA  PAIX  QUE  NOUS  ECT  DICTÉE   L'ALLEMAGNE  VICTORIEUSE 

Pour  juger  équitablement  la  tâche  qu'il  est  aujourd'hui 
légitime   d'imposer  à  chaque    nation,  il   convient  d'élargir    le 


174 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


problème  et  de  se  demander  ce  qu'eût  fait  l'Allemagne  victo- 
rieuse vis-à-vis  des  Alliés.  Pour  ce  faire,  nous  ne  sommes  pas 
réduits  aux  hypothèses.  Une  abondante  littérature  a  fleuri  chez 
nos  ennemis,  dès  avant  la  guerre,  et  surtout  après  qu'elle  eut 
éclaté,  qui  ne  nous  laisse  aucun  doute  sur  leurs  projets.  Ces 
livres,  ces  brochures,  ces  innombrables  articles  do  revues  et  de 
journaux,  s'orientaient  vers  deux  ordres  d'idées  à  propos  des- 
quels ils  étaient  unanimes.  En  premier  lieu,  ils  demandaient 
que  la  guerre  fût  menée  avec  toute  la  brutalité  possible  ;  il  fallait 
non  seulement  détruire  les  armées  et  les  flottes,  mais  ruiner  de 
fond  en  comble  les  pays  eux-mêmes,  terroriser,  décimer  les 
populations  civiles,  les  réduire  en  esclavage,  anéantir  les  mai- 
soms,  les  usines,  les  mines,  de  façon  à  écarter,  pour  une  longue 
période,  toute  possibilité  de  concurrence  économique  de  la  part 
des  régions  envahies  et  occupées  par  les  armées  allemandes. 
Le  second  objectif  était  une  paix  de  conquête,  de  domination, 
qui  assurât  à  la  Germanie  l'hégémonie  du  monde.  Nous  allons 
montrer,  par  un  certain  nombre  de  citations,  cet  état  d'àme 
d'écrivains  qui  avaient  tous  adopté  les  théories  du  militarisme 
prussien  et  qui,  affirmant  la  supériorité  quasi-divine  de  leur 
race,  proclamaient  qu'il  ne  faudrait  pas  hésiter  à  détruire  une 
capitale  ennemie  et  ses  six  millions  d'habitants,  si  cela  pouvait 
épargner  la  vie  d'un  grenadier  poméranien. 

Cette  absence  de  tout  altruisme  est  le  caractère  dominant 
d'une  mentalité  qui  est  à  l'antipode  de  la  nôtre.  Nous  pouvons 
ouvrir  au  hasard  les  ouvrages  qui  traitaient  des  conditions 
de  paix;  il  n'en  est  pour  ainsi  dire  pas  un  seul  qui  ne  parle 
d'annexions  nécessaires.  Alors  que  nous  sommes  toujours  sen- 
sibles au  côté  sentimental  des  questions,  les  Allemands  professent 
à  son  égard  un  mépris  souverain.  La  brochure  d'un  M.  Scholtz 
contenait  le  passage  suivant  :  «  Si  nous  avions  le  moyen  de  détruire 
entièrement  la  ville  de  Londres,  ce  serait  plus  humain  que  de 
laisser  un  seul  Allemand  perdre  son  sang  sur  le  champ  de  bataille  : 
une  cure  radicale  est  ce  qui  amène  le  plus  rapidement  la  paix. 
Hésiter  et  attendre,  user  de  douceur  et  d'égards,  c'est  une  fai- 
blesse impardonnable.  Une  attaque  brutale,  qui  ne  tient  compte 
«le  rien,  voilà  la  force  qui  amène  la  victoire.  Que  l'ennemi  dise 
de  nous  ce  qu'il  lui  plaira  :  la  seule  chose  que  nous  ne  vou- 
lons pas,  c'est  qu'au  jour  de  la  signature  de  la  paix  il  puisse 
prétendre  que  les  Allemands  ont  été  les  dindons  delà  farce.  » 


LA    JUSTE    PAIX.  175 

C'est,  en  termes  vulgaires,  le  commentaire  des  vers  célèbres 
de  Goethe  : 

Du  musst  steigen  und  geirinnen, 
Du  musst  siaqend  triuwphiren ; 
Oder  dienend  unterliegen, 
Amboss  oder  Hum  mer  sein. 

Tu  dois  monter  et  gagner, 
Tu  dois  vaincre  et  triompher; 
Sous  peine  de  servir  et  d'être  esclave, 
Il  faut  être  enclume  ou  marteau. 

Le  19  janvier  1916,  le  député  Marlin  déclarait  au  Reichstag 
que  le  peuple  allemand  ne  permettrait  pas  à  son  gouvernement 
de  restituer  les  territoires  que  ses  armées  occupaient  alors.  L'État- 
major  ayant  réalisé  les  neuf  dixièmes  des  acquisitions  prévues  et 
auxquelles  il  ne  manquait  que  Calais,  Verdun,  Belfort,  Riga  et 
Salonique,  il  n'y  avait  qu'à  s'installer  d'une  façon  inexpugnable 
sur  les  positions  conquises  et  à  préparer  l'incorporation  définitive 
à  l'Empire  de  ces  provinces  arrachées  à  l'ennemi. 

Dans  la  même  année  1016,  le  docteur  Bruno  Heinemann  et  le 
docteur  Neumann-Frohnau  publiaient  une  brochure  intitulée  : 
Les  territoires  frontières  ennemi*  et.  leur  signification  au  point 
de  vue  de  la  vie  économique   allemande.   Après   avoir   passé  en 
revue  la  Belgique,  la  France  du  Nord  et  de  l'Est,  la  Russie  occi- 
dentale et  ce  qu'ils  appelaient  les  portes  de  l'Orient ,  ils  concluaient, 
sans   chercher   d'autres   excuses,  que  ce  qui  est  bon  à  prendre 
est  aussi  bon  à  garder.  «  Il  convient  non  seulement,  écrivaient-ils, 
de  conserver  les  territoires  occupés  par  nous  jusqu'à  la  paix, 
mais  de  nous  les  annexer  d'une  façon  définitive.de  façon  à  conso- 
lider notre  économie  nationale  par  l'adjonction  de  ces  terres  qui 
lui  conviennent.  Si  nous  ne  profitions  pas  de  l'occasion  présente, 
notre  position  dans  une  guerre  future  deviendrait  beaucoup  pins 
désavantageuse,    car  nos    besoins  d'aliments   et   de   munitions 
seraient  alors  encore  augmentés.  Les  conditions  de  paix  devront 
donc  assurer,  pour  un  temps  indéfini,  l'avenir  économique  et  poli- 
tique de  noire  pays.  »  II  est  aisé  de  comprendre  ce  que  veut  dire 
ce  langage.  Il  suffît  du  reste  «le  se  reporter  aux  chnpitresdu  livre 
pour  ne  conserver  aucun  doute  sur  sa  signification.  «  L'annexion 
des  provinces  russes  de  l'Ouest  faciliterait  beaucoup  l'approvi- 
sionnement de  l'Allemagne  en  denrées  alimentaires  :  à  cet  effet, 
il  conviendrait  de  reculer  ses  frontières  jusqu'au  lac   Peipus. 


176  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jusqu'au  Pripet  et  au  Dnieper.  M;iis  cela  ne  serait  pas  encore 
suffisant  :  il  faudrait  occuper  la  Serbie,  de  façon  à  assurer  un 
débouche  à  l'industrie  du  centre  <le  l'Europe  :  la  Serbie  est  la 
portede  l'Orient,  de  la  Bulgarie,  de  laTurquie,  de  l'Asie-Mineure. 
Tous  ces  pays  ont  besoin  d'être  colonisés  par  l'Allemagne.  » 

An  mois  de  juin  1918,  à  l'heure  où  les  Allemands  s'imagi- 
naient toucher  à  leur  bul,  le  comte  de  Roon,  parent  de  l'ancien 
ministre  de  la  Guerre  qui  joua  un  grand  rôle  sous  le  règne  de 
Guillaume  Ier,  publiait  dans  la  Gazette  de  Goerlitz  le  programme 
dont  les  ligues  annexionnistes  réclamaient  l'application  intégrale, 
et  qui  se  résumait  ainsi  : 

((  L'Allemagne  a  la  force,  qui  lui  a  donné  la  victoire,  non  pour 
s'entendre  avec  ses  adversaires,  mais  pour  leur  dicter  ses  condi- 
tions, qui  sont  :  Pas  de  trêve,  pas  d'armistice,  pas  d'interruption 
de  guerre  sous-marine,  refus  d'écouter  toute  proposition  de  l'En- 
tente, tant  qu'il  y  aura  un  soldat  anglais  en  France  ou  en  Bel- 
gique, et  tant  que  les  Allemands  ne  seront  pas  dans  ou  devant 
Paris.  Annexion  de  la  Belgique,  en  lui  accordant  l'autonomie 
administrative  et  intérieure.  Annexion  de  toute  la  côte  des 
Flandres  jusqu'à  Calais.  Annexion  des  bassins  de  Briey  et  de 
Longwy,  de  Toul,  de  Belfort,  de  Verdun  et  des  régions  situées  à 
l'Est  de  ces  villes.  Restitution  a  l'Allemagne  de  toutes  ses  colo- 
nies, y  compris  Kiao-Tchéou.  Afin  d'assurer  la  liberté  des  mers, 
l'Angleterre  devra  céder  à  l'Allemagne  ses  bases  navales,  ainsi 
que  les  stations  de  charbon  que  l'Allemagne  désignera.  L'Angle- 
terre restituera  Gibraltar  à  l'Espagne.  L'Angleterre  cédera  toute 
sa  Hotte  de  guerre  à  l'Allemagne,  rendra  à  la  Porte  l'Egypte 
et  le  canal  de  Suez,  ainsi  que  tout  ce  qui  appartient  h  la  Turquie. 

«  La  Grèce  devra  être  rétablie  sous  l'autorité  du  roi  Constan- 
tin dans  ses  anciennes  frontières,  telles  qu'elles  étaient  avant  le 
commencement  de  la  guerre.  L'Autriche  et  la  Bulgarie  se  paiv 
tageront  la  Serbie  et  le  Monténégro. 

«  L'Angleterre,  la  France  et  les  Etats-Unis  d'Amérique  paie- 
ront tous  les  frais  de  guerre  à  l'Allemagne,  au  moins  180  mil- 
liards de  marks,  c'est-à-dire  223  milliards  de  francs,  et  livreront 
immédiatement  les  matières  premières  exigées  par  l'Allemagne. 
La  France  et  la  Belgique  resteront  occupées,  aux  frais  de  ces 
pays,  par  les  troupes  allemandes  jusqu'à  ce  que  toutes  les  condi- 
tions qui  précèdent  aient  été  remplies.  » 

Est-il  nécessaire  d'insister  sur  le  contraste  que  présentent  ces 


LA    JUSTE    PAIX.  177 

stipulations  avec  celles  du  traite  de  Versailles?  L'Allemagne, dont 
le  territoire  était  inviolé,  demandait  non  pas  la  réparation  de 
dommages  subis,  mais  le  remboursement,  avec  usure,  de  tout 
ce  <[ d'elle  avait  dépense  pour  la  guerre.  Ce  n'était  pas  le  retour 
à  l'Empire  de  populations  fidèles  qu'elle  réclamait;  elle  s'annexait 
brutalement  les  territoires  dont  elle  prétendait  avoir  besoin  au 
point  do  vue  militaire,  sans  se  soucier  le  moins  du  monde  de  la 
volonté  des  habitants.  Quant  aux  relations  futures  avec  ses 
ennemis,  elle  ne  daignait  même  pas  s'en  occuper  :«  Tout  s'ar- 
rangera, écrivait  M.  de  Roon  ;  réalisons  seulement  notre  pro- 
gramme. » 

Bien  d'autres  articles  de  paix  ont  été  élaborés,  au  cours  de  la 
guerre,  de  l'autre  côté  du  Rhin  ;  l'imagination  des  pangerma- 
nistes  s'est  abondamment  exercée  sur  la  gamme  des  clauses 
qu'ils  se  préparaient  à  nous  imposer.  Dès  1914,  le  fameux  comte 
Bernstorff,  ambassadeur  à  Washington,  en  énumérait  un  cer- 
tain nombre,  telles  que  la  cession  à  l'Allemagne  de  toutes  les 
colonies  françaises,  de  toute  la  France  du  Nord-Est,  la  suppres- 
sion de  tous  droits  d'entrée  en  France  sur  les  marchandises  alle- 
mandes, tandis  que  l'Allemagne  conserverait  pleine  liberté  de 
frapper  les  marchandises  françaises,  la  renonciation  de  la  France 
au  service  militaire  obligatoire,  la  destruction  de  toutes  les  for- 
teresses françaises,  l'octroi  de  droits  spéciaux  aux  brevets  alle- 
mands en  France,  la  renonciation  par  la  France  à  toute  alliance 
avec  la  Russie  et  la  Grande-Bretagne,  l'adhésion  de  la  France  à 
une  alliance  de  25  ans  avec  l'Allemagne. 

Mais  nous  nous  sommes  promis  de  ne  pas  discuter  ici  de 
clauses  politiques.  Nous  nous  sommes  volontairement  cantonnés 
sur  le  terrain  économique.  Nous  en  avons  assez  dit  pour  faire 
éclater  la  différence  entre  ce  qui  s'est  fait  à  cet  égard  à  Versailles 
et  ce  que  proposaient  nos  ennemis.  Ce  n'est  pas  eux  qui,  en  cas  de 
victoire,  eussent  inscrit  des  articles  stipulant  que  le  vainqueur 
devra  se  rendre  compte  de  la  capacité  de  paiement  du  vaincu, 
avant  d'exiger  de  lui  certains  paiements.  Non  seulement  ils 
n'auraient  songé  à  rien  de  semblable,  mais  ils  auraient  dicté  des 
conditions  draconiennes,  avec  le  secret  espoir  qu'elles  ne  seraient 
pas  exécutables  et  que,  par  conséquent,  les  gages  accordés  eussent 
été  retenus  par  eux;  et  ils  auraient  su  prendre  des  gages  pré- 
cieux et  suffisants. 

La  question  de  savoir  comment  ils  se  feraient  payer,  en  cas 

TOME  LVIH.  —  1920.  12 


178 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


de  victoire,  était  envisagée  par  les  Allemands  avec  une  netteté 
qui  nous  édifie  sur  la  façon  dont  ils  seraient  arrivés  à  leurs 
fins.  Voici  ce  qu'écrivai^  en  1915  le  baron  de  Zedlitz-Neukirch, 
membre  de  la  Diète  de  Prusse,  qui  exprimait  l'opinion  de  la 
plupart  des  grands  propriétaires  fonciers,  des  industriels,  des 
armateurs  et  des  commerçants  : 

«  Le  total  des  indemnités  de  guerre  et  des  pertes  atteindra  une 
hauteur  presque  fabuleuse...  il  sera  impossible  d'exiger  la  resti- 
tution entière  de  nos  dépenses  et  «le  nos  pertes  en  valeurs  escomp- 
tables. Comme,  d'un  autre  côté,  il  n'y  a  rien  qui  puisse  nous 
faire  renoncer  à  cette  restitution  pleine  et  entière,  il  faudra 
nécessairement  l'obtenir  sous  une  autre  forme.  La  restitution  en 
argent  pourra  être  remplacée  par  certains  avantages  écono- 
miques, propres  à  relever  notre  richesse  nationale.  Cela  se  fera 
par  des  traités  de  commerce  avantageux,  des  concessions  de 
mines,  de  chemins  de  fer.  En  dehors  de  cela,  il  faudra  des  acqui- 
sitions territoriales.  Les  gisements  métallurgiques  de  la  Lorraine 
française  et  de  la  Pologne  russe  sont  le  complément  de  nos  propres 
exploitations  minières.  Trouver  en  tout  cela  la  solution  juste  et 
utile,  c'est  certainement  une  tâche  digne  des  plus  nobles  efforts.  » 

On  devineceque  le  baron  de  Zedlitz-Neukirch  appelle  la  solu- 
tion juste  et  utile,  celle  qu'il  considérait  comme  digne  de  ses  plus 
nobles  efforts  :  elle  consistait,  pour  l'Allemagne,  à  se  faire  payer 
non  seulement  les  dommages,  mais  tous  les  frais  de  guerre.  La 
somme  une  fois  fixée,  ce  qui  n'aurait  pas  été  acquitté  en  valeurs 
escomptables,  aurait  été  couvert  par  des  annexions  territoriales 
et  des  concessions  multiples,  destinées  à  parfaire  le  paiement. 

Parmi  les  nombreuses  publications  qui,  avec  un  cynisme 
naïf,  ont,  au  cours  de  la  guerre,  révélé  l'état  d'àme  des  Ger- 
mains, citons  encore  la  brochure  du  comte  Reventlow,  qui, 
sous  ce  titre  significatif  :  Avons-nous  besoin  de  la  cote  fla- 
mande? entassait  argument  sur  argument  pour  démontrer  que 
l'Allemagne  ne  pouvait  vivre  sans  cette  conquête.  La  nature, 
disait  l'auteur,  a  mis  tous  les  avantages  stratégiques  du  côté 
anglais;  il  faut  en  conséquence  appuyer  nos  défenses  de  la 
Baltique  sur  celles  de  la  mer  du  Nord,  sans  quoi  nous  ne  pour- 
rons avoir  l'empire  des  mers. 

D'ailleurs,  ce  n'était  pas  seulement  le  rivage  que  Revent- 
low réclamait,  c'était  toute  la  Belgique,  sans  kquelle,  disait-il, 
il  est  impossible  d'assurer  la  renaissance  économique  et  l'indé- 


LA    JUSTE    PAIX.  1T9 

pendnnce  du  peuple  et  de  l'Empire  allemands.  Tout  le  volume 
roule  sur  cette  thèse,  que  la  puissance  navale  allemande  ne  peut 
se  développer  pleinement  qu'en  ayant  à  sa  disposition  la  cote 
belge,  et  conclut  que,  du  moment  où  il  en  est  ainsi,  aucune 
discussion  ne  saurait  s'élever  sur  la  légitimité  de  coite  annexion. 
L'Allemagne  a  besoin  d'établir -sa  suprématie;  celle-ci  a  pour 
condition  l'empire  des  mers,  lequel  ne  peut  s'établir  que  s'il  a 
sa  base  dans  la  métropole;  les  ports  actuels  de  l'Allemagne  sont 
insuflisants  :  elle  prolongera  donc  son  littoral  jusqu'à  Ostende  et 
Zeebrugge.  Les  raisonnements  s'enchaînent  avec  une  naïveté 
déconcertante;  le  point  de  départ  en  est  toujours  le  même  : 
l'Allemagne  prendra,  en  Europe  et  ailleurs,  tout  ce  qui  est  de 
nature  à  assurer  son  hégémonie. 

Pendant  que  le  fougueux  Reventlow  publiait  volume  sur 
volume  afin  d'entretenir  chez  ses  compatriotes  l'ardente  volonté 
de  ce  qu'il  appelait  les  conquêtes  indispensables,  d'autres  panger- 
manistes  dressaient  des  statistiques  destinées  à  les  impressionner 
en  leur  montrant  les  conséquences  do  la  paix,  si  elle  ne  se  faisait 
pas  selon  les  exigences  de  l'Empereur  et  de  ses  généraux.  L'une 
des  plus  curieuses  élucubrations  de  ce  genre  a  paru  en  1918  sous 
le  titre  de  Deutschlands  Lage  beim  Friede  (la  situation  de  l'Alle- 
magne lors  de  la  paix)  ;  elle  critique  vivement  la  note  du  pape 
du  1er  août  1917,  dans  laquelle  le  Souverain  Pontife  demandait 
l'évacuation  de  la  Belgique  et  des  territoires  français  occupés. 
Le  passage  le  plus  intéressant  de  cette  brochure  est  celui  où  elle 
établit  le  bilan  de  ce  que  serait  la  fortune  publique,  un  an  après 
la  paix,  dans  les  diverses  hypothèses,  envisagées.  Au  cas  où  les 
Alliés  seraient  vainqueurs,  l'auteur  admet  que  l'Allemagne 
aurait  à  leur  rembourser  leurs  frais  de  guerre  à  raison  de 
320  milliards  de  francs  et  les  dommages  causés  à  la  France, 
l'Angleterre,  la  Belgique  et  la  Russie  à  raison  de  54  milliards 
Voilà  le  chiffre  auquel  nos  ennemis  eux-mêmes  s'attendaient  à 
être  taxés!  Ils  savent  aussi  bien  que  nous  que  la  somme  des 
dommages  s'est  accrue  depuis  lors  dans  une  proportion  énorme. 
Leurs  propres  aveux  font  ressortir  la  modération  du  traité  de 
Versailles.  Il  n'y  a  aucune  espèce  de  comparaison  à  établir  entre 
ce  qu'il  leur  demande  et  ce  qu'ils  auraient  exigé  de  nous. 

Un  des  livres  les  plus  caractéristiques  de  la  mentalité  alle- 
mande a  paru  à  Leipzig  en  1918  sous  la  signature  de  Kurd  von 
Strautz  et  le  titre  de  :  Le  but  de  guerre  de  notre  peuple  (Unser 


180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voelkiches  Kriegszicl).  Il  débute  par  une  confession  dont  nous 
traduisons  les  premières  lignes  : 

«  Déjà  comme  écolier,  je  vivais  sous  l'impression  de  la  der- 
nière guerre  franco-allemande;  grâce  h  un  merveilleux  ensei- 
gnement de  l'histoire,  reçu  au  gymnase  de  Jbachimstal  à  Berlin, 
je  m'éloignai  de  la  culture  classique,  qui  néglige  volontairement 
le  nationalisme.  Le  rêve  de  ma  vie  était  dès  lors  de  voir  éclater 
cette  guerre  de  représailles  (Vergeltungskampfy,  —  tel  est  le  nom 
que  devrait  porter  la  lutte  actuelle,  — à  laquelle  je  n'ai  jamais 
cessé  de  croire,  mais  que  je  craignais  de  voir  retardée  indéfini- 
ment sous  l'influence  du  déplorable  optimisme  pacifique  (Frie- 
cletiïseligkeit)  du  gouvernement  qui  avait  succédé  à  celui  de 
Bismarck.  J'ai  lutté  par  la  parole  et  par  la  plume  pour  cette 
guerre  de  vengeance  {Rachekrieg),  qui  devait  enfin  rétablir  les 
frontières  de  notre  peuple  et  de  notre  empire,  telles  qu'elles 
existaient  en  1552,  et  que  nous  avons  successivement  perdues  à 
l'orient  et  à  l'occident.  Ni  1815  ni  1871  ne  nous  les  ont  rendues. 
Bismarck  a  inauguré,  mais  n'a  pu  achever  notre  relèvement,  et 
après  lui  commença  la  décadence,  que  seule  la  guerre  actuelle  a 
pu  arrêter.  »  Cette  guerre,  M.  Strautz  la  salue  avec  des  transports 
de  joie.  Il  considère  d'ailleurs  que  l'Allemagne,  alliée  à  la  Hol- 
lande, à  la  Belgique,  à  la  Suisse,  appuyée  sur  l'Autriche,  sera 
un  adversaire  écrasant  pour  la  pauvre  France,  préalablement 
dépouillée  de  la  Lorraine,  de  la  Flandre  française,  de  l'Artois,  du 
Cambrésis  et  de  la  Franche-Comté. 

Nous  aimerions  savoir  ce  que  pense  aujourd'hui  M.  Kurd 
von  Strautz  et  s'il  se  réjouit  encore,  avec  la  même  allégresse,  de 
l'entrée  en  campagne  de  1914. 

La  littérature  annexionniste  n'a  pas  seulement  été  abondam- 
ment enrichie  de  publications  signées  d'auteurs  allemands.  Ces 
messieurs  ont  fait  une  recrue  hollandaise.  Un  certain  Hans 
Clockener,  qui  se  dit  lieutenant  retraité  des  Pays-Bas,  a  écrit 
une  brochure  intitulée  :  Pourquoi  et  comment  faut-il  que  l'Alle- 
magne annexe?  Il  y  déclare  que  la  guerre  lui  a  fait  comprendre 
qu'il  appartient  à  la  grande  race.  11  plaint  l'Allemagne  d'avoir 
de  si  mauvaises  frontières,  notamment  du  côté  de  Belfort,  que 
a  l'insigne  faiblesse  de  Bismarck  eut  le  tort  de  laisser  à  la 
France  en  1871.  »  La  guerre  de  1870  a  fait  l'unité  allemande, 
celle  de  1914  doit  faire  l'unité  germanique,  qui  embrassera  la 
Scandinavie,  les  Pavs-Bas,  l'Autriche  et  la  Suisse. 


LA    JUSTE    PAIX.  181 


IV.    —    LES    TRAITÉS    DE    BREST-LITOVSK    ET    DE    BUCAREST 

Pourquoi  d'ailleurs  chercher  les  preuves  des  desseins  alle- 
mands dans  la  bibliothèque  des  écrits  répandus  par  eux  à  profu- 
sion depuis  nombre  d'années?  Ne  suffit-il  pas  d'évoquer. le  sou- 
venir des  traités  de  Brest-Litovsk  et  de  Bucarest  dictés  à  la 
Russie  et  à  la  Roumanie?  Lorsque  les  délégués  roumains  protes- 
taient contre  la  dureté  des  clauses  auxquelles  le  vainqueur  pas- 
sager les  forçait  de  souscrire,  celui-ci  leur  répondait  :  «  Vous 
apprécierez  la  modération  de  l'Allemagne  lorsque  vous  connaî- 
trez les  conditions  que  les  Empires  centraux  imposeront  aux 
Puissances  occidentales.  » 

Et  cependant  le  premier  des  traités  que  nous  venons  de  rap- 
peler, celui  de  Brest-Litovsk,  signé  le  7  mars  1918,  enlevait  à  la 
Russie  la  Pologne  avec  11  millions,  la  Lithuanie  avec  9  mil- 
lions, la  Livonie  et  l'Esthonie  avec  plus  de  2  millions  d'habi- 
tants; il  détachait  de  la  mère-patrie  l'Ukraine,  la  Finlande  et  la 
Géorgie,  que  l'Allemagne  reconnaissait  soi-disant  comme  répu- 
bliques indépendantes,  mais  qu'elle  soumettait  à  un  véritable 
protectorat.  En  réalité,  ces  annexions  plus  ou  moins  déguisées 
plaçaient  sous  la  domination  allemande  d'immenses  territoires, 
peuplés  de  plus  de  50  millions  d'habitants. 

Le  traité  de  Bucarest,  du  7  mai  1918,  était  plus  perfide  encore 
que  celui  de  Brest-Litovsk.  L'Allemagne  affectait  de  ne  réclamer 
aucun  territoire;  mais  elle  commençait  par  attribuer  à  la  Bul- 
garie 4000  kilomètres  carrés,  et  à  l'Autriche  la  partie  méri- 
dionale des  Carpathes,  de  façon  à  rendre  les  frontières  de  la 
Roumanie  indéfendables.  Elle  lui  enlevait  la  Dobroudja,  sou- 
mise dorénavant  à  un  condominium  dans  lequel  l'Allemagne 
avait  la  haute  main  :  elle  s'installait  par  là  dans  le  port  de 
Constantza  et  s'assurait  un  débouché  vers  la  Mer-Noire.  La 
Hongrie,  de  son  côté,  entrait  en  possession  des  gisements  pétro- 
lifères  et  des  charbonnages  de  la  région  de  Bacau.  Plus  au  Sud, 
des  redressements  de  frontières  absorbaient  les  districts  de  Buzeu 
et  de  Prahova,  où  se  trouvent  des  centres  industriels  impor- 
tants; dans  la  région  de  Turnu-Severin,  l'Allemagne  accaparait 
les  gisements  de  cuivre  de  Baia  de  Amara.  Enfin,  l'article  12 
du  traité  de  Bucarest  stipulait  que  nulle  obligation  d'aucune 
sorte  ne  résulterait  ni  pour  les  territoires  enlevés,  ni  pour  les 


182  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

États  qui  les  acquièrent,  du  fait  que  ces  territoires  ont  appar- 
tenu à  la  Roumanie;  la  dette  roumaine  tout  entière  restait  donc 
à  la  charge  de  la  Roumanie,  amputée  d'une  partie  notable  de 
sa  population  et  de  sa  richesse. 

L'Allemagne  mettait  la  main  sur  tous  les  gisements  pétroli- 
lères  du  pays,  par  l'intermédiaire  de  trois  organes  :  la  Société 
des  établissements  de  l'industrie  pétrolifère,  destinée  à  englober 
les  entreprises  rivales;  la  Société  commerciale  à  monopole,  qui 
disposerait  de  la  totalité  de  la  production;  la  Société  fermière 
des  terrains  pétrolif ères,  qui  devait  s'emparer  des  sources  même 
de  l'industrie.  Cette  dernière,  de  nationalité  allemande,  recevait, 
pour  trente  ans,  le  droit  exclusif  d'exploiter  tous  les  terrains  de 
l'Etat  roumain,  à  l'exception  de  ceux  concédés  avant  le 
Ier  août  1916,  ainsi  que  celui  de  la  recherche,  de  l'extraction  et 
du  traitement  des  huiles  minérales,  des  gaz,  de  l'asphalte  et  des 
autres  bitumes.  Les  terrains  exceptés  faisaient  de  plein  droit,  à 
l'expiration  des  concessions  en  cours,  retour  à  la  Société  fermière. 
Le  renouvellement  de  tous  ces  avantages  était  prévu  pour  deux 
périodes  d'égale  durée,  si  bien  que,  pendant  quatre-vingt-dix 
ans,  l'Etat  roumain  perdait  la  libre  disposition  de  la  partie  la 
plus  riche  de  son  territoire.  La  Société  commerciale,  moyennant 
une  redevance  insignifiante  de  3  lei  40  par  tonne,  à  verser  au 
gouvernement  roumain,  pouvait  dorénavant  ravitailler  L'Aile- 
magne  :  celle-ci  était  représentée  dans  son  conseil  par  des 
administrateurs  appartenant  à  la  grande  métallurgie,  l'indus- 
trie allemande  des  pétroles  et  la  navigation  transatlantique. 

Toutes  les  précautions  étaient  prises  du  côté  des  chemins  de 
fer.  En  Ukraine,  les  Empires  centraux,  sous  prétexte  de  sur- 
veiller le  transit  des  marchandises  importées  par  eux,  s'étaient 
réservé  le  contrôle  des  réseaux  ;  les  troupes  allemandes  occu- 
paient les  voies  ferrées  jusqu'aux  frontières  orientales.  De  la 
Russie,  l'Allemagne  obtenait  le  libre  accès  vers  la  Perse  et 
l'Afghanistan.  En  Roumanie,  un  représentant  de  l'administra- 
tion allemande  devait  résider  sur  place  et  prendre  en  fait  la 
direction  de  l'exploitation.  Le  réseau  télégraphique  roumain 
était  misa  la  disposition  de  l'Allemagne;  jusqu'en  1950,  celle-ci 
devait  conserver  une  station  sur  les  côtes  roumaines  pour 
l'atterrissage  de  ses  câbles  sous-marins. 

Ces  diverses  clauses  constituaient  des  contributions  bien 
autrement  lourdes  que  ne  l'eussent  été  quelques  centaines  de 


LA   JUSTE    PAIX.  183 

millions  ou  même  quelques  milliards  d'indemnité.  Le  journal 
de  Munich  {Mnenchener  Neueste  Nachrichten),  du  18  mai  11)18, 
reconnaissait  que  «  ces  indemnités  de  guerre  indirectes  faisaient 
la  part  très  belle  à  l'Allemagne  et  qu'elle  pourrait  être  satisfaite 
si  elle  arrivait  à  conclure  la  paix  avec  ses  autres  ennemis  dans 
des  conditions  identiques.  »  Nous  le  croyons  sans  peine.  Vis-a-vis 
de  la  Russie,  on  n'avait  même  pas  cherché  à  garder  l'apparence 
des  ménagements  :  on  exigeait  d'elle  une  indemnité  globale  et 
forfaitaire  de  6  milliards  de  marks,  dont  un  quart  serait  payé 
par  la  fourniture  de  245  564  kilogrammes  d'or  fin  et  545  mil- 
lions de  roubles  en  anciens  billets  de  banque,  un  sixième  serait 
acquitté  par  des  marchandises,  cinq  douzièmes  par  la  remise  de 
titres  de  rente  ;  un  dernier  sixième  resterait  à  la  charge  de 
l'Ukraine  et  de  la  Finlande. 

Noos  pourrions  remplir  encore  des  pages  par  l'énumération 
des  avantages  politiques,  économiques,  financiers  que  l'Alle- 
magne s'était  assurés.  En  ce  qui  concernait  par  exemple  les 
sommes  et  l'or  déposés  à  la  Banque  impériale  allemande  pour 
le  compte  de  la  Banque  Nationale  roumaine,  l'Allemagne 
déclarait  qu'une  partir1  de  ces  sommes  et  cet  or  ayant  disparu 
par  suite  d'actes  d'administration  des  autorités  allemandes  et  ne 
pouvant  être  restituée,  le  solde  resterait  à  Berlin  en  vue  d'assu- 
rer le  paiement  des  coupons  de  rente  roumaine  appartenant  à 
des  ressortissants  allemands.  Des  traités  de  commerce,  très  favo- 
rables aux  Empires  centraux,  étaient  remis  en  vigueur;  le  libre 
transit  était  assuré  aux  marchandises  austro-allemandes  ache- 
minées vers  l'Asie.  En  un  mot,  l'Allemagne  n'avait  reculé 
devant  aucun  moyen  pour  assurer  son  hégémonie  dans  l'Europe 
orientale;  faisant  de  la  Baltique  et  de  la  Mer-Noire  deux  lacs 
allemands,  elle  s'assurait  la  surveillance  du  Danube  sur  tout  son 
parcours.  Au  Hambourg-Bagdad,  dont  la  réalisation  était,  dès  ce 
moment,  rendue  impossible  par  les  succès  militaires  de  l'Entente 
en  Palestine  et  en  Mésopotamie,  elle  substituait  le  Hambourg- 
Téhéran  par  la  Roumanie,  l'Ukraine  et  la  Turquie. 

Bien  que  les  deux  traités  de  Brest-Litovsk  et  de  Bucarest 
aient  été  annulés  par  le  pacte  de  Versailles,  il  était  bon  d'en 
remettre  les  clauses  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs  et  de  leur 
montrer  comment  l'Allemagne  traite  les  vaincus.  Il  est  impos- 
sible de  rêver  une  mainmise  plus  complète  sur  leurs  res- 
sources, une  série  de  dispositions  mieux  calculées  aux  fins  de  les 


184  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

asservir  économiquement.  Qu'auraient  dit  les  Allemands  si 
nous  avions  formé  des  sociétés  françaises  pour  exploiter,  à 
notre  compte,  pendant  un  siècle,  les  gisements  des  sels  de  potasse 
de  Stassfurt,  les  charbonnages  de  la  Ruhr  et  de  Silésie  ?  si  nous 
avions  pris  le  contrôle  de  leurs  chemins  de  fer,  installé  nos 
ingénieurs  dans  leurs  ports?  appliqué  en  un  mot,  dans  le  traité 
de  Versailles,  le  système  prodigieusement  raffiné  et  à  longue 
portée  qui  a  dicté  ceux  de  mars  et  de  mai  1918  ?  C'est  alors  que 
M.  Keynes  aurait  eu  beau  jeu  pour  blâmer  l'excès  de  notre  sévé- 
rité et  l'abus  de  la  victoire.  Mais  que  nous  en  sommes  loin  ! 

V.   —   CONCLUSION 

La  Juste  Paix  !  Ces  mots  que  nous  avons  inscrits  au  frontis- 
pice de  notre  étude  lui  serviront  de  conclusion.  Nous  ne  récla- 
mons que  notre  droit,  mais  nous  le  réclamons  tout  entier,  tel 
qu'il  résulte  des  traités  de  Versailles,  de  Saint-Germain-en-Laye, 
de  Neuilly-sur-Seine,  du  traité  qui  reste  à  signer  avec  la  Tur- 
quie. Ces  accords  internationaux  ont  été  discutés  par  les  pléni- 
potentiaires les  plus  qualifiés,  solennellement  ratifiés  par  les 
autorités  souveraines  des  pays  intéressés.  Jamais  encore  le  monde 
n'avait  vu  un  pareil  groupement  de  nations,  appartenant  à  tous 
les  continents,  se  réunir  pour  prendre  en  commun  des  résolutions 
obligatoires  pour  tous. 

La  politique  des  Alliés  est  nettement  tracée.  Il  n'est  permis  à 
aucun  d'eux  de  combattre,  ni  même  de  discuter  le  traité  de 
Versailles,  puisqu'aussi  bien  c'est  celui  que  l'on  invoque  cons- 
tamment et  que  ce  qui  est  vrai  de  lui  s'applique  aux  conven- 
tions signées  avec  les  ex-alliés  de  l'Allemagne.  Il  n'est  pas  moins 
hors  de  propos  de  déclarer  ces  pactes  insuffisants  pour  les  Alliés 
que  de  les  dénoncer  comme  imposant  aux  Germano-Turco- 
Austro-Bulgares  des  sacrifices  démesurés. 

Nous  avons  suivi  M.  Keynes  dans  son  exposé,  sans  laisser 
dans  l'ombre  aucun  des  arguments  qu'il  invoque  à  l'appui  de 
son  opinion.  Nous  espérons  lui  avoir  répondu  sur  tous  les  points. 
Nous  nous  retournons  maintenant  vers  les  Alliés,  vers  nos  com- 
patriotes, et  nous  leur  disons  :  «  Voici  un  traité  qui  fait  loi. 
Étudiez-en  encore  une  fois  les  dispositions  et  pénétrez-vous-en.; 
C'est  une  œuvre  humaine,  donc  imparfaite,  mais  elle  est  cons- 
truite avec  méthode.  Si  elle  est  respectée,  elle  pourra,  pendant 


LA    JUSTE    PAIX.  ISo 

de  longues  années,  servir  de  guide  à  l'humanité.  La  battre  en 
brèche,  c'est  ouvrir  la  porte  à  de  redoutables  inconnues;  c'est 
avant  tout  donner  à  l'Allemagne  un  prétexte  pour  se  dérober  à 
l'accomplissement  de  ses  engagements.  Quel  est  l'homme  d'Etat 
qui  oserait  prendre  cette  formidable  responsabilité?  » 

Le  traité  de  Versailles  est  l'œuvre  commune  des  Alliés.  Au 
cours  des  longues  discussions  qui  en  ont  accompagné  l'enfante- 
ment, des  divergences  ont  pu  se  produire,  —  et  se  sont  pro- 
duites en  effet.  Mais  on  est  arrivé  à  un  accord,  après  lequel 
toutes  les  oppositions  de  vues  doivent  disparaître.  C'est  la  leçon 
profonde  qui  doit  être  dégagée  de  la  paix,  comme  l'unité  de 
commandement  avait  été  celle  de  la  guerre.  Nous  adjurons  les 
grandes  démocraties  qui  forment  le  nœud  vital  de  l'alliance  de 
se  pénétrer  de  cette  nécessité.  Selon  que  la  France,  la  Grande- 
Bretagne,  la  Belgique,  l'Italie,  la  Boumanie,  la  Yougo-Slavie, 
—  pour  ne  parler  que  de  l'Europe,  —  seront  unies  ou  non  pour 
l'exécution  du  traité,  la  face  du  monde  changera.  Le  vrai  moyen 
d'assurer  la  paix,  si  ardemment  souhaitée  par  la  malheureuse 
humanité,  c'est  de  montrer,  à  ceux  qui  doivent  les  réparations, 
le  front  uni  de  ceux  à  qui  elles  sont  dues.  Que  pourront  répondre 
GO  millions  d'Allemands  aux  200  millions  d'alliés  (1),  lorsque 
ceux-ci,  sans  haine  mais  sans  faiblesse,  réclameront  ce  qui  leur 
appartient?  Il  est  de  l'intérêt  même  des  Germains  qu'ils  ne 
puissent  pas  avoir  de  doute  sur  la  volonté  unanime  des  signa- 
taires du  traité.  La  certitude  qu'ils  éprouveront  à  cet  égard 
découragera  les  velléités  de  révolte  que  ne  manquerait  pas 
d'entretenir  chez  eux  l'espoir  d'une  désunion  entre  les  associés. 
Ils  renonceront  alors  aux  armements  inutiles,  parce  qu'ils  auront 
la  conscience  de  leur  infériorité  vis-à-vis  d'une  coalition  résolue 
à  maintenir  la  paix.  Ils  porteront  leur  effort  vers  la  constitution 
d'un  budget,  dans  lequel  il  y  aura  place  pour  les  dépenses 
nécessaires  au  développement  de  leur  pays  en  même  temps  que 
pour  les  remises  à  faire  aux  Alliés. 

Nous  avons,  au  cours  de  notre  travail,  essayé  de  montrer  la 
situation  vraie  des  principaux  belligérants  au  lendemain  de  la 
lutte.  Si  nous  avons,  une  fois  de  plus,  évoqué  les  ruines  accu- 

(1)  France,  40  millions  ;*  Grande-Bretagne,  55;  Italie,  38;  Belgique,  S;  Pologne, 
25;  Boumanie,  16;  Tchécoslovaquie,  12;  Yougoslavie,  15;  Grèce,  8.  Au  total, 
217  millions  d'habitants,  sans  compter  les  colonies  ni  les  alliés  des  au'rès  parties 
du  monde. 


186  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mulées,  ce  n'est  pas  pour  remplir  le  devoir  douloureux  de  rappe- 
ler aux  générations  qui  viennent  les  souffrances  de  leurs  pères, 
c'est  pour  établir  la  comparaison  entre  vainqueurs  et  vaincus  et 
pour  prouver  que  ces  derniers  sont  en  état  d'acquitter  leurs 
obligations  vis-à-vis  de  nous. 

Nous  aurions  pu  écarter  cette  idée  qui  ne  serait  évidemment 
pas  entrée  dans  le  cerveau  de  nos  ennemis,  s'ils  avaient  été  les 
plus  forts.  Quels  sont  les  généraux  ou  les  hommes  d'Etat  prus- 
siens qui  se  seraient  préoccupés,  au  moment  de  nous  dicter  un 
traité  de  paix  et  de  fixer  l'indemnité  de  guerre,  de  déterminer 
nos  capacités  de  paiement?  Non  saulement  ils  n'auraient  pas 
cherché  à  rester  en  deçà  de  cette  limite,  mais  ils  auraient  su 
prendre,  pour  lu  cas  où  nous  ne  nous  serions  pas  acquittés  de 
l'intégralité  de  la  contribution  convenue,  des  gages  substantiels, 
dont  la  conservation  leur  eût  procuré  des  avantages  considé- 
rable*. Nous  ne  trouvons  rien  de  semblable  dans  le  traité  de 
Versailles,  qui  prescrit  au  contraire  aux  Alliés,  déjà  même 
avant  d'exiger  la  remise  des  40  milliards  de  marks  or  de  bous 
qui  doivent  compléter  les  premiers  100  milliards  à  remettre 
par  l'Allemagne,  d'examiner  si  cette  dernière  peut  assurer  le 
service  des  intérêts  et  du  fonds  d'amortissement  desdits  bons. 

C'est  là  que  se  trouve  le  nœud  du  problème.  Les  rédacteurs 
du  traité  ont  voulu  faire  œuvre  non  seulement  de  justice,  mais 
d 'extrême  modération,  et  ils  ont  subordonné  l'accomplissement 
non  pas  de  la  totalité,  mais  de  la  première  partie  de  l'œuvre  de 
réparation,  aux  facultés  du  débiteur.  Leur  erreur  a  consisté  en 
ce  qu'ils  se  sont  imaginé  que  la  détermination  de  cette  faculté 
est  chose  aisée,  alors  qu'elle  est  pour  ainsi  dire  impossible.  C'est 
un  des  problèmes  les  plus  effroyablement  compliqués  qui  se 
puissent  poser  devant  un  aréopage  de  diplomates  ou  d'hommes 
d'Etat,  que  celui  qui  consiste  à  vouloir  chiffrer  les  sommes  qu'un 
pays  est  en  mesure  de  verser  à  ses  créanciers.  Outre  que  la  statis- 
tique première  et  fondamentale  qui  permettrait  de  donner  à 
une  recherche  de  ce  genre  un  point  de  départ  précis  n'existe 
pas,  elle  s'appliquerait,  si  elle  pouvait  être  dressée  à  un  jour 
déterminé,  à  des  objets  essentiellement  variables.  La  fortune 
d'une  nation  change  d'une  année  à  l'autre  ;  la  seule  différence 
des  récoltes,  du  commerce  extérieur  représente,  en  quelques 
mois,  des  milliards. 

D'autre  part,  est-ce  le  capital  ou  le  revenu  qu'il  convient  de 


LA    JUSTE    PAIX.  187 

considérer?  L'un  est  bien  fonction  de  l'autre,  mais,  si  l'évalua- 
tion de  ce  que  possède  une  nation  est  déjà  une  tâche  presque 
surhumaine,  celle  des  revenus  annuels  de  ses  citoyens  est  im- 
possible, tant  les  divers  éléments  qui  entrent  dans  ce  dernier 
chiffre  sont  flottants,  mobiles  et,  dans  bien  des  cas,  échappent  à 
tout  contrôle,  à  tout  enregistrement  officiel.  Or  l'ordre  de  gran- 
deur des  sommes  à  payer  pour  les  réparations  dues  aux  Alliés 
est  tel  que  le  seul  mode  de  paiement  à  envisager,  tout  au  moins 
pour  la  majeure  partie,  est  celui  des  annuités. 

L'Allemagne,  l'Autriche,  la  Bulgarie,  la  Turquie  doivent 
s'acquitter  au  moyen  de  paiements  annuels  comprenant  l'intérêt 
de  leur  dette  et  une  fraction  d'amortissement.  C'est  sur  les  revenus 
de  la  nation  que  ces  annuités  doivent  être  prélevées  :  elles  consti- 
tuent une  charge  budgétaire.  Alors  se  pose  la  question  de  savoir 
ce  que  doit  être  ce  budget.  Selon  que  les  dépenses  militaires  qui, 
pour  tout  pays,  en  constituent  une  si  forte  part,  seront  plus  ou 
moins  élevées,  des  sommes  plus  ou  moins  considérables  resteront 
disponibles.  Il  est  évident  qu'une  nation  qui  a  des  obligations  à 
remplir  vis-à-vis  d'autrui,  n'a  pas  le  droit  de  gérer  ses  finances 
comme  elle  le  ferait  en  l'absence  de  tout  engagement  de  ce  genre. 
Elle  doit  s'abstenir  de  tout  gaspillage,  de  toute  expérience  étatisle 
de  nature  à  entraîner  des  débours  anormaux,  de  toute  poli- 
tique de  conquête  qui  entlerait  son  budget;  elle  doit  réduire 
son  train  de  maison  au  strict  nécessaire,  jusqu'à  ce  que,  s'étant 
acquittée  vis-à-vis  de  ses  créanciers,  elle  retrouve  sa  pleine 
liberté  d'action.  Qui  ne  mesure  les  sommes  qu'une  politique  de 
cette  nature,  la  seule  qui  soit  admissible  en  la  circonstance,  lais- 
sera disponibles  dans  le  budget  de  l'Allemagne?  Le  traité  de 
Versailles  a  pris  soin  de  limiter  les  effectifs  militaires  qu'elle  est 
autorisée  à  entretenir  :  de  ce  chef  seul,  elle  va  réaliser  une 
économie  énorme  par  rapport  à  ses  dépenses  d'avant-guerre.  lien 
sera  de  même  pour  la  marine.  Elle  n'a  plus  de  colonies  et  peut 
donc  vivre  sans  cuirassés  ni  torpilleurs  ni  sous-marins;  on  voit  le 
nombre  de  milliards  que  dégage  cette  transformation  d'un  Empire 
militaire  et  agressif  en  une  démocratie  ramenée  à  la  raison. 

Serrons  les  chiffres  d'un  peu  près.  La  France,  avec  38  mil- 
lions d'habitants,  a  un  budget  ordinaire  de  20  milliards;  la 
parité  pour  l'Allemagne  avec  63  millions  d'habitants  serait  de 
plus  de  33  milliards.  Mais  il  y  a  plus.  Le  chiffre  de  20  milliards 
n'est  pas  celui  qui  représente  les  sacrifices  de  la  France.  Elle 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  un  budget  extraordinaire  de  1  milliards,  dont  beaucoup  de  cha- 
pitres sont  appelés  à  se  reproduire  pendant  de  longues  années  et 
que,  dès  1920,  nous  sommes  appelés  à  fournir,  ce  qui  porte  notre 
total  à  27  milliards.  Dès  lors,  c'est  45  milliards  qui  représente- 
raient, pour  la  population  allemande,  une  charge  équivalente  à 
la  nôtre. 

Voyons  donc  comment  le  compte  s'établit  :  3  milliards  de 
francs  devraient  suffire  aux  dépenses  d'un  pays,  dont  le 
budget  total,  à  l'ordinaire  et  à  l'extraordinaire,  ne  dépassait  pas 
ce  chiffre  il  y  a  une  douzaine  d'années.  En  4906,  il  était  de 
2  400  millions  de  reichsmarks,  lesquels  représentaient  3  mil- 
liards de  francs.  En  admettant  que  la  dépréciation  du  mark  papier 
justifie  une  élévation  de  ce  chiffre,  il  resterait  une  trentaine 
de  milliards  de  revenu  annuel.  Les  Alliés  ont,  pour  leur  créance, 
un  droit  de  préférence  sur  cette  ressource,  qui,  à  elle  seule, 
suffît  à  gager,  au  taux  de  6  pour  100,  un  capital  de  500  milliards, 
au  taux  de  5  pour  100,  un  capital  de  600  milliards  de  francs. 
L'emprunt  qui  aurait  une  priorité  sur  ces  revenus  se  placera 
peut-être  à  un  cours  qui  se  rapprocherait  de  ce  dernier  taux. 
La  voie  est  dès  lors  tracée.  Il  y  a  lieu  de  faire  créer  par  l'Alle- 
magne des  obligations  pour  le  capital  de  sa  dette,  dès  que  le  mon- 
tant en  aura  été  fixé.  N'oublions  pas  qu'en  principe  elle  doit 
être  égale  au  chiffre  des  dommages  constatés  par  la  Commission 
des  réparations  :  que  celle-ci  l'arrête  par  exemple  à  300  mil- 
liards de  francs,  soit  240  milliards  de  marks  or,  cela  ne  cons- 
tituera encore  qu'une  charge  annuelle  de  12  milliards  de  marks 
or  ou  15  milliards  de  francs,  c'est-à-dire  beaucoup  moins  que  le 
revenu  disponible  :  il  y  aurait  une  marge  considérable  pour  la 
différence  de  valeur  entre  le  mark  or  et  le  mark  papier. 

Ces  calculs  sont  fondés  sur  l'hypothèse  où  l'Allemagne  ne 
serait  proportionnellement  pas  plus  imposée  que  la  France,  alors 
qu'envisager  le  cas  où  elle  l'eût  été  davantage  n'aurait  rien  eu 
d'excessif.  Quand  nous  supputons  la  moyenne  des  charges  qui 
pèsent  sur  les  contribuables  français,  nous  comprenons  parmi 
eux  les  infortunés  habitants  des  régions  dévastées,  qui  sont  dans 
l'impossibilité  matérielle  de  payer  la  plupart  des  taxes.  La  part 
des  autres  Français  est  aggravée  d'autant;  et  c'est  au  chiffre 
ainsi  rectifié  et  majoré  qu'il  y  aurait  lieu  de  comparer  les  impôts 
allemands,  afin  de  savoir  s'ils  atteignent  la  limite  minima  fixée 
par  le  traité  de  Versailles, 


LA    JUSTE    PAIX.  180 

Les  pages  qui  précèdent  fournissant  des  points  de  compa- 
raison d'après  lesquels  il  es!  possible  de  faire  une  première 
évaluation  des  facultés  contributives  de  l'Allemagne.  Mais  celles- 
ci  ne  peuvent  être  mathématiquement  déterminées  à  l'avance. 
De  même  que  pendant  les  dernières  années  du  xixe  siècle  et  les 
premières  du  xxe,  la  puissance  économique  de  nos  ennemis  avait 
grandi  à  une  allure  extraordinairement  rapide,  de  même  il  est 
vraisemblable  que,  dans  l'avenir,  leur  fécondité  et  leur  esprit 
de  travail  aidant,  ils  reprendront  cette  marche  en  avant  dans  la 
voie  du  progrès  industriel  et  agricole,  où  ils  étaient  si  énergi- 
quement  entrés. 

Si,  en  l'année  1888,  au  moment  où  Guillaume  II  montait 
sur  le  trône,  un  économiste  prophétisant  eût  énoncé  les  chiffres 
de  la  production  de  l'Allemagne  de  1913,  on  l'eût  traité  de 
visionnaire.  De  même  aujourd'hui  celui  qui  prédirait  la  facilité 
croissante  avec  laquelle  ce  pays  pourra  faire  face  à  l'annuité  des- 
tinée à  éteindre  en  une  période  déterminée  le  capital  de  la  dette 
des  Empires  centraux  et  de  leurs  ex-alliés  vis-à-vis  de  nous, 
étonnerait  beaucoup  de  ses  auditeurs.  Il  est  cependant  probable 
qu'il  aurait  parfaitement  raison.  On  a  effrayé  les  imaginations 
timides  par  le  chiffre  des  centaines  de  milliards  auxquelles 
s'élèvent  les  dommages  causés  aux  Alliés,  comme  s'il  s'agissait 
de  transférer  d'un  seul  coup  un  trésor  métallique  de  cette  impor- 
tance du  patrimoine  des  vaincus  dans  celui  des  vainqueurs.  Le 
problème  ne  se  pose  pas  ainsi.  Il  ne  s'agit  pas  pour  les  Allemands 
de  verser  cette  somme  en  une  fois  ;  nous  ne  leur  demandons 
que  de  s'en  reconnaître  débiteurs,  et  nous  leur  donnons  ensuite 
un  délai  suffisant  pour  en  régi  ir  l'intérêt  et  l'amortissement. 

L'erreur  fondamentale  de  M.  Keynes  et  des  trop  nombreux 
lecteurs  que  ses  développements  ont  égarés,  a  consisté  à  ne  voir 
qu'un  côté  du  problème  et  à  ne  jamais  établir  de  parallèle  entre 
les  charges  de  l'Allemagne  et  celles  des  Alliés.  Il  a  constamment 
raisonné  comme  si,  dans  le  inonde  de  demain,  la  première 
allait  avoir  à  soutenir  la  concurrence  de  peuples  libres  de  toute 
dette,  ne  payant  que  peu  ou  pas  d'impôts,  se  retrouvant,  par  un 
coup  de  baguette  magique,  en  possession  de  leurs  moyens 
d'action  d'avant-guerre.  C'est  le  contraire  de  la  vérité.  En  ce 
qui  nous  concerne,  nous  Français,  nous  avons  montré  l'effort 
financier  que  nous  accomplissons  en  ce  moment  même,  et  nous 
ne  cesserons  de  répéter  que  l'Allemagne,  en  se  bornant  à  établir 


190 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


des  impôts  équivalents  aux  nôtres,  aura  amplement  de  quoi 
s'acquitter  vis-à-vis  de  nous.  M.  Keynes,  dans  une  préface  qu'il 
vient  d'écrire  pour  la  traduction  française  de  son  livre,  déclare 
que  les  événements  qui  S8  sont  succédé  depuis  qu'il  l'a  écrit, 
l'ont  convaincu  que  les  évaluations  qu'il  a  données  des  res- 
sources de  l'Allemagne,  loin  d'être  trop  faibles,  sont  probable- 
ment trop  élevées.  Nous  espérons  avoir  démontré  le  contraire  : 
l'auteur  anglais  a  singulièrement  méconnu  les  forces  écono- 
miques de  nos  ennemis.  Il  les  a  méconnues  au  point  de  vuo 
absolu  et  surtout  au  point  de  vue  relatif.  Il  n'a  établi  de  compa- 
raison ni  entre  l'agriculture  ni  entre  l'industrie  des  Allemands 
et  celles  des  Alliés  et  de  la  France  en  particulier.  Il  n'a  pas  ana- 
lysé le  système  liscal  des  Puissances  dont  il  s'agit  de  faciliter  le 
retour  à  une  vie  normale.  Il  n'a  pas  mis  en  regard  les  unes  des 
autres  les  pertes  en  hommes,  plus  cruelles,  en  quantité  et  en 
qualité,  chez  nous  que  chez  aucun  autre  des  belligérants. 

La  Commission  des  Réparations  n'a  donc  qu'à  poursuivre 
son  œuvre  et  à  faire  exécuter  le  traité  de  Versailles.  Qu'elle 
accélère  tout  d'abord  les  règlements  en  nature,  en  commen- 
çant par  le  charbon.  Qu'elle  exige  la  remise  totale  des 
100  milliards  de  marks  or  de  bons,  qui  n'imposent  à  l' Alle- 
magne qu'une  charge  annuelle  très  inférieure  à  ses  capacités  de 
paiement.  Qu'elle  achève  avant  le  1er  mars  1921,  la  détermination 
du  montant  dû  par  l'Allemagne.  Qu'elle  précise  le  mode  de 
paiement  de  cette  somme.  Quand  l'Allemagne  connaîtra  le  total 
de  sa  dette,  que  chacun  des  Alliés  pourra  faire  état  des  verse- 
ments qui  lui  seront  garantis,  un  premier  et  grand  pas  aura  été 
accompli  dans  la  voie  qui  doit  nous  ramener  à  l'ère  des  budgets 
en  équilibre  et  des  finances  normales.  Plus  nous  étudions  les 
clauses  du  pacte  du  28  juin  1919,  plus  nous  examinons  la  situa- 
tion respective  de  ceux  qui  l'ont  signé,  et  plus  nous  croyons 
avoir  le  droit  de  proclamer,  en  terminant  noire  travail,  que  lo 
titre  que  nous  lui  avons  donné  est  l'expression  même  de  la 
vérité  :  «  La  Juste  Paix.  »  A  peine  juste  pour  les  vainqueurs, 
à  qui  elle  n'assure  qu'une  partie  des  sommes  dépensées  et  à 
dépenser  par  eux;  juste  vis-à-vis  dos  vaincus,  à  qui  elle  n'impose 
que  des  sacrifices  qui  ne  dépassent  pas  leurs  forces. 

Raphaët-Georoes  Lévy. 


REVUE  LITTÉRAIRE 


LES  CONTES   DE  M.  PIERRE  MILLE  (1) 


Un  jour,  M.  Pierre  Mille  était  à  Constantinople.  On  le  mena  chez 
un  hodja.  Ce  très  saint  homme  avait  passé  quarante  années  dans  une 
petite  chambre  de  dix  pieds  carrés  à  méditer  sur  les  attributs  et  la 
gloire  de  Dieu.  Il  y  avait  quant jite  années  que  le  très  saint  homme 
était  là;  et  il  continuait  sa  méditation.  Dans  la  chambre,  on  ne 
voyait  pas  d'autres  objets  qu'une  écuelle,  une  natte,  un  tapis  de 
prières  et  le  foyer  dont  les  cendres  étaient  froides.  Non  loin  de  ce 
réduit,  le  paysage  est  le  plus  beau  du  monde,  la  Corne  d'Or  et  les  col- 
lines de  Scutari,  les  merveilles  de  la  lumière  qui  joue  avec  l'air  et 
l'eau.  M.  Pierre  Mille  demanda  au  bonhomme  s'il  n'avait  aucune 
envie  de  regarder  ces  merveilles  et  s'il  n'admettait  pas  que  la  contem- 
plation d'une  telle  beauté,  qui  est  l'œuvre  de  Dieu,  fût  en  quelque 
sorte  une  prière;  le  bonhomme  n'aimerait-il  point  à  sortir,  à  se  pro- 
mener et  à  voyager  ?  «  De  l'air  patient  que  prend  un  maître  avec  un 
enfant  qui  ne  comprend  pas,  »  le  bonhomme  répondit  :  «  Pourquoi 
faire?  Regarde  cette  cendre,  dans  le  foyer.  Allah  y  est,  puisqu'il  est 
partout.  Je  regarde  cette  cendre.  »  Pareillement,  on  lit  dans  V Initia- 
tion de  Jésus-Christ  :  «  Que  pouvez-vous  voir  ailleurs,  que  vous  ne 
voyiez  où  vous  êtes?  Voici  le  ciel,  la  terre,  les  éléments  :  eh!  bien, 
c'est  d'eux  que  tout  est  fait.  Quand  vous  verriez  toutes  choses  à  la  fois, 

(1)  Trois  femmes  (Calmann-Lévy).  Du  même  auteur,  De  Thessalie  en  Crète 
(Berger-Levrault),  Au  Congo  belge  (Colin)  ;  Sur  la  vaste  terre,  Barnavaux  et  quel- 
ques femmes,  La  biche  écrasée,  Caillou  et  Tili,  Louise  et  Barnavaux,  Le  monarque. 
Sous  leur  dictée,  Nasr'eddine  et  son  épouse  (Calmann-Lévy)  ;  Quand  Panurge  res- 
suscita, L'enfant  et  la  reine  morte  (Cahiers  de  la  Quinzaine)  ;  Paraboles  et  diver- 
sions (Stock);  En  croupe  de  Bellone  et  Le  bol  de  Chine  (Crès). 


192 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


que  serait-ce,  qu'une  vision  vaine?  »  Jules  Lemaître  avait  besoin  de 
se  rappeler  ces  maximes  d'une  sagesse  incontestable,  pour  redevenir 
casanier  sans  regret,  quand  la  lecture  de  Loti  l'avait  tenté  de 
connaître  les  pays  estranges  et  d'agrandir  par  ce  moyen  son  rêve 
de  la  vie. 

Or,  Jules  Lemaître  songeait  :  «  Loti  sera  un  des  rares  hommes 
qui  auront  habité  toute  une  planète;  moi,  je  mourrai  n'ayant  habité 
qu'une  ville,  tout  au  plus  une  province!  »  Mais,  le  chagrin  que  cette 
pensée  lui  procurait,  Y  Imitation  l'en  consolait,  parce  qu'au  surplus  il 
n'aimait  pas  le  remuement.  L' Imitation  ni  les  propos  ou  l'exemple 
d'un  hodja  qui  depuis  quarante  ans  négligeait  de  regarder  le  paysage 
de  la  Corne  d'Or  pour  contempler  la  cendre  d'un  foyer  toujours 
éteint  n'ont  persuadé  M.  Pierre  Mille,  grand  voyageur  et  qui  s'est  pro- 
mené par  tous  les  chemins  d'ici-bas.  Il  faut  à  la  sagesse,  pour  nous 
convaincre,  une  coïncidence  de  ses  maximes  et  de  nos  prédilections. 

M.  Pierre  Mille  a  parcouru  la  «  vaste  terre,  »  l'Asie,  l'Afrique  ;  et 
plusieurs  de  ses  voyages  lui  mériteraient  le  renom  d'un  explorateur. 
Il  a  publié  quelque  douze  volumes  de  contes  charmants  ou  admi- 
rables; mais  il  est  beaucoup  plus  fier  de  savoir  que  l'Atlas  Yidal- 
Lablache  fait,  pour  le  Tonkin,  mention  d'un  itinéraire  de  lui,  dans  la 
région  septentrionale  et  vers  la  frontière  de  Chine.  On  doit  compter, 
parmi  ses  œuvres  importantes,  deux  études  qu'il  a  données  en  1899  et 
en  1903  aux  très  savantes  Annales  de  géographie  :  l'une  qui  a  trait  aux 
Colonies  juives  et  allemandes  de  Palestine,  l'autre  à  divers  projets  de 
canaux  de  navigation  et  d'irrigation  en  Indo-Chine.  Ce  sont  de  remar- 
quables études,  riches  d'information  nouvelle  et  de  chiffres  éloquents, 
dépourvues  de  toute  ironie  et  de  plaisante  gaieté.  A  peine  y  recon- 
naît-on par  endroits  l'ingénieux  écrivain  dont  le  badinage  est  célèbre. 
Pour  expliquer  ce  que  furent,  au  commencement,  les  colonies  alle- 
mandes qu'avait  conduites  en  Palestine  un  Wurtembergfois  nommé 
Hoffmann,  prêcheur  mystique  et  annonciateur  du  dernier  jour,  il  les 
appelle  des  «  couvents  de  gens  mariés»  ou  communautés  de  «  moines 
qui  se  reproduisent.  »  D'ailleurs,  le  gouvernement  de  Berlin  ne  négli- 
geait pas  de  seconder  ces  colonies  plus  ou  moins  religieuses,  quel- 
ques centaines  d'individus  qui  bientôt  lui  seront  une  base  d'influence. 
M.  Pierre  Mille,  voici  vingt  ans  de  cela,  notait  l'intrusion  d'un  élé- 
ment boche  dans  un  pays  où  nous  avions  de  bonnes  raisons  de  nous 
croire  prépondérants.  «  Peut  être  la  France...  »  ajoutait-il:  et  il  invi- 
tait nos  maîtres  à  profiter  de  cet  avertissement. 

Ses  études  relatives  au  Congo  belge  ont  encore  plus  de  portée.  Il 


BEVUE    LITTÉRAIRE.  193 

examine  l'étonnante  réussite  du  Congo  belge,  puis  la  valeur  écono- 
mique du  Congo  français  :  il  montre  la  faiblesse  de  nos  arrangements 
administratifs  et  insiste  sur  la  nécessité  de  créer  de  grandes  exploita- 
tions commerciales  et  agricoles.  Il  trace  le  plan  d'une  politique  fran- 
çaise coloniale,  et  non  copiée  sur  la  politique  léopoldienne,  mais  qui 
aurait  à  ne  pas  méconnaître  l'enseignement  que  l'expérience  du  voi- 
sin propose.  Et,  par  bonheur,  ce  n'est  pas  mon  affaire  de  discuter  ses 
arguments  et  de  savoir  si  l'on  aurait  dû  suivre  ses  conseils.  Mais  il 
fallait  noter  ce  caractère  de  son  œuvre  :  elle  est  sérieuse  et  active 
d'abord. 

Ne  l'est-elle  [dus,  à  partir  du  moment  où  M.  Pierre  Mille,  collabo- 
rateur aux  Annales  do  géographie  et  l'auteur  d'un  essai  sur  la  coloni- 
sation commerciale  et  industrielle  en  Afrique,  devient  un  conteur  des 
plus  attrayants?  Certes  il  change  de  gravité.  Il  semblera  frivole  quel- 
quefois et  le  sera  plutôt  en  apparence  que  tout  de  bon.  Les  problèmes 
coloniaux  n'auront  pas  fini  de  l'intéresser.  Seulement,  il  lui  plaira  de 
les  traiter  d'une  autre  manière;  et,  par  exemple,  il  chargera  son 
magnifique  Barnavaux,  plein  de  bon  sens  et  d'une  compétence  éprou- 
vée, d'énoncer  quelques-unes  de  ses  idées,  avec  un  dogmatisme  et 
un  entrain  que  l'on  n'ose  pas  montrer  comme  de  soi. 

A  la  terrasse  d'un  petit  café  sis  au  coin  du  boulevard  Montpar- 
nasse et  de  la  rue  du  Cherche-Midi,  Barnavaux,  sergent  d'infanterie 
coloniale,  et  M.  Pierre  Mdle  voient  passer,  qu'on  traîne  sur  un  fardier 
cahotant,  la  masse  d'une  statue  énorme  en  plâtre  et  dont  le  sommet 
dépasse  la  cime  des  arbres  :  c'est  pour  le  Salon  d'automne.  Et,  sym- 
bole de  la  France  occupée  à  civiliser  un  peuple  barbare,  un  soldat  de 
l'infanterie  coloniale  «  relève  de  la  main  droite  une  petite  négresse 
aux  chaînes  brisées,  tandis  que  de  la  gauche  il  brandit  un  fusil  mo- 
dèle 80.  »  Voilà  votre  portrait,  dit  à  Barnavaux  M.  Pierre  MUle;  et  ça 
doit  vous  faire  plaisir.  «  C'est  idiot!  répondit  Barnavaux;  c'est  com- 
plètement idiot!  »  Ce  monument,  du  salon  d'automne,  ira  orner  une 
place  publique,  dans  l'une  de  nos  colonies  africaines.  Eh!  bien, 
remarque  Barnavaux,  «  quand  on  montre  un  blanc  aux  indigènes,  il 
faut  que  ce  soit  un  grand  blanc,  un  chef,  avec  des  galons,  la  croix  de 
la  Légion  d'honneur,  et  qu'il  ait  une  grande  barbe,  autant  que  pos- 
sible, la  barbe  étant  ce  qu'ils  respectent  le  plus  au  monde,  parce  qu'ils 
n'en  ont  pas.  »  Et  puis,  quelle  idée  de  représenter  le  peuple  barbare 
sous  les  traits  d'une  femme?  Ces  Africains  méprisent  les  femmes  et 
ne  comprendront  pas  que  celle-ci  soit  l'image  de  leur  patrie.  Cette 
femme  est  nue.  «  Il  n'y  a  pas  un  pays  hors  d'Europe,  pour  croire  que 
tome  lviii.  —  192U.  13 


194  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  nu  soit  une  beauté;  »  les  indigènes  africains  trouvent  le  nu  obscène 
et  matière  à  plaisanterie  :  une  femme  nue  est,  à  leurs  yeux,  une  pau- 
vresse ou  une  esclave  de  guerre.  Alors,  qu'est-ce  que  sera  cette  allé- 
gorie de  la  France  très  civilisatrice,  pour  un  Peuhl  ou  un  Bambara? 
Ce  sera  «  Barnavaux  quia  fait  captifs  beaucoup  bon, après  avoir  cassé 
village.  »  Et  telle  n'était  l'intention  généreuse  ni  de  l'artiste,  ni  du 
gouvernement  de  la  métropole.  Le  monument  sera-t-il  en  marbre?  iM 
le  Bambara  ni  le  Peuhl  n'admettront  que  la  négresse  soit  blanche.  En 
bronze?  Ils  n'admettront  pas  que  le  blanc  ne  soit  pas  blanc.  Barna- 
vaux raconte  qu'à  Saint-Louis  du  Sénégal  on  a  dressé  sur  la  grand'» 
place  une  statue  en  bronze  de  Faidherbe  et  que  les  soldats  sénégalais 
la  comprennent  ainsi  :  le  colonel  Faidherbe  était  un  noir,  et  qui  a 
fait  la  guerre  aux  blancs  ;  il  a  cassé  les  blancs  et,  vous  le  voyez  l'épée 
à  la  main,  il  menace  la  maison  du  gouverneur.  Et  Barnavaux,  qui 
regarde  le  monument  de  la  civilisation  française  brinqueballer  sur  les 
pavés  du  boulevard,  conclut  avec  simplicité  :  «  Si  ça  se  casse  avant 
d'aï  river,  ce  ne  sera  pas  un  mal  pour  les  colonies  !  » 

Bref,  nos  meilleurs  gouvernements  connaissent  mal  les  colonies, 
ou  bien  ne  les  connaissent  pas  du  tout.  Et  l'on  commet  mille  bévues, 
faute  de  savoir.  On  ne  sait  pas,  on  ne  sait  rien.  De  telles  erreurs 
suffisent  à  fausser  toute  l'administration  coloniale,  à  saboter  (pour 
ainsi  dire)  tout  l'immense  effort,  coûleux.  et  qui  serait  facilement  si 
fécond,  de  la  France  aux  pays  noirs  ou  jaunes.  Barnavaux  ne  l'en- 
voie ]  as  dire  à  de  gros  personnages  très  ignorants  et  qui  ont  sou- 
vent de  bonnes  intentions. 

Qui  est  Barnavaux?  «  C'est  un  homme  que  j'aime!  Je  l'ai  trouvé 
pour  la  première  fois  sur  ma  route,  et  sur  le  sentier  de  la  guerre,  à 
Madagascar.  Je  l'ai  revu  au  Soudan,  puis  en  Crète,  puis  à  Pho  Ban, 
plus  loin  que  tous  les  diables  de  la  Chine,  sur  la  frontière  du  Tonkin. 
Et  si  vous  saviez  comme  il  est  terré  sur  le  Savoir-vivre  I  Sommes- 
nous  sans  témoins  :  il  cause  avec  moi  comme  un  égal.  Y  a-t-il  du 
moiiue  :  il  me  traite  en  supérieur.  Et  quand  il  est  tout  seul,  il  me 
méprise  profondément  pour  toutes  les  choses  que  j'ignore  et  où  il 
est  maître  :  voler  des  poules,  acheter  du  riz  à  la  foire  d'empoigne, 
construire  une  case,  en  bambous,  briques,  pierres  ou  boites  de  sar- 
dines vides,  faire  ami  avec  les  Sénégalais,  qui  sont  les  plus  braves 
soh"  i-  de  la  terre,  et  pourtant  taper  sur  les  nègres,  fabriquer  des 
k.i  us -ventrières  de  selle  avec  des  mèches  de  lampes  i  pétrole,  mon- 
ter à  i  iieval,  mais  préférer  le  palanquin,  administrer  des  provinces, 
->-  ça  consiste  à  faire  rentrer  l'impôt,  dit-il  simplement,  —  tremper 


REVUE    LITTi-.nuui; 


10:; 


la  soupe,  manger  tout  ce  qui  se  mange,  et  boire  tout  ce  qui  s  boit, 
spécialement  l'absinthe.  »  Qu'est-ce  que  Barnavaux  ?  Un  bon  me  <j ni 
sai  faire  ce  qu'il  s'est  promis  de  faire.  Et  qu'est-ce  que  Barnavaux? 
Le  contraire  d'un  maladroit,  M.  Pierre  Mille  l'aime  et  l'estime  pour 
eela. 

C'est  qu'à  l'opinion  de  M  Pierre  Mille,  telle  que  toute  -on  œuvre 
la  révèle,  la  u  .Iresse  est,  en  ce  monde,  et.  en  Europ"  aulant 
qu'ailleurs,  la  calamité  la  pir.  :  cette  maladresse  qui  vient  de  ce  que 
les  gens  sont  lies  mal  informés  les  conditions  de  leur  activité.  Ils 
ae  savent  pas!  Et,  honnêtes  parfois,  ils  courent  le  risque  d'avoir  plus 
J'inconvénients  que  des  canailles.  Ce  qu'ils  ignorent,  c'est  un  peu 
toutes  choses,  et  notamment  les  âmes  de  leurs  partenaires  ou  de 
leurs  ennemis,  les  âmes  de  leurs  interlocuteurs.  La  conséquence  :  une 
administration  coloniale  à  contre-sens;  plus  généralement,  une 
quel  elle  inu  le  et  absurde  et  la  grande  misère  des  amis  séparés,  des 
amants  infidèles  et  des  ménages  tout  en  haine.  Un  beau  jour,  Bar- 
navaux  s'est  marié,  ou  peu  s'en  faut.  Il  a  choisi  pour  compagne  de 
sa  destinée  aventureuse  une  Louise,  douce  et  bonne.  Louise  et  Bar- 
navaux  ont  un  enfant  ;  Louise  et  Barnavaux  sont  un  excellent  mé- 
nage. Mais  l'enfant  meurt;  et  Barnavaux  a  une  sorte  de  chagrin  qui 
est  la  sienne  :  Luuise  a  une  autre  sorte  de  chagrin.  La  tristesse  a  des 
nuances  très  fines  que  la  gaité  ne  parait  point  avoir.  Et,  dès  la  mort 
de  son  enfant,  Barnavaux  ne  souhaite  que  de  s'en  aller  ;  où.  donc? 
n'importe  où!  On  lui  demande:  «Barnavaux,  pourquoi  ne  restez- 
vous  pas  avec  Louise  ?  »  Et  il  répond  :  «  Je  ne  peux  pas  !  »  Il  aime 
cependant  Louise  plus  que  jamais.  Seulement,  il  pense  au  malheur 
qui  est  arrivé  :  ça  lui  fait  si  mal  qu'il  a  besoin  d'en  parler  :  à  qui  ? 
mais  à  Louise  !  «  Elle  ne  répond  pas  de  la  même  façon  ;  elle  ne 
pense  pas  les  mêmes  choses,  quand  nous  pensons  à  la  même  chose... 
C'est  à  ce  moment  là  qu'on  est  le  plus  seul,  parce  qu'on  suit  son 
idée,  qui  ne  peut  pas  être  l'idée  de  l'autre.  Je  ne  savais  pas  ça.  Mais 
c'est  sur  ;  et  il  est  impossible  que  ce  ne  soit  pas  comme  ça!  »  Et 
va-t-il  abandonner  Louise?  Non,  certes!  «  Seulement,  on  ne  pourra 
se  revoir  que  quand  on  aura  perdu  chacun  le  dessus  de  ses  idées,  le 
plus  fort.  Il  en  restera  toujours  assez,  après,  qui  ne  seront  encore 
qu'à  nous  deux,  pour  qu'on  soit  plus  pareil  ens»  ..<ble  qu'avec  tous  les 
autres.  »  Barnavaux  a  de  subtiles  délicatesses  du  cœur  et  de  l'esprit. 
Les  mots  lui  manmeut  pour  exprimer  tout  le  détaU  de  sa  peine, 
mais  non  l'âme  pour  le  sentir.  Il  a  vu,  dans  les  pays  de  la  guerre 
continuelle,  l'hostilité  des  peuples  et  des  races  ;  et  puis,  rentré  dans 


196 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


son  pays,  il  a  senti  l'étrangeté  d'un  être  parmi  ceux  qui  ont  le  mieux 
l'air  de  mériter  le  nom  de  ses  semblables.  M.  Pierre  Mille,  qui  est  un 
peu  l'élève  de  son  Barnavaux  et  qui  lui  doit  une  part  de  sa  philoso- 
phie, —  mais  Barnavaux  lui  doit  l'existence,  —  M.  Pierre  Mille,  au 
retour  de  ses  longs  voyages,  a  peint  de  la  même  façon  la  polémique 
des  races  et  le  malentendu,  presque  toujours  cruel  et  ridicule  aussi, 
des  âmes  que  l'amitié  ou  l'amour  ne  dispensent  pas  d'être  igno- 
rantes les  unes  des  autres. 

Ce  malentendu  est  analysé  avec  beaucoup  d'art  et  une  tendre  jus- 
tesse dans  La  passion  d' Amanda  Mangin,le  deuxième  des  contes 
qu'il  a  récemment  réunis  sous  le  tilre  de  Trois  femmes.  Cette  Amanda 
Mangin  est  une  jeune  fille  pauvre.  Elle  essaye  de  gagner  sa  vie  en 
taisant,  à  la  Bibliothèque  nationale,  des  copies  ou  des  traductions 
pour  les  érudits  opulents.  Et  elle  s'est  éprise  de  l'un  de  ses  clients, 
qui  s'appelle  André  Snyder,  et  qui  n'a  point  de  méchanceté  ni  de 
perversité.  Il  ne  l'aime  point,  à  vrai  dire;  mais  il  est  curieux  d'elle. 
Amanda,  ce  qu'elle  donnerait  et  ce  qu'elle  donne  sans  qu'il  songe 
à  s'en  apercevoir,  c'est  tout  un  immense  amour.  Il  aurait  pitié  d'elle  : 
et  elle  ne  veut  pas  de  pitié.  Elle  disparaît.  Elle  va,  s'établir  à  Cam- 
bridge. Et  des  années  passent.  Avant  de  partir,  elle  n'a  pas  revu 
André.  Elle  lui  a  écrit  et  l'a  prié  de  l'oublier,  de  se  marier  :  puis, 
quand  il  aurait  une  fille,  ne  voudrait-il,  en  souvenir  d'elle  et  bien 
qu'elle  ne  demande  que  l'oubli,  appeler  cette  petite  enfant  Amy, 
comme  on  l'appelait  dans  sa  petite  enfance?  Vient  la  guerre,  dix  ans 
plus  tard.  André  est  tué.  Elle  l'apprend.  Elle  ne  pleure  pas  :  depuis 
longtemps,  pour  elle,  André  est  dans  l'éternité.  Elle  s'informe  : 
André  laissait  une  veuve  et  deux  filles  ;  aucune  de  ses  filles  ne 
s'appelait  Amy.  Elle  dit  :  «  C'est  dommage  !  »  Tout  ce  qu'elle  a  d'é- 
conomies, elle  l'emploie  à  des  achats  de  bijoux  et  de  bonbons  qu'elle 
envoie  aux  deux  filles  d'André,  lesquelles  ni  leur  mère  ne  savent  que 
ces  cadeaux  sont  d'elle  et  ne  savent  qu'elle  existe.  On  lui  reproche 
tant  do  libéralités  qui  l'appauvrissent.  Elle  sourit  :  «  Je  n'ai  besoin 
de  rien,  »  dit- elle.  Et  elle  meurt,  quelques  mois  après  :  dans  le 
silence  de  ses  derniers  jours,  elle  disait  seulement  :  «  C'est  bien  ! 
C'est  très  bien,  ainsi!  »  On  la  trouvait  singulière;  on  ne  comprenait 
pas,  tout  en  l'aimant,  qu'elle  avait  été  malheureuse  et  qu'elle  était 
morte  de  sa  singularité. 

Les  peuples  entre  eux  et  les  races,  les  amants  et  leurs  maîtresses, 
les  maris  et  leurs  femmes,  sont  ennemis  involontaires,  à  force 
d'étrangeté.  Ce  qui  les  sépare  est  l'ignorance  où   ils  sont  les  uns  des 


REVUE    LITTERAIRE.  197 

I  autres  ;  c'est  l'erreur  qu'ils  n'arrivent  pas  à  ne  point  commettre  :  et 
c'est  le  mensonge. 

La  quantité  de  crime  et  de  chagrin  qu'il  y  a  en  ce  monde  résulte 
du  mensonge.  El  M.  Pierre  Mille  n'est  pas  un'de  ces  réformateurs  qui 
se  proposent  d'amender  le  genre  humain  ni  de  lui  rendre  la  vie  à 
jamais  délicieuse.  Il  ne  compte  pas  corriger  l'univers,  j Mais  tout  ce 
qu'il  a  vu  de  fausseté  par  le  monde  lui  a  donné  le  goût  très  vif  et  la 
passion  de  la  vérité.  Son  art  de  conteur  est  marqué  de  cette  passion. 
Quand  il  examinait,  en  Palestine  ou  au  Tonkin,  les  colonies  alle- 
mandes ou  le  système  des  canaux  les  plus  opportuns,  il  apportait  à 
son  étude  la  méthode  la  plus  attentive  et  n'épargnait  point  une 
recherche  méticuleuse.  Dans  la  relation  de  son  voyage  au  Congo 
belge,  il  a  noté  ce  qu'il  a  vu,  il  s'est  méfié  de  ce  qu'on  lui  racontait 
et  il  écrit  :  «  Je  ne  comprends  que  ce  que  j'ai  vu.  »  C'est  pour  avoir 
vu,  pour  avoir  compris  et  pour  être  sûr,  qu'il  a  subi  les  dures 
fatigues  des  chevauchées,  des  marches  et  des  navigations  en  pays 

I  redoutables.  Au  printemps  de  l'année  1897,  il  a  suivi  l'armée  turque 
à  la  guerre  et  il  a  rapporté  de  son  expédition  1res  incommode  ce 
charmant  livre,  De  Thessalie  en  Crète,  où  abondent  lesbeaux  paysages, 
les  anecdotes  significatives  et  les  renseignements  précieux.  Il  expli- 
quait la  guerre  et  il  n'a  pas  fait  de  la  stratégie  son  étude  particu- 
lière. Il  exposait  la  situation  créée  par  l'intrigue  des  diplomates  et  il 
n'était  pas  dans  le  dernier  secret  des  chancelleries  balkaniques.  Du 
moins,  disait-il,  «  je  me  suis  gardé  de  rien  tirer  de  mon  propre 
fonds,  ayant  tâché  seulement  d'éviter  les  gens  qui  mentent.  Je  peins 
ou  je  répète  ce  que  j'ai  entendu,  en  classant  les  faits  et  les  êtres, 
en  les  plaçant  de  façon  qu'ils  s'éclairent  réciproquement.  »  La  mise 
en  contact  des  gens  et  des  événements  équivalait  à  une  sorte  de 
contrôle;  et  beaucoup  de  prudence  donnait  le  plus  de  vérité  possible. 
Conteur  ensuite,  il  eut  le  même  souci  de  la  vérité.  Il  raconte,  dans 
Bnrnavnuv  et  quelques  femmes,  l'histoire  de  Marie-faite-en-fer,  une 
fille  de  rien  qu'on  a  menée  à  Port-Ferry  et  qui  là-bas  continue  d'être 
une  fille  de  rien,  mais  une  espèce  de  sainte  aussi,  dévouée  jusqu'à 
l'héroïsme  et  bonne  jusqu'à  l'oubli  complet  de  soi.  C'est  une  extraor- 
dinaire histoire  et  telle  qu'il  y  en  a  dans  les  vieux  livres  de  légendes. 
«  Et  je  ne  veux  pas  affirmer  qu'elle  mourut  d'amour.  Il  est  très  vrai 
qu'on  meurt  quelquefois  d'amour;  mais  je  ne  veux  rien  dire  dont  je  ne 
sois  tout  à  fait  sûr  ;  et  si  la  grande  passion  pour  le  major  Roger,  que 
Marie-faite-en-fer  entretint  silencieusement  dans  son  cœur,  fut  pour 
quelque  chose  dans  sa  fin,  elle  ne  l'a  jamais  avoué  à  personne  et  c'est 


108  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  spcrel  qu'elle  a  emporté.  »  L'hagiographe  de  Marie-faite-en  fer  se 
forait  scrupule  d'ajouter  à  la  vérité  nul  ornement  et  refuse  d'  «  altérer 
par  aucun  mensonge  une  histoire  si  simple,  où  l'on  rougirait  de 
mettre  de  l'art  et  des  mots  qui  ne  seraient  pas  tous  vrais.  »  Dans  le 
recueil  intitulé  Sur  la  vaste  terre,  il  raconte  une  histoire  de  Chinois 
qu'on  avait  embauchés  pour  construire  un  chemin  de  fer  au  Congo  et 
qui  ont  pris  la  fuite  et  qui,  espérant  trouver  au  bout  de  leur  course 
africaine  la  Chine,  se  sont  enfin  perdus  :  «  Il  ne  faut  pas  dire  comment 
ils  moururent,  il  ne  faut  pas  écrire  pour  écrire.  Ils  sont  morts,  n'est-ce 
pas  ?  et  voilà  tout  et  ils  allaient  vers  le  soleil!  »  C'est  une  histoire 
vraie,  que  M.  Pierre  Mille  a  connue  quand  il  voyageait  dans  le  Congo 
belge  :  il  l'a  ensuite  présentée  sous  la  forme  d'un  conte  ;  mais  il  a  un 
grand  soin  de  ne  pas  la  dénaturer.  Plus  que  jamais  il  est  content,  s'il 
peut  écrire  :  «  Il  n'y  a  rien  dans  ce  qu'on  va  lire,  que  l'expression 
d'une  chose  vue,  d'une  chose  nue.  Aucune  fiction,  aucune  péripétie: 
la  réalité  insensible  et  cruelle.  »  A  cause  de  ce  grand  amour  qu'il  a 
pour  la  plus  simple  vérité,  il  juge  sévèrement  une  certaine  poésie  et 
le  romantisme.  A  propos  de  Louise  qui  sera  bientôt  la  maîtresse  de 
Barnavaux  et  qui  ajourne  l'échéance,  il  note  que,  l'on  a  beau  dire, 
nulle  femme  ni  même  un  homme  ne  tombe  à  n'être  exactement  qu'un 
animal  :  «  Nous  le  saurions  mieux,  si  nous  n'étions  gâtés  par  cent  ans 
de  littérature  anti-humaine.  »  Et,  à  propos  d'un  petit  garçon  qu'il 
mène  au  bord  de  la  mer  et  qu'il  s'attend  qui  soit  bien  étonné  devant 
cette  infinité  bleue,  il  note  :  «  Cent  ans  de  littérature  romantique 
nous  ont  fait  l'esprit  assez  faux...  »  Mais,  le  petit  garçon  qui  n'est  pas 
étonné  remarque  seulement  que  cette  eau  est  une  rivière  qui  n'a  qu'un 
bord.  Et  voilà  démenties  les  farces  du  lyrisme  accoutumé. 

Au  romantisme,  —  et  l'on  n'est  pas  juste  pour  le  romantisme,  en 
ce  moment  :  ce  n'est  qu'un  moment  à  passer  —  M.  Vierre  Mille 
pré  re  la  vérité.  Il  sait,  d'ailleurs,  ce  qu'a  son  goût  d'un  peu  bizarre 
et  de  paradoxal.  Il  a  écrit,  dans  le  Monarque,  où.  l'on  voit  d'aimables 
m  i  i  honaux  jouer  gentiment  avec  le  mensonge  :  «  L'amour  de  ce  qui 
n  est  pas,  seule  joie  de  ce  misérable  univers  !...  »  Il  a  constaté  que 
les  enfants,  les  nègres  et  les  poètes,  —  les  autres  personnes  aussi,  — 
ne  font  aucune  différence  digne  d'être  examinée  entre  un  simulacre 
et  la  réalité.  Car, dit-il  autre  part,  «  tout,  chez  nous,  vient  des  mots;  » 
et  les  mots  sont  les  simulacres  des  idées  ;  et  les  idées  sont  les  simu- 
la -l'es  des  choses;  et  nous  sommes  séparés  des  choses  parle  double 
simulacre  des  idé*s  et  des  mots.  Que  faire  ?... 

M.  Pierre  Mille  est-il  un  réaliste?  Oui  ;  en  quelque  sorte  !  Mais  un 


HE\  l  H    LITTERAIRE. 


!  99 


réaliste  averti  de  la  difficulté  de  son  art.  Au  surplus,  la  plupart  des 
romanciers  que  l'on  appelle  réalistes  sont  plus  exactement  des  roman- 
tiques dépravés  ou  qui  ont  mal  tourné.  D'autres  tâchent  de  peindre  la 
réalité  ;  mais,  s'ils  ne  l'ont  que  la  copier,  tout  est  perdu. 

Le  petit  garçon  que  M.  Pierre  Mille  a  mené  au  bord  de  la  mer 
possède  un  petit  bateau  grand  comme  la  main,  le  fait  voguer  dans 
une  llaque  et  lui  inflige  des  tempêtes  :  «  Des  cailloux  disposés  par 
lui-même  formèrent  un  port,  des  quais,  des  bassins;  au  large,  il  avait 
ménagé  des  récifs.  En  rapetissant  les  choses,  il  s'était  efforcé  d'en 
obtenir  une  image  nette.  C'est  le  procédé  naturel  de  l'esprit  humain.  » 
Le  petit  garçon  qui,  sans  le  savoir,  est  un  artiste,  nous  invite  à  ne  pas 
méconnaître  l'esthétique  la  plus  recommandable  et,  en  somme,  les 
procédés  de  l'art  le  plus  honnête.  Il  s'agit  de  voir,  et  non  de  copier 
tout  au  juste  ;  on  n'y  parvient  pas  :  mais  de  rapetisser  l'univers  et  de 
le  mettre  aux  dimensions  de  notre  intelligence  attentive.  Ainsi,  nous 
atteignons  le  plus  de  vérité  possible.  Et  M.  Pierre  Mille,  qui  ne 
dédaigne  pas  d'emprunter  à  son  Barnavaux  une  part  de  sa  philo- 
sophie, ne  dédaigne  pas  non  plus  d'emprunter  à  ce  petit  garçon  qui 
joue  au  bord  de  la  mer  les  principes  d'un  autre  jeu  qui  est  le  jeu  de 
peindre  ou  d'écrire.  Il  n'a  guère  donné  de  romans  ;  ses  quelques 
volumes  qui  s'appellent  romans  sont  des  contes  liés  ensemble  par  un 
stratagème  narratif  auquel  je  crois  qu'il  ne  tient  pas  beaucoup.  Un 
long  roman  supposerait  qu'on  a  su  attraper  une  grande  étendue  de 
réalité  :  quelle  ambition,  souvent  déçue  !  ou  bien,  ce  qui  manque  de 
réalité  auibentique,  on  l'a  remplacé  par  de  vaines  supercheries  ou 
imaginations.  Le  conte,  si  bref,  a  plus  de  chances  de  ne  point  offenser 
la  vérité  :  il  l'a  rapetissée,  —  je  n'entends  pas  qu'il  l'ait  faussée,  en  la 
diminuant,  —  pour  la  mieux  peindre  après  l'aAroir  mieux  vue.  Et  les 
contes  de  M.  Pierre  Mille  sont  de  la  vérité  courte  et  parfaite. 

M.  Pierre  Mille,  qui  étudie  le  petit  garçon  que  je  disais,  ne  résiste 
pas  au  désir  de  le  comprendre  et  peu  à  peu  vient  à  composer  une 
hypothèse  trop  compliquée.  La  mère  de  ce  petit  garçon  le  lui  reproche 
et  doucement  lui  dit:  «  A  force  de  parler  de  Caillou...  »  c'est  le  nom 
de  cet  en'ant...  «  d'arranger  ses  mots,  de  raisonner  dessus,  de  vous 
livrer  à  ce  travail  nécessaire  mais  si  dangereux  qui  est  le  vôtre,  et  qui 
consiste  à  reconstituer  la  nature,  à  refaire  un  être  tout  entier  avec  les 
quelques  fragments  épars  que  vous  en  avez  découverts,  vous  vous 
imaginez  que  c'est  vous  qui  avez  créé  mon  fils!...  »  En  d'autres 
termes,  un  artiste  n'a  pas  à  copier  seulement  la  nature,  à  copier  des 
fragments  épars  de  la  nature  :  l'immense  nature  échappe  aux  entre- 


^00  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

prises  de  l'intelligence  humaine.  Et  la  simple  copie  des  fragments  de 
la  vérité  n'est  rien  :  ce  qu'il  y  manque,  c'est  la  vie.  Et  il  faut  donc 
que  l'image  soit  une  création.  Mais  alors  le  péril  est  de  créer  avec 
une  désinvolture  involontaire  une  image  qui  ne  sera  plus  la  vérité. 

L'art  demande  une  habileté  à  laquelle  on  serait  fou  de  renoncer 
sous  le  prétexte  qu'on  s'est  promis  de  ne  pas  intervenir,  comme  si  l'on 
espérait  donner  ainsi  d'une  façon  plus  exactement  pure  la  vérité  que 
l'on  a  vue  et  prise.  Mais  il  importe  que  cette  habileté  n'aille  point  à 
modifier  la  vérité.  Voilà  l'extrême  difficulté  de  l'art  auquel  M.  Pierre 
Mille  se  consacre. 

Comment  résoudre  une  telle  difficulté?  M.  Pierre  Mille  est  un 
observateur  assidu.  En  outre,  il  sait  que  nous  avons  à  craindre  de 
voiler  par  notre  méditation  l'objet  de  notre  examen.  Pour  éviter  ce 
pire  inconvénient,  il  se  fie  à  la  prompte  divination  que  réussit  assez 
bien  l'esprit  dès  sa  mise  en  contact  avec  la  vérité.  A  ce  (moment,  l'es- 
prit n'a-t-il  pas  sa  fraîcheur?  Et  la  surprise  l'a  mis  en  éveil  :  il  sait 
voir.  Il  devra  ensuite  élaborer  les  documents  qu'il  aura  saisis  d'un 
coup  preste  et  heureux  :  mais  il  redoutera  surtout  de  leur  ôter  leur 
vivacité.  Un  art  qui  réunit  à  la  spontanéité  la  méditation,  sans 
que  l'une  étouffe  l'autre,  une  spontanéité  intelligente,  c'est  l'art  de 
M.  Pierre  Mille,  où  il  est  passé  maître. 

Les  images  de  vérité  qu'un  artiste  réalise  dépendent  delà  vérité, 
mais  ne  dépendent  pas  moins  de  l'artiste.  Une  image  sur  un  miroir 
dépend  de  l'objet  qui  se  reflète,  et  aussi  du  miroir  :  mais  l'âme 
d'un  artiste,  si  elle  est  un  miroir,  est  un  miroir  qui  compose,  arrange 
et  colore  l'image.  Conséquemment,  une  esthétique  revient  à  être  en 
quelque  sorte  une  morale  :  tant  vaut  l'âme  et  tant  vaudra  l'image. 

Or,  dans  une  touchante  et  belle  invocation  que  M.  Pierre  Mille 
adresse  à  un  jeune  homme  qui  est  tombé  enArgonne  le  17  février  1915, 
il  y  a  cette  ligne  :  «  Tu  es  tombé  comme  je  t'avais,  pour  ma  part,  un 
peu  appris  à  vivre  :  droit,  fort,  ironique  et  brusque.  »  Il  me  semble 
que  ces  quatre  mots  caractérisent  très  bien  l'âme  qui  se  révèle  dans 
l'œuvre  de  M.  Pierre  Mille. 

C'est  une  œuvre  honnête  et  sans  pusillanimité.  Sur  la  terre  vaste 
et  qu'il  a  parcourue,  M.  Pierre  Mille  a  vu  beaucoup  de  tristesse  et 
d'atrocité,  la  souffrance  qui  résulte  des  cblmats,  et  la  souffrance  qui 
résulte  du  travail,  et  la  souffrance  qui  résulte  de  la  sottise  ou  de  la 
malignité  humaine.  En  lisant  ses  livres,  on  éprouve  le  même  chagrin 
qu'à  lire  l'bistoire  :  celle  ci  montre,  dans  la  durée,  le  mal  que  les 
hommes  ont  fait  aux  hommes,  quand  les  terribles  conditions  de  la 


REVUE    LITTÉRAIRE.  201 

vie  humaine  suffiraient  au  malheur  de  l'humanité;  les  livres  de  ce 
voyageur  nous  montrent,  dans  l'espace,  le  même  et  affligeant  spec- 
tacle. Machine  à  explorer  les  siècles,  l'histoire  et,  machine  à  explorer 
l'étendue,  la  géographie  nous  mènent  à  contempler  la  misère  de  notre 
destinée  en  ce  monde.  A  Madagascar,  où  Barnavaux  fait  la  guerre, 
M.  Pierre  Mille  a  vu  les  beaux  lataniers  du  Bouéni,  forêt  splendide  et 
parée  de  lumière  chaude.  Seulement,  il  y  a  de  l'or,  au  Bouéni  :  et 
l'or  est  l'ennemi  des  arbres.  Et  l'on  arrache  les  lataniers  pour  fouiller 
la  terre,  «  on  les  coupe  pour  boiser  les  galeries,  on  les  creuse  pour 
fabriquer  les  canaux  où  l'or  lourd  s'accroche  et  brille,  on  les  brûle 
pour  faire  de  !a  place,  pour  le  plaisir,  pour  rien  :  car  l'animal  qui  gas- 
pille et  qui  gâte  le  plus,  ce  n'est  pas  le  singe,  c'est  l'homme.  »  Et,  les 
pays  où  M.  Pierre  Mille  a  raconté  la  dévastation  de  la  belle  forêt,  il 
aurait  pu  les  joindre  à  son  recueil  des  Paraboles  :  ce  qui  resterait  de 
bonheur  à  l'humanité,  en  dépit  de  la  nature  et  des  hasards,  les 
hommes  le  dévastent.  La  peinture  de  la  vie  humaine  que  M.  Pierre 
Mille  nous  présente  n'est  pas  adoucie  de  fades  illusions.  Il  a  eu  la 
force  de  dire  ce  qu'il  a  vu. 

Il  a  eu  la  droiture  aussi  de  ne  pas  farder  en  mal  ce  qu'il  avait 
résolu  de  ne  pas  farder  en  bien.  C'est  ici  qu'on  le  doit  séparer  de  tant 
de  réalistes  qui  ont  poussé  à  l'horreur  la  peinture  de  la  vie  humaine... 
«  Je  le  sentais  près  de  moi,  depuis  quelques  jours.  Invisible  et  bien- 
veillant, il  planait,  frôlait,  enveloppait...  Je  vous  parle  du  printemps. 
Les  premiers  à  savoir  qu'il  est  chez  nous,  par  un  phénomène  mysté- 
rieux, ce  sont  les  objets  inanimés...  Et,  après  les  objets  inanimés,  ce 
sont  les  infiniment  petits  qui  sont  avertis  :  les  moucherons  qui 
dansent  au  soleil,  toute  une  poussière  heureuse  qui  semble  naître 
des  herbes  encore  pâles  et  soutirantes...  C'est  le  vent  qui  nous  pré- 
vient d'abord,  parce  qu'il  est  grand  voyageur,  qu'il  va  très  vite  et 
qu'il  thésaurise.  Toutes  les  fois  quïl  a  passé  sur  une  pousse  verte  ou 
une  petite  fleur,  il  lui  vole  un  peu  de  son  haleine,  va  plus  loin,  et 
recommence.  A  la  fin,  quand  il  nous  arrive,  il  est  déjà  très  riche  et, 
au  premier  rayon  de  soleil,  tout  ce  qu'il  porte  en  lui  s'exalte...  »  Il  y 
aie  printemps  et  dans  la  nature  et  dans  les  âmes;  il  y  a  cette  jeunesse 
renouvelée;  il  y  a  cette  bonté  soudaine.  Et  le  printemps,  comme  le 
dur  hiver,  l'œuvre  de  M.  Pierre  Mille  sait  l'accueillir  sans  chicane. 

Qu'est-ce  que  ce  monde,  où  rivalisent  les  Furies  et  les  Grâces?  Et 
comment  le  juger?  Autant  vaut  ne  le  point  juger.  Mais  il  ne  saurait 
nous  laisser  indifférents;  et  quel  émoi  éveille-t-il  en  nous?  M.  Pierre 
Mille  nous  propose  l'émoi  que  Ton  appelle  ironie.  Entendons  ce  mot 


202  REVUE  DES  DE IX  MONDES. 

sans  oublier  que  le  jeune  homme  qui  est  tombé  en  Argonne  avait  reçu 
tout  à  la  fois  des  conseils  de  force,  de  droiture  et  d'ironie  ;  c'est  assez 
pour  ennoblir  un  mot.  Dans  un  des  contes  qu'il  a  écrits,  pendant  que 
no.>  soldats  se  battaient,  «  sous  leur  dictée,  »  M.  Pierre  Mille  montre 
uii  Adolfus  Merl,  prisonnier  badois,  qui,  le  jour  de  Noël,  reçoit  une 
lettre  de  sa  Luisa,  et  s'altendiit  et  ne  le  cache  pas  :  «  Les  Français 
mettent  un  point  d'honneur  à  dissimuler  leurs  sentiments  profonds; 
'<  i  Allemands,  à  les  manifester...  »  Ailleurs,  il  note  «  cet  héroïsme 
de  chez  nous,  qui  n'oublie  jamais,  et  même  dans  les  plus  cruelles  cir- 
constances, le  mot  ironique  et  vaillant,  cette  habitude  particulière  à 
notre  race,  qui  est  très  pudique  et  sentimenlale  et  ne  veut  pas 
l'avouer.  »  L'ironie  est  une  sorte  de  pudeur  qui  préserve  les  sincé- 
rités les  plus  délicates  ;  elle  est  aussi  une  sorte  de  courage.  Elle  est 
une  façon  de  plaisanter  qui  élude  l'occasion  des  larmes.  Et  elle  peut 
avoir  de  la  brusquerie;  mais  elle  n'a  pas  de  brutalité. 

Ce  qui  rend  le  plus  charmante  l'ironie  de  M.  Pierre  Mille  est  qu'elle 
dissimule,  et  pourtant  laisse  voir,  une  sensibilité  merveilleusement 
fine  et  vite  alarmée,  cette  inquiétude  qui  n'est  que  tendresse  et  pitié. 

Son  œuvre,  qui  a  souvent  une  allure  assez  gaillarde,  frémit  sans 
cesse;  et  il  faudrait  l'avoir  lue  sans  amitié  pour  n'y  point  deviner  ce 
qu'elle  avoue  intimement  et  à  demi-mot,  cette  mélancolie  contre 
laquelle  lutte  et  réagit  l'indispensable  gaieté. 

Voici  le  monde,  la  terre  vaste  et  ses  habitants  divers,  univer- 
sellement déraisonnables  et  analogues  par  la  déraison.  Les  sauvages 
afric  ans  ont  de  la  ressemblance  avec  certains  sauvages  de  notre 
société  civilisée.  La  naïveté  compliquée  des  enfants  est  d'une  telle 
qualité,  qu'à  les  regarder  vivre  vous  croiriez  «  explorer  un  grand  pays 
sauvage  et  frais.  »  En  outre,  ce  monde  est  si  vieux  qu'après  l'avoir 
visite  vous  dites  :  «  Il  n'y  a  plus  au  monde  que  le  passé!  »  Ce  monde 
est  baroque  ;  il  est  absurde  ;  il  est  amusant  et  il  souffre. 

En  tête  de  l'un  des  livres  de  M.  Pierre  Mille,  En  croupe  de  Bcllone, 
il  y  a  un  portrait  de  l'auteur.  Los  yeux  rient  comme  des  lèvres  et,  à 
l'extrémité  des  paupières,  à  leur  commissure,  des  plis  remontent  qui 
donnent  à  la  physionomie  une  étrange  gaieté.  Le  sourire  des  lèvres 
est  plus  incertain  :  l'on  n'est  pas  sûr  que  ce  soit  un  sourire  ;  et  la  ten- 
sion des  joues,  que  marque  un  rude  accent  des  muscles,  fait  penser 
<[iie  la  bouche  se  serre  afin  de  ne  pas  frissonner  et  trahir  un  émoi  trop 
vif  et  tout  proche  des  larmes. 

André  Beaunier. 


REVUE    DRAMATIQUE 


Comkdie-Française  :  Juliette  et  Roméo,  tragi-comédie  en  cinq  actes  el  >ix 
tableaux,  en  vers,  d'après  Shakspeare  et  Lui^i  da  Porto  par  M.  André 
Rivaire.  —  Reprises  :  L?  Monde  où  l'on  s'ennuie,  d'Edouard  Pailleron. 
Paraître,  de  M.  Maurice  Donnay.  —  Odéon  :  Mademoiselle  Pascal,  pièce 
en  trois  actes  par  M.  Martial  Piéchaud.  —  Théâtre  des  Arts  :  les  Ratés 
pièce  en  quatorze  tableaux  par  M.  H.-R.  Lenormant.  —  Réjane. 

Juliette  et  Roméo  est  un  charmant  spectacle,  qui  rappelle  très 
agréablement  /tornéo  et  Juliette.  Le  public  lui  a  fait  fêle  et  nous 
faisons  comme  lui.  C'est  une  joie  de  voir  se  réveiller  sous  nos  yeux 
tout  ce  monde  poétique  et  reprendre  corps  et  vie  ces  chers  compa- 
gnons de  notre  imagination.  Et  c'est  une  manière  de  revanche 
d'entendre  l'éternel  duo  résonner  à  nos  oreilles,  sans  autre  musique 
que  celle  du  vers.  Shakspeare  a  parlé  divinement  de  la  musique  : 
elle  est  l'àme  des  mondes  et  il  faut  se  métier  de  ceux  que  la  musique 
laisse  insensibles.  Donc,  aimons  la  musique  et  surtout  celle  de  Gounod  ; 
mais,  elle  aussi,  la  poésie  a  bien  son  prix,  et,  tout  de  même,  un  drame 
de  Shakspeare  est  autre  chose  qu'un  livret  d'opéra. 

Nous  avons  retrouvé,  dans  l'atmosphère  de  rêve  et  d'émotion  qui 
les  baigne  à  jamais,  les  scènes  fameuses  :  la  rencontre  chez  Capulet 
et  le  premier  coup  d'œil  qui  foudroie  deux  cœurs,  Juliette  au  balcon, 
Juliette  implorant  l'alouette  d'être  le  rossignol,  Juliette  au  tombeau. 
Autour  du  couple  que  la  mort  a  fait  immortel,  nous  avons  revu, 
dans  sa  prodigieuse  exubérance  de  vie,  ce  grouillement  de  person- 
nages dont  il  n'est  pas  un  qui  ne  soit  pittoresque  et  qui  n'ait  sa  saveur 
d'originalité.  Les  épées  sont  d'elles-mêmes  sorties  du  fourreau  : 
duels,  meurtres  et  suicides  ont  ensanglanté  la  scène.  Le  moine  a 
composé  son  narcotique  et  l'apothicaire  a  fourni  son  poison. 
Shakspeare  mêlait  volontiers  le  If  agi  que  et  le  comique  :  le  vieux 
Capulet  est  donc  un  barbon  de  comédie,  et  le  rôle  de  Ja  nourrice  est 


204  REVUE  DES  DEl  X  MONDES. 

résolument  tourné  à  la  bouffonnerie,  cependant  que  frère  Laurent 
évoque  cette  religion  que  servait  le  curé  de  Meudon  et  qui  est  la 
religion  de  la  nature.  Les  scènes  sont  ingénieusement  découpées.  La 
versification  de  M.  André  Rivoire  est  souple  et  souvent  brillante  :  un 
morceau,  la  délicieuse  fantaisie  sur  la  reine  Mab,  ne  va  faire  qu'un 
saut  de  la  scène  dans  les  anthologies.  Tout  cela,  lieui  eusement  fondu, 
harmonieux,  élégant,  aimable,  adapté  au  goût  français  et  au  goût 
de  l'année  1920. 

Cet  éloge,  que  j'adresse  en  toute  pinccrité  à  M.  André  Rivoire, 
enferme  une  part  de  critique.  En  intitulant  sapièee  Juliette  et  Roméo, 
M.  Rivoire  a  voulu  signifier  qu'il  ne  se  ho:  nait  pas  au  rôle  de  fidèle 
copiste.  Il  a  eu  soin  de  nous  avertir  que,  s'il  a  beaucoup  retenu  de 
Shakspeare,  il  n'a  pas  laissé  de  faire  quelque  emprunt  à  Luigi  da 
Porto.  J'estime  qu'il  a  eu  tort.  A  quoi  bon  exhumer  l'antique  nou- 
velle qui  ne  fut  jamais  qu'une  ébauche  et  ne  vaut  que  pour  avoir  servi 
de  thème  initial  au  drame  shakspearien?  Pourquoi  ressusciter  ce 
mort  qu'un  grand  poète  a  tué?  Nous  savons  très  bien  par  quelle  lente 
élaboration  s'est  préparé,  avant  Shakspeare,  le  drame  de  Shakspeare. 
C'est  l'habituelle  genèse  des  chefs-d'œuvre.  Une  légende  court.  Un 
curieux  de  lettres  la  recueille  et  l'appelle  à  la  vie  de  l'art.  C'est  ici  le 
rôle  d'initiateur  qui  appartient  à  Luigi  da  Porto.  Puis  commence  la 
série  des  amplifications.  Un  fameux  conteur,  Bandello,  s'empare  du 
sujet  qui  est  clans  l'air  et  l'habille  à  sa  guise.  L'honnête  Pierre  Bois- 
teau  lui-même,  l'adaptateur  français,  y  ajoute  de  son  cru.  Voilà 
réunis  tous  les  matériaux  qu'utilisera  Shakspeare  :  rien  n'y  manque, 
et  le  fait  est  qu'il  n'y  ajoutera  rien,  sauf  pourtant  son  génie.  Mais 
alors  l'évolution  est  terminée.  Le  destin  des  êtres  adoptés  par  le 
poète  est  immuable.  Désormais  la  vérité  poétique  est  fixée,  et  elle 
vaut  autant  que  la  vérité  historique.  Il  n'est  pas  bien  sûr  qu'aucune 
Juliette  ait  jamais  habité  la  maison  qu'on  désigne  pour  avoir  été  la 
sienne,  etpeut-être  jamais  nul  vivant  n'a-t-il  rencontré  aucun  Roméo 
dans  les  rues  de  Vérone.  Mais  c'est  un  fait  que  Roméo  s'est  empoi- 
sonné au  tombeau  de  Juliette  et  qu'à  l'instant  où  Juliette  a  rou- 
vert les  yeux,  son  amant  s'était  endormi  de  cet  autre  sommeil, 
dont  on  ne  se  réveille  pas;  —  comme  c'en  est  un  que  Manon  est 
morte  à  la  Louisiane  et  Virginie  dans  le  naufrage  du  Saint-Géran, 
Nous  n'y  pouvons  rien.  Imaginer,  comme  l'avait  déjà  fait  Garrick  et 
toujours  d'après  Luigi  da  Porto,  que  Juliette  se  réveille  auprès  de 
Roméo  expirant,  et  prêter  aux  amants  de  Vérone  un  suprême 
dialogue,  c'est  aller  contre  ce  que  nous  savons  tous  de  science  cer- 


REVUE    DRAMATIQUE*  205 

taine,  et,  par  une  erreur  gratuite,  altérer  un  fait  dont  la  vérité  est 
irrécusable. 

Je  n'ai  garde  de  reprocher  à  M.  André  Rivoire  de  n'avoir  pas 
dans  l'ensemble  de  sa  pièce,  serré  d'assez  près  le  texte  de  Shakspeare 
et  de  nous  en  avoir  donné  une  traduction  souvent  fort  adoucie.  11 
ne  pouvait  faire  autrement,  et  les  farouches  partisans  d'une  traduc- 
tion intégrale  et  littérale  le  savent  comme  nous.  Ils  savent,  par 
exemple,  que  le  texte  de  Shakspeare  est  plein  de  gravelures  et  que 
le  dialogue  y  abonde  en  plaisanteries  d'un  genre  absolument  impos- 
sible à  faire  admettre  sur  la  scène  française.  Le  théâtre  est  le  théâtre  : 
c'est  dire  qu'il  y  faut  tenir  compte  du  public.  Et  puisque  Shakspeare 
a  tenu  compte  des  goûts  d'un  public  mal  dégrossi  auquel  il  a  fait 
toute  sorte  de  concessions,  la  même  loi  s'impose  à  ses  modernes 
imitateurs  :  ce  n'est  pas  leur  faute  si  le  public  d'aujourd'hui  a  été 
affiné  par  des  siècles  de  culture.  Il  est  vrai  que  le  goût  est  chose 
variable  et  qu'il  peut  s'élargir,  mais  non  pas  au  delà  de  certaines 
limites.  On  s'est  beaucoup  moqué  du  bon  Ducis  et  de  ce  pauvre 
Letourneur;  mais,  en  dépit  de  leur  timidité  qu'il  est  facile  de 
railler,  ces  honnêtes  lettrés  ont  plus  fait  pour  acclimater  Shakspeare 
en  France  que  ses  dévots  les  plus  fanatiques  et  les  plus  bruyants. 
M.  André  Rivoire,  à  son  tour,  s'est  montré  homme  de  goût  en  se 
souvenant  que  la  scène  française  a  ses  exigences. 

Après  cela,  il  se  peut  qu'il  n'ait  pas  donné  suffisamment  l'impres- 
sion de  cette  violence  qui  est  la  marque  des  personnages  de  Shaks- 
peare. Ce  sont  des  êtres  entièrement  dominés  par  la  sensibilité, 
absorbés  par  la  sensation  du  moment.  La  passion  fond  sur  eux, 
soudaine  et  souveraine  :  ils  lui  appartiennent  tout  de  suite  et  tout 
entiers.  Ni  combat, ni  partage  :  pas  de  complexité  et  pas  de  nuances. 
Comparez  les  femmes  de  Shakspeare  aux  femmes  de  Racine.  Allez 
voir,  cela  en  vaut  la  peine,  dans  ce  cycle  de  représentations 
raciniennes  que  donne  la  Comédie-Française,  ces  deux  belles 
tragédiennes  que  sont  Mme  Bartet  et  M"ie  Weber,  jouer  Andromaque  et 
Hermione-  Quelle  richesse  de  psychologie  dans  ces  âmes  tourmen- 
tées !  Avec  elles,  nous  parcourons  tout  le  clavier  des  sentiments 
humains.  Chez  les  héros  de  Shakspeare,  la  passion  n'est  pas  plus 
violente,  mais  elle  s'attaque  à  des  âmes  plus  simples;  elle  est  trop 
exclusive  pour  laisser  place  à  côté  d'elle  à  aucun  autre  sentiment. 
Roméo,  tout  énamouré  de  sa  Rosaline,  entre  au  bal  chez  Capulet  et 
aperçoit  Juliette.  «  Mon  cœur  a-t-il  aimé  jusqu'ici?  Non.  Jurez-le, 
mes  yeux.  Car  jusqu'à  ce  soir  je  n'avais  pas  vu  la  vraie  beauté.  » 


206 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Juliette  de  même  :  ellf1  a  font  de  suile  livré  ses  lèvres  à  l'inconnu 
qui  lui  a  tendu  les  siennes;  après  cela,  elle  s'infurine  quel  est  ce 
jeune  homme  :  «  S'il  est  marié,  mon  cercueil  pourrait  bien  être 
mon  lit  nuptial.  »  Désormais  ni  famille,  ni  lois,  rien  n'existe 
pour  les  deux  jeunes  pens  que  leur  amour.  Quant  au  vieux  Ca- 
pulet,  au  premier  relus  d'obéissance,  il  entre  en  fureur  et  vomit 
co  tre  sa  fille  bien-aimée  les  \  lus  basses  injures.  Telle  est  chez 
ces  grands  ornants  l'impulsion  du  désir  que,  plutôt  que  d*y  sou- 
frif  contrariété  ou  retard,  ils  aiment  mieux  mourir.  Cette  intensité 
donne  au  drame  shakspearien  son  accent  et  sa  couleur.  Tout 
y  est  porté  au  paroxysme.  Un  y  atteint  à  l'absolu.  11  n'en  était 
ainsi,  ni  dans  Luigi  da  Porto  ni  dans  aucun  de  ceux  à  qui  Shak  penre 
a  fait  l'honneur  de  les  piller,  et  c'es!  la  part  de  son  génie  Jeunesse, 
amour,  beauté,  cruauté  du  sort,  y  sont  évoquées  en  images  définiti- 
ves, et  le  conflit  y  est  fixé  sub  specie  asterni  de  ces  grandes  forces 
éternellement  en  lutte  :  la  Haine,  l'Amour  et  la  Murt. 

M.  André  Rivoire  a  trouvé  pour  personnifier  sa  Juliette,  qui  n'est 
peut-être  pas  tout  à  fait  celle  de  Shakspeare,  une  exquise  interprète. 
MUe  Piérat  a  été,  dans  la  scène  du  balcon,  une  très  poétique  appari- 
tion. Gracieuse  d'une  grâce  un  peu  fragile,  et  souvent  émouvante, 
son  succès  a  été  des  plus  vifs.  M.  Albert  Lambert  en  Roméo  et 
M.  Paul  Mounet  en  frère  Laurent,  ont  été  tels  que  nous  avons  cou- 
tume de  les  voir.  On  a  fort  applaudi  M1Ia  Dussanne  dans  le  rôle  de  la 
nourrice;  M.  Roger  Gaillard  a  été  un  élégant  Paris,  et  M.  Brunot  un 
Mercutio  très  bien  disant.  Toutefois,  dans  son  ensemble,  l'interpré- 
tation n'a  pas  assez  de  cohésion.  Pour  ce  qui  est  de  la  mise  en  scène 
combien  je  regrette  certain  décor  où  l'on  voit  un  couvent,  tout  de 
guingois,  flanqué  de  deux  cyprès  qui  semblent  dessinés  par  un 
enfant!  Fâcheuse  concession  à  la  mode  de  gaucherie  qui  sévit  aujour- 
d'hui parmi  nos  peintres  et  nos  illustrateurs.  Et  de  même  il  est 
conforme  au  nouvel  usage,  mais  il  n'en  est  pas  moins  gênant  que, 
presque  tout  le  temps,  la  pièce  se  joue  dans  le  noir. 

Dirons-nous  que  la  Comédie-Française  vient  de  faire  une  belle 
reprise  du  chef-d'œuvre  d'Edouard  Pailleron  :  le  Monde  où  ion  ien- 
nuie?.  Mais  le  mot  de  reprise  peut-il  s'appliquer  à  une  pièce  qui,  en 
réalité,  depuis  le  25  avril  1881  où  elle  fut  représentée  pour  la  pre- 
mière fois,  n'a  jamais  quitté  l'affiche  ?  On  put  croire,  au  début,  que 
son  éclatant  succès  était  dû  pour  une  part  à  une  admirable  interpréta- 
tion, qui  réunissait  les  noms  de  Got,  Delaunay,  Coquelin,  Madeleine 


REVUE    URAMATIQUE.  207 

Brohan,  Beichemberg,  Emilie  Broisat,  Jeanne  Samary;  et  aussi  que 
l'aetuahté  du  sujet,  les  polémiques  soulevées,  la  malignité  du  public 
qui  se  plaisait  à  soulever  les  masques,  n'y  étaient  pas  étrangères. 
Depuis  lors,  le  temps  a  passé.  Les  salons  qu'on  recommandait,  en  ce 
temps-là,  aux  candidats  à  l'Académie,  se  sont  fermés.  L'éblouissante 
pléiade  d'artistes,  qui  restera  célèbre  dans  l'bistoire  de  la  Comédie- 
Française,  a  disparu.  La  pièce  n'a  jamais  cessé  de  ravir  un  public 
qui  l'applaudit  pour  elle-même.  C'est  un  l'ait  bien  connu,  rue  Riche- 
lieu, que  si  d'aventure  on  est  embarrassé  et  si.  pour  quelque  cause 
que  ce  soit,  la  salle  n'est  pas  aussi  remplie  qu'on  voudrait,  vite,  on 
Temet  sur  l'afliche  le  Monde  où  ton  s'ennuie.  Et  le  public  de  reprendre 
le  chemin  de  la  Comédie.  L'accueil  fait  l'autre  soir  à  cette  pièce 
heureuse  a  prouvé  une  fois  de  plus  l'action  qu'elle  exerce  sur  le 
pnhli  •  Après  quarante  ans,  elle  n'a  pas  pris  une  ride.  Tout  de  suite 
la  salie  est  conquise,  et  ce  sont  jusqu'au  bout  des  fusées  de  vire 
coupées  par  de  jolis  moments  d'émotion.  Il  est  impossible  de  dou- 
bler plus  allègrement  le  cap  de  la  sept  centième. 

Ce  succès  inépuisable  et  légendaire  tient  d'abord  à  cette  raison, 
(pii  eu  vaut  bien  une  autre,  que  Le  Monde  où  l'on  s'ennuie  est  une 
œuvre  achevée  en  son  genre,  une  parfaite  réussite.  C'est  ensuite 
que  cette  pièce  d'un  tour  si  moderne  se  rattache  étroitement  à  notre 
tradition,  et  qu'elle  est  en  intime  accord  avec  notre  humeur  fran- 
çaise et  même  gauloise.  C'est  une  tradition  chez  nous,  depuis  Molière, 
de  railler  les  pédants  et  les  savantes  qui,  pour  l'amour  du  grec,  sont 
tpntées  de  les  embrasser.  Cela  date,  notons-le,  du  jour  où.  ont  pris 
naissance  la  vie  de  salon  et  l'art  de  la  conversation.  Cette  vie  de  salon, 
nous  en  goûtons  subtilement  le  charme.  Cette  conversation,  qui  est 
un  art  si  français,  nous  en  sommes  tiers.  Nos  savants,  nous  voulons 
qu'ils  sortent  de  leurs  bibliothèques  et  de  leurs  laboratoires,  pour  se 
frotter  au  monde  :  avant  d'être  philosophe  ou  chimiste,  il  importe 
qu'on  soit  honnête  homme.  Et  de  plus  en  plus  il  nous  plaît  qu'une 
femme  ne  soit  ni  sotte  ni  ignorante,  et  qu'elle  puisse  causer  d'autre 
chose  que  d'ennuis  domestiques  et  de  chiffons.  Oui,  mais  tout  est  affaire 
de  nuances  et  dans  aucune  autre  affaire  on  n'a  plus  de  chances  de 
dépasser  la  mesure.  Un  salon  peut  être  académique,  à  condition 
toutefois  qu'il  ne  devienne  pas  une  académie.  Il  est  excellent  qu'on 
y  parle  du  livre  qui  vient  de  paraître  et  de  la  pièce  en  vogue  :  encore 
ne  faut-il  pas  que  la  causerie  y  devienne  conférence.  Une  femme 
instruite  a  beau  avoir  des  clartés  de  tout,  sur  certaines  questions 
elle  manque   de  préparation,  et,  pour  peu   qu'elle   s'y  pâme,  son 


208  EL\  !  E     I)!;-     DEUX    MONDES. 

enthousiasme  nous  devient  suspect.  Un  cours  sur  le  bouddhisme 
convient  au  Collège  de  France,  et  les  Tumuli  ne  sont  pas  des  bibe- 
lots de  salon.  Une  place  pour  chaque  chose  et  chaque  chose  à  sa  place. 

L'ennui!  C'est  vrai  que  nous  en  avons  tout  à  la  fois  l'horreur  et 
le  respect.  Non  celles  que  nous  méritions  ce  reproche  de  légèreté 
que  nous  adressent  depuis  plus  de  cent  cinquante  ans  ceux  qui 
vont  prendre  le  mot  d'ordre  en  Allemagne.  Toute  notre  histoire 
prouve  la  solidité  de  notre  bon  sens  et  le  sérieux  de  notre  caractère. 
Mais  nous  détestons  la  solennité  parce  qu'elle  est  une  affectation  et 
nous  redoutons  l'ennui  parce  qu'il  est  en  contradiction  avec  la  vie  : 
le  langage  courant  ne  dit-il  pas  qu'on  meurt  d'ennui?  Nous  allons 
d'instinct  à  ce  qui  est  simple,  naturel  et  vrai.  Et  nous  fuyons  comme 
la  peste  l'esprit  de  coterie  et  l'esprit  de  camaraderie,  les  réputations 
de  petites  chapelles  et  les  hypocrisies  intéressées,  parce  que  nous 
sommes  un  peuple  de  franchise,  de  libre  esprit  et  de  belle  humeur. 
C'est  tout  cela  qui  est  au  fond  de  nous-mêmes  et  tout  cela  que 
réjouit  le  dialogue  du  Monde  où  Von  s'ennuie  sous  sa  forme  légère, 
dans  le  pétillement  de  sa  gaieté. 

Et  les  personnages  ont  pour  nous  un  air  si  familier!  La  duchesse 
de  Réville,  si  jeune  sous  ses  cheveux  blancs,  type  de  ces  femmes 
d'autrefois  qui  avaient  beaucoup  vu,  beaucoup  appris  et  que  l'âge 
avait  rendues  indulgentes,  —  comme  beaucoup  de  femmes  d'aujour- 
d'hui! Suzanne  de  Villiers,  évaporée  et  ingénue,  innocente  sous  ses 
dehors  d'étourderie,  vraie  jeune  tille  de  chez  nous!  La  petite  sous- 
préfète  que  son  espièglerie  fournil  si  à  propos  de  graves  citations, 
et  qui  possède  si  bien  ce  don  de  la  Française  :  l'art  de  s'adapter  au 
milieu  et  de  n'être  nulle  part  déplacée!  Et  les  autres,  les  ridicules,  le 
savant  dont  le  père  avait  tant  de  talent,  le  jeune  poète  au  crâne 
dénudé,  le  philosophe  qui  confesse  les  dames,  les  plus  méchants 
d'entre  eux  ne  le  sont  guère  :  rien  ne  nous  empêche  d'en  rire  et 
rien  ne  vient  gâter  notre  plaisir. 

La  nouvelle  distribution  ne  saurait  sans  doute  être  comparée  à 
l'ancienne  ;  mais  elle  est  des  plus  honorables.  La  pièce  est  jouée 
dans  le  mouvement  et,  comme  il  convient,  enlevée  avec  brio.  Le 
succès  a  été  tout  particulièrement  pour  MllB  Devoyod,  qui,  dans  le 
rôle  de  la  duchesse  de  Réville,  a  surtout  souligné  le  côté  hurlu- 
berlu, pour  Mme  Huguette  Duflos,  une  sous-préfète  très  fine  et 
pour  Mllc  Roseraie  qui  a  dessiné  avec  beaucoup  d'originalité  la 
ligure  de  Lucy  Watson.  M.  Fenoux  a  composé  avec  tact  et  mesure 
le  personnage  de  Bellac  qu'il  s'est  justement  abstenu  de  pousser  à 


REVUE    DRAMATIQUE.  200 

la  caricature,  et  M.  Monteaux  dans  le  rôle  du  sous-préfet  a  de  la 
jeunesse  et  de  l'esprit. 

La  Comédie-Française  vient  également  de  reprendre  avec  grand 
succès  une  des  comédies  les  plus  fameuses  de  M.  Maurice  Donnay. 
Paraître  est,  dans  l'ensemble  du  théâtre  de  M.  Donnay,  une  œuvre 
un  peu  à  part.  151  le  est  d'une  note  plus  âpre,  d'un  dramatique  plus 
violent.  Ce  que  nous  avons  coutume  de  goûter  chez'  le  charmant 
écrivain,  c'est  la  grâce  nonchalante,  l'ironie  à  fleur  de  peau  et  qui  n'a 
pas  l'air  d'y  toucher,  la  mélancolie  qui  s'arrête  au  seuil  de  la  tris- 
tesse, le  mélange  de  l'observation  et  la  fantaisie,  avec  beaucoup  de 
gaieté  bon  enfant.  Et  tout  cela  se  retrouve  dans  les  conversations  qui 
peu  à  peu  dessinent  l'atmosphère  de  Paraître,  comme  dans  les  épi- 
sodes ingénieusement  jetés  sur  la  trame  de  l'action.  Mais  cette  fois 
c'est  à  un  des  plus  graves  malentendus  sociaux  que  l'auteur  s'est 
attaqué  et  il  a  abordé  une  situation  qui,  telle  qu'il  l'a  posée,  ne  pou- 
vait se  dénouer  que  tragiquement. 

Le  jour  où,  comme  dans  les  Voitures  versées  et  dans  //  ne  faut  jurer 
de  rien,  le  jeune  et  riche  Jean  Raidzell  est  recueilli  chez  les  Marges, 
pour  y  être  soigné  de  ses  blessures,  le  malheur  entre  avec  lui 
dans  ce  paisible  intérieur.  Les  Marges  étaient  d'honnêtes  bour- 
geois qui  vivaient  modestement  et  jouissaient  de  leur  médiocrité; 
du  jour  où  ils  respirent  l'air  de  la  richesse,  ils  vont  être  entraînés 
dans  le  tourbillon,  affolés  par  îa  détestable  manie  de  paraître. 
Juliette  Marges  a  eu  le  tort  de  trop  bien  soigner  Jean  et  d'être  trop 
jolie  sous  le  petit  bonnet  d'infirmière.  Revenu  à  la  santé,  le  blessé 
épouse  la  Dame  blanche,  —  huit  ans  avant  la  guerre...  déjà!  Bientôt 
ce  richard  oisif  et  qui  s'ennuie,  cherche  à  se  distraire  avec  une  femme 
de  lettres.  Le  mal  ne  serait  pas  grand,  mais  voici  surgir  l'autre 
danger.  La  belle-sœur  de  Juliette,  l'avide  et  astucieuse  Christiane, 
n'est  devenue  la  maîtresse  de  Jean  qu'avec  le  projet  bien  arrêté  d'en 
faire  un  jour  son  mari.  L'affaire  est  en  bonne  voie.  Mais  quelqu'un 
vient  troubler  la  fête.  Au  moment  où,  sous  le  ciel  méditerranéen, 
les  deux  amants  cueillent  les  roses  de  la  vie  et  baptisent  celles  des 
horticulteurs,  Paul  Marges,  le  mari  de  Christiane,  ayant  tout  appris, 
saute  dans  le  train  et  au  débarqué  loge  une  balle  dans  la  poitrine 
de  Jean  Raidzell...  A  cet  instant,  la  pièce  est  finie  et  j'estime  que 
M.  Maurice  Donnay  a  tort  de  faire  relever  la  toile  sur  un  épilogue 
douloureux.  Mieux  eût  valu  nous  laisser  sous  le  coup  de  l'émotion 
causée  par  ce  brusque  dénouement. 

TOME  L.V11I.    —    1920.  14 


210 


En VUE    DES     DEUX    MONDES, 


M1,e  Valpreux  est  excellente  dans  un  rôle  de  femme  honnête,  rési- 
gnée et  triste,  dont  la  vertu  ne  va  pas  sans  un  peu  de  raideur. 
M"e  Ventura  a  très  adroitement  dessiné  le  personnage  de  l'artifi- 
cieuse Chrisliane,  et  M,le  Bovy  a  bien  dit  son  effroyable  récit  d'adul- 
tère et  de  chantage.  M.  Léon  Bernard,  dans  le  rôle  du  baron,  est  parfait 
de  rondeur  et  de  bonhomie.  Et  M.  Georges  Le  Roy,  dans  celui  de 
Jean  Raidzell,  a  bien  fait  sentir  le  peu  de  consistance  et  l'irrésolu- 
tion du  personnage. 

A  l'Odéon  Mademoiselle  Pascal  est  une  pièce  intéressante  qui  ne 
prétend  pas  à  être  une  pièce  gaie.  Nous  sommes  dans  un  milieu  de 
bourgeoisie  provinciale.  Mlle  Pascal  a  dû  jadis  épouser  son  cousin  de 
Vayres  qu'elle  aimait  et  dont  elle  était  aimée.  Elle  s'est  heurtée  à 
l'opposition  de  ses  parents.  Elle  s'est  sacrifiée.  Ce  cousin  vient  de 
mourir.  Mllc  Pascal  est  allée  à  l'enterrement,  à  Paris;  elle  en  ramène 
le  jeune  de  Vayres,  un  adolescent,  et  l'installe  chez  ses  parents.  Nous 
ne  cloutons  pas  un  seul  instant  que  ce  jeune  homme  ne  soit  son  fils,  et 
toute  l'action  consiste  en  effet  à  amener  l'instant  où  mademoiselle 
sa  mère  lui  dira  «  Mon  fils  »  et  où  il  se  jettera  dans  ses  bras  en 
l'appelant  «  Ma  mère,  »  comme  aux  plus  beaux  jours  de  Marie 
Laurent.  Mais  alors  ce  fils  retrouvé  s'éprend  d'une  jeune  Améri- 
caine. MUe  Pascal  est  toute  prête  à  s'embarquer  avec  le  jeune  couple 
pour  le  Nouveau  Munde.  Le  jeune  couple  montre  moins  d'empres- 
sement à  l'emmener.  Donc,  une  seconde  fois  Mile  Pascal  se  sacrifie. 
Vraisemblablement  ce  ne  sera  pas  la  dernière.  Car  chacun  a  son 
lot  ici-bas.  MUc  Pascal  a  choisi  sa  part,  et  ce  n'est  pas  la  meilleure. 
Drame  bourgeois  un  peu  languissant,  très  larmoyant,  mais  qui 
témoigne,  chez  son  auteur,  de  réelles  qualités  dramatiques.  —  Nous 
avons  fort  applaudi  MllL  Jeanne  Rolly,  très  émouvante  dans  le  rôle  de 
M""  Pascal,  M.  Debucourt  et  Mn«  de  Fehl. 

Au  Théâtre  des  Arts,  la  pièce  de  M.  Lenormand,  —  qui  déjà,  à  ce 
même  théâtre  avait  donné  les  Possédés,  —  est  toute  imprégnée  de 
ce  genre  spécial  d'amertume  et  de  pitié  simpliste  que  le  roman  russe 
mit  naguère  à  la  mode.  Les  Ratés  qu'il  nous  présente, ce  sont  ceux 
du  théâtre,  depuis  l'auteur  méconnu  jusqu'au  musicien  «  synthé- 
tique» qui  finit  par  tenir  le  piano  dans  un  beuglant.  Mais  celti galerie 
de  bohèmes  est-elle  bien  de  chez  nous?  Les  nôtres,  de  Delobelle 
à  Brichanteau,  ont  plus  de  bonne  humeur.  L'inconscient  nihi- 
isme  des  personnages  donne  ici  à  l'œuvre  une  couleur  d'exotisme 


REVUE    DRAMATIQUE.  211 

qui,  en  nous  dépaysant,  nous  d  'concerte.  M.  Lenormand  s'est  trop 
souvenu  de  Dostoiewski  et  de  Tolstoï,  dont  on  s'aperçoit  au- 
jourd'hui que  ce  n'étaient  pas  de  très  bons  maîtres  à  penser. 

Ses  deux  principaux  personnages  sont  anonymes  :  Lui  et  Elle. 
Lui,  un  poète  qui  a  réussi  à  se  faire  jouer  dans  un  théâtre  d'avant- 
garde,  mais  qui,  pour  n'avoir  pas  voulu  se  plier  à  certaines  «  conces- 
sions, »  est  resté  pauvre  et  vit  uniquement  de  quelques  leçons  au 
maigre  cachet.  Elle,  une  artiste  qui  n'a  jamais  décroché  l'engage- 
ment rêvé.  Un  camarade  propose  à  la  jeune  femme  de  faire  partie 
d'une  tournée  de  six  mois  qui  lui  vaudra,  sinon  la  gloire  et  la  fortune, 
du  moins  le  pain  quotidien.  Elle  accepte,  mais  à  la  condition  que  son 
poète  l'accompagnera,  abandonnera  ses  leçons  pour  la  suivre  de  ville 
en  ville.  Il  n'y  consent  pas  sans  quelque  résistance.  D'ailleurs,  la 
misère  l'effraie  et  le  révolte  plus  qu'elle,  résignée  à  tout  accepter 
pourvu  que  rien  ne  la  sépare  de  celui  qu'elle  aime.  C'est  une  de  ces 
âmes  en  qui  l'amour  ne  progresse  que  sous  l'aiguillon  de  la  pitié. 
«  Je  ne  sais  pas,  se  demande -t  elle  avec  une  mélancolie  qui  la  peint 
tout  entière,  si  une  femme  peut  aimer  un  être  heureux.  » 

La  tournée  part.  Nous  retrouvons  le  couple  à  Bar-le-Duc,  aux 
prises  avec  les  pires  soucis.  Cinquante  francs  pour  vivre  à  deux 
pendant  quinze  jours,  c'est  peu  en  ce  temps  de  vie  chère.  Affolée,  la 
malheureuse  femme  consent  à  recevoir  dans  sa  loge  les  «  hom- 
mages »  d'un  spectateur  provincial  qui  l'a  remarquée.  Elle  sevend, 
par  devoir.  Quand  le  mari  apprend  cette  vertueuse  trahison,  d'abord 
la  pitié  l'emporte.  Il  pardonne.  Mais  l'horrible  souvenir  l'obsède 
malgré  lui.  Il  se  met  à  boire,  pour  oublier.  Un  jour,  dans  leur 
chambre  garnie,  une  crise  de  delirium  le  pousse  au  crime.  Il  tue  son 
infortunée  compagne  et  se  suicide  d'un  coup  de  revolver  au  moment 
où  la  police  vient  l'arrêter. 

Drame  qui  vaut  surtout  par  l'analyse  subtile  de  deux  âmes  misé' 
râbles,  trop  avilies  l'une  et  l'autre,  semble- t-il,  pour  éprouver 
vraiment  le  dégoût  de  leur  déchéance.  La  prostituée  par  amour  est 
terriblement  «  vieille  guitare,  »  et  nous  aurions  quelque  peine  à  nous 
intéresser  à  ces  deux  épaves,  si  le  talent  des  interprètes,  l'artiste  russe 
tieorges  Pitoëff  et  Mme  Kalff,  ne  les  campait  avec  une  saisissante  vérité 
d'expression.  En  somme,  spectacle  très  russe.  La  pièce  fut-elle  écrite 
au  temps  où  nous  avions  quelques  illusions  sur  l'âme  slave?  On  le 
souhaiterait. 

Pour  cette  succession  de  quatorze  tableaux,  il  a  fallu  découper  la 
scène  en  compartiments  superposés.  D'un  décor  de  café  de  nuit  nous 


212  REVUE  DES  DET  X    MONDES. 

passons  à  une  chambre  garnie,  qui  s'ouvre  quelques  mètres  plus 
haut.  On  songe  à  ces  maisons  vues  en  coupe  où  le  regard  s'élève  du 
sous-sol  au  grenier. 

La  mort  de  Réjane  met  en  deuil  la  scène  française.  C'est  une 
grande  artiste  qui  disparaît.  Elle  était  de  celles  en  qui,  à  un  certain 
moment,  semble  s'être  incarné  l'esprit  même  d'un  théâtre.  Parisienne 
dans  l'âme,  ayant  l'allure,  le  geste  et  l'accent  d'ici,  elle  n'était  chez 
elle  que  dans  le  répertoire  moderne,  mais  elle  le  possédait  tout 
entier.  Extraordinairement  intelligente,  elle  avait  le  talent  le  plus 
souple,  le  jeu  le  plus  varié,  avec  une  fantaisie  sans  cesse  renouvelée. 
Nous  l'avions  d'abord  applaudie  dans  les  rôles  de  Meilhac  pour  sa 
gaieté,  sa  verve  et  sa  gaminerie.  Puis  un  beau  soir  elle  nous  apparut 
dans  Gevminie  Lacerteux  et  ce  fut  une  révélation.  Si  médiocre  que 
fût  le  rôle,  elle  avait  su  y  mettre  une  profondeur  d'émotion,  une 
douWr,  un  désenchantement,  une  lassitude,  dont  il  était  impossible 
de  ne  pas  être  bouleversé.  C'est  une  «les  plus  belles  créations  et  des 
plus  personnelles  dont  je  me  souvienne  au  théâtre.  Cette  Parisienne 
au  nez  retroussé  avait  la  lèvre  ainère.  Depuis  lors  nous  la  vîmes,  d'un 
rôle  à  l'autre  et  souvent  dans  le  même  rôle,  faire  alterner  l'espièglei  ie 
la  plus  malicieuse  avec  la  sensibilité  la  plus  vraiment  humaine.  Un 
jour  elle  était  Mme  Sans-Gêne,  et  un  autre  jour  la  mère  dns  douleurs 
dans  la  Course  du  flambeau.  Elle  était  prodigieusement  vivante.  Partout 
où  elle  passait,  elle  apportai!  avec  elle  le  mou\ement,  lachab-ur,  la 
lumière.  Combien  de  pièces  n'ont  dû  qu'à  elle  seule  une  vie  qu'elle 
leur  prêtait!  Combien  de  rôles  et  des  plus  fameux  dans  le  théâtre 
de  ces  trente  dernières  années,  lui  ont  dû  de  prendre,  ^râce  à  elle, 
toute  leur  signification  et  tout  leur  relief!  De  telles  artistes,  en 
réalisant  un  type  de  femme  dont  rêve  une  époque,  sont  pour  l'écri- 
vain plus  que  des  interprètes  :  leur  souvenir  reste  inséparable  d'un 
moment  qui  leur  appartient  dans  l'histoire  de  notre  théâtre. 

René  Doumic. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


Les  relèvements  de  taxes  que  le  Sénat  avait  superposés  au  projet 
d'impôts  voté  par  la  Chambre  ont  été,  pour  la  plupart,  rejetés  ou 
réduits  au  Palais  Bourbon.  Deux  raisons  d'ordre  différent  ont  agi 
dans  le  même  sens  et  déterminé,  en  général,  l'accord  des  deux 
assemblées  sur  les  chiffres  les  plus  bas.  D'abord,  un  scrupule  consti- 
tutionnel. Le  Sénat  a-t-il  le  droit  de  créer  des  contributions  nouvelles 
ou  d'augmenter  le  taux  de  celles  qui  lui  viennent  de  la  Chambre  ? 
C'est  une  question  vieille  comme  la  Constitution.  Elle  n'a  jamais  été 
résolue  par  un  texte  et  elle  a  suscité,  depuis  1875,  entre  le  Sénat  et  la 
Chambre,  une  de  ces  querelles  à  répétition  qui,  dans  les  ménages  les 
mieux  accordés,  éclatent  par  intervalles  sur  les  mêmes  thèmes, 
s'apaisent  par  des  concessions  réciproques  et  renaissent  à  la  pre- 
mière occasion.  Dans  ce  conflit  périodique,  l'éminent  secrétaire 
général  de  la  Présidence  de  la  Chambre,  M.  Pierre,  gardien  sévère 
des  traditions  et  des  rites,  défend  toujours  avec  une  belle  énergie  les 
prérogatives  du  suffrage  universel  et  après  quelques  heures  de 
scènes  domestiques,  le  Sénat,  bienveillant  et  sage,  laisse  le  dernier 
mot  à  son  inséparable  compagne. 

A  vrai  dire,  les  précédents  ne  donnent  pas  tort  à  M.  Pierre.  Dans 
la  charte  de  1814,  les  articles  17  et  47  stipulaient  que  la  loi  d'impôt 
devait  être  adressée,  d'abord,  à  la  Chambre  des  députés  et  que  c'était 
seulement  après  avoir  été  admises  par  elle  que  les  propositions  fiscales 
pouvaient  être  portées  à  la  Chambre  des  pairs.  Même  règle  en  1830, 
même  règle  dans  la  constitution  de  1S70.  L'article  8  de  la  loi  du 
24  février  4875,  s'est  inspiré  d'une  doctrine  semblable  :.  «  Le  Sénat  a, 
concurremment  avec  la  Chambre  des  députés,  l'initiative  de  la 
confection  des  lois.  Toutefois  les  lois  de  finances  doivent  être,  enpre- 

Copyright  by  Raymond  Poincaré,  1920. 


214  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mierlieu,  présentées  à  la  Chambre  des  députés  et  votées  par  elle.  » 
Mais  cet  article  laisse  dans  l'ombre  plusieurs  points  essentiels.  La 
Chambre  a-t-elle  simplement,  dans  les  questions  financières,  un  droit 
de  priorité  ?  Lorsqu'elle  a,  par  exemple,  repoussé  un  crédit,  le  Sénat 
le  peut-il  rétablir?  Lorsqu'elle  a  voté  un  impôt,  le  Sénat  est-il  libre 
d'auymenter  la  charge  qu'elle  a  jugé  bon  de  faire  peser  sur  les  con- 
tribuables? 

La  controverse  a  commencé  dés  le  mois  de  décembre  1876,  à  l'oc- 
sion  de  certains  relèvements  de  crédits  que  proposait  la  Commission 
sénatoriale  des  finances.  Le  rapporteur,  M.  Pouyer-Quertier,  se  défen- 
dait d'avoir  voulu  provoquer  un  débat  théorique  sur  les  droits 
respectifs  des  deux  assemblées  et  prenait  soin  d'indiquer  que  les 
crédits  litigieux  avaient  été,  d'abord,  demandés  par  le  gouvernement, 
que  la  Chambre  les  avait  écartés  et  que  la  commission  du  Sénat 
se  bornait,  en  réalité,  à  en  demander  le  rétablissement.  Les  crédits 
augmentés  revinrent  en  discussion  devant  la  Chambre.  Dans  la  séance 
du  28  décembre  1876,  Gambeita,  qui  était  alors  Président  de  la  Com- 
mission du  budget,  s'éleva  avec  force  contre  la  prétention  du  Sénat. 
«  Lorsque  le  gouvernement  vous  a  présenté  un  projet  financier,  dit-il 
aux  députés,  et  que  vous  l'avez  supprimé,  il  ne  reste  rien, rien  qu'une 
feuille  de  papier.  Une  motion  ministérielle  ne  reçoit  la  vie  légale  quà 
la  condition  que  vous  y  ayez  appliqué  votre  ratitication.  Si  l'autre 
Chambre  n'a  pas  le  droit  d'initiative,  elle  ne  peut  examiner  et  voter 
un  crédit  qu'après  que  cette  Chambre  l'a  voté.  Où  le  Sénat  puiserait- il 
le  droit  d'initiative?Ce  n'est  ni  dans  l'article  8,  ni  dans  les  précédents. 
Ce  ne  serait  donc  que  dans  sa  volonté.  »  A  quoi  Jules  Simon  répliquait 
avec  sa  bonhomie  souriante  :  «  En  rétablissant  les  crédits,  le  Sénat  ne 
crée  pas  l'obligation  d'une  dépense.  Est-ce  que  vous  n'êtes  pas  là? 
Quand  le  Sénat  a  voté,  qu'avez-vous  devant  vous?  Une  proposition 
du  Sénat.  Ce  n'est  pas  une  loi  tant  que  vous  n'y  avez  pas  adhéré.  » 
Les  partisans  de  chacune  des  deux  thèses  couchèrent  sur  leurs  posi- 
tions respectives;  mais  les  Chambres,  plus  conciliantes,  se  rappro- 
chèrent sans  effort  dans  des  combinaisons  transactionnelles,  une 
partie  des  augmentations  étant  maintenue,  les  autres  étant  rejetées. 

Un  arrangement  analogue  est  intervenu  toutes  les  années  sui- 
vantes, et  le  Sénat  s'est  même,  en  général,  résigné,  de  bonne  grâce, 
à  céder  aussitôt  après  le  premier  refus  de  la  Chambre.  Le  14  no- 
vembre 1881,  le  Cabinet  présidé  par  Gambetta  a  déposé  un  projet  de 
revision  dans  lequel  cette  solution  de  fait  devait  recevoir  une  consé- 
cration légale.  «  Les  remontrances,  les   observations  du  Sénat  une 


REVUE.    CHRONIQUE.  215 

fois  présentées  à  la  Chambre,  disait  l'exposé  des  motifs,  le  droit  du 
Sénat  est  épuisé.  La  Chambre  des  députés  statue  en  dernier  res- 
sort. »  La  revision  n'ayant  pas  en  lieu  en  1881,  un  nouvel  effort 
de  règlement  fut  tenté  en  1884  et  avorta  comme  le  précédent  :  re 
qui  permit  à  la  Chambre  de  réveiller  le  débat,  en  1885,  a  propos 
d'un  intéressant  rapport  de  M.  Jules  Moche.  La  Commission  deman- 
dait, une  fois  de  plus,  qu'il  fût  bien  entendu  qu'après  un  premier 
appel,  le  droit  de  contrôle  du  Sénat  s'évanouissait.  M.  Charles  Flo- 
quel  voulait  aller  plus  loin  et  soutenait  qu'en  sortant  de  la  deuxième 
délibération  de  la  Chambre,  le  budget  n'avait  même  pas  à  retourner 
devant  le  Sénat  et  qu'il  devait  être  envoyé  tout  droit  à  l'imprimerie  du 
Journal  officiel,  pour  être  promulgué.  M.  Ribot  mit,  au  contraire,  la 
Chambre  en  garde  contre  le  danger  de  diminuer  à  la  fois  le  pouvoir 
budgétaire  et  le  pouvoir  législatif  du  Sénat,  et,  sur  l'invitation  de 
Jules  Ferry,  président  du  Conseil,  tout  finit  encore  par  une  transac- 
tion. Trente-cinq  ans  ont  passé  et  pour  rajeunir  ceux  d'entre  nous 
qui  ont  été  témoins  de  ces  vieux  dissentiments,  de  nouveaux  orateurs 
ont  repris,  avec  une  ardeur  de  néophytes,  ces  controveises  doctri- 
nales. Il  en  est  résulté  une  diminution  sensible  des  impositions  sup- 
plémentaires qu'avait  votées  le  Sénat. 

Un  autre  motif  a,  d'ailleurs,  poussé  la  Chambre  à  introduire 
quelques  tempéraments  dans  le  chiffre  final  des  contributions.  Le 
ministre  des  Finances  lui  a  montré,  avec  une  complaisance  fort  excu- 
sable, les  plus-values  enregistrées,  depuis  le  mois  de  janvier,  dans 
la  rentrée  des  impôts  et  il  lui  a  donné  l'espoir  qu'elles  continue- 
raient, au  grand  avantage  du  budget,  pendant  tout  l'exercice,  et  au 
delà.  Il  est,  en  effet,  probable,  que  la  reprise  de  notre  activité  com- 
merciale et  industrielle  se  traduira,  pendant  assez  longtemps,  par 
une  augmentation  graduelle  dans  le  rendement  des  divers  droits  qui 
frappent  les  capitaux,  les  revenus  et  les  transactions.  Nous  sommes 
dans  la  période  du  flux  et  la  vague,  gonflée  par  la  force  dé  travail  de 
toute  la  nation,  est  encore  loin  d'avoir  atteint  le  coefficient  de  marée 
montante  qu'il  est  permis  de  prévoir.  Mais  gare  au  jusant!  Ce  qui 
vient  de  flot  s'en  retourne  d'ebbe,  dit  le  proverbe,  et  des  plus  values, 
cela  est  vrai  littéralement.  Considérez  un  budget  sur  un  espace  de 
dix  ou  vingt  ans.  Vous  y  verrez  toujours  les  vaches  maigres  alter- 
ner avec  les  vaches  grasses,  et  ce  serait  une  grave  imprudence 
de  nous  croire  propriétaire  d'un  riche  troupeau  pour  l'éternité. 
Ajoutez  que,  cette  année,  les  Chambres  votent  les  nouveaux 
impôts  avant  d'avoir  arrêté  les  dépenses  et.  si  ferme  que  soit  leur 


-10  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

volonté  d'imposer  des  économies,  il  est  à  craindre  qu'elles  ne  s'ima- 
ginent parfois  les  avoir  définitivement  réalisées,  en  opérant  d'auto- 
rité certaines  réductions  de  crédits.  Illusions  d'un  jour  que  dissipent 
bientôt  ces  «  trains  »  de  crédits  supplémentaires,  dont  l'horaire 
impitoyable  demeure  le  même  dans  la  diversité  des  temps.  Mieux 
vaudrait  donc  conserver,  pour  faire  face  à  ces  retours  offensifs  de 
dépenses  budgétaires,  l'heureuse  provision  de  ressources  que  nous 
apportent  les  plus-values.  J'ai  connu  des  époques  où  le  Parlement 
s'est  vite  repenti  d'avoir  équilibré  le  budget  sur  le  vu  des  derniers 
encaissements,  au  lieu  de  s'en  tenir  à  la  règle,  antique  et  tutélaire, 
de  la  pénultième  année.  Mais  trop  d'exigence  n'irait  pas,  en  ce 
moment,  sans  mauvaise  grâce.  Dans  son  ensemble,  l'œuvre  accom- 
plie par  les  deux  Chambres  aura  mérité  les  plus  grands  éloges  et,  de 
ces  longs  et  remarquables  débats,  sera  sortie,  pour  les  finances  fran- 
çaises, une  certitude  d'assainissement  très  prochain. 

Je  ne  sais  si  à  l'extérieur  et  en  particulier  chez  les  nations  amies, 
on  se  rend  suffisamment  compte  de  tout  ce  qu'a  déjà  fait  la  France 
pour  hâter  sa  renaissance  financière,  politique  et  sociale.  Si  les 
autres  peuples  voulaient  bien  se  rappeler  les  chiffres  officiels  que 
citait,  ces  jours-ci,  à  la  Sorbonne,  le  maréchal  Foch,  s'ils  avaient  tou- 
jours présent  à  l'esprit  le  nombre  de  nos  morts  et  de  nos  mutilés,  s'ils 
mesuraient  la  formidable  diminution  que  ces  pertes  douloureuses 
infligent  à  notre  capacité  de  travail,  ils  ne  manqueraient  pas  d'ad- 
mirer notre  pays  dans  la  paix  comme  ils  l'ont  admiré  dans  la  guerre. 
Le  malheur  est  que  la  plupart  des  étrangers  continuent  à  nous  juger 
sur  de  fausses  apparences,  que  nous  ne  cherchons  pas  toujours  à 
dissiper  nous-mêmes  et  dont  nous  sommes  trop  souvent  les  victimes 
volontaires.  11  semble  que  nous  prenions  à  tâche  de  nous  repré. 
senter  au  monde  sous  les  couleurs  les  plus  noires.  Notre  pensée 
paraît  obsédée  par  des  comparaisons  trompeuses  entre  la  France  du 
Directoire  et  celle  d'aujourd'hui.  Nous  nous  complaisons  à  des 
clichés  qui  nous  troublent  la  vue,  nous  relisons  quelques  belles 
pages  d'Albert  Vandal  et  nous  croyons  retrouver  autour  de  nous 
l'état  économique  et  social  qui  a  suivi  la  Terreur  et  les  guerres 
de  la  Révolution,  la  gêne  des  petits  rentiers,  l'importance  des 
financiers  et  des  fournisseurs,  l'insolence  de  ceux  qu'un  rapport 
de  Malmesbury  appelait  déjà  le  parti  des  nouveaux  riches,  le  luxe 
dévergondé  à  côté  de  la  misère  noire,  le  manque  du  nécessaire  et 
la  course  au  superflu,  l'enivrement  des  danses  et  la  folie  d'une  tré- 
pidation continue. bref  une  immense  foire  au  plaisir  installée  dans  la 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  217 

désolation  des  ruines.  Etcerles,  lorsque  repassent  sous  nos  yeux  ces 
tableaux  d'une  société  purulente,  nous  en  apercevons  involontaire- 
ment un  mauvais  retint  dans  certains  spectacles  qui  s'offrent  encore 
à  nous;  et  quand  Mallet  du  Pan  écrit  :  «  Tel  ne  sait  pas  comment 
il  dînera  demain,  qui  aujourd'hui  dépense  dix  francs  à  prendre 
une  glace,  »  il  nous  parait  avoir  dépeint,  plus  de  cent  vingt  ans  à 
l'avance,  l'imprévoyance  et  la  joie  de  vivre  où  s'étourdissent  de  nos 
jours,  comme  à  la  veille  de  brumaire,  quelques  figurants  des  mas- 
carades parisiennes. 

Mais  à  qui  cette  écume  légère  peut-elle  cacher  la  profondeur  et 
la  pureté  de  l'esprit  national?  Allez  voir,  jusque  dans  les  régions 
dévastées,  ces  vastes  superficies  emblavées  où  achèvent  de  mûrir 
les  moissons  de  demain  ;  allez  voir  dans  les  usines  les  ouvriers  qui 
ont  résisté  aux  suggestions  de  la  grève  et  qui  vaquent  sans  bruit  à 
leur  ouvrage  quotidien  ;  vous  surprendrez  la  France  en  plein  travail 
de  résurrection.  Nous  n'avons,  en  ce  moment,  à  redouter  la  compa- 
raison avec  aucun  autre  peuple  ;  il  n'en  est  pas  un  seul  dont  la  santé 
soit  plus  robuste  que  la  nôtre  ;  aucun  des  symptômes  inquiétants 
qui  se  révèlent  chez  les  mieux  portants  d'entre  eux  ne  se  manifeste 
dans  notre  pays.  Jetons  les  regards  autour  de  nous  :  en  Irlande,  de 
la  Chaussée  des  géants  au  cap  Clear,  —  en  Europe  centrale,  de  la 
Mer  du  nord  aux  Alpes  bavaroises  et  de  la  mer  Baltique  à  la  Sibérie, 
—  au  Sud,  du  golfe  de  Trieste  à  la  pointe  de  Calabre,  —  à  l'Orient, 
du  golfe  de  Finlande  à  la  Caspienne,  partout,  la  terre  est  comme 
agitée  de  secousses  sismiques  et  le  sol  de  France  est  presque  le  seul 
qui  ne  soit  pas  ébranlé.  Profitons  de  cette  heureuse  tranquillité 
pour    rétablir  sur  des    assises   solides   notre    demeure    nationale. 

En  restaurant  les  finances,  les  Chambres  ont  commencé  par  le 
commencement,  mais  quelle  vaste  besogne  s'offre  encore  à  notre 
activité!  La  discussion  du  budget  des  dépenses  a  déjà  permis  d'en- 
trevoir quelques-unes  des  réformes  et  des  simplifications  dont  la 
nécessité  s'impose  dans  nos  administrations  publiques.  Elle  a  égale- 
ment montré  combien  il  est  urgent  d'accorder  enfin  notre  organisa- 
tion militaire  avec  la  situation  nouvelle  créée,  non  seulement  par  la 
guerre  et  la  victoire,  mais  hélas!  par  les  difficultés  survenues  dans 
l'application  du  traité.  Sur  la  question  de  l'armement,  sur  celle  des 
cadres,  sur  celle  des  effectifs,  sur  la  durée  du  service  militaire,  de 
très  intéressantes  observations  ont  été  échangées  entre  lé  général  de 
Castelnau,  Président  de  la  commission  de  l'armée,  M.  Raiberli, 
Président  de  la  commission  des  Finances,  M.  Henry  Pâté,  rapporteur, 


-18  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M.  Jean  Fûbry,  M.  André  Lefèvre,  ministre  de  la  Guerre,  et  plusieurs 
aulres  orateurs,  tous  animés  des  mêmes  sentiments  patriotiques. 
Avec  sa  haute  autorité,  le  général  de  Castelnau  a  appelé  l'attention 
de  la  Chambre  sur  la  redoutable  crise  que  traversent,  faute  d'une 
rétribution  suffisante,  les  officiers  et  sous-officiers  de  carrière. 
Il  a  rappelé  d'éloquentes  paroles  de  Jaurès  sur  la  constitution  d'une 
armée  nationale  où  doivent  entrer  toutes  les  forces  du  peuple  et 
se  confondre  toutes  les  élites;  il  a  insisté  sur  l'importance  primor- 
diale qu'a,  pour  la  défense  du  pays,  la  formation  de  cadres  de  grande 
valeur  intellectuelle  et  morale;  il  a  discrètement  indiqué  qu'en 
abaissant,  il  y  a  quelques  mois,  la  limite  d'âge  pour  les  colonels  et 
les  officiers  généraux  et  en  les  faisant  rentrer  dans  la  vie  civile  dès 
soixante-deux,  soixante  et  cinquante-neuf  ans,  on  a  encore  rendu 
plus  difficile,  pour  l'avenir,  le  recrutement  des  cadres,  et  il  n'a  pas 
caché  qu'en  un  temps  où  l'on  parle  sans  cesse  de  guerre  scientifique, 
les  armes  dites  savantes,  artillerie  et  génie,  se  trouvent  exposées  à 
être  de  plus  en  plus  délaissées.  Le  ministre  de  la  Guerre  a  favorable- 
ment répondu  à  ces  pressantes  objurgations  et,  s'il  n'a-  pas  cru  pos- 
sible de  proposer  le  relèvement  de  la  solde  fixe,  il  a,  du  moins,  fait 
inscrire  dans  le  budget  de  1920  une  somme  de  86  millions  qui  per- 
mettra d'assurer  aux  différents  échelons  d'officiers  et  de  sous-offi- 
ciers une  indemnité  nouvelle.  Nous  sommes  d'autant  plus  obligés  de 
fortilier  l'ossature  de  l'armée  que  nous  devons  nous  préparer  à  ré- 
duire, le  plus  rapidement  possible,  la  durée  du  service. 

Ce  serait  un  intolérable  paradoxe  qu'après  une  guerre  victo- 
rieuse, le  pays  eût  à  supporter  encore  des  charges  comparables  à 
celles  qui  pesaient  sur  lui  avant  ses  quatre  années  d'épreuves.  Mais 
il  est  trop  évident,  d'autre  part,  que  nous  ne  pouvons  pas  désarmer 
les  premiers.  Le  ministre,  prenant  courageusement  ses  responsa- 
bilités, a  déclaré  que,  dans  l'état  actuel  de  l'Europe,  il  n'était  pas 
en  mesure  d'accepter,  dès  aujourd'hui,  le  service  d'un  an.  Avec  une 
franchise  qui  a  vivement  frappé  ses  auditeurs,  il  a  déclaré  qu'en  i ai- 
son  des  besoins  immédiats  auxquels  nous  avons  à  pourvoir,  sur  le 
Rhin,  au  Maroc,  en  Algérie  ou  en  Tunisie,  en  Syrie  et  en  Cilicie,  et 
en  raison  aussi  des  exigences  de  l'instruction,  il  croirait  périlleux 
de  ne  pas  conserver,  poi:r  le  moment,  un  effectif  de  quatre  cent 
trente-deux  mille  hommes,  correspondant  à  quarante-six  divisions 
d'infanterie  et  à  deux  classes.  C'est  un  palier  sur  lequel  il  juge  néces- 
saire que  nous  nous  arrêtions,  avant  de  descendre  à  dix-huit  mois, 
puis  à  un  an.  Les  Chambres  ne  refuseront  certainement  pas  d'écouler, 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  210 

dans  une  question  aussi  grave,  la  voix  de  la  prudence  el  de  la  raison. 
Mais  personne  ne  saurait  se  dissimuler  que  la  tentation  sera 
grande  pour  tout  le  inonde  de  ne  pas  prolonger,  sur  le  premier  ou 
sur  le  second  palier,  des  stations  provisoires  et  qu'on  arrivera  tôt  ou 
tard  au  bas  de  l'escalier.  Il  faut  même  souhaiter,  pour  la  prospérité 
économique  du  pays,  qu'un  contingent  fiançais  et  indigène  de  deux 
cent  quarante  ou  deux  cent  cinquante  mille  hommes  puisse  être  rapi- 
dement considéré  comme  suffisante  maintenir  notre  sécurité  et  que  le 
service  d'un  an,  complété  par  une  solide  organisation  des  cadres,  et 
par  des  rengagements,  devienne,  assez  vite,  notre  régimenormal.  Pour 
rapprocher  la  date  où  nous  atteindrons  cet  heureux  résultat,  nous 
avons  à  prendre,  sans  délai,  quelques  mesures  préliminaires  el  quel- 
ques précautions. 

Hâtons-nous,  d'abord,  de  constituer  fortement  notre  armée  afri- 
caine et  indigène.  M.  André  Lefèvre  a  fait  justice  des  impostures  que 
l'Allemagne  a  dirigées,  en  ces  dernières  semaines,  contre  nos  régi- 
ments noirs.  Il  convient  de  l'en  remercier.  Tous  ceux  qui,  pendant  la 
guerre,  ont  vu  ces  braves  gens  d'un  peu  près  vous  diront  quelles 
inépuisables  ressources  de  courage  et  de  dévouement  discipliné  il 
est  possible  de  découvrir  en  ces  natures  simples  et  robustes.  Mais 
l'Allemagne  sait  ce  qu'elle  fait.  A  la  campagne  contre  les  noirs  suc- 
cédera la  campagne  contre  les  marocains,  puis  contre  les  algériens 
et  les  tunisiens,  et  peu  à  peu  le  Reich  émettra  la  prétention  de  nous 
amener  à  ne  laisser  en  Rhénanie  que  des  contingents  métropolitains. 
Il  cherchera  alors  à  troubler  l'opinion  française  en  insinuant  que, 
si  nous  réduisions  l'occupation,  nous  pourrions  immédiatement  ré- 
duire le  service,  et  il  travaillera  secrètement  pour  que  nous  nous 
dépouillions  nous-mêmes  du  seul  gage  dont  nous  soyons  détenteurs. 
Quel  espoir  nous  restera-t-il  ensuite  d'obtenir  l'exécution  du  traité  et 
le  règlement  de  notre  créance?  Opposons-nous  donc,  dès  le  début, 
à  cette  manœuvre  allemande  et  n'admettons  pa^  que  le  Reich  ait  l'au- 
dace de  vouloir  choisir  entre  les  troupes  d'occupation. 

Et  puis,  surtout,  veillons  à  ce  que  cesse  enfin  la  comédie  dont  nos 
Commissions  militaires  de  désarmement  sont,  depuis  de  trop  longs 
mois,  les  témoins  impuissants.  Comment  ne  pas  revenir  toujours  à  ce 
Delcndi  Carthago?  Tout  le  sort  du  monde  en  dépend.  Un  des  plus 
vaillants  blessés  de  la  guerre,  M.  Jean  Fabry,  a  parlé,  l'autre  jour,  de 
l'Allemagne,  comme  si  elle  était  dorénavant  presque  inollensive. 
Le  ministre  n'a  eu,  pour  souffler  sur  ces  illusions,  qu'à  indiquer 
des  faits  et  des  chiffres.   Il  a  déclaré  à  la  Chambre  que  l'Allemagne 


~'2i)  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reconstruirait  constamment  du  matériel  de  guerre  et  qu'au  lende- 
main du  jour  où  les  Alliés  interrompaient  une  fabrication  et  détrui- 
saient un  outillage,  le  travail  recommençait  secrètement  dans 
d'autres  usines.  Il  a  ajouté  que,  pour  obtenir  la  diminution  des  effec- 
tifs, nous  avions  à  lutter  continuellement  contre  les  chicanes  les  plus 
misérables.  Que  sera-ce,  lorsque  nos  commissions  de  contrôle  auront 
rempli  le  mandat  temporaire  qu'elles  tiennent  des  articles  203  et 
suivants  du  traité?  Que  sera-ce  lorsque  seule,  la  Société  des  Nations, 
avec  des  moyens  d'action  à  peu  près  nuls,  sera  chargée  de  surveiller 
les  armements?  Ce  n'est  pas  demain,  c'est  aujourd'hui  que  nous  de- 
vons enlever  des  mains  de  l'Allemagne  les  armes  qu'elle  garde  dans 
une  intention  suspecte.  Déjà,  les  articles  160  et  163  du  traité  lui  fai- 
saient un  devoir  de  ramener,  avant  le  30  mars  dernier,  les  effectifs  au 
chiffre  de  cent  mille  hommes.  A  force  d'équivoques,  elle  a  arraché 
aux  Alliés  une  concession  très  regrettable,  dont  j'ai  plusieurs  fois 
dénoncé  le  péril,  et  la  date  d'exécution  a  été  reculée  jusqu'au  31  juil- 
let. Comme  il  s'y  fallait  attendre,  voici  maintenant  que  les  Allemands 
veulent  proroger  jusqu'au  10  octobre  l'autorisation  qui  leur  a  été 
donnée  de  conserver  deux  cent  mille  hommes  sous  les  drapeaux  :  et 
cela,  comme  le  démontrait  naguère  M.  l'amiral  Degouy,avec  l'arrière- 
pensée  certaine  de  jeter  la  Prusse  dans  le  dos  de  la  Pologne.  Tout 
nouvel  ajournement  serait,  de  la  part  des  Alliés,  la  marque  d'une  fai- 
blesse impardonnable  et  la  cause  de  périls  grandissants.  Oserai-je 
dire  que  le  ministre,  après  avoir  courtoisement  reproché  à  M.  Jean 
Fabry  son  excès  d'optimisme,  est,  sur  un  point,  tombé,  à  son  tour,  dans 
le  même  défaut?  Il  a  dit  que  notre  expédition  sur  Francfort,  si  brève 
qu'elle  eût  été,  avait  eu  pour  effet  de  faire  passer  les  livrais  n  men- 
suelles de  charbon  par  l'Allemagne  de  591  000  tonnes,  chiffre  d'avril, 
à  861000  tonnes,  chiffre  de  mai.  Mais  n'oublions  pas  que,  le 
24  juillet  1919,  von  Lersner  écrivait  officiellement  que  l'Allemagne 
était,  dès  alors,  en  état  de  livrer  18  millions  de  tonnes  par  an  et 
qu'elle  pourrait  bientôt  en  expédier  20  millions.  N'oublions  pas  sur- 
tout qu'aux  termes  des  paragraphes  2  et  suivants  de  l'annexe  V, 
l'Allemagne  doit  envoyer  à  la  France,  pendant  dix  ans,  sept  millions 
de  tonnes  de  charbon  par  an,  à  la  Belgique  pendant  le  même  laps 
de  temps,  huit  millions  de  tonnes,  à  l'Italie  et  au  Luxembourg,  des 
quantités  variables,  et  qu'en  outre,  dans  le  même  délai  de  dix  ans, 
elle  doit  remettre  à  la  France,  jusqu'à  concurrence  de  vingt,  puis  de 
huit  millions  de  tonnes  par  an,  tout  le  tonnage  nécessaire  pour  rem- 
placer la  production  du  Nord  et  du  Pas-de-Calais.  Avec  une  expédition 


REVUE.    CHRONIQUE.  221 

mensuelle  totale  de  8t»l  000  tonnes,  nous  sommes  donc  bien  loin 
des  chiffres  du  traité  ;  nous  sommes  même  loin  des  chiffres  transac- 
tionnels qu'a  fixés  la  Commission  des  réparations;  et  si,  malgré  la 
démonstration  de  Francfort,  nous  n'avons  pas  obtenu  mieux,  nous 
pouvons,  à  ce  siuiple  exemple,  juger  de  la  bonne  foi  allemande. 

Ne  nous  payons  pas  de  mots.  Si  nous  voulons  que  notre  victoire 
n'ait  pas  été  l'ivresse  d'un  matin,  que  le  traité  devienne  une  réalité 
durable  et  que  le  règne  de  la  paix  soit  assuré,  il  est  temps  que  les 
muions  alliées  se  réveillent  du  fatalisme  où  elles  paraissent  s'endor- 
mir, qu'elles  ouvrent  les  yeux  à  la  vérité  et  qu'elles  fassent,  sans  de 
plus  longues  hésitations,  respecter  par  l'Allemagne  ses  engagements 
solennels.  Un  député  alsacien,  M  Pfléger,  criait,  il  y  a  quelques  jours, 
à  des  collègues  trop  confiants  :  «  Vous  ne  connaissez  pas  assez  l'Alle- 
magne. »  Ceux  qui  la  connaissent  se  méfient  et  savent  qu'il  y  a  tou- 
jours péril  à  l'encourager  dans  sa  résistance  par  la  timidité  et  les  ter- 
giversations. Les  Alsaciens  sont  mieux  renseignés  à  cet  endroit  que 
les  autres  Français  et  les  Français  eux-mêmes,  le  sont  mieux  que  leurs 
alliés.  Qu'importe  Heinze  ou  Millier,  Trimborn  ou  Fehrenbach  !  Ce 
qu'il  faudrait  au  monde,  c'est  un  gouvernement  allemand  qui  mît  une 
bonne  volonté  sincère  à  exécuter  le  traité  et  qui  renonçât  au  jeu  des 
échappatoires  et  des  faux-fuyants.  Jusqu'à  ce  qu'un  tel  cabinet  soit 
formé  et  qu'il  ait  fourni,  par  des  actes,  la  preuve  de  sa  loyauté,  les 
AlUés  n'ont  qu'à  modrler  leur  attitude  sur  celle  de  la  France  et  à 
suivre  les  conseils  amicaux  du  gouvernement  de  la  République, 
lorsqu'il  leur  demande  de  clore  enfin  la  liste  des  concessions  et  de 
parler  à  l'Allemagne  sans  provocations,  mais  avec  fermeté,  comme 
des  vainqueurs  qui  sont  sûrs  de  leurs  droits  et  entendent  les  faire 
respecter. 

De  San  Remo  à  Hythe  et  de  Hythe  à  Boulogne,  de  Boulogne 
à  Bruxelles  et  de  Bruxelles  à  Spa,  ils  ne  se  résigneront  pas,  je 
pense,  à  laisser  plus  longtemps,  sur  les  routes  qu'ils  parcourent,  des 
lambeaux  du  traité.  La  bienfaisante  obstination  de  M.  Millerand 
finira  bien  par  les  convaincre  de  leurs  erreurs  successives;  et,  de 
ces  entrevues  répétées,  l'épine  dorsale  de  la  coalition  sortira  peut- 
être  redressée.  Désarmement  de  l'Allemagne,  réparations  par  l'Alle- 
magne, ces  mots  devraient  être  inscrits  en  caractères  flamboyants 
sur  les  murs  de  toutes  les  villas  où  se  rencontrent  les  ministres 
alliés.  A  Boulogne,  il  y  a  encore  eu  quelque  obscurité  dans  l'examen 
de  ces  deux  questions,  surtout  dans  celui  de  la  seconde. 

Le  jour  où  nous  serons  arrivés  à  rétablir  vraiment  l'union  dan  ; 


222  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'énergie,  nous  serons  bien  près  de  toucher  au  but.  Des  vainqueurs 
qui  s'abandonneraient  après  la  victoire  se  montreraient  indignes  de 
l'avoir  remportée  ;  des  Alliés  qui  se  diviseraient  dans  le  règlement 
de  la  paix  compromettraient  la  paix.  Pour  assurer  l'exécution  du 
traité  de  Versailles,  ou  d'un  traité  quelconque,  il  est,  avant  tout, 
nécessaire  que  les  Puissances  qui  en  ont  imposé  la  signature  aux 
vaincus  demeurent  étroitement  d'accord  à  l'heure  des  réalisations. 
Et  je  ne  veux  pas  parler  seulement  d'une  bonne  entente  occasion- 
nelle, qui  puisse  faciliter  la  solution  de  telle  ou  telle  question  parti- 
culière; il  faut  quelque  chose  de  plus  :  pour  reconstruire  le  monde 
bouleversé,  nous  avons  besoin,  comme  le  répéiait  le  Times  ces 
jours-ci, de  maintenir  entre  nos  Alliés  et  nous  cet  esprit  de  solidarité 
qui  seul  nous  a  permis  de  gagner  la  guerre. 

11  est  d'un  intérêt  vital  pour  chacun  des  peuples  vainqueurs  de 
ne  laisser  subsister,  entre  lui  et  les  autres,  aucun  malentendu.  Le 
moment  est  venu  des  explications  amicales.  S'il  y  a  encore  en 
Grande-Bretagne  des  personnes  mal  informées  qui  se  représentent, 
de  bonne  foi,  la  France  comme  une  nation  impérialiste,  affamée  de 
conquêtes  ou  obsédée  par  le  rêve  d'asservir  économiquement  l'Alle- 
magne, ne  négligeons  rien  pour  les  détromper.  S'il  y  a,  en  France, 
le  sentiment  assez  général  que  le  gouvernement  britannique  a  pour- 
suivi, depuis  l'armistice,  à  Constantinople,  en  Asie-Mineure,  en 
Russie,  et  en  Allemagne  même,  une  politique  trop  solitaire  et  exa- 
gérément égoïste,  que  l'Angleterre  n'hésite  pas,  de  son  côté,  à  con- 
vaincre les  Français  qu'ils  se  sont  mépris  sur  ses  intentions.  Jamais 
les  négociateurs  des  deux  pays  n'ont  eu  besoin  de  plus  de  confiance 
mutuelle.  Le  premier  ministre  anglais,  qui  est  l'intelligence  même 
et  que  sa  sensibilité  tactile  avertit  de  tous  les  courants  atmosphé- 
riques, a  certainement  déjà  compris  que  la  France  n'était  pas  tou- 
jours si  mauvaise  conseillère. 

M.  Lloyd  George  a  rendu,  pendant  la  guerre, d'incomparables  ser- 
vices. Ses  dons  exceptionnels, sa  grande  expérience  delà  tactique  par- 
lementaire, cette  sorte  de  magnétisme  qui  se  dégage  de  sa  personne, 
cotte  verve  celtique  qui  donne  tant  de  charme  à  son  éloquence,  ont 
fait  de  lui,  dans  les  temps  les  plus  difficiles,  l'admirable  interprète 
de  sa  nation  et  l'excitateur  des  plus  belles  vertus  anglaises.  S'il  veut 
revenir  maintenant  à  la  conception  qu'il  a  eue  de  l'Alliance  pendant 
tout  le  cours  des  hostilités,  la  France  est  prête  à  expulser  de  sa 
propre  mémoire  quelques  souvenirs  désagréables  et  à  ne  se  rappeler 
que  les  bons  procédés  dont  l'Angleterre  lui  a  donné  tant  d'exemples. 


REVUE.    CHRONIQUE.  2*0 

M.  Lloyd  George  et  M.  Millerand  ont  maintenant  appris  à  se  connaître 
et  à  s'estimer  Ils  peuvent  beaucoup  l'un  et  l'autre  pour  achever  de 
remettre  dans  la  voie  normale  la  politique  des  deux  pays. 

Nous  devons  également  nous  féliciter  que  la  Belgique  et  l'Italie 
aient  été  représentées  à  Boulogne.  On  a  enfin  renoncé  à  la  cho- 
quante habitude  qu'on  av;>it  prise  d'exclure  du  Conseil  suprême  notre 
voisine  et  alliée  du  Nord  ,  ',  sous  1  incroyable  prétexte  qu'elle  avait 
une  trop  faible  superficie  territoriale  pour  siéger  à  côté  des  grandes 
Puissances  ;  et  l'on  na  pas  non  plus  renouvelé  la  faute,  qui  avait  été 
commise  à  Hylhe,  de  ne  pas  faire  participer  l'Italie  à  des  discussions 
sur  l'application  du  traité.  C'est  déjà  trop  que  ces  discussions  se 
déroul-  nt,  par  la  force  des  choses,  en  dehors  des  États-Unis;  et,  soit 
dit  en  passant,  ce  grave  inconvénient  lui-môme  eût  été  évité,  si  les 
gouvernements  avaient  laissé  aux  Commissions  instituées  par  le 
traité,  Commissions  des  Béparations  et  Commissions  interalliées  de 
contrôle,  le  soin  d'assurer,  sous  la  direction  des  ministres,  l'exécu- 
tion des  engagements  de  l'Allemagne;  l'Amé^que  est,  en  effet, 
représentée  dans  toutes  ces  Commissions  par  des  délégués  officieux, 
d<mt  beaucoup  sont  des  hommes  très  remarquables;  et  nous  avions 
ainsi  l'avantage  de  nous  acheminer,  en  compagnie  d'Américains, 
vers  le  jour  où,  après  l'élection  présidentielle,  1rs  États-Unis  pren- 
dront définitivement  parti  sur  les  conditions  de  poix.  Je  sais  bien 
que  le  gouvernement  français  tient  soigneusement  le  Président 
Wilson  au  courant  de  tout  ce  qui  se  passe.  Ce  n'est  pas  cependant  la 
même  chose  que  de  délibérer  directement  entre  Alliés,  dans  les 
Commissions  dont  l'Amérique  ne  s'est  pas  retirée. 

Quant  à  l'Italie,  nous  sommes  tout  prêts  à  oublier  les  déceptions 
que  nous  a  causées,  en  ces  derniers  mois,  la  politique  adoptée  par 
M.  Nitti  vis-à-vis  de  la  France,  dans  la  grave  question  de  nos  dom- 
mages de  guerre.  M.  Nitti  sort  de  la  scène;  ce  n'est  pas  le  moment 
de  le  poursuivre  de  nos  reproches.  M.  Giolittise  retrouve,  à  soixante- 
huit  ans,  premier  ministre  pour  la  cinquième  fois;  ce  n'est  pas  le 
moment  de  reparler  de  son  rôle  en  1914  et  1915,  ni  d'évoquer  le 
spectre  du  parecchio.  Gardons  seulement  le  souvenir  d'un  réel  ser- 
vice qu'il  a  rendu  aux  Alliés,  en  décembre  1914,  plusieurs  mois 
avant  que  l'Italie  eût  décidé  de  sortir  de  la  neutralité  pour  se  ranger 
aux  côtés  de  l'Angleterre  et  de  la  France.  A  cette  date,  M.  Giolitti 
a  révélé  à  la  Chambre  de  Montecilorio  les  propositions  secrètes  que 
l'Autriche  avait  faites,  dès  1913,  en  vue  d'attaquer  la  Serbie,  et  la 
tentative  à  laquelle  elle  s'était  livrée  auprès  de  l'Italie  pour  tâcher 


12:21  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'assimiler  cette  agression  à  un  des  actes  défensifs  prévus  par  la 
Triple  Alliance.  Peu  d'informations  ont,  aussi  clairement  que  celle  là, 
fait  apparaître  aux  esprits  impartiaux  les  vraies  responsabilités  de  la 
guerre.  Grâce  à  M.  Giolitti,  nous  savons  que  l'attentat  deSerajevo  n'a 
été,  en  1914,  qu'une  occasion  saisie  avec  empressement  par  l'An  triche- 
Hongrie  et  que,  déjà  un  an  plus  lût,  la  monarchie  dualiste  méditait 
un  coup  de  main  sur  Belgrade.  M.  Giolitti  va,  sans  doute,  un  peu 
loin,  lorsqu'il  déclare  que,  dans  la  vie  d'un  homme  d'État,  le  passé 
est  dépourvu  de  tout  intérêt  et  qu'il  faut  voir  seulement,  en  politi- 
que, le  présent  et  l'avenir;  mais,  en  tout  cas,  de  son  passé,  nous  ne 
retenons  que  cette  heureuse  indiscrétion  de  décembre  1914;  de 
son  présent,  nous  notons,  avant  tout,  son  télégramme  cordial  à 
M.  Millerand  et  le  choix  qu'il  a  lait  d'un  ami  de  la  France,  M.  Sforza, 
pour  le  ministère  des  Affaires  Étrangères.  Que  M.  Giolitti  travaille, 
de  conserve  avec  le  Président  du  Conseil  français,  à  calmer  les 
fâcheuses  susceptibilités  qui  ont,  à  plusieurs  reprises,  mis  un  sem- 
blant de  malaise  dans  nos  relations  avec  l'Italie,  et  les  deux  premiers 
ministres  auront  bien  mérité  de  leurs  pays. 

L'état  du  monde  n'est  pas  moins  dangereux  aujourd'hui  qu'il  Tétait 
en  pleine  guerre.  Aussi  bien  vis-à-vis  de  la  Russie  que  vis-à-vis  de 
l'Allemagne,  aussi  bien  en  Asie  Mineure  qu'à  Constantinople,  l'intérêt 
des  Alliés  exige  une  parfaite  unité  de  conduite,  un  constant  esprit 
de  résolution,  une  conscience  claire  de  leur  devoir  international.  Si 
des  concessions  doivent  être  la  rançon  de  cet  accord  nécessaire,  il 
faut  qu'elles  soient  réciproques.  Ce  n'est  pas  toujours  aux  mêmes  à 
se  faire  tuer.  A  Boulogne,  nos  alliés  nous  ont  donné  un  papier  de 
plus.  Attendons  les  actes. 

RaYMOMD   POINCARÉ. 

Le  Directeur-Gérant  : 
René  ûoumic. 


LES  CŒURS  GRAVITENT 


TROISIÈME    PARTIT:    -'. 

HÉLÉNA 


Lorsque    la    Victoria   qui    nous    conduit  à    l'«    ajoupa,   » 
Christine    et    moi,  traverse  la  place  du  château,   par   la 
porte  ouverte  de  la  tour,  émouvant  hasard,  une  ardente 
voix  vole  à  tire  d'ailes  jusqu'à  nous,  qui  chante  : 

Mes  yeux  pleuraient  en  rêve. 

Hélas!  tu  m'avais  quitté. 
...  Je  m'éveillai  et  mes  larmes 

Coulaient  amèrement. 
...  Je  m'éveillai  et  mes  larmes 

Se  répandaient  à  flots! 

Le  cœur  serré,  je  songe  que,  tandis  que  sa  femme  adresse  au 
ciel  le  cri  de  son  àme,  Laurent,  magnifique  de  certitude, 
compose  en  son  laboratoire  une  solution  contre  la  gommose  des 
orangers. 

—  Pauvre  nièce,   murmure   ma  belle-mère Quelquefois 

|e  regrette... 

Jamais  Christine  n'avait  témoigné  cet  intérêt  à  Geneviève 
et  je  lui  en  suis  reconnaissant.  Son  humeur  particulièrement 
heureuse  porte  aujourd'hui  Christine  à  l'indulgence.  Notre  voi- 
ture roule  vers  Antibes.  Quand  nous  dépassons  les  remparts  da 
cette  ville,   beaux  comme  du  vieil  or,  j'éprouve  moi-même  la 

Copyright  by  Charles  Géniaux,  1920. 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  juin  et  1"  juillet. 

TOME   LV1II.    —    1920  1  5 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

singulière  impression  d'une  évasion.  D'où  me  vient  ce  sentiment? 

En  apercevant  1'  «  ajoupa,  »  Christine  me  signale  cette  pro- 
priété avec  une  gaité  excessive.  Après  la  traversée  d'un  quin- 
conce d'oliviers,  nous  atteignons  une  maison  à  galeries  et  bal- 
cons, pris  d'assaut  par  les  lianes  des.  técomas  et  des  ficus  mou- 
chetés comme  des  guépards. 

Une  servante  chocolat  que  coiffe  un  madras  orange  nous 
introduit  dans  un  salon  au  plafond  tendu  de  soieries  chinoises 
qui  font  une  atmosphère  cramoisie  à  cette  pièce.  Des  tapis  per- 
sans et  des  divans  aux  damas  illustrés  par  le  génie  coloriste 
des  Orientaux,  achèvent  de  donner  à  cette  pièce  un  aspect 
d'Alcazar.  Après  une  assez  longue  attente,  pendant  laquelle 
Christine  me  sourit  mystérieusement,  un  noir  écarte  les  por- 
tières pour  laisser  entrer  Sarah  de  la  Tour.  Christine  embrasse 
avec  effusion  Mme  de  la  Tour  qui  se  laisse  faire  sans  accorder  en 
retour  de  bien  vives  marques  d'affection  à  son  amie. 

Sarah  rappelait  ces  grandes  dames  peintes  par  Gainsbo- 
rough.  Dans  l'aristocratique  visage  de  cette  créole  anglo-indoue, 
tout  était  pompeux,  net  et  droit  :  sourcils,  yeux,  nez,  bouche. 
A  la  quarantaine,  ses  cheveux  d'un  blond  argenté,  poudrés  par 
coquetterie,  avaient  une  abondance  magnifique.  Deux  repentirs 
descellaient  jusqu'à  ses  épaules.  Une  guimpe  de  linon  assurait 
la  décence  d'une  gorge  décolletée  en  ovale.  Sa  robe  rayée,  gris 
perle  et  blanc,  avait  la  forme  bouillonnante  et  fantaisiste  d'une 
toilette  Directoire.  Des  volants  de  valenciennes  débordaient  ses 
manches.  Suspendus  à  des  chaînettes  d'or,  quelques  flacons  à 
sels,  parfums,  poudres  et  fards,  se  heurtaient  sans  cesse  et 
leur  carillon  accompagnait  le  zézaiement  de  cette  créole.  Sa 
somptueuse  tête  renversée  sur  une  épaule,  les  yeux  mourants, 
elle  me  dit  d'une  voix  puînée  : 

—  Quel  éloge  j'ai  entendu  faire  de  vous,  Monsieur  du  Cam- 
bout!...  Ravie  de  vous  connaître...  Un  charmant  homme  qui  peut 
vous  faire  voyager  dans  les  étoiles,  quelle  fortune  inimaginable  I 

—  N'aurons-nous  pas  le  plaisir  de  voir  Héléna  et  Henri, 
demanda  ma  belle-mère  que  leur  absence  commençait  à  sur- 
prendre? 

Amusée  de  l'expression  étonnée  de  Christine,  Mme  de  la  Tour 
lui  répondit  qu'on  était  allé  chercher  ses  enfants  qui  devaient  se 
trouver  dans  le  bas  du  parc. 

Sur  un  petit  fcirc  hautain,  elle  reprit,  les  yeux  fixés  sur  moi  : 


LES    COEURS    GRAVITENT. 


221 


—  Je  sollicite  d'être  admise  dans  votre  observatoire, 
M.  l'astronome.  Gomme  ce  doit  être  curieux!  Expliquez-moi  son 
organisation? 

Je  commençais  à  l'entretenir  du  fonctionnement  d'un  équa- 
torial,  lorsque  Sarah  m'interrompit  pour  nous  donner,  avec 
une  égoïste  abondance,  des  détails  sur  sa  santé  si  fragile  en  ce 
climat  du  France 

—  Moi,  par  goût,  je  n'aime  que  les  Indes  ou  Paris,  mais 
Héléna  et  Henri  raffolent  de  cet  ajoupa  en  souvenir  de  leur 
pauvre  père,  son  créateur.  Et  une  maman  doit  savoir  se  sacri- 
fier... Ali!  comme  mes  enfants  se  font  attendre!...  Ce  stupide 
nègre  n'aura  pas  su  les  trouver  dans  le  parc.  Us  devraient  être 
arrivés,  car  ils  étaient  aussi  désireux  que  moi  de  vous  entendre 
parler  du  ciel... 

...  Vous  vivez  en  pleine  poésie,  M.  du  Oambout.  Nous  autres, 
pauvres  gens,  nous  traînons  à  terre...  Ma  fille,  surtout,  sera  dans 
l'extase  d'entendre  un  astronome',  elle  qui,  enfant,  montait  la 
nuit  au  sommet  des  «  mornes,  »  afin  d'écouter  les  accords  pro- 
duits par  les  étoiles  en  mouvement  dans  l'éther.  Héléna  prétend 
avoir  surpris  les  harmonies  de  h  arp  'S  ëolïêniiës  dus  astres...  Ne 
trouvez-vous  pas  qu'on  éloafh  in?...  Ali  !  chère  Christine,  que 
je  suis  heureuse  de  vous  avoir  chez  moi! 

Ces  dames  se  serrent  les  doigts  avec  effusion. 

Lm  charmante  croyance  que  sa  mère  prête  à  Iîéléna  me 
donn  ',  plus  vif,  le  désir  de  connaître  une  jeune  fille  qui  prête 
de  l'attention  aux  sublimes  concerts  de  nos  constellations. 

—  Oh!  mes  enfants  me  feront  enrager,  s'exclama  M'ne  de  la 
Tour  soulevée...  Il  faut...  si  je  n'étais  pas  si  lasse.  .  Je  vais 
envoyer  un  serviteur  moins  sot  à  leur  poursuite. 

Elle  appuyait  l'index  sur  un  timbre  lorsque  je  proposai 
d'aller  moi-même  à  leur  rencontre. 

—  Vraiment!  Vous  consentiriez?  Par  cette  chaleur  torndèl 

—  Oui,  Pierre,  allez!  Vous  nous  les  ramènerez,  insiste 
Christine. 

Pourquoi  mon  aëpàri  la  comBle-l-fellé  d'aise?  Les  amies  se 
sourient  d'un  air  complice.  Quand  je  quitte  le  salon,  j'en 
éprouve  lin  certain  mal. m    j. 

Je  descend-!  une  avenue  de  vvhasingtonias  dont  les  troncs  lisses 
évoquent,  en  leur  double  rangée,  lea>  colonnades  de  Thèbes.  Le 
soleil  brille  à  travers  leurs  palmes  renversées  en  corbeilles. 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  servante  marron  au  madras  jaune  qui  m'aperçoit,  me 
ze'zaie,  la  main  tendue  vers  la  mer  : 

—  Mamoiselle  et  petit  meu'ieu  là-bas! 

Puis  elle  me  salue  d'une  pirouette  qui  soulève  sa  jupe 
d'indienne  bigarrée.  Je  remercie  cette  servante  d'opérette  et 
m'achemine  à  travers  une  allée  de  livistonias,  sortes  d'immenses 
parasols  à  travers  les  nervures  desquels  apparaissent  les  Alpes 
roses.  A  la  base  de  leurs  neiges  fleuries,  la  Méditerranée  s'offre 
comme  une  grande  coupe  d'émail  bleu  pour  les  recueillir 

—  Petits  mai'tes,  pa'làl  pa'la!  me  crie  encore  la  servante  de 
couleur,  et  son  geste  me  fait  obliquer  à  travers  des  quinconces 
de  jubéas  architecturaux  qui  évoquent  les  temples  de  Persé- 
polis.  Le  parc  n'est  pas  si  grand  qu'une  bonne  voix  n'en  soit 
entendue  jusqu'à  sou  extrémité.  L'envie  me  vient  d'appeler  les 
enfants  de  Mme  de  la  Tour;  une  pudeur  me  retient  :  à  dix-sept 
ans,  Iiéléna  ne, saurait  être  traitée  en  fillette. 

Entre  les  noires  tignasses  des  ephedras,  des  vêtements 
ensoleillés  scintillent.  J'entends  quelques  mots  d'une  conver- 
sation : 

«  Rentrons...  pas  encore...  nos  chèvres?...  » 

De  redoutables  encephalartos,  barbelés  d'arêtes  vénéneuses, 
m'interdisent  le  passage.  Quel  dépit!  Il  me  faut  retourner  sur 
mes  pas  vers  des  dattiers  dont  les  roides  chevelures  végétales 
retentissent  avec  le  son  de  mille  battes  d'arlequin  entrecho- 
quées, à  chaque  coup  de  vent.. 

<(  Maintenant,  revenons  àl'ajoupa...  » 

Ces  mots  me  précipitent  au  milieu  d'une  plantation  d'agaves 
dont  les  yatagans  m'auraient  percé,  si  j'avais  essayé  de  pousser 
plus  avant.  Autour  de  moi,  sur  le  sol  rouge  zébré  d'or  par  les 
rayons  du  soleil  transperçant  les  frondaisons  exotiques,  herbes 
et  plantes  dégageaient  leurs  arômes  et  toute  la  féerie  orientale 
s'évoquait  :  souks  arabes,  patios  de  Damas,  cour  des  myrtes  de 
l'Alhainbra,  îles  fortunées  du  grand  Atlantique.  Malheureuse- 
ment, comme  les  glaives  des  archanges,  les  agaves  me  signi- 
fiaient l'interdiction  de  ce  paradis.  J'allais  m'en  retourner  quand 
s'élevèrent  deux  cris  éclatants  et  gais  comme  des  évohé!  A 
cinquante  pas  de  moi,  par  delà  cette  barrière  de  plantes  cqua- 
toriales,  un  très  jeune  homme  tenait  la  tige  d'une  palme  dont 
une  jeune  fille",  la  main  levée,  recourbait  l'autre  extrémité, 
Leurs  têtes  échevelées  y  trouvaient  une  ombre  protectrice.  Au- 


LES    COEURS    GRAVITENT.  229 

dessus  de  ces  jeunes  gens,  les  feuilles  pennées  d'un  dattier  au 
tronc  rengorgé  comme  le  cou  d'un  dromadaire,  encadrait  leur 
tableau  charmant. 

Mon  panama  soulevé,  ils  re'pondirent  à  mon  salut  par  une 
clameur  à  la  fois  sauvage  et  joyeuse,  qui  me  souhaitait  mieux  la 
bienvenue  que  tous  les  compliments.  Leur  rougeur  exprima 
ensuite  leur  émotion. 

En  sa  quinzième  année,  Henri  de  la  Tour  n'était  plus  un 
garçonnet  et  pas  encore  un  jeune  homme  De  sa  main  qui  ne 
portait  pas  la  palme,  il  enlaçait  Héléna,  et  celle-ci  répondait  de 
son  bras  libre  à  cette  étreinte.  Devant  mon  air  surpris,  ils  eurent 
un  rire  ingénu  en  se  regardant  l'un  l'autre  avec  confusion.  Une 
sorte  de  justaucorps  en  soie  gorge  de  pigeon  et  un  pantalon 
rayé  de  bandes  verticales  bleues,  vêtaient  Henri  auquel  son  air  à 
la  fois  ardent  et  doux  attirait  aussitôt  la  sympathie.  Ses  cheveux 
répandaient  leurs  volutes  noires  sur  son  front.  L'extrême  distinc- 
tion de  sa  longue  face,  au  menton  presque  pointu  comme  on 
les  voit  a  certains  seigneurs  anglais  de  Van  Dyck,  inquiétait 
par  sa  morbidesse,  comme  ses  grands  yeux  pâles  avaient  une 
(Bxpression  un  peu  hagarde.  A  son  cou  dégagé  par  la  molle  che- 
mise ouverte  était  nouée  une  cravate  de  dentelle  que  le  vent 
faisait  battre  comme  une  aile  d'oiseau. 

Mais  plus  encore  que  ce  jeune  homme,  sa  sœur  enchantait 
mes  regards.  Cette  créole  de  seize  ans,  déjà  femme  adorable  à 
la  taille  onduleuse,  gardait  pourtant  une  expression  enfantine. 
Sa  figure,  comme  un  beau  fruit,  chef-d'œuvre  du  soleil  sous  un 
climat  radieux,  avait  un  éclat  nacré  sans  une  tache.  Tressés 
avec  deux  petites  boucles  en  arrière  des  oreilles,  ses  chev  ux 
avaient  une  blondeur  soyeuse  d'un  extraordinaire  chatoiement,. 
Le  jeu,  en  dérangeant  sa  coiffure,  laissait  tomber  jusqu'à  ses 
sourcils  quelques  mèches  d'un  or  plus  vif.  Il  y  avait  de  la 
gazelle  et  de  l'agnelet  dans  ce  visage  tout  ensemble  sauvage  et 
tendre,  aux  énormes  yeux  mordorés  qui,  tout  en  appelant  à  eux 
l'affection,  semblaient  la  redouter.  C'est  ainsi  qu'on  imagine 
aux  douces  antilopes,  surprises  au  bord  d'une  source,  ce  scin- 
tillement de  leurs  prunelles.  Le  petit  nez  d'Héléna,  d'une  étroi- 
tesse  exquise,  avait  une  courbure  charmante.  Sa  bouche,  écla- 
tante de  rougeur  et  d'une  extrême  mobilité,  exprimait  ses 
impressions  autant  que  ses  vastes  yeux.  Une  ample  robe  à  car- 
reaux roses  et  blancs,  trois  étages  de  tuyaux  et  large  ceinture. 


230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  moire  aux  extrémités  flottantes,  la  costumait.  Son  cou  était 
découvert  jusqu'à  la  moitié  des  épaules  dodues.  Sur  le  dos,  et 
retenue  par  des  brides  de  soie  mandarine,  était  suspendue  une 
capeline  tissée  de  vétiver  aromatique.  Ce  jeune  couple  souriait 
en  s'avançant  vers  moi.  Tout  à  coup  ils  durent  bondir  par- 
dessus des  aloës  tigrés.  Us  retombèrent  avec  un  cri  dans  le  sen- 
tier où  je  me  trouvais  : 

—  Voilà  comment  il  faut  se  promener  à  l'ajoupa,  m'expli- 
quèrent-ils  avec  de  nouveaux  rires,  et,  toujours  enlacés,  en 
abattant  la  palme  qui  couvrait  leurs  tètes,  ils  me  firent  une 
révérence  aussi  profonde  que  moqueuse.  Quand  ils  relevèrent 
le  front,  ils  s'écrièrent  qu'avertis  depuis  la  veille  de  ma  visite, 
ils  avaient  voulu  se  déguiser  avec  les  habits  créoles  du  temps  de 
Paul  et  Virginie,  qui  avaient  appartenu  à  leurs  grands-parents, 
pour  recevoir  M.  l'astrologue. 

—  Mais  nous  pensions  vous  voir  un  bonnet  pointu  étoile  sur 
la  tète,  dit  Henri,  et  sa  sœur  ajouta  : 

—  Comment  n'avez-vous  pas  revêtu  votre  robe  de  devin 
brodée  de  signes  cabalistiques?  Quelle  déception  !  Notre  dégui- 
sement n'a  plus  de  sens.  J'en  suis  honteuse. 

Une  légère  roseur  monte  aux  joues  d'IIéléna,  qui  place  l'un 
de  ses  petits  pieds  par-dessus  l'autre,  comme  si  elle  voulait  m'en 
cacher  la  vue.  Ils  sont  nus,  sur  des  semelles  végétales  dont  les 
tiges  ligneuses  s'enroulent  autour  des  chevilles.  Je  considère 
avec  une  volupté  profonde  l'adorable  jeune  fille.  De  la  pourpre 
entlamme  maintenant  son  visage  lisse  et  ses  paupières  aux 
longs  cils  recourbés  projettent  leur  ombre  sur  ses  pupilles  mor- 
dorées. Mon  cœur  bondit  de  joie  et  il  n'a  jamais  battu  ainsi. 

La  poitrine  d'Héléna  se  soulève  comme  si  elle  avait  peine  à 
respirer.  Elle  ose  enfin  relever  les  paupières  et  m'observe  avec 
des  regards  innocents  où  la  surprise  grandit.  Jamais  regard  au 
monde  ne  m'émut  comme  celui  de  cette  jeune  fille,  et,  je  le 
crois  bien,  mes  yeux  expriment  avec  éloquence  mes  sentiments, 
car  une  gêne  insurmontable,  oblige  tout  à  coup  Héléna  à  passer 
son  bras  autour  du  cou  de  son  frère,  et,  en  pressant  sa  joue 
contre  la  sienne,  elle  lui  dit,  rouge  d'émoi  : 

—  M.  du  Cambout  doit  nous  juger  bien  ridicules. 

—  Tout  à  fait  exquis,  au  contraire,  répliquai-je,  et  j'aurais 
toujours  regretté  de  ne  pas  vous  avoir  connue  ainsi,  mademoi- 
selle ilélénad 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  231 

Sa  tête  blonde  toujours  jointe  à  la  brune  figure  de  son  frère, 
elle  me  jette  de  côté  un  coup  d'œil  inquiet,  qui  cherche  à  décou- 
vrir la  vérité  sous  le  compliment.  Puis  lorsque  mon  expression, 
!  ravie  et  tendre,  la  convainc  de  ma  sincérité,  elle  me  sourit  avec 
une  joie  qui  fait  battre  follement  mes  artères.  Devant  l'insis- 
tance de  ma  contemplation,  son  visage,  tout  à  l'heure  puérile- 
ment enjoué,  prend  une  signification  pensive  et  grave  extraor- 
dinaire, comme  si,  tout  à  coup,  elle  découvrait  un  mystère  à  la 
fois  effrayant  et  radieux. 

Les  déferlements  de  la  mer  proche  chantaient  à  temps  régu- 
liers, avec  le  son  caressant  d'un  archet  de  violoncelle.  Minute 
divine  1 

t      Henri,  qui  ne  comprenait  rien  au  silence  de  sa  sœur,  se  mé- 
prit sur  sa  signification  : 
—  Eh  bien!  Héléna,  ne  sommes-nous  plus  Paul  et  Virginie? 
s'écria-t-il.  Et  M.  du  Cambout   ne  sait-il  pas  qu'il  nous  fait  sa 
visite  à  l'Ile-de-France? 

S'arrachant  à  l'étreinte  de  sa  sœur,  Henri  lui  secoue  ensuite 
les  mains. 

—  Voyons,  rassure-toi,  sœur,  et  puisque  M.  l'astrologue  en 
bonnet  pointu  et  besicles  nous  fait  défaut,  imaginons  que  nous 
recevons  M.  le  gouverneur  de  l'Ile-de-France,  lui-même. 

Entrant  dans  le  jeu  auquel  me  conviait  Henri,  jer'pondis 
avec  un  noble  salut  qu'en  effet  M.  de  la  Bourdonnais  avait  voulu 
connaître  les  tendres  rejetons  de  Mme  de  la  Tour  et  de  Margue- 
rite la  Cretonne. 

A  cette  plaisante  réponse,  Hé!éna  cessa  de  regarder  avec 
angoisse  le  parc,  et,  redevenue  souriante  et  puérile,  elle  me 
dit  : 

—  S'il  en  est  ainsi,  que  M.  le  gouverneur  veuille  bien  nous 
suivre,  car  nous  avons  construit  nous-mêmes,  dans  notre  forêt, 
des  cases  en  chaume  à  la  mode  créole. 

Je  réclame  l'honneur  d'une  réception  dans  leurs  demeures 
sylvestres.  Héléna  et  Henri  me  prennent  chacun  une  main  et 
m'entraînent.  Tous  deux  parlent  fougueusement  à  la  fois  : 

—  Cher  gouverneur,  admirez  notre  rivière  des  lataniers. 
Vous  vous  en  souvenez  bien?  Et  voilà  notre  pont  de  lianes! 

A  travers  la  propriété  un  ruisseau  se  jetait  à  la  mer.  Nous 
franchissons  cette  prétendue  rivière  des  lataniers  sur  une  pas- 
serelle qui  fléchit  sous   mon  poids  au  point  de  me  tremper  les 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

semelles.  Us  en  rient  aux  larmes.  Sur  l'autre  rive,  un  épagneul 
roux  me  bondit  jusqu'aux  épaules. 

—  C'est  Fidèle!  Vous  vous  rappelez  Fidèle,  le  chien  de 
Paul,  celui  qui  les  retrouve  dans  la  forêt  où  ils  s'étaient  perdus 
au  retour  de  leur  expédition  à  la  rivière  noire  chez  le  méchant 
maître  de  l'esclave?  Tout  beau,  Fidèle!  Soyez  sage,  Fidèle! 
Suivez-nous,  monsieur  le  gouverneur,  nous  allons  vous  montrer 
les  humbles  huttes  où  nous  menons  une  vie  innocente  en  re- 
merciant l'Etre  suprême. 

A  l'ombre  aromatique  d'un  eucalyptus  dont  l'écorce  déta- 
chée flottait  comme  des  étendards,  Héléna  et  Henri  avaient 
édifié  deux  petites  cases  en  fascines  et  herbages  tressés.  Elles 
ressemblaient  à  de  grands  bonnets  de  chaume. 

—  Cher  monsieur  de  la  Bourdonnais,  faites  à  Paul  et 
Virginie  l'honneur  de  pénétrer  dans  leurs  huttes,  me  convie 
Henri. 

Je  lui  fis  remarquer  que  les  portes  d'entrée  en  étaient  si 
basses  qu'il  faudrait  s'agenouiller. 

—  Votre  dignité  s'y  refuserait-elle?  me  dit  Héléna,  et  son 
regard  m'interroge  amicalement. 

Aussitôt  je  me  mets  bravement  à  quatre  pattes  et  je  pé- 
nètre dans  une  case.  Restée  à  l'extérieur,  elle  danse  de  satis- 
faction : 

—  Voilà  bien  la  première  fois  qu'une  personne  de  votre 
importance  daigne  accepter  notre  hospitalité. 

D'un  ton  soudainement  mélancolique,  elle  reprit  : 

—  Vous  ne  pouvez  savoir  à  quel  point  j'aime  cette  cabane! 
C'est  ici,  pour  moi,  toute  mon  enfance  de  l'Ile-de-France 
retrouvée. 

Les  tons  variés  d'Héléna,  mélange  exquis  de  candeur  et  de 
perspicacité,  m'étaient  un  sujet  d'étonnement.  Librement 
élevée  sous  des  cieux  de  beauté,  cette  jeune  fille  semblait  avoir 
cette  vue  angélique  de  la  nature  qui  est  celle  des  poètes. 

—  Nous  ferez-vous  la  grâce  de  vous  rafraîchir  dans  notre 
château?  m'offrit  Henri,  et  sa  sœur  ajouta  : 

—  Une  boisson  créole  de  notre  façon?  Cette  ambroisie  est 
contenue  dans  cette  calebasse!  Une  demi-noix  de  coco,  sculptée 
par  nos  Malabares,  sera  votre  tasse...  s'il  vous  plaît?  Je  verse! 
Quel  parfum!  Goûtez!  Enhardissez-vous,  monsieur  le  gouver- 
neur, et  vous  trouverez  à  ce  mélange  d'eau,  muscade,  citron- 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  233 

nade,»sucre  de  canne  et  mandarine,  une  saveur  que  vous 
e'voquerez  jusqu'à  la  fin  des  jours  innombrables  que  nous  vous 
souhaitons. 

—  Et  maintenant  que  vous  êtes  rafraîchi,  puissant  seigneur, 
me  dit  Henri,  venez  visiter  notre  domaine.  Nous  ne  le  quittons 
guère,  ma  sœur  et  moi.  Depuis  notre  retour  en  France,  nous 
n'aimons  que  l'ajoupa.  Nous  laissons  petite  mère  courir  monts 
et  villes. 

A  cette  explication  de  son  frère  qui  me  découvre  un  peu  de 
leur  existence,  Héléna  me  considère  à  nouveau  avec  une  expres- 
sion surprenante  d'intensité'.  Je  semble  demeurer  pour  elle  une 
énigme,  comme  si  l'espèce  d'homme  que  je  suis  n'avait  jamais 
été  soupçonnée  par  son  imagination.  Son  regard  attire  le  mien 
et  nous  éprouvons  la  troublante  impression  que  des  liens  subtils 
se  nouent  à  travers  le  vide  de  l'air.  Mon  cœur  sonne  dans  ma 
poitrine  à  me  blesser.  Le  front  de  plus  en  plus  coloré,  Héléna 
baisse  la  tête  pour  dire  : 

—  En  souvenir  de  son  aïeul,  mon  pauvre  père  essaya  vaine- 
ment de  réaliser  le  roman  de  Bernardin  sur  ce  cap  de  Provence. 
Je  l'en  bénis  aujourd'hui...  puisqu'il  faut  vivre  en  France,  et 
plus  jamais  dans  nos  chères  îles.  Cet  ajoupa  est  charmant, 
mais  si  petit  et  borné,  à  côté  de  notre  propriété  de  Maurice! 
J'aime  le  sauvage,  l'énorme,  la  solitude.  Je  n'aime  que  ce  qui 
est  à  moi,  rien  qu'à  moi  et  pour  moi,  finit-elle  avec  une  ardeur 
singulière.  Ses  yeux  mordorés  flambent  de  passion  et  elle  éprou- 
ve tout-à-coup  une  gêne1  pénible  à  sentir  mes  regards  posés  sur 
elle.  Elle  se  détourne,  très  rouge,  puis  me  sourit  délicieusement 
et  alors  je  me  sens  bouleversé  par  l'attendrissement.  Henri  nous 
guette  curieusement  et  s'écrie  en  me  secouant  les  mains  avec 
impétuosité  comme  si  notre  insistance  lui  déplaisait: 

—  Qu'attendez-vous?  En  avant,  cher  monsieur,  venez  admi- 
rer la  Concorde. 

A  travers  des  sentiers  hérissés  d'agaves  dont  les  fleurs  ver- 
dàtres  suintaient  un  miel  où  s'engluaient  les  insectes  enivrés, 
nous  atteignîmes  une  pelouse  circulaire  entourée  de  citronniers. 

—  Plus  tard,  cher  monsieur  ami,  vous  danserez  ici  avec 
nous  au  son  du  tamtam  de  nos  domestiques  malabares,  me  dit 
le  plus  sérieusement  du  monde  Henri. 

Et  comme  je  lui  fais  remarquer  que  je  ne  suis  plus  d'âge  à 
me  croire  une  dryade  ou  un  faune,  Héléna  proteste  : 


234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Pas  d'excuses  !  A  l'Ile  de  France,  même  les  vieillards  noirs, 
sautent  encore. 

—  Mais  je  ne  suis  pas  même  un  vieux  nègre,  hélas  • 

—  Eh  !  bien,  vous  le  deviendrez  ! 
Et  ils  rient  de  leur  plaisanterie. 

—  Ainsi  c'est  juré,  reprend  Héléna,  nous  organiserons  une 
sauterie  d'honneur  pour  vous  et  nous  nous  dandinerons  à  la 
cadence  de  nos  danses  créoles. 

—  Mais  je  les  ignore,  mademoiselle.  J'y  serais  gauche  a  faire 
honte. 

—  Nous  vous  les  apprendrons  I  Tenez!  Voyez!  Ta  main, 
Henri  !  Tournons  le  menuet  des  Indes  Galantes  de  Rameau. 

Et  le  frère  à  la  cravate  de  dentelle  et  au  justaucorps  gorge 
de  pigeon,  et  la  sœur  en  robe  à  carreaux  roses  et  godets,  s'efileu- 
rant  du  bout  des  doigts,  trottinent  précieusement  et  se  saluent 
en  imitant  le  son  des  violes.  Parmi  les  herbes,  leurs  pieds  nus 
s'élèvent  prestes  et  légers. 

—  Pirouette  !  Henri. 

—  Révérence,  ma  sœur. 

—  Non,  volte. 

—  Ze  vous  en  demande  bien  pâdon,  ma  toute  zôlie,  fait 
Henri  en  imitant  le  zézaiement  créole. 

Ne  s'accordant  plus,  ils  se  quittent,  les  joues  du  rose  des 
roses  et  les  prunelles  lumineuses  du  plaisir  qu'ils  se  sont  donné. 
L'essoufflement  les  fait  haleter.  Encore  passionnés  parleur  amu- 
sement, tous  deux  s'écrient  à  la  fois: 

—  Il  faudra  que  nous  donnions  à  la  Concorde  une  pantomime 
à  la  mode  de  Port-Louis. 

D'avoir  eu  simultanément  la  même  pensée,  ils  rient  d'un 
rire  dont  les  roulades  éveillent  à  la  trochée  d'un  pistachier  le 
chant  moqueur  d'un  oiseau    de   feu. 

—  Notre  cardinal  !  L'avez-vous  aperçu?  me  demande  Héléna 
Je  voudrais  voir  autour  de  moi  tous  les  oiseaux  de  nos  Iles. 
J'avais  fait  venir  des  bengalis,  brillants  comme  des  joyaux  !  Le 
matin,  quand  je  rêvais  encore  un  peu,  leur  chant  me  laissait 
croire  que  j'étais  à  Maurice.  Hélas  I  sous  ce  ciel  plus  froid,  mes 
bengalis  se  sont  glacés.  Quand  j'en  trouvais  un  malade,  je  le 
réchauffais  de  mes  lèvres.  Son  cœur,  gros  à  peine  comme  un 
petit  pois,  battait,  battait  contre  ma  bouche.  Enfin  mon  oiselet 
me  tombait  dans  la  main,  mort.  Aussitôt  ses  belles  plumes  mul- 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  235 

ticolores  se  fanaient  comme  des  fleurs  coupées  depuis*  plusieurs 
jours. 

Lorsque  Héléna,  qui  m'a  mimé  cette  scène,  termine  son  récit, 
une  petite  moue  chagrine  l'attriste.   Et  je  pense: 

«  Ne  serait-elle  qu'une  petite  fille  exquise  ?  » 

Henri,  que  la  mélancolie  de  sa  sœur  ennuie,  dit  vivement  : 

—  Mais  il  nous  reste  beaucoup  d'autres  petites  bêtes.  Souvent 
nos  parents  des  Indes  ou  de  Maurice  nous  adressent  des  oiseaux 
d'Orient  plus  réjouissants  que  les  vilains  passereaux  de  France.: 
Les  entendez- vous?  Ils  sont  la! 

Sifilements  de  fifres,  cacardements,  sons  de  trompe  et  rica- 
nements s'élevaient  mêlés  aux  vibrations  des  pins  maritimes 
balancés  par  la  brise.  Au  milieu  d'un  fourré  d'arbres  de  Judée, 
perruches  d'émeraude,  aras  vêtus  de  pourpre  et  cacatoès  bigarrés 
de  carmin,  d'outremer  et  de  lilas,  comme  des  pitres,  grimpent, 
se  mordent  et  culbutent.  De  ce  bois  aux  arbres  d'un  rouge  de 
corail,  quelques  faisans  au  plumage  de  feuilles  mortes  s'éva- 
dent. Haut  seigneur  de  ce  lieu,  un  paon  promène  sa  robe  à 
traine  d'une  magnificence  royale. 

Entendant  roucouler  à  la  cime  d'un  pistachier,  si  couvert 
de  grappes  violettes  qu'il  rappelle  une  coiffure  de  dame  villa- 
geoise trop  touffue  de  richesses,  Henri  court  vers  lui  et  dispa- 
rait dans  sa  frondaison. 

Dans  l'entrebâillement  de  son  justaucorps  gorge  de  pigeon, 
il  nous  rapporte  trois  tourterelles  aux  longs  becs  naïfs,  ouverts  à 
la  becquée  que  nous  ne  pouvons  leur  accorder.  Héléna  les  bai- 
sait quand  un  petit  cerf  miniature,  au  poitrail  d'un  blond 
argenté,  bondit.  Elle  le  saisit  au  passage  et  le  tint  serré  contre 
sa  gorge.  Les  prunelles  veloutées  de  la  gazelle  remontaient  avec 
une  confiance  touchante  vers  le  visage  de  sa  jeune  maîtresse. 
Une  fois  encore,  Henri  jaloux  de  l'attention  qu'accordait  sa  sœur 
à  ce  doux  animal,  le  fit  s'évader  en  disant: 

—  Nos  chèvres  de  Malte  sont  bien  plus  intéressantes.  Vous 
rappelez-vous  les  chèvres  de  Virginie?  Vous  allez  les  retrouver 
au  «  Coin  de  Mire,  »  car  nous  avons  ici  «  le  coin  de  Mire.  »  Sui- 
vez-nous, s'il  vous  plaît. 

La  petite  main  d'Héléna  serre  la  mienne  et  m'entraîne  avec 
une  hâte  puérile  comme  si  la  joie  aux  pieds  légers  ne  pouvait 
s'attraper  qu'à  la  course.  Quelle  douceur  de  me  croire  le  compa- 
gnon de  leur  âge  1  Pourrais-ja  donc  retourner  à  ces  années  bénies 


230  ftÈVUÈ    DES    DEUX    MONDES. 

où  l'on  se  réjouit  de  l'heure  présente  sans  que  des  soucis  philo- 
sophiques empoisonnent  la  pensée? 

—  En  souvenir  de  leur  île,  nos  chèvres  ne  veulent  jamais 
quitter  le  bord  de  la  mer,  m'explique  Henri.  Ah  !  voici  Houppette 
et  Myrtille!  Saluez,  mes  gracieuses.  Voyez  comme  elles  vous 
donnent  le  bonjour  de  leurs  barbiches,  Monsieur  du  Cambout. 

A  contre-jour  du  soleil,  sur  une  mer  d'un  bleu  d'acier,  des 
pins  vibrent  harmonieusement  au  vent.  Par  quel  hasard  ces 
arbres  ont-ils  pris  des  formes  presque  parfaites  de  lyres  et  de 
harpes  ?  Leurs  aiguilles  doucement  agitées  répandent  des  sons 
mêlés  d'arômes  résineux,  et  les  chèvres  cabriolent  entre  leurs 
troncs  rouges. 

—  Houppette  !  Myrtille  !  Ces  folles  se  noieront.  Va-t-en  les 
chercher,  Henri. 

Le  cap  est  creusé  d'une  petite  «  calanque  »  dont  le  sol  écar- 
late  se  réfléchit  dans  l'eau.  Les  Maltaises  ont  sauté  sur  une 
roche  séparée  de  la  côte  et  couverte  de  cystes  laiteux. 

—  Ma  foi  !  j'ai  bien  envie  de  me  jeter  à  la  mer  pour  les 
ramener  ici,  déclare  Henri. 

Je  le  retiens  en  le  priant  d'épargner  ce  plongeon  au  justau- 
corps de  son  ancêtre. 

—  Dieu  !  que  vous  êtes  raisonnable,  monsieur  Pierre,  s'écrie 
Héléna  moqueuse.  Sans  votre  respectable  présence,  je  n'hésitais 
pas  à  plonger  moi-même  dans  le  flot  la  robe  à  carreaux  de  mon 
aïeule.  Rentrons  donc!  J'enverrai  notre  malabare  prendre  nos 
chèvres. 

...  Tandis  qu'à  travers  le  parc  nous  revenions  vers  la  villa, 
par  tous  les  sentiers  bordés  de  palmiers,  de  figuiers  de  Barbarie 
ou  de  ficoïdes  charnus,  surgissaient  toutes  les  bêtes  de  l'arche 
de  Noé.  A  chaque  nouvel  animal,  levrette,  agneau  barbarin, 
lièvre  privé,  chats  siamois  aux  yeux  d'opale,  Héléna  avait  une 
effusion,  et,  après  les  avoir  caressés,  les  renvoyait  satisfaits. 
L'harmonie  de  ses  gestes  m'était  un  enchantement  tout  autant 
que  l'éclat  de  sa  voix  chaleureuse,  et  son  rire  clamait  la  bonté 
de  vivre,  au  soleil,  parmi  les  fleurs  et  les  bêtes  innocentes. 
Celte  jeune  fille,  en  accueillant  contre  sa  poitrine  tout  ce  qui 
palpite,  semblait  croire  à  un  amour  universel.  J'étais  arrivé  à 
l'ajoupa  plein  de  la  misère  qui  est  dans  l'égoïsme  des  êtres,  et 
voici  qu'Héléna  me  révélait  l'affection  dans  ce  qu'elle  a  de  plus 
pur.  A  ce   moment,  la  sombre  loi  de  la  gravitation  humaine, 


Les  cœurs  c.ravitenï.  231 

découverte  par  mon   père,  me  parut  le  cauchemar  d'un  esprit 
désespéré. 

Nous  gravissions  les  marches  de  l'ajoupa,  quand  les 
cabrioles  d'un  petit  basset  et  les  grimaces  d'un  vilain  singe, 
malade,  en  douillette,  nous  accueillirent.  Héléna  les  éleva  dans 
ses  bras  et  les  fit  trembler  de  joie  par  ses  caresses.  Tournée  vers 
moi,  elle  me  dit  en  souriant  : 

—  Voyez  comme  ces  pauvres  fiévreux  sont  reconnaissants! 
A  ces  mots,  Henri  les  lui  enleva,  et  repartit  ironiquement  : 

—  Jugez  de  leur  reconnaissance  ! 

Le  chien  et  le  singe  considéraient  Henri  du  même  œil  cli- 
gnotant dont  ils  contemplaient  l'instant  d'avant  la  jeune  fille. 
Alors,  il  les  jeta  sur  le  sol  avec  mépris,  en  disant  : 

—  Tous  les  mêmes  1 

Le  basset  et  le  singe  se  sauvèrent.  Déconcertée,  Héléna 
portait  tour  à  tour  des  regards  déçus  sur  son  frère  et  sur  les 
bêtes  en  fuite.  La  pâleur  d'Henri  et  son  expression  tendue  me 
surprirent.  Un  pli  noircissait  son  front  trop  blanc. 

Du  salon  nous  arrivaient  les  éclats  d'une  conversation  animée. 

Quand  nous  y  pénétrons,  Mme  de  la  Tour  s'exclame  : 

—  Quel  carnaval  est-ce  là,  mes  enfants  ?  Déguisés  avec  les 
vêtements  de  vos  aïeux?  Vous  vous  serez  ridiculisés  dans  l'esprit 
de  M.  du  Cambout.  Et  c'est  pour  cette  comédie  que  vous  vous 
étiez  échappés? 

—  Petite  mère,  nous  croyons  ainsi  faire  meilleur  accueil  à, 
un  astrologue  en  bonnet  pointu,  explique  gaiment  Héléna  en 
pinçant  les  côtés  de  sa  robe  à  godets  et  en  faisant  la  révérence.) 

—  Quelle  absurdité  I  Leur  pardonnez-vous  cette  farce,  mon- 
sieur du  Cambout? 

Je  me  récrie  qu'au  contraire  j'aurais  bien  regretté  de  n'avoir 
pas  d'abord  admiré  Héléna  et  Henri  sous  ce  gracieux  aspect. 

—  Vous  êtes  trop  indulgent.  Mais  qu'as-tu,  Henri?  Tu  parais 
épuisé.  Ces  jeux  violents  excèdent  tes  forces.  Ta  sœur  n'a  pas 
de  bon  sens. 

Les  yeux  gris  très  cernés  d'Henri  avaient  une  expression 
hagarde.  La  sueur  ruisselait  à  ses  tempes  livides  et  sa  bouche 
frissonnait. 

Aux  reproches  de  sa  mère,  Héléna,  toute  interdite,  étreignit 
son  frère  en  déclarant  qu'il  n'avait  besoin  que  d'un  peu  de 
repos.  Le  jeune  homme  se   laissait  enlacer  sans  manifester  le 


238  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moindre  retour  d'affection,  lorsque  Mme  de   la  Tour  attira  son 
fils  contre  elle  et  l'observa  de  1res  près  en  gémissant  : 

—  Il  est  hors  d'haleine  !  Tu  le  feras  succomber  avec  ces 
amusements  forcenés.  Ta  grosse  santé  est  impitoyable  aux  autres. 
Tu  me  rendras  malade  moi-même. 

A  cette  injuste  apostrophe,  la  jeune  fille,  exquise  de  confu- 
sion, se  rejeta  tendrement  sur  Henri  qu'elle  baisa  sur  le  front, 
malgré  la  défense  que  celui-ci.  mécontent,  lui  opposait.  Enfin, 
la  mère  et  le  fils  repoussèrent  lléléna  qui  resta  en  face  d'eux, 
toute  pleine  encore  du  désir  de  se  faire  paL donner  une  faute  qui 
ne  réapparaissait  pas  du  tout.  Indifférents  à  ses  intentions, 
Mn,e  de  la  Tour  cl  Henri  se  regardaient  maintenant  avec  une 
tendresse  exclusive  dont  la  jeune  fille  demeurait  écartée.  A  ce 
moment,  une  ombre  triste  passa  sur  le  visag  !  dTléléna.  Je  ne 
la  quittais  plus  de  mon  regard  plein  do  compassion.  Soudain, 
elle  y  répondit  avec  une  éloquence  poignante.  Nos  yeux  s'expri- 
mèrent avec  puissance  tout  ce  que  nous  éprouvions,  et  l'éton- 
nement  d'Miloureux  de  cette  jeun-  fi'!",  (oui  à  l'heure  radieuse 
dans  son  parc  dj  féerie,,  me  parut  d'un  contraste  tjiljinent 
émouvant  que  j'en  fus  remué  jusqu'au  fond  de  l'àme. 

Seulement  alors,  je  rem;rquii  qa  '  Christine  nous  guettait 
l'un  ei  l'autre.  Ses  yeux  souriaient  fin  unent.  Que  m'importent 
ses  intuitions,  puisais-;0,  je  sais  maintenant  verra  qu  .:1  but  je 
dois  tendre,  et  rien  ne  m'empêchera  d'y  arriver.  Peut-être 
d'ailleurs  cornJale ra-t-iJ  les  vœux  de  ma  belle-mère? 

Son  malaise  passé,  H  uri  s'était  retiré  des  bras  de  sa  mère. 
Un  poing  sur  la  hanche,  après  une  salutation  à  sa  sœur  toujours 
soucieuse,  il  lui  dit  en  zézayant  : 

—  Quand  vous  voud'ez,  zôlie  demoiselle,  nous  i'ons  enlever 
ces  costumes  de  nos  bous  g'ands-pa'cnts. 

lléléna  prit  congé  de  nous.  Je  m'attendais  à  serrer  sa  petite 
main,  mais  elle,  tout  à  l'heure  audacieuse  comm  >  une  enfant 
dans  le  parc  de  l'ajoupa,  me  salua  timidement.  Quand  elle 
releva  sa  tète,  elle  me  porta  un  regard  si  pur  et  profond  que 
j'en  restai  étourdi.  Notre  trouble  n'était-il  pas  éloquent  plus 
que  des  compliments?  El  l'innocence  d'une  jeune  fille  l'em- 
pèche-t-elle  de  comprendre  aussitôt  le  langage  éternel  de  la 
passion  ? 

Son  frère  et  elle  quittèrent  le  salon  sur  un  pas  de  pavane. 
Le  justaucorps  en  soie  gorge  de  pigeon  et  l'ample  robe  carrelée 


LES    COEURS    GRAVITENT.  239 

à  tuyaux  se  balançaient,  tandis  qu'ils  s'éloignaient  à  petits  pas 
rapides,  dressés  sur  la  pointe  des  pieds.  La  capeline  de  vétiver 
oscillait  à  ses  longues  brides  de  soie  mandarine  au  dos  d'IIéléna. 

—  Mille  pardons,  monsieur  du  Cambout,  pour  l'absurde 
scène  dont  je  vous  ai  donné  le  spectacle,  me  dit  alors  Sarah. 
La  santé  d'Henri,  fragile  comme  son  pauvre  père,  —  tous  ces 
de  la  Tour  se  brûlent  à  la  vie  plutôt  qu'ils  n'en  usent,  — 
m'effraie  quelquefois.  Et  sa  sœur  n'en  a  pas  assez  le  souci;  elle 
est  si  personnelle!...  Quelle  journée  de  chaleur  accablante,  ne 
trouvez-vous  pas?  Ce  qu'il  y  a  de  cruel  en  France,  pour  moi,  ce 
sont  ces  brusques  changements  de  température...  Peut-être 
serai-je  glacée,  ce  soir...  Ainsi,  Christine,  bien  chère  amie, 
entendu,  samedi  pour  le  thé,  chez  Vogade,  à  Nice. 

Comme  j'exprime  à  Mme  de  la  Tour  les  sentiments  que 
j'éprouve  pour  l'ajoupa  et  ses  habitants,  qui  me  font  croire 
maintenant  à  la  réalité  du  paradis  terrestre,  elle  me  tend  ses 
mains  précieuses  et  débiles  qui  ne  sauraient  ni  la  défendre,  ni 
la  servir.  Avec  un  sourire  tout  ensemble  caressant  et  plaintif, 
elle  dit  : 

—  Eh  bien!  puisque  vous  avez  si  bonne  opinion  de  l'ajoupa, 
il  ne  tiendra  qu'à  vous  de  nous  revenir  souvent.  Et  considérez 
comme  vôtre  le  parc,  qui  semble  mieux  vous  agréer  que  mon 
salon. 

Elle  me  sourit  avec  une  douce  moquerie.  Je  proteste  que  je 
ne  fais  aucune  distinction.  Elle  semble  n'être  point  dupe  de  mes 
paroles  et,  les  yeux  mi-clos,  elle  ajoute  qu'il  est  assez  naturel 
que  je  prenne  de  l'agrément  avec  ses  enfants  plus  près  de 
mon  âge. 

Devant  ce  regret  mélancolique  d'une  femme  qui  fut  belle  et 
le  demeure  encore  à  son  automne,  je  proteste  poliment. 

—  Votre  galanterie  ne  saurait  m'abuser,  soupire-t-elle.  Je 
ne  suis  plus  l'aube,  hélas!  mais  le  crépuscule. 

—  Vous  serez  l'éternel  été,  Sarah,  affirme  ma  belle-mère  en 
embrassant  chaleureusement  son  amie,  ce  qui  agite  tous  les 
petits  tlacons  d'or  à  sels,  parfums  et  poudre,  qui  sonnent  à  la 
taille  de  M'"'  de  la  Tour  comme  d  's  grelots. 

...  Pendant  notre  retour  à  Cagnes,  assis  côte  à  côte  dans  la 
Victoria,  Christine  et  moi  gardons  le  silence.  I)e  temps  à  autre 
ma  belle-mère  me  jette  un  coup  d'œil  et  sourit  ensuite  à  son 
ombrelle  d'une  bouche  aiguisée. 


240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'extraordinaire  regard  interrogateur  d'Héléna  me  h.inte. 
Avec  bonheur,  je  me  remémore  ses  gestes  et  ses  paroles.  Se 
pouvait-il  qu'il  existât  tant  de  grâce  et  d'esprit  naturels?  La 
félicité  me  soulève.  Je  voudrais  sauter  hors  de  cette  voiture  pour 
courir,  changer,  m'épuiser  en  démonstrations  do  mon  ivresse. 
Or,  je'reste  inerte  et  faussement  grave  sous  le  regard  d'angle  de 
Christine,  qui  ne  cesse  de  m'épicr. 

* 

*  * 

Au  milipu  de  mes  chagrins,  personne 
ne  lit  sur  mon  visage,  ni  mes  ennuis,  ni 
mes  désir-  Et  je  marche  solitaire  dans 
les  routes  non  frayées. 

Michel-Ange. 

Pas  une  heure  de  la  journée  sans  que  ne  m'apparaisse  Héléna 
costumée  de  sa  pittoresque  robe  à  godets.  Entre  toutes  les 
expressions  de  son  visage  mobile,  c'est  son  regard  interroga- 
teur, aux  premiers  moments  de  notre  rencontre  dans  le  parc, 
qui  me  revient  avec  une  force  singulière. 

Je  venais  de  soulever  mon  panama,  son  frère  et  elle  avaient 
répondu  par  une  révérence  joyeuse,  lorsque  ses  yeux  eurent,  en 
me  découvrant,  un  regard  d'une  intensité  prodigieuse.  Quel 
effet  ai-je  donc  produit  sur  cette  jeune  fille?  Son  étonnement 
paraissait  immense.  Ensuite!  je  crus  découvrir  de  la  sympathie, 
davantage  peut-être,  l'ardent  appel  d'un  innocent  enfant  en 
détresse,  qui  réclame  secours.  Mais  comment  concilier  un  tel 
sentiment  avec  la  joie  qu'elle  marquait,  l'instant  d'avant,  en 
son  plaisant  déguisement?  Pendant  quelques  secondes,  nos  yeux 
se  dévorèrent  et  nous  nous  sentimes  liés  à  jamais  en  cette 
vie.  Hier  encore,  j'aurais  souri  d'un  tel  amour  spontané.  Je 
l'aurais  déclaré  faux,  impossible,  romanesque.  Or  il  existe,  je 
J'éprouve,  je  l'ai  subi;  il  me  tient,  m'obsède,  me  poursuit  et 
m'a  vaincu.  Maintenant  j'ai  peur  d'être  seul  à  subir  sa  terrible 
puissance.  N'ai-je  pas  interprété  trop  favorablement  l'attention 
qu'Iléléna  me  porta?  Les  détestables  croyances  de  mon  père  en 
l'isolement  fatal  des  âmes  empoisonnent  mon  bonheur  présent. 
Mille  objections  se  dressent.  La  plus  redoutable  :  mon  âge.  Est- 
il  possible  que  ma  trentaine  ne  semble  pas  une  vieillesse  h  cette 
jeune  fille  qui  n'atteint  pas  son  dix-septième  printemps  ?  L'amour 
veut  l'harmonie.  Et  cependant  d'autres  regards  d'Héléna  sur- 


LES    COEURS    GRAVITENT.  241 

gissent  à  ma  mémoire,  plus  significatifs  dans  leurgravitémème. 
A  mon  départ,  Sarah  venait  de  lui  adresser  des  réprimandes 
imméritées  au  sujet  de  l'état  de  santé  d'Henri,  et  son  frère 
avait  repoussé  son  embrassement  ;  Iléléna  que  je  croyais  la  reine 
ietée  de  l'ajoupa,  interdite,  en  appela  silencieusement  à  moi 
par  son  expression  désoléo.  J'eus  à  cette  minute  la  révélation 
que  l'existence  de  celte  jeune  fille,  dans  cet  admirable  décor, 
n'avait  pas  de  douceur  vraie.  Dans  la  générosité  de  son  cœur, 
Héléna  devait  accorder  son  affection  avec  une  abondance  magni- 
fique, mais  sa  mère  et  son  frère,  personnels,  capricieux,  ne  lui 
rendaient  pas  l'amour  qu'ily  en  recevaient.  Stupéfaite  d'avoir 
éprouvé  l'injustice  de  Mm  de  ki  Tour  en  ma  présence,  elle  avait 
fixé  sur  moi  des  yeux  pleins  d'Mmploration.  Des  cris  n'auraient 
pu  me  troubler  davantage.  Comment  tant  de  beauté,  de  bouté 
et  de  grâce,  pouvaient-ils  èlre  dédaignés?  Vous  méritez  la  ten- 
dresse la  plus  fervente,  la  plus  absolue,  Héléna,  et  cet  amour  je 
l'éprouve.  Quoi  qu'il  arrive,  je  vous  appartiens.  Appartenir  I  Oui, 
en  effet,  aimer  c'est  ne  plus  se  rechercher  égoïstement,  mais 
donner  le  meilleur  de  son  esprit. 

Quoique  j'éprouve  la  noblesse  de  mon  inclination  pour 
Mlle  de  la  Tour,  je  m'en  explique  gauchement  avec  mon  père. 
Les  mots  que  j'emploie  me  trahissent.  Le  récit  d'amours  nais- 
santes n'est-il  pas  toujours  d'une  puérilité  apparente?  Leurs 
délices  ne  peuvent  être  savourées  que  des  seuls  amants?  A  mes 
confidences,  Sébastien  répond  de  sa  voix  posée  : 

— Ah!  vraiment  !...  Une  ravissante  jeune  fi  Ile,  m'assures-tu?...- 
Si  nous  possédions  un  équatorial  coudé,  Pierre,  avec  ton  aide 
j'entreprendrais  la  carte  photographique  du  ciel.  L'astronomie 
physique  reprend  une  importance  que  les  mathématiciens  lui 
déniaient.  Savoir  quelles  formes  de  vie  seraient  susceptibles 
d'exister  dans  les  planètes  mérite  l'examen.-.  Ainsi  tu  éprouves 
quelque  satisfaction  de  tes  visites  à  cette  famille  de  la  Tour. 
T'ai-je  déjà  dit  qu'ils  étaient  originaires  de  Saint-Igest  en 
Rouergue,  a  quelques  lieues  de  notre  propriété  de  Laissac?... 
Curieuse  coïncidence!  Certainement  je  me  ferai  un  devoir  de 
présenter  mes  hommages  à  Mme  de  la  Tour  en  lui  rappelant  cette 
communauté  de  terroir...  J'ai  bien  envie  d'acquérir  l'équatorial 
qui  me  manque.  Si  nous  avions  le  moyen  de  mieux  scruter 
l'univers,  nous  obtiendrions  une  idée  plus  huivjaine  du  monde 
qu'avec  l'arithmétique.  C'est  ma  conviction.., 

iomb  lviii.  —  1920.  t6 


242  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Lorsqu'il  s'est  tu,  mon  père  ramène  d'un  mouvement 
machinal  ses  longs  cheveux  en  arrière  de  ses  oreilles  et  réiléchit 
péniblement.  Ce  ne  sont  pas  mes  confidences  qui  le  préoccupent. 
Je  le  sens  malheureux  de  ses  propres  s-oucis.  Une  maladie  de  la 
nutrition,  subitement  découverte,  oblige  Christine  a  partir  pour 
Vichy.  De  plus  en  plus  elle  prend  l'habitude  de  ces  absences  et 
elle  nous  revient  plus  exténuée,  plus,  déçue.  Sébastien  souffre. 

...  Quelques  jours  plus  tard  j'entretiens  à  nouveau  mon  père 
de  mes  visites  à  l'ajoupa.  Je  vomirais  lui  faire  comprendre 
que  toute  mon  existence  peut  être  changée.  En  crayonnant  de 
vagues  traits  sur  une  feuille,  il  m'Interrompt  pour  dire  à  voix 
basse  sur  le  ton  d'une  réflexion  personnelle  : 

—  Combien  de  gazelles  et  de  jolies  chattes,  entrées  dans  les 
vies  les  plus  hautes,  les  ont  embrouillées  comme  des  pelotes? 
Ronronner,  se  faire  chérir  et  puis  se  dérober,  voilà  leur  jeu  ! 

Il  reprend  sa  marche  à  travers  notre  atelier,  les  mains 
nouées  derrière  le  dos,  et  il  dit  sans  me  regarder  : 

—  Nous  avons  ass  z  travaillé  aujourd'hui. 

Il  se  refuse  à  m'écouter  davantage  et  j'en  éprouve  de  la 
tristesse.  De  ma  famille  mciu  père  est  cependant  la  seule  per- 
sonne que  je  me  croyais  ?JFectionnée.  Mais  son  propre  mal  le 
mord;  saurait-il  entendre  mes  appels? 

Six  heures  tintent.  Ainsi,  chez  moi,  pas  un  seul  cœur  pour 
accueillir  ce  qui  m'empl:it  l'àme.  Mon  oncle  René  s'écrierait  de 
son  air  railleur  :  «  Ah!  Ah!  mon  gaillard  !  »  Plutôt  que  de  ris- 
quer cette  injure,  gan'ions  notre  secret  Certes,  Christine  me 
provoquerait  volontiers  aux  confidences,  mais  j'ai  de  la  pudeur 
à  m'épancher  avec  eHe.  Pourtant  je  crois  comprendre  qu'elle 
poursuit  avec  moi  le  même  but  qui  lui  fit  exiler  Geneviève  de 
notre  maison.  Elle  aocuei lierait  donc  mes  aveux  avec  faveur. 

Je  vague  sous  les  mimosas  et  les  orangers.  A  travers  leurs 
troncs,  la  mer  immobile  semble  un  émail  d'un  bleu  profond. 
Notre  village  ocré  reluit  sur  les  neiges  éblouissantes  des  Alpes. 
Toute  cette  beauté  ne  me  console  pas,  car  il  y  manque  l'essen- 
tiel. Je  reste  seul.  Combien  Héléna  me  semble  encore  lointaine! 

D'instinct  mes  pas  me  portent  vers  la  seule  p ersonne  que  la 
grande  révolution  qui  me  bouleverse  puisse  émouvoir.  Je  monte 
vers  la  place  du  château  des  lirimaldi. 

J'avais  espéré  pouvoir  m'iutroduire  cheà  Laurent  Rodelle 
sans  attirer  son  attention,  mais,  dès  l'esplanade,  sa  voix  docto- 


LES    COEURS    GRAVITENT-  243 

raie  retentit  par-dissus  le.  mur  de  son  jardin   d'acclimatation. 

—  Pratiquez  la  marcotte  par  strangulation,  c'est-à-dire  en 
serrant,  à  l'aide  d'un  fil  de  cuivre,  la  partie  du  rameau  où  vous 
voulez  faire  naître  des  racines.  La  stran-gu-la-tion  généralisée 
dans  les  marcottages,  accroîtrait  ia  fortune  de  la  France  !  Veuillez 
en  assurer  le  conseil  de  préfecture  qui  vous  délègue,  monsieur. 

Voilà  ce  que  j'entends  pendant  ma  traversée  du  verger  de 
l'ingénieur,  qu'un  personnage,  noir  de  vêlement  et  de  barbe, 
écoute  sombrement. 

—  Vous  connaissez  le  chemin,  me  crie  Laurent.  A  bientôt. 
A  mon  étonnement  le  salon  circulaire  de  la  tour  avait  été 

transformé  en  magasin  d'expédition.  Couverte  d'une  blouse  de 
lustrine,  Geneviève  sursaute  lorsqu'elle  m'aperçoit  : 

—  Il  faut  se  rendre  utile,  me  dit-elle  avec  un  faible  sou- 
rire. Vous  me  voyez  occupée  à  des  envois  de  composts. 

—  De  composts? 

—  Oui,  j'enferme  dans  ces  boîtes  des  mélanges  surprenants  : 
terreau  de  feuilles,  saule,  bruyère,  brique  pilée;  sphaguum, 
suie,  que  sais-je  encore?  .le  les  adresse  aux  sociétés  d'agricul- 
ture. Lorsque  j'aurai  travaillé  utilement,  Laurent  me  pardon- 
nera les  heures  dépensées  à  ma  musique.  «  Le  rossignol  ne 
chante  qu'après  un  bon  déjeuner,  m'assure-t-il.  »  Mais  qu'avez- 
vous,  Pierre  ?  Jamais  je  ne  vous  connus  cette  expression. 

Gomme  sa  remarque  me  colorait  le  visage,  elle  reprit  après 
un  instant  de  silence  : 

—  Vous  rayonnez  malgré  vous...  Ahl  contez-moi  ce  miracle. 
Mais  je  l'ai  déjà  deviné  1  II  n'en  est  qu'un  d'imaginable  I  Est-ce 
vrai  ? 

...  J'inclinai  le  front.  Les  regards  pensifs  de  Geneviève  ne  me 
quittaient  plus.  Elle  eut  ensuite  l'expression  effrayée  d'une  per- 
sonne qui  redoute  d'apprendre  quelque  malheur.  Toute  l'inquié- 
tude d'une  amie  menacée  d'abandon,  émut  sa  tendre  physio- 
nomie. Après  m'avoir  interrompu  plusieurs  fois,  comme  si  elle 
redoutait  la  vérité,  ses  questions  énervées  m'arrachèrent  jus- 
qu'aux moindres  détails  de  mes  visites  à  l'ajoupa. 

J'attendais  le  témoignage  de  sa  sympathie  dans  ce  grand 
bouleversement  de  mon  cœur,  lorsque  la  voix  de  Laurent  éclata 
derrière  nous.  Il  tenait  sur  la  main  gauche  un  légume  brillant 
comme  une  céramique  et  dont  l'étonnante  forme  rappelait  un 
moule  à  pâtisserie  : 


2li  REVUE  DES  DEUX  MONDES3 

—  Geneviève,  vous  ferez  ouvrir,  ^irculairement,  le  sommet 
de  ce  potiron  par  votre  cuisinière.  Lorsqu'elle  l'aura  farci,  elle 
le  mettra  au  four.  Le  comité  de  notre  académie  agronomique 
jugera  de  la  qualité  de  ce  pâtisson  d'Amérique,  excellent  mets 
inconnu  dans  ce  pays. 

Elle  n'avait  accordé  qu'une  attention  assez  distraite  aux 
explications  de  son  mari. 

—  Suis-je  compris?  reprit-il  en  faisant  sauter  sur  sa  paume 
le  légume  vernissé.  Après  un  sourire  au  pâtisson,  il  dit  encore  : 

—  Voilà  de  mes  humbles  poèmes,  mais  ils  nourrissent  les 
hommes. 

En  me  regardant,  il  prononça  : 

—  J'espère  que  la  bonne  pensée  de  vous  retenir  à  dîner  était 
venue  à  Geneviève.  D'ailleurs,  invitation  intéressée  de  ma  part. 
J'ai  besoin  de  votre  opinion,  ce  soir,  sur  la  courge  sucrière  du 
Brésil,  améliorée  par  moi  et  qui  deviendra  la  betterave  du  midi. 
A  tout  à  l'heure,  cher  ami. 

L'agronome  disparut  en  portant,  haut  levé  sur  sa  paume,  le 
potiron  en  couronne  royale. 

—  Excusez-moi,  me  dit,  alors  Geneviève,  les  composts  en 
boites  m'avaient  fait  oublier  la  Brésilienne  sucrière.  Il  me  faut 
la  rappeler  à  ma  servante. 

Quand  ma  cousine  s'en  revient  vers  moi,  je  la  retrouve 
habillée  d'une  des  robes  à  l'antique  qu'elle  dessine  elle-même. 
Son  crépon  d'un  orange  bronzé  rappelle  le  ton  des  grands  tour- 
nesols, lorsque,  brunis,  ils  atteignent  au  terme  de  leur  floraison. 
Ses  cheveux  sombres  en  double  tresse,  ramenés  de  son  front  à 
ses  oreilles  qu'ils  couvrent,  empruntent  à  ce  tissu  de  chauds 
reflets.  Silencieusement  Geneviève  s'asseoit  et  sa  songerie  donne 
à  ses  yeux  océaniques  une  profondeur  émouvante.  D'un  mouve- 
ment inconscient  elle  entrelace  ses  doigts  sans  pouvoir  leur 
assurer  une  position.  Enfin,  le  teint  coloré,  elle  murmure  : 

—  Dix-sept  ans,  m'avez-vous  dit?  Quel  rapport  d'esprit  vous 
semble  possible  avec  une  aussi  jeune  fille? 

Je  lui  répliquai, —  et  brusquement  je  ne  fus  pas  sincère  avec 
elle,  —  que,  sans  projets  d'avenir,  je  me  contentais  de  goûter 
la  joie  que  me  causait  la  société  de  cette  charmante  créole. 

—  Comment  osez-vous  prétendre  que  vous  êtes  sans  projets, 
me  repartit  vivement  Geneviève.  Tout  à  coup,  si  vous  en  étiez 
persuadé,  vous  éprouveriez  du  désespoir. 


TES    COEtJîlS    GRAVITENT.  245 

Touché  de  sa  réflexion,  je  lui  avouai  avec  confusion,  qu'en 
effet,  je  portais  un  vif  intérêt  à  Héléna  de  la  Tour,  et  je  ne  lui 
cachai  plus  rien  du  sentiment,  presque  foudroyant,  que  j'avais 
éprouvé  dès  ma  première  visite  à  l'ajoupa. 

Geneviève,  qui  ne  cessait  de  pétrir  ses  mains  avec  fièvre, 
reprit  en  accordant  une  pause  à  ses  doigts  : 

—  Qui  vous  assure  que  cette  petite  créole  ne  vous  aimera 
pas  de  la  même  façon  qu'elle  doit  aimer  toutes  choses  :  sa  mère, 
son  frère,  sa  gazelle,  ses  bengalis,  les  fleurs,  le  ciel  et  la  mer? 

Je  lui  réplique  que  j'ai  trahi  le  caractère  d'IIéléna  si  elle 
peut  s'en  faire  l'image  d'une  folle  enfant.  Elle  unit  la  grâce 
spontanée  de  son  âge  au  sérieux  et  presqu'à  la  gravité  d'une 
personne  précocement  mûrie  par  son  existence  exceptionnelle. 
Un  sourire  amer  aux  lèvres,  Geneviève  s'incline  avec  une  cer- 
taine ironie  : 

—  Redoutez  les  mirages  de  votre  imagination,  Pierre.  Aimer, 
c'est  souvent  prêter  à  autrui  ses  propres  vertus.  Il  suffit  qu'une 
femme  soit  jolie  pour  que  l'homme  le  plus  intelligent  l'imagine 
bonne,  spirituelle,  profonde,  généreuse. 

Son  observation  m'interdit  d'abord,  puis  je  proteste  qu'elle 
ne  saurait  convenir  à  MUe  de  la  Tour. 

—  Mais  c'est  l'évidence  même,  fait  ma  cousine  avec  un  petit 
rire  nerveux. 

Elle  m'observe  ensuite  avec  une  singulière  perspicacité, 
avant  d'ajouter  : 

—  Croyez-moi,  mon  pauvre  ami,  cessez  en  ma  présence  de 
vous  débattre  et  obéissez  à  l'attraction  céleste. 

Une  joue  couchée  sur  l'une  de  ses  paumes,  tandis  que  ses 
coudes  sont  joints  sur  la  table,  Geneviève,  le  front  ombré  par  sa 
préoccupation,  reprend  sans  me  quitter  de  ses  yeux  clairs  : 

—  Quelle  adorable  déraison  que  l'amour,  même  chez  les 
êtres  les  plus  élevés  !  Un  homme  d'élite  éprouva-t-il  jamais  de 
passion  pour  une  femme  seulement  remarquable  par  l'esprit 
ou  le  cœur?  Non!  les  vertus  les  plus  hautes  ne  firent  jamais 
fleurir  l'amour.  Aux  héros  qui  s'aimèrent,  Héloïse  et  Abélard, 
Tristan  et  Iseult,  Roméo  et  Juliette,  Paolo  et  Fran"  .pu,  il  .iffit 
d'un  éclair  des  regards  entrecroisés  pour  que  l'attr  dio  irré- 
sistible se  produisit.  0  beauté,  tu  es  tout  et  plus  puissante  que 
tout  ! 

Un  silence  chargé  de  pensées  que  nous  n'osions  plus  nous 


24G  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

communiquer,  nous  retenait  gênés  en  face  l'un  de  l'autre.  Aux 
paroles  sans  intérêt  que  je  pus  enfin  prononcer,  Geneviève 
inclinait  seulement  la  tête.  Soudain,  elle  me  demanda: 

—  De  quelle  couleur  sont  les  yeux  d'Héléna  de   la  Tour? 

—  Du  noir  mordoré  chanté  par  tous  les  poètes  orientaux. 

—  11  devait  en  être  ainsi,  Pierre.  Ces  yeux  sont  bien  les  yeux 
des  passions  soudaines.  Les  prunelles  du  septentrion,  de  la 
nuance  des  eaux  et  des  pâles  crépuscules,  sont  faites  pour 
regretter  et  pleurer. 

Cette  réllexion  singulière  me  fit  remarquer  les  yeux,  glauques 
comme  la  mer  armoricaine,  de  ma  cousine,  et,  saisi,  je  pro- 
testai en  cherchant  des  exemples. 

—  Vos  consolations  ne  tiendront  pas  contre  la  vérité,  Pierre. 
Je  vous  le  dis,  Juliette  et  Francesca  eurent  ces  yeux  dont  la  nuit 
provoque  le  vertige  en  dehors  de  toutes  les  considérations  de 
l'esprit.  Au  contraire  la  nature  n'accorda  ses  prunelles  vertes 
comme  la  mer,  à  Iseult,  qu'afin  de  mieux  pleurer  et  désirer.  Les 
réservoirs  de  sa  douleur  étaient  en  elle.  Leurs  yeux  prédestinent 
les  femmes.  Acceptons  donc  d'être  les  âmes  heureuses  ou  les 
âmes  gémissantes.  La  terre  n'est  complète  que  de  leur  concert 
à  toutes  ensemble. 

Un  timbre  électrique  tinta. 

—  Le  diner  vous  attend,  chers  amis  ! 

Laurent  revenait  vers  nous.  Il  me  pria  d'offrir  le  bras  à  sa 
femme.  Pendant  le  repas,  il  nous  entretint  du  «  Guide  de  la 
multiplication  des  Végétaux  »  dont  il  écrivait  les  dernières 
pages.  Par  les  opérations  améliorées  du  semis,  du  bouturage  et 
du  greffage,  il  rénoverait  le  sol  et,  par  conséquent,  rendrait  les 
Français  plus  heureux.  Je  lui  accordai  volontiers  l'approbation 
qu'il  réclamait. 

Au  cours  du  dîner,  Geneviève  regardait  par-dessus  nos  têtes 
dans  la  direction  du  jardin.  Laurent,  surpris,  se  retourna  pour 
chercher  la  cause  de  son  attention  et  elle  crut  devoir  s'en  expli- 
quer : 

—  Il  me  semble  que  jamais  autant  que  cette  nuit,  les  étoiles 
n'ont  eu  cet  éclat.  Leur  lumière  parait  s'élancer  vers  nous  dans 
un  élan  de  sympathie. 

Sans  vouloir  les  observer,  l'ingénieur  affirma  que  les  cons- 
tellations devaient  briller  comme  à  leur  ordinaire  et  il  considéra 
sa  femme  d'un  air  ironique. 


LES    CŒURS    GRAVITENT. 


247 


Nous  quittâmes  la  salle  à  manger.  Lorsqu'il  vit  Geneviève  se 
diriger  vers  l'escalier  de  la  tour,  il  se  récria  : 

—  Comment,  vous  voulez  monter  encore  à  ce  belvédère 
quand  le  jardin,  protégé  du  vent  de  mer,  offre  tant  d'agrément? 
A  votre  aise.  Esclave  de  mon  courrier,  je  vous  demande  congé, 
mes  amis. 

A  peine  Geneviève  se  trouva-t-elle  accoudée  sur  la  ferron- 
nerie de  la  vieille  tour,  qu'elle  me  dit,  le  front  levé  : 

—  J'envie  les  étoiles  de  pouvoir  se  témoigner  leur  tendresse 
à  travers  l'espace  par  ces  palpitations  lumineuses.  Sur  cette 
terre,  les  âmes  humaines,  plus  malheureuses,  n'éveillent  jamais 
par  leurs  scintillations  secrètes  de   retour  dans  les  autres  âmes. 

Les  yeux  de  ma  cousine  avaient  pris  la  tristesse  sourde 
qu'on  voit  aux  eaux  dormantes  des  fontaines  abandonnées. 

— »  N'enviez  pas  les  étoiles,  Geneviève,  lui  dis-je  alors,  car 
leurs  beaux  feux  à  travers  l'infini,  vains  signaux,  ne  changeront 
rien  à  l'ordre  divin  de  leur  isolement.  Le  vide  entre  les  êtres  ou 
les  mondes,  n'est-il  pas  la  loi  universelle  de  leur  conservation  ? 

—  Ce  n'est  pas  à  vous,  aujourd'hui,  de  l'affirmer,  s'écria- 
t-elle  ardemment,  ou  bien  je  ne  vous  comprends  plus. 

Elle  tremblait  au  point  que  les  plis  souples  de  sa  robe  en 
avaient  un  frémissement  et  les  anneaux  de  ses  bras  tintaient  sur 
la  rampe  d'appui. 

«  Pauvre  exquise  Geneviève,  pensai-je,  ne  s'est-elle  pas 
sacrifiée  ?  Elle  m'avait  donné  son  affection  et  je  ne  pus  jamais 
être  pour  elle  qu'ingratitude  et  aridité.  Hélas  1  pas  plus  que 
l'amour  ne  s'ordonne,  on  ne  peut  se  défendre  de  lui.  » 

Sur  cette  pensée,  mon  imagination  m'entraîna  vers 
l'ajoupa  et  le  visage  adorable  de  passion  et  d'éclat  d'IIéléna 
m'apparut.  Je  le  retins  avec  ravissement.  J'oubliais  ma  présence 
sur  la  tour.  Iléléna  courait  pour  saisir  sa  gazelle.  Les  narines 
de  son  petit  nez  busqué  palpitaient  à  sa  respiration.  Elle  me 
tendait  la  douce  petite  bête  capturée  et,  tout  à  coup,  mon 
expression  la  troublait  au  point  que,  d'enfantine,  sa  figure  deve- 
nait méditative,  et  que  ses  grands  yeux  d'Orientale  me  signi- 
fiaient :  «  qui  êtes-vous?  que  voulez-vous?  » 

«  Chère  délicieuse  enfant,  aurais-je  pu  lui  crier,  j'étais  la 
mélancolie  et  le  désir  vain  et  l'inquiétude,  et  après  tant  d'autres 
hommes,  j'appelle  la  joie,  le  bonheur,  la  certitude,  la  paix.  Tout 
cela  votre  cœur  le  contient.  » 


248  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sur  la  mer  aussi  lisse  qu'une  glace,  les  constellations  se 
miraient  et  la  voie  lactée  reflétait  la  poudre  de  diamant  de  ses 
mondes  myriadaires.  Nacelles  de  lumière,  les  astres  voguaient 
sur  ce  flot  céleste. 

Quoique  absorbé  par  ma  contemplation  passionnée,  il  me 
parut  que  Geneviève  marchait  avec  lenteur  sur  la  tour.  Que  se 
passa-t-il  ensuite?  L'ajoupa  resplendissait  toujours  dans  mon 
souvenir. 

Brusquement  une  voix  stridente  appela  : 

—  Où  êtes-vous,  Pierre? 

Assise  près  de  moi  Geneviève  serrait  ma  main  posée  sur 
l'accoudoir  du  banc.  Et  je  l'entendis  me  chuchoter  : 

—  Depuis  de  longues  minutes  j'attendais  que  vous  vous 
souveniez  de  ma  présence.  Mais  pourquoi  l'exigerais-je,  quand 
vous  avez  pu  vivre  vingt  années  près  de  moi  dans  l'indifférence? 
Pourtant,  ce  soir,  j'ai  compris  que  j'avais  perdu  davantage. 
Vous  avez  évoqué  un  avenir  où  je  n'avais  plus  aucune  part. 

Après  un  douloureux  soupir,  Geneviève  reprit  sa  marche 
circulaire  autour  de  la  tour.  De  la  place  où  j'étais  assis,  je 
voyais  sa  silhouette  sculpturale  m'apparaitre  sur  un  fond  de  ciel 
constellé.  Je  restais  le  centre  des  cercles  que  sa  marche  désolée 
traçait  autour  de  moi.  Je  voulus  aller  vers  elle.  Quel  espoii 
pouvais-je  lui  donner?  Amour!  l'aridité  pour  les  autres  créa- 
tures ne  reste-t-elle  pas  ta  loi?  0  terrible  gravitation! 

Me  rendre  presque  chaque  jour  à  l'ajoupa  m'est  devenu  la 
plus  chère  des  habitudes.  Tandis  que  mon  père,  absorbé  par 
ses  travaux  et  assez  sceptique,  semble  ne  pas  croire  à  la  possi- 
bilité d'un  mariage  pour  moi  avec  M11*  de  la  Tour  qu'il  aperçut 
dans  notre  jardin  et  dont  l'exubérance  lui  déplut,  Christine, 
zélée,  s'emploie  à  me  faire  agréer  de  sa  chère  amie  Sarah.  De 
même  qu'il  y  a  cinq  ans  ma  belle-mère  avait  aidé  de  tout  son 
pouvoir  au  mariage  de  Geneviève  avec  Laurent  Rodelle,  elle 
s'intéresse  à  mes  projets  d'avenir.  Peut-être  y  a-t-il  seulement 
chez  Christine  besoin  d'amusement?  Par  leurs  alliances  avec  les 
héros  du  roman  de  B;rnardin  de  Saint-Pierre  et  leur  parenté 
avec  des  rajahs,  les  la  Tour  lui  paraissent  des  personnages 
curieux  à  fréquenter.  Je  prends  d'ailleurs  peu  de  souci  des  rai- 
sons qui  peuvent  la  déterminer  à  me  faciliter  la  bienveillance 


LÉS    CŒURS    GRAVITENT.  24'J 

de  Mme  de  la  Tour.  Il  me  suffit  d'aimer  et  surtout  de  me  voir 
accueilli  par  Héléna  avec  ce  grand  élan  d'innocence  qui  n'essaie 
pas  de  dissimuler.  Jamais  jeune  fille  ne  montra  plus  de  sincérité 
dans  son  affection.  Il  fallut  à  Héléna  son  enfance  exceptionnelle 
à  l'Ile  Maurice  pour  conserver  cette  candeur  qui  ne  dissimule 
jamais.  Pourtant  dans  ses  beaux  yeux  dont  le  jais  s'illumine 
d'or,  soudain  affleurent  des  pensées  dont  l'ampleur  dépasse  les 
idées  coutumières  aux  personnes  de  son  âge. 

Quelquefois,  aux  premières  semaines  de  notre  connaissance, 
il  m'arrivait  de  rentrer  presque  angoissé.  Le  jeu  perpétuel 
d'Héléna  dans  son  paradis  terrestre  de  l'ajoupa  me  laissait 
croire  à  son  égoïsme.  Délicieuse  créature  fêtée  par  son  frère, 
ses  bêtes,  ses  arbres  et  ses  fleurs,  ne  goùtait-elle  pas  les  marques 
d'attention  et  de  bonté  des  êtres  et  des  choses  de  son  entourage 
comme  des  hommages  dus  à  sa  ravissante  personne?  Elle  avait 
pour  les  remercier  un  sourire  superficiel  qui  n'engageait  jamais 
les  profondeurs  de  son  âme. 

Pourtant,  dans  les  moments  où  je  la  jugeais  sévèrement, 
estimant  qu'on  n'arrive  pas  à  posséder  de  telles  créatures  de 
grâce,  je  n'aurais  pu  m'en  détacher.  Je  gravitais.  Comme  me 
l'avait  déclaré  Geneviève  perspicace,  j'étais  déjà  la  victime  de 
l'attraction  à  laquelle  on  ne  saurait  plus  se  dérober.  Brusque- 
ment, sous  l'apparente  frivolité  de  ses  récréations,  Héléna  me 
révélait  son  âme  profonde.  Entre  sa  futile  et  plaintive  mère  et 
un  frère  maladivement  jaloux,  ne  devait-elle  pas  jouer  à  la 
fillette  pour  ne  pas  donner  le  spectacle  de  sa  solitude?  N'y 
avait-il  pas  une  haute  vertu  chez  elle  à  se  montrer  enjouée, 
quand  son  cœur  l'inclinait  à  la  contemplation  et  au  silence? 

L'attitude  pour  moi  de  Mme  de  la  Tour  n'est  pas  aussi  unie 
quemion  repos  l'exigerait.  Habituée  atout  ramener  des  biens 
de  ce  monde  à  son  unique  satisfaction,  Sarah  me  marque  quel- 
quefois de  l'humeur.  Gomme  les  femmes  jadis  adulées,  Mme  de 
la  Tour  s'étonne  qu'un  homme  réfléchi  puisse  s'intéresser  à  une 
jeune  fille  ignorante  de  cette  science  qu'on  n'acquiert  que  par 
une  vie  amoureuse.  Gomme  je  n'en  parais  pas  convaincu  et 
que  mes  soins  négligent  la  mère  pour  se  porter  vers  Héléna, 
afin  de  m'embarrasser,  Sarah  se  montre  tour  à  tour  hautaine, 
impertinente  ou  presque  trop  tendre. 

Chaque  retour  à  l'ajoupa  me  ménage  des  surprises. 

L'autre  jour  comme  je  m'étonnais  de  ne  trouver  ni  Héléna, 


2o0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ni  sa  mère,  après  avoir  été  prié  très  expressément  par  elles,  un 
serviteur,  le  seul  Provençal  parmi  leur  domesticité  de  sang 
mêlé,  me  dit  d'un  air  amusé  : 

—  Si  monsieur  veut  descendre  jusqu'à  la  pelouse  appelée 
la  Concorde,  ces  daines  l'y  attendent. 

En  effet,  au  rond-point  des  orangers,  Mme  de  la  Tour  assise 
sur  un  banc  rustique,  en  ample  robe  d'un  vert  de  saule  et  les 
épaules  couvertes  d'une  écharpe  aussi  carminée  que  le  fruit  de 
l'arbousier,  s'éventait  avec  un  barbare  éventail  de  casoar.  Der- 
rière elle,  une  servante  coiffée  d'un  madras,  soutenait  un  para- 
sol de  soie  cerise  sur  la  balle  créole  rajeunie  par  la  chaude  colo- 
ration que  diffusaient  les  rayons  solaires. 

—  Cher  ami,  s'exclama-t-elle,  vous  arrivez  à  point.  Nous 
avions  besoin  de  vous.  Prenez  place!  Un  peu  à  votre  intention 
comme  il  vous  paraîtra,  —  à  cette  allusion  Sarah  me  sourit  avec 
iinesse,  —  mes  enfants  nous  donneront  aujourd'hui  une  panto- 
mime à  la  mode  des  noirs  de  notre  ile. 

D'un  taillis  de  magnolias,  derrière  les  orangers,  sortit  un 
malabare  aux  yeux  de  gomme  arabique  et  turban  de  pourpre 
sur  une  chevelure  en  aile  de  cormoran.  Ce  malabare  bondissait 
à  petits  pas  de  marionnette  ;  il  salua  l'azur  du  ciel,  salua  la  Mé- 
diterranée d'outremer  entre  les  palmes  des  dattiers,  salua  le 
chien  Fidèle  campé  en  philosophe  sur  la  pelouse,  et  nous  salua 
enfin  en  annonçant  d'une  petite  voix  flùtée  : 

—  M.  de  la  Bou'donnais,  gouvèneu  de  l'Ile  de  F'ance,  va 
veni'  visité  Mm*  de  la  Toù. 

Sur  cet  avertissement,  l'indigène  cuivré  saute  et  fait  toucher 
en  l'air  ses  talons  avant  de  retomber  au  sol,  se  casse  comme  un 
fantoche  et  part  à  petits  sauts  en  balle  de  caoutchouc.  Le  rythme 
haletant  d'un  tam-tam  retentit  et  le  même  malabare,  qui  figure 
la  musique  de  M.  le  Gouverneur,  s'avance  en  exagérant  la 
marche  rigide  des  soldats  anglais  aux  retraites  de  Port-Louis. 
Derrière  lui  un  Indou  de  Delhi  porte  un  bambou  à  l'extrémité 
duquel  flotte  un  foulard  à  franges.  Cet  Ali  représente  l'escorte 
armée  de  M.  de  la  Bourdonnais.  M.  le  Gouverneur  sort  lui- 
même  de  la  feuillée  des  magnolias  sous  les  apparences  d'Henri 
coiffé  d'un  tricorne  à  cocarde  d'or  et  vêtu  d'un  gilet  à  ileurs  et 
d'un  manteau  de  soie  mauve.  Entre  le  pouce  et  l'index  M.  le 
Gouverneur  serre  un  jonc  dont  il  fustige  de  temps  à  autre  le 
joueur  malabare  et  le  musulman  à  la  pique  dans  la  seule  inten- 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  251 

tion  d'affirmer  l'autorité  absolue  de  la  France  sur  les  indigènes. 
M.  le  Gouverneur  semble  apercevoir  avec  étonnement  Mme  de  la 
Tour  sur  son  banc  de  maçonnerie.  Il  fait  tourner  en  l'air  jusqu'à 
trois  fois  son  tricorne  afin  de  lui  témoigner  son  respect  infini. 
Puis  il  mime  encore  la  surprise,  considère  la  pelouse,  les  arbres, 
le  siège  rustique,  et  ses  mains  jointes  avec  une  pitié  affectée 
veulent  dire  : 

«  Oh  !  Dieu  !  en  quelle  pauvreté  je  trouve  cette  dame  de  la 
Tour  dont  tant  de  personnes  de  qualité  uuenlretinrent  à  Paris  !  » 

Sur  cette  réflexion,  il  ramasse  dans  l'herbe  une  calebasse  et 
quelques  feuilles  de  bananier;  ses  yeux  levés  vers  le  ciel  pa- 
raissent le  prendre  à  témoin  du  dénumentde  l'honorable  famille 
qu'il  vient  visiter. 

A  cet  instant,  de  l'autre  côte  de  la  pelouse,  entre  deux  filaos 
dont  les  branches  sans  cesse  remuées  pur  le  vent  de  mer  chan- 
tonnaient, surgit  une  vieille  malgache  chargée  de  couffins.  Elle 
doit  être  la  fidèle  esclave  Marie.  En  robe  d'indienne  rayée  d'azur, 
Héléna,  ses  beaux  cheveux  blonds  entourés  de  lianes  de  per- 
venches, suit  sa  servante.  Afin  de  mieux  imiter  la  pauvre  et 
touchante  Virginie,  elle  marche  pieds  nus.  Entre  ses  bras  elle 
tient  le  régime  de  bananes  que,  sans  doute,  elle  compte  aller 
vendre  au  marché  de  l'Ile  en  compagnie  de  son  esclave. 

Le  rythme  du  tam-tam  règle  les  évolutions  de  Virginie  et  de 
Marie,  qui  trottinent  à  petits  pas  précipités,  s'accordent  une 
pause,  tournent  sur  elles-mêmes,  se  dandinent  un  instant,  se 
saluent  et,  la  tète  baissée,  repartent  à  tout  petits  sauts  de  berge- 
ronnettes. Enfin  comme  la  présence  imprévue  de  M.  le  gouver- 
neur les  effarouche,  elles  lèvent  chacune  un  bras  en  poussant 
des  cris  dont  le  musicien  malabare  accompagne  les  modulations 
de  ses  coups  de  tam-tam  précipités.  M.  de  la  Bourdonnais,  le 
mollet  tendu,  soulève  son  tricorne  d'un  air  engageant.  Le 
musulman  au  fanion  lance  son  bambou  et  le  rattrape  le  plus 
adroitement  du  monde.  Et  par  là  il  veut  prouver  que  l'escorte 
du  seigneur  de  l'île  n'a  point  d'intentions  belliqueuses.  Rassu- 
rées, Virginie  et  Marie  font  une  révérence  au  gouverneur  qui 
danse  alors  avec  grâce  autour  de  M,le  de  la  Tour  en  écartant  les 
pans  de  son  manteau  en  soie  mauve  de  son  gilet  à  Heurs  de 
giroflées  Le  malabare  et  Ali  entonnent  une  mt'opée.  Tout  en 
pirouettant,  l'astucieux  M.  de  la  Bourdonnais  vient  prendre  par 
la  main  Virginie  et  l'entraîne  vers  Mme  de  la  Tour,  maigre  les 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

marques  qu'elle  donne  de  son  de'sespoir.  Et  lorsqu'ils  sont  arri- 
vés en  face  de  notre  banc,  le  gouverneur,  par  sa  mimique  véhé- 
mente, veut  dire  à  Sarah  :  «  Madame,  n'oubliez  pas  qu'une  tante 
de  qualité  et  très  fortunée  réclame  votre  fille  Virginie  afin  de 
lui  léguer  sa  succession  et  faire  d'elle  une  dame  d'importance-  » 
Secouant  la  tête,  Sarah  refuse  de  satisfaire  aux  vœux  de 
M.  de  la  Bourdonnais,  qui  désigne  énergiquement  la  mer  à  tra- 
vers l'entrelac  des  orangers  et  signifie  à  l\Ime  de  la  Tour  qu'elle 
n'a  pas  à  s'opposer  à  ce  départ  Paris  réclame  la  jeune  fille  pour 
son  bonheur.  Afin  de  vaincre  les  dernières  résistances,  le  gou- 
verneur offre  le  sac  de  piastres  qui  assurera  les  frais  du  voyage. 
A  ce  moment,  Sarah  rompt  avec  la  tradition  du  roman  de  Ber- 
nardin, lorsqu'elle  envoie  cette  bourse  par-dessus  les  magnolias. 
Non  !  elle  ne  se  séparera  point  de  sa  fille  Sur  ce  geste,  les  chan- 
teurs prennent  un  accent  de  triomphe,  et  tandis  que  le  tam- 
tam  mène  le  charivari  le  plus  effréné,  Marie  la  malgache  et  le 
malabare  au  madras  d'éearlate  tourbillonnent,  les  coudes 
reployés,  en  signe  de  joie.  Cependant  le  gouverneur  me  consi- 
dère d'un  air  de  reproche.  Il  me  désigne.  Que  dois-je  faire  ? 
Virginie  rougit  et  sa  mère  m'observe  malicieusement. 

—  Paul!  Eh  bien!  Paul,  s'écrie  enfin  Henri  mécontent  de 
mon  attitude.  Je  considère  Mme  de  la  Tour,  puis  sa  fille.  Quelle 
surprise  me  réserve  donc  cette  pantomime? 

Sa  danse  et  sa  mimique  ont  échauffé  Héléna.  Un  sang 
plus  vif  colore  son  teint  doré.  Quelle  pèche  merveilleuse  n'en 
envierait  pas  la  couleur?  Ses  yeux  battus  par  la  fatigue 
s'estompent  d'ombres  bleues  qui  les  élargissent  encore  et  leur 
dorment  une  profondeur  d'abime.  Sa  respiration  soulève  sa 
gorge  comme  une  houle.  Les  paupières  baissées  pour  n'avoir 
point  à  répondre  à  l'interrogation  de  mes  regards,  elle  se  sourit 
à  elle-même.  Le  tam-tam  du  malabare  s'affole. 

—  Cher  ami,  me  dit  enfin  Mme  de  la  Tour,  cette  pantomime 
serait  manquée  si  nous  ne  trouvions  pas  un  Paul  !  Refuseriez- 
vous  d'être  le  Paul  de  cette  Virginie  ? 

—  Oh  !  madame,  m'écriai-je  en  lui  baisant  les  mains.  Alors 
Mme  de  la  Tour,  tournée  vers  Henri,  prononce  d'un  ton  hautain  : 

—  Non,  M.  le  gouverneur,  je  n'enverrai  point  ma  fille  a  sa 
tante  de  qualité  Souffrez  que  nous  ne  la  séparions  pas  de  Paul, 
afin  qu'elle  puisse  mener,  avec  lui,  dans  cette  île,  une  vie 
d'innocent  bonheur. 


LES    CŒURS    GRAVITENT-  233 

—  Madame,  répond  M.  de  la  Bourbonnais,  devant  une  telle 
réponse,  il  ne  reste  qu'une  solution.  Si  vous  voulez  bien  nous  le 

,  permettre,  nous  allons  tourner  ensemble  une  ronde   en  l'hon- 
I  iieur  du  prochain  mariage  de  Paul  et  de  Virginie. 

A  cette  invitation,  Sarah  me  prie  d'oilïir  la  main  à  Héléna. 
Celle-ci,  le  visage  brillant  d'une  joie  si  franche  et  pure  que 
l'envie  me  vient  de  chanter  moi-même  d'allégresse,  se  laisse 
baiser  les  doigts.  Avec  un  accent  où  doit  percer  mon  anxiété 
soudaine    je  lui  demande  alors  : 

—  Est-ce  un  jeu  ou  une  réalité,  Eléléna? 

A  cette  question  entendue  de  Mme  de  la  Tour,  c'est  elle  qui 
me  répond  : 

—  Cher  ami,  la  vie  n'est-elle  pas  qu'un  jeu? 

Et  par  son  attitude  et  ses  grands  yeux  mordorés  fixés  sur  les 
miens  avec  confiance,  Héléna  me  prouve  qu'en  effet,  ici,  la 
réalité  s'est  mêlée  à  la  fiction  de  cette  pantomime  Et  je  suis 
devenu  Paul  comme  elle  Virginie.  Quelles  fiançailles  originales 
sous  le  bonheur  du  ciel  parmi  les  tleurs  ! 

M.  le  gouverneur,  la  Malabare,  l'esclave  Marie,  le  joueur  de 
tam-tam  et  le  musulman  indou  forment  le  cercle  avec  nous  sur 
la  Concorde  où  nous  dansons  aussi  gaiment  que  des  enfants  au 
zézaiement  d'une  chanson  créole. 

A  peine  nos  doigts  désunis  par  la  fatigue,  Héléna  et  Henri 
aidés  de  leurs  serviteurs  de  couleur  disposent  un  goûter  «  à  la 
sauvage  »  que  nous  prenons  sur  des  feuilles  en  guise  d'assiettes 
et  assis  à  même  l'herbe.  Encore  toute  grisée  par  la  pantomime, 
Héléna  en  conserve  la  cadence  d.ms  ses  gestes  harmonieux, 
pour  déposer  sur  nos  feuilles  de  b  manier,  oranges  ou  nèlles  du 
Japon.  Autour  de  nous,  M.  de  la  Bourdonnais  dans  son  manteau 
de  soie  mauve  nous  offre  des  fruits  avec  des  ronds  de  jambes  et 
des  révérences. 

Vers. la  fin  de  cette  dînette,  Héléna  qui  se  dresse  sur  ses 
pieds  nus,  rompt  son  pain  et  l'élève,  les  bras  dressés.  En  même 
temps,  avec  un  surprenant  talent  d'imitation,  elle  roucoule  puis 
gazouille.  De  la  cime  des  cocotiers  jusqu'aux  broussailles  des 
lentisques  et  des  cystes  duveteux,  le  long  des  troncs  cendrés 
des  letchis  et  entre  les  palmes  des  lataniers,  toutes  les  bêtes  en 
corlècr-,  comme  on  les  voit  fisrurer  dans  les  naïves  images  des 
paradis  terrestres,  se  montrent,  et  chacune  d'elle  répond  en  son 
langage  à  l'appel  de  la  jeune  tille.  Le  premier  de  cette  procès- 


254  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

-ion,  un  paon  à  aigrette  d'émeraude  et  traîne  de  cére'monie 
brillante  comme  les  carreaux  d'ispahan,  s'avance  aussi  pom- 
}• -ux  qu'un  Schah  de  Perse  suivi  par  des  canards  japonais  dur 
et  de  pourpre.  Beaux  comme  des  jonchées  d'automne,  quelques 
faisans  s'approchent  d'une  mardi:*  onduleuse  accompagnés  par 
des  pintades  argentées  aux  têtes  vipérines.  Peinturlurés  de  ver- 
millon et  d'indigo  ainsi  que  des  sauvages,  des  perroquets  cli- 
gnotent, leurs  yeux  de  verroterie.  Plus  craintifs,  les  merles 
sifQeurs  volent  par-dessus^  notre  festin,  sans  oser  picorer  les 
neûes  du  Japon  qu'on  leur  tend.  Un  cardinal,  seigneur  vêtu  de 
pourpre,  traverse  là  poluiis:-  d'un  vol  brisé.  Haut  dans  le  eiul, 
des  pigeons  aux  ailes  diaphanes,  à  contre-jour  du  soleil  des- 
cendent en  spirale  avec  de  brusques  renversements.  A  leur 
vue,  Héléna  se  dresse  davantage  encore  et,  mains  tendues,  offre 
leur  nourriture  a  ces  fi  ...  [tii,  s  :dain,  se  posent 
jusque  sur  sa  chevelur-  leurs  battements  d'ailes  gonient 

la  blonde  moisson.  Au  milieu  des  lueurs  dures  de  ces  plumes 
palpitantes,    son    visage    vermeil    d'émotion    me    sourit    avec 

Lorsqu'ils  voient  comment  l'audace  heureuse  des  pigeons 
est  récompensée,  les  àtitrès  oi-eaux  et  1  -s  bêtés  à  quatre  pilles, 
les  somptueux  et  les  humbles,  les  burlôiquës  t  L-s  touchants» 
s'acheminent  jllsq  _  \_  _    iie.   Caressée  par 

leurs  pluniàgès,  fr  lêè  de  leurs  Hïiïseâùi  tviuès,  piquée  de  leurs 

—  voraees,  étourdie  de  leurs  cris  discôMI,  elle  leur  partage 
son  coûter. 

Enfin,  sa  gazelle,  son  agneau  Barbarin  et  l'épagneul  Fidèle, 
s  S  favoris,  jaloux  3e  lès  hôtes  aériens  qui  leur  ravissent  la 
complaisance  de  leur  maîtresse,  en  entreprennent  l'assaut. 
Conquise  par  l'élan  d'amour  de  tous  ces  animaux,  Helénà  ne 
pouvant  répondre  à  leurs  ça  sses  1  le  g  ste  de  tout  embras- 
ser. Devant  leurs  attiq  -  plus  en  plus  impétueuses,  elle 
Ivï  boudés  sir  si  t  velée  pour  se  défendre  des  tour- 
terelles et  s'écrie  : 

—  Oh  !  Paul  !  Paul  !  A  mon  aid    I 

M'approchant  d'elle,  j'écarte,  non  gins  pdne,  toutes  ces 
joli  s  betéfi  tchilrriéës  à  conquérir  s.-s  bonnes  grâces  et  je  lui 
dis  avec  l'accent  d'un  doux  rêprofch 

—  Et  moi,  lleiéna,  serai-je  le  dernier  a  obtenir  ma  part  de 
ce  festin  d'amour? 


LES    COEUBS    GRAVITENT.  2o" 

—  Oh  I  certes  non,  puisque  vous  êtes  devenu  Paul  et  que 
je  suis  Virginie. 

Et  son  front  auréolé  d'or,  s'offrit  à  mes  lèvres  comme  une 
fleur  merveille 

Maintenant  il  m'arriv  •  d'accourir  aux  premières  heures  du 
matin  à  l'ajoupa.  L'indifférence  qie  je  r  .-spire  ch;z  moi  me 
serait  une  raison  de  eherchjr  an  milieu  plus  aliichiut,  si  tout 
ne  m'attirai  pas  vers  Iléléua,  mou  intelligence  autant  que  mes 
yeux,  et  mon  àme  autant  que  mou  cœur. 

Hier,  comme  j'arrivais  des  l'aube,  sur  le  capricieux  de'sir 
exprimé  par  Mœe  de  la  Tour  qui  ne  dort  guère  la  nuit,  et,  en 
revanche,  consent  à  des  siestes  au  cours  de  la  journée,  lléléna 
et  son  frère  m'attendaient  au  sommet  d'un  rocher  planté  d'un 
mât.  Quand  ils  m'aperçurent,  Henri  hissa  en  manière  d'ori- 
flamme l'écharpe  garance  dont  sa  sœur  se  garantissait  de  la 
fraicheur  du  matin,  en  me  criant  : 

—  Désormais,  nous  nommerons  ce  roc  :  la  découverte  de 
l'amitié,  et  c'est  de  ce  lieu  que  nous  guetterons  vos  arrivées. 

De  cette  hauteur,  le  patit  cap  de  1'  ajoupa  s-  découvrait 
aisément.  Au  premier  moment,  la  densité  de  sa  végétation 
laissait  croire  à  plus  d'étendue.  A  ma  surprise,  Uéléna  me  mur- 
mura d'un  air  désenchanté  : 

—  Je  n'aime  pas  regarder  l'ajoupa  de  ce  lieu.  Quelle 
petite  chose!  J'éprouve  l'impression  d'être  un  oiseau  des  iles, 
encagé,  un  pauvre  bec-rose  à  qui  l'on  voudrait  faire  croire  que 
sa  volière  n'a  d'autres  limites  que  la  force  de  son  vol.  Ah  '.  si 
vous  connaissiez  notre  immense  propriété  de  Maurice,  vous  me 
comprendriez. 

—  Mais  qui  vous  empêche,  fléléna,  de  sortir  avec  votre 
mère?  Cet  espace  appartient  à  qui  sait  en  jouir. 

—  Lorsque  je  me  promène,  je  prends  en  horreur  les  stupides 
villas  de  cette  Riviera.  Toutes  leurs  casernes  de  rapport  où  se 
penchent  aux  milliers  de  fenêtres  les  faces  blêmes  des  citadins, 
me  donnent  l'envie  de  pleurer.  Il  est  épouvantable  d'être  regardé 
par  tous  les  yeux  de  ces  gens  égoïstes  qui  ne  vous  veulent  aucun 
bien. 

—  Pauvre  Héléna,  vous  imaginez-vous  donc  que  le  monde 
entier  vous  doive  son  affection? 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  eut  un  regard  profond,  avant  de  me  répondre  : 

—  Pourquoi  n'aurais-je  pas  le  droit  d'être  considérée  avec 
bienveillance,  puisque  je  porte  de  l'amitié  à  tout  ce  qui  m'ap- 
proche ? 

A  ces  paroles,  son  frère,  les  épaules  dédaigneusement  soule- 
vées, s'éloigna. 

Un  peu  plus  tard,  comme  nous  nous  trouvions  dans  l'allée 
des  blonds  eucalyptus  et  qu'on  entendait  Henri  poursuivre 
rageusement  Fidèle  qu'il  voulait  châtier  pour  une  prétendue 
faute  commise,  Héléna  me  dit  avec  un  sérieux  qui  confinait 
presque  à  la  tristesse  . 

—  J'ai  trop  souvent  éprouvé  que  l'affection  n'attire  pas 
forcément  l'affection  pour  n'avoir  pas  quelques  craintes. 

Au  loin,  le  chien  fouetté  jappait  plaintivement. 
Après  un  silence,  elle  ajouta  : 

—  Quelquefois,  il  me  parait  qu'il  ne  faudrait  pas  chérir 
sans  réserves  pour  être  aimé  soi-même.  Mère  et  Henri  me  ren- 
dent-ils toujours  ce  que  je  leur  donne?  Et,  quand  je  porte  de 
l'intérêt  à  mes  bêtes,  c'est  moi  qui  dois  leur  être  reconnaissante 
de  se  laisser  choyer.  Est-ce  l'amour  de  ce  monde,  cela? 

L'étreinte  de  mes  mains  et  la  tendresse  de  mes  yeux  protes- 
tèrent contre  un  pessimisme  bien  inattendu  chez  elle,  pessi- 
misme qui  réveillait  chez  moi-même  d'affreuses  croyances  que 
je  voulais  oublier. 

Tandis  que  le  malheureux  Fidèle,  battu  sans  motif,  hurlait, 
Iléléna  marchait  à  mon  côté  les  paupières  mi-closes.  Devant  le 
chagrin  que  révélait  son  attitude,  je  lui  offris  affectueusement  le 
bras.  Brusquement,  elle  se  serra  contre  mon  coude  comme  une 
petite  fille  qui  cherche  secours,  et  ses  beaux  yeux,  que  je 
n'avais  jamais  vus  verser  de  larmes,  pleurèrent.  Au-dessus  de 
nous,  les  dattiers  dressaient  leurs  palmes,  sur  le  firmanent  éthe- 
risé,  dans  un  geste  de  victoire.  Une  Héléna  inconnue  se  révélait, 
vraiment  compagne  fraternelle  de  mon  âme.  Combien  de  temps 
erràmes-nous  ainsi  parmi  la  palmeraie,  tout  à  la  fois  ravis  et 
peines?  Henri  revint  vers  nous,  le  front  blême,  ses  pâles  pru- 
nelles chargées  d'éclairs.  Il  traînait  par  sa  laisse  Fidèle  et  triom- 
phait d'avoir  puni  cette  bête  innocente. 

Arrivé  devant  nous,  les  bras  croisés,  et  avec  l'air  d'imperti- 
nence qu'il  prenait  souvent  et  presque  à  son  insu,  il  prononça 
sèchement  : 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  257 

—  Qu'avez-vous  donc? 

• —  Rien,  lui  répondit  sa  sœur. 
Il  me  regarda  durement. 

—  Rien,  dis-je  à  mon  tour. 

—  Ah  ! 

Sans  raison,  il  donna  du  pied  dans  l'épagneul,  qui  gémit 
humblement,  el  nous  quitta. 

Héléna  en  lui  attristée  au  point  de  rester  désormais  silen- 
cieuse. I  ne  sorte  de  crainte  dont  je  ne  surprenais  pas  le  motif 
l'absorbait.  Je  la  suivais  avec  inquiétude.  Le  mur  d'enceinte  qui 
séparait  l'ajoupa  de  la  propriété  voisine  nous  arrêta.  Il  nous 
fallut  revenir  vers  le  petit  bois  de  palmiers  et  d'orangers.  A  la 
vue  de  ces  arbres  plantés  trop  serrés  [tour  jouer  à  la  forêt  tropi- 
cale, Iléléna  soupira  : 

—  Leurs  troncs  me  donnent  l'impression  de  barreaux. 
J'étouffe.  Comment  ce  pauvre  papa,  habitué  à  l'immensité  des 
Indes,  put-il  se  leurrer  de  la  sorte?  Souvent,  il  me  semble  que 
je  suis  un  colibri  égaré  dans  un  pays  où  je  ne  devais  pas  exister. 
Pourquoi  ma  mère  nous  a-t-elle  ramenés  dans  celle  Europe 
élroite  et  noire  ? 

—  J'en  bénis  Mme  de  la  Tour,  Iléléna,  puisque  je  dois  à  sa 
décision  de  vous  avoir  connue. 

—  Oh!  pardonnez-moi,  Pierre,  ce  n'csl  pas  ce  que  je  voulais 
dire,  s'écria-t-elle  avec  une  adorable  confusion,  et  elle  m'offrit 
ses  mains  dans  un  geste  si  plein  d'expansion  que  je  les  retins 
longuement  sous  mes  lèvres. 

Des  allusions  de  Sarah  à  Christine  ne  peuvent  plus  me 
laisser  douter  que  M'"e  de  la  Tour  ne  considère  dorénavant 
comme  souhaitable  le  mariage  de  sa  fille  à  une  date  rapprochée. 
En  cette  affaire,  ma  belle-mère,  qui  porta  toujours  de  l'intérêt 
aux  amours  des  autres,  manifeste  une  activilé  dont  je  ne  puis 
que  lui  être  reconnaissant.  Quanta  mon  père,  son  détachement 
Austère  me  fait  croire  qu'il  n'habite  plus  guère  avec  nous,  mais 
dans  les  planètes  dont  il  poursuit  l'étude.  L'expression  jalouse 
de  Geneviève  et  les  critiques  injustes  qu'elle  fait  de  ma  fiancée 
me  désoleraient,  si  je  n'évitais  pas  égoïstement  de  la  fré- 
quenter. 

Des  surprises  déconcertantes  m'attendent  parfois  à  l'ajoupa. 
L'humeur  d'Héléna,  jusqu'ici  radieuse  comme  un  éternel  beau 
jour,  éprouve  des  variations  inexplicables.  Il  m'arrive  de  ne  pas 

TOME  LVIII.    —    1020.  17 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  trouver  à  la  villa,  quand  je  me  crois  attendu.  Elle  se  cache. 
Sarah,  me  voyant  consterné,  me  confie  que  sa  fille  prend  de 
plus  en  plus  le  caractère  singulier  des  la  Tour. 

" —  Le  pauvre  père  d'Héléna,  exalté,  enfiévré  par  une  vie  de 
projets,  d'affaires,  de  plaisirs,  de  désirs  et  d'espérances,  mourut 
si  jeune  1  Les  la  Tour  ne  savent  pas  se  poser. 

Ces  propos  inattendus  me  troublent  et  c'est  avec  angoisse 
que  je  repars  à  la  poursuite  d'Héléna. 

Tout  en  haut  du  parc,  dans  une  partie  de  la  propriété  aux 
plantes  exotiques  monstrueuses  en  forme  d'encéphales,  d'our- 
sins, de  cierges,  de  masses  d'armes,  de  tibias,  de  flèches  et  de 
crinières,  je  la  trouve  allongée  sous  un  figuier  de  Barbarie,  un 
coude  au  sol.  Ses  cheveux  répandus  bas  sur  son  front  lui  donnent 
une  expression  sauvage.  Elle  serre  les  lèvres  et  un  pli  marque 
la  naissance  de  son  petit  nez  busqué.  Une  tunique  originale 
d'une  écarlate  soutachée  d'arabesques  noires,  la  vêt. 

—  Que  me  reprochez-vous,  Héiéna  ? 

—  Rien. 

—  Qu'avez-vous? 

■ —  Tout,  fait-elle  sourdement. 

M'agenouillant  près  d'elle,  je  la  supplie  de  me  donner  sa 
pensée  sincère.  Ma  présence  lui  devient-elle  à  charge? 

De  l'index,  elle  traçait  une  raie  sur  le  sol.  Djvant  mon  émo- 
tion, son  doigt  tremble  et  dessine  une  ligne  ondulée.  Sans 
relever  les  yeux,  elle  me  répond  . 

—  JNon!  vous  n'êtes  pas  en  cause,  Pierre.  Je  subis  ce  matin 
avec  une  force  effrayante  mon  goût  pour  la  sauvagerie.  C'est 
que  j'éprouve  de  plus  en  plus  l'impression  d'être  enclose  dans 
une  cage.  Aujourd'hui,  plusieurs  passants  m'ont  regardée  à 
travers  les  grillages  de  notre  clôture  comme  une  bète  de  jardin 
d'acclimatation.  Ma  robe  rouge  et  ma  figure  les  étonnaient  jus- 
qu'à la  stupidité.  J'en  aurais  pleuré.  Mais  comment  me  dérober 
à  leur  curiosité?  Du  chemin  en  corniche  sur  le  cap  d'Anlibes, 
on  domine  tout  l'ajoupa.  Je  veux  vivre  dans  un  pays  bar- 
bare tout  en  forêts,  garrigues  et  montagnes.  Depuis  quelques 
semaines,  je  pense  constamment  à  Saint-Igest,  que  quittèrent 
les  La  Tour  pour  l'Ile  de  France.  Puisque  ce  vieux  Rouergue 
est  aussi  votre  province  natale,  pourquoi  n'irions-nous  pas  y 
chercher  l'espace  et  la  liberté  ? 

Ce  souhait  correspondait  trop  bien  à  mes  vœux  pour  ne  pas 


LKS    COEURS    GRAVITENT.  259 

me  ravir,  et  j'entretins  aussitôt  lléléna  d'un  projet  que  Je 
n'aurais  pis  osé  lui  soumettra  si  ses  inclinations  ne  m'y  encotf- 
rag'ii'nf  }>  is.  Mi  famille  possédât  dans  le  Rouergue  un 
domaine,  dans  uns  montagne  aux  châtaigneraies  puissantes.  A. 
dix  lieues  de  la  premier)  ville,  cette  propriété  perdue  n'était 
habitée  que  d;s  sangiiirs,  d^s  loups  et  d)S  chevreuils,  a1  un 
petit  village  de  montagnards  dans  son  voisi  lage.  tT     \  r- 

pétuel  y  faisait  chanter  la    forêt,   et   un   torrent   à    case  y 

ruisslait  sur  des  rocs  d)  porphyre. 

Après  m'avoir  écouté,  lléléna,  relevée  d'un  bond,  me  crie  les 
yeux  agrandis  d)  joie  : 

—  0  ai  !  oui!  Ah!  vivre!  là-bas,  avec  vous,  Pierre!  Je  veux 
visiter  la  maison  de  Saint-Igst  où  naquit  Virginie  de  la  Tour. 
Quel  retour  extraordinaire  si  j'allais  vivre  près  du  village  aban- 
donné par  mes  aïeux  pour  courir  les  Indes?...  Eh  bien!  vous  ne 
me  semblez  pas  ausoi  ravi  que  moi,  Pierre?  Que  pensez-vous 
donc  ? 

—  Je  redoute  pour  vous,  lléléna,  l'austérité  d'un  pays  que 
vous  ne  connaissez  pas.  Son  rude  climat  ne  vous  éprouvera-t-il 
point?  Sous  les  nuages,  ne  regretterez-vous  pas  l'azur  de  la  Mé- 
diterranée? Il  faudra  vous  séparer  de  presque  toutes  les  bêtes  et 
les  plantes  qui  vous  réjouissent.  Là-bas,  gazelles,  orangers  ou 
mimosas  ne  sauraient  résister  aux  glaces  et  aux  ouragans.  Et 
surtout,  vous-même,  chère  fleur  exotique,  ne  vous  fanerez-vous 
pas  sous  un  firmament  gris  et  dans  un  air  âpre? 

Elle  secoua  énergiquement  la  tête.  Elle  me  répondit  après 
quelques  instants  de  réflexion  : 

—  Non!  non!  je  ne  crains  rien  de  ce  changement  d'existence. 
Certes!  avant  de  vous  connaître,  j'avais  besoin  des  caresses  de 
beaucoup  de  créatures,  et  do  la  joie  de  toutes  les  fleurs  pour 
remplir  mon  cœur  si  vide.  Mais  depuis  que  je  vous  aime,  Pierre, 
à  quoi  bon  ce  beau  décor?  il  m'importune  même.  Je  n'ai  plus 
d'yeux  ni  d'oreilles  pour  tous  ces  oiseaux  tapageurs.  C'est  à  vous 
seul  que  j'aspire,  dans  un  désert  rien  qu'à  nous  deux.  Ce  firma- 
ment trop  brillant,  ces  arbustes  éclatants  et  tout  l'enchantement 
de  cette  Riviera  gênent  mon  recueillement.  Il  ne  me  faut  pas 
maintenant  de  jolies  choses,  mais  l'immensité  sauvage  et  une 
terre  plus  forte,  plus  solide.  Des  arbres  moins  précieux,  mais 
plus  éternels.  Des  chênes  centenaires  et  des  collines  rocheuses, 
qui  n'aient  pas  varié  depuis  l'aube   du  monde.  Comme  nous  y 


~(\0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sentirons  mieux  la  puissance  de  notre  amour!  J'imagine  que  ce 
n'est  qu'absolumenl  seuls,  l'un  à  l'autre,  là-bas,  que  nous  trou- 
verons nul  n>  bonheur. 

—  Sache/.  donc  que  vous  allez  au-devant  de  projets  que  je 
n'osais  pas  vous  exposer.  Héléna,  parce  qu'ils  me  semblaient 
sévères. Par  votre  acceptation,  vous  me  comblez  de  joie.  Parlons 
donc  visiter  notre  propriété. 

-  Notre  propriété,  répète-t-elle  avec  un  sourire  enchante.. 4 
El  comment  s'appelle-t-elle,  notre  propriété? 

—  Le  Val-Dolent  ! 

—  L'étrange  nom...  Le  Val-Dolent....  Dolent  !  C'est  doux  et 

triste.. 

Ah!  le  Val-Dolent...  Il  faut  décider  tout  de  suite  maman  à 
cette  excursion. 

La  jeune  tille  m'entraîne  fougueusement  vers  la  villa.  Henri 
traversait  l'allée  des  palmiers  du  .lapon,  Elle  lui  cria  gaîment  : 

—  J'ai  une  belle  nouvelle  à  l'apprendre. 

An  lieu  de  se  rapprocher  de  nous,  le  jeune  homme  se  déroba 
et  disparut. 

Mmede  la  Tour,  dont  nous  redoutions  les  protestations,  accueil- 
lit avec  le  sang-froid  le  plus  déconcerta  ni  la  requête  de  sa  tille  : 

—  Ainsi  tu  voudrais  habiter  ce  Rouergue  qu'on  m'a  dit 
affreux  et  sombre,  Héléna?  A  ton  aise,  chère  petite. 

La  jeune  fille  embrassait  sa  mère  qui  défendait  les  boucles 
de  sa  chevelure  apprêtée  contre  cet  assaut  affectueux,  quand 
Henri,  demeuré  depuis  un  instant  sons  la  portière  aux  soleils 
d'or,  s'avança  jusqu'à  moi.  Bras  croisés,  il  me  dil  d'un  air  vin- 
dicatif : 

—  Vous  voudriez  emmener  uni  sœur  dans  votre  forêt  noire? 
Qu'est-ce  qu'elle  y  deviendra?  Elle  n'est  pas  pins  faite  que  moi 
pour  y  vivre  et  je  sais  bien  ce  qui  arrivera... 

Les  yeux  pâles  d'Henri  regardèrent  avec  égarement  autour 
de  lui,  puis  il  s'éloigna  sans  essayer  de  me  dissimuler  son  res- 
sentiment. Une  angoisse  profonde  m'étreignit,  sans  raison,  (les 
propos  d'enfant  jaloux  pouvaient-ils  avoir  aucune  signification? 

...Hélas! 

* 

*    * 

Les  mémoires  de  Pierre  du  CambOut  s'arrêtaient  à  son  ma- 
riage, mais  son  notaire  et  ami,  M.  Veran,  avait  bien  Voulu  y 


LES    CŒURS    GRAVITENT. 


261 


joindre  un  journal  assez  bref  dans  lequel  étaient  consignés 
quelques  intéressants  souvenirs  de  ses  relations  avec  les  châte- 
lains du  Val-Dolent.  Les  feuillets  séparés  où  Pierre  du  Cambout 
avait  noté  quelques  impressions  complétaient  ce  journal.  De 
l'ensemble  de  ces  papiers,  on  pouvait  reconstituer  l'existence  de 
Pierre  et  d'Uéléna,  vue  du  dehors  par  un  témoin  attentif, 
etleur  existence  intime,  telle  que  leurs  aveux  mêmes  l'expo- 
saient. Ainsi  fut  écrite  celle  lin  de  leur  émouvante  histoire. 

Les  jours  qui  suivirent  le  15  juin  189*,  les  jardiniers  qui 
n'avaient  pas  encore  été  renvoyés  du  château,  purent  aperce- 
voir un  couple  humain  d'une  rare  beauté.  Serrés  côte  à  côte, 
les  nouveaux  époux  s'émerveillaient  d'eux-mêmes.  Penché  sur 
sa  jeune  femme  qu'il  considérait  d'un  air  passionné,  Pierre  I  en- 
traînait à  la  découverte  de  son  Val-Dolent.  Héléna,  jolie,  tendre, 
puérile  et  amoureuse  comme  cette  figure  exquise  de  «  l'inno- 
cence »  de  (ireuze  qui  semblait  sa  préfiguration,  souple  et 
légère  avec  un  corps  qui  s'envolait  a  chacun  de  ses  pas  ailés, 
s'appuyail  au  bras  de  son  mari.  Parfois  Pierre  posait  ses  lèvres 
sur  les  yeux  de  diamant  noir  d'Uéléna  en  lui  disant  : 

—  Us  ont  l'éclat  miraculeux  des  étoiles  de  ton  Ile  de  France  l 

—  El  les  liens,  Pierre,  profonds  comme  l'infini  céleste,  m'as- 
pirent. 

Après  ces  pauses  d'adoration  d'eux-mêmes,  ils  reprenaient 
leur  promenade  à  travers  les  bois  ténébreux  et  les  prairies 
soyeuses  du  Val-Dolent,  avec  un  naïf  ravissement  chez  Héléna 
et  la  contemplation  pensive  de  Pierre.  Sur  sa  colline  de  por- 
phyre, le  château  de  briques  rosissait  comme  un  chrysanthème 
carné  aux  rayons  de  l'été.  En  apercevant  celle  maison  qui  ver- 
rait vivre  leur  tendresse,  Héléna  et  Pierre  lui  souriaient  avec 
la  reconnaissance  des  marins  qui  découvrent  enfin  leur  havre 
de  paix  après  un  périlleux  voyage.  Ensuite  ils  redescendaient 
au  plus  profond  de  leur  forêt  sous  l'entrelacement  des  hêtres, 
des  ormeaux  cendrés  et  des  pins  d'un  bleu  fané.  Une  ombre  de 
nef  régnait  sous  leurs  voûtes  végétales  et  ils  en  aimaient  le 
pieux  recueillement  que  les  orgues  du  vent  remplissaientquel- 
quefois  de  leur  plain-chanl. 

Or,  bientôt,  Pierre  s'étonna  du  changement  qu'avait  apporte 
au  caractère  enjoué  d'Uéléna,  sa  vie  nouvelle  : 

—  Comme  vous  êtes  grave,  maintenant,  ma  chère  àmcî 
Qu'est-il  arrivé? 


262 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Dans  le  silence  de  la  futaie  où  la  Dolente  mettait  son  perpé- 
tuel sanglot,  celte  jeune  femme  de  dix-huit  ans,  encore  coi  lire 
de  boucles  comme  une  fillette,  lui  répondait  doucement  : 

—  Qu'est-il  arrivé?  Pouvez-vous  me  le  demander?  Tout  nie 
ravit  et  tout  m'étonne.   Peut-être  aussi  ai-je  un  peu  peur. 

A  cet  aveu  de  jeune  amante,  elle  se  rejeta  sur  sa  poitrine  en 
cachant  sa  tête.  En  l'enlaçant,  le  cœur  enivré  d'amour,  Pierre 
pensa  :  «  Il  est  des  effusions  qui  prouvent  que  deux  êtres  peuvent 
n'être  plus  qu'un  seul  cœur.  0  gravitation  1  tu  n'es  donc  pas 
universelle?  » 

Lorsqu'elle  se  retirait  des  bras  de  son  mari,  Héléna,  quel- 
quefois, avait  un  bondissement  heureux.  En  elle  sa  jeunesse 
exubérait  et  elle  éprouvait  le  besoin  de  courir,  de  sauter,  de 
crier.  Elle  fuyait  jusqu'à  la  rivière  avec  l'envie  d'être  poursuivie. 

—  A  la  bonne  heure,  disait-il  en  la  rattrapant,  voilà  ma  petite 
antilope  qui  se  réveille.  Si  elle  m'échappe,  elle  fera  la  connais- 
sance des  renards  et  des  sangliers. 

—  Vous  m'y  faites  songer,  Pierre.  En  effet  vous  m'aviez 
promis  un  Val-Dolent  hanté  par  les  bêtes  sauvages.  Je  veux  les 
voir.  Montrez-les  moi. 

Gaiment,  il  s'excusa  :  loups  et  renards  avaient  la  fâcheuse 
habitude  de  ne  se  présenter  qu'à  leurs  heures. 

—  Vous  moquez-vous  de  moi,  Pierre?  Je  comptais  sur  ces 
Cauves.  Ils  m'auraient  amusée.  Ah!  vous  m'avez  leurrée  de 
vaines  promesses! 

—  Eprouveriez-vous  quelque  désillusion  du  Val-Dolent? 
reprit-il  un  peu  effrayé  de  ses  reproches  . 

—  Non!  non!  dit-elle  en  se  jetant  à  son  cou.  La  réalité 
dépasse  tout  ce  que  vous  m'aviez  raconté.  Quelle  sauvagerie 
dans  ce  causse!  Quelle  noirceur  dans  les  bois  du  ségala!  Et 
j'aime  la  sensation  de  notre  isolement.  Elle  m'obligera  à  vous 
aimer  davantage. 

Il  l'écoutail  avec  bonheur. 

La  Dolente  attirait  surtout  Héléna,  qui  ne  se  lassait  pas  d'en 
suivre  les  berges.  Autour  des  rocs  arrondis  comme  des  crânes 
et  chevelus  d'herbes,  les  truites  se  décochaient  ainsi  que  des 
flèches  d'argent  sur  le  fond  d'or  des  sables.  Un  jour  Héléna 
bondit,  toute  chaussée,  dans  la  rivière,  et  plongea  brusquement 
le  bras. 

—  Manquée!  fît-elle  dépitée.  J'aurais  voulu  saisir  ce  poisson 


LES    CCEI  !!S    GRAVITENT.  -îG3 

à   la.  main  comme  je  le    voyais  faire  à   nos  noirs  de    Maurice. 
Elle  rougit  ensuite  devant  l'étonnement  de  Pierre;  puis  elle 
rit  avant  d'ajouté!"  : 

—  Je  reste  une  petite  sauvagesse.  Me  le  pardonnez-vous? 

Il  ne  put  lui  répondre  que  par  ses  baisers  et  par  les  témoi- 
gnages de  son  inquiétude.  N'était-elle  pas  mouillée  jusqu'aux 
genoux?  Il  lui  fallait  regagner  aussitôt  sa  chambre  pour  changer 
de  vêtements. 

-  Plaisantez-vous,    Pierre?   le    soleil   me   séchera.    Je  vais 
rester  debout,  sur  cette  roche  afin  de  mieux  m'égoutter. 

Par  plaisanterie  elle  se  grandit  sur  la  pointe  des  pieil-  et 
dans  sa  robe  de  lin  rayée  bleu,  blanc  et  jaune,  elle  ressemblait  à 
une  «  belle-de-jour.  » 

—  Oh!  mon  immobilité  me  laisse  les  pieds  glacés, s'écria-t -elle 
soudain.  Elle  courut  s'accroupir  sur  une  pierre  brûlant"  au 
soleil  qui  dominait  la  rivière,  et  elle  frappait  contre  elle  ses 
talons. 

Aussitôt,  et  de  même  qu'un  oiseau  vient  rejoindre  sur  une 
branche  son  oiselle,  Pierre  vint  la  retrouver.  De  leurs  bres  liés, 
ils  entourèrent  leurs  tailles. 

—  Pierre!  Pierre!  quels  sont  ces  minuscules  colibris  bleus 
qui  paraiss  mt  jouer  à  cache-cache. 

Des  libellules  aux  reflets  d'acier  montaient  clans  la  lumière 
au-dessus  des  flaques  d'eau  et  leur  amoureux  manège  l'amusait. 
Les  ramures  des  chênes  jetaient  des  sortes  d'empiècements 
d'ombre  sur  la  Dolente,  que  les  insectes  évitaient  pour  rester 
au-dessus  de  l'eau  dorée.  Sur  chaque  flaque,  une  compagnie 
d'araignées  aquatiques  résistait  à  l'entraînement  du  courant, 
d'un  mouvement  saccadé  de  leurs  longues  patteé  coudées.  Eni- 
vrés par  la  tiédeur  du  soleil,  ces  petits  patineurs  se  mainte- 
naient dans  les  zones  de  clarté  avec  l'horreur  instinctive  des 
cavernes  ténébreuses  formées  par  le  débordement  des  berges. 

—  Je  suis  heureuse  ici,  heureuse,  heureuse,  répétait  Iïéléna, 
et  ses  jambes  balancées  au-dessus  de  la  rivière,  elle  se  renversa 
sur  l'épaule  de  Pierre,  assis  un  peu  en  arrière  d'elle. 

—  Il  me  semble  que  nous  habitons  le  château  de  la  Belle-au- 
bois  dormant  et  que  nous  sommes  les  personnages  d'un  conte 
de  fées,  reprit  Iïéléna.  C'est  délicieux. 

Pierre  maintenait  sa  femme-enfant  serrée  contre  son  épaule. 
Elle  s'arracha  de  son  étreinte  pour  allonger  un  bras,  la  main  à 


264  REVUE  DES  PEUX  MONDES. 

plal  avec  le  petit  doigt  relevé.   Dans  le  silence  de  la  forêt  rou- 
coulait le  doux  gémissement  de  la  Dolente. 

—  Comme  elle  est  triste,  celte  chanson,   Pierre! 

—  Ou  bien  affectueuse,  c'est  selon  le  sentiment  avec  lequel 
nous  lui  prêtons  attention,  lui  répondit-il  en  assurant  sur  le 
front  de  sa  femme  son  chapeau  bergère  qui  avait  glissé  en 
arrière  de  sa  nuque.  Mais  elle  secoua  la  tête  afin  de  demeurer 
tête  nue.  Elle  reprit  : 

—  Pleurera-t-elle  toute  notre  vie,  cette  Dolente? 

—  Sont-ce  vraiment  des  pleurs  ?  demanda-t-il  peiné  de  la 
réflexipti  d'Héléna. 

—  Ne  vous  le  semble-t-il  pas  à  vous-même,  Pierre?  reprit 
Héléna  avec  un  accent  plaintif,  en  harmonie  du  chuchotement 
de  la  Dolente. 

Cette  fois  M.  du  Cambout  regarda  sa  femme  suis  trouver 
aucune  parole.  Ils  n'étaient  mariés  que  depuis  un  mois. 

Quelques  instants  plus  lard,  sans  avoir  remarqué  le  trouble 
de  son  mari,  Héléna,  rieuse,  lui  iit  constater  que  le  soleil  avait 
séché  ses  bas.  In  pont  en  dos  d'âne,  contemporain  des  ruines 
féodales  du  vieux  château,  l'attira.  Elle  voulut  en  traverser 
l'arche,  grimpée  sur  son  parapet  cintré. 

—  Quelle  folie!  protesta  Pierre  qui  redoutait  sa  chute,  et  il 
lui  lendit  la  main  pour  l'aider  à  redescendre.  Elle  s'y  refusa 
afin  de  continuer  sa  périlleuse  traversée  sur  l'étroit  garde-fou- 

—  Que  votre  sage>s  >  de  trente  ans  me  suive,  si  elle  l'osel 
lui  dit-elle  d'un  air  mutin. 

Son  allusinn  le  blessa.  Presque  aussitôt,  elle  ajoutait  : 

—  Pardonnez-moi  de  posséder  les  dons  de  mes  chèvres  mal- 
taises. Ouvrez  vite  vos  bras,  monsieur,  et  accueillez-moi. 

Elle  lui  sauta  sur  les  épaules  et  il  la  retint  à  la  volée.  Tandis 
qu'il  la  portait  encore,  comme  une  enfant,  et  qu'il  avait  ces 
mois  pressés,  confus,  ravis  et  haletants  des  amoureux,  elle  mit 
tout  à  coup  sa  petite  main  sur  sa  bouche  : 

—  Taisez-vous  donc,  Pierre,  et  reposez-moi  vite  à  terre.' 
Regardez  au  ciel!. 

Un  faucon  tournait  en  hélice.   Des  piaulements  retentirent. 

D'un  fourré  de  noisetiers  une  compagnie  de  perdrix 
s'égaillait. 

L'oiseau  au  bec  crochu  tomba  et  des  ramiers  bleus,  épou- 
vantés, partirent  avec  un  bruit  de  raquettes. 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  2G5 

—  Maintenant  donnez-moi  votre  bras,  et  rentrons  chez 
nous,  Héle'na. 

—  Oh!  pourquoi  cela?  Qui  nous  presse? 

Et  elle  courut  à  petites  enjambées  prestes,  devant  lui,  comme 
ces  enfants  qui  veulent  échapper  à  la  main  qui  tend  à  les 
ramener  vers  leur  logis. 

Des  écrovisses  qui  se  détendaient  comme  des  ressorts  sur  les 
sables  rougG  de  la  Dolente  intéressaient  la  jeune  femme.  Elle 
en  suivait  les  évolutions  peureuses,  lorsque  des  goujons  furtifs 
la  troublèrent  dans  sa  contemplation.  Aussitôt  après,  elle  décou- 
vrit à  la  trochée  d'un  chêne  un  nid  de  tourterelles  pressées 
gorge  contre  gorge,  et  elle  applaudit  à  leurs  transports.  Ce  fut 
encore  elle  qui  signala,  dans  un  pré  voisin,  des  bergeronnettes 
qui  dansaient  leur  pavane.  Pierre  n'avait  d'yeux  que  pour 
son  amour  et  il  ne  découvrait  la  nature  qu'à  travers  Héléna. 

—  Je  puis  vous  l'affirmer  enfin,  j'aimerai  ce  pays  autant 
que  mon  île,  prononça-t-elle  en  sautant  au  cou  de  Pierre 
charmé.  Et  elle  reprit  alors  sur  un  ton  qui  affectait  la  peur  : 

—  Dieu!  que  vous  êtes  grand,  et  que  je  me  sens  petite! 
Dieu  !  que  vous  êtes  fort  et  que  je  suis  faible  !  Que  deviendrais-jc 
ti  vous  m'abandonniez  dans  cette  solitude?  Plus  malheureuse 
que  le  petit  Poucet,  je  n'aurais  pas  même  à  monter  sur  les 
arbres  pour  découvrir  une  lumière,  car  je  ne  connais  pas  une 
seule  maison  accueillante  dans  ce  pays. 

Au  bout  de  quelques  sacondes  de  silence,  elle  murmura  : 

—  L'ajoupa!  Qu'y  devient  petite  mère?  et  ce  pauvre  Henri? 
Après    un  geste    curieux    de   ses    mains   tournées    en    l'air 

comme  le  l'ont  les  négresses  en  leurs  instants  d'embarras,  elle 
sou  [tira. 

Ce  jour-la  comme  ils  étaient  entrés  au  Reposoir  des  Gémeaux 
qui  portait  à  son  tympan  :  «(Toujours  unis  »  et  qu'ils  s'y  don- 
naient un  baiser,  le  frémissement  des  troènes  qui  formaient  la 
haie,  leur  lit  croire  qu'un  jardinier  les  avait  surpris.  M.  du 
Cambout  se   redressa,    rouge  d'une  colère  contenue  avec  peine. 

Le  soir  même  il  licenciait  l'horticulteur  Charlier  et  les 
ouvriers. 

Quand  le  dernier  manœuvre  eut  quitté  le  Val-Dolent  et 
qu'il  ne  demeura  plus  au  petit  château  que  le  silencieux 
Jacques  et  la  vieille  provençale,  Héléna  et  Pierre,  ravis  d'avoir 


266  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

presque  réalise  le  vide  autour  d'eux,  assis  sur  leur  terrasse  au- 
dessus  de  la  vallée  de  la  Dolente,  demeuraient  de  longues  heure? 
en  contemplation  l'un  de  l'autre.  Il  fallait  que  l'ombre  de  la 
nuit  les  effaçât  pour  qu'ils  se  décidassent  à  venir  retrouver  les 
lumières  de  leur  appartement.  Us  continuaient  d'éprouver  une 
soif  inextinguible  de  leurs  visages.  Marchaient-ils  côte  à  côte,  ils 
tournaient  l'un  vers  l'autre  leurs  yeu*  dans  un  besoin  ardent 
de  sa  reconnaître.  Et  ils  n'avançaient  que  serrés,  hanche  contre 
hanche,  dans  un  délicieux  abandon. 

Combien  de  semaines  coulèrent  ainsi  en  cette  ivresse,  sans 
malin  et  sans  soir,  sans  jour  et  sans  nuit?  A  leur  réveil,  ils  se 
dis  lient  : 

—  Mon  amour! 

Sans  satiété,  ils  se  répétaient  : 

—  0  mon  àme  !  Mon  cher  amour! 

Et  ils  éprouvaient  le  besoin  angoissé  de  s'étreindre  afin  de 
s'assurer  de  leur  affection. 

Ayant  exprimé  l'essentiel  de  leur  amour,  ils  connurent  l'in- 
digence qui  est  dans  les  niu.s,  lorsqu'ils  veulent  s'élever  aux 
sommets  de  la  conscience.  Cependant  il  y  avait  une  éloquence 
si  tendre  en  leurs  regards  que  leur  mutisme  ne  leur  était  jamais 
a  charge.  Leurs  yeux  se  disaient  : 

«  Je  suis  a  toi,  comme  tu  m'appartiens.  » 

Et  leur  sourire  les  accordait  délicieusement. 

Quelques  mois  avaient  passé  lorsque  Pierre  et  Héléna  éprou- 
vèrent une  impression  pénible.  Un  après-midi  qu'assis  dans 
l'un  de  leurs  reposoirs,  —  était-ce  celui  de  Pégase,  du  Cygne 
ou  du  Sagittaire?  —  et  qu'ils  se  regardaient,  ils  eurent  la  sen- 
sation, quoique  tout  proches,  de  s'apercevoir  de  très  loin,  comme 
des  étoiles.  Ils  s'en  firent  l'aveu  désolé.  Afin  de  se  prouver  qu'ils 
souffraient  d'une  fâcheuse  illusion,  ils  *e  rejetèrent  aux  bras 
l'un  de  l'autre  et  s'y  retinrent  frénétiquement  pour  s'assurer 
contre  leur  évasion  possible. 

Une  fois  qu'ils  souffraient  encore  de  cette  obsession,  M.  du 
(.embout  murmura  : 

—  Tout  gravite.  Hélas!  c'est  fatal. 

—  Que  dis-tu,  Pierre? 
Il  l'embrassa.  Eli,"  pâlit. 

L'hiver  le-;  surprit.  Sous  le  ciel  noir,  ils  continuaient  d'errer 
dans  leurboi-  Souvent  chacun  d'eux  tournait  ses  regards  dans  une 


LES    CŒURS    GRAVITE  M  261 

direction  opposée,  et  ils  attendaient  je  ne  sais  quelle  apparition. 

Or,  la  bise  faisait  bruire  les  feuillées  rouille'es  dus  chênes 
avec  un  tapage  de  ferraille 

Elle  soupirait. 

—  Pourquoi  ton  soupir,   mon  cher  cœur  ? 

—  Ne  soupirais-tu  point  toi-même,  tout  à  l'heure,  Pierre? 

—  Le  crois-tu  vraiment? 

—  J'en  suis  certaine. 

—  Les  soupirs  ne  viennent-ils  pas  du  cœur? 

Elle  voulut  le  remercier,  mais  le  froid  en  glaçant  ses  livres 
l'empêcha  de  sourire. 

Quelques  instants  plus  tard  Héléna  se  déclara  très  lasse, quoi- 
qu'ils n'eussent  accompli  qu'une  courte  promenade  dan-  leur 
parc.    Ils  rentrèrent. 

Apeine  assis  dans  leur  salon  aux  frisss  remplies  des  images 
des  héros  et  des  dieux,  Hercule,  le  Centaure,  Régulus  ou  la 
Vendangeuse,  ils  éprouvèrent  la  fatigue  de  leur  repos  même. 

—  Pourquoi  ne  commencerions-nous  pa<  demnin  nos  chi-vau- 
chées  à  travers  le  pays,  réclama  Héléna?  II  faul  nous  envoler 
plus  loin  que  les  vilains  moineaux  gris,  aussitôt  posés  que  sou- 
levés par  leurs  ailes. 

—  Je  croyais  dans  notre  programme  de  nous  contenter  de 
notre  Val-Dolent,  Héléna? 

—  Ne  me  parlez  pas  de  programme  comme  un  Laurent 
Uodelle,  répliqua-t-elle  avec  une  moue. 

—  Quedeviendra  notre  douce  vie  d'intimité  ?  reprit-il  attristé. 

—  Pensez-vous  donc,  Pierre,  que  des  animaux  beaux  et  silen- 
cieux comme  des  chevaux  mettront  jamais  autant  d'espace 
entre  nous  que  le  plus  discret  des  serviteurs?  Non  !  les  bêtes 
quand  on  les  aime  sont  un  lien  de  plus.  Vous  ne  le  savez  pas 
encore  et  vous  le  reconnaîtrez. 

Le  bordier  prévenu  leur  amena  chaque  matin  leurs  chevaux 
et  ils  commencèrent  à  parcourir  le  ségala  aux  grand-  châtai- 
gniers noueux  ou  les  causses  argentés,  sur  l'un  et  l'autre  ver- 
sant de  la  Dolente  qui  partageait  leurs  deux  sol-. 

Au  retour  de   ces   expéditions,  les  joues  avivées  d'avoir  été 
cinglées   de  la   bise,    ils    goûtaient   davantage    leur  bien-être. 
Devant  les  rondins  de  bouleaux  qui  brûlaient  en   salves  de  fête 
Pierre  tombé   aux    pieds   d'Héïéna   en    kimono   d'un   bleu    de 
myosotis,  appuyait  sn  tète  aux  genoux  de  sa  jeune  femme,  les 


268  REVUE  DKS  DEUX  MONDES. 

paupières  levées  sur  elle.  D'abord  Héléna  répondaità  ses  regards- 
puis  ses  veux  ténébreux,  mordorés  par  les  flammes  du  foyer, 
se  fermaient,  afin  d'éviter  l'éternelle  interrogation  de  son  mari. 
Que  voulait-il  donc  savoir  et  que  cherchait-il  ?  Quelquefois, 
fatiguée,  Héléna  s'assoupissait,  toute  ramassée  sur  elle-même, 
les  jambes  reployées  sur  le  fauteuil,  la  tète  tombée  sur  la  poi- 
trine, frêle  et  jolie.  Ainsi  diminuée,  elle  devenait  une  toute 
petite  créature  potelée,  mouvante  et  respirante,  qu'il  adorait  à 
genoux. 

Une  fois  que  Jacques  venait  les  prévenir  que  leurs  chevaux 
sellés  les  attendaient,  Héléna  manifesta  le  désir  de  ne  pas  sortir. 

—  Que  ferons-nous  donc  aujourd'hui,  mon  amie  ? 

—  Ce  que  nous  faisions  avant  d'avoir  commencé  ces  courses, 
Pierre  :  nous  bien  aimer. 

Oisifs,  pour  la  première  fois  depuis  leur  mariage,  ils  s'en- 
nuyèrent. Tout  à  coup  à  la  pensée  que  l'ennui  pouvait  toucher 
leurs  cœurs  passionnés  de  son  aile  sombre,  ils  s'étreignirent 
afin  d'expier  ce  péché  impardonnable. 

La  vivacité  même  de  leur  étreinte  provoqua  bientôt  son 
relâchement  et  ils  se  retrouvèrent,  l'un  devant  l'autre,  étourdis 
de  leur  émotion.  Héléna  regarda  tout  autour  d'elle.  Que  cher- 
chait-elle ?  Quand  il  crut  le  comprendre,  sa  souffrance  le  poignit. 
Quelques  instants  plus  tard,  sa  femme  s'avança  sur  le  balcon. 
Elle  avait  revêtu,  ce  jour-là,  ce  qu'elle  nommait  sa  robe  hiver- 
nale doid  le  tissu  à  reflets  argentés  chatoyait  comme  l'écorce  du 
platane.  Sur  ce  lainage  des  parements  semblables  aux  mousses 
étaient  posés.  Ainsi  Héléna  semblait  un  jeune  arbre.  Par  celte 
journée  ensoleillée,  le  vent  qui  montait  de  la  vallée  couchait  par 
moment  ses  cheveux  en  arrière  de  son  front.  Sa  ronde  fleure 

o 

avait  une  mélancolie  voluptueuse.  En  entendant  le  gémissement 
de    la   Dolente,  grosse    des  pluies,  elle  lendit  les  mains  vers  la 
rivière  cachée  par  les  milliers  de  branches  du  bois  défeuillé  el 
ses  doigts  s'ouvrirent  et  se  fermèrent.  Pierre  qui  se  tenait  der 
rière  elle,  lui  demanda  : 

—  Quel  bouquet  veux-tu  composer? 

Tristement,  elle  lui  repartit  qu'en  celte  saison  il  n'y  avait 
plus  à  espérer  de  fleurs.  D'ailleurs  pourquoi  semblait-il  toujours 
la  tenir  pour  une  petite  fille  bonne  à  des  cueillettes  de  margue- 
rites ou  de  bleuets?  Hélas!  elle  était  capable  d'autres  désirs  et 
d'autres  sentiments  ! 


les  cœurs   on  \\  i  n:\  r.  2G'J 

—  Pourquoi  cet   hélas!  mon  cher  cœur?  interrogea-t-il. 
Sans  répondre,  elle  allongea  encore  ses  bras  vers  la  forêt  dans 

un  mouvement  instinctif  et  rougit  de  la  surprise  de  son  mari. 

Toup  à  coup,  avec  un  soupir,  elle  rentra  dans  le  salon  qu'elle 
parcourut  de  long  en  large,  inlassablement,  du  pas  allongé  et 
souple  des  félins  encagés.  Pierre,  qui  l'observait,  songea  : 

<  Mon  Dieu  !  toute  la  puissance  de  mon  amour  l'empêchera- 
t-il  de  graviter?  Elle  n'est  plus  à  moi,  mais  autour  de  moi!  » 

A  un  passage,  il  saisit  la  main  de  sa  femme  en  lui  disant  : 

—  Te  plaît-il,  Héléna,  que  nous  partions  vers  les  pays  du 
soleil  ? 

—  D'où  te  vient   cette  singulière   pensée,   Pierre?  Non!  je 

n'ai  envie  de  rien  du  tout ou  de  tout,  tout,  finit-elle  sur  un 

cri  de  désir  en  se  jetant  contre  la  poitrine  de  son  mari. 

De  grosses  larmes,  celles  qui  coulent  soudain,  sans  cause, 
aux  yeux  des  1res  jeunes  enfants  qui  n'ont  pas  encore  le  langage, 
gonflaient  ses  paupières.  Avec  une  infinie  tendresse,  il  lui  chu- 
chota : 

—  Parle  et  je  t'accorderai  l'impossible  même,  ma  chère  Ame. 
Tout,  quoi  ? 

—  Que  sais-je,  Pierre? 

—  Tu  as  raison,  Héléna.  Si  nous  savions,  en  effet,  nous 
aurions  tout. 

...  Us  demeurèrent  longtemps,  tempe  contre  tempe,  enlacés. 
Peu  à  peu  leurs  douces  paroles  s'espacèrent  et  le  silence  des- 
cendit des  espaces  incommensurables  pour  s'insinuer  entre  eux. 

Pourtant  ils  éprouvèrent  encore  un  bonheur  délicieux  de 
leur  étreinte.  La  lassitude  les  désunît  ensuite,  et  ils  oublièrent 
qu'ils  étaient  proches  l'un  de  L'autre. 

Héléna  rêvait  de  son  enfance  sous  les  filaos  et  une  odeur  de 
frangipane  lui  revenait  aux  narines.  Pensif,  Pierre  se  rappelait 
Sébastien  el  Christine  et  l'égoïsme  poli  de  sa  famille. 

—  Quelle  imagination  !  s'exclama  tout  à  coup  Héléna. 
Figure-toi  que  je  croyais,  je  ne  sais  pourquoi,  que  nous  étions 
devenus  Paolo  et  Francesca,  et  que,  liés  l'un  à  l'autre,  nous 
voguions  comme  eux  dans  l'air.  Quelle  belle  histoire  que  la  leur 
et  dont  j'aime  la  signification! 

—  Elle  est  épouvantable,  Héléna. 

—  Comment  l'entendez-vous,  Pierre?  Si  nous  la  relisions 
ensemble,  vous  changeriez  d'avis. 


2"0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Elle  lui  souriait  amoureusement. 

Dans  le  dé  œuvrement  qui  les  consumait,  Pierre  saisit  avec 
empressement  cette  raison  d'intérêt  et  revint  sur  le  balcon  avec 
la  Divine  Comédie.  La  tiédeur  de  cette  journée  ensoleillée  de 
décembre  leur  permettait  cette  lecture  en  plein  ciel,  au-dessus 
du  précipice  où  le  murmure  de  la  Dolente  semblait  la  plainte 
de  tout  ce  qui  doit  mourir. 

Un  bras  passé  autour  de  la  taille  d'Iléléna  qui  appuyait  sa 
joue  à  son  épaule,  Pierre,  de  son  souf,  e,  agitait,  comme  des 
herbes  dans  la  brise,  les  cheveux  de  sa  femme.  Il  lut  : 

<(  C'était  le  temps  où  le  matin  commence  et  le  soleil  mon- 
tait avec  cq>  étoiles  qui  l'entouraient,  quand  le  divin  amour 
mut  primitivement  ces  beaux  astres.  » 

Il  se  tut. 

—  Continue,  réclama-t-elle  impatiente. 
Et  il  poursuivit  : 

«  Je  vis  Paris,  Tristan,  et  plus  de  mille  ombres  d'amants 
qu'Amour  fit  sortir  de  notre  vie.  Pris  de  pitié,  je  dis  que  je  par- 
lerais volontiers  à  ce  couple  si  léger  au  vent  et  qui  ne  se  quittait 
point. 

«  Le  poète  me  répondit  : 

—  Prie-les  par  cet  amour  pour  lequel  ils  sont  condamnés  à 
être  éternellement  emportés  par  le  tourbillon,  et  ils  viendront. 

«  Comme  les  colombes  que  le  désir  appelle,  viennent  au  doux 
nid,  ainsi  ces  deux  âmes  répondirent  à  mon  appel  affectueux. 
Et  une  des  âmes  dit  : 

—  L'amour  qui  si  vite  s'empare  d'un  cœur  tendre,  éprit 
celui-ci,  Paolo,  du  beau  corps  qui  m'a  été  enlevé.  Et  l'amour 
m'éprit  pour  Paolo  d'une  passion  si  forte  que,  maintenant 
mémo,  elle  ne  m'abandonne  point.  » 

—  Francesca,  dis-je,  tes  souffrances  m'attristent  jusqu'aux 
larmes.  Mais,  dis-moi  :  au  temps  des  doux  soupirs,  comment 
Amour  te  fît-il  connaître  les  désirs  douteux? 

—  Puisque  tu  souhaites  connaître  la  première  racine  de 
notre  amour,  répondit  Francesca,  je  le  dirai,  parlant  et  pleu- 
rant tout  ensemble.  Un  jour  nous  lisions  les  amours  de  Lancelot. 
Plusieurs  fois  cette  lecture  attira  nos  regards  l'un  vers  l'autre 
et  décolora  notre  visage;  un  seul  moment  nous  vainquit.  Quand 
nous  sûmes  comment  les  riantes  lèvres  désirées  furent  baisées 
par  un   tel  amant,  celui-ci,  Paolo,  qui  jamais  de   moi  ne  sera 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  271 

séparé,  tout  tremblant  me  baisa  la  bouche  :  ce  jour,  nous  ne 
lûmes  pas  plus  avant. 

«  Pendant  qu'ainsi  pleurait  l'un  ddl  esprits,  l'autre  pleurait 
tellement  que  de  pitié  je  défaillis.  » 

Pierre  se  taisait.  Sa  respiration  ne  soufflait  plus  la  chevelure 
d'Héléna  serrée  contre  lui.  Elle  murmura  : 

—  Celui-ci,  Paolo,  qui  jamais  de  moi  ne  sera  séparé,  tout 
tremblant  me  baisa  la  bouche.  Hélas!  pour  errer  ainsi,  éternel- 
lement liés,  faut-il  donc  n'être  plus  que  des  esprits?  L'horrible 
dérision  !  Amours  de  morts! 

Après  une  méditation  pendant  laquelle  Héléna  se  tint 
courbée,  les  mains  aux  genoux,  elle  reprit  : 

—  Punir  d'une  éternité  de  misère  ceux  qui  s'aiment!  Il  n'y 
a  donc  aucune  pilié? 

A  cette  réflexion,  Pierre  ne  put  se  retenir  de  songer  à  Gene- 
viève. 

Rentrés  dans  leur  chambre,  Pierre  et  sa  femme  amusèrent 
qulqnes  instants  leur  imagination  aux  flammes  du  foyer.  Les 
yeux  relovés  vers  son  mari,  Héléna  lui  demanda  s'il  croyait  que 
Paolo  et  Francesca  éprouvaient  quelque  consolation  de  leur 
éternelle  gravitation,  bouchî  à  boucha,  ou  bien  si  leur  baiser 
forcé  n'avait  plus  goût  que  d'air  et  de  larmes,  puisqu'ils  avaient 
perdu  leurs  beaux  corps? 

—  Le  châtiment  de  Paolo  et  de  Francesca,  répondit-il,  cV>l 
de  rester  à  jamais  une  étoile  double,  quelle  que  soit  la  force  de 
leur  affection. 

Les  pupilles  illuminées  par  les  flammes,  Héléna  se  souvint 
de  ces  paroles  de  Pierre  :  «  Il  existe  au  fîrmaniint  des  couples 
d'étoiles,  célestes  amants  qui  jaunis  ne  s'écartent  et  pourtant 
jamais  ne  fusionnent,  victimes  des  lois  imprescriptibles  de  la 
gravitation  qui  les  maintient  sépirésen  paraissant  les  unir.  » 

Après  avoir  ré  léchi,  Héléna  reprit  :     . 

—  L'amour  sera-t-il  donc  toujours  banni,  défendu,  châtié? 
S'aimer  serait-il  le  plus  grand  attentat  à  l'ordre  de  l'univers? 

—  Je  le  crains,  déclara  Pierre  en  considérant  sa  jeune 
femme  de  dix-huit  ans  avec  attendrissement. 

Héléna  fut  prise  alors  d'une  profonde  rêverie.  Bientôt  Pierre 
s'aperçut  d'un  changement  eh:>z  elle.  Jusqu'alors  spontanée  et 
rieuse  comme  toutes  les  créatures  belles  et  jeunes,  elle  com- 
mença de  s'interroger  avec  souci  et  d'interroger  les  choses  et 


272  IŒYI  i:    DES    DEl  \    MONDES. 

lesêtres  Elle  voulait  comprendre  les  actes  qu'elle  s'était  contentée 
d'accomplir  avec  une  joyeuse  inconscience.  Son  bonheur  en 
fut  diminué.  Souvent  rf  lui  arrivait  de  s'enfermer  dans  le 
silence  cl  son  expression  égarée  prouvait  alors  l'absence  de  son 
esprii  qui  vagabondait  dans  les  espaces  redoutables  de  l'incerti- 
tude. Plus  pénible  fui  à  Pierre  de  constater  qu'Héléna  s'évadait 
souvent  à  sou  insu  de  la  maison,  pendant  ses  heures  de  travail 
à  >on  observatoire.  Il  devait  ta  chercher  à  travers  bois.  Parfois 
elle  affectai!  de  ne  pas  entendre  ses  appels.  En  vain  l'écho  de  la 
vallée  répétait  :  «  lléléna!   » 

Lorsqu'il  se  trouvait  au  comble  de  l'inquiétude,  elle  lui 
revenait  couronnée  de  feuillages,  comme  une  druidesse,  et  elle 
lui  offrait  le  gui  blanc  et  la  branche  de  houx  à  baies  de  corail 
qu'elle  avait  cueillis?  Ces  retours  passionnés  le  désarmaient 
N'était-elle  pas  une  enfant  de  dix-huit  ans  et  sa  déraison  même 
ne  la  rendait-elle  pas  plus  exquise?  Vers  la  fin  de  l'hiver,  elle 
réclama  le  renouvellement  de  leurs  sorties  à  cheval.  Au  terme 
de  ces  promenades,  elle  se  plaignait  d'être  obligée  de  tourner 
bi'ide  à  l'instant  où  le  pays  découvert  devenait  le  plus  intéressant 

—  Poursuivons  donc  notre  course,  droit  devant  nous, 
aujourd'hui,  demain,  et  aussi  longtemps  qu'il  le  plaira,  lui 
proposa-t-il. 

—  Non!  Non!  ce  serait  effrayant  de  ne  plus  retrouver  notre 
Val-Dolent  chaque  soir,  Pierre. 

Les  jours  suivants,  elle  refusa  de  quitter  la  maison,  cl,  sou 
dain,  elle  saisissait  au  cou  son  mari,   pour  lui  murmurer  pas- 
sionnément : 

—  Gomme  je  t'aime  ! 

Vers  ce  temps-là,  le  goût  des  ardentes  prières  lui  revint.  11 
l'avait  pu  croire  presque  païenne  et  lléléna  lui  révélait  sa  piété 
créole,  un  peu  trop  cli  trgée  de  signes  et  de  formules  à  la  façon 
,ies  servantes  noires  de  son  enfance.  Ses  élans  vers  le  ciel  ne 
signifiaient-ils  poinl  que  son  bonheur  terrestre  ne  suffisait  plus 
à  combler  son  cœur?  Il  en  souffrit,  mais  n'osa  pas  lui  exprimer 
ses  réflexions. 

Le  mois  de  mai  revenu,  les  oiseaux  s'égosillèrent  dans  la 
futaie.  Une  aube  que  l'orient  semblait  n'être  plus  qu'un  buisson 
où  toutes  les  roses  s'étaient  effeuillées,  les  roses  soufrées  et  les 
roses  carnées,  les  rosjs  cuivrées  et  les  roses-thé,  les  roses 
li lacées  et  les  roses  de  satin  blanc,  Héléna  vit  surgir  des  pro- 


LES    CŒURS     GRAVITENT.  2i'î 

fondeurs  du  ciel  fleuri  les  premières  hirondelles.  Elles  s'en 
revenaient  d'Orient.  Lorsqu'elles  découvrirent  les  bois  verdis- 
sants du  Val-Dolent,  les  hirondelles  jetèrent  des  cris  stridents 
de  triomphe.  Les  jours  qui  suivirent,  martinets  et  engoulevent- 
argentés  tournèrent  des  spirales  éblouissantes  afin  de  recon- 
naître ce  pays  du  septentrion,  abandonné  au  dernier  automne. 
Héléna  les  observait. 

—  Ces  oiseaux  rapides  me  font  comprendre  que  nous  me- 
nons une  existence  unique,  dit-elle  a  son  mari.  Existe-t-il  au 
monde  un  couple  plus  cloîtré  que  le  nôtre?  De  qui  sommes- 
nous  les  prisonniers? 

—  Qu'entendez-vous  signifier,  Héléna?  questionna-t-il 
peiné. 

—  Rien  que  vous  ne  compreniez  vous-même,  Pierre.  Tous 
les  êtres  se  meuvent,  se  rencontrent,  s'associent,  s'éloignent  et 
se  retrouvent.  Vous  et  moi,  nous  accomplissons  le  miracle  de 
ces  Bouddah  accroupis  qui  amusèrent  aux  Indes  mon  enfance. 

—  II  ne  tient  qu'à  vous  que  nous  changions  cette  existence, 
répliqua-t-il  un  peu  énervé.  Je  vous  en  ai  déjà  fait  plusieurs 
fois  la  proposition. 

Elle  lui  repartit  avec  vivacité  : 

—  Simples  réflexions!  Qui  vous  réclame  un  changement? 
J'étais  libre  de  ne  pas  accepter  cet  ermitage. 

Blessé  de  son  allusion,  il  fut  pourtant  heureux  de  sa  déter- 
mination. Puisqu'ils  avaient  la  fortune  inouïe  de  pouvoir  vivre 
à  leur  guise,  ils  devaient  souhaiter  à  leur  amour  de  rendre  tou- 
jours le  son  uni  d'un  point  d'orgue. 

Lorsqu'il  eut  ainsi  parlé,  la  voix  de  la  Dolente  parut  s'élever 
avec  force.  Ils  l'écoutèrent  jusqu'à  la  fatigue  et  jusqu'à  ce  que 
leurs  rêveries  fissent  diverger  leurs  pensées.  Brusquement  ils 
eurent  encore  la  cruelle  sensation  de  graviter  autour  l'un  de 
l'autre,  malgré  leur  ardente  volonté  d'union  intime. 

Charles  Géniaux. 

(La  dernière  partie  au  prochain  numéro.) 


îu-ii    lviii.  —   1020.  18 


LA  FIN  D'UNE  LÉGENDE 


LA   MISSION 

DU 

MARECHAL  FOCH  EN  ITALIE 

<29  octobre-24  novembre  1917) 


Rien  n'a  la  vie  plus  dure  qu'une  légende.  Il  s'en  est  créé 
une  en  Italie,  d'après  laquelle  le  maréchal  Foch,  au  lendemain 
de  Caporelta,  aurait  déconseillé  au  commandement  en  chjf  ita- 
lien la  résistance  sur  la  Piave. 

Cette  légende  n'est  pas  contemporaine  des  événements  qu'elle 
travestit.  Elle  n'a  fait  son  apparition  qu'un  an  plus  tard,  après 
la  victoire  de  Vittorio-Veneto. 

Sur  le  moment,  en  novembre  1917,  les  Italiens  ont  eu  trop 
nettement  conscience  du  secours  que  leur  apportaient  leurs 
alliés  et  du  profit  dont  leur  était  la  présence  du  grand  chef  de 
guerre  français,  pour  songer  à  méconnaître  la  part  que  le 
maréchal  Foch  avait  prise  à  leur  salut.  11  n'en  a  plus  été  de 
même  depuis  novembre  1918.  Le  souvenir  de  Caporetto,  du 
reste  trop  ressassé  dans  un  certain  clan,  est  naturellement 
devenu  importun  aux  vainqueurs  de  Vittorio-Veneto.  Comme 
si  la  réhabilitation  de  la  victoire,  pourtant  la  meilleure  de 
toutes,  ne  ljur  suffisait  pas,  ils  en  ont  cherché  une  autre 
dans  l'arrêt  de  l'offensive  ennemij  sur  la  Pi  ive,  ce  qui  était 
encore   strictement   leur   droit   et   historiquement  juste.   Mais 


LA    MISSION    DU    MARÉCHAL    FOCH    EN    ITALIE.  21S 

(et  c'est  à  partir  de  là  qu'ils  ont  fait  tort  à  l'équité  et  à  la 
vérité  historique),  pour  rehausser  le  mérite  de  leurs  propres 
généraux  et  leur  réserver  exclusivement  celui  d'avoir  arrêté 
l'offensive  austro-allemande,  ils  ont  imaginé  la  légende,  qui 
attribue  au  maréchal  Foch  une  opinion  et  un  rôle  de  pure  fan- 
taisie. Le  chef  d'Etat-major  général  français  n'aurait  pas  cru 
alors  à  la  possibilité  de  résister  définitivement  sur  la  Piave; 
s'atlendant  à  ce  que  cette  ligne  fût  forcée,  il  ne  l'aurait  consi- 
dérée comme  bonne  qu'à  marquer  un  temps  d'arrêt  ;  tenant 
pour  inévitable  ou  nécessaire  la  continuation  de  la  retraite,  ce 
serait  dans  la  ligne  du  Pô  et  du  Mincio  qu'il  aurait  vu  la  bar- 
rière, derrière  laquelle  l'invasion  pourrait  être  contenue.  Ainsi 
serait-ce  contre  son  avis,  sinon  même  contre  son  gré,  que  la 
résistance  définitive  aurait  été  organisée,  entreprise  et  menée  à 
bien  sur  la  Piave.  L'honneur,  auquel  le  maréchal  Foch  n'aurait 
aucun  droit,  en  reviendrait  exclusivement,  non  pas  même  au 
général  Diaz,  mais  au  général  Cadorna. 

Cette  thèse  a  été  exposée  à  diverses  reprises  en  Italie  dans 
des  articles  de  journaux  et  dans  des  brochures.  Elle  vient  de 
l'être,  avec  quelques  variantes  et  atténuations,  dans  un  opus- 
cule (1)  qui  s'inspire  d'ailleurs  d'une  pensée  louable  et  équitable  : 
celle  de  défendre  le  général  Cadorna  contre  des  critiques  sou- 
vent imméritées.  L'auteur,  M.  Ezio  Gray,  proteste  contre  l'injus- 
tice «  qui  enlève  au  général  Cadorna  le  mérite  d'avoir  décidé 
de  résister  sur  la  Piave,  pour  l'attribuer  tantôt  à  Foch,  tantôt 
au  nouveau  Comando-Supremo.  (2)  » 

La  décision,  dit-il,  de  résister  sur  la  Piave  jusqu'au  dernier 
homme  ne  vint,  à  l'origine,  ni  de  Foch,  ni  de  Diaz,  ni  de  Badoglio, 
qui  n'était  pas  encore  au  Comnndo-Supremo  et  n'y  arriva  que  le 
7  novembre.  Quant  à  Foch,  qui  arriva  à  grand  fracas  à  Trévise  et 
trouva  dans  Cadorna  un  homme  d'une  dignité  parfaite,  désireux, 
même  dans  la  débâcle,  de  ne  pas  permettre  à  l'allié  des  allures  de. 
sauveur  et  d'arbitre  ne  répondant  en  ce  moment  ni  à  l'aide  effective, 
ni  même  à  l'intention  d'employer  immédiatement  les  moyens  dont 
on  disposait.  Quant  à  Foch,  il  approuva  le  projet  de  Cadorna  de 
résister  sur  la  Piave  :  mais  il  ne  voulut  pas  compromettre  ses  troupes 

(t)  Il  processo  cli  Cadorna,  par  M.  Ezio  Gray,  chez  Bemporad  à  Florence. 

(2)  C'est-à-dire  au  nouveau  G.  Q.  G.  italien,  à  la  têle  duquel  avait  été  placé  le 
général  Diaz,  avec  deux  sous-chefs  d'etat-major  général,  les  généraux  Badoglio  et 
Giardino. 


27(1  BEVIF     DÈS    DFt  X    MONDES. 

daDs  ce  qu'il  appelait  «  une  môlée  »  et  maintint  ses  divisions  entre 
le  Mincio  et  l'Adige.  11  se  basa  jusqu'à  la  fin  sur  sa  théorie,  que,  pour 
utiliser  efficacement  des  troupes,  il  fallait  les  disposer  sur  un  front 
éloigné  de  toute  gêne  provenant  de  l'ennemi  :  sans  quoi,  elles  seraient 
à  leur  tour  entraînées  dans  la  masse  des  éléments  désorganisés. 
Excellent  principe,  lorsqu'il  est  possible  de  le  faire  cadrer  avec  les 
facteurs  indispensables  d'espace  et  de  temps.  Mais,  dans  le  cas  en 
question,  il  était  à  craindre  que  ces  facteurs  ne  vinssent  à  manquer. 
Et  de  fait,  lorsqu'ils  firent  défaut  sur  le  front  français,  Foch  s'écarta 
de  sa  théorie  :  ainsi  en  1918,  quand  les  Allemands  firent  la  trouée  au 
point  de  jonction  franco-anglais,  Foch  alors  jeta  ses  réserves  dans 
la  brèche  comme  il  le  put,  en  camions,  sans  artillerie  et  sans  vivres. 
Du  reste,  remercions  le  sort  pour  l'obstination  aveugle  des  Français  : 
car,  dans  l'hypothèse  contraire,  cette  aide  qu'ils  nous  auraient  donnée 
nous  aurait  entraînés  dans  un  esclavage  politique  et  moral  de  cin- 
quante nouvelles  années.  C'est  ainsi  que  sur  la  Piave  nous  fûmes  bien 
seuls  à  résister  et  à  réorganiser  «  la  mêlée.  »  Et  la  décision  fut  l'œuvre 
de  Cadorna,  non  d'un  autre. 

Telle  est  la  forme  qu'a  prise,  sous  la  plume  du  dernier 
publiciste  italien  qui  l'ait  soutenue  et  qui  semble  bien  être  le 
porte-parole  du  général  Cadorna  lui-même,  une  thèse  particu- 
lièrement propre  à  frapper  et  à  séduire  ses  compatriotes.  Lais- 
sons-le se  féliciter  de  ce  que  son  pays  ail  échappé,  grâce  à 
1'  «  aveugle  obstination  »  du  maréchal  Foch,  à  un  «  esclavage 
politique  et  moral  de  cinquante  nouvelles  années.  »  Bornons- 
nous  à  examiner,  à  la  lumière  des  faits  et  à  l'aide  de  quelques 
documents  originaux,  son  argumentation  et  ses  conclusions 
condensées,  dès  les  premières  lignes  de  son  opuscule,  dans  cette 
définition  qu'il  donne  du  front  de  la  Piave  :  «  la  ligne  de  résis- 
tance choisie  et  voulue  par  Cadorna,  refusée  par  Foch,  et  sim- 
plement acceptée  par  Diaz.  »  Notre  examen  laissera  intention- 
nellement de  côté  la  question  de  savoir  à  qui,  du  général 
Cadorna  ou  du  général  Diaz,  revient  le  mérite  de  la  résistance 
sur  la  Piave.  Nous  nous  en  tiendrons  à  rétablir  la  vérité  histo- 
rique en  ce  qui  concerne  le  maréchal  Foch,  que  nous  suivrons 
pas  à  pas  du  24  octobre  au  23  novembre  1917. 


Le  24  octobre  1917  se  déclenche  l'offensive  austro-allemande 
contre  le  front  italien  de  l'Est.  Le  général  Foch,  —  nous  lui 


La  mtssiox  nr  maréchal  foch  en  italié.  2m 

donnerons  dorénavant  le  grade  qui  était  le  sien  à  cette  époque, 
—  en  est  informé  immédiatement,  les  fonctions  de  chef  d'État- 

major  général  des  armées  françaises,  qu'il  exerçait  alors,  c - 

portant  la  centralisation  des  renseignements  sur  la  situation 
«le-;  armées  alliées  et,  éventuellement,  la  coordination  des  opé- 
rations du  fronl  de  France  avec  celles  des  autres  fronts.  Le 
déclenchement  de  celle  offensive  n'est  pas  pour  le  surprendre, 
pas  plus  d'ailleurs  que  le  général  Cadorna.  Car  l'événement 
était  prévu,  annoncé,  attendu,  sinon  à  l'endroit  précis  où  il  se 
produit  (le  secteur  tenu  par  la  2e  armée  italienne,  en  avant  et 
le  long  de  l'Isonzo),  du  moins  sur  l'ensemble  du  front  du  Carso. 
de  l'Isonzo  et  des  Alpes  Juliennes. 

Il  n'y  a  pas  longtemps  que  le  général  Cadorna  a  avisé  les 
états-majors  alliés  de  l'ajournement  d'une  offensive  préparée 
par  lui,  en  raison  des  fortes  concentrations  de  troupes  ennemies 
qu'il  a  observées  sur  son  front  et  qui  lui  font  craindre  d'être 
al  laqué  sous  peu.  Rien  donc  d'inopiné  dans  la  nouvelle  de  l'at- 
taque, ni,  par  suite,  rien  qui  puisse  alarmer  outre  mesure  le 
général  Foch.  Il  sait  que  le  commandant  en  chef  italien  n'est 
pas  pris  à  l'improviste  ;  que  les  positions  tenues  par  la  2e  armée 
italienne  sont  organisées  pour  la  défensive,  quand  bien  même 
quelque  négligence  du  commandement  local  aurait  laissé  en 
souffrance  une  partie  des  travaux  prescrits  par  le  G.  Q.  G. 
d'Udine;  que  les  forces  occupant  ces  positions  sont  numérique- 
ment considérables,  qu'elles  se  sont  bravement  battues  en 
mainte  circonstance  et  ont  fourni,  l'été  précédent,  l'effort  prin- 
cipal des  assauts  sur  le  plateau  de  la  Bainsizza;  que  les  réserves 
massées  à  proximité  sont  importantes;  que  l'artillerie  mise  en 
ligne  est  puissante. 

Ce  qui,  en  revanche,  est  pour  surprendre  à  Paris  comme  à 
Udinc,  c'esl  l'issue  rapidement  malheureuse  de  la  résistance, 
i  ne  ou  deux  journées  suffisent  en  effet,  —  peut-être  moins,  — 
pour  que  s'accomplisse  un  désastre,  dont  les  conséquences  se 
traduiront,  quinze  jours  plus  lard,  par  le  fait  suivant  :  le  front 
italien  ramené  du  Carso  à  la  Piave;  d'une  distance  variant  entre 
20  et  23  kilomètres  au  delà  de  la  frontière  à  une  distance 
variant  entre  80  et  100  kilomètres  en  deçà.  Dans  le  secteur  de 
Caporetto  (4e  corps  d'armée),  sur  lequel  porte  l'attaque  princi- 
pale, le  front  est  soudainement  rompu,  dans  des  conditions 
qui  y  compromettent  irrémédiablement  la  défensive,  jettent  le 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

désarroi  dans  les  corps  voisins  et  désorganisent  plus  ou  moins 
toute  la  2e  armée.  Il  s'ensuit  un  trou,  par  où  l'ennemi  menace 
de  prendre  à  revers  la  3e  armée  (Carso)  et  la  4e  armée  (Alpei 
Carniques).  De  là  dérivera  la  nécessité  d'un  recul,  que  des 
pertes  énormes  en  prisonniers  et  en  matériel  et  la  désorga- 
nisation des  unités  restantes  de  la  2e  armée  empêcheront 
d'arrêter  sur  une  des  lignes  de  repli  préparées  à  l'arrière. 

Sans  que  ces  conséquences  puissent  encore  apparaître  à  Paris 
dans  toute  leur  étendue,  pourtant  la  gravité  de  l'échec  italien 
y  est  connue  dès  le  26  octobre.  Le  jour  même,  le  concours  de 
troupes  françaises  est  spontanément  offert  à  l'Italie.  Ce  n'est  pas 
sans  avoir  consulté  son  conseiller  militaire  que  le  Comité  de 
guerre  a  pris  cette  initiative  :  le  général  Foch  et  les  membres 
civils  du  Comité  se  sont  trouvés  d'accord  pour  proposer  le 
secours  de  nos  armes.  Le  général  Pétain,  commandant  en  chef 
sur  notre  front,  est  également  favorable  à  la  proposition.  Le 
chef  d'Etat-major  général  français  la  transmet  aussitôt  au  géné- 
ral Cadorna,  tamdis  que  le  ministre  des  Affaires  étrangères 
charge  l'ambassadeur  de  France  à  Rome,  M.  Barrère,  d'en 
aviser  le  gouvernement  italien.  Les  télégrammes  qui  portent 
cette  offre  à  Udine  et  à  Rome  se  croisent  avec  une  demande  du 
général  Cadorna,  faisant  appel  à  l'aide  de  la  France  :  elle  se 
trouve  exaucée  d'avance.  L'envoi  en  Italie  de  la  10e  armée,  sous 
le  commandement  du  général  Duchêne,  est  décidé  :  ce  sont, 
pour  commencer,  4  divisions  d'infanterie,  avec  l'artillerie  lourd*' 
correspondante,  qui  seront  dirigées  au  delà  des  Alpes.  Le  trans- 
port commence  dès  le  28  au  soir.  Le  même  soir  part  le  général 
Foch  lui-même,  qui  a  reçu  pleins  pouvoirs  du  gouvernement 
français.  La  rapidité  avec  laquelle  ces  mesures  ont  été  résolues 
et  exécutées  demeurera  à  l'honneur  du  gouvernement  de 
l'époque,  de  son  principal  conseiller  militaire  et  de  notre  haut 
commandement. 

Arrivé  à  Turin  le  29  octobre,  le  général  Foch  y  trouve  un 
officier  de  notre  mission  militaire  au  G.  Q.  G.  italien,  le  colonel 
Girard,  venu  à  sa  rencontre  pour  le  mettre  au  courant  de  la 
situation.  Les  armées  italiennes  sont  en  retraite  vers  la  ligne 
du  Tagliamento.  C'est  là  un  mouvement  qu'avaient  laissé  pré- 
voir au  général  Foch  des  télégrammes  du  général  Cadorna  reçus 
avant  son  départ  de  Paris.  Le  commandant  en  chef  italien  avait 
d'abord  exprimé  l'espoir  de  pouvoir  préserver  le  Frioul  de  Pin- 


LA    MISSION    DU    MARÉCHAL    FOCH    EN    ITALIE.  21'-' 

vnsion  et  endiguer  l'avance  ennemie,  en  résistant  sur  les  posi- 
tions du  Monte-Maggiore,  du  Sabot i nu  et  de  la  rive  droite  de 
l'Isonzo.  Il  avait  averti  toutefois,  avant  même  d'avoir  perdu  cet 
espoir,  qu'il  prenait  ses  dispositions  pour  ramener  ses  forces  des 
Alpes  Juliennes  sur  le  cours  du  Tagliamento  et  ensuite,  si  la 
nécessite  le  lui  imposait,  sur  celui  de  la  Piave.  Ce  sacrifice, 
dont  il  laissait  entrevoir  l'éventualité  dès  le  26  au  soir,  lui  était 
apparu  plus  nécessaire  le  27.  A  cette  date,  il  avait  annoncé 
qu'il  prenait  son  parti  de  replier  toutes  ses  armées  derrière  le 
Tagliamento  dans  les  meilleures  conditions  possibles.  Encore  ne 
comptait-il  dès  lors  que  sur  un  arrêt  de  courte  durée  derrière 
cette  rivière  et  considérait-il  déjà  comme  infiniment  probable 
le  repli  derrière  le  Sile  et  la  Piave.  La  journée  du  28  l'avait 
confirmé  dans  ces  dispositions.  Telle  est  la  situation  et  tels  sont 
les  développements  qu'elle  fait  craindre  quand,  le  30  octobre, 
à  6  h.  30  du  matin,  le  général  Foch  arrive  à  Trévise,  où  le 
G.  Q.  G.  italien,  ayant  évacué  Udine,  s'est  provisoirement 
installé. 

Une  demi-heure  après,  il  est  chez  le  général  Cadorna.  Il 
trouve  en  celui-ci  un  chef,  certes,  d'une  dignité  parfaite,  mais 
précisément  d'une  dignité  assez  vraie  pour  accueillir  sans  au- 
cune susceptibilité  mal  placée  un  compagnon  d'armes  illustre 
qui  vient  à  lui.  De  son  côté,  c'est  sans  aucun  éclat  ni  tapage 
que  le  général  Foch  vient  s'acquitter  d'une  mission  où  l'in- 
térêt français  se  confond  avec  l'intérêt  italien,  et  dans  l'accom- 
plissement de  laquelle  il  apporte  la  plus  franche  sollicitude. 

Dans  la  conférence  qui  se  tient  entre  eux  sur  l'heure,  le 
général  Cadorna  confirme  au  générai  Foch  les  ordres  de  re- 
traite qui  sont  en  cours  d'exécution,  et,  ne  dissimulant  pas  qu'il 
a  peu  de  confiance  dans  la  résistance  sur  le  Tagliamento,  il  se 
montre  enclin  a  continuer  le  repli  jusqu'à  la  Piave.  Très  satis- 
fait de  l'arrivée  rapide  des  troupes  Iran-  aises,  il  demande  que 
notre  10e  armée  prépare  son  entrée  en  ligne  sur  la  Piave,  où 
elle  tiendrait  le  front  s'étendant  de  Ponte-di-Priula  à  Ponte-di- 
Vidor,  et  qu'elle  débarque  dans  la  région  de  Yicence,  Ciladella, 
Camposanpiero,  Ro  et  Padoue,  de  manière  à  être  à  pied  d'œuvre. 
Aucune  objection  de  la  part  du  général  Foch  à  celte  destina- 
tion. Des  instructions  sont  données  par  lui  en  conséquence  au 
général  Duchène,  qui  vient,  à  trois  heures  de  l'après-midi, 
prendre  ses  ordres  à  Trévise. 


280 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


A  peine  ces  dispositions  sont-elles  arrêtées,  que  le  général 
Cadorna  demande  au  général  Foch  de  les  modifier.  Ses  rensei- 
gnements lui  ont  fait  connaître  qu'une  concentration  de 
troupes  allemandes  s'opère  dans  le  Trentin  vers  Bozen  et  lui 
font  craindre  qu'une  attaque   se  produise  de  ce  côté.  Le   front 


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fevuedes  deux  mondes. 

LE  FRONT  ITALIEN  APRES  LA  RETRAITE  SUR  LA  PIAVE 


du  Trentin,  gardé  par  la  1™  armée,  joue,  dans  le  mouvement 
qu'effectuent  alors  les  2e,  3e  et  4e  armées  italiennes,  le  rôle  de 
pivot  de  manœuvre.  Si  une  offensive  ennemie  réussit  à  forcer 
les  débouchés  de  ce  massif,  au  Nord,  alors  que  le  gros  des 
forces  italiennes  s'achemine,  à  l'Est,  vers  le  Tagliamento, 
celles-ci  seront  prises  a  revers  et  coupées  de  leur  ligne  de  re- 
traite. Telle  est  la  menace  qui  préoccupe  le  général  Cadorna,  et 
qui  préoccupera  le  commandement  italien  jusqu'au  moment  où 
son   front  Est,   ramené  a  la  Piave,  ne  formera  plus  avec  son 


L\    MISSION    DU    MARECHAL    FOCII    EN    ITALIE.  281 

front  Nord,  faisant  face  au  Trentin,  un  angle  trop  ouvert.  A 
cinq  heures,  le  gênerai  Cadorna  demande  donc  au  général  Forh 
de  mettre  à  sa  disposition  une  division  française,  pour  la  porter 
à  Brescia  et  parer  à  une  attaque  débouchant  par  le  Val  Giudi- 
earia.  Opposé  avec  raison  à  l'idée  de  disperser  nos  unités,  le 
général  Foch  réserve  d'abord  sa  réponse.  Mais,  à  sept  heures,  le 
général  Cadorna  le  prie  de  lui  donner  une  deuxième  division 
pour  la  même  région.  Alors,  afin  de  maintenir  groupée  notre 
10e  armée,  il  est  décidé  d'un  commun  accord  que  deux  de  nos 
divisions  débarqueront  dans  la  région  de  Brescia  et  deux  dans 
la  région  de  Vérone.  \)q*  instructions  en  conséquence,  révo- 
quant les  précédentes,  sont  envoyées  dans  la  soirée  du  même 
jour  au  général  Duchèno. 

('/est  donc  à  la  demande  du  général  Cadorna  lui-même  que 
le  lieu  de  débarquement  et  de  concentration  de  l'armée  fran- 
çaise, d'abord  choisi  à  proximité  de  la  ligne  de  la  Piave,  a  été 
changé  et  reporté  en  arrière  et  vers  le  Nord/ à  proximité  du 
Trentin.  Et  c'est  en  raison  d'un  danger  prévu,  par  mesure 
d'urgente  précaution,  que  ce  changement  a  été  apporté  aux 
dispositions  primitives.  On  voit  par  là  ce  qu'il  faut  penser  de  la 
thèse,  d'après  laquelle  le  général  Foch  n'aurait  «  pas  voulu 
compromettre  ses  troupes  dans  ce  qu'il  appelait  une  mêlée  »  et 
les  aurait  «  maintenues  entre  l'Adige  et  le  Mincio,  »  afin  de  les 
<(  disposer  sur  un  front  éloigné  de  toute  gène  de  l'ennemi.  »  Il 
-n'y  a  rien  de  fondé  dans  ce  reproche. 

La  seule  chose  à .  laquelle  le  général  Foch  se  soit  refusé, 
c'est  à  la  dispersion  des  divisions  d'une  armée,  qui  tirait  sa 
valeur  de  son  homogénéité  et  à  laquelle  il  importait  de  conser- 
ver, à  ce  moment,  son  individualité  propre.  Dissocier  les  divi- 
sions françaises,  détacher  l'une  à  droite,  l'autre  à  gauche,  eût 
été  une  faute,  dont  elles  auraient  pâti,  sans  profit  appréciable 
pour  les  Italiens.  C'eût  été  perdre  l'avantage  de  leur  cohésion 
et  s'interdire  de  faire  efficacement  appel  à  elles,  le  moment 
venu.  Mais  à  la  seule  condition  qu'elles  restassent  groupées,  le 
général  Foch  n'a  nullement  refusé  de  les  faire  intervenir,  sur 
[r  point  où  le  commandement  italien  le  jugerait  à  propos,  dans 
li'  délai  nécessaire  à  leur  débarquement  et  à  leur  concentra- 
tion, qui  ne  pouvaient,  bien  entendu,  s'opérer  qu'en  arrière  du 
front.  Le  lieu  primitivement  choisi,  d'accord  entre  le  général 
Cadorna  et  lui,  pour  les   débarquer  et  les  concentrer,  indique, 


2N2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'intention  première  de  les  utiliser  dans  un  secteur  delà  Piave, 
qui  était  même  déjà  déterminé. 

L'emplacement  de  ce  secteur  avait  été  d'abord  prévu  le 
long  de  la  Piave,  parce  qu'il  ne  paraissait  déjà  pas  possible  au 
général  Cadorna  d'arrêter  la  retraite  avant  le  cours  de  ce 
fleuve.  Mais  s'il  lui  avait  paru  possible,  au  contraire,  ou  bien 
de  l'arrêter  avant,  ou  bien  même  de  la  ralentir  assez  sur  le 
Tagliamento  pour  donner  le  temps  aux  renforts  français  et  an- 
glais de  débarquer,  alors  nul  doute  que  le  général  Foch  ne  se 
lut  prêté  à  l'intervention  de  l'armée  française  sur  le  front, 
quel  qu'il  fût,  où  l'armée  italienne  se  fût  établie.  Le  front  de 
résistance  définitive  n'apparaissait  pas  nécessairement  au  gé- 
néral Foch,  quand  il  arriva  à  Trévise,  comme  devant  être  fixé 
aussi  en  arrière  qu'à  la  Piave.  Même  après  sa  première  confé- 
rence avec  le  général  Cadorna,  il  n'était  pas  pleinement  con- 
vaincu que  la  retraite  ne  put  être  arrêtée  avant.  «  Dès  mon 
arrivée  ce  matin  30,  à  sept  heures,  télégraphiait-il  alors  au 
ministre  de  la  Guerre,  j'ai  vu  le  général  Cadorna,  qui  m'a 
exposé  la  situation.  Le  repli  sur  le  Tagliamento  s'achève,  et  le 
général  Cadorna  a  prescrit  d'y  résister,  mais  ne  parait  pas  y 
compter  beaucoup,  car  il  a  les  yeux  tournés  vers  la  Piave.  Nous 
tâcherons  de  prolonger  cette  résistance  sur  le  Tagliamento  et 
de  la  rendre  définitive,  si  possible.  » 

Ainsi,  loin  d'avoir,  comme  on  l'en  accuse,  douté  de  la 
possibilité  de  résister  définitivement  sur  la  Piave  et  conseillé  de 
n'arrêter  l'invasion  que  derrière  la  ligne  du  Pô  et  du  Mincio,le 
général  Foch  a  d'abord  considéré  comme  possible  de  tenir  sui- 
te Tagliamento. 

Le  lendemain,  31  octobre,  arrive  à  Trévise  le  général  Robert- 
son,  chef  de  l'Etat-major  impérial  britannique.  Le  gouverne- 
ment anglais  suivant  l'exemple  du  notre,  a  décidé,  lui  aussi, 
l'envoi  de  renforts  sur  le  front  italien;  il  prélève  inimédiate- 
ment  sur  le  front  de  France  deux  divisions,  dont  le  transport  a 
été  aussitôt  entrepris.  Le  général  Robertson  vient,  comme  le 
général  Foch,  déterminer  sur  place  l'emploi  de  ces  contingents, 
se  rendre  compte  par  lui-même  de  l'étal  des  choses  et  apporter 
à  l'allié  malheureux  aide  et  réconfort.  Arrivé  à  H  heures  du 
matin,  il  est  en  conférence,  à  midi,  avec  le  général  Cadorna  et  le 
général  Foch;  à  deux  heures,  avec  le  général  Foch  seul;  à  quatre 
heures,    de    nouveau    avec    ses  collègues   italien  et    français. 


•  LA    MISSION    DU    MARECHAL    FOGH    EN    ITALIE.  283 

;   L'examen  en  commun  d'une  situation  certes  très  critique  laisse 

;    cependant  aux  chefs  d'État-major  généraux  français  et  anglais 

i   une  impression  plus  favorable  qu'au  commandant  en  chef  ita- 

1   lien,   quant  aux  ressources  disponibles  et  au  parti  qui  peut  en 

être  tiré.  Tous  deux  remettent  au  général  Cadorna  une  note 

écrite  et  signée,    résumant  les  avis   autorisés    qu'ils    lui    ont 

donnés  verbalement  : 

3i  octobre  1917. 

1°  Les  armées  italiennes  ne  sont  pas  battues;  une  seule,  la 
deuxième,  a  été  attaquée. 

L28  A  condition  d'y  remettre  de  l'ordre,  elles  représentent  une  vraie 
valeur,  qui  doit  pouvoir  leur  permettre  : 

—  de  disputer  à  l'ennemi  la  ligne  du  Tagliamento  ; 

—  de  résister  sur  la  Piave  et  dans  le  Trentin  avec  l'aide  des  forces 
alliées  en  cours  de  débarquement,  qui  se  concentrent  en  arrière. 

3°  Les  forces  alliées  ne  peuvent,  en  Italie,  constituer  qu'un  appoint 
au  profit  de  l'armée  italienne,  toujours  responsable  de  la  défense  de 
l'Itabe,  dont  le  sort  dépend  par  suite  de  la  conduite  et  de  la  tenue  de 
l'armée  italienne. 

4°  La  défense  de  l'Italie  ainsi  entrevue  peut  être  réalisée  à  la  con- 
dition que  le  commandement  italien  : 

a)  Arrête  ferme  un  plan  de  défense  ; 

b)  Fasse  tenir  à  l'avance  par  des  troupes  commandées  par  des 
chefs  énergiques  les  points  importants  des  lignes  de  défense  (Taglia- 
mento,  Piave)  ; 

c)  Réunisse  des  troupes  en  arrière  des  lignes  de  défense  pour  les 
y  réorganiser  ou  occuper  les  lignes. 

Signé  :  Foch,  Robertson. 

Pas  une  fois  n'apparaissent  dans  celte  note  les  noms  du  Pô 
ni  du  Mincio.  En  revanche,  on  y  trouve  ceux  du  Tagliamento, 
ligne  de  défense  qui  doit  être  disputée  à  l'ennemi,  et  de  la  Piave, 
seconde  ligne  de  défense,  sur  laquelle  les  armées  en  retraite 
doivent  pouvoir  résister,  en  se  soudant  à  l'armée  qui  tient  le 
front  du  Trentin.  Au  demeurant,  toute  la  note  est  un  pro- 
gramme clair  et  concis,  où  se  reconnaît  le  principe  de 
disputer  le  terrain  pied  à  pied,  en  commençant  par  le  plus  rap- 
proché de  l'ennemi,  de  toujours  regarder  en  avant  pour  com- 
battre, en  arrière  pour  organiser. 

Le  repli  derrière  le  Tagliamento  est  alors  en  train  de  s'effec- 
tuer. Il  s'achève  le  1er  novembre,  sans  que  l'ennemi  ait  pu,  par 


284  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  poursuite,  entamer  sensiblement  les  troupes  intactes  que 
l'échec  de  la  2e  armée  a  condamnées  à  une  retraite  précipitée 
Encore  qu'ils  s'y  efforcent  de  leur  mieux,  les  Austro-Allemand^ 
sont  quelque  peu  en  peine  d'exploiter  leur  foudroyant  succès, 
qui  a  sans  doute  dépassé  leurs  prévisions.  Leur  pression,  pour 
forte  qu'elle  soit,  est  une  difficulté  moins  grave  que  la  désorga- 
nisation de  la  seule  armée  battue,  la  2e  dont  l'effectif  se  trouve 
en  outre  considérablement  réduit.  Mais,  entre  l'envahisseur  et 
les  troupes  en  retraite,  s'interpose  désormais  une  rivière,  qui 
constitue  un  obstacle,  bien  que,  par  malheur,  les  eaux  en 
soient  encore  basses.  En  commençant  à  se  rapprocher  l'une  de 
l'autre,  la  3e  et  la  4e  armées,  qui  ont  fait  belle  contenance  et 
se  sont  repliées  en  ordre,  depuis  leurs  positions  du  Carso  et 
des  Alpes  Carniques,  diminuent  progressivement  l'espace  tenu 
par  tes  vestiges  de  la  2e.  Le  débarquement  des  troupes  françaises 
a  commencé  et  se  poursuit  normalement;  les  renforts  anglais 
sont  sur  le  point  d'arriver.  La  menace  redoutée  du  côté  du 
Trentin  subsiste,  mais  ne  S9  précise  pas.  Tout  en  restant  certes 
peu  enviable,  la  situation  se  développe  donc  sans  surprise.  Et 
il  n'est  pas  chimérique  d'espérer  que  l'ennemi  pourra  être 
tenu  en  respect,  quelque  temps  au  moins,  sur  le  Tagliamento. 
Aussi,  après  une  visite  au  commandant  de  la  3e  armée,  le  duc. 
d'Aoste,  qui  est  plein  de  sang-froid  et  garantit  la  discipline  et 
l'esprit  de  ses  troupes,  le  général  Foch  part-il,  dans  l'après- 
midi  du  1er  novembre,  pour  Rome,  où  le  général  Robertson  l'a 
précédé  de  vingt-quatre  heures. 

Au  passage  ;i  Padoue,  il  va  présenter  ses  hommages  au  Roi, 
resté,  dans  la  mauvaise  fortune,  calme,  résolu,  confiant  dans 
son  peuple  et  dans  ses  soldats.  De  Padoue  à  Rome,  il  voyage 
avec  M.  Orlando,  qui  vient  d'assumer  la  présidence  du  Conseil 
des  ministres  et  qui  profite  du  trajet  en  chemin  de  fer  pour 
avoir  de  longs  entretiens  avec  lui.  Et  en  wagon  commencent 
les  consultations  que  le  général  Foch  poursuivra  à  Rome,  les 
3  et  4  novembre,  dans  des  conversations  avec  le  même 
M.  Orlando,  avec  M.  Sonnino,  ministre  des  Affaires  Etrangères, 
le  général  Altieri,  ministre  de  la  Guerre,  le  général  Dallolio, 
ministre  des  armes  et  munitions.  Car,  pas  plus  que  le  général 
Cadorna  lui-même,  les  membres  du  gouvernement  italien  ne 
croient  déchoir  en  s'enquérant  de  son  avis  sur  la  situation  et 
en  écoutant  ses  conseils, 


LA    MISSION    DU    MARÉCHAL    FOCI1    EN    ITALIE.  285 

Pas  un  de  ceux  qu'il  a  abordés  à  son  retour  du  front,  si 
décidés  fussent-ils  à  continuer  la  lutte  coûte  que  coûte,  n'a 
attendu  ses  premiers  mots  sans  une  certaine  anxiété.  Pas  un  ne 
l'a  entendu  sans  trouver  dans  ses  paroles  un  réconfort  et  un 
enseignement.  Devinant  en  effet  la  question  qu'on  se  retient 
de  lui  poser,  il  commence  par  y  répondre.  Les  conséquences  de 
la  défaite  peuvent  être  et  seront  promptement  enrayées.  Limiter 
les  sacrifices  qu'elle  a  entraînés  est  désormais  affaire,  moins  de 
moyen-;  que  de  volonté.  Plus  un  pouce  de  territoire  national  ne 
doit  être  abandonné  sans  combat;  l'armée  italienne  peut  et 
doit  arrêter  l'invasion,  dont  l'élan  va  se  ralentissant,  la  ligne 
de  la  Piave  doit  être  défendue  et  conservée,  à  défaut  de  celle  du 
Xagliamento;  l'une  ou  l'autre  viendrait-elle  à  être  forcée,  l'abri 
d'un  fleuve  n'est  pas  indispensable  a  la  défensive  ;  il  n'y  a 
aucune  raison  pour  envisager  un  repli  sur  l'Adige,  le  Pô  et  le 
Mincio  ;  le  moment  est  venu  de  regarder  devant  soi,  non  der- 
rière soi.  Tel  est  le  langage  qu'il  lient  a  tous,  sans  exception, 
et  qui  chez  tous  contribue  à  affermir  l'espoir,  a  fortifier  la 
résolution. 

11  ne  se  borne' pas  à  cette  sorte  d'apostolat.  Toute  crise  com- 
porte ses  enseignements.  Le  général  Foch  a  aussitôt,  discerne 
ceux  qui  se  dégagent  de  la  crise  que  traverse  alors  l'Italie.  Elle 
a  été  déterminée  par  des  facteurs  politiques  et  par  des  facteurs 
militaires.  L'armée,  dont  une  partie  a  été  gangrenée,  grogne 
contre  le  Comando-Supremo,  qui,  à  son  tour,  se  plaint  du  gouver- 
nement. Lé  fait  n'a  .rien  de  nouveau  ni  de  tout  à  fait  particu- 
lier au  théâtre  rérations  italien.  Où  n'y  a-t-il  jamais  eu  de 
frottements  entrée  !S  trois  grands  rouages  delà  guerre,  la  troupe, 
l'état-major  et  le  gouvernement?  Le  tout  est  que  les  frotte- 
ments n'en  troublent  pas  le  jeu  régulier,  surtout  au  point  de 
rendre  possible  une  calamité  comme  celle  qui  s'est  abattue  sur 
l'armée  italienne.  Et,  puisque  calamité  il  y  a,  qu'au  moins  elle 
serve  à  faire  appliquer  les  remèdes  urgents,  grâce  auxquels  le 
mécanisme  pourra  fonctionner  mieux.  Aussi,  dans  ses  conver- 
sations de  llome,  le  général  Foch,  mettant  à  profit  les  observa- 
lions  qu'il  a  faites  à  Trévise,  recommande-t-il  plus  d'activité  et 
de  vigilance  dans  la  direction  des  opérations  et  dans  le  service 
d'état-major  à  tous  les  degrés;  dans  la  surveillance  de  l'état 
moral  des  troupes;  dans  les  relations  du  haut-commandement 
avec  le   gouvernement;    dans     les  rapports   avec    les    Allies, 


28G  tlEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Anglais  et  Français,  qui,  désormais  représentés  en  Italie  par 
de  grosses  unités  constituées  et  pourvues  de  tous  leurs  orga- 
nismes, pourront  faire  bénéficier  les  Italiens  de  l'expérience 
acquise  et  des  méthodes  en  usagé  sur  le  front  de  France. 

Pendant  que  le  général  Foch  est  à  Rome,  s'évanouit  l'espoir 
de  voir  l'invasion  arrêtée  sur  la  ligne  du  Tagliamento.  Dans  la 
nuit  du  2  au  3  novembre,  le  pont  de  Pinzano  est  forcé  par  des 
patrouilles  autrichiennes;  le  3,  les  progrès  de  l'ennemi  sur  la 
rive  droite  du  lleuve  déterminant  le  repli  des  forces  italiennes; 
le  4,  le  général  Cadorna  ordonne  de  continuer  la  retraite  sur  la 
Livenza,  qui  coule  entre  le  Tagliamento  et  la  Piave.  Le  mou- 
vement s'exécutera  le  5,  sans  être  trop  gêné  par  la  pression  des 
Austro-Allemands,  qui  le  suivent.  Il  n'y  aura  même  pas 
d'arrêt  sur  la  Livenza,  considérée  comme  insuffisante  à  consti- 
tuer un  obstacle  susceptible  d'être  défendu,  et  l'ordre  sera 
donné  de  se  replier  sur  la  Piave,  tandis  que  le  gros  des  forces 
ennemies  sera  encore  occupé  à  franchir  le  Tagliamento. 

La  courte  durée  de  la  résistance  sur  le  Tagliamento,  cer- 
tainement inférieure  à  l'attente  du  général  Foch,  ne  le  décou- 
rage cependant  pas.  Elle  l'amène  seulement  à  insister  plus 
énergiquement  encore  pour  que  le  Grand  Quartier  Général 
italien  donne  l'exemple  et  le  signal  de  cette  vigoureuse  réac- 
tion, sans  laquelle  aucune  ligne  de  défense,  fût-ce  celle  de  la 
Piave,  désormais  bien  près  d'être  atteinte,  ne  saurait  être 
inexpugnable  ;  pour  que  le  gouvernement  italien,  sans  inter- 
venir dans  les  opérations  militaires  proprement  dites,  trans- 
mette au  commandant  en  chef  cette  impulsion,  ce  mot  d'ordre, 
qu'il  est  dana  les  attributions  gouvernementales  de  donner; 
p<»ur  que  sans  retard  les  remèdes  appropriés  soient  apportés  aux 
animes  d'organisation  qu'il  a  signalées  et  dont  a  souffert  la 
conduite  de  la  guerre. 

Ses  instances  se  rencontrent  d'ailleurs  avec  l'instinct  et  le 
m  eu  populaires.  Du  pays,  brutalement  tiré  d'une  sécurité  trom- 
peuse et  ramené  au  seul  souci  de  la  défense  nationale,  s'élève 
alors  un  appel  à  l'armée  et  au  gouvernement,  pour  venger 
l'honneur  des  armes  et  préserver  le  plus  possible  le  sol  de  la 
patrie.  Après  un  moment  de  stupeur,  devant  une  défaite  inat- 
tendue et  le  recul  général  d'un  front  que  l'on  croyait  ne  devoir 
se  déplacer  que  pour  avancer,  la  grande  majorité  de  la  popu- 
lation réagit  fortement.  Sous  l'émotion,  l'anxiété  qui  subsistent 


LA    MISSION    DU    MARÉCHAL    FOCH    EN    ITALIE.  287 

à  juste  titre,  le  patriotisme  et  aussi  l'amour-propre,  ce  grand 
ressort  de,  l'armée  italienne,  font  se  raidir  les  énergies  et  se 
tendre  les  volontés.  La  prompte,  quasi  immédiate,  arrivée  des 
re  i forts  alliés  contribue  puissamment  à  rendre  possible  cette 
salutaire  réaction.  Elle  est  un  facteur  décisif  d'espoir  et  de  sang- 
froid.  Dans  l'alarme  el  le  désarroi  de  la  première  heure,  par- 
tout les  yeux  se  sont  tournés  vers  la  France  et  l'Angleterre,  et 
les  Italiens  n'ont  plus  regardé  au  delà  de  leurs  frontières  que 
dans  une  direction  :  celle  des  Alpes.  Par  la  promptitude  avec 
1m quelle  il  a  été  accordé,  le  concours  militaire  franco-anglais  a 
produit  une  immense  impression.  L'alliée  en  danger  a  senti 
qu'elle  n'était  pas  isolée,  abandonnée  à  elle-même,  en  présence 
d'une  offensive  du  bloc  ennemi,  où  son  cauchemar  douloureux 
lui  fait  voir  une  véritable  ruée.  Elle  trouve  dans  ce  sentiment 
un  utile  antidote  contre  la  dépression,  un  inestimable  encoura- 
gement à  tenir  bon.  Et,  à  son  tour,  l'opinion  publique,  fouettée, 
stimulée,  arrachée  pour  un  temps  à  de  néfastes  dissensions  et 
prémunie  contre  les  influences  malsaines,  dont  elle  constate 
alors  les  effets  pernicieux,  donne  carte  blanche  au  gouverne 
ment,  le  soutient  et  transmet  jusqu'au  front  une  consigne  de 
résistance  et  d'abnégation. 

Pour  répéter  impérieusement  cette  consigne  et  en  assurer 
l'exécution,  le  G.  Q.  G.  italien  ne  doit  pas,  selon  le  général 
Foch,  attendre  après  le  moment,  désormais  imminent,  où  la 
retraite  aura  atteint  la  Piave.  Ce  fleuve  franchi,  qu'aucun  autre 
ne  hante  les  esprits.  Pas  de  Mihcio,  pa<  de  M incio!  Tel  est  son 
mot  d'ordre  a  lui,  la  formule  qu'il  va  répétant. 

Il  ne  se  dissimule  pas  toutefois  qu'après  la  secousse  ressentie 
par  l'armée  italienne,  la  défensive,  dont  il  la  juge  à  juste  titre 
capable,  lui  est  rendue  plus  difficile  par  l'affaiblissement  numé- 
rique ;  par  d'importantes  pertes  de  matériel,  notamment  d'ar- 
tillerie ;  par  la  désorganisation  d'unités,  dont  le  regroupement 
doit  s'accomplir  à  l'arrière,  simultanément  à  la  reprise  d'acti- 
vité combative  sur  le  front  nouveau  ;  enfin,  par  une  diminution 
de  confiance  en  soi,  qui  survit  parfois  plus  que  de  raison  aux 
grands  désastres.  C'est  pourquoi  le  général  Foch  pense  dès 
lors  que  le  concours  militaire  allié  à  l'Italie  devra  être  accru 
et  maintenu  quelque  temps  à  un  effectif  élevé.  Le  débit,  si 
l'on  peut  ainsi  parler,  des  renforts  franco-anglais  étant  néces- 
sairement conditionné   par  celui  des  voies  ferrées,  il  n'aurait 


2S8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  été  possible  d'en  envoyer  davantage  à  la  fois,  dans  l'espace 
tle  temps  qui  s'esl  écoulé  depuis  le  2G  octobre.  Mais  l'effectif 
alors  atteint  ou  sur  le  point  de  l'être  ne  constitue  pas,  dans 
l'esprit  du  général  Foch,  un  maximum.  Il  en  envisage  d'ores 
el  déjà  l'augmentation,  incité  du  reste  à  s'en  préoccuper  par 
notre  ambassadeur  à  Rome,  M.  Barrère,  qui  a  été  des  premiers 
à  réclamer  l'envoi  de  contingents  français  et  qui  insiste  on 
faveur  de  leur  accroissemenl  et  de  leur  maintien  un  certain 
temps. 

Telles  sont  les  dispositions  dans  lesquelles  il  pnrt,  le  \  no- 
vembre,  pour  Rapallo,  où  vient  d'être  convoquée  une  confé- 
rence t\rs  gouvernements  français,  anglais  et  italien,  et  des 
chefs  d'Etat-major  généraux.  Invité  à  s'y  rendre,  et  ne  pouvant 
doue  retourner  immédiatement,  comme  il  y  comptait,  au 
G.  Q.  (i.  italien,  il  télégraphie  au  général  Duchêne  de  se  tenir 
'■il  liaison  plus  étroiteet  plus  continue  avec  le  Comando-'Supremo, 
afin  d'être  à  même  de  prendre  toute  décision  que  comporte- 
raient les  circonstances.  A  Rapallo,  près  de  Gênes,  où  il  arrive 
le  M  novembre  avec  M.  Barrère,  le  général  Robertson  et  les 
ministres  italiens,  MM.  Orlando,  Sonnino,  le  général  Allieri  et 
le  général  Dallolio,  le  général  Foch  trouve  I  •  général  Porro, 
sous-chef  d'Etat-major,  chargé  par  le  général  uadorna,  qui  n'a 
pu  quitter  sou  quartier  général,  de  représenter  le  Comando- 
Supremo  à  la  conférence.  Le  général  Porro  lui  demande,  de  la 
part  du  général  Cadorna,  de  placée  dans  le  Val  Caminica,  jo  ir 
parer  à,  une  attaque  ennemie  par  le  Tonale,  une  division  fran- 
çaise dont  le  débarquement  commence.  Cette  demande  procède 
de  la  même  crainte,  qui  a  déjà  fait,  une  première  fois,  modi- 
fier le  lieu  de  concentration  de  nos  divisions  :  celle  dune 
offensive  austro-allemande  sur  le  front  du  Trentin,  dont  la 
rupture  menacerait  dans  le  dos  les  armées  italiennes  qui  par- 
viennent alors  ii  la  Piave.  La  seule  différence  est  que,  cette 
fois-ci,  le  point  par  oii  le  général  Cadorna  craint  de  voir  débou- 
cher l'attaque,  est  reporté  encore  plus  à  l'Ouest.  En  consé- 
quence, le  général  Loch  donne  aussitôt  au  général  Duchêne 
l'ordre  de  porter  une  division  française  à  l'endroit  où  elle  est 
demandée  par  le  commandant  en  chef  italien  et  de  réunir  nos 
forces  à  l'ouest  du  lac  de  Garde.  C'est  donc  encore  sur  l'initia- 
tive du  Comando-Supremo  que  celles-ci  s'éloignent  davantage  de 
la  Piave. 


LA    MISSION    DU    MARECHAL    FOCII    I-N     ITALIE. 


289 


Dans  la  soirée  du  5  arrivent  à  Rapallo  M.  Painlevé,  président 
du  Conseil  et  ministre  de  la  Guerre,  M.  Franklin-bouillon, 
ministre  sans  portefeuille,  M.  Lloyd  George,  premier  ministre 
d'Angleterre,  le  général  Smuts,  premier  ministre  d'Australie, 
et  le  général  YVilsori,  du  grand  Ltat-major  britannique.  Après 
une  réunion  le  G  au  matin,  à  laquelle  ne  prennent  part  que  les 
ministres  anglais,  français  et  italiens  et  M.  Barrère,  une  seconde 
séance  a  lieu  l'après-midi  du  même  jour,  avec  l'assistance  des 
généraux  Foch,  Uobertson,  Wilson  et  Porro.  L'examen  de  la 
situation  militaire  italienne  et  la  discussion  sur  l'importance 
de  l'aide  à  donner  à  l'Italie  s'ouvre  par  des  observations  du 
général  Roberlson.  Le  chef  d'Ltat-major  anglais  est  d'avis,  à  la 
suite  de  son  enquête,  que  huit  divisions  alliées,  quatre  françaises 
et  quatre  anglaises,  sont  suffisantes  pour  permettre  la  reconstitu- 
tion et  la  réorganisation  des  forces  italiennes.  Car  c'est  à  cela 
que,  selon  lui,  se  ramène  surtout  le  problème,  l'armée  italienne 
dans  son  ensemble  n'étant,  conslate-t-il,  nullement  battue.  11  s<* 
demande  donc  pourquoi  il  est  question  de  15  ou  16  divisions 
alliées,  chiffre  articulé  le  malin,  dans  la  conférence  tenue  entre 
les  ministres.  Rien  n'oblige  au  surplus  (puisque  sont  encore 
en  route  des  renforts  qui  absorberont,  jusqu'au  18  ou  20  no- 
vembre, la  capacité  d'écoulement  des  chemins  de  fer),  à  fixer 
d'ores  et  déjà  définitivement  l'effectif  total  des  contingents  à 
fournir  par  l'Angleterre  et  parla  France.  Ce  soin  pourrait  être 
laissé  aux  généraux  commandant  les  armées  des  deux  pays  en 
Italie,  le  commandant  anglais  devant  être  le  général  Plumer, 
attendu  incessamment. 

Ainsi  commencée,  la  délibération  continue  par  un  exposé  du 
général  Porro,  douloureux  bilan  des  proportions  et  des  consé- 
quences de  la  défaite  subie,  dans  les  derniers  jours  d'octobre, 
par  la  2"  armée,  et  tableau  comparatif  des  forces  italiennes 
et  ennemies.  Q  lant  aux  pertes  en  prisonniers  et  matériel, 
li'-  chiffres  donnés  par  les  communiqués  autrichiens  doivent, 
selon  le  gênerai  Porro,  être  à  peu  [très  exacts  :  200000  prison- 
niers, 1.800  canons.  Lï  chiffre  indiqué  pour  les  canons  serait 
même  plutôt  faible.  Quant  à  la  comparaison  des  effectifs  en 
ligue  de  part  et  d:autre,  le  général  Porro  l'établit  ainsi  : 
371  bataillons  pour  l'Italie,  dont  100  sur  la  basse  Piave  de  Ner- 
vesaàla  mer  3  armée  ,  12"  du  Montello  à  la  Brenta  (4e  armée  , 
118  de  la  Brenta   au    lac   de   Garde   (lre  armée),  32  du   lac  de 

TOME    LVIII.     —     1030.  19 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Garde  au  Stelvio  (3e  corps  d'armée),  661  bataillons  pour  les 
Austro-allemands,  dont  4'J3  sur  le  front  des  Alpes  Juliennes, 
168  dans  le  Trentin.  Sur  le  front  où  ses  troupes  se  sont  main- 
tenues, au  Nord,  et  où  elles  arrivent,  à  l'Est,  le  général  Cadorna 
a  décidé  de  tenir  jusqu'au  bout  de  ses  forces;  mais  la  dispro- 
portion de  ses  forces  avec  celles  de  l'adversaire  l'inquiète,  d'au- 
tant plus  qu'on  lui  signale  12  ou  15  divisions  allemandes  en 
cours  de  transport  vers  son  front  et  destinées,  selon  ses  prévi- 
sions, à  opérer  dans  le  Trentin. 

Sceptique  sur  la  probabilité  d'une  aussi  forte  concentration 
allemande  contre  l'Italie,  le  général  Hobertson  constate  que, 
pour  le  moment,  il  n'y  a  que  6  divisions  allemandes  identi- 
fiées avec  certitude.  Prenant  à  son  tour  la  parole,  le  général 
Foch  commence  par  discuter  le  calcul  en  bataillons,  fait  par  le 
général  Porro,  et  obsirve  que,  les  divisions  allemandes  n'en 
ayant  que  9,  le  total  de  661  bataillons  ennemis  doit  être  prati- 
quement ramené  a  500  environ.  Puis  il  élève  la  discussion  et, 
la  faisant  sortir  des  statistiques,  il  soutient  que  la  question  d'ef- 
fectifs n'est  qu'un  desaspectsdu  problème.  Li'supériorité  numé- 
rique permet,  dit-il,  de  résoudre  bi  m  des  difficultés,  mais  non  pas 
toutes.  La  force  de  la  défensive  actuelle  est  un  facteur  dont  il 
faut  tenir  compte  :  et  le  général  Focli  en  cile  des  exemptas, 
l'Yser,  Verdun,  et  inversement  certaines  résistances  allemandes 
contre  nos  attaques  les  mieux  monté  s.  Dus  li  guerre  actu  die, 
affirme-l-il,  la  supériorité  numérique  ne  g  ranlii  pas  le  succès, 
quand  il  y  a  une  ligne  défensive  comme  celle  de  la  Prive,  bile 
qu'il  n'y  a  rien  à  faire  pour  l'ennemi.  Elle  est  un  moyen  do 
battre  l'adversaire  dans  certaines  conditions  :  mus  sur  la  Piave, 
il  l'assure,  ces  conditions  ne  se  réaliseront  p  s.  L'armé  ■  italienne 
doit  pouvoir  y  tenir,  même  en  étant  inféri  -ur  à  en  nombre.  Une 
fois  bien  eu  main,  elle  est  à  même  d'y  arrêter  des  forces  supé- 
rieures. Ce  n'est  pas  à  dire  qu'elle  ne  doive  y  être  aidée,  effica- 
cement aidée  par  les  Alliés;  m  lis  en  aucun  cas  l'aide  ne  pourra 
être  une  suppléance.  Sur  l'importance  d  ;  l'aida,  le  général  Fooh 
ne  s;  prononce  pas  encore;  il  n'avance  pas  de  chiffre.  A  part  lui, 
il  l'admet  supérieure  au  total  énoncé  par  le  général  Robertson. 
Mais,  précisément  ptree  qu'il  ne  pourra  s'agir,  en  tout  c  ;s,  que 
d'un  appoint,  si  considérable  soit-il,  le  ch  T  d'Etat-m  ijor  général 
français  s'attacha  d'abord  a  bijn  et  b î i r ,  aux  yeuxdu  Gouver- 
nement et  du  Commandement  italiens,   que   le  salut  de  l'Italie 


LA    MISSION    DU    MABÉCJ'JAL    FOU    EN    Jf\LIE.  291 

est  entre  leurs  mains,  entre  les  mains  de  sjs  enfants.  Il  <-st  à 
remarquer,  à  so:»  honneur,  que  personne,  au  cours  de  la  crise 
qui  réunit  I  s  Puissances  de  l'Entente  autour  d'une  Alliée  en 
péril,  n'a  pins  délibérément  et  [tins  constamment  fait  fond  sur 
les  ressources,  sur  le  ressort  de  l'Armëe  italienne. 

Los  principes  opportunément  rappelés  par  le  général  Foch 
amènent  le  général  Porro  à  accentuer  l'expression  de  sa  propre 
confiance  et  de  celle  du  général  Cadorna  dans  le  succès  de  la 
défjnsive  :  il  prononce  même  le  mol  de  «  certitude.  »  La  suite 
d  ■  son  argumentali  m  montre  tout  sfois  le  Commandement  italien 
désireux  de  se  constituer,  le  pins  lot  possible,  par  le  concours 
militaire  allié,  une  forte  rés3rve,  une  masse  de  manœuvre,  prèle 
à  sj  porter,  sjIoii  les  besoins  de  la  situation,  soit  vers  la  Piave, 
soil  vers  le  Trentin,  pour  parer  à  d'éventuelles  menaces  sur  l'un 
ou  l'autre  des  p  >inls  faibles  d  ;  la  lign  uii  résistance  :  le  Montello, 
sij  -t  à  une  concentration  de  feux  ennemis,  la  vallée  de  l'Adige, 
le  plateau  d'Asiago.  C'est  en  effet  la  gauche  du  dispositif  qui 
cause  le  pi ns  de  préoccupations  au  général  Porro,  exception  faite 
de  la  région  à  l'O.iesl  du  lac  de  Garde  (val  tiiudiearia  et  val 
Camonica),  qui  sérail,  selon  lui,  «  la  direction  la  plus  dange- 
reuse, »  si  le  3e  corps  n'y  était  doublé  par  les  troupes  françaises. 
La  nécessité  d'une  reserve  se  fera  impérieusement  sentir, 
conclut-il,  jusqu'à  ce  qu'aient  été  reconstitués  les  éléments  res- 
tant de  la  2°  armée,  dont  on  espère  tirer  une  quinzaine  de  divi- 
sions :  et  c'est  pour  cela  qu'il  en  a  été  demandé  autant  aux 
Alliés.  Pour  mettre  une  réserve  à  la  disposition  de  l'Italie  et, 
par  suite,  porter  les  renforts  à  l'effectif  proportionné  aux  cir- 
constances, tout  le  monde,  dans  la  Conférence,  se  trouve  d'accord. 

Comme  celte  discussion  laisse  io  ilafois  les  ministres  et  les 
ch'fs  d'Elat-major,  français  et  ang'ais  perplexes  sur  l'étendue 
du  concours  nécessaire  au  front  italien;  que  le  transport  des 
contingents,  déjà  diriges  vers  ce  front,  est  encore  en  cours  et 
que  le  rendement  des  voies  ferrées  ne  permet  pas,  pour  le 
moment,  de  faire  davantage, — les  chefs  de  gouvernement  con- 
viennent de  subordonner  leur  décision  définitive  à  l'avis  motivé 
et  aux  propositions  fermes  des  membres  militaires  d'un  «Comité 
supérieur  interallié,  »  dont  ils  ont  jeté  les  bases  le  matin  même 
et  dont  ils  proclament  la  constitution  séance  tenante.  Embryon 
de  commandement  unique,  le  Conseil  de  Versailles  est  issu  de 
cette  crise  et  de  cette  délibération.   Pour  y  représenter  l'Italie 


2  <1  REVUE     DKS     DEUX    MONDES. 

aux  eôlé>  du  général  Foch  ei  du  général  Wilson,  le  gouverne- 
ment italien  porte  son  choix  sur  le  général  Cadorna,  qui  sera 
remplacé  à  la  tête  des  armées  italiennes.  Le  choix  de  son  suc- 
C(  —  ii r  n'est  pas  encore  arrêté:  mais  sou  remplacement  dans 
les  fonctions  de  chef  d'État-major  général,  qui  comporte  en 
Italie  le  commandement  en  chef  désarmées,  date  également  d« 
Rapallo.  Prise  dans  la  plénitude  de  leur  indépendance  par  le 
président  du  Conseil  Orlando  et  les  membres  dirigeants  de  son 
cabinet,  la  décision,  il  n'est  pas  audacieux  de  le  supposer,  a  été 
apportée  par  eux  de  Rome,  déjà  arrêtée  en  principe.  Pour  pre- 
mière et  argenté  tâche,  les  trois  membres  du  nouveau  Conseil 
militaire  interallié  auront  à  rendre  un  compte  exact  de  la  situa- 
tion actuelle  sur  le  front  italien,;)  apprécier  la  valeur  du  concours 
qu'il  convient  d'apporter  à  l'armée  de  nos  alliés  et  à  en  référer 
le  plus  tôt  possible  aux  gouvernements,  qui  décideront.  Cette 
mission  leur  est  définie  par  les  instructions  suivantes,  portant 
la  date  du  lendemain,  7  novembre  : 

Instructions  pour  les  conseillers  militaires  permanents. 

1°  Le  Conseil  supérieur  allié  réuni  à  Rapallo  le  7  novembre  1917 
donne  comme  instruction  à  ses  conseillers  militaires  permanents  de 
lui  faire  immédiatement  un  rapport  sur  la  situation  actuelle  du  front 
italien.  De  concert  avec  le  G.  Q.  G.  italien,  ils  devront  examiner  la 
situation  actuelle  et,  après  un  examen  général  de  la  situation  militaire 
sur  tous  les  théâtres,  donner  leur  avis  en  quantité  et  en  qualité  sur 
l'assistance  à  fournir  par  les  gouvernements  britannique  et  français  et 
sur  la  manière  dont  elle  devra  être  employée. 

2°  Le  gouvernement  italien  s'engage  à  donner  comme  instruction 
au  Comnndo- Supremo  de  faciliter  de  toute  manière  la  tâche  des 
conseillers  militaires  permanents,  tant  en  ce  qui  concerne  les  rensei- 
gnements documentaires  (écrits)  que  les  mouvements  da;is  la  zone 
des  opérations. 

Telle  est  la  nouvelle  mission  que,  pendant  la  fin  de  son  séjour 
en  Italie,  le  général  Foch  va  cumuler  avec  le  commandement 
supérieur  des  forces  françaises  envoyées  au  delà  des  Alpes. 
Disons  tout  de  suite  que  les  Italiens  n'auront  pas  à  se  plaindre 
de  la  manière  dont  il  s'en  acquittera  et  du  résultat  auquel  elle 
aboutira.  Car  son  inlluence,  déjà  prépondérante  dans  le  tri':  n- 
virat  dont  il  fait  partie  et  ensuite  dans. le  Consul  du  Versuill  ;s, 
ne  contribuera  pas  médiocrement  à  faire  porter  à  12  divisions 
l'effectif  anglo-français  sur  ce  front. 


LA    MISSION    DU    MARÉCHAL    FOCH    EN    ITALIE.  293 

Quittant  Rapallo  le  7  au  soir,  la  Conférence  entière,  civils  et 
militaires,  se  transporte  le  8  à  Peschiera,  où  s'est  rendu  le  Roi. 

■  Là  est  décidé?,  entre  le  souverain  et  ses  ministres,  la  nomina- 

'  lion  du  général  Diaz  au   commandement  en  chef  des   ar1 

|  ave,  comme  sous-ch.'fs  d 'État-major,  les  généraux  Badoglio  et 
Giardino.  Averti  de  ces  changements,  le  général  Foch,  accom- 
pagné du  général  Wilson,  part  le  8  pour  Padoue,  où  le  G.  Q.  lï. 
italien  vient  de  s'établir,  pour  prendre  contact  avec  le  nouveau 
Çomnndo-Supremo  et  poursuivre  auprès  de  lui  son  enquête  et 
sa  collaboration.  Avant  de  se  séparer  des  membres  du  gouver- 
nement italien,  il  insiste  encore  auprès  d'eux  pour  qu'ils  fassent 
naître  au  général  Diaz  leur  intention  bien  arrêtée  de  mener 

j  la  guerre  énergiquement  pour  résister  à  l'ennemi  et  arrêter  à 
tout  prix  l'invasion  de  l'Italie  en  défendant  opiniâtrement  la 
ligne  de  la  Piave. 

Appelé  du  corps  d'armée,  d'où  il  passe  d'un  Irait  au  com- 
ma'ndement  suprême,  le  général  Diaz  vient  de  prendre  pi 
bion  d)  ses  hautes  fonctions.  Les  généraux  Foch  et  Wi 
entrent  en  rapports  avec  lui  le  9  novembre  au  matin  et.  dès 
bette  première  entrevue,  s'emploient  à  affermir  chez  lui  la  r  -  - 
lution  de  faire  front  sur  la  Piave.  Ils  lui  conseillent  en  outre  de 
br  ndre  des  dispositions  pour  occuper  Tomatico  et  le  Roncone, 

-.  afin  d'interdire  aux  Austro-Allemands  la  route  de  Feltre.  Ils  le 
mettent  enfin  au  courant  de  leur  mission  en  lui  demandant  de 
leur  donner    toutes   facilités  pour  se   renseigner  sur  l'état   de 

!  l'armée  italienne,  ce  à  quoi  il  se  prête  avec  empressement. 

Le  débarquement  de  trois  divisions  français  -s  sur  quatre  est 

-alors  achevé,  sauf  deux  groupes1  d'artillerie  divisionnaire;  la 
quatrième  aura  fini  de  débarquer  le  12.  Les  éléments  non  endi- 
visionnes  et  les  éléments  d'armées  seront  incessamment  à  pied 
d'œuvre.  Puisque  le  désir  du  général  Cadorna  a  fait  diriger  nos 
forces  sur  l'Ouest  du  Lac  de  Garde,  une  instruction  du  général 

•Foch  au  général  Duchène  règle  le  commandement  dans  ce  sec- 

'teur  du  front. 

Rien   n'autorise  encore  à  penser  que  le   nouveau  comman- 

idant  en  chef,  qui  a  d'ailleurs  eu  très  peu  de  temps  pour  prendre 
connaissance  de  la  situation  d'ensemble,  considère  avec  moins 
d'appréhension  que  son  prédécesseur  la  menace  de  l'offensive 
ennemie,  qui  est  à  prévoir  et  qui  se  produira  en  effet  sous  peu, 
contre   le  front    du  Trentin.  La  deuxième  fois -qu'il    en    a   été 


294  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

question  c'est  à  Rapallo,  le  6  novembre,  où  le  général  Porro  a 
évalué  très  haut  le  nombre  des  divisions  allemandes  en  cours 
de  transport  vers  la  frontière  septentrionale  de  l'Italie,  et,  par 
suite,  le  chiffre  total  des  bataillons  ennemis  qui  pauvent  rire 
mis  en  ligne  contre  le  3e  corps  d'armée  et  contre  la  lre  armée  ; 
de  part  et  d'autre  du  Lac  de  Garde.  Le  général  Foch  doit  donc 
estimer  encore  que,  sauf  exagération  sur  la  proportion  des 
eiïVtifs  austro-allemands,  présents  ou  attendus  dans  le  Trenlin, 
le  danger,  de  ce  côté,  est  sérieux  et  que  remplacement  des 
troupes  françaises  répond  à  un  besoin  réel. 

Aucune  activité  ennemie  ne  se  manifeste  toutefois  h,  l'Ouest 
du  Lac  de  Garde.  La  pression  exercée  sur  les  altipiani  amène 
bien  la  lre  armée,  la  seule  dont  le  front  soit  demeuré  stable,  à 
rectifier  certaines  de  ses  positions  et  notamment  à  évacuer 
Asiago.  Mais  ce  mouvement  reste  limité  aux  exigences  d'une 
lactique  désormais  défensive,  et  si,  d'aventure,  les  Autrichiens 
poussant  plus  loin  leur  avantage,  les  troupas  du  général  Pecori* 
G>;raldi  passent  à  la  contre-attaque.  Ainsi,  Gallio  perdu  par  les 
Italiens,  est  repris  par  eux,  La  situation  ne  s'annonce  donc  pas 
défavorablement  sur  le  front  italien  du  Nord,  où  parait  devoir 
tenir  la  barrière  qui  couvre  le  liane  des  armées  du  front  Est. 

Si  la  retraite  de  celles-ci  doit  s'arrêter  à  la  Piave,  elle  a 
désormais  atteint  son  terme.  Le  due  d'Aoste  a  ramené  son 
armée  (la  3e)  en  ordre,  dans  de  bonnes  conditions,  derrière  le 
cours  inférieur  du  tleuve,  entre  la  mer  et  la  route  de  Cône- 
.  gliano,  couvrant  Venise.  Le  général  de  ltobilant,  à  qui  le  géné- 
.  rai  Foch  va,  le  10  novembre,  rendre  visite  à  son  quartier 
général,  a  reconduit  la  sienne  (la  4e  armée)  à  travers  un  terrain 
de  montagne  extrêmement  difficile,  sur  le  cours  moyen  de  la 
Piave.  Ces  deux  armées  étant  venues  en  jonction,  les  éléments 
de  la  2e  armée,  qui  s'interposaient  entre  elles,  vont  pouvoir 
être  retirés  et  reconstitués  en  arrière  des  lignes.  La  lie  armée 
(Trentjn)  prolonge  la  gauche  de  la  4e.  Tel  est  le  dispositif  que  le 
général  Foch  résume,  le  11  novembre,  en  télégraphiant  au 
ministre  de  la  Guerre  que  les  armées  italiennes  sont  actuelle- 
ment en  position  sur  leur  ligng  de  dé/ense  Piave,  Grappa,  plateau 
des  sept  Communes,  et  que  «  le  mouvement  de  repli  s'est  ter- 
miné sans  incident,  l'action  de  l'ennemi  ne  s'étant  fait  sentir 
qu'hier  par  des  attaques  locales  sur  la  tête  de  pont  de  Vidor  et 
.  vers  Asiago.  »  Rien,  dans  les  termes  de  ce  court  compte  rendu, 


LA    MISSION    DU    MARECHAL    FOCil    EN    ITALIE.  295 

n'implique  la  continuation  du  repli  plus  en  arrière,  vers  une 
autre  ligne  de  défense;  tout  l'exclut,  comme  la  seule  hypothèse 
en  est  exclue  de  la  pensée  même  du  général  Foch. 

Le  11,  à  9  heures  du  matin,  conférence  chez  le  général  Diai, 
qui  a  fait  demander  les  généraux  Foch  et  Wilson.  Il  leur  signale 
que  l'occupation  de  Tomalico  et  du  Roncone,  conseillée  par  eux 
le  9,  présenterait  certaines  difficultés,  pour  l'installation  de  la 
grosse  artillerie,  les  routes  de  repli,  etc.  Le  général  Foch  lui 
remet  une  note,  précisant  le  but  à  atteindre  par  ces  occupa- 
tions :  «  interdire  le  plus  longtemps  possible  à  l'ennemi  la 
route  de  Feltre  ;  l'arrêter  définitivement  sur  le  Grappa.  »  Le 
général  Di.iz  insiste  ensuite  sur  la  faiblesse  de  la  région  du 
Montello,  sur  l'inquiétude  que  lui  cause  la  4e  armée,  encore 
mal  assise  sur  s?s  positions,  disposant  de  peu  de  réserves  et 
d'aucune  troupe  fraîche.  Le  Président  du  Cons3il,  ajoute-t-iî, 
lui  a  télégraphié  que  «  l'opinion  publique  est  déjà  défavora- 
blement impressionnée  par  le  fait  que  les  armées  alliées  sont 
maintenues  loin  du  danger.  »  Pour  ces  raisons  et  en  vue  de 
l'effet  moral  à  en  attendre,  le  général  Diaz  demande  qu'une 
division  française  soit,  pour  commencer,  transportée  sur  la 
Piave,  au  Montello,  et  que  l'armée  française  y  soit  ensuite  mise 
en  ligne  progressivement. 

C'est  la  quatrième  fois,  depuis  le  30  octobre,  que  le  G.  Q.  G. 
italien  change  d'avis  sur  l'utilisation  de  l'armée  française. 
Déjà  trois  fois  a  été  modifiée,  à  sa  requête,  la  destination 
prévue  pour  celle-ci  ou  reçue  par  elle.  «  Il  y  a  lieu  de  bien 
remarquer,  télégraphie  ce  jour-là  le  général  Foch  au  ministre 
de  la  Guerre,  que  c'est  sur  la  demande  expresse  du  général 
Cadorna  que,  à  l'heure  actuelle,  l'armée  française  se  trouve 
reportée  de  l'Est  à  l'Ouest  du  lac  de  Garde,  c'est-à-dire  à  plus 
de  150  kilomètres  de  la  région  où  son  emploi  est  maintenant 
demandé.  »  Il  aurait  pu  ajouter  que,  cinq  jours  auparavant, 
te  général  Porro  signalait  encore  l'Ouest  du  lac  de  Garde 
comme  «  la  région  la  plus  dang^reus?,  »  si  nos  troupes  ne  s'y 
fussent  pas  trouvées.  Ce  n'était  donc  pas  pour  les  «  maintenir 
loin  du  danger  »  qu'elles  y  avaient  été  dirigées.  Seulement 
l'endroit  où  le  Commandement  italien  situait  le  danger  était 
sujet  à  changement. 

Le  général  Foch  n'a  pas  de  préférence  pour  un  emplace- 
ment plutôt  que  pour  un   autre;  pas  d'objection  à  revenir  à 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


une  destination  approchante  de  celle  qui  avait  été  prévue  en 
premier  lieu,  le  30  octobre,  au  matin.  Il  ne  se  refuse,  mais 
péremptoirement,  qu'à  engager  successivement,  par  morceaux 
(et  cela  pour  une  raison  de  sentiment),  les  divisions  françaises 
dans  une  région  déjà  remplie  de  troupes  italiennes,  dont  cer- 
taines en  cours  de  réorganisation,  à  travers  des  routes  encom- 
bre s,  dans  des  conditions  telles  que  leur  arrivée  ne  serait 
d'aucun  réel  secours.  Mais, —  et  le  général  Diaz  adhère  à  cette 
solution,  —  il  décide  de  porter,  par  un  premier  bond  aussi 
rapide  que  possible,  trois  divisions  françaises  entre  Valdagno 
et  Vicence,  prêtes  à  agir  comme  masse  de  manœuvre  à  l'en- 
droit où  il  en  serait  besoin,  une  division  étant  maintenue  pro- 
visoirement à  l'Ouest  du  lac  de  Garde  pour  servir  de  réserve 
au  3e  corps  italien.  En  outre,  afin  de  donner  satisfaction  à 
l'opinion  publique,  il  est  convenu  que  des  détachements  de 
reconnaissance,  appartenant  aux  diverses  unités  françaises,  seront 
envoyés  sans  délai  sur  les  positions  du  Grappa  et  de  la  Piave. 
Des  instructions  adressées  au  général  Duchêne  rapportent  celles 
qui  lui  prescrivaient  de  prendre  le  commandement  à  l'Ouest 
du  iac  de  Garde  et  l'invitent  à  exécuter  en  toute  hâte  le  mouve- 
ment décidé  pour  trois  de  ses  divisions,  en  laissant  provisoire- 
ment la  quatrième  sous  les  ordres  du  commandant  du  3e  corps 
d'armée  italien.  Le  lendemain  (12  novembre),  le  générât 
Wilsoh,  après  accord  avec  les  généraux  Foch  et  Diaz,  décide 
que  l'armée  anglaise  se  formera  aussitôt  que  possible  à  la 
droite  de  l'armée  française,  de  Vicence  à  Montegilda,  et  que,  a 
cet  effet,  ses  débarquements  seront  portés  en  avant  du  Mincio. 
Ces  dispositions  font  l'objet  d'un  protocole  signé,  le  12,  par  les 
trois  généraux.  Par  la  concentration  de  leurs  troupes  en  avant 
du  Mincio  s'exprime  matériellement  la  résolution  des  chefs 
anglais  et  français,  comme  du  commandant  italien,  de  tenir  en 
avant  de  ce  tleuve,  c'est-à-dire  sur  la  Piave.  Il  ne  peut  y  avoir 
aucune  équivoque  à  ce  sujet. 

Cependant  l'ennemi,  ralenti  dans  son  avance  par  la  rupture 
des  ponts  du  Tagliamento  et  de  la  Livenza,  est  arrivé  en  forces 
devant  la  Piave,  a  attaqué  sur  trois  points  et  s'est  glissé  en 
deux  endroits  sur  la  rive  droite,  notamment  à  Zenzon.  Le 
14  novembre  sont  signalés  de  légers  progrès  autrichiens  sur  les 
altipiani.  Nulle  part  la  résistance  n'a  fait  défaut  et  elle  ne  de- 
viendra que  plus  ferme,  à  mesure  que  croîtra  la  pression  enne-    ; 


LA    MISSION    DU    MARÉCHAL    FOCH    EN    ITALIE.  297 

mie  commencée  depuis  le  9  contre  le  front  du  Trentin,  depuis 
le  12  contre  le  front  Piave-Grappa. 

Au  début  de  ces  actions,  où  le  front  italien  reconstitué 
prouvera  sa  solidité,  le  général  Diaz,  au  cours  d'une  des  cnnie- 
rences  quotidiennes  qui  le  réunissent  aux  généraux  Foch  et 
^  ilson  (celle  du  13  novembre),  leur  expose  l'importance  du 
concours  militaire  allié  qu'il  juge  utile  à  l'Italie,  soit  vingt 
divisions,  et  leur  remet  un  mémoire  précisant  ses  demandes  en 
infanterie  et  artillerie.  Si  enclin  qu'il  soit  à  ne  pas  marchander 
les  renforts  aux  Italiens,  le  général  Foch  trouve  exagéré  le 
chiffre  de  vingt  divisions  alliées  et  insiste  auprès  du  général 
Diaz  sur  l'urgence  de  réorganiser  au  plus  tôt  les  unités  ita- 
liennes éprouvées  ou  dispersées.  Le  commandant  en  chef  italien 
en  convient  et  décide  que  les  corps  les  plus  atteints  seront 
groupés  et  formeront  une  5e  armée,  qui  sera  transportée  en 
deçà  du  Pô  et  du  Mincio  pour  cette  réorganisation.  Dans  ces 
conditions,  douze  divisions  d'infanterie,  six  anglaises  et  six 
françaises,  semblent  suffisantes  au  général  Foch,  qui  télégraphie 
à  Paris  le  même  jour  pour  demander  que  les  contingents 
franco-anglais  soient  portés  à  cet  effectif.  Il  demande  en  même 
temps  que  le  transport  encore  en  cours  des  quatre  divisions  an- 
glaises déjà  accordées  soit  accéléré  autant  que  possible,  en  utili- 
sant les  voies  du  Mont-Cenis  et  de  la  Riviera. 

Il  ne  restait  donc  à  la  France,  pour  compléter  sa  moitié, 
qu'à  diriger  au  delà  dos  Alpes  deux  divisions  de  plus.  Dès  le 
surlendemain,  lo  novembre,  le  général  Foch  est  en  mesure 
d'annoncer  au  général  Diaz  la  mise  en  route  de  ces  deux  divi- 
sions (le  12^ corps  d'armée  français).  Et  la  rapidité  de  l'exécution 
repondra  encore  à  celle  de  la  décision;  notre  12e  corps  commen- 
cera ses  débarquements  dès  le  20.  Il  convient  de  relever  ici,  une 
fois  de  plus,  l'empressement  de  notre  gouvernement  et  de  notre 
haut  commandement.  La  promptitude  avec  laquelle  le  dernier 
envoi  est  effectué  indique  même  qu'il  était  arrêté  en  principe 
entre  le  ministre  de  la  Guerre  et  le  maréchal  Foch  avant  que 
celui-ci  en  fit  la  demande  formelle.  Qu'il  s'agit  d'accorder  ou  de 
transporter  des  troupes,  ou  de  les  déplacer  en  Italie  même,  nous 
avons  toujours,  dans  celte  crise,  été  les  premiers  à  le  faire, 
toujours  en  avance  sur  les  Anglais.  Ainsi  les  trois  divisions 
françaises  ramenées  de  la  région  Ouest  dû  lac  de  Garde  -ont 
réunies  dès  le  17  novembre  dans  le  secteur  qui  leur  est  assigna 


298  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entre  Valdagno  et  Vicence,  tandis  que  les  deux  seules  divisions 
anglaises  alors  rendues  en  Italie  ne  sont  pas  en  position  de 
Vicence  à  Montegalda  avant  le  24. 

Le  H,  le  général  Wilson  repart  pour  la  France.  Le  général 
Plumer,  commandant  les  forces  britanniques  en  Italie,  le  rem- 
place dans  les  conférences  matinales  qui  se  poursuivent  quoti- 
diennement, entre  le  général  Diaz,  le  général  Foch  et  lui.  Les 
actions  qui  ont  alors  lieu,  chaque  jour,  sur  le  front  des  l,e,  4e  et 
3e  armées  se  développent  à  l'avantage  des  Italiens  et  font  bien 
augurer  de  l'issue  de  leur  défensive.  Les  gains  ennemis,  lorsqu'il 
y  en  a,  sont  de  peu  d'importance;  les  troupes  italiennes  contre- 
attaquent,  le  moral  est  en  hausse.  Ainsi  le  18  novembre,  sur  le 
Monte-Tomba  où  une  attaque  est  repoussée,  les  Allemands  pren- 
nent pied  seulement  sur  un  saillant  de  la  position.  Ainsi  le  21, 
sur  les  avancées  du  Grappa  et  du  Tomba,  sur  le  plateau  d'Asiago, 
où  la  lutte  se  maintient  vive.  Ainsi,  le  22  et  le  23,  dans  lès 
mêmes  régions.  Partout  la  résistance  est  énergique,  les  conlre- 
oflensives  sont  vigoureuses,  les  organisations  se  renforcent  et  la 
situation  se  raffermit. 

Au  cours  de  celle  période,  où  pourtant  la  confiance  renait  à 
tous  les  échelons  de  la  hiérarchie,  le  Comando-Supreiio  fait 
parvenir  au  général  Foch,  le  18  novembre,  une  série  de  docu- 
ments datés  du  12  au  17  et  relatifs  à  l'organisation  d'une  éven- 
tuelle retraite  sur  le  Mincio.  Simple  précaution  sans  doute.  Le 
général  Foch  ne  laisse  pas  toutefois  d'en  être  alarmé,  la  trouvant 
intempestive  dans  les  circonstances  actuelles,  et,  le  19,  à  la  suite 
d'une  réunion  chez  le  général  Diaz,  où  il  a  insisté  chaleureuse- 
ment en  faveur  de  la  résistance  sur  place,  il  laisse  au  comman- 
dant en  chef  italien  la  note  suivante,  qui  résume  ses  conseils  : 

L'idée  exclusive  qui  doit  animer  tout  comhatlant  est  de  ne  plus 
abandonner  un  mèlre  du  sol  de  la  Pairie.  Nous  en  avons  aujourd'hui 
le  moyen.  Les  troupes  sont  réorganisées.  Elles  viennent  de  montrer 
leur  vaJeur.  Les  Alliés  sont  arrivés. 

Le  procédé,  la  défensive,  est  facile  à  organiser  avec  l'armement 
actuel,  contre  une  attaque;  de  troupes  de  campagne.  Les  levées  de 
ten  e,  les  localités,  les  obstacles  de  la  nature  organisés  délVnsivement, 
reliés  entre  eux  par  des  bouts  de  tranchées  garnis  de  mitrailleuses,  ot 
défendus  par  une  troupe  vigilante,  constituent  une  ligne  qui  arrête 
net,  aidée  de  barrages  d'artillerie,  les  troupes  qui  ne  disposent  que  des 
moyens  de  la  guerre  de  campagne.  Ce  procédé  doit  être  appliqué  par 


LA   MTSSION    DU    MARÉCHAL    FOCII    EN    ITALIE.  299 

tout  chef  el  tonte  troupe.  A  moins  d'ordres  particuliers,  toute  iroupe, 
qui  a  été  déplacée  à  la  suite  de  combat,  s'organise  immédiatement 
d'elle-même  là  où  elle  est;  cherche  et  assure  en  même  temps  la 
liaison  avec  les  troupes  voisines;  ne  se  retire  jamais  sous  prétexte 
qu'elle  est  débordée;  forme  seulement  flanc  défensif  du  côté  menacé, 
les  réserves  venant  fermer  la  brèche,  si  la  ligne  a  été  percée. 

C'est  sur  la  valeur  de  fous-  ses  soldats  que  l'Italie  compte  pour 
assurer  la  défende  pied  à  pied,  bien  plus  que  sur  l'importance  des 
obstacles  que  lui  a  donnés  la  nature. 

En  même  temps,  le  général  Foch  hàle  l'étude  et  la  conclusion 
d'un  projet  de  relève  d'une  partie  du  front  italien  par  les  troupes 
anglo-françaises.  Les  premiers  échanges  d'idées  ont  eu  lieu  le  16, 
entre  lui  et  les  généraux  Wilson  et  Plumer.  Le  18,  leurs  propo- 
sitions ont  été  soumises  au  général  Diaz  ;  elles  tendent  alors  à 
la  relève  d'une  partie  du  front  de  la  lre  armée  italienne  (Alti- 
piani).  Le  21,  les  contre-propositions  du  général  Diaz  sont  exa- 
minées par  le  général  Foch,  le  général  Plumer  et  le  général 
Fayolle,  qui  vient  prendre  le  commandement  supérieur  de 
l'armée  française.  Il  est  reconnu  que,  comme  l'a  fait  observer 
le  commandant  en  chef  italien,  les  troupes  françaises  et  anglaises 
rencontreraient  dans  une  région  de  montagnes  des  difficultés 
auxquelles  elles  sont  peu  préparées;  on  considère  donc  l'éven- 
tualité de  les  porter  en  ligne  ailleurs.  Le  lendemain  matin,  le 
général  Foch  et  le  général  Fayolle  tombent  d'acGord  sur  les 
points  résumés  dans  la  note  qui  suit  : 

Au  point  où  en  sont  les  affaires, 

1°  Il  est  de  toute  nécessité  que  les  Italiens  maintiennent  la  ligne 
Piave-Grappa-Allipiani. 

2°  Il  est  de  toute  nécessité  qu'en  cas  de  besoin  de  leur  part  leâ 
Alliés  les  y  aident  : 

a)  dans  la  bataille,  si  elle  se  présente  immédiatement, 

b)  par  la  relève  dans  le  cas  contraire. 

3°  11  nous  faut  donc  avancer  les  troupes  alliées  sans  retard  de 
leur  position  des  Lessini  Berici  trop  éloignée. 

Le  même  jour  (22  novembre)  les  mouvements  à  prescrire  et  le 
dispositif  adonner  aux  troupes  al  liées  sont  arrêtés  dans  deux  confé- 
rences tenuesentre  les  généraux  Diaz,  Foch,  Fayolle  el  Plumer.  Les 
décisions  prises  sont  consignées  dans  une  note  dont  voici  le  texte  : 

Les  armées  alliées  tiennent  à  se  mettre  en  condition  d'aider  les 
armées  italiennes  : 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a)  Dans  la  bataille  si  elle  se  présente  immédiatement; 

b)  Par  la  relève  dans  le  cas  contraire. 

Dans  ce  but  les  commandants  alliés  proposent  de  porter  les  armées 
alliées  à  partir  du  24  novembre  : 

L'armée  française  en  direction  générale  d'Asolo  ; 

L'armée  anglaise  en  direction  générale  de  Monte-Belluna. 

Elles  réaliseront  dans  un  premier  bond  le  dispositif  suivant  : 

Armée  française.  Une  division  d'infanterie  sur  la  rive  Est  de  la 
Brenta  dans  la  région  Bassano,  Nord  de  Citadella. 

Deux  divisions  d'infanterie  échelonnées  de  la  Brenta  à  Vicence. 

Armée  anglaise.  Une  division  d'infanterie  sur  la  rive  Est  de  la 
Brenta  dans  la  région  Sud  de  Citadella. 

Une  division  d'infanterie  sur  la  rive  Ouest  de  la  Brenta. 

Elles  seront  ainsi  à  portée  : 

a)  Ou  bien  d'intervenir  dans  la  bataille; 

b)  Ou  bien  de  relever  ultérieurement  les  troupes  italiennes  de  Ner- 
vesa  à  Pederobba. 

L'armée  anglaise  de  Nervesa  à  Rivesecca. 
L'armée  française  de  Rivesecca  à  Pederobba. 
Les  modalités  de  cette  relève  feront  l'objet  d'une  note  détaillée 
ultérieure. 

Signé  :  Focn,  Plumer. 

L'ordre  est  aussitôt  télégraphié  au  général  Duchêne  d'exé- 
cuier  le  mouvement  indiqué.  Il  est  entendu  en  outre  que,  dès  le 
25,  la  division  française  jusqu'alors  maintenue  à  l'Ouest  du  lac 
de  Garde  sera  mise  en  route  pour  rejoindre  le  reste  de  l'armée. 

Ces  dispositions  viennent  d'être  prises  quand  le  général 
Plumer  fait  connaître  qu'en  raison  du  succès  de  l'offensive] 
anglaise  dans  la  ré" ion  de  Cambrai  et  de  la  nécessité  de 
l'exploiter  avec  des  troupes  immédiatement  disponibles,  l'arrivée 
des  5e  et  6e  divisions  britanniques  sera  retardée  de  quelques 
jours.  Mais,  ajoute-t-il,  le  gouvernement  anglais,  qui  a  déciilé 
l'envoi  de  ces  divisions,  sera  fidèle  à  sa  promesse.  Le  général 
Foch  se  joint  alors  au  général  Diaz  pour  demander  que  le 
retard  soit  réduit  au  minimum  et  affirmer  le  besoin  du  con- 
cours militaire  assuré.  Consulté  à  cet  égard  par  le  ministre  de 
la  Guerre  de  France,  il  insiste  sur  la  nécessité  de  mettre  sans 
délai  à  la  disposition  du  général  Diaz  la  totalité  des  forces 
prévues  et  demande  que,  pour  parer  dans  la  mesure  du  pos- 
sible au  retard  des  Anglais,  le  transport  en  cours  du  42e  corps 
d'armée  français  soit  activé.  En  fait,   une  division   de  ce  corps 


LA    MISSION    DU    MARÉCHAL    FOCH    EN    ITALIE.  301 

est  entièrement  débarquée  et  la  seconde  commence  à  débarquer 
ce  jour-là  (22  novembre).  Avant  la  fin  du  mois,  l'effectif  fran- 
çais s  mu  complété  à  6  divisions. 

Hâter  l'arrivée  du  complément  des  renforts  alliés  et  l'exé- 
cution dus  mouvements  préparatoires  à  la  relève  d'une  partie 
du  front  italien,  tels  sont  les  derniers  soins  du  général  Foch.  Ils 
vont  de  pair,  jusqu'au  bout,  avec  les  plus  fortes  exhortations  au 
Comaiido-Suprcmo,  afin  que  la  volonté  de  tenir  sur  les  positions 
de  la  Piave,  du  Grappa  et  des  Sept  Communes  ne  fléchisse  sous 
aucune  épreuve. 

C'est  dans  ce  sens  qu'il  s'exprime  aussi  avec  M.  Orlando, 
Président  du  Conseil,  et  le  général  Alfieri,  ministre  de  la  Guerre, 
venus  en  visite  à  Padoue;  avec  M.Nilli,  ministre  du  Trésor,  qui 
les  y  a  suivis  de  quelques  jours;  avec  M.  Barrère,  notre  ambassa- 
deur à  Rome,  qui  vient  prendre  congé  de  lui  et  dont  la  fermeté, 
la  confiance,  l'active  et  chaleureuse  sollicitude  ont  été  constam- 
ment, pendant  ces  dramatiques  semaines,  à  l'unisson  des  siennes. 

L'issue  des  combats  très  chauds,  qui  continuent  à  se  livrer 
sur  le  plateau  d'Asiago,  dans  la  région  du  Grappa  et  du  Tomba, 
ne  cesse  pas  de  confirmer  le  général  Foch  dans  l'idée  que  l'as- 
saillant ne  réussira  pas  à  passer  et  de  lui  prouver  que  les  posi- 
tions italiennes  sont  vaillamment  défendues.  Les  lignes  de  la 
défense  viendraient-elles  à  être  entamées  sur  un  point,  les  divi- 
sions alliées,  dont  cinq  seront  rassemblées  sur  la  Brenta  le  25"  no- 
vembre, se  trouveraient  en  mesure  d'intervenir  immédiatement. 

Après  avoir  transmis  le  commandement  supérieur  de  l'armée 
française  au  général  Fayolle  et  lui  avoir  tracé  les  directives  qui 
devaient  le  guider  dans  sa  tâche,  le  général  Foch,  rappelé  à 
Paris,  quitte  le  G.  Q.  G.  italien  dans  l'après-midi  du 
23'  novembre,  non  sans  avoir  adressé  au  général  Diaz  l'éloquente 
lettre  qu'on  va  lire  et  où  se  traduit  l'esprit  dans  lequel  il  avait 
rempli  sa  mission  : 

Excellence, 

Au  moment  où  je  repars  pour  Paris,  je  tiens  à  vous  dire  la 
confiance  entière  qui  m'anime  vis-à-vis  des  armées  italiennes.  Par  votre 
décision,  votre  discernement,  votre  vigilance,  votre  activité,  vous  avez 
fait  pénétrer  votre  volonté  dans  tous  les  rangs  de  l'armée,  vous  lui 
avez  donné  conscience  de  sa  force,  et  vous  l'avez  parfaitement 
adaptée  à  l'énergique  défense  du  territoire,  pour  commencer. 

Car,  avec  l'ordre  moral,  vous  avez  en  même  temps  rétabli  l'ordre 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

matériel  et  développé  des  aptitudes  particulières  au  rombal  et  h  là 
défense  pi  d  à  p:e  l  du  le  ritoire.  Les  ar  "ées  il.nl  on  es  oui  effectué 
un  1res  beau  rétabli  s  ment  sur  la  ligne  Piavè-Morile-Urappa. 

Je  tenais  à  vous  le  djre,  sachant  par  expérie  ce  combien  il  est 
diflieile  d'arrêter  une  1  oi  rai  te  pour  tenir  tète  à  un  ennemi  victorieux 
et  en  avoir  raison. 

Dans  la  voie  que  vous  suivez,  vous  pouvez  compter  sans  réserve 
sur  1  aide  de  nos  troupes  el  au  premier  rang  sur  celle  de  leur  chef,  le 
général  Fayolle. 

Recevez,  Excellence,  l'assurance  de  mes  bien  attachés  sentiments. 

Signé  :  Focu. 
* 

Nous  avons  laissé  parler  les  faits.  Ils  démentent  catégorique- 
ment que  le  maréchal  Foch  ail  jamais  été  contraire  au  choix 
de  la  Piave  comme  ligne  de  résistance  définitive;  qu'il  ail  douté 
de  la  possibilité  d'y  arrêter  l'invasion  ;  qu'il  ait  considéré  comme 
souhaitable,  ou  simplement  probable,  la  continuation  de  la 
retraite  jusqu'à  l'Adige,  au  Mincio  ou  au  Pô;  qu'il  ait  intention- 
nellement maintenu  les  troupes  fran  aisjs  derrière  le  Mincio. 
Ce  que  les  faits  démontrent,  c'est  exactement  le  contraire.  Per- 
sonne n'a  eu  plus  de  foi  que  le  maréchal  Foch  dans  la  capacité 
de  réaction  des  armées  italiennes,  dans  le  succès  de  leur  défen- 
sive ;  personne  n'a  plus  constamment  ni  plus  instamment  fait 
appel  h  l'énergie  et  h  la  confiance;  personne  n'a  donné  de 
conseils  plus  mâles,  cHavis  plus  justes  et  plus  utiles.  Forcée  la 
ligne  du  Tagliamento,  qu'il  aurait  voulu  voir  «  disputer  à 
l'ennemi,  »  il  n'a  plus  eu  qu'un  souci  et  prêché  qu'une  volonté  : 
tenir  sur  la  Piave,  le  Grappa  et  les  Aiii/nani.  11  a  contribué 
plus  que  quiconque  h  faire  immédiatement  passer  les  Alpes  par 
des  renforts  franco-anglais,  ensuite  à  les  faire  porter  à  un 
effectif  proportionné  aux  réelles  exigences  de  la  situation.  II 
n'a  jamais  éloigné  les  troupes  françaises  de  la  Piave  qu'a  la 
demande  expresse  du  commandement  italien.  Il  a  mis  plus 
d'empressement  que  qui  que  ce  fut  à  les  ramener  vers  la  Piave 
et  à  préparer  l'entrée  en  ligne  des  contingents  alliés,  pour 
relever  une  partie  des  trpupes  italiennes.  En  Italie  comme  par- 
tout, il  a  été  la  voix  même  de  l'expérience,  de  la  clairvoyance, 
de  la  décision  et  de  l'opiniâtreté... 

x.x.x. 


SUR  LES  TERRASSES 

DU  JARDIN  MARENGO 


DU  L'ALGER  DE  1890  A  L'ALGER  DE  1SC0 


Mil  huit  cctil  trente  :  la  date  ds  la  Conquête  d'Alger,  —  et 
aussi,  et  sur  un  autre  plan,  —  de  la  première  représentation 
d'H'r/iafii,  de  la  fondation  do  la  Revue  des  Deux  Mondes,  aïeule 
toujours  jeune  d.'s  revues  françaises,  dont  Gambetta,  en  veine 
de  gilanterie,  disait  un  jour  à  François  Baloz  que  c'était  «  une 
institution  nationale  »  (et  sans  doute  encore  d'autres  événements 
fameux  qui  m'échappent)  —  nous  voici  à  la  veille  de  fêter  tous 
ces  glorieux  centenaires.  On  ne  saurait  y  penser  trop  tôt,  non 
seulement  pour  donner  à  ces  commémorations  l'éclat  qu'elles 
méritent,  mais  pour  prendre  une  conscience  plus  nette  des  idées 
et  des  résultats  qu'elles  symbolisent. 

L)  5  juillet  ISuO,  le  Dey  Hussein  signait,  à  El-Bhr,  la  capi- 
tulation d'Alger.  Au  ^o  cil  de  juillet,  ce  litre  d'un  roman  célèbre 
de  Paul  Adam  conviendrait  à  la  plupart  des  grandes  gestes 
françaises,  qui  se  nimbèrent  du  flamboiement  de  thermidor.  La 
suprême  splendeur  sol  aire  environ  ne  ainsi  les  débuts  de  notre  con- 
quête africaine.  En  vérité,  cette  date  du  5  juillet  1830  brille  d'une 
gloire  insigne  dans  notre  histoire  du  xixe  siècle.  Elle  nous  fait 
oublier  les  tristes  anniversaires  de  toutes  nos  discordes  civiles, 
qui  ont  coulé  si  cher  à  la  patrie  :  c'est  celle  de  la  fondation  de 
notre  Empire  colonial,  non  seulement  en  Afrique,  mais  dans 
le  reste  du  monde,  —  c'est  l'avènement  de  la  plus  grande  France. 

Cet  élargissement  de  la  Patrie,  cette  création  d'une  France 


304  BEVUE  DES  DELX  MONDES. 

nouvelle,  d'un  vaste  Empire  par  d  dà  les  mers  est  une  sorte  de 
miracle,  qui  stupéfie  l'entendement  de  quiconque  y  rélléchit. 
Il  s'est  fait,  pour  ainsi  dire,  malgré  la  France  elle-même.  Il  a 
dû  vaincre  le  mauvais  vouloir  de  nos  gouvernants,  la  sottise, 
l'ignorance,  l'indifférence  de  l'opinion  publique.  Il  a  triomphé 
quand  même.  Il  s'est  fait  malgré  tout,  envers  et  contre  tous. 
On  a  pu  dire  de  notre  Afrique  du  Nord  qu'elle  s'é'.ait  faite  par 
la  force  des  choses  (1).  Cela  n'est  malheureusement  que  trop  vrai, 
mais  ce  n'est  pas  toute  la  vérité.  Il  serait  souverainement  injuste, 
et  d'une  vilaine  ingratitude,  —  d'oublier  les  travailleurs  et  les 
héros  obscurs  ou  illustres  qui  ont  été  les  auxiliaires  de  cotte 
«  force  des  choses,  »  qui  l'ont  conduite  et,  quelquefois,  violentée 
elle-même.  Aujourd'hui  que  nous  recueillons  les  fruits  non  seu- 
lement de  la  conquête,  mais  d'un  lent  et  douloureux  effort,  nous 
ne  voulons  plus  savoir  ce  qu'ils  ont  coûté  à  nos  devanciers. 
Nous  sommes  les  fils  de  famille,  qui  se  sont  donné  la  peine  de 
naître  et  qui  jouissent  de  l'héritage  comme  d'une  aubaine  qui 
leur  est  due  et  qui,  d'ailleurs,  est  toute  naturelle. 

Pourtant,  cet  héritage,  il  a  été  le  prix  du  sang  et  d'un  labeur 
sans  récompense.  Par  insouciance  et,  souvent  aussi,  pour  des 
raisons  moins  avouabl'  s,  nous  ne  voulons  pas  penser  à  l'abné- 
gation du  soldat,  du  prêtre  et  du  colon  qui  nous  ont  donné  ce 
magnifique  pays.  Avec  les  pédants  sans  cœur  et  sans  esprit  de 
nos  manuels  d'histoire,  nous  biffons  de  notre  mémoire  les  vingt 
ans  de  guerre  atroce  (2)  qui  en  ont  préparé  l'occupation  à  peu 
près  paisible.  Nous  oublions  les  causes  et  les  origines  de  cette 
guerre:  que  nous  ne  fûmes  point  les  agresseurs,  que  la  pira- 
terie barbaresque  rendait  la  Méditerranée  impossible  pour  le 
commerce  français  et  européen,  que  les  provinces  africaines 
étaient  en  proie  à  une  hideuse  anarchie,  constamment  mises  a 
feu  et  ii  sang  par  les  nomades  et  les  mercenaires,  et  qu'ainsi 
nous  y  entra  nés  moins  en  conquérants  qu'en  libérateurs; — que 
nous  n'étions  pas  libres  de  nous  arrêter  aux  murs  d'Alger,  que 
nous  fûmes  littéralement  obligés,  malgré  nous,  par  la  férocité 
des  indigènes,  de  conquérir  le  pays  tout  entier,  —  et  tout  ce 
que  les  sophistes  humanitaires  ne  veulent  pas  considérer!  De 

il    Voir  à  ce  sujet  le  si  intéressant  livre  d'Emile  Gautier  :  L'Algérie  et  la  Métro- 
vot''    INi.vot,  éditeur. 

.'    Sur  la  Conquête  de  V Algérie,  voyez  la  série  des  articles  publiés  dans  1* 
Revue,  en  1885,  1887  et  1888  par  Camille  Rousset. 


SUR    LES    TERRASSES    DU    JARDIN    MARENGO.  305 

la  bataille  de  Sidi-Ferruch  à  l'expédition  de  Kabylie,  en  passant 
par  le  siège  de  Constantine,  ce  fut  une  guerre  pour  ainsi  dire 
ininterrompue,  guerre  misérable  et  sans  gloire,  où  s'accom- 
pliront des  prodiges  de  valeur,  épopée  inconnue,  pleine  de  coups 
de  main,  de  surprises,  d'actes  héroïques  et  anonymes,  d'aven- 
tures invraisemblables,  louchantes,  admirables  et  bouffonnes, 
—  et  qu'il  faudra  bien  que  j'essaie  de  conter  un  jour... 

Après  la  conquête  sanglante  du  sol,  il  restait  à  l'assainir, 
à  le  fertiliser,  à  le  mettre  en  valeur.  Il  a  fallu  outiller  le 
pays,  lui  donner  un  rudiment  d'organisation,  des  routes,  dis 
ports,  des  chemins  de  fer,  des  écoles,  des  universités  et  des 
églises,  —  le  rendre  habitable  et  le  civiliser.  L'administrateur 
français,  le  militaire,  le  prêtre,  le  colon  latin  se  sont  mis  bra- 
vement à  celle  lâche.  Ils  en  sont  venus  à  bout,  malgré  les  pires 
difficultés,  les  pires  contrariétés,  la  plupart  du  temps,  hélas! 
venues  de  la  métropole.  EU  ce  mauvais  vouloir,  pour  ne  pas 
dire  celte  hoslililé,  se  manifeste  dès  les  débuts  de  la  colonisation 
africaine,  avant  môme  que  los  troupes  de  Charles  X  n'eussent 
débarqué  sur  la  plage  de  Sidi-Ferruch.  La  presse  libérale  du 
temps,  —  par  ses  indiscrétions  et  ses  criailleries,  —  fit  tout  ce 
qu'elle  put  pour  amener  l'échec  de  l'expédition.  En  haine  de 
la  monarchie,  elle  préférait  trahir  et  diminuer  la  France. 

Alger  une  fois  en  notre  pouvoir,  les  parlementaires,  avec  la 
complicité  de  l'opinion  publique,  semblent  s'acharner  à  étouffer 
la  colonie  naissante.  On  lui  met  tous  les  bâtons  dans  les  roues 
imaginables.  On  lui  impose  un  régime  absurde  d'assimilation, 
on  lui  refuse  indéfiniment  des  routes  et  des  chemins  de  fer,  ou, 
quand  on  les  lui  accorde,  c'est  avec  1' 'arrière-pensée  qu'ils  ne 
serviront  à  rien.  Quand  on  se  décide  à  agir,  on  agit  pour  la 
forme,  pour  avoir  l'air  de  faire  quelque  chose...  Et  pourtant, 
malgré  toutes  ces  chances  contraires,  la  colonie  a  poussé.  Elle  a 
grandi,  elle  s'est  développée,  elle  a  fini  par  devenir  un  grand 
Empire  qui  couvre  le  quart  d'un  continont.  L-s  pauvres  colons, 
morts  vers  18 i-0  dans  les  marais  et  les  miasmes  de  la  Mitidja, 
deviendraient  fous  de  joie  el  d'orgueil,  s'ils  voyaient  la  moisson 
splendide  qu'ils  ont  semée  :  une  France  nouvelle  surgie  de  la 
brousse  africaine,  — et  si  riche,  si  prospère,  si  ardente  à  vivre, 
si  pleine  d'avenir,  que  la  métropole  peut  la  regarder  comme  un 
objet  d'envie  et  comme  un  exemple. 

tome  fcvui.  —  i920.  20 


306  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


• 
•     * 


Je  songeais  h  tout  cola,  l'autre  jour,  à  Alg-r,  sur  le  quai  de 
l'Amirauté,  près  des  vieux  palais  barbaresques  dont  les  petites 
fenêtres  grillées  regardent  la  nier  retentissante,  qui 

La  bas,  d'un  (lot  d'argent  brode  les  noirs  îlo's... 

ou  bien  sous  les  eucalyptus  et  les  pins  en  parasol  du  jardin 
Marcngo,  au  pied  de  la  colonne  commémoralive,  où  se  lit  celte 
inscription  touchante  et  naïve  :  «  Belvédère  du  15  juin  1830. 
Dédié  aux  braves  de  la  jeune  et  de  la  vieille  année  par  un  vieux 
grognard.   » 

De  la  terrasse  ombragée  où  j'étais  assis,  je  percevais  la 
rumeur  laborieuse  de  l'Alger  moderne,  devenue  nue  grande 
ville  de  deux  cent  mille  habitants,  une  véritable  capitale,  et  jo 
mesurais,  avec  un  frémissement  de  joie  patriotique,  le  chemin 
parcouru  depuis  1830,  d  'puis  le  'temps  où  le  «  vieux  grog  iard  » 
bâtissait  sa  colonne,  et  même  «.'1  -puis  IcX'.lO,  l'année  où  je  débar- 
quai  -pour  la  première  fois  (levant  la  Mosquée  Dlauche  et  le 
triangle  neigeux  de  la  Casbah. 

Au  loin,  à  travers  l 'S  éventails  des  palmhrs,  je  voyais 
s'eneer  et  resplendir  le  bleu  de  la  mer.  J'entendais  le  gronde- 
ment presque  continuel  des  lourds  camions  automobiles,  des 
formidables  trains  de  camions  qui,  au  bas  du  jardin,  ébran- 
laient la  chaussée  et  les  buildings  en  arcades  des  avenues  toutes 
neuves.  Mais  le  vieux  petit  jardin,  a  l'asp  >ct  provincial,  restait 
paisible  et  modeste  conimc  autrefois.  Presque  rien  n'y  avait 
bouge  au  milieu  des  convulsions  et  des  bouleversements  des 
nouveaux  quartiers.  Tout  était  propre  et  rangé.  Comme  autre- 
fois,  les  petits  employé;?,  les  retraités  du  voisinage  lisaient  leur 
journal  sur  les  bines.  Le  jet  d'eau  s'égoultail  doucement  dans 
sa  vasque  pleine  de  grenouilles.  Et,  tout  en  haut  du  jardin, 
entre  les  Heurs  violettes  des  bougainvillîers,  je  distinguais  tou- 
jours les  koubas  imrflraculées  et  les  faïences  peintes  da  la  mos- 
quée de  Sidi  Abd-er-Irthaman.  Devant  ce  spectacle  contrasté,  ce 
calme  paysage  colonial,  resté  à  peu  près  le  même  depuis  un 
demi-siècle,  et  le  tumulte  de  la  ville  neuve  en  transformation 
perpétuelle,  voici   que  je  retrouvais,  dans  toute  leur  fraîcheur, 


6UR    LES    TERRASSES    DU    JARDIN    MARENC0.  307 

mes  impressions,  mes  émotions  juvéniles  du  temps  où  je  médi- 
tais Le  Sang  des  racfs. 

Époque  do  morne  platitude*,  où  vraiment  on  se  senhil  le 
cœur  vid-  de  toute  espérance!  J'élais  tombé,  en  arrivant  ici, 
dans  un  déprimant  milieu  de  fonctionnaires,  pauvres  êtes 
sans  joie,  sans  beauté,  sans  élan,  sans  désir  d'aucune  sorte, sinon 
de  vulgaires  félicités  matérielles,  d'ailleurs  complètement  anni- 
hilés par  la  politique  et  les  plus  sols  préjugés.  O.i  aurait  dil  que  la 
torpeur  du  climat  les  engourdissait.  Sans  cess;  ils  me  répé- 
taient :  «  Ici,  il  n'y  a  rien  à  faire!  Tout  effort  est  inutile.  A 
quoi  bon?  On  est  enterré  :  c'est  pour  longtemps!  »  D'autres, 
qui  semblaient  plus  qualifiés,  achevaient  de  décourager  mes 
illusions,  de  tuer  en  moi  jusqu'à  la  curiosité  de  cette  terre 
ardente, où  j'arrivais  avec  des  yeux  avides,  une  immense  attente 
de  choses  inconnues  et  merveilleuses.  Ils  ne  faisaient  que 
gémir  :  «  L'Algérie  coûte  cher  à  la  France!  Elle  coûte  beaucoup 
plus  qu'elle  ne  vaut...  Mauvaise  affaire  qui  ne  rapportera  jamais 
rien!  »  lis  me  dépeignaient  les  colons  comme  des  braillards  de 
cabarets,  des  ivrognes  et  des  paresseux,  — ou  bien  des  bandits, 
d'affreuses  canailles  qui  s'engraissaient  aux  dépens  de  l'indi- 
gène. Rien  à  espérer  de  ces  gens-lal  Quant  au  sol,  il  était  voué 
a  la  stérilité!  El,  p  \r  de  bîaux  aigum  mis,  naturellement  «  scien- 
tifiques, »  on  vous  démontrait  péremptoirement  que  l'Algérie 
ne  pouvait,  ne  devait  rien  produire... 

Parmi  ces  rabat-joie,  ces  hiboux  de  sinistre  augure,  il  en 
est  un  surtout  dont  je  ne  puis  me  souvenir  sans  une  sorte  de 
terreur.  Il  tombait  généralement  vers  cinq  heures  h  la  Biblio- 
thèque de  la  rue  de  l'Ëtat-Major,  où  le  conservateur,  Emile 
Maupas,  le  génial  bactériologiste  dont  le  nom  n'est  ignoré  qu'en 
France,  réunissait  autour  de  sa  petite  table  de  bois  noir  un 
cercle  sans  cesse  renouvelé  de  causeurs.  L'endroit  est  un  des 
plus  charmants  et  des  plus  frais  du  vieil  Alger.  Avec  ses  esca- 
liers de  marbre  blanc,  lambrissés  de  faïences  de  Del ft  aux  tons 
délicieusement  passés,  sa  cour  intérieure,  ses  galeries  à  colon- 
nades superposées,  ses  boiseries  de  cèdre  cl  ses  balustrades 
sculptées,  ce  logis  secret  évoque  toutes  les  lurqueries  de  1830  : 
c'est  un  décor  des  Or/cnla/rs  ou  du  Dernier  îles  A'iencrrarjrs. 
Tout  en  fumant  le  chébli  mielleux  et  blond,  on  bavardait  sous 
la  vérandah  du  premier  étage,  ou  bien  dans  l'appartement  d-s 
femmes,  dans  la  pénombre  des  chambres  dallées,  où  les  belles 


308  BEVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

captives  traînaient  autrefois  leurs  babouches  et  leurs  pantalons 
brodés,  et  voilà,  que,  soudain,  au  milieu  de  ces  enchantements,  1 
s'abattait  le  hibou  annonci  iteur  de  catastrophes.  Haut  fonction-/ 
naire  du  Gouvernement  général,  il  présidait,  si  l'on  ose  dire, 
aux  destinées  de  l'agriculture  algérienne.  A  pjine  avait-il  des- 
serré les  lèvres,  que  l'atmosphère  s'enténébrait.  La  pluie  faisait 
rage,  la  grêle  saccageait  les  moissons.  Les  sauterelles  dévoraient 
les  épis,  la  sécheresse  consumait  la  paille,  brûlait  les  herbes.  Le 
mildiou  déchiquetait  les  vignes.  C'était  une  désolation,  une 
dévastation  de  tout  le  pays,  —  dont  il  convenait  d'ailleurs  de 
désespérer  et  qui,  à  mettre  les  choses  au  mieux,  ne  suffirait 
jamais  à  sa  nourriture.  Ayant  déchaîné  tous  ces  fléaux  et  pro- 
noncé d'une  bouche  amère  ces  lugubres  prophéties,  le  cruel  se 
taisait,  l'œil  torve  et  méprisant,  et  puis,  tout  d'un  coup,  il  se 
levait,  en  laissant  retomber  ses  bras  le  long  de  sa  redingote, 
comme  un  homme  ruiné,  anéanti,  et,  dans  un  soufile  de  bise 
glaciale,  il  s'en  allait... 

Au  sortir  de  ces  palabres  réfrigérantes,  pour  me  réchauffer  et 
me  consoler  un  peu,  je  me  rabattais  avec  acharnement  sur  la 
vieille  couleur  locale  indigène.  Je  courais  les  ruelles  de  la 
haute  ville.  Je  m'arrêtais  devant  les  loqueteux  accroupis  contre 
les  murailles  blanches  des  mosquées  ou  sur  les  nattes  des  cafés 
maures.  Je  regardais  les  femmes  aux  joues  fardées  et  aux  ori- 
peaux barbares,  qui  se  tiennent  jour  et  nuit  sur  le  seuil  des 
portes  basses.  Mais  j'avais  beau  m'exciter  à  l'enthousiasme  litté- 
raire, je  ne  pouvais  m'e  m  pêcher  de  penser  :  «  Comme  tout  cela 
pue  la  misère!  Comme  tout  ce  vieux  monde  sent  la  décrépitude, 
la  décomposition  et  la  mort!...  » 

Au  milieu  de  ces  tristesses,  de  ces  médiocrités  somnolentes, 
un  seul  être  commençait  à  attirer  mes  regards  :  le  cardinal 
Lavigerie.  En  cela,  je  suis  bien  sûr  de  ne  pas  me  suggestion- 
ner et  m'illusionner  à  distance.  Je  vois  encore  la  mine  ahurie 
d'universitaires  algériens  a  qui  je  déclarais  un  jour,  devant 
la  nappe  gâcheuse  d'une  table  d'hôte  :  «  Il  n'y  a  qu'un 
homme,  ici  :  c'est  le  cardinal!  C'est  un  revenant  épique,  c'est 
Turpin,  l'archevêque  de  la  Chanson  <le  liolandl...  »  Je  ne  con- 
naissais encore  que  ses  moines  en  chéchias  et  en  robes  de 
laine  blanche,  ses  couvents,  ses  églises  neuves.  Son  génie  de 
constructeur,  la  grandeur  impériale  de  son  effort,  son  rêve  do 
restaurer  par  l'Eglisi  l'unité  africaine,  tout  cola  m'échappait  à 


SUR    LES    TERRASSES    DU    JV.RDIN    MaRENGO.  3Ô9 

demi.  Je  n'entrevoyais  que  confusément  les  racines  profondes 
que  son  œuvre  a  dans  le  passé. 

Mais  je  l'admirais  de  loin  comme  un  grand  foyer  d'action  et 
d'intelligence.  L'apôtre  conquérant,  l'inspiré  qu'il  était,  celle 
flamme  fervente,  cette  splendeur  de  charité  fascinait  mon 
regard.  Je  me  souviens  toujours  avec  quelle  émotion  je  suivis, 
en  l'automne  de  1893,  le  cortège  de  ses  funérailles,  —  funé- 
railles d'une  froideur  tout  officielle,  où  la  France  semblait 
mesurer  chichement  les  honneurs  et  la  reconnaissance  à  un  de 
ses  plus  dévoués  serviteurs,  où  j'entendais,  jusque  derrière  le 
glorieux  cercueil,  le  clabaudage  de  l'envie,  de  la  sottise,  du 
sectarisme  imbécile  et  malfaisant.  Il  fallut,  pour  chasser  ces 
impressions  désolantes,  le  discours  que  prononça  Jules  Cambon, 
alors  gouverneur  général  de  l'Algérie,  sur  le  quai  de  l'Amirauté, 
devant  le  catafalque  flottant  qui  allait  emporter  a  Carlh  gi  les 
restes  du  Primat  d'Afrique  :  «  Cher  et  grand  cardinal!...  »  Ces 
paroles  d'adieu,  avec  l'accent  de  l'orateur,  sont  restées  dans  ma 
mémoire  comme  une  sorte  de  protestation  contre  l'inintelli- 
gence des  contemporains  et  comme  un  premier  hommage  de  la 
postérité. 

m 
*  * 

Pour  moi,  le  cardinal  Lavigerie  était  un  vivant,  un  grand 
vivant.  En  ces  temps  ingrats,  où  je  cherchais  l'Algérie  vivante, 
il  contribua  à  me  tourner  vers  elle. 

Ce  que  j'y  aperçus  d'abord,  ce  fut  le  labeur  silencieux  de  la 
terre,  les  hommes  qui  la  défrichaient,  qui  asséchaient  l;s  plaines 
marécageuses,  qui  semaient  le  blé,  qui  plantaient  la  vigne,  qui 
bâtissaient  des  fermes,  des  villas,  des  villes  entières,  —  et  qui 
s'acharnaient  à  ce  labeur  souvent  ingrat,  en  dépit  des  hiboux 
qui  en  prédisaient  l'inutilité,  malgré  l'insouciance  ou  la  mal- 
veillance de  la.  métropole,  malgré  les  années  de  sécheresse  et  de 
mévente,  où  l'on  était  obligé  de  lâcher  dans  le  ruisseau  des 
Ilots  de  ce  vin  invendu  qui  avait  tant  coulé.  Tout  un  peuple 
vivant  de  peu,  aux  mœurs  rudes,  aux  costumes  cl  aux  langages 
colorés,  s'obstinait  à  ce  travail  de  fouisseurs  et  de  ferliliseurs, 
comme  s'ils  faisaient  cela  uniquement  pour  la  gloire.  Véritable 
mêlée  cosmopolite  de  mercenaires,  de  colons,  de  trafiquants  do 
toute  sorte,  ce  sont  eux  que  j'aperçus  d'abord,  quand  je  clur- 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chai  l'Algérie  vivants,  active,  celle  de  l'avenir.  Les  indigènes 
de  ce  temps-là 'restaient  généralement  à  1  écart  de  l'activité 
européenne.  Ils  boudaient  la  peine  et  su  ri  mit  le  contact  avec  le 
rounii  détesté.  Aujourd'hui,  une  foule  de  métiers  envahis  par 
eux  n'étaient  exercés  que  par  des  Provençaux,  des  Espagnols, 
des  Maliens,  des  Mallais. 

El  puis,  derrière  celle  masse  grouillante  d'immigrants,  en 
blouses  bleues,  en  lailloles  rouges,  en  bérets  cl  en  espadrilles, 
rien  qu'à  suivre  l'exode  de  ces  errants,  j'entrevis  bientôt  les 
profondeurs  vermeilles  du  Sud,  les  possibilités  indéfinies  de 
notre  conquête.  L'Aventure,  la  Roule  me  tentèrent.  Le  Koulier 
qui  cheminait  sans  contrainte  et  sans  maître,  pendant  des  lieues 
et  des  lieues,  des  jours  et  des  nuits,  à  travers  tes  steppes  des 
Hauts-Plateaux,  les  sables  pleins  de  surprises  et  de  mirages  des 
régions  sahariennes,  —  qui  ravitaillait  les  villages,  les  fermes, 
les  postes  perdus  du  désert,  qui  charriait  les  engins  du  civilisé 
par  delà  les  ultimes  confins  de  la  barbarie,  les  matériaux  et  les 
outils  qui  serviraient  à  construire  les  voies  nouvelles,  les  forte- 
resses et  les  villes  futures,  —  le  Roulier  m'apparut  presque 
comme  un  héros,  un  être  de  liberté,  de  gloire  et  de  joie.  Cette 
ivresse  des  espaces,  col  élan  un  peu  fou  vers  l'aventure  et  vers 
l'inconnu,  comme  c'était  bon  au  sortir  des  livres  1  Je  m'évadai 
voluptueusement  de  mou  élouHoir.  Je  lâchai  avec  délices  les 
affreux  bonshommes  qui  mettaient  sur  tout  leur  éteignoir 
funèbre.  Rafaël,  Pépète,  Rallhasaret  leurs  compagnons  devinrent 
mes  amis... 

Ces- êtres  violents  et  compliqués,  qui  ne  paraissent  simples 
qu'à  ceux  qui  ne  les  ont  pas  assez  pénétrés,  ces  hommes  farouches 
me  choquèrent  d'abord  par  leur  rudesse,  par  une  apparence  de 
barbarie.  Et  voici  que,  sous  ce  prétendu  barbare,  je  découvrais 
peu  à  pou  l'éternel  Méditerranéen,  avec  son  goût  irréductible 
pour  les  odyssées  de  la  Roule  el  de  la  Mer,  —  pour  la  vie  en 
parade  et  en  b.-aulé,  pour  le  labeur  harmonieux  qui  ne  brise 
pis  les  corps  et  qui  n'avilit  pas  les  âmes,  son  respect  de  la 
famille,  du  père,  de  l'enfant, du  l'épouse  féconde,  dus  rites  immé- 
moriaux d  •  la  naissance,  du  mariage,  de  la  mortel  de  la  sépul- 
ture, —  son  sens  très  vif  ol  très  jaloux  de  l'indépendance  et  de 
la  valeur  individuelle.  C'était  encore  le  moment  où  les  textes 
antiques  étaient  journellement  entre  mes  mains,  ou,  par  métier 
comme  par  goût,  je  tus  lisais  assidûment   el  les  commentais. 


SUR    LES    TERRASSES    DU   JARDIN    MARE N 00.  311 

Dans  le  voisinage  de  mes  héros,  Homère,  Pindare,  Théocrite 
vivaient  pour  moi  d'une  vie  nouvelle,  plus  profonde,  plus  splen- 
dide,  et  en  môme  temps  plus  humaine.  Je  retrouvais  dans  leurs 
personnages,  hommes  de  guerre  ou  bergers,  quelque  chose  de 
l'àme  des  miens.  Ces  chantres  des  marins,  des  conducteurs  de 
chars,  des  pugilistes,  des  bouviers  et  des  pâtres  de  Sicile,  met- 
taient un  rayon  de  poésie  au  front  de  mes  pécheurs,  de  mes 
rouliers  et  de  mes  chevriers  africains.  Et  cette  allégresse  de  la 
lutte  et  du  dur  labeur,  culte  joie  de  vivre  que  je  respirais  au 
milieu  d'un  peuple  neuf,  dans  un  jeune  monde  naissant, 
n'était-ce  pas  un  peu  l'atmosphère  de  jeunesse  héroïque  où 
s'épanouirent  les  joueurs  de  cithare,  les  constructeurs  des 
grandes  épopées  et  des  grandes  odes  mythologiques  que  l'on 
chantait  sous  les  lauriers  de  D  dphes  et  sous -les  platanes  d'Olym- 
pie?  Les  vers  des  vieux  poètes  hellènes  me  continuaient  la  leçon 
d'énergie  virile  et  de  confiance  dans  la  vie  que  les  rouliers  du 
Sud  me  scandaient  aux  claquements  de  leurs  fouets.  En  ces 
temps  où  l'avenir  était  barré,  où  les  ennemis  de  la  France  la 
disaient  moribonde,  celte  ardente  Afrique  dont  je  courais  les 
routes  m'apportait  comme  un  lointain  pressentiment  de  la 
victime.  Je  pensais  déj'i  ce  que  je  n'ai  pis  c  e.ssé  de  crier 
depuis  :  que  la  France  fatiguée  par  des  siècles  de  civilis  ilion, 
pouvait  se  rajeunir  au  contact  de  cette  apparente  et  vigoureuoO 
barbarie... 

Enfin,  à  travers  le  Méditerranéen  d'aujourd'hui,  je  reconnus 
le  Latin  de  tous  les  temps.  L'Afrique  latine  per  ail,  pour  moi, 
le  trompe-l'œil  du  décor  islamique  moderne.  Elle  ressuscitait 
dans  les  nécropoles  païennes  et  les  catacombes  chrétiennes,  les 
ruines  des  colonies  et  des  municipes  dont  Home  avait  jalonné 
son  sol,  de  Volubilis  à  Giglhi,  de  la  mer  Atlantide  aux  [liages 
désolées  des  Syrles.  Et  voici  qu'elle  s'oflYail  à  mes  yeux  sous 
un  nouvel  aspect.  L'Afrique  des  arcs  de  triomphe  et  des  basi- 
liques, l'Afrique  d'Apulée  et  de  saint  Auguslin  surgissait  devant 
moi. 

C'est  la  vraie.  L'Afrique  du  Nord,  pays  sans  unité  ethnique, 
pays  de  passage  et  de  migrations  perpétuelles,  est  destinée  pur 
sa  position   géographique  à  subir  riniluence   ou    l'aulorilé   de 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'Occident  latin.  Il  a  fallu  l'éclipsé  momentanée  de  Rome,  ou  de 
la  Iatinilé,  pour  que  l'Orient  byzantin,  arabe  ou  turc,  y  implan- 
tât sa  domination.  Dès  que  l'Orient  faiblit,  l'Afrique  du  Nord 
retombe  à  son  anarchie  congénitale,  ou  bien  elle  retourne  à 
l'hégémonie  latine,  qui  lui  a  valu  des  siècles  de  prospérité,  une 
prospérité  qu'elle  n'avait  jamais  connue  auparavant,  — et  qui, 
enfin,  lui  a  donné  pour  la  première  fois  un  semblant  d'unité, 
une  personnalité  politique  et  intellectuelle. 

L'Arabe  ne  lui  apporta  que  la  misère,  l'anarchie  et  la  bar- 
barie. Tout  lui  est  venu  du  dehors,  de  1a  Syrie,  de  la  Perse,  de 
la  Grèce  byzantine,  mais  principale  ment  des  pays  latins.  Il  a 
fallu  des  siècles  d'Islam,  les  dévastations  des  Arabes  et  des 
Nomades  pour  détruire  chez  elle  l'œuvre  agricole  et  monumen- 
tale des  Carthaginois  et  des  Romains.  Les  vrais  fils  de  la  terre, 
les  Berbères  indigènes,  ont  résisté  de  leur  mieux  à  l'envahisseur 
asiatique  et  oriental.  Jusqu'au  xnesiècle,  en  Algérie,  en  Tunisie, 
au  Maroc,  les  royaumes  berbères  se  sont  efforcés  de  maintenir 
les  traditions  de  l'administration  romaine. 

Mais,  même  après  la  seconde  invasion  arabe,  tout  le  matériel 
de  la  civilisation  romaine  a  subsisté  :  le  costume,  les  bijoux, 
les  bains,  les  bâtisses,  les  universités,  les  mosquées,  tout  c^la 
continue  à  suivre  le  vieux  modèle  latin.  Le  prototype  peut  s'at- 
ténuer sous  l'arabesque  et  la  fioriture  des  mœurs  nouvelles  :  il  en 
demeure,  au  fond,  l'armature  immuable.  Cela  reste  vrai  encore 
sous  le  régime  turc.  L'Algérie  des  corsaires  et  des  mercenaires, 
la  plupart  renégats  venus  de  tous  les  pays  méditerranéens,  cette 
Afrique  d'avant  la  conquête  française,  est  aussi  toute  pénétrée 
de  latinité.  Ce  sont  des  architectes,  des  peintres,  des  sculpteurs, 
et  des  mosaïstes  italiens  qui  construisent  et  qui  décorent  les 
palais,  les  villas,  les  maisons  barbaresques.  Sous  un  léger  tra- 
vestissement  levantin,  nos  pendules,  nos  garnitures  de  chemi- 
née, notre  mobilier,  toute  notre  camelote  pénètre  dans  les 
petites  chambres  ombreuses,  tapissées  de  faïences  exotiques. 
Tout  le  reste',  c'est  l'éternel  décor  gréco-romain  à  peine  moder- 
nisé. Comme  nous  en  avons  perdu  le  souvenir,  nous  croyons 
que  tout  cela  est  arabe  ou  turc,  ou,  pour  prendre  un  mot  qui 
ravit  irrésistiblement  nos  imaginations  et  qui  nous  fait  perdre 
la  tète,  —  oriental. 

Ces  pressentiments  revêtaient  pour  moi  une  évidence  écla- 
tante lorsque  j'errais  parmi  les  thermes,  les  nymphées,  les  sar- 


SUR    LES    TERRASSES    DU    JARDIN    MARENCO.  313 

cophages  et  les  baptistères  de  Tipnsa,  parmi  les  statues  et  les 
inscriptions  funéraires  ou  dédicatoires  du  musée  de  Cherche  H, 
ou  encore  et  surtout  sur  le  forum  di  rIhi  ngad,  au  miliju  des 
temples,  dés  colonnades  et  des  portes  triomphales... 

Et  ces  idées  [n'apparaissaient  encore- une  fois  comme  la 
conclusion  esthétique  et  logique  de  toute  mon  œuvre  africaine, 
ce  printemps  dernier,  lorsque  je  confrontais  mes  souvenirs, 
lorsque  je  raccordais  au  passé  paisible  le  présent  tumul- 
tueux, sous  les  bellombras  du  jardin  Marengo,  au  pied  de 
la  colonne  élevée  par  un  grognard  à  la  gloire  «  des  braves  de 
la  vieille  et  de  la  jeune  armée,  »  en  commémoration  du 
15  juin  1830. 

* 
•   # 

Depuis  ce  temps-là,  quatre-vingt-dix  ans  seulement  se  sont 
écoulés.  C'est  très  court,  ce  n'est  presque  rien  en  comparaison 
des  siècles  qu'a  duré  la  domination  romaine.  Et  pourtant,  en 
moins  d'un  siècle,  nous  avons  déjà  marqué  très  fortement  à 
noire  empreinte  ce  pays  d'Afrique.  Non  seulement  nous  l'avons 
refait,  mais  nous  avons  éveillé  l'Indigène  à  la  vie  moderne. 
Aujourd'hui,  il  rivalise  d'activité  avec  nous,  il  reconquiert  le 
sol,  il  s'installe  partout  où  il  y  a  un  gain  à  faire,  une  place 
fructueuse  à  prendre.  Et  c  est  justice  et  nous  ne  nous  en  plain- 
drions pas,  s'il  n'oubliait  souvent,  trop  souvent,  que  ce  progrès, 
ou  ce  changement,  il  le  doit  à  notre  initiative. 

Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  nous  nous  sommes  mis  à  la 
besogne.  Notre  œuvre  civilisatrice  a  commencé  dès  les  premiers 
jours  de  la  conquête,  au  lendemain  de  notre  débarquement.  Au 
milieu  de  l'Alger  moderne  avec  ses  grandes  avenues  rect  il  ignés 
et  ses  maisons  à  cinq  et  six  étages,  il  y  a  un  Alger  1830,  tout 
de  suite  reconnaissable  pour  des  yeux  attentifs,  un  Alger 
rococo,  qui  n'a  pas  la  majesté  des  très  vieilles  choses,  mais 
qui  touche  par  une  sorte  de  charme  suranné,  un  air  à  la  fois 
provincial  et  créole.  C'est  celui  que  les  compagnons  du  général 
de  Bourmonl,  les  colons  de  Bugeaud  ont  bâti  pour  ainsi  dire 
en  mettant  pied  à  terre,  —  un  Alger  romantique  et  bour- 
geois, qui  rappelle  Louis-Philippe,  Chateaubriand  etlordByron. 

La  Place  du  Gouvernement  avec  sa  statue  équestre  du  Duc 
d'Orléans,  les  façades  nues  de  ses  grandes  maisons  à  arcades,  en 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  certainement  le  pins  parfait  échantillon.  Le  cheval  au  col 
de  cygne  qui  encense  et  qui  piaffe,  le  cavalier  en  pantalon 
collant,  à  la  taille  de  guêpe,  au  collier  de  barbe  à  la  Musset, 
l'épée  tendue  dans  un  gjste  un  peu  théâtral,  tout  ce  groupe  de 
bronze  s'enlevanl  dans  l'air  bleu,  et,  par  derrière,  la  mosquée  de 
la  Pêcherie  avec  ses  murs  dentelés,  les  gros  œufs  blancs  de  ses 
koubas,  la  lanterne  aux  faïences  coloriées  de  son  minaret,  — 
quel  beau  fond  de  tableau  pour  la  Galerie  des  Batailles,  et 
aussi  quel  beau  suj  d  de  pendule  dans  le  plus  pur  style  Louis- 
Philippj  !  D'ailleurs,  la  Monarchie  de  Juillet  emplit  de  son  sou- 
venir tous  les  quartiers  circonvoisins,  ceux  de  la  Marine  et 
ceux  de  la  rue  Bab-Azoun,  qui,  elle-même,  avec  ses  arcades 
modestes,  ses  maisons  basses  et  sans  gloire,  a  bien  la  physiono- 
mie de  ce  temps-là  et  la  lassitude  mélancolique  des  vieux  logis 
qui  vont  dispiraitre.  Rue  de  Chartres,  rue  d'Orléans,  rue  de 
Ne  lio.irs,  rue  de  la  Charte,  rue  des  Trois-Couleurs,  on  ne  peut 
faire  un  p::s  dans  ces  ruelles  vétustés,  mi-européennes,  mi- 
mauresques,  sans  être  poursuivi  par  la  mémoire  du  Roi- 
ciloyen  et  par  tout  un  cortège  d'ombres  en  haut-de-forme  et  en 
rH<Ii,ignte  à  tuyaux  qui  furent  les  contemporaines  de  M.  Thiers 
et  de  M.  de  Lamartine... 

Gel  Alger  orléaniste  a  son  sanctuaire  secret  et,  je  crois 
bien,  ignoré  de  la  plupirl  des  Algériens,  dans  un  recoin  de  ce 
jardin  Marengo,  où,  de  loin  en  loin,  j'aime  à  revenir  m'ac- 
couder  au  balcon  dis  souvenirs.  Ou  le  trouve  tout  en  haut,  au 
milieu  d'une  terrasse  plantée, d'arbres,  qui  domine  les  méandres 
de  la  Rampe  Vallée.  Ce  bosquet  s'appelait  autrefois  le  Jardin 
Amélie;  il  était  dédié  à  la  vertueuse  et  très  aristocratique  épouse 
du  roi  Louis-Philippe.  Et  on  y  voit  encore  un  kiosque  de  style 
mauresque  entièrement  revêtu  d'azi/lrjos,  qui  fut  élevé,  parait-il, 
lui  aussi,  par  le  fameux  colonel,  donateur  de  la  colonne  «  à  la 
gloire  des  braves  de  la  jeune  et  de  la  vieille  armée.  »  C'est  une 
copie  d'un  monument  funéraire  plusancien,  qu'on  dut  raser  lors 
de  la  co  istruclion  de  l'enceinte  français  3  de  la  ville.  Au  centre 
de  Pédicule,  sur  un  fut  de  colonne  qui  est  encore  en  place,  se 
dressfr.it  un  buste  du  Duc  d'Orléans,  prince  royal.  Je' ne  sais  rien 
de  plus  émouvant  que  cette  colonne  tronqués  et  veuve  de  son 
buste,  ce  coin  de  jardin  abandonné,  où  le  rappel  de  grandes 
choses  qu'on  oublie  se  mêle  à  celui  d'une  jeune  et  charmante 
destinée  si  lamentablement  brisée. 


SUR  LES  TERRASSES  DU  J\RDIN  MARENCO.         313 

Ces  premi  ers  vestiges  de  la  conquête  française  devraient  avoir 
pour  nous  la  signification  et  le  prix  d'une  relique  de  f.tmille.  Et 
pourtant,  à  voir  ce  que  les  conquérants  ont  fait  de  l'A'ger  b.r- 
baresque,  on  se  prend  à  regretter  leur  zèle  de  constructeurs  et 
leur  cruauté  de  démolisseurs.  Ce  sont  eux  qui  ont  commencé  à 
saccager  la  ville  blanche  dépeinte  pu*  Fromentin,  la  ville  aux 
fontaines  de  marbre  et  de  stuc,  aux  cent  mosquées  et  aux  qni.ize 
mille  maisons,  si  pressais  les  unes  contre  1  es  autre*  qu'elles 
ressemblaient  «  aux  écailles  d'une  pomme  de  pin.  »  Cette  ville 
d  's  corsaires  a  été  tellement  évenlrée  et  mutilée  que  le  touriste 
rapide  s'imagine  qu'il  nan  resta  plus  rien. 

Dieu  merci  !  ce  qui  en  subsiste  est  encore  assez  considérable, 

—  et  d'une  couleur  et  d'un  style  assez  uniques  pour  forcer 
l'attention  el  l'émerveillement  du  passant.  Il  suffit  de  chercher 
et  de  regarder  :  on  est  tout  de  suite  récompensé  de  sa  peine.  Et 
je  ne  parle  pas  seulement  des  anciennes  rues  de  la  haute  ville, 
mais  du  quartier  de  la  vieille  Préfecture,  des  pilais  qui  bordent 
le  boulevard  de  l'Amirauté  et  où  l'on  a  logé  des  administra- 
tions militaires.  La  Casb  ih  proprement  dite,  l'ancienne  demeure 
du  Dey,  la  forteresse  d'où  il  dominait  sa  ville,  a  été  brutale- 
ment coupée  en  deux  tronçons,  - —  le  Génie  l'a  enfermée  dans 
des  murailles  modernes  qui  en  rompent  l'ordonnance  primitive, 

—  et  on  en  a  fait  une  caserne  de  zouaves.  A  l'intérieur,  une 
mosquée  d'un  fort  beau  caractère,  surmontée  d'une  coupole, 
ornée  d'un  mihrab  et  d'une  colonnade  de  marbre  blanc,  est 
devenue  la  salle  des  fêtes  et  la  salle  de  bal  du  Régiment.  Dans 
le  bâtiment  principal,  sur  la  dernière  des  galeries  superposées 
qui  entourent  le  patio,  s'ouvre  le  fameux  pavillon  de  l'Eventail, 
celui  où  le  Dey  Hussein  frappa  au  visage  le  Consul  de  France  ; 
ce  qui  fut  la  cause  occasionnelle  ou  le  prétexte  de  l'Expédition 
de  1830.  Les  boiseries  peintes  de  ce  lieu  historique,  d'ailleurs 
fort  vermoulues,  achèvent  de  se  flétrir  et  de  s'encrasser  sous  la 
poussière.  Tout  cela  laisse  une  impression  navrante  non  seule- 
ment d'abandon,  d'ingratitude  et  d'oubli,  mais  d'inconsciente 
profanation.  Celte  casbah  aurait  dû  être  sauvée  pieusement  par 
les  municipalités  algériennes.  On  devrait  la  restaurer,  la  rétablir 
dans  son  plan  primitif,  et  en  faire  le  grand  musée  de  tous  les 
souvenirs  algériens,  où  l'on  verrait  comme  un  résumé  de  l'his- 
toire du  pays,  depuis  les  poteries  puniques  de  Gouraya,  en  passant 
par  les  mosaïques,  les  statuettes  et  les  statues  romaines  de  Cher- 


316  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chell,  les   broderies,   les  cuivres,  les  céramiques  mauresques, 
jusqu'à  l'épée  du  maréchal  Bugeaud. 

Pour  le  centenaire  qui  s'approche,  il  faudra  restaurer  tout 
cela,  le  remettre  en  lumière  et  en  valeur,  reprendre  aux  admi- 
nistrations militaires  les  palais  barbaresques,  et  notamment 
ceux  de  l'Amirauté,  — je  veux  dire  du  quai  de  l'Amiral-Pierre, 
—  et  qui  sont  tout  désignés  pour  être  des  musées  d'art  local. 
Culte  commémorai  ion  ne  saurait  et  ne  doit  avoir  rien  de  bles- 
sant pour  les  indigènes.  Non  seulement,  en  1830,  nous  avons 
fondé  une  grande  chose,  initié  une  œuvre  immense,  qui  englobe 
une  partie  du  continent  africain,  mais  nous  avons  libéré  les 
anciens  habitants  du  pays  d'une  tyrannie  et  d'une  barbarie  abo- 
minables. Notre  armée  a  été  la  grande  ouvrière  de  cette  libéra- 
tion, et,  si  elle  a  été  sévère  et  souvent  dure  dans  la  répression, 
c'est  qu'elle  s'esttrouvée  en  face  d'adversaires  dignes  d'elle, aussi 
bien  armés  qu'elle,  et  qui  se  sont  vaillamment  défendus!  Des 
deux  côtés,  les  fils  des  vieux  combattants  peuvent  se  tendre  une 
main  loyale,  —  et  tous  les  Africains  d'aujourd'hui  peuvent 
s'unir  à  nous  pour  saluer,  dans  cette  date  de  1830,  la  renaissance 
de  l'Afrique  du  Nord,  sa  rentrée  dans  le  grand  courant  de  la 
civilisation  occidentale. 

Louis  Bertrand. 


SILHOUETTES  CONTEMPORAINES 


Vi  m 

M.   GEORGES  GOYAU 


Un  tout  petit  homme,  maigra,  menu,  nerveux,  au  pas  rapide, 
au  geste  vif,  à  la  parole  nette  et  concise,  au  bon  sourire,  au  clair 
regard  pur  et  fin  tout  ensemble...  «  Une  haleine,  une  àme!  disait 
de  lui  François  Coppée.  Le  minimun  de  matière  mis  au  service 
d'un  esprit.  » 

La  première  fois  que  j'ai  entendu  parler  de  Georges  Goyau, 
c'était,  —  il  y  a  plus  de  trente  ans,  —  dans  une  de  ces  salles 
laborieuses  et  austères  du  lycée  Henri  IV  qui  ont  vu  passer  tant 
de  générations  de  futurs  normaliens.  Le  délicieux  Ernest  Dupuy, 
—  à  la  fois  humaniste,  érudit  et  poète,  —  nous  initiait  aux  mys- 
tères du  discours  latin.  Un  jour,  pour  nous  servir  de  modèle,  il 
nous  apporta  et  nous  lut  la  copie  qui,  l'année  précédente,  avait 
obtenu  le  prix  d'honneur  au  Concours  général.  Et  je  vois  encore 
cet  admirable  maître  dégustant  avec  volupté  ce  latin  robuste, 
savant,  ingénieux,  dont  la  forte  carrure  cicéronienne  s'ornait 
volontiers  de  traits  à  la  Sénèque.  Georges  Goyau  a  beaucoup 
pratiqué  Sénèque,  et,  —  je  signale  l'argument  aux  détracteurs 
de  la  culture  latine,  —  ce  qu'il  y  a,  parfois,  d'un  peu  subtil,  et 
même  de  précieux,  dans  son  style,  il  le  doit  à  la  fréquentation 
de  l'auteur  des  U  lires  à  Lucilitis. 

Georges  Goyau  était  une  des  gloires  du  lycée  Louis-Ie-Grand. 

(1)  Voyez  la  Bévue  des  15  janvier,  15  mars,  15  avril,  15  mai  et  iô  juin  1920. 


^18  nEVl'E  DES  DEUX  MONDES. 

Auparavant,  il  avnil  ch5  Tune  d  îs  gloires  (la  lycée  d'Orléans,  où 
il  avait  eu  pour  maître  Analoh  Biilly,  l'auteur  du  ftictoa- 
naire  g/ec,  qui  l'avait  bien  vitj  distingué,  ol  dirigé  vers  l'École 
normale.  Élevé  par  une  niera  infiniment  tendre  et  bonne,  pro- 
fondément chrétienne,  et  qui  n'a  vécu  que  pour  son  (î!s,  quand 
il  quitta  pour  Paris  la  vieille  cité  natale,  où  le  culte  de  Jeanne 
d'Arc  est  une  Ir.idilion  séculaire,  il  emportât,  avec  un  solide 
bagage  de  connaissances  et  de  lectures,  des  directions  très  pré- 
cises :  beaucoup  Iravaill  -r,  beaucoup  savoir,  coaquérir  quelque 
notoriété,  afin  de  faire  honneur  à  sa  mère  et  de  rendre  témoi- 
gnage h  leur  loi  commune,  tel  était  le  noble  programme  de  vie 
qui,  de  bonne  heure,  s'était  i  m  posé  à  ta  pensée  de  ce  frète  ado- 
lescent. Il  n'en  devait  jamais  «levier. 

La  mère  n'avait  pas  voulu  quitter  son  fils:  loin  d'elle,  dans  la 
moros  •  promiscuité  des  internats  parisiens,  il  aurait  moins  bien 
travaillé,  soumis  h  des  contacts  plus  rudes,  sevré  de  la  douce 
chaleur  attentive  du  foyer  maternel.  On  s'installa  rue  Gay-Lussac, 
«à  la  porte  de  l'École  normale,  ou,  en  1888,  après  deux  années 
d'intense  préparation,  le  lauréat  de  LouU-le-Grand  entrait 
cacique.  Vous  n'ignorez  pas  qu'on  appelle  ainsi  à  l'Ecole  le  pre- 
mier de  ch  iqiie  promotion. 

Je  ne  crois  p  is  que  Georg  >s  Goyau  ail  gardé  un  mauvais  sou- 
venir de  s  ;s  quatre  années  d'École  normale.  S  ss  camarades  le 
taquinaient  un  peu,  mais  au  fond,  ils  l'aimaient  bim  et  ils 
étaient  très  tiers  de  lui  :  ils  lui  savaient  gré  de  sa  parfaite  bonne 
grâce,  de  son  ardeur  h  rendre  sirvice,  de  sa  prodigieuse  puis- 
sance de  travail,  de  sa  précoce  érudition,  et,  sans  bien  s'en  rendre 
compte  parfois,  ils  subissaient  le  prestige  de  son  élévation 
morale.  iJ.nsce  milieu  juvénile  et  exubérant,  ouvert  aux  quatre 
vents  d e  l'esprit,  son  intelligence  s'affina,  s'assouplit,  se  prêta 
aux  questions  tes  plus  diverses;  sa  foi,  qui  semble  d'ailleurs 
n'avoir  jamais  subi  aucune  atteinte,  s'aguerrit  et  se  trempa, 
parmi  ces  discussions  sans  lin  où  se  complaît  la  vingtième  année 
René  Pichon,  l'humaniste  accompli,  le  philosophe  Léon  Bruno 
chvieg,  le  futur  éditeur  de  Pascal,  appartenaient  à  celte  promo- 
tion de  1888.  Tout  en  suivant  avec  assiduité  l'enseignement 
d'OIlé-Laprune  et  de  Brunclière,  GeorgesGoyau  ne  fut  ni  litté- 
ral ;ur,  ni  philosophe  :  le  maniement  d^s  idées  abstraites  ne  le 
séduisait  guère,  et,  d'autre  part,  il  ne  se  sentait  pas  la  vocation 
d'un  pur  lettré;  l'histoire,  au  contraire,  avec  la  diversité  d'apli- 


M.     CEOT\GES    GOYAU.  319 

tudes,  de  méthodes  et  d'informations,  qu'elle  exige  aujourd'hui 
de  ceux  qui  s'y  appliquent,  convenait  admirablement  à  son  lour 
d'esprit;  ftirvenl  du  Hossuot,  il  avait  appris  à  son  école  tout  ce 
que  l'histoire  la  plus  objective  peut  receler  de  vertu  apologé- 
tique; il  s;  fit  donc  historien.  Sous  la  direction  doGabrfelMonod, 
d'un  excellent  élève  de  Fustel  de  CoulangeSj  M.  Gustave  Cloch, 
de  M.  René  Cagnat  ei  d^  Mgr  Ducli  sue,  ii  s'initia,  à  toutes  les 
«  sciences  au\ili;iii"s  »  de  Ii  discipline  historique.  L'histoire 
romaine,  aux  premiers  siècles  de  1er a  rliréti  mue,  l'attirait  par- 
ticulièrement, cl  c'est  h  celle  période  qu'il  emprunta  le  suj;et 
d'une  tlièste  de  doctorat  qu'il  a  presque  complètement  écrite, 
mais  qu'il  n'a  j  miais  soutenue,  sur  yioclétien.  Son  riche  fonds 
de  culture  classique,  son  activité  d'esprit,  son  extrême  facilité 
de  labeur  lui  permettaient  d'oxpédi  r  rapidement  ses  travaux 
scolair  s  et  de- réserver  le  meilleur  de  sou  temps  pour  s 's  éludes 
p  rs  mnclles.  "Grand  dévoreur  de  livres,  de  journaux  et  d  i  revues, 
servi  par  une  étonnante  mémoire  qui  retenait  el.class  fil  tout,  il 
accumulait  sur  tous  sujets  les  connaissances  t  es  plus  précises.  Sjs 
camarades  le  considéraient  comme  une  encyclopédie  vivante  et 
le  «  feuill  laienl  »  à  l'envi,  s'adr  ssanl  à  lui  pour  co;.stiluer  la 
bibliographie  de  ce  qu'ils  appelaient  —  ironiquement  —  leurs 
u  définitifs.  »  Dès  sa  s:conde  année  d'tècole  normale,  il  publiait 
une  Chro  oloyie  dé  f  Knipirrromniii^ui  faisait  l'ém erveillenient 
des  hommes  du  meti  ;r.  Il  travaillait,  en  collaboration  avec  plu- 
sieurs de  s. s  camarades,  à  un  Dictionnaire  des  antiquités 
romaine*.  S  ;s  maîtres  s'instruisaient  a  ses  leçons  cl  (étaient  una- 
nimes à  lui  prédire  l'avenir  d'un  Fustel  ou  d'un  Mommsen.  Il 
acceptait  ces  prédictions  avec  la  modestie  souriante  et  discrète 
dont  il  ne  devait  jamais  se  dépirlir.  Lt  les  meilleurs  moments 
de  celte  vie  d'intense  labiur  étaient  ceux  qu'il  passait  avec  sa 
mère  dans  ce  pelil  parloir  de  l'École  où,  chaque  jour,  on  la  voyait 
paraître,  iino,  menue,  discrète  et  bonne,  comme  le  fils  dont  elle 
av. lit  crée  l'a  mu  à  sou  image. 

L'histoire  d'autrefois  n'absorbait  pas  tout  entière  la  pensée 
deGeqrg  s  Goyau  ;  l'histoire  d'aujourd'hui  le  passionnait,  et  il 
ouvrât  ttrgjmenl  les  yeux  sur  son  temps.  Ces  années  1888-1892 
marqu  3nt  un  moment  décisif  do  la  vi  î  fr  inçais  !.  En  politique,  en 
littérature,  on  philosophie,  pnrtout,  des  tendances  nouvelles  S3 
manifestent  alors  avec  éclat.  C'est  te  moment  précis  où  h  généra- 
tion du  second  Empire,  son  œuvre  finie,  passe  la  main  à  celle 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  lui  succédera.  Un  «  esprit  nouveau  »  a  soufflé.  Ce  qu'on  a 
justement  appelé  le  «  scientisme,  »  décidément  b^ttu  en  brèche, 
fait  place  à  une  conception  plus  haute  et  plus  large  des  choses 
et  de  l'homme.  Le  Disciple  de  M.  Bourg  ;t,  X Essai  sur  les  don- 
nées immédiate*  de  la  conscience  de  M.  Bergson,  le  Dix-huitième 
siècle  d'Emile  Faguet,  qui  paraissent  coup  sur  coup,  sont  des 
témoignages  divers,  mais  également  significatifs  de  ce  nouvel 
état  d'esprit,  qui,  un  peu  plus  tard,  devait  s'exprimer  avec  tant 
de  vivacité  dans  l'article  Après  une  visite  au  Vatican.  A  ces 
préoccupations  nouvelles  les  «  directions  pontificales  »  et  l'en- 
cyclique lierum  novarum  faisaient  noblement  écho.  Sur  toutes 
les  questions  que  soulevaient  ces  livres  et  ces  manifestes,  on 
discutait  avec  ardeur  a  l'Ecole  normale,  et  Georges  (Joyau 
n'était  pas  le  moins  ardent  à  prendre  parti.  Il  faisait  plus.  En 
collaboration  avec  Jean  et  Bernard  Brunhes,  il  publiait,  sous 
l'anonyme,  un  petit  livre  intitulé  Du  Toast  à  f Encyclique,  qui 
ne  passa  point  inaperçu,  et  qui  était,  en  même  temps  qu'une 
exposition  historique  fortement  documentée,  une  apologie  assez 
batailleuse  des  doctrines  politiques  et  sociales  de  Léon  XIII. 
D'autre  part,  en  compagnie  de  Jean  et  Bernard  Brunhes  encore, 
de  Victor  Giraud  et  de  quelques  autres  normaliens,  il  collabo- 
rait à  un  journal  hebdomadaire,  la  Concorde,  qui,  avec  une 
fougue  toute  juvénile,  applaudissait  aux  diverses  manifestations 
de  ï'«  esprit  nouveau.  »  —  «  Une  voix  s'élève,  —  y  disait  l'un, 
—  de  plus  en  plus  forte,  de  plus  en  plus  éloquente,  de  plus  en 
plus  confiante  aussi,  et  qui,  s'adressant  aux  chefs  de  la  généra- 
tion précédente,  s'écrie,  désabusée  :  0  maîtres,  vous  avez  voulu 
nous  abreuver  de  science.  Mais  la  science  nous  a  trompés.  Nous 
croyions  nous  connaître,  et  nous  ne  savions  pas  comment  vivre. 
Vous  avez  cru  nous  rendre  plus  sages  :  vous  n'avez  pas  su  nous 
rendre  meilleurs.  Puisque  telle  n'a  pas  été  votre  œuvre,  il 
faut  que  ce  soit  la  nôtre.  »  Si  épris  qu'il  fût  de  science  positive, 
Georges  Goyau  souscrivait  à  ces  paroles,  et,  pour  sa  part,  il  tra- 
vaillait à  remplir  ce  programme.  Le  miracle  était  que,  parmi 
tant  d'occupations  extra-scolaires,  il  trouvât  encore  le  temps  de 
préparer  l'agrégation  et  d'y  conquérir  la  première  place.  Il  est 
vrai  qu'il  n'a  jamais  admis  pour  lui-môme  la  journée  de  huit 
heures,  et  qu'il  lui  arrivait  souvent  de  passer  des  nuits  entières 
à  sa  table  de  travail.  L'ascétisme  est  la  condition  de  toutes  les 
grandes  œuvres. 


M.    GEORGES    onvul.  321 

Entre  temps,  il  faisait  la  connaissance  d'un  homme  qui 
devait  exercer  une  influence  considérable  sur  l'orientation  de  sa 
pensée  et  de  ses  travaux,  et  dont  la  personnalité  originale  méri- 
terait une  longue  élude.  Henri  Lorin  a  été  en  France,  dans  les 
vingt  dernières  années  du  dernier  siècle,  le  théoricien  par  excel- 
lence et  l'apôtre  du  catholicisme  social.  Ancien  polytechnicien, 
ami  d'Albert  de  Mun  et  de  La  Tour  du  Pin,  nourri  de  la  Bible, 
des  Pères  de  l'Eglise  et  de  saint  Thomas,  il  estimait  que  seul  le 
catholicisme  intégral  est  qualifié  pour  résoudre  suivant  la  jus- 
tice les  angoissantes  questions  sociales  que  pose  la  vie  contem- 
poraine ;  il  avait  conçu  tout  un  système,  rigoureux  et  hardi,  qui 
battait  fortement  en  ruine  les  théories  économiques  mises  en 
honneur  par  la  Révolution  et  par  l'école  dite  libérale;  pour 
réformer  notre  régime  actuel  du  salariat,  il  appelait  de  ses  vœux 
une  sérieuse  législation  sociale  et  une  sage  organisation  profes- 
sionnelle. Il  avait  rallié  à  ses  vues  nombre  de  catholiques  inte- 
lligents et  généreux;  ce  n'était  pas  un  chef  d'école,  mais  c'était 
iuii  chef  de  groupe.  Très  écouté  à  Rome,  estimé  et  aimé  de 
I  Léon  XIII  et  du  cardinal  Rampolla,  il  y  a  quelque  chose  de  lui, 
de  ses  idées,  dans  l'encyclique  Rerum  novarum.  Il  n'était  ni 
orateur,  ni  écrivain  :  mais  c'était  un  brillant  et  séduisant  cau- 
seur; et  de  sa  parole  chaude  et  incisive,  un  peu  tranchante  par- 
fois, de  toute  sa  personne  robuste,  franche  et  cordiale,  il  se 
dégageait  une  telle  puissance  de  vie,  de  générosité  et  d'idéa- 
lisme, qu'il  était  difficile  de  ne  pas  se  laisser  convaincre.  Il  se 
llaisàit  à  grouper  dans  son  salon  du  faubourg  Saint-Honoré  tous 
les  catholiques  d'action  et  d'avenir  qui  vivaient  ou  passaient  à 
Paris  ;  il  aimait  les  jeunes  et  il  s'en  entourait  volontiers.  Jean 
Brunhes,  René  Pinon,  Maurice  Masson,  Edouard  Le  Roy, 
'Maurice  Legendre  se  rencontraient  autour  de  sa  table  hospita- 
lière Idées,  suggestions,  projets  de  toute  sorte  naissaient, 
l'échangeaient,  dans  celle  atmosphère  intelligente  et  sympa- 
thique, sous  les  regards  aimables  ei  les  sourires  encourageants 
du  maître  de  la  maison.  Georges  Goyau  fut  bientôt  l'un  des  hôtes 
favoris  de  l'accueillante  demeure;  il  devint  à  son  tour  un  fer- 
vent adepte  du  catholicisme  social,  et,  plus  d'une  fois,  il  a 
repris,  fillré,  précisé  des  vues  d'Henri  Lorin. 

Pour  un  normalien  que  l'histoire  de  l'antiquité  attire,  il  y  a 
un  supplément  de  culture  et  d'initiation  qui  s'impose  :  c'est 
celui  que  procure  un  séjour  aux  Ecoles  françaises  de  Rome  ou 

TOME    LVIII.    1920.  *  21 


322  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Athènes.  Deux  années  durant,  Georges  Goyau  fut  un  des  pen- 
siontiairos  du  palais  Farnèse.  Il  y  poursuivit  ses  recherchea 
d'archéologie  et  d'histoire  romaines,  poussa  son  DimlciL  n  :  niais 
la  Home  moderne,  avec  laquelle  il  avait  pris,  deux  ans  aupa- 
ravant, un  rapide  contact,  l'intéressait  plus  vivement  encore 
<jue  la  Rome  antique.  Pour  qui  sait  voir  et  entendre,  en  effet,  il 
n'y  a  pas  au  inonde  d'observatoire  comparable  à  celui-là.  Et 
c'est  ce  que  l'excellent  M.  Geffroy,  directeur  de  l'École,  prêchait 
sans  relâche  à  ses  élèves.  Un  jour,  il  leur  signalait,  pour  joindre 
L'exemple  au  précepte,  une  remarquable  Lettre  de  Home  qui 
venait  de  paraître  au  Journal  des  Débat*  :  il  ne  se  doutait  guère 
que  l'auteur  de  celte  Lettre  anonyme  était  précisément  l'un  de 
ceux  qui  l'écoutaient,  et  qu'il  s'imngiuait  enfoui  dans  s  is  tra- 
vaux d'érudition,  Georges  Goyau  en  personne.  Celui-ci,  que  sa 
mère  avait  accompagné  à  Rome,  avait  eu  de  bonne  h. 'lire  s 's 
entrées  au  Vatican  et  chez  notre  ambassadeur  auprès  du  Saint- 
Siège,  M.  Lefebvre  de  B.  haine.  Léon  XIII,  qui  avait  deviné  la 
qualité  dame  et  de  pensée  que  recouvrait  la  modestie  charmante 
de  ce  jeune  Français,  l'accueillait  volontiers,  lui  prodiguait  les 
encouragements  et  les  conseils.  Le  cardinal  Rampolla  s'était  pris 
d'une  vive  amitié  pour  lui,  et  l'on  conte,  —  est-ce  une  légmde? 
—  qu'il  arrivait  au  futur  auteur  de  l'Allemagne  religieuse  de  se^ 
présenter  en  pantoufles  chez  l'illustre  secrétaire  d'Etat.  Plus  tard, 
Georges  Goyau,  mettant  à  profit  les  admirables  travaux  histo- 
riques du  cardinal,  devait  écrire  sur  Sainte  Mêlante  un  petit 
livre  solide  et  charmant,  que  le  grand  public  non  seulement 
religieux,  mais  profane,  a  très  chaleureusement  accueilli.  ^Nul 
doute,  en  tout  cas,  qu'au  contact  de  ce  monde  romain,  si  souple 
et  si  habile,  l'esprit  de  finesse  et  de  diplomatie,  qu'il  avait  inné» 
ne  se  soit  aiguisé  encore  et  développé  en  lui.  A  ceux  qui  ont 
quelque  tendance  à  trop  vivre  dans  les  livres,  la.  connaissance 
et  le  maniement  des  hommes  apportent  toujours  le  plus  heureux 
des  correctifs. 

Eugène-Melchior  vde  Vogué  avait  été  très  frappé  des  Lettres 
romaines  qu'il  avait  portées  lui-même  aux  Débats.  Avec  cette 
chaleur  d'intuition  et  de  sympathie  qui  le  caractérisait,  il  avait 
deviné  dans  ces  pages  une  personnalité  de  tout  premier  plan. 
Il  voulut  en  connaître  directement  l'auteur.  Se  trouvant  à 
Rome,  il  lui  arriva  de  décliner  une  invitation  au  palais  Farnèse 
pour  dîner  en  tète  à  tète  avec  Georges   Goyau.   D'affectueuses 


M.     GEORGES    GOYAU, 


323 


relations  s'établirent  entre  eux.  Ce  fut  Vogiié  qui  écrivit  l'élo- 
gjiente  conclusion  du  livre  que,  en  collaboration  avec  deux 
autres  «  Romains,  »  le  regrotté  Paul  Fabre  et  M.  André  Pératé, 
Oorges  Goyau  composait  alors  sur  le  Vatican,  les  Papes  et  la 
Civilisation,  et  qui  contient  peut-être  quelques-unes  de  ses  pages 
les  moins  connues  et  les  plus  belles.  Plus  d'une  fois,  en  lisant 
cette  Vue  générale  de  l'histoire  de  la  Papauté  qu'il  y  a  insérée» 
—  «  vue  »  un  peu  trop  systématique  peut-être,  mais  singulière- 
ment originale  et  suggestive,  —  on  ne  peut  s'empêcher  de  pen- 
ser à  la  manière  puissamment  abrévialive  et  impérieusement 
entraînante  du  Bossuat  de  ïlli^toire  universelle  (1).  Georges 
Goyau  n'a  jamais  choisi  de  médiocres  modèles. 

Il  ne  s'en  tenait  pas  la.  Sous  le  pseudonyme  symbolique  de 
Léon  Grégure,  il  avait  publié,  avant  de  quitter  Rome,  un  livre 
qui,  en  même  temps  qu'un  livre  d'histoire,  était  un  acte,  et 
qui  dut  profondément  réjouir  le  cœur  de  Léon  XIII.  Ce  livre, 
intitulé  k  Pa/ie,  les  C  ithol/>/iies  et  la  Question  sociale,  fut  sou- 
mis à  Brunelière,  qui  en  admira  la  vigoureuse  construction,  la 
fougue  iulérijure,  la  fort 3  et  persuasive  dialectique.  Il  connais- 
sait sou  ancien  élèv^.  D;  son  coup  d'œil  aigu  et  rapide,  ii  vit 
le  pirli  quoi  pouvait  lir*r  d'un  esprit  déj'i  si  riche,  d'un  talent 
déjà  si  mùr.  Il  lui  lit  d  ;s  ouvertures.  Vers  le  même  temps, 
l'Université  de  Fribourg  en  Suiss-  proposait  à  Georges  Goyau 
une  chaire  de  langue  el  de  lillcralure  latines.  Au  fond,  il 
n'avait  qu'à  moitié  la  vocation  de  l'enseignement;  il  avait  bien 
plutôt  celle  de  publiciste;  el,  pour  l'avenir  des  idées  qui  lui 
étaient  chères,  la  retentissante  tribune  qu'on  lui  offrait  était 
bien  faite  pour  le  tenter.  Il  accepta  les  ouvertures  de  Brune- 
|ière,  qui  était  pressant,  presque  impérieux.  Georges  Goyau  fut 
attaché  à  <a  li-vue;  Bnwtialière  l'envoya  en  Allemagne  élu-  i  r 
la  pensée  sociale  et  l'histoire  religieuse  de  nos  voisins  d'o..tre- 
.Rhiu.  Il  avait  vingl-ciaq  ans.  Plus  que  beaucoup  d'autres  à 
trente,  il  était  armé  de  faits,  de  méthodes  et  d'idées.  Sa  vraie 
carrière  commençait. 


* 
*  * 


Elle  s'est  déroulée  presque  tout  entière  ici  même.  Plus  de 

(1)  Rendant  compte  de  ce  livre  dans  une  revue  allemande,  le  baron  de  Hert- 
jing,  le  futur  chancelier  impérial,  ne  ménageait  pas  les  éloges  à  l'auteur,  mais 
il  le  trouvait  trop...  «  démocrate  I  » 


324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vingt-cinq  volumes,  fortement  documentés,  riches  d'aperçus 
de  toute  sorte,  magistralement  composés  et  construits,  voilà  ce 
qui  compose  cette  œuvre  imposante  d'historien.  Je  dis  bien  • 
d'historien.  Car  si  l'on  peut  répartir  en  trois  principaux 
groupes,  —  études  religieuses,  études  sociales,  études  poli- 
tiques, —  ces  vingt-huit  ou  trente  volumes,  et  si  toute  une  phi- 
losophie, très  nette  et  parfaitement  cohérente,  s'en  dégage,  les 
substructions,  la  méthode,  l'esprit  même  de  cette  œuvre  sont 
rigoureusement  d'un  historien. 

Quel  que  soit  en  effet  lé  sujet  auquel  s'applique  Georges  Goyau, 
son  premier  soin,  avant  de  le  traiter,  est  d'utiliser  et  d'épuiser 
toute  l'information  positive  qu'il  comporte.  Etude  minutieuse 
et  critique  des  faits,  dépouillement  méthodique  des  documents 
et  des  textes,  recherche  des  sources,  examen  consciencieux  des 
ouvrages  antérieurs,  enquêtes  patiemment  conduites  sur  place, 
interviews  même,  il  n'est  aucun  des  procédés  d'investigation  en 
usage  et  en  honneur  parmi  les  praticiens  les  plus  déterminés  de 
l'histoire  «  scientifique,  »  auquel  il  ne  recoure  pour  découvrir 
l'exacte  vérité  sur  les  hommes,  les  événements,  les  institutions, 
les  mouvements  d'idées  qu'il  se  propose  de  connaître  et  de  faire 
connaître.  De  là  tous  les  solides  «  dessous  »  de  ses  moindres  pages, 
«  dessous  »  qui  se  font  discrètement  sentir  aux  plus  profanes,  mais 
que  seuls  des  spécialistes  peuvent  apprécier  à  leur  juste  valeur. 
Ceux-là  savent  qu'il  est  tel  des  articles  de  Georges  Goyau  qui 
leur  résumera  toute  une  bibliothèque  et  où  ils  trouveront  non 
seulement  une  impeccable  documentation  livresque,  mais 
encore  ces  mille  renseignements  épars  et  précieux  que  la  vue 
des  choses  et  le  contact  des  personnes  vivantes  peuvent  seuls 
fournir,  et  auxquels  rien  ne  supplée.  Les  Allemands  avouent 
qu'ils  n'ont  rien  de  comparable,  —  même  de  très  loin,  —  à 
l'Allemagne  religieuse. 

L'Allemagne,  l'Autriche,  l'Italie  et  la  Suisse,  voilà  les  quatre 
pays  qu'a  particulièrement  explorés  Georges  Goyau,  et  sur  la 
mentalité  desquels  il  nous  a  rapporté  des  informations  de  tout 
premier  ordre;  Non  sans  peine  quelquefois,  et  non  sans  diffi- 
cultés et  aventures  de  toute  sorte.  Sous  le  ministère  Crispi,  ses 
allées  cl  venues  avaient  fini  par  attirer  l'attention  de  la  police 
politique  italienne.  A  Milan,  il  tombe  malade,  et  dans  l'hôtel  où 
il  s'est  fait  inscrire  comme  élève  de  l'Ecole  française  de  Rome, 
il  fait  venir  un   médecin   italien.  Celui-ci   l'ausculte  consa'pn- 


M.    GEORGES    GOYAU.  325 

cieusement  et  lui  dit:  «  Vous  faites  des  correspondances  poli- 
tiques! »  Il  était  trop  bien  renseigné  I  Une  aulre  fois,  en  Styrie, 
—  Georges  Goyau  préparait  alors  son  admirable  et  prophétique 
article  sur  /' 'Allemagne  en  Autriche,  —  il  va  voir  un  évoque 
pour  l'interroger  sur  le  mouvement  du  Los  von  Rom,  et  lui  pré- 
sente des  lettres  d'introduction  du  cardinal  Matthieu  et  du  car- 
dinal Kopp.  L'évêque  croit  ces  lettres  fausses,  et  le  seul  service 
qu'il  consente  à  rendre  à  son  visiteur  est...  de  lui  offrir  l'au- 
mône. Pareil  accueil  dans  tous  les  milieux  ecclésiastiques  de  la 
région.  Le  voyageur  éconduit  s'informe,  et  il  finit  par  apprendre 
qu'il  était  le  quatrième  Français  circulant  depuis  le  début  de 
l'année  dans  ces  parages  :  les  trois  premiers  avaient  tué  ou 
assassiné,  et  l'un  d'entre  eux  avait  même  dévalisé  la.  cassette 
épiscopale. 

Georges  Goyau  n'a  jamais  dévalisé  que  des  bibliothèques.  Ses 
matéri  mx  une  fois  réunis  et  classés,  il  les  met  en  œuvre  avec 
un  art  savant  et  ingénieux  qu'il  faut  essayer  de  définir.  Il  consiste 
ess  nli  'Ilement  à  laisse?*  parler  les  faits.  Par  des  citations  habi- 
lement amenées,  par  des  analyses,  des  résumés,  des  réflexions 
adroitement  groupées  et  enchaînées,  l'historien  donne  l'impres- 
sion que  les  événements  qu'il  raconte,  baignés  en  quelque  sorte 
dans  une  calme  atmosphère  intellectuelle,  se  déroulent  succes- 
sivement sous  nos  yeux.  Et  il  y  a  dans  son  ton  une  telle  sérénité, 
une  si  évidente  probité,  un  si  manifeste  désir  de  ne  rien  déguiser 
de  la  réalité,  un  tel  besoin  d'impartialité  à  l'égard  même  des 
doctrines  ou  des  hommes  qui  lui  sont  le  plus  profondément 
antipathiques,  que  le  lecteur  se  sent  bien  vite  en  confiance,  et 
qu'il  ne  tarde  guère  à  donner  son  adhésion.  —  Est-ce  à  dire  que  les 
jugements  portés  par  l'écrivain  sur  les  faits,  les  idées  ou  les  per- 
sonnages dont  il  retrace  l'histoire  ne  se  ressentent  jamais  de  ses 
convictions  propres  ?  Ce  serait  l'avoir  bien  mal  lu  que  de  le  pré- 
tendre. Quand  il  parle  des  hommes  dont  la  vie  et  la  pensée  lui 
sont  chères,  insensiblement  son  ton  s'élève  et  s'échauffe  et  trahit 
le  sentiment  personnel  qui  l'anime.  Au  contraire,  quand  il  lui 
arrive  de  mettre  en  scène  des  hommes  ou  des  doctrines  que, 
dans  son  for  intérieur,  il  croit  néfastes,  presque  à  son  insu  son 
exposition  se  relève  et  s'égiye  parfois  d'une  petite  pointe  d'ironie, 
à  peine  siisissable,  mais  fort  spirituelle,  et  qui  suffit  à  nous 
avertir  qu'il  n'est  point  dupe.  Et  tout  ceci  pour  ne  rien  dire. des 
jugements  et  dos  conclusions,  par  où  s'écha-ppe  sa- pensée  de  der- 


326  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rière  la  tête,  et  qui,  évidemment,  seraient  tout  autres,  si  ses 
croyances  étaient  elles-mêmes  différentes. 

J'estime  que  rien  n'est  plus  légitime  que  cette  attitude.  L'im- 
partialité en  histoire  ne  consiste  pas,  comme  on  se  l'imagine 
parfois,  à  ne  jamais  prendre  parti,  à  tout  mettre,  hommes  et 
choses,  sur  le  même  plan,  à  prodiguer  aux  doctrines,  aux  per- 
sonnalités les  plus  opposées  la  même  sympathie,  —  ou  plutôt  la 
même  banale  indifférence.  Elle  consiste  au  contraire,  et  unique- 
ment, à  ne  pas  juger  trop  vite,  à  s'entourer  de  tous  les  éléments 
d'information  qui  peuvent  nous  amener  à  modifier,  corriger  ou 
atténuer  les  réactions  toutes  spontanées  de  notre  sensibilité,  à  ne 
jamais  altérer  la  réalité  des  faits  ou  des  doctrines  que  l'on 
expose,  à  s'efforcer  enfin  d'être  juste  envers  tout  le  monde,  amis 
et  adversaires.  A  entendre  certains  partisans  de  l'histoire  dite 
«  scientifique,  »  — laquelle  n'est  qu'un  mythe,  —  on  pourrait 
croire  que  l'élaboration  de  la  vérité  historique  se  fait  aussi  sim- 
plement, aussi  infailliblement  dans  l'esprit  de  l'historien  que  la 
combinaison,  d'un  acide  et  d'une  base  dans  une  éprouvette  de 
laboratoire.  Ils  oublient  que  l'éprouvette  est  ici  une  àme 
humaine,  une  force  spirituelle  indépendante  et  irréductible  qui, 
déjà,  est  intervenue  nécessairement  dans  le  choix  des  matériaux 
qu'elle  utilise,  et  qui,  non  moins  nécessairement,  s'ajoute  à  eux 
pour  les  pénétrer  de  sa  propre  substance.  Vouloir  éliminer  en 
histoire  «  l'équation  personnelle,  »  obliger  l'historien  à  n'être 
en  quelque  sorte  qu'un  simple  appareil  enregistreur,  c'est  d'abord 
chose  impossible  et  illusoire,  et,  si  c'était  possible,  ce  serait  le 
réduire  à  la  plus  parfaite  insignifiance.  Bacon  disait  de  l'art 
qu'il  est  l'homme  ajouté  à  la  nature,  homo  additus  naturx  ;  il 
faut  dire  de  l'histoire  qu'elle  est,  et  qu'elle  ne  peut  pas  ne  pas 
être  l'homme  ajouté  aux  faits,  homo  additus  rébus. 

Georges  Goyau,  —  et  il  faut  l'en  louer,  —  a  mis  sa  personne 
dans  son  œuvre).  Il  est  trop  évident  qu'un  protestant  convaincu 
ne  raconterait  pas  tout  a  fait  comme  lui  l'histoire  du  Protes- 
tantisme allemand,  ou  celle  de  Genève.  Mais  il  est  intervenu 
dans  les  opérations  de  son  esprit  avec  tant  de  discrétion,  il  s'est 
soumis  à  l'objet  de  son  étude  avec  une  si  scrupuleuse  loyauté,  il 
s'est  efforcé  avec  une  si  touchante  bonne  foi  de  comprendre  et 
de  faire  comprendre  les  idées  et  les  personnalités  qui  lui  étaient 
le  plus  naturellement  étrangères,  que  ceux-là  même  qui  résis- 
tent le  plus  vivement  à  ses  conclusions  s'instruisent  et  s'éclairent, 


M.    GEORGES    GOYAU.  '.\21 

en  le  lisant,  sur  les  sujets  qu'ils  croient  le  mieux  connaître  11 
ne  sortit  pas  très  malaisé,  à  l'aide  de  quelques  menues  retouches, 
d'extraire  de  ses  œuvres  une  apologie  complète  et  fort  persua- 
sive de  l'individualisme  protestant.  Je  sais  des  protestants  qui 
goûtent  fort  les  études  sur  le  Protestantisme  allemand  et  genevois, 
et  les  deux  volumes  sur  Genève  ont  été  récemment  l'objet  d'un 
rapport  extrêmement  élogieux  de  M.  Ferdinand  Buisson. 

El  de  même  qu'il  sait  rendre  à  ceux  qui  ne  partagent  point 
ses  idées  une  très  exacte  justice,  Georges  Goyau  se  garde  bien 
de  Natter  ses  coreligionnaires  et  de  les  suivre  jusque  dans  lêùft! 
erreurs.  Il  a  su  dire,  le  cas  échéante  des  vérités  assez  duivs  à 
certains  catholiques  français.  Et,  en  dépit  des  sollicitations  qui 
lui  venaient  d'outre-Rhin,  il  a  cru  devoir  arrêter  à  la  mort  de 
Bismarck  l'histoire  du  catholicisme  allemand  :  c'est  qu'il  voyait 
le  parti  du  noble  Windthorst  abdiquer  peu  à  peu  devant  l'Em- 
pereur luthérien  et  devenir  le  parti  domestiqué  d'Erzberger.  La 
guerre  étant  venue  rendre  cette  transformation  criante,  il  en 
esquissa  l'instructive  histoire  dans  un  article,  puis  dans  une 
brochure,  dont  les  courtoises  sévérités  furent  douloureuses  aux 
hommes  du  Centre.  La  Gazette  populaire  de  Cologne  qui  jus- 
qu'alors avait  apprécié  d'une  façon  très  flatteuse  les  travaux  his- 
toriques de  Georges  (ioyau,  déclara  sans  ambages  que  «  la  guerre 
l'avait  rendu  fou.  »  On  ne  sait  pas,  en  Allemagne,  rendre  cour- 
toisement hommage  à  la  clairvoyance  religieuse  et  patriotique. 

Comme  tous  les  écrivains  modernes,  que  les  hasards  de 
l'actualité  sollicitent  dans  les  directions  les  plus  diverses, 
Georges  Goyau,  en  marge  de  ses  grandes  œuvres,  a  écrit  un 
grand  nombre  d'essais  ou  d'articles  dont  l'unité  intérieure  nous 
échapperait  un  peu,  si  l'auteur  n'avait  pris  soin  de  nous  l'in- 
diquer par  le  titre  même  sous  lequel  il  les  a  recueillis  :  Autour 
du  catholicisme  social.  Sans  négliger,  certes,  les  autres  aspects 
du  catholicisme,  c'est  sous  cet  aspect  particulier  qu'il  l'ertvisage 
le  plus  volontiers.  Convaincu  que  pour  résoudre  les  conflits 
sociaux  dont  nous  souffrons,  et  qui  vont  s'exaspérant  tous  les 
jours,  seul  le  catholicisme  est  capable  de  fournir  une  doctrine 
pleinement  satisfaisante,  c'est  cette  doctrine  qu'il  s'efforce  de 
dégager  de  tous  les  faits,  anciens  ou  nouveaux,  qu'il  est  conduit 
à  étudier,  de  tous  les  livres  qui  s'offrent  à  son  attention.  Et  ainsi 
se  sont  formés  au  jour  le  jour  ces  cinq  recueils  d'études  extrê- 
mement variées,  attachantes  et  suggestives.  Portraits  d'écrivains 


328  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ou  d'hommes  d'action  morts  ou  vivants,  discussions  d'idées  ou 
de  fails,  essais  sur  des  livres  qui  viennent  de  paraître,  médi- 
tations même,  il  y. a  un  peu  de  tout  dans  ces  alertes  et  pleins 
volumes.  Je  sais  des  lecteurs,  —  et  des  lectrices,  —  que  les  dimen- 
sions imposantes  de  l'Allemagne  religieuse  effraient  un  peu, 
et  qui  goûtent  vivement  ces  ouvrages.  Sous  une  forme  plus 
libre,  moins  impersonnelle  et  plus  variée,  ils  y  retrouvent  toutes 
Je-  qualités  d'information,  de  vigueur,  d'autorité  et  d'élévation 
spirituelle  qui  forment  l'habituel  apanage  de  l'écrivain  ;  et  ils 
sont  heureux  d'y  voir  reparaître,  à  tous  les  tournants,  s'enri- 
chissant  progressivement  de  nuances  et  de  précisions  nouvelles, 
l'idée  maitresse  dont  il  poursuit  inlassablement  l'illustration. 
Cette  idée,  dont  l'histoire  française  de  demain  pourrait  bien 
mettre  définitivement  en  lumière  la  profonde  justesse  et  la 
fécondité,  est  que  le  catholicisme,  bien  conçu  et  généreuse- 
ment pratiqué,  loin  d'être  la  grande  «  force  de  réaction  »  que 
dénoncent  les  préjugés  à  la  mode,  est  au  contraire  l'une  des 
grandes  forces  sociales  de  l'avenir.  Pour  régler  les  rapports,  si 
souvent  faussés,  entre  le  capital  et  le  travail,  entre  l'Etat  et  les 
individus,  l'Eglise  dispose  non  seulement  d'indications  théo- 
riques, mais  de  directions  pratiques  éprouvées.  Qu'elle  n'hésite 
pas  à  approfondir,  à  développer  ses  réserves  doctrinales,  à 
pousser  à  l'action  positive  ceux  qui  viennent  à  elle.  Et  un  jour 
viendra,  plus  prochain  peut-être  qu'on  ne  pense,  où,  sur  ce  ter- 
rain  imprévu,  se  rencontrant  avec  elle,  le  monde  étonné  devra 
constater  que  tous  les  progrès  qu'il  avait  conçus,  tous  les  rêves 
de  justice  sociale  dont  il  s'était  enivré,  tout  cela  était  contenu  en 
germe  dans  la  divine  parole  :  Misereor  saper  tarbam... 

Dans  l'intervalle  de  ses  études  d'histoire  religieuse,  Georges 
Goyau  avait  été  amené  à  s'occuper  de  diverses  questions  d'his- 
toire politique  et  scolaire.  De  très  nombreux  documents  épisto- 
laires  sur  les  origines  de  la  Ligue  de  l'enseignement,  d'autres 
pièces  imprimées  qui  n'ont  jamais  été  déposées  à  la  Biblio- 
thèque nationale,  mais  que  certaines  bibliothèques  privées  ont 
précieusement  conservées,  avaient  été  mis  libéralement  à  sa  dis- 
position. En  dépouillant  avec  sa  conscience  habituelle  ces  mul- 
tiples documents,  il  se  rendit  compte  que  l'anticléricalisme, 
dans  la  France  contemporaine,  avait,  en  fait,  partie  liée  avec 
des  doctrines  qui,  sous  le  couvert  d'un  vague  humanitarisme  et 
d'un  pacifisme  militant,  aboutissaient  à  la  négation  de  l'idée  de 


M.    GEORGES    GOYAU.  329 

patrie.  Les  deux  causes  qui  lui  tenaient  le  plus  au  cœur,  le 
catholicisme  et  là  France,  se  trouvaient  ainsi  compromises  par 
d'insidieuses  campagnes  et  des  menées  ténébreuses  qu'il  s'agis- 
sait de  dénoncer  à  l'opinion  publique.  L'historien  de  l'Alle- 
magne religieuse  n'hésita  pas;  et  sans  quitter  le  terrain  solide 
de  la  stricte  histoire  documentaire,  il  se  mit  courageusement  à 
l'œuvre.  Ainsi  sont  nés  ces  livres  sur  l'Ecole  d'aujourd'hui,  sur 
Ihlée  de  patrie  et  l'humanitarisme,  qui  ont  ouvert  les  veux  à 
tant  d'honnêtes  gens  imprudents  ou  mal  informés,  et  qui  n'ont 
pas  peu  contribué,  dans  les  années  où  se  préparait  la  grande 
crise  européenne,  à  assainir  l'atmosphère  morale.  Si,  entre 
1910  et  1914,  l'anticléricalisme  a  été  un  peu  en  baisse  on 
France,  si  l'on  y  a  parlé  d'  «  apaisement,  »  si,  même  dans  les 
milieux  primaires,  l'inquiétude  patriotique  s'est  fait  jour,  si, 
en  un  mot,  «  l'union  sacrée  »  en  face  de  l'éternel  ennemi  se 
préparait  dans  les  consciences  françaises,  les  livres  de  Georges 
Goyau  y  sont  certainement  pour  quelque  chose. 

* 
*  * 

Il  travaillait  ainsi  avec  une  activité  infatigable,  cherchant, 
pour  sa  modeste  part,  à  réconcilier  «  l'Eglise  et  le  siècle,  »  ense- 
velissant dans  de  nouveaux  livres  et  de  bonnes  œuvres  les 
grandes  douleurs  intimes  qui  ne  lui  avaient  pas  été  épargnées, 
quand  la  guerre  éclata.  Quoique  l'Allemagne,  qu'il  connaissait 
si  bien,  lui  fût  un  sujet  de  préoccupation  constante,  je  ne  crois 
pas  qu'il  ait,  plus  que  beaucoup  d'autres,  prévu  l'atroce  con- 
flit. Il  voyageait  en  Suisse.  Il  venait  de  passer  plusieurs  mois  a 
Genève,  enquêtant  sur  l'histoire  de  la  «  ville-Église,  »  expli- 
quant dans  certains  milieux  protestants  qui  lui  avaient  demandé 
des  conférences  les  choses  du  catholicisme.  Il  s'empressa  de 
repasser  la  frontière,  reprenant  à  son  compte  la  belle  parole  de 
Théophile  Gautier  en  1870  :  «  On  bat  maman,  j'accours!  »  Et 
n'étant  pas  soldat,  il  se  mobilisa  lui-même  au  poste  où  il  pou- 
vait être  pratiquement  le  plus  utile,  dans  cû  service  de  santé, 
dont  les  douloureuses  imperfections  et  les  invraisemblables 
lacunes  témoigneront  devant  l'histoire  du  coupable  aveugle- 
ment de  nos  politiciens  pacifistes,  et  qui,  plus  que  tous  les 
autres  peut-être,  avait  besoin  que  le  dévouement,  la  méthode, 
l'esprit  d'organisation  vinssent  suppléer  aux  néfastes  impré- 
voyances de  lavant-guerre. 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quatre  années  durant,  sans  un  jour  de  relâche,  Georges 
Goyau  fut  sur  la  brèche.  A  la  question  qu'il  faut  poser  à  tout 
Français  :  «  .Qu'avez-vous  fait  pendant  la  guerre  ?  »  il  pourra 
répondre  qu'il  aura  contribué  à  sauver  plus  d'une  vie  française  ; 
et  celles  qu'il  n'aura  pu  sauver,  son  inlassable  charité  aura  su 
leur  adoucir  leurs  derniers  moments.  Non  content  d'administrer 
avec  son  habituelle  et  scrupuleuse  conscience  un  hôpital  auxi- 
liaire, il  apportait  sa  précieuse  collaboration  aux  services  de  la 
Croix-Rouge.  Cette  vie  toute  nouvelle  pour  lui,  toute  pleine 
d'humbles  devoirs  quotidiens,  et  comme  fondue  dans  le  sacrifice 
anonyme  de  la  collectivité  française,  avait  interrompu  tous  ses 
travaux  commencés.  Il  avait  à  peu  près  renoncé  à  écrire.  Les 
trois  ou  quatre  articles  qu'il  a  pu,  en  prenant  sur  ses  veilles,  par 
un  rude  effort  de  volonté,  rédiger  en  marge  de  ses  absorbantes 
occupations,  sont  encore  des  actes,  et  des  actes  de  guerre.  Sans 
abdiquer  la  méthode  historique,  il  dénonçait  les  capitulations 
successives  des  catholiques  allemands  devant  les  prétentions  anti- 
chrétiennes de  l'Empire  évangélique,  les  hypocrites  menées 
germaniques  qui,  sous  couleur  d'exploiter  les  divisions  entre 
Flamands  et  Wallons,  avaient  pour  objet  de  rompre  le  front 
intérieur  de  la  Belgique  amie  et  alliée  ;  il  mettait  en  un  vigou- 
Feux  relief  le  rôle  de  l'Eglise  de  France  pendant  la  guerre  ; 
enfin,  il  dressait  en  pied  la  haute  et  noble  figure  du  cardinal 
Mercier.  Aucune  déclamation  dans  ces  pages  ;  une  grande  objec- 
tivité de  manière,  de  méthode  et  de  ton  ;  mais,  au  frémissement 
involontaire  de  certaines  phrases,  on  sent  la  vibrante  émotion 
qu'elles  recouvrent.  Plus  que  personne,  l'historien  du  Vatican 
a  compris  que  la  guerre  qui  a  désolé  notre  sol  était,  dans  son 
fond,  une  véritable  guerre  religieuse,  et  que  ce  qu'elle  a  mis  ou 
remis  en  question,  c'est  l'avenir  même  de  la  civilisation  chré- 
tienne. 

Cette  civilisation  encore  une  fois  sauvée,  non  pas  unique- 
ment, mais  principalement  par  la  France,  il  s'agissait  de  dis- 
siper certains  malentendus  qui,  au  cours  des  siècles,  mais  plus 
particulièrement  dans  les  dernières  années,  s'étaient  glissés 
entre  la  «  nation  apôtre  »  par  excellence  et  l'Eglise  catholique, 
malentendus  qui  expliquent,  sans  toutefois  la  justifier  complète- 
ment, l'attitude  de  certains  catholiques  neutres  à  l'égard  de  la 
France  pendant  la  guerre.  Ce  fut  l'objet  du  petit  livre  intitulé  : 
Ce  que  le  monde  catholique  doit  à  la  France.  Il  s'agissait,  d'autre 


M.    GEORGES    GOYAU.  331 

,  •, 

part,  de  montrer  que,  dans  l'Europe  nouvelle,  en  quête  d'un 
nouveau  droit  international,  l'Eglise,  enfin  libérée  de  certaines 
servitudes  qui  avaient  entravé  sa  mission,  avait  son  mot  à  dire 
et  son  rôle  à  jouer,  et  qu'elle  se  trouvait  replacée  par  l'histoire 
dans  la  grande  voie  royale  de  sa  destinée.  La  conclusion  de  toutes 
ces"  constatations  diverses  était  que  la  France,  —  la  France  vic- 
torieuse de  1918,  la  France  des  Croisades  et  de  cette  Jeanne 
d'Arc  que  l'Eglise  vient  de  canoniser,  —  ne  peut  plus  ignorer 
Rome,  et  qu'il  y  a  entre  les  intérêts  français  et  les  intérêts  catho- 
liques une  sorte  d'harmonie  préétablie  que  tout  commande  de 
respecter  et  de  renforcer.  Le  livre  l'Église  libre  dans  l'Europe 
libre  venait  prêter  un  corps  à  ces  idées.  Une  fois  de  plus,  Georges 
Goyau  exprimait  là  si  bien  la  pensée  profonde  de  la  génération 
à  laquelle  il  appartient,  que  l'événement  n'allait  guère  tarder  à 
lui  donner  raison. 

Si  modeste  qu'il  fût,  Georges  Goyau  avait  fini  par  se  rendre 
aux  vœux  de  tous  ses  nombreux  amis,  de  toute  cette  jeunesse  qui 
s'est   nourrie  de  ses  articles  et  de  ses  livres  et  qui  le  considère 
comme  un  maître,  et  il  avait  posé  sa  candidature  a  la  succession 
académique  d'Emile  Faguet.  Il  eût  fait  un  bel  éloge  de  l'auteur 
du  Dix-huitième  siècle.  L'éloge  d'Emile  Faguet  sera  prononcé 
par  Georges  Clemenceau,  devant  lequel  les  candidatures  les  plus 
justifiées  ont  tenu  à  honneur  de  s'effacer.  L'historien  de  /' Alle- 
magne religieuse  s'est   remis  au  travail  avec  joie.  M.  Hanotaux 
a  eu  l'heureuse  pensée  de  lui  demander  sa  collaboration  à  la 
grande   Histoire  de  la   nation  française  que,   dans  un   récent 
article,  M.  Louis  Madelin  signalait  aux  lecteurs  de  la  Revue;  il 
lui  a  proposé  de  compléter  et  de  couronner  son  œuvre  par  une 
Histoire  religieuse  de  la  France,  qui  nous  manque  encore  et  que 
tout  le  prédestinait  à  écrire  :  ses  goûts,  ses  idées,  ses  travaux 
antérieurs,    son  désir  d'apostolat,  la  nature  de    son  talent,   si 
religieux  et  si   français  tout  ensemble.  Ce  grand  livre,  —  qui 
aura  la   bonne  fortune   d'être  illustré  par  Maurice    Denis,   — 
est  fort  avancé  ;  ce  sera  probablement  le  chef-d'œuvre  de  Georges 
Goyau,  et  je  sais  que  d'excellents  juges,  qui  en  connaissent  cer- 
taines parties,  déclarent  qu'il  n'a  rien  écrit  de  plus  parfait,  de 
plus  profond  et  de  plus  fort.  On  les  en  croit  sans  peine.  Les  plus 
beaux  livres,    dans  tous  les  ordres,  sont  ceux  qu'on  a  longtemps 
portés,  parfois  presque  involontairement,  en  soi  et  dans  lesquels 
on  peut  se  meltre  tout  entier.  Après  avoir  tant  médité  sur  le 


332 


RESTE    DES    DEUX    MONDES. 


problème  religieux,  sur  le  génie  et  les  destinées  de  la  France, 
après  avoir,  par  mille  travaux  d'approche,  investi  telle  ou  telle 
portion  de  ce  vaste  sujet,  l'auteur  du  Vatican  est  admirablement 
préparé  à  retracer  dans  un  tableau  d'ensemble,  la  vie  religieuse 
de  son  pays  à  travers  dix-neuf  siècles  d'histoire.  Et  son  livre? 
paraissant  à  une  époque  de  restauration  morale  et  sociale,  pourra 
être  une  sorte  de  Génie  dit  Christianisme,  très  différent  de 
l'ancien  et  tel  qu'il  convient  à  notre  temps. 

Ceux  qui  savent  lire,  et  auxquels  les  renommées  bruyantes 
n'en  imposent  guère,  n'auront  pas  attendu  ce  moment-la  pour 
reconnaître  en  Georges  Goyau  l'un  des  écrivains  qui,  par  l'abon- 
dance et  la  qualité  de  leur  œuvre,  font  le  plus  d'honneur  à  la 
pensée  française  d'aujourd'hui.  Et  si  par  hasard  ils  ont  vécu,  ou 
même  simplement  voyagé  à  l'étranger,  ils  ont  pu  constater,  et 
non  pas  seulement  dans  les  milieux  catholiques,  de  quelle 
estime  respectueuse  est  entouré  son  nom.  Nous  avons  en  France 
trop  de  tendance  à  croire  que  la  littérature  d'imagination  est 
toute  la  littérature,  et  que  tel  roman  à  la  mode  ou  telle  petite 
pièce  de  théâtre  suffit  à  témoigner  de  la  persistante  vitalité 
de  l'esprit  français.  Si  nous  franchissons  nos  frontières,  nous 
serons  vil<3  détrompés.  Les  étrangers  cultivés  lisent  nos  bons 
romans  pour  se  divertir;  mais  les  ouvrages  qu'ils  lisent  pour 
s'instruire,  voilà  ceux  qui  comptent  à  leurs  yeux.  Taine  et 
Renan,  Brunetière  et  Vogiié  n'auraient  pas  eu  la  réputation  eu- 
ropéenne qu'ils  ont  conquise,  s'ils  n'avaient  pas  satisfait  a  ce 
besoin  primordial.  Parmi  les  écrivains  français  qui  viennent 
d'atteindre  la  cinquantaine,  il  en  est  peu  dont  la  réputation  soit, 
hors  de  France,  aussi  solidement  assise  que  celle  de  Georges 
Goyau.) 

Fidus. 


LE  JOUR  DE  GLOIRE 


POÈME 


Paris  terrassier  met  bas  sa  vareuse, 
Un  éclair  soudain  jaillit  du  caillou, 
Et  Paris  flâneur  regarde  le  trou 
Que  la  pioche  creuse.: 

Paris  charpentier  tape  sur  un  clou, 
Paris  amoureux  suit  son  amoureuse, 
Paris  sage  flotte  avec  Paris  fou 

Dans  la  rue  heureuse.    , 

Samedi  I  le  peintre  a  vidé  ses  pots, 
Le  màt  est  dressé,  l'oriflamme  bouge; 
Dimanche  déploie  avec  les  drapeaux 
Le  calicot  rouge. 

* 

—  Je  vends  des  cocardes,  des  fleurs, 

Et  le  plan  de  la  capitale! 

A  deux  sous  la  carte-postale 

Où  l'on  peut  voir  Foch  en  couleurs  1 

Vrai  temps  d'ici,  mousseux,  bleuâtre. 
Une  chaise  dorée  entre  les  palmiers  verts, 
Comme  une  demoiselle  en  robe  de  théâtre, 
Semble  avoir  fait  deux  pas  pour  réciter  dos  vers. 


334  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Un  biniou  comme  au  village 
Doucement  nasille,  étouffé 
Dans  l'ombre  d'un  petit  café. 

Le  bruit  d'un  carambolage 
Rejaillit  sur  le  trottoir. 

Partout  l'asphalte  est  noir 
Comme  un  livre  sans  marge. 
L'Avenue  en  long  et  en  large 
Appartient  au  piéton. 

La  voix  d'un  mirliton 
Vibre  comme  un  écho  des  vieilles  mi-carrm  >s. 
Parmi  les  drapeaux  neufs,  quelques  drapeaux  déteints 
Semblent  vouloir  unir  par  des  efforts  suprêmes 
Les  honneurs  de  ce  jour  à  ceux  dos  jours  lointains. 


* 


Que  rospire-t-on  dans  celle  poussière 
Qui  peut  nous  griser  ainsi? 
Sous  l'apparence  grossière, 
Qu'est-ce  qui  triomphe  ici? 

D>  toutes  parts  la  France  af.lue. 

Le  canon  ennemi  sa! u  î 

Très  bas  nos  grêles  marronniers, 

El  la  province  et  la  banlieue 

Sur  les  bancs  ouvrjul  leurs  paniers. 

Jamais  chemin  d'eau  bleue 
N'a  miré  plus  d'orgueil 

Que  celui  qui  descend  de  B:rcy  vers  Auteuil. 

Jamais  l'arche  des  ponts  n'eut  celte  courbe  sûre, 

Ni  la  ligne  des  quais  ce  trait  solide  et  fin. 

Tout  atteste  en  ces  jours  que  la  vieille  blessure 
S'est  refermée  enfin. 


LE    JOUR    DE    GLOIRE.  335 


Où  sont-ils?  ils  sont  là,  tout  autour  de  la  ville, 

A  l'est,  à  l'ouest,  au  sud,  au  nord, 
Arrivés  du  matin  comme  un  troupeau  docile, 
Sans  tumulte,  sans  cris,  sans  attente  fébrile, 
Calmes  comme  ils  l'étaient  en  face  de  la  mort.' 

Ils  ont  suivi  l'ordre  de  route, 
Ils  sont  présents  au  jour  fixé, 
Et  le  cheval  du  dragon  broute 
L'herbe  poudreuse  du  fossé. 

Quelques-uns  plissent  les  paupières, 
Debout  devant  un  feu  qui  craque  entre  deux  pierres} 
Ceux-ci,  dans  une  cour  où  brillent  des  faisceaux, 

Frottent  des  cuirs,  portent  des  seaux, 
Ceux-là,  le  torse  nu,  se  lavent  sous  la  pompe. 

Ils  sont  indifférents  à  tout  ce  qui  nous  trompe, 

A  tout  ce  qu'on  entend  comme  à  tout  ce  qu'on  lit«..: 

Une  vapeur  au  loin  salit 

Le  bord  de  l'horizon  qui  tremble. 

Paris  s'allume  au  fond  de  ce  gouffre  écumeux. 

Alors,  soudain  troublés,  levant  la  tête  ensemble, 

Ils  regardent  là-bas  ce  pan  de  ciel  fumeux 
Qu'emplit  une  rumeur  profonde, 

Comme  des  voyageurs  au  seuil  d'un  autre  monde. 

* 

Nous,  cette  nuit,  ne  dormant  pas, 
Nous  écoutons  le  bruit  des  pas 
Déferler  entre  les  murs  sombres... 

Voilà  huit  mois  déjà  que  nos  maux  ont  pris  fin, 
Et  nous  cherchons  encore  au  milieu  des  décombres 

C^tte  paix  dont  nos  cœurs  ont  faim. 
Quand  un  brusque  silence  est  tombé  sur  nos  lignes, 
Qu'attendions-nous?  quels  nouveaux  signes 
Plus  purs  que  l'arc-en-ciel  au-dessus  des  forèls? 


336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  avions  rêvé  d'une  clarté  rose, 
D'un  monde  aussi  neuf  que  du  gazon  frais; 
Nous  n'avons  rîen  vu  qu'une  porte  close, 
Des  huissiers  bâillant  sur  des  tabourets. 

On  se  mit  à  table  en  décembre. 
Le  brouhaha  des  intérêts 
Parfois  s'entendait  depuis  l'antichambre. 

Nous  connaissions  par  les  journaux 
Le  meuble  et  le  tapis,  les  noms  et  les  figures. 
Les  points  d'honneur  nationaux 
Avaient  leurs  petits  et  leurs  grands  augures. 

L'hiver  passa.  Chacun  disputait  sur  son  lot, 
Et  les  traducteurs  de  traduire, 
Et  les  machines  à  écrire 
De  précipiter  leur  galop. 

Nos  illusions  s'en  étaient  allées, 

L'encre  séchait  sur  les  buvards, 
Les  marronniers  des  boulevards 

Déjà  verdissaient  sous  les  giboulées. 

Enfin,  l'œuvre  accomplie,  on  apposa  les  sceaux. 
Et  la  paix  sur  la  terre  et  la  paix  sur  les  eaux, 
Cette  paix  qui  de  loin  semblait  si  douce  à  vivre, 
La  paix  n'était  plus  qu'un  gros  livre... 

Lk-bas,  sur  les  talus  émiettés  par  le  feu, 

Gisent  des  lambeaux  d'uniforme  bleu. 
L'ancien  rempart  sacré  se  déforme  et  s'éboule; 
Le  bras  du  cicérone  entraine  une  autre  foule 

A  découvert  sur  les  plateaux; 

L'églantier  fleurit,  le  temps  coule, 
Un  cimetière  ondule  au  versant  des  coteaux. 

Instant  de  doute,  instant  de  fièvre 
Mis  à  profit  par  les  démons! 
Reniement  déjà  sur  ma  lèvre, 
Tais-toi,  tais-toi,  nous  blasphémons  1 


LE    JOUR    DE    GLOIRE.  331 

Le  jour  qui  n'a  pas  lui  va  naître, 
Cette  fois  nous  en  sommes  sûrs. 
Paris  te  guette  à  sa  fenêtre, 
Premier  malin  des  temps  futurs  I 

Levons-nous  !  hâtons-nous  !  c'est  l'heure  I 
Les  morts  nous  montrent  le  chemin  : 
Celui-ci  défend  qu'on  le  pleure, 
Celui-là  nous  prend  par  la  main. 

Dans  l'ombre  brille  autour  des  casques 
Et  des  képis  le  laurier  d'or  ; 
Quelques-uns  ont  gardé  leurs  masques 
Gomme  s'ils  combattaient  encor. 

Tous  les  passants  ont  dans  les  rues 
Des  compagnons  qu'ils  ne  voient  point. 
Péguy  de  paroles  bourrues 
Nous  gourmande,  l'épée  au  poing  : 

—  Au  pas,  dit-il,  levez  la  tête  ! 
Ce  n'est  pas  jour  d'enterrement, 
Mais  fin  matin  de  grande  fête, 
De  sacre  et  de  couronnement! 

Car  nous  voici,  rois  sans  carrosses, 
Sans  postillons  ni  chevaux  blancs, 
Avec  nos  chiffres  sur  nos  crosses, 
Avec  nos  médaillons  sanglants! 

Saluez!  un  âge  se  ferme, 
Un  autre  s'ouvre,  mes  amis, 
Laissez  au  grain  le  temps  qu'il  germe 
A  la  place  où  nous  l'avons  mis.  » 

Ainsi  nous  pirlions  dans  la  brume, 
Eux  et  nous.  L'aube  se  levait. 
Les  amants  faisaient  du  bitume 
Leur  domicile  et  leur  chevet. 

TOME   LVUIi    —    192U.  22 


338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  mères  mouchaient  la  marmaille 
Qui  s'éveillait  dans  leurs  jupons; 
Dus  gens  se  heurtaient  aux  murailles 
Comme  un  fleuve  aux  piles  des  ponts; 

La  police  grognait  sans  mordre, 
Et,  tout  azur,  cuir  fauve,  aciur, 
Les  soldats  du  service  d'ordre 
Riaient  avec  leur  officier; 

Les  lampes  baissaient  sous  les  globes; 
Les  femmes,  d'un  geste  nerveux 
Défripaient  vivement  leurs  robes, 
Piquaient  d'épingles  leurs  cheveux; 

Et  le  gamin  enfourchait  l'arbre, 
Les  fiancés  mêlaient  leurs  doigts, 
Paris  bourdonnait  sur  le  marbre, 
Paris  pendait  aux  bords  des  toits. 

* 

*  * 

Comme  un  parquet  ciré  dont  chaque  lame  brille, 
Et  dont  l'espace  nu  sous  la  lumière  attend 

Les  danseurs  du  premier  quadrille, 
Au  travers  de  Paris  un  grand  chemin  s'étend. 

Ah!  ce  couloir  creusé  dans  la  foule  compacte, 
Ce  corridor  dans  la  forêt  I 
Descends  vers  nous,  ô  cataracte, 
Ton  lit  est  prêt! 

Viens  combler  brusquement  ce  long  et  large  vide, 
Déjà  nous  frissonnons,  nous,  les  roseaux  du  bord, 
Viens  nous  courber,  torrent  solide, 
Viens  nous  presser  sur  ton  cœur  fort! 

*  * 

Un  souffle  nous  frôle, 
Enorme  et  joyeux. 
Comme  un  coup  dïpaule 
Ébranlant  les  cieux. 


LE    JOUR    DE    GLOIRE.  33U 

A  ce  signal  sourd  un  grand  cri  s'élance, 
Et  ce  cri  retombe  et  tout  est  silence. 
Plus  rien  ne  bouge,  à  part  quelque  rayon  changeant 
Qui  frise  une  mansarde. 

Tout  semble  appeler  un  secours  urgent, 
Un  bonheur  qui  manque,  un  baiser  qui  tarde. 
L'officier  de  paix  au  képi  d'argent 
Est  pâle  et  regarde... 

*  * 

C'est  en  vain  qu'un  frisson  dans  l'air  nous  avertit, 
Toujours  l'explosion  du  printemps  nous  étonne; 

C'est  en  vain  que  le  canon  tonne, 

Que  la  trompette  retenlit. 
Malgré  tant  d'écussons,  de  mats  et  de  guirlandes, 
Nous  n'avions  rien  prévu  :  quand  les  choses  sont  grandes, 

Le  rêve  en  regard  est  petit. 

Voici  l'Evénement  qui  s'y  'gouffre  sous  l'Arche, 
Et  passe  outre,  allongé  sur  son  chemin  vermeil, 
Fatal  dans  sa  splendeur',  rigoureux  dans  sa  marche, 
Comme  un  nouveau  soleil. 

Rien  ne  peut    ..i.'ei     a  tranquille  poussée, 

Pas  plus  que  la  saison  quand  elle  est  commencée 

Ne  revient  sur  ses  pas. 
Il  est  si  sur  de  lui,  si  plein  de  sa  pensée, 
Que  les  clameurs  du  monde,  il  ne  les  entend  pas. 

Tout  ce  qui  n'est  pas  lui  s'efface  dans  la  brume  : 
Fontaines  du  Rond-point,  Obélisque,  drapeaux. 
Le:>  trottoirs  ne  sont  plus  que  deux  franges  d'écume 
Que  la  vague  en  montant  rejette  sans  repos. 

Nous,  c'est  sur  un  balcon,  devant  la  Madeleine, 

Que  dans  sa  formidable  haleine 
D'étendards  déployés,  de  clairons,  de  fusils, 

L'Evénement  nous  a  saisis. 


!iO  REVUE    DES    DF.T'X    MONDES. 

Nous  l'avons  vu  soudain  sur  cette  place  étroite, 
Eblouissant  et  calme  à  l'image  de  Dieu, 
Paraître,  et  lentement,  aligné  sur  sa  droite, 
Tourner  comme  une  roue  autour  de  son  moyeu. 

Deux  noms  faisaient  le  bruit  que  font  les  avalanches, 
Deux  grands  noms  brefs  et  familiers  : 
Nous  regardions  entre  les  branches 
Venir  de  front  deux  cavaliers. 

Tous  deux  tenaient  en  main,  appuyé  sur  la  cuisse, 
Un  bâton  d'un  bleu  noir  comme  un  ciel  étoile. 
L'un  montait  un  cheval  paisible  et  pommelé, 
L'autre,  un  étalon  bai  tout  humeur  et  caprice. 

Joffre  et  Foch  s'avançaient  dans  un  rectangle  clair, 
Au  son  des  tambours  et  des  cuivres, 

Mais,  quoique  près  de  nous,  Foch  avait  déjà  l'air 
Lointain  qu'il  aura  dans  les  livres. 


* 


Déjà  tel  un  aïeul 
Sur  qui  s'amasse  l'ombre, 
0  toi  qui  t'en  viens  seul, 
Hors  du  rang,  hors  du  nombre, 

Maintenant  du  jarret 
Ton  cheval  en  sa  voie, 
Au  sein  de  notre  joie 
Tu  gardes  ton  secret. 

Que  ta  face  pâlie, 
En  ce  matin  d'été, 
A  de  mélancolie 
Et  de  sévérité  1 

Qu'importe  la  démence 
Qui  hurle  au  carrefour, 
Qu'importe  notre  amour 
A  ta  fatigue  immense  I 


LE    JOUR    DE    GLOIRE.  341 

Mais  vous,  reflets  cireux 
Des  veilles  sous  la  lampe, 
Artère  de  la  tempe 
Que  gonfle  un  sang  fiévreux, 

Soyez  bénis,  stigmates 
D'un  effort  surhumain, 
Paupières  délicates, 
Et  toi,  petite  mainl 

Suivaient  les  fanions  et  les  états-majors, 
Le  cortège  brillant  des  gloires  consacrées, 

Des  bleus,  des  pourpres  et  des  ors, 
Des  éclairs  de  sabots  et  des  croupes  lustrées. 

* 

Sans  heurts,  sans  à-coups,  machine-outil  neuve, 
Semblant  à  chaque  pas  appuyer  sur  la  preuve 
D'exacte  mise  au  point  qu'il  donne  à  l'univers, 
Le  bataillon  modèle  envoyé  d'Amérique 

Passe,  rapide  et  symétrique, 

Barré  d'étuis  à  revolvers. 

Chaque  section  se  présente  en  ligne, 
Tous  les  casques  penchés  comme  le  bord  d'un  toit; 
Les  visages  rasés  font  un  ensemble  digue, 
Pénétré  de  ce  qu'on  lui  doit. 

0  puissance  nourrie  aux  versets  de  la  Bible, 

Peuple  ligué  contre  l'erreur, 
Ta  modération  est  une  arme  terrible  : 

Tu  l'as  jointe  à  notre  fureur. 

Quand  le  but  est  atteint  la  dépense  est  payée  1 

Claque  au  vent,  étoffe  rayée, 
Drapeau  qu'un  vieux  serment  ramène  au  camp  français! 
Le  monde  aujourd'hui  peut,  grâce  à  ta  foi  robuste, 
Mesurer  la  grandeur  d'une  entreprise  juste 

A  la  grandeur  de  tes  succès  1 


•»42  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

*    * 

Cymbales  !  des  cuirs  blancs,  une  peau  de  panthère 

Qui  tout  à  coup  surprend  les  yeux, 
Un  luxe  de  chevaux,  un  faste  militaire 

Etourdissant  comme  un  vin  vieux, 
Et  ce  cri  :  «  L'Angleterre  1  » 
Non  plus  comme  au  bivac  dans  sa  tenue  austère, 
Mais  comme  au  jubilé,  comme  aux  fêtes  du  Roi, 
C'est  bien  elle  en  elîet  dans  tout  son  grand  arroi. 

Lentement,  comme  un  prince  après  une  bataille 
Revient  vers  ses  châteaux  et  ses  gazons  fleuris, 
L'Angleterre  poursuit  en  redressant  sa  taille 
Son  chemin  triomphal  qui  passe  par  Paris. 

La  soie  et  le  satin  frissonnent  sur  l'épaule, 
Des  cornettes  portant  les  couleurs  des  comtés, 
Et,  là-bas,  sur  les  mers,  de  l'un  à  l'autre  pôle, 
La  paix  est  confondue  avec  ses  volontés. 

Les  bras  ballant  de  droite  a  gauche, 
Le  buste  en  avant,  le  teint  empourpré, 
Le  matelot  anglais  semble  un  homme  qui  fauche 
Un  invisible  pré. 

*   * 

Vingt  trompettes  nickelées 
Entrecroisent  leurs  éclats 
Devant  vingt  fac  s  brûlées, 
Médailles  aux  durs  méplats. 

Sous  l'uniforme  vert-mousse, 
Dans  cet  ouragan  de  sons, 
Ah!  nous  te  reconnaissons, 
Toi,  notre  sœur  fière  et  douce  I 

Voila  ton  profil  hautain, 
Voilà  tes  lèvres  prudentes, 
Les  deux  marques  évidentes 
Du  glorieux  sang  latin. 


LE    JOUR    DE    GLOIRE.  343 

Dans  l'ombre  de  la  visière 
Les  yeux  de  tes  fils  sont  beaux, 
Sol  fameux  par  ta  poussière, 
Terre  illustre  des  tombeaux. 

Passe,  brune  infanterie 
Qui,  fidèle  à  ton  vieux  sort, 
As  contenu  la  furie 
Des  barbares  blonds  du  nord. 

Les  Muses  te  font  cortège, 
Vénus  marche  dans  tes  rangs, 
Gardienne  de  la  neige, 
Sentinelle  des  torrents! 

* 
*  * 

Et  voici,  sous  le  drap  moutarde, 
Du  jaune  vif  à  sa  cocarde, 
Cette  milice  goguenarde, 
Ces  buveurs  de  bière  à  l'œil  bleu 
Qui,  sur  les  ponts,  à  l'avant-garde, 
Soutinrent  seuls  le  premier  feu, 
Seuls  dix  jours  entre  les  rivières, 
Dans  les  intervalles  des  forts  : 
Premiers  blessés  sur  les  civières, 
Dans  les  avoines  premiers  morts. 

Et  vous  tous  qui,  divers  de  races, 
Aviez  mis  en  commun  l'espérance  et  les  pleurs, 
Soldats  d'un  seul  serment  et  de  toutes  couleurs, 
Serbes,  Tchèques,  Roumains,  du  haut  de  ses  terrasses 

Paris  vous  jette  aussi  des  fleurs. 

Polonais,  Portugais,  Japonais  à  lunettes, 

Et  vous  dont  les  chevaux  font  tinter  leurs  chainetles, 

Algériens  aux  blancs  burnous, 
Et  vous,  âmes  d'enfants,  dociles  baïonnettes, 
Noirs  du  Centre-Africain,  triomphez  avec  nous! 


344 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


A  la  face  des  cieux  chaque  peuple  témoigne 
Que  dans  ses  étendards  la  tempête  a  souf.é, 
Et  chacun  à  son  tour  comparait  et  s'éloigne, 
Et  voici  que  soudain  notre  cœur  a  tremblé. 


•    * 


Ce  sont  eux,  ce  sont  eux,  cette  masse  qui  bouge, 
Ce  bloc  d'azur  terni  qui  porte  dans  ses  flancs 
Des  clairons  cabossés  d'où  pend  un  cordon  rouge, 
Ce  sont  eux,  forts  et  nonchalants. 

Equilibrant  les  poids  de  leurs  musettes  pleines, 
Droits  comme  une  balance  entre  ses  deux  plateaux, 
Tous  sont  du  même  bleu,  du  bleu  des  grandes  plaines 
Et  des  lointains  coteaux. 

Coude  à  coude,  prenant  ainsi  tout  leur  volume, 
Ils  sont  là,  dans  l'air,  devant  nous, 
Et  les  poussières  du  bitume 

Comme  un  baiser  brûlant  montent  vers  leurs  genoux. 

Il  n'y  a  plus  d'armes  rivales, 
L'oeil  ne  distingue  plus  le  soldat  du  gradé, 

Sauf,  en  de  justes  intervalles, 
Lorsque  flambe  au  soleil  l'or  d'un  képi  brodé. 

Tout  dans  cette  heure  semble  un  incroyable  songe  : 
Les  pas,  les  roulements  de  ces  tambours  usés, 
Et  la  clameur  des  murs  qui  comme  un  dais  s'allonge 
Sur  tous  ces  visages  bronzés. 

Oui,  lorqu'un  peuple  entier  se  sent  pris  aux  entrailles, 

Lorsqu'après  tant  de  funérailles 
Un  brusque  sort  heureux  le  met  sur  le  pavois, 
La  foule  a  des  rumeurs,  mais  du  sein  des  murailles 
S'échappent  d'autres  voix. 

Ce  qui  peut  demeurer  des  gloires  disparues 
Autour  d'un  bas-relief,  dans  le  plan  d'un  jardin, 
Dans  le  tracé  des  vieilles  rues, 
Se  réveille  soudain. 


LE    JOUR    DE    GLOIRE.  345 

C'est  qu'ils  ont  tout  sauvé  :  la  fontaine  et  la  grille, 
Et  l'arbre  dont  L'arceau  s'abiissî  avec  amour, 
Les  dômes,  les  clociurs,  et  c'est  pourquoi  tout  brille 
El  se  tourne  vers  eux  co.nme  un  fro..l  vers  le  jour. 

Toutes  les  eboses  qu'on  croit  mortes, 
Tous  les  orgueils  des  temps  passés, 
Les  faisceaux  sculptés  sur  Ijs  portes, 
Les  chiffras  rom.iius  effacés, 

Toutes  les  guirlandes  fouillées» 
Par  les  artistes  d'autrefois, 
Toutes  les  lettres  embrouillées 
Des  Républiques  et  des  Rois, 

Les  balcons  perdant  leurs  dorures, 
L'airain  des  cloches  qui  verdit, 
Les  bois,  les  plombs  et  les  ferrures, 
Tout  frissonne  et  tout  resplendit. 

Eux  vont  du  même  pas  qu'ils  marchaient  sur  les  routes... 

Ce  pas,  toutes  les  fois  que  nous  aurons  des  doutes, 
Ripp^lons-nous  son  bruit  si  tranquille  et  si  plein, 
Pareil  au  bruit  de  l'eau  qui  coule  en  large  nappe 

Et  dont  l'effort  continu  frappe 

La  roue  égale  du  moulin. 

C'est  ainsi  que  naguère,  en  des  heures  obscures, 
Aussitôt  débarqués  des  camions  penchants, 
Tous,  un  grand  calme  empreint  sur  leurs  jeunes  figures, 
Ils  s'élançaient  à  travers  champs. 

Tels,  l'àme  habituée  à  l'énorme  secousse 

Des  horizons  boueux, 
Parmi  les  trous  d'obus,  tristes  miroirs  d'eau  rousse, 

Ils  accouraient  à  la  rescousse, 

Tels  ils  sont  là  :  tumultueux. 

M  lis,  en  ce  clair  matin,  la  palme  des  médailles 
Unit  sa  sombre  feuille  à  l'éclatant  œillet; 
La  rose  et  le  fusil  fêtent  leurs  accordailles 
Sous  l'azur  de  Juillet. 


346  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

0  fleurs  comme  on  en  voit  aux  noces  villageoises, 
Mélangez  vos  parfums  aux  tonnerres  des  cris! 
Brouillez  vos  trois  couleurs  sur  ces  faces  narquoises, 
Rubans  comme  à  l'épaule  en  portent  les  conscrits  1 

Enlacez-vous  aux  doigts  qui  brisèrent  nos  chaînes, 
Rameaux  verts,  rameaux  purs,  cueillis  sur  les  hauteurs! 

Déposez,  frondaisons  des  chênes, 
Le  salut  frémissant  des  campagnes  prochaines 

Aux  piecjs  de  nos  libérateurs  1 

Par  dessus  ces  brouillards  qu'un  fin  soleil  colore, 
Par  dessus  les  clochers,  les  ponts,  les  tours,  les  toits, 
Provinces,  regardez  le  dernier  Ilot  sonore 
Rouler  ses  chars  d'assaut  entre  les  murs  étroits! 

Soulevez-vous  au  bord  du  ciel  pour  mieux  entendre, 
Hameaux  couchés  là-bas  dans  un  linceul  de  cendre! 
Montagnes,  exhaussez  vos  contreforts  géants! 
Tremblez,  volcans  éteints,  dans  vos  vieilles  jointures I 
Brises  de  nos  deux  mers,  chantez  dans  les  mâtures^ 
Fleuves,  étincelez  avec  vos  affluents! 

Grand  beau  corps  étendu  de  Givet  à  Bayonne, 
De  la  pointe  du  Raz  aux  collines  du  Rhin, 
Terre  des  chevaliers  et  des  martyrs,  rayonne! 
Comme  tes  vins  nouveaux  ton  avenir  bouillonne, 
Penche-toi  sur  la  cuve  avec  un  front  serein  1 

François  Porche. 


L'ALLEMAGNE  POLITIQUE 


I 

LA  NOUVELLE  FORME  DU  PANGEIir.lANISr.IE 
(Mars-septembre   1919) 


Un  jeune  savant,  qui  connaît  fort  bien  l'Allemagne,  nous 
écrivait  récemment  :  «  Ce  qui  m'inquiète  le  plus,  c'est  que  le 
nationalisme  allemand,  qui  m'a  semblé  très  aiTaibli  pendant  la 
guerre,  du  moins  dans  la  petite  bourgeoisie  et  dans  le  peuple, 
s'est  réveillé  plus  intense  que  jamais.  11  n'est  plus  un  Allemand, 
je  crois,  qui  ne  désire  une  revanche  :  militaire,  ou  révolution- 
naire, ou  économique.  » 

Les  événements  actuels  justifient  ce  pessimisme.  A  mesure 
que  se  dissipe  la  stupeur  provoquée  par  la  soudaine  défaite, 
l'idée  de  revanche  se  développe  chez  l'ennemi.  Mais  il  y  a  plu- 
sieurs manières  de  concevoir  la  revanche.  S'imaginer  que 
l'Allemagne  ne  les  envisage  pas  toutes,  c'est  se  leurrer  d'illu- 
sions. Elle  veut  retrouver  la  situation  qu'elle  avait  dans  le 
monde  à  la  veille  de  la  guerre.  Telle  est  la  directive  générale. 
Or  le  monde  a  changé.  De  nouveaux  problèmes  s'imposent  à 
l'attention  et  à  l'effort  des  peuples.  Le  but  ne  pourrait-il  être 
atteint  autrement  que  par  un  retour,  improbable  avant  long- 
temps, de  fortune  militaire?  Au  lendemain  de  l'armistice,  un 
industriel  de  Francfort  déclarait  indiscrètement  :  «  Nous 
sommes  vaincus,  c'est  entendu.  Mais  nous  vous  «  aurons  » 
quand  même.  Nous  favoriserons  si  intelligemment  le  socia- 
lisme, nous  élaborerons  des  lois  ouvrières  telles  que  les  masses 
prolétariennes  de  tous  pays  se  tourneront  infailliblement  vers 
nous  et  que  nous  provoquerons,  surtout  en  France  et  en  Angle- 


348  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

terre,  toutes  les  grèves  que  nous  voudrons.  Maîtres  du  marché 
international  ouvrier,  nous  serons  les  maîtres  de  l'ordre  social 
nouveau  créé  par  la  guerre.  » 

Le  pangermanisme  a-l-il,  dans  la  catastrophe  de  1918,  sombré 
avec  les  valeurs  du  passé  que  le  peuple  allemand  semble 
avoir  pour  toujours  liquidées?  Tel  est  le  problème  à  résoudre. 

L'observateur  superficiel  pourrait  le  croire.  Il  n'est  pas  de 
jour  où  la  presse  socialiste  ou  démocrate  n'invective  ces 
«  Alldeutschen,  »  directement  responsables  de  l'effondrement.. 
Les  partis  qui  avaient  autrefois  le  monopole  du  pangerma- 
nisme ne  j<>u  <nt  plus,  en  apparence,  qu'un  rôle  secondaire.  Ils 
se  tiennent  à  l'écart,  dans  une  attitude  boudeuse.  Leur  âpre  et 
violente  critique  de  la  politique  actuelle  paraît  toute  négative.. 
Les  partis  au  pouvoir  les  enferment  dans  le  terme  méprisant 
d'  «  extrême  droite,  »  qu'ils  opposent  à  1'  «extrême  gauche  » 
socialiste,  pour  bien  marquer  qu'ils  veulent  une  solution  mo- 
dérée, aussi  éloignée  des  innovations  sociales  réclamées  par 
les  uns  que  de  la  réaction  nationaliste  préparée  par  les  autres. 
De  la  politique  générale  suivie  par  les  socialistes  majoritaires, 
les  démocrates  et  le  Centre,  politique  d'ailleurs  anti-révolu- 
tionnaire, hostile  aux  mesures  radicales  et  aux  bouleverse- 
ments subits,  éprise  de  réformes  progressives,  il  semble  donc 
que  l'ancienne  tradition  pangermaniste  soit  écartée.  Reléguée 
au  second  plan,  aurait-elle  quelque  espoir  de  reviviscence? 

Sans  doute  nous  n'ignorons  pas  que  la  réaction  monar- 
chiste et  militariste  se  prépare  depuis  longtemps,  que  le  corps 
des  officiers  s'agitera  toujours,  que  le  spectre  de  Bismarck  sera 
souvent  évoqué  par  certaine  presse.  Mais,  quel*  que  soient  son 
scepticisme  ou  ses  craintes  à  cet  égard,  l'opinion  publique 
étrangère  a  une  tendance  naturelle  à  identifier  le  sort  de  cette 
réaction  avec  celui  de  l'ancien  pangermanisme.  Elle  conclu- 
rait volontiers  que,  si  le  vieil  idéal  pangermaniste  n'est  pas 
mort  et  s'il  dispose  de  moyens  encore  assez  puissants,  du  moins 
est-il  trop  discrédité  pour  pouvoir  dominer  la  masse  allemande 
et  faire  refleurir  les  rêves  d'hégémonie  mondiale. 

D'autres  symptômes  p  urraient  d'ailleurs  nous  faire  illu- 
sion. La  détresse  économique  de  l'Allemagne  parait  éelle  et 
profonde.  A  lire  les  commentaires  de  a  presse  >ur  les  grèves, 
la  cri*e  du  charbon  et  celle  des  chemins  de  fer,  on  se  convainc 
aisément  de  l'inquiétude  qui  règne  dans  tous  les  milieux.  Si 


l'allemagine  politique.  349 

les  journalistes  s'écrient  que  le  seul  hiver  1919  1920  a  valu, 
par  ses  rigueurs  et  ses  privations,  tous  les  hivers  de  guerre, 
s'ils  parlent  volontiers  de  catastrophe,  nul  doute  que  ce  pessi- 
misme ne  soit  en  partie  fondé.  Comment  un  peuple  diminue', 
sur  lequel  pèsent  de  si  lourdes  charge-;,  songerait-il  à  l'ancien 
idéa  de  grandeur?  Tourner  les  yeux  vers  ce  «  paradis  perdu  » 
que  fut,  de  1810  a  1914,  entre  une  éclatante  victoire  et  l'espoir 
de  nouveaux  sucrés,  l'Empire  allemand,  passe  encore!  Mais 
que  les  rêves  d'hégémonie  soient  d'aujourd'hui,  voilà  qui 
semble  impossible,  à  tout  le  moins  paradoxal. 

Les  Allemands  eux-mêmes  ne  nous  répètent-ils  pas  que  ces 
ambitions  sont  définitivement  périmées?  Ne  font-ils  pas  montre 
d'un  pacifisme  sincère?  Le  10  avril  1919,  un  journal  bava- 
rois publiait  un  article  sur  le  Peuple  sa?ts  faine.  Il  disait 
ceci  :  «  Jamais  de  poings  fur  eusemeut  contractés  par  la 
colère;  aucune  amertume  dans  l'àme  populaire;  jamais  une 
sérieuse  idée  de  revanche.  Nous  sommes  le  peuple  sans  haine 
et  nous  sortirons  de  la  guerre  avec  les  sentiments  qui  furent 
les  nôtres  pendant  la  guerre,  c'esl-a  dire  sans  hostilité  person- 
nelle contre  nos  ennemis.  »  L'appel  lancé  l'année  dernière  par 
la  «  S"ciélé  allemande  pour  la  Paix  »  à  Berlin  prête  au  pacifisme 
allemand  toutes  les  apparences  d'une  grande  force  sociale.  Il 
commence,  sans  doute,  par  demander  la  revision  du  tra  té  de 
paix.  11  ajoute  toutefois  :  «  Nous  nous  plaçons,  sans  arrière- 
pensée,  sur  le  terrain  de  la  Société  d>s  Nations  et  nous  pour- 
suivons une  polilique  pacifiste  parfaitement  honnête.  »  L'Alle- 
magne veut  retrouver  la  confiance  universelle.  El  le  manifeste 
se  termine  par  une  vigoureuse  protestation  contre  les  revan- 
chards qui  «  excitent  de  sang-froid  les  passions  nationales, 
cherchant  à  regagner  leur  ancienne  situation.  »  La  Ligue  pré- 
tend faire  de  l'Idée  pacifiste  la  note  dominante  de  toute  la  poli- 
tique allemande. 

La  politique  de  revanche  n'a-t-elle  pas  été,  d'ailleurs,  offi- 
ciellement condamnée  à  Weimar?  Le  président  Bauer,  dans  son 
discours-programme  de  juillet,  ne  déclarait-il  pas  la  guerre  à 
la  réaction  en  disant  :  «  Nous  devons  étouffer,  avec  la  plus 
grande  énergie,  les  cris  de  vengeance  que  pou -sent,  depuis  la 
signature  du  traité  de  paix,  un  ce*  tain  nombre  de  gens  qui  ne 
«connaissant  pas  de  plus  bel  idéal  que  celui  de  l'ancien  Empire 
regorgeant  de  force    militaire  et    puissant  par  ses    multiples 


350  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

baïonnettes.  Cet  idéal,  nous  le  renions  purement  et  simple- 
ment? »  Et  le  même  jour,  avec  plus  de  suavité  encore,  le  mi- 
nistre Hirmann  Millier  parlait  de  cette  aménité  nouvelle  que 
l'Allemagne  allait  introduire  dans  ses  relations  avec  les  nations 
étrangères.  «  Nous  devons  convaincre  le  monde  de  notre  iné- 
branlable volonté  de  paix...  Mieux  le  monde  saura  que  nous 
n'avons  pas  une  démocratie  sans  démocrates  et  une  république 
sans  républicains,  plus  notre  «  change  moral  »  s'élèvera 
au  dehors...  Enterrons  à  jamais  toutes  les  méthodes  de  cette 
politique  de  violence  qui  appartient  définitivement  au  passé.  » 
Nous  voilà  donc  rassurés.  La  politique  allemande  s'oriente 
décidément  vers  la  paix.  A  lire  ces  manifestes  et  discours, 
comme  tant  d'autres  assurances  données  par  la  presse,  les 
revues  et  les  livres,  comment  ne  pas  se  déclarer  satisfait?... 

Ce  serait  une  faute.  Seuls  s'y  laissent  prendre  les  neutres  et 
les  naïfs,  ceux  qui  se  font  une  conception  étriquée  de  la  ques- 
tion, qui  limitent  tnqp  étroitement,  soit  l'ancien  pangerma- 
nisme, soit  les  conditions  générales  de  cette  grande  lutte  enre 
nations  ou  groupes  de  nations  dont  la  guerre  mondiale  n'aura 
éié  que  le  prélude. 

Car  la  tradition  pangerministe  n'est  pas  affaire  de  parti. 
Elle  n'est  pas  strictement  limitée  à  l'extrême  droite.  Furent 
pangermanistes  et  impérialistes,  à  des  degrés  divers  sans  doute, 
tous  les  partis,  successivement  gagnés  avant  1914  à  la  cause  de 
la  politique  mondiale.  Le  pangermanisme  n'est  pas  seulement 
une  attitude  ou  un  programme.  Il  a  été,  il  est  encore  un  esprit, 
une  conviction,  une  religion.  Son  idée  maîtresse,  élaborée  par 
les  penseurs  et  progressivement  inoculée  à  la  masse  de  la 
nation,  c'est  que  le  peuple  allemand  est  supérieur  à  tous  les 
autres  par  son  «  idéalisme,  »  ce  mot  signifiant  un  idéal  déter- 
miné d'organisation  sociale  et  de  civi.isation.  Au  nom  de  cet 
idéal,  il  s'attribue  une  mission  dans  le  monde.  C'est  un 
universalisme  sui  gnieris  qui  veut  étendre  au  inonde  entier  la 
conception  allemande  de  la  vie. 

Si  l'on  agrandit  alors,  par  la  pensée,  le  théâtre  de  la  guerre, 
si  l'on  voit,  au  leudemain  des  hostilités  proprement  dites, 
commencer  une  lutte  plus  vaste,  plus  profonde  encore,  une 
rivalité  non  seulement  économi  |ue,  mais  aussi  sociale;  si  l'on 
se  dit  que  seules  gagneront  définitivement  la  guerre  les  nations 
qui  résoudront  le  mieux  la  question  des  questions,  la  question 


l'allemagne  politique.  351 

sociale,  le  problème  du  travail  rationnellement  organisé  en 
vue  du  ravitaillement  et  de  la  pro  ludion,  ne  peul-on  craindre 
que,  sur  ce  nouvel  et  formidable  échiquier,  le  pangermanisme 
ne  reparaisse  sous  une  forme  agrandie  et  que  l'Allemagne  ne 
veuille  reprendre,  dans  un  autre  sens,  cette  hégémonie  convoitée 
depuis  si  longtemps,  avec  une  si  inlassable  persévérance? 

Telle  est  exactement  la  question.  On  peut  la  poser  sans 
mettre  en  cause  le  socialisme,  ou  la  démocratie,  ou  une  doc- 
trine quelcon  pie.  Ce  qui  importe,  en  ellel,  c'est  de  définir 
l'esprit  de  l'ancien  pangermanisme.  On  verra  ensuite  si,  en 
dehors  des  partis  réactionnaires  demeurés  fidèles  au  programme 
primitif,  cet  e-pril  ne  reparaît  pas,  sous  des  aspects  nouveaux, 
dans  la  démocratie  et  le  socialisme  allemands. 

l'ancien  pangermanisme 

Etre  pangermanisme,  c'est  affirmer  la  supériorité  absolue  de 
l'idéal  d'orguiisalion  sociale  qui  esl  le  fond,  solide  et  durable 
d'ailleurs,  du  germanisme.  Tout  le  reste  est  secondaire  :  volonté 
d'hégémonie,  programmes  d'expansion,  théories  belliqueuses. 
Dans  le  pangermanisme,  le  germanisme  se  définit  et  s'exalte,  se 
manifeste  et  s'universalise  tout  à  la  fois,  s'affirme  comme  valeur 
nationale  et  valeur  universelle  absolue.  C'est  pourquoi  le  pan- 
germanisme a  pour  corollaires  :  un  défaut  complet  de  sens 
psychologique,  qui  cache  aux  yeux  des  Allemands  la  valeur 
intrinsèque  des  autres  civilisations;  un  orgueil  démesuré,  qui 
s' mile  avec  tout  succès  apparent  ou  réel;  enfin,  en  cas  de 
défaite,  cette  hypocrisie  particulière  qui  se  dérobe  aux  respon- 
sabilités directes  et  cherche  des  explications  secondaires, 
travaillant  à  endormir  la  vigilance  du  voisin  pour  reprendre  son 
but,  toujours  le  même,  la  grandeur  de  l'Allemagne  et  son  rôle 
directeur  dans  le  monde. 

Pour  que  le  pangermanisme  devînt  ce  qu'il  a  été  en  1914  : 
la  cause  de  la  guerre,  il  fallait  que  deux  conditions  fussent 
réalisées.  D'une  part,  le  rêve  de  domination,  la  vision  d'avenir 
et  le  programme  d'action  devaient  être  fixés,  mis  au  point  par 
les  théoriciens.  D'autre  part,  ce  rêve-programme  devait  avoir 
des  chances  et  des  instruments  de  réalisation,  disposer  d'une 
dynastie  prête  à  mettre  à  son  service  tous  ses  moyens  de  puis- 
sance et  d'un  peuple  absolument  docile.  Il  fallait,  en  d'autres 


OOJ, 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


termes,  un  état  de  militarisation  complète.  Ces  deux  conditions 
pri  iiordiales  ne  se  sont  trouvées  réunies  que  sous  le  règne  de 
Guillaume  II.  A  ce  moment-là,  moment  unique,  les  dirigeants 
purent  panser  que  le  peuple  tout  entier,  tel  le  peuple  d'Israël, 
marcherait  derrière  la  colonne  de  feu,  derrière  le  mythe  flam- 
boyant qui  illuminait  les  cerveaux  et  galvanisait  les  volontés. 
De  là  l'effroyable  déclenchement  de  cette  guerre;  de  là  ce  phéno- 
mène social  assurément  grandiose,  dont  le  souvenir  fait  encore 
frissonner  nos  âmes  et  dont  Wells  a  si  exactement  décrit 
l'ampleur  et  la  solennité  tragiques. 

On  sait  quelles  sont  les  théories  qui  constituent  le  panger- 
manisme. Elles  se  groupent  autour  de  trois  affirmations  fon- 
damentales :  la  philosophie  allemande  est  celle  qui  a  le  mieux 
pénétré  les  secrets  de  la  vie  organisée  et  des  réalités  sociales;  la 
religiosité  allemande  est  celle  qui  réalise  le  mieux  l'idéal 
chrétien;  la  race  germanique  est  d'essence  supérieure  et  doit 
régénérer  le  monde.  Ces  trois  affirmations  se  ramènent  à  une 
seule  :  l'Allemand  a  au  suprême  degré  le  sens  de  l'organisation. 
Que  ces  théories  aient  donné  lieu  à  un  programme  de 
conquêtes  continentales  et  coloniales,  c'est  naturel.  Au  momeni 
de  la  plus  étonnante  expansion  que  le  monde  ait  vue,  il  était 
normal  que  les  géographes  et  les  historiens  vinssent  à  la  res- 
cousse des  métaphysiciens,  des  théologiens  et  des  sociologues 
pour  affirmer  que  la  répartition  actuelle  du  globe  était  insuffi- 
sante et  provisoire,  que  l'Allemagne  n'avait  pas  encore  sa 
légitime  part,  qu'elle  devait  égaler  son  rêve  spatial  au  rêve 
spatial  anglo  américain.  11  était  bon,  alors,  de  démontrer  que 
les  Allemands  ont  les  vertus  des  plus  grands  peuples  de 
l'histoire,  des  Grecs  et  des  Romains  en  particulier,  d'élaborer 
la  théorie  de  l'Etat  tentaculaire  et  d'échafauder  sur  elle  un  pro- 
gra  urne  continental  et  colonial.  Le  premier  voulait  agréger  à 
l'Allemagne,  en  Europe,  les  pays  dits  «  germaniques  »  qui  en 
étaient  encore  sépirés,  refouler  aussi  loin  que  possible  la 
France  et  la  Russie,  constituer  l'Europe  centrale  sous  l'hégé- 
monie allemande,  le  tout  contre  la  France,  qu'il  s'agissait  de 
saigner  à  blanc  et  de  mettre  à  jamais  hors  de  combat;  contre 
la  Russie,  qu'il  fallait  couper  de  la  Mer-Noire  et  du  slavisme 
au4ro-hongrois;  contre  l'Angleterre,  qui  devait  être  éliminée 
du  continent  et  dépouillée  de  la  maîtrise  des  mers;  contre  les 
Etats-Unis,   en    face   desquels  on    organiserait  les   Etats-Unis 


l'Allemagne  politique.  353 

l'Europe  sous  la  direction  de  l'Allemagne.  Le  programme 
lolouiul  voulait  assurer  la  domination  de  l'Allemagne  dans  le 
nonde  contr  la.  France,  qu'on  eût  évincée  du  Maroc  et  de 
'Afrique  du  Nord;  contre  la  Russie,  qu'on  eût  chassée  des 
îalkans,  de  l'Asie-Mineure  et  de  la  Perso;  contre  Belges  et 
Wtugais,  qu'on  eût  dépouillés  de  leurs  possessions  en  Afrique 
Centrale;  contre  l'Angleterre  partout,' en  Egypte,  en  Àsie- 
lineure,  en  Afrique,  aux  Indes  et  en  Chine;  contre  les  Etats- 
Jnis  enfin,  qu'il  fallait  combattre  sur  leur  propre  sol  et  en 
Lmérique  du  Sud.  Unis  aux  théories  sur  la  supériorité  de  la 
ivilisation  germanique,  ces  deux  programmes  consliiuaient  le 
angermanisme  intégral,  entreprise  immense  dirigée,  au  nom 
e  la  Kultur,  contre  les  Latins  en  décadence,  les  Slaves  dignes 
e  mépris,  les  deux  grands  rivaux  parents  du  germanisme  : 
Angleterre  et  les  États-Unis. 

LES    SURVIVANCES    DE    L'ESPRIT    PANGERMANISTE 

C'était  une  folie,  la  plus  tragique  qui  se  soif  jamais  emparée 
'un  peuple.  Elle  s'explique  par  une  double  ignorance  et  une 
ouble  illusion.  Etroitement  enfermés  dans  les  limites  de  leur 
aïf  et  orgueilleux  nationalisme  à  prétentions  universalistes,  les 
llemands  ne  comprenaient  pas  qu'ils  ne  pourraient  jamais 
emplir  un  tel  programme.  En  même  temps,  ils  ignoraient  les 
utres  peuples  et  ne  prévoyaient  pas  que  pareille  tentative 
Hilèverait  contre  eux,  non  seulement  le  monde  latin  et  le 
îonde  slave,  mais  encore  toute  la  civilisation  anglo-saxonne, 
blie  psychologique.  Exalter  cet  idéal  d'organisation,  qui  est  le 
>nd  du  germanisme  et  dont  nul  ne  contestait  la  puissance, 
était  encore  légitime.  La  folie,  c'était  de  n'en  pas  reconnaître 
!S  limites  et  les  dangers  pour  la  civilisation,  de  prétendre 
nposer  à  des  peuples  étrangers,  formés  par  une  autre  tradi- 
on,  les  conceptions  maîtresses  du  germanisme. 

S'il  y  avait  donc  une  «  révolution  »  en  Allemagne,  ce 
svrait  être  une  révolution  avant  tout  psychologique,  un  chan- 
3ment  de  mentalité,  de  cœur  et  de  conscience.  Elle  aboutirait, 
lez  tout  Allemand,  à  un  mea  culpa  qui  reconnaîtrait  sincère- 
lent  l'erreur  primordiale. 

En  fait,  quelques  Allemands  ont  compris.  II  serait  injuste 
3  ne  pas  le  dire.  Dans  la  Gazette  de  Francfort  du  30  mars  1919, 

TOME   LVIII.    —   1920.  23 


3"i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M.  Natorp,  professeur  à  l'Université    de  Marbourg,   écrivait  : 

«  Nous  avons  été  trop  bien  gouvernés;  c'est  pourquoi  nous 
n'avons   pas  appris  à  nous  gouverner  nous-mêmes.  » 

La  destinée  tragique  du  peuple  allemand  tient  dans  ces 
simples  mots.  Et,  dans  le  même  journal,  avant  même  que  tut 
signé  l'armistice,  le  romancier  Paul  Ernst  se  livrait  à  de  sug- 
gestives réflexions. 

«  Si  nous  avons  perdu  la  guerre,  disait-il  en  substance,  ce  n'est 
pas  en  raison  de  la  coalition  mondiale  formée  contre  nous,  c'est  par 
notre  propre  insuffisance.  Notre  malheur  ne  vient  que  de  nous:  il 
ne  dépend  que  de  nous  de  nous  relever.  Il  nous  a  manqué  cette 
vertu  qui  donne  aux  autres  leur  véritable  valeur  :  le  courage  moral. 
Nos  prétendues  vertus  ne  furent  que  des  vertus  de  fonctionnaires 
subalternes.  Ce  que  nous  appelons  sentiment  du  devoir  n'est,  au 
fond,  que  lâcheté  envers  les  exigences  de  notre  être  supérieur.  Vic- 
torieux, nous  eussions  couvert  la  terre  entière  de  casernes  et  de 
fabriques.  Notre  organisation  si  vantée  eût  étouffé  toute  vie  indivi- 
duelle et  vraiment  psychologique.  Pourquoi  sommes-nous  le  pays 
modèle  de  l'organisation?  Parce  que,  chez  nous,  les  individus  ne 
savent  pas  se  proposer  à  eux-mêmes  un  but  d'action.  Ils  préfèrent 
tous  être  des  instruments  dociles  entre  les  mains  d'autrui.  Nous 
accusons  les  autres  peuples  de  haïr  l'esprit  allemand;  c'est  nous  qui 
le  haïssons,  nous,  le  peuple  de  l'organisation,  de  la  science,  des 
fabriques  et  des  casernes.  C'est  nous  qui,  par  lâcheté,  avons  désiré 
l'état  autocratique.  La  lâcheté  morale  consiste  à  se  mentir  à  soi- 
même,  à  s'imaginer  qu'un  ordre  extérieur  peut  se  substituer  aux 
exigences  secrètes  de  la  conscience.  Il  faut  que  nous  naissions  à  la 
vie  politique.  Le  changement  de  régime  n'est  qu'un  moyen.  La  réforme 
nécessaire  doit  aller  plus  profond.  Nous  avons  à  retrouver  laipremière 
des  vertus  viriles  :  le  courage  de  se  fixer  à  soi-même  son  destin.  » 

On  ne  saurait  mieux  dire.  Mais  sont-ils  nombreux,  les 
Allemands  capables  d'écrire  une  telle  page?  Qu'on  oppose  aux 
aveux  de  P.  Ernst  ce  qu'écrivait,  dans  la  Deutsche  Allgemehie 
Zeitung  du  19  août,  le  professeur  Georg  Ausschiitz  : 

«  La  politique  future  de  l'Allemagne  doit  être  une  politique  delà 
«  Kultur  »  et  elle  doit  être  fondée  sur  un  principe  moral.  L'Alle- 
magne, mieux  qu'aucun  autre  pays,  est  destinée  à  devenir  le  repré- 
sentant de  ce  principe  moral  dans  la  politique  extérieure.  Elle  est 
la  patrie  de  la  culture  universelle  et  humanitaire,  ses  chefs  intellec- 


l'aLLEMACNB    POL1TIQUB. 

-  ont  été  les  créateurs  de  l'idéalisme  moral  le  plus  élevé.  Les 
chets  de  notre  politique  doivent  aussi  être  issus  du  peuple.  Mais  il 
faut  que  nos  vertus  nationales,  notre  caractère,  notre  àme.  r. 
éthique,  avec  tous  ses  principes,  aboutissent  à  la  politique...  Les 
autres  peuples  européens  ne  sont  point  aptes  à  cette  tâche  :  l'Angle- 
terre, imbue  d'un  idéal  de  puissance,  a  fait  de  l'éthique  une  doctrine 
utilitariste,  platempnt  égoïste:  la  Franoe,  une  doctrine  frivole  de 
sensualisme  et  d'hédonisme:  l'Italie,  une  affirmation  de  l'émotivité. 
Quant  à  l'Amérique,  elle  partage  aussi  en  général  l'utilitarisme  et  le 
pragmatisme  anglo-saxons...  L'Allemagne  seule  est  le  pays  de  l'idéa- 
lisme et  le  peuple  allemand  est  resté  un  peuple  d'idéalistes. ..Le  prin- 
cipe moral  peut  et  doit  être  une  source  de  prospérité  dans  les  rapports 
des  peuples,  si  l'Allemand  s'en  pénètre.  l'Allemand  avec  ses  tendances 
d'abnégation  et  d'altruisme,  avec  son  sens  pour  l'humanitai  - 
vrai  et  sa  foi  profondément  enracinée  en  l'ordre  moral  universel. 

Qu'a-t-il  donc  appris,  ce  professeur,  de  la  défaite  et  de  la 
révolution?  Les  considère-t-il  comme  de  simples  «  accidents  au 
cours  de  l'histoire  de  l'Allemagne  L  -  vénementsde  novembre 
1918  à  août  1919  ne  lui  ôteni  pas  l'envie  de  soutenir  des  thèses 
qui  couraient  la  presse  pendant  l'été  de  1918!  En  ces  mois  tra- 
giques, qui  virent  l'effondrement  progressif  de  l'armée  alle- 
mande, les  pangermanisles  n'abandonnaient  pas  leurs  théories. 
La  plupart  regrettaient  qu'on  eût  déclaré  la  guerre  trop  tard. 
De  pins  modérés,  tels  que  Delbrûck  et  Rohrbach,  pressentaient 
sans  doute  la  catastrophe  finale,  quand  ils  protestaient  contre 
le  pangermanisme  outrancier,  obstacle  à  la  paix  honorable.  Ils 
reclamaient  un  coup  de  barre  à  gauche,  le  rapprochement  avec 
Wilson,  dont  il  fallait  accaparer  pour  l'Allemagne  le  pre^t  _ 
moral.  Ce  même  Rohrbach  qui,  en  juin  1918.  conseillait  à 
l'Allemagne  de  monter  à  l'Est,  après  l'effondrement  de  la 
Russie,  une  grande  entreprise  politique  et  morale,  disait,  un 
mois  après,  qu'il  fallait  renoncer  spontanément  à  la  Belgique 
et  rompre  avec  le  pangermanisme  pour  créer  une  atmosphère 
favorable  en  poursuivant  la  guerre  avec  des  armes  morales,  en 
attaquant  l'ennemi  dans  la  conscience  même  de  son  bon  droit. 
en  jouant  à  l'Est  un  rôle  libérateur  qui  pût  rapporter 
bénéfices!  Quant  aux  socialistes,  ils  déploraient  qu'on  n'eut 
pas  conclu  avec  la  Russie  vaincue  une  alliance  durable  co:. 
laquelle  se  fût  brisé  l'impérialisme  anglo-saxon.  Ces  bons 
apôtres    souhaitaient  que   l'Allemagne   devint  une  démocratie 


356 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


sociale  et  put  alors  opposer  à  la  politique  anglo-américaine  une 
politique  germano-continentale  qui  lui  fût  supérieure,  aux 
yeux  de  l'Entente  comme  dans  la  pensée  des  neutres  et  des 
pacifistes  fascinés  par  la  formule  wilsonienne  de  la  Société  des 
dations.  C'était,  disaient-ils,  le  seul  moyen  d'empêcher  les 
impondérables  moraux  de  peser  toujours  en  faveur  de  l'Entente 
dans  le  sentiment  de  tous  les  peuples. 

Ainsi,  à  la  veille  de  l'armistice,  de  nouveaux  aspects  de 
l'impérialisme  commençaient  à  apparaître  dans  la  pensée  alle- 
mande. On  parlait  de  «  conquêtes  morales.  »  Cette  idée,  nous 
la  retrouverons  souvent  dans  cotte  Allemagne  contemporaine 
qui  subit  une  crise  si  intense.  Dans  cette  vaste  transmutation 
où  sombrent,  en  apparence  du  moins,  tant  de  valeurs  périmées 
et  où  naissent  tant  de  valeurs  encore  inconnues,  il  semble  que, 
parmi  les  traditions  du  passé,  le  seul  pangermanisme,  loin  de 
disparaître,  s'enrichisse  au  contraire  de  nuances  nouvelles.  En 
fait,  l'esprit  pangermanisle,  tel  que  nous  l'avons  défini,  n'est 
absent  d'aucun  des  partis,  d'aucune  des  classes  sociales  qui,  à 
l'heure  actuelle,  luttent  dans  cette  singulière  arène  qu'est 
l'Allemagne  révolutionnaire. 

En  particulier,  l'extrême  droite,  qui  comprend  le  parti 
national  allemand  et  le  parti  populaire  allemand,  c'est-à-dire 
les  anciens  nationaux-libéraux  de  droite  et  les  conservateurs, 
semble  n'avoir  rien  abandonné  de  son  programme  d'autrefois. 
Toujours  le  même  ton.  Toujours  le  même  mépris  de  la  France 
et  de  l'Angleterre.  Toujours  les  mêmes  altaques  contre  la  démo- 
cratie et  le  socialisme,  que  l'on  rend  responsables  et  de  la 
défaite  militaire,  parce  qu'ils  ont  infecté  l'armée  et  les  masses 
populaires,  et  du  traité  de  paix,  parce  qu'une  fois  maîtres  de 
l'Allemagne  après  le  9  novembre  1918,  ils  ont  inspiré  à  l'Entente 
cette  crainte  du  bolchévisme  et  du  socialisme  allemands  qui  l'a 
rendue  si  impitoyable. 

On  sait  que  le  Comité  central  de  la  Ligue  pangermaniste 
(AUdeutscher  Verband  a  tenu  ses  assises  à-  Berlin,  le  31  août, 
pour  la  première  fois  depuis  la  défaite.  Le  fameux  Class  y  a 
réclamé  le  rétablissement  de  la  monarchie  impériale.  D'autres 
ont  parlé  de  déclarer  la  guerre  aux  Jésuites  comme  aux  Juifs. 
Quant  aux  grandes  lignes  du  programme,  on  les  devine  : 
reprendre,  morceau  par  morceau,  les  territoires  perdus,  unir 
à  l'Allemagne  tous  les  pays  germaniques  d'Europe,  en  parti- 


L  ALLEMAGNE    POLITIQUE. 


357 


culier  cette  Autriche  allemande  qui  veut,  non  un  Habsbourg, 
mais  un  Hohenzollern.  Il  y  a  adaptation  aux  circonstances 
présentes.  Mais  l'esprit  n'a  en  rien  changé. 

Qu'on  en  juge  seulement!  Le  3  juin,  dans  le  Tag  rouge,  le 
secrétaire  de  ladite  Ligue,  le  baron  von  Yietinghoff-Scheel, 
écrivait  ceci  :  «  L'idéal  pangermaniste  pe  s'est  pas  le  moins  du 
monde  écroulé  le  9  novembre  1918.  Bien  au  contraire.  Les 
événements  et  les  conséquences  de  ce  terrible  jour  n'en  ont 
que  trop  démontré  la  solidité.  La  Ligue  pangermaniste  voit  -  - 
idées  devenir,  l'une  après  l'autre,  de  vivantes  réalités.  C'est 
pourquoi  elle  conserve,  en  ces  jours  de  crise  effroyable,  la 
conscience  pure  et  la  tète  haute.  Son  avenir  est  plus  riche  que 
jamais.  »  Paroles  singulières,  si  l'on  pense  au  programme  qui 
était,  à  la  veille  de  la  guerre,  celui  de  la  Ligue. 

Ne  pensez  pas  que  le  baron  de  Vietinghoff-Scheel  se  moque 
de  nous.  Il  procède  à  une  démonstration  détaillée  de  sa  thèse. 
Il  estime  que  les  événements  ont  justifié  toutes  les  affirmations 
de  la  Ligue  :  politique  d'encerclement  préparée  par  l'Angle- 
terre, la  Russie  et  la  France  ;  nécessité  d'armements  plus 
étendus,  d'une  mobilisation  plus  complète,  d'une  flotte  puissante 
et  d'un  État-major  économique  bien  outillé:  guerre  défensive 
faite  par  l'Allemagne  à  seule  fin  d'obtenir  des  «  garanties  » 
suffisantes  pour  l'avenir;  devoir  de  résister  encore  en  novem- 
bre 1918  et  de  ne  pas  accepter  les  conditions  d'armistice. 

Sur  de  tels  sentiments  nous  étions  d'ailleurs  déjà  fixés 
au  lendemain  de  la  révolution  de  novembre.  L'humiliation 
qu'éprouvaient  les  pangermanistes  à  voir  leur  pays  abandonner 
la  Terre  d'empire,  laisser  à  l'ennemi  toute  la  rive  gauche  du 
Rhin  et  accepter  à  l'Est  une  situation  lamentable  ne  les  ame- 
nait pas  à  résipiscence.  Dès  le  mois  de  décembre,  ils  entrepre- 
naient une  campaane  en  faveur  des  souverains  déchus.  Ils 
faisaient  en  même  temps  l'opposition  la  plus  violente  au  nou- 
'veau  régime.  Il  s'agissait  «le  le  tuer  moralement,  de  montrer 
que  la  défaite  a  été  provoquée,  non  par  les  visées  ambitieuses 
du  pangermanisme,  non  par  l'impéritie  des  chefs  militaires  ou 
politiques,  mais  par  les  idées  démocratiques,  socialistes  et  révo- 
lutionnaires qui  ont  sapé  à  leur  base  la  volonté  de  vaincre, 
l'endurance,  l'héroïsme,  bref,  toutes  les  vertus  guerrières  du 
peuple  allemand.  On  traitera  Kart  Eisner,  au  lendemain  même 
de  sa  mort  tragique,   de  «   dilettante.   »   De  bonne   heure,  on 


358 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


exaltera  Noske,  le  gaillard  solide,  un  de  ces  bons  sous-officiers 
du  temps  de  paix  sur  lesquels  pouvait  compter  l'ancien  régime. 
Et,  pour  se  consoler  du  présent,  on  contemplera,  non  sans 
joie,  les  embarras  des  socialistes  appelant  a  la  rescousse  le 
corps  des  officiers.  «  De  Weimar,  disait  la  Tàgliche  Rundschau 
du  27  février  1919,  nos  grands  hommes  nouveaux  couvrent 
d'injures  le  passé,  le  maudit  ancien  régime,  la  triste  période 
bismarckienne.  Et  cependant,  c'est  grâce  aux  débris  du  milita- 
risme d'autrefois  que  l'ordre  a  pu,  non  sans  peine,  être 
rétabli...  C'est  vers  Potsdam  que  regardent  tous  les  éléments 
raisonnables  du  pays.  »  «  Que  ne  peut-on,  dira  en  mars  la 
Deutsche  Zeitung,  retrouver  cette  bonne  vieille  Prusse  réaction- 
naire..., cette  Prusse  si  fière,  où  l'ordre  régnait,  où  l'on  pou- 
vait paisiblement  parcourir  les  rues  sans  avoir  de  browning 
en  poche?...  «Mais  la  grande  œuvre  bismarckienne  a  été  sabotée 
par  ses  successeurs.  Bismarck  a  subi  une  défaite  posthume  de 
la  part  de  ses  trois  pires  ennemis  :  le  libéralisme,  le  clérica- 
lisme et  le  socialisme.  L'Allemagne  ne  se  relèvera  que  par  un 
retour  aux  anciennes  méthodes  qu'il  suffirait  d'adapter  aux 
«  temps  nouveaux.  »  Car  les  temps  nouveaux,  dira-t-on, 
exigent  de  nouveaux  moyens  et  de  nouvelles  armes. 

En  fait,  c'est  à  des  armes  singulièrement  imprévues  que 
certains  pangermanistes  voulaient  avoir  recours.  Au  lieu  de 
critiquer  le  nouveau  régime,  disaient-ils,  ne  vaudrait-il  pas 
mieux  l'exploiter?  JNe  pourrait-il  nous  fournir  lui-même  le 
moyen  de  tirer  de  l'Entente  une  éclatante  vengeance  ?  Cette 
thèse,  M.  Elzbacher,  professeur  d'économie  politique  à  l'Uni- 
versité de  Berlin,  l'a  soutenue  dans  un  retentissant  article  du 
Tag  rouge.  «  Pourquoi  ne  pas  étendre  à  l'Allemagne  et  au 
monde  entier,  pour  échapper  aux  dures  conditions  de  l'Entente, 
le  système  des  Conseils?  Si  l'Allemagne  accueille  le  principe 
du  bolchévisme  et  le  transmet  aux  nations  occidentales,  le 
capitalisme  de  l'Entente  ne  pourra  plus  asservir  l'ennemi 
vaincu.  Comme  en  1813,  les  classes  aisées  de  la  Prusse  consen- 
tiraient aux  sacrifices  nécessaires.  »  Pangermanisme  étrange, 
qui  invite  le  peuple  allemand  à  mettre  le  feu  à  sa  propre 
maison  afin  que  ce  même  feu  gagne  les  maisons  voisines  1  Sin- 
gulier exemple  de  cette  sagesse  professorale  qui  avait  élaboré 
les  pires  thèses  du  pangermanisme  traditionnel  ! 

A  dire  vrai,  l'article  d'Elzbacher  n'a  été  qu'un  épisode.  La 


l'allemw.ne  politique.  3)9 

plupart  des  pangermanistes  vieux  jeu  ont  désavoué  ce  «  bolché- 
visme  national.  »  Au  moment  de  la  discussion  des  conditions 
de  paix,  la  presse  réactionnaire  fait  sienne  une  partie  du  pro- 
gramme wiïsonien,  en  particulier  le  fameux  principe  de  libre 
disposition  qui  permettra  à  l'Allemagne  de  conserver  les  terri- 
toires colonisés  par  elle,  de  s'agréger  l'Autriche  allemande,  de 
s'entendre  avec  les  Tchèques,  de  renouer  les  relations  avec 
la  Russie,  voire  d'entrer  dans  la  Ligue  des  dations  !  On 
reprendrait  ainsi  l'ancienne  politique  «  avec  de  nouveaux 
moyens  et  de  nouvelles  armes.  »  —  «  A  cette  condition,  disent 
les  pangermanistes,  la  paix  du  monde  ne  sera  plus  menacée. 
Mais,  si  on  nous  arrache  le  bassin  de  la  Sarre,  la  rive  gauche 
du  Rhin,  si  l'on  constitue  à  nos  portes  une  Pologne  indépen- 
dante, alors,  c'est  un  sentiment  de  vengeance  qui  nous  animera 
tous  :  le  bolchévisme  l'emportera  peut-être  en  Allemagne.  » 
On  se  contente  donc  ici  d'en  agiter  le  spectre,  aux  yeux  de  la 
France  qui  peut  être  gangrenée,  aux  yeux  de  l'Angleterre  qui 
ne  risque  rien,  qui  est  la  vraie  gagnante  de  la  guerre,  mais 
qui  doit  savoir  si  elle  veut  mettre  l'Allemagne  en  état  de  se 
reconstituer  ou  la  livrer  à  tous  les  aléas  du  bolchévisme. 

Belle  occasion  que  cette  vaste  discussion  de  la  paix,  du 
7  mai  au  23  juin,  pour  exciter  les  passions  chauvines,  entonner 
les  vieux  chants  de  haine,  sortir  de  l'arsenal  toutes  les  armes, 
même  les  plus  rouillées.  Levée  en  masse,  relèvement  soudain 
du  peuple,  glorification  de  la  force  prussienne,  discours  de 
Fichte  à  la  nation  allemande,  rien  n'y  manque.  Et  ce  sera  tou- 
jours la  même  nostalgie  de  l'homme  fort  qui,  tel  Bismarck, 
galvanisera  les  masses  et  sauvera  l'Allemagne.  Cette  nostalgie 
n'empêche  pas,  d'ailleurs,  nos  bons  pangermanistes  de  fonder 
leur  espoir  sur  Wilson  et  sa  Ligue  des  Nations.  Eux  aussi,  ils 
usent  et  abusent  de  l'argument  :  ou  Wilson,  ou  Lénine.  «  Nous 
luttons,  nous  Allemands,  pour  l'avenir  de  l'Humanité.  Ce  n'est 
l'égoïsme  qui  pousse  l'Allemagne  à  discuter.  L'Allemagne 
veut  réaliser  intégralement  le  programmé  wiïsonien.  Elle  a  le 
droit  d'entrer  dans  la  Société  des  Nations  parce  qu'elle  est  le 
pays  de  l'ordre,  parce  que  sa  débâcle  entraînerait  lé  déséqui- 
libre européen  et  l'avènement  du  bolchévisme.  Il  lui  faut  donc, 
non  pas  le  bolchévisme,  mais  l'ordre,  entendez  par  là  l'ancien 
régime,  sous  la  direction  d'un  homme  à  poigne  capable  de 
conduire   le  germanisme   vers  ses  hautes   destinées.  Gomment 


3G0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vouloir  d'une  paix  qui  menace  les  trois  éléments  sur  lesquels 
se  fondait  la  grandeur  de  l'Allemagne,  comme  celle  du  Saint- 
Empire  :  l'unité  nationale,  la  liberté  économique  et  la 
conscience  spirituelle.  » 

C'est  dire  qu'en  somme  il  ne  faut  rien  sacrifier  de  la  tradi- 
tion pangermaniste.  Au  lendemain  de  la  signature  du  traité, 
on  souhaite  ardemment  que  le  parti  populaire  allemand  et  les 
nationaux  allemands  fusionnent  pour  faire  au  gouvernement 
actuel  une  opposition  plus  systématique  et  plus  efficace:  De 
cette  opposition,  en  effet,  peut  sortir  le  réveil  de  l'esprit 
national.  Puisque  les  socialistes  sont  assez  nombreux  et  assez 
forts  pour  avoir  la  majorité  quand  ils  le  veulent,  en  s'unissant 
au  Centre,  ou  aux  démocrates,  ou  à  ces  deux  partis  à  la  fois,  il 
importe  que  les  partis  de  droite  gagnent  des  voix.  Leur  tactique 
consistera  surtout  à  détacher  le  Centre  du  bloc  majoritaire. 
«  Au  régime  actuel,  si  lamentable  et  si  faible,  qui  fait  res- 
sembler l'Allemagne  à  une  barque  sans  gouvernail,  opposons, 
disent  les  pangermanistes  impénitents,  l'ancien  régime.  Her- 
mann  Mùller  nous  parle  d'un  renoncement  aux  méthodes  vio- 
lentes. Exaltons  les  méthodes  et  l'idéal  de  puissance  qui  furent 
autrefois  les  nôtres.  La  nation  les  perd  de  vue.  Ce  qui,  de  tout 
temps,  lui  a  le  plus  manqué,  c'est  la  foi  dans  le  succès.  De  là 
le  retard  et  l'arrêt  de  son  expansion  mondiale.  De  ce  point  de 
vue,  le  peuple  allemand  est  nettement  inférieur  au  peuple 
anglais.  11  n'a  pas  sa  confiance  robuste,  son  optimisme  joyeux, 
son  esprit  d'entreprise  hardi  et  conquérant.  Prenons  l'Anglais 
comme  modèle,  sans  oublier  les  vertus  qu'ont  montrées,  pendant 
la  guerre,  les  Français  et  les  Belges.  Rééduquons  l'Allemagne 
en  orientant  ses  regards  vers  l'impérialisme  anglo-saxon.  » 

Dans  les  Hamburger  Nachrichten  du  17  juin  1919,  on 
lisait  ceci  :  «  Nous  devons  ranimer  la  foi  dans  le  succès  de 
notre  cause,  succès  que  nous  obtiendrons  non  seulement  par  une 
régénération  intérieure,  mais  par  la  conquête  d'une  situation 
extérieure  de  premier  plan,  comme  première  puissance  civilisée 
du  monde.  Il  s'agit  bien  d'un  renouvellement  intellectuel  et 
moral  !  Il  nous  faut  une  Allemagne  qui  croie  au  succès,  à  son 
succès  dans  le  monde,  à  sa  mission  spirituelle,  comme  Puis- 
sance avancée  d'une  civilisation  mondiale.  » 

«  Foin  de  la  démocratie  et  du  socialisme!  Le  peuple  alle- 
mand, pour  être  à  la  hauteur  de  sa  mission,  doit  être  conduit 


l'allemagne  politique.  361 

par  une  main  forte.  Nos  ennemis  ont  bien  su  ce  qu'ils  faisaient 
quand  ils  ont  exigé  la  destitution  des  monarchies  allemandes, 
notre  renoncement  au  militarisme,  à  cette  école  d'énergie 
virile  qui  discipline  la  jeunesse.  Les  successeurs  de  Bismarck 
ont  gaspillé  son  magnifique  héritage.  Si,  à  la  veille  de  la 
guerre,  les  sacrifices  nécessaires  avaient  été  consentis  pour 
l'armée,  le  plan  réussissait  et  la  France  était  écrasée  avant  que 
la  Russie  ait  pu  venir  à  son  secours.  Le  peuple  allemand, 
dépourvu  de  maturité  politique,  ignore  qu'il  n'y  a  pas  de  liberté 
sans  puissance.  »  Au  récent  congrès  des  nationaux-allemands, 
les  orateurs  les  plus  influents  ne  disaient-ils  pas  à  peu  près 
ceci?  «  La  Prusse  et  les  Hohenzollern  ont  fait  la  grandeur  de 
l'Allemagne;  il  faut  donc  qu'ils  reviennent  au  pouvoir  ;  unis- 
sons-nous au  nom  du  sentiment  national,  du  vrai  christia- 
nisme et  de  l'idée  monarchique.  » 

On  ne  manquera  pas,  le  cas  échéant,  de  célébrer  le  souvenir 
des  pangermanistes  les  plus  notoires.  La  Tàglische  Rundschau 
du  5  juillet  1919  consacrait  un  article  à  Paul  de  Lagarde, 
l'ennemi  de  Bismarck,  qui  reprochait  à  l'effort  prussien  de 
n'être  pas  assez  ambitieux  et  universel.  «  De  Lagarde  avait,  dit 
l'article,  la  foi  qui  transporte  les  montagnes,  un  ardent  amour 
pour  cette  Allemagne  qui  est  «  le  cœur  de  l'Humanité.  »  C'était 
un  «  messager  de  Dieu.  »  Sans  doute,  de  Lagarde  a  critiqué 
l'ère  bismarckienne,  cette  ère  qui  maintenant  nous  apparaît 
comme  le  paradis  perdu.  N'avait-il  pas  raison?  N'avait-il  pas 
compris  quelle  malédiction  pèse  sur  le  peuple  allemand  égoïste, 
particulariste,  dépourvu  d'esprit  national?  De  Lagarde  a  eu  la 
nostalgie  du  moyen  âge,  comme  celle  du  despotisme  éclairé  de 
Frédéric  II.  »  Suit  l'apologie  des  deux  éléments  essentiels  da 
la  tradition  pangermaniste  :  l'idéal  d'organisation  et  le  despo/- 
tisme  éclairé. 

Mais  cela  ne  suffit  pas.  Il  faut  un  programme  précis 
d'expansion  mondiale.  Les  grandes  lignes  en  sont  déjà  dessi- 
nées. Il  faut  que  l'Allemagne  contrebalance  la  supériorité 
anglaise  par  une  entente  avec  les  territoires  de  l'Est,  par  un 
bloc  de  200  millions  d'habitants  de  l'Europe  centrale  et  orien- 
tale, unis  par  la  communauté  de  leurs  intérêts.  Pour  atteindre 
ce  but,  il  faudra  :  1°  hâter  la  revision  du  traité,  en  particulier 
de  ses  clauses  territoriales  et  économiques;  2°  ratt?icher  à 
l'Allemagne    l'Autriche    allemande    et    les    pays    danubiens; 


362 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


3°  nouer  des  liens  solides  avec  les  pays  baltiques  et  l'Etat 
tchéco-slovaque.  Car  le  chemin  de  Gonstantinople  passe  par 
Prague,  Belgrao^e  et  Sofia,  le  chemin  de  Tokio  par  Pétrograd  et 
Moscou.  On  rappellera  volontiers  le  mot  de  Bismarck  :  «  Qui- 
conque se  rendra  maître  de  la  Bohême  sera  le  maître  de 
l'Europe.  »  Le  problème  russe,  dira-t-on  encore,  c'est  le  pro- 
blème de  la  destinée  allemande.  Là  où  l'Entente  échouera 
fatalement,  là  interviendra  l'Allemagne  avec  succès.  L'idée 
maîtresse  est  donc  celle  d'un  vaste  consortium  germano-russo- 
japonais.  «  Il  s'agit,  disait  Otto  Hôtzsch  dans  la  Kreuzzeitimg 
du  30  juillet,  de  vouloir  fermement  conclure  avec  les  nouveaux 
Etats  de  l'Est  et  du  Sud-Est,  en  particulier  avec  une  Russie 
régénérée,  une  union  à  laquelle  adhérerait  plus  tard  le  Japon.  » 
Est-ce  clair? 

Tout  ce  mouvement  de  réaction  s'appuie  d'ailleurs  sur  des 
intérêts  de  classe  réels  et  positifs.  Officiers  et  sous-officiers 
sans  ressources,  bureaucrates  dont  la  situation  est  menacée, 
grands  industriels  inquiets  de  l'avenir,  capitalistes  moyens 
apeurés  par  le  spectre  des  nouveaux  impôts  sont  prêts  à  écouter 
l'appel  des  partis  d'extrême  droite.  Ils  se  laissent  prendre  à  la 
fallacieuse  promesse  :  «  Nous  sommes  le  parti  national,  le  parti 
allemand  jusqu'aux  moelles,  décidés  à  ramener  la  splendeur 
passée.  «Aux  élèves  des  écoles .  de  Hanovre,  rassemblés  le 
29  août  pour  la  célébration  de  la  victoire  de  Tannenberg,  Hin- 
denburg  disait  :  «  Nous  devons  redevenir  ce  que  nous  étions 
quand,  à  Versailles,  fut  fondé  le  nouvel  Empire  allemand. 
J'étais  de  ceux  qui  purent  pousser  les  premiers  «  hourras  »  en 
l'honneur  de  l'Empereur.  »  Le  mouvement  trouve  aussi  dans 
1" Université  de  sérieux  appuis.  A  Wiïrzbourg,  le  congrès  des 
étudiants  allemands  a  envoyé  à  Hindenburg  un  télégramme 
dans  lequel  on  s'engage  à  le  prendre  comme  chef  et  à  tra- 
vailler au  relèvement  de  l'Allemagne,  avec  le  mot  d'ordre  : 
«  Avec  Dieu  pour  le  roi  et  pour  la  patrie.  »  En  de  récents  dis- 
cours, les  recteurs  de  Bonn  et  de  Berlin  ont  adressé  leur  salut 
au  Kaiser  et  célébré  la  grandeur  de  l'ancienne  Prusse. 

LES   NOUVELLES    FORMES   DE   PROPAGANDE 

Comment  en  vouloir  aux  mauvais  prophètes,  quand  ils  pré- 
tendaient que  l'Allemagne  allait  au-devant  d'une  réaction  plus 


l'Allemagne  politique.  363 

terrible  que  celle  qui  a  suivi  la  guerre  d'indépendance?  Mais 
l'ancien  esprit  pangermaniste  ne  se  manifeste  pas  seulement 
par  cette  réaction.  Il  apparaît  sous  d'autres  formes  plus  subtiles 
et  difficiles  à  saisir.; 

Cet  esprit,  c'est  la  croyance  à  la  mission  providentielle  et 
universelle  de  l'Allemagne,  dans  quelque  domaine  que  ce  soit. 
Or  de  nouvelles  perspectives  s'ouvrent  à  cette  religion  de  la 
supériorité  germanique.  L'Allemagne  est  devenue,  en  apparence 
du  moins,  une  démocratie  républicaine.  Elle  est  un  ardent 
foyer  de  socialisme.  Voilà,  semble-t-il,  les  forces  maîtresses  de 
l'heure  et  du  monde.  Ne  serait-il  pas  possible  d'affirmer,  au 
lendemain  d'une  guerre  qui  a  mis  au  premier  plan  les  pro- 
blèmes de  la  liberté  et  du  travail,  que  l'Allemagne  doit  avoir, 
comme  démocratie  sociale,  un  rôle  directeur  universel?  Ne 
pourrait-on  ajouter  à  la  mission  métaphysique,  à  la  mission 
religieuse  et  à  la  mission  civilisatrice,  la  mission  politique  et 
sociale? 

C'est  exactement  le  thème  d'une  série  d'articles  que  M.  J. 
Unold,  un  professeur  encore,  écrivait  naguère  dans  le  Tag 
rouge,  sous  le  titre  :  «  Des  deutschen  Volkes  kulturpolitischer 
Beruf.  »  «  Le  peuple  allemand,  dit  M.  Unold,  ne  se  relèvera  que 
s'il  prend  conscience  de  la  mission  qu'il  doit  accomplir  pour  le 
progrès  de  la  civilisation  universelle.  »  Le  professeur  ne  manque 
pas  d'invoquer  Fichte  et  ses  discours  a  la  nation  allemande* 
Fichte  n'a-il  pas  démontré,  pour  toujours,  que  l'humanité  ne 
peut  se  passer  de  l'Allemagne  et  ne  peut  construire  qu'avec 
son  aide  les  «  réalités  éternelles  1  »  C'est  par  une  conquête 
morale  que  le  peuple  allemand  retrouvera  ses  biens  perdus, 
l'estime  des  contemporains  et  la  gratitude  de  la  postérité.  Il  va 
donc  se  mettre  au  travail,  pour  l'humanité,  dans  le  domaine 
religieux  et  moral,  dans  le  domaine  politique,  enfin  dans  le 
domaine  économique  et  social.  Nous  y  voilà  bien  1  La  mission 
politique  et  sociale  s'ajoute  aux  missions  d'autrefois.  —  Au 
point  de  vue  religieux  et  moral,  le  peuple  allemand  achèvera 
l'œuvre  commencée  par  la  Renaissance  et  la  Réforme;  il  réa- 
lisera le  véritable  individualisme  religieux  et  l'autonomie  de  la 
morale.  Il  lui  suffira  de  se  remettre  à  l'école  de  Schleiermacher 
et  de  Kant.  Quel  peuple  pourrait  ici  se  mesurer  avec  le  peuple 
allemand  ?  —  Mêmes  visées  dans  l'ordre  politique.  Mais  il  faut 
ici  former  le  «  jugement  mondial,  »  empêcher  le  bon  public  de 


3Gi 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


se  laisser  duper  par  les  termes  de  liberté,  d'égalité  et  de  sou- 
veraineté populaire.  Nous  voulons,  dira  M.  Unold,  un  État 
populaire  (Volksstaat)  vraiment  libre,  non -le  parlementarisme 
brutal.  Il  nous  faut  l'Etat  «  organique,  »  fondé  sur  la  justice 
et  l'équilibre  des  forces.  Voici  revenir  l'inévitable  comparaison 
avec  l'organisme   vivant. 

Nous  pourrions,  nous  Allemands,  grâce  au  suffrage  universel, 
construire  une  véritable  représentation  populaire  sur  les  divisions 
naturelles  du  peuple,  sur  les  groupements  professionnels  existants. 
Plusieurs  symptômes  nous  prouvent  que  l'Allemagne  se  porte  vers 
cette  constitution  organique.  Les  groupes  professionnels  tendent  tous 
à  se  mieux  organiser,  à  se  faire  mieux  représenter.  De  là  les  fameux 
Conseils,  Conseils  de  travailleurs,  voire  Conseils  d'intellectuels. 
N'a-t-il  pas  été  question  d'instaurer,  à  côté  du  Reichstag,  un  Conseil 
d'Empire  pour  la  représentation  des  groupes  professionnels  ?  Le 
peuple  allemand,  pour  son  propre  bien  et  celui  de  l'Humanité,  offrirait 
alors  au  monde  la  démocratie  sociale  modèle.  Hostile  à  la  conception 
individuelle  et  mécanique,  c'est-à-dire  à  la  conception  française  de 
l'État,  il  fonderait  l'État  démocratique,  vraiment  organique,  sain  et 
réaliste. 

C'est  ce  que  disaient,  à  peu  près  dans  les  mêmes  termes, 
les  politiciens  du  romantisme,  Schlegel,  Gorres,  A.  Millier.  En 
vérité,  on  peut  mettre  les  fameux  Conseils  à  toutes  les  sauces! 
On  peut,  en  leur  nom,  proposer  à  l'Allemagne,  soit  de  piquer  une 
tète  en  plein  bolchévisme  pour  réduire  à  néant  les  exigences 
des  vainqueurs,  soit  de  reprendre  le  vieil  idéal  romantique. 

L'idée  d'une  mission  sociale  de  l'Allemagne  vaincue,  nombre 
de  nationaux-libéraux,  impérialistes  convaincus,  l'utilisent  non 
sans  habileté.  Il  s'agit  toujours  de  la  conquête  morale  à  entre- 
prendre après  l'échec  des  tentatives  matérielles  et  territoriales. 
On  voudrait  unir  socialisme  et  nationalisme.  Devant  quelle  syn- 
thèse l'Allemagne  reculerait-elle?  «  Bien  que  battus,  disait 
récemment  Endres,  nous  croyons,  nous  parti  national,  à  notre 
victoire  finale,  à  la  résurrection  d'une  grande  nation  allemande 
comprenant  toutes  les  terres  germaniques,  à  la  condition  que 
l'idée  nationale  finisse  par  s'unir  avec  l'idée  socialiste  et  l'idée 
socialiste  avec  l'idée  nationale.  »  —  «  Le  peuple  allemand, 
disait  aussi  Léo  Simons  en  août,  a  de  nouveau  reçu  le  bienfait 
do  la  soulîrance.  Il  devra  recommencer  à  obéir  à  la  nécessité. 
Si,  pendant  les  dix  années  prochaines,  il  ne  peut  pratiquer  ni 


L*ALLEMAGNË    POLITIQUE.  36S 

politique  mondiale,  ni  économie  mondiale,  il  peut  montrer 
aux  autres  peuples  comment  une  grande  nation  sait  mettre  en 
œuvre  son  talent  de  construction  pour  se  rénover.  Il  peut,  libéré 
du  militarisme,  se  consacrer  tout  entier  au  progrès  social  et  cer- 
tainement il  saura  être  novateur  et  servir  d'exemple  dans  ce 
domaine...  Les  meilleurs  esprits,  les  meilleurs  chefs  de  l'Europe 
nouvelle  l'appelleront  à  eux  pour  qu'il  mette  ses  grandes  forces 
épurées  au  service  des  temps  nouveaux.  »  —  Delbrùck  précisait 
enfin,  dans  les  Preussische  Jahrbûcher  de  mai  1919,  l'alliance 
qui  se  fait,  en  Allemagne,  entre  nationalisme  et  socialisme,  par 
l'égalisation  entre  le  haut  et  le  bas  de  la  société,  surtout  par  les 
Conseils  d'exploitation  qui  feront  des  prolétaires  les  alliés  des 
patrons  contre  la  socialisation  totale.  Et  le  même  Delbrùck 
écrivait  en  août  :  «  Nous  ne  devons  pas  perdre  de  vue  que  nos 
seuls  alliés  dans  le  monde  sont  les  différentes  tendances  inter- 
nationales, pacifistes  et  socialdémocrates  et,  jusqu'à  un  certain 
point,  l'Eglise  catholique.  » 

Ne  nous  étonnons  pas  si  le  Centre  nourrit  des  rêves  analo- 
gues. «  L'Allemagne,  lisions-nous  dans  la  Germania  du  8  août, 
doit  se  faire  dans  le  monde  le  champion  des  grandes  idées 
qui  dominent  la  vie  des  peuples  et  qui  ont  échoué  à  Versailles.  » 
Est-ce  clair?  Et  quand  le  député  Fassbender,  Geheimrat  authen- 
tique, publiait  dans  le  Tag  un  article  sur  «  La  Mission  de  l'Alle- 
magne et  l'Idée  catholique,  »  il  faisait  appel  à  la  bonne  volonté 
de  la  partie  cultivée  du  catholicisme  allemand  pour  réveiller 
l'esprit  chrétien-national,  afin  que  l'Allemagne  fût  à  la  hauteur 
de  sa  mission  dans  le  monde.  Sur  les  tendances  véritables  du 
Centre,  nous  avons  été  fixés  par  le  récent  Congrès  du  parti. 
Sollicité  de  droite  et  de  gauche,  le  Centre  hésite.  Son  alliance 
avec  le  socialisme  semble  pousser  vers  la  droite  un  nombre  tou- 
jours plus  grand  de  ses  membres.  Son  alliance  avec  l'extrême 
droite  demeure  possible.  Dans  la  Deutsche  Tageszeitimg  du 
1  août,  un  membre  du  Contre  en  montrait  la  nécessité  et  en 
dessinait  le  programme.  «  En  vertu  de  sa  tradition,  disait-il, 
le  Centre  ne  peut  pas  être  un  parti  démocratique.  Il  ne  peut 
être  que  chrétien-conservateur,  c'est-à-dire  monarchiste.  Le 
Centre  veut  devenir  un  grand  parti.  Nombre  de  ses  députés, 
Erzberger  en  tête,  devront  quitter  le  pouvoir.  Si  90  p.  100  de 
ses  membres  le  désirent,  le  parti  opérera  sa  jonction  avec  les 
deux  partis  d'extrême  droite.  C'est  le  vœu  des  catholiques  et 


366  REVUE    DES.  DEUX    MONDES. 

des  protestants  évangéliques.  Car  le  christianisme  germanique 
reprend  conscience  du  rôle  qu'il  doit  jouer  dans  la  nation  et 
dans  le  monde.  »  Comment  ne  pas  évoquer,  à  la  lin  de  i elles 
considérations,  le  nom  de  Gôrres? 

L'UTILISATION   DU   SOCIALISME 

L'esprit  pangermaniste,  on  le  retrouve  encore  chez  les 
démocrates  et  les  socialistes  majoritaires.  Il  consiste  à  soutenir 
que  la  synthèse  tentée  entre  démocratie  et  socialisme  par  l'Alle- 
magne contemporaine  est  la  grande  synthèse  de  l'avenir  et  doit 
mettre  le  pays  à  la  tête  des  autres  peuples;  à  affirmer  que  l'Alle- 
magne, placée  entre  la  Russie  bolchéviste  et  l'Entente  capita- 
liste, a,  de  par  sa  situation  géographique  exceptionnelle,  un 
rôle  modérateur  et  central  qui  doit  un  jour  lui  donner  la 
première  place  dans  la  Société  des  Nations.  Autre  manière  de 
démontrer  qu'elle  est  en  passe  de  devenir  la  démocratie  sociale 
modèle.  Autre  manière  d'exalter  l'orgueil  national,  de  mépriser 
le  voisin  et  de  se  livrer  à  toutes  les  illusions  d'antan. 

Ici  même,  on  invoquera  le  système  des  Conseils  qui,  par  son 
admirable  souplesse,  se  prête  à  toutes  les  interprétations. 
«  L'avenir,  disait  la  Vossische  Zeilung  du  11  juin  1919.  appartient 
au  système  des  conseils  mis  au  point  par  le  génie  allemand.  » 
En  d'autres  termes,  l'Allemagne  doit  adapter  à  ses  propres 
besoins  et  à  ceux  de  l'Europe  occidentale  le  soviet  russe,  en  lui 
empruntant  ce  qu'il  a  de  bon,  en  rejetant  ses  éléments  «  asia- 
tiques. »  Alors  elle  pourra  lutter  efficacement  contre  la  «  démo- 
cratie formelle  »  et  provoquer  la  défaite  de  l'impérialisme  et 
du  capitalisme  anglo-saxons.  «  Car,  ajoutait  le  journal,  ces  idées 
nouvelles  sont  destinées  à  se  répandre,  par  delà  les  frontières 
de  l'Allemagne  vaincue,  sur  le  monde  entier.  »  Même  thèse 
soutenue  le  2  mai,  dans  le  Berliner  Tageblatt,  par  Georges 
Bernhard.  «  Seul,  disait-il,  un  système  mondial  de  Conseils  de 
travailleurs  pourrait  donner  à  la  Société  des  Nations  une  base 
solide  et  fonder  l'égalité  sociale  des  peuples  par  un  partage 
équitable  des  matières  premières.  »  Et,  revenant  sur  l'idée  du 
double  parlement,  G.  Bernhard  ajoutait  qu'ainsi  l'idée  la  plus 
féconde  touchant  l'organisation  du  monde  sortirait  du  peuple 
allemand.  C'est  encore  l'idée  maîtresse  d'un  travail  manuscrit 
ébauché  par  un  disciple  de  Rathenau  et  qui   nous  est  tombé 


L  ALLEMAGNE    POLITIQUE.  36i 

entre  les  mains.  «  Les  masses  prolétariennes  ont  actuellement 
le  pouvoir.  Ce  pouvoir,  il  faut  que  les  intellectuels  les  aident'  à 
l'organiser.  Le  salut  de  l'Humanité  est  dans  la  synthèse  du  pou- 
voir et  de  l'intelligence.  Or  cette  synthèse,  seule  l'Allemagne 
peut  l'opérer.  L'idéal  de  Lénine  est  impraticable  et  celui  de 
Wilson  périmé.  La  solution  n'est  ni  à  Paris,  ni  à  Moscou. 
Elle  ne  se  trouve  qu'à  Berlin.  »  Est-ce  clair? 

Au  cours  de  la  discussion  des  conditions  de  paix,  la  cam- 
pagne entreprise  par  le  socialisme  majoritaire  et  par  les  jour- 
naux démocrates  a  été  fort  significative  à  cet  égard  : 

Le  capitalisme  vainqueur,  disait  le  Vorivaërts,  veut  étouffer  le 
socialisme.  Il  a  célébré  à  "Versailles  ses  orgies  et  s'est  posé  en  face 
du  flot  rouge  pour  l'endiguer.  Or,  l'Allemagne  est  la  mère-patrie  du 
socialisme.  C'est  pourquoi  l'Entente  lui  met  le  couteau  sur  la  gorge 
en  lui  imposant  d'inacceptables  conditions.  La  paix  de  Versailles, 
c'est  la  fin  de  toute  politique  sociale,  de  toute  socialisation.  Comment 
l'Entente  ferait-elle  aux  travailleurs  de  sérieuses  concessions?  Seule, 
l'Allemagne  nouvelle  a  l'intention  ferme  de  donner  à  la  question 
sociale,  dans  le  monde,  une  solution  définitive...  Seule,  elle  veut  un 
règlement  international  du  travail.  Elle  ne  peine  pas  seulement  pour 
la  paix  des  peuples  et  le  désarmement,  mais  encore  pour  la  paix 
sociale.  Elle  entend  mettre  fin,  non  seulement  aux  batailles,  mais 
encore  aux  hécatombes  dont  les  conditions  actuelles  du  travail  sont 
la  cause.  Son  idéal,  c'est  la  Société  des  Nations  complétée  par  la  pro- 
tection internationale  des  travailleurs.  C'est  elle  qui  est  à  la  tête  de 
l'Internationale  ouvrière  et  qui  représente  dans  le  monde  les  idées 
nouvelles.  Parler  toujours  de  l'ancienne  Allemagne  et  du  despotisme 
féodal,  c'est  bien.  Mais  il  faut  voir  l'Allemagne  nouvelle,  cette  Alle- 
magne républicaine  et  socialiste  vers  laquelle  le  prolétariat  universel 
tourne  les  yeux. Or  le  traité  de  paix  ébranle  l'édifice  entier  de  sa 
législation  sociale.  Tout  ce  qu'elle  a,  depuis  si  longtemps  et  avec  tant 
de  sagesse,  réalisé  pour  la  protection  des  faibles,  est  mis  en  cause. 
C'est  parce  que  l'Allemagne  devient  le  grand  foyer  du  socialisme 
international  qu'on  veut  la  morceler  et  l'anéantir.  Le  monde  devrait 
voir  que  la  République  allemande  ne  lutte  pas  pour  des  avantages 
extérieurs,  mais  pour  un  nouveau  principe  mondial,  pour  ce  principe 
que  le  droit  ne  sortira  jamais  de  la  violence.  Comment  bannirait-on 
l'Allemagne  de  la  Société  des  Nations?  N'est-elle  pas  la  créatrice  de 
toute  vraie  politique  sociale  ?  Ses  organisations  n'ont-elles  pas  servi 
de  modèle  au  monde  entier  ? 

Après  les  socialistes  majoritaires,  les  démocrates.    L'idéal 


368  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pangermaniste  se  revêt  ici  du  manteau  re'publicain  et  du  prin- 
cipe wilsonien  de  la  Ligue  des  Peuples. 

Le  projet  de  Wilson,  dira-t-on,  aboutit  à  créer  un  groupement 
des  nations  victorieuses.  Celui  de  l'Allemagne  est  fondé  sur  une  base 
vraiment  démocratique.  Il  se  propose,  non  seulement  d'empêcher  la 
guerre,  mais  encore  de  travailler  au  perfectionnement  matériel  et 
moral  de  l'humanité.  Le  noyau  de  la  Ligue  des  Peuples  serait  alors 
un  Parlement  mondial  qui  se  recruterait  en  première  ligne  au  sein 
des  Parlements  nationaux  et  où  l'Allemagne  aurait  sa  place.  Tandis 
que  l'Entente  cherche  un  compromis  entre  le  pacifisme  wilsonien  et 
l'impérialisme  anglais  ou  français,  le  projet  allemand  met  l'Entente 
en  demeure  de  renoncer  à  toute  velléité  de  domination  mondiale, 
économique  ou  sociale.  Ce  projet  fera  comprendre  au  monde  entier 
que  l'Allemagne  n'est  pas  plus  responsable  de  la  guerre  que  les 
autres  nations,  que  l'impérialisme  allemand  n'a  jamais  été  agressif 
et  qu'il  n'a  jamais  visé  à  l'hégémonie  nouvelle  ! 

C'est  dire  que  l'Allemagne  républicaine  et  démocratique 
défend,  contre  l'Entente  qui  les  trahit,  les  grands  principes  de 
la  justice  et  du  droit.  L'argument  de  ces  bons  apôtres  est  paral- 
lèle à  celui  des  majoritaires. 

La  Frankfurter  Zeitung  elle-même  soutiendra  qu'on  veut 
arrêter  tous  les  progrès  du  socialisme,  que  le  travailleur  alle- 
mand va  devenir  un  prolétaire  mal  payé,  que  les  prolétaires 
des  autres  pays  subiront  tôt  ou  tard  sa  destinée.  Toutefois,  un 
peuple  résolu  ne  peut  être  anéanti.  «  Le  peuple  allemand, 
s'écriait  Mme  Minna  Cauer  dans  le  ' Berliner  Tayeblatt,  doit 
résister  et  travailler  pour  le  droit.  C'est  une  œuvre  géante  qu'il 
doit  accomplir.  Il  suit  la  voie  douloureuse  ;  mais  il  faut  qu'il  la 
suive  jusqu'au  bouf  pour  que,  suivant  le  mot  de  Lessing,  il 
montre  à  l'humanité  la  voie  de  la  perfection.  Qu'il  choisisse 
entre  l'esclavage  et  l'ascension  vers  les  hauteurs!  »  L'Alle- 
magne luttera  donc  pour  que  tous  les  peuples  aient  les  mêmes 
droits.  «  Le  principe  démocratique  a  fait  de  tels  progrès  dans 
le  monde  qu'on  ne  peut  plus  le  détruire  par  les  armes.  L'Em- 
pire allemand  s'est  écroulé  parce  que  ses  dirigeants  n'ont  pas 
compris  quelles  concessions  ils  avaient  à  faire  à  la  démocratie. 
Il  en  sera  de  même  de  l'Entente  qui,  au  nom  de  son  impéria- 
lisme, étouffe  la  démocratie.  Et  alors,  si  l'Allemagne  a  un  tel 
rôle  à  jouer  dans  le  monde,  comment  ne  pas  lui  rendre  son 


l'allemagne  politique.  369 

domaine  colonial?  Gomment  ne  pas  lui  assurer  vivres  et  ma- 
tières premières?  » 

En  attendant,  il  faut  signer.  Et  la  Gazette  de  Francfort 
estime  qu'il  ne  faut  pas  arrêter  par  un  refus  absolu  l'évolution 
de  l'Allemagne  vers  un  avenir  meilleur.  «  Car  il  faut  montrer 
que  l'Allemagne  a  tout  fait  pour  avoir  la  paix,  pour  chercher 
une  voie  nouvelle  par  des  moyens  nouveaux.  Cette  attitude  a. 
dans  le  monde,  une  grande  puissance  d'attraction.  Ne  l'oublions 
pas.  » 

Tel  est  donc  l'esprit  du  socialisme  majoritaire  et  des  démo- 
crates au  moment  de  cette  crise  de  l'opinion  qui  a  dévoilé  la 
véritable  orientation  de  la  Révolution  allemande.  Au  lende- 
main de  la  signature,  cet  esprit  se  manifeste  avec  plus  de 
netteté  que  jamais.  «  Les  peuples,  écrivait  le  Vorwàrts  des  27 
et  28  juin,  nous  donnent  la  main  dans  la  lutte  universelle 
contre  le  capitalisme  mondial.  Donnons  au  socialisme  la  vic- 
toire dans  les  pays  de  l'Entente.  Nous  aurons  alors  la  Ligue 
des  Peuples  socialistes  qui  embrassera  le  monde  entier.  •»  Le 
même  journal  ajoutera,  le  1er  juillet  : 

L'Allemagne  est  indispensable  au  monde,  qui  a  besoin  de  sa 
capacité  d'organisation  sociale  et  syndicale.  Malgré  le  28  juin  1910, 
la  mission  universelle  de  l'Allemagne  subsiste.  Elle  ne  fait  même 
que  commencer.  Nous  n'avons  plus  besoin  de  la  guerre.  Dans  le 
monde  entier,  se  groupent  maintenant  autour  de  l'Allemagne  tous 
ceux  qui  veulent  le  droit  et  la  justice.  Foin  des  canons  et  des  sous- 
marins  !  Notre  prestige  moral  a  grandi.  Nous  avons  la  sympathie  des 
neutres  et  de  tous  ceux  qui,  en  France  et  en  Angleterre,  en  Italie  et 
en  Amérique,  luttent  contre  le  militarisme  et  le  capitalisme.  Voila 
une  alliance  qui  vaut  mieux  que  l'ancienne  Triplice  ou  l'Entenle 
elle-même.  Nous  aurons  notre  revanche.  Une  fois  de  plus,  c'est 
l'Allemagne  qui  sauvera  et  régénérera  le  monde. 

Quant  aux  démocrates,  ils  préconisent  plus  que  jamais  une 
politique  moyenne  entre  l'extrême  gauche  et  l'extrême  droite, 
ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  «  la  dictature  du  milieu.  » 
Encore  quelques  années,  disent-ils,  et  le  monde  comprendra 
que  l'Allemagne  a  été  purifiée,  non  humiliée  par  la  paix  de 
Versailles.  Sur  les  ruines  de  l'Entente  actuelle,  s'élèvera  la 
vraie  Société  des  Nations,  dont  l'Allemagne  aura  eu  la  gloire 
de  comprendre  la  première  la  vraie  nature  et  la  vraie  portée. 
iu..K  i.viu,  —   1020.  2î 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Vers  la  fin  de  juillet,  les  discours-programmes  du  président 
Bauer  et  du  ministre  flermann  Millier  viendront  consacrer 
officiellement  ce  point  de  vue.  Le  président  Bauer  dira  ce  que 
déjà  répétait  la  presse,  lors  de  la  deuxième  lecture  du  projet  de 
Gonstitulion,  à  savoir  que  l'Allemagne  possède  la  meilleure, 
la  plus  authentique  des  démocraties.  «  La  jeune  République, 
annonçait-il  au  mande,  s'établira  malgré  la  réaction  milita- 
riste et  monarchiste.  Faut-il  énumérer  ses  conquêtes?  Faut-il 
mentionner  la  revision  du  droit  pénal,  du  Code  civil,  de  la 
législation  tout  entière,  parler  des  projets  pédagogiques  qu1 
préparent  la  rééducation  du  peuple  allemand?  Bientôt  il  n'y 
aura  plus  de  peuple  qui  puisse  se  vanter  d'avoir  une  démocratie 
comparable  à  celle  de  l'Allemagne.  » 

H.  Miiller  soutiendra  ensuite  que  la  politique  étrangère  de 
l'Allemagne  doit  être  la  plus  démocratique  du  monde.  La 
revanche  de  l'Allemagne,  ce  sera  d'aider  la  Belgique  et  le  Nord 
de  la  France  à  se  reconstituer.  L'Allemagne  entre  dans  les 
temps  nouveaux  munie  du  système  électoral  le  plus  large,  du 
féminisme  le  plus  avancé,  de  la  législation  ouvrière  la  plus 
sympathique  à  l'Internationale.  «  C'est  ainsi  seulement,  ajou- 
tait-il, que  nous  ferons  dans  le  monde  des  conquêtes  morales.  »' 
Mais,  en  attendant,  on  fait  des  projets  d'avenir.  On  sait  que  le 
sort  du  monde  se  décidera  à  Washington  et  a  Tokio.  On  veut 
y  établir  d'excellents  représentants.  On  en  aura  partout, 
d'ailleurs  :  à  Moscou,  à  Pékin  et  à  Rome.  On  sait  aussi  que 
les  circonstances  économiques  actuelles  vont  créer  des  rappro- 
chements non  prévus  par  le  traité  de  Versailles,  que  le  prestige 
allemand  en  Espagne  est  encore  considérable,  que  l'Allemagne 
possède  en  Hollande  et  en  Suisse  de  solides  sympathies,  qu'une 
politique  active  peut  dès  maintenant  commencer,  en  Russie 
et  en  Orient»  une  pénétration  vaste  et  sûre.  C'est  pourquoi, 
au  congrès  du  Parti  démocratique,  Fr.  Naumann  déclarait  : 
«  Au  milieu  de  la  misère  et  des  défaites,  nous  n'abandon- 
nons pas  l'idée  de  la  Grande  Allemagne;  mais  nous  repous- 
sons ce  pangermanisme  qui  a  fait  tant  de  mal  au  peuple 
allemand  et  à  la  pensée  allemande.  »  Oui,  mais  de  quel  pan- 
germanisme s'agit-il?  L'impérialiste  que  fut  Naumann  avait-il 
le  droit  de  se  désolidariser  du  pangermanisme? 

En  ce   qui  concerne   l'extrême  gauche,  il  est  encore  assez 
difficile  de  définir   exactement  sa  mentalité.   Au  cours  de  la 


L'ALLEMAGNE    POLITIQUE.  3~  l 

discussion  des  conditions  de  paix,  les  indépendants  ont  natu- 
rellement témoigné  à  l'égard  de  Y  «  impérialisme  capitaliste  » 
de  l'Entente  une  hostilité  plus  violente  que  celle  des  majori- 
taires. Leur  solution  était  toutefois  bien  différente.  «  Il  faut, 
disaient-ils,  signer  sans  hésitation.  Pourquoi?  Parce  que  la 
signature  immédiate  de  la  paix  ne  tardera  pas  à  provoquer  la 
révolution  universelle.  Le  traité  de  Versailles  est  tel  qu'il  ne 
peut  qu'accélérer  le  mouvement.  Le  socialisme  l'emportera  à 
l'Est  et  à  l'Ouest.  Alors  viendra  la  vraie  paix.  Il  faut  donc 
souscrire  aux  conditions  de  l'Entente,  mais  afin  d'entreprendre 
sans  tarder  la  lutte  pour  la  revision  du  traité,  en  collaboration 
avec  les  masses  populaires  de  tous  les  pays.  Qu'importe,  d'ail- 
leurs, si  le  traité  anéantit  l'Allemagne  capitaliste?  Ce  qu'il 
nous  faut,  c'est  la  révolution  universelle  conduite  par  l'Alle- 
magne qui  donnerait  ainsi  l'exemple  et  mènerait  la  grande 
ofiensive  socialiste.  En  amenant  l'Allemagne  à  signer,  nous  la 
sauvons  de  la  catastrophe  et  nous  lui  donnons  un  rôle  direc- 
teur dans  le  monde.  Car,  si  elle  peut  rapidement  se  reconsti- 
tuer, elle  deviendra  la  grande  nation  socialiste  qui  dirigera 
l'Internationale  ouvrière.  »  Le  but  à  poursuivre,  à  Lucerne 
comme  ailleurs,  sera  donc  de  fonder  la  véritable  Internationale, 
sans  compromission  avec  les  socialistes  de  droite,  avec  le  pro- 
gramme intégral  du  socialisme  révolutionnaire.  Il  importe  que 
le  socialisme  allemand  fasse  l'union  des  forces  révolutionnaires 
du  monde  entier. 

Derrière  les  socialistes  indépendants,  il  y  a  tout  le  mouve- 
ment «  activiste,  »  la  phalange  de  ces  jeunes  intellectuels  qui 
veulent  s'occuper  de  politique,  favoriser  en  Allemagne  le  pro- 
grès et  les  réformes,  travailler  par  là  au  bien  de  l'Humanité. 
Ils  ont,  eux  aussi,  des  ambitions  universelles.  Ils  parlent 
volontiers  d'une  synthèse  de  Lénine,  de  Wilson  et  de  Platon. 
Ils  veulent  la  Société  des  Nations,  la  dictature  du  prolétariat 
et,  à  côté  des  Soviets-Conseils,  la  dictature  des  Intellectuels, 
rêve  de  la  République  platonicienne  et  forme  raffinée  du  des- 
potisme éclairé.  Ils  entendent  refaire  en  ce  sens  l'éducation  du 
peuple  allemand,  donner  à  la  révolution  ce  qui  lui  manque 
et  ce  qui  fut,  au  suprême  degré,  le  privilège  de  la  Révolution 
française  :  l'enthousiasme,  la  profondeur,  un  véritable  pro- 
gramme philosophique  et  moral.  Leur  but  serait  donc  de  com- 
pléter la  révolution  universelle  des  indépendants  par  celle  des 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

idées  et  des  cœurs.  Ils  feraient  ainsi  de  la  révolution  allemande 
un  principe  de  transformation  mondiale. 

INSUFFISANCE    DE   LA    RÉFORME   MORALE 

Il  faudra  suivre  ce  mouvement  de  très  près,  étudier  ces 
jeunes,  aiin  de  savoir  quelles  sont  leurs  vraies  tendances. 
Pour  l'instant,  nous  avons  à  considérer  l'ensemble  de  l'opinion 
et  des  idées  en  cours.  Dans  la  «  Welt  am  Montaq  »  du  4  août, 
M.  0.  Nippold  disait  que  la  lourde  responsabilité  encourue 
par  le  nouveau  régime  est  dans  ce  fait  qu'il  n'a  jamais  fran- 
chement désavoué  l'ancien.  «  On  a  cru,  ajoutait-il,  dans  les 
milieux  dirigeants,  pouvoir  se  borner  à  une  transformation 
politique  et  renoncer  à  une  nouvelle  orientation  morale.  » 
C'est  là  un  des  mots  les  plus  vrais,  les  plus  profonds  qui  aient 
été  prononcés  sur  la  révolution  allemande.  La  nation  alle- 
mande, selon  M.  Nippold,  n'éprouve  aucun  sentiment  de 
repentir  au  sujet  du  passé.  Toute  sa  pensée  s'absorbe  dans 
l'illusion  d'une  souffrance  injuste.  De  là  cet  esprit  de  protesta- 
tion qui,  nous  venons  de  le  voir,  est  commun  à  toutes  les 
classes  et  à  tous  les  partis,  qui  engendre  la  haine  et  l'idée  de 
la  revanche  sous  toutes  leurs  formes.  Sans  doute,  le  traité  de 
paix  n'est  pas  une  œuvre  parfaite.  Mais  l'Allemagne  devrait, 
à  son  égard,  avoir  une  autre  attitude  que  celle  de  la  protesta- 
tion. Elle  devrait  comprendre  la  nécessité  d'une  dure  expiation. 

Cette  interprétation  est  exacte,  mais  incomplète.  La  convic- 
tion d'une  souffrance  injustement  subie  ne  résume  pas  toute 
la  mentalité  allemande  actuelle.  Elle  n'est  que  l'un  de  ses 
aspects  secondaires.  Nous  inclinons  à  douter  de  la  révolution 
allemande.  Est-ce  parce  qu'elle  ne  réalise  pas  le  socialisme 
intégral,  parce  qu'elle  laisse  la  réaction  monarchiste  gagner  en 
force,  chaque  jour?  Nous  doutons  d'elle,  obstinément,  en 
raison  même  de  cet  esprit  qui  est  commun  à  tous  les  partis,  à 
toutes  les  confessions,  à  tous  ceux  qui  entendent  travailler  au 
relèvement  du  pays,  esprit  d'orgueil  national,  conviction 
enracinée  touchant  la  prétendue  mission  universelle  de  l'Alle- 
magne, exaltation  de  l'organisation  allemande. 

La  cause  de  notre  scepticisme,  c'est  donc  l'esprit  pangerma- 
niste,  tel  que  nous  le  révèle  la  tradition  du  xixe  siècle,  tel 
qu'il  nous  apparaît,   sous  de   multiples    aspects,  dans  l'Aile- 


l'  ALLEMAGNE    POLITIQUE.  373 

magne  d'aujourd'hui.  Il  est  partout.  Il  empoisonne  tous  les 
programmes,  toutes  les  idées  de  réforme.  II  crée,  en  particu- 
lier, cette  abominable  hypocrisie  qui,  oubliant  les  fautes  pas- 
sées et  les  écrasantes  responsabilités,  fait  de  principes  moraux 
universels  une  sorte  de  marchandise  commode  dont  l'Allemagne 
aurait  à  se  servir  pour  relever  son  prestige,  son  «  change  mo- 
ral »  dans  le  monde.  Voilà  ce  qui  empêche  l'Allemand  de  se 
repentir,  de  voir  l'immensité  de  la  faute  commise  en  1914. 

La  conséquence  logique  de  cette  attitude  orgueilleuse,  de 
ces  prétentions  à  l'universalité,  bref  de  ce  pangermanisme  im- 
pénitent, c'est  que  le  mépris  à  l'égard  de  l'étranger  continue, 
mépris  à  l'égard  de  l'Anglo-Saxon  que  l'on  envie  secrètement 
comme  par  le  passé,  tout  en  l'accusant  de  basses  préoccupa- 
tions, mercantiles,  mépris  à  l'égard  du  Français  dont  on  n'a 
pas  compris  la  stoïque  résistance  et  les  solides  vertus,  que  l'on 
juge  avec  la  même  ignorance,  la  même  étroitesse,  la  même 
haine  qu'autrefois.  C'est  là  surtout  que  nous  ne  voyons  pas  la 
révolution  allemande.  Il  est  significatif  que,  dans  une  récente 
protestation,  les  professeurs  de  l'Université  de  Berlin  aient 
solennellement  déclaré  «  qu'ils  se  détournent  avec  le  plus  pro- 
fond mépris  des  nations  ennemies  et  mettront  tout  en  œuvre 
pour  transmettre  ces  sentiments  aux  nouvelles  générations 
allemandes.  »  Avec  combien  de  raison  M.  Nippold  déclare-t-il 
que  toute  la  nation  allemande  est  en  train  de  se  vouer  artifi- 
ciellement à  un  état  d'esprit  de  revanche,  au  lieu  de  chercher, 
par  un  sincère  mea  culpa,k  s'entendre  avec  les  autres  peuples! 
En  ce  sens,  les  responsabilités  de  la  nouvelle  Allemagne  sont 
aussi  graves  que  celles  de  l'ancienne. 

Edmond  Vermeil.; 
(A  suivre. j 


AUTOUR 

DE   LA 

CORRESPONDANCE  DE  BOSSUET 


LES  DERNIERS  ACTES  DE  BOSSUET  A  METZ 
(1663-1668) 


I.  —  UN  INTERMEDE  AUX  GRANDES  PENSEES 

Restaurer  dans  le  Jansénisme  le  sens  de  l'Obéissance  contre 
la  Raison,  par  raison  même  et  par  amour;  — réconcilier  le  Pro- 
testantisme avec  un  Catholicisme  mieux  connu  et  une  Eglise 
comprise,  —  c'étaient  là  sans  doute  de  ces  pensées  par  où 
s'affirme  un  grand  esprit,  qui  domine  apparences  et  contin- 
gences pour  voir  au  fond  des  âmes  les  tendances  secrètes,  et 
suivre  en  l'avenir  prévu  la  logique  des  conséquences.  Et 
l'homme  qui  portait  en  lui-même  ces  méditations  profondes  et 
lointaines  et  qui  en  formulait  les  résultats  avec  tant  de  sûreté, 
nous  sommes  tentés  de  nous  le  figurer  comme  une  sorte  de  phi- 
losophe serein,  ratiocinant  dans  la  paix  introublée  des  cimes. 

Il  n'en  est  rien  pourtant.  Et,  précisément,  il  nous  faut  ici 
profiter  d'un  document  annexe  de  la  Correspondance  (2)  pour 
nous  rendre  compte  des  réalités,  basses  ou  désagréables,  avec 
lesquelles  avait  à  compter  ce  penseur  chrétien  en  ascension,  et 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  juin,  1"  août,  1"  octobre,  15  décembre  1919  et 
15  mars  1920. 

(2)  Ce  document  est  pour  la  première  fois  publié  par  les  abbés  Gh.  Urbain  et 
Levesque  dans  le  tome  I  de  cette  nouvelle  édition  de  la  Correspondance  de  Bos- 
sue* (Paris,  Hachette,  1909  et  années  suivantes),  dont  je  recueille  dans  ces  ar- 
ticles les  précieuses  données. 


AUTOUR    DE    LA    CORRESPONDANCE    DE    BOSSUET.  375 

des  exigences  prosaïques  de  cette  lutte  pour  la  vie  où  il  devait, 
tout  comme  le  premier  venu,  se  débattre. 

Ce  document,  c'est  une  requête,  adressée,  probablement 
en  août  1664,  par  l'intermédiaire  du  comte  d'Albon  et  de  l'abbé 
Montaigu,  au  chancelier  Pierre  Séguier  :  «  Depuis  quatre  ans, 
on  conteste  a  l'abbé  Bossuet  le  prieuré  de  Gassicourt,  —  qu'il  a 
de  feu  M.  le  Cardinal  (Mazarin),  —  par  toute  sorte  de  chicanes. 
Ce  procès,  depuis  ledit  temps,  est  lié  au  Grand  Conseil  entre 
toutes  les  parties.  La  récréance,  »  —  c'est-à-dire  la  possession 
provisoire  du  prieuré  en  litige,  —  a  été  «  adjugée  audit  Bossuet 
qui  est  en  possession.  Le  procès  présentement  est  sur  le  bureau 
depuis  près  de  quinze  jours...  Monsieur  le  Chancelier  est  sup- 
plié de  vouloir  arrêter  le  cours  des  chicanes  qu'on  prépare,  et 
maintenir  le  dernier  arrêt  [du  Grand  Conseil],  afin  que  ledit 
Bossuet  puisse  reprendre,  et  continuer  avec  plus  de  liberté,  ses 
occupations  ordinaires.   [Signé]  —  Bossuet.   » 

De  quoi  il  retournait  (1),  nous  le  savons  désormais  très 
exactement.  Le  prieuré-doyenné  de  Saint-Sulpice  de  Gassicourt- 
lès-Mantes  appartenait,  au  commencement  de  1660,  à  Pierre 
Bédacier,  ce  bénédictin  de  Cluny  suffragant  de  Mgr  Henri  de 
Verneuil  et  administrateur  du  diocèse  de  Metz.  Bossuet  avait 
eu,  —  on  s'en  souvient,  —  avec  Bédacier,  depuis  son  arrivée  à 
Metz,  d'excellentes  relations.  Il  le  secourait,  —  nous  aurons 
encore  lieu  de  le  signaler,  —  dans  les  luttes  que  le  pauvre 
évêque  contesté  avait  à  subir  de  l'acharnement  des  cha- 
noines. Rien  d'étonnant  à  ce  que  Bédacier  eût  l'intention  de 
récompenser  son  jeune  allié,  en  lui  transmettant  un  de  ses 
bénéfices.  C'est  ce  qu'il  fit  a  l'automne  de  1661,  vers  le  13  octobre, 
où,  revenant  de  Paris  à  Metz,  il  tomba  gravement  malade  en 
chemin,  à  Château -Thierry.  On  le  transporta  au  château  du 
Charmel,  chez  un  ami.  Il  manda  Bossuet,  et  se  voyant  mourir, 
il  exprima,  —  sous  quelle  forme  nous  l'ignorons,  —  son  désir 
«  que  le  prieuré  de  Gassicourt  revint  après  sa  mort  à  Bossuet.  » 
Grâce  à  des  combinaisons  sur  quoi  je  reviendrai  tout  à  l'heure, 
—  mais  auxquelles,  dès  le  15  octobre,  le  cardinal  Mazarin,  abbé 


(1)  Comparez,  avec  les  notes  des  éditeurs  de  la  Correspondance,  Ernest  Jovy. 
Bossuet  prieur  de  Gassicourt  les  Mantes  et  Pierre  du  Laurens.  Un  factum  inédit 
contre  Bossuet.  Vitry-le-François,  1891.  et  Bossuet  prieur  de  Gassicourt  les  Mantes 
et  Pierre  du  Laurens.  Quelques  faclums  oubliés  contre  Bossuet,  1898,  —  que  je 
résume  pour  les  faits. 


376 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


et  supérieur  général  de  Cluny,  se  prêta  sans  objection,  —  les 
bulles  sollicitées  à  Rome  pour  Bossuet  furent  «  accordées  le  3 
des  calendes  de  mars  1661,  »  «  fulminées  en  l'Officialité  de 
Paris  le  20  juillet,  »  et  Bossuet  prit  possession  par  délégué  le 
24  juillet  de  la  même  année. 

Entre  la  mort  de  Bédacier  et  l'octroi  des  bulles,  nulle 
protestation  ne  s'éleva  contre  cette  nomination.  Mais  il  n'en  fut 
pas  de  même  aussitôt   Mazarin  décédé. 

Presque  immédiatement,  cinq  concurrents  fondent  sur 
l'héritier  de  Bédacier,  —  brandissent  des  «  droits  »  et  des 
«  titres  divers,  »  —  battent  en  brèche  de  concert  ceux  de  Bossuet. 
Successivement  à  chacun  d'eux,  Rome,  indifférente,  accorde  des 
bulles  comme  à  Bossuet  lui-même,  laissant  à  ces  Français,  qui 
la  volent  en  somme,  le  soin  de  se  débrouiller  devant  la  justice 
de  leur  pays.  Les  rivaux  de  l'archidiacre  de  Metz  font  appel  au 
Grand  Conseil...  Et  c'était  le  troisième  procès  que  Bossuet  avait, 
à  l'âge  de  trente-trois  ans,  à  soutenir  pro  di.mo  sua. 

Avait-il  la  raison  et  le  droit  pour  lui  ?  On  se  rappelle  ce 
que  nous  avons  dû  constater  déjà  à  propos  de  son  canonicat, 
sur  ces  transmissions  de  bénéfices  ecclésiastiques.  Toutes 
prêtaient  plus  ou  moins  à  conteste,  et  il  n'était  guère  de 
prétention  qui  ne  trouvât  des  textes  ou  des  traditions  où  s'ap- 
puyer, «  les  droits  des  diverses  autorités  élant  fort  mal  définis 
alors,  »  comme  l'observe  avec  raison  M.  Jovy,  le  dernier 
enquêteur  et  narrateur  de  cette  affaire.  «  A  Cluny,  l'abbé  sécu- 
lier de  l'Ordre  et  le  grand  prieur,  moine  régulier,  prétendaient, 
l'un  et  l'autre,  »  pouvoir  nommer  aux  bénéfices  vacants...  Et 
aussi,  l'Evêque  du  diocèse  où  était  sis  le  bénéfice...  Et  le  Pape, 
également,  si  l'on  s'adressait  directement  à  lui.  Les  cinq  con- 
currents de  Bossuet  se  réclamaient  de  ces  distributeurs  divers  : 
heureusement  encore  qu'en  l'espèce  il  n'y  avait  point  de  sei- 
gneur laïque  qui  se  crût  en  droit  de  disposer  de  Gassicourt! 

Quant  à  Bossuet,  il  s'autorisait,  légalement,  et  du  désir 
formel  de  l'ancien  possesseur,  et  de  l'adhésion  de  l'Abbé  de 
Cluny.  Le  faible  de  sa  cause,  c'était,  d'abord,  la  façon  dont  la 
dévolution  s'était  faite. 

Si  Pierre  Bédacier  s'était  avisé  plus  tôt  de  lui  résigner  son 
bénéfice,  —  comme  autrefois,  à  Metz,  si  le  chanoine  Royer 
n'avait  pas  été  si  lent  à  favoriser  son  jeune  ami,  — les  choses 
eussent  marché,  sinon  toutes  seules,  au  moins  plus  aisément. 


AUTOUR    DE    LA    CORRESPONDANCE    DE    BOSSUET.  3'H 

Mais  Bédacier  ne  s'était  décidé  qu'à  la  veille  de  son  dernier 
souffle,  et  la  résignation  in  extremis  n'était  pas  légile  :  cela  se 
comprend.  Trop  tardivement  généreux,  Bédarier  avait  donc  dû, 
sur  son  lit  de  mort,  donner' sa  démission  pure  et  simple.  Seu- 
lement, de  cette  démission  d'un  bénéfice  régulier,  congréga- 
niste,  un  régulier  seul  pouvait  profiter.  C'est  pour  cela  qu'il 
avait  fallu  que  les  conseillers  de  Bossuet,  —  ou  lui-même,  — 
recourussent  à  un  tiers, —  à  cette  «  personne  interposée,  »  qui 
a  de  tout  temps  sauvé  tant  de  situations,  justes  ou  injustes.  — 
Bossuet  se  découvrit,  non  loin  de  Château-Thierry,  à  Chalon- 
sur-Saône,  un  cousin  germain  du  côté  maternel,  religieux 
bénédictin.  Dom  Jacques  Droùas  de  la  Plante  accepte  d'être  le 
moine  «  homme  de  paille  »  qu'il  fallait  :  ce  fut  en  sa  faveur 
que  Bédacier  démissionna.  Immédiatement,  partant  en  poste, 
Jacques  Droiias  vient  présenter  cette  démission  à  Mazarin  qui 
lui  accorde  sur-le-champ  des  «  provisions  »  en  forme.  Bédacier 
était  mort  le  19  octobre  :  «  dès  le  20,  dom  Droûas  sollicitait  des 
bulles  à  Rome,  mais  alors  non  plus  pour  lui-même,  mais  pour 
Bossuet,  »  déclarant  n'avoir  accepté  du  défunt  prélat  ce  béné- 
fice que  pour  le  «  résigner  »  à  l'archidiacre  de  Metz.  Tout  ce 
manège  n'avait  nullement  scandalisé  le  Saint-Siège  :  il  en 
voyait  bien  d'autres. 

Seulement  cette  procédure  ingénieuse  n'était  pas  faite  pour 
décourager  la  chicane.  C'est  ce  que  nous  montrent  avec  sura- 
bondance les  factums  que  l'on  a  publiés  ces  derniers  temps.  Et 
ils  nous  montrent  aussi  que  Bossuet,  malgré  son  talent,  malgré 
sa  vertu,  malgré  sa  situation  officielle  grandissante,  n'imposait 
pas  du  tout  à  ses  adversaires  autant  de  respect  que  ses  dévots 
le  pourraient  présentement  souhaiter.  Un  seul  d'entre  eux, 
dom  Paul  de  Rannher,  fait  l'aumône  de  quelques  compliments 
à  l'orateur  du  Carême  de  1662  :  «  L'abbé  Bossuet  est  notre 
ennemi  le  plus  redoutable...  Il  porte  sa  recommandation  avec 
lui;  il  est  prédicateur;  ses  mœurs  sont  exemplaires;  la  vertu 
est  peinte  sur  son  visage.  »  Mais  c'est  un  simple  salut  en  pas- 
sant, et  le  reste  du  factum  de  dom  Paul  de  Rancher  n'est  pas 
moins  vif  contre  le  doyen  de  Metz  qu'il  ne  l'est  contre  ses  autres 
concurrents  :  dom  André  de  Cugnac-Imonville,  dom  Gouin, 
dom  Charles  Fourdrinière,  ou  dom  du  Laurens.  Quant  à  Dom 
Pierre  du  Laurens,  prieur  du  prieuré-collège  de  Cluny,  doc- 
teur en  théologie  de  la  maison  de  Sorbonne,  futur  évêque  de 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Belley,  il  écrit,  lui,  deux  mémoires.  Dans  le  premier,  il  dresse 
contre  Bossuet  un  réquisitoire  acharné.  Dans  le  second, 
qu'il  dirige  contre  dom  André  de  Cugnac,  dom  Gouin  etdom 
François  de  Valgrave,  il  consacre  une  addition  fort  longue  à 
vilipender  Bossuet  derechef.  —  Et  nul  doute  que  si  nous  avions 
les  pièces  d'éloquence  composées  pour  le  compte  de  dom  de 
Cugnac,  de  dom  Gouin  et  dom  Fourdrinière  ou  de  dom  de  Val- 
grave,  nous  n'y  trouverions  les  mêmes  virulences  ou  d'autres. 
De  ces  imputations  contre  Bossuet,  y  a-t-il  quelque  chose  à 
retenir?  —  De  quoi  ne  l'accuse-t-on  pas,  cet  adversaire  «  le  plus 
redoutable,  »  et  surtout  déjà  pourvu  et  bealus  possidens?  — 
J'omets  bien  entendu  la  menue  monnaie  :  les  griefs  pour  vice  de 
forme,  qualifiés  naturellement  de  manœuvres  dolosives  et  de 
falsifications  coupables  (1).  On  ne  l'accuse  pas  seulement  d'avoir 
poursuivi  ce  bénéfice  «  par  course  ambitieuse;  »  — ce  qui,  au 
fond,  était  assez  exact;  —  mais  encore  par  des  procédés  qui 
auraient  été  moins  excusables  que  des  ruses  de  procédure  ;  on 
l'accuse  de  «  s'être  intrus  audit  prieuré  par  confidence,  »  c'est-à- 
dire  par  une  intrigue  «  clandestine,  avaricieuse  et  simoniaque;  » 
on  l'accuse,  surtout,  d'avoir,  pour  prendre  le  temps  nécessaire  à 
la  connivence  de  son  complice  et  cousin  Droùas,  dissimulé  la 
mort  de  Bédacier.  A  l'effet  de  quoi,  «  Bossuet  n'aurait  pas  craint 
d'empêcher  le  lieutenant-général  de  Château-Thierry  de  venir 
apposer  le  scellé,  visiter  le  corps  mort  et  reconnaître  le  jour 
du  décès,  faisant  dire  que  si  ledit  sieur  lieutenant-général 
venait,  il  lui  ferait  fermer  la  porte.  »  Bien  plus,  chose  horrible, 
il  a,  dans  le  même  dessein,  embaumé,  —  ou,  comme  il  est  dit 
moins  élégamment  et  avec  une  intention  visible  d'outrage  — 
il  a  «  salé  »  le  cadavre  de  l'évêque  suîTragant  de  Metz.  Or 
était-il  nécessaire  de  «  saler  »  un  homme  «  mort  sur  la  fin 
d'octobre,  mois  qui  avance  dans  l'hiver,  et  par  conséquent 
susceptible  d'être  gardé  plusieurs  jours    sans  artifice  ni  infec- 


(1)  Jovy,  p.  14.  «  Les  adversaires  de  Bossuet  l'accusèrent  encore  d'avoir  falsifié, 
altéré,  surchargé  toutes  les  pièces  dont  il  s'aidait  :  —  registre  mortuaire  de 
l'église  Saint-Martin-du-Charrnel,  acte  de  démission,  «  provisions  »  du  cardinal 
Mazarin,  registres  du  banquier  expéditionnaire  de  Paris  qui  avait  envoyé  les  pro- 
visions en  Cour  de  Rome,  réponses  de  son  correspondant.  »  Des  dates  menson- 
gères auraient  été  substituées  aux  véritables,  au  moyen  de  pdtés  et  poches 
d'e?icre.  Inutile  de  dire  que  le  fait  même  d'avoir  fait  faire  des  actes  en  forme, 
constatant  les  dates  de  décès  ou  de  démis^on  de  Bédacier,  est  présenté 
comme  une  précaution  perfide  en  vue  des  poursuites  qu'il  prévoit... 


AUTOUR    DE    JlA    CORRESPONDANCE    DE    BOSSUET. 


3"  9 


tion?  »  Le  sieur  Bossuet  a  pourtant,  en  grande  hâte,  «  fait 
écrire  par  Fournier,  médecin,  à  Taillefer,  apothicaire  à  Châ- 
teau-Thierry, de  lui  envoyer  au  Charmel  des  drogues  aroma- 
tiques. »«  Et  il  a  brûlé  la  lettre!  »  Pourquoi  l'a-t-il  brûlée,  cette 
lettre,  sinon  pour  supprimer  la  preuve  de  l'embaumement  ? 
Cet  embaumement  scélérat  fut  pratiqué  sur  le  cadavre  «  encore 
tout  chaud.  »  Et,  si  l'on  ajoute  que  «  pendant  quatre  jours  au 
moins  à  partir  de  l'Extrême-Onction,  »  l'entrée  de  la  chambre 
du  défunt  a  été  interdite,  et  que  postérieurement  à  la  mort, 
«  on  a  porté»  ostensiblement, dans  l'appartement  du  défunt,  » 
pendant  plusieurs  jours  «  des  bouillons  et  des  gelées  »  pour 
faire  croire  qu'il  était  encore  vivant,  dans  l'un  ou  l'autre  cas, 
le  crime  est  patent. 

On  pense  bien  que  cet  amas  d'inductions  et  d'interprétations 
hypothétiques,  jetées  les  unes  par-dessus  les  autres  —  alors 
même  qu'elles  se  contredisaient,  —  par  la  sophistique  inventive 
des  L'Intimé  et  des  Petit-Jean  du  barreau,  n'émut  pas  la  jus- 
tice. Le  Grand  Conseil  n'eut  pas  de  peine  à  se  rendre  compte 
que  Bossuet,  «  résignataire  par  démission,  »  avait  «  le  droit  le 
plus  apparent,  »  et,  par  «  arrêt  du  31  mars  1662,  lu  le  19  mai 
suivant,  »  il  lui  accorda  la  possession  provisoire  du  bénétice  (1). 
Quant  à  l'exhumation  du  corps,  réclamée  par  le  demandeur,  le 
juge  la  refusa  sagement,  Bossuet  n'ayant  jamais  nié  que  le 
corps  avait  dû  être  embaumé.  Très  légitimement  donc,  en 
mai  1662,  le  doyen  de  Metz  devenait  doyen  de  Gassicouit. 

Mais  un  procès  pour  «  résignation  irrégulière  »  qui  ne 
durât  qu'un  an,  cela  ne  se  voyait  point  au  xvne  siècle.  De  plus, 
Bossuet  avait  des  adversaires  acharnés.  «  Un  certain  conseiller 
Hervé,  de  la  troisième  chambre  des  Enquêtes  du  Parlement 
de  Paris,  n'épargnait  rien  pour  faire  triompher  Gluny,  auquel 
il  était  tout  dévoué,  »  —  dévoué  par  intérêt  personnel,  comme 
le  fait  observer  Bossuet  dans  une  requête  de  1664.  —  Enfin,  ainsi 
qu'on  l'a  remarqué  avec  raison,  «  à  ce  moment  le  nom  de 
Bossuet  était  loin  d'être  en  faveur  »  dans  le  public.  Il  n'y  avait 
pas  très  longtemps  qu'un  des  cousins  de  l'archidiacre  de  Metz, — 
Jacques  Bossuet,  —  avait  été  condamné  successivement  au  Chà- 
telet,  à  l'Officialité  de  Paris  et  au  Parlement  de  Grenoble,  sur 
requête  d'une  certaine  demoiselle  Roussel  qui  prétendait  avoir 

(i)  Jovy,  p.  9,  io 


380 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


été  épousée  par  lui.  Un  autre  de  ses  cousins  issus  de  germain, 
François  Bossuet,  —  ce  parvenu  dont  nous  avons  vu  plus  haut 
que  Jacques-Bénigne  étudiant  et  son  frère  avaient  eu  l'utile 
protection,  —  venait  de  tomber  en  disgrâce.  Longtemps  homme 
de  confiance  du  Surintendant,  il  se  trouvait  compromis  dans 
son  procès  et  soulevait  la  réprobation  publique  par  une  for- 
tune immense  due  vraisemblablement  à  des  concussions.  La 
Chambre  de  Justice  lui  réclamait  «  des  millions  extorqués.  » 
Sans  doute,  Bossuet  n'élait  pas  entaché  par  ces  vilaines  affaires 
qui  ne  l'empêchaient  point  d'être  appelé  par  l'archevêque  de 
Paris  et  par  le  Roi  à  prêcher  à  la  Cour;  —  mais  les  avocats  de 
ses  adversaires  ne  négligeaient  pas  l'occasion  d'insinuer  que 
le  nom  de  Bossuet  signifiait  «  homme  habile  dans  l'art  des 
exactions  »  (1). 

Et  donc  l'affaire  suivit  son  cours,  un  an,  deux  ans  encore. 
De  guerre  lasse,  quelques-uns  des  prétendants  se  retirèrent. 
«  Il  ne  resta  plus  que  Charles  Fourdrinière,  »  le  candidat 
soutenu  par  le  Prieur  de  Cluny.  Mais  à  ce  petit  et  obscur  per- 
sonnage, «  la  congrégation  de  Cluny  substitua  comme  plus 
autorisé  et  autrement  redoutable  »  celui  dont  nous  avons  déjà 
cité  le  factum,  dom  Pierre  du  Laurens,  Parisien  d'une  vieille 
famille  bourgeoise,  médicale,  parlementaire,  ecclésiastique. 
Alors  le  débat  change  de  face.  Avec  du  Laurens,  seul  cham- 
pion, c'était  Cluny  qui  défendait  ses  privilèges,  ses  bénéfices, 
et  même  un  principe:  principe  de  droit  canon  :  «  Regularia 
regularibus  :  les  biens  monastiques  doivent  être  réservés  aux 
moines.  »  Le  nouvel  Abbé  de  l'Ordre,  le  cardinal  d'Esté,  ne 
s'intéressait  point,  ce  semble,  à  Bossuet.  Mais  peut-être  pas 
beaucoup  plus  à  son  Ordre.  S'il  avait  fait  bloc  contre  Bossuet 
avec  le  Prieur,   le  procès  eût  pu  tourner  tout  autrement. 

Car  en  somme,  elle  était  fort  juste,  cette  vieille  maxime, 
pour  laquelle  Cluny  partait  en  guerre.  C'était  sagement  que 
les  Conciles  avaient  voulu  «  faire  cesser,  »  dans  ces  attribu- 
tions de  biens,  «  le  mélange  des  clercs  et  des  moines,  garder 
l'ordre  de  la  hiérarchie  et  maintenir  distinctes  et  autonomes, 
la  vie  et  les  ressources  des  congrégations  monastiques.  «Stipu- 
lée par  le  concordat  de  1516,  réclamée  par  le  Concile  de  Trente 
et  par  les  conciles  provinciaux  du  xvie  siècle,  cette  règle,  — 

(1)  Jovy.p.  2,   25- 


AUTOUR  DE  La  CORKESPONDA.NCE  DE  BOSSUET.      381 

ainsi  que  le  remarque  justement  M.  Jovy,  —  «  avait  été  aussi 
reconnue  juste  et  utile  par  Charles  IX,  par  Henri  III,  par 
Louis  XIII.  »  A  coup  sûr,  l'intrusion  de  prêtres  séculiers  dans 
les  bénéfices  d'un  Ordre  était  un  abus.  Et  un  casuiste  de  Purt- 
Royal  n'eût   pas  donné  raison  à  Bossuet  sur  ce  point. 

En  tout  cas,  Du  Laurens  essayait  de  dessaisir  le  Grand  Con- 
seil, u  à  qui,  régulièrement,  les  causes  de  Cluny  étaient  com- 
mises, »  mais  qui  avait  fait  gagner  Bosquet.  La  manœuvre 
faillit  réussir.  Sous  prétexte  que  le  doyen  de  Metz  «  comptait 
un  certain  nombre  de  parents  parmi  les  magistrats  du  Grand 
Conseil,  »  le  Conseil  privé,  par  arrêt  du  18  juillet  1664,  défendit 
au  tribunal  suspect  de  passer  outre.  Bossuet  dut,  par  une  nou- 
velle requête,  prouver  que  les  parentés  à  lui  objectées  étaient 
inexistantes,  et  obtenir  du  Conseil  privé  un  deuxième  arrêt 
(2  août  1664)  qui  laissait  au  Grand  Conseil  la  connaissance  et 
la  décision. 

Ce  combat  acharné,  ses  vicissitudes,  l'incertitude  de 
l'issue  nous  expliquent  la  requête  au  Chancelier  Séguier  dans 
laquelle  on  voit  Bossuet  user  à  son  tour  des  influences  dont  il 
pouvait  disposer.  Il  est  membre  de  la  Compagnie  secrète  du 
Saint-Sacrement,  —  dont  le  Chancelier  Séguier  fait  d'ailleurs 
partie.  —  Le  comte  d'Albon,  chevalier  d'honneur  de  la  duchesse 
d'Orléans,  l'abbé  de  Montaigu,  alors  grand  aumônier  de  la 
Reine  d'Angleterre,  en  sont  membres  aussi.  Bossuet  connaît, 
sans  doute,  particulièrement  le  comte  d'Albon,  par  Rancé,  son 
beau-frère.  C'est  à  lui  qu'il  envoie,  pour  être  remis  à  Montaigu, 
qui  lui-même  le  transmettra  à  Séguier,  le  placet  significatif 
que  MM.  Urbain  et  Levesque  ont  retouvé.  Et  l'on  voit  que, 
contrairement  à  ce  qu'a  pu  croire  jadis  Floquet,  le  doyen  de 
Metz  ne  se  désintéressa  point  de  l'affaire.  Ses  ressources 
diverses,  disons-le  tout  de  suite  (nous  aurons  lieu  d'y  revenir), 
étaient  au  total,  malgré  leur  chiffre  en  apparence  élevé  (1), 
assez  modiques,  et  surtout,  assez  précaires,  pour  qu'il  ne 
put  dédaigner  un  revenu  de  six  mille  livres.  Mais  ce  qu'on 
aperçoit  surtout,  dans  cette  supplique  courte,  nette,  et  vive,  — 
c'est  je  ne  sais  quelle  nervosité,  si  je  ne  m'abuse  (2).  Ne  peut-on 

(1)  Jovy,  opuscule  cité,  p.  4,  12,  43,  65,  67,  70. 

(2)  Je  dois  dire  que  d'autres  critiques,  qui  prennent  étrangement  au  sérieux 
ces  grosses  puérilités  de  la  chicane  d'alors,  subodorent  en  ce  document  en  fron- 
çant le  sourcil  «  un  certain  embarras  •  de  Bossuet,  une  sorte  de  prudence  et  de 
«  gêne  à  s'expliquer!  » 


382 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


l'excuser?  Il  le  dit  lui-même  :  par  de  telles  chicanes  et  intermi- 
nables procédures,  ses  grands  travaux  sont  étrangement  gênés, 
ou  même  (puisqu'il  parle  de  les  «  reprendre  »)  sont  suspendus... 
Il  a  hâte  d'y  revenir.  Quand  on  a  dans  l'esprit  et  dans  le  cœur 
de  réconcilier  le  Jansénisme  avec  le  Pape  et  le  Roi,  l'Eglise 
protestante  avecl'Église  catholique,  il  est  désobligeant  de  plaider, 
trois  ans  durant,  qu'on  n'a  pas  «  dérobé»  un  bénéfice  en  «  celant  » 
et  «  salant  »  le  cadavre  de  son  ancien  évêque  (1). 

II.  —  LA  RÉVOLTE    DE   SAINTE-GLOSSINDE.     —  LES  MISÈRES   DU   MONACHISME 

L'intervention  auprès  des  religieuses  de  Port-Royal  et  la 
négociation  avec  Paul  Ferry  sont,  entre  1659  et  1670,  les  deux 
seuls  épisodes  de  la  vie  de  Rossuet,  où  sa  correspondance  nous 
l'ait  montré  prenant  part,  quoique  toujours  archidiacre,  et, 
ensuite,  grand  doyen  de  Metz,  aux  affaires  générales  de  l'Église 
française.  Ce  n'est  pas  à  dire  qu'en  cette  période  où  le  gouver- 
nement nouveau  se  préparait  un  personnel  à  son  gré,  Rossuet 
n'ait  pas  eu  d'autres  occasions  de  faire  ses  preuves. 

C'est  ainsi  qu'en  1663,  il  est  mêlé,  non  seulement  par  des 
prédications,  mais  par  une  sorte  de  patronage,  à  cette  grande 
entreprise  de  la  fondation  du  séminaire  des  Missions  étran- 
gères, liée  aux  grandes  vues  coloniales  de  Colbert  et  à  ses  des- 
seins pour  l'expansion  de  la  France  dans  le  monde.  —  C'est  ainsi 
qu'en  1664-1665,  à  la  Faculté  de  Théologie,  il  participe  aux 
censures  publiées  par  la  Sorbonne  contre  des  ouvrages  ultra- 
montains  ou  aux  réserves  formulées  par  elle  contre  une  bulle 
d'Alexandre  VII  qui  condamnait  des  écrits  gallicans  (2).  — Dans 
le  même  temps,  il  joue  un  rôle,  et  même  principal,  dans  cette 
réformation  du  monastère  de  Sainte-Glossinde  de  Metz,  la- 
quelle, tout  en  ayant  un  monastère  lorrain  pour  objet,  se 
rattachait  à  un  ensemble  de  faits  et  d'idées.  D'aucune  de  ces 
trois  affaires,  sa  correspondance  ne  dit  rien  (3). 

(1)  Le  procès  ne  se  termina  du  reste,  en  1668,  —  et  ceci  prouve  que  la  cause 
Je  Bossuet  se  gâtait,  —  que  par  l'intervention  amicale  de  l'abbé  Le  ïellier,  le- 
quel obtint  le  désistement  de  Du  Laurens  en  lui  cédant  un  de  ses  propres  bénéfices. 

(2)  (iérin,  Recherches  sur  l'Assemblée  du  Clergé  de  168Î;  —  Documents  sur  la 
Société  des  Missions  étrangères,  p.  425-426;  —  Eugène  Griselle,  Quelques  docu- 
ments sur  Bossuet,  1899. 

(3)  En  ce  qui  concerne  la  dernière,  —  l'affaire  de  Sainte-Glossinde  dont  nous 
allons  parler,  —  la  nouvelle  édition  qui  donne  non  seulement  les  lettres  écrites 


Autour  de  la  correspondance  de  bossuet.  383 

II  y  a  là  de  quoi  s'étonner.  Encore,  pour  les  deux  premières 
qui  furent  courtes  et  dont  le  théâtre  était  à  Paris,  on  peut 
admettre,  à  la  rigueur,  que  Bossuet  n'eut  guère  ni  à  écrire  ni 
à  recevoir  de  lettres,  tout  se  passant  de  vive  voix.  Mais  comme 
cela  est  invraisemblable  pour  la  troisième! 

Les  entreprises  singulières,  l'insubordination  de  Mme  Louise 
de  Foix  occupèrent  Bossuet  au  moins  un  an,  probablement 
davantage.  Si  cette  affaire  exigea  de  lui,  en  1663-1664,  plusieurs 
voyages  à  Metz,  elle  l'occupa  à  Paris  même,  où  le  tableau,  — 
l'horaire  presque,  —  de  sa  prédication,  si  soigneusement  établi 
autrefois  par  Eugène  Gandar,  et  l'abbé  Lebarq  puis  par  les 
abbés  Urbain  et  Lévesque,  nous  montre  qu'il  ne  cessa  pas  de 
prêcher  à  Paris  en  juin,  en  août,  en  novembre  et  décembre  1663, 
en  janvier,  en  mars,  en  mai  1664.  Ajoutons  qu'il  n'y  avait  pas 
seulement  à  traiter  avec  l'abbesse  et  les  religieuses  rebelles, 
mais  avec  l'évêque  de  Metz,  avec  le  Chapitre,  avec  les  magis- 
trats, avec  la  Cour  de  Rome  ou  le  Nonce  à  Paris.  Comment  se 
fait-il  que  de  toutes  ces  tractations,  forcément  écrites,  nul  papier 
ne  subsiste  plus? 

C'est  grand  dommage.  L'affaire  était  intéressante.  Dans 
sa  gravité,  elle  avait  même  des  côtés  comiques  auxquels  Bos- 
suet, ironique  Bourguignon,  ne  fut  pas  plus  insensible,  j'ima- 
gine, qu'il  ne  le  fut  plus  tard  aux  extravagances  de  Mme  Guyon. 
Surtout,  elle  est  un  exemple,  typique  autant  que  possible,  des 
relations  de  l'Etat  et  de  l'Eglise  séculière  avec  l'Eglise  régulière 
en  plein  xvne  siècle.  Cette  leçon,  que  le  hasard  lui  offrait  au 
moment  où  il  s'approchait  de  plus  en  plus  des  grandes  affaires, 
Bossuet  ne  l'oublia  ni  comme  prédicateur,  ni  comme  directeur 
spirituel,  ni  comme  évêque.  Aussi  nous  faut-il  ici  préciser  cette 
«  expérience  »  pour  bien  entendre  son  attitude  ultérieure  dans 
des  actes  dont  la  suite  de  la  Correspondance  fait  mention. 

Ce  n'était  point  un  petit  couvent  obscur  et  insigniûant  que 
celui  de  Sainte-Glossinde  de  Metz,  qui  couvrait  alors  une 
belle  portion  de  terrain  entre  la  ville  et  la  Citadelle,  près  de 
l'Esplanade,  non  loin  de  la  Porte  Serpenoise  (1).  C'était  un  des 
monastères  de  femmes  les  plus  vieux  de  France  et  l'un  de  ceux 

par  Bossuet,  mais  celles  qui  lui  sont  adressées,  aurait  peut-être  pu  accueillir,  au 
moins  comme  document  annexe,  la  lettre  de  Louise  de  Foix  publiée  par  Floquet, 
que  l'on  trouvera  plus  loin,  s'il  estabsolument  sûr  qu'elle  soit  adressée  à  Bossuet. 
(1)  Voir  l'Histoire  de  Metz  par  les  Bénédictins,  t.  III,  p.  268-281. 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  l'origine,  plus  ou  moins  légendaire,  était  tellement  véné- 
rable et  symbolique  qu'elle  aurait  dû  les  préserver  des  déca- 
dences fàcheuse.s.  Si  jamais  s'étaient  manifestées  naïvement, 
héroïquement,  les  grandes  idées  et  passions  génératrices  du 
monachisme  chrétien,  —  le  défi  à  la  nature  et  au  monde, 
l'arrachement  au  siècle  des  âmes  pures  et,  si  l'on  peut  dire, 
leur  rapt  par  l'Eglise  jalouse,  —  c'était  dans  l'aventure  de  la 
vierge  Glossinde. 

Glossinde,  ou  Glossine,  ou  Glodesinde  (Augustin  Thierry 
eût  écrit  Ghlodesinde)  était  —  (je  résume  l'essentiel  des  légendes 
et  j'en  combine  les  variantes),  —  la  fille  de  l'un  des  principaux 
seigneurs  de  la  cour  d'Austrasie,  que  les  chroniques  appellent 
le  duc  Wintron,  au  temps  d'un  Carloman,  d'un  Childebert  ou 
d'un  Ghildéric  quelconque,  au  vie  ou  au  vne  siècle.  On  veut  la 
marier  à  un  jeune  gentilhomme  de  grande  naissance,  nommé 
Obolen.  Elle  a  résolu  de  consacrer  à  Dieu  sa  virginité  ;  elle  résiste, 
temporise,  se  dérobe,  et  Dieu  permit,  dit  un  vieux  biographe, 
«  que  le  dessein  de  ce  mariage  se  rompît  par  une  «  disgrâce  » 
survenue  à  Obolen  :  «  sur  quelques  soupçons,  arrêté  par  l'ordre 
de  la  cour,  il  perdit  la  tète  sur  l'échafaud.  »11  semble  bien,  d'après 
les  textes,  que  les  plaintes  de  la  récalcitrante  fiancée  furent  pour 
quelque  chose  dans  cette  «  disgrâce  »  et  que  «  la  cour  »  punit 
Obolen  d'avoir  voulu  garder  sa  femme. 

A  une  nouvelle  tentative  des  parents  de  Glossinde  pour  la 
marier,  même  résistance.  Glossinde  ne  veut  point  de  ces  maris 
humains,  qui  ne  sont  «  que  pourriture,  vermine  et  poussière.  » 
Cette  fois,  elle  se  réfugie  dans  la  cathédrale  de  Metz,  dans  la 
basilique  du  protomartyr  Etienne,  lieu  d'asile.  Son  père  le 
duc,  homme  redoutable  même  aux  puissants  du  pays,  l'y  vient 
assiéger,  minax  et  terribilis,  avec  une  troupe  armée,  nuit  et 
jour.  Six  jours  elle  soutient  le  siège,  sans  aliments  :  Dieu  lui 
en  envoyait  d'invisibles.  Le  septième,  tandis  qu'elle  embrassait 
l'autel  en  suppliante,  on  vit  une  forme  de  visage  angélique, 
escortée  de  deux  beaux  enfants,  descendre  des  cieux,  et  • 
envelopper  la  tête  de  Glossinde  d'un  nuage,  comme  d'un  voile 
virginal  intangible.  Elle  avait  vaincu.  Son  exemple  prouvait, 
comme  dit  le  vieil  hagiographe,  que  «  les  filles  qui  ne  sont  pas 
séduites  par  l'éclat  des  fêtes,  par  les  vastes  domaines  et  les 
parures,  sont  grandement  louables  de  ne  passe  laisser  enchaîner 
aux  liens  conjugaux.  » 


AETOER    DE    LA    CORRESPONDANCE     DE     HO  S  S  t."  ET.  *o0 

Des  imitatrices  du  pur  amour  de  Glossinde  pour  le  divin 
Époux  accoururent  autour  d'elle.  Elle  fonda  un  couvent  qui, 
affilié,  avec  plus  ou  moins  de  précision,  à  l'Ordre  de  Saint- 
Benoit,  participa  du  moins  à  la  gloire  dont  la  conquête  béné- 
dictine rayonna  pendant  plus  de  deux  siècles  dans  l'Occident 
à  nouveau  christianisé.  Trois  translations  du  corps  de  la 
Sainte,  accompagnées  de  nombreux  miracles,  entretinrent  son 
culte.  De  nombreuses  donations  accrurent  la  richesse  du 
monastère.  Sanctae  Glodesindis  mémoria  celebris  semper  apud 
Metteuses,  écrit  encore  à  la  lin  du  xvme  siècle  la  Gai  lia  Chris- 
tiana. 

Toutefois,  il  n'avait  pris  duré  longtemps,  pas  plus  à  Metz 
qu'ailleurs,  le  bel  élan  mystique  d'où  ce  monastère  était  né.  Dans 
quelle  mesure  et  avec  quelles  réserves  les  compagnes  de  Glos- 
sinde et  sa  famille  religieuse  avaient-elles  la  volonté  de  s'unir 
k  l'Ordre  de  Saint-Benoit  et  d'en  adopter  l'austère  discipline? 
Nous  l'ignorons.  Toujours  est-il  que  le  couvent  fut  un  de 
ceux  auxquels,  dès  le  xe  siècle,  il  fallait  que  le  saint  évèque 
Adalbéron  mit  sa  forte  main.  Mais  c'est  depuis  le  xvie  siècle 
(que  la  décadence  s'accentue,  —  comme  du  reste  en  un  certain 
nombre  d'autres  maisons  féminines.  —  C'est  alors  que  l'abbesse 
Guillemette  de  Chauvi rey  concédait  à  ses  nonnes  fort  peu 
«cénobites  la  permission  de  vivre  chacune  chez  elle  et  les  dispen- 
sait même  de  prendre  en  commun  des  repas,  dont  il  semble, 
par  une  convention  signée  d'elle  et  de  ses  pensionnaires,  que 
le  menu  copieux,  délicat  et  varié  importait  un  peu  trop  (1)  à 
des  tilles  de  l'austère  saint  Benoit.  Sans  aucun  doute,  les 
nobles  personnes  qui  lui  succédèrent,  Françoise  II  de  Foix  de 
Caudale,  Louise  II  de  la  Valette,  Françoise  II  de  Lenoncourt, 
laissèrent  la  règle  se  relâcher  plus  encore,  jusqu'au  jour  où 
Louise  11  de  Foix  de  Caudale,  —  celle  à  qui  Bossuet  eut  affaire, 
—  essaya  de  consommer  la  révolution  commencée. 

Elle  entrait  à  Sainte-Glôssinde,  en  1654,  en  détrônant, 
après  un   procès,  par  autorité   du  Conseil  d'Etat,  une  abbesse 

(1)  Le  baron  Emmanuel  d'IIuart  a  publié  cette  curieuse  charte  culinaire  où 
sont  énumérées.avec  une  exigence  méticuleuse  et  des  précisions  amusantes, par 
des  négociatrices  évidemment  expertes,  toutes  les  viandes,  boissons,  friandises. 
que  l' Abbesse  doit  leur  fournir,  —  quantités  en  poids,  qualités,  —  dépuis  l'aloyau 
de  bœuf,  «  honnête  et  suffisant,  »  du  lundi, jusqu'aux  drngées,  beignets,  tourtes 
des  jouis  de  fêtes,  avec  le  pot  de  vin  rouge  ou  la  chopiue  de  clairet  s'ajoulaiit 
aux  deux  chopines  de  via  ordinaire,  «  mesure  de  Bar.  » 

tome  lviii.  —  1920.  25 


386 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


choisie  et  élue  par  les  religieuses  (1).  Le  Roi  était  intervenu  en 
sa  faveur.  Sainte-Glossinde  était  une  trop  riche  abbaye  pour 
que  la  Cour  renonçât  à  une  nomination,  qui  lui  permettait  de 
récompenser  des  serviteurs  de  son  seul  choix.  Pour  la  troisième 
fois,  le  couvent  messin  se  trouva  aux  mains  de  celle  famille 
de  Foix  dont,  depuis  deux  siècles, —dans  le  Sud-Ouest,  toujours 
agité,  du  Royaume,  — les  membres  besogneux  et  vaillants  tra- 
vaillaient pour  le  Roi  de  France  avec  un  loyalisme  profitable^ 

Toutefois  l'intruse  par  le  «  fait  du  prince  »  avait  eu  d'excel- 
lents débuts.  Ou  se  la  représente  telle  à  peu  près  qui;  plus  tard 
Bossuct  peindra  Anne  de  Gonzague  :  bonne  petite  fille,  élevée 
depuis  1636  dans  le  couvent  de  Sainte-Marie  de  Saintes,  sous  : 
l'aile  d'une  tante  dévote,  qui  en  est  l'abbesse.  La  Contre-réfor-  | 
mation  catholique  s'efforçait    de    réagir    contre    la   décadence 
des  Réguliers.  Tandis  que  les  Filles  de  sainte  Thérèse  viennent  I 
émerveiller  la  France,  les  docteurs  augustiniens  crient  à  l'épu- 
ration nécessaire.  Louis  XIII  et  Richelieu  promellont  d'y  porter 
le  bras  séculier.  A  Verdun,  le  Père  Didier  de  la  Cour,  à  Gif,  • 
l'évêque  Henry  de  Gondi   parvenaient  à  réformer  des  Binédifc* 
tines  relâchées.  A  Montmartre,  Marie  de  Beauvilliers  ;  à  Port- 
Royal,  Angélique   Arnauld;    à   Saiul-PauUde-Bjauvais,.  Mado-  j 
leino   d'Escoubleau   de   Sourdis  ;  au   V.tl-dc  Grâce,  Marguerite  j 
d'Arbouze.d'autrcsencore.s'engageaienlà  qui  mieux  mieux  dans 
ces  voiesde  réforma.  C'est  dans  ces  bonsseulimenls  que  Louise 
arrive  à  Melz,  Unique)  de  deux  religieuses  exemplaires  que  sa 
tante  de  Saintes  lui  avait  données  pour  conseillères  <-l  chaperons. 

Au  commencement,  dil  Paulcur  de  la  GaUin  ChrUtuma  (2), 
elle  fut  pour  la  discipline  tout  l'eu,  tout  11  un  me,  mena  une  vie 
des  plus  réglées  et  voulut  l'imposer  à  ses  nonnes.  «  M  lis  bien- 
tôt le  joug  lui  parait  dur.  »  Dévergondage  personnel?  Rien  ne 
l'indique.  Et  le  chroniqueur  protestant  de  Mi-lz.  Ancillonâj 
tout  en  signalant  les  «étranges  désordres  »  que  Louise  du  Fox 
autorise,  ne  la  flétrit  point.  C'est  qu'en  clïel  c'élail  moins 
vice  que  système.  Nous  n'avons  pas  plus  les  mémoires  de  l'ab- 
besse, que  ceux  de  Bossuet,  dans  le  procès  qui  s'ensuivit? 
Mais  les  analyses  que  Floquet  en  donne,  complétées  par  ce 
que  nous  savons  d'elle,  de  ses  enlours  et  de  ses  contempo- 
raines, nous  renseignent,  je  pense,  sur  ses  vues. 

(1)  Françoise  de  Lenoncourt. 
{2)  Gallta,  XIII,  col.  934. 


AUTOUR    DE    LA    CORRESPOND ANCE    JE    BOSSUE!  387 

Ses  vue-:,  elles  sont  bien  reil  s  dont  s'inspire  l'évolution, 
en  t rai n  depuis  deux  siècles.,  du  cénobiîisme  féminin.  D'abo.d 
un  relâchement  dé  idé,  un  ici  -t  cavalier  de  la  HègU  impor- 
tnne.  Dans  la  lassi'ude  du  moyen  Qfë$  Unissant  dans  l'élégance 
<Je  la  II  ;niis>  anee  «].ii  amollit  loul,  la  fa  blesse  féminine  recule 
d-.aiil  le  cbrislianisme  total,  devant  la  moi  tilication  de  la 
chair.  Pour  rendre  le  curage  au  «  sexe  dévot,  »  il  faudra  le 
coup  de  birre  des  Carmélites  et  de  la  Violation. 

Puis,  c'est  l'exclusivisme  aristocratique,  Ces  couvents,  que 
les  piétés  ou  1  s  paniques  populaires  ou  bourgeoises  du  moyen 
àgv  «ml  si  richement  pourvus,  —  que  surtout  les  seigneurs  ont 
©ombles,  dans  leurs  oxpi  liions,  avec  maguiti  *ence,  —  n'appar- 
;  tiennent-ils  pas  virtuellement  à  ces  familles  nobles  qui  les  fon- 
dèrent? Ne  sont-ils  p  s  des  domaines  tout  trouves  pour  les 
(illes  en  surplus,  pour  les  cadettes  déshéritées? 

D'où  les  projets  de  Louise  de  Foix   Elle  est,  mieux  que  per- 

sonni',  picparce  à  app  ouver    la    main-mise    de    l'aristocratie 

i  sur    1  s     couvents     de    femmes.    Elle    est    de     celte     famille 

de  Foix.  giande  famille  de  petite    noblesse,  caractéristique  de 

la   féodal  i!  é    languedocienne  et  gasconne,  indigente,  arriviste.) 

I  Fidèle  invariablement  au  roi  de  France,  celte  noble  tribu  s'en- 

itend  à  en  tirer   parti.  Et  elle  en    lire    parli  depuis    ce  Gaston 

:  Phœbusàqui  la  reconnaissance  du  roi  Philippe  VI  avait  conféré 

| presque  tous  les   pouvoirs  princiers,  mais  surtout  depuis  que, 

fi  par  la  grâce  du   roi  Charles  VU,    le  comté  de    Foix  est    passé 

i  pairie.  Mais  que  de  rameaux  dans  cette  maison  et  de  branches 

gourmandes!  Les  Castelbon,  les  Rabat,  les  Conserans,  les  Mar- 

'  dogue,  les  Lautree,  les  Meilles,  les  Curbon  de  Fleix,  les  Rendan, 

des  Donazit,  les  Gerderest,  —  sans  compter  ces  comtes  de  Can- 

i  dalle  et  d'Astarao,  caplaux   de  Ouch,  qui  sont  la  branche  d'où 

Louise  est   sortie  par  son   père,  et  ces    Grossolles,  barons  de 

Monlaslruc  et  de  Flamarens,  d'où  elle  est  issue  par  sa   mère. 

Parmi    tous  ces  castels,    manoirs,    gentilshommières,  que    de 

cadettes  à  pourvoir!  Et  l'on  sent  le  plan  très  simple  de  Louise 

et  son  bon  cœur  :  elle  veut  que  son  couvent  soit  un  débouché 

pour  ces  filles   nobles,   a  qui  le  Roi,  que   servent   bien   leurs 

■ères  et  leurs  frères,  doit  le  vivre  et  le  couvert. 

De  là  sa  prétention  de  n'y  admettre  que  des  filles  nobles. 
De  là  son  dessein  de  réduire  son  monastère  à  n'être  plus 
qu'une  collégiale    féminine,  une  sorte  de  chapitre   noble.   Au 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

surplus,  les  exemples  ne  lui  manquaient  pas.  De  ces  couvents 
transformés  et  ouverts,  on  sait  qu'il  y  en  avait  en  Allemagne,  \ 
à  Ratisbonne  par  exemple  et  à  Cologne,  —  en  Flandre,  à 
Mons,  à  Maubeuge,  à  Nivelle,  à  Denain  ;  —  en  Lorraine,  à 
Remiremont,  à  Poussay,  à  Bouxières,  à  Epinal;  —  à  Andlau 
et  à  Massevaux  en  Alsace  ;  —  et  aussi,  en  d'autres  parties  de 
la  France,  à  Salles,  en  Beaujolais,  à  Notre-Dame-du-Uonceray, 
près  d'Angers.  Inutile  de  dire  que  l'émancipation  féminine  s'y 
était  traduite  par  le  rejet  des  gênes  disgracieuses  du  vêtement 
médiéval.  Et  dans  les  maisons  qui  s'étaient  autrefois  récla- 
mées de  la  modeste  sœur  de  saint  Benoît,  —  sainte  Scholastique, 

—  au  costume  antique  s'étaient  substituées,  notamment  à 
Remiremont,  a  Epinal,  à  Denain,  des  toilettes  composites, 
parfois  bizarres,  souvent  élégantes,  plus  jamais  sombres. 
Tantôt,  mignardes  en  leurs  atours,  elles  agrémentaient  la 
guimpe  de  fraises,  fa  coiffe  de  rubans,  la  grande  manche  de 
dentelles;  —  tantôt,  somptueuses,  elles  capitonnaient  les  mantes 
d'hermine,  bordaient  les  jupes  de  velours,  drapaient  harmo- 
nieusement les«  coules  »et  les  prolongeaient  en  longues  queues, 

—  permettaient  même  aux  cheveux  de  sortir,  frisés,  d'une 
coiiîe  allégée,  aux  gorges  de  se  libérer  d'une  «  toile  »  qui 
n'était  plus  que  de  la  gaze. 

Seulement,  à  la  fin  du  xvie  siècle  et  au  commencement  d 
xvne,  on  ne  se  contentait  pas  de  ces  satisfactions  frivoles  L 
Protestantisme  avait  passé,  et  la  licence  d'idées  humaniste,  et 
les  souffles  chauds  de  la  Renaissance  artistique,,  —  puis,  pour 
comble,  la  Guerre  de  Trente  ans  et  la  Fronde.  —  Ce  qu'eût  éta  j 
au  xviie  siècle  la  transformation  des  couvents  si  le  pouvoir,  dès 
la  régence  de  Marie  de  Médicis,  avec  le  cardinal  de  La  Roche»}: 
foucauld,  puis  sous  Richelieu,  n'était  venu  au  secours  de  saint 
François  de  Sales  et  de  Bertille,  —  ce  qu'elle  eût  été  sous 
Louis  XIV  encore,  au  temps  de  la  «  bonne  régence,  »  —  vous 
l'apercevez  à  Sainte-Glossinde  de  Metz  par  celte  Louise  de  Foixa 
Théoriquement  convaincue,  comme  ses  devancières,  qu'il  faut 
que,  dans  ces  aristocratiques  béguinages,  la  vie  soit  douce, 
riante,  attirante,  afin,  —  écrivait-elle,  —  de  ne  point  «  déserter,  » 

—  entendez  :  dépeupler,  —  le  monastère,  Louise  de  Foix  ne 
s'embarrasse  pas  de  vains  scrupules;  les  procès-verbaux  de  l'en- 
quête menée  pendant  un  an  par  Bossuet  et  son  collègue  en 
témoignent.    De  clôture   il   no  s'agit  pins,  bien   entendu,   dans 


; 


AUTOUR    DE    LA    CORRESPONDANCE    DE    BOSSUET.  389 

cette  maison  de  famille  pour  filles  de  condition.  En  1660, 
l'abbesse  demande  à  Mgr  Bédacier  d'en  affranchir  complète- 
ment l'abbaye;  sur  son  refus,  elle  s'en  affranchit  elle-même., 
Chaque  jour  son  carrosse  à  quatre  chevaux  la  mène  soit  en 
ville,  soit  dans  les  maisons  de  plaisance  que  l'abbaye  possède 
aux  environs  de  Metz.  Si  ses  religieuses  ne  l'imitent  pas  toutes, 
un  intérieur  égayé  les  console;  le  monastère  s'ouvre  a  tout 
venant.  Les  gentilshommes,  les  officiers,  les  musiciens,  les 
peintres  y  entrent  et  parfois  n'en  sortent  pas  aussitôt.  Un 
peintre  y  resta  quatre  mois  h  faire  le  portrait  de  Louise  et  à 
décorer  l'abbaye  de  peintures  profanes.  Tous  les  «  ébattements  » 
du  siècle  sont  admis  :  musique,  danses,  jeux,  soupers,  traves- 
tissements. A  un  carnaval  on  put  rencontrer  dans  les  rues  de 
Metz  une  «  abbesse  en  grand  costume,  »  masquée  :  c'était  le 
portier  du  couvent,  —  tandis  que  l'abbesse  réelle,  Louise  de 
Foix  s'y  promenait  en  «  femme  du  monde,  »  et  plusieurs  reli- 
gieuses en  «  militaires.  »  Pour  payer  les  frais,  non  seulement  on 
abat  lait  les  bois  du  couvent,  mais  on  vendait  les  cloches,  les 
ornements,  les  châsses,  —  «  ouvertes,  sur  son  ordre,  par  un 
menuisier  huguenot;  »  —  on  faisait  même  argent  des  reliques, 
voire  d'une  «  Sainte  Epine.  »  Ce  n'était  plus  Thélème,  c'était 
le  sac  d'un  monastère  au  temps  de  Charles  IX  (1). 

Devant  ces  bacchanales  et  ce  pillage,  les  supérieurs  de  la 
Congrégation  bénédictine  de  Saint- Vannes,  de  qui  dépendait 
spirituellement  le  monastère,  —  l'évèque  suffragant  de  Metz, 
Bédacier,  dont  nous  avons  déjà  vu  le  pouvoir  discuté  même 
par  les  chanoines  séculiers,  —  gémissaient  ou  menaçaient  en 
vain.  Contre  le  procureur  général  bénédictin,  l'abbesse  s'adres- 
sait à  l'évèque,  contre  l'évèque  au  Pape,  de  qui  seul  elle  préten- 
dait, en  ce  cas-là,  relever.  En  1662,  l'évèque  et  le  procureur 
bénédictin  se  décidèrent  l'un  et  l'autre,  —  et  sans  doute  ils  n'en 
obtinrent  pas  sans  peine  de  la  Cour  la  permission,  —  à  en 
appeler  au  Saint-Siège.  Par  le  bref  d'août  1662,  Alexandre  VII 
permit  la  nomination  de  deux  commissaires  apostoliques  pris 
dans  le  Chapitre  de  Metz  :  le  doyen  Jean  Uoyer,  l'ami  serviable 

(lï  Les  détails  recueillis  à  Metz  sur  cette  affaire  avant  1855.  par  Floquét  dans 
les  Archives  déjiariemenlales  de  la  Moselle,  et  consignés  par  lui  dans  le  tome  II 
de  ses  Études  sur  Bossuef,  sont  complétés  ici  par  les  notes  prises  aux  mêmes 
sources  p  ir  le  pasteur  Othon  Cuvier,  notes  que  M.  N  Weiss  a  bien  voulu  m# 
communiquer  à  la  Bibliothèque  ds  la  Société  historique  du  Protestantisme  fran- 
çais. Il  semblerait  '1  aj>rî  -  ces  notes  qn  :  ces  déprédations  drfr&vefil  iiisuu:é'n  1668, 


390 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


de  Bossuet,  et  Bossuet  l'archidiacre.  Les  lenteurs  du  pouvoir 
royal,  toujours  méfiant  des  interventions  d'oulrc-monts,  — 
li  précaution  prise  par  le  Boi  d'attribuer  au  «  Conseil  de 
Conscience  »  la  procédure  et  le  choix  des  enquêteurs,  —  les 
ciliranes  du  Parlement,  vétillant  sur  chaque  virgule  des  brefs 
du  Souverain  Ponlife,  prirent  onze  mois.  Bossuet  et  le  doyen 
Jean  [loyer,  nous  dit  Floqnet,  «  durent  plusieurs  fois,  à  Paris, 
co  iférer  avec  Louis  XIV  lui-même.  Cependant  le  Roi,  lors- 
qu'ils prirent  congé  de  lui  à  leur  dépait  pour  Metz,  »  —  en 
juin  1  GBi  probablement,  —  «  leur  recommanda  fort  l'énergie, 
et  d'exiger  une  complète  réforme.  » 

Leur  enquête,  où  l'on  nous  dit  que  Bossuet  tint  le  rôle 
principal,  dura  un  mois  et  demi.  Leur  sentence  (2  août  IG(U) 
fut  formelle.  Tout  au  plus  faisaient-ils  la  part  du  feu,  et  des 
incorrigibles.  Celles  des  religieuses  qui,  depuis  trop  longtemps 
vivaient  en  chanoinesscs  séculières,  continueraient  à  vivre  à 
leur  guise,  à  part  toutefois,  de  peur  de  gâter  les  jeunes,  et  sous 
le  contrôle  de  l'une  d'elles.  Mais  le  reste  du  couvent  devait  se 
réformer,  l'Abbesse  y  comprise.  A  cet  effet,  son  pouvoir  serait 
limité  par  celui  d'oflicières  nouvelles,  tirées  d'autres  couvents 
déjà  réformés  :  prieure,  cellerière  et  maîtresse  des  novices.  En 
somme,  on  imposait  à  l'Abbaye  et  à  l'Abbosse  «  une  forme  de 
communauté  nouvelle  soumise  de  tous  points  h.  l'observance 
réformée  de  la  règle  de  Saint  Benoit.  » 

Quant  au  recrutement  purement  aristocratique,  Louise  de 
Foix  n'avait  rien  négligé  pour  le  conquérir  ou  le  maintenir. 
Le  21  juillet  encore,  elle  conjurait  Bossuet  de  lui  acrorder 
au  moins  cela.  «  Je  vous  supplierai,  monsieur,  —  lui  écrivait- 
elle,  —  de  ne  point  loucher  au  privilège  de  la  maison  pour  la 
réception  des  filles  qui  y  entreront  à  l'avenir.  Elles  doivent, 
toutes,  être  de  naissance  et  faire  preuves  de  noblesse.  Pour  ce 
point,  je  ne  saurais  consentir  de  voir  faire  une  loi  si  contraire 
au  privilège  que  j'ai  juré  si  solennellement  de  maintenir,  » 
(elle  ne  dit  pas  qu'il  était  moderne),  —  privilège  «  qui  est  si 
honorable  à  ma  maison  »  (ici,  n'est-ce  pas  de  sa  famille  qu'elle 
entend  parler  plus  que  de  son  couvent?)  —  «  et  si  utile  aux 
personnes  de  qualité  qui  servent  le  Roi  et  l'Etat  »  (on  voit  là  le 
fond  de  sa  doctrine  monastique).  «  Privilège  qui  depuis  plus  de 
onze  cents  ans  n'a  pas  été  violé.  »  (C'est  le  point  même  qui  était 
en  question.)  «  Ce  me  serait  une  grande  honte  d'avoir  donné 


AUTOUR    DE    LA    CORRESPONDANCE    DE    BOSSUET.  391 

les  mains  pour  anéantir  "n  si  beau  privilège,  que  je  vous  sup- 
plie de  vouloir  bien  conserver,  et  de  ne  me  donner  point  l'afllic- 
tion  d'avoir,  dans  ce  sujet,  un  sentiment  contraire  au  vôtre,  » 
(Ce  n'était  pis,  bêlas!  leur  seul  dissentiment.)  «  Le  P.  Mil  t, 
—  continue-t-elle,  —  qui  veut  que  toutes  filles  indifféremment 
soient  reçues  en  profession  à  Sainte-Glossinde,  ne  considère  pas 
q  lu  c'est  la  seule  vertu  qui  a  établi  la  différence  des  nobles  aux 
roturiers,  et  par  ainsi,  les  personnes  qui  ont  celte  qualité  sont 
plus  propres  a  la  religion,  et  ou  voit,  par  expérience,  qu'elles 
réussissent  beaucoup  mieux  en  toutes  choses.  iNous  en  avons 
des  exemples  en  notre  Ordre,  où  les  plus  illustres  saints  cl  les 
plus  grands  hommes  ont  élé  de  la  plus  haute  qualité.  El  si, 
dans  la  congrégation  de  ce  bon  Père,  on  n'y  voit  pas  mainte- 
nant de  grands  saints,  c'e^t  peut-être  parce  qu'ils  n'observent 
pis  ce  qui  a  été  pratiqué,  au  commencement  de  l'Ordre,  dans 
les  maisons  duquel  n'entraient  que  des  personnes  de  très 
grande  condition.  »  Ce  plaidoyer,  fort  intelligent,  pour  la 
noblesse  se  terminait  avec  astuce  : 

Je  vous  demande  panlon,  monsieur,  si  je  vous  ennuie  d'une  si 
longue  lelire  ;  mais  j'ai  ce  point  tellement  à  cœur  que  je  n'en  saurais 
assez  dire.  J'espftre  que  vous  ne  le  trouverez  pas  mauvais,  et  gu'ay  înt 
la  naissance  et  l'âni"  si  noble  comme  vous  l'avez,  vous  amez  la  bonté 
de  n'avoir  point  d'égard  à  ce  qu'on  vous  demande  contre  ce  droit, 
acquis  à  ma  maison  dès  son  commencement;  vous  assurant  que,  pour 
tout  le  reste  qu'il  vous  plaira  d'ordonner,  vous  me  trouverez  fort 
soumise;  c'est  une  protestation  qui  part  du  cœur. 

Elle  n'alla  point  au  cœur  de  Bossuet,  ni  ces  flatteries  à  son 
amour-propre.  On  décida  que  seraient  reçues  à  Sainte-Glossinde 
«  toutes  personnes  ayant  bonne  vocation  et  les  autres  qualités 
requises.  » 

Cette  décision  d'avril  1664  fut,  un  an  plus  tard,  par  arrêt 
du  Cmsjil  du  li  juillet  160o,  rendue  exécutoire.  Elle  ne  fut 
pas  exécutée.  Dès  la  fin  d'août  166i,  les  religieuses  en  appe- 
lèrent. En  septembre,  Louise  de  Foix  adressait  une  supplique 
au  U  »i.  Puis,  à  la  fin  de  décembre,  la  noblesse  du  pays  me»>in, 
«se  tenant  pour  offensée  de  la  sentence,  au  chef  (c'est-à-dire  su  rie 
point)  qui  intéressait  la  naissance,  »  intervint  au  procès.  Forte 
de  cet  appui,  Louise  multipliait  les  factums.  Bossuet,  malgré 
«  son  àme  si  noble,  »  n'y  fut  point  épargné  :  «  11  ne  sait  pas  le 


392 


REVIT     DES     DEUX    MONDES. 


droit,  —  déclarait  l'abbesse  mutine.  — Il  est  un  juge  passionné. 
Il  n'a  ni  la  dignité,  ni  la  suffisance  et  capacité  requises.  (1)  » 
Elle  n'oublie  pas  non  plus,  perfidement,  la  vieille  insinuation 
qui  souvent  sur  les  gens  de  la  Cour  portait  coup  :  «  11  a  voulu 
se  rendre  maître  lui-même  de  l'Abbaye...  » 

Quatre  ans  plus  tard,  rien  encore  n'était  fait.  L'entêtée  pro- 
cédurière traînait  en  longueur.  En  janvier  1668,  le  Parle- 
ment était  obligé  de  la  menacer  de  la  saisie  de  son  temporel,  si 
elle  ne  se  décidait  à  faire  juger  dans  les  six  mois  son  appel 
contre  la  sentence  de  Bossuet.  La  même  année,  profitant  de 
l'arrivée  à  Metz  d'un  nouvel  évêque,  elle  trouvait,  pour 
esquiver  la  Réforme,  une  nouvelle  finesse  :  elle  renonçait  à 
toute  subordination  bénédictine,  elle  se  soumettait  à  la  juridic- 
tion, contre  laquelle  elle  protestait  naguère,  de  1'  m  Ordinaire,  » 
c'est-à-dire  de  l'évêque,  sauf,  bien  entendu,  à  la  récuser  de 
nouveau,  s'il  ne  payait  pas  d'indulgence  la  sujétion  qu'elle  lui 
offrait.  Et,  en  eifet,  le  nouveau  prélat,  Mgr  de  La  Feuillade, 
ne  s'étant  pas  désisté  des  exigences  de  son  prédécesseur,  dut  en 
venir  à  l'interdit  ordonnance  du  17  juin  1679).  L'ordonnance 
restant  lettre  morte,  il  fallut  l'emploi  du  bras  séculier.  En 
mai  1680,  on  enferma  l'indomptée  à  Ligny,  dans  un  des  cou- 
vents d'Ursulines  voisins  de  celui  de  Jouarre  où  Bossuet,  de- 
venu évêque,  devait  plus  tard  retrouver  une  autre  Sainte-Glos- 
sinde.  Moins  inexpugnable  pourtant  et  moins  vivace  :  Jouarre 
était  vaincue  (1700)  que  l'insurrection  des  nonnes  lorraines 
rebondissait  toujours.  La  coadjutrice  remplaçante  que  le  fioi 
avait  donnée  en  1680  à  Louise  de  Foix  incarcérée,  —  Cathe- 
rine II  Texier  de  Hautefeuille,  —  ayant  quelque  peu  réussi  à 
«  régulariser  »  sa  turbulente  maison,  avait  voulu  pousser  son 
succès,  et  établir  des  statuts  nouveaux.  Alors  tout  se  défit.  Ce  fut  la 
guerre  civile,  à  telles  enseignes,  dit  Claude  de  Sainte-Marthe, 
que  «  les  religieuses  osèrent  fouetter  leur  Mère  à  coups  de 
verges.  »  Peu  après,  l'une  d'elles  s'enfuit  avec  un  valet  du  couvent. 

L'affaire  de  Sainte-Glossinde,  jugée  par  Bossuet  en  1664, 
durait  encore  lorsque,  quarante  ans  après,  il  mourut. 

(i)  Floquet,  Études,  II,  330-332. 


AUTOUR    DE    LA    CORRESPONDANCE    DE    BOSSUET.  393 


III.    —   INFLUENCE   DE   L  AFFAIRE   DE   SAINTE-GLOSSINDE 
SUR   LA    PENSÉE    DE    BOSSUET 

Mais  dès  1664-1670,  on  peut  apercevoir,  —  et  c'est  pourquoi 
nous  y  insistons,  —  quelles  réflexions,  quelles  conclusions  lui 
suggéraient  ces  spectacles  d'anarchie  et  de  corruption.  Il  me 
parait  sûr  qu'ils  ont  influé  sur  l'ensemble  de  ses  idées  et  sur 
la  direction  générale  de  son  activité  ultérieure,  et  que  les 
impressions  alors  reçues  par  lui  expliquent  à  la  fois  ce  qu'il  y 
eut  de  solide  et  ce  qu'il  put  y  avoir  de  flottant  et  dans  ses 
doctrines  et  dans  ses  actes  ecclésiastiques. 

Je  gagerais  bien,  d'abord,  que  cette  mission  d'enquête  à 
Sainte-Glossinde  n'est  point  sans  lien  avec  les  gestes  de  sympa- 
thie, qui  commencent  à  cette  époque  de  Bossuet,  à  l'égard  des 
Jansénistes.  Que  la  règle  monastique,  c'est-à-dire  la  mortifica- 
tion, le  duel  contre  la  nature,  ne  soit  dans  l'esprit  du  christia- 
nisme, il  n'est  pas  douteux.  Et  du  moment  que  les  congréga- 
tions émancipées  trouvent  des  espèces  de  complicité  et  d'appuis 
dans  les  théoriciens  du  «  laxisme,  »  que  les  «  Augustiniens  » 
combattent,  il  n'y  a  point  à  hésiter;  il  faut,  sur  la  discipline  et 
la  morale,  prendre  parti  pour  ces  derniers.  C'est  ici  peut-être  le 
premier  des  terrains  de  lutte  chrétienne  où  Bossuet  s'est  trouvé, 
par  le  hasard  des  choses,  militer  avec  le  Jansénisme,  aborder  le 
même  combat  que  déjà  les  gens  de  Port-Royal  menaient.  C'est 
au  temps  même  où  il  faisait  l'instructive  exploration  du  couvent 
lorrain,  qu'Antoine  Arnauld  publiait,  sur  la  question  des  dots 
de  religieuses,  un  traité  qui  pouvait  singulièrement  éclairer  ces 
scandales  (1). 

Mais  en  même  temps,  ces  mêmes  désordres  produisent,  sur 
son  esprit,  un  effet  en  quelque  façon  contraire.  Une  conviction 
qu'elles  font  pénétrer  et  qu'elles  fixent  en  lui,  c'est  celle  de  la 
supériorité  de  l'Église  séculière,  de  l'Eglise  ordinaire,  avec  sa 
hiérarchie,  ses  prêtres,  sa  vie  publique  exposée  aux  regards  de 
tous  et  touchant  perpétuellement  au  siècle  La  vie  monastique 
est    belle,   sans  doute,    mais   à    quelles    chutes    exposée!  La 

(1)  Cet  ouvrage  d'Arnauld,  qui  a  pour  titre  :  De  la  conduite  canonique,  de 
TÈglise  pour  la  réception  des  filles  dans  les  monastères,  fut  composé  sous  le 
patronage  de  plusieurs  prélats  amis  de  Port-Royal,  Godeau,  Percin  de  Montgail- 
lard,  Vialart  et  Pavillon. 


394  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Règle  »  est  admirable,  et  nul  n'a  rendu  plus  de  justice  que 
lui  à  celle  de  saint  Benoit  :  voyez  le  Panégyrique  qu'il  en  fit. 
Mais  quand  on  voit  à  quoi  pouvait  aboutir,  avec  le  temps,  au 
moins  chez  les  femmes,  ce  splendide  mysticisme  initial,  ne 
parait-il  p;is  plus  sage  de  s'en  tenir  à  celle  générale  «  loi  de 
Dieu  »  dont  il  est  toujours  soucieux,  quand  il  proche,  de 
montrer  la  «  suffisance  »  et  l'efficace,  et  la  clarté?  Et  c'est 
précisément  dans  les  allocutions  que  B  issuel  adressa  à  des 
religieuses  à  cette  époque,  que  je  ne  peux  n'empêcher  de  trou- 
ver l'indice  de  ces  sentiments.  Comme  il  est  loin  de  croire  qu'il 
s'adresse,  quand  il  leur  parle,  à  des  chrétiennes  «  parfaites!  '» 
Comme  il  doule  que,  «  dès  le  jour  »  où  elles  se  sont  «  ensevelies 
dans  le  sépulcre,  »  elles  y  soient  mortes  vérilablomenl!  Comme 
ilsoupçonne  rudement  «  leurs  inclinations  cl  leurs  pensées!  » 
Avec  quelle  crudité,  quasi  désobligeante,  il  se  demande,  et  leur 
demande,  si  «  le  monde  »  ne  «  remplit  »  pas  encore  le  fond, 
trouble  toujours.de  leur  esprit  mal  converti,  et  «  ne  possède  pas,  » 
malgré  tout,  «  leur  affection  »  intime!  Comme  il  leur  dénonce 
que  la  perfection  n'est  point  dans  les  «  entretiens,  »  les  «  belles 
paroles,  »  ni  même  dans  les  «  sublimes  contemplations.,  »  mais 
tout  bonnement  dans  la  «  profonde  humilité  »  et  l'entière 
«  obéissance!  »  Avec  quelle  ingénuité,  ou  plutôt  avec  quelle 
insistance  de  défiance,  il  leur  prèrhe  les  vérités  les  plus  élémen- 
taires de  la  vie  chrétienne,  les  maximes  les  plus  terre  à  terre  de 
la  pénitence,  du  changement  et  du  renouvellement  de  vie!  Il 
ne  leur  parle  guère  autrement  qu'à  des  femmes  toutes  plon- 
gées dans  te  monde.  Et  parfois,  môme,  c'est  avec  une  voix  de 
tonnerre  qu'il  croit  devoir  les  semoncer,  revendiquant  l'empire 
que  Dieu  lui  donne  sur  toutes  et  sur  chacune  de  leurs  fîmes,  et 
leur  dénonçant  «  le  jugement  »  particulièrement  «  terrible  » 
qui  se  fera  d'elles. 

Ainsi  donc  on  est  amené  à  se  demander  si,  pour  avoir  vu 
de  près  ces  finales  perversions  des  grandes  institutions  monas- 
tiques, la  conclusion  de  Bossuet  ne  fut  pas  celle  de  Monlalem- 
bert  qui,  malgré  toute  son  admiration  pour  les  précieux 
services  rendus  au  catholicisme  par  la  vie  claustrale,  se 
défendit  toujours  d'établir  une  parité  entre  elle  et  l'Église, 
entre  des  institutions  sujettes  à  toutes  les  infirmités  humaines 
et  la  «  seule  institution  fondée  par  Dieu  pour  l'éternité.  » 

Faut-il  voir  une  preuve  de  celle  considération  médiocre  pour 


AUTOUR    DE    LA    CORRESPONDANCE    DE    BOSSUET.  395 

l'état  monastique  dans  l'absence  de  scrupule  avec  laquelle  il 
recherche  et  accepte,  à  Gassiconrt,  une  dépouille  de  Cluny? 
Celle  induction  semblerait  peut-être  ironique. 

Ce  qui  est  une  indication  plus  sérieuse  de  ses  opinions  sur  le 
catholicisme  monacal,  c'est  la  position  qu'il  prend  dès  lors, sur  la 
question  du  gouvernement  ecclésiastique- ••  Cesabus,  ces  évasions, 
ces  corruptions,  comment  les  réprimer,  les  empêcher?  Il  faut 
essayer  sans  doute.  El  Bosquet  évoque  n'y  manquera  point. 

Mais  sur  qui  s'appuyer?  Sur  le  Sacerdoce  ou  sur  l'Empire? 
Qui,  du  Saint-Siège  ou  du  Roi,  est  le  plus  puissant  pour  [irêlgr 
à  la  Règle  main-forte?  Le  Saint-Siège?  Il  est  trop  loi:: ,  il 
ignore  bien  des  choses;  —  ces  milices  monasliques  affectent  de 
déclarer  qu'elles  ne  veulent  dépendre  que  de  lui  ;  il  sait  de  son 
côté  qu'il  peut  les  faire  marcher  pour  lui  au  besoin,  —  il  peut 
se  laisser  aller,  pour  s'en  concilier  les  bonnes  grâces,  à  formel- 
les yeux  sur  des  émancipations  répréhensibles.  Aussi  bien,  s'il 
voulait  les  ouvrir,  comment  pourrait-il  agir  avec  les  entraves 
dont  les  «  libertés  gallicanes  »  le  ligollenl?  —  Le  Roi?  E-4-il 
juste,  est-il  bon,  qu'il  mclle.  fut-ce  pour  cette  besogne  salutaire, 
la  main  h  l'encensoir,  et  qu'il  assume  la  mission  de  réformer  les 
moines  comme  jadis  ont  prétendu  faire  les  princes  protestants? 
Au  surplus,  de  ces  abus,  le  pouvoir  civil  n'est-il  pas  pour  une 
bonne  part  responsable,  par  la  façon  indigne  dont  il  pourvoit 
aux  bénéfices  monasliques  sous  le  couvert  du  marché  concor- 
dataire de  151  G? 

Assurément,  sur  la  question  de  savoir  comment  peut  s'exer- 
cer efficacement  dans  l'Eglise  l'autorité  coactive,  une  incerti- 
tude pouvait  autrefois  s'imposer  logiquement.  Incertitude 
honnête,  raisonnable,  dont  Bossuet  peut-être  ne  sortit  jamais. 
Le  mieux  qu'il  trouvera  sera  de  fortifier  de  plus  en  plus  le  pou- 
voir des  Êvéques,  ce  pouvoirdont,  nous  l'avons  vu,  dès  ses  pre- 
mières armes  théologiques,  se  faire  instinctive  ment  le  champion. 

Dans  les  lellres  que  Bossuet  a  du  certainement  écrire  au 
temps  de  son  enquête  à  Sainle-Glossinde,et  que  des  mains  trop 
discrètes  ont  probablement  fait  disparaître,  on  eût  trouvé,  je 
crois,  bien  des  lumières  sur  la  formation  définitive  de  ce  prêtre 
séculier  convaincu,  —  sur  la  façon  dont  ce  gallican  sincère, 
spontané,  mais  modéré, et  qui  se  montra  par  intermittences  un 
judicieux  ultramonlain,  fut  en  somme,  habituellement,  et  par 
raison,  ce  que  j'appellerais  un  «  épiscopal.  » 


396 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


IV.    —    DERNIERS    ACTES  A   METZ   DE    BOSSUET 
DEVENU    GRAND    VICAIRE    CAPITLLAIRE   DE   CE   DIOCÈSE 

Cette  position  que  Bossuet  prend  pendant  la  période  de 
Metz,  et  qu'il  gardera  ensuite  à  Paris,  et  à  Versailles,  dans  les 
questions  de  discipline  ecclésiastique;  —  cette  détermination 
que,  dès  ce  moment,  ses  actes  expriment,  de  faire  confiance 
avant  tout  et  par-dessus  tout,  aux  Evêques,  d'étendre  leurs  attri- 
butions, de  renforcer  leur  autorité,  —  ne  lui  font  pas  toutefois 
méconnaître  et  oublier  les  autres  pouvoirs  de  l'Eglise.  Nous  le 
pouvons  constater  au  moins  en  ce  qui  concerne  cette  vieille  ins- 
titution des  Chapitres,  qui,  dans  l'Eglise  catholique  moderne, 
ne  survit  plus  guère  que  comme  un  organe  décoratif  et  flétri, 
dont  il  avait  pu,  depuis  1642,  apprécier  sévèrement  les 
lacunes  ou  les  excès*  S'il  combattit  à  Metz,  si  plus  tard  il 
devait  continuer  de  combattre  (1)  les  chanoines  en  lutte  avec 
l'évêque,  plusieurs  épisodes  de  cette  fin  de  son  séjour  à  Metz 
prouvent  qu'il  ne  voulait  pas  la  mort  du  pécheur.  Un  seul  de 
ces  épisodes  a  laissé  une  trace  écrite  :  son  adieu  au  chapitre  de 
l'Église  cathédrale  de  Metz  (2). 

Nommé  à  l'évêché  de  Condom  le  8  septembre  1669,  désiré 
et  désigné  par  Louis  XIV  (dès  1665)  pour  être  précepteur  du 
Dauphin,  Bossuet,  comme  il  l'écrit  le  12  octobre  1669  à 
«  messieurs  les  vénérables  primicier,  chanoines  et  Chapitre 
de  l'Eglise  cathédrale  de  Metz,  »  est  obligé,  «  par  plusieurs 
considérations,  de  presser  l'expédition  de  ses  bulles  »  de  prélat. 
Il  ne  veut  pas  cependant  attendre,  —  comme  un  homme  habile 
l'aurait  pu  faire,  —  de  tenir  son  épiscopat  pour  lâcher  son 
canonicat.  Il  donne  immédiatement  sa  démission  de  la 
«  dignité  et  office  »  qu'il  occupe  depuis  le  22  août  1665.  C'est 
qu'il  «  prévoit  que,  s'il  est  pourvu  »  du  bénéfice  épiscopal  de 
Condom  ou  «  préconisé  »  pasteur  de  ce  diocèse,»  étant  encore 
revêtu  du  doyenné  »  de  la  Cathédrale  messine,  «  les  prétentions 
de  la  Cour  de  Rome  pourraient  causer  quelque  embarras  »dans 
l'élection  de  son  successeur.  Il  s'empresse  de  «  prévenir  cet 


(1)  Corr.,  t.  I  de  l'édit.  Urbain  et  Levesque,  p.  194,  une  note  signalant  l'atti- 
tude prise  par  Bossuet  en  1691,  dans  une  querelle  de  Mgr  d'Aubusson  et  du  Cha- 
pitre. Cf.  Jovy, Études  et  Recherches,  p.  108-156. 
(2)  Çorr.,  t.  I,  p.  192  (12  octobre  1669). 


AI    LOUJU    DE    LA    CÛIUIESPONDANCÉ     DE    BuSSUET.  •'•■M 

inconvénient  par  une  démission  pure  et  simple  entre  les  mains 
de  ses  collègues.  »  «  J'ai  dessein,  avant  toutes  choses,  de  vous 
conserver  tout  entière  la  liberté  de  cette  élection.  »  11  a  beau 
jadis  avoir  pris  parti  pour  l'évèque  sulîragant  Bédacier  dans  1rs 
combats  épiques  dont  nous  avons  eu  à  rappeler  les  gros  ou 
petits  scandales.  Il  tient  néanmoins  à  conserver  les  privilèges 
de  la  vieille  compagnie  dont  il  a  souffert,  et  dont  il  a  condamné 
la  routine  et  les  manies  chicaneuses.  »  Ce  sera  maintenant  à 
vous,  Messieurs,  de  faire  d'abord  quelque  acte  qui  empêche  les 
mesures  préventives  que  pourrait  prendre  le  Pape,  »  puis  «  de 
célébrer  une  élection  canonique  dans  toutes  les  formes  ordi- 
naires, en  laquelle  je  ne  doute  pas  que,  laissant  à  part  toutes 
les  pensées  et  tous  les  intérêts  particuliers  pour  une  affaire  d'où 
dépend  tout  le  bien  de  votre  compagnie,  vous  ne  regardiez  uni- 
quement l'honneur  et  l'utilité  du  Chapitre  qui  n'a  jamais  eu 
plus  besoin  d'un  digne  chef  que  dans  les  conjonctures  délicates 
où  il  se  trouve.  » 

J'entends  bien  que  de  ces  graves  conseils,  quelque  politique 
subtil  suspecterait  la  sincérité.  Il  n'y  en  a  point  de  raison. 
Peu  de  temps  auparavant,  il  avait  donné,  d'un  attachement  réel 
au  Chapitre,  des  preuves  que  Floquet  a  consciencieusement 
relevées  une  à  une. 

En  1666-1667,  il  met  la  paix  entre  ses  confrères  de  la  Cathé- 
drale et  le  Chapitre  de  l'Eglise  collégiale  de  Saint-Sauveur, 
divisés  par  une  de  ces  enfantines  querelles  de  vanité  qui  tinrent 
tant  de  place  dans  l'Eglise  française  au  temps  où  elle  croyait 
pouvoir  s'y  amuser.  Les  chanoines  de  Saint-Sauveur  ornaient 
leur  chape  d'hiver  d'une  fourrure.  Ils  n'en  avaient  nul  droit... 
Il  fallut  bien  huit  ou  neuf  mois  à  Bossuet  pour  terminer  cette 
affaire  d'hermine.  —  En  1667,  celte  fois  dans  le  Chapitre  de  la 
Cathédrale,  il  travaille  à  rétablir  l'ordre  et  la  courtoisie  des  dis- 
cussions. Il  fallut  édicter  une  amende  contre  les  querelleurs. 
—  La  même  année,  Bossuet  négocie  un  accord  entre  le  Chapitre 
et  son  «  primicier  »  Bruillart  de  Coursan,  dont  la  mort  de 
l'évoque  Bédacier  n'avait  fait  qu'exaspérer  l'humeur  belliqueuse 
et  envahissante.  —  Enfin  ce  doyen  pacificateur  ne  se  contente  pas 
d'écheniller  le  vieil  arbre;  il  essaie  de  lui  redonner  vigueur. 
C'est  lui,  —  si   du  moins   il  faut  en  croire  Floquet  (1),  —  qui 

(1)  L'Histoire  de  Metz,  par  les  Bénédictins  (t.  III,  p.  260;,  attribue  précisément 
cette  réforme  à  Bruillart  de  Coursan,  l'agitateur  dont  nous  parlons. 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

provoque  en  Iwd,  pourstiil  jusqu'en  1608  la  révision  dos  statuts 
capitulants  au  épïriVûel  el  au  temporel.  Ce  disciple  de  Vincent 
de  Paul,  qui  peut-être  a  cou  nu  aussi  «  Monsieur  Bourdoise,  » 
qui  a  sûrement  entendu  les  doléances  des  Compagnies  du  Saint- 
Sacrement  au  sujet  des  gens  d'Eg'ise,  parla,  nous  dit  on,  — 
écrivit  peut,  être,  —  sur  la  «  décence  ecclésiastique,  »  le  cos- 
tume clérical,  le  port  de  la  «  soutane,  »  n'Obligé  parfois,  au 
Xviie  siècle,  par  les  meilleurs  prèlres.  Il  sérail  intéressant  de 
savoir  si  Vraiment  aussi,  il  préluda,  dbA  lors,  à  colle  purification 
du  culte,  des  rites,  qui  plus  lard  occupèrent  tant  à  MeaUX  sa 
piété  alors  teintée  de  quelque  jansénisme;  -  s'il  tâcha,  par 
exemple,  de  rétablir  dans  le  chœur  de  Saint-Etienne  de  Meiz  la 
psalmodie  correcte,  la  prononciation  articulée,  d'en  chasser  le 
marmonnage  endormi  ou  hâtif. 

Ecouté  en  tout  ceci?  Floquet  l'affirme,  mais  nous  n'en 
savons  rien.  Il  l'était  mieux  sans  doute  quand  il  consentait  à 
défendre  les  «  prérogatives  »  canoniales.  En  4GG6,  un  chanoine 
de  Metz,  inculpé  de  crime,  ayant  été  traité  comme  un  laïc  ordi- 
naire et  mis  avec  les  accusés  de  droit  commun  en  la  prison 
civile,  Bossuet  revendiqua,  fit  triompher  le  privilège  de  juri- 
diction du  Chapitre,  à  qui  seul  il  appartenait  de  faire  arrêter  ses 
membres  délinquants  et  de  les  faire  incarcérer  dans  la  prison 
de  l'Officialité. 

Enfin,  voici  qu'en  1668  une  nouvelle  vacance  du  siège 
épiscopàl  se  produisit  qui  risquait  de  réveiller  el  déchaîner  les 
antiques  ambitions  des  chanoines,  et  leurs  colères  contre  la 
suprématie  des  Evêques,  conséquence  de  la  victoire  monar- 
chique. Et  la,  nous  allons  voir  Bossuet  organiser  une  de  ces 
combinaisons  conciliatrices  qui  lui  plairont  toujours  de  préfé* 
rence,  —  on  peut  l'avouer  sans  dommage  pour  sa  gloire  :  on 
aura  le  droit  de  le  blâmer  le  jour  où  se  découvrira,  pour  glisser 
un  peu  de  paix  dans  le  conflit  des  passions  humaines,  un  meil- 
leur moyen  que  la  transaction. 

On  sait  qu'aux  termes  du  Concordat  de  1816;  dans  toute 
l'étendue  du  royaume  de  France  tel  qu'il  se  comportait  alors, 
le  Roi  avait  le  droit  de  nommer  les  évêques.  11  était  naturel, 
et,  ajoutons-le,  il  était  raisonnable  et  nécessaire  dans  la  théo- 
rie de  l'unité  monarchique  comme  au  regard  de  l'édification 
religieuse,  que  ce  régime  fût  appliqué  partout.  Mais  dans  les 
Trois  Évêchés,  régnait  depuis  un  certain  temps  le  régime  du 


AUTOUR    DE    LA    CORRESPONDANCE    DE    BOSSUET.  30'J 

Concordat  germanique  en  vertu  duquel  les  nominations  épis- 
x>pales  appartenaient  à  Rome  et  aux  chanoines  :  le  Chapitre 
jlisait,  le  l'ape  confirmait.  Depuis  cent  ans,  le  Saint-Siègf 
s'opposait  à  l'extension  du  Concordat  français,  a.  Metz,  Tout  e' 
Verdun  :  depuis  cent  ans,  nul  évèque  de  Metz  n'avait  eu  ses 
bulles,  pa<  même  Mazarinl 

Après   la   Fronde,    Louis  XIV  reprit  les  négociations  avec 
.une  insistance  où  un  séjour  à  Metz  (en  août  septembre  1GG3)  et 
le  spectacle  du  désordre  du  diocèse  ne  purent  que  le  confirmer. 
Mais  ce  ne  l'ut  qu'en  16GS  qu'il  obtint  de  Clément  IX,  pour  lui 
et  ses  successeurs,  la  nomination   aux  sièges  épiscopaux  et  à 
i  tous  les  bénéfices  des  Trois  Lvêchcs.  Sans  tarder,  Louis  XIV 
(exerce  son  dmit  nouveau  et  accorde  le  siège  de  Melz  à  Georges 
d'Aubusson  de  la  Feuillade,  un  de  ses  bons  serviteurs,  et,  d'ail- 
leurs, prélat  excellent.  De  cet  évoque  de  choix,  Melz  catholique 
ne  pouvait    qu'être  lière.  Mais  quand    la  monarchie  gallicane 
;  faisait  sur  «  Rome  »  des  conquêtes  de  ce  genre,  la  joie  royale 
!  et  parlementaire  s'étalait  dans  le  style  administratif  avec  une 
Brutalité  altière,  assez  maladroite.  Qu'on  en  juge  par  le  brevet 
i  de  nomination  de  La  Feuillade  : 

«  Le  Roy...  met'ant  en  consade'ralion  la  doctrine  et  piété  [de 
M.  l'archevêque  d'Kinnrun]...  el  l-s  importants  el  agréables  services 
qu'il  ni  a  rendus  en  qna'ilé  de  son  ambassadeur  extraordinaire  tant 
auprès  de  la  République  de  Venise  que  du  Roy  catholique,  et  autres 
emplois  dont  il  s'est  dignement  acquitté  [tour  le  bien  et  avantage  de 
l'État,  et  voulant  les  reconnaître  et  lé  gratifier  de  plus  en  plus, 
Sa  Majesté  lui  a  accordé  et  fuit  éom  de  l'évôcbé  de  Melz,  vacant  tant 
par  la  déni'ssion  pure  el  simp  e  de  messire  Henry  de  Bourbon,  duc 
de  V'Tueuil,  que  par  tout  autre  genre  de  va<-au<e,  el  ce,  en  consé- 
quence de  la  cession  et  renonciation  faite  entre  les  mains  de  Sa 
Majesté  par  Monsieur  Guillaume  Egon,  landgrave  de  Furslemberg, 
prince  du  Saint  Empire,  nommé  cl  postulé  au  dit  évêché...  Et  afin 
que  ledit  sieur  d'Aubusson  de  ia  Feuillade  conserve  la  dénomination 
le  rang  et  les  Imn-ieurs  d'archevêque,  nonobstant  la  résignation 
qu'il  lait  de  l'archevêché  d'Embrun,  Sa  Majesté  entend  qu'il  en  soit 
fait  instance  en  son  nom  envers  Sa  Saintelé,  pour  obtenir  la  reten- 
ti.m  de  la  dénominal inn,  du  rang  et  des  honneurs  d'archevêque,  dans 
les  bulles  de  translation  dudit  sieur  d'Aubusson  de  la  Feuillade  de 
l'église  d'Embrun  en  celle  de  Melz.  M'ayaut  Sa  Majesté  commandé 
d'expédier,  sur  ce,  toutes  lettres  et  dépêches  nécessaires  en  cour  de 
Rome,  et  cependant,  pour  témoignage  de  sa  volonté,  le  présent  brevet. 


400  i;[  \  l.K     DES     DEUX    MONDES. 

qu'elle  a  signé  de  sa  main  et  fait  contresigner  par  moi  son  conseiller 
el  secrétaire  d'État  et  de  ses  commandements  et  finances  'Signé]: 
Le  Tellier    1  . 

Mettons-nous,  je  vous  prie,  à  la  place  des  chanoines  de  Metz 
lisant  cette  décision  césarienne  qui  nomme  un  évêque  comme 
un  fonctionnaire,  —  de  cette  «volonté  »,qui  règle,  à  la  fois  et  sans 
hésitation, ce* transfert  d'un  archevêque  à  un  évêché  et  le  main- 
tien du  caractère  archiépiscopal  à  un  évêque,  —  qui  consomme 
sans  phrases,  outre  l'abolition,  consentie  par  le  Pape,  de  la 
nomination  papale,  la  déchéance,  nullement  consentie,  «lu 
Chapitre,  dont  le  nom  n'était  même  pas  prononcé...  Rendons- 
nous  compte  de  ce  que  pouvaient  êlre,  en  présence  de  ces 
procédés  impérieux,  dans  ces  âmes  du  passé,  des  sentiments 
appuyés  par  la  tradition  comme  par  l'orgueil.  L'  «  émotion  » 
était  inévitable. 

Pour  y  parer,  un  expédient  ingénieux  fut  trouvé.  En  hâte, 
au  commencement  du  mois  d'août  1GG8,  le  11,  —  quoique  à 
cette  date  la  nomination  du  nouvel  évêque  fût  faite  depuis  qua- 
rante-sept jours,  —  le  Chapitre,  feignant  de  considérer  que  le 
siège  était  encore  vacant,  usa  du  droit  qu'il  avait,  —  et  que 
les  Chapitres  ont  conservé  jusqu'à  ces  temps  derniers, —  d'élire, 
via  scrutini,  les  vicaires  généraux  chargés,  sede  vacante,  de  | 
l'administration  spirituelle  du  diocèse.  Et  il  élut  en  premier 
lieu  Mgr  l'Archevêque  d'Embrun,  Georges  d'Aubusson  de  la 
Feuillade   (2)...  Ainsi,  quand  il  serait   monté  sur   le  siège  de 


(1)  Bibliothèque  de  l'Institut,  manuscrits  Godefroy,  t.  331,  f°  340    25  juin  lfi6S). 

(2)  Nous  permettra-t-on  de  citer  ce  texte,  réplique  au  précédent?  (C'est  une 
variante  (d'après  les  manuscrits  Godefroy,  t.  331,  f°  343,  Il  août  I t-S , s  du  texte 
imprimé  par  le  comte  Emmery,  dans  son  Recueil  des  arrêts  du  fortement  de 
Metz,  t.  V,  p.  337.;  «  Nous,  chanoines  et  chapitre  de  l'église  cathédrale  de  .M-tz, 
A  tous  abbés  et  abbesses,  chanoines  et  chapitres  des  Collégiales,  prieur-  et 
couvents  des  abbayes  et  autres  monastères  réguliers  de  l'un  et  l'autre  sexe, 
archiprétres,  curés,  chapelains,  prêtres  et  autres  fidèles  du  diocèse  de  Metz 
Salut  en  Nôtre-Seigneur.  —  Le  i>ège  de  cet  écëché  étant  présentement  vacant,  et 
étant  de  notre  devoir  en  ce  cas  de  pourvoir  au  spirituel  dudit  évéché,  suivant  le 
droit  et  la  possession  en  laquelle  nous  sommes  de  temps  immémorial  en  qualité 
d  administrateurs  nés.  Nous  avons,  pour -bonnes  considérations,  prié  instamment 
Mgr  l'archevêque  d'Embrun  de  vouloir  accepter  cette  administiatiun  du  spiiiluel, 
et.  avec  lui  M  Jacques-Bénigne  liossuet,  docteur  en  la  faculté  île  Paris,  chanoine 
et  grand  doyen  de  l'église-cathédrale  de  celte  ville,  el  M.  Louis  Foës,  licencié  es 
droit-,  aussi  chanoine  et  trésorier  en  cette  même  église,  lesquels  nous  a\ons 
nommés,  comme  par  ces  présentes  nous  n 'muions,  grands  vicaires,  pour,  con- 
jointement avec  niondit  Seigneur  et  séparément  en  l'absence  l'un  d^  l'autre,  faire 
et  exercer  les  fonctions  Je  grands  vicaires  de  cet  évéché...  En  foi  de  quoi  nous 


AUTOUR    DE    LA    CORRESPONDANCE    DE    BOSSUET.  LOI 

Metz,  le  nouvel  évèque  s'y  trouverait,  bon  gré  malgré,  assis  par 
le  Chapitre,  les  «  vénérables  chanoines  »  ayant  agi  en  l'espèce 
«  suivant  les  droits  et  possession  en  laquelle  ils  sont  de  temps 
immémorial,  et  en  leur  qualité  certaine  d'  <»  administrateurs- 
nés  du  diocèse.  »  Par  cette  élégante  solution,  l'honneur  cano- 
nial, en  apparence  au  moins,  était  sauf.  Fut-ce  le  doyen  Bos- 
suet  qui  suggéra  cette  voie  d'accommodement?  Ou  d'Aubu^son, 
diplomate,  qui  avait  été  ambassadeur  à  Venise  et  en  Espagne? 
En  tout  cas,  et  c'est  ce  qu'il  est  intéressant  de  constater,  Bos- 
suet  négocia  (1)  ce  compromis  et  entra  dans  la  combinaison.  Il 
accepta  d'être  le  premier  des  deux  autres  ecclésiastiques 
«  nommés  pour,  conjointement  avec  mondit  Seigneur  et  séparé- 
ment en  l'absence  l'un  de  l'autre,  faire  et  exercer  les  charges  et 
fonctions  de  grands  vicaires  généraux.  » 

Retenons  ceci  que,  dans  ce  diocèse  de  Metz,  où  vingt-six  ans 
auparavant  il  avait  été  nommé  chanoine  de  la  Cathédrale  et  où 
successivement  il  était  devenu  syndic  du  Chapitre,  archidiacre 
de  Sanebourg,  grand  archidiacre  de  la  Cathédrale  de  Metz, 
doyen  du  Chapitre,  en  même  temps  qu'il  était  membre  de 
l'Assemblée  municipale  des  Trois  Ordres,  Bossuet  a  fini  par 
être  grand  vicaire.  Et  lorsqu'en  juin  1668,  le  nouvel  évêque  de 
Metz,  retenu  à  Paris  par  la  poursuite  de  ses  «  provisions  et  bulles 
apostoliques,  »  demande  courtoisement  aux  «Sieurs  Chanoines  » 
de  lui  «  députer  quelques-uns  de  leur  compagnie  pour  conférer 

avons,  à  ces  présentes,  que  nous  ordonnons  être  publiées,  affichées  et  signifiées 
à  qui  il  appartiendra,  fait  mettre  et  apposer  notre  scel  et  icelles  contresigner  de 
notre  secrétaire  ordinaire.  Fait  en  notre  chapitre  à  Metz  le  11*  jour  du  mois 
d'août  1466.  Par  ordonnance  de  M"  les  vénérables  chanoines  et  chapitre  de  l'église 
eathédrale  de  Metz,  administrateurs  de  l'Évéché,  signé  J.  Godefrot,  secrétaire.  » 
—  A  l'appui  de  ce  que  j'ai  eu  à  faire  observer,  à  différentes  reprises,  sur  les  conflits 
des  pouvoirs  et  des  prétentions  dans  la  France  d'autrefois,  ajoutons  que  le  «  sieur 
abbé  de  Cours  in  »  protesta  à  la  fois  contre  le  brevet  royal  et  contre  l'ordon- 
nance du  chapitre  de  M  tz;  et  le  13  août,  fit  connaître  à  son  tour,  par  un  a  man- 
dement, »  aux  clergé  et  fidèles  du  diocèse,  que  lui  seul  était  adminstrateur  de  ce 
diocèse,  lui  seul  vicaire  général  perpétuel  et  irrévocable  au  spirituel  et  au  tem- 
porel, et  interdit  à  ses  ouailles  d'obéir  aux  prétendus  grands  vicaires.  (Mss  Gode» 
froy,  t.  331,  f.  342.J 

1  C'est  ce  qui  parait  résulter  d'un  document  fort  curieux  d -libération  de 
l'as-emhlée  caphulaire  du  4  juillet  I66S)  publié  par  Ernest  Jow,  Etudes  et 
recherches  *ur  J.-B.  Bos<uel,  p.  73-7 ï  .  liossuel  et  le  confrère  qui  lui  était 
ad|o  nt  étiien  clia  gés.  <•  en  raison  des  meii  es  cl  liantes  qualités  de  Mer  l'arche- 
vêque d'Embrun,  qui  témoigne  par  sa  due  lettre  avoir  beaucoup  de  déférence  pour 
ledit  chapitre,  ■  d'aller  lui  faire  les  compliments  et  civilités  du  chapitre  et  aussi 
«  lui  faire  remontrance  tri-  hamble  touchant  le  droit  que  le  Chapitre  a  d'élire  ou 
postuler  en  cas  de  vacance  dudit  évéché.  » 

tome  Vf  m.  —  1920.  26 


402  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dos  moyens  de  rétablir  la  discipline  de  cet  évôché,  »  c'est  a 
Jacques-lien  igné  Bossuct,  chanoine  et  grand  doyen,  que  ses 
confrères  s'en  remettent,  et  c'est  lui  qu'ils  désignent  pour  être 
le  conseilier  intime  de  leur  futur  inaitro  et  réformateur  (1). 

V.    —    ri.ACP.    QUE    TIENT     L'ÉPOQUE   DE   METZ 

dans  l'uistuihe  des  Acrts  et  des  idées  de  uossuet 

Voiîh,  je  pense,  un  singe  provincial  sérieux.  On  l'a  trop 
oublié.  On  fut  trop  pressé  jadis,  parmi  les  historiens  littéraires 
ou  religieux  de  L>  issuel,  —  amis  et  ennemis,  —  d'éludier 
Bossuet  jouant  le  premier  rô'e  zuv  la  grande  scène  parisienne, 
soit  afin  do  s'extasier  en  contemplant  son  apogée,  soit  afin  de 
dénoncer  clu*z  lui  dus  défauts  plus  en  vue  sur  ces  sommets. 
Mais,  rj ne  l'on  fût  admirateur  ou  critique,  une  égale  inexac- 
titude résultait  de  l'appréciation  négligente  do  commencements 
pourtant  instructifs,  levant  les  épanouissements  d'idées  vaslcs 
et  éclatantes,  les  dérisions  graves,  les  jugements  impérieux, 
les  systèmes  d'ensemble  qui  remplissent  les  années  de  la  grande 
fort  un;:  de  Bossuet,  do  sou  rrg/if,  —  les  uns  ont  crié  au  mincie, 
les  autres  à  rimprnvisîflion  téméraire.  Nisard  s'agcnmuUnit, 
tandis  que  sou  riait  Sàinlc-BenVe.  A  tort,  oserons-nous  dire,  l'un 
et  l'aulre.  De  ces  manifestai  ions  de  la  période  triomphale,  rien 
presque  riiez  Bossue t  n'a  élé  subit.  Floraisons  supubos,  fruits 
succulents,  rien  de  tout  cela  n'a  surgi  soudainement  du  cer- 
veau, si  fécond  que  nous  l'imaginions,  du  prélat  ou  du  conseiller 
d'iïlal.  Bons  ou  mauvais,  vains  on  solides,  ils  étaient  nés,  ils 
gelaient  formés,  ils  avaient  mûri  dans  une  germination  nor- 
male, voire  pins  lente  que  chez  d'autres  h  «mines.  Ils  avaient 
poussé  et  grossi  non  Seulement  dans  le  silence  do  la  réflexion 
théorique,  mais  «à  travers  les  éprouves  et  sons  h's  heurts  de 
l'action.  Bossuet,  avant  de  prendre,  comme  il  le  (il  de  IG70  à  1080 
environ,  sur  les  grandes  et  éternelles  questions  de  la  théologie, 
du  gouvernement  ecclésiastique,  de  la  vie  sociale  et  politique, 
—  sur  les  grands  problèmes  français  ou  humains, — -  des  ré-olu- 
tions  fixes  et  magistrales,  B  »ssuet  se  donna  une  patiente  expé- 
rience des  gens  et  des  choses  humaines,  dc^  gons  et  dos  choses 
françaises. 

(11  Document  (JIM  dins  la  noie  précédente.  —  TtossiW  qniétnif  a  ce  moment 
à  Metz,  ri!  u  'mmr-ili.ilemcnl  du  chapitre  une  somme  d'argent  pour  Irais  appro- 
xunatilsdu  vu} âge  qu'il  allait  faire. 


AUTOUR    DE    LA    CORRESPONDANCE    DE    BOSSUET. 


403 


Car  à  Metz,  —  il  ne  faul  pas  se  lasser  de  le  répéter,  — 
c'élait  bien  tle  la  France  vraie,  de  'a  France  moyenne  qu'il 
s'instruisit,  lonl  comme  il  l'eût  appri-e  à  Bourges,  à  Toulouse 
on  a  Iteiiues.  Il  trouvait  à  Metz  les  mêmes  problèmes,  les 
mémos  difficultés.  Il  y  trouvait,  à  l'encontre  de  l'unité  monar- 
chique, les  mêmes  oppositions  et  les  mêmes  résistances,  mais 
aussi,  en  sa  faveur,  les  mêmes  besoins  et  les  mêmes  vœux 
qu'ailleurs. 

Quand  il  est  venu  se  fixer  à  Metz,  il  y  avait  cent  ans  h  peu 
près  que  les  Trois  Evèctïés  avaient  clé  réintègres  dans  la  pdrie 
française.  De  quelle  façon  celte  réintégration  s'était  produite, 
Bossuet  ne  l'a  pas  ignoré  et  il  le  dira  plus  tard  dans  son  Histoire 
de  Prance  du  Dauphin  avec  une  remarquable  précision,  un 
juste  et  modéré  sentiment  des  nuances,  une  connaissance 
honorable  des  sources.  Il  sait  qu'au  moment  de  la  paix  de 
Gateau-Cambrésis,  le  retour  des  Trois  Evêchés  à  la  France 
s'est  fait,  en  somme,  aisément,  —  par  prétention,  comme  une 
chose  facile,  parce  que  juste,  naturelle,  et  prévue;  — que  cette 
récupération  française  n'a  irrité  sérieusement  que  deux  per- 
sonnages politiques  :  l'Empereur  Charles-Quint  et  ce  margrave 
Albert  de  Brandebourg,  notre  client  intermittent  et  ami  fort 
douteux,  qui,  comme  Bossuet  l'observe,  voyait  avec  regret 
«  que  les  affaires  tendaient  à  la  paix,  »  c'est  à-dire  qu'un  rap- 
prochement des  Princes  allemands  et  de  la  France  ne  lui  per- 
mettrait pas  de  pêcher  en  eau  trouble.  Et  Bossuet,  —  qui  semble 
avoir  consulté  pour  ceLle  époque  les  négociations  de  l'évèque 
Jean  de  Fresne  avec  Maurice  de  Saxe,  —  sait  aussi  que,  dès 
lool,  les  princes  d'Allemagne,  décidés  à  résister  «  aux  pra- 
tiques employées  par  Charles  d'Autriche  pour  faire  tomber  la 
Germanie  en  une  bestiale  servitude,  »  ont  trouvé  bon  que  «  le 
Seigneur  Roi  de  France  s'i  m  patron  isàt  des  villes  impériales  qui 
n'étaient  pas  de  langue  germanique,  comme  Cambrai,  Metz, 
Toul  et  Verdun,  pourvu  que  ledit  Seigneur  se  joignit  a  eux  pour 
défendre  la  liberté  de  l'Empire.  » 

Sur  ce  rattachement,  un  siècle  presque  avait  passé, en  1G."8, 
quand  Bossuet  vint  h  Metz  occuper  sa  stalle  de  chanoine. 
Alors  la  réacclimatition  des  Trois  Evêchés  était,  dès  long- 
temps, achevée.  Déjà  sous  Henri  IV,  le  bon  imprimeur 
Abraham  Fabert,  racontant  la  visite  du  Roi,  nous  peint  une 
ville  toute  française,  cl  toute    unie,   - —  catholiques,    protes- 


ioi 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tants,  juifs,  —  dans  la  volonlé  île  l'être.  Sans  doute  à  la  fin  du 
règne  de  Louis  XIII,  —  et  nul  n'accusera  nos  historiens  français 
de  l'avoir  tu,  —  il  y  avail  encore  à  Metz  un  parti  d'opposants, 
remuant,  et  que  Bossuet  put  connaître...  Mais  d'opposants  non 
pas  à  la  domination  française  :  —  à  la  Royauté  absolue;  — de 
partisans,  non  pas  du  retour  de  Metz  au  Saint  Empire  dont  elle 
n'avait  jamais  été  qu'un  membre  fort  peu  intime,  mais  du 
maintien,  sous  le  Roi  de  France,  comme  jadis  sous  l'Empereur, 
des  libertés  municipales  et  des  franchises  des  Messins. 

Celte  opposition,  où  survivait-elle  principalement?  C'est  la 
noblesse  locale,  qui  là,  comme  presque  partout  en  France,  boude 
avec  le  plus  de  mauvaise  humeur,  regrettant  ses  paraiyes  d'au- 
trefois, et  ce  syndicalisme  féodal  lequel  faisait  du  pays  messin 
(comme  l'écrit  un  publiciste  du  temps  de  Richelieu,  Hersent 
«  un  monde  de  pelils  souverains  »  divisés  en  «  bandes  »  avec 
autant  de  rois  que  de  villages.  »  C'est  la  noblesse  qui  ne  vou- 
lait pas  d'un  «  souverain  effectif,  »  mais  d'un  suzerain 
nominal,  «  protecteur  »  indolent  et  paralytique,  incapable  et 
s'abstenant  de  toucher  aux  pouvoirs  locaux  oppresseurs. 

La  bourgeoisie,  elle,  venait  de  recevoir,  dans  ses  prétentions 
à  l'indépendance  municipale,  un  coup  rude,  au  moment  préci- 
sément où  le  père  de  Bossuet  conquérait  de  haute  lutte  pour  son 
fils  ce  canonical  de  la  cathédrale  :  l'établissement  du  Parlement 
de  Metz  lui  enlevait,  sa  juridiction  spéciale.  Mais  il  lui  en 
demeurait  d'assez  beaux  rentes  pour  la  contenter  :  les  bour- 
geois gardaient  le  gouvernement  et  l'administration  de  la  ville, 
et  cela,  dans  une  réelle  ampleur.  Car  non  seulement  le 
Maitre-Echevin  et  les  dix  Echevins,  choisis  à  la  pluralité  des 
voix  entre  les  plus  notables,  jouissaient,  «  à  l'instar  »  des  ma- 
gistrats municipaux  parisiens,  des  honneurs,  «  autorités,  pré- 
rogatives et  prééminences  dont  jouissaient  les  Prévôts  des  Mar- 
chands. Echevins  et  Conseillers  »  dans  la  capitale  du  royaume; 
■ —  non  seulement  le  Mailre-Echevin  de  la  Ville  de  Metz  avait 
l'honneur  de  parler  au  Roi  debout  et  non  pas,  comme  ceux  des 
autres  villes  françaises,  à  genoux;  —  mais,  de  plus,  l'Assem- 
blée des  Trois  Ordres  messins  possédait  le  droit  d'envoyer,  de 
sa  propre  initiative  et  sans  permission  préalable,  des  députés  et 
des  «  Cahiers  »  au  Roi.  Encore  en  1637  et  I608  ces  privilèges 
étaient  garantis  aux  Messins  par  actes  royaux  (1). 

(i)  Voir  par  exemple  Y  Histoire  de  Metz  par  les  Bénédictins,  t.  III,  p.  235-246. 


AUTOUR    DE    LA    CORRESPONDANCE    DE    BOSSUE f.  405 

Dans  le  peuple,  Bossuet  ne  rencontrait  pas  à  Metz  plus 
d'insubordination  à  l'obéissance  monarchique,  qu'il  n'en  avait 
vu  de  ses  yeux  en  Bourgogne  chez  les  vignerons  de  Seurre, 
qu'il  n'en  aurait  rencontré  chez  les  paysans- parlant  patois  de 
Bretagne  ou  de  Provence.  Dijon  vers  1650,  Marseille  en  1661, 
Rennes  vers  1670,  lui  eussent  offert  bien  plus  souvent  des  sédi- 
tions populaires  que  cette  ville  de  Metz,  où,  pendant  tout  le 
temps  qu'il  y  resta,  il  n'y  en  eut  qu'une,  sauf  erreur  :  en  1661, 
une  de  ces  séditions  fiscales  comme  les  impôts  indirects  en 
soulevaient  partout  —  sédition  dont  le  Conseil  du  Roi  ne 
parait  pas  s'être  fort  ému  et  qui  du  reste  était  peu  justifiée. 
Car  dans  ce  moment  même  le  jeune  souverain  prenait  pour  le 
soulagement  des  Lorrains  des  mesures  intelligemment  chari- 
tables (l). 

Le  inondé  religieux  au  milieu  duquel  Bossuet  se  mouvait, 
était  peut-être  la  partie  de  la  société  lorraine  où  l'unification 
monarchique  s'opérait  avec  le  moins  d'aisance.  Mais  pourquoi? 
Etait-ce  pour  une  de  ces  raisons  mystiques  qui  créent  et  qui  per- 
pétuent,entre  des  populations  imprudemment  rassemblées  par 
la  diplomatie,  des  répulsions  impondérables,  et  invincibles? 
Nullement.  Ni  les  catholiques  des  Trois-Evêchés  ne  se  sen- 
taient plutôt  en  communion  d'idées  avec  ceux  du  Saint-Em- 
pire, qu'avec  ceux  de  France,  —  ni  les  protestants.  Les  proies-* 
tants,  passés  du  Luthéranisme  au  Calvinisme,  s'étaient  par  là, 
au  contraire,  rapprochés  de  nos  protestants  français;  et  tout 
l'honnête  entêtement  de  Paul  Ferry,  palabrant  indéfiniment 
avec  des  professeurs  d'Allemagne,  sur  des  «  formules  de  con- 
corde, »  n'avait  pas  avancé  d'un  pas  la  «  réunion  »  de  l'Eglise 
calviniste  messine  française  avec  les  Églises  luthériennes  alle- 
mandes du  Rhin  ou  d'outre-Rhin.  Les  Messins  réformés  s'en 
allaient  à  Sedan,  à  Siumur  et  à  Nîmes,  ou  à  Genève;  ils 
tournaient  le  dos  à  Wittemberg  et  à  léna. 

Quant  aux  catholiques  du  pays,  il  n'y  avait  pas  chez  eux 
d'autres  mécontentements  que  ceux  qui  se  produisaient  sur 
d'autres  points  de  la  France  où  les  autorités  ecclésiastiques  se 
souvenaient  d'avoir,  au  moyen  âge,  régenté  la  cité.  Si  une  cer- 
taine partie  du  clergé  messin  se  réclamait  de  ce  Concordat  ger- 
manique de  1448,  — dont  du  reste  Metz  n'avait  revendiqué  le 

li  Jean  de  Boislùle,  Mémoriaux  du  Conseil  du  Roi  de  1661,  t.  I,  p.  163,  202. 
Cf.  t  1.  P-  94-9S  ;  p.  1S6,  p.  190,  p.  282  ;  II,  262;  III,  19,  28,  14. 


406  REVUE  DÉS  DEUX  MONDES, 

bénéfice  qu'assez  tard,  —  c'est  que  ce  Concordat  to1eVn.it  dans 
les  Eglises  \écu/ièrrs  et  dans  les  communautés  rëfjïtKèm-, 
mairie  le  Pape  loinlain  et  mal  inf\»fWié  et  malgré  les  évèques, 
un  particularisme,  où  les  cupidités  et  les  vanités  individuelles 
trouvaient  leur  compte;  paire  qu'il  leur  permettait,  en  esqui- 
vant tour  a  tour,  tantôt  les  suggestions  tracas.-ières  des  laïques, 
tanlùl  les  injonctions  impuissantes  de  Rnwie,  d'éluder  indéfi- 
niment, dans  les  églises  comme  dans  les  congrégations,  les 
réformes  que  le  Concile  de  Trente  avait  édictées  et  que  la  Contre- 
Réformalion  catholique  exigeait.  De  là  seulement  provenaient 
les  difficultés  que  la  domination  française  avait  rencontiées 
parmi  les  catholiques. 

Ne  laissons  donc  pas  dire,  —  non  parce  que  nous  le  dési- 
rons, mais  parce  qu'il  n'est  pas  vrai,  —  qu'à  Melz,auxvne  siècle, 
un  Français,  venant  d'une  autre  région  du  royaume,  se  sentit 
dépaysé.  L'apprentissage  que  fit  Bossuet  à  Metz  devait  forcé- 
ment y  être  et  il  fut  aussi  fécond,  pour  un  futur  associé  du 
gouvernement  nouveau,  qu'il  eût  pu  l'être  dans  n'importe  quel 
diocèse  du  royaume. 

N'oublions  pas  enfin  que  cet  apprentissage  se  prolongea, 
ainsi  qu'on  vient  de  le  voir,  après  son  départ  de  Metz,  bien 
plus  tard  que  1659,  —  jusqu'en  1661),  jusqu'à  l'année  qui  pré- 
céda sa  nomination  à  l'épiscopat  de  Condom  et  son  entrée  dans 
la  charge  de  précepteur  du  fils  du  Roi.  Tout  en  acceptant  des 
besognes  parisiennes,  il  continue  de  suivre  ce  qui  se  fait  à 
Metz,  et  non  pas  seulement  en  spectateur,  mais  en  acteur; 
—  ménageant  avec  souplesse  et  fermeté,  l'évolution  qui,  là 
comme  ailleurs,  s'imposait  et  s'accomplissait  dans  l'ordre 
spirituel  et  dans  l'ordre  temporel  tout  ensemble.  —  Durant  ces 
dix  années  à  partir  de  16VJ.0Ù  son  expérience  et  son  autorité 
parisienne  s'élablis>aicnt.  son  expérience  et  son  autorité  pro- 
vinciale s'entretenaient  toujours. 

A  tel  point  que  l'on  peut  raisonnablement  supposer  que, 
si  Georges  d'Aubusson  de  la  Feuillade.  évoque  nommé,  eût, 
pour  une  raison  quelconque,  f.iit  défaut,  Jacques-Bénigne  Bos- 
suet, vicaire-général  postulé  parle  Chapitre,  délégué  du  Chapitre 
auprès  du  prélat,  eût  pu  facilement  devenir  évoque  de  Metz. 

Alfred  Rébelliau. 


REVUE  SCIENTIFIQUE 


LE  SOLEIL  ET  L'AIMANT  TERRESTRE 


Le  22  et  le  23  mars  derniers  et  dnnslanuit  qui  a  séparé  ces  deux 
jours,  ou  a  observé  une  série  de  phénomènes  tout  à  fuit  étranges  et 
qui,  a 'après  les  renseignements  aujourd'hui  centralisés,  ont  été  cons- 
tatés dans  un  grand  nombre  d'observatoires  répartis  sur  toute  la 
surface  du  globe  terrestre. 

Ces  phénomènes  bizarres  observés  simultanément  étaient  un 
orage  magnétique  d'une  violence  exceptionnelle,  accompagné,  ih.ns 
la  nuit  du  îi  au  23,  d'une  magnifique  aurore  boréale;  en  autre,  dans 
le  même  temps,  l'écorcc  terrestre  était  parcourue  par  des  courant! 
électriques  anormaux,  des  courants  trllunt/uri,  comme  on  dit,  qui 
rendaient  précaires  pendant  quelques  heures  cl  perturbaient  violent* 
ment  la  transmission  des  télégammes  sur  un  grand  nombre  de 
câbles  télégraphiques.  A  la  même  date,  on  constatai!  sur  le  suleil 
l'existence  d'une  tache  d'une  dimension  extraordinaire,  qui  passait 
au  méridien  de  cet  astre  le  2-2  mars. 

Quel  rapport,  dira-l  on,  y  a-t  il  entre  celle  Inche  qui,  à  150  mil- 
lions de  kilomètres  d'ici,  déchire  la  plwlo-qdièie  éblouissante  du 
soleil  et  les  ennuis  (pie  peut  éprouver  la  plus  lene  à  terre  de  nos 
administrations  dans  la  transmission  de  ses  télégrammes  qui,  à  ce 
qu'on  croit  communément,  n'est  guère  affectée  par  le  soleil  qu'au 
point  do  vue  de  ia  loi  des  huit  heures? 

Le  rapport  entre  ces  phénomènes  disparates  et  éloignés  est  pour- 
tant ré<l.  Bien  plus,  tous  les  phénomènes  que  j'ai  enumér  s  ci- 
dessus  et  qui  ont  coïncidé  il  y  a  quelques  s  m  âmes  sont  étroitement 
interdépendants  et  sont  gouvernés  par  le  roi  de  toute  vie  terrestre  : 


408  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  soleil.  C'est  ce  que  je  voudrais  démontrer  et  expliquer  aujourd'hui 
à  mes  lecteurs. 

Mais  auparavant  un  retour  en  arrière  est  nécessaire  pour  définir 
aussi  clairement  qu'il  se  pourra  les  phénomènes  en  question.  Avant 
d'expliquer  une  chose,  il  faut  la  faire  voir.  Avant  de  montrer  la  lan- 
terne magique,  il  faut  allumer  sa  lanterne. 


Une  aiguille  aimantée  mobile  sur  un  pivot  prend  spontanément 
la  direction  Nord-Sud,  ou  à  peu  près.  Lorsqu'elle  est  suspendue  à  un 
lil  par  son  centre  de  gravité,  de  manière  qu'elle  puisse  se  mouvoir  en 
tous  sens,  elle  s'incline  en  outre  sur  l'horizon,  elle  pique,  si  j'ose 
dire,  du  nez,  de  telle  sorte  que  son  extrémité  Nord  plonge  vers  la 
terre;  si  les  petites  boussoles  de  bazar  qui  ont  amusé  notre  enfance 
sont  à  peu  près  horizontales,  c'est  que  le  constructeur  a  compensé 
celte  inclinaison  de  l'aiguille  en  rendant  plus  lourde  son  extrémité 
Sud,  de  façon  à  relever  l'autre;  c'est  en  un  mot  que,  dans  les  bous- 
soles du  commerce,  le  pivot  d'agate  sur  lequtl  se  trouve  l'aiguille 
n'est  pas  au  centre  de  gravité  de  celle-ci.  mais  au  Nord  de 
celui-ci. 

La  force  qui  donne  à  l'aiguille  aimantée  son  orientation  est-elle 
analogue  à  la  pesanteur,  par  exemple,  qui  produit  une  traction,  une 
translation,  ou,  comme  on  dit,  une  accélération,  dans  la  direction  où 
elle  est  appliquée?  Non.  La  force  magnétique  qui  agit  sur  la  bous- 
sole n'entraîne  pas  celle-ci,  mais  la  fait  seulement  tourner.  On  l'a 
montré  de  mille  manières,  et  notamment  en  déposant  une  aiguille 
aimantée  sur  un  flotteur  placé  librement  à  la  surface  de  l'eau.  On 
constate  que  l'aiguille  tourne  sur  elle-même  jusqu'à  ce  quelle  soit 
orientée,  mais  sans  que  le  flotteur  avance. 

Le  plan  vertical  dans  lequel,  en  un  lieu  donné,  se  place  spontané- 
ment une  boussole  librement  suspendue,  ou,  — pour  parler  un  langage 
moins  précis  en  sa  simplicité,  —  la  direction  que  prend  par  rapport 
aux  points  cardinaux  l'aiguille  aimantée  s'appelle  le  méridien  magné- 
tique du  lieu.  Il  ne  coïncide  pas,  en  général,  avec  le  méridien  géogra- 
phique, c'est-à-dire  avec  la  direction  Nord-Sud.  Les  pôles  de  l'aiguille 
au  lieu  de  pointer  exactement  vers  le  Nord  et  le  Sud  s'écartent  en 
général  plus  ou  moins  de  cette  direction  et  l'angle  qui  mesure  cet 
écart  s'appelle  la  déclinaison.  On  dit  que  la  déclinaison  est  orientale 
ou  occidentale  selon  aue  le  pôle  Nord  de  l'aiguille  dévie  à  droite 
ou  à  gauche  , c'est-à-dire  vers  l'Est  ou  vers  l'Ouest  du  Nord  vrai. 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  409 

Quant  à  l'angle  que  l'aiguille  suspendue  par  son  centra  de  gravité 
forme  avec  la  direction  horizontal»»  on  l'appelle  Vinrlinaison  du  lieu. 

La  déclinaison,  comme  l'inclina  son.  varie  d'un  lien  à  l'autre.  Ainsi 
en  France  elle  est  actuellement  et  partout  occidentale,  c'est-à  dire  que 
le  pôle  Nord  de  la  boussole  y  est  partout  dirigé  vers  l'Ouest.  A  l'aris, 
elle  est  d'environ  13  degrés,  (c'est-à-dire  environ  la  septième  partie 
d'un  angle  droit).  En  Bretagne,  elle  est  voisine  de  16  degrés  et  dans 
les  Alpes-Maritimes,  de  10  degré;*.  Par  où  l'on  voit  que  la  déclinaison 
peut  varier  beaucoup  d'un  lieu  à  l'autre.  A  Pétrograde  la  déclinaison, 
qui  va  diminuant  vers  l'Est  de  1  Europe,  est  déjà  orientale.  A  Tokio,  elle 
est  redevenue  occidentale.  Aux.  États-Unis,  elle  est  selon  les  lieux 
occidentale  ou  orientale. 

Pour  l'inclinaison,  elle  est  actuellement  à  Paris  d'environ  65  de- 
grés, c'est-à-dire  que  l'aiguille  aimantée  suspendue  par  son  centre 
de  gravité  est  inclinée  vers  le  sol  d'un  angle  égal  à  2/3  d'angle  droit. 
L'inclinaison  varie  beaucoup  elle  aussi  d'un  point  à  l'autre.  D'une 
manière  générale  et  à  peu  près  l'inclinaison  augmente  à  mesure  qu'on 
s'approche  des  pôles  de  la  terre.  En  certains  points  des  régions 
polaires  qu'on  appelle  les  pôles  magnétiques,  l'inclinaison  de  l'aiguille 
est  égale  à  90  degrés,  c'est-à-dire  que  l'aiguille  est  verticale.  Dans 
certaines  régions  équatoriales  l'inclinaison  est  nulle,  c'est-à-dire  que 
l'aiguille  est  horizontale. 

11  y  a  une  autre  donnée*  qui,  avec  la  déclinaison  et  l'inclinaison, 
contribue  à  définir  entièrement  en  chaque  heu  la  force  et  la  direction 
du  magnétisme  terrestre.  C'est  ce  qu'on  appelle  la  composante  horizon- 
tale. Sans  insister  sur  les  méthodes  techniques,  d'ailleurs  relative- 
ment simples,  par  lesquelles  on  détermine  cette  force,  il  me  suffira  de 
dire  qu'on  en  suit  aisément  les  variations  en  suspendant  un  barreau 
aimanté  horizontal  à  deux  fds  de  soie  verticaux  avec  lesquels  il  forme 
comme  une  sorte  de  trapèze.  Ces  deux  fils  de  soie  sont  placés  de  telle 
sorte  que  les  deux  montants  en  fil  de  ce  trapèze  sont  plus  ou  moins 
tordus  et  le  barreau  aimanté  plus  ou  moins  dévié  selon  que  la  force 
qui  agit  sur  lui,  et  qui  tend  à  tordre  les  fils  est  plus  ou  moins  intense. 

Les  trois  éléments  magnétiques,  — comme  il  est  convenu  de  les 
appeler,  —  la  déclinaison,  l'inclinaison  et  la  composante  horizontale 
délinissent  complètement  en  un  lieu  la  force  et  la  direction  du  ma- 
gnétisme terrestre.  Ils  varient,  nous  l'avons  dit,  d'un  lieu  à  l'autre. 
Mais  en  outre,  et  en  un  même  lieu,  ils  varient  également  d'un  instant 
à  l'autre. 

C'est  ainsi  qu'à  Paris  vers  1530  la  déclinaison  était  orientale  et 


410  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

atteignait  9  degrés.  A  dater  de  celte  époque,  l'aiguille  s'y  est  constam- 
ment et  d'année  en  année  tournée  un  peu  plus  vers  l'Ouest,  jusque 
vers  1800.  Elle  marquait  alors  "J2  degrés  de  déclinaison  occidentale. 
Depuis,  elle  n'a  pas  cessé  de  revenir  lentement  vers  l'Est,  et  elle 
n'est  plus  actuellement  qu'à  environ  13  degrés  à  l'Ouest  du  mérii 
dien  géographique. 

En  ouire  do  cette  variation  séculaire  qui  est  loin  d'être  aujour- 
d'hui expliquée  d'une  manière  même  approximative,  les  éléments 
magnétiques  subissent  des  variations  beaucoup  plus  rapides,  des 
variations  à  courte  période  comme  on  dit,  qui  ont  un  puissant  inté- 
rêt à  cause  des  aperçus  étranges  qu'ils  nous  ouvi  eut  sur  la  physique 
cosmique,  et  qui  vont  nous  ramener  au  cœur  même  de  noire  sujet. 

M  lis  avant  de  pénétrer  dans  ce  curieux  labyrinthe,  je  veux  rassu- 
rer d'un  mot  les  personnes  qui,  par  un  scrupule  sinon  très  rele\é, 
du  moins  liés  respectable,  —  les  scrupules  sont  toujours  respec 
tables,  —  demandent  d'abord  à  propos  de  n'importe  quelle  question 
de  science  :  A  quoi  tout  cela  sert-il? 

La  direction  de  l'aiguille  aimantée  est  d'une  importance  capitale 
pour  la  navigation.  C'est  grâce  à  la  boussole  que  Christophe  Colomb 
a  osé  se  lancer  sur  l'Océan  sans  limite.  Il  est  vrai  que,  de  son  temps, 
les  éléments  magnétiques  étaient  mal  connus;  car  Colomb  fut  tres 
surpris  lorsqu'il  constata,  le  13  septembre  1492,  que  l'aiguille  de  sa 
boussole,  au  heu  de  pointer  vers  l'Etoile  polaire,  s'en  écartait  vers  la 
gauche  d'environ  ii  degrés.  Le  lendemain  on  constatait,  ayant 
continué  à  naviguer  vers  l'Ouest,  que  la  déviation  avait  encore  aug- 
menté. A  ses  matelots  effrayés  et  qui  pensaient  que  les  lois  de  la 
n  ture  étaient  bouleversées  et  que  la  boussole  allait  perdre  son  poi- 
v  tir  mystérieux,  Colomb  'lut  prodiguer  les  paroles  rassurantes,  et  il 
parvint  à  les  câlin  r  en  leur  expliquant,  ce  qui  était  d'ailleurs 
inexact,  que  l'aiguille  tournait  autour  du  pôle  comme  les  astres  du 
firmament. 

Aujourd'hui,  les  marins  et  les  explorateurs  ne  peuvent  plus  se 
passer  des  caries  magnétiques,  des  boussoles,  des  compas  de  route 
Il  n'est  pas  jusqu'aux  arpenteurs,  aux  «  géomètres  »  du  cadastre  à 
qui  ces  choses  ne  servent,  si  j'ose  dire,  d'outils  de  chevet.  Eniin.  la 
navigation  aérienne  elle-même  y  a  trouvé  un  secours  indispensable 
à  ses  audaces. 

Ainsi  tout  cela  sert  à  quelque  chose,  et  mAme  à  beaucoup  de 
choses.  J'ajouterai  même,  rendant  un  hommage,  rarement  mérité,  à 
l'utilitarisme,   que  réciproquement  les   navigateurs  ont   été    pour 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  411 

beaucoup  dans  les  notions  scientifiques  encore  clairsemécr  ^uenous 
possédons  sur  le  magné  liante  terrestre. 

Donc,  môme  aux  y  ux  des  hommes  dont  II»  nri  Poincaré  parlait 
avec  un  si  souriant  mépris,  et  m  pour  qui  le  but  lie  l,i  vie  e-l  de 
gagner  de  l'argent,  »  le  magnétisme  teiresire  f'-l  d'une  puissante 
importance.  Sa  connaissance  a  une  répercussion  non  uoglig'-a!»le  sur 
les  dividendes  de  tout  ce  qui  dépend  de  la,  navigation,  c'est-à-dire  de 
la  plupart  des  entreprises  humaines. 

*  * 

Et  maintenant  que  nous  avons  donné  ces  gages  à  l'utilitarisme, 
nous  pouvons,  d'un  pied  léger,  regagner  les  régions  mystérieuses  où 
les  phénomènes  magnétiques  ne  sont  plus  que  des  proMèmes  sédui- 
sants Là  les  joies  sont  pures,  dégagées  du  fVti  le  prosaïsme  de  la  vie, 
car  elles  nous  font  approcher  peu  à  peu,  à  travers  mille  enchante- 
ments, ces  sommets  d'une  pure  be;mté,  auxquels  notre  effort  sera, 
hélas!  toujours  asymptote  :  le  pourquoi  elle  comment  de  la  nature. 

En  observant  avec  des  instruments  suffisamment  précis  l'aiguille 
aimantée,  on  constate  qu'en  un  lieu  donné  et  en  temps  normal,  elle 
subit  un  petit  déplacement  diurne  qui  se  reproduit  chaque  jour  : 
chaque  jour,  entre  huit  heures  du  matin  et  quatorze  heures,  l'aiguille 
de  déclinaison  se  porte  lentement  vers  l'E^t,  pour  rétrograder  ensuite 
vers  l'Ouest,  reprendre  la  direction  primitive,  après  avoir  subi  une 
légère  inégalité  nocturne,  et  recommence  le  lendemain.  L'amplitude 
de  cette  variation  diurne  est  faible,  puisque  l'angle  des  deux  posi- 
tions extrêmes  n'est  que  de  quelques  minutes  d'arc,  une  faible 
fraction  d'un  d<>gré.  Mais,  chose  curieuse,  tonte  la  partie  impor- 
tante de  la  variation  se  produit,  en  chaque  lieu,  aux  heures  où  le 
soleil  est  au  dessus  de  l'horizon  et  de  telle  sorte  que  l'aiguille 
paraît  suivre  la  direction  du  soleil.  De  plus,  et  ce  qui  prouve  bien 
que  l'intensité  du  rayonnement  solaire  est  pour  quelque  chose, 
et  même  pour  beaucoup,  dans  cette  variation  diurne  de  la  déclinaison, 
c'est  que  cette  variation  est  beaucoup  plus  ample  en  été  qu'en  hiver, 
c'est-à-dire  que  dans  les  stations  de  l'hémisphère  austral,  cette  ampli- 
tude est  plus  grande  en  juillet  qu'en  décembre,  et  réciproquement, 
dans  notre  hémisphère. 

Par  exemple  à  Nice  l'aiguille  de  déclinaison  oscille  de  15  minutes 
d'arc  en  juin  et  de  5  minutes  seulement  en  décembre  ;  aux  mêmes 
époques,  ce  rapport  est  inversés, 'il  s'agit  d'une  station  australe.  Les 
deux  autres  éléments  magnétiques  manifestent  des  variations  ana- 


4-12  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lognes,  et  je  n'insiste  pas.  D'autre  part,  —  et  ceci  achève  notre 
démonstration  sur  ce  point,  — ■  l'amplitude  de  la  variation  diurne 
(en  tenant  compte  en  chaque  lieu  de  la  force  qu'elle  représente),  est 
la  plus  grande  en  moyenne  dans  les  régions  équatoriales  de  la  terre' 
là  où  l'intensité  du  rayonnement  solaire  est  la  plus  forte,  et  diminue 
en  se  rapprochant  des  pôles,  à  mesure  que  l'insolation  elle-même 
diminue. 

D'autres  faits  encore  plus  démonstratifs,  s'il  est  possible,  sont 
venus  établir  définitivement  que  la  variation  diurne  des  éléments 
magnétiques  est  sous  la  dépendance  étroite  du  soleil. 

Chacun  sait  que  le  disque  solaire  est  quelquefois  obscurci  par  des 
taches  sur  la  nature  desquelles  on  n'est  pas  encore  complètement 
renseigné,  —  mais  est-il  quelque  chose  sur  quoi  nous  soyions  ren- 
seignés ?  —  Ces  taches,  dont  j'aurai  l'occasion  d'examiner  quelque 
jour  les  curieuses  particularités  physiques,  ne  sont  pas  toujours 
également  nombreuses  et  également  étendues  sur  le  soleil.  On  sait 
depuis  un  siècle  et  demi  que  l'importance  des  taches  sur  le  soleil 
subit  une  périodicité  régulière  d'à  peu  près  onze  ans.  Certaines 
années,  les  taches  manquent  presque  absolument,  puis,  pendant  trois 
ou  quatre  ans,  leur  nombre  et  leur  étendue  augmentent  progressive- 
ment jusqu'à  un  maximum  où  elles  occupent  une  fraction  impor- 
tante de  la  surface  solaire;  puis  elles  diminuent  pendant  environ 
six  ans  jusqu'à  un  minimum  d'une  certaine  durée  où  le  soleil  est 
dépourvu  de  taches,  puis  le  même  cycle  de  variation  recommence 
indéfiniment.  J'aurai  l'accasion  de  revenir  sur  cette  étrange  pulsa- 
tion, qui,  comme  je  ne  sais  quelle  monstrueuse  respiration  lente- 
ment rythmée,  ouvre  et  referme  périodiquement  la  surface  rayon- 
nante du  soleil. 

Certaines  particularités  méritent  pourtant  que  nous  nous  y  arrê- 
tions dès  maintenant.  Tout  d'abord  il  est  prouvé  que  les  taches  sont 
des  dépressions,  des  Irons  de  la  surface  solaire.  Cela  résulte  notais 
ment  de  l'apparence  qu'elle  prend,  lorsque  la  rotation  solaire  amène 
la  tache  vers  le  bord.  On  voit  alors  nettement,  par  la  perspective  et 
l'apparence  de  la  pénombre  qui  lie  le  milieu  sombre  de  la  tache  à  la 
photosphère,  que  celte  lâche  est  une  cavité.  En  outre  des  taches,  à 
côlé  de  celles-ci  et  simultanément,  la  surface  solaire  montre  au 
conlraire  des  parties  très  brillantes  qu'on  appelle  les  faculcs  et  qui 
sont  au  contraire  des  parties  saillantes  de  la  photosphère,  c'est-à- 
dire  qui  sont  aux  taches  ce  qu'un  sommet  montagneux  est  à  un« 
vallée. 


BEVUE    SCIENTIFIQUE.  413 

Il  ne  faudrait  d'ailleurs  point  croire  que  les  taches  solaires  soient 
réellement  sombies  et  noires.  Elles  ne  le  sont  que  parrappoit  à  la 
photosphère  éblouissante  où  elles  sont  acculées  et  par  un  effet  de 
contraste.  Si,  en  etl'et,  on  projette  optiquement  sur  le  fond  d'une 
tache  solaire  l'image  de  l'objet  le  plus  brillant  que  nous  puissions 
réaliser  sur  cette  médiocre  planète  terraquée,  et  qui  est  l'arc  élec- 
trique, on  constate  que  celui-ci  se  projette  en  noir  sur  le  fond 
ma  nlenant  brillant  (par  contrasta)  de  la  tache  solaire.  «  Tout  est 
relatif»  n'est  pas  en  vérité  un  adage  psychologique,  mais  l'expres- 
sion la  plus  profonde  et  la  plus  synthétique  de  tout  ce  qu'a  établi  la 
science. 

Ce  que  je  veux  retenir  seulement  de  tout  cela,  pour  ma  démons- 
tration, c'est  que  la  variation  diurne  des  éléments  magnétiques  subit 
des  phases  absolument  parallèles  à  celles  des  taches  solaires.  En  tous 
les  points  de  la  terre,  la  déclinaison,  (et  il  en  est  de  même  pour  les 
autres  éléments  magnétiques),  subit  des  écarts  quotidiens  d'autant 
plus  grands  que  le  soleil  est  plus  chargé  en  taches.  Les  années  de 
maxima  des  taches  solaires,  l'amplitude  des  variations  diurnes  du 
magnétisme  terrestre  est  environ  une  fois  et  demie  plus  grande  que 
les  années  de  minima  des  taches,  et  les  deux  phénomènes  subissent 
d'année  en  année  des  fluctuations  rigoureusement  parallèles,  et  qui 
ne  laissent  aucun  doute  sur  la  relation  de  cause  à  effet  qui  les  lie. Tous 
ces  faits  sont  universellement  considérés  comme  parmi  les  mieux 
établis  de  la  science  Ils  nous  démontrent  qu'une  sympathie  mysté- 
rieuse, et  pendant  longtemps  insoupçonnée, lie  les  perturbations  qui 
à  150  millions  de  kilomètres  d'ici  agitent  la  surface  solaire  aux  mou- 
vements qui,  ici-bas,  font  tremblolter  dans  leur  cage  de  verre  nos 
petites  boussoles. 

* 
*  * 

J'en  arrive  maintenant  à  des  phénomènes  d'un  caractère  complè- 
tement différent  et  qui  prouvent  également,  mais  d'une  manière 
complètement  indépendante,  la  relation  qui  unit  l'activité  du  soleil 
et  notre  magnétisme  terrestre.  Je  veux  parler  des  orages  magné  tiques. 

Les  variations,  dont  nous  venons  de  parler,  des  éléments  du 
magnétisme  terrestre  sont  des  varia'mns  lentes,  régulières,  continues, 
comme  on  dit.  A  cùté  des  variations  continues,  réglées,  faeilement 
prévisibles  à  longue  échéance,  il  y  en  a  d'autres,  brusques  et  brutales 
et  qui  malgré  leur  violence  échappent  à  toute  régularité  et  se  pré- 
sentent  d'une  manière  en  quelque  sorte  accidentelle.  C'est  un  peu 


4L 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


comme  dans  l'Océan,  où,  à  côté  du  phénomène  régulier  dos  marées 
qui  déplace  lu  suifa  :e  liquide  d  un  taouvernontregiilier.se  produisant 
dos  orages,  dos  tempêtes  soudaines,  Pareillement,  à-côté  de  l'oscilla- 
tion régulière  diurne  de  l'aiguille  aimantée,  celle-ci  subit  parfois  de 
véritables  tempêtes  inagm'ti  pies  qui  a/foleud  complètement  les  bous- 
soles, suivant  l'heureuse  expression  familière  aux  marins. 

A  certaines  époques,  on  constate  soudain  que  la  boussole  est 
agitée  par  dos  mouvements  hnn-ques  et  variables  et  dont  l'amplitude., 
qui  déjiasse  fréquemment  et  beaucoup  l'amplitude  totale  de  la  varia- 
tion diurne  dont  nous  avons  parlé,  correspond  à  une  force,  ou  pour 
mieux  dire  à  un  cham  >  magnétique  qui  a  teint  souvent  la  centième 
partie  du  champ  magnétique  terrestre  tout  entier,  et  qui  parfois 
même  a  atteint  la  vingtième  partie  de  sa  valeur. 

Tour  avoir  une  idée  de  ce  phénomène,  nous  pouvons  considérer  la 
tempête  magnétique  des  22  et  2.3  mars  derniers 

A  l'observatoire  de  Ke\\\  où  opère  un  des  plus  habiles  spécialistes 
du  magnétisme  terrestre,  le  Dr  C'.irce,  on  a  nettement  observé  le 
phénomène.  Tous  les  détails  peuvent  on  ê're  étudiés  aptes  coup, 
grâce  à  l'enregistrement  couti.iu  des  variations  magnétiques 
qui  se  t'ait  automatiquement.  Cela  est  rendu  possible  par  des  pet its 
miroirs  dont  sont  minus  les  aimants  suspendus  et  qui  projet- 
te it  un  rayon  de  lumière  sur  un  papier  photographique  fixé  sur 
ua  cylindre  qu'un  mouvement,  d'horlogerie  fait  tourner  d'un  mouve- 
ment continu,  comme  le  cylindre  d'un  phonographe. Quand  L'aimant 
est  immobile  le  rayon  lumineux  (race  une  ligne  droite  sur  le  cylin- 
dre tournant;  lorsque  l'aimant  subit  un  déplacement,  un  mouvement 
quelconque,  le  rayon  lumineux  est  dévié  et  cela  se  traduit  sur  le 
pipier  photographique  du  cylindre  (qui  est  développé  et  remplacé 
chaque  jour)  par  une  courbe  plus  ou  moins  irrégulière  et  d'autant 
plus  dilFérnnte  d'une  ligne  droite  que  l'aimant  est  plus  violemment 
et  irrégulièrement  dévié  de  sa  position  d'équilibre. 

C'est  ainsi  qu'à  Kew,  le  22  mars  vers  9  h.  10,  les  aimants  enre- 
gistreurs se  sont  mis  soudain  et  avec  une  brusquerie  extraordinaire 
à  s'agiter  et  à  subir  des  oscillations  étonnantes  qui,  avec  de  rares 
intervalles  de  repos,  durèrent  des  heures.  Pour  ne  parler  que  de  l'ai- 
guille de  déclinaison,  elle  atteignit  sa  position  extrême  à  l'Ouest,  vers 
17  heures  le  22  mars,  et  sa  position  extrême  vers  l'Est  le  23  vers 
H  heures.  L'écart  de  ces  deux  positions  extrêmes  correspond  à  près 
de  3  degrés,  c'est-à-dire  que  la  perturbation  a  déplacé  l'aiguille  de 
plus  du  décuple  de  sa  variation  diurne  nonnulp..  a  certains  moments, 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  413 

les  déplacements  ont  élé  «l'une  rapidité  incroyable.  C'est  ainsi  que, 
dans  l'espace  de  moins  d'un  r i narL  d'heure  an  milieu  de  la  nuit  du 
22  au  23,  l'aiguille  a- sauté  brusquement  d'un  degré  el  quart  vers 
l'Ouosl,  puis  d  un  degré  vers  l'Est. 

Or,  en  même  temps,  on  constatait  de  graves  dérangement  dans 
les  transmissions  télégraphiques  et  spécialement  dans  les  câbles 
sons-marins.  Enfin,  dans  celte  même  nuit  du  2-2  au  23  mars,  on  ad- 
mirait  dans  presque  toute  l'Ivsrope  et  l'Amérique  du  Nord  une  ma- 
gnifique aurore  boréale.  Elle  fui  notamment  très  bien  visible,  avec  ses 
draperies  rayonnantes,  dans  les  environs  de  Pari-;.  11  est  rare  que  les 
aurores  boréales,  si  fréquentes  dans  les  latitudes  très  septentrionales, 
so  eut  observables  dans  los  lalit"dcs  moyennes.  Ti  1  fut  pourtant  le 
cas  de  celle-ci. 

Iv'fin,  et  synchroniquement  avec  tous  ces  phénomènes,  on  obser- 
vai! le  passage  au  méridien  du  soleil  d'un  groupe  extrêmement  im- 
posant de  t  ches.  Ces  taches,  apparues  vers  le  Ifi  mars  au  bord  du 
■so'HI,  s'étendaient  sur  près  du  cinquième  de  la  largeur  du  disque  et 
reprenant aient  comme  surface  près  d'un  centième  de  la  surface  du 
disque  solaire,  c'est-à  dire  prés  de  oO  fois  la  surface  du  globe  ter- 
restre tout  entier,  ("est  dire  «pie  celui-ci  tombant  dans  une  taehe 
solaire  de  ce  genre  y  disparaîtrait  aussi  facilement  qu'une  sardine 
dans  la  gueule  d'une  baleine;  et  ceci  n'est  pas  seulement  une  compa- 
raison, caries  deux  phénomènes  seraient  d'une  importance  absolue  à 
peu  près  égale. 

(Juoi  qu'il  en  soit,  ]n  synchronisme  et  l'apparition,  le  22-23  mars 
dernier,  d'un  violant  orage  magnétique  avec  courants  lelluriques, 
d'une  aurore  boréale  exceptionnelle  et  visible  sur  une  grande  étendue 
d  i  globe  et  d'un  groupe  important  de  la<*iies  sur  le  so'eil,  ne  sont 
pas  des  phénomènes  fortuitement  coïncidents.  Ce  qui  In  prouve,  ce 
sont  les  nombreuses  données  et  observations  depuis  longtemps 
accumulées  à  cet  é^ard. 

D  puis  d  s  années,  en  effet,  on  enregistre  soigneusement  dans  un 
grand  noiub  e  d'observations  l'importatfee  et  le  nombre  des  orages 
magnétiques.  Or  les  slaiisi  pp>s  a  nsi  dressées  établissent  nettement 
qu'il  existe  un  parallélisme  frappant  entre  ces  phénomènes  et  le 
cycle  fies  taches  solaires;  les  perturbations  magnétiques  subissent 
une  périodicité  moyenne  d  ;  onze  ans  comme  les  taches  solaires,  et 
l'expérience  montre  que  celle  périodicité  suit  dans  tous  ses  détails 
la  courbe  représentative  de  l'activité  solaire;  Enfin,  et  ceci  n'est  pas 
la  chose  la  moins  singulière,  le  nombre  des  auiores  boréales  obser- 


416  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vées  dans  toutes  les  latitudes  où  elles  sont  visibles,  subit  une  pério- 
dicité identique  et  pareillement  parallèle  à  celle  des  taches  du 
soleil. 

Il  y  a  d'à  Heurs  un  caractère  remarquable  des  grandes  perturba- 
tions magnétiques  commençant  brusquement  comme  celle  du 
22  mars  dernier  :  elles  se  produisent  simultanément  dans  les  stations 
les  plus  éloignées  de  la  surface  du  globe  et  y  débutent  rigoureuse- 
ment au  même  instant,  ce  qui  prouve  bien  qu'elles  sont  dues  à  une 
cause  cosmique. 

* 
*    * 

Quel  est  maintenant  le  caractère  et  le  mécanisme  exact  de  cette 
mystérieuse  connexion  qui  lie  l'activité  de  la  surface  solaire  et  nos 
orages  magnétiques  ?  C'est  ce  que  l'étude  individuelle  des  perturba- 
tions magnétiques  isolées  et  des  taches  solaires  correspondantes 
pourra  contribuer  à  nous  montrer. 

On  s'est  demandé  s'il  existe  une  relation  entre  l'apparition  des 
orages  magnétiques  et  la  position  des  ta  lies  correspondantes  sur  le 
disque  solaire.  Les  opinions  les  plus  contradictoires  ont  été  émises  et 
vigoureusement  soutenues  à  cet  égard.  Pour  certains  astronomes, 
comme  Marchan  1,  le  regretté  directeur  de  l'observatoire  du  Pic-du- 
Mi  li,  les  troubles  mag  îétiques  coïncident  toujours  avec  le  passage 
de  taches  au  méridien  central  du  soleil.  Pour  l'astronome  américain 
Yeeder,  la  coïncidence  se  produit  au  moment  de  l'apparition  des 
taches  au  bord  Est  du  soleil.  (On  sait  que  les  taches  sont  entraînées 
dans  la  rotation  solaire  qui  fait  tourner  le  disque  en  environ  27  jours.) 
MM.  Tacchini,  l'éminent  astronome  italien,  et  Haie,  le  savant  astro- 
physicien  américain  à  qui  on  doit  la  découverte  du  champ  magné- 
tique des  taches  solaires,  ont  montré  d'une  manière  irréfutable  (on 
voudra  bien  me  croire  sur  parole  pour  m'éviter  la  nécessité  de 
donner  des  détails  fastidieux,  que  la  relation  qui  lie  les  perturbations 
solaires  à  celles  de  nos  aimants  ne  dépend  guère  de  la  position  de 
la  région  perturbée  sur  le  disque  solaire.  Le  [t.  P.  Sidgreaves,de 
l'observatoire  de  Stonytrurst,  a  confirmé  d'une  manière  définitive  ce 
fait.  Il  convient  en  effet  de  remarquer,  à  titre  d'exemple,  que  le 
groupe  de  taches  solaires  qui  a  coïncidé  avec  la  perturbation  magné- 
tique du  22-23  mars  avait  une  étendue  telle  qu'il  lui  a  fallu  plus  de 
quatre  jours  pour  traverser  le  méridien  solaire,  qu'il  est  bien  diflicile 
de  savoir  quelle  était  au  point  de  vue  magnétique  la  région  la  plus 
efûcace  de  ce  même  groupe  de  taches  et  que  très  souvent  des  orages 


REV1  E     -CIENTirii.il   E.  417 

magnétiques  ont  coïncidé  manifestement  avec  des  groupés  de  taches 
très  éloignés  du  méridien  solaire. 

S'il  n'y  a  pas  de  relation  spéciale  entre  les  orages  magné  tiqu 
la  position  des  taches  sur  le  soled,  c'est-à-dire  la  longitude  héliocen- 
trique  des  taches.  —  pour  m'exprimer  plus  pédaatesquenient,  mais 
aussi  plus  correctement,  — en  revanche,  tous  les  observateurs  ont 
constaté  que  l'importance  des  orages  magnétiques  terrestres  dé- 
pend beaucoup  moins  de  l'étendu*',  de  la  dimension  des  taches 
solaires  que  de  leur  état  plus  ou  moins  grand  d'agitation.  Il  y  a  des 
taches  calmes  et  à  peu  près  immobiles  sur  le  soleil.  Il  y  en  a  d'autres 
qui  sont  violemment  agitées  et  dont  la  forme  change  à  chaque  instant, 
et  sur  lesquelles  le  spectroscope  montre  des  déplacements  intenses 
de  matière.  Celles-ci  sont  beaucoup  plus  que  cellesdà  génératrices 
d'orages  magnétiques.  Une  tache  solaire  très  agitée  et  même  petite, 
est  à  cet  égard  beaucoup  plus  active  qu'une  tache  calme  même 
fe'im  nen-e  éten  lue.  Qiant  à  cette  agitation  des  taches  solaires,  on  la 
met  le  mieux  en  évidence  au  moyen  du  SDectroscope  qui  y  montre 
les  raies  caractéristiques  des  s-az  violemment  distordue-,  ce  qui  est 
l'in  lice  le  mouve  uent  rapides  en  sens  divers.  Cela  résulte  du  prin- 
cipe de  Doppler-Fizeau  que  j'ai,  —  mes  lecteurs  s'en  souviennent 
peut-être,  —  expliqué  naguère  ici-même. 

Arrivé  à  ce  point  de  notre  discussion,  le  moment  est  venu  de  se 
pn-er  une  interrogation  qui  domine  tout.  Est-il  possible  que  vrai- 
ment les  cyclones  qui  se  produisant  dans  le  soleil,  a  150  millions  de 
kilomètres  d'ici,  agitent  nos  boa-soles,  alors  que  nos  cyclones  ter- 
restres sont  sans  action  sur  elles?  Comment  cela  est-il  possible? 

Depuis  que  la  relation  qui  unit  l'activité  du  soleil  et  notre  magné- 
tisme terrestre  est  incontestablement  établie,  elle  a  passionné  tous 
1  ■-  esprits  sans  qu'on  ait  pendant  longtemps  fait  un  pas  vers  l'expli- 
cation rationnelle  de  ce  rapport  mystérieux.  Et  c'est  peut-être  préeisé- 
m  nlparcequ'elleestrestée  longtemps  énigmatiqueque  cettequeslion 
préoccupe  encore  aujourd'hui  tant  de  bons  esprits  clans  la  science, 
et  même  hors  d'elle.  Naguère  l'astronome  Young,  dont  les  travaux 
sur  le  soleil  ont  fait  avancer  sur  tant  de  points  notre  connaissance 
de  cet  astre,  écrivait  :  «  Il  est  difficile  d'imaginer  une  théorie 
satisfaisante  pour  expliquer  cet  effet  des  troubles  solaires  sur 
notre  magnétisme  terrestre...  Ce  rapport  magnétique  prouve  que 
d'autres  forces  que  la  gravitation  agissent  da^  l'espace  interpla- 
nétaire. » 

Tant  qu'on  n'a  considéré  le  soleil  que  comme  capable,  en  dehors 
TOME  lviii.  —  1920.  27 


418 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


de  la  gravitation,  d'agir  sur  les  aslreg  voisins  uniquement  par  «on 
rayonnement  calorifique  et  lumineux,  la  question  ne  pouvait  faire  un 
pas.  Il  est  impossible  d'expliquer  ces  effets  par  une  action  de  tempé- 
rature. 

On  a  songé  alors  à  assimiler  le  soleil  à  un  aimant  gigantesque  qui 
agirait  de  loin  sur  la  terre,  autre  aimant.  Mais  on  peut  calculer  faci- 
lement qu'il  faudrait-que  le  globe  solaire  eût  une  intensité  d'aiman- 
tation plus  de  dix  mille  fois  plus  grande  que  l'intensité  moyenne  de 
l'aimant  terrestre  pour  produire  une  variation  du  magnétisme  ter- 
rostre  sensible  à  nos  appareils.  Cela  est  d'autant  plus  invraisem- 
blable qu'aux  températures  élevées  la  matière  perd  ses  propriétés 
magnétiques. 

Cette  hypothèse  a  été  définitivement  ruinée  par  lord  Kelvin.  L'il- 
lustre physicien  anglais  a  fait  à  ce  propos  un  calcul  célèbre.  Consi- 
dérant uif  orage  magnétique  donné,  d'importance  moyenne,  il  a  cal- 
culé que  la  variation  d  intensité  des  divers  éléments  magnétiques 
pendant  cette  perturbation  qui  dura  quelques  heures  représentait 
environ  364  fois  l'énergie  totale  du  rayonnement  solaire.  Et  il  con- 
cluait son  calcul  ainsi  :  «  Dans  les  huit  heures  de  cet  orage  magné- 
tique qui  fut  relativement  modéré,  il  faudrait  que  le  soleil  ait  produit 
sous  forme  d'ondes  magnétiques  autant  d'énergie  qu'il  en  produit 
régulièrement  sous  forme  de  chaleur  et  de  lumière  rayonnées,  dans 
l'espace  de  quatre  mois.  Ce  résultat,  me  paraît  exclure  complètement 
l'hypothèse  que  les  orages  magnétiques  terrestres  sont  dus  intrinsè- 
quement à  une  action  magnétique  directe  du  soleil,  ou  à  n'importe 
quelle  action  dynamique  directe  de  cet  astre.  » 

Et  lord  Kelvin  concluait,  non  sans  mélancolie  :  «  Jusqu'ici  tous 
les  efforts  faits  dans  cette  direction  ont  été  infructueux.  » 

Il  nous  reste  à  montrer  comment  ce  pas  difficile  a  été  franchi,  et 
comment  les  conquêtes  récentes  de  la  science  ont  pu  donner  l'expli- 
cation da  cette  télépathie  magnétique  par  qui  les  pulsations  loin- 
taine» du  soleil  font  frémir  le  sensible  acier  de  nos  boussoles. 

Charles  Nordmajnm. 


REVUE  MUSICALE 


Théâtre  de  l'Opéha  :  La  Légende  de  saint  Christophe,  de  M.  Vincent  d'Indy. 
—  Théâtre  de  l'Opéra-Comique  :  Cosi  fan  tutte,  de  Mozart. 

C'est  un  art  difficile  que  celui  de  M.  Vincent  d'Indy,  mais  la  cri- 
ti  jue  n'en  est  point  aisée.  On  rapporte  que  les  parents  de  la  jeune 
comtesse  Thérèse  de  Brunswick,  («  l'immortelle  bien-aimée  »),  refu- 
sèrent de  marier  leur  fille  à  Beethoven  parce  qu'  «  il  n'avait  pas  de 
siiuation.  »  Plus  heureux,  l'auteur  de  Saint- Christophe  en  aune,  et 
l'une  des  premières  parmi  les  musiciens  de  notre  pays  et  de  notre 
temps.  Il  touche  au  sommet  de  sa  renommée.  Son  œuvre,  et  son 
œuvre  tout  entipr,  par  la  bonne  foi  et  parla  foi,  par  la  science  et  la 
conscience,  par  le  très  haut  i  léalisme  dont  il  témoigne,  a  droit  à 
l'estime,  au  respect  de  ceux-là  mêmes  dont  il  ne  saurait  gagner 
l'amour.  On  a  beaucoup  dit  que  la  Légende  de  saint  Christophe  repré- 
sente un  ell'ort  magnifique,  ou  colossal.  On  l'a  trop  dit.  On  a  tort  de  le 
dire.  D'aucuns  pourraient  avoir  la  tentation  d'éi  rire  «  kolossal,  »  à 
l'allemande.  Sans  compter  que  dans  le  mot  d'  «  effort  »  il  y  a,  suivant 
nous, 'quelque  chose  d'incompatible  non  seulement  avec  la  magni- 
ficence, mais  avec  la  nature  et  l'idée  même  de  l'art. 

Par  bonheur,  si  la  «  situation,  »  ou  le  rang  de  M.  d'Indy  nous  en 
impose,  M  d'Indy  naguère  a  pris  soin  de  nous  mettre  à  l'aise.  Il  y  a 
quelque  vingt  ans,  le  musicien  de  Saint-Christophe  écrivait  ces  Lignes, 
que  le  rom  m  ior  de  Jean-Christoph1  a  a'<>rs  recueillies  :  «  Je  considère 
la  critique  comme  absolument  inutile,  je  dirai  même  comme  nuisible... 
La  ciiti  | ne  est  >mi  général  L'opinion  d'un  monsieur  sur  une  œuvre.  En 
quoi  celte  Opinion  pourrait-elle  être  de  quelque  utilité  au  développe- 
ment d«  l'art?  Autant  il  peut  être  intéressant  de  connaître  les  idées, 
même  erronées,  de  certains  hommes  de  génie,  ou  même  de  grand 


420  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

talent,  comme  Goethe,  Schumann,  Wagner,  Sainte-Beuve.  Miehelet, 
lorsqu'ils  veulent  bien  faire  de  la  critique,  autant  il  est  indifférent  de 
savoir  que  monsieur  tel  ou  tel  aime  ou  n'aime  pas  telle  œuvre  drama- 
tique ou  musicale.  » 

Loin  de  nous  en  offenser,  félicitons-nous  bien  plutôt  de  cette  indif- 
férence. Elle  nous  rend  plus  modeste,  mais  aussi  moins  timide  et, 
soulageant  nos  scrupules,  elle  assure  notre  liberté. 

«  Vu  l'importance  de  l'ouvrage,  on  commencera  à  sept  heures  très 
précises.  »  Les  communiqués  de  ce  genre  nous  font  toujours  peur, 
annonçant  d'ordinaire  une  soirée  un  peu  longue.  Telle  fut  en  effet  la 
soirée  où.  l'on  «  répéta  généralement  »  la  Légende  de  saint  Christophe. 
Ar  s  long  a.  C'est  terriblement  vrai  de  notre  art  musical  aujourd'hui. 
Que  si  l'un  de  nos  musiciens  compose  une  sonate,  une  seule,  on 
s'étonne  d'abord,  comme  d'un  miracle,  qu'il  l'ait  composée,  et  sans 
doute  il  arrive  qu'elle  soit  belle;  mais, qu'elle  dure  moins  de  quarante 
ou  cinquante  minutes,  voilà  qui  n'arrive  guère.  Considérable  à  tous 
égards,  l'œuvre  nouvelle  de  M.  Vincent  d'indy  l'est  premièrement 
par  la  durée.  Intermédiaire  entre  l'oratorio  et  l'opéra,  participant  de 
l'un  et  de  l'autre,  l'intervention  du  récitant  l'allonge  encore.  A  mainte 
reprise,  avant  telle  scène,  ou  telle  suite  de  scènes,  1'  «  historien  » 
paraît  et  nous  dit,  à  peu  près,  dans  un  style  seulement  un  peu  moins 
familier  :  «  Vous  allez  voir  ce  que  vous  allez  voir,  »  et  ce  que  sans 
lui,  sans  ses  avis  préliminaires,  nous  aurions  fort  bien  vu.  Heureux 
sommes-nous  encore  qu'il  ne  reparaisse  pas  après,  et  qu'à  ses  expli- 
cations préalables  ne  s'en  ajoutent  pas  de  complémentaires  et  justifi- 
catives. 

L'histoire,  vous  le  savez  déjà,  l'histoire,  ou  la  légende  de  saint 
Christophe  est  celle  d'une  conversion, laquelle  s'accomplit  par  degrés, 
ou  par  étapes.  Il  y  avait  une  fois,  autrefois,  un  géant  païen  qui  s'ap- 
pelait Auférus.  Lorsqu'il  atteignit  l'âge  d'homme,  non  sans  avoir 
donné,  dès  son  enfance,  les  signes  d'une  vigueur  extraordinaire,  il 
résolut  de  se  choisir  un  maître,  le  plus  puissant  qu'il  pourrait  trouver, 
et  de  le  servir  en  toute  chose.  11  commença  par  une  maîtresse,  la 
Dame  de  Volupté,  qui  régnait  alors  à  Babylone.  Il  lui  rendit  en  effet 
des  services  variés  :  de  l'ordre  militaire,  en  la  délivrant  de  ses 
ennemis,  et  de  l'ordre  amoureux,  car  elle  apprit  de  lui,  si  nous  l'en 
croyons,  elle,  tous  les  secrets  du  plaisir  et  ceux  mêmes  de  son  propre 
cœur.  Sur  le  dernier  point,  et  plus  encore  sur  Favant-dernier,  il  y  a 
dans  le  texte  des  indications  qu'au  théâtre  il  était  difficile  de  suivre, 
ou  de  réaliser 


BEVUE    MUSICALE.  421 

Or  il  arriva  bientôt  ceci:  un  certain  «  Roi  de  l'Or»  acheta  le  palais 
de  la  Dame  de  Volupté,  avec  tout  ce  qu'il  contenait,  la  Dame  comprise. 
Fidèle  à  son  serment,  Au  férus  aussitôt  s'inclina  devant  le  second, 
maître  plus  puissant  que  l'amour,  et,  lui  rendant  hommage,  il  le  suivit. 

Mais  le  maître  numéro  deux  en  avait  un  lui-même,  Sathanaël,  ou 
le  Prince  du  Mal,  qui  le  lui  fit  bien  voir.  Alors,  pour  le  Prince  du 
Mal,  Auférus  abandonna  le  Roi  de  l'Or  et  le  nouvel  état  de  cet  homme 
devint  pire  que  le  premier.  Après  avoir  été  l'esclave  des  puissances 
mauvaises,  de  la  luxure,  puis  de  l'avarice,  il  en  servait  le  principe 
même  et  l'auteur. 

Un  jour,  le  démon  transporta  Auférus  sur  le  sommet  d'une  haute 
montagne.  On  découvrait  de  là  «  d'innombrables  villes,  »  en  d'autres 
ternies,  «  tous  les  royaumes  de  la  terre.  »  Et  le  Prince  du  Mal  se  mit 
en  devoir  d'enseigner  à  son  serviteur  et  disciple  une  sorte  de  théo- 
logie falsifiée  et  de  catéchisme  à  l'envers.  Mais  au  beau  milieu  de  la 
sacrilège  leçon,  voici  qu'apparut  dans  le  ciel  la  forme  lumineuse 
d'une  cathédrale,  que  surmontait  la  croix.  D'où  grimaces,  contor- 
sions, fureur  et  fuite  du  Malin,  vaincu  à  son  tour.  Troublé  jusqu'au 
fond  de  l'âme,  Auférus  se  remet  en  quête  encore  une  fois,  et, cette 
fois,  en  «  queste  de  Dieu.  »  Longtemps  il  parcourut  la  terre.  Il  inter- 
rogea les  rois,  le  Pape  même.  Et  celui-ci  lui  répondit,  à  peu  près 
comme  à  Tannhàuser  :  «  Lorsque  les  grands  pins  des  forêts  se  fleuri- 
ront de  roses  blanches,  ton  Sauveur  en  pitié  te  prendra  et  le  roi  du 
ciel  vers  toi  descendra.  »  Auférus  alors  retourna  dans  ses  montagnes 
natales.  Il  y  trouva,  devant  l'autel  abattu  des  faux  dieux  qu'il  avait 
adorés  jadis,  un  vieil  ermite  en  prière.  Et  par  la  voix  de  cet  autre 
Gurnemanz,  ce  nouveau  Parsifal  commença  de  connaître  la  vérité. 
Bientôt,  à  demi  chrétien  déjà  et  ne  respirant  plus  «  que  du  côté  du 
ciel,  »  le  bon  géant  se  retira  dans  une  cabane,  au  bord  d'un  torrent 
furieux.  Là,  par  charité  pure,  il  se  fit  passeur.  Pendant  un  violent 
orage,  plusieurs  personnes  survinrent  et  tour  à  tour  lui  demandèrent 
le  passage  :  un  amant,  pour  aller  rejoindre  sa  maîtresse,  en  l'absence 
du  mari  ;  puis  un  homme  d'affaires,  puis  un  empereur,  avec  son 
armée,  (comme  dans  Shakspeare.)  Le  vertueux  passeur  ne  voulut 
passer  ni  l'amour  coupable,  ni  la  finance,  ni  la  guerre.  Enfin  un  petit 
enfant  se  présenta.  Auférus  accepta  de  le  prendre  sur  son  épaule. 
Tout  à  coup,  au  milieu  du  torrent,  le  fardeau  léger  se  fait  si  lourd,  que 
le  géant  s'arrête,  comme  s'il  portait  le  monde.  Il  en  portait  le  créa- 
teur. L'enfant,  l'Enfant-Dieu,  se  fait  alors  connaître.  Il  verse  l'eau  du 
torrent  sur  le  front  d'Auféru.s.  Il  le  nomme  Christophore,  ou  Chris- 


422  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tophe,  ou  Porte-Christ,  et  déjà,  dans  la  main  du  baptisé,  le  tronc 
d'un  sapin  qui  soutenait  ses  pas,  et  tous  les  arbres  de  la  forêt,  se  fleu- 
rissent de  roses. 

Après  la  conversion,  le  martyre.  Mais  auparavant  Christophe'  pri- 
sonnier va  subir  une  épreuve  dernière.  Le  Roi  de  l'Or,  devenu  le 
«  Grand  juge,  »  avait  depuis  longtemps  promis  son  âme  au  Prince  du 
Mal.  Il  ne  demanderait  pas  mieux  aujourd'hui  que  d'  lui  livrer  en 
échange  l'âme  de  Christophe.  A  cet  effet  il  enjoint  à  la  Daine  de 
Volupté,  demeurée  sa  captive,  d'aller  retrouver  et  reprendre  l'homme 
qu'elle  aima  naguère  et  qu'elle  aime  toujours.  Tentative,  ou  tentalion» 
vaine.  Tout  au  contraire,  gagnée  par  celui  qu'elle  venait  perdre,  c'est 
en  pénitente,  en  chrétienne  et  sous  le  nouveau  nom  de  Nicéa,  (Vic- 
1oire),  que  la  pécheresse  accompagne  Christophe  à  la  mort.  Elle 
s'agenouille  près  de  lui,  et  quand  la  tête  est  tombée  sous  le  glaive, 
en  ses  voiles  blancs  tachés  de  pourpre,  elle  se  relève,  rougie  et 
baptisée  du  sang  du  martyr. 

Ce  poème,  en  prose,  et  trop  souvent  en  la  plus  prosaïque  des 
proses,  comprend,  un  peu  comme  un  Tannhàuser;  un  Parsifal, un 
Feroaal,  même,  deux  moitiés  opposées.  La  première  appartient  à  la 
chair  et  la  suivante  à  l'esprit.  Poète  et  musicien,  M.  d'Indy  fait  ici 
l'ange  et  la  bête.  C'est  peut-être  l'ange  qu'il  fait  le  mieux.  Ni  le  diahle 
ni  l'or  ne  l'ont  inspiré,  ni  la  femme.  Il  est  plus  à  son  aise  dans  la 
piété  que  dans  la  débauche.  La  Dame  de  Volupté  pourrait  lui  dire  : 
«  Lascia  le  donne  e  studio,  la  matematica.  »  A  quoi  M.  d'Indy  ne 
manquerait  pas,  et  nous  avec  lui,  de  répondre  que,  pour  la  mathé- 
matique musicale,  il  l'a  suffisamment  étudiée.  Il  la  possède  à  fond  ; 
il  en  est,  et  depuis  longtemps,  un  des  maîtres.  S'il  est  vrai,  comme 
d'aucuns  l'assurent,  que  la  Légende  de  saint  Christophe  soit  un 
chef-d'œuvre,  ce  pourrait  bien  n'en  être  un  que  de  science,  ou  de 
technique,  ou  de  métier.  Et  sans  doule  ce  serait  déjà  quelque  chose. 

Mais  le  reste,  ah  !  le  reste,  qui  manque  à  celle  musique,  cela  non 
plus  n'est  pas  rien.  Le  reste,  c'est  d'abord  l'idée,  et  vous  savez  très 
bien,  et  chacun  sait  comme  vous,  comme  nous,  ce  que  le  mot  veut 
dire.  Pour  former  une  idée,  une  idée  musicale,  il  n'est  pas  toujours 
besoin  de  beaucoup  de  musique.  Trois  ou  quatre  notes  y  peuvent 
suffire,  témoin,  —  nous  prenons  un  exemple  au  hasard,  —  le  thème 
fondamental  du  premier  morceau  de  la  symphonie  en  ut  mineur. 
Plus  près  de  nous,  il  faut  moins  encore,  deux  notes  seules,  un  accent, 
au  Fauré  de  Pénélope,  pour  évoquer,  sous  îles  aspects  changeants, 
absente  ou  reparue,  héroïque  ou  tendre,  ia  figure  d'Ulysse.  Mais  si 


REVUE    MUSICALE. 


423 


peu  que  soient  des  noies  pareilles,  elles  sont  caractéristiques,  elles 
le  sont  avec  force,  et  le  caractère  est  justement  ce  dont  nous 
paraissent  le  plus  dépourvues  les  notes  innombrables,  successives 
ou  simultanées,  dont  se  compose  la  musique  de  M.  d'Indy.  Les  notes 
instrumentales  surtout,  il  les  assemble,  il  les  multiplie  à  l'infini. 
Maître  de  son  orchestre,  il  en  fait  tout  ce  qu'il  veut.  Certes,  mais 
beaucoup  moins  ce  que  nous  voudrions,  ce  que  nous  aimerions  qu'il 
en  fit.  Sans  compter  que  sa  maîtrise  nous  semble,  cetie  fois  au 
moins,  bien  plutôt  instrumentale  que  vraiment  symphonique.  Fût-ce 
dans  le  grand  entracte  qui  décrit  la  «  Queste  de  Dim,  »  nous  avons  en 
vain  tâché  de  saisir  premièrement  les  thèmes  ou  les  motifs,  puis  la 
composition  et  le  plan  général,  les  rapports,  la  suite  et  le  progrès, 
enfin,  tout  cet  ordrp  et  cet  organisme  sans  lequel  il  n'est  pas  de 
symphonie  véritable.  Deux  ou  trois  fois,  alors  que  l'on  croirait  le 
morceau  près  de  s'achever,  il  reprend,  donnant  l'impression  d'une 
musique  dont  il  semble  qu'elle  ne  commence  pas,  qu'elle  ne  finit  pas 
non  plus,  mais  qu'elle  dure. 

N'est-ce  pas  Carlyle  qui  disait  :  «  Tout  ce  qui  va  profond  est 
chant.  »  Dans  la  Légende  de  saint  Christophe,  rien,  ni  personne,  ne 
chante,  ce  qui  s'appelle  chanter,  les  voix  peut-être  moins,  si  possible, 
que  les  instruments.  Encore  si  la  déclamation  lyrique,  ou  prétendue 
telle,  s'accordait  avec  l'orchestre  d'abord,  puis  avec  le  sens,  avec  le 
sentiment  de  la  parole  déclamée.  Mais  à  chaque  ligne,  à  chaque  me- 
sure, entre  les  deux  éléments,  l'un  verbal  et  l'autre  musical,  l'oreille 
comme  l'esprit  ne  trouve,  au  heu  d'harmonie,  que  discordance  et  con- 
tradiction. Non,  ce  n'est  point  ain-u,  même  en  musique,  «  ce  n'est  point 
ainsi  que  parle  la  nature.  »  Elle  répugne  à  ce  langage  ardu,  haché, 
tout  hérissé  d'intonations  pénibles,  à  ces  notes  qui,  loin  de  répondre 
aux  mots  et  de  les  confirmer  en  quelque  sorte,  ne  font  que  les  contra- 
rier, sinon  les  démentir. 

Difficile  est  l'audition  de  Saint-Christophe,  et  malheureusement 
la  lecture  en  est  presque  impossible.  La  contre- épreuve,  après 
l'épreuve,  nous  est  interdite.  Cela  n'est  pas  rare  aujourd'hui.  Mais 
cela  n'est  pas  bon.  Il  est  fâcheux  qu'une  œuvre  musicale  ne  supporte 
point  la  réduction,  comme  il  le  serait  qu'un  tableau  ne  souffrît  pas 
la  gravure.  Autrefois,  que  dis-je,  hier  encore,  les  œuvres,  les  chefs- 
d'œuvre  de  la  musique,  et  de  toute  musique,  quatuors,  symphonies, 
opéras,  étaient  plus  accommodants.  Ils  se  laissaient  approcher.  Sous 
une  forme  plus  familière  et  dans  un  plus  simple  appareil,  ils  gardaient 
assez  de  beauté  pour  nous  plaire,  pour  nous  ravir  encore.  Un  Saint' 


424  REVUE    DES    PET  X    MONDES. 

Christophe  est  malaisément  accessible  d'abord  à  qui  l'entend,  puis  à 
qui,  fatigué,  terriblement  fatigué  de  l'avoir  entendu,  souhaiterait  de 
le  lire  «  à  tête  reposée,  »  comme  on  dit,  ou  plutôt  comme  on  disait 
naguère.  En  vérité,  pour  le  lecteur  et  pour  l'auditeur,  il  est  bien 
question  maintenant  de  repos!  «  J'aime  les  soirs  sereins  et  beaux.  » 
N  attendons  plus  que  la  musique  nous  donne  des  soirs  de  ce  genre.  A 
l'Opéra,  longtemps  avant  Christophore,  en  écoutant  sa  légende,  nous 
avons  ployé,  mais  non  sous  le  poids  d'un  Dieu.  Notre  ingénieux  con- 
frère M.  Henri  Bidou  nous  assurait  dernièrement,  à  propos  de  Shaks- 
peare,  que  «  sans  trop  nous  en  rendre  compte,  nous  allons  vers  un 
art  libre,  léger,  vers  une  musique  qui  se  joue  sur  toutes  les  fibres  de 
l'univers.  »  Est-ce  ainsi  que  se  joue  la  musique  de  Saint-Christophe  ? 
Nous  ne  nous  en  rendons  pas  très  bien  compte,  mais  un  art  léger, 
libre,  n'est  assurément  pas  l'art  de  M.  Vincent  d'Indy. 

Un  art  humain,  un  art  vivant,  émouvant,  celui-là  moins  encore 
est  le  sien.  L'école  distinguait  les  opérations  intellectuelles  et  les 
opérations  sensitives.  Là  Légende  de  saint  Christophe  nous  paraît 
appartenir  presque  tout  entière  à  la  première  catégorie.  Peu  de  jours 
après  Saint- Christophe,  nous  écoutions,  une  fois  de  plus,  cette  Péné- 
lope à  laquelle  on  ne  saurait  trop  revenir,  pour  la  mettre,  la  main- 
tenir à  son  rang,  l'un  des  premiers  dans  la  musique  française  de  notre 
temps.  Nous  admirions  quelle  part  y  est  faite,  en  même  temps  qu'à 
l'esprit,  à  l'àme;  avec  quelle  délicatesse  toujours,  parfois  avec  quelle 
puissance  et  jusqu'à  quelle  profondeur,  une  phrase,  que  dis-je,  un 
accord,  une  note,  un  mot,  un  accent,  instrumental  ou  vocal,  de  cette 
musique-là  nous  touche  et  nous  pénètre.  Mais,  dans  l'ordre  du  senti- 
ment, il  n'est  pas  jusqu'à  M.  d'indy  qu'on  ne  puisse  opposer,  et  pré- 
férer à  lui-même,  tervaal  autrefois,  l'austère  et  souvent  aride, 
obscur  Fervaal,  ne  laissa  pas,  surtout  à  la  fin,  de  nous  émouvoir.  Elle 
était,  cette  fin,  simplement  admirable,  et  de  plus,  — l'interversion  des 
mots  est  significative,  —  elle  l'était  simplement.  Elle  l'était  par  je  ne 
sais  quel  don  et  quel  abandon  généreux,  par  l'effusion  d'une  sensibi- 
lité libre  alors  de  toute  contrainte  et  de  toute  rigueur,  par  l'éclat  d'une 
passion  à  la  fois  humaine  et  surnaturelle  qui,  venue  du  cœur,  allait  au 
cœur,  et  nous  emportait  très  haut,  sur  des  sommets  très  purs.  C'est  de 
ce  dernier  acte  que  M.  d'Indy  nous  écrivait  naguère  :  «  J'ai  essayé  là 
de  rester  aussi  latin ,  c'est-à-dire  aussi  purement  expressif  qu'il  était 
possible  à  mon  tempérament.  Je  n'y  ai  peut-être  pas  réussi,  mais  je 
vous  assure  que  j'ai  essayé  avec  bonne  foi.  »  Il  y  avait  réussi.  Lalin, 
au  sens  le  plus  large  du  mot,  et  non  seulement  latin,  mais  romain, 


REVUE    MUSICALE.  425 

catholique  romain,  M.  cTIndy  le  fut  avec  puissance,  avec  plénitude,  en 
ces  pages  magnifiques,  auxquelles  servait  de  base,  ou  de  fond,  le 
thème  du  Pange  tingua.  Les  pages  religieuses,  voire  liturgiques,  de 
S(ti»t-Chri*top/te,les  meilleures  pourtant,  sont  loin  de  celles-là.  C'est 
à  peine  si  la  passagère  intonation  d'un  0  crux  ace!  première  touche 
de  la  grâce  sur  l'âme  d'Autérus,  nous  a  nous-mème  touché.  Quelques 
passages  delà  scène  avec  l'ermite  ne  manquent  pas  non  plus  d'onction 
et  de  componction.  Mais  quel  émoi,  quel  éclat  pathétique  aurait  dû 
provoquer  le  «  portement  »  et  la  reconnaissance  de  l'Enfant-Jésus  ! 
Pendant  l'interminable  duo  de  la  prison,  nous  en  évoquions  un  autre, 
que  traverse,  ou  plutôt  couronne  un  cri  d'amour,  d'amour  divin.  Il  se 
trouve  dans  un  opéra,  médiocre  et  manqué  par  ailleurs,  le  Pobje<i<-\c 
de  Gounod....Mais  n'allons  pas  plus  avant:  certains  n'auraient  qu'à  sou- 
rire du  pieux  et  tendre  maitre  et  du  disciple  fidèle  qui  ne  craint  pas 
et  ne  craindra  jamais  de  le  nommer  de  ce  nom. 

Après  le  Ponge  lingua  de  Fervaal  et  d'après  le  style  dans  lequel 
M.  d'Indy  l'avait  «  traité,  »  nous  espérions  beaucoup  des  chœurs 
mystiques  de  Saint-Christophe.  Ils  nous  ont  déconcerté,  sinon  rebuté 
par  l'excès  de  la  recherche  et  de  la  division,  par  l'apparence  au 
moins  d'un  embarras  inextricable,  par  je  ne  sais  quelle  dissocia- 
tion, poussée  à  l'infini,  de  la  matière  ou  de  la  substance  sonore.  Les 
choristes,  qui  les  ont  chantés  faux,  imperturbablement,  ne  sont 
peut  être  pas  les  seuls  coupables.  A  l'impossible,  un  choriste  même, 
surtout  plusieurs  choristes,  ne  sauraient  être  tenus.  Auprès  de  telles 
combinaisons,  la  polyphonie  vocale  du  \vie  siècle,  que  M.  d'Indy 
connait  si  bien,  qu'il  admire  et  qu'il  aime,  n'est  que  jeux  de  petits 
enfants. 

Maitre,  et  maître  d'école  aussi,  d'une  école  non  moins  digne  que 
lui  de  considération,  les  élèves  de  M.  d'Indy,  sans  compter  ses  amis 
et  ses  admirateurs,  le  tiennent  pour  le  maitre  ou  le  chef  de  l'école 
française  elle-même.  En  quoi  l'on  peut  estimer  que  d'abord  ils  exa- 
gèrent et  qu'ensuite  ils  se  trompent.  Le  «  nationalisme  »  ne  nous 
apparut  jamais  comme  le  signe  éminent  d'un  art  qui  n'a  pas  nos 
qualités,  et  dont  les  défauts,  ou  les  excès,  ne  sont  pas  nôtres.  Nous 
en  voyons  moins  bien  chez  nous  les  origines,  que  nous  n'en  crai- 
gnons pour  nous  les  suites.  «  Encore  une  fois,  »  écrivait  Jules  Le- 
maître  il  y  a  déjà  longtemps,  «  encore  une  fois  les  Saxons  et  les 
Germains,  les  Gètes  et  les  Thraces  et  les  peuples  de  la  neigeuse 
Thulé  ont  fait  la  conquête  de  la  Gaule.  »  Faut-il  donc,  après  Saint- 
Christophe  comme  jadis  après  Fervaal,  exprimer  les  mêmes  regrets. 


426  REVUE  DE?  DEUX  MONDES. 

éprouver  les  mêmes  alarmes!  Notre  sol  enfin  reconquis,  n'allons- 
nous  pas  reconquérir  notre  génie,  et  notre  ait,  et  notre  âme!  Des 
œuvres  comme  la  Légende  de  snint  Chrisiojihe  ne  sont  pas  rie  oel  es 
qui  peuvent  nous  les  rendre.  Plutôt  que  de  nous  guider,  elles  nous 
détournent,  elles  nous  égarent.  Il  est  permis  au  moins  de  le  croire 
et  de  le  craindre.  Et  puis,  et  surtout  peut  être,  quand  l'âge  vient, 
quand  il  est  venu,  il  nous  semble  parfois  que  le  cours  ou  le  courant 
actuel  des  choses,  même  des  choses  musicales,  nous  dépasse  et 
nous  déborde.  Serait-il  donc  vrai  que  l'idéal  de  notre  pays  puisse  un 
jour  nous  devenir  étranger,  pour  ne  pas  dire  contraire  ! 

Ma  maison  me  regarde  et  ne  me  connaît  plus, 

ou  c'est  nous  qui  ne  la  connaissons  plus,  notre  maison  natale,  notre 
maison  française.  Et  cela  ne  va  pas  sans  une  grande  mélancolie. 

Que  les  décors  de  Saint  Christophe  représentent  une  maison, 
voire  un  palais,  ou  que  ce  soit  un  paysage,  ils  nous  semblèrent 
également  d'un  goût  et  d'un  stvle  qui  n'est  pas  le  nôtre.  S'il  est  en 
train  de  le  devenir,  fassent  les  dieux  qu'il  ne  le  demeure  point!  Au 
contraire,  c'est  à  la  française  que  chante  et  déclame  encore  M.  Del- 
mas  (l'Ermite).  M.  Franz  (Auférus-Christophe)  parut  aux  yeux  gigan- 
tesque à  souhait,  mais  un  peu  tout  d'une  pièce.  Belle  autant  que 
robuste  est  sa  voix,  et  sa  diction  nette.  Différente  est  la  diction  de 
Mlle  Germaine  Lubin  (Dame  de  Volupté,  puis  Xicea).  Dans  le  double 
rôle  du  «  Roi  de  l'Or  »  et  du  «  Grand  Juge,  »  l'interprète  (M.  Rouard) 
nous  parut  supérieur  au  personnage.  Chaleureux  compliments  à 
l'orchestre,  dirigé  par  M.  Ruhlmann.  Et  que  de  peine  doit  donner 
une  aussi  difficile  direction! 

La  journée  du  23  juin  fut  bonne  pour  les  musiciens.  On  entendit 
Cosi  fan  tut  le  à  l'Opéra  Comique;  puis,  à  la  Sainte-Chapelle,  la  Messe 
«  du  Pape  Marcel.  »  Un  auditeur  des  deux  chefs-d'œuvre  s'en  félici- 
tait. «  Oui,  mais  alors,  »  observa  l'un  de  nos  compositeurs,  et  des 
moindres,  «  il  ne  restera  plus  de  place  pour  nous!  »  Il  avait  tort  : 
entre  Pal^strina  et  Mozart,  il  reste  mcore  de  la  place,  ou  des  places. 
A  moins  qu'il  n'eût  raison  :  elles  sont  occupées. 

La  messe  «  du  Pape  Marcel  !  »  Il  est  peu  de  personnes  qui  ne  la 
connaissent  au  moins  de  nom.  Il  y  en  a  beaucoup  peut-être  qui  ne  la 
connaissent  pas  autrement.  Les  unes  et  les  autres  viennent  d'avoir 
une  magnifique  occasion  de  l'entendre.  Le  chef-d'œuvre  de  Palestrina 
fut  interprété  à  La  Sainte- Chapelle  par  un  chœur  d'hommes  et  par  un 
chœur  d'enfants,  élèves  —  ceux-ci  —  de  la  Cantorxa.  Tel  est  le  nom 


REVUE    MLSICAJLE.  .2. 

d'une  œuvre  bienfaisante  entre  toutes.  M.  Jules  Meunier,  maître  de 
chapelle  de  la  basilique  Sainte-Clotilde,  l'a  fondée  et  la  dirige.  De 
nobles  et  généreux  patronages  la  soutiennent.  Œuvre  de  charité,  de 
piété,  de  patriotisme  et  d'art;  maison  familiale  et  scolaiie,  où,  de 
jeunes  orphelins  de  la  guerre  sont  formés  au  goût  et  à  la  pratique 
de  la  musique  religieuse.  Ils  ont  bien  chanté,  ces  petits,  et  ne  se  a 
pas  monlrés  indignes  de  leurs  lointains  devanciers.  Vous  n'êtes  pas 
sans  ignorer  que,  dès  le  xive siècle,  le  service  musical  de  la  «  Chapelle 
du  Palais  »  se  partageait,  sous  la  direction  d'un  chantre,  entre  les 
chapelains  et  les  enfants.  Les  enfants  avaient,  dans  le  voisinage. 
leur  maison,  ou  leur  <•  oslel,  »  auquel  étaient  attachés  serviteui_s 
et  servantes  :  «  un  vailet  bon  et  honneste  et  une  chambérièie 
assez  ancienne,  pour  les  servir  et  t<  nir  nettement,  comme  br-soing 
est  à  enfants.  »  Par  de  vieux  documents  tout  le  détail  de  leurs 
études  et  de  leur  vie  journalière,  de  leurs  jeux,  de  leurs  pro- 
menades, nous  est  fourni.  L'autre  jour,  les  petits  chantiillons, 
entrant  dans  la  chapelle,  ne  semblèrent  qu'y  reprendre  leur  place. 
Quelle  place!  En  quel  lieu!  Sous  les  voûtes  légères  on  se  rappe- 
lait le  mot  de  Beethoven  :  «  Mon  royaume  est  dans  l'air.  >•  A 
travers  les  croisé'  s  de  pierreries,  le  couchant  l'illuminait  de  tous 
ses  feux,  le  royaume  aérien.  Hôtesse  quatre  fuis  centenaire  de  la 
Sixtine,  la  messe  «  du  Pape  Marcel  »  trouvait  chez  nous  un  asile 
non  moins  illustre,  non  muins  sacré,  mémorial  de  notre  pas>e 
et  merveille  de  noire  génie.  Nous  en  évoquions  l'histoire,  et 
celle  aussi  d'autres  sanctuaires  voisins,  également  chers  à  dos 
cœurs  :  Notre-Dame,  dont  le  cloître  encore  inachevé  abrita  naguère 
les  premiers  essais  de  la  musique  mesurée;  Saint-Geivais,  i'église 
palestinienne  entre  toutes,  avant  toutes  les  nôtres;  Saint  Gênais, 
asile  de  beauté  non  moins  que  de  prière  et  par  là  voué  deux  fois,  sa 
blessure  l'atteste  encore,  à  la  rage  de  nos  ennemis.  Ainsi  tous  les 
souvenirs,  toutes  les  gloires  françaises  s'unissaient  pour  accueillir 
parmi  nous  le  chef-d'œuvre  d'Italie  et  pour  lui  faire  honneur. 

Cosi  fan  tuite,  représenté  à  Vienne  le  26  janvier  1790,  est  l'un  des 
trois  derniers  opéras  de  Mozart.  «  Opéra  bu/fa,  »  que  devait  suivre,  à 
Prague,  le  6  septembre  1791,  la  Clcmenza  di  Tito,  opéra  séria; 
enfin,  à  Vienne  encore,  le  30  septembre  de  la  même  année,  moins 
de  trois  mois  avant  la  mort  du  maître,  la  Flûte  Enchantée  (Die  Zau- 
berflôle,  deiA&che  oper,  opéra  allemand).  Il  y  a  quelque  soixante 
ans,  en  des  pages  admirables  d'intelligence  et  de  sensibilité.  Taine 
écrivait  de  Cosi  fan  lutte  :  «  Est-ce    qu'on   peut  songer  ici   à  autre 


428  REVUE  UES  DEUX  MONDES. 

chose  qu'à  être  heureux  et  amoureux!  »  Et  il  ajoutait  :  «  Mozart  n'a 
pas  songea  autre  chose.  »  Assurément,  le  musicien,  le  divin  musi- 
cien quêtait  Mozart.  Mais  l'homme,  l'homme  infortuné  qu'il  était 
aussi,  comment  aurait-il  pu,  malgré  son  amour  pour  sa  chère 
Constance,  ne  pas  songer  à  sa  misère! 

Trois  mois  après  Cosi  fan  tutte,  il  écrit  à  un  ami  :  «  Je  vous  prie 
seulement  de  considérer  ma  situation  sous  toutes  ses  faces,  d'avoir 
compassion  de  ma  sincère  amitié  et  de  ma  confiance  en  vous,  et  de 
me  pardonner;  mais  si  vous  voulez  bien  et  si  vous  pouvez  m'arra- 
cher  à  un  embarras  actuel,  faites-le.  pour  l'amour  de  Dieu.  » 

Mozart. 

Au  même,  le  mois  suivant  : 

«  Vous  connaissez  ma  situation  ;  bref,  je  suis  contraint,  ne  trou- 
vant pas  un  seul  ami  véritable,  d'emprunter  de  l'argent  aux  usuriers. 
Si  vous  saviez  quel  tourment  et  quelle  préoccupation  tout  cela  me 
cause...  Gela  m'a  empêché  tous  ces  temps-ci  de  terminer  mes  qua- 
tuors... 

Mozart. 

«  P.  S.  —  J'ai  maintenant  deux  élèves  ;  je  voudrais  bien  aug- 
menter ce  nombre  jusqu'à  huit.  Tâchez  de  répandre  partout  que 
j'accepte  de  donner  des  leçons  (1).  » 

Ainsi,  toujours  ainsi,  l'œuvre  de  Mozart  est  le  contraire  de  sa  vie. 
Celle-ci  ne  fut  que  souffrance  et  l'autre  ne  respire  que  le  bonheur. 
Mozart  ne  fait  pas  de  son  art  le  confident  et  le  témoin  de  sa  peine.  Il 
le  garde  souriant  et  serein,  au-dessus  de  l'épreuve,  à  l'abri  des 
larmes.  Et  parce  que  jamais  il  ne  se  raconte,  ne  se  plaint,  ne  se 
pleure,  Mozart  est  peut-être  le  plus  classique  des  musiciens. 

Il  en  est  peut-être  aussi  le  plus  universel.  Entendez  par  là  que 
dans  un  opéra  de  Mozart,  musique  de  chant  et  d'orchestre,  de 
chambre  et  de  symphonie,  de  théâtre  et  de  concert,  toute  musique 
enfin,  toute  la  musique  est  rassemblée.  Et  la  beauté  de  cette  musique 
n'est  pas  seulement  partout,  elle  est  toujours.  Du  commencement  à  la 
fin.  Cosi  fan  tutte  est  un  miracle  continu  et  continuellement  renou- 
velé. Miracle  d'esprit,  c'est-à-dire  de  verve,  de  malice,  d'ironie 
aimable  et  légère  ;  miracle  de  l'esprit,  autrement  dit  de  l'intelligence. 
Par  celle-ci  même,  par  les  éléments  ou  les  vertus  purement  spirituelles, 

(1)  Lettres  de  Mozart,  traduction  de  Curzon. 


REVUE    MUSICALE.  120 

par  la  logique  et  la  raison,  la  mesure  et  l'équilibre,  par  tout  enfin  ce 
qui  constitue  l'ordre  ou  la      catégorie      de  la  pensée  pure,  il  o    - 
pas  un  chef-d'œuvre  de   polyphonie,  de   la    plu?   vaste  et  de  la  plus 
riche,  qui  l'emporte  sur  une  phrase,  une  ligne,  rien  que  mélodique 
et  toute  seule,  de  Mozart. 

P'»ur  le  sentiment  !  Comme  Chérubin,  «  pour  le  sentiment,  c'est 
un  jeune  homme  qui....  »  ce  Mozart  éternellement  jeune.  Et  le  senti- 
ment que  respire  la  musique  de  Cosi  fan  tutte,  qui  l'égayé  et  l'atten- 
drit à  la  fois,  c'est  i  l'amour  absolu  de  la  beauté  accomplie  et  heu- 
reuse (1  .  »  Il  n'est  rien  que  cet  amour  n'élève,  ne  purifie  et  ne 
transfigure.  Qu'importe  au  Mozart  de  Cosi  fan  tutt?,  et.  grâce  à 
lui,  que  nous  importe  à  nous  le  sujet,  ou  la  situation,  les  person- 
nages et  les  paroles!  «  Adieu,  reste-moi  fi  ; è '  s-moi  tous  les 
jours,  adieu,  adieu.  »  Voilà  ce  que  disent  et  redisent  à  deux  amants 
leurs  deux  maîtresses,  tandis  que  tout  bas  un  mauvais  plaisant  en 
rit.  Et  voilà  l'occasion,  le  prétexte  du  fameux,  du  divin  quintette  du 
premier  acte.  On  citerait, au  hasard,  vingl  exemple-  de  ce  mystérieux 
pouvoir,  de  cette  magie  des  sons.  Autant  que  les  voix,  les  instru- 
ments, que  dis-je,  un  seul,  une  note  unique,  longuement  tenue,  de 
flûte  ou  de  hautbois,  l'exerce  et  nous  y  soumet,  répandant  sur  nous, 
en  nous,  quelle  secrète,  enivrante  douceur!  Taine  encore,  toujours  : 
«  Ceux-ci.  »  (les  amoureux  ,  «  se  déguisent  en  Turcs  pour  éprouver 
leurs  maîtresses,  ils  feignent  de  s'empoisonner,  la  suivante  se  fait 
tour  à  tour  médecin,  notaire,  et  leurs  maîtresses  croient  tout  cela. 
Moi  aussi,  je  veux  croire  ces  folies,  un  Instant,  si  peu  d'instants  qu'il 
vous  plaira,  et  c'est  justement  pour  cela  que  mon  émotion  est  char- 
mante. » 

Que  pourrions-nous  ajouter  ?  Ceci  peut-être  :  «  Le  grand  secret... 
n'est  que  d'être  naturel  en  devenant  parfait.  Tout  art  est  là,  tant  que 
les  hommes  seront  hommes.  »  Et  cela  ne  serait  pas  une  mauvaise 
définition  du  génie  de  Mozart.  Autre  chose  encore,  à  propos  d'un 
opéra  de  Cimarosa.  mais  qui  peut  se  rapporter  à  Cosi  fan  tutte  : 
«  J'ai  fait  des  réflexions  sur  la  possibilité  de  marier  si  heureusement 
des  sottises,  des  absurdités  même,  aux  beautés  les  plus  sublimes 
de  l'art  musical.  C'est  l'humour  seul  qui  amène  un  pareil  résultat, 
car  l'humour,  même  sans  être  poétique,  est  une  sorte  de  poésie  et 
nous  élève  par  sa  nature  au-dessus  du  sujet.  L'Allemand  e-t  rarement 
sensible  à  ce  charme,  parce  que  ses  goûts  de  Philistin  ne  lui  pér- 
il) Taine. 


430 


REVUE    DES    DEUX    .MOiNUES. 


mettent  d'estimer  que  les  sotlises  qui  se  cachent  sous  un  air  de  sen- 
sibilité ou  de  bon  sens.  » 

C'est  Goethe  qui  parle  ainsi.  Plus  haut,  c'élait  M.  Charles Maurras. 
Après  l'opinion  de  Taine,  en  voi  à  d'autres,  qui  ne  «>iii  pas  <<  d» 
Monsieur  tel  ou  tel.  »  Assurément  l'ombre  de  M>>zarl,  tt  M.  Vincent 
d'Indy  peut-Aire  nous  pardonnera  de  les  avoir  eité<-s. 

«  Il  suffît,  »  disait  Gounod,  «  ri  suflitd'u»  interprète  pour  calomnie! 
un  chef-d'œnvte.  »  Pas  un  calomniateur  ne  sYsi  rencontré  celle  fois 
parmi  les  interprètes  du  cln •l'-d'œuwe  de  Mozart.  Tous  l'ont  compris, 
l'ont  senti,  l'ont  rendu  :  l'un  d'eux  nn'Mne,  ou  pi  tôt  lune  d'elles,  en 
perfection.  L'oracle  conseillait  à  Socrate  de  ne  faire  que  de  la 
musique.  C'est  cela  qu'il  faut  faire  quand  on  chante  Mozart.  Dans  '« 
rôle,  difficile  entre  tous,  de  Fiordiligi,  ainsi  fit  une  fois  encore  celle 
cantatrice  insigne  dont  la  voix  et  le  style  ont  la  même  pm>té, 
Mme  Piitter-Ciampi.  Ses  partenaires,  au  nombre  de  cinq,  ont  mené  fort 
agréablement  le  jeu  délicieux  qu'est  la  partition  de  Mozart.  Depuis 
qu'elle  a  chanté  pour  la  première  fois  le  rôle  de  Suzanne,  ou  plulôt 
en  le  chantant,  Mme  Vallandri  (Dorabelle)  a  fait  de  sensibles  progiès. 
Elle  se  familiarise  avec  le  style  de  Mozart.  Il  ne  lui  manque  plus  qus 
d'assouplir  et  de  polir  en  quelque  sorte  une  voix  toujours  un  peu 
dure.  M.  Vieuille  a  su  fort  habilement  affiner,  alléger  la  sienne,  et 
son  jeu  même,  autant  que  sa  voix.  M110  Edmée  Favart  (la  soubrette) 
a  beaucoup  de  verve,  d'esprit,  mais  peut-être  un  peu  moins  de 
distinction  qu'il  ne  faudrait.  Quant  aux  deux  jeunes  amoureux, 
M.  Audoin  (baryton)  est  loin  de  mal  chanter  et  M.  Gazette,  un  ténor  à 
la  voix  charmante,  en  est  plus  loin  encore.  Bravo,  l'orchestre  vivant, 
brillant,  discret  et  délié,  une  ou  deux  fois  seulement  un  peu  trop 
vite,  de  M.  André  Messager.  11  n'est  pas  jusqu'au  décor j  aux  cos- 
tumes, qui  ne  soient  dans  l'esprit  et  le  sentiment  de  la  musique.  En 
résumé,  Cosi  fan  tulle  a  fait  de  nous,  de  nous  tous,  pendant  quelques 
heures,  les  habitants  du  «  royaume  où  demeurent  les  enchantements 
célestes  des  sons.  »  Décidément  c'est  quelque  chose  que  la  pure,  la 
parfaite  beauté.  Le  public  s'y  montra  sensible,  heureux  de  pouvoir 
manifester  sa  joie,  son  enthousiasme,  en  toute  assurance,  avec  la 
garantie  et  comme  à  couvert  du  nom  de  Mozart. 

Camille  Bellaigue. 


AU   CONSERVATOIRE 

CONCOURS  DE  TRAGÉDIE  ET  COMÉDIE 


Nous  avons  eu  la  grande  joie,  cette  année,  de  retrouver  les  con- 
cours de  tragédie  et  comédie  dans  l'ancienne  salle  du  Conserva- 
toire. Les  motifs  qui,  depuis  plusieurs  années,  avaient  fait  aban- 
donner ce  cadre  traditionnel,  étaient  déplorables.  On  prétextait  qu'il 
fallait  écarter  de  ces  concours  tout  cabotinage  et  leur  rendre  leur 
caractère  d'exercices  scolaires  et  d'examens.  Je  crains  qu'on  ne 
voulût  plutôt  leur  enlever  un  peu  de  leur  éclat,  au  risque  de  porter 
une  atteinte  indirecte  à  l'enseignement  du  Conservatoire.  C'était 
le  temps  où  sévissait  partout  cette  manie  de  nivellement  par  en  bas 
que  viennent  de  dénoncer  en  termes  si  heureux  M.  Léon  Bérard  et 
M.  Herriot,  aux  applaudissements  de  presque  toute  la  Chambre. 
Comme  on  avait  supprimé  le  Concours  général,  coupable  d'être  une 
fête  de  l'élite,  on  s'était  apphqué  à  répandre  une  teinte  grisâtre 
sur  le  concours  de  déclamation.  Et  on  y  avait  parfaitement  réussi. 
Il  avait  suffi  pour  pour  cela  de  le  transporter  rue  de  Madrid,  où  un 
obscur  rez-de-chaussée  avait  fait  office  d'éteignoir.  Les  réclama- 
tions vinrent  de  toutes  parts:  elles  ont  enfin  été  entendues. 

Posséder  cette  merveilleuse  salle  dont  tout  le  Paris  artiste 
connaît  et  goûte  l'extraordinaire  quabté  d'acoustique,  et  ne  pas  s'en 
servir,  c'était  pure  absurdité.  Et  puis  elle  est  pleine  d'histoire.  C'est 
sur  cette  scène  aux  proportions  harmonieuses,  c'est  dans  ce  décor 
pompéien,  c'est  devant  cette  terrible  loge  du  jury  que  toutes  nos 
futures  célébrités  théâtrales  ont  connu  les  premiers  feux  de  la  rampe 
etde  la  gloire.  Pour  peu  qu'on  y  ait,  comme  quelques-uns  d'entre  nous, 
un  demi-siècle  de  souvenirs,  on  y  voit  flotter  tout  un  peuple  d'ornbres 
nobles  ou  gracieuses  et  parfois  on  reconnaît  dans  l'intonation   des 


432  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

débutants  actuels  le  timbre  de  voix  disparues,  mais  non  pas  oubliées. 
La  salle  n'a  pas  tout  à  l'ait  sa  physionomie  d'autrefois,  parce  qu'on  n'y 
laisse  pénétrer  que  peu  de  monde,  tout  juste  de  quoi  remplir  quelques 
rangs  de  l'orchestre.  Le  balcon,  où  jadis  les  yeux  allaient  chercher 
les  belles  comédiennes  et  les  artistes  en  renom,  venus  applaudir 
leurs  cadets,  est  vide,  et  vides  les  loges  où  s'entassaient  des  ama- 
teurs passionnes.  On  ne  respire  plus  cette  atmosphère  surchauffée 
et  chargée  d'électricité,  où  l'orage  éclatait  de  lui-même.  L'auditoire 
de  maintenant,  restreint  et  discipliné,  est  sage  comme  une  image. 
La  consigne  est  de  ne  pas  manifester.  Chaque  fois  que  de  timides 
bravos  accueillent  un  concurrent  sympathique,  M.  Marcel  Prévost, 
qui  préside  avec  autorité,  agite  une  sonnette  menaçante  et  (ait 
planer  sur  nos  têtes  des  pénalités  rigoureuses...  Mais  déjà,  peu  à 
peu,  loges  et  balcons  ont  commencé  de  se  garnir  :  il  y  a  de  l'avenir. 

Jamais  les  concurrents  n'avaient  été  aussi  nombreux.  La  raison 
en  est  qu'on  a  admis  à  concourir  tous  les  élèves  dont  les  études 
avaient  été  interrompues  par  la  guerre.  On  lisait  au  programme,  sous 
leur  nom,  cette  mention  :  «  Militaire  de  1914  à  1919.  »  Rien  n'est 
plus  juste  que  la  faveur  dont  on  a  fait  bénéficier  ces  braves  garçons 

Pour  la  tragédie,  on  comptait  vingt-deux  concurrents,  hommes  et 
femmes.  Les  morceaux  de  concours,  très  bien  choisis,  ont  été  tous 
empruntés  à  notre  théâtre  du  xvne  siècle  ou  au  théâtre  antique.  Les 
années  précédentes,  si  j'ai  bonne  mémoire,  le  drame  romantique 
était  mis  sur  la  même  ligne  que  la  tragédie,  et  c'était  une  grave 
erreur.  Cette  année,  on  les  a  très  justement  séparés.  A  noier  la  pro- 
portion des  scènes  empruntées  à  Racine  :  dix-sept,  contre  trois 
seulement  de  Corneille,  et  deux  de  Leconte  de  Lisle. 

Jules  Lemaître  a  naguère,  dans  des  feuilletons  inoubliables, 
décrit  l'ahurissement  qu'éprouverait  un  témoin  non  averti,  à  se 
trouver  soudain  devant  <  es  jeunes  gens,  velus  comme  vous  et  moi, 
et  qui,  dans  une  frénésie  de  gestes,  avec  de  grands  éclats  de 
voix,  se  menacent,  se  plaignent  ou  s'accusent  de  crimes  mon- 
strueux. Cette  gesticula' ion  éperdue  et  ces  hurlements  sont  restés  la 
caractéristique  de  ces  tragédiens  en  herbe.  Ils  arrivant,  sombres, 
repliés  sur  eux-mêmes,  lugubres  :  des  cris  qui  leur  échappent  nous 
avertissent  qu'ils  sont  sous  pression  :  bientôt  ils  se  démènent  et  ce 
sont  des  invectives  <»u  nous  ne  discernons  rien  qu'une  tempête 
de  bruit;  puis,  ils  donnant  un  grand  coup  dans  la  porte  du  fond,  et 
disparaissent. 

Aussi  le  classement  n'est-il  pas  fort  difficile  à  faire.  Dès  qu'on 


AU    CONSERVATOIRE.  433 

en  trouve  un  disant  juste  et  dans  un  calme  relatif,  tout  de  suite  on 
est  bien  disposé.  Ce  fut  le  cas  pour  M.  de  Rigoult,  qui  a  joué  avec 
mesure  et  sans  recherche  exagérée  de  l'effet,  le  rôle  d'Oreste  au  cin- 
quième acte  A'Anirom'ique.  La  voix  est  belle,  bien  timbrée,  pro- 
fonde et  souple,  la  diction  nette.  Nous  aurons  en  M.  de  Kigoult  un 
artiste  sûr  et  qui  pourra  rendre  de  grands  services.  Mlle  Courtal,  qui 
avait  joué  avec  beaucoup  d'émotion  et  de  goût  une  scène  d'Andro- 
maque  :  «  Songe,  songe  Céphise...  »  nous  a  lait  peut-être  plus  de 
plaisir  encore  en  donnant  la  rép'ique  à  un  de  ses  camarades  dans  le 
Cid.  Elle  a  mis  dans  le  «  Va,  je  ne  te  hais  point,  »  bien  de  la  ten- 
dresse douloureuse.  Les  seconds  prix  décernés  à  ces  deux  concur- 
rents ont  été  des  plus  mérilés. 

Le  programme  annonçait,  en  dernier  lieu,  que  M.  Siber,  âgé  de 
vingt  et  un  ans  et  un  mois,  et  ayant  déjà  concouru  en  1919,  nous 
dirait  une  scène  du  Saint-Gen  st  de  Rotiou.  Et  le  choix  de  ce  noble 
rôle,  qu'on  entend  trop  rarement,  n'était  pas  sans  nous  agréer  beau- 
coup. Cependant  M.  Siber  se  faisait  attendre.  La  scène  restait  vile. 
Que  se  passait-il?  Enfin  M.  Siber  paru»...  et  joua  une  scène  des  Enjn- 
nies.  Il  y  fut  tout  à  fait  remarquable.  Il  a  'le  l'ardeur,  de  là  fougue, 
une  mimique  expressive.  Il  est  regrettable  qu'il  ne  dise  pas  aussi 
bien  qu'il  joue,  et  ne  lasse  pas  assez  sentir  la  beauté  du  vers.  Mais 
il  est  sûrement  très  bien  doué  ;  de  tous  ceux  que  nous  avons  enten- 
dus au  concours  de  tragédie,  c'est  lui  qui  nous  a  paru  avoir  la  nature 
la  plus  originale. 

Le  concours  de  comédie  et  drame  a  mis  en  ligne  trente-neul 
conçu,  rents:  c'est  un  cbillre.  Neuf  seulement  de  ces  messieurs  ont 
eboisi  des  scènes  «le  Molière,  et  trois  ont  choisi  la  même  scène  de 
l'École  de*  Femmes.  Trois  fois,  nous  avons  vu  Arnolpbe  se  jeter  aux 
pieds  d'Agnès,  prêt,  pour  lui  plaire,  à  s'arracher  tout  un  eôté  de  che- 
veux. Trois  fois,  Agi. es  est  restée  insensible,  et  nous  avons  fait  de 
même.  Les  raisons  qui  président  au  eboix  d'un  mor  eau  de  con- 
cours sont  d'ailleurs  souvent  mystérieuses.  Par  exemple,  no  is  nous 
seiions  très  bien  passés  d'entendre  deux  fois  Cbatterton,  as>is 
devant  sa  table  et  la  tête  parfaitement  vide,  invectiver  la  société 
parce  qu'elle  ne  fait  pas  de  rentes  aux  littérateurs  débutants. 

Puisqu'il  s'agit  d'un  concours  de  comédie,  allons  tout  de  suite 
aux  comiques.  Ils  ne  so  il  pas  nombreux.  Aussi  a -t-on  fait  lête  à 
M.  M  ueliand  qui,  dans  le  rôle  de  l'/ut'mé,  a  déployé  un  mouvement, 
une  verve,  une  variété  de  iessour  es  et  d'intonations  qui  <  ni  mis 
ki  salle  en  joie   Après  lui.  M.  Marco  a  été  un  Sganarelle  encore  très 

IDMI      LVIII.     —     l'.ll'O.  L!" 


434  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réjouissant  :  nous  songions  en  l'écoutant  à  la  bonhomie  malicieuse 
dun  Daubray.  Mais  serait-il  pins  dillicile  de  «  l'aire  rire  les  lion- 
nêies  gens  »)  que  dn  les  émouvoir?  M.  I«andier  a  été  un  Lorenzaccio, 
inégal,  tourmenté,  mais  intéressant.  M  Arnoux  a  interpiété  avec 
élégance  et  légèreté  le  rôle  de  Valmoreau  des  Idée*  de  Madame 
Aubraij:  il  a  b.eu  fait  sentir  l'inconscience  el  le  foncier égoïstne  du 
personnage.  EL  nous  avons  retrouvé  dans  le  rôle  de  Guillaume  Le 
Br<uil,  du  Dédale,  M.  de  Rigoult  avec  sa  belle  voix,  la  largeur  et 
l'aisance  de  son  jeu. 

Cependant  l'ordre  des  épreuves  ramenait  le  nom  de  M.  Siber, 
appelé  à  concourir  dans  Torquemada.  Mais  les  choses  ne  devaient  pas 
se  passer  si  simplement.  A  peine  entré  en  scène,  M.  Siber  se  tour- 
nait vers  le  jury  et  sollicitait  l'autorisation  de  concourir  dans  un 
autre  rôle.  «  Monsieur  Siber,  déclara  d'une  voix  ferme  M.  Marce^ 
Prévost,  vous  passerez  à  la  fin  de  la  liste.  Dans  l'intervalle,  le  jury 
délibérera  sur  votre  cas.  »  C'est  ainsi  qu'à  la  fin  de  la  journée, 
M.  Siber  reparut,  le  trente-neuvième  et  dernier,  et  joua  Ihnj  Blas.  Il 
y  fut  de  tout  premier  ordre, et  très  supérieur  à  ce  qu'il  s'était  montré 
la  veille  dans  la  tragédie.  En  lui  décernant  le  premier  prix  à  l'unani- 
mité, le  jury,  qui  ne  lui  gardait  pas  rancune,  a  rendu  justice  aux 
incontestables  qualités  u'un  jeu  très  personnel.  C'est  M. Siber  qui  est 
le  grand  vainqueur  de  la  journée  II  peut  espérer  de  beaux  succès 
dans  le  drame  romantique,  à  condition  qu'il  se  méfie  de  lui  même, 
qu'il  ne  prenne  pas  de  simples  fantaisies  pour  les  inspirations  du 
génie  et  considère  qu'il  lui  reste  beaucoup  à  travailler. 

Au  concours  des  femmes,  vingt  concurrentes  :  c'est  la  discrétion 
môme.  Trois  scènes  seulement  sont  tirées  de  Molière.  En  revanche, 
nous  aurons  trois  fois  à  entendre  la  même  scène  tirée  des  Tenailles  : 
à  la  fin,  nous  aurions  donné  la  réplique  à  Irène  Fergan,  et  nul  de 
nous  ne  pouvait  plus  ignorer  qu'  «  au  fond  du  malheur  il  n'y  a  plus 
que  de*  époux.  »  Le  rôle  délicieux  de  Cécile  d'/Z  ne  faut  jurer  de  rien, 
a  été  interprété  à  ravir  par  Mlle  Renaud,  qui  en  a  rendu  toutes  les 
nuance*  et  détaillé  toutes  les  finesses.  Elle  a  de  l'émotion,  du  naturel, 
de  la  fraîcheur.  Nous  l'avions  déjà  remarquée  en  Agnès. Cette  jeune 
fille,  menue  et  gracieuse,  sera  une  charmante  ingénue.  Le  jury,  dans 
sa  sagesse,  ne  lui  a  accordé  qu'un  second  prix,  estimant  sans  doute 
qu'une  année  d'études  achèvera  de  faire  d'elle  une  excellente  comé- 
dienne. M11*  Coulan  Lambert  a  joué  avec  beaucoup  de  distinction  1* 
rôle  si  difficile  de  l'énigmatique  Camille  dans  On  ne  badine  pas  avec 
l'amour.  El  nous  aurions  souhaité  mieux  qu'un  second  accessit  pour 


AU    CONSERVATOIRE.  435 

M,le  Marie  Rell  qui  a  révélé  une  sensibilité  très  personnelle  dans  une 
scène  du  Mariaye  de  Victorine.  Cette  jeune  fille  est  1  une  des  mieux 
duuées,  et  nous  ser.ons  surpris  qu'il  n'y  eût  pas  en  elle  l'élutre  d'unt 
comédienne. 

Ce  con  ours,  quïs'est  déroulé  trois  jours  durant,  matin  et  soir,  a 
des  chances  d'avoir  été  le  plus  lonji  dont  on  se  souvienne  au  Comer- 
vutoiie  A  le  juger  dans  son  ensemble,  on  ne  saurait  dissimuler  qu'il 
a  été  très  médiocre.  Nul  doute  que  les  ennemis  do  la  maison  ne  pren- 
nent texie  de  cette  médiocrité  pour  revenir  à  leur  antienne  habi- 
tuelle. »  l'n  enseignement,  diront-ils,  qui  produit  de  tels  résultats,  est 
par  cela  même  condamné.  Donnons  un  coup  de  pioche  dans  ces  vieux 
murs,  et  laissons  les  artistes  se  former  eux-mêmes  :  tout  enseigne- 
ment d'école  ne  seit  qu'à  tu  r  l'originalité.  » 

Le  raisonnement  n'a  rien  de  nouveau  et  d'ailleurs  il  n'est  pas  par- 
ticulier au  Conservatoire.  Les  mêmes  théoriciens  sont  d'avi>  que 
l'enseigin  ment  de  l'école  des  Beaux  Arts  est  funeste,  et  qu'on  peint 
beaucoup  mieux  quand  on  n'a  jamais  appris  à  dessiner.  On  sait  de 
reste  ce  que  nous  en  pensons.  Faisons  seul  ment  remarquer  que  la 
question  est  mal  posée.  Il  ne  s'agit  pas  qu'il  sorte  du  Conservatoire 
tout  un  vol  d'artistes  prêts  à  s'abattre  sur  nos  meilleures  scraes  :  le 
rôle  du  Conservatoire  est  seulement  d'enseigner  les  éléments  de  leur 
métier  à  ceux  qui  peut-être,  la  nature  et  la  volonté  aidant,  devien- 
dront un  jour  des  artistes. 

Or,  ce  qui  manque  justement  à  ces  jeunes  gens,  c'est  de  «avoir  ce 
que  le  Conservatoire  est  chargé  de  leur  apprendre.  Beaucoup  d'entre 
eux  ont  déjà  la  pratique  de  la  scène,  ayant  j  >ué  un  peu  partout,  sur 
des  théâtres  d'à  côté  ou  même  à  l'Odéon.  Ils  ont  de  l'habileté,  hélas  ! 
Mais  ils  ne  savent  pas  dire.  Et  par  exemple  il  n'en  est  pas  un  seul  qui 
sache  vraiment  faire  chanter  un  vers.  Pas  une  fois  nous  n'avons 
senti  passer  en  nous  ce  frisson  délicieux  qu'y  met  la  caresse  d'un 
beau  vers.  Nous  avons  Racine  et  Victor  Hugo,  Corneille  et 
Musset,  et  nous  laissons  se  perdre  au  théâtre  la  musique  du 
vers  français!  Mais  c'est  bien  de  vers  et  de  musique  qu'il  s'agit!  Ces 
jeunes  gens  ne  prononcent  même  pas  correctement.  Ils  disent  : 
Ces  eraporCmenls...  Si  j'aie  quelque  pouvoir...  J'ai  longtemp 
espéré,  etc..  Faute  d'articuler,  ils  ne  se  font  pas  entendre.  Plusieurs 
ont  l'accent  faubourien,  et  prononcent  poëson  et  moë-même.  Les 
gestes  sont  à  l'avenant.  Et  bien  sûr  on  ne  leur  demande  pas  d'avoir 
été  élevés  sur  les  genoux  des  duchesses.  Mais  c'est  affaire  au  Conser- 
vatoire de  corriger  ces  défauts 


436  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ces  écoliers  manquent  d'école,  voilà  la  vérité.  J'entends  dire 
qu'ils  ne  viennent  plus  aux  classes.  D'abord  ils  n'ont  pas  le  temps. 
Engagés  dans  les  mille  et  une  «  boîtes»  qui  pullulent  un  peu  partout, 
occupés  à  tourner  des  films,  et  d'ailleurs  instruits  par  l'expérience 
que  le  théâtre  muet  a  plus  de  public  et  rapporte  plus  que  le  théâtre 
parlé,  <>ù  trouveraient-ils  le  temps  d'apprendre  seulement  à  poser 
leur  voix?  En  outre,  de  violentes  campagnes  de  presse  ont  entamé  la 
confiance  qu'ils  devraient  avoir  en  leurs  maîtres  Ils  ne  viennent  plus 
aux  classes,  et  ils  sont  libres  de  n'y  pas  venir,  nulle  sanction  ne  les 
rappelant  au  règlement.  Les  maîtres,  de  leur  côté,  se  sentent  envahis 
par  le  découragement.  Ils  n'apportent  plus  la  même  ardeur  à  un 
enseignement  qui  n'a  plus  la  même  autorité.  Mieux  encore  :  ils  cessent 
d'enseigner.  Ainsi  vont  ces  classes  où.  il  n'y  a  plus  ni  maîtres,  ni 
élèves. 

Cet  état  de  choses  doit  cesser.  Nous  aussi,  nous  appelons  de  tous 
nos  vœux  une  rénu  me  :  celle  qui  consisterait  a  faii«-  de  l'enseigne- 
ment du  Conservatoire  une  réalité.  Moins  d'élèves,  moins  de  profes- 
seurs; mais  des  élèves  qui  étudient  auprès  de  professeurs  qui  ensei- 
gnent. L'enseignement  du  Conservatoire  devrait  s'adresser  à  une 
élite,  ayant  pour  objet  essentiel  de  préparer  des  interprètes  au 
grand  répertoire.  Il  devrait  réagir  contre  les  méthodes  d'à  peu  près 
dont  se  contente  de  plus  en  plus  un  public,  où  les  nouveaux  riches 
n'ont  pas  fait  sensiblement  mon  er  le  niveau  intellectuel.  Tant  pis 
pour  ceux  qui  ne  comprennent  pas  que,  dans  l'actuel  débordement  du 
cinéma,  —  dont  l'inlluence  a  été  pour  nous  tangible  et  visible  à 
l'œil  nu  pendant  ces  trois  journées  de  concours,  —  le  devoir  de  tous 
les  lettrés  est  de  travaillera  renforcer  l'enseignement  traditionnel  du 
Conservatoire,  unique  moyen  de  défendre  l'avenir  de  notre  art  drama- 
tique. 

Nous  sommes  à  une  époque  où  le  pays,  revenu  des  déliques- 
cences d'antan,  ramasse  toutes  ses  énergies.  Noire  Conservatoire  de 
déclamation  est  une  de  ses  forces  et  de  ses  illustrations.  Qu'il  se 
remette  à  l'œuvre  avec  un  renouveau  de  confiance  en  lui  même. 
Qu'il  prenne  la  résolution  d'être  lui-même.  C'est  la  seule  réponse 
qu'il  ait  à  .aire  à  de  vaines  criailU  ries.  L'heure  n'est  pas  aux  démis- 
sions et  aux  fléchissements.  Et  nous,  groupons-nous  autour  de  notre 
grande  Eco  e,  par  respec  pour  les  maîtres  du  passé  et  fui  dans  les 
jeunes  destinées  des  artistes  de  demain. 

René  Doumic. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


«  Je  n'ai  jamais  connu,  disait  Benjamin  Franklin,  une  paix  faite, 
même  la  plus  avantageuse,  qui  ne  fût  blâmée  comme  insuffisante,  et 
les  auteurs  condamnés  comme  injudicieux  ou  corrompus.  Le  mot  : 
Bénis  sont  les  bienfaiteurs  de  paix!  doit,  je  suppose,  être  entendu 
comme  s'appliquant  à  un  autre  monde,  car  en  celui-ci  ils  sont  géné- 
ralement maudits.  »  Qu'eût  écrit  le  Bonhomme  Richard,  s'il  avait  pu 
pressentir  les  traités  qui,  en  1919  et  1920,  mettraient  fin  à  une  guerre 
universelle?  Une  victoire  disputée  pendant  plus  de  quatre  ans  sur  des 
champs  de  bataille  où  se  mêlait  le  sang  de  toutes  les  nations,  les 
vies  humaines  fauchées  par  millions,  des  centaines  de  cités  floris- 
santes anéanties,  des  terres  fécondes  frappées  de  stérilité,  une  raré- 
faction générale  de  la  main-d'œuvre  et  des  produits,  les  budgets 
écrasés  sous  le  poids  de  dettes  formidables,  l'échelle  des  valeuis 
partout  renversée,  les  esprits  troublés  par  de  longues  inquiétudes  et 
comme  aveuglés  ensuite,  en  sortant  des  ténèbres,  par  la  brusque 
clarté  du  jour,  ce  ne  sont  point  là,  il  en  faut  convenir,  des  conditions 
très  satisfaisantes  pour  régler,  à  l'approbation  des  intéressés,  je  ne 
dis  pas  certes  le  sort  de  tous  les  peuples  belligérants,  mais  le  sort 
même  des  vainqueurs.  Signés  à  Versailles,  à  Saint-Germain  ou  à 
Neuilly,  les  Traités  contemporains  ont,  en  outre,. rompu  avec  les 
anciennes  traditions  diplomatiques  et  cela  non  seulement  dans 
les  méthodes  adoptées,  mais  dans  les  desseins  poursuivis.  Ils  ont 
écarté  tout  ce  qui  pouvait  rappeler  les  vieilles  «  guerres  de  magni- 
ficence »  ou  les  entreprises  de  conquêtes  ;  ils  ont  répudié  la  doc- 
trine de  l'équilibre,  qui  avait  quelquefois  fourni  des  justifications 
trop  arbitraires  à  des  traités  de  compensation,  de  démembrement 
et  de  partage;  ils  se  sont  inspirés  de  principes  nouveaux,  la  cons- 

Copyright  by  Raymond  Poincaré,  1920. 


438  REVlfË    DES    DEUX    MONDES. 

cience  nationale  et  la  souveraineté  populaire.  Généreuse  pensée, 
mais  dont  la  réalisation  n'allait  pas  sans  d'énormes  difficultés,  à 
l'heure  surtout  où  de  jeunes  nationalités,  à  peine  affranchies  d'un 
joug  séculaire,  travaillées  par  d'ardentes  rivalités  et  partiellement 
mélangées  entre  elles,  d'ailleurs,  sur  leurs  territoires  respectifs, 
mu  tipliaient  les  problèmes  posés  et  compliquaient  à  l'infini  la 
tâche  des  plénipotentiaires. 

Ajoutez  qu'au  lendemain  de  l'armistice,  cet  égoïsme  sacré  dont 
un  homme  politique  italien  a  trouvé  le  nom,  mais  qui  n'est  pas 
seulement  pratiqué  dans  la  péninsule,  a  repris  chez  les  Alliés  ses 
droits  momentanément  suspendus  par  les  hostilités,  que  chaque 
peuple  est  revenu  à  son  optique  particulière  et  que,  par  un  phéno- 
mène d'auto-suggestion  progressive,  ceux-là  mêmes  qui  avaient  eu, 
dans  la  victoire  commune,  la  pai  t  la  [dus  modeste,  ont  fini  par  croire, 
comme  les  autres,  qu'ils  avaient  été  les  véritables  maîtres  de  l'heure 
triomphale.  Voilà,  à  tout  le  moins,  quelques  unes  des  raisons  qui 
explique  t  les  déceptions  laissées  par  l'œuvre  accomplie.  Qu'il  y  ait 
ou  non  d'autres  motifs  à  nos  mécomptes,  c'est  ce  que  je  trouve,  quant 
à  moi,  tout  à  fait  prématuré  de  rechercher,  à  un  moment  où  la  paix 
n'est  pas  même  devenue  une  réalité  et  où  tant  d'efforts  sont  encore 
nécessaires  pour  mettre  à  l'abri  des  futurs  coups  de  main  les  deux 
nations  qui  veillent,  côte  à  côte,  aux  «  frontières  de  la  liberté,  »  la 
Be'gique  et  la  France. 

De  tous  les>  traités  destinés  à  créer  le  nouveau  statut  de  l'huma- 
nité, celui  de  Saint-Germain  était  peut-être  le  plus  difficile  à  rédiger 
et  il  n'est  pas  surprenant  que,  ni  à  la  Gnambre,  ni  au  Sénat,  la  rati- 
fication n'en  ait  été  votée  avec  beaucoup  d'enthousiasme.  A  la  veille 
de  la  guerre,  l'Empire  d'Autriche-Hongrie  était  un  édifice  composite 
qui,  sous  les  apparences  d'une  organisation  dualiste,  renfermait  une 
agglomération  disparate  de  nationalités.  Ce  qu'Albert  Sorel  disait  des 
États  héréditaires  que  la  maison  d'Autriche  administrait  en  1789  était 
resté  vrai.  Il  y  avait  des  extrémités  partout;  de  centre,  nulle  part.  La 
maison  de  Habsbourg  retenait  sous  son  sceptre  des  nations  entières 
comme  les  Hongrois  ou  les  Tchèques,  qui  ont  leur  existence  propre 
et  leurs  traditions  particulières,  et  aussi  des  fragments  détachés 
d'autres  nations,  teUes  que  des  Roumains,  des  Serbes,  des  Croates, 
des  Slovènes  ou  des  Polonais  de  Galicie.  Comme  il  était  impossible 
de  fondre  ces  populations  diverses  en  un  tout  homogène  et  comme 
l'Empire  n'avait  pas  su,  pour  les  gouverner  en  commun,  leur  laisser 
dans  un  groupement  fédératif  une  certaine  indépendance,  l'Autriche- 


REVUE. 


CHRONIQUE.  439 


Hongrie  était  peu  à  peu  devenue,  non  le  dragon  à  plusieurs  têtes  dont 
parle  La  Fontaine,  mais  une  sorte  de  monslre  bicéphale  mal  soutenu 
par  des  membres  difformes  et  cependant  toujours  dévoré  d'ap- 
pétit. Après  avoir  absorbé,  devant  l'Europe  mue! te,  la  Bosnie  et 
l'Herzégovine,  il  avait  voulu  mettre  à  profit  les  guerres  balkaniques 
pour  attaquer  la  Serbie  et  ne  s'était  pas  consolé  d'avoir  manqué 
une  aussi  belle  proie.  Aussi,  lorsqu'au  mois  de  juin  1914,  l'attentat 
de  Serajevo  lui  fournit  un  prétexte  pour  se  jeter  sur  son  faible  et 
malheureux  voisin,  il  n'eutgarde  de  laisser  échapper  une  telle  aubaine 
et,  avec  les  encouragements  de  son  grand  complice,  il  ne  fit  qu'un 
bond  sur  sa  victime.  Ce  sont  là  des  faits  que  nous  ne  pouvons  pas 
entièrement  chasser  de  notre  mémoire,  quand  sonne  l'heure  des 
règlements  de  comptes.  Sans  doute,  nous  n'avons,  en  France,  ni 
contre  les  Autrichiens,  ni  contre  les  Magyars,  de  préventions  très 
enracinées  et  quelques-uns  d'entre  nous  sont  même  portés  parfois  à 
les  aimer  contre  les  Allemands.  Comment  cependant  ne  pas  recon- 
nailre  quel'Autriohe-Hongrie  a  été  l'ouvrière  de  sa  propre  infortune? 
Je  ne  sais  si  en  1917,  au  moment  où,  dans  l'intention  la  pb.s  loyale,  le 
prince  Sixte  de  Bourbon-Parme  apportait  à  Paris  une  lettre  du  jeune 
Empereur,  la  monarchie  dualiste  aurait  pu  s  affranchir  de  la  tutelle 
que  l'Allemagne  faisait  peser  sur  elle  depuis  le  début  de  la  guerre  et 
si  elle  eût  été  en  mesure  de  conjurer  ainsi  la  ruine  qui  la  menaçait. 
Mais  du  jour  où  l'opposition  de  l'Italie  a  déterminé  MM.  Lloyd 
George  et  Ribot  à  ne  pas  s'engager  plus  avant  dans  la  conversation, 
les  événements  se  sont  précipités.  Ce  n'est  pas  seulement  la  polé- 
mique de  M.  Clemenceau  et  du  comte  Czernin  qui  les  a  provoqués  ; 
ce  sont  les  défaites  de  nos  ennemis  ;  c'est  aussi  le  travail  intérieur 
des  nationalités  qui  réclamaient  leur  autonomie  et  qui,  avant  même 
de  i'avoir  obtenue,  avaient  été  représentées,  sur  notre  front  et  sur 
le  front  italien,  par  des  milliers  de  volontaires.  A  partir  de  ce 
moment,  l'Autriche-Hongrie  ne  pouvait  plus  échapper  à  la  fatalité. 
La  vieille  parole  de  Montesquieu  se  vérifiait.  En  louchant  à  quelques- 
unes  des  parties  de  ce  bizarre  échafaudage,  on  allait  faire  tomber  les 
unes  sur  les  autres  toutes  les  pièces  de  la  monarchie. 

A  la  Chambre  des  députés,  MM.  Margaine,  rapporteur,  Henri 
Lorin  et  André  Tardieu  avaient  déjà  mis  quelques-unes  de  ces 
vérités  en  évidence.  M.  Imbart  de  la  Tour  les  a  exposées  devant  le 
Sénat,  au  nom  de  la  Commission  des  affaires  étrangères,  avec 
beaucoup  de  force  et  de  talent.  Il  n'a  pas  dissimulé  qu'il  y  eût, 
dans   le  nouvel    état  de  choses,  une  périlleuse  instabilité  et  il  r 


440 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


exprimé  le  vœu  qu'entre  les  États  nés  de  l'ancien  Empire  pussent 
se  former  à  l'avenir  des  groupements  économiques,  capables  de 
remé  lier  en  partie  aux  inconvénients  de  la  dispersion  politique  ; 
mais  il  a  rappelé  que  les  négociations  du  traité  s'étal  nt  poursuivies 
en  présence  d'id  'es-forces  centtifuges,  supérieures  à  la  puissance 
de  tous  les  raisonnements.  Il  a  montré  que  l'Autriche,  devenant 
avec  la  Hongrie,  la  seule  héritière  des  responsabilités  encourues 
par  l'Empire,  et  les  autres  États  issus  de  l'ancienne  monarchie 
étant  considérés  comme  les  Alliés  des  vainqueurs,  nous  avions 
été  amenés,  par  l'enchain  "ment  des  faits,  à  signer  le  traité  de 
Saint-Germain  avec  une  petite  République,  dotée  d'une  grande 
capitale  et  d'un  mince  territoire,  enclose  en  d'étroites  frontières  et 
incapable  de  vivre  avec  ses  propres  ressources.  Comme  M.  Mar- 
gaine  à  la  Chambre,  M.  Imbart  de  La  Tourarecommandé  la  bienveil- 
lance envers  l'Autriche  appauvrie,  mais  débitrice,  et  il  nousaiaissé 
l'espoir  que  par  là  seraient  découragées  les  tentatives  de  rattache1- 
ment  à  l'Allemagne.  Il  a  surtout  insisté  sur  la  nécessité  pour  la 
France  d'avoir  une  politique  danubienne,  de  soutenir  les  États  qui 
se  sont  constitués  ou  agrandis  sur  les  ruines  de  l'ancienne  monar- 
chie et  de  défendre  leur  jeune  liberté  contre  les  entreprises 
directes  ou  déguisées  de  l'impérialisme  germanique. 

M.  de  Latmrzelle  a  répondu,  avec  son  éloquence  accoutumée, 
qu'en  l'état  de  faiblesse  où  on  la  réduisait,  l'Autriche  subirait  inévi- 
tablement, et  malgré  elle,  l'influence  allemande;  que,  dès  mainte- 
nant, l'attitude  <ie  nos  alliés  rendait  illusoires  les  précautions  prises 
par  le  traité  contre  le  rattachement;  que  l'union  douanière  était  une 
solution  bien  problématique  et,  en  tout  cas,  bien  lointaine,  et  qu'au 
lieu  de  morceler  l'Autriche,  on  eût  mieux  fait  de  briser  l'unité  de 
l'Allemagne.  M.  Chênebenoît  a  répliqué,  en  un  discours  très 
applaudi,  que  le  pessimisme  de  M.  de  Lamaizel'e  lui  semblait  un 
peu  négatif  et  il  a  demandé  que  le  gouvernement  de  la  République 
s'oppo>ât  à  la  réunion  de  l'Autriche  et  de  l'Allemagne,  non  seule- 
ment si  la  question  était  jamais  soumise,  comme  le  prévoit  le  traité, 
à  l'arbitrage  de  la  Société  des  Nations,  mais  d'avance,  par  une  vigi- 
lance continue.  Le  Président  du  Conseil  a,  dans  une  brève  et  vigou- 
reuse déclaration,  résumé  toutes  les  raisons  de  voter  le  traité  et  mis 
en  lumière  l'obligation  que  nous  avions  d'assurer  l'indépendance  à 
des  peuples  qui  élaient  venu^  à  nous  aux  heures  les  pus  critiques 
de  la  guerre.  Il  a  précisé  que  l'Autri  he  ne  pouvait  entrer  dans  la 
République  allemande  sans  que  le  Conseil  de  la  Société  des  Nations 


BEVUE.    CHRONIQUE.  I  il 

eût  donné  son  consentement  à  l'unanimité  et  il  a  conclu  que  la 
Fran-e  demeurai»,  par  conséquent,  maîiresse  de  la  décision.  11  a,  du 
reste,  repété  que,  pour  reprendre  son  adivilé  économique,  1  Au- 
triche  devrait  passer  des  conventions  avec  les  au ti es  Étais  nés -'e 
l'ancien  Empire  et  que  la  France  s'emploierait  à  fav<>ri>«  r  ces  en- 
tentes. Plusieurs  sénateurs,  et  non  des  moindres,  n'ont  cependant 
pis  répondu  à  l'appel  du  Gouvernement  et,  avec  une  verve  incisive, 
M.  François  Albert  s'est  lait  I'iiiUm prèle  de  leurs  scrupules. 
Ce  n'est  pas  seulement,  a-t-il  dit,  avec  la  p  lilique  traditionnelle 
de  la  France  que  le  traité  est  en  contradiction;  il  est  la  négation  de 
toute  politique  rationnelle;  on  n'a  pas  su  diviser  le  germanisme 
entre  deux  tronçons  viables, assez  forts  pour  s'opp  >ser  l'un  à  l'autre; 
la  diplomatie  ne  doit  pas  se  borner  à  enregistrer  les  laits;  il  faut 
qu'elle  sache  les  prévoir  et  les  redresser;  l'obstacle  qu'on  a  mis  à  la 
fusion  'le  l'Autriche  et  de  l'Allemagne  n'est  qu'une  toile  d'araignée; 
le  t.  aite  fait  de  l'Autriche  un  cadavre;  devant  le  redoutable  inconnu 
que  contient  le  traité,  la  sagesse  conseille  l'expectative  et  l'absten- 
tion. La  spirituelle  improvisation  de  M.  François  Albert  a  obtenu  le 
plus  \if  succès.  Malgré  une  nouvelle  et  pressante  intervention  de 
M.  Millerand,  cin  |uaule-neuf  sénateurs  se  sont  abstenus  et  dix  ont 
même  volé  contre  le  traité.  Parmi  les  deux  cent  (rente  sept  qui  ont 
voté  pour,  beaucoup  s'étaient  associés  par  leurs  applaudissements 
aux  critiques  de  MU.  de  La  narzelle  et  François  Albert.  Bénis,  dans 
l'autre  inonde,  sont  les  faiseurs  de  paix! 

Lorsque  viendra  en  discussion  le  traité  avec  la  Hongrie,  que 
M.  de  Monzie  eût  trouvé  plus  logique  d'examiner  en  même  temps  que 
celui  de  Saint-Germain,  il  est  peu  probable  que  l'accueil  soit  sensi- 
blement plus  chaleureux;  et  si  jamais,  comme  il  faut,  malgré  tout, 
l'espérer,  le  traité  turc  est,  à  son  tour,  soumis  au  Parlement,  à 
quelles  controverses  passionnées  ne  nous  devons-nous  pas  attendre! 
Nous  en  avons  eu  déjà  un  premier  aperçu  par  les  débals  engagés,  ces 
temps  derniers,  à  la  Chambre  et  dans  la  presse,  à  propos  de  Mossoul, 
et  par  la  brillante  passe  d'armes  de  MM.  Aristide  Briand  et  André  Tar- 
dieu.  M.Briand  a  consacré  un  art  prestigieux  à  l'apologie  des  accords 
qui  avaient  été  conclus  sous  son  ministère,  en  1916,  par  M.Georges 
Picot  et  le  colonel  Sir  Mark  Sykes.  Il  a  rappelé  en  termes  émouvants 
les  glorieux  souvenirs  de  notre  histoire  méditerranéenne  et  pro- 
clamé que  nous  n'avions  pas  le  droit  de  les  répudier.  Il  s'est 
demandé  comment  et  pourquoi,  ayant  en  main  une  convention 
précise,  ses  successeurs  avaient   renoncé  à  Mossoul,  malgré  les 


U2 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


richesses  de  la  région  en  pétrole,  et  laissé  à  l'Angleterre  la  Palestine 
qui,  dans  les  prévisions  de  1916,  devait  rester  internationale. 
M.  Tardieu  a  répliqué  que  M.  Clemenceau  avait  eu  le  même  souci 
que  M.  Uriand  de  sauvegarder  les  intérêts  de  la  France  en  Orient, 
mais  qu'au  mois  de  décembre  1918,  il  avait  eu  à  négocier  avec 
MM.  Wilson  et  Lloyd  George  sur  une  multitude  de  questions  à  la 
fois,  qu'au  système  des  deux  zones  établi  par  les  accords  de  1916 
avait  été  substitué  un  régime  nouveau,  celui  des  mandats,  dont  il 
avait  bien  fallu  s'accommoder,  et  qu'enfin  une  lettre  de  M.  Paul 
Cambon,  en  date  du  15  mai  1916,  ayant  réservé  à  l'Angleterre  les 
concessions  antérieures  de  pétrole  à  Mossoul  et  en  Mésopotamie, 
M.  Clemenceau  avait  été  obligé  de  reprendre  les  pourparlers  pour 
obtenir  un  droit  partiel  sur  les  gisements  d'huile  minérale. 
M.  Tardieu  a,  en  outre,  affirmé  qu'au  moment  où  M.  Clemenceau  a 
quitté  le  pouvoir  rien  d'irrévocable  n'avait  été  fait  et  que  ses  succes- 
seurs avaient  toute  liberté  d'action.  Peut-être  comprendra-t-on  que 
je  m'abstienne  de  me  mêler  à  ce  débat  rétrospectif.  Nous  sommes, 
du  reste,  à  une  heure  où  il  vaut  mieux  regarder  devant  nous  qu'en 
arrière.  Ce  que  je  retiens  donc  le  plus  volontiers,  c'est  la  promesse 
très  catégorique  qu'a  faite  M.  Millerand,  de  ne  rien  sacrifier  des 
titres  que  nous  avons  en  Orient  et  de  ne  point  abandonner  les  popu- 
lations qui  se  sont  fiées  à  nous. 

Au  mois  de  décembre  1912,  sir  Edward  Grey,  qui  était  alors 
ministre  des  Affaires  étrangères  dans  le  gouvernement  britannique, 
avait  expressément  déclaré  que  l'Angleterre  entendait  se  désinté- 
resser politiquement  de  la  Syrie  et  il  avait  reconnu  que  ce  pays 
devait  rester  da;is  la  sphère  d'influence  française.  Il  serait  étrange 
qu'après  une  guerre  où  les  Turcs  ont  pris  le  parti  de  nos  ennemis  et 
où  nous  avons  fait  partout  d'immenses  sacrifices  d'hommes  et  d'ar- 
gent, nous  en  fussions  réduits  à  perdre  en  Orient  nos  positions 
anciennes.  Il  ne  s'agit  pas,  bien  entendu,  de  faire  de  la  Syrie  une 
colonie  nouvelle,  ni  de  nous  annexer,  à  grand  prix,  des  territoires 
asiatiques.  Mais  nous  ne  voulons,  ni  délaisser  de  vieilles  amitiés,  ni 
consentir  à  la  déchéance  de  la  culture  française  dans  des  régions  où 
elle  est  depuis  longtemps  prospère.  Il  n'est  pas  possible  que  les 
divers  habitants  du  Liban  et  de  la  Syrie,  Maronites,  Chaldéens,  Ara- 
méens,Chananéens,  Assyriens,  Phéniciens,  Arabes,  retombent  désor- 
mais sous  la  domination  turque  et,  comme  la  plupart  d'entre  eux 
sont  plus  intimement  liés  à  la  France  qu'à  d'autres  nations,  c'est  à  la 
France  que  revient  tout  naturellement  le  rôle  d'éducalrice  et  de  pro- 


REVUE.    CHRONIQUE.  443 

lectrice  que  la  Société  des  nations  doit  confier  à  une  Puissance  euro- 
péenne. Le  20  janvier  1919,  le  général  Hauelin,  commandant  alors 
les  troupes  françaises  du  Levant,  et  quelques  ofliciers  de  son  état- 
111  ijor,  arrivaient  à  proximité  de  la  pet ï te  ville  libanaise  de  Jezzin.  Si 
vous  désirez  savoir  quel  accueil  ils  y  recevaient,  lisez  la  très  intéres- 
sante brochure  de  M  Gustave  Gauthe-ot,  qui  était,  auprès  du  général, 
chef  du  bureau  des  opérations  militaires.  Au  passage  des  autos,  les 
villageois,  reconnaissant  le  fanion  et  les  uniformes,  jetaient  des 
fleurs  et  criaient  :  «  Vive  la  France!  »  Et  partout,  de  la  Palestine  à  la 
Cilieie,  des  ports  du  littoral  aux  vallées  intérieures  de  l'Oronte  et 
du  Litani,  se  répétaient  ces  manifestations  touchantes.  Mais  M.  Gau- 
therot  nous  montre  combien  la  prolongation  anormale  de  l'armis- 
tice, les  retards  apportés  à  la  signature  de  la  paix,  l'extrême  pénurie 
des  moyens  que  les  nécessités  européennes  laissaient  à  notre  armée 
du  Levant,  les  intrigues  d'un  grand  nombre  d'agents  ou  d'officiers 
alliés,  les  prétentions  exorbitantes  de  Feyçal  et  les  attaques  déloyales 
des  chérifiens,  ont  peu  à  peu  semé  d'ohstacles  sous  nos  pas  trop 
incertains.  Depuis  plusieurs  mois,  je  n'ai  cessé  de  dénoncer  ici  les 
manœuvres  de  l'émir  qui,  après  avoir  obtenu  que  le  général  Gouraud 
reçût  Tordre  de  ne  pas  occuper  la  Bekaa,  s'était  cru  tout  permis  et 
s'était  imaginé  pouvoir  étendre  son  empire  jusque  sur  le  Liban  et 
sur  la  côte.  Heureusement  ceux  qui  avaient  fait,  un  peu  aveuglément, 
confiance  à  Feyçal  et  à  ses  bédouins  ont  maintenant,  les  yeux  ouverts. 
Ce  résultat  est  dû  surtout  à  l'action  persévérante  du  Comité  de  l'Asie 
française  et  aux  efforts  d'hommes  tels  que  M.  Paul  Iluvelin,  profes- 
seur à  la  Faculté  de  droit  de  Lyon,  chef  de  la  mission  qu'ont 
envoyée  en  Syrie,  au  lendemain  de  l'armistice,  les  chambres  de 
commerce  de  Lyon  et  de  Marseille,  l'Université  de  Lyon  et  le  Comité 
syrien  de  Paris. 

Bien  que  nos  incohérences  aient  failli,  d'une  part,  nous  brouiller 
avec  h  s  Arabes  et,  d'autre  part,  mécontenter  nos  protégés,  rien  n'est 
perdu.  Le  mouvement  chérifien  n'est,  comme  l'ont  clairement  expli- 
qué MM.  Gautherot  et  Iluvelin,  qu'une  cabale  étrangère  aux  &  nti- 
ments  profonds  du  pays  et  les  aspirations  indigènes,  comme  nos 
intérêts  économiques,  nous  font  un  devoir  de  ne  pas  laisser  passer 
à  d'autres  mains  le  «  mandat  »  de  la  Syrie.  Nous  ne  nourrissons  pas 
l'ambition  de  «  tun'sifier  »  le  pays,  mais  nous  saurons  lui  as>urer, 
sous  notre  arbitrage,  dans  la  forme  fédérative  qui  correspond  aux 
besoins  variés  de  races  diverses,  l'unité,  l'indépendance  et  la  paix. 
Et,  celte  fois  peut-êlre,  les  faiseurs  de  paix  auront,  n'en  déplaise  à 


**4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Benjamin  Franklin,  1<  ur  récompense  ici-bas!  Mais  il  faudrait, 
d'abord,  que  le  traité  turc  devînt  une  réalité  et  que  les  autres  ques- 
tions qu'il  pose,  nombreuses  et  pressantes,  en  Thrace,  en  Asie  Mi- 
neure, sur  les  détroits,  fussent  définitivement  tranchées.  Nous 
sommes,  par  ma  heur,  encore  loin  de  ce  résultat. 

Sommes-nous  plus  près  du  jour  où  nous  verrons  s'exécuter 
enfin  le  iraité  de  Versailles?  Je  le  souhaile,  sans  oser  l'espérer.  Je 
crains  même,  de  plus  en  plus,  qu'au  traité  de  Versailles  l'Europe  ne 
soit  en  train  de  substituer  un  traité  de  Spa  ou  d'ailleurs,  qui  impo- 
sera de  nouveaux  sacrifices  à  la  France.  Avant  que  M.  Mdlerand 
partît  pour  la  Belgique,  la  commission  des  Finances  de  la  Chambre 
lui  a  écrit  pour  le  fortifier  dans  sa  résistance  et  pour  le  prier  de  ne 
rien  abandonner  «le  nos  positions.  Il  apporte  à  soutenir  nos  droits 
toute  la  puissance  de  son  énergie  concentrée.  Mais  comment  ne  pas 
répéter  qu'en  se  rendant  à  la  villa  Fraineuse,  la  France  était,  par 
avam  e,  exposée  aux  plus  graves  périls? 

Sans  aucun  doute,  les  Alliés  veulent  sincèrement  maintenir 
entre  eux  l'accord  le  plus  étroit.  Aucun  n'est  assez  insensé  pour 
s'imaginer  qu'il  se  puisse  passer  des  autres.  Tous  sentent  bien  que 
l'Allemagne  les  épie  et  qu'elle  mettrait  à  profit  leurs  moindres 
dissentiments.  Mais  peut  être  n'a-t-on  pas  pris  toutes  les  précau- 
tions néces-a  res  pour  affermir  cette  heureuse  volonté  d'union.  C'est 
seulement  à  la  veille  de  la  conférence  de  Spa  qu'on  a  entrepris  de 
régierun  problême  laissé  depuis  de  longs  mois  en  souffrance,  celui 
d-  la  répartition  entre  les  Alliés  de  l'indemnité  due  par  l'Allemagne. 
Depuis  qu'au  mois  de  décembre  dernier,  l'Angleterre  et  la  France 
avaient  décidé  de  se  partager  l'ensemble  de  ce  qu'elles  toucheraient 
dans  la  proportion  de  11  pour  c<  l!e-ci  et  de  o  pour  celle  là,  aucun 
arrangement  n'était  intervenu  avec  les  autres  nations  intéressées. 

Force  a  donc  étéde  négocier,  à  Bruxelles,  une  entente  plus  géné- 
rale. L'opération  a  «'té  d'autant  moins  facile  que  certains  de  nos 
alli  s  gardaient  quelque  amertume  d'avoir  été  si  longtemps  tenus  à 
l'écart.  Je  ne  sais  si  le  mécontentement  assez  excusable  de  nos 
amis  italiens  a  influé  sur  leurs  exigences.  Elles  ont  été,  en  tout  cas, 
très  instamment  formulées  et,  avant  d'accepter  le  pourcentage  qui 
leur  était  offert,  ils  ont  posé  diverses  conditions  impératives.  La 
dis  ussion  de  tant  de  prétentions  contraires  n'a  pas  été  sans  vivacité 
et,  comme  à  Bruxelles  les  hemes  étaient  comptées,  comme  les  Alle- 
mands étaient  convoqués  à  Spa  et  qu'on  était  dans  la  nécessité 
d'aboutir  rapidement,  on  s'est  contenté,  avant  de  partir,  d'un  de  ces 


REVUE.    CHRONIQUE.  \  1  •"> 

règlements  de  principe,  qui  son»  si  souvent  féconds  en  malentendus, 
et  on  a  bouclé  les  valises,  en  se  promettant  de  pro  iter  des  premiers 
loisirs  qu'on  trouverait  à  Spa  pour  chever  l'œuvre  comme. icée  et 
pour  accorder  enfin  les  violons  des  Alliés. 

Nous  saisissons  là,  une  fois,  de  plus,  sur  le  vif,  les  inconvénients 
de  ces  conférences  nomades  où  les  chefs  des  gouvernements,  délais- 
sant les  alF  lires  intérieures  de  leurs  pays  respectifs,  arrivent,  en 
coup  de  vent,  pour  décider  du  sort  du  monde.  On  ne  réussit  pas 
toujours  à  s'y  garde  des  improvisations  et  des  conclusions  hâtives 
et,  parce  que  les  journalistes  sont  là  qui  croquent  le  marmot  et 
qu'il  faut  bien  chercher  à  satisfaire  leur  curiosité,  on  iédi'.:e  de 
beaux  protocoles,  destinés  à  une  publicité  universelle,  et  l'on  finit 
par  cr<  ire,  de  très  bonne  foi,  que  toutes  les  diilic  Ités  sont  aplanies, 
lorsqu'on  a  enveloppé  dans  des  phrases  lénitives  les  blessures 
causées  par  des  discussions  trop  liévr-  uses  L'ancienne  diplo- 
matie, aujourd'hui  si  décriée,  avait,  tout  de  même,  ses  mérites  et 
ses  avantages.  Elle  ne  mettait  pas  directement  en  présence  des 
hommes  politiques,  qui  joignent  au  légitime  souci  de  leur  renom- 
mée l 'in ;vi table  préoccupation  des  embarras  que  leur  peinent 
susciter  leuis  rivaux  parlementai  s.  Elle  réunissan  des  gens  du  mé- 
tier, dont  i'amoui-propre  était  moins  engagé  que  celui  de  leurs 
ministres  M  qui  étaient  toujours  libre*,  pou'  gagner  du  temps,  d'allé- 
guer 1  absence  d'instructions  ou  l'insuffisance  de  pouvoirs.  Mais, 
puisqu'on  a  décidément  ren  >neé  à  des  métho  les  qui  n'étaient  pas 
toujours  si  mauvaises,  il  serait  bon,  du  moins,  de  ne  faire  intervenir 
les  chefs  d  gouvernement  que  pour  donner  aux  diplomates  et  aux 
experts  les  directions  générales  »>u  p<mr  statuer  sur  des  conclusions 
mûrement  étu  liées.  Nous  ne  saurions  prendre  trop  de  précautions 
pour  éviter  des  froissements  entre  Alliés.  Les  Allemands  comptent 
de  [dus  en  plus  sur  nos  divisions.  Il  a  suffi  que,  dans  les  polémiques 
récentes  auxquelles  a  donné  lieu  le  traité  de  Versailles,  certaines 
divergences,  <|ui  s'étaient  produites  entre  l'Angleterre  et  nous, 
eussent  été  révélées  à  l.i  tribune  française,  pour  que,  d'un  seul  mou- 
vement, toute  la  presse  germanique  de  droite  se  tournât  vers 
M.  Fehrenbach  et  lui  criât  :  «  Ne  cédez  pas!  Nous  aurons  raison  des 
Alliés,  si  nous  savons  tenir  boni  » 

Au  milieu  de  tous  ces  flottements,  l'équipe  des  Alliés  a  vite 
donne  bures  s  ir  elle.  EU'  a  été  liés  fière  de  n'avoir  pas  consenti, 
dans  la  première  séance,  à  intervertir  son  programme  et  d'avoir  fait 
mander  télé^raphiquement  M.  Gessler,  ministre  de  la  Reichswehr, 


446  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  ne  pas  retarder  l'examen  des  conditions  du  désarmement. 
Mais,  après  la  réponse  très  ferme  que  M.  Millerand  avait  envoyée, 
quelques  jours  auparavant,  au  nom  des  Alliés,  il  n'était  peut-être  pas 
s:ins  danger  qu'une  quesiion  qui  semblait  résolue  lût  de  nouveau 
jetée  sur  le  lapis  d'une  Conférence.  D'autant  que  les  Allemands 
n'ont  pas  manqué  de  faire  immédiatement  remarquer,  sur  un  ton 
triomphal,  que  toutes  les  conversations  allaient  enfin  être  contradic- 
toires. Cette  concession  capitale,  qui  peut  être  le  prélude  de  beaucoup 
d'autres,  a  été  oliiciellement  notifiée  à  M.  Fehrenbach  par  M.  Rolin 
Jacquemins,  secrétaire  général  du  Conseil  suprême.  M.  Fehrenbach 
n'a  pas  caché  l'usage  qu'il  en  entendait  faire.  Il  est  venu  à  Spa  pour 
obtenir  la  revision  du  traité  de  Versailles  au  profit  de  son  pays.  Bien 
entendu,  il  ne  demande  pas  le  mot;  au  contraire,  il  le  repousse  pru- 
demment; mais  il  réclame  la  chose;  et  il  ne  se  borne  pas  à  en  faire 
la  confidence  aux  représentants  des  gouvernements  alliés  ;  il  réunit 
les  journalistes  français,  belges,  anglais,  italiens,  pour  leur  exposer 
ses  idées  et  leur  offrir  un  rameau  d'olivier.  «  L'Allemagne,  dit-il,  est 
décidée  à  prouver  par  des  actes  son  désir  d'exécuier  le  traité.  —  Allons, 
voilà  qui  va  bien  et  nous  allons  pouvoir  nous  entendre.  —  Nous  nous 
entendrons  certainement.  L'Allemagne  exécutera  tant  qu'il  est  en  son 
pouvoir.  —  Vouloir,  c'est  pouvoir.  Êtes-vous  prêts  à  vouloir?  — 
Tout  dépend  de  notre  capacité  et  noire  capacité  dépend  elle-même 
d'un  très  grand  nombre  de  facteurs.  —  Lesquels?  —  Avant  tout, 
l'ordre  à  l'intérieur;  puis,  l'augmentation  de  notre  production  et 
la  renaissance  économique  de  notre  pays.  Quand  ces  conditions 
seront  remplies,  nous  espérons  que  nous  serons  à  même  de  contri- 
buer à  la  reconstruction  du  monde.  »  Et.de  restriction  en  restriction, 
M.  Fehrenbach  en  arrive  à  ces  déclarations  signiticatives  :  «  Nous 
saluons  avec  satisfaction  le  fait  que  nous  pouvons  enfin  discuter 
contrailii-toirement.  face  à  face  avec  les  Alliés,  la  question  de  la  capa- 
cité économique  de  l'Allemagne  et  la  mesure  dans  laquelle  nous 
sommes  capable*  d'exécuter  les  réparations.  »  Et  avec  une  surpre- 
nante, inconscience,  il  ajoute  sans  rire,  devant  des  Belges  et  des 
Fr.mçais  :  «  la  malheureuse  guerre  de  six  ans  a  causé  de  grandes 
dévastations,  non  seulement  dans  les  pays  où  elle  s'est  déroulée,  mais 
également  en  Allemagne.  »  F.til  sou  IL' m*  encore  :  «  Nous  avons  tou- 
jours insisté  sur  ce  point  que  le  traité  de  Versailles  contient  dos 
clauses  impossibles  à  exécuter.  Or,  je  ne  promettrai  jamais  d'exé- 
cuter des  choses  que  je  considère  comme  impossibles.  »  En  d'autres 
termes,  l'Allemagne  déclare  aujourd'hui  impossible  à  exécuter   ce 


BEVUE.    —    CHRONIQUE.  447 

qu'elle  a  signé  et  rntifié  l'an  dernier.  Elle  demande  de  remplacer  ses 
engagements  par  d'autres  et,  quand  les  seconds  ne  lui  plairont  plus, 
un  nouveau  Fehrenbarh  viendra  nous  dire  :  «  Le  traité  de  Spa  contient 
des  clauses  inexécutables  et  je  ne  promettrai  jamais,  quant  à  moi, 
d'exécuter  des  choses  que  je  considère  comme  impossibles.  » 

Voilà  où  nous  conduira  falalement  la  pente  où  nous  continuons  à 
déval  r.  M.  Fehrenbach,  qui  nous  regarde  glisser,  est  tout  prêt  à 
nous  recueillir  dans  ses  bras  au  bord  du  précipice  :  «  La  presse, 
dil-il  aimablemrnt  aux  journalistes  alliés,  la  presse  a  un  grand  rôle 
à  jouer  pour  l'œuvre  de  paix  qui  s'engage  et  l'humanité  pourra  vous 
être  reconnaissante  si  vous  unissez  vos  efforts  aux  nôtres.  »  Est-ce 
le  langage  d'un  vaincu  ou  celui  d'un  vainqueur?  Est  ce  l'altitude 
d'un  débiteur  ou  celle  d'un  créancier?  On  ne  sait  plus;  et  ce  qu'il  y 
a  de  plus  piquant,  c'est  que,  sans  doute,  M.  Fehrenbach  ne  le  sait 
plus  lui-même.  Venu  à  Spa  pour  discuter  de  pair  à  pair  avec  les 
Alliés,  il  est  convaincu  que  tous  les  crimes  des  armées  allemandes 
sont  amnistiés  et  que  le  principal  objet  de  la  Conférence  est  la  res- 
tauration de  son  pays. 

Telles  étaient  les  dispositions  de  l'Allemagne  au  moment  où  on 
l'a  appelée  à  un  débat  contradictoire  sur  le  montant  des  réparations 
et  où,  pour  lui  permettre  de  faire  des  offres,  on  a  apporté  une  grave 
dérogation  au  traité  de  Versailles  en  ravivant  le  délai  de  quatre  mois 
qu'avait  fixé  le  protocole  du  28  juin  1919  et  qui  est  depuis  longtemps 
expiré.  La  tactique  de  l'Allemagne  était  facile  à  prévoir  et  elle  a  été 
évidente  dès  la  première  rencontre  avec  les  Alliés  :  recourir  à  tous  les 
moyens  dilatoires,  soulever  le  plus  grand  nombre  possible  de  ques- 
tions, préparer  au  besoin  d'autres  conférences,  chercher  sur  notre 
front  les  points  de  faible  résistance,  pénétrer  dans  les  moindres  cou- 
loirs pour  tacher  de  les  élargir,  flatter  tour  à  tour  les  intérêts  de  cha- 
cune des  Puissances  coalisées,  opposer  la  force  de  son  unité  à 
l'endettement  de  nos  efforts  ;  en  même  temps,  se  présenter  à  nous, 
suivant  l'expression  de  la  (îazette  de  Francfort ,  comme  «  écrasée  par 
sa  ruine  et  garrottée  par  nos  prétentions  ;  »  s'accrocher  désespéré- 
ment au  livre  de  M.  K>'ynes,  répéter  que  l'Europe  est  perdue  si  l'Alle- 
magne ne  se  relève  pas  sans  retard,  et  nous  amuser  avec  de  vieilles 
métaphores  comme  celles-ci  :  «  Soignez,  d'abord,  l'arbre,  si  vous 
voulez  cueillir  les  fruits.  Engraissez  notre  champ,  si  vous  désirez 
que  nous  moissonnions  ensemble.  Aidez-nous  à  éteindre  l'incendie 
chez  nous,  de  peur  que  votre  maison  ne  vienne  à  brûler.  » 

Plus  longtemps  dureront,  à  Spa  ou  ailleurs,  ces  malheureux  pour- 


i -i-8  BEVl  E    DES    DEUX    MONDES. 

parîers,  plus  dangereusement  s'y  émoussera  notre  volonté  de  ne  rien 
céder  de  nos  droits  essentiels.  La  lassitude,  les,  désagréments  des 
discussions  vaines,  l'impatience  d'en  finir,  l'apparente  commodité 
des  solutions  transactionnelles,  nous  amèneront  insensiblement  à  des 
capitulations.  Si  nous  voyons  que  les  choses  tournent  contre  nos 
intérêts  nationaux,  sachons  nous  arrêter  à  temps.  Hien  ne  sert  de 
tarder;  il  faut  sortir  à  point. 

Peut-être,  d'ailleurs,  le  désarmement,  les  réparations,  le  char- 
bon, la  punit  on  des  coupables,  les  sanctions,  ne  sont-ils  pas  les 
seuls  articles  du  programme  qu'auront  à  examiner  les  négociateurs. 
Déjà  M.  Fehrei.bach  avait  émis  la  prétention  d'évoquer  devant  la 
Conférence  d'autres  clauses  du  traité,  notnmment  celles  qui  fixent 
le  slalut  de  Dantzig.  Nous  voyons  maintenant  M.  Théodor  Wolff 
reprendre,  avec  une  ardeur  singulière,  dans  le  Berliner  Tugeblatt,  et 
recommander  aux  délégués  allemands,  toutes  les  thèses  dont  le 
succès  amènerait  le  bouleversement  total  des  traités  de  Versailles  et 
de  Saint-Germain  :  rattachement  de  l'Autriche  à  l'Allemagne,  réduc- 
tion des  troupes  d'occupation  sur  le  tthin,  conservation  de  la  Ilaule- 
Silésie.Cbaque  fois  que  nous  invitons  les  Allemands  à  nous  expédier 
le  charbon  qu'ils  nous  ont  promis,  ils  nous  disent  :  «  Rendez-nous 
celui  de  la  Haute-Silésie,  »  et,  si  nous  répondons  :  «  Payez-nous, 
d'abord,  sur  le  bassin  de  la  Ruhr,  »  ils  répliquent:  «  Nos  industries 
avant  tout.  Quand  toutes  nos  cheminées  fumeront,  nous  songerons  à 
vous.  »  Or,  les  officiers  alliés  et  les  voyageurs  qui  reviennent  d'Outre- 
Rhin  y  voient  tous  les  hauts-fourneaux  allumés  et  toutes  les  manu- 
factures en  activité.  Derrière  son  camoullage  de  misère,  l'Allemagne 
est  diligemment  occupée  à  se  reconstituer  et  lorsque  nous  aurons 
eu  la  candeur  de  lui  remettre  une  partie  de  sa  dette,  elle  redeviendra, 
sur  tous  les  marchés  du  monde,  la  grande  rivale  de  l'Angleterre.  Ce 
j  'ur-là,  M.  Lloyd  George,  qui  sera  toujours  jeune  et  toujours  pre- 
mier ministre,  ne  se  consolera  pas. 

Raymond  Poincaré. 


Le  Directeur-Gérant 
René  Doumic. 


LETTRES 

AU  CARDINAL  MATHIEU1' 

(1895-1906) 


Paris,  le  22  juin  1895. 
Monseigneur, 

Si  je  ne  vous  ai  pas  écrit  plus  promptement  pour  vous 
exprimer  toute  ma  reconnaissance  de  l'accueil  que  vous 
avez  bien  voulu  me  faire  à  Angers,  et  me  ménager  vous- 
même  auprès  de  vos  diocésains,  vous  ne  m'aurez  pas,  je  pense, 
intérieurement  accusé  de  négligence,  —  et  encore  moins  d'in- 
gratitude, —  mais  vous  m'aurez  excusé  plutôt  sur  le  formidable 
arriéré  de  besogne  que  je  retrouve  à  Paris,  quand  il  m'est 
arrivé,  comme  ce  mois-ci,  de  m'absenter  une  quinzaine  de 
jours.  Ce  n'est  rien  de  très  important,  à  la  vérité,  mais  c'est  un 
détail  a  n'en  plus  finir,  et  parce  que  c'est  le  genre  de  travail 
le  moins  attrayant  qu'il  y  ait  au  monde,  il  dure  bien  plus 
longtemps  qu'il  n'en  vaudrait  la  peine. 

Mais  me  voici  rentré  dans  mon  courant,  et  le  premier  instant 
de  loisir  que  je  trouve,  j'en  profite  pour  vous  dire  ce  que  je  ne 
saurais  trop  vous  redire  :  combien  je  vous  suis  obligé  de  votre 
bienveillance,  et  l'inoubliable  souvenir  que  j'en  ai  rapporté. 
Plus  de   mots  en  diraient  moins,  et  je  suis  bien  sur  que  Votre 

(1)  Au  moment  où  les  négociations  se  poursuivent  avec  le  Vatican,  il  nous  a 
paru  qu'il  y  avait  intérêt  à  publier  les  lettres  adressées  par  Ferdinand  'Brunetière 
au  cardinal  Mathieu.  Elles  sont  précieuses  pour  l'histoire  des  années  qui  ont 
précédé  et  suivi  la  rupture  avec  Rome  et  le  vote  de  la  loi  de  séparation.  Nous 
exprimons  notre  gratitude  à  M.  le  chanoine  Marin,  de  Nancy,  qui  a  bien  voulu 
nous  les  communiquer. 

tome  lviii.   —  1920.  29 


450 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Grandeur  ne  se  trompera  pas  à  l'accent  de  ceux-ci.  Je  penserai' 
plus  d'une  fois  à  Angers,  ce  qui  n'est  pas  d'ailleurs  bien  diffi- 
cile à  un  Vendéen,  et  quand  j'y  penserai,  c'est  l'Évêché  que  je  ï 
rêver  rai  (1). 

Je  prends  la  liberté  de  vous  adresser  en  même  temps  que  I 
cette  lettre  une  demi-douzaine  de  brochures  que  MM.  vos  secré- 
taires m'avaient  prié  de  leur  faire  parvenir. 

Veuillez  agréer,  je  vous  prie,  Monseigneur,  avec  l'expression 
de. tous  mes  remerciements  de  nouveau,  celle  de  mon  respec- 
tueux dévouement. 

Paris,  le  4  janvier  1896.- 
Monseigneur, 

Vous  êtes  bien  bon  de  ne  pas  m'oublier,  et  je  ne  saurais 
vous  dire  combien  je  vous  suis  reco  na  isant  d'avoir  choisi  ce 
moment  de  la  nouvelle  année  pour  me  faire  parvenir  un  nou- 
veau témoignage  de  votre  bienveillance.  Mais  pourrai-je  y 
répondre  comme  vous  le  souhaiteriez?  C'est  ce  que  je  n'ose 
encore  vous  promettre,  étant  aux  prises  depuis  déjà  quelques 
jours  avec  l'influe  nza. 

J'ea  suis  d'autant  plus  contrarié  que  sous  le  titre  de  Réformes 
Universitaires,  je  voulais  insérer  dans  la  Revue  du  15  janvier  un 
article  ©ù  je  crois  que  j'aurais  pu  dire  quelques  bonnes  vérités 
sue  le  Conseil  supérieur,  sur  la  Q  tjstion  du  baccalauréat,  sur 
la  Loi  des  Universités  (2). "Je  préparais  aussi  pour  Besançon  une 
conférence  retentissante  (?) — c'est-à-dire  à  laquelle  j'aurais  voulu 
donner  du  retentissement  —  sur  la  Renaissance  de  /' Idéalisme. 

Si  je  puis  faire  cette  conférence,  qui  doit  avoir  lieu  le 
2  février,  je  serai  donc  obligé  de  la  faire  publier  tout  de  suite, 
et  je  ne  puis  vous  l'offrir  pour  Angers,  mais  si  peut-ètr  i  lli' 
suscitait  quelque  controverse  assez  vive,  et  que  d'un  seul  point 
de  cette  conférence  il  en  pût  sortir  une  autre  tout  entier.',  je 
vous  la  réserverais  volontiers   et  pe  pourrais  la  donner  au  mois 


(1)  Dès  l'année  1883,  l'abbé  Mathieu,  docteur  es  lettres,  qui  se  trouvait  alors 
à  Nancy,  remerciait  Ferdinand  Brunetière  d'avoir  cité  à  deux  reprises  l'ouvrage 
sur  Y  Ancien  Réyime  en  Lorraine  dont  il  était  l'auteur.  Mais  il  semble  bien  que 
les  relations  ne  devinrent  étroites  qu'après  (élévation  de  l'abbé  Mathieu  à 
l'évêché  d'Angers.  Dans  cette  ville,  le  11  juin  1895,  F.  Brunetière  vint  faire  une 
conférence  aux  Facultés  catholiques. 

(2)  L'article- parut  dans  la  Revue  du  1"  février  1896. 


LETTRES    AU    CARDINAL   MATHIEU.  4M 

■de  mars  ou  d'avril.  II  -sa  :hom  ett  A.,g;rs,  !  A  :  ig  tfls  et  (Besancon?! 
il  y  aurait  quelque  dhese  d'ass  z  élégant, — pardonnez-moi  ce 
souci  tout  profane,  —  1  l'air;  applaudir,  si  j'y  réussissais, 
l'expression  des  ruera  >s  lôtâ  $  mx  deux  extrémités-de  cette  terre 
de  France.  Je  ooauais  a  i  i  lias*  d  ;s  6n^awnw«p<iïfcÇ  qui  ne  s'en 
consoleraient  pas'  lEd  p.i^  et  surtout,  ii  serait  :1a  <meill  ■•un 
manier;  d;  rej)o..dre  à  I  n.Lerèt  ail'  rLietix  que  vous >me  témoi- 
gnez, et  dont  tout  ce  que  j'ose  dire,  c'est  qu'il  ne  s'adresse  pas 
à  u  h  i   gral. 

A_n  z  j  •  \»  te  pn  ■.  u  is'f;  leur,  avec  tous  mes  remercie- 
ments de  ,,u  .v  a ...  I  xpr  ^mh  i  «i  s  s  'iitnu  •  ils  avec  lesquels  lje 
suis,  du  fond  du  Qfiuvr.,  voire  très  reconnaissant,  très  respectueux 
et  très  humble. 

Paris,  le  29  mai  'f«96. 
Monseigneur, 

Si,  comme  je  l'espère,  la  nouvelle  que  je  lis  dans  les  jour- 
naux de  ce  matin  est  vraie,  de  votre  nomination  prochaine  à 
l'archevêché  de  Toaloas1,  voulez-vous  m-  permettre  de  ne  pas 
attendre  qu'elle  soit  officielle,  et  d'en  adresser  à  Votre  (Grandeur 
toutes  mes  félicitations?  Vos  Angjvins  vous  regretteront,  et 
vous-même,  ce  n'est  pas  sans  émotion  que  vous  vous  séparerez 
d'eux.  Mais  vous  retrouverez  à  Toulouse  autant  de  respect  et 
d'affection  que  vous  en  laisserez  derrière  vous,  et,  dans  ce  Midi 
tumultueux,  peut-être  trouverez-vous  plus  de  bien  encore  à  faire 
que  dans  notre  calme  et  paisible  Anjou.  Je  ne  puis  former,  je 
crois,  de  vœux  qui  s'accordent  mieux  avec  ceux  de  Votre  Gran- 
deur, et,  en  attendant  de  les  voir  bientôt  réalisés,  je  la  prie  de 
vouloir  bien  agréer  l'humble  hommage  de  son  tout  dévoué. 

Paris,  le  8  décembre  1897. 

Qu'il  y  a  longtemps,  Monseigneur,  que  je  voulais  vous 
écrire,  me  rappeler  à  votre  souvenir,  et  vous  dire  combien  je 
regrettais  de  n'avoir  pas,  depuis  plus  d'un  -an  maintenant,  su 
trouver  l'occasion  de  vous  revoir!  Mais,  Jaélas  !  l'existence  que 
je  mène  est  compliquée  de  tant  de  détails,  où  j'ai  tant  de  peine 
à  ne  pas  me  noyer,  que  je  ne  sais  souvent  comment  je  vis,  et 
que,  si  je  vais  passer  trois  semaines  à  Rome.,  le  croirez-vous, 
je  n'y  trouve  pas  six  matinées  seulement  pour  faire  quelques 
visites  d'art.  Aussi  demanderais-je  à  Votre  Grandeur  non  seu- 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lement  de  m'excuser,  mais  de  me  plaindre  un  peu,  si  ce  genre 
de  vie  n'avait  aussi  quelques  compensations,  et  de  la  nature 
tout  justement  de  celles  que  j'ai  trouvées  à  Rome.  Le  Saint  Père, 
que  j'ai  trouvé  aussi  bien  portant  que  jamais,  d'esprit  toujours 
aussi  lucide  et  aussi  ferme,  a  bien  voulu  me  faire  en  effet  le 
plus  bienveillant  accueil,  et  m'encourager  dans  la  tâche  que 
j'ai  entreprise.  Mieux  encore  que  cela!  Gomme  je  lui  demandais 
s'il  croyait  que  j'eusse  passé  la  mesure,  et,  comme  on  me  l'a 
reproché,  trop  maltraité  la  raison,  cette  raison  raisonnante  en 
laquelle  on  met  aujourd'hui  trop  de  confiance  :  «  Et  moi,  je 
vous  donne  la  mission  de  continuer,  »  m'a-t-il  dit,  totidem  verbis. 
Votre  Grandeur  peut  penser  si  je  l'en  ai  remercié,  et  elle  sait 
que  je  n'abuserai  pas  de  l'autorisation,  que  je  lui  serai  même 
reconnaissant  de  ne  pas  trop  ébruiter.  Mais  enfin,  c'était  une 
parole  dont  j'avais  besoin,  et  que  je  ne  publierai  pas  sur  les  toits, 
mais  dont  je  saurai  me  souvenir.  Ils  sont  quelques-uns  qui  s'en 
apercevront. 

Je  remercie  bien  Votre  Grandeur  de  l'accueil  qu'elle  a  fait  à 
mon  petit  volume  (4).  S'il  ne  le  mérite  assurément  pas  pour  lui- 
même,  il  en  est  digne  pour  l'émoi  que  je  vois  qu'il  excite  parmi 
quelques  protestants.  L'aveuglement  du  Journal  de  Genève  va 
jusqu'à  me  reprocher,  dans  une  Histoire  de  la  Littérature,  de 
n'avoir  pas  osé  sacrifier  Bossuet  à  Richard  Simon.  Ils  ne  par- 
donneront jamais  au  grand  homme  son  Histoire  des  Variations 
et  les  terribles  Avertissements. 

Mais  au  lieu  de  mettre  tout  cela  par  écrit,  quand  pourrai-je, 
Monseigneur,  en  causer  avec  vous  de  vive  voix?  Ne  viendrez- 
vous  pas  prochainement  à  Paris  ?  et  si  vous  y  venez,  ne  voudrez- 
vous  pas  m'en  informer?  Car,  pour  moi,  j'ai  tout  l'air  main- 
tenant de  ne  pouvoir  plus  m'absenter  avant  huit  ou  dix  mois. 
Je  ne  voudrais  pas  attendre  jusque-là  le  plaisir  de  vous  revoir, 
et  de  vous  redire  combien  je  vous  suis  reconnaissant  de  toutes 
vos  bontés  1  Mme  Brunetière  se  rappelle  respectueusement  au 
souvenir  de  Votre  Grandeur,  et  moi,  je  la  prie  d'agréer  l'hom- 
mage des  sentiments  avec  lesquels  je  suis,  du  fond  du  cœur,  son 
très  humble  et  très  obligé. 

(1)  Il  s'agit  du  Manuel  d'histoire  de  la  Littérature  française. 


LETTRES    AU    CARDINAL    MATHIEU.  453 

Paris,  le  31  mai  1898. 
Monseigneur, 

Voire  Discours  a  croise  ma  brochure  en  roule.  Ai-je  besoin 
de  vous  dire  combien  je  vous  suis  reconnaissant  de  votre  envoi, 
et  avec  quel  plaisir  je  vous  ai  vu  soutenir  la  cause  de  cette 
pauvre  Clémence  Isaure  contre  la  critique  de  ceux  que  Fénelon, 
je  crois,  appelait  déjà  quelque  part  nos  «  fastueux  érudits?  » 
S'ils  nous  ont  rendu  quelques  services,  vous  trouvez  qu'ils  nous 
les  font  payer  un  peu  cher,  et  je  suis  tout  heureux  d'être  en  ce 
point  de  votre  avis.  Duclos,  par  un  o,  estimait,  il  y  a  cent  vingt- 
cinq  ans,  qu'on  avait  détruit  «  trop  de  préjugés!  »  Gardons  au 
moins  quelques  légendes,  et  comme  Votre  Grandeur  le  fait  jus- 
tement observer,  donnons  une  preuve  de  notre  bravoure  d'esprit 
en  n'ayant  pas  peur  d'un  peu  de  surnaturel. 

Votre  Grandeur  sait  avec  quels  sentiments  d'affectueux  respect 
je  me  fais   un  honneur  d'être  son  parfaitement  dévoué. 

Paris,  18  décembre  1899. 
Monseigneur, 

Votre  Eminence  m'aura  pardonné,  je  l'espère,  de  n'avoir 
pas  répondu  plus  promptement  à  sa  dernière  lettre,  si  bienveil- 
lante, et,  sans  doute,  elle  n'aura  pas  imputé  ce  retard  a  ma 
négligence,  mais  uniquement  à  la  multiplicité  plutôt  qu'à 
l'importance  des  occupations  dont  je  suis  en  ce  moment  sur- 
chargé. C'est  surtout  mon  cours  de  l'Ecole  normale  qui  m'a 
coûté  quelque  peine  à  remettre  en  train,  comportant,  comme 
le  sait  Votre  Eminence,  trois  leçons  d'une  heure  et  demie  par 
semaine,  et  selon  l'habitude  que  j'en  ai  prise,  voilà  bien  des 
annç3S,  sur  trois  sujets  différents.  Joignez  que,  depuis  trois  ans 
que  je  ne  professais  plus,  j'avais  un  peu  perdu  de  vue  les  choses 
purement  littéraires. 

Voire  Eminence  aura  su  sans  doute  que  le  cardinal  Ram- 
polla  m'avait  écrit  au  sujet  de  la  conférence  pour  me  faire 
savoir  que  le  Saint  Père  en  avait  bien  voulu  agréer  l'idée  et  j'ai 
des  raisons  de  croire  que  le  Nonce  veut  bien  s'occuper  assez 
activement  de  la  faire  aboutir.  Je  me  suis  donc  remis,  pour 
ainsi  dire,  entre  ses  mains.  Confidentiellement ,  je  crois  qu'il 
souhaiterait  que  la  conférence  eut  lieu  dans  le  Vatican  même, 
au  lieu  de  la  Chancellerie  dont  on  avait  parlé  d'abord,    et,  si  je 


454  &EVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suis  trop  heureux  de  cette  intention  pour  n'en  pas  dire  deux 
mots  à  Votre  Eminence,  Elle  me  pardonnera  do  lui  demander 
de  paraître  Elle-même  l'ignorer  jusqu'à  ce  que  le  cardinal 
Rampolla  lui  en  parle.  C'est  d'ailleurs  ce  qui  ne  saurait  tarder, 
la  date  probable  de  la  conférence  paraissant  devoir  être  fixée 
entre  le  15  et  le  25  du  mois  de  janvier.  (1) 

Mais  c'est  trop  parler  de  moi.  Votre  Eminence  a-t-elle  pris 
ses  habitudes  à  Rome,  et  comment  l'hiver  l'a-t-il  traitée?  (2)  Je  dis 
l'hiver,  quoique  l'astronomie  prétende  que  nous  sommes  encore 
en  automne.  Mais  Votre  Eminence  l'aura  vu  dans  nos  jour- 
naux, il  fait  ici  plus  froid  qu'il  n'avait  fait  depuis  longtemps, 
et  la  Seine  est  en  train  de  se  prendre.  Je  souhaite  à  Votre 
Eminence  qu'il  n'en  arrive  pas  autant  du  Tibre. 

Les  nominations  d'évèques  sont  enfin  faites,  au  contentement 
du  Nonce,  à  ce  qu'il  m'a  semblé,  et  par  conséquent  du  Saint- 
Siège.  Vous  avez  vu  d'autre  part  que  la  discussion  du  budget  des 
cultes  n'avait  pas  été  plus  violente,  ni  produit  d'autres  résultais 
qu'à  l'ordinaire.  Aussi  cornmence-t-on  à  dire  que  le  gouverne- 
ment, ou  plutôt  le  Ministère,  après  avoir  donné  par  le  dépôt  de 
son  projet  sur  la  scolarité  la  satisfaction  que  vous  savez  aux 
radicaux  de  la  majorité,  ne  tient  pas  beaucoup  lui-môme  a  voie 
le  projet  aboutir.  C'est  la  raison  pour  laquelle,  dans  la  Itcvur, 
nous  n'en  avons  dit  que  ce  que  Votre  Emmenée  a  pu  voir  sous  la 
signature  de  Francis  Charmes.  Nous  attendons,  avant  de  l'atta- 
quer plus  vivement,  que  les  projets  aient  pris  une  consistance  et 
une  forme  que  je  persiste  à  espérer  qu'ils  ne  prendront  pas. 

J'ai  envoyé  un  bel  exemplaire  de  mes  Discours  à  son  Emi- 
nence le  cardinal  Parocchi,  mais,  en  raison  de  ce  que  je  disais 
plus  haut,  j'attendrai  pour  lui  écrire  que  Voire  Eminence  l'ait 
jugé  opportun.  Ce  sera,  Monseigneur,  une  manière  pour  moi 
d'avoir  de  vos  nouvelles.  Vous  n'en  donnerez  certainement  à 
personne  qui  lui  en  soit  plus  reconnaissant,  ni  qui,  en  se  rappe- 
lant tant  de  marques  de  bienveillance  qu'Elle  lui  a  données, 
puisse  se  dire  plus  sincèrement, 

De  Votre  Eminence  le  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 


(1)  ,11  s'agit  de  la  conférence  sur  la  Modernité  de  Hns.su ri  qui  fut  prononcée  le 
30  janvier  1900  au  Palais  de  la  Chancellerie  Pontificale. 

(2)  Mgr  Mathieu  avait  été  appelé  à  taire  partie  du  Sacré  Collège,  comme  çar- 
dinal  de  curie;  et  le  25  juin  1899  il  avait  lait  son  entrée  dans  la  vieille  basilique 
de  Sainte-Sabine  qui  lui  avait  été  assignée. 


LETTRES    AU    CARDTNAL    MYTfflEU.  455 

Paris,  le  15  janvier  1000. 
Mon  -i:ic\eur, 

J'ai  su  cette  semaine  même,  par  Mgr  Lorenzelli,  que  ma 
Gô'nférerice  pourrai!  avoir  lieu  dans  les  derniers  jours  du  mois, 
et,  conformeraient  à  son  avis,  je  partirai  donc  de  Paris  le  mer- 
credi 2'k  pour  èlre  à  ftome  (e  lendemain  25,  et,  je  l'espère,  y 
séjourner  une  huitaine  de  jours.  Ce  sera  bien  court!  Mais  Votre 
Eminence  le  sait,  j'ai  repris  cette  année  mon  cours  de  l'Ecole 
Normale,  et,  dans  les  circonstances  présentes,  c'est  une  chaîne, 
que  je  porte  à  la  vérité  sans  me  plaindre,  —  et  même  au  con- 
traire,—  mais  enfin  que  j'ai  des  raisons  de  ne  pas  trop  allonger. 

Ne  serai-je  pas  trop  indiscret  de  profiter  de  l'hospitalité  que 
Votre  Eminence  a  bien  voulu  m'offrir?  Vous  rtté  v<>vrz.  Mon- 
seigneur, un  peu  confus  d'oser  seulement  vous  le  redemander? 
Mais  si  ma  présence  devait  le  moins  du  monde  gêner  Voire  Emi- 
nence, je  me  rassure  en  pensant  qu'Elle  voudra  bien  me  ïe  dire 
aussi  naïvement  que  je  lui  en  fais  la  question  (1). 

Nous  avons  à  Paris,  depuis  trois  jours,  un  froid  très  vif,  qui 
m'éprouve  un  peu,  mais  je  n'y  succomberai  pas,  je  l'espère,  et  la 
bronchite  ne  viendra  pas  me  surprendre  au  dernier  moment.  Ce 
serait  pour  moi  un  cruel  crève-cœur  ! 

Ai-je  besoin  d'ajouter,  Monseigneur,  combien  je  serai  heu- 
reux de  revoir  Votre  Eminence  et  de  lui  redire,  de  vive  voix, 
avec  quels  sentiments  de  profond  respect  et  aussi  d'affection  pro- 
fonde, je  suis  son  très  humble  et  très  dévoué  serviteur. 

4  février  1900. 
Monseigneur, 

Avant  d'avoir  encore  vu  personne,  et,  justement,  pour  ne 
rien  mêler  dans  cette  lettre  à  l'expression  de  ma  reconnaissance 
td  de  mes  remerciements,  je  n'écris  aujourd'hui  que  doux  mots 
à  Votre  Kniineiice.  Arrive  d'hier  soir  à  Paris,  je  tiens  eu  eli't  à 
ce  que  Ynlre  Eminence  suit  la  première  informée  de  mon  heu- 
reux retour,  mais  je  liens  surtout  à  lui  dire  combien  je  demeure 
louché  de  l'accueil  qu'Elle  m'a  fait,  et  le  souvenir  que  j'en  ai 
emporté.  Plus  tard,  dans  quelques  jours,  si   j'ai  d'intéressantes 

(l)  Ferdinand  Brunetière  descendit'  chez  le  cardinal,  à  la  villa  Volkonsky,  tout 
près  de  Latran,  «  une  demeure  charmante,  dit  Mgr  Duchesne,  nichée  dans  les 
ruines  et  la  verdure.  • 


456  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nouvelles  à  faire  passer  à  Votre  Eminence,  je  les  lui  transmet- 
trai avec  autant  de  plaisir  que  de  fidélité.  Mais  je  ne  pouvais 
attendre  plus  longtemps  à  lui  faire  parvenir  l'expression  de  mes 
remerciements.  C'est  à  vous,  en  effet,  Monseigneur,  si  ce  voyage 
doit  porter  quelques  fruits,  c'est  à  vous  et  à  l'accueil  que  m'avait 
ménagé  votre  Eminence  que  j'en  serai  redevable.  Croyez  du 
moins  que  je  ne  l'oublierai  pas,  si  je  ne  puis  autrement  lui  en 
témoigner  ma  reconnaissance,  et  plus  encore  que  par  le  passé, 
faites-moi  l'honneur,  en  toute  occasion,  de  vouloir  bien  compter 
sur  les  sentiments  avec  lesquels  je  suis 

De  Votre  Eminence  le  très  reconnaissant  et  très  humble. 

Paris,  le  15  février  1900. 
Monseigneur, 

Je  reçois  à  l'instant,  par  l'intermédiaire  de  M.  Hertzog, 
l'image,  le  bref,  dont  la  rédaction  personnelle  m'a  infiniment 
touché,  et  l'affectueux  billet  que  Votre  Eminence  y  a  bien  voulu 
joindre.  Tout  cela  me  surprend  au  moment  de  la  préparation  de 
deux  conférences  nouvelles,  que  je  dois  faire,  l'une  la  première, 
sur  La  liberté  d'Enseignement,  ici  même  le  23  février,  et  la 
Beconde,  le  surlendemain  25,  à  Besançon  sur  Ce  que  l'on  apprend 
à  r école  de  Bossuet.  Mais  quelque  effet  que  j'en  attende  ou  que 
j'en  espère,  je  crains  bien  qu'il  ne  soit  comme  noyé  dans  ce 
courant  d'intolérance  violente  et  sectaire  au  milieu  duquel  nous 
nous  débattons.  Il  ne  faut  pas  nous  le  dissimuler,  c'est  la  guerre  1 
et  le  moment  est  venu  de  «  se  ceindre  les  reins.  »  Votre  Emi- 
nence a-t-elle  vu  à  ce  propos  les  conséquences  inattendues  que 
nos  journaux  ont  tirées  de  l'expression  dont  je  me  suis  servi  en 
me  félicitant  d'avoir  eu  l'honneur  de  parler  de  Bossuet  «  en  ter- 
ritoire pontifical  ?  »  La  Dépêche  de  Toulouse  a  dit  sur  ce  sujet 
des  choses  admirables! 

Le  départ  de  M.  l'abbé  Lhuillier  a  sans  doute  été  pénible  à 
Votre  Eminence,  et  la  voilà  seule  maintenant  à  Rome.  Nous 
espérons  que  le  séjour  ne  laissera  cependant  pas  de  lui  en 
devenir  de  jour  en  jour  plus  facile,  et  Elle  sait  les  souhaits  que 
je  forme  à  cet  égard.  Ils  sont  ceux  d'un  homme  qui  a  pour  Elle 
des  sentiments  où  si  Voire  Eminence  le  permet,  beaucoup 
d'affection,  d'affection  sincère  et  profonde  se  mêle  à  beaucoup 
de  respect,  et  je  suis  convaincu  que  Votre  Eminence  en  agréera 
l'hommage  avec  autant  de  simplicité  que  je  le  Lui  offre. 


LETTRES  AU  CARDINAL  MATHIEU.  457 

27  janvier  1901. 
Eminence, 

Xous  serons  dans  trois  jours  au  30  janvier.  Si  peut-être  cette 
date  ne  vous  rappelait  rien  que  d'un  peu  vague,  et  de  déjà  loin- 
tain, j'ai  des  raisons  d'en  conserver  un  souvenir  plus  présent,  et 
sans  qu'il  soit  besoin  de  longues  protestations,  Votre  Eminence 
le  comprendra,  si  je  lui  rappelle  que  c'est  la  date  de  ma  confé- 
rence de  la  Chancellerie.  Elle  ne  comprendra  pas  moins  que  je 
n'aie  pas  pu  voir  approcher  cet  anniversaire  sans  que  le  sou- 
venir de  sa  bonté  me  revint  aussitôt  et  d'abord  en  mémoire,  ni 
sans  prendre  un  plaisir  un  peu  mélancolique  à  revivre  en 
pensée  les  huit  jours  que  j'ai  passés  auprès  d'Elle.  Ah!  si  je  le 
pouvais,  qu'il  me  serait  donc  agréable  de  les  recommencer, 
comme  on  fait  un  pieux  pèlerinage!  Mais  quand  la  multiplicité 
de  mes  occupations  me  le  permettrait,  l'état  de  ma  santé  me 
retiendrait  encore,  et  peu  s'en  est  fallu  que  je  ne  me  visse  dans 
l'obligation  de  renoncer  à  parler.  C'est  ce  qu'on  appelle  :  être 
pris  par  la  gori: 

Aussi  bien  Votre  Eminence  l'a-t-elle  pu  voir,  le  siècle  a  mal 
commencé  pour  nous,  et,  tandis  que  je  soignais  ma  bronchite 
au  coin  de  mon  feu,  d'autres  disparaissaient,  de  nos  amis,  dont 
on  ne  saurait  trop  regretter  la  perte,  Desjardins,  Lecour  Grand- 
maison,  Mmc  Caro,  —  qu'une  pneumonie  infectieuse  emportait 
en  trois  jours.  —  et  ce  noble  duc  de  Broglie,  sous  la  timidité 
un  peu  hautaine  de  qui  j'avais  trouvé  depuis  vingt-cinq  ans, 
comme  tous  ceux  qui  le  connaissaient  un  peu,  tant  de  réelle  et 
profonde  bonté.  Les  morts  vont  vite! 

Au  milieu  de  tous  ces  deuils,  nous  lâchons  de  ne  pas  perdre 
courage,  et  nous  serrons  les  rangs,  comme  des  soldats  sur  un 
champ  de  bataille.  Mais,  Monseigneur,  nous  aurions  bien  besoin 
d'un  signe  qui  nous  fût  une  promesse  de  victoire  prochaine,  et 
l'horizon  nous  parait  bien  sombre! 

Voilà  quelque  temps  que  je  n'ai  reçu  de  nouvelles  de  Votre 
Eminence,  directement  ou  indirectement.  Comment  l'hiver  la 
traite-t-il  et  n'aurons-nous  pas  bientôt  l'occasion  de  la  revoir? 
Si  l'abbé  Lhuillier  était  encore  auprès  d'Elle,  je  me  hasarderais 
peut-être  à  lui  demander  des  nouvelles  de  Rome,  n'osant  en 
demander  à  Votre  Eminence  elle-même.  Croyez  en  tout  cas. 
Monseigneur,  que  ce  me  serait  un  sensible  plaisir,  et  qu'à  tant 


4$8 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


de  raisons  de  vous  être  reconnaissant,  ma  respectueuse  affec- 
tion ne  serait  pas  embarrassée  d'en  ajouter  une  nouvelle  encore. 

J'écris  par  le  même  courrier  à  S.  Em.  le  cardinal  Rampolla, 
pour  lui  demander  de  y;ou4o;ir  1  »  i  *  *  1 1  l'appeler  à  la  bienveiflance 
du  Saint-Père  Le  plus  humble  de  ses  fidèles. 

Voire  Emimmce,  qui  reçoit,  je  crois,  le  Journal  des  D/shats, 
a-l-elle  par  hasard  jeté  les  yeux  sur  ma  conférence  de  Lille  (1), 
18  novembre,  cl,  devant  prochainement  la  réimprimer  eu  bro- 
chure, serais-jc  trop  indiscret  si  je  Lui  demandais  de  vouloir 
bien  m'indiquer  les  modifications,  corrections,  additions  ou  sup- 
pressions qu'EUe  jugerait  opportunes?  La  dernière  Encyclique 
m'en  a  déjà  suggéré  quelques-unes. 

Je  cause  beaucoup,  pour  un  homme  enrhumé  ;  mais  c'est 
par  écrit,  et  c'est  avec  Vole  Eminenee.  Ou'ElJe  me  pardonne 
ma  liberté  grande,  ou  plutôt  qu'Elle  n'y  voie  qu'une  preuve  du 
souvenir  que  j'ai  gardé  des  entretiens  de  la  villa.  Volkonsky. 
S'il  plaisait  à  Dieu,  j'y  serais  encore,  et,  comme  je  le,  disais  der- 
nièrement à  Votre  Eminenee,  j'y  trouverais  plus  d'une  consola- 
tion. Ce  sera  peut-être  pour  cet  automne  ! 

Daignez  agréer,  Eminenee,  avec  l'expression  toujours  nou- 
velle de  ma  reconnaissance,  l'hommage  des  sentiments  de  res- 
pect avec  lesquels  je  suis 

De  Votre  Eminenee  le  très  humble  et  très  obéissant. 

Paris,  le  2  mars  1901. 
Eminence, 

Je  ne  sais  comment  m'excuser  de  mon  étourderie!  A  la  dale 
du  27  janvier,  [tour  l'anniversaire  de  ma  conférence  de  l'an  der- 
nier, je  nuis  adressais  la  lettre  que  nous  trouverez  ci-incluse  (2) 
qui  ne  m'est  revenue  qu'hier,  8  mars,  pour  cause  d'aiïranrhisse- 
ment  insuffisant,  Eoinnie  le  cardinal  Rampolla  et  le  cardinal 
Paroechi  auront  sans  doute  informé  Votre  Eminenee  que  je  leur 
avais  écrit  à  la  même  occasion,  Elle  peut  deviner  ma  confusion 
en  voyant  aujourd'hui  ma  lettre  me  revenir,  et  je  la  prie  très 
humblement,  de  vouloir  bien  en  agréer  toutes  mes  excuses.  Il 
me  serait  surtout  pénible,  en  pareille  occasion,  que  Votre  Émi- 

(1)  Conférence  prononcée  pour  la  clôture  du  vingt-septième  Congrès  des  Catho- 
liques du  Nord  sur  les  Raisons  actuelles  de  croire. 

(2)  C'est  la  précédente. 


LETTRES    AU    CARDINAL    MATHIEU.  4,^3 

nence  ait  pu  m'accuser  d'avoir  oublié  son  inoubliable  accueil, 
sans  parler  de  tant  de  marques  anciennes  ou  récentes  de  sa 
bienveillance. 

J'ajouterai  qu'une  lettre  écrite  à  M.  de  Navenne  dans  les 
mêmes  conditions  m'est  également  revenue  depuis  déjà  dix  joilrs. 
Les  «  cabinets  noirs  »  de  Rome  et  do  Paris  en  auront-ils  pris  con- 
naissance? C'est  ce  que  je  craindrais,  si  j'avais  des  raisons  de  le 
craindre,  mais  en  tbul  cas  j'ai  cru  bon  d'en  informer  Votre 
Eminence. 

Avec  toutes  mes  excuses  de  nouveau,  et  l'expression  de  mon 
affection  respectueuse,  je  prie  Votre  Eminence  de  vouloir  bien 
agréer  l'hommage  des  sentiments  avec  lesquels  je  suis 

Son  très  humble  et  très  reconnaissant. 


2  juin  1901. 
Monseigneur, 

...J'avais  bien,  Monseigneur,  de  vos  nouvelles  toutes  récentes  : 
M.  Guillaume,  M.  de  Navenne  m'en  avaient  données,  et,  avant 
eux,  beaucoup  de  nos  Français  qui  avaient  eu  l'honneur  de  vous 
rendre  leurs  devoirs  n'avaient  pas  manqué  de  m'en  apporter. 
Mais  je  les  préfère  de  la  main  do  Votre  Eminence;  et  si  j'ajoute 
que  d'ailleurs  je  ne  les  trouve  ni  assez  fréquentes  ni  jamais  assez 
copieuses,  j'ai  assez  de  confiance,  Monseigneur,  en  votre  bonté, 
pour  m'assurer  que  vous  ne  verrez  rien  que  de  profondément 
respectueux  dans  l'expression  de  ce  regret.  Nous  aurions  besoin 
ici,  Monseigneur,  d'avoir  souvent  de  vos  nouvelles. 

Votre  Eminence  a-t-elle  vu  un  peu  familièrement  le  cardinal 
Gibbons?  Elle  l'aura  donc  trouvé  très  différent  de  l'archevêque 
de  Saint-Paul,  et  je  crois,  bien  davantage  erteore  de  M&r  0'  Con- 
nell,  via  del  Tritone,  mais  non  pas  moins  intéressant.  J'aime 
l'allure  do  ces  prélats  américains;  et  le  cardinal  Gibbons  est  un 
admirable  exemple  de  la  manièTedont  ils  savent  unir  le  catholi- 
cisme le  plus  «  intégral»  à  toutes  les  exigences  légitimes  de  leur 
démocratie. 

Votre  Eminence  sait  sans  doute  à  ce  propos  combien  l'Amé- 
rique entière  a  été  douloureusement  surprise,  non  seulement  de 
n'avoir   pas   de   cardinal    nommé    dans  le  dernier  Consistoire 
mais  encore  d'avoir  vu  préférer  à  un  prélat  américain  le  délégué 
apostolique  de  Washington.    Le   Saint-Père  en   a  eu  certaine- 


460 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ment  ses  raisons,  et  nous  ne  pouvons  que  nous  incliner  respec- 
tueusement devant  elles.  C'est  ce  que  je  ne  cesse  ni  ne  cesserai 
de  dire  à  quelques  amis  un  peu  intempérants  des  Américains. 
J'en  ai  connu  qui  ne  faisaient  pas  assez  de  différence  entre  le 
choix  d'un  cardinal  et  la  nomination  d'un  fonctionnaire  ou  d'un 
serviteur  du  royaume  d'Italie.  Mais  combien  il  serait  à  sou- 
haiter que,  dans  un  prochain  avenir,  ces  raisons  eussent  changé 
et  que  le  Loyalisme  des  catholiques  d'Amérique  reçût  une  satis- 
faction à  laquelle,  je  le  sais  de  science  certaine,  ils  tiennent 
non  pas  autant,  mais  bien  plus  que  les  catholiques  d'aucun 
autre  pays  du  monde!  Plus  j'y  songe,  —  et,  au  cours  du  combat 
que  je  livre,  Votre  Eminence  m'accordera  que  j'ai  souvent  l'oc- 
casion d'y  songer,  —  plus  il  me  semble  que  quantité  de  choses 
françaises  sont  comme  suspendues  à  la  fortune  du  catholicisme 
aux  Etats-Unis.  Je  sais  ce  qu'il  y  a  d'exagération,  d'orgueil 
ethnique,  si  je  puis  ainsi  dire,  dans  la  théorie  du  P.  Hecker,  qui 
est  un  peu  celle  de  Mgr  Ireland,  sur  la  rénovation  d'un  catholi- 
cisme purement  et  surtout  latin  par  l'infusion  du  génie  anglo- 
saxon,  mais  il  y  a  aussi  de  la  vérité!  Bien  expliquée,  mieux 
expliquée  que  les  Américains  ne  l'ont  expliquée  jusqu'ici,  la 
thèse  n'est  pas  tout  à  fait  fausse!  On  ne  doit  pas  la  perdre  de 
vue.  Et  sachant  un  peu  par  expérience  quels  sont  les  obstacles 
que  la  foi  rencontre  chez  la  plupart  de  nos  intellectuels,  j'estime, 
Monseigneur,  que  l'«  Evolution  »  du  catholicisme  en  Amé- 
rique est  de  nature  à  lever  quelque  jour  les  principaux  de  ces 
obstacles. 

Votre  Eminence  trouvera  peut-être  ces  réflexions  un  peu... 
impertinentes,  et  aussi  ne  me  permettrais-je  pas  de  les  faire 
publiquement  ni  tout  haut.  Mais,  Monseigneur,  Votre  Eminence 
m'a  donné  tant  de  témoignages  de  sa  confiance  et  de  son  affec- 
tion que  j'y  répondrais  mal  si,  quand  l'occasion  en  vient  sous 
ma  plume,  je  n'usais  pas  d'une  franchise  entière.  Elle  me  dira 
si  je  me  trompe  ou  non.  Je  ferai  mon  profit  de  ses  conseils.  Et 
Elle  pensera  ce  qu'elle  voudra  de  ma...  politique,  mais  Elle  ne 
doutera  pas  de  la  sincérité  des  mobiles  qui  me  guident,  ni  sur- 
tout, Monseigneur,  des  sentiments  de  profond  respect  avec  les- 
quels je  m'honore  d'être  son  très  humble  et  très  obéissant. 


lettres  au  cardinal  mathieu.         461 

Eminence  (1), 

Votre  lettre  m'arrive  au  moment  même  où  j'allais  me  donner 
le  grand  plaisir  de  vous  écrire  pour  vous  présenter  mes  vœux 
avec  tous  mes  hommages  et  vous  redire  à  cette  occasion  le  sou- 
venir fidèle  que  je  garde  toujours  de  l'inoubliable  semaine,  que 
j'ai  passée,  voilà  tantôt  deux  ans,  sous  votre  toit  hospitnlier. 
Beaucoup  de  choses,  dont  quelques-unes  assez  tristes,  se  sont 
passées  depuis  lors,  et  depuis  lors  ai-je  eu  seulement  la  joie  de 
revoir  Votre  Eminence?  Mais  elle  sait  le  souvenir  que  je  garde  de 
son  accueil,  et  quoiqu'elle  le  sache,  je  désire  vous  redire  com- 
bien je  vous  en  suis  reconnaissant,  comme  aussi  de  l'attention 
avec  laquelle  vous  voulez  bien  me  suivre  dans  mes  déplacements 
oratoires. 

Aussi  bien,  cette  conférence  de  Genève  se  liait-elle  à  celle  de 
Rome,  et  si  j'osais  me  servir  d'une  expression  célèbre  de  Bossuet, 
je  dirais  que  ce  sont  deux  têtes  de  mort  qui  se  font  bien  pendant 
l'une  à  l'autre.  C'est  ce  que  j'expliquerai  dans  une  Préface  que 
je  mettrai  en  tête  de  la  réédition  de  la  conférence  en  brochure, 
et  que  Votre  Eminence  me  permettra  de  lui  faire  prochainement 
parvenir. 

Les  ...  vivacités  de  Mgr  de  Dijon  ne  m'ont  pas  beaucoup  ému, 
et  je  me  suis  bien  gardé,  je  me  garderai  bien  d'y  répondre;  nous 
n'avons,  hélas  I  que  trop  de  divisions  parmi  nous,  à  la  veille  de 
livrer  la  bataille  électorale,  et  Votre  Eminence  peut  donner  en 
haut  lieu  l'assurance  que  ce  n'est  ni  moi,  ni  la  Revue  qui  contri- 
buerons à  les  aigrir  ou  à  les  augmenter.  D'ailleurs,  et  à  mojns 
d'imprévu,  c'est  assez,  pour  le  moment,  des  trois  coups  que  j'ai 
frappés,  et  jusqu'à  nouvel  ordre,  je  vais  m'enfermer,  selon  ma 
tactique  habituelle,  dans  la  pure  littérature,  sauf  à  Milan,  où 
l'on  m'a  demandé  de  parler  pour  les  Cercles  catholiques,  lorsque 
j'y  passerai  pour  me  rendre  à  Rome,  dans  les  premiers  jours  de 
mars  1902. 

Je  regrette  un  peu  que  Votre  Eminence  ne  m  ait  pas  donné 
le  travail  qu'Elle  m'annonce  qui  paraîtra  dans  le  Corespondant, 
mais  dès  à  présent  je  suis  à  sa  disposition  pour  la  Diplomatie  de 

(1)  Cette  lettre  n'est  pas  datée,  mais  il  n'est  pas  douteux  qu'elle  doive  se  placer 
en  janvier  1902,  la  conférence  de  Genève  dont  il  est  question  étant  celle  que  fit 
Ferdinand  Brunetière  dans  cette  ville,  sous  les  auspices  de  l'Université,  sur 
l'Œuvre  de  Calvin,  le  17  décembre  1902. 


462  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Consalvi.  Indépendamment  du  plaisir  que  j'aurai  à  voir  cette 
page  d'histoire  paraître  dans  la  Revue,  la  question  du  Concordat 
est  ouverte.,  nous  ne  pouvons  pas  nous  le  dissimuler,  et  mêlant 
ensemble  en  moi  le  citoyen  et  le  directeur,  je  me  servirai  de 
cet  argument  pour  demander  à  Votre  Eminence  de  hâter  son 
travail.  Elle  me  permettra  d'ailleurs  de  lui  en  reparler  quand  je 
la  reverrai  à  Rome. 

Oserai-je  prier  Votre  Eminence,  quand  la  circonstance  le 
Lui  permettra  de  me  rappeler  au  souvenir  des  cardinaux  Ram- 
polla  et  Parocchi  dont  je  n'oublie  pas  l'extrême  bienveillance,  et 
a  qui  je  conserve  de  toutes  leurs  bontés  une  reconnaissance 
infinie.  Et  je  ne  sais  de  quelle  manière,  conciliable  avec  le  res- 
pect, mais*  en  ces  jours  de  fête,  si  Votre  Eminence  voulait  bien 
rappeler  mon  nom  au  Saint-Père,  c'est  alors  qu'Elle  comblerait 
tous  mes  vœux. 

MmeBrunetière,  très  touchée  du  souvenir  que  Votre  Eminence 
veut  bien  garder  d'elle,  me  prie  de  lui  offrir  ses  respectueux 
hommages,  et  moi,  Monseigneur,  vous  savez  avec  quels  senti- 
ments j'ai  plaisir  a  me  dire  de  Votre  Eminence  le  très  recon- 
naissant et  très  humble  serviteur. 

Eminence    1), 

Après  en  avoir  à  deux  ou  trois  reprises  retardé  le  moment, 
nous  partirons  enfin  mardi  soir  pour  être  à  Rome  le  mercredi 
matin  2o  mars^ety  passer  une  quinzaine  de  jours.  Un  peu 
fatigué  de  mes  conférences  de  Nice  et  de  Cannes,  —  qui  du 
moins  auront  rapporté  plus  de  six  mille  francs  à  la  souscrip- 
tion du  monument  de  Bossuet,  —  j'ai  dû  en  effet  remettre  au 
12  avril  la  conférence  de  Milan,  et,  par  conséquent,  aux  environs 
du  8  ou  du  9  celle  de  Florence.  Mais,  au  fond,  je  n'en  suis  pas 
fâché,  et  sans  doute  Vôtre  Eminence  pensera  comme  moi  que 
d'avoir  préalablement  un  peu  respiré  l'air  de  Rome,  je  n'en 
traiterai  que  mieux,  avec  plus  de  précision,  et  peut-être  d'am- 
pleur, un  sujet  comme  Le  Progrès  religieux,  qui  est  le  sujet 
ii venu  pour  Florence,  et  comme  Le  Positivisme  chrétien,  qui 
I  celui  qu'on  m'a  demandé  de  traiter  à  Milan. 

En   même  temps  qu'à  Votre  Eminence,  j'écris  au  cardinal 

i     Lettre  non  datée,  mais  c'est  en  mars  1902  que   Ferdinand  Brunetière  se 
«-nilit  à  Rome,  et  c'est  le  8  avril  1902  qu'il  fit  sa  conférence  à  Florence. 


LETTRES  AU  CARDINAL  MATHIEU.  463 

Rampolla,  pour  lui  annoncer  ma  visite  dès  mercredi  soir,  et  le 
prier  de  vouloir  bien  demander  au  Saint-Père  pour  Mm9  Brune- 
tière  et  pour  moi  la  faveur  d'une  audience  particulière.  J'espère 
que  d'après  tous  les  bruits  qui  me  sont  revenus,  la  santé  du 
Souverain  Pontife  ne  sera  pas  un  obstacle  à  ma  demande,  et 
qu'en  cette  anne'e  de  jubilé,  nous  serons  admis  à  déposer  une 
fois  de  plus  à  ses  pieds  l'humble  hommage  de  notre  soumission 
et  de  notre  vénération. 

Ai-je  besoin  maintenant,  Monseigneur,  de  redire  à  Votre 
Eminence  combien  nous  serons  heureux  de  La  revoir?  Il  me 
semble  qu'il  y  a  des  années  nue  je  n'ai  eu  ce  plaisir  et  cet 
honneur,  et  je  m'en  fais  une  joie  dont  Elle  sait  la  sincérité! 
C'est  ce  que  je  disais  dernièrement  à  Mgr  de  Grenoble  et  à  son 
vicaire  général,  votre  ancien  secrétaire,  qu'il  m'a  été  donné  de 
revoir  dimanche,  lors  de  leur  passage  à  Nice.  Hélas!  Monsei- 
gneur, je  ne  serai  point  cette  année  l'hôte  de  Votre  Eminence  à 
la  villa  Volkonsky  !  Mais  Elle  me  permettra  de  l'importuner 
peut-être  un  peu  de  mes  visites,  et  surtout,  comme  il  y  a  deux 
ans,  de  m'en  remettre  à  Elle  des  personnes  que  je  devrai  voir, 
comme  des  démarches  que  je  devrai  faire.  Mes  premières  visites 
seront  pour  le  bon  cardinal  Parocchi,  si  sa  santé,  tant  éprouvée, 
lui  permet  de  me  recevoir,  et  pour  Son  Eminence  le  cardinal 
Vives  que  j'ai  si  peu  vu,  il  est  vrai,  mais  dont  je  n'ai  pas  moins 
gardé  un  si  vif  souvenir. 

C'est  à  l'hôtel  d'Angleterre,  comme  d'habitude,  que  je  des- 
cendrai, et  l'appartement  y  est  retenu  depuis  déjà  quelque 
temps.  Si  Votre  Eminence  avait  quelque  instruction  ou  quelque 
avis  à  me  faire  parvenir,  c'est  donc  là  que  je  lui  serais  recon- 
naissant de  vouloir  bien  me  l'adresser.  Elle  me  pardonnera,  je 
l'espère,  la  liberté  de  cette  indication,  et  Elle  n'y  verra.  jVti 
suis  sûr  d'avance,  qu'un  nouveau  témoignage  de  ce  que  je  m 
permets  de  mêler  de  fidèle  affection  aux  sentiments  de  proton. i 
respect  avec  lesquels  je  suis  heureux  de  me  dire  son  très  humble 
et  très  obéissant. 

Paru,  le  14  novembre  1902. 
Monseigneur, 

...Nous  continuons  ici  de  faire  de  notre  mieux  pour  nous 
mettre  en  travers  du  flot  qui  nous  entraine,  et  notre  Ligue  de 
la  Liberté  de  ï Enseignement  va  faire  mardi  prochain  sa  démous- 


464  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tration  d'existence.  Les  adhérents,  les  encouragements  et  les 
fonds  ne  nous  manquent  point,  mais  que  peut  tout  cela  contra 
l'obstination  sectaire  de  la  majorité  de  la  Chambre  et  du  Sénat? 
En  quatre  ans  de  législature  ils  vont  détruire  tout  un  siècle 
d'histoire,  et  quand  on  cherche  au  profit  de  quelle  cause,  ou 
pourquoi,  c'est  ce  qu'on  ne  voit  pas,  puisqu'aussi  bien  l'ignorent! 
ils  eux-mêmes!  Faut-il  donc  croire,  Monseigneur,  qu'à  mesure 
que  nous  avançons  dans  la  vie,  c'est  Dieu  lui-même  qui  nous 
détache  des  raisons  que  nous  avions  de  vivre,  et  qui  nous  pré- 
parc à  la  mort  en  nous  en  rend  ait  l'approch  '  moins  redoutable 
et  moins  redoutée?  Ce  serait  v  "*  sorte  du  consolation  si  nous 
pouvions  le  croire  en  sûreté.  V  j  Eminence  m'y  encouragera- 
t-elle  ? 

Nos  barons  Lepic,  avec  mère,  frère  et  beau-frère  se  sont 
embarqués  au  commencement  du  présent  mois  à  destination  de 
New- York  —  et  de  San  Francisco,  d'où  je  ne  pense  pas  qu'on 
les  voie  revenir  avant  le  printemps.  Ils  y  trouveront  à  coup 
sûr,  plus  de  liberté  qu'en  France,  et  des  francs-maçons  comme 
en  France,  mais  d'une  autre  espèce,  moins  fanatique  et  plus 
inoffensive. 

Mon  ami,  le  général  Frey,  qui  vient  d'être  placé  à  Paris, 
me  prie  de  le  rappeler  au  souvenir  de  Votre  Eminence  ;  et  moi, 
si  Votre  Eminence  le  permet,  je  saisis  cette  occasion  de  Lui 
demander,  indiscrètement  peut-être^  mais  hardiment  tout  de 
même,  si  Elle  ne  croit  pas  que  Rome  devrait  quelque  témoi- 
gnage de  satisfaction  et  d'estime  au  libérateur  du  Pétang  et  de 
l'évêque  de  Pékin,  en  août  11)00  ? 

Daignez  agréer,  Monseigneur,  en  même  temps  que  toutes 
mes  excuses  de  l'indiscrétion  et  du  retard,  l'hommage  des  sen- 
timents de  respect,  et  si  je  l'ose  dire,  d'affection*  profonde  avec 
lesquels  je  suis,  de  Votre  Eminence,  le  très  humble  et  très 
obéissant  serviteur. 

Paris,  le  3  décembre  1902. 

Monseigneur,  . 

En  l'absence  de  notre  collaborateur  M.  Charmes  qui  s'en  va 
préparer  dans  son  département  sa  candidature  au  Sénat,  je 
rédigerai  dans  le  prochain  numéro  de  la  Revue  la  chronique  de 
la  quinzaine.  Elle  roulera  pour  une  partie  sur  la  pétition  des 
évêques  de  France  que  le  Conseil  d'Etal  vient  de  frapper  comme 


LETTRES  AU  CARDINAL  MATHIEU.  465 

d'abus;  sur  la  question  des  Congrégations;  et  sur  le  voyage  du 
Tsar  à  Rome.  Si  Votre  Eminence  le  jugeait  bon,  ce  serait  donc 
l'occasion  si  le  Vatican  désirait  que  certaines  choses  fussent 
dites,  en  toute  discrétion,  quant  à  la  source  d'où  je  les  tiendrais, 
ce  serait  le  moment  de  les  dire.  Votre  Eminence  pourrait-elle 
me  les  indiquer,  d'accord  avec  le  cardinal  sous-secrétaire  d'Etat? 
Je  n'ai  pas  besoin  de  Lui  dire  combien  je  Lui  en  serais  recon- 
naissant, et  si  nous  n'empêchions  rien,  nous  aurions  du  moins 
utilement  éveillé  l'opinion.  Qu'en  raison  de  cette  considération, 
Votre  Eminence  veuille  donc  bien  excuser  mon  indiscrétion,  et 
qu'avec  la  nouvelle  expression  de  mes  sentiments  de  profond 
respect,  Elle  veuille  agréer  celle  de  mon  entier,  et,  je  l'ose  dire, 
affectueux  dévouement. 

Paris,  le  30  mars  1003. 

Eminence, 

...  Je  dois  aller  faire  à  Madrid,  le  20  avril  prochain,  sur  l'invi- 
tation du  marquis  de  Pidal,  que  connaît  sans  doute  Votre  Emi- 
nence, une  grande  conférence.  Serais  je  encore  indiscret,  mais 
d'une  autre  manière,  si  je  priais  Votre  Eminence  de  vouloir 
bien  faire  part  de  cette  nouvelle  au  cardinal  Vives  ainsi  qu'au 
cardinal  Rampolla,  et  de  leur  demander,  le  cas  échéant,  quel 
modeste  service  je  pourrais  être  à  mène  de  leur  rendre?  En 
revenant  d'Espagne,  j  i  parlerai  aussi  à  Montpellier,  sur  l'invita- 
tion de  l'évêque,  et  probablement  une  seconde  fois  a  Toulouse, 
pour  l'Institut  catholique.  Votre  Eminence  me  pardonnera,  si 
j'ai  pensé  que  ces  nouvelles,  bien  qu'un  peu  personnelles, 
pourraient  peut-être  l'intéresser.  Si  modeste  que  l'on  soit,  et 
j'ajoute,  si  fatigué,  —  car  je  le  suis  plus  que  jamais,  —  nous 
pouvons  tous  quelque  chose  au  moins  d'impéri>/l,  qui  est  de 
mourir  debout.  Stantem  mon!  C'est  la  grâce  que  je  demande  à 
Votre  Eminence  de  m 'obtenir  quelque  jour,  et  en  attendant, 
avec  toutes  mes  excuses  de  ma  double  indiscrétion,  je  la  prie  de 
vouloir  bien  agréer  l'humble  hommage  des  sentiments  avec 
lesquels  Elle  sait  que  je  suis  depuis  bien  des  années  déjà  son 
très  reconnaissant,  très  humble  et  très  dévoué  serviteur. 

S  février  1901. 
Eminence, 

Je  pars  demain  pour  la  Belgique,  où  je  vais  faire  quelques 
conférences,  et  l'abbé  Coriton  ne  me  trouvera  donc  pas  mercredi 

TOME    LVIII.    —     1920.  30 


466  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  mon  bureau,  mais,  en  parlant,  j'y  laisse  un  mot  pour  le  prier 
de  remettre  à  M.  Benoist  ce  dont  vous  l'avez  chargé  pour  moi. 
M.  Benoist  me  le  fera  parvenu"  à  Bruxelles,  et  j'aurai  tout  aus- 
sitôt l'honneur  d'en  accuser  réception  à  Votre  Eminence.  Mais, 
avant  cela,  je  tenais  à  La  remercier  de  ne  nous  avoir  pas  oubliés, 
en  même  temps  qu'à  m'excsuser  de  ne  lui  avoir  pas  écrit  depuis 
si  longtemps  !  Elle  sait  à  quelles  besognes  je  suis  comme  écartelé 
durant  ces  mois  d'hiver  !  Et  elle  sait  aussi  que  dans  les  temps 
où  nous  vivons,  on  n'a,  laélas,  de  Paris  a  Rome,  rien  a  mander 
de  bien  consolant.  J'ai  d'ailleurs  assez  souvent  des  nouvelles  de 
Votre  Eminence,  dont  les  dernières,  m'ayant  été  apportées  par 
Mgr  d'Orléans,  sont  encore  assez  récentes.  M.  Goyau,  qui  doit  être 
maintenant  sur  le  point  de  son  retour,  m'en  apportera,  je  pense, 
dans  une  dizaine  de  jours,  de  plus  détaillées. 

Je  n'apprendrai  pas  à  Votre  Eminence  le  bruit  que  font  ici 
les  affaires  de  l'abbé  Loisy,  et  les  craintes  de  toute  nature  que  ce 
bruit  lui-même  no.us  inspire.  On  ne  peut  notamment  s'empêcher 
de  regretter  que  ïa  condamnation  de  ses  erreurs,  que  naturel- 
lement on  ne  discute  plus  comme  telles,  ne  soit  pas  moins  som- 
mairement motivée.  Si  Votre  Eminence,  à  cet  égard,  pouvait 
obtenir  quelques  précisions,  je  ne  sais  sous  quelle  forme,  mais 
d'un  caractère  public,  on  l'en  remercierait  sans  doute  comme 
d'un  service  signalé.  Me  sera-t-il  permis  d'ajouter,  tout  à  fait 
confidentiellement,  et  comme  qui  dirait  presque  en  confession, 
qu'on  éprouve  trop  de  joie,  ici  et  là,  de  la  condamnation  du 
malheureux  abbé  pour  qu'il  n'y  ait  pas  quelque  vérité  mêlée  ou 
confondue  dans  ses  erreurs  mêmes?  Et  c'est  pourquoi,  Monsei- 
gneur, si  j'osais  exprimer  un  vœu,  je  voudrais  qu'après  avoir 
déclaré  plus  nettement  qu'on  ne  le  fait  que  la  Bible  n'est  pas  un 
Livre  comme  un  autre,  ce  qui  est  tout  le  débat,  on  essayât  ou  on 
nous  laissât  essayer  de  sauver  du  naufrage  des  livres  de  l'abbé 
Loisy  ce  qui  peut-être  mériterait  d'en  être  sauvé. 

Que  j'aimerais  donc  être  à  Rome,  ou  entrevoir  seulement  le 
moment  d'y  aller  passer  quelques  jours  pour  causer  avec  Votre 
Eminence  de  toutes  ces  choses,  et  de  bien  d'autres  encore  ! 
Mais,  je  crains,  hélas  !  que  la  facilité  ne  m'en  soit  pas  donnée 
de  quelque  temps.  Je  n'en  pense  que  plus  souvent  au  séjour  de 
la  villa  Volkonsky,  et  en  priant  Votre  Eminence  de  me  conserver 
dans  sa  bienveillance  la  place  que  je  ne  puis  occuper  aux  portes 
de  Saint-Jean  de  Latran,  je  lui  renouvelle  l'expression  des  senti- 


LETTRES  AU  CARDINAL  MATHIEU.  467 

monts  de  respect  et  d'affection  avec  lesquels  je   suis  son  très 
humble  et  très  obéissant  serviteur. 


Au  sujet  des  sentiments  de  Ferdinand  Brunetière  à  l'endroit  d& 
l'affaire  Loisy,  nous  trouvons  des  précisions  nouvelles  dans  la  mi- 
nute d'une  lettre  qu'il  avait  préparée  pour  l'une  des  personnalités 
cardinalices  de  l'entourage  de  Pie  X,  et  dont  nous  avons  des  raisons 
de  penser  qu'après  quelques  hésitations  Ferdinand  Brunelière  s'abslint 
de  la  faire  parvenir. 

Voici  cette  lettre  : 

1er  février  190*. 
Eminence, 

En  vous  demandant  pardon  de  ma  hardiesse,  et  en  sup- 
pliant Votre  Eminence  de  ne  l'imputer  qu'à  l'ardeur  d'un  zèle 
peut-être  indiscret,  mais  sincère  et  désintéressé,  je  ne  puis 
m'empêcher,  tant  en  mon  nom  qu'au  nom  de  nombreux  catho- 
liques de  France,  de  lui  soumettre  quelques  observations  sur 
l'affaire  de  l'abbé  Loisy. 

Il  ne  m'appartient  pas  d'entrer  dans  le  fond  du  débat,  et  sur 
les  cinq  points  visés  par  Votre  Eminence  dans  sa  lettre  au  Car- 
dinal-archevêque de  Paris,  nous  ne  pouvons,  nous,  laïques  et 
chrétiens,  que  nous  incliir;r  devint  le  jugement  de  l'Eglise. 
Rome  a  parlé  :  nous  n'avons  qu'à  nous  taire;  et  si  désireux  que 
nous  fussions  d'avoir  quelques  explications,  nous  attendons  res- 
pectueusement et  patiemment  que  le  Saint-Père,  en  sa  sagesse, 
juge  le  moment  venu  de  nous  les  donner.  Mais  comme  témoin 
de  l'état  des  esprits  en  France  dans  certains  milieux,  ce  que  je 
crois  devoir  dire  à  Votre  Eminence  en  toute  sincérité,  c'est  que 
la  situation  est  grave,  très  grave,  et  que  l'on  ne  saurait  user  de 
trop  de  ménagements,  je  n'ai  garde  de  dire  pour  entretenir  une 
équivoque  impossible,  mais  pour  retenir  l'abbé  Loisy  '/ans 
l'Église.  Je  ne  suis  pas  de  ses  amis,  moi  qui  vous  écris,  Emi- 
nence, et  je  ne  l'ai  vu  qu'une  fois  en  ma  vie,  voilà  quatre  ou 
cinq  ans.  Je  suis  très  éloigné  de  partager  ses  idées,  et  je  me 
chargerais  au  besoin  de  les  combattre.  Si  j'entreprenais  de  les 
combattre,  ce  serait  sa  méthode  elle-même  que  je  retournerais 
contre  ses  conclusions,  et  peut-être  Mgr  l'Evêque  d'Orléans  a-t-il 
dit  quelque  chose  à   Votre   Eminence  de  mes  intentions  à  cet 


468 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


égard.  Mais  quoi  qu'il  en  soit  du  fond  de  la  question,  j'estime,  et 
nous  sommes  plusieurs  en  France  qui  estimons  qu'on  devrait  user 
à  l'égard  de  l'homme,  et  de  ses  doctrines,  de  toute  l'indulgence 
comp  itible  avec  le  maintien  des  principes  En  regird  des  travaux 
de  l'exégèse  libre  penseuse  et  mèn)  protestante,  si  nous  nous 
contentons  de  demeurer  fermes  sur  nos  anciennes  positions, 
nous  craignons  qu'on  ne  puisse  longtemps  lesdéfeudre  utilement, 
et  s'il  faut  suivre  nos  adversaires  sur  le  terrain  où  ils  nous  appel- 
lent, nous  craignons  qu'une  rigueur  excessive,  en  frappant  trop 
sévèrement  l'erreur  même,  ne  décourage  jusqu'à  la  recherche. 
Votre  Eminence  me  pardonnera-t-elle  la  franchise  de  ce  lan- 
gage? Elle  sait  sans  doute  que,  sur  plusieurs  points,  le  théologien 
de  Berlin,  M.  A.  Harnack,  a  reconnu  la  justesse  des  critiques  à 
lui  adressées  par  M.  Loisy.  J'ai  la  confiance  que  l'on  obtiendra 
mieux  encore  quelque  jour,  si  seulement  on  nous  laisse  la  liberté 
de  nous  tromper  en  cherchant,  et  quand  nous  nous  serons 
trompés,  si  l'on  nous  redresse,  mais  que  l'on  distingue,  en  nous 
redressant,  nos  erreurs  d'avec  nos  intentions,  et,  parmi  nos 
erreurs,  celles  que  l'on  peut  qualifier  ^objectives  de  celles  qui 
ne  consistent  peut-être  que  dans  une  déviation  de  la  méthode,  et 
moins  encore  peut-être  que  cela,  dans  une  confusion  de  mots. 
Encore  une  fois,  Eminence,  je  ne  me  porte  pas  garant  des  sen- 
timents de  l'abbé  Loisy,  n'ayant  pour  cela  ni  mission,  ni  qualité, 
ni  titre,  mais  je  ne  puis  m'empêcher  de  me  demander  anxieu- 
sement s'il  serait  prudent  de  lui  fermer,  dès  à  présent,  toutes 
les  issues,  et  d'exiger  de  lui  une  rétractation  qui  fût  en  quelque 
manière  l'anéantissement  des  travaux  de  toute  une  vie.  Evidem- 
ment, si  l'on  croit  devoir  aller  jusque-là,  nous  nous  soumettrons 
à  la  décision  de  l'Eglise,  et  nous  le  ferons  sans  arrière-pensée, 
réticence,  ni  réserve,  mais,  précisément  puisque  nous  nous 
tairons,  ce  sont  les  ennemis  de  l'Eglise  qui  s'empareront,  pour 
ainsi  dire,  de  notre  silence,  et  qui  en  prendront  avantage  contre 
nous,  je  veux  dire,  Votre  Eminence  l'entend,  contre  l'Église 
elle-même.  Là,  Eminence,  est  le  grand  danger  dont  nous  ne 
pouvons  nous  empêcher  d'être  profondément  émus.  Toute  une 
direction  de  l'exégèse  est  engagée  dans  l'affaire  de  l'abbé  Loisy, 
et  en  le  condamnant  pour  ainsi  dire  en  bloc,  Rome  déclarera 
non  seulement  qu'il  s'est  trompé,  —  ce  qui  ne  nous  parait  en 
beaucoup  de  points  que  trop  évident;  —  mais  c'est  toute  une 
méthode  et  toute  une  orientation  des  études  bibliques  qu'on 


LETTRES    AU    CARDINAL    MATHIEU.  469 

atteindra  du  môme  coup.  Nous  nous  demandons  si  c'en  est  le 
moment. 

Mais,  sans  doute,  en  ai-je  déjà  trop  dit,  Éminence,  et  si  j'in- 
sistais davantage,  mon  indiscrétion  s'aggraverait  d'importunité. 
Veuille  du  moins  Votre  Éminence  ne  voir  dans  cette  longue 
lettre  qu'une  preuve  de  mon  inquiétude  et  de  ma  fidélité.  Dans 
le  dur  combat  que  nous  soutenons  en  France  contre  l'assaut  de 
l'incrédulité,  nous  aurions  besoin  de  directions  précises,  et,  ne 
les  attendant  que  du  Saint-Siège,  naus  les  lui  demandons.  La 
solution  qu'il  donnera  de  l'affaire  de  l'abbé  Loisy  en  sera  une,  el 
nous  souhaitons  ardemment  qu'elle  ne  nous  oblige  pas  de  déposer 
les  armes  presque  avant  que  d'avoir  combattu. 

Je  prie  de  nouveau  Votre  Eminence  de  vouloir  bien  excuser 
ma  hardiesse,  et  je  lui  demande  d'agréer  l'humble  hommage  des 
sentiments  de  respect  et  de  vénération  avec  lesquels  j'ai  l'hon- 
neur d'être  son  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 


27  mars  1904. 

Eminence, 

Oui,  si  je  le  pouvois,  je  prendrais  le  train  pour  Rome,  et 
sachant  par  expérience  l'accueil  qui  m'attend  à  la  villa 
Volkousky,  je  répondrais  à  votre  lettre  en  vous  annonçant  ma 
prochaine  arrivée.  Mais,  hélas!  ni  mes  obligations,  ni  ma  santé 
même,  en  ce  moment,  ne  me  le  permettent,  et  n'y  eùt-il  que 
la  réception  de  M.  Bazin,  qui  est  fixée  au  28  avril,  elle  suffirait 
pour  me  retenir  à  Paris.  Que  Votre  Eminence  me  pardonne 
donc  de  décliner  son  invitation  !  Mais  qu'elle  croie  surtout  à  la 
vivacité  de  mes  regrets,  et  qu'Elle  me  conserve,  nonobstant, 
toute  sa  bienveillance!  J'en  ai  plus  que  jamais  besoin,  sinon 
pour  ne  pas  perdre  tout  à  fait  courage,  mais  du  moins  pour  faire 
bon  visage  h  la  mauvaise  fortune,  el  je  n'ai  gard  ;  de  dire  pour 
ne  pas  désespérer,  mais  cependant  posir  ne  pis  sentir  quoique 
amertume  dont  Votre  Eminence  a  si  bien  compris  que  l'inten- 
sité devait  passer  de  beaucoup  la  portée  effective  de  ma  mésa- 
venture. Il  m'est  plus  qu'indifférent  de  ne  pas  professer  la  lit- 
térature française  au  Collège  de  France,  mais  il  ne  me  l'est  pas 
du  tout  d'en  être  écarté,  si  je  puis  ainsi  dire,  vu  toutes  les  rai- 
sons que  j'aurais  d'y  être,  et  encore  bien  moins  de  songer  que, 
tandis  qu'en  tout  autre  pays  on  m'aurait  depuis  dix  ans  offert 


470 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


la  chaire  que  j'aurais  voulue,  le  mien,  notre  pauvre  pays  Je 
France,  est  le  seul  où  contre  tout  droit  on  me  la  dispute  et  on  la 
refuse,  je  ne  dis  pas  à  M.  B  ..  mais  à  trente^ ans  de  labeur  inin- 
terrompu. Sic  vos  non  vabis. 

Mais  c'est  assez  parler  de  ma  personne,  et  j'aime  mieux  dire 
à  Votre  Eminence,  qui  d'ailleurs  a' pu  s'en  apercevoir,  l'effet  que 
son  article  a  produit...  dans  les  Deux  Mondes  (1).  Je  m'y  attendais 
bien  .'Mais,  de  même  que  les  mésaventures,  pour  être  attendues, 
n'en  sont  pas  moins  sensibles,  c'est  ainsi  qu'on  n'est  pas  moins 
heureux  d'un  succès  sur  lequel  on  comptait,  et  il  m'est  particu- 
lièrement doux  d'en  pouvoir  faire  à  Votre  Eminence  mon  com- 
pliment bien  sincère.  BU  repetita  placent.  J'espère  même,  en 
bon  directeur  de  Revue,  que  Votre  Eminence  ayant  éprouvé 
la  publicité  de  la  Revue  des  Deux  Mondes,  ne  dédaignera 
pas  d'y  recourir  encore,  et  je  souhaite  que  ce  soit  prochaine- 
ment. 

Vous  avez,  je  crois,  en  ce  moment,  beaucoup  de  Français  à 
Rome,  et  sans  doute  vous  en  aurez,  dans  un  mois,  davantage.  A 
quels  incidents  donnera  lieu  le  voyage  présidentiel?  et  veuille 
Dieu  qu'il  n'en  résulte  rien  de  fâcheux  pour  la  France,  ni  pour 
la  religion.  On  parle  moins  des  affaires  Loisy  et  la  politique 
l'emporte  présentement  sur  l'exégèse. 

Veuillez  agréer,  je  vous  prie,  Monseigneur,  avec  tous  mes 
remerciements  de  nouveau,  l'expression  dos  sentiments  avec 
je  suis 

De  Votre  Eminence  le  très  humble  et  très  affectueusement 
dévoué. 


Paris,  le  1"  décembre  1904. 

Monseigneur, 

Votre  Eminence  aura  bien  voulu  se  dire,  je  l'espère,  que  si 
je  n'avais  pas  répondu  plus  tôt  à  sa  dernière  lettre  et  au  message 
dont  Elle  avait  bien  voulu  charger  pour  moi  Mmè  Buloz,  il  y  en 
avait  quelque  raison,  plus  majeure  encore,  si  je  l'ose  ainsi  dire, 
que  mystérieuse,  —  et  cette  raison  c'était  la  maladie.  Bien  peu 
de  jours  après  que  j'avais  eu  l'honneur  de  voir  Votre  Eminence; 
j'ai  dû  en  effet  prendre  le  lit,  et  je  n'y  suis  plus,  depuis  déjà 

(1)  La  Revue  des  Deux  Mondes  du   15  mars  1904  avait  publié  un  article   du 
cardinal  Mathieu  :  les  Derniers  jours  de  Léon  XIII  et  le  Conclave. 


LETTRES  AU  CARDINAL  MATHIEU. 


471 


quelque  temps,  mais  je  garde  toujours  la  chambre,  et  de  cet 
assaut,  assez  mal  soutenu,  il  m'est  resté  jusqu'à  présent  une  las- 
situde dont  les  effets  ressemblent  beaucoup  à  ceux  de  la  paresse  1 
Quand  re  prend  rai- je  le  dessus?  C'est  ce  que  je  me  demande  avec 
un  peu  d'anxiété,  et,  en  attendant  que  je  réponde,  la  besogne 
s'accumule,  dont  je  ne  sais  comment  je  me  tirerai  quand  j'en 
aurai  recouvré  les  moyens. 

Pour  m'y  préparer,  j'ai  dû  commencer  par  renoncer  momen- 
tanément au  voyage  de  Rome,  et  quelque  désir  que  j'eusse  de 
présenter  mes  très  humbles  hommages  au  Souverain  Pontife, 
-voici  que  je  ne  sais  plus  quand  je  pourrai  m'en  donner  la  joie. 
Si  quelque  favorable  occasion  s'en  présente,  oserai-je  prier  Votre 
Eminence  de  vouloir  bien  se  faire  auprès  du  Saint-Père  l'inter- 
prète des  regrets  -d'un  humble  fidèle?  Hélas!  c'est  pourtant 
maintenant  qu'il  faudrait  être  à  Rome. 

Je  n'ai  point  de  nouvelles  bien  intéressantes  à  donner  à 
Votre  Eminence.  On  regrette  ici  que  le  général  André  n'ait 
point  entraîné  ses  collègues  dans  sa  chute,  et  on  attend  la 
comparution  en  cour  d'assises  de  Syveton.  Ils  ont  voté  le 
budget  des  Cultes  à  une  plus  forte  majorité  que  jamais,  et  on  se 
demande  ce  que  signifie  ce  vote.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  sur, 
c'est  qu'on  ne  s'attend  à  rien  de  bien  heureux,  et  sous  des 
apparences  de  paix,  on  se  rend  compte  de  plus  en  plus  nette- 
ment que  nous  vivons  en  état  permanent  de  crise  révolution- 
naire. Crise  et  Révolution!  nos  gouvernants  ont  en  quelque  sorte 
consolidé  ce  que  ces  mots  dans  notre  vieille  langue  exprimaient 
de  «  transitoire  »  et  d'essentiellement  «  momentané.  » 

On  donnait  hier  de  mauvaises  nouvelles  du  cardinal  arche- 
vêque de  Paris,  mais  elles  sont  aujourd'hui  bien  meilleures,  et 
je  crois  que  si  quelqu'un  peut  vous  renseigner  sur  l'état  de  sa 
santé,  e'egt  Mgr  Touchel,  que  j'aurais  été  si  heureux  de  pouvoir 
acriiinpHgner  dans  son  voyage  ad  Limina. 

Voire  Eminence  me  pardonnera  de  ne  pas  allonger  celte 
lettre;  j'en  ai  encore  aujourd'hui  une  douzaine  à  écrire.  J'ai 
voulu  commencer  par  celle-ci,  afin  que  Votre  Eminence  ne  s'in- 
quiétât pas  plus  qu'il  ne  faut  de  ma  santé,  et  afin  aussi  qu'elle 
ne  m'accusât  pas  de  négligence.  Et  je  termine  en  la  priant  de 
vouloir  bien  agréer,  avec  tous  mes  remerciements  de  sa  bien- 
veillante sollicitude,  dont  je  lui  suis  profondément  reconnais- 
sant, l'humble  hommage  des  sentiments  de  profond  respect  et 


472  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'affectueuse  vénération  avec  lesquels  j'ai  plaisir  à  me  dire  plus 
que  jamais,  son  très  obéissant  et  très  dévoué. 


Marlolte,  le  22  septembre  1905. 
Monseigneur, 

Si  Votre  Eminence  veut  bien  me  faire  savoir  a  Mârlotte,  où 
je  suis  encore  pour  une  quinzaine  de  jours,  à  quelle  heure  et  où 
je  pourrai  la  rencontrer  le  vendredi  29  ou  le  samedi  30  sep- 
tembre, Elle  sait  avec  quel  empressement  je  répondrai  à  son 
appel.  Elle  voudra  bien  d'ailleurs  m'excuser  si  je  la  préviens 
d'avance  qu'elle  n'entendra  de  moi  que  les  restes,  non  «  d'une 
voix  qui  tombe,  »  mais  d'une  «  voix  tombée.  »  Il  y  a  déjà  sept 
mois  que  je  ne  parle  plus,  et  l'épreuve  a  été  singulièrement 
douloureuse.  Mais  mon  parti  en  est  pris  maintenant,  et  j'espère 
que  Votre  Eminence  n'en  trouvera  pas  mon  «  ardeur  »  dimi- 
nuée. 

Agréez,  je  vous  prie,  Monseigneur,  l'hommage  des  sentiments 
respectueux  avec  lesquels  je  suis, 

De  Votre  Eminence,  le  très  humble  et  très  dévoué  serviteur. 

Paris,  le  7  décembre  190;i. 
Monseigneur, 

Je  remercie  Votre  Eminence  de  sa  lettre,  à  laquelle  je  vou- 
drais pouvoir  répondre  que  je  vais  prendre  le  train  pour  aller 
mettre  mes  humbles  hommages  et  l'expression  de  ma  vénération 
aux  pieds  du  Saint-Père,  mais,  hélas!  l'état  de  ma  santé  ne  me 
le  permet  pas,  et,  sans  doute,  je  serais  à  demi-mort,  en  arrivant 
à  Rome.  Et  puis,  Votre  Eminence  a  pu  le  constater,  quel  effet 
ferais-je  à  Rome,  avec  la  voix  que  je  n'ai  plus?  et  quels  services 
pourrais-je  y  rendre?  Je  ne  suis  plus  bon  qu'à  mettre  du  noir 
sur  du  blanc,  au  fond  d'un  cabinet  solitaire,  et  si  ces  écritures 
peuvent  être  de  quelque  utilité,  c'est  désormais  tout  ce  que  je 
demande!  Dieu  fait  bien  ce  qu'il  fait,  et  s'il  a  jugé  peut-être 
que  j'avais  assez  et  trop  parlé,  je  n'ai  plus  qu'à  profiter  de  l'aver- 
tissement qu'il  me  donne. 

Voilà  la  Loi  de  séparation  volée  d'hier,  et  on  prête  au  gou- 
vernement, depuis  quelques  jours,  l'intention  de  hâter  mainte- 
nant la  confection  du  Règlement  d'administration  qui  en  fixera 
les  détails  d'exécution.  Je  pense,  Monseigneur,  que  tout  l'effort 


LETTRES    AU    CARDINAL   MATHIEU.  413 

du  Conseil  d'Étal  se  reportera  sur  l'article  4  pour  essayer  de 
définir  à  sa  manière  «  les  règles  d'organisation  générale  du 
culte.  »  Il  s  Tait  donc  extrêmement  important  de  le  gagner  sur 
ce  point  de  vitesse.  S'il  prenait  en  effet  les  devants,  et  à  la 
manière  de  nos  anciens  légistes,  s'il  définissait  objectivement 
l'organisation  générale  du  culte,  je  ne  vois  pas  ce  que  nous 
pourrions  faire,  et  c'est  alors  sans  doute  qu'il  serait  difficile 
({'accepter  ou  de  subir  la  loi.  11  y  a  d'autres  dangers,  et  je  n'at- 
tends rien  de  bon  de  ce  Règlement,  mais  celui-ci  me  parait  le 
pins  urgent,  et,  si  je  me  permets  d'y  insister,  c'est  que  le  bruit 
a  couru  qu'on  attendait  à  Rome  que  ce  règlement  eût  paru, 
avant  de  prendre  ou  de  rendre  publique  aucune  décision.  Je 
crois  que  ce  serait  trop  attendre. 

Aussitôt  que  j'aurai  des  exemplaires  de  l'article  tirés  à  part, 
je  les  enverrai  aux  adresses  que  Votre  Eminence  m'indiq  ie(l). 

En  attendant,  je  la  remercie  de  nouveau  d'une  approbation 
dont  à  peine  ai-jc  besoin  de  lui  dire  quel  est  le  prix  pour  moi, 
et  non  moins  touché  de  la  nuance  d'affection  qu'elle  y  mêle,  je 
la  prie  d'agréer  l'hommage  des  sentiments  de  profond  respect  et 
de  vénération  avec  lesquels  je  suis,  son  très  humble  et  très  dévoué. 

Paris,  le  9  décembre  1905. 
Monseigneur, 

Je  m'empresse  de  répondre  à  Voire  Eminence  que  du  mo- 
ment que  nous  essayons  de  tirer  parti  de  la  loi,  je  ne  vois  aucun 
inconvénient,  dans  le  présent  ni  dans  l'avenir,  à  subir  l'inven- 
taire prescrit  par  ladite  Loi.  Il  est  clair  en  effet  que  de  s'y  refu- 
ser, ce  serait  partir  en  guerre,  et,  si  nous  devons  en  arriver  à 
cette  nécessité,  je  voudrais  que  ce  fût  sur  une  question  de  prin- 
cipes, et  notamment  sur  celle  des  conditions  de  catholicité  de 
l'association  cultuelle.  Tout  est  là  si  je  ne  me  trompe.  Définir 
les  conditions  en  dehors  desquelles  l'Eglise  ne  peut  pas  recon- 
naître les  associations  cultuelles,  voilà  le  problème  capital,  et 
que  je  voudrais  qu'on  résolût  avec  une  entière  clarté.  Laissons 
donc  de  côté  tout  le  reste,  au  moins  pour  le  moment,  et  sauf  la 
question  de  savoir,  sur  le  sujet  de  l'inventaire,  si  les  évoques 
devront  ou  non  exiger  l'insertion  au  procès-verbal  d'une  proies* 
talion,  ou  d'une  réserve  dont  la  forme  serait  à  trouver.  Plus  j'y 

(1)  11  s'agit    de    l'article  publié  dans  la  Rtvue   du  1"  décembre  :  Quand  la 
séparation  sera  volée. 


474 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


songe  d'ailleurs,  et  plus  je  demeure  convaincu  que  si  la  phrase 
désormais  historique  sur  «  les  règles  de  l'organisation  générale 
du  culte  »  s'entend  et  s'applique  dans  les  termes  définis  par 
M.  Ribot  dans  la  discussion  de  l'article  4,  l'organisation  de 
l'Eglise  de  France  peut  devenir  en  quinze  ou  vingt  ans  plus 
forte  qu'elle  ne  l'a  été  depuis  longtemps.  Votre  Eminence  a-t-clle 
lu  sur  ce  point  les  articles  de  M.  Gayraad  dans  la  Revue  du 
clergé  et  dans  le  Gaulois? 

Vous  me  pardonnerez,  Monseigneur,  la  précipitation  dont 
cette  lettre  porte  la  trace,  ou  plutôt  Votre  Eminence,  avec  sa 
bonté,  n'y  voudra  voir  qu'une  preuve  de  mon  empressement  à 
La  satisfaire,  et  avec  mes  remerciements,  Elle  agréera  l'hom- 
mage des  sentiments  de  respect  et  d'affectueuse  vénération  avec 
1  squels  je  suis  son  très  humble  et  très  dévoué. 

Paris,  le  15  décembre  1905. 
Monseigneur, 

J'ai  pris  la  liberté  de  faire  partir  hier  soir,  à  l'adresse  oV 
Votre  Eminence,  un  paquet  contenant  avec  les  dédicaces,  une 
douzaine  de  brochures  qu'un,  des  secrétaires  de  Votre  Eminence" 
voudra  bien,  je  l'espère,  prendre  la  peine  de  diriger  à  leur 
adresse.  Je  m'accuse  de  mon  indiscrétion.  Mais  j'ai  pensé  qu'au- 
cun autre  moyen  de  les  faire  parvenir  à  leurs  Èminentissimes 
destinataires  ne  serait  plus  rapide  ni  plus  sur,  et  connaissant 
votre  bienveillance,  je  pense  que  vous  m'excuserez  d'y  avoir 
une  fois  de  plus  recouru. 

Il  n'y  a  rien  ici  de  bien  nouveau,  si  ce  n'est  que  nos  intran- 
sigeants n'ont  pas  été  contents  de  l'article,  je  dis  les  noires,  et 
non  pas  ceux  de  la  Lanterne  et  de  ï Action;  mais  quelques  nus 
«J'entre  eux  ont  commencé  pourtant  à  réfléchir,  et  je  crois  que 
itous  avons  l'opinion  pour  nous.  Votre  Eminence  l'aura  vu  par 
les  articles  du  Journal  des  Débat*. 

Je  vais  envoyer  la  brochure  à  la  plupart  de  nos  Evèq ues  de 
France,  et  j'attendrai  le  «  règlement  d'administration.  » 

Je  renouvelle  toutes  mes  excuses  à  Votre  Eminence  avec 
tous  mes  remerciements  et  je  La  prie  d'agréer  l'hommage  des 
sentiments  de  respect  et  d'affectueuse  vénération  avec  lesquels 
je  suis  toujours  heureux  de  me  dire  son  très  humble  et  entière- 
ment dévoué. 


LETTRES    AU    CARDINAL    MATHIEU.  415 

Paris,  le  20  mars  1906. 


Emi: 


NENCE, 


L' Académie  française  ne  fora  certainement  pas  de  déclara- 
ration,  iVil-ce  à  huis  clos,  sur  le  point  de  savoir  si  le  successeur 
du  (Cardinal  iPerraud  sera  ou  ne  sera  pas  un  ecclésiastique.  Ces 
déclarations  ne  sont  pas  dans  nos  usages,  et  quoi  qu'il  en  puisse, 
êliv  au  fond,  nous  ne  votons  jamais  que  sur  des  noms  ou  des 
personnes. 

Je  suis  d'ailleurs  assez  embarrassé,  personnellement,  de 
donner  à  Votre  Eminence  les  indications  qu'Elle  veut  bien  me 
demander.  Je  ne  le  suis  pas  personnellement.  Personnellement, 
j'ai  des  engagements,  s'il  se  présente,  envers  M.  de  Ségur,  qui 
est  un  de  mes  anciens  amis,  un  brillant  collaborateur  de  la 
Revue,  et  qui  déjà,  deux  ou  trois  fois,  s'est  effacé  si  galamment, 
que  nous  ne  pouvons  pas  lui  demander  de  le  faire  une  fois 
encore.  Posera-t-il  sa  candidature  ?  S'il  ne  la  pose  pas,  je  suis 
tout  acquis  à  Votre  Eminence,  et  prêt  à  faire  pour  Elle  tout  ce 
qui  dépendra  de  moi,  et  d'ailleurs  heureux  de  pouvoir  lui  dire 
que  ce  «  tout  »  ne  sera  pas  grand'chose.  L'élection  ira  toute 
seule.  Mais  si  M.  de  Ségur  pose  sa  candidature,  c'est  ici  la 
question  délicate,  et  il  s'agit  de  savoir  si  Votre  Eminence  devra 
néanmoins  poser  la  sienne.  Mais  c'est  ici  aussi  que  je  suis 
embarrassé,  et  que  je  ne  sais, trop,  Monseigneur,  quelle  indica- 
tion vous  donner.  Que  vous  dit-on  d'autre  part?  et  qui  avez-vous 
consulté  ?Croyez-vou.s  que,  devant  votre  candidature,  M.  de  Ségur 
retire  la  sienne  '.'S'il  ne  la  retire  pas,  convient-il  à  votre  dignité 
de  courir  la  chance  de  l'élection  ?  Dans  quelles  conditions,  et 
avec  quels  appuis  —  mais  j'entends  quels  appuis  certains  — 
irez-vous  à  cette  élection  ?  Ce  sont  autant  de  questions  aux- 
quelles seule  Votre  Eminence  peut  répondre  :  et  autant  de 
difficultés  sur  lesquelles,  pour  ma  part,  je  n'oserais  rien  lui  dire 
qui  ressemblât  à  un  «  conseil.  »  Elle  verra  et  elle  jugera. 

En  résumé,  si  M.  de  Ségur  se  présente,  je  voterai  probable- 
ment pour  lui,  et  d'autre  part,  je  ne  puis  pas  prendre  sur  moi 
de  lui  conseiller  de  ne  pas  se  présenter.  Mais  s'il  ne  se  présente 
pas,  je  suis  tout  entier  à  Votre  Eminence  et  de  ceux  qui  n'épar- 
gneront rien  pour  lui  ménager  une  belle  élection.  Hélas!  j'au- 
rais été  heureux  de  pouvoir  m'y  employer  tout  de  suite,  et  de 
tout  cœur,  sans  restriction  ni  condition,  mais  on  n'est  pas  tou- 


£76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jours  le  maître  de  sa  voix,  non  plus  que  de  ses  actes  I  Votre 
Eminence  me  pardonnera-t-elle  d'ajouter,  qu'en  toute  autre 
occasion,  si  je  vis  jusque  là,  Elle  me  retrouvera  entièrement  à 
sa  disposition  ?  Je  crois  pouvoir  répondre  que  si  l'Académie  ne 
nomme  pas  un  ecclésiastique  au  fauteuil  du  cardinal  Perraud, 
cela  ne  voudra  pas  du  tout  dire  qu'elle  renonce  à  l'éclat  qu'ont 
jeté  sur  elle  tant  de  princes  de  l'Eglise,  et  le  jour  qu'elle  aura 
décidé,  intra  se,  d'en  choisir  un,  je  ne  doute  pas  que  tous  les 
suffrages  ne  se  portent  sur  Votre  Eminence. 

Veuillez  agréer,  je  vous  prie,  Monseigneur,  l'humble  hom- 
mage des  sentiments  de  respect  et  de  vénération  avec  lesquels 
je  suis  de  Votre  Eminence  le  très  fidèlement  dévoué. 

Ferdinand  Brunetière. 


Le  cardinal  Malhieu  devait  être  élu  aufauteuil  du  cardinal  Perraud, 
mais  il  semble  qu'il  garda  sinon  quelque  rancune,  du  moins  quelque 
amertume  de  la  franchise  avec  laquelle  Ferdinand  Brunetière  avait 
invoqué  l'engagement  qui  le  liait  au  marquis  de  Ségur.  Nous  lisons  en 
effet  dans  une  lettre  que  celui-ci  écrivait  à  Mme  Buloz  le  15  oc- 
tobre 1906  :  «  Pour  le  moment,  du  fond  de  ma  solitude,  qui  est  assez 
triste,  je  n'ai  pas  de  «  nouvelles  »  à  vous  donner,  ni  rien  de  bien  inté- 
ressant à  vous  dire,  si  ce  n'est  que  le  cardinal  Malhieu  m'a  honoré  de 
sa  visite, en  compagnie  de  M.  Rodocanachi  que  je  n'avais  pas  l'hon- 
neur de  connaître.  Visite  assez  insignifiante,  qui  n'a  pas  dissipé  la 
contrainte  que  l'affaire  académique  a  mise  décidément  entre  nous,  et 
qui  n'a  pas  non  plus  terminé  le  conflit  de  l'Église  et  de  l'État.  » 


HIER    ET   Dl  MAIN 


H  m 


LE   PAYSAN 


Ceux  dont  nous  parlons  dans  ces  pages  ne  les  liront  pas.  Ils 
lisent  peu,  labourent  beaucoup,  gagnent  en  un  an  plus  d'argent 
qu'autrefois  en  dix,  et  volontiers  vous  disent  que,  si  tout  devient 
hors  de  prix,  ce  n'est  pas  qu'ils  ne  travaillent  autant  et  plus  que 
jamais.  D'autres  vont  les  lire  qui  partagent  notre  souci  de  la 
terre  nourricière  :  peut-on  en  ce  moment  n'avoir  pas  ce  souci? 

La  question  de  la  terre,  très  complexe,  est  chargée  de  maté- 
rialités. Nous  n'en  méconnaissons  aucune.  Ni  les  statistiques, 
hérissées  de  chiffres,  ne  nous  sont  étrangères,  ni  le  fumier, 
l'engrais  et  la  machine,  ni  les  mille  détails  de  la  tenue  d'une 
métairie,  ni  les  lois  et  usages  ruraux,  ni  le  budget  du  paysan 
en  rapport  étroit  avec  son  àme.  Au  fond,  en  dépit  des  apparences, 
il  s'agit  d'une  question  morale.  On  va  répétant  que  la  grande 
richesse  delà  France  est  la  fertilité  de  son  sol  :  nous  n'y  contredi- 
sons pas,  à  condition  de  s'entendre.  La  fertilité  agricole  d'une  terre 
doit  être  distinguée  de  sa  fertilité  originelle  ou,  si  l'on  veut, 
native  :  l'une  n'est  point  séparable  de  l'homme  qui  la  prépare, 
l'exploite  et  la  maintient,  l'autre,  due  à  un  heureux  concours  de 
circonstances  géologiques  et  climatériques,  est  une  richesse  vir- 
tuelle et  inutile  tant  que  la  main  de  l'homme  n'intervient  pas 
pour  la  rendre  effective.  Otez  l'homme  de  la  terre,  la  moisson 
disparait  tout  de  suite,  et  peu  à  peu  quelque  chose  se  ruine, 
d'une  grande  importance,  qui  est  tout  l'aménagementcultural 
du  sol.  Les  initiés  nous  entendent  bien. 

{i)  Voyez  la  Revue  du  i"  mai. 


478 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Par  une  soirée  radieuse  de  juin,  la  fenaison  s'achève  autour 
des  grandes  charrettes  de  foins  parfume's  ;  mais,  pour  faire  sortir 
la  prairie  des  marécages,  il  fallut  jadis  régulariser  le  cours  de 
la  rivière,  l'emprisonner  entre  deux  digues,  creuser  un  canal  de 
secours,  conduire  les  rigoles  d'assèchement  à  l'écluse,  niveler  le 
terrain,  le  défendre  contre  les  ruisseaux  qui  tombent  des  hau- 
teurs voisines.  La  coupe  de  chasselas  dorés,  dont  chaque  grain 
semble  retenir  un  rayon  de  soleil,  met  la  joie  sur  votre  table; 
ils  descendent  d'une  vigne,  plantée  sur  des  pentes  vives  et 
rocheuses,  où  l'humus  fut  monté  a  l'aide  de  paniers  portés  sur 
la  tète.  Si  la  moisson  pousse  drue,  à  flanc  de  coteau,  c'est  que 
le  champ  est  assaini  par  un  système  ingénieux  d'égouts  souterrains 
et  protégé  contre  le  ravinement  par  des  tranchées  et  des  murs 
de  soutien.  L'homme  ne  peut  rien  sur  les  grands  reliefs  du  sol, 
mais  il  est  maitre  de  sa  surface,  qu'il  modifie  et  dispose  à  son 
gré,  en  vue  des  cultures  qu'il  y  veut  faire.  Sur  le  dessin  ferme, 
arrèlé  par  l'évolution  géologique,  il  met  des  traits,  des  hachures, 
des  couleurs  qui  donnent  au  pays  son  visage,  sa  physionomie 
agricoles. 

Tout  cela  c'est  l'aménagement  cultural,  indispensable,  d'une 
valeur  immense.  S'il  s'abolissait  subitement  dans  un  cataclysme 
sismique,  le  malheur  serait  irréparable.  Sur  bien  des  points  du 
champ  de  bataille,  où  le  pilonnage  l'a  détruit,  on  ne  songe  pas 
à  le  rétablir  à  cause  de  la  dépense.  Il  est  la  pensée  paysanne, 
incorporée  au  sol  de  vive  force,  au  prix  d'une  lutte  longue  et  dure, 
parfois  d'un  corps  à  corps  émouvant.  L'homme  a  façonné  la  terre, 
et  celle-ci  le  lui  a  rendu,  le  marquant  de  son  empreinte  qui  varie 
selon  que  le  pays  est  en  bois  ou   prairies,  en  vignes  ou  labours. 

Le  paysan  et  la  terre  vivent  en  fonction  l'un  de  l'autre,  dans 
une  sorte  de  symbiose,  où  l'homme  domine  et  commande.  Des 
deux  valeurs,  il  est  la  première.  Sur  un  sol  deshérité  le  paysan 
vous  fait  vivre,  et,  sans  lui,  vous  mourrez  de  faim  sur  les  allu- 
vions  les  plus  fertiles.  On  dit  couramment  :  tant  vaut  le  labou- 
reur, tant  vaut  le  champ,  et  on  entend  que  l'abondance  du  grain 
se  mesure  à  l'énergie  du  labour.  Ce  n'est  pas  assez  et  il  faut  aller 
plus  loin  :  parmi  les  facteurs  qui  déterminent  la  valeur  vénale 
de  la  terre  dans  une  région,  —  les  inspecteurs  du  Crédit  foncier 
ne  nous  démentiront  pas,  —  il  convient  de  mettre  en  première 
ligne  l'état  moral  de  la  population  paysanne  qui  l'habite. 

En  somme,  et  c'est  là  que  nous  en  voulions  venir,  La  grande 


LE    PAYSAN.  479 

richesse  de  la  France  est  sa  paysannerie,  Il  n'est  pas  question 
en  ce  moment  des  réserves  morales  qu'elle  renferme  :  on 
sait  le  rang  qu'elfe  a  tenu  dans  la  bataille,  et  que  sans  elle  nous 
ne  l'aurions  pas  gagnée.  Il  ne  s'agit  pas  non  plus  de  ce  vieux 
fonds  de  l'àme  paysanne  où  le  génie  français  puise  à  pleines 
racines  les  sèves  les  plus  vivifiantes.  Pour  un  peuple  menacé 
dfe  la  ruine  économique,  inquiet  de  son  pain  quotidien,  une 
richesse  passe  avant  toutes  les  autres  :  c'est  celle  qui  se  pèse  et 
se  mesure  en  tonnes  de  blé,  de  vin,  de  viande,  de  beurre,  qui 
se  compte  en  liasses  de  billets  de  banque.  De  cette  richesse  le 
paysan  n'est-il  pas  le  grand  ouvrier?  Les  billets  se  changeront 
en  rouleaux  d'or.  De  cette  transmutation  l'alchimiste  ne  sera-t-il 
pas  encore  le  paysan  ? 

Faut-il  s'étonner  que  tous  les  regards  se  tournent  vers  lui, 
qu'on  se  demande  avec  curiosité,  peut-être  avec  inquiétude 
dans  quel  état  la  guerre  nous  le  rend?  Pendant  cinq  ans,  coiffé 
du  casque  et  vêtu  d'horizon,  il  a  vécu  de  la  vie  la  plus  extraor- 
dinaire qui  se  puisse  imaginer  :  n'en  est-il  pas  resté  quelque 
nouveauté  dans  son  âme  ? 

I 

Telle  est  la  question  à  laquelle  nous  allons  essayer  de  ré- 
pondre. Comme  notre  pensée  sort  tout  entière  et  directement 
de  faits  observés  sur  place,  sans  le  secours  d'aucune  docu- 
mentation extérieure,  elle  n'est  rigoureusement  valable  que 
dans  les  limitas  de  notre  champ  d'observation.  Nous  ne  doutons 
pas  cependant  d'y  avoir  rencontré  une  part  importante  de  vérité 
générale  :  l'essentiel  de  ce  qui  se  passe  sous  nos  yeux  se  retrouve 
ailleurs  si  l'on  sait  écarter  la  particularité  des  détails.  Il  faut 
faire  encore  deux  remarques.  D'abord  les  changements  intéres- 
sants qui  se  sont  déjà  produits,  et  qu'on  va  voir,  seront  suivis 
de  bien  d'autres,  engendrés  par  les  premiers;  il  se  passera 
quelques  années  avant  qu'on  puisse  en  dresser  un  tableau  d'en- 
semble. Puis,  c'est  l'àme  collective  des  paysans  que  nous  cher- 
chons. Or,  s'il  est  des  jours  d'élection  pour  l'observer,  d'autres 
sont  moins  favorables.  Ou  la  vit  se  manifester  à  l'appel  du 
tocsin;  elle  s'exalta  dans  l'émotion  des  jours  suivants,  où  l'uni- 
versel départ  des  hommes  précisait  à  tous  l'image  du  danger 
commun;  et  pendant  cinq  aus,  elle  n'a  cessé  de  dominer  l'àme 


480  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

individuelle.  Mais,  à  la  démobilisation,  elle  s'est  de  nouveau 
dispersée,  chacun  retrouvant  sa  maison,  son  travail,  sa  vie 
isolée  et  égoïste.  Pour  la  surprendre,  il  faut  retenir  les  moin- 
dres symptômes  ;  on  nous  pardonnera  la  minutie  de  certains 
détails. 

Le  meilleur  moyen  de  savoir  ce  que  pense  le  paysan  qui 
revient  du  front  est  de  l'écouter.  Encore  faut-il  qu'il  parle;  et, 
contre  toute  attente,  lui  d'un  pays  où  tout  le  monde  passe  pour 
•un  bavard,  il  ne  parle  pas.  Entendons  qu'il  choisit  ses  sujets,  et 
non  pas  au  gré  de  notre  curiosité.  Quand  on  l'interroge  sur  la 
guerre,  il  répond  sans  entrain,  et  parfois,  si  l'on  insiste,  il  appa- 
raît qu'on  l'importune. 

De  cette  réserve,  il  y  a  plusieurs  raisons,  dont  on  voit  bien  la 
première.  L'homme,  ayant  fait  la  guerre  pendant  cinq  ans,  en 
est  excédé;  il  n'y  veut  plus  penser,  encore  moins  en  parler;  pas 
une  ombre  ne  doit  passer  sur  son  bonheur  immense,  si  long- 
temps attendu,  d'être  enfin  hors  de  la  tourmente.  Il  en  chasse  le 
souvenir  comme  un  cauchemar. 

Quand  on  s'étonne  de  cette  réserve,  il  répond  qu'il  y  a  bien 
assez,  pour  parler  de  la  guerre,  de  ceux  qui  ne  l'ont  pas  faite. 
L'un  d'eux  m'a  dit  :  «  Nous  n'en  parlons  qu'entre  nous.  » 
Sur  certains  détails  de  la  bataille,  visiblement  ils  se  refusent. 

D'ailleurs,  dans  l'ensemble,  la  bataille  moderne  n'est  pas 
belle  à  conter,  au  regard  de  celle  d'autrefois,  où  l'homme,  sabre 
haut,  baïonnette  en  avant,  parfois  au  son  des  tambours  et  des 
clairons,  traçait  dans  l'air  des  gestes  superbes. 

Ce  silence  n'est  pas  définitif.  Le  temps  se  chargera  d'effacer 
certains  détails,  d'en  estomper  d'autres,  d'éteindre  les  sensibi- 
lités, de  porter  la  lumière  sur  des  points  obscurs.  On  mesure  mal 
la  grandeur  des  journées  historiques  parce  qu'on  les  ramène  à 
des  précisions  infimes  et  personnelles.  La  littérature  et  l'art 
aideront  l'imagination  populaire  à  dresser,  dans  le  recul,  aux 
lieux  les  plus  horribles,  des  images  de  beauté.  Les  soldats  de 
Napoléon  ne  parlaient  pas  tout  d'abord  comme  plus  tard,  après 
Béranger  et  Victor  Hugo,  après  le  retour  des  cendres  et  toute 
l'envolée  de  la  légende,  quand  la  vieillesse  leur  fut  venue. 

La  vieillesse  est  conteuse  et  on  sait  bien  pourquoi.  Elle  trouve 
dans  les  récits  du  temps  passé  la  revanche  des  humiliations 
journalières  que  l'âge  lui  inllige.  L'homme  s'appelait  Jean, 
petit  vieux  alerte,  avec  un  anneau  d'or  à  chaque  oreille.  Quand 


LE    PAYSAN.  481 

quelqu'un  mourait,  on  allait  chercher  Jean,  qui  «  pliait  le 
mort,  »  et  le  veillait  la  dernière  nuit  avec  un  cierge  allumé, 
une  bouteille  de  vin  et  sa  tabatière  pleine.  Nous,  les  petits,  que 
Jean  effrayait  un  p  mi,  nous  disions  qu'il  n'avait  pas  peur  des 
morts  en  ayant  beaucoup  vu  dans  la  bataille.  Bien  qu'il  ne  tra- 
vaillât plus  guère,  on  le  voyait  s'empresser  autour  des  char- 
rettes, le  jour  do  la  gerbière,  avec  ses  bras  affaiblis.  Alors,  si 
quelque  jeune  lui  disait  sur  un  ton  légèrement  apitoyé  :  «  Jean, 
ce  n'est  plus  comme  à  Saragosse,  »  l'homme  se  redressait,  et, 
pour  peu  qu'on  l'écoutât,  racontait  raffaire,  par  quoi  il  se  sen- 
tait grandir  au-dessus  de  tous,  au-dessus  des  plus  forts,  qui 
la-haut  coiffaient  la  meule  de  ses  dernières  gerbes. 

Les  jeunes  d'aujourd'hui  deviendront  les  vieux.  Alors,  si,  le 
jour  de  la  gerbière,  quelqu'un  dit  :  «  Pierre,  ce  n'est  plus  comme 
à  la  Marne,  à  l'Yser  et  à  Verdun,  »  le  poilu,  redressé  sous  son 
poil  devenu  blanc,  partira  pour  la  reprise  de  Douaumont,  11e  de 
ligne,  1er  bataillon,  dépôt  à  Montauban,  et  son  récit,  par  sa 
genèse  psychologique,  ressemblera  comme  un  frère  à  celui  de 
la  prise  de  Saragosse. 

II 

Bien  que  les  paysans  ne  parlent  pas  autant  que  nous  l'au- 
rions voulu,  on  aperçoit  quelques-unes  de  leurs  idées  auxquelles 
il  faut  s'arrêter. 

La  première  est  particulièrement  intéressante  parce  qu'elle 
peut  être  un  point  d'appel  et  de  cristallisation  pour  l'àme  col- 
lective. Ce  que  pensent  tout  d'abord  les  paysans,  c'est  qu'ils  ont 
fait  la  guerre,  en  ont  soutenu  le  poids  principal,  lui  ont  payé 
le  plus  dur  tribut,  et  finalement  qu'une  grande  part  de  la  vic- 
toire leur  revient  .  idée  très  ferme,  et  d'autant  plus  que,  toutes 
choses  mises  au  point,  elle  est  vraie.  Ils  n'ignorent  pas  les 
chiffres  donnés  par  les  journaux  :  sur  quatorze  cent  mille  morts, 
il  y  a  un  million  des  leurs.  Mais  la  réalité  leur  est  surtout 
sensible  sous  sa  forme  immédiate  et  concrète.  Ils  observent  que, 
sur  les  trois  premiers  kilomètres  du  chemin  qui  relie  le  village 
à  la  ville,  on  rencontre  seize  maisons  dont  huit  sont  en  deuil. 
Ils  lisent  la  longue  liste  des  noms  bien  connus  sur  les  petits 
monuments  qui  déjà  s'élèvent  partout.  «  Passant,  incline-loi, 
dit  une  belle  pierre  funéraire  dressée  sur  les  bords  de  la  Baïse, 

TOME    LVIII.    —     1920.  31 


482  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ils  furent  soixante-cinq  de  ce  village,  qui  sont  morts  pour  ta 
liberté.  »  Le  village  compte  quinze  cents  habitants.  Dans  un 
autre  de  trois  cents,  il  y  a  vingt-deux  manquants.  D'une  com- 
mune un  peu  plus  grande  l'institutrice  écrivait,  en  avril  1916  : 
«  Ici,  tous  les  hommes  de  vingt  à  trente  ans,  sauf  deux,  ont  été 
tués.  » 

Que  de  fois  furent  entendues  des  phrases  comme  celles-ci  : 
«  Dans  les  tranchées,  il  n'y  a  que  des  paysans...  Partout  où  l'on 
cogne,  les  pauvres  b...  y  sont,  »  et,  en  manière  de  conclusion  : 
«  Voyez-vous,  monsieur,  la  grande  misère,  c'est  toujours  le 
paysan  qui  l'attrape!  »  Il  y  a  là  deux  sentiments  :  l'un,  très 
ancien,  hérité  des  ataviques  souffrances,  tout  de  tristesse  et  de 
patience;  l'autre,  très  moderne,  né  de  la  présente  guerre,  tout 
de  fierté  et  de  revendication.  Ce  dernier  est  plus  fort  qu'on  ne 
pense.  S'il  s'était  trouvé  des  organisations  générales  pour  le 
recueillir,  l'affirmer,  l'extérioriser,  on  en  aurait  vu  les  effets. 
Ces  organisations  sont  difficiles  à  cause  du  travail  des  paysans 
en  ordre  dispersé,  de  leur  individualisme  forcené,  des  inégalités 
très  grandes  de  fortune  entre  gens  qui  labourent  et  vivent  de  la 
même  vie.  L'âme  paysanne  est  très  vieille,  remonte  aux  pre- 
mières moissons,  mais  elle  n'est  pas  collective  au  sens  vrai  du 
mot,  et  ne  le  sera  qu'en  prenant  conscience  d'elle-même,  de  sa 
force,  de  ses  aspirations,  d'un  but  commun.  On  a  eu  le  senti- 
ment de  tout  cela  pendant  la  guerre,  et  le  souvenir  n'en  est  pas 
effacé.  Du  long  coude  à  coude  des  tranchées  il  reste  quelque 
chose  dans  la  pensée  paysanne.  Voilà  du  nouveau,  encore  très 
discret,  mais  qui  s'est  peut-être  fait  sentir  aux  dernières 
élections. 

La  seconde  idée,  qui  s'apparente  à  la  précédente,  est  celle 
que  les  paysans  gardent  de  l'ennemi  qu'ils  ont  vaincu.  Ils  l'ap- 
pellent Boches,  et  jamais  autrement  même  en  patois.  Précédés 
de  l'article,  qui  varie  suivant  la  région,  /ov,  lous,  lés,  Hochos, 
sont  roulés  dans  la  phrase  par  l'accent  du  terroir.  La  nuance 
mérite  d'être  retenue.  En  1871,  après  le  désastre,  les  hommes 
rentraient  au  village,  convaincus  de  la  supériorité  du  Prussien 
sur  le  Français.  Pauvres  «  moblols,  »  des  armées  de  la  Loire  et  de 
l'Est,  transis  sous  vos  vareuses  fripées,  peut-on  vous  en  vouloir 
d'avoir  cru  que  votre  défaite  était  l'expression  d'un  ordre  de 
valeurs  implacable?  D'autres  le  crurent  aussi  qui  n'avaient  pas, 
comme  vous,   l'excuse  de  l'ignorance.  Mandarins  de   tout   rang 


LE    PAYSAN.  483 

humilieront  la  pensée  française  devant  celle  de  l'Allemagne 
qu'ils  nous  pressèrent  do  prendre  pour  modèle  et  pour  guide. 
Sous  prétexte  de  dérob  ;r  à  l'ennemi  ses  armes,  ils  précisèrent  et 
aggravèrent  notre  accablement.  L'humiliation  dura  longtemps 
dont  nous  reçu  m  )S  grand  dommage.  Vers  la  fin,  grâce  aux 
jeunes,  on  s'en  était  relevé  Mais,  en  août  1914,  la  supériorité 
native  des  Allemands,  folie-qut  leur  fut  offerte  par  notre  com- 
patriote  Gobineau,  était  encore  un  dogme  pour  certains  attar- 
des de  cli  ;z  nous,  qui  ne  croyaient  pas  l'être,  et  il  a  nourri  pen- 
dant la  guerre  leur  défaitisme  secret. 

Dès  les  pruniers  combats,  nos  soldats  éprouvèrent  la  haute 
valeur  de  l'organisai  ion  ennemie,  mais  ils  eurent  nettement 
l'i  ni  pression  de  valoir,  homme  pour  homme,  autant  que  les 
Allemands.  Bientôt,  quand  sur  les  différents  champs  de  bataille 
de  la  Marne  le  mot  de  victoire  passa  d^  bouche  en  bouche,  il 
leur  fui  raisonnable  de  penser  qu'ils  valaient  même  un  peu  plus. 
Pendant  l'interminable  et  énervante  guerre  de  tranchées,  ils 
ont  dit  bien  souvent  :  «  Qu'ils  sortent  donc  et  on  verra.  »  Si,  par 
un  retour  aux  temps  fabuleux,  les  deux  armées  avaient  décidé 
de  s'en  remettre  au  sort  d'un  combat  singulier  entre  deux 
troupjs  choisies,  les  nôtres  seraient  parties  avec  une  foi  superbe 
dans  la  victoire.  En  somme,  au  cours  de  cette  guerre,  jamais  le 
soldat  allemand  n'a  pris  d'ascendant  sur  le  soldat  français,  et, 
dans  le  combat  lui-même,  tout  se  réduit  en  dernière  analyse  à 
ce  point  de  psychologie. 

Et  ce  point  ne  laisse  pas  d'avoir  grande  importance  pour 
l'avenir.  On  ne  pense  pas  seulement  à  la  possibilité  d'une  guerre 
nouvelle,  —  éloignons  ce  présage,  —  mais  à  toutes  les  luttes  qui 
vont  s'ouvrir  avec  la  paix.  Désormais  quand  on  nous  parlera  de 
quelque  prodige  allemand,  à  propos  de  machines  agricoles  ou  de 
procédés  culturaux,  le  moindre  paysan  répondra  :  «  Ce  que  les 
Allemands  ont  fait  les  Français  le  peuvent  faire,  puisque  dans 
la  guerre,  qui  est  leur  partie,  nous  avons  été  plus  forts  qu'eux.  » 
Une  semblable  tonicité  est  bonne,  bienfaisante  dans  la  pensée 
commune. 

A  ces  deux  idées,  flatteuses  pour  l'àme,  une  autre  se  vient 
joindre  qui  ne  l'est  guère  moins,  amenée,  non  par  la  guerre 
elle-même,  mais  par  un  des  premiers  troubles  qu'elle  afaitnaitre. 
Le  paysan  est  l'homme  le  plus  laborieux  qui  soit,  il  n'arrête 
jamais,  «  allant,  comme  il  dit,  d'une  chose  à  l'autre;  »  si  l'orage 


484 


REVUE    DES    DEUX    MONDES: 


interrompt  le  labour,  à  peine  rentré  dans  la  grange,  il  se  met 
à  botteler  du  foin  ou  battre  une  récolte  de  «  menus  grains  ». 
S'il  va  garder  les  vaches  à  la  prairie,  il  emporte  la  pelle  pour 
récurer  un  fossé,  la  serpe  pour  émonder  un  arbre.  Sa  vaillance 
à  la  besogne  lui  semble  si  naturelle,  est  si  bien  née  avec  lui, 
qu'il  n'en  tirait  aucun  orgueil  par  comparaison.  Mais  voilà 
qu'on  le  force  à  comparer.  Depuis  que  la  guerre  est  finie,  une 
vague  de  paresse  s'est  levée  et  roule  sur  le  monde  des  travail- 
leurs, épargnant  celui  des  campagnes.  Le  paysan  s'étonne  qu'on 
veuille  travailler  moins,  alors  qu'il  le  faudrait  faire  beaucoup 
plus.  Lui,  qui  généralement,  et  par  prudence,  parle  jpeu.de 
politique,  cette  fois  parle  beaucoup  de  la  journée  de  huit  heures, 
qui  représente  précisément  la  durée  de  son  repos  pendant  les 
travaux  de  l'été.  Bien  des  gens,  dit-il,  auraient  la  ration  réduite 
si  l'on  ne  se  tenait  que  huit  heures  par  jour  dans  les  champs. 

Ce  n'est  pas  que  les  paysans  ne  soient  partisans  de  diminuer 
leur  peine,  et  c'est  pourquoi  ils  accueillent  avec  joie  la  ma- 
chine, si  secourable.  Mais  de  raccourcir  la  journée  agricole  ils 
voient  avec  leur  sens  pratique  toutes  les  difficultés.  Elles 
tiennent  à  la  nature  même  du  travail,  étroitement  commandé 
par  «  le  temps  qu'il  fait,  »  et  a  son  organisation  sous  forme 
d'ateliers  familiaux. 

Les  psychologues  du  socialisme  ne  s'embarrassent  pas  de  ces 
difficultés,  sachant  qu'une  idée  n'a  pas  besoin  d'être  réalisable 
pour  entraîner  l'imagination  des  hommes  :  il  suffit  qu'elle  soit 
simple,  grande,  belle,  surtout  image  de  bonheur,  vision  de 
terre  promise.  N'y  a-t-il  pas  tout  cela  dans  le  paradisiaque 
tableau  des  moissons  blondes,  chargées  de  pain,  mûrissant  sur 
des  sillons  qui  ne  demandent  plus  à  l'homme  que  le  tiers  de  son 
temps  entre  deux  soleils?  Abolie  l'antique  condamnation  qui 
pesait  sur  la  race  d'Adam  :  ses  fils  ne  mangeront  plus  leur  pain 
à  la  sueur  de  leur  front!  Solennelle  libération,  annonciatrice  de 
bien  d'autres! 

Laissons  cet  avenir  tout  embelli  de  rêve  pour  rester  dans  le 
présent  tel  qu'il  est  sous  nos  yeux.  Les  paysans  acceptent  la 
dureté  do  leur  vie,  très  fiers  de  leur  vaillance  nu  milieu  du  relâ- 
chement général,  nullement  disposés  à  réduire  leur  effort  au 
moment  où  des  bénéfices  extraordinaires  les  invitent  à  le  redou- 
bler. L'àme  paysanne  reste  égale  à  elle-même  et  toujours 
première,  aujourd'hui  dans  le  pacifique  labeur   qui    refait  le 


LE    PAYSAN. 


485 


pays,    comme   naguère  clans   les  sanglantes   besognes  qui  l'ont 
sauve'. 

III 

On  vient  d'examiner  trois  idées  que  la  guerre  a  mises  en 
branle.  Que  sont  devenues  quelques  autres,  très  anciennes  dans 
l'âme  des  paysans,  par  exemple  celle  de  patrie?  Certains  qui  se 
piquent  de  les  bien  connaître,  vous  disent  que  cette  idée  leur 
fut  toujours  étrangère  et  que  d'ailleurs  ils  ne  s'en  tourmentent 
pas.  Ce  second  point  peut  être  accordé,  mais  sur  le  premier 
l'erreur  est  manifeste.  Il  faut  savoir  écarter  les  apparences  gros- 
sières, ne  pas  s'arrêter  au  langage  parfois  si  décourageant.  Pre- 
nons le  paysan  moyen  d'avant-guerre,  qui  n'a  peut-être  pas  le 
certificat  d'études,  mais  «  sait  lire,  écrire  et  compter  suffisam- 
ment pour  lui,  »  voit  clair  dans  ses  affaires,  leur  donne  tous  ses 
soins.  Le  mot  de  patrie  n'éveille  guère  en  lui  qu'une  image 
géographique,  souvenir  du  tracé  qu'il  en  a  fait  au  tableau  noir 
ou  sur  le  rallier.  Or,  le  même  mot  éveille  la  même  image  chezle 
plus  cultivé  d'entre  nous,  mais,  au  lieu  que  chez  ce  dernier  l'image 
géographique  s'associe  à  d'autres  qui  ne  le  sont  pas,  et  finale- 
ment aboutit  a  un  groupe  d'idées  jouant  ensemble,  à  toute  une 
pensée  complexe,  riche  et  chaude,  chez  le  paysan  l'image  reste 
en  l'air,  sans  soutien  et  sans  complément.  C'est  une  notion 
chélivc  et  inefficace  dans  la  zone  claire  de  l'àme;  mais  descen- 
due dans  les  profondeurs  de  la  subconscience,  elle  s'y  mêle  à 
les  survivances  lointaines,  à  des  sensibilités  ataviques  et  devient 
une  force  cachée,  mais  redoutable  pour  les  jours  de  branle-bas, 
comme  au  mois  d'août  1914. 

Il  y  a  du  changement  dans  tout  cela  du  fait  de  la  guerre; 
la  schématique  ,image  s'est  transformée  :  une  foule  de  vocables, 
vides  de  sens,  que  l'écolier  y  inscrivait,  Verdun,  Reims,  Sois- 
sons,  Arras,  où  il  s'est  battu,  Paris,  qu'il  a  si  souvent  traversé, 
Lyon  et  Nantes,  où  il  a  été  soigné  de  ses  blessures,  sont  devenus 
des  réalités  concrètes,  présentes  à  ses  yeux  et  à  son  cœur. 

De  tout  cela  désormais  l'idée  de  patrie  sera  faite,  de  cela  et 
de  bien  autre  chose,  de  toute  la  guerre,  dont  la  durée  se  mesure 
par  cinq  moissons  que  l'homme  n'a  pas  ensemencées,  de  fatigues» 
dangers  el  soiiffrances  sans  nombre,  combats,  batailles,  scènes 
d'horreur,  permissions  suivies  de  douloureux  départs,  et  puis  la 


486 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


fin,  la  victoire,  le  retour  définitif,  après  les  journées   inoubliable; 
de  Metz  et  de  Strasbourg,  après  avoir  poussé  jusqu'à  Mayence. 
où  l'on  a  laissé  les  jeunes  pour  monter  la  garde  sur  le  Rhin.: 
Voilà  le  prodigieux  enrichissement  de  l'idée  de  patrie,  claire-i 
ment  pensée  et  même  formulée.  En  1914-,  les  paysans  sont  partis, 
héritiers  d'une  richesse  morale,  patriotique  et  guerrière,  qu'ilsll 
ne  soupçonnaient  pas  :  que  dire  de  l'héritage  qu'ils  vont  laisser 
à  leurs  successeurs?  L'idée  de  patrie  peut  être  vulnérable,  en  II 
tant  qu'idée  claire;   elle  ne    l'est  pas  dans  les  profondeurs  dei 
l'âme,  où  elle  se  lie  à  tout  le  jeu  de  l'instinct  de  vie.  Celui-cil 
qui  a  besoin  d'elle,  prend  ses  précautions  pour  la  mettre  à  l'abri 
des  entreprises  de  l'idéologie.    On   peut  être  rassuré    sur  son 
avenir. 

L'idée  de  patrie  est  donc  en  progrès.  Peut-on  en  dire  autant 
de  l'idée  religieuse.  Elle  ne  fut  jamais  ici  profonde,  souveraine 
comme  ailleurs,  et  cela  tient  à  la  race  elle-même,  pratique, 
réaliste,  éloignée  du  rêve,  prompte  à  fronder.  N'empêche  qu'il 
y  a  soixante  ans  à  peine,  la  religion  donnait  aux  âmes  une 
armature  extérieure  protectrice,  une  discipline  intérieure  bien- 
faisante. Le  sentiment  religieux  s'est  affaibli  peu  à  peu,  pour 
des  raisons  diverses,  se  retirant  de  la  surface  au  point  de  n'être 
plus  senti  dans  le  train  journalier  de  la  vie,  y  laissant  à  sa  place 
une  croûte  épaisse  d'indifférence,  parfois  hostile.  Sur  tout  cela 
soufflait  un  vont  auquel  on  savait  le  Prince  favorable.  Les  pay- 
sans sont  ici  très  sensibles  à  la  pensée  du  Prince. 

La  guerre  éclate,  et,  à  la  violence  du  choc,  la  croûte  craque  et 
se  fissure;  la  vieille  imprégnation  religieuse,  remontée  des  pro- 
fondeurs, apparaîl  sur  une  foule  de  points.  Dans  une  commune, 
réputée  pour  ses  opinions  avancées.  1"  dimanche  3  août  1914, 
1p.  curé  monte  eii  chaire  et  dit  :  «  Demain  matin,  je  pars  à  sept 
heures  avec  les  camarades.  Mais,  à  l'aube,  je  dirai  la  messe  pour 
les  partants, qui  \oms  <rra  annoncée  par  la  sonnerie  de  l'Àngelus. 
Je  les  prie  d'y  venir  avec  leurs  parents  et  amis.  »  L'église  fut 
comble-  Dans  la  première  année  de  la  guerre,  la  plupart  des 
paysans  marquèrent  dans  leurs  lettres  la  préoccupation  reli- 
gieuse, même  alors  qu'on  s'y  pouvait  le  moins  attendre.  «  Ça 
me  revient  souvent,  dit  l'un,  que  notre  dernier  drôle  ne  soit  pas 
baptisé;  je  veux  qu'on  le  baptise.  »  [Vînmes  et  enfants  portent 
tous  des  emblèmes  religieux  qu'on  ne  voyait  pas  avant.  Les  tout 
petits  vous  montrent  leur  médaille,  en  disant  :  papa,  papa.  Une 


LE    PAYSAN.  487 

femme  tombe  malade  et  on  apprend  qu'à  l'insu  des  siens  elle 
passe  les  nuits  à  genoux.  «  Vous  allez  me  gronder,  mais  quand 
je  prie,  il  me  semble  que  mon  pauvre  enfant  ne  risque  rien.  Et 
qu'est-ce  que  ma  fatigue  à  côté  de  la  sienne?  »  Pendant  les  mois 
d'août  et  du  septembre  1914,  sous  l'émotion  des  premières  nou- 
velles, beaucoup  de  malades  montrèrent  plus  de  courage  devant 
la  souffrance,  plus  de  sérénité  devant  la  mort.  Ne  faut-il  pas 
dans  ce  redressement  héroïque  de  lame  faire  sa  part  au  senti- 
ment religieux? 

On  en  aurait  vu  certainement  une  magnifique  explosion  si 
la  guerre  s'était  terminée  par  une  rapide  victoire.  Il  fut  très 
sensible  au  cours  des  deux  premières  années;  puis,  sa  manifes- 
tation alla  décroissant  pendant  les  suivantes,  et  peu  à  peu  «  tout 
se  remit  comme  avant.  »  La  guerre  étant  devenue  chronique, 
on  s'y  adaptait.  Beaucoup  d'adaptations  ne  furent  pas  favorables 
au  sentiment  religieux.  Celui-ci  s'accommode  mal  du  désordre 
familial  que  la  guerre  moderne  entraine.  On  peut  noter  aujour- 
d'hui que  l'assistance  aux  offices  du  dimanche  est  moindre 
qu'autrefois,  et  d'autres  symptômes  inquiètent  ceux  qui  par  leur 
caractère  et  leurs  fonctions  y  sont  le  plus  attentifs.  Certains 
concluent  que  la  guerre  a  fait  perdre  aux  paysans  le  peu  de 
religion  qui  leur  restait. 

Laconclusion,  psychologiquement  et  a  priori,  nous  semble  bien 
contestable.  Peut-on  admettre  que  ce  qu'il  y  a  d'essentiel  dans 
lame  paysanne,  qui  est  proprement  traditionaliste  et  mystique, 
avec  quoi  elle  a  toujours  fait  les  grandes  choses,  et  vient  une 
fois  de  plus  de  sauver  la  France,  va  disparaître  épuisé,  et  comme 
dissous,  par  un  effort  de  cinq  années?  Cette  force  profonde  et 
obscure  ne  s'est-elle  pas  au  contraire  confirmée  dans  l'épreuve? 
D'autres  observateurs,  avec  plus  de  finesse,  discernent  une  sensi- 
bilité religieuse,  qui  se  cache  peut-être,  mais  en  fait  augmentée, 
non  sans  quelque  nouveauté,  si  bien  que  tous  les  anciens  modes 
de  sollicitation  ne  seront  peut-être  pas  valables.  Pour  atteindre 
et  toucher  l'àme  des  paysans,  passés  par  la  guerre,  «  qui  ne  s  en 
font  pas  et  détestent  les  bourreurs  de  crâne,  »  il  faudra  de  la 
vertu  comme  autrefois,  le  don  de  soi  plus  que  jamais  et  aussi  du 
talent.  Il  faudra  la  manière  :  des  prêtres  l'auront  dont  la  pensée 
d'apostolat  s'est  étendue  et  enrichie  aux  rudes  contacts  de  la 
réalité  dans  les  hôpitaux,  les  tranchées  et  la  bataille.  Deux 
piiroisses  rurales  limitrophes,  avec  même  population  et  mêmes 


488 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ressources,  veulent  élever  un  monument  à  leurs  morts.  Dans' 
l'une, le  curé  réunit  péniblement  cinq  cents  francs, dans  l'autre, 
six  mille.  Le  premier  est  un  vieillard  respecté,  très  pieux,  qui 
ne  sort  pas  de  ses  formules  mystiques;  le  second,  parti  sergent, 
est  revenu  capitaine  et  chevalier  de  la  Légion  d'honneur.  La 
guerre  a  tout  changé.  Le  fond  de  la  vieille  chanson  doit  rester 
immuable,  mais  il  y  faudra  mettre  une  musique  et  quelques 
paroles  nouvelles,  si  l'on  veut  qu'elle  soit  entendue.  N'est-ce 
pas  déjà  du  nouveau  que,  dans  certaines  cérémonies commémo- 
ratives,  les  chants  sacrés  alternent  avec  la  Marseillaise*! 

Quittons  ces  plans  profonds,  où  les  documents  manquent, 
pour  des  choses  plus  accessibles.  Comment  ce  paysan,  qui  s'est 
si  bien  battu  et  ne  va  pas  à  la  messe,  accueillerait-il  une  cam- 
pagne de  politique  antireligieuse?  Des  hommes  compétents,  et  de 
tous  les  partis,  ont  été  consultés  :  ils  sont  unanimes  à  croire 
qu'en  ce  moment,  à  moins  de  fautes  lourdes  delà  part  du  clergé, 
une  pareille  campagne  dans  nos  villages  «  ne  ferait  pas  ses  frais  » 
Décidément  L'affaire  est  usée  et  les  regards  tournés  ailleurs.  L'idée 
se  répand  de  plus  en  plus  que  chacun  doit  pouvoir  faire  ce  qu'il 
lui  plaît.  La  pensée  moyenne,  courante,  très  simple,  des 
paysans  pourrait  se  traduire  ainsi  :  à  quoi  bon  «  embêter  les 
curés  qui  ne  vous  embêtent  pas  »,  gens  pauvres  et  sans  pou- 
voir, dont  on  a  besoin  à  la  naissance,  au  mariage,  et  surtout 
pour  se  faire  enterrer.  Rien  ne  choque  l'âme  paysanne 
comme  un  enterrement  civil,  survivance  de  la  primitive  hor- 
reur de  l'homme  pour  le  trépas  sans  sépulture,  sans  l'apaise- 
ment des  rites  funéraires  que  les  morts  à  travers  les  âges  n'ont 
cessé  d'attendre  de  la  piété  de  leurs  parents.  Et  puis,  les  curés 
sont  allés  à  la  guerre  et  y  ont  fait  bonne  figure.  Les  hommes 
ont  été  soignés  par  beaucoup  d'infirmières,  dont  ils  parlent  avec 
reconnaissance;  mais  toutes  les  fois  que  la  comparaison  a  été 
possible,  ils  ne  cachent  pas  leur  préférence  pour  les  «  sœurs.  » 
Menus  propos,  choses  de  rien,  légers  indices  d'un  certain  cou- 
rant de  pensée. 

Les  paysans  ont  voté  volontiers  pour  les  partisans  du  main- 
tien des  lois  laïques,  mais  toute  la  laïcité  se  réduit  pour  eux  a 
ce  seul  point  très  ferme  que  les  curés  ne  soient  pas  maîtres  au 
village  comme  autrefois,  et  ils  se  moquent  du  reste.  Que  de- 
main, par  exemple,  on  décide  d'appuyer  renseignement  de  la 
morale  à  l'école  sur  l'idée  religieuse,  loin  de  protester,  ils  s'en 


LE    PAYSAN.  489 

réjouiront,  à  la  pensée  que,  l'instituteur  et  le  curé  s'étant  mis 
d'accord  pour  «  enseigner  les  enfants,  »  ceux-ci  seront  plus 
sages.  Ils  songent  toujours  au  parti  qu'on  peut  tirer  des  choses 
telles  qu'elles  sont. 

Ils  ne  se  tourmentent  guère  ni  de  la  morale,  ni  de  l'école,  ni 
de  l'église  :  tout  chez  eux  en  ce  moment  disparaît  sous  la 
poussée  débordante  d'un  matérialisme  pratique,  plein  de  joie. 
Il  est  alimenté  par  l'argent  dont  la  guerre  gonfle  leurs  poches. 
Son  abondance  met  une  telle  plénitude  dans  l'âme  qu'il  n'y  a 
pas  place  pour  autre  chose.  Il  nous  faut  insister  ici  sur  le  rôle  de 
l'argent  :  on  va  voir  qu'il  est  à  la  fois  nocif  et  bienfaisant. 

IV 

Si  bien  des  gens  s'intéressent  à  la  pensée  religieuse  des 
paysans,  tout  le  monde  s'inquiète  de  leurs  dispositions  à 
l'égard  de  la  terre.  Bonnes,  elles  ne  peuvent  manquer  d'adoucir 
le  prix  de  nos  déjeuners;  les  difficultés  continueront  dans  le 
cas  contraire.  Si  le  problème  est  là  tout  entier,  qu'on  se  ras- 
sure. A  peine  démobilisés,  les  hommes  ont  repris  la  charrue  et 
tout  le  monde  laboure  avec  un  entrain  superbe. 

Les  craintes  étaient  permises.  L'argent  a  tout  arrangé.  C'est 
lui,  l'incomparable  magicien,  qui  a  donné  du  courage  aux 
femmes  pour  maintenir  les  chantiers  et  protégé  les  hommes 
contre  toute  tentation  de  ne  s'y  point  remettre.  A  qui  sait  et  veut 
labourer  fort,  la  fortune  arrive  vite  maintenant,  et  si  belle  qu'on 
serait  fou  de  vouloir  faire  autre  chose.  L'enrichissement  a  com- 
mencé dès  la  seconde  année  de  la  guerre,  et  il  n'a  cessé  de  pro- 
gresser. Les  paysans  sont  riches;  il  suffît  de  lire  les  mercuriales 
pour  s'en  douter. 

On  a  dix  mille  francs  de  revenu  net,  en  fruits,  légumes  et 
primeurs,  sur  cinq  hectares  de  terre,  bien  travaillés,  dans  les 
alluvions  de  la  Garonne  ou  du  Lot;  vingt-cinq  mille,  en  céréales, 
vins  et  bestiaux,  sur  une  métairie  de  trente  hectares,  dans  le 
coteau,  intelligemment  conduite;. si  la  vigne  y  remplace  les 
céréales,  il  faut  doubler  ou  tripler  le  chiffre  (1).  Voici  des  pay- 
sans qui  plantèrent  quinze  hectares  de  vignes,  sur  une  terre 
incomplètement  payée;  trois  années  de   grêle  coup  sur  coup 

(1)  11   s'agit   d'exploitations    dans    lesquelles   tout  le   travail  est   fait  par   i* 
famille,  avec  peu  ou  point  de  main-d'œuvre  salariée. 


400  BÉVUE    DES    DEUX   MONDES. 

amenèrent  la  ruine;  on  était  découragé,  prêt  à  tout  lâcher;  la 
maladie  survenant,  on  se  fit  inscrire  à  l'Assistance  médicale 
gratuite.  Depuis  trois  ans,  ces  vignerons  n*ont  pas  moins  de 
soixante  mille  francs  de  rente.  Il  y  a  d'ailleurs  de  l'ébranlement, 
et  le  trouble  morbide  n'est  pas  loin.  L'homme  a  mis  des  pneus 
à  toutes  ses  carrioles,  et  il  en  veut  mettre  à  sa  charrette  à  bœufs. 
Si  la  cellule  nerveuse  était  tarée  par  l'hérédité,  l'alcool,  autre 
chose,  nous  ne  répondrions  de  rien. 

Tout  cela  s'entend  pour  des  paysans  propriétaires.  Mais  la 
prospérité  des  fermiers,  dont  les  fermages  sont  ici  très  bas,  n'est 
guère  moindre,  et  les  métayers  sont  riches,  beaucoup  quittant  le 
métayage  pour  réaliser  les  bénéfices  importants  que  leur  donne 
la  plus-value  des  cheptels.  Il  reste  les  autres,  les  salariés, 
maîtres-valets,  domestiques,  ouvriers,  dont  les  salaires  ont  qua- 
druplé. Ils  se  divisent  en  deux  catégories  :  les  uns,  énergiques, 
économes,  ambitieux,  vont  très  vite  devenir  propriétaires;  les 
autres,  quoi  qu'on  fasse  pour  eux,  ne  s'élèveront  pas  au-dessus 
de  leur  condition,  qui  est  celle  de  leur  insuffisance. 

Les  paysans  reçoivent  tout  cet  argent  sous  la  forme  de  sym- 
boliques papiers  pour  lesquels  ils  ont  héréditairement  peu  de 
goût.  Un  souvenir  les  hante,  celui  des  assignats;  la  Révolution 
n'en  a  pas  laissé  de  plus  vivace  dans  l'àme  paysanne.  Que  faire 
de  ces  billets,  sinon  les  employer?  On  en  fait  deux  emplois.  Le 
premier,  immédiat,  de  tous  les  jours,  donne  satisfaction  à  des 
besoins  de  bien-être  et  de  luxe.  Pour  le  manger  et  le  boire,  les 
habits,  les  bijoux,  les  meubles,  les  fêtes  et  plaisirs,  on  n'y  re- 
garde pas.  La  main  s'ouvre  sans  regret  sur  les  billets  bleus  qui 
s'envolent,  au  lieu  qu'elle  se  fermerait  d'une  étreinte  crochue 
sur  la  moindre  pièce  d'or.  Aucun  doute  n'est  possible  :  les  pay- 
sans dépenseraient  deux  fois  moins  s'ils  maniaient  de  l'argent 
monnayé.  Beaucoup  de  leurs  dépenses  sont  peu  justifiées, 
d'autres  fâcheuses.  Ce  sont  de  «  nouveaux  riches,  »  forcément 
inexpérimentés,  et  la  fortune  leur  est  subitement  venue  au  len- 
demain d'une  longue  et  terrible  guerre,  à  ce  moment  trouble, 
bien  connu  des  historiens,  où  l'homme,  délivré  de  l'angoisse,  est 
emporté  par  la  frénésie  de  vivre  et  de  jouir. 

Le  second  emploi  que  les  paysans  font  de  leur  argent  est 
plus  intéressant  et  de  tous  points  louable.  Ils  achètent  la  terre 
autour  d'eux.  Les  transactions  rurales,  tombées  ici  à  presque 
rien  avant  la  guerre,  ont  subitement  rebondi.    Telle  étude   de 


LE    PAYSAN.  491 

petit  bourg,  dont  le  tabellion  pouvait  lire  des  romans  toute  la 
journée,  dépassera  cette  année  six  cent  mille  francs  d'affaires,  à 
s'en  tenir  aux  seuls  achats  faits  par  les  paysans.  On  a  déjà  quel- 
ques documents  :  dans  un  arrondissement  pauvre,  les  paysans 
ont  acheté  en  1919  dix  millions  de  terre,  dix-neuf  millions 
dans  un  autre.  Il  n'est  pas  téméraire  d'évaluer  à  trois  milliards 
les  sommes  consacrées  à  la  terre  par  les  paysans,  au  cours  de  la 
première  année  qui  a  suivi  l'armistice. 

Grâce  à  ces  achats,  la  terre  est  autour  de  nous  facilement 
vendable,  alors  qu'elle  ne  l'était  pas.  La  hausse  est  du  double, 
parfois  du  triple  pour  les  petites  propriétés  au-dessous  de 
quinze  hectares  fort  recherchées,  et  aussi  pour  quelques-unes  très 
grandes,  qui,  ne  trouvant  pas  preneur  avant  la  guerre,  étaient 
offertes  à  des  prix  dérisoires.  Pour  les  autres,  la  plus  salue  varie 
entre  cinquante  et  vingt  pour  cent.  Cette  hausse  n'est  d'ailleurs 
qu'apparente,  les  payements  étant  faits  avec  des  billets  dont  le 
pouvoir  d'achat  a  diminué  des  deux  tiers;  elle  ne  deviendra 
réelle  que  lorsque  les  prix  auront  dépassé  le  triple  de  ce  qu'ils 
étaient  avant.  Le  cours  de  la  terre  dépend  des  demandes  faites  par 
les  paysans,  seuls  acheteurs,  si  l'on  excepte  quelques  capitalistes 
de  fraîche  date,  recherchant  les  domaines  avec  châteaux.  En 
somme,  la  propriété  paysanne  s'accroît  aux  dépens  de  la  pro- 
priété bourgeoise  :  nous  assistons  à  l'expropriation,  depuis 
longtemps  prévue,  des  rentiers  de  la  terre  par  ceux  qui  la  tra- 
vaillent. 

C'est  un  fait  considérable,  riche  de  conséquences  heureuses. 
Il  mérite  d'être  énergiquement  encouragé.  On  a  parlé  de  créer 
des  organismes  qui,  sous  le  contrôle  de  l'Etat,  travailleraient 
au  remembrement  de  la  propriété  quand  elle  est  trop  divisée,  à 
son  lotissement  quand  elle  ne  l'est  pas  assez.  On  donnerait  un 
appui  financier  à  certaines  catégories  de  paysans,  des  conseils 
à  tous.  Il  y  a  des  régions  où  les  paysans  ne  peuvent  acheter 
suffisamment  de  terre  pour  y  occuper  leur  famille  parce  qu'elle 
est  trop  chère  :  il  les  faudrait  conduire  dans  celles  où,  par  suite 
d'une  insuffisante  natalité,  comme  les  bords  de  la  Garonne  et 
de  ses  affluents,  les  métairies  les  plus  fertiles  sont  vendues  à 
des  prix  très  abordables. 

Bien  des  gens  croient  que,  la  terre  passant  entre  les  mains  des 
paysans,  la  production  agricole  de  la  France  en  sera  notable- 
ment augmentée.  Il  ne  faut  pas  sur  ce  point  se  faire  trop  d'il- 


492  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lusions.  La  petite  propriété  reste  avantageuse  pour  certaines 
cultures,  la  grande  pour  d'autres.  Celle-ci  d'ailleurs  mérite 
d'être  conservée  :  les  trais  généraux  y  sont  moindres,  et,  grâce 
aux  avances  dont  le  propriétaire  dispose,  elle  permet  les  expé- 
riences auxquelles  le  progrès  agricole  est  lié.  D'autre  part,  le 
fermier,  acquéreur  de  la  terre  sur  laquelle  il  s'est  enrichi,  ne 
la  cultivera  pas  mieux  après  qu'avant.  Sous  nos  yeux,  les  bons 
métayers  quittent  les  métairies,  réalisant  un  gros  bénéfice  sur 
le  cheptel,  pour  acheter  des  propriétés  négligées  ou  abandon- 
nées qu'ils  auront  tôt  fait  de  remettre  en  état;  mais  les  chan- 
tiers, par  eux  laissés,  la  main-d'œuvre  étant  insuffisante,  reste- 
ront en  souffrance.  Un  grand  domaine  qui  ne  donne  presque 
rien,  très  vite  devient  productif  si  on  le  vend  par  petits  lots  à 
de  bons  ouvriers  agricoles,  mais  le  travail  dé  ceux-ci  va  man- 
quer ailleurs. 

Le  grand  bienfait  de  l'accession  des  paysans  à  la  propriété 
est  d'un  autre  ordre,  un  bienfait  de  consolidation  sociale.  Le 
paysan,  devenu  propriétaire,  est  essentiellement  conservateur. 
Sa  pensée  est  désormais  très  favorable  à  un  ordre  social  dans 
lequel  il  a  la  place  depuis  si  longtemps  convoitée.  Quelques 
signatures  au  bas  d'un  papier  barbouillé  par  un  notaire  et  tout 
est  changé  dans  son  esprit  :  l'erreur  devient  vérité.  Il  n'entend 
pas  raillerie  sur  la  valeur  de  son  titre,  insensible  à  certaines 
chansons.  Il  exige  que  ce  titre,  obtenu  contre  remise  de  son 
argent,  soit  sans  précarité  et  à  plein  effet  :  il  sera  maître  de  cul- 
tiver son  champ  à  sa  guise,  de  le  laisser  en  pâture,  de  le  louer, 
bailler  à  moitié  fruits,  mettre  en  viager,  de  l'hypothéquc-r  et  de 
le  vendre.  Il  veut  posséder  la  terre  contre  les  autres  comme  on 
l'a  longtemps  possédée  contre  lui.  Il  réalise  un  vieux  rêve,  celui 
de  la  race,  rêve  farouche. 

La  Révolution  bolchéviste  n'a  pas  rencontré  de  paysans 
comme  celui-là.  Le  paysan  russe  est  en  retard  de  mille  ans  sur 
le  nôtre.  Devenu  propriétaire  par  la  distribution  des  terres,  il  a 
laissé  son  âme  plongée  dans  le  communisme.  L'histoire  du 
paysan  français  n'est  qu'un  long  effort  pour  en  dégager  la 
sienne.  La  Révolution  acheva  sa  libération,  et  le  Code  civil  l'a 
consacrée  :  il  les  porte  l'un  et  l'autre  «tans  son  cœur.  Il  efface 
partout  les  dernières  traces  du  passé.  Dans  un  hameau,  hier  de 
dix  feux,  aujourd'hui  réduit  à  trois,  avec  fontaine  et  mare  com- 
munes, chacun  veut  posséder  son  puits  et  son  abreuvoir.  Par- 


LE    PAYSAN.  493 

tout  où  les  <(  communaux  »  sont  fertiles,  la  vente  en  est 
demandée  ;  et  grouper  en  syndicat  une  demi-douzaine  de  vrais 
paysans  pour  l'achat  d'un  tracteur  est  une  entreprise  délicate. 
Ils  se  méfient  de  l'association.  La  famille  nombreuse,  à  type 
communautaire,  que  leurs  ancêtres  ont  connue,  ne  leur  dit  rien 
qui  vaille;  ce  fut  une  des  raisons  pour  lesquelles  ils  laissèrent 
tomber  leur  natalité.  Dès  que  dans  une  famille  il  y  a  trois  en- 
fants, les  deux  cadets  à  quinze  ans  demandent  à  être  gagés 
comme  domestiques.  L'idéal,  de  vie  est  autour  de  nous  un 
individualisme  résolu  avec  concept  sévère  de  la  propriété. 

En  somme,  l'àme  paysanne  répugne  aux  idées  où  se  résou- 
drait cet  individualisme,  et  qui  lui  rappellent  un  long  passé, 
très  douloureux.  Ce  n'est  pas  qu'elle  ne  puisse  être  entamée, 
partiellement  et  provisoirement,  à  l'aide  de  compromis, 
sophismes  et  mirages.  L'homme  ne  se  pique  pas  de  logique, 
quand  il  est  passionné,  et  le  paysan  a  la  passion  de  la  terre.  On 
peut  le  conduire  sur  la  limite  de  son  champ,  lui  montrer  le 
vaste  domaine  bourgeois  qui  s'étend  tout  autour,  et  lui  dire 
comme  le  Tentateur  :  «  Voilà  le  royaume  que  je  te  donnerai 
en  échange  de  ton  âme.  »  Le  paysan  est  toujours  prêt  à  recevoir, 
et  très  capable  dans  une  tractation  de  promettre  son  âme  :  il 
l'aurait  Vite  reprise  cette  àme  héréditaire  de  possesseur  intran- 
sigeant, terrible,  prompt  à  saisir  la  fourche  si  l'on  passe  sur 
ses  sillons  malgré  sa  défense. 

L'achat  de  la  terre  par  les  paysans  nous  apporte  un  autre 
bienfait  en  les  confirmant  dans  leur  métier.  On  se  plaint  de  la 
désertion  dont  souffrent  les  campagnes;  il  arrive  trop  souvent 
qu'un  laboureur,  méconnaissant  son  bonheur  comme  au  temps 
de  Virgile,  abandonne  la  charrue  :  l'accident  est  surtout  à 
redouter  avec  ceux  qui  labourent  la  terre,  a  des  titres  divers, 
sans  la  posséder.  La  possession  du  sol  a  grande  vertu  de  fixation 
pour  l'âme  paysanne. 


Rien  ne  fixe  un  homme  dans  son  métier  comme  la  fierté 
qu'il  en  tire.  On  dira  que  bien  des  gens  ne  restent  dans  le  leur 
qu'à  cause  de  l'argent  qu'ils  y  gagnent,  mais  de  cela  même  les 
plus  avaricieux  sont  encore  très  fiers.  Trois  fiertés  en  ce  moment 
travaillent  pour  la  terre  dans  l'âme  du  paysan. 


494  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  plus  puissante,  et  In  moi'  s  noble,  es!  précisément  celle 
de  l'argent.  Qu'ils  l'fcppliqu  ni  leurs  b  soins  di  bieivêtr  et 
de  luxe,  ou  le  mettent  en  achat  de  terres,  ils  <in  trio  phent, 
et  à  leur  manier',  qui  esl  grossière;  On  ne  peut  attendre 
d'eux  certaines  élégances.  Dans  leur  estime  on  est  très  bas  avec 
la  bourse  plate,  très  haut  quand  elle  est  pleine.  Suivez-les  dans 
les  magasins,  ils  parlent  fort,  demandent  le  plus  cher,  ne 
marchandent  pas  devant  des  bourgeois  qui  lésinent.  Ah!  comme 
On  est  aise  d'être   riche  devant  ceux  qui  ne  le  sont  plus! 

Ils  se  plaignent  toujours,  par  habitude,  mais  la  joie  éclate 
sous  la  fausseté  de  leurs  plaintes.  «  Il  ne  faudrait  pas,  mon- 
sieur, que  notre  voisine  se  marie  tous  les  jours  :  pour  aller  à  se 
noce  ma  femme  et  ma  il  lie  se  sont  mis  sur  le  dos  quinze  cents 
francs.  »  Uri  autre  mariage  a  eu  lieu,  avec  cent  cinquante  con- 
vives, chez  des  paysans  aisés,  en  pays  de  vignes.  Les  g  mis  vous 
disent  sur  un  ton  d'hypocrite  regret  :  «  A  quoi  songe-t-on  ? 
Cette  noce  aux  inviteurs  et  aux  invités  a  coûté  plus  de  cent 
mille  francs.  »  Entre  eux  ils  font  le  compte  de  leur  argent  en 
images  significatives  :  «  S'il  te  fallait  porter  en  écus  la  valeur 
de  Ion  étable  tu  pourrais  atteler  le  cheval  au  tombereau  ».  *— 
«  Va,  tu  tires  bien  de  ta  vigne  autant  d'arg3nt  que  notre  défunt 
voisin,  le  premier  président,  en  lirait  de  sa  charge.  »  Qui 
pourrait  vouloir  quitter  un  métier  d'où  partent  de  si  belles 
bouffées  d'orgueil? 

La  seconde  fierté,  d'un  autre  ordre,  plus  relevé,  vient  aux 
paysans  des  nouvelles  méthodes  de  travail,  que  la  machine 
transforme.  Grave  question,  et  même  capitale,  que  celle  de  la 
machine  !  Elle  est  appelée  à  suppléer,  et  déjà  supplée,  la  main- 
d'œuvre  qui  manque.  Elle  nous  rend  un  autre  service,  plus  dis- 
cret, fort  intéressant. 

Les  paysans  autour  de  nous  sont  acquis  à  la  machine  et 
depuis  plusieurs  années.  Ce  que  les  uns  ont  vu  dans  les  fermes 
du  Nord,  les  autres  en  Allemagne,  confirme  leurs  bonnes  dispo 
sitious.  Ils  sont  très  attentifs  aux  expériences  de  motoculture 
qui  se  multiplient.  Sans  doute  ils  regardent  la  chose  comme  un 
peu  lointaine  pour  eux,  mais  plus  d'un  qui  là-bas  était  dans  les 
autos  ou  les  tanks,  se  dit  à  lui-même  :  si  les  tracteurs  étaient  à 
point,  et  d'un  prix  abordable,  je  ne  serais  guère  embarrassé 
pour  m'en  servir.  Ce  qu'ils  veulent  en  ce  moment,  à  quoi  il  les 
faut  encourager,  et  qu'ils  vont  avoir,  c'est  le  petit  machinisme 


LE    PAYSAN.  495 

complet,  soit  pour  une  métairie  de  trente  hectares,  à  polycul- 
ture, du  type  gascon  :  trois  charrues  Brabant,  dont  une  lourde, 
deux  charrues  vigneronnes  dont  une  décavaillonneuse,  pulvéri- 
seur  à  disques,  herse  et  cultivateur  canadien,  faucheuse,  faneuse 
lieuse,  une  sulfateuse  sur  roues,  le  tout  avant  la  guerre 
valant  cinq  mille  francs,  et  maintenant  beaucoup  plus.  Avec 
cela,  comme  ils  disent,  on  est  armé. 

Du  maniement  de  la  machine,  qui,  docile  à  son  geste,  mul- 
tiplia infiniment  sa  puissance,  l'homme  tire  un  sentiment  très 
tonique,  tout  de  joie,  de  lierlé,  de  triomphe.  Il  y  a  de  l'impéria- 
lisme dans  le  coup  de  manette  du  mécanicien  qui  fait  démar- 
rer un  train  immense,  dans  celui  du  docker  dont  la  grue  enlève 
comme  plume  dans  lus  airs  une  masse  métallique  que  cent  bras 
ne  pourraient  ébranler.  Le  paysan  qui,  sur  sa  lieuse,  abat  seul, 
sans  fatigue,  autant  de  besogne  que  trente  moissonneurs, 
éprouve  le  même  sentiment,  mais  qui  chez  lui  s'attendrit  au 
souvenir  de  ce  travail  qu'il  faisait  naguère  à  la  main,  sans  le 
secours  des  animaux,  avec  des  journé  -s  de  quinze  heures,  sous 
un  soleil  ardent,  le  corps  en  sueur  réclamant  sans  cesse  à  boire, 
d'où  l'on  sortait  le  soir  moulu,  anéanti.  Ah  1  la  belle  revanche 
de  la  misère  d'hier  ! 

En  septembre  dernier  un  de  nos  amis,  à  qui  les  livres  des 
philosophes  sont  plus  familiers  que  les  travaux  de  la  campagne, 
s'intéressa  si  fort  à  ces  idées  que  nous  le  conduisîmes  sur  un 
champ  où  deux  laboureurs  «  rompaient  »  un  chaume  très  dur. 
L'un,  vieillard  encore  vigoureux,  fidèle  à  la  charrue  ancestrale, 
la  tenait  fortement  de  la  main  gauche,  parfois  s'y  mettait  avec 
les  deux,  se  couchant  sur  le  mancheron  pour  enfoncer  le  soc, 
traîné,  secoué  presque  renverse  quand  la  terre  était  maligne, 
d'ailleurs  obligé  d'arrêter  l'attelage  pour  répondre  à  nos  ques- 
tions; l'autre,  son  fils,  âgé  de  quarante  ans,  suivait  une  Bra- 
bant, l'aiguillon  sous  le  bras,  les  mains  derrière  le  dos,  causant 
librement  des  mérites  de  l'instrument.  «  D'ailleurs,  monsieur, 
dit-il  à  notre  ami,  prenez  ma  place;  voilà  l'aiguillon;  vous 
labourerez  aussi  bien  que  moi;  touchez  de  temps  en  temps  la 
bel'  de  gaurhe  un  peu  molle.  »  Et  l'homme,  qui  n'avait  jamais 
conduit  que  sa  pensée  à  travers  les  disputes  des  philosophes, 
conduisit  jusqu'au  bout  un  superbe  sillon.  11  aurait  conduit  le 
suivant  avec  le  même  succès  tout  en  poursuivant  quelque  spé- 
culation métaphysique.  Cette  petite  scène  de  labour  était  révéla- 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trice  :  d'une  part,  le  travail  ancien  prenant  l'homme  tout  entier 
pour  torturer  son  corps,  abrutir  son  esprit;  d'autre  part,  le 
nouveau  qui  vous  laisse  en  pleine  euphorie  physique,  en  pleine 
liberté  d'esprit,  avec  le  sentiment  de  dignité  que  donne  la^pen- 
sée  qui  règle  tout,  cependant  que  des  moteurs  serviles  lui 
obéissent. 

Les  nouvelles  méthodes  de  travail  agricole  donnent  au 
paysan  une  autre  fierté,  encore  plus  distinguée.  Elles  ont  un 
caractère  scientifique  et  le  paysan  en  est  averti,  non  pas  qu'il 
soit  savant,  ni  puisse  même  donner  l'explication  des  pratiques 
qu'il  emploie,  mais  il  sait  que  colla  explication  existe,  et,  dans 
l'espèce,  cela  suffît.  Qu'il  pulvérisa  le  sol  au  temps  chaud,  mette 
une  légu mineuse  sur  la  sole  où  doit  venir  le  blé,  établisse  un 
pied  de  cuve  avec  ses  raisins  les  plus  fins  pour  rendre  le  vin 
meilleur,  il  sait  que  de  tout  cela  les  savants  s'occupent.  Il  le 
sait  par  lui-même  s'il  est  assez  jeune  pour  avoir  profité  de  ren- 
seignement agricole  de  l'école  primaire,  par  son  fils,  si  cet 
enseignement  n'existait  pas  encore,  du  temps  qu'il  était  écolier. 
Les  enfants  racontent  chaque  soir  dans  les  maisons  ce  qu'on  a 
dit  à  l'école  sur  les  travaux  des  champs,  humble  source,  dont  on 
peut  sourire,  mais  qui,  coulant  goutte  à  goutte,  finit  par  im- 
prégner l'àme  paysanne. 

La  presse,  dont  les  chroniques  agricoles  sont  très  lues,  aide 
puissamment  l'école  à  répandre,  non  seulement  des  notions 
précises,  —  plaise  au  ciel  que  l'une  et  l'autre  en  répandent 
chaque  jour  davantage  I  —  mais  surtout  cette  idée  bienfaisante 
que  l'agriculture  est  une  science. 

L'idée  flotte  maintenant  un  peu  partout,  représentée  par 
quelques  mots  assez  vides  de  sens  pour  ceux  qui  les  prononcent, 
mais  tout  de  même  efficaces.  Ce  n'est  pas  leur  plénitude  qui 
donne  le  plus  de  force  aux  mots,  mais  leur  sonorité.  Celui  de 
science,  même  aux  champs,  devient  sonore.  Les  paysans  ne 
peuvent  plus  dire  comme  autrefois:  «  notre  métier  est  le  plus 
bète  de  tous,  »  ou  encore:  «  la  charrue  est  un  instrument  que 
deux  bêtes  tirent  et  une  autre  pons.se.  » 

Gomment  les  paysans  n'auraient-ils  pas  eu  très  basse  opinion 
de  leur  métier  puisque  cette  opinion  était  générale?  Voyez  la 
place  humiliée  du  paysan  dans  notre  littérature,  surtout  au 
théâtre.  On  injuriait  un  homme  en  lui  disant  tout  court  :  vous 
êtes  un  paysan.  L'emploi  du  mot,  même  aujourd'hui,  demande 


LE    PAYSAN. 


497 


quelques  précautions.  Pour  avoir  dit  dans  un  pays  agricole  que 
presque  toute  la  bourgeoisie  locale  est  d'origine  paysanne,  un 
conférencier  éprouve  quelques  ennuis.  Un  médecin,  chargé 
d'examiner  l'aptitude  physique  des  jeunes  filles  qui  se  pré- 
sentent à  l'école  normale,  demande  à  toutes  celles  dont  les 
parents  travaillent  la  terre  si  elles  n'y  ont  pas  elles-mêmes  tra- 
vaillé, par  exemple  sarclé,  fané.  Toutes  de  répondre  vivement 
par  la  négative.  Visiblement  elles  croient  qu'une  réponse  con- 
traire leur  serait  défavorable  dans  la  maison  où  elles  veulent 
entrer.  Mais  les  idées  évoluent,  entraînent  tout  le  monde.  Le 
paysan  se  relève  de  sa  longue  et  héréditaire  humiliation  ; 
l'homme  et  le  mot  prennent  de  la  dignité.  Il  est  possible  qu'à 
l'avenir  les  jeunes  maîtresses  qui  sortiront  de  l'école  revendi- 
queront comme  un  honneur  d'avoir  sarclé  et  fané. 

VI 

Voilà  donc  les  trois  fiertés  —  richesse,  machine,  science, — 
qui  donnent  à  l'àme  paysanne  une  haute  estime  d'elle-même. 
La  conscience  d'avoir  tenu  le  premier  rang  dans  la  bataille  ne 
diminue  pas  cette  estime.  En  somme,  au  lendemain  de  la  guerre, 
nous  avons  une  paysannerie  plus  attachée  que  jamais  à  la  terre 
et  à  son  métier.  Elle  est,  hélas  !  cruellement  réduite  dans  sa  force 
vive,  décapitée  dans  sa  fleur.  Si  l'on  compte  les  morts,  les 
mutilés,  les  malades,  tous  ceux  que  la  longueur  de  la  guerre 
aura  conduits  à  la  défection,  il  lui  manque  peut-être  deux  mil- 
lions de  travailleurs.  La  machine,  nous  dit-on,  les  remplacera. 
Soit  :  que  deviendrions-nous  sans  elle?  Mais  la  machine  ne  peut 
pas  tout  faire.  Il  nous  faut  des  paysans,  de  vrais  paysans.  Plus 
nous  en  aurons,  et  plus  la  culture  s'étendra  sur  les  terres 
délaissées,  s'intensifiera  sur  les  autres.  A  ce  prix  la  vie  deviendra 
facile  pour  tous,  notre  change  se  relèvera,  la  France  rétablira 
sa  fortune  et  sa  prospérité.  Dans  la  concurrence  effrénée,  qui 
va  se  déchaîner  entre  les  peuples,  amis  ou  ennemis  d'hier,  la 
terre  reste  notre  premier  instrument  de  lutte,  notre  grande 
ressource. 

Que  faire  donc  ?   D'abord   appeler  et   fixer    les  jeunes  a  la 

terre,  faire  naître  et  exalter  la  vocation  paysanne.  Nous  avons 

par  deux  fois  ici  même  étudié  la  question,  la  posant  où  il  faut 

qu'elle  soit  posée,  devant  la  petite  école  du  village,  Cette  école 

tome  lviii.  —  1920.  32 


498  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  rend  déjh.  de  précieux  services  :  elle  ne  fait  pas  à  la  terre 
tout  le  bien  qu'elle  lui  poumit  faire  et  qu'elle  lui  fera  le  jour  où, 
selon  noire  formule,  "dans  chaque  commune  agricole  de  France 
il  y  aura  une  école  paysanne  tenue  par  un  rnakre  paysan.  L'un 
et  l'autre  sortiront  grandis  de  cette  reforme,  dont  nous  ne 
méconnaissons  pas  la  difficulté.  Elle  n'est  pas  au-dessus  des 
courages   que  la  victoire   anime  à   refaire   la   France. 

La  partie  ne  sera  d'ailleurs  véritablement  g  ignée  que  par  le 
relèvement  de  notre  natalité  paysanne.  C'est  la  qu'est  le  pro- 
blème. Ce  relèvement  sera  le  salut  de  la  terre  et  aussi  de  la 
race.  C'est  aux  champs  que  notre  race  s'est  formée  et  par  eux 
qu'elle  se  maintiendra  Elle  en  tire  s  «s  muscles,  son  endurance, 
son  courage,  sa  modération,  son  bon  sens,  une  partie  de  ce  qui 
compose  le  charme  de  l'esprit  français.  Il  n'entre  pas  dans  notre 
sujet  de  parler  de  la  natalité,  encore  qu'au  lendemain  de  la 
catastrophe  on  n'échappe  pas  a  deux  obsessions.  Sans  la  faiblesse 
de  notre  natalité  l'Allemagne  n'aurait  pas  osé  préméditer  et 
commettre  son  crime.  Cette  faiblesse  reste  le  point  noir  pour 
l'avenir,  le  point  d'appel  a  de  nouveaux  malheurs. 

De  même,  quelles  que  soient  les  épreuves  d'un  peuple,  si 
longues  et  si  dures  qu'on  les  supposa,  tous  les  espoirs  lui  sont 
permis  s'il  garde  une  belle  natalité,  témoin  la  Pologne  qui  res- 
suscite cent  cinquante  ans  après  si  mise  au  tombe  m,  témoin 
l'Alsace-Lorrainc  résistant  au  colossal  •  effort  d3  germanisation 
d'un  demi-siècle.  On  frémit  à  la  puisée  de  ce  qui  serait  arrivé 
si  trois  de  nos  départements  à  bass  >  natalité  avaient  dû  sup- 
porter la  môme  épreuve.  Strasbourg  fut  bien  choisi  par  M.  Cle- 
menceau pour  en  faire  partir  son  solennel  avertissement:  le 
plus  grand  souci  de  la  France  doit  être  sa  natalité,  et  c'est  une 
question  morale. 

Hygiénistes,  médecins,  économistes,  financiers,  sociologues, 
juristes,  législateurs  s'empressent  à  la  résoudre,  et  ont  raison  de 
s'y  employer;  car,  si  morale  qu'elle  soit,  une  question  est  tou- 
jours tributaire  d'une  foule  de  contingences  qui  ne  le  sont  pas. 
Nous  vomirions  voir  se  joindre  à  eux  tous  les  éducateurs,  animés 
d'un  beau  pragmatisme,  prêts  a  tout  sacrifi  r,  idées  et  doctrines, 
au  succès  de  l'entreprise.  L'éducation  a  pour  fin  la  vie  qui  reste 
son  critère.  La  vie  est  tout  dans  l'être  vivant,  l'homme  comme 
l'amibe.  Vivre,  pour  l'homme,  n'est-ce  pas  réaliser  la  plus  haute 
possibilité  de  vie  physique,  intellectuelle  et  morale,  inscrite  en 


LE    PAYSAN.  499 

lui?  Oui,  sans  doute.  Mais  quelque  chose  passe  avant  tout  cela, 
qui  véritablement  est  premier.  Pascal  a  écrit  :  il  faut  faire  le 
propre  de  tout.  Or,  le  propre  de  la  via  est  d'être  durée,  de  se 
continuer,  de  se  transmettre  et  G  paiement  de  nous  conduire 
devant  un  berceau.  Dans  le  magnifique  effort  d'éducation 
moderne,  où  l'on  voit  tant  de  belles  choses,  et  si  nouvelles, 
pense-t-on  suffisamment  au  propre  de  la  vie?  Pense-t-on  suffi- 
samment à  ce  qu'il  faut  mettre  ou  laisser  dans  le  cœur  de 
l'homme  pour  multiplier  les  berceaux? 

Et  cela  s'appelle  de  différents  noms,  étant  tout  à  la  fois 
instinct,  goût  du  risque,  optimisme,  courage,  simplicité  de 
pensée,  sentiment  obscur  et  enchanteur  de  la  durée,  ambition 
de  vie,  foi  dans  cette  ambition,  en  somme  une  spiritualité  où 
rien  ne  relève  de  l'esprit  de  géométrie  et  qui  cependant  ne 
connaît  pas  le  doute. 

C'est  à  développer  cette  spiritualité  de  vie  qu'on  doit  travail- 
ler si  l'on  veut  rétablir  la  paysannerie  française,  saignée  à 
blanc  par  la  guerre.  La  question  de  la  terre  se  ramène  donc  à 
une  question  morale,  et  la  plus  délicate  qui  soit.  Le  problème  de 
la  terre  et  celui  de  la  natalité,  liés  ensemble  étroitement,  domi- 
nés par  une  spiritualité,  sont  un  problème  de  l'àme.  Tous  les 
appuis  matériels  ne  valent  que  pour  obtenir  son  consentement, 
seul  décisif.  La  responsabilité  de  l'éducateur  est  ici  complète- 
ment engagée.  Si,  pour  réussir,  l'esprit  de  science  ne  suffit  pas, 
qu'il  y  joigne  l'autre  et  tout  ce  qu'il  faudra.  On  ne  le  chicanera 
pas  sur  les  moyens  pourvu  que  soit  sauvé  l'avenir  de  la  France, 
car  en  définitive  il  ne-s'agit  pas  d'autre  chose. 

Docteur  Emmamjel  Labat. 


LES  CŒURS  GRAVITENT 


DERNIÈRE     PARTIE  (1) 


LA    GRAVITATION 


Sébastien  avait  envoyé  à  son  fils  son  équatorial  coudé  et  un 
théodolite.  Dans  les  combles  du  pavillon  disposés  en  observa- 
toire, Pierre  poursuivait  des  travaux  qui  relevaient  plutôt  de  la 
philosophie  que  de  l'astronomie.  Chaque  nuit  Héléna  le  rejoi- 
gnait. Pour  demeurer  en  cette  salle  vitrée,  ouverte  au  zénith, 
elle  montait  drapée  d'une  longue  pèlerine  d'un  bleu  nocturne 
à  ganses  d'argent. 

—  Salut  à  ma  bonne  étoile  !  s'écriait-il  gaiment  à  son  entrée. 
Qu'elle  soit  la  bienvenue  et  me  rende  cette  nuit  d'études  favo- 
rable 1 

Son  large  manteau  lancé  comme  le  filet  d'un  pêcheur,  Héléna 
cherchait  à  envelopper  Pierre. 

—  Prenez  garde,  monsieur  l'astronome,  si  cette  aile  vous 
saisit,  vous  ne  travaillerez  pas  ce  soir  ! 

S'il  abandonnait  ses  instruments  pour  lui  complaire,  elle 
l'obligeait  à  les  reprendre.  Etendue  sur  une  chaise-longue,  les 
yeux  au  ciel,  elle  s'absorbait  elle-même  en  d'infinies  contempla- 
tions. Et  ils  étaient  divinement  heureux.  Parfois  le  déplacement 
de  son  équatorial  forçait  Pierre  à  se  lever.  Il  en  profitait  pour  se 
rapprocher  d'elle  et  la  baiser  au  front.  Le  doux  visage  de  l'ensom- 
meillée prenait  une  expression  si  voluptueuse  qu'il  en  demeu- 
rait un  moment  extasié,  sans  pouvoir  se  remettre  à  son  labeur. 

Copyright  by  Charles  Géniaux,  1920. 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  juin,  1"  et  15  juillet. 


LES    COEURS    CRAVITENÎ.  OUI 

...  Une  nuit  de  juillet  d'une  sérénité  sublime  qu'il  y  avait 
comme  une  allégresse  silencieuse  dans  les  constellations  du  ciel, 
Héléna  murmura  : 

—  Pourquoi  ma  pauvre  maman,  Henri,  voire  père,  Chris- 
tine, nos  parents,  sont-ils  inquiets  et  tristes,  quand  là-haut  tout 
est  doux  et  calme?  Gomment  être  malheureux  devant  ce  divin 
repos  ? 

Pierre  baisa  la  main  qu'elle  avait  agitée  pour  mieux  s'expli- 
quer, avant  de  répondre  : 

—  Me  faut-il  vous  désillusionner,  Héléna?  Cette  sérénité 
n'est  qu'illusion.  Les  astres  ne  sont  pas  les  clous  d'argent  d'une 
voûte  de  cristal,  comme  l'imaginait  la  délicieuse  ignorance 
des  Anciens.  Ces  millions  de  diamants  verts,  orangés  et  bleus, 
éperdus  de  vitesse,  roulent  à  vingt  mille  lieues  à  la  seconde 
vers  un  but  qu'ils  n'atteindront  jamais.  Pourquoi  réclameriez- 
vous  l'immobilité  radieuse  des  cœurs  humains?  Eux  aussi, 
tout  éperdus,  s'élancent  sur  les  chemins  sans  fin  et  sans  haltes. 

—  Pierre  effrayant,  voudriez-vous  me  persuader  qu'il  existe 
un  rapport  entre  nos  âmes  et  la  course  des  astres  du  ciel? 

—  Je  le  crois,  avoua-t-il  simplement. 

A  cette  réponse  Héléna  s'enveloppa  la  tête  dans  son  manteau 
de  velours  d'un  bleu  de  nuit.  Et  les  constellations  continuèrent 
leur  route  fatale  au-dessus  d'elle. 

Une  heure  plus  tard,  Pierre  découvrit  avec  précaution  la 
figure  de  sa  jeune  femme.  Le  sommeil,  en  décolorant  son  teint, 
lui  donnait  une  pâleur  lunaire.  Si  légèrement  qu'il  la  baisa 
dans  les  cheveux,  elle  se  réveilla  avec  un  sourire  mélancolique 
et  tendre 

—  Je  m'étais  endormie  pour  ne  plus  me  rappeler  ce  que 
vous  m'aviez  appris,  Pierre.  Quelle  douceur  dans  l'anéantis- 
sement! 

Elle  s'était  exprimée  avec  un  accent  pâmé  qui  l'épouvanta. 
Alors  il  regretta  de  n'avoir  pas  caché  à  sa  femme  les  vérités 
décourageantes  qui  menaçaient  de  lui  retirer  la  joie  de  vivre. 
Ensuite  il  pensa  : 

«  Faut-il  qu'il  existe  des  réserves  dans  un  amour  comme  le 
nôtre?  » 

Au  mois  d'août,  une  éclipse  de  soleil  ayant  été  prévue, 
Pierre  voulut  suivre  les  phases  de  cette  occultation  avec  soin. 
Vers  le  milieu  du  jour,  un  verre  fumé  à  la  main,  Héléna  vit 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle-même,  au  moment  où  la  campagne  flambait  sous  le  ciel 
d'or  du  bel  élé,  le  Val-Do!ent  s'assombrir  d'une  nuit  prématurée. 
D'un  laurier-cerise  un  merle  saisi  d'horreur  se  laissa  tomber  à 
terre.  Bouvreuils,  chardonnerets,  bergeronnettes,  mésanges  et 
épeiehes,  stupéfiés,  cessèrent  leurs  chants.  Les  bœufs  au  labour 
du  bordier  s'agenouillèrent  devant  cette  catastrophe.  Le  paysan 
lui-même  cacha  ses  yeux  sous  son  chapeau,  car  toutes  les  lois 
de  Dieu  lui  semblaient  violées.  Le  petit  berger,  abandonnant 
ses  moutons,  appelait  au  secours.  Ses  larmes  coulaient  encore 
quand  le  soleil,  démasqué  par  la  lune,  rayonna.  «  Obeau  soleil  !  » 
s'écria  l'enfant,  et  il  sourit.  Roitelets,  mésanges,  chardonnerets, 
merles,  geais  et  bouvreuils  acclamèrent  la  lumière  ressuscitée. 

Or,  parmi  tous,  les  êtres  enthousiasmés  par  le  retour  du 
soleil,  Pierre  et  Héléna  restaient  transis.  Pendant  quelques 
instants,  ils  s'étaient  contemplés  à  l'ombre  diurne  de  l'éclipsé  et 
ils  s'étaient  trouvés  des  apparences  de  spectres.  Brusquement  la 
vie  souterraine  des  pauvres  morts  s'était  imposée  à  leur  imagi- 
nation et  ils  en  restaient  hantés.  Ils  s'étreignirent  éperdùment 
à  la  pensée  que  l'ombre  dernière,  une  ombre  sans  éclipse,  hélas! 
descendrait  sur  eux.  Tandis  qu'il  la  tenait  pressée,  elle  lui  gémit  : 

—  Oh!  vivre  toujours  pour  t'aimer  toujours  !  Un  amour  sans 
éternité,  quelle  dérision  1 

...  Septembre,  octobre,  aux  feuillées  jaunies,  aux  eaux 
célestes  fréquentes,  les  retiennent  souvent  dans  leur  apparte- 
ment. En  novembre  embrumé,  les  glas  de  la  Toussaint  tintèrent 
à  Laissac  et  à  Vausselle.  Cette  journée-là,  sans  se  l'avouer,  ils 
retournent  en  esprit  vers  Gagnes  et  Antibes,  vers  Sébastien  et 
Christine,  Sarah,  Henri  et  Geneviève  Rodelle  laissés  chacun 
dans  leur  petite  barque,  sur  la  grande  mer,  où  ils  continuent 
de  dériver  à  leur  insu.  Le  ciel  hivernal  a  pris  la  couleur  argi- 
leuse de  la  boue. 

Un  après-midi  qu'Héléna  est  descendue,  seule,  jusqu'à  la 
Dolente  dont  les  eaux  tumultueuses  jettent  des  cris  rauques  en 
s'aheurtant  aux  roches,  elle  rentre  au  château  pleine  de  maus- 
saderie.  Ce  spectacle  de  désespoir  a  provoqué  chez  elle  des  désirs 
de  cieux  plus  cléments  et  de  rives  plus  riantes.  Pierre  travail- 
lait dans  son  cabinet.  D'une  voix  aigre  elle  reproche  à  son  mari 
stupéfait  de  n'avoir  pas  fait  allumer  le  feu.  Elle  n'entend  pas 
mourir  de  froid  dans  l'obscurité.  Troublé  dans  son  labeur,  Pierre 
donne  précipitamment  à  Jacques  des  ordres  et  essaie  d'apaiser 


LES    COEURS    GRAVITENT.  503 

sa  femme  dont  il  ne  reconnaît  presque  plus  le  visage  dans  cette 
petite  bouche  dure,  ce  nez  strié  de  rides,  ces  yeux  aigus.  Il 
veut  la  calmer.  Vindicative,  elle  le  repousse.  Tout-à-coup  il 
ne  peut  plus  lui-même  résister  à  ses  injustes  reproches,  et  il 
outrepasse  l'expression  de  son  mécontentement. 

—  Il  suffit;  je  ne  resterai  pas  avec  vous  dans  cette  pièce! 
lui  déclare  Iïéléua. 

—  Pardon,  je  m'en  retire  moi-même  pour  vous  y  laisser, 
réplique-l-il. 

Pour  la  première  fois,  depuis  leur  mariage,  ils  se  séparent, 
ulcérés. 

Seul,  toute  cette  nuit,  dans  son  observatoire  astronomique, 
Pierre  le  front  levé  vers  l'opaque  firmament  qui  crève  de  temps 
a  autre  en  cataractes,  cherche  à  découvrir  le  mystère  qui  est 
da,ns  les  actes  inconscients  des  pauvres  âmes.  Et  sa  méditation 
lui  donne  l'épouvantable  sentiment  du  vide,  ce  vida  abhorré  au 
milieu  duquel  les  misérables  hommes  gravitent  désespérément 
vers   l'amour  insaisissable. 

Seule  réponse  aux  questions  ardentes  de  son  cœur,  les  sanglots 
de  la  Dolente  emplissent  la  vallée  de  leurs  soupirs  entrecoupés. 

«  Héléna  !  mon  cher  amour,  m'abandonnerais-tu?  »  songe- 
t-il  avec  une  détresse  infinie,  les  bras  tendus. 

A  cet  instant,  en  une  vision,  il  aperçoit  au  sommet  d'une 
tour,  sur  la  mer,  une  femme  en  tunique  de  lin  gris  qui  allonge 
aussi  des  mains  vides  qui  ne  saisissent  pas  même  les  illusions 
de  l'amour. 

Le  lendemain  une  éclaircie  met  un  peu  de  clarté  dans 
les  frondaisons  noirâtres  des  chênes,  lorsqu'il  descend  à  la  salle 
à  manger.  Il  y  retrouve  Héléna  en  toilette  d'un  azur  de  bleuet 
et  rafraîchie  comme  ces  fleurs  qu'une  averse  rend  plus  bril- 
lantes. Elle  lui  sourit  la  première  et  vient  l'embrasser  avec  une 
confusion  pleine  d'amour.  Touché  aux  larmes,  il  s'accuse  : 

—  Qu'avais-je  hier? 

—  Tu  t'accuses,  lorsque  je  fus  exécrable  ! 

—  C'est  moi-même  qu'il  faut  accuser. 

—  Pardonne-moi  1 

—  Je  réclame  mon  absolution. 

—  C'est  fait! 

Ils  font  alors  un  déjeuner  d'amoureux,  couvert  contre  cou- 
vert, et  son  verre,  c'est  son  verre. 


fî(H  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Souvent  ils  s'arrêtent  de  manger,  et,  comme  aux  premiers 
jours  de  leur  union,  ils  se  considèrent  avec  des  regards  insatiables.: 

—  Te  souviens-tu? 

—  Oui,  je  me  souviens. 

■ —  Tu  m'approuves  avant  de  savoir  mon  sentiment. 

—  D'avance  je  sais  que  ta  pensée  est  ma  pense'e. 

—  0  mon  amour! 

—  0  mon  àme  ! 

—  Te  rappelles-tu  la  pantomime  de  la  Concorde? 

—  Je  me  la  rappelle. 

—  Tu  me  devines. 

—  J'ai  deviné! 

Ils  ne  peuvent  plus  continuer  leur  repas.  Invinciblement 
ils  se  penchent  l'un  vers  l'autre,  comme  ces  épis  trop  lourds  qui 
versent  sur  leurs  tiges  et  se  frôlent  au  premier  appel  de  l'air. 

—  Comme  tu  es  grave!  disait-elle,  les  yeux  fixés  sur  le  visage 
paisible  de  son  mari. 

—  Comme  tu  es  gaie!  répondait-il,  le  cou  entouré  par  les 
petites  mains  d'Héléna. 

—  Tu  me  parais  toujours  aussi  grand. 

—  Tu  restes  toujours  pour  moi  toute  petite 
Elle  riait  d'aise;  il  sourit  de  bonheur. 

—  Souviens-toi  de  ce  jour  de  notre  arrivée,  lorsque  nous 
sommes  entrés  dans  les  pièces  fleuries  du  Val-Dolent.  Quel 
émerveillement,  Pierre! 

—  Ainsi  qu'aujourd'hui  le  déjeuner  nous  attendait  parmi  les 
bouquets  du  chemin  de  table  de  ce  bon  Charlier,  et  nous  pûmes 
à  peine  goûter  aux  aliments. 

—  Oui,  dès  lès-petits  radis  que  tu  me  donnais,  un  à  un,  à  la 
becquée,  nous  nous  oubliâmes,  toi  et  moi,  et  il  me  souvient  que 
toute  cette  journée  de  juin  nous  restâmes  pressés,  l'un  contre 
l'autre,  ivres  de  notre  bonheur. 

—  Le  soleil,  qui  entrait  par  la  baie  du  midi  à  notre  arrivée, 
sortit  parla  fenêtre  du  couchant,  comme  un  beau  visiteur  charmé 
de  la  plus  délicieuse  des  réceptions. 

—  Et  le  crépuscule  nous  retrouva  enlacés. 

—  Puis  la  nuit  entière. 

—  Et  la  nouvelle  aube  encore. 

—  Il  me  semble  que  jamais  nous  ne  nous  sommes  désen- 
lacés,  Pierre. 


LÈS    CŒURS    GRAVITENT.  808 

—  Mon  cher  cœur,  vivre  unis,  le  seul  beau  rèvel  et  tout  lo 
reste  est  vain  1 

—  Unis,  répète-t-elle,  mot  immense! 

—  Réalité  plus  inouïe  encore,  Héléna. 

—  Est-ce  donc  rare  ? 

—  Peut-être  impossible,  ma  chère  àme. 

—  Que  dis-tu? 

—  D'affreuses  paroles  démenties  par  notre  amour. 

Et  ce  jour-là,  de  môme  que,Paolo  ayant  baisé  les  rianles 
lèvres  désirées  de  Francesca,  ces  amants  n'avaient  pas  lu  plus 
avant,  Pierre  et  Héléna,  enivrés  d'eux-mêmes,  ne  purent  manger 
plus  avant. 

...  Vers  le  milieu  de  la  nuit,  les  flammes  de  la  cheminée,  qui 
dansaient  d'abord  comme  un  équipage  de  chevaux  allègres, 
s'abattirent,  et  le  foyer  prit  la  rougeur  mélancolique  d'un  soleil 
de  décembre.     ' 

Pierre  et  Héléna  s'étaient  endormis  aux  bras  l'un  de  l'autre. 
La  plaintive  Dolente  veillait  toujours. 

Au  printemps  revenu,  Héléna  prit  l'humeur  fantasque  du 
ciel,  d'un  azur  exquis  où  triomphait  une  lumière  blonde  dont 
s'enchantait  la  forêt  bruissante  d'oiseaux,  et  tout  à  coup  noirci 
par  des  giboulées  qui  mitraillaient  les  feuilles  naissantes.  A 
l'image  de  l'atmosphère  irrégulière,  Héléna  éprouvait  des  be- 
soins de  fuite  que  suivaient  des  retours  passionnés.  Pierre  cons- 
tatait que  la  tendresse  de  sa  femme  dessinait  les  courbes  d'une 
ellipse,  et  tantôt  elle  le  fuyait  et  tantôt  elle  ne  pouvait  plus 
abandonner  la  tiédeur  de  sa  poitrine.  Puis,  sans  raison,  et  quel- 
quefois avant  même  le  réveil  de  son  mari,  elle  s'évadait  de  la 
chambre.  Il  devait  se  mettre  à  sa  poursuite,  et,  l'apercevant  en 
peignoir  orangé,  avec  sa  chevelure  dorée  répandue  comme  des 
flammes  sur  ses  épaules,  il  lui  criait  gaiement  : 

—  Arrête,  capricieuse  comète! 

Elle  revenait  vers  lui,  surprise,  les  pieds  nus  dans  ses 
babouches  de  maroquin.  Quelquefois  elle  demeurait  sourde  à 
ses  appels.  Il  rentrait  peiné. 

S'il  arrivait  ensuite  à  la  vagabonde  de  pénétrer  bruyam- 
ment dans  le  cabinet  de  son  mari,  celui-ci,  troublé,  lui  en 
marquait  quelque  ressentiment. 

—  Fort  bien!  s'écriait-elle  offensée.  Puisque  je  suis  impor- 
tune, adieu! 


506  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Héléna! 

Elle  le  quittait.  Pierre,  désolé,  regrettait  aussitôt  son  atti- 
tude. Ses  travaux  valaient-ils  un  sourire  d'Héléna?  L'essentiel, 
dans  sa  vie,  devait  être  l'amour.  Aucun  but  plus  magnifique 
que  celui-là  ne  se  propose,  même  aux  héros  et  aux  saints.  Et  lui 
seul  donne  un  sens  a  l'existence. 

Quand  Pierre  s'était  bien  convaincu  de  la  seule  nécessité 
d'aimer  et  d'être  aimé,  les  réticences  d'Héléna  l'obligeaient  à 
constater  qu'elle  ne  lui  livrait  plus  son  cœur  avec  la  sponta- 
néité des  premiers  mois  de  leur  mariage.  Il  osa  le  lui  repro- 
cher. 

—  N'avez-vous  pas  changé  vous-même?  repartit-elle.  Vous 
ressemblez  de  plus  en  plus  aux  austères  jansénistes  de  votre 
parenté. 

Et  elle  rit. 

Pierre  réfléchit  qu'il  pouvait  y -avoir  quelque  vérité  dans 
l'observation  de  sa  femme  et  se  voulut  plus  simple,  car  l'amour 
n'est  en  effet  qu'une  enfance  divine. 

Avec  une  délicieuse  puérilité,  ils  se  répétèrent  ensuite  qu'ils 
s'aimaient,  comme  s'ils  craignaient  de  l'avoir  oublié. 

—  Si  tu  m'aimes,  assure-le-moi. 

—  Je  t'aime  I 

—  Vraiment!  Répète-le! 

Ce  même  soir,  sur  un  prétexte  futile,  une  observation  de 
Pierrisur  la  coiffure  d'Héléna  qu'il  eût  aimée  tressée  en  diadème 
à  l'imitation  des  femmes  de  la  Renaissance  italienne,  elle  repartit 
vivement  : 

—  Voudriez- vous  me  faire  ressembler  à  votre  vilaine 
M'"eRodelle? 

Blessé  dans  sa  pure  amitié  pour  Geneviève,  qui  gardait  une 
réserve  si  héroïque  qu'ils  n'avaient  même  pas  échangé  une 
lettre  depuis  son  mariage,   il  répondit  pourtant  avec  douceur  : 

—  N'est-il  pas  naturel  que  je  donne  mon  avis  sur  l'arrange- 
ment de  votre  beauté,  Héléna? 

Elle  s'éloigna  de  lui  en  encensant  de  la  tète,  comme  un  petit 
cheval  énervé,  avant  de  répliquer  : 

—  Ahl  votre  goût!  il  est  bien  grave  pour  moi,  votre 
goût! 

Plein  d'amertume,  il  crut  comprendre  qu'elle  le  trouvait 
trop  âgé.  Par  représailles  contre  son  injustice,  il  la  quitta.  Elle 


LES    COEURS     r.RWITENT.  507 

le  rejoignit  au  salon  où  il  s'était  réfugié  clans  la  contemplation 
mélancolique  des  constellations  humanisées  de  la  voûte  bleue. 
Pierre  en  sortit  encore  sans  un  mot,  pour  gagner  l'humide  petit 
temple  des  Gémeaux  qu'entouraient,  comme  un  bosquet  sacré, 
ses  troènes  panachés. 

Là  encore,  elle  le  poursuivit.  Par  jeu,  elle  s'y  présenta 
comme  une  suppliante  antique,  les  bras  nus,  ses  cheveux  dé- 
noués enveloppant  de  leur  blonde  soie  son  visage  voluptueux, 
aux  yeux  agrandis  par  l'ombre  du  reposoir. 

Pour  se  faire  pardonner,  elle  n'eut  qu'à  murmurer  la  devise 
du  fronton  : 

—  Toujours  unis! 

Ils  s'étreignirent  en  pleurant.  Au-dessous  d'eux  la  Dolente 
soupirait.  Quand  leur  émotion  fut  calmée,  Pierre  lui  dit  à 
l'oreille  : 

—  Yseulti 

—  Tristan,  répondit-elle.  Oui,  je  sais,  eux  aussi  rêvèrent 
d'être  toujours  unis.  Hélas I  l'éternité  qu'ils  aperçurent  récla- 
mait leur  disparition. 

—  Et  Roméo? 

—  Sa  Juliette  le  suivit  jusqu'en  la  mort. 

—  Se  perdre  les  uns  dans  les  autres,  tous  en  cherchèrent  la 
résolution. 

—  Oh  !  Pierre,  dans  cette  absorption  d'une  àme  dans  une 
autre  àme,  c'est  à  la  planète  de  consentir  au  sacrifice  de  sa  per- 
sonnalité. Et  quelle  femme  aimante  ne  consentirait  pas  à  de- 
venir le  doux  satellite  de  son  astre? 

—  Comment  cette  pensée  a-t-elle  pu  te  venir,  Héléna?  ques- 
tionna-1-il  ému. 

—  Comment  ne  me  serait-elle  pas  familière,  Pierre,  puisque 
ce  que  tu  souhaites,  c'est  mon  souhait? 

...  Cependant,  des  orages,  des  pluies,  des  vents  les  obligeaient 
souvent  à  rester  enfermés  dans  leur  appartement.  Par  un  amu- 
sant caprice,  en  ces  jours  de  cendre,  Héléna  se  vêtait  de  robes 
créoles,  aussi  éclatantes  que  les  fleurs  de  l'hibiscus,  des  flam- 
boyants ou  des  grenadiers.  Néanmoins  la  joie  de  ces  tissus  ne 
pouvait  pas  en  imposer  au  ciel,  et,  bientôt,  comme  un  pauvre 
oiseau-feu  des  Tropiques,  égaré  dans  le  septentrion,  Héléna 
allait  appuyer  son  visage  aux  vitres  mouillées.  Elle  y  écrasait 
son   petit  nez  busqué  ou  sa  bouche  charnue.  Ou  bien  Héléna 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

roulait  de  droite  et  de  gauche  de  grands  yeux  étonnés.  Quand 
il  en  surprenait  l'expression,  Pierre,  apitoyé,  lui  disait  : 

—  Oh!  ma  petite  gazelle,  retournons  aux  pays  lumineux 
et  aromatiques.  Parle!  Tu  es  exaucée  d'avance. 

—  Non!  Je  n'en  ai  plus  le  goût.  C'est  fini  pour  moi  de 
voyager 

—  Plaisantes-tu?  tu  n'as  pas  vingt  ans! 

—  Il  y  a  des  àmcs  de  vingt  ans  bien  âgées,  répondit-elle  len- 
tement. 

—  Non  !  pas  toi  qui  n'es  qu'une  toute  petite  fille. 
Découragée,  elle  fit  : 

—  La  petite  fille  sage  ne  veut  plus  quitter  son  tabouret.  Elle 
a  trop  couru  jadis. 

Troublé  par  son  accent,  il  s'agenouilla  devant  elle  en  lui 
demandant  : 

■ —  Tu  souffres!  Oui  le  Tait  souffrir? 

—  Moi-même,  Pierre! 

—  Que  souhaites-tu? 

—  Rien  que  toi. 

Mais  les  jours  qui  suivirent,  Héléna,  par  la  pluie  qui  tombait 
sur  la  terrasse  avec  un  bruit  de  friture,  se  promena  de  pièce  en 
pièce  d'un  air  inquiet.  Quelquefois  elle  touchait  au  passage  une 
tenture  ou  un  meuble,  comme  pour  se  rendre  compte  de  la 
réalité  de  son  apparence.  Vers  le  soir  elle  s'abîma  dans  une 
lecture,  à  ce  point  qu'elle  n'entendit  pas  la  voix  de  son  mari 
lorsqu'il  la  questionna.  Autrefois  peu  sensible  aux  fictions  des 
poètes,  elle  y  prenait  maintenant  un  intérêt  si  vif  qu'elle  vivait 
de  la  vie  des  personnages  créés,  s'animait,  frémissait  ou  se  déso- 
lait, quand  la  fatale  conclusion  de  la  mort  s'imposait  aux  êtres 
valeureux  et  tendres  dont  elle  avait  goûté  les  bonheurs  imagi- 
naires. 

Souvent  Pierre,  la  surprenant  les  yeux  dilatés  et  vagues,  lui 
demandait  : 

—  Où  es-tu? 

—  Ailleurs. 

—  Où  voudrais-tu  être? 

—  Autre  part,  avec  toi. 

—  Je  t'en  prie,  Héléna,  parle.  Quel  es!  cet  :  autre  part? 
Elle  secoua  la  tête  d'un  air  de  doute,  avant  de  dire  ; 

- —  Je  ne  sais  pas  encore. 


LES    COEURS    GRAVITENT. 


509 


Enfin  un  jour,  l'index  levé  vers  les  étoiles,  elle  prononça  : 

—  Là-haut  1  * 

—  Hélas! 

—  Tu  vois  bien  que  tu  ne  peux  me  satisfaire,  Pierre? 
Tristement,  il  pensait  : 

«  Quelque  jour  nous  monterons  pourtant  là-haut,  toi  et  moi, 
mais  alors  nous  serons  aussi  légers  que  Paolo  et  Francesca,  et 
peut-être  aussi  noyés  de  larmes  et  de  regrets.  » 

...  Un  matin  d'avril  que  Pierre*  descendait  joyeusement  de 
son  observatoire,  car  il  avait  aperçu  les  premiers  pommiers  en 
fleurs  blanches  et  roses,  il  chercha  Iléléna  pour  lui  apprendre 
cette  bonne  nouvelle.  Il  ne  la  trouva  pas  et  il  apprit  de  Jacques 
que  «  Madame  l'attendait  à  la  cascade.  »  Par  l'allée  qui  passait 
en  sous-bois  devant  les  petits  temples  des  douze  constellations 
du  Zodiaque,  il  atteignit  en  amont  du  pont  ogival  ce  qu'ils  appe- 
laient ambitieusement  :  la  cascade.  De  gros  porphyres  roses 
arrondis  comme  des  épaules  ou  des  hanches,  obligeaient  la 
Dolente  à  un  saut  d'une  hauteur  d'homme.  Du  fond  ténébreux 
des  branches  entrelacées,  au-dessus  de  la  rivière,  l'eau  semblable 
à  une  coulée  de  verre  à  bouteille,  courait  vers  l'aval.  Pendant 
sa  chute,  la  nappe  liquide  rappelait  un  écheveau  de  fils  métal- 
liques qui  se  nouaient  et  se  dénouaient  en  scintillant.  Enfin 
la  nappe  tombait  sur  les  pierres  du  torrent  avec  un  glorieux 
fracas. 

—  Héléna!  Où  es-tu? 

Seule  la  Dolente  répondit  de  son  bruit  tumultueux  à  son- 
appel. 

—  Héléna I  répéta-t-il. 

Lassé  de  la  héler  vainement,  il  remonta  plein  d'anxiété  vers 
la  maison.  A  mi-cùte  de  la  colline,  il  eut  l'idée  de  prendre  le 
sentier  qui  menait  à  la  caverne.  Les  arcs  épineux  de  la  ronceraie 
le  forçaient  à  marcher  lentement  et  il  arriva  devant  la  grotte 
en  partie  masquée  parleurs  broussailles.  En  robe  de  mousseline 
à  doublure  de  taffetas  rose  qui  éclairait  le  tissu  par  transparence 
comme  d'une  aurore,  Héléna,  étendue,  appliquait  son  oreille 
contre  le  sol. 

—  Mon  Dieul  que  fais-tu  là?  demanda-t-il  à  la  fois  effrayé 
et  moqueur. 

Sans  se  laisser  troubler  par  son  apparition  et  le  ton  qu'il 
avait  employé,  elle  lui  répondit  : 


S 10 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


—  J'écoutais  battre  le  cœur  de  la  terre.  Écoutez-le  vous-même 
Ce  n'est  pas  une  imagination. 

Lorsqu'il  eut  prêté  son  attention  aux  battements  qu'elle 
croyait  percevoir,  il  lui  dit  en  souriant  : 

—  Ces  bruits  souterrains  sont  produits  par  la  Dolente  en 
communication  avec  le  fond  de  cette  caverne. 

—  Vos  détestables  explications  ravalent  tous  les  mystères  à 
des  principes  de  physique,  rép!iqua-t-elle.  Je  serais  bien  absurde 
de  vous  avouer  que,  certains  jours,  je  crois  sentir  dans  l'air 
la  pulsation  des  cœurs  d'ailleurs,  des  cœurs  de  là-haut,  de 
partout  I 

...  Lorsqu'elle  se  fut  ainsi  exprimée,  elle  s'assit  sous  la  grotte 
près  de  la  vasque  naturelle  où  les  larmes  de  la  voûte  tombaient 
avec  le  bruit  du  cristal  cassé. 

—  Vous  en  souvient-il,  reprit-elle,  a  notre  première  visite 
au  Val-Dolent,  ma  mère  et  vous,  m'avez  surprise  devant  cette 
fontaine.  A  maman  qui  me  grondait,  j'avais  dit  :  «  Buvez!  c'est 
la  source  de  Jouvence.  »  Et  elle  vous  demanda  de  lui  expli- 
quer les  vertus  de  cette  fameuse  eau.  Je  vous  entends  encore 
lui  répondre  :  «  Aux  temps  où  les  Dieux  étaient  presque  hu- 
mains et  les  hommes  presque  divins,  sourdait  la  fontaine  de 
Jouvence  qui  avait  la  propriété  de  rajeunir.  A  cette  aube  du 
monde,  tous  les  mortels  avaient  le  droit  d'aller  y  puiser.  L'abus 
qu'ils  firent  de  ce  trésor  obligea  les  Dieux  de  leur  en  ôter 
l'usage...  »  Je  vous  le  demande,  de  quel  abus  les  hommes  se 
rendaient-ils  coupables? 

—  De  boire  l'eau  qui  les  rendait  semblables  à  des  Dieux  ne 
possédant  qu'une  supériorité,  leur  immortalité,  Héléna. 

—  Ainsi,  Pierre,  les  buveurs  pouvaient  devenir  immortels? 
Buvez-donc,  mon  cher  amour,  je  le  veux. 

Inclinée  sur  la  vasque,  elle  y  plongea  ses  petites  mains  serrées 
en  coupe  et  les  remonta  jusqu'aux  lèvres  de  Pierre.  Ensuite,  ses 
paumes  remplies  une  seconde  fois,  elle  les  éleva  vers  le  ciel, 
comme  pour  une  libation  sacrée,  et  s'abreuva  elle-même. 

Ils  demeurèrent  quelques  instants  encore  dans  la  grotte  dont 
l'ombre  épaisse  leur  permettait  à  peine  de  se  reconnaître. 

—  Sortons  d'ici,  c'est  noir  et  froid,  Héléna. 
Au  seuil  de  la  caverne,  elle  murmura  : 

—  A  la  vérité,  dérisoire  Jouvence,  ta  liqueur,  sans  abreuver 
jamais,  donne  une  soif  effroyable. 


LES    COEURS    GRAVITENT.  511 

Il  lui  avait  pris  le  bras  afin  de  l'entraîner,  mais  la  jeune 
femme  se  retourna  vers  la  grotte  ténébreuse  et  sa  charmante 
figure  de  vingt  ans  eut  une  expression  désespérée.  Pierre  fut 
épouvanté  <l  k  cette  vision  soudaine  d'une  pission  qui,  dépas- 
sant lus  limites  des  amours  terrestres,  clurcka.it  l'éternité! 

* 
*    * 

Un  matin  que  Pierre  voit,  au  son  de  la  cloche  agitée  par 
Jacques,  sa  femme  vêtue  de  mousseline  aurore,  rentrer  du  parc, 
son  chapeau  bergère  tombé  sur  la  nuque,  une  brassée  de  sca- 
bieuses  azurées  entre  les  bris  nus,  marchant  sur  ses  petits 
cothurnes,  délicieuse  de  fraîcheur  dans  la  luxuriance  de  sa 
vingtième  année,  il  s'écrie  : 

—  Je  veux  que  tu  sois  figurée  ainsi! 

Quelques  semaines  plus  tard,  un  sculpteur,  jadis  lié  d'amitié 
avec  Pierre,  vint  au  Vil-Dolent  commencer  une  étude  de  la 
jeune  femme.  Celte  introduction  dans  leur  intimité  de  l'artiste 
leur  parut  d'abord  un  événement  considérable;  puis,  ravie  de 
la  compagnie  de  cet  hôte  intéressant,  lléléna  se  ne  lassait  pas  de 
l'interroger  sur  la  partie  étrange  dj  la  société  dont  il  repré- 
sentait la  fantaisie,  le  désintéressement,  l'imagination  et  la 
passion  par  ni  les  autres  hommes  réalistes  et  utilitaires.  Un  soir 
qu'elle  l'avait  écoulé  attentivement,  lléléna  conclut  : 

—  Un  artiste  c'est  comme  un  amant  perpétuel,  un  amou- 
reux de  tout. 

Touché  di  la  définition  qu'elle  lui  donnait  de  sa  mission,  le 
sculpteur  s'écria  : 

—  Pour  ce  mot-là,  madame,  je  voudrais  pouvoir  immor- 
taliser votre  beauté  !  mais,  hélas  !... 

—  Pourquoi  semblez-vous  douter  de  votre  talent?  lui  de- 
manda-t-elle. 

—  Parce  que  l'on  tend  vers  l'art  comme  vers  l'amour,  sans 
y  atteindre  absolument,  répondit  le  statuaire  ses  mains  levées 
dans  une  sorte  de  supplication  aux  Dieux  de  la  beauté. 

—  Vous  aussi  ?  s'écria  lléléna  pleine  d'ardeur. 

—  Quoi  donc?  interrogea  l'artiste  surpris. 

—  Rien  ! 

La  jeune  femme  avait  baissé  le  front.  La  détresse  agitait  le 
cœur  tumultueux  de  Pierre. 

...  Lorsque  le  sculpteur  quitta  le  Val-Dolent,  il  dit  à  Pierre 


S12 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


en  regardant  Héléna  avec  la  tendresse  passionnée  et  chaste  dont 
les  artistes  considèrent  les  femmes  : 

—  Mon  ami,  vous  aurez  ve'cu  un  admirable  poème,  et  tous 
deux,  plus  heureux  que  moi,  vous  aurez  réalisé  votre  chef- 
d'œuvre  en  vous-mêmes. 

A  ces  paroles  d'adieu,  enivrés  d'une  voluptueuse  tristesse, 
ils  tombèrent  aux  bras  l'un  de  l'autre  sans  souci  des  regards  du 
statuaire,  —  mais  un  artiste  saurait-il  rien  considérer  avec  le? 
yeux  étroits  des  autres  hommes? 

En  se  retrouvant  soûls  à  leur  table,  délivrés  d'un  observateur 
dont  la  perspicacité  commençait  à  les  effrayer,  ils  se  sourirent. 

La  semaine  qui  suivit  ce  départ,  Héléna  éprouva  le  besoin  de 
l'immobilité.  A  chaque  invitation  pour  une  sortie,  elle  répondait  : 

—  Plus  tard  ! 

Cependant  la  campagne  fleurissait  en  un  rayonnement 
immense  de  joie  et  les  flots  de  la  rivière,  grossie  des  pluies,  bon- 
dissaient comme  des  chèvres  sur  les  porphyres  rouges. 

Le  goût  des  livres  avait  repris  Héléna.  Parfois,  quand  elle 
ne  se  croyait  pas  entendue,  elle  lisait  à  haute  voix  avec  un 
accent  créole  qui  donnait  une  fraîcheur  d'innocence  à  sa  lecture. 
Un  jour  qu'un  murmure  à  travers  le  parquet  l'avertissait 
qu'Héléna  parcourait  un  ouvrage  à  son  choix,  descendant  douce- 
ment l'escalier  qui  conduisait  à  sa  chambre,  Pierre  l'entendit 
lire  : 

«  Je  m'abandonne,  ô  mon  Dieu,  à  votre  infinité  et  à  voire 
immensité  incompréhensibles,  pour  m'y  perdre  et  m'y  oublier 
moi-même.  » 

Il  s'avança  et  lui  avoua  l'avoir  entendue. 

Encore  pénétrée  du  sens  de  l'Écriture,  Héléna  eut  le  geste 
vague  de  ses  instants  d'embarras  ;  son  petit  poing  d'abord  serré 
ouvrit  peu  à  peu  ses  doigts  en  l'air,  et  c'était  comme  l'image 
de  l'épanouissement  d'une  corolle. 

Pierre,  pensif,  répéta: 

—  «  Pour  m'y  perdre  et  m'y  oublier  moi-même  I  »  Que  vous 
manque-t-il  donc,  pour  que  vous  puissiez  éprouver  ces  aspira- 
tions désolantes,  ma  chère  âme  ? 

Sa  nuque  renversée  sur  l'appui  de  sa  bergère,  elle  lui 
répondit  avec  un  sourire  pâmé: 

—  Ne  vous  offensez  point  :  vous  êtes  vraiment  mon  bien- 
aimé  choisi  entre  mille. 


LES    COEURS    CRAVITENT.  ^13 

Puis  elle  ferma  ses  paupières.  Un  bandeau  de  soie  éme- 
raude  partageait  à  moitié  ses  cheveux  qui  retombaient  avec  une 
folle  exubérance  d'écheveaux  de  soie  sur  ses  joues  d'un  rose 
immacule'.  Les  narines  de  sou  pelit  nez  busqué,  aussi  nacrées  et 
unes  que  des  pétales,  palpitaient.  Et  sa  bouche  avait  de  lég  rs 
mouvements  aux  paroles  secrètes  de  sa  pensée.  Parfois  des 
ondes  passant  sur  sa  délicate  figure  en  modifiaient  l'expression . 
Et  Pierre,  incliné  sur  sa  femme,  croyait  voir  monter  des 
sources  mystérieuses  de  son  àme  adorable  les  parfums  les  plus 
secrets.  Il  l'embrassa  en  la  serrant  violemment  contre  lui  : 

—  Je  te  tiens,  lui  cria-t-il. 

—  Tant  mieux  !  répondit-elle  sans  rouvrir  lesyeux,  car  il  me 
semblait  m'envole r  dans  l'immensité  quand  tu  m'as  saisie. 

.  Puis,  rappelée  au  souvenir  de  sa  lecture,  elle  murmura  une 
seconde  fois  : 

—  Vous  êtes  vraiment  mon  bien-aimé,  choisi   entre  mille. 
Quelques  instants  plus  tard,  et  quelle  que  fût  la  douceur  des 

caresses  de  Pierre  à  son  front,  elle  s'endormit,  sa  bouche 
ouverte  sur  un  dernier  baiser  avec  l'air  de  suprême  abandon 
qu'on   voit  aux  petits  enfants. 

Afin  de  la  laisser  à  son  sommeil,  il  se  recula  jusqu'au  seuil 
de  la  chambre.  La  tenture  persane  aux  soleils  flamboyants  sur 
les  épaules,  il  dit  encore  en  l'observant: 

—  Chère  enfant  terrible  ! 

Dès  qu'il  se  retrouva  dans  sa  salle  de  travail,  elle  lui  parut 
douloureusement  silencieuse.  Ce  sommeil  d'Héléna,  en  plein 
jour,  prenait  une  signification  affreuse  et  des  images  horribles 
le  torturèrent. 

«  Pourquoi  cette  angoisse  puisqu'elle  dort,  pensa-t-il  ?  Elle 
dort  !  » 

Cependant,  incapable  d'attention,  il  fut  obligé  de  redes- 
cendre vers  elle.  Agenouillé  sur  un  coussin,  il  la  contempla 
jusqu'à  ce  qu'elle  se  réveillât.  Lorsqu'elle  rouvrit  les  yeux, 
Héléna  lui  demanda  : 

—  Pourquoi  pleures-tu? 

—  Vraiment,  je  pleure  ? 

Et  il  ne  put  rien  lui  répondre  car  il  se  sentait  enivré  de  joie 
en  la  revoyant  sourire,  se  mouvoir  et  remplir  la  pièce  de  son 
amoureuse  jeunesse. 

...  Un  nouvel  élan  de  piété  soulève  Héléna.  Des  heures 
TOMB  lviii.  —  1920.  33 


"14  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

entières,  elle  se  complaît,  les  yeux  mi-clos,  h  ses  imaginations 
paradisiaques.  Parfois  elle  porte  ses  méditations  dans  les  petits 
temples  dédiés  aux  constellations  du  zodiaque.    Pierre   la  sur-  | 
prend  au  reposoir  de  la  Vierge.  Comme  il  lui   demande  l'objet 
de  sa  songerie,  elle  lui  répond  : 

—  Ilier  soir  en  regardant  les  rondes  d'anges  et  d'àmes  élues 
qui  dansent  et  s'embrassent  dans  un  paysage  fleuri  semblable  à 
celui  des  îles  de  mon  enfance,  je  me  demandais  s'il  y  avait 
quelque  vraisemblance  dans  ces  imaginations  de  l'Angelico? 
Aujourd'hui  que  j'y  réfléchis,  j'en  pleurerais. 

—  Pourquoi  donc?  demande-t-il. 

—  Parce  que  c'est  trop  simple,  trop  ravissant  et  que  je 
n'aperçois  pas  la  possibilité  de  danser  avec  toi  toute  l'éternité 
parmi  les  roses,  les  pâquerettes  et  les  lys,  en   chantant  laudes. 

Les  yeux  relevés  vers  son  mari,  elle  ajouta: 

—  Plus  tard,  quand  on  parlera  de  nous,  l'on  dira  :  «.  Il  était 
impossible  de  s'aimer  plus  qu'ils  ne  s'aimèrent.  »  Et,  pourtant,  ô 
mon  amour  ?... 

—  Que  veux-tu  signifier,  Héléna?  interroge-t-il  plein  d'an- 
goisse. 

—  Seulement  ceci,  qu'on  ne  peut  monter  assez  haut  dans  JA 
ciel  et  que  lorsqu'on  y  parvient,  il  faudrait  s'y  maintenir  1 

—  Nous  nous  y  maintiendrons,  ma  chère  àme  1 

—  Je  le  souhaite,  lui  déclare-t-elle  avec  un  sourire  grave. 
Et  son  ton  le  terrifie. 

Un  soir  que  Jacques,  le  dessert  placé  sur  la  table,  se  retirait 
ainsi  qu'il  en  avait  coutume,  car  ils  ne  toléraient  pas  de  service 
autour  d'eux,  Héléna  s'interrompit  de  manger  d'un  entremets 
dont  elle  était  gourmande,  pour  s'exclamer  : 

—  Savez-vous,  monsieur  mon  mari,  que  vous  êtes  plus  sem- 
blable aux  autres  hommes  que  je  ne  me  l'étais  imaginé  ? 

—  Et  pourquoi  non?  répondit-il  amusé. 

—  Quel  dommage  !  reprit-elle.  Lorsque  je  vous  vis  pour  la 
première  fois  à  Antibes,  superbe  dans  votre  cape  et  sous  votre 
large  feutre  gris,  votre  air  me  promettait  une  majesté  conti- 
nuelle de  pensées. 

—  Dieu!  que  j'aurais  été  ennuyeux  1  s'écria-t-il  gaiment. 

—  C'est  possible,  Pierre,  mais  vous  ne  m'empêcherez  pas  de 
vous  avouer  que  je  m'étais  représenté  l'astronome,  ami  des 
étoiles,  comme  un  héros  surhumain. 


LE*    CŒUR?    GRAVITENT.  515 

—  Et  vous  n'avez  trouvé  qu'un  pauvre  homme  ras  de  terre, 
Déléna. 

—  Oserais-je  m'en  plaindre,  Pierre  ?  Or  si  vous  aviez  été  un 
personnage  céleste,  vous  n'auriez  pas  eu  de  regards  pour  votre 
petite  antilope.  Et  pendant  nos  fiançailles,  je  puis  maintenant 
vous  en  faire  la  confidence,  quand  je  m'étais  trouvée  trop  petite 
fille  avec  vous,  si  je  me  sauvais,  c'était  pour  aller  pleurer  d'avoir 
été  une  sotte.  Dans  ces  instants-là,  désolée,  je  me  demandais  : 
«  Est-ce  moi  qu'il  devrait  épouser?  » 

Emu  par  son  amoureuse  humilité,  Pierre  saisit  fougue- is  - 
ment  sa  femme-enfant.  Alors  la  tète  sur  sa  poitrine,  elle  lui 
chuchota  : 

—  Ai-je  mérité  tant  de  bonheur?  Oh!  je  fus  heureuse,  heu- 
reuse, heureuse  ! 

—  Pourquoi  dis-tu  :  «  je  fus  heureuse,  »  Héléna.  Ne  le 
serais-tu  plus  ? 

—  Ce  n'est  pis  ce  que  je  veux  dire,  répliqua-t-elle.  C'est  si 
difficile  de  parler  de  son  amour!  On  le  sent  en  soi.  comme  une 
musique.  Il  y  faudrait  des  chants.  Comme  je  ne  sais  pas 
chanter,  quelquefois  j'ai  dansé  de  joie- devant  toi.  Ma  danse, peut- 
être,  offusquait  ta  gravité;  c'était  ma  seule  manière  d'affirmer: 
«J'aime  Pierre.  Je  l'aime!  Pierre  ^st  mon  amour  et  je  suis  à 
Pierre I  »  Crois  bien  que,  dans  ces  moments-là,  je  t'aimais  si 
fort  que  je  me  soulevais  de  terre  pour  être  plus  dans  ton  cœur. 

Lorsqu'elle  eut  ainsi  parlé,  elle  s'arracha  des  bras  de  son 
mari  et  s'en  alla  rôder  d'une  fenêtre  à  l'autre  fenêtre  sur  ses 
petites  mules  de  soie  qui  bruissaient  comme  des  feuilles  sèches. 
Après  avoir  regardé  la  forêt,  elle  guetta  furtivement  Pierre  et 
alla  s'accroupir  sur  un  profond  fauteuil,  les  bras  tombés.  Elle 
y  prit  l'expression  de  ces  chats,  aux  paupières  presque  closes 
sur  le  liseré  d'or  de  leurs  yeux  d'émail,  qui  semblent  sommeil- 
ler et  qu'on  sent  pourtant  tendus,  prêts  à  bondir  à  la  moindre 
alerte.  Tout  à  coup,  la  tète  tournée  vers  la  fenêtre  à  travers 
laquelle  s'apercevait  le  moutonnement  bleuâtre  des  frondaisons 
qui  emprisonnaient  le  Val-Dolent  dans  leur  étroit  horizon,  et 
sans  que  rien  ne  préparât  si  question,  Héléna  demanda  : 

—  Tout  est  pareil,  n'est-ce  pas,  d'un  coté  ou  de  l'autre  de 
la  terre? 

—  Je  ne  le  comprends  pas. 

—  C'est  vrai!  Je  suis  insensée* 


• 


516  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Abattue  sur  son  épaule,  elle  reprit  : 

—  Non,  je  suis  malheureuse  I 

—  Toi  I  Toi  !  ma  chère  âme,  pourquoi? 

—  C'est-à-dire  que  je  suis  peut-être  trop  heureuse,  reprit- 
elle  les  yeux  mouillés. 

Du  fond  de  son  précipice,  le  sanglot  de  la  Dolente  montait 
jusqu'à  eux. 

—  Hélas!  dit-elle  encore  écrasée  sur  la  poitrine  de  Pierre, 
trop  heureuse,  n'est-ce  pas  être  un  peu  malheureuse? 

—  0  folle  petite  enfant! 

Il  affectait  l'enjouement,  mais  son  sourire  cachait  son  in- 
quiétude. Un  peu  plus  tard,Héléna  appuya  sur  lui  des  regards 
dévorants. 

<(  Que  veut-elle?  Qu'altend-elle?  Que  cherche-t-elle ?  » 
pensait-il. 

...  Une  nuit  Pierre  terminait  une  page  d'anticipations  sur 
la  mort  de  la  terre  et  il  écrivait  : 

«  Un  soleil  noir,  un  astre  mort  désorbité,  rencontrera  la 
terre  lancée  contre  lui  Au  choc  de  ces  deux  masses  un  immense 
feu  jaillira,  une  formidable  nébuleuse  montera  en  flammes  de 
millions  de  lieues.  Et  tout  ce  qui  fut  chair,  esprits,  âmes  amou- 
reuses, génie,  beauté,   charité,  tendresse,  ne  sera  plus  que  feu. 

«  Et  il  y  aura  un  recommencement,  une  Genèse  qui  verra 
son  futur  Moïse. 

«  La  création  se  continuera.  L'amour  ressuscitera  qui  recréera 
la  vie.  A  la  vérité,  il  n'y  a  ni  commencement,  ni  fin,  et  la  gra- 
vitation a  mu,  meut  et  mouvra  l'infini.  » 

Un  souffle  léger  sur  sa  joue  éveilla  son  attention.  Relevant 
Arivement  les  bras  par  derrière,  Pierre  enserra  le  cou  de  sa 
femme  entre  ses  mains. 

—  J'ai  lu,  lui  dit-elle  seulement. 

Il  voulut  poser  ses  lèvres  sur  son  front,  mais  elle  résista  et 
s'enfuit. 

Le  lendemain,  tandis  qu'agenouillée  devant  un  parterre  de 
la  terrasse,  elle  choisissait  des  glaïeuls  drap  d'or  légèrement 
flammés  de  rose  dont  elle  voulait  composer  un  bouquet,  Héléna, 
entendant  Pierre  marcher  derrière  elle,  lui  dit  sans  se  retourner  : 

—  Comment  pouvez-vous  écrire  qu'il  n'y  a  ni  commence- 
ment, ni  fin?  Ce  recommencement  où  nous  ne  serons  plus, 
vous  et  moi,  sera  bien  notre  fin. 


LES    COEURS    GRAVITENT.  511 

—  Il  ne  s'agissait  pas  de  nous,  Héléna. 

—  Il  ne  s'agit  que  de  nous,  repartit-elle.  Gela  seul  compte 
pour  moi. 

Comme  elle  demeurait  toujours  agenouillée  devant  les 
glaïeuls,  il  voulut  alors  caresser  ses  cheveux,  mais  elle  se  déroba 
et  ne  voulut  pas  permettre  qu'il  l'accompagnât  dans  la  forêt. 

Vers  la  fin  de  cet  après-midi,  elle  en  revint  ravissante  d'ani- 
mation. D'une  voix  vibrante,  elle  lui  dit  aussitôt. 

—  Quelle  impression  inouïe  je  vfens  d'éprouver,  Pierre!  Il 
me  semblait  que  je  me  poursuivais  moi-même.  J'avançais  vite, 
vite,  mais  mon  âme  allait  encore  plus  fort  devant  moi.  Ah  1  quelle 
ivresse  de  se  sentir  à  sa  propre  poursuite  sans  pouvoir  se  rattraper  I 

En  la  considérant  avec  tristesse,  il  lui  murmura  seulement  : 

—  Et  moi? 

—  Oh  !  s'exclama-t-elle  désolée.  C'est  vrai  ! 

Il  la  prit  dans  ses  bras  avant  de  lui  répéter  son  tendre  reproche  ; 

—  Et  moi? 

Avec  le  ton  du  désespoir  Héléna  s'écria  qu'elle  mériterait 
un  châtiment  pour  cet  oubli.  Pourtant,  ce  même  soir,  quand, 
leur  diner  terminé,  ils  descendirent  jusqu'à  la  caverne  rouge, 
afin  d'en  contempler  à  la  nuit  les  phosphorescences,  Héléna, 
rassurée  par  les  ténèbres  qui  ne  permettaient  plus  à  Pierre  de 
scruter  son  visage,  lui  demanda  : 

—  Depuis  que  tu  m'aimes,  ton  àme  ne  s'est-elle  jamais 
échappée  de  toi?  Sois  sincère! 

Les  gouttes  d'eau  qui  se  brisaient  comme  des  cristaux  au 
bord  de  la  vasque,  furent  la  seule  réponse  de  Pierre. 

—  Tu  te  tais  :  quel  aveu!  reprit-elle.  Pourquoi  donc  me 
gronderais-tu  de  me  sentir  parfois  m'évader  de  moi-même  ? 

Sur  ces  mots,  elle  se  jeta  dans  ses  bras  avec  une  effrayante 
ardeur.  A  cet  accès  de  frénésie  mélancolique,  Pierre  ne  put 
retenir  ses  larmes,  et  ils  restèrent  longtemps  enlacés  et  pleins 
de  détresse. 

Par  cette  douce  nuit  de  pleine  lune,  Héléna,  refusant  d'aller 
se  reposer,  voulut  qu'il  demeurât  avec  elle,  sur  le  balcon.  Il 
lui  avait  appris  à  reconnaître  les  constellations  et  elle  les  lui 
désignait  naïvement  comme  un  écolier  indique  les  villes  sur 
une  carte  de  géographie  : 

—  Le  Capricorne!  la  Grande  Ourse!  Le  Bouvier!  Les  Pois- 
sons! Le  Dragon!...  La  belle  vie  brillante,  là-haut,  Pierre!  Et 


518  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quelle  consolation  de  savoir  tous  ces  grands  yeux  fixés  surnousl 

Cessant  tout    à  coup  d'observer  le  firmament,  elle   déclara 

d'une  voix  grave,  ses  regards  appuyés  sur  Pierre  : 

—  Comme  je  t'ai  aimé! 

—  Comme.  je  t'aime I  répondit-il  tendrement. 

—  Oh!  Pierre,  n'esf-ee  pas  une  profonde  douleur  de  vouloir  ! 
être  aimée  pour  l'éternité?  Parfois   je  défaille  de  penser  qu'il  a 
existe  des  bornes  à  nofre  amour. 

Elle  vint  lui  saisir  âprement  la  tête  et  prononça  : 

—  Ne  jamais,  jamais  nous  désunir!  Ah!  répète-moi  que 
jamais,  plus  que  nous,  deux  âmes  ne  furent  confondues. 

Un  peu  plus  tard,  elle  dit  encore  en  secouant  le  front  avec 
désolation  : 

—  Confondues?  Non  !  Non  !  Car  toi,  tu  restes  toi,  et  souvent 
je  reste  moi. 

Les  milliards  d'astres  dont  les  scintillations  sympathiques 
semblaient  vouloir  caresser  ces  amants  de  leur  tendre  éclat, 
continuaient  de  rouler  dans  les  eaux   infinies  du  céleste  océan. 

—  Comment  arrivera  n'être  plus  soi  mais  l'essence  même 
de  ton  à  me  ?  reprit  Héléna-  Comment  m'abimer  mieux  en  toi? 
J'agonise  parfois  de  me  sentir  distincte  et  isolée.  J'en  éprouve 
P  froid  glHci.'il  et  un  sentiment  horrible  de  solitude.  Oh!  n'être 
plus  jamais  solitaire...  est-ce  possible,  Pierre?  Anéantis-moi 
donc,  ô  mon  amour,  pour  que  je  sois  vraiment  heureuse! 

Par  ses  invocations  Héléna  exprimait  tout  ce  que  Pierre 
avait  médité  toute  sa  vie.  Il  fut  à  la  fois  enchanté  et  épouvanté 
que,  par  les  intuitions  de  son  amour,  sa  femme-enfant  commu- 
niât vraiment  avec  sa  pensée  la  plus  secrète.  Elle  était  donc 
autant  que  lui  persuadée  que  rien  ne  rassasie  les  grands  cœurs. 

Instinctivement  Pierre  et  Héléna  resserrèrent  leur  étreinte 
jusqu'à  s'en  faire  souffrir. 

Au-dessus  de  leur  embrassement  les  mondes  silencieux  con- 
tinuaient de  graviter  dans  le  vide  infini  où  les  attiraient  les 
mille  attractions  contradictoires.  Et  sous  ces  étoiles,  elles  aussi- 
pleines  de  détresse,  Pierre  et  Héléna,  bnurhe  à  bourlv-,  éprou- 
vaient l'angoisse  de  leur  instabilité. 

A  l'aube,  quand  les  &MfM,  comme  des  yeux,  fermèrent  leurs 
paupières  et  disparurent,  Héléna,  pâlie  de  lassitude,  eut  un  sou= 
rire  en  répétant  les  vers  de  Dante  qu'ils  avaient  lus  ensemble  : 

«  C'était  le  temps  où  le  matin  commence  et  le  soleil   mon- 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  5IB 

tait  avec  ces  étoiles  qui  l'entouraient,  quand  le  divin  amour 
mut  primitivement  ces  beaux  astres!  » 

A  peine  achevait-elle  sa  citation,  qu'un  rayon,  le  premier, 
dépassa  les  frondaisons  du  bois  dont  il  traversa  les  branches 
comme  un  fuseau  d'or.  En  une  inspiration  subite,  la  jeune 
femme  présenta  son  front  livide  à  cette  flèche  de  flamme,  et  elle 
en  fut  éblouie  au  point  de  chanceler. 

—  Il  faut  maintenant  dormir,  ma  chère  âme,  lui  conseilla 
Pierre. 

—  Dormir,  répondit-elle  avec  un  singulier  sourire,  dormir, 
l'odieuse  chose  1  Non  1  non!  Plus  de  sommeil  1  Toujours  vivre! 

Pour  se  délasser  de  la  longue  immobilité  de  cette  nuit  d'été, 
elle  réclama  son  cheval. 

—  Quelle  singulière  fantaisie,  Héléna?  Vous  n'avez  pas  dormi. 

—  C'est  entendu,  Pierre,  je  ne  suis  que  fantaisie.  Savez-vous 
mon  désir,  ce  matin  ?  Je  veux  revoir  à  Saint-Igest  la  maison  où 
naquirent  les  parents  de  Virginie  de  la  Tour.  A  peine,  une  fois, 
ai-je  visité  ce  village  abandonné  par  mes  ancêtres  pour  s'exiler 
aux  Indes  et  a  l'Ile  de  France. 

— Mais  la  route  à  travers  le  causse,  longue  et  dangereuse, 
demande  plusieurs  heures  de  course  rapide. 

—  Tant  mieux  !  Vous  ne  comprenez  donc  point  combien  j'ai 
besoin  de  me  fatiguer.  J'ai  trop  pensé,  cette  nuit.  Maintenant  il 
me  faut  du  mouvement.  Et  puis  j'ai  soif  de  revoir  la  vieille 
demeure  tant  de  fois  imaginée  par  la  pauvre  Virginie. 

Prévenus  par  Jacques,  le  bordier  et  son  fils  vinrent  présenter 
les  chevaux.  Ils  firent  observer  que  ces  bêtes,  bien  reposées,  ne 
manqueraient  pas  de  vivacité. 

—  A  la  bonne  heure  1  s'exclama  Héléna  joyeuse. 

Coiffée  d'un  petit  tricorne  à  la  française,  elle  était  vêtue  d'une 
amazone  bleu  de  roi  dont  la  traîne  flottait  comme  un  pan  de 
ciel  au  flanc  de  sa  blanche  jument.  Un  feutre  dont  l'air  rabat- 
tait parfois  une  aile,  couvrait  le  grand  visage  de  M.  du  Cambout 
et  ses  guêtres  fauves  moulaient  ses  jambes.  Aussi  pâle  et  calme 
que  sa  femme  était  rose  d'énervement,  il  lui  vit  donner  de 
l'éperon  à  sa  monture  qui  fît  feu  sur  le  roc. 

Bientôt  quittant  le  ségala  ténébreux,  ils  s'élevèrent  vers  le 
haut  plateau  calcaire  où  ne  poussaient  que  les  chênes  truffîers. 
Le  sol  en  était  crevassé.  A  chaque  moment,  parmi  la  broussaille 
du  genièvre,  les  chevaux  devaient  sauter  des  obstacles  sur  les- 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quels  ils  arrivaient  sans  les  apercevoir.  Héléna,  de  sa  petite  cra- 
vache, cinglait  sa  monture.  Pierre  lui  en  (ît  l'observation. 

—  Auriez-vous  peur?  interrogea-t-elle  avec  un  sourire  glo- 
rieux. Je  voudrais  déjà  distinguer  la  toiture  de  Saint-Igest,  de 
la  couleur  des  framboises,  vous  souvient-il  ?  Songer  que  mes 
aïeux  naquirent  et  vécurent  là  et  que  je  suis  leur  descendante, 
pleine  de  vie,  de  mouvement,  d'amour,  quand  leur  manoir  aban- 
donné doit  maintenant  sonner  sous  le  pied  comme  un  sépulcre  ! 
0  vie!  0  mort!  En  avant!  Plus  vite!  Me  suit  qui  m'aime! 
Virginie!  chère  Virginie,  tu  fus  vraiment  adorée! 

—  Je  vous  en  supplie,  Héléna  !  Héléna  !  veillez  à  la  bouche 
de  votre  jument.  Vous  l'affolez  I  Elle  s'emballe  1 

—  Hardi  !  Hardi  !  Laissez  donc,  répondit-elle,  puisque  nous 
avons  des  ailes  I 

Elle  pressait  encore  l'allure  de  sa  monture,  quand  un  renard 
débusqua  d'un  hallier. 

—  Je  le  forcerai,  s'écria-t-elle  joyeuse.  Passez  à  droite,  Pierre. 
Laissez-moi  cet  honneur.  Hardi  I 

Accoutumée  dès  l'enfance  à  des  battues  dans  la  brousse  tro- 
picale, elle  se  précipita  sur  le  fauve  avec  une  prodigieuse  énergie. 

—  Ivresse!  Ivresse!  clama-t-elle  encore.  Je  m'envole! 

Pas  plus  qu'elle,  Pierre  ne  connaissait  le  terrain.  Sur  sa 
bête  plus  rapide,  Héléna  gagnait  son  mari.  Toup  à  coup  sa  jument 
parut  rentrer  dans  le  sol  comme  une  pierre  coulerait  dans  l'eau. 
Ce  fut  presque  instantané.  Quand  M.  du  Gambout  atteignit  à 
l'endroit  de  la  disparition  d'Héléna,  il  aperçut,  au  fond  de  lu 
gorge  de  Vezac,  par  quarante  mètres  de  profondeur,  une  sorti' 
de  grande  fleur  à  macules  de  pourpre  sur  les  pierres  cendrées 
du  précipice.  Sans  un^cri,  sans  un  sanglot,  il  tomba  de  son  cheval. 

Les  mains  crispées  à  sa  gorge,  il  se  voulut  mort. 

«  La  vraie  existence  n'est-elle  pas  celle 
qui  se  continue  pour  nous  au  cœur  de 
ceux  qui  nous  aiment?  » 

E.  Renan. 

Les  violons  dissimulés  dans  le  bois  du  Val-Dolent  jouaient 
avec  une  douceur  désespérée  ie  «  lamento  »  d'Ariane  : 

0  mort  !  je  crois  en  toi  1 


4 
LES    CŒURS    GRAVITENT.  521 

En  avant  du  clergé,  les  jeunes  filles  de  Laissac,  vêtues  de 
blanc  et  fleuries  de  roses  blanches,  remontaient  l'avenue  des 
châtaigniers  afin  de  regagner  leur  village.  Les  funérailles  termi- 
nées, des  cimentiers  avaient  aussitôt  scellé  la  dalle  de  la  grotte 
tumulaire. 

Accouru  de  Cagnes  à  la  nouvelle  de  ce  désastre,  Sébastien  du 
Cambout,  vieilli,  ses  yeux  rétrécis  par  leurs  paupières  alourdies 
et  ses  cheveux  plats  ramenés  en  arrière  de  son  front  religieux, 
ne  se  décidait  pas  à  laisser  seul  son  fils  Pierre  dans  la  grotte  rouge. 

Celui-ci  demeurait  roidi  dans  sa  haute  taille  contre  la  paroi 
cramoisie  de  la  caverne  où  dégouttelait  l'eau  des  voûtes.  Les 
musiciens  cachés  sous  la  hêtraie,  aux  bords  de  la  Dolente,  conti- 
nuaient à  marier  les  sons  gémissants  de  leur  «  lamento  »  à  la 
plainte  de  la  rivière. 

A  l'extérieur  de  la  caverne,  M""  de  la  Tour  fléchissait  sous  les 
sombres  voiles  qui  l'enveloppaient  jusqu'aux  pieds.  Après  avoir 
poussé  un  soupir  accablé,  cette  mère  s'avança  vers  une  jeune 
femme  de  grande  stature,  restée  un  peu  plus  en  avant  de  l'espla- 
nade. A  leur  rencontre  ces  deux  personnes  s'enlacèrent  silencieu- 
sement. C'était  une  journée  de  septembre,  chaude  et  vibrante, 
aux  nuages  argentés  pleins  d'allégresse.  Des  coucous  s'appelaient 
en  sous-bois,  et  sur  les  hauteurs  du  firmament  voguaient  les 
noires  compagnies  des  corbeaux  en  roule  vers  les  champs  où  des 
glanes  possibles  s'olTraient  à  leur  voracité.  Sur  la  rivière  ocellée 
d'or  et  d'émeraude  au  jeu  des  ramures  ensoleillées,  les  libellules, 
ces  fines  aiguilles  ailées  qu'admirait  Iléléna,  semblaient  faufiler 
des  tissus  de  fée  au-dessus  des  flaques  vermeilles. 

Les  accents  éplorés  des  violons  vibraient  toujours  parmi  cette 
paisible  joie  automnale  de  l'air  et  de  l'eau,  des  insectes  et  des 
bêtes. 

—  Père  1  Père  1  laissez-moi  soui,  prononce  Pierre  aussi  blanc 
que  les  roses  amoncelées  devant  le  tombeau,  lorsque  Sébastien 
veut  lui  prendre  le  bras. 

Devant  ce  désir  affirmé,  le  janséniste  donne  un  baiser  à  son 
fils,  en  lui  murmurant  avec  gravité  : 

—  «Comme  la  fleur  elle  s'était  élevée,  et  elle  est  foulée  aux 
pieds,  et  elle  fuit  comme  l'ombre  et  ne  s'arrête  jamais.  »  Ah  !  mon 
cher  enfant,   je  souffre    avec  loi.    Adieu  1 

Sur  ces  paroles,  les  paupières  de  Sébastien  se  chargent  de 
larmes.  Ensuite  il  se  redresse  d'un  air  majestueux  pour  marcher 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vers  31m*  de  la  Tour  demeurée'sur  la  terrasse  de  la  grotte  sépul- 
crale près  de  l'autre  jeune  femme  endeuille'e.  Il  s'inclina  devant 
elle  et  lui  offrit  le  bras.  Et  Sarah  eut  un  gémissement  harmonieux 
en  s'éloignant  pour  toujours  de  sa  fille  adorable  qui  avait  joué 
sur  cette  terre  à  la  «  Virginie  »et  qui  disparaissait  comme  elle 
on  pleine  fleur.  Sa  douleur  était  d'autant  plus  profonde  qu'elle 
songeait  à  son  fils  Henri.  Depuis  le  mariage  d'Héléna  et  son 
départ  pour  le  Val-Dolent,  il  errait  au  bord  delà  Méditerranée, 
h  moitié  dément,  cherchant  à  l'horizon  une  lie  merveilleuse  qui 
n'y  apparaissait  jamais.  Péniblement  ce  père  et  cette  mère  mon- 
tèrent par  l'allée  des  reposoirs  du  Zodiaque  qui,  dans  leur  détresse, 
leur  parurent  les  stations  d'un  chemin  de  croix. 

Pierre  restait  seul,  devant  le  tombeau.  Sur  l'esplanade,  le 
menton  sur  une  main  reployée,  la  grande  jeune  femme  attendait, 
immobile.  Par  les  baies  ouvertes  du  château  s'envolaient  a  tire 
d'aile  les  accents  de  l'office  des  morts  dont  les  cris  éternels  jailli- 
rent de  l'abîme  des  plus  immenses  consciences  humaines  qui 
vécurent  jamais  sous  des  cieux  plus  proches  de  Dieu. 

Et  en  entendant  l'organiste  jeter  ces  clameurs  effrayantes  à 
Héléna  «  foulée  aux  pieds  après  avoir  été  la  fleur  qui  s'élève,  » 
Pierre  agenouillé  commença  de  verser  ses  larmes  ies  plus 
effroyablement  amères. 

En  présence  du  sépulcre  que  la  beauté  radieuse  d'Héléna 
aurait  dû  transformer  en  un  hypogée  d'enchantement  et 
d'amour,  Pierre  ne  put  s'empêcher  de  tendre  les  bras  vers  le  dur 
seuil  de  pierre  qui  les  séparait  a  jamais  l'un  de  l'autre,  et  il 
gémit  : 

—  Peut-être,  mon  amour,  me  cherches-tu  maintenant  comme 
je  te  cherche?  Et  tu  t'étonnes  que  je  ne  sois  pas  étendu  près  de 
toi  comme  c'est  ma  place.  Et  tu  as  froid  1  et  tu  m'appelles  1  Si  tu 
m'entends,  ma  chère  àme,  réponds-moi.  Faut-il  que  j'aille  vers 
toi?  Oui,  partir,  n'est-ce  pas? 

A  cet  instant  une  main  qui  tremble,  et  légère  comme  la  feuille 
au  vent,  vient  frôler  Pierre  à  l'épaule.  Il  jette  un  cri  : 

—  Hélénal 

—  Non  1  Geneviève  seulement,  lui  répond-on. 

La  lumière  diffusée  par  les  porphyres  rouges  de  la  grotte 
répand  une  coloration  de  flamme  sur  le  teint  de  Mme  Rodelle.  Et 
dans  cette  ombre  chaude,  ses  yeux  qui  paraissent  immenses 
appuientsur  Pierre  des  regards  d'infinie  compassion. 


LÉS    COEURS    GRAVITENT.  523 

Pierre,  qui  n  en  peut  supporter  l'expression,  s'écrie  tourné 
vers  le  tombeau  : 

—  Mourir  ! 

—  Vivre,  répond  Geneviève. 

—  A  quoi  bon  ? 

—  Exister  seulement,  si  vous  le  préférez,  mon  ami. 
Il  secoue  la  tête. 

—  Moins  encore,  Pierre...  respirer...  comme  je  l'ai  fait  moi^ 
même. 

Il  lève  des  mains  désespérées. 
Tout  bas,  elle  reprend  : 

—  Les  cœurs  même  les  plus  étreints  doivent  continuer  de 
battre  jusqu'à  ce 'qu'ils  se  glacent. 

—  Mon  cœur  est  glacé,  Geneviève,  pourquoi  bat-il  encore? 
Elle  frémit  avant  de  lui  répliquer  : 

— ■  Par  son  battement  vous  perpétuerez  le  souvenir  d'Héléna 
et  votre  pensée  fidèle  la  ressuscitera. 

—  Affreuse  consolation  1  Fantôme  de  l'imagination  !  C'est 
l'Héléna  qui  chantait  et  bondissait,  les  joues  roses  et  les  yeux 
brillants,  c'est  cette  Héléna  seule  qui  m'importe.  Et  vous  me 
proposez  l'image  d'un  spectre.  Une  hallucination  de  mon  esprit 
au  lieu  de  ses  lèvres  brûlantes.  Une  forme  d'air  froid  que  tra- 
verseraient les  hirondelles  sans  s'en  douter,  au  lieu  de  ta  jeune 
poitrine  et  de  tes  chers  bras  tièdes  qui  me  serraient  au  cou, 
Héléna I  II  n'y  a  pas  d'amour  sans  vie! 

Devant  sa  protestation  Geneviève,  qui  fixe  des  yeux  doulou- 
reux sur  le  ciment  encore  luisant  d'humidité  autour  de  la 
dalle  scellée,  reprend  avec  ardeur  : 

—  Même  alors  que  je  ne  verrais  plus  rien  autour  de  moi  et 
que  je  resterais  dans  l'éternelle  solitude  et  la  nuit  éternelle,  je 
croirais  encore  à  mon  amour. 

Tourné  vers  le  sépulcre,  par  son  silence  prolongé  et  son 
attitude  Pierre  paraît  signilier  à  Geneviève  d'avoir  à  se  retirer. 

Elle  fléchit  la  tète  sur  son  cou  d'un  galbe  exquis,  et  ses 
yeux,  tristes  comme  une  eau  morte,  expriment  une  indicible 
souffrance. 

—  Adieu  pour  cette  viel  Adieu  1  murmure-t-elle  d'une  voix 
exténuée,  les  prunelles  noyées  par  les  larmes. 

Au  même  instant,  du  fond  de  la  vallée  s'élève  la  plainte 
élégiaque  de  la  Dolente.  Enivrée  d'une  funèbre  extase,   Gène- 


S24  REVUE    DE?    DEUX    MONDES. 

viève  l'écoute,  puis  elle  se  retourne  encore,  tend  des  bras  vains 
vers  Pierre  et  s'éloigne  enfin  avec  une  douloureuse  lenteur. 

Lorsqu'il  se  voit  seul,  M.  du  Cambout  s'abandonne  à  son 
deuil  comme  l'épave  au  torrent. 

—  Je  ne  me  sens  presque  plus  être,  soupire-t-il.  Ah!  mon 
Dieu  !  que  je  ne  sois  plus  du  tout. 

L'harmonium  du  château  continuait  de  répandre  sur  le  Val- 
Dolent  les  ondes  grandioses  des  Psaumes.  A  ces  accents  tous  les 
prophètes  biblique?  qui  s'inclinèrent  sur  la  condition  fatale  des 
hommes  voués  à  la  mort,  semblèrent  surgir,  drapés  de  nuit  et 
hauts  comme  des  montagnes.  Et  ils  clamaient  sombre  ment  : 

—  Les  jours  de  l'homme  sont  courts.  Vous  avez  compté  le 
nombre  de  ses  mois;  vous  avez  marqué  le  terme  qu'ils  ne  pour- 
ront passer. 

—  Vingt  ans!  cric  Pierre  en  sanglots.  Vingt  ans!  Pas  même 
le  milieu  du  jourl  Une  aurore!  L<  perle  du  matin  s'est  déjà 
évaporée  dans  le  soleil!  Héléna  adorée,  si  je  n'avais  pas  la  mé- 
moire, il  ne  me  resterait  déjà  plus  rien  de  loi.  0  mort,  effroyable 
réalité,  qu'est-ce  que  l'amour  pour  toi  ?  l'illusion  d'un  instant, 
tandis  que  toi.  mort,  tu  demeures  dans  l'infini  des  temps! 
Comment  pouvons-nous  aimer,  quand  tes  orbites  creuses  nous 
guettent  sous  les  beaux  yeux  de  notre  ivresse  ? 

An  château,  l'organiste,  tous  ses  jeux  ouverts,  répandait  pai 
la  forêl  l'hymne  triomphal  : 

«  I!  faut  que  le  corps  corruptible  soit  revêtu  d'immortalité  : 
alors  cette  parole  sera  accomplie  :  la  mort  a  été  ensevelie  dans 
la  victoire.  0  mort,  ou  est  maintenant  ta  victoire?  » 

Toujours  écroulé  devant  le  tombeau,  Pierre  revoyait  avec 
intensité  le  spectacle  effroyable  :  Héléna  découverte  au  fond  du 
précipice,  écrasée,  devenue  une  grande  Heur  aux  pétales  de 
sang. 

Du  sommet  obscur  de  la  caverne,  quelques  gouttes  d'eau 
tombèrent  dans  la  vasque  avec  le  bruit   d'un  sanglot  précipité. 

Tourné  vers  le  tombeau,  Pierre,  les  yeux  dilatés,  gémit 
alors  : 

—  Est-ce  toi  qui  pleures,  Héléna,  mon  cher  amour? 

Et  il  offrit  rément  ses  bras  ouverts  et  sa  poitrine  à 

une  étreinte  impossible. 

11  tomba  entin  sur  le  roc,  inanimé. 


LES    CŒURS    CRAVITENT.  525 

* 
*    * 

Cette  lettre  de  Sébastien  du  Cambout  avait  été  placée  par 
M.    Véran  à    la  suite   de    son    récit    des    funérailles  d'Héléna. 

«  Combien  il  m'avait  été  pénible,  mon  cher  Pierre,  de  te 
laisser  seul  dans  la  grotte  sépulcrale,  mais  j'avais  compris  que 
notre  présence  contraignait  ta  douleur  et  tu  ne  voulais  pas  être 
contraint  afin  de  t'abandonner  à  tes  transports  affreux. 

Depuis  mon  retour  à  la  Bastide,  ma  pensée  ne  le  quitte 
plus.  Pierre,  il  n'y  a  pas  que  ton  malheur  au  monde  et  je  vou- 
drais t'en  persuader.  Combien  d'autres  âmes  pourraient  venir 
réclamer  contre  toi  qui  connus  des  années  radieuses?  Je  te 
l'accorde,  ta  moisson  fut  trop  vite  fauchée,  mais  en  t'abandon- 
nanl  à  ton  désespoir,  souviens-toi,  cependant,  que  tu  appar- 
tiens à  une  race  où  l'on  sut  souffrir  avec  réserve. 

Lorsque  M.  de  Saci,  notre  parent,  fut  appelé  par  sa  mère 
mourante,  elle  lui  dit  :  «■  Mon  fils,  aidez  à  mettre  votre  mère 
au  ciel  1  » 

Tous  pleuraient,  sauf  M.  de  Saci.  Il  attendit  d'être  en  sa 
chambre  pour  regretter  la  disparue,  et  lorsqu'il  mourut  lui- 
même  de  sa  peine,  il  n'en  avait  jamais  donné  le  témoignage 
extérieur  à  son  entourage. 

Après  lui,  la  mère  Angélique,  sa  cousine  germaine,  le  cœur 
brisé,  disparut  sans  une  plainte.  Et  M.  de  Luzanci,  son  frère,  qui 
affectionnait  M.  de  Saci  comme  son  père,  s'éteignit  dix  jours  plus 
tard.  Sœur  Christine  qui  vénérait  notre  cousin,  son  guide  spi- 
rituel, recueillit  ses  écrits,  les  mit  en  ordre  et  expira  douce- 
ment afin  d'aller  le  retrouver.  Voilà  quelques  personnes  de 
notre  famille,  mon  iils.  » 

...  A  cet  endroit  de  ia  lettre  de  Sébastien,  Pierre  avait 
crayonné  en  marge  : 

u  Mon  père  m'entretient  de  saints,  alors  que  je  ne  suis  qu'un 
pauvre  homme  dont  ies  cris  éclatent  malgré  lui.  » 

Et  quelques  larmes  tombées  avaient  communiqué  au  papier 
une  ondulation.  Sébastien  du  Cambout  continuait  en  ces 
termes  : 

«  ...  11  faut  regarder  haut  pour  cheminer  ici-bas.  Tous  nos 
amis  de  Port-Royal  en  jugèrent  ainsi,  et  pourtant  quels  cœurs 
tendres  sous  leurs  apparences  austères  I  La  duchesse  de  Luynes 
qui  s'était  réfugiée  dans  sa  maladie  avec  son  mari  à  l'abbaye, 


526  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

meurt  h  vingt-sept  ans   en   plein    mariage    d'amour  sur   celte 
invocalion  au  jeune  duc  incliné  sur  sa  couche: 

«  Oh  I  éternellement  ai  mer  1  Oh  I  ne  jamais  mourir  1  Oh!  tou- 
jours vivre  !  » 

...  Une  seconde  annotation  de  Pierre  emplissait  la  marge  do 
la  lettre  d'une  écriture  violente  : 

a  Mon  père  me  supplicie  en  croyant  m'apportor  une  conso- 
lation. Il  y  aperçoit  un  sujet  d'édification,  quand  je  n'y  vois 
qu'un  cri  contre  le  châtiment  le  plus  injuste  1  Oh  !  éternellement 
t'aimer,  Héléna!  Oh  1  nu  jamais  mourir!  Tout  le  reste  est  vain.  » 

La  lettre  de  Sébastien  s'achevait  sur  ces  lignes: 

«  Celte  invocalion  de  Mmt  de  Luynes  devrait  me  désoler  par- 
ticulièrement, mon  enfant,  car  elle  me  rappelle  ta  mère  Cécile, 
si  jeune  aussi,  lorsque  je  la  perdis.  Révoltée  contre  ce  qui  lui 
semblait  une  expiation  imméritée,  elle  ne  voulait  pas  l'accepter. 
Quelle  stupéfaction  dans  ses  chers  yeux  fixés  sur  les  miens  I 
Elle  n'était  plus  qu'une  pauvre  petite  àme  évaporée  de  son  frêle 
corps,  qu'elle  luttait  toujours  pour  garder  contact  avec  cette 
terre.  Elle  m'étreignait  encore  de  ses  minces  bras  en  me  disant 
à  l'oreille  :  «  Garde-moi  !  Je  ne  veux  pas  1  »  que  son  dernier 
soupir  s'élevait  déjà  vers  le  ciel. 

Tandis  que  ces  souvenirs  d'angoisse  me  reviennent,  Pierre, 
devant  moi  la^Voie  Lactée  répand  sa  mousseline  d'argent  parmi 
les  astres  aussi  scintillants  que  si  celte  nuit  était  une  nuit  de 
bonheur  et  d'amour.  Je  regarde  tous  ces  cœurs  brillants  et  j'y 
trouve  la  certitude  après  les  détresses  de  cette  vie.  A  leur  der- 
nier terme, mon  fils,  nos  esprits,  après  avoir  subi  une  misère  qui 
leur  semblait  incompréhensible,  connaîtront  la  sérénité  de  cette 
nuit  d'automne. 

Que  la  contemplation  de  ces  beaux  diamants  célestes  t'ap- 
porte la  paix  et  l'espoir  comme  à  moi.  Devant  cette  preuve 
d'éternité,  comment  douter  de  l'immortalilé  ?  Je  crois  donc, 
Pierre,  qu'un  amour  délivré  des  pesantes  lois  de  celte  terre, 
amour  absolu  et  total,  doit  exister.   Je  l'espère.  » 

A-ce  point  de  sa  lecture,  Pierre,  déchiré  par  sa  misère,  avait 
écrit  : 

«  Trop  lointaines  espérances  I  C'est  toi-même  que  je  sou- 
haite, Héléna  !  Toi  1  Tes  cheveux  que  mon  soufJle  soulevait 
comme  des  fils  de  soie.  Tes  joues  tendres  et  brûlantes,  Héléna! 
Ce  sont  tes  yeux    mobiles  et  dorés  que  je  veux  voir,  tes  chers 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  527 

yeux  sensibles,  imagos  do  ta  jolie  àme  et  non  pas  ces  diamants 
célestes  figés  dans  leur  éclat  éternel,  insensible  et  cruel.  Puisque 
Iléléna,  mon  cher  soleil,  s'est  éteinte,  voilez-vous,  constellations, 
et  que  l'infini  ne  soit  plus  qu'obscurité  1  Or  toutes  ces  étoiles 
continuent  de  jeter  sur  moi  leurs  coups  d'oeil  élincelants  et 
durs. 

Quelle  preuve  de  voire  effroyable  indifférence  pour  nous,  ô 
mon  Dieu  I  » 

...Tout  en  bas  de  cette  lettre  de  Sebastien  du  Cambout,  et 
d'une  encre  différente  des  aulres  annotations,  ce  qui  prouvait 
une  lecture  et  des  réflexions  ultérieures,  Pierre  avait  ajouté  : 
«  J'ai  blasphémé!  11  m'en  souvient,  Iléléna,  une  nuit  appuyée 
contre  mon  épaule,  à  moitié  endormie,  tes  paupières  lasses 
remontées  vers  le  ciel,  tu  me  dis  : 

—  Ce  sont  des  âmes  brillantes  de  charité  qui  portent  leurs 
cierges  en  faisant  leur  roude  autour  de  Dieu. 

Iléléna  1  mon  amour,  laquelle  de  ces  lumières  fais-tu  fris- 
sonner à  la  brise  divine?  Si  je  la  connaissais,  j'y  fixerais  mon 
regard  jusqu'à  la  perle  de  ma  conscience. 

Quelle  plainte  m'arrive  de  la  forêt  du  Val-Dolent?  Est-ce 
l'haleine  du  vent  qui  s'y  pâme  tristement  dans  les  feuillées? 
Non  !  c'est  le  soupir  de  la  Dolente. 

Regret,  tu  ne  m'accordes  pas  plus  de  répit  que  celte  rivière 
ne  tait  son  sanglot.  Toujours  je  pleurerai.  Toujours  je  crierai 
ma  misère  cl  rien  ne  saurait  m'en  empêcher. 

Mais  toi,  Iléléna,  pourquoi  ton  silence  el  plus  jamais  ta  vue? 
Réponds!  Apparais  ou  bien,  mon  Dieu,  accordez-moi  la  cécité  ! 
Faites  que  je  n'entende  plusl  que  je  ne  pense  plusl  O  néant! 
parfois  je  te  rêve  1  » 

* 
*  * 

Une  nouvelle  nuit  séparait  un  peu  plus  Pierre  d'Héléna. 
C'était,  chaque  soir,  comme  une  muraille  d'ombre  qui  s'ajoutait 
aux  remparts  déjà  dresses  entre  eux. 

Avec  l'aube  les  aslres  s'évanouissaient  en  leur  incommensu- 
rable éloignement,  comme  ces  visages  oubliés  dont  la  mémoire 
ne  peut  plus  ranimer  les  Iraits. 

A  l'aspect  de  ces  aslres  exténués,  Pierre  songeait  : 

«  Les  souvenirs  s'effacent- ils  fatalement  avec  le  temps? 
Cette  abomination  serait-elle  possible? 


528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  l'Orient,  sur  le  causse  violacé  comme  le  lilas,  des  rayons 
montèrent  droits  comme  des  colonnes  et  parurent  ériger  un 
tenlple  de  marbre  à  la  gloire  de  l'idéale  journée  naissante. 

Sans  trop  avoir  conscience  de  ses  mouvements,  Pierre  ren- 
tra dans  le  salon  où  les  phénomènes  de  la  gravitation  étaient 
représentés  par  de  beaux  corps  en  poursuite  éternelle  à  travers 
le  vide.  Leur  vue  reveilla  les  désastreuses  pensées  de  Pierre  : 
«  Amour,  de  quel  secret  égoïsme  es-tu  fait?  Chacun  ne  se 
recherche-t-il  pas  exclusivement?  Toujours  seuls,  voila  la 
vérité  suprême.  »  Une  à  une  fleurirent  les  heures  de  ce  jour 
printanier,  les  heures  rosées  comme  les  roses,  puis  blanches 
comme  les  lis,  violettes  à  l'égal  des  campanules  et  enfin  oran- 
gées comme  les  capucines.  Leur  gamme  harmonieuse  chanta 
comme  si  l'accord  du  Val-Dolent  n'avait  pas  été  rompu  par  la 
disparition  de  l'àme  qui  en  était  l'àme  ;  du  cœur,  sa  lumière; 
et  du  corps  ravissant,  sa  beauté.  Car  chaque  geste  d'Héléna  por- 
tait l'amour,  suscitait  la  tendresse,  inclinait  à  la  bonté.  S'il  est 
des  êtres  dont  les  physionomies  provoquent  au  mal,  la  vue 
seule  de  cette  adorable  femme-enfant  aurait  attendri  les  plus 
insensibles.  Maintenant,  par  sa  disparition,  le  bien  ne  pouvait 
plus  exister  dans  le  petit  château  aussi  vide  que  les  espaces 
infinis.  Et  dans  la  foret,  plus  jamais  ne  retentissaient  les  appels 
d'Héléna  :  «  Pierre!  Pierre  1  Viens  voir  cette  centaurée!  Oh! 
sous  cette  roche,  une  truite,  dépêche-toi.  J'écrase  du  romarin 
entre  mes  mains  :  respire  son  arôme!  A  cheval,  Pierre  I  Par- 
tons! En  route!  loin!  loin!  et  tant  que  nous  pourrons  courii 
la  garrigue.  Chut  !  à  ton  harmonium,  mon  cher  musicien,  et 
joue-moi  les  tendresses  que  tu  ne  sais  pas  exprimer  avec  des 
mots.  >'  Et  le  front  incliné  vers  les  genoux,  Pierre  songeait 
encore  :  «  Je  me  souviens  d'un  frais  matin  de  mai.  Nous  avions 
quitté  le  Val-Dolent  dans  le  brouillard.  Les  herbes  argentées 
par  la  rosée  scintillaient  comme  des  joyaux.  Tu  portais  ce 
jour-la  une  simple  tunique  de  lin  blanc,  Héléna,  et  tu  me  parus 
diaphane,  irréelle.  Je  t'appelais  :  mon  elfe,  mon  farfadet!  Tu 
bondis  alors  pour  me  prouver  que  tu  serais  bien  capable  de 
t'en  voler  comme  un  esprit. 

—  Pierre,  me  crias-tu,  c'est  aujourd'hui  l'anniversaire  de 
ma  dix-neuvième  année.  Je  commence  à  devenir  vieille  ! 

En  t'exprimant  ainsi,  tu  souriais  d'incrédulilé  et  pour 
éprouver   ta  jeunesse,  tu   voulus  atteindre   à   la  branche  d'un 


LES    COEURS    GRAVITENT.  529 

marronnier.  Le  vent  la  faisait  osciller  et  il  te  fallut  t'élancer 
plusieurs  fois  avant  d'en  saisir  les  feuilles  avec  un  cri  triom- 
phal. Puis  tù  t'avanças  dans  les  herbes  humides,  sans  souci  de 
t'y  mouiller,  cueillant  au  passage  le  lychnis  doré,  la  crépis 
aérienne  et  les  sauges  violettes?  Par  amusement,  tu  plantas  ces 
fleurs  rustiques  dans  ta  chevelure.  Des  scabieuses  et  des  bour- 
raches épinglées  sur  ta  jupe  blanche,  la  festonnèrent.  Ainsi 
fleurie  el  marchant  sur  la  pointe  des  pieds,  tu  m'évoquais  la 
Primavera  de  Botticelli. 

Dans  la  prairie  du  Martial  qui  descend  jusqu'à  la  Dolente, 
les  petits  enfants  du  métayer  de  Peyrargues  tournaient  une 
ronde  autour  d'un  cabri  qui  bondissait  des  quatre  pieds  avec 
les  gambades  les  plus  drôles.  Les  fillettes  avaient  eu  la  même 
idée  que  toi  et  leurs  fronts  étaient  couronnés  de  stellaires 
Des  boucles  de  pâquerettes  ornaient  les  oreilles  des  garçons 
aux  chapeaux  ronds  surmontés  de  plumets  en  épis  queue  de 
lièvre. 

Ces  petits  paysans  chantonnaient  : 

Nous  n'irons  plus  au  bois, 
Les  lauriers  sont  coupés! 

Tu  pris  les  mains  des  garçon  nets,  en  leur  disant  : 

—  Nous  allons  danser  une  danse  bien  plus  belle  que  votre 
ronde.  Vous,  fillettes,  élargissez  vos  jupes  entre  vos  doigts.  Mainte- 
nant balancez-vous  comme  vous  me  verrez  le  faire  et  observez 
la  cadence  de  ma  musique. 

Héléna,  tu  leur  chantas  la  nostalgique  musique  du  Ballet 
d'Orphée  en  tournant  lentement  sur  toi-même.  Les  garçonnets 
imitaient  avec  naïveté  tes  ports  de  tête  et  tes  balancements.  En 
face  de  toi,  les  fillettes,  ceintes  de  stellaires,  sautillaient  comme 
des  oiselets  pour  te  mieux  prouver  leur  bonne  volonté. 

Et  moi,  j'écoutais  ta  chère  voix,  ravi  de  te  voir  joyeuse 
comme  la  lumière  de  cette  matinée  de  mai,  Héléna,  cher 
amour. 

L'attention  de  ces  enfants  s'étant  fatiguée,  afin  de  les  dis- 
traire, tu  leur  dis  : 

—  Maintenant,  jouons  à  cache-cache,  mes  petits  I 
Garçons  et  filles  se  précipitèrent  derrière  les  noisetiers  en 

criant  :  Hou!  Hou!  vilain  loup!  Nous  trouveras-tu? 

Et  le  vilain  loup,  c'était  toi.  Ta   blanche   tunique  disparut 

TOME    LVIII.    —    1920.  3-t 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  les  noirs  halliers  à  la  poursuite  des  garçonnets  simulant 
l'effroi  de  leurs  cris  stridents  et,  je  ne  sais  pourquoi,  tout  à  coup, 
devant  le  silence  qui  suivit,  j'éprouvai  de  l'angoisse.  Pressenti- 
ment, hélas!  Oui,  chère  femme,  cache-cache,  mais  cache-cache 
éternel!  Dans  quelle  forêt  cs-lu  si  bien  cachée  que  je  ne  puis  te 
retrouver?  Oh!  horrible  cache-cache  1  Faut-il  donc  que  je  ne 
.sois  plus  moi-même  qu'esprit  pour  que  cesse  ce  jeu  cruel? 
Reviens,  Héléna.  Ou  faut-il  mourir  pour  te  rejoindre  enfin?  » 
A  la  réminiscence  de  cette  matinée,  Pierre  s'abattit  avec  un 
gémissement  prolongé  sur  un  sofa. 

Combien  d'heures  demoura-t-il  dans  la  stupeur? 
Il   commençait  à    ne  plus   souffrir,   lorsque  Jacques   ouvre 
timidement  la  porte  et  pose  sur  la  table  une  enveloppe  bordée 
de  noir.  Il  se  retire  après  avoir  vainement  offert  ses  services  à 
son  maître. 

Vers  le  soir  seulement,  Pierre  prend  connaissance  de  cette 
lettre.  En  quelques  lignes  mélancoliques,  Geneviève  lui  faisait 
part  de  la  mort,  presque  subite,  de  l'honnête  Laurent  Rodelle. 
Elle  terminait  : 

«  Me  voici  seule!  Christine  et  votre  père  n'ont  guère  envie 
de  me  recevoir.  Que  faire,  Pierre  ?  » 

Apitoyé,  il  réfléchissait  à  la  réponse  qu'il  pourrait  lui  don- 
der,  lorsqu'il  lacéra  brusquement  le  papier  de  deuil  en  pensant 
avec  colère  : 

«  Me  voici  seule!  Elle  sous-entendait  :  comme  vous  êtes 
seul.  Croit-elle  que  mon  malheur  appelle  son  malheur?  Non  1 
dette  infortunée  ne  me  fut  jamais  rien.  Hélas!  saurait-elle  me 
le  reprocher?  » 

S'étant  levé,  M»  du  Cambout  chasse  du  pied  vers  le  foyer  la 
lettre  froissée,  mais  quand  il  la  voit  s'éprendre  aux  lisons  et 
brûler,  il  évoque,  au  sommet  de  sa  tour  des  Grimaldi,  Geneviève 
sous  ses  voiles  de  veuve  qui  regarde,  les  yeux  mouillés,  vers  la 
mer,  si  n'apparaîtra  point  sur  l'horizon  la  voile  de  bonne  espé- 
rance. 

—  Jamais,  prononce-t-il  sourdement  et,  debout  à  la  fenêtre, 
il  contemple  ardemment  la  statue  de  marbre  d'Héléna  sur  la- 
quelle ruisselle  la  fine  pluie  qui  tombe  d'un  ciel  qu'on  dirait 
noirci  pour  l'éternité. 

—  0  mon  amour!  gémit-il,  et  ses  mains  ouvertes  et  tendues 
voudraient  l'abriter  des  tristes  larmes  du  firmament. 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  531 

* 

«  Nos  impressions  sont  des  impres- 
sions d'isolés;  chaque  esprit,  comme  un 
prisonnier  solitaire,  garde  pour  soi  le 
rêve  qu'il  fait  du  monde.  » 

"Walter  Pater. 

A  la  surprise  dos  villageois  de  Laissac  et  de  Vausselle,  les 
travaux  d'aménagement  du  Val-Dolent,  interrompus  pendant 
les  deux  années  du  mariage  de  M.  du  Cambout,  furent  repris. 
En  sachant  que  Charlier,  l'horticulteur  de  V*,  une  équipe  de 
maçons,  quelques  peintres  et  des  menuisiers  avaient  été  mandés 
au  château,  les  gens  perspicaces  sourirent. 

«  Depuis  combien  de  temps  la  jeune  dame  est-elle  enterrée? 
Cn  mois,  vraiment  un  mois  seulement!  » 

Les  épaules  soulevées,  ces  personnes  soupirent.  Elles  appri- 
rent ensuite  avec  surprise  que  le  veuf  faisait  édifier  un  mur 
d'enceinte  autour  de  la  futaie.  L'idée  en  parut  aussi  dispendieuse 
qu'absurde.  Que  voulait  cacher  M.  du  Cambout  derrière  ces 
murailles  interminables?  Les  détails  qu'on  colporta  sur  des 
bancs  récemment  disposés  aux  endroits  les  plus  agréables,  des 
boulingrins  dessinés  par  lui-même  et  les  parterres  dont  il  sur- 
veillait la  composition,  provoquèrent  les  méchants  propos. 

Or,  M.  du  Cambout,  dès  les  premières  semaines  de  son  veu- 
vage, s'était  persuadé  de  l'invisible  présence  d'Héléna.  Toutes 
ses  réilexions  l'amenaient  à  croire  que  l'àme  délicieuse  n'avait 
pu  ni  voulu  s'évader  des  lieux  de  son  amour.  De  même  que  son 
corps  reposait  sous  la  colline,  son  àme  ailée  voltigeait  au-dessus 
du  Val-Dolent  demeuré  son  unique  préoccupation.  La  cons- 
truction de  la  muraille  géante  avait  donc  pour  but  de  défendre 
le  tombeau  contre  l'approche  vaine  des  curieux.  Et,  de  même, 
il  convenait  de  rendre  plus  aimable  la  terre  des  loups  et  des 
bois  noirs,  afin  de  provoquer  le  ravissement  de  l'esprit  d'Héléna, 
sans  cesse  errant  parmi  les  endroits  de  son  ancienne  dilection. 

L'imagination  excitée  de  Pierre  chercha  donc  quel  décor 
conviendrait  le  mieux  aux  goûts  de  sa  jeune  femme,  quelles 
couleurs  aux  parterres,  quelles  essences  au  sous-bois.  Parmi  les 
ouvriers  assemblés  au  Val-Dolent,  M.  du  Cambout  avait  sans 
cesse  avec  lui-même  un  langage  mental  passionné  et  il  faisait 
secrètement  Héléna  juge  de  tous  ses  essais.  Aussi  arriva-t-il  aux 


Oôd  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jardiniers,  répandus  autour  des  reposoirs  du  Zodiaque  qu'ils 
fleurissaient  chacun  d'une  fleur  unique,  les  lis  à  la  Vierge  ou 
les  roses  aux  Gémeaux,  de  surprendre  les  sourires  de  Pierre. 
A  ces  marques  d'une  satisfaction  mystérieuse,  ces  artisans 
eurent  les  basses  pensées  qui  sont  h  la  mesure  du  vulgaire. 

Pas  un  bouquet  n'était  composé,  pas  une  plante  n'était  repi- 
quée, pas  un  siège  mis  en  place,  pas  un  arbre  ébranché,  pas 
une  pièce  décorée  sans  qu'il  prit  son  conseil  intérieur  : 

«  C'est  pour  toi,  Héléna.  Te  plairas-tu  là,  ma  chère  âme?  » 

Et,  tout  le  jour,  il  allait  et  venait  ainsi,  exalté  de  projets  qui 
tous  aboutissaient  à  l'aérienne  Héléna. 

Quelquefois,  à  la  nuit,  les  travailleurs  éloignés  et  sa  surexci- 
tation calmée,  dans  le  silence  nocturne  il  pleurait  les  fantômes 
qu'il  avait  essayé  de  s'imposer.  Le  lendemain,  la  nécessité  de 
commander,  diriger  et  suggestionner  tailleurs  de  pierres,  horti- 
culteurs ou  charpentiers,  en  absorbant  son  activité  mécanique, 
lui  donnait  une  apparence  de  consolation.  Pas  une  parole,  pas 
un  souhait  ancien  d'Héléna  qui  ne  lui  fussent  désormais  des 
ordres. 

...Une  fois  qu'ils  s'étaient  promenés  sur  le  pont  en  ogive, 
les  bras  autour  de  la  taille,  surpris  par  les  regards  sans  bonté 
de  quelques  paysans,  elle  avait  dit  : 

«  Il  faudrait  une  fortification  autour  de  notre  amour,  pour 
le  bien  défendre.  » 

Il  poursuivait  donc  l'édification  d'un  mur  qui  devait  faire 
un  bracelet  de  moellons  au  Val-Dolent,  à  la  stupéfaction  des 
riverains  gênés  ou  effrayés  d'une  telle  dépense.  Tandis  que  ces 
importantes  maçonneries  s'exécutaient  avec  une  activité  qui  lui 
donnait  satisfaction,  l'idée  que  jamais  plus  son  bras  n'entoure- 
rerait  la  taille  souple  d'Héléna  et  que  jamais  ses  longues  hanches, 
presque  enfantines,  ne  le  frôleraient  plus  dans  leur  amoureuse 
marche  à  travers  le  bois,  le  poignarda.  Que  garderaient  donc 
ces  remparts?  Le  tombeau.  Et  il  fallait  qu'il  en  fut  ainsi. 
Pierre  se  souvint  des  plaintes  d'Héléna  lorsqu'à  l'«  Ajoupa  »  elle 
souffrait  des  regards  détestables  des  curieux. 

«  0  chère  âme  sauvage,  songea-t-il,  je  te  défendrai  de  telle 
sorte  que  jamais  un  être  n'approchera  plus  de  la  grolte  de  ton 
sommeil.  Moi  seul,  t'aimais  1  Pas  un  autre  regard  humain  ne 
sera  donc  admis  en  ta  présence  1  » 

Lorsque  l'entrepreneur  vint   lui   demander   quelles  ouver- 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  533 

tures  il  fallait- réserver  dans  la  muraille,  il  lui  commanda  d'une 
voix  farouche  : 

—  Clôturez  tout!  pas  d'ouvertures! 

Ce  chef  de  chantier,  inquiet,  tint  M.  du  Cambout  pour  un 
redoutable  original. 

En  octobre,  un  jour  que  des  coups  de  feu  éclataient  dans  la 
forêt  de  Laissac,  chassés  par  une  meute,  un  sanglier  et  des 
marcassins  passèrent  en  trombe  a  travers  les  troènes  du  repo- 
soir  des  Gémeaux,  où  Pierre  se  tenait  assis.  Arraché  à  la  délecta- 
tion morose  où  il  se  complaisait,  le  bondissement  des  fauves  lui 
rappela  l'apparition  fotale  du  renard  rouge  qui  avait  entraîné 
Héléna  à  sa  poursuite.  Soudain,  il  se  sentit  brûlé  comme  par 
une  flamme;  un  doute  le  torturait.  Héléna  n'avait-elle  pas  pris 
ce  prétexte  pour  pousser  son  cheval  dans  l'abîme  de  Vezac?  Les 
jours  précédents,  ne  lui  avait-elle  pas  avoué  sa  singulière  im- 
pression de  poursuivre  son  âme,  échappée  d'elle,  et  qu'elle  ne 
pouvait  parvenir  à  ressaisir? 

«  Se  poursuivre,  réfléchit-il  sombrement,  n'était-ce  pas  pour 
m'échapper?  Sans  doute  chaque  pauvre  âme  accomplit  sans 
cesse  des  girations  autour  d'elle-même,  preuve  de  son  éternelle 
inquiétude.  » 

Pendant  cette  semaine  d'ouverture  de  la  chasse  dont  les 
détonations  l'énervaient,  Pierre,  horriblement  troublé,  se 
demanda  si  sa  femme  n'avait  point  lancé  volontairement  sa 
jument  dans  le  précipice  de  Vezac?  Mais,  les  nuits  suivantes,  la 
vue  des  mondes  brillants  vers  lesquels  il  avait  de  longues  eiïu- 
sions,  calma  son  imagination  surexcitée.  D'ailleurs  l'apparition 
du  renard  suffisait  à  lui  prouver  le  hasard  de  cette  catastrophe. 
Cette  bête,  seule,  avait  été  cause  de  la  mort  effrayante  d'Héléna. 
Et  il  réentendit  les  derniers  cris  d'Héléna  ivre  de  joie,  sa  cra- 
vache brandie  d'un  air  de  bravoure  :  «  En  avant!  Hardi!  En 
avant!  » 

Ah!  Dieu  oui,  maintenant,  toujours  en  avant  et  jamais  un 
retour  vers  moi! 

En  avant!  chère  créature  dont  l'amour  n'était  que  chant  et 
qu'élans!  En  avant!  En  avant!  ma  femme  adorée!  Non!  Nonl 
Halte  !  Halte  ! 

Pitié!  ton  corps  ravissant  est  trop  rapide  pour  moi.  Halte! 
Pitié! 

Héléna!  épargne  ma  lourdeur  et  ma  lenteur!  Je  ne  puis  te 


534  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rattraper!  Je  te  perds!  Je  ne  te  vois  plus!  Tu  fuis  h  tire-d'âile, 
chère  oiselle  brûlante!  Comme  tu  t'es  éleve'e  dans  le  ciel!  Tu 
disparais! 

Oh!  Dieu!  quel  gémissement  affreux!  Tu  t'effroiidres  ! 
Hélas!  Horreur!  L'écrasement!  Oh!  ma  belle  fleur  de  pourpre, 
tu  m'as  tué  moi-même.  » 

Le  soir  où  Pierre  avait  eu  cette  émouvante  vision,  Jacques, 
inquiet  de  constater  que  son  maître  ne  répondait  pas  à  la  cloche 
du  dîner,  descendit  dans  le  bois  obscur,  au  crépuscule,  une 
lanterne  au  poing,  et  trouva  M.  du  Gambout  étendu  dans  la 
grotte  sépulcrale,  la  tête  appuyée  à  là  dalle  funéraire.  Au- 
domestique  terrifié  il  dit  : 

—  Ne  bouge  pas  !  Entends-tu  ? 

Et  le  valet  entendit  les  gouttes  pleurer  dans  la  vasque  où 
jadis  Héléna  avait  bu,  et  sur  le  bord  de  laquelle  Pierre  avait 
récemment  fait  graver: 

«  Gomme  le  cerf  altéré  soupire  après  l'eau  des  fontaines,  ainsi 
mon  âme  soupire  après  vous!  » 

—  Venez,  monsieur.  Vous  prendrez  mal  et  Madame  ne  sera 
pas  contente,  fit  alors  ce  pauvre  valet  en  cherchant  ses  mots*. 

Conduit  à  sa  salle  à  manger,  Pierre  dîna  sans  y  songer,  s'en- 
dormit sans  y  penser,  se  réveilla  sans  reprendre  conscience,  mar- 
cha sans  le  savoir  et  crut  penser,  alors  qu'il  demeurait  halluciné. 
Lorsque,  le  lendemain,  un  dimanche,  il  se  retrouva  dans  le 
Val-Dolent  silencieux,  déserté  des  jardiniers,  sans  contrainte 
il  versa  ses  larmes  les  plus  acres,  parce  qu'il  avait  encore  un 
corps  autour  de  son  àme  et  qu'il  lui  faudrait,  pendant  des  années, 
prendre  souci  de  cette  chair  à  souffrance,  morne  et  pesante. 

* 
*  * 

Mais  un  esprit  n'est  pas  un  arc  qu'on  peut  impunément  tenii 
bandé.  11  y  eut  détente.  Et  de  même  que  les  sillons,  creusés  par 
l'araire,  se  comblent  peu  à  peu  à  la  pluie  et  aux  vents,  le  visage  de 
M.  du  Cambout  reprit  son  calme  et  ses  yeux  leur  profondeur 
sereine.  Ce  fut  h  cette  époque  que  Pierre  disposa  sur  les  patères 
du  vestibule,  le  chapeau  bergère  d'Héléna,  sa  capeline  et  l;i 
dernière  robe  de  mousseline  doublée  de  taffetas  rose  à  la  mode 
créole  ancienne  qu'elle  affectionnait  pour  ses  reflets  d'aurore.  Sus- 
pendue au  porte-manteau,  le  courant  d'air  animait  cette  toilette 
en  la  faisant  osciller.  D'autres  reliques,  une  capeline  de  vétiver 


LES    CŒURS    GRAVITENT. 


535 


odorant,  une  écharpe  de  soie  indoue,  un  petit  manteau  rustique 
en  toile  de  bengale  bleue,  furent  placés  de  façon  que  leur 
désordre  inspirât  les  idées  de  la  vie  fugitive.  Il  fallait  qu'IIéléna 
parût  respirer  dans  ces  vêtements  encore  parfumés  de  son  joli 
corps.  En  les  apercevant,  Pierre,  attendri,  leur  souriait,  les 
respirait  et  parfois  il  appelait  :  «  Iléléna!  ma  petite  Phébé,  viens  !  » 

Comme  aucune  autre  réponse  que  le  frisson  des  étoffes  ou 
le  bruissement  subtil  des  soies  ou  des  pailles  contre  la  muraille 
ne  lui  arrivait,  n'en  pouvant  plus  supporter  la  vue,  la  misère 
s'abattait  à  nouveau  sur  lui  comme  une  chape  de  plomb. 

Aumoisde  juin  de  l'année  suivante,  les  jeunes  filles  de  Laissac 
qui  avaient  assisté  aux  funérailles,  en  robes  blanches,  et  les 
enfants  aux  cages  remplies  de  loriots,  mésanges  et  bouvreuils 
qu'ils  avaient  délivrés  au-dessus  du  tombeau  d'Héléna  afin  de 
satisfaire  à  un  touchant  symbole,  furent  encore  convoqués  au 
Val-Dolent.  Us  croyaient  à  une  commémoration  religieuse  et 
grande  fut  leur  surprise  de  trouver  sur  la  terrasse  du  château, 
face  à  la  forêt,  la  statue  de  marbre  de  la  jeune  dame  de  vingt 
ans,  représentée,  son  chapeau  bergère  sur  le  dos  et  une  brassée 
de  fleurs  entre  les  bras  nus.  A  cette  vue,  les  filles  les  plus  sen- 
sibles pleurèrent,  à  la  pensée  que  tant  de  mouvement  et  de  joie 
s'étaient  résolus  en  tant  de  détresse  et  d'immobilité. 

Cependant  le  vieux  Jacques  ayant  obligé  ces  jeunes  villageoi- 
ses, vêtues  de  blanc,  à  se  prendre  les  mains,  l'harmonium  de 
la  salle  astronomique  joua  le  mélancolique  ballet  d'Orphée.  A 
son  rythme,  d'une  lenteur  émouvante,  elles  tournèrent  autour 
d'Héléna  qui  semblait  triompher,  ses  beaux  cheveux  répandus 
en  gerbes  sur  les  épaules  Tout  en  tournant  eux-mêmes  une 
ronde  intérieure  à  contresens  des  femmes,  les  petits  enfants 
lançaient  à  la  statue  les  œillets,  les  grappes  d'acacia  ou  les  roses 
contenues  dans  les  corbeilles  suspendues  à  leurs  cous.  L'orga- 
niste faisait  s'évaporer  des  sons  si  doux  et  pénétrants  que  le 
cœur  le  plus  rustique  sentait  sa  dure  écorce  s'ouvrir  comme 
un  bourgeon,  et  l'àme  la  plus  sèche  devenue  pleine  d'affection 
embaumait  comme  une  cassolette. 

Debout  au  balcon  de  l'étage,  au-dessus  de  la  gracieuse  foule 
Pierre  pensait  avec  une  profonde  émotion  : 

«  Ainsi  ton  amour  radieux,  Héléna,  suscite  encore  l'amour 
et  tout  n'est  encore  qu'amour,  charme  et  tendresse  autour  de 
toi  et  par  ta  magie,  ô  chère  âme!  » 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  jeunes  filles  virent  ensuite  arriver  M.  du  Cambe-ut  au 
milieu  d'elles.  Il  les  remerciait  avec  une  douceur  triste  quand 
la  vue  (.rime  paysanne  coiffée  d'un  chapeau  bergère  parut  le 
frapper  vivement.  Cette  jolie  pastouresse  de  la  borderie  de 
Peyrargues,  par  un  hasard  surprenant,  ressemblait  à  Héléna  : 
elle  en  avait  le  visage  à  peine  ovale,  le  petit  nez  busqué  aux 
narines  mobiles  et  jusqu'à  l'air  d'innocence  passionnée. 

«  Oh  !  Dieu!  songeait  Pierre  exalté,  les  réincarnations 
seraient-elles  possibles? 

Il  pria  la  jeune  fille  de  se  placer  sous  la  statue.  Les  petits 
enfants  aux  corbeilles  s'écrièrent  eux-mêmes: 

—  Marguerite  est  comme  la  dame  !  On  dirait  la  dame! 
Et  les  jeunes  villageoises,  mains  levées,  repétèrent  : 

—  C'est  la  vérité  !  On  dirait  Mme  du  Cambout. 
Pendantquelquesinstants,  Pierre  considéra  avecune  attention 

dévorante  la  bergère,  puis  il  lui  commanda  presque  violemment 
de  rentrer  chez  elle. 

D'autres  lentes  semaines  s'écoulèrent,  une  a  une,  comme 

dégouttaient  de  la  grotte  sépulcrale  les  pleurs  de  l'eau. 

De  plus  en  plus  renfermé  dans  son  silence,  M.  du  Cambout 
se  promenait  enveloppé  dans  son  ample  cape  dont  le  revers  de 
velours  cramoisi  lui  faisait  une  balafre  sanglante  sur  la  poitrine. 
Son  feutre  enfoncé  jusqu'à  ses  sourcils,  parfois  on  le  voyait 
croiser  les  bras  sous  le  manteau  dont  les  plis  se  drapaient  sur 
son  buste  comme  une  toge  à  la  romaine.  Pâle  et  les  yeux  enfoncés 
dans  leurs  profondes  arcades  sourcilières,  il  reprenait  sa  marche, 
sans  but,  car  on  le  voyait  s'arrêter,  retourner  sur  ses  pas  ou  les 
précipiter  à  nouveau  sur  le  chemin  abandonné. 

Une  fois  par  mois,  M.  Véran,  la  seule  personne  affectionnée 
qu'on  lui  connût,  venait  s'enfermer  avec  lui  dans  son  cabinet. 
Lorsqu'il  s'en  relirait,  les  mémoires  et  les  quittances  qu'em- 
portait le  notaire  auraient  pu  laisser  croire  que  seuls  des  motifs 
d'intérêt  les  avaient  réunis. 

A  cette  époque,  le  bordier  de  la  métairie  ne  put  s'empêcher 
de  raconter  qu'il  avait  rapporté  de  la  gare  de  Vausselle  une 
grande  caisse,  et  qu'un  buste  de  cire,  moulage  d'une  partie  de 
la  statue,  en  avait  été  retiré.  Rehaussée  de  couleurs,  cette  cire 
évoquait  si  parfaitement  la  défunte,  que  le  fermier  avait  éprouvé 
un  grand  saisissement  à  lui  trouver  les  joues  fraîches  comme 
1b  vie  et  les  lèvres  si  délicatement  rougies  que  le  sang  chaud 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  537 

semblait  y  courir.  Il  n'y  avait  pas  jusqu'aux  yeux  qui  semblaient 
vous  suivre  du  regard,  lorsqu'on  se  déplaçait.  Quand  aux  cheveux, 
on  avait  envie  de  souffler  dessus  pour  les  voir  s'éparpiller.  Les 
mains  et  les  coudes,  nus  et  rosés,  qui  serraient  la  gerbe  de  sca- 
bieuses,  avaient  de  petites  veines  bleues  et  l'on  s'attendait  à  les 
voir  changer  de  mouvement. 

Ce  buste  avait  été  placé  dans  une  sorte  de  niche  drapée  avec 
de  beaux  tissus  d'or  et  d'argent  qui  la  faisaient  ressembler  à  un 
autel.  Le  lit  à  baldaquin  de  M.  du  Gambout  faisait  face  à 
Mme  Héléna.  Ce  paysan  n'en  doutait  pas,  M.  Pierre  devait  adres- 
ser désormais  à  cette  image  les  prières  qu'on  fait  aux  Saintes 
du  Paradis.  D'autre  part,  il  savait  que  Charlier,  l'horticulteur 
de  V.,  chaque  jour,  envoyait  des  bouquets,  des  couronnes  de 
Heurs  et  jusqu'à  des  branches  dehouxà  baies  rouges  à  l'automne, 
de  jasmin  ou  d'oranger  de  Provence,  au  printemps,  pour 
embaumer  cette  figuration  de  l'art. 

Vers  ce  temps-là,  quelques  propriétaires  du  pays,  gentils- 
hommes ou  bourgeois  bien  intentionnés  mais  mal  renseignés 
sur  l'état  d'âme  de  M.  du  Gambout,  ayant  essayé  de  l'aborder 
pour  lui  témoigner  leur  sympathie,  furent  éconduits.  Désormais 
les  journées  de  Pierre  se  partageaient  entre  la  grotte  sépulcrale, 
le  reposoir  des  Gémeaux  et  le  banc  de  la  terrasse  à  la  vue  de 
la  blanche  statue.  Mais  surtout  Pierre  attendait  avec  impatience 
le  soir.  Alors,  retiré  dans  le  secret  de  sa  chambre,  il  y  contem- 
plait ihsatiablement  le  buste  de  cire  que  les  flambeaux  irisaient 
de  leur  éclairage.  Les  flammes  des  bougies  qui  palpitaient, 
couchées  ou  redressées,  bleuissantes  ou  jaunies,  faisaient  vibrer 
de  leurs  reflets  la  cire  teintée.  Sur  ce  buste  froid  et  muet  pen- 
dant le  jour,  Pierre  croyait  alors  surprendre  des  palpitations  et 
des  ondes  nerveuses.  Aux  commissures  des  lèvres  naissaient  des 
reflets  de  sourires  et  l'émail  des  beaux  yeux  mordorés  s'atten- 
drissait. Parfois,  sur  l'ambre  rose  du  cou,  de  délicates  modi- 
fications dans  le  modelé  annonçaient  la  respiration  et  il  croyait 
que  la  jeune  gorge,  cachée  par  les  scabieuses,  se  soulevait.  Il  en 
soupirait  d'ivresse.  Pendant  des  heures  nocturnes,  Pierre,  absor- 
bé par  son  ardente  contemplation,  déplaçait  les  flambeaux  afin 
que  le  jeu  des  flammes  créât  des  ombres  nouvelles  et  des  plans 
lumineux  imprévus  qui  ajoutaient  à  son  illusion. 

D'une  voix  plaintive,  il  invoquait  Héléna  : 

«  Si   les  âmes  aimantes  ont  quelque  moyen  d'agir,  mani- 


538  REVUS    DBS    DÊtJX    MONDES. 

feste-toi  !  Puisque  ton  cher  cœur  m'aimait,  prouve-le-moi!  Ohl 
tendre  amour,  révèle-toi!  Respire!  Parle!  Ressuscite!  Viens!  » 

Au  comble  de  son  délire,  l'infortuné  ouvrait  ses  bras,  mais, 
hélas!  l'idole  de  cire  embaumée  de  ses  fleurs  demeurait  insen- 
sible, froide,  inerte,  glacée.  Pas  une  fois  les  petites  mains 
d'Héléna  u«  se  tendirent  du  pays  noir  où  elles  tâtonnaient  l'infini 
ténébreux,  vors  son  douloureux  époux. 

Or,  il  arrivait  à  Pierre  épuisé  de  s'endormir  en  pleine  hal- 
lucination. A  son  réveil,  il  éprouvait  la  sensation  exquise  de 
s'être  rapproché  d'Héléna  Un  accord  subtil,  délicieux,  s'était 
établi  entre  eux  par  des  liens  d'une  adorable  ténuité.  De  soin 
grand  lit  à  baldaquin,  Pierre,  apercevant  Héléna  sur  l'autel 
qu'il  lui  avait  dressé,  la  voyait  sourire.  Le  hasard  d'un  rayon  de 
soleil  en  diagonale  suscitait  une  apparence  de  moue  malicieuse 
sur  les  joues  cireuses. 

Mais  lui-même,  sur  ses  lèvres,  quelle  tiédeur  éprouve-t-il  ? 
Est-ce  un  baiser?  Serait-ce  l'haleine  de  l'aimée?  Illusion  ou 
certitude?  Non!  réalité!  Héléna  elle-même  venait  à  lui  dans  le 
matin  clair  qui  la  libérait  des  ombres  de  la  mort. 

«  Plus  de  fuite  !  Je  te  retiendrai  maintenant  en  moi,  cher 
amour,  »  crie-t-il  enivré. 

Lorsqu'il  sortit  dans  le  bois  du  Val-Dolent,  une  âme  vole- 
tait autour  de  son  àme,  un  cœur  battait  côte  à  côte  de  son  cœur 
et  une  voix  tour  à  tour  gazouillante  ou  grave  chantait  à  ses 
oreilles. 

<(  Elle  m'appartient  encore,  songea-t-il.  A  la  vérité,  ce  qui 
fut  Héléna  me  reste,  puisque  j'en  ai  recueilli  ses  souvenirs,  ses 
vertus  et  ses  actions.  Et  ce  n'est  point  là  vaine  spéculation  de 
philosophe.  Qui  pourrait  ne  pas  m'accorder  que  tout  ce  qui  fut 
Héléna  continue  profondément  de  vivre  en  moi  et  par  moi? 
Maintenant,  une  harmonie  suprême  s'est  établie.  0  joie  sublime  I 
Gravitation  de  la  vie  instable,  serais-tu  vaincue  par  la  mort?  » 

Arrivé  devant  la  Dolente,  à  l'aspect  de  sa  cascade  dont 
Héléna  aimait  le  bruit  d'orage,  tout  à  coup,  saisi  d'un  doute,  il 
pensa  : 

«  Si  jadis  il  y  eut  parfois  désaccord,  étais-je  l'homme  auquel 
cet  adorable  oiseau-feu  devait  s'unir?  Nos  humeurs  qui  se 
contrariaient  parfois,  nos  besoins  d'isolement  à  l'un  et  à  l'autre, 
et  ses  fuites,  ne  me  prouvent-elles  pas  que,  quelquefois, 
notre  passion   ne  trouvait  pas  sa  satisfaction  dans   cette  vie, 


LES    CŒURS    CRWITENT.  539 

parce  que  j'étais  l'expérience,  lorsqu'elle  ne  fut  que  l'adorable 
instinct!  Ah!  combien  de  fois  mes  misérables  raisons  ont  dû  la 
faire  souffrir  !  Car,  au  dernier  terme,  les  joies  de  la  nature  et 
l'amour  sont  les  raisons  suprêmes.  » 

Mais  après  une  marche  dans  la  forêt  sous  les  beaux  arbres 
en  voûtes  d'ogive,  Pierre  fut  apaisé  par  leur  religieux  silence. 
Et  même,  un  peu  plus  tard,  croyant  vraiment  s'avancer  dans 
une  douce  cathédrale,  il  souriait  le  front  levé,  à  une  blonde 
colombe  qui  roucoulait  tout  au  sommet  de  la  nef  végétale. 

...  D'autres  semaines  d'une  sérénité  mélancolique  avaient 
passé,  lorsqu'un  matin,  M.  du  Cam.bout  aperçut  sur  l'autre  rive 
de  la  Dolente,  dans  une  prairie  sur  laquelle  des  moutons  flo- 
connaient  comme  l'aubépine  en  fleurs,  Marguerite,  la  patou- 
resse  de  Peyrargues.  Et,  plus  encore  que  le  jour  de  l'inaugura- 
tion de  la  statue,  elle  lui  parut,  a  cette  distance,  sous  son 
chapeau  de  bergère  semblable  à  celui  d'Héléna,  la  vivante  effigie 
de  la  disparue.  Il  se  rapproche.  C'est  Héléna  jusque  dans  sa 
manière  de  rejeter  sa  tête  en  arrière  d'un  air  décidé,  quand  une 
circonstance  extérieure  appelait  son  attention.  La  robe  de  per- 
cale bleue  de  cette  paysanne  rappelle  la  robe  en  toile  de  Bengale 
d'Héléna. 

Debout  sur  un  roc  du  torrent,  Pierre,  bras  croisés,  considère 
Marguerite.  Il  avancerait  encore  si  les  eaux  tumultueuses  ne 
formaient  barrage...  0  tentation! 

Tout  à  coup,  sur  un  ton  violent,  il  lui  crie  : 

—  Va-t'en!  Je  ne  veux  pas  voir  ton  troupeau  dans  ce  pré 
qui  m'appartient. 

La  pauvre  fille,  stupéfaite,  obéit. 

A  son  retour  au  château,  lorsque  Pierre  passe  devant  la 
statue  de  la  terrasse,  il  lui  confronte  inconsciemment  son  sou- 
venir de  Marguerite. 

«  Quel  effrayant  jeu  de  la  nature!  songe-t-il.  Pourtant,  cette 
fille  ne  peut  être  qu'une  enveloppe  ravissante  sur  une  grosse 
àme  de  terre.  Il  n'y  eut  qu'un  cœur  ailé  comme  le  tien, 
Héléna!  » 

Et  afin  de  se  délivrer  entièrement  de  son  obsession,  Pierre 
reprit  ses  travaux  astronomiques.  Mais  bientôt  leur  inutilité  lui 
apparut,  car  il  n'avait  jamais  été,  comme  Sébastien,  qu'un 
amateur.  Tous  deux  avaient  cherché  dans  l'étude  du  ciel  une 
dérivation  aux  affres  de  leurs  esprits.  Qu'était-ce  que  leur  astro- 


540  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nomie,  sinon  une  élévation  de  leur  intelligence  vers  les  contrées 
inaccessibles  de  la  certitude? 

Au  milieu  de  la  rédaction  de  ses  notes,  Pierre  les  abandon- 
nai! afin  de  regarder,  à  travers  bois,  la  bergère  paissant  ses 
brebis  sur  le  causse  du  Martial.  Caché  à  l'abri  d'un  gros  orme 
crapoussin,  il  contemplait  curieusement  cette  jeune  fille, 
épreuve  double  du  corps  exquis  qui  n'était  plus.  Ensuite,  Pierre 
allait  pleurer  sur  son  indigne  faiblesse  au  reposoir  des  Gémeaux. 
Mon  Dieu!  allait-il  désirer  cette  paysanne?  La  vilenie  originelle 
stagne  dans  l'homme  qui  se  croit  le  plus  délivré  du  mal. 

Le  jour  suivant,  le  hasard  d'une  descente  jusqu'à  la  Dolente 
l'ayant  encore  fait  succomber  au  désir  de  contempler  la  bergère, 
sur  la  crête  du  causse  où  elle  apparaissait  toute  blonde  et  pas 
plus  haute  qu'une  quenouille  de  chanvre  au  milieu  de  ses 
moutons  égaillés  comme  des  pâquerettes  parmi  la  sombre  brous- 
saille,  plein  de  misère  à  cette  nouvelle  tentation,  Pierre  résolut 
de  passer  son  après-midi  dans  la  grotte  sépulcrale. 

Et,  en  souvenir  de  ce  jour  où  ils  avaient  lu  ensemble,  joue 
contre  joue,  le  récit  de  Paolo  et  de  Francesca,  Pierre,  ayant 
évoqué  Héléna  si  pitoyable  aux  infortunés  amants  de  la  Divine 
Comédie,  rouvrit  son  Dante.  Lorsque  ses  yeux  embués  par  les 
pleurs  se  furent  assez  éclaircis,  il  lut  à  haute  voix  le  récit  har- 
monieux du  poète,  comme  afin  d'en  faire  profiter  la  morte, 
étendue  près  de  lui.  Tandis  qu'il  lisait,  la  Dolente,  de  son  point 
d'orgue  berceur,  accompagnait  sa  lecture  : 

«  Apparition  à  Dante  de  Béatrice  morte. 

«  J'ai  vu  dans  l'Orient  rose  apparaître  une  dame  couronnée 
d'olivier,  revêtue  d'un  vert  manteau  et  d'une  robe  couleur  de 
flamme.  Et  mon  esprit  qui,  depuis  si  longtemps,  n'avait  éprouvé 
la  stupeur  que  me  causait  sa  présence,  par  une  vertu  occulte 
qui  d'elle  émana,  de  l'ancien  amour  sentit  la  grande  puissance. 
Mon  sang  frémit  ;   de  l'ancienne  flamme  je  reconnus  les  signes. 

«  Avec  une  contenance  altière,  elle  me  dit  : 

—  Suis-jc  bien  Béatrice? 

«  Tourné:;  vers  les  anges  qui  l'entouraient,  elle  reprit  : 

—  Tant  que  mon  visage  eut  de  jeunes  yeux,  ils  conduisirent 
Dante  dans  la  voie  droite.  Lorsque  de  la  chair  à  l'esprit  j'eus 
monté,  et  qu'enfin  je  changeai  de  vie  pour  mort,  Dante  engagea 
ses  pas  dans  une  route  trompeuse,  poursuivant  de  fausses 
images!  ». 


LES    CŒURS    GRAVITENT.  541 

A  cet  endroit,  Pierre  s'interrompit,  frappe  jusqu'à  la  stupeur 
par  le  sens  de  sa  lecture. 

Il  écouta  tomber  les  larmes  de  la  voûte  dans  la  vasque  de 
porphyre,  el  après  avoir  jeté  un  coup  d'œil  douloureux  au 
tombeau,  il  continua  : 

«  En  pleurant,  Dante,  confus,  répondit  à  Béatrice  : 

—  C'est  vrai,  les  choses  présentes  attirèrent  mes  pas  aussi- 
tôt que  se  cacha  votre  visage. 

«  Béatrice  dit  encore  : 

—  Jamais  la  nature  ou  l'art  ne  t'offrit  un  plaisir  égal  à 
celui  que  t'offrait  la  vue  des  beaux  membres  dans  lesquels  je 
fus  renfermée,  et  qui,  dispersés,  ne  sont  plus  que  terre.  Si,  par 
ma  mort,  ce  plaisir  suprême  te  trompa,  quelle  chose  mortelle 
devrait  désormais  t'inspirer  du  désir?  Pourquoi  abaisser  tes 
ailes  pour  atteindre  d'autres  vanités  ou  une  jeune  fille?...  » 

Sur  cette  ligne,  Pierre  pâlit  en  s'en  attribuant  l'anathème. 
Il  acheva  : 

«  Les  esprits  célestes  qui  entouraient  Béatrice  dirent  : 

—  Dévoile-lui  ta  face,  morte,  pour  qu'il  contemple  la 
seconde  beauté  que  tu  cèles  !  0  splendeur  de  la  lumière  éter- 
nelle !  Qui  ne  paraîtrait  impuissant  d'esprit  s'il  tentait  de  te 
peindre,  Béatrice,  telle  que  tu  apparus  dans  le  ciel  qui  t'enve- 
loppe d'harmonie  et  de  fleurs?  » 

Pierre  laissa  choir  le  volume,  les  coudes  aux  genoux,  le 
front  lourd  entre  les  mains,  le  cœur  lacéré.  Pourquoi  donc  res- 
tait-il seul  de  ce  côté  de  la  dalle  rouge  quand  la  mort  ouvre  les 
étendues  vertigineuses  du  ciel  aux  âmes  vêtues  de  flamme? 
Quand  il  se  redressa,  une  épouvantable  aridité  le  desséchait. 
Héléna  n'avait-elle  pas  conquis  la  liberté  des  espaces  incommen- 
surables, tandis  qu'enchaîné  à  sa  douleur  quotidienne,  il  restait 
livré  aux  bassesses  fatales  des  humbles  appétits  humains?  Jalou- 
sement, il  songea  qu'Héléna  volait  comme  Béatrice  à  travers  les 
étoiles  et  que  bientôt  le  souvenir  de  l'homme  qui  s'était  imposé 
aux  courtes  années  de  sa  beauté,  s'effacerait  d'elle. 

La  nuit  qui  suivit  cette  lecture,  M.  du.  Gambout  ne  cessa 
de  piétiner  son  observatoire  et  l'atroce  sentiment  de  sa  passion 
inassouvie  lui  faisait  parfois  jeter  des  regards  ardents  aux 
astres  en  scintillation.  Ensuite  il  pleura  et  jamais  larmes  plus 
acres  ne  mouillèrent  des  joues  d'homme,  car  leur  eau,  sans 
consolation,  n'attendrissait  pas  son  cœur. 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  chant  des  coqs,  il  se  rnppeîa  les  fune'railles  d'ITe'léna  dont 
le  souvenir  s'espaçait  déjà  dans  sa  mémoire  chargée  d'un  tel 
passé  de  jours  misérables,  qu'il  ne  pouvait  en  concevoir  la  suite 
sans  horreur. 

Les  bras  tendus,  il  invoqua  : 

—  Viens  à  mon  secours,  Iléléna!  Je  n'en  puis  plus. 

Assez  tard,  dans  la  matinée,  Jacques  trouva  son  maître 
étendu  sur  le  parquet  de  sa  salle  de  travail.  Jusqu'alors  M.  du 
Cambout  avait  gardé  vis-à-vis  de  son  vieux  serviteur,  une 
réserve  qu'il  tenait  de  race;  maintenant  il  se  découvrait  à  lui 
comme  un  pauvre  être  définitivement  jeté  bas  par  sa  douleur. 

—  Monsieur!' Oh!  Monsieurl  songez  que  Madame  vous  voit, 
se  récria  Jacques  tremblant. 

Cet  avertissement  suffit  à  redresser  Pierre,  livide.  Son 
domestique  congédié,  il  ouvrit  son  secrétaire  afin  d'écrire 
fiévreusement  un  court  billet  : 

«  Geneviève,  comme  je  vous  l'avais  promis,  j'ai  essayé  de 
résister.  Le  fardeau  m'écrase  et  la  mort  seule  saurait  maintenant 
me  décharger  de  ma  croix.  » 

A  ce  cri  du  désespoir,  les  lettres  de  Cagnes  commencèrent 
d'arriver,  nombreuses.  Et  M.  du  Cambout  y  répondit  : 

«  Pauvre  àme  solitaire,  tu  gravites  comme  je  gravite.  Et  ton 
cœur  comme  le  mien,  lamentable  aérolithe  perdu  dans  l'infini, 
ricoche  d'atmosphère  en  atmosphère  sans  jamais  trouver  son 
repos.  Je  le  sais,  pas  une  caresse,  pas  un  mot  doux  ne  te  conso- 
lent et  ne  t'arrêtent  dans  ta  course  frénétique.  Geneviève,  ton 
exode  vertigineux  ne  trouvera  jamais  son  terme!  0  mon  Dieu  l 
quel  supplice  vous  réservez  à  de  grandes  âmes  innocentes! 

Par  les  nuits  dorées  de  Provence,  je  te  devine  au  sommet  de 
ta  tour  de  Cagnes,  tendant  tes  bras  vers  celui  qui  ne  te  sera 
jamais  d'aucun  secours.  Si  je  te  plains,  Geneviève,  aperçois  aussi 
mes  mains  désormais  vides,  crispées  vers  les  espaces  inconce- 
vables où  fuit  Héléna.  Geneviève,  ma  sœur  de  malheur,  lamen- 
tons-nous ensemble  !  » 

...  CependantPierre.de  plus  en  plus  enfermé  dans  sa  maison, 
demeurait  fort  avant  dans  la  matinée  en  contemplation  du 
buste  de  cire  dont  il  renouvelait  lui-même  pieusement  les  ileurs. 
Ensuite,  descendant  à  la  grotte  tumulaire  où  les  chaumes  des 
roseaux  souhaités  par  Héléna  bruissaient  comme  des  soieries  au 
vent,  il  plongeait  les  doigts  dans  la    vasque    gravée   sur   son 


LES    CCEURS    GRAVITENT.  543 

rebord  de  l'inscription  :  «  Comme  le  cerf  altéré  soupire  après 
l'eau  des  fontaines,  ainsi  mon  âme  soupire  après  vous  I  »  et  de 
sa  main  mouillée  il  aspergeait  le  tombeau.  La  vue  du  sépulcre 
le  brisait  peu  à  peu, quelle  que  fut  sa  volonté  de  demeurer  im- 
passible. Il  regagnait  alors  sa  chambre  où  toutes  les  reliques 
d'IIéléna  exposées,  ses  cassettes,  son  éventail,  un  miroir,  des 
sachets  et  cent  exquis  petits  objets  de  jeune  femme  élégante, 
lui  ressuscitaient  son  bonheur  perdu. Torturé  par  ses  soirvenirs, 
la  pensée  qu'il  ne  pourrait  pas  toujours  supporter  son  martyre 
s'affirmait  de  plus  en  plus  chez  lui.  Son  cœur  saignant  résistait 
mal  à  des  appels  à  la  fois  délicieux,  empoisonnés  et  etrrayants.il 
inclinait  peu  à  peu  à  croire  qu'un  moment  viendrait  où  sa 
douleur  l'emporterait  sur  sa  capacité  de  souffrance,  et  il  sup- 
pliait le  ciel  étoile  de  lui  accorder  sa  délivrance. 

Les  enveloppes  au  timbre  de  Cagnes  arrivaient  presque 
chaque  jour.  Leur  lecture  achevée,  les  yeux  énormes,  il  s'opi- 
niàlrait  en  d'interminables  contemplations  dont  s'effrayait 
Jacques.  Et  ces  lettres  dont  l'encre  aurait  dû  l'éblouir,  dont 
les  lignes,  en  se  chevauchant,  cherchaient  à  monter  au  ciel, 
dont  les  termes  voulaient  répandre  tous  les  parfums,  assurer  de 
tous  les  dévouements,  n'empêchaient  point  Pierre,  chaque  jour 
plus  morne,  de  sombrer  dans  un  océan  de  désespoir. 

Sur  une  nouvelle  lettre  de  Geneviève  dont  chaque  mot  criait 
de  tendresse,  Pierre  en  porta  le  papier  à  ses  lèvres,  et  dans 
l'émotion  suscitée  par  cette  lecture,  assis  devant  le  buste 
d'IIéléna,  dérisoire  de  roseur  feinte,  Pierre  écrivit  :  la  Prière  à 
l'amour. 

«  Cher  esprit  libéré,  Iléléna,  je  te  le  demande,  n'y  a-t-il  donc 
aucun  moyen  de  réaliser  sur  cette  terre  le  définitif  amour? 
Aussi  cruelle  soit  ta  réponse,  parle.  Toi  qui  sais  maintenant  la 
vérité,  n'est-il  pas  vrai  que  les  constellations  inscrivent  en 
lettres  scintillantes  et  formidables  sur  le  ciel,  cet  avis  terrible  : 

«  Pour  persister,  il  faut  la  séparation  universelle  unie  à 
l'attraction  universelle.  » 

Nos  cœurs  errent  éternellement  parcequ'ils  sont  la  proie  des 
lois  cosmiques  qui  nous  régissent.  Nous  sommes  la  poussière 
sanglante  souftlée  entre  les  mondes  par  les  vents  de  l'infini  et 
nous  ne  sommes  pas  plus  les  maîtres  de  nos  destinées  que  notre 
terre  n'est  capable  de  sortir  de  sa  voie  solaire  pour  s'unir  à  des 
astres  plus  pitoyables. 


544  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Quelle  affirmation  nous  apportes-tu  donc,  firmament,  sinon 
celle-ci,  que  les  âmes  comme  les  planètes  tourbillonnent  en 
lointaine  communion,  mais  sans  pouvoir  s'unir.  Étoiles,  fleurs 
grandioses  du  ciel,  notre  ravissement  découvre  en  vous  la  plus 
fatale  des  lois.  Pourquoi  vos  scintillations,  cœurs  solitaires1 
désastreux  symboles  de  nos  amours?  i 

Héléna,  dis-moi  s'il  faut  que,  l'âme  ayant  perdu  ce  corps  fra- 
gile, joie  de  cette  vie,  l'esprit  ne  soit  plus  que  lumière,  pour 
que  nous  connaissions  enfin  cet  amour  suprême,  rêvé  par  les 
saints,  les  héros  et  les  grands  amants?  Parle!  Faut-il  mourir 
pour  atteindre  à  l'amour  éternel,  délivré  des  misères  de  l'exis- 
tence? Amour,  mot  mille  et  mille  fois  répété,  invocation  sous 
tous  les  cieux  !  Dieu  invisible  et  partout  présent,  essence  incon- 
naissable et  pourtant  réalité  adorable,  j'aspire  à  toi  et  par  ton 
intercession,  Héléna. 

0  ma  chère  femme-enfant  qui  n'auras  jamais  que  vingt 
printemps,  Héléna,  visage  sans  ombre,  bouche  en  fleurs,  bras 
blancs  comme  des  rayons  de  clarté,  tendre  statue  rose  qui  me 
ravissait  d'extase,  voix  de  rossignol,  gazelle  bondissante,  cœur 
donné,  purs  yeux  d'aurore  et  regards  pâmés  du  crépuscule,  rou- 
coulements de  mai,  tout  ressuscite  de  notre  passé  dans  ma  mé- 
moire et  j'en  appelle  à  ton  amour  pour  qu'il  ait  pitié  de  moi! 
Accepte-moi!  Tends  ta  main  à  mon  escalade.  Je  me  meurs  ici 
de  froid!  0  mon  amour,  offre-moi  tes  lèvres  de  feu  1  Pour  que 
cesse  mon  épouvantable  gravitation,  je  consens  à  m'anéantir  en 
toi.  Catastrophe  sublime,  je  te  souhaite,  afin  que  fondus  et 
abolis  l'un  en  l'autre,  nous  resplendissions  dans  une  âme 
unique.  Amour!  pour  toi  je  consens  à  n'être  plus  moi.  Alors,  tu 
seras  réalisé,  amour,  car  ton  but  divin  ne  poursuit-il  pas  la  dis- 
parition de  notre  personne  égoïste?  Aimer,  c'est  être  autrui.  Je 
souhaite  ce  mystère!  Celui-là  qui  a  perdu  son  Héléna  et  qui 
n'aspirerait  pas  à  subir  dans  sa  plénitude  ton  effrayante  loi, 
amour,  n'aurait  pas  vraiment  aimé! 

Reçois-moi  donc,  amour  !  » 

*  * 

Quelques  semaines  après  les  obsèques  de  Pierre  du  Cambout, 
un  breack,  tous  ses  rideaux  fermés,  s'avançait  lentement  dans 
l'avenue  des  châtaigniers  au  pas  de  ses  chevaux  recrus.  Son 
cocher  jouait  k  cingler  de  la  mèche   de  son   fouet  les  bogues 


LES    COEURS    GRAVITENT.  ;>t> 

!  piquantes  des  arbres.  La  voilure  aux  fusées  grinçantes  traversa 
:  la  terrasse  sur  laquelle  se  drossait  la  statue  d'Héléna,  ses 
scabieuses  entre  les  bras.  Pas  encore  évaporée,  la  rosée  mati- 
nale faisait  étinceler  à  la  lumière  les  épaules  marmoréennes  de 
cette  délicieuse  image  qui  semblait  porter  les  moissons  de 
l'amour. 

Le  rustique  conducteur  arrêta  son  attelage.  Il  attendit  quel- 
ques instants;  enfin,  surpris,  il  descendit  de  son  siège  : 

■ —  Hé!  madame,  appela-t-il,  vous  êtes  au  Val-Dolent. 

Les  rideaux  écartés,  une  dame  de  huile  taille,  tout  de  noir 
velue  et  ses  voiles  de  crêpe  sur  le  visage,  descendit  le  marche- 
pied. 

D'un  signe  elle  fit  comprendre  au  voiturier  qu'il  pouvait  se 
rendre  à  la  ferme. 

Quand  le  roulement  de  l'équipage  cessa  de  se  faire  entendre, 
..Geneviève  demeurée  devant  la  figuration  d'Héléna,  remarqua 
que  des  ouvriers  avaient  déjà  descellé  une  partie  du  soubasse- 
ment et  les  pierres  de  taille  en  étaient  jetées  dans  l'allée.  Il 
paraissait  évident  que  les  héritières,  Mlles  de  Néjouls,  avaient 
l'intention  de  faire  disparaître  cette  statue.  A  quel  sentiment 
obéissaient-elles? 

S'approchant  du  château  dont  un  soleil  tamisé  faisait  miroiter 
les  combles  d'ardoises  et  les  chaînages  de  tulïeau,  Mrae  Rodelle 
essaya  vainement  d'y  pénétrer.  Il  était  soigneusement  clos.  A 
travers  la  large  porte  vitrée  du  vestibule,  elle  remarqua  les 
vêtements  et  les  coiffures  de  M.  et  Mme  du  Gambout  demeurés 
aux  patères,  et  leur  aspect  lui  parut  si  poignant,  qu'elle  gémit 
doucement  : 

«  Héléna  infortunée  !  Pierre,  âme  de  mon  âme  !  seul  espoir, 
seule  tendresse  de  ma  vie  !  »  et  des  pleurs  débordèrent  de  ses 
yeux. 

Par  l'allée  des  Reposoirs  qui  descendait  à  la  grotte,  Gene- 
viève atteignit  d'un  pas  qui  se  ralentissait  de  plus  en  plus,  la 
caverne  tumulaire.  A  son  seuil  obscur,  prête  à  défaillir,  elle 
cessa  d'avancer.  Les  pleurs  de  la  voûte  tombaient  dans  la  vasque 
avec  des  notes  tantôt  graves  et  tantôt  angéliques,  suivant  que 
les  gouttes  touchaient  l'eau  profonde  de  cette  fontaine  ou  ses  bords. 

Ses  voiles  relevés,  Geneviève  lut  sur  la  dalle  verticale  : 

ÎÏÉLÉNA-PlERRE. 
TOME  LVIII.    —   1920*  35. 


546  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'éloquence  de  ces  seuls  pre'noms  lui  arracha  des  sanglots  : 
<  Maintenant,  tout  est  consommé,  pensa-t-elle.  Toi,  vivant,  Pierre, 
j'avais  encore  un  fantôme  d'espérance.  Ton  nom  creusé  dans 
cette  pierre  m'enlève  jusqu'aux  illusions  de  mon  imagination.  » 

Tombée  sur  les  genoux,  Geneviève  pria,  le  front  contre  la. I 
tombe,  immobile  au  point  qu'elle  paraissait  elle-même  une 
noire  statue  tombale.  Et  dans  le  silence  sépulcral,  les  gouttes  de 
la  voûte  retentissaient  avec  des  vibrations  de  harpes  éoliennea 
Geneviève  écoute  avec  une  sorte  de  ravissement  funèbre  ces 
accords  séraphiques,  et  d'étranges  pensées  lui  viennent. 

«  Cette  tombe  désespérante  me  re:id  ma  liberté,  réfléchira 
elle.  J'aurais  maintenant  le  droit,  Pierre,  de  ne  plus  dissimuler 
que  je  t'aime  et  l'on  ne  saurait  me  reprocher  d'adorer  une 
ombre.  Et  tu  ne  me  repousseras  pas,  puisque  tu  n'as  plus  rien; 
à  craindre  de  ma  faiblesse.  La  mort  délivre.  Aussi  le  jugement 
des  hommes  ne  m'effraye  plus.  Une  àme  tend  vers  une  autre 
âme.  Révèle-toi  donc  à  moi,  cher  Pierre,  je  t'en  supplie  !  » 

Seul  le  bourdonnement  de  la  Dolente  répondit  à  cet  appel. 
Agenouillée  et  les  mains  tendrement  posées  sur  les  lettres  gra- 
vées du  nom  de  Pierre,  Geneviève  attendit.  Elle  avait  un  pâle 
sourire  de  ravissement  en  songeant  que,  désormais,  nulle  force 
en  ce  monde  ne  pouvait  l'empêcher  de  consacrer  le  reste  de  son 
existence  à  Pierre.  Dorénavant,  sans  remords,' elle  allait  le  faire 
vivre  d'une  vie  délicieuse  en  sa  fidèle  mémoire. 

((  Pierre  !  cher  ami  1  palpitation  de  mon  cœur,  murmurait- 
elle  avec  une  ineffable  tendresse,  ton  soufile  me  fait  respirer  et 
ta  pensée  me  donne  à  rêver.  Plus  de  recul  !  Plus  de  fuite  !  Tu  es 
là  !  Chaque  jour  désormais  je  viendrai  t'entretenir  et  tu  ne 
pourras  point  ne  pas  m'ente ndre.  » 

Brusquement  Mme  Rodelle  cessa  d'adresser  ses  tendres  invo- 
cations au  tombeau.  Le  bruit  d'une  marche  sur  l'esplanade  la 
fit  se  relever  et  quitter  la  grotte  tumulaire. 

Arrêté  à  une  certaine  distance,  M.  Véran  qui  la  voyait 
s'avancer  la  salua  en  la  regardant  avec  un  air  de  compassion. 
Puis  ils  remontèrent  silencieusement  vers  le  château.  Quand  ils 
atteignirent  a  sa  terrasse,  M.  Véran  prononça  : 

—  Vous  m'avez  prié  de  vous  retrouver  au  Val-Dolent, 
madame,  et  j'ai  répondu  bien  volontiers  à  votre  convocation. 
Vous  m'excuserez  de  ne  pouvoir  vous  ouvrir  la  maison,  M,les  de 
Néjouls  en  ayant  repris  les  clefs. 


LES    COEURS    GRAVITENT. 


547 


A  cet  avertissement,  Geneviève  considéra  le  vieillard  d'un 
air  si  malheureux,  que  celui-ci  crut  devoir  ajouter  : 

—  Je  regrette  cette  détermination  de  M,los  de  Néjouls.  Elle 
peut  en  partie  se  justifier  par  le  désir  respectable  d'assurer  à  la 
mémoire  de  M.  et  Mme  du  Gambout,  le  silence  et  la  paix. 

De  plus  en  plus  effrayée  par  ce  qu'elle  croyait  soupçonner, 
Geneviève  reprit  avec  douleur  : 

—  Je  ne  sais  rien  des  circonstances  de  la  mort  subite  de  mon 
cousin.  Je  vous  conjure  de  me  renseigner. 

Après  une  hésitation,  M.  Véran  dit  tristement  : 

—  Aucune  personne,  madame,  plus  que  vous  n'a  le  droit  de 
savoir...  ou  tout  au  moins  de  deviner,  car  nous  en  sommes 
réduits  aux  conjectures. 

Le  jour  do  la  Toussaint,  malgré  le  froid  qu'il  pouvait  y 
souffrir,  M.  Pierre  ne  quitta  pas  la  grotte.  Ce  même  soir,  le 
fermier  le  prévint  que  son  cheval,  enfermé  depuis  une  semaine, 
menaçait  de  briser  son  bas-tlanc.  A  cet  avertissement  M.  du 
Cambout  répondit  : 

— ■  Nous  sortirons  demain. 

Toute  cette  nuit,  il  brûla  des  papiers  ou  bien  écrivit.  A  peine 
le  jour  permettait-il  de  distinguer  les  branches  au  ciel  gris, 
qu'il  se  rendit  lui-même  à  la  ferme.  Sa  monture  excitée  par 
une  attache  prolongée,  aussitôt  qu'elle  sentit  son  cavalier  en 
selle  partit  d'un  train  de  foudre  dans  la  direction  de  la  terrasse.: 

Nul  ne  fut  témoin  du  drame   qu'une  paysanne,  Marguerite. 

Par  un  hasard  vraiment  prodigieux  cette  bergère  ressem- 
blait a  Mme  Héléna.  Cette  jeune  fille  a  raconté  que  se  trouvant  à 
l'aube  sur  le  Gausse  du  Martial  qui  domine  le  Val-Dolent,  elle 
avait  vu  M.  du  Gambout  lui  apparaître  sur  un  cheval  emporté 
dont  il  ne  pouvait  plus  maîtriser  la  course.  Marguerite  assure 
qu'au  passage  devant  la  statue,  M.  du  Cambout  leva  les  bras 
au  ciel.  L'animal  emballé  franchit  d'un  bond  la  balustrade,  et, 
pendant  une  seconde,  parut  suspendu  sur  l'abîme  avec  son 
cavalier. 

Quand  la  jeune  fille,  épouvantée,  put  prévenir  les  bordiers 
de  Peyrargue,  ceux-ci  trouvèrent  M.  du  Cambout  étendu  sur  le 
dos;  ses  yeux  ouverts  étaient  tournés  vers  la  grotte  funéraire 
dont  l'ouverture  rouge  brillait  au  soleil  levant. 

Et  les  paysans  sa  rappellent  que  lorsqu'ils  retirèrent  le  corps 
delà  Dolente,  son  eau  gémissait  avec  une  voix  presque  humaine. 


548  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'anxiété,  la  pitié  et  l'horreur  s'étaient  peints  successive- 
ment sur  les  traits  de  Geneviève.  Longtemps  elle  demeura 
comme  privée  de  raison.  Mais  alors  que  M.  Véran  redoutait  de 
la  voir  éclater  en  sanglots,  elle  eut  une  expression  poignante. 
Désormais,  elle  aussi  vivrait  les  yeux  fixés  sur  la  colline  sépul- 
crale et  son  cœur  n'aurait  plus  qu'un  désir  insatiable.  Par  la 
mort  qui  absolvait  tout,  Pierre  lui  appartenait  maintenant 
autant  qu'à  Héléna. 

—  Monsieur,  dit-elle  enfin  au  notaire  avec  un  calme  qui  le 
remplit  de  surprise,  car  il  n'avait  pu  ignorer  les  sentiments  de. 
MmeRodelle  pour  M.  du  Cambout,  je  vous  prierai  de  me  trouver 
une  habitation  dans  ce  pays  où  je  compte  désormais  demeurer. 

Il  s'inclina  en  lui  répondant  qu'il  croyait  pouvoir  assurer^ 
son  installation  à  proximité  du  Val-Dolent. 

L'ayant  remercié,  ils  se  séparèrent. 

Chaque  après-midi,  Geneviève  vient  écouter  le  chant  élé- 
giaque  de  la  Dolente  et,  pour  remonter  ensuite  vers  la  grotte, 
traverse  l'allée  des  Reposoirs  dédiés  aux  constellations  du 
Zodiaque. 

Parfois  elle  se  rappelle  les  nuits  lunaires  de  Gagnes,  sur  sa 
vieille  tour  des  Grimaldi,  et  elle  réentend  les  implorations  de 
Pierre  : 

«  Amour,  tu  es  insaisissable  autant  que  ces  étoiles  et  nous 
ne  pouvons  cependant  nous  détacher  de  toi.  Liés  par  les  lois  de 
la  gravitation,  nos  cœurs  tournent  et  tourneront  éternellement 
les  uns  autour  des  autres.  Infortunée  condition!  Et  pourtant 
nous  te  dédions  nos  vies,  Amour!  » 

Tandis  qu'elle  entendait  résonner  ces  paroles  dans  son  sou- 
venir, Geneviève,  la  tête  inclinée  sur  son  long  col  et  ses  yeux 
océaniques  emplis  d'infini,  ressemblait  à  l'une  de  ces  adorables 
figures  de  Botticellioù  la  nostalgie  chrétienne  domine  la  volupté 
païenne. 

Avec  les  ans,  dépouillée  de  sensualité  et  devenue  semblable 
aux  pures  étoiles  de  l'éther  limpide  et  glacé,  Geneviève  continue 
de  graviter  autour  des  âmes  de  Pierre  et  d'Héléna,  qui  gravitent 
elles-mêmes  dans  les  espaces  infinis  où  régnent  le  froid,  le  vide, 
la  paix. 

Charles  Géniaux. 


LE  CRIME  D'EKATEltlNBURG 

16-17  JUILLET  1918 


Les  lignes  qui  suivent  sont  l'exacte  relation  de  l'audience 
qui  me  fut  accordée  par  le  général  Diederichs,  l'ancien  com- 
mandant des  troupes  Tchéco-Slovaques  en  Sibérie.  Le  général 
s'est  livré  à  de  minutieuses  recherches  ;  il  a  sans  trêve  ni  merci 
fouillé  la  ville  d'Ekaterinburg  et  ses  environs;  avec  une  infa- 
tigable et  douloureuse  énergie  il  a  suivi  chaque  piste,  recueilli 
chaque  indice,  interrogé  chaque  témoin  pour  établir  sur  des 
preuves  irrécusables  le  sort  du  Tsar,  de  la  famille  impériale  et  de 
sa  suite.  Les  doutes  concernant  la  mort  de  Nicolas  II  et  des  siens 
doivent,  hélas!  tomber  atout  jamais  :  la  famille  impériale  a  été 
massacrée  d'une  manière  aussi  lâche  que  barbare.  Le  comité  de 
recherches  en  possède  d'abondantes  preuves  documentaires  et 
matérielles.  Les  procès-verbaux  résultant  de  cette  longue  et 
laborieuse  enquête  seront  en  temps  et  lieu  publiés  au  grand 
jour.  Mais,  dès  maintenant-,  il  me  semble  opportun  de  faire 
connaître  qu'ayant  à  sa  disposition  plusieurs  milliers  d'objets  et 
de  documents,  outre  les  déclarations  de  différents  témoins,  le 
général  Diederichs  a  pu  reconstituer  toute  la  scène  du  meurtre, 
telle  qu'elle  s'est  déroulée  dans  la  nuit  du  17  au  18  juillet  1918. 

Voici  le  récit  authentique  du  drame,  tel  que  je  l'ai  recueilli 
de  la  bouche  du  général;  le  lecteur  comprendra  que  je  m'y  sois 
scrupuleusement  abstenu  de  tout  commentaire. 

Les  «  Soviets  »  avaient  décidé  de  transporter  la  famille 
impériale  de  Tobolsk  (1),  où  elle  avait   été  tenue   prisonnière 

(1)  Les  membres  de  la  famille  impériale,  l'Empereur  surtout,  y  étaient  devenus 
l'objet  d'une  vénération  naïve  et  touchante.  Les  voyant  prier  si  souvent  et  avec 


550  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

depuis  son  départ  de  Tsarskoe  Selo,  à  Ekaterinburg  (1),  dans 
l'Oural.  L'ordre  de  départ  fut  mis  à  exécution,  pour  moitié,  le 
26  avril,  jour  où  une  partie  des  prisonniers  quitta  Tobolsk 
pour  arriver  à  Ekaterinburg  le  30  avril  ;  cette  date  a  été 
gravée  par  l'Impératrice  sur  une  fenêtre  et  marquée  d'une 
croix,  dans  la  chambre  qu'elle  occupait  à  Tobolsk. 

Au  moment  où  l'ordre  de  départ  arriva  a  Tobolsk,  le  tsaré- 
vitch était  sérieusement  malade  ;  l'Impératrice  se  trouva  placée 
dans  la  dure  alternative,  soit  de  partir  avec  l'Empereur,  a 
qui  on  refusait  tout  délai,  soit  de  rester  avec  son  enfant  malade  : 
elle  décida  de  rester  avec  le  petit  prince.  Des  quatre  grandes 
duchesses,  la  troisième  seulement,  Marie  Nieolaïcvna,  fut  auto- 
risée à  accompagner  son  père.  Outre  l'Empereur  et  sa  fille,  le 
premier  groupe  comprenait  le  docteur  Botkine,  le  prince  Dolgu- 
roukofl",  la  jeune  comtesse  Ilendrikoff,  le  valei  de  chambré 
Serdnefl"  et  la  femme  de  chambre  Demidova.  La  seconde  partie 
des  prisonniers  arriva  à  Ekaterinburg  le  10  mai  :  elle  se  com- 
posait de  l'Impératrice,  du  tsarévitch,  des  trois  autres  grandes- 
duchesses,  aihsi  que  de  toutes  les  personnes  qui  étaient  restées 
avec  là  f,i mille  impériale. 

Us  fiirenl  tous  placés  dans  la  maison  Epaticff  el  rigoUreuse- 
mm)  surveillés. 

Il  y  eut,  de  prime  abord,  une  garde  de  tfente-six  hommes 
pris  dans  les  usines  voisines  de  Ssycerdski  et  repartis  ainsi  qu'il 
suit  :  deux  postes  de  garde  à  l'intérieur,  cinq  à  l'extérieur;  en 
outre,  deux  mitrailleuses  étaient  braquées  devant  la  maison. 
A  la   tête   de  cette  première  garde  se  trouvait  le  commissaire 

tant  d'ardeur,  les  payêâns  des  environs  leur  apportaient  d'humbles  offrandes,  des 
objet?  de  piété  .i  touchef;  ils  les  regardaient  prier  et.  s  agenouillant,  joignaient 
leurs  prières  à  celles  des  prisonniers,  traités  encore  à  eetle  époque  avec  des 
égards  relatifs.  C'est  évidemment  cette  popularité  à  basé  religieuse,  toujours 
croissante,  qui  alarma  les  «  Soviets;  »  malgré,  ou  peut-être  a  cause  de  l'éloigfte- 
nient  du  chemin  de  fer  200  kilomètres),  ils  craignirent  un  enlèvement  pat  les 
paysans  el  décidèrent  alors,  dès  que  les  routes,  au  sortir  de  l'hiver,  devinrent 
quelque  peu  praticables,  le  transport  à  Ekaterinburg. 

1  A  Ekaterinburg,  le  prestige  qu'exerçail  le  Tsar  s'affirma  avec  une  égale 
ince,  faisant  dp  lui  et  de  sa  famille  l'objet  d'un  véritable  culte.  Plus  d'un 
«aide  qui  le  haïssait  de  |>rimc  abord  dut  être  remplacé  plus  lard  parce  qu'il  s'était 
ti-nnsioiinr  cri  sujel  dévoue.  La  dignité  des  prisonniers  et  leur  piele  qui  tenait 
presque  à  l'exaltation  religieuse  fel  dont  l'exercice  remplissait  une  partie  dé  leur 
vie,  édifiait  tout  le  inonde  à  Ekaterinburg.  Cette  fois  encore,  les  «  Soviets  » 
eurent  peur  d'un  soulèvement  en  faveur  des  prisonniers  :  cela  explique  d'abord 
les  duretés  de  leur  emprisonnement,  puis  la  hâte  de  la  catastrophe  finale. 


LB    CRIME    p'eK  \TFRT\MRG.  551 

;  Wratchkowski,  avec  son  aide  Àvdéief,  ••!  un  criminel  libéré. 
On  v  ajouta  des  gens  des  usines  des  frères  Zlokazoff,  dis  neuf 
ouvriers,  donl  dix  étaient  des  criminels  libérés,  l'uis  arriva 
Jourowskyh,  avec  deux  aides,  un  Russe  et  un  Juif,  et  une  équipe 
de  Lettons.  C'est  de  ces  derniers  qu'il  sera  parle  dans  ce  récit  : 
ils  ont  été  les  geôliers  et  les  bourreaux  de   la  dernière  heure. 

I  par  eux  que  le  régime  de  la  prison,  d'abord  supportable,  à 
^exception  des  visites  du  «  contrôle',  »  toujours  pénibles  et  ou- 
trageantes,  fut  changé  en  un  odieux-  système  de  continuelles 
vexations.  Telle  fut  alors  la  rigueur  de  l'emprisonnement  qu'on 
alla  jusqu'à  supprimer  les  promenades  au  jardin;  peu  à  peu  les 
gardiens  lettons  donnaient  libre  cours  à  leurs  sentiments  de 
haine  et  de  basse  cruauté  :  avec  leur  arrivée  commença  pour 
les  prisonniers  la  montée  du  Calvaire. 

La  maison  Epatieff  reçut  un  nom  de  sinistre  augure  :  elle 
devint»  La  Maison  à  destination  spéciale.  » 

Le  gardien  chargé  de  la  surveillance  se  nommait  Avdéief;  il 
resta  à  son  poste  jusqu'au  10  juillet;  à  cette  date,  accusé  d'avoir 
volé  75000  roubles  au  Tsar,  il  fut  remplacé  par  Jourowskyli  ; 
ce  dernier  amenait  avec  lui  dix  Lettons,  spécialement  choisis 
pour  composer  la  garde  intérieure  de  la  prison;  l'un  deux  se 
nommait  iiebrsin,  surnommé  Paschko. 

A  partir  de  ce  jour,  le  traitement  infligé  aux  prisonniers 
empira  sensiblement.  Leur  vie  religieuse  changea  du  toui  au 
tout,  car  le  prêtre  et  le  diacre  n'eurent  plus  la  permission  de 
les  approcher  ni  de  célébrer  pour  eux  les  offices.  La  famille 
impériale  conserva,  en  dépitde  tout,  l'habitude  de  passer  de  longs 
moments  en  prière  et  manifesta,  pendant  toute  la  durée  de  sa 
captivité,  la  même  ferveur  mystique.  Aussi  la  suppression  des 
offices  fut-elle  une  cruelle  privation.  Un  incident  singulier  était 
advenu  le  jour  qui  précéda  l'entrée  en  fonctions  de  la  garde 
lettonne,  dernier  jour  où  la  messe  fut  célébrée  pour  le  Tsar  et  sa 
famille  dans  la  maison  Epatieff.  Il  y  a  dans  la  messe  selon  le  rite 
grec-orthodoxe,  une  prière  dite  à  voix  basse  dans  les  messes 
ordinaires  et  chantée  dans  les  services  funèbres;  c'est  un  des 
moments  où  les  fidèles  s'agenouillent.  Or,  il  arriva  que,  ce  der- 
nier jour  de  messe,  le  prêtre  se  trompa  et  entonna  à  haute 
voix  le  chant  de  cette  prière;  suivant  l'usage,  toute  la  famille 
impériale  tomba  a  genoux...  L'impression  fut  profonde  dans 
le  petit  groupe  des  assistants.  Le  prêtre  a  déclaré  par  la  suite 


552  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  toutes  les  personnes  présentes  eurent  comme  lui  le  pressen- 
timent qu'un  événement  fatal  se  préparait. 

La  constante  angoisse,  la  perpétuelle  menace  d'être  poignar- 
dés par  cette  bande  de  gardiens  féroces  devint,  pour  les  malheu- 
reux, un  supplice  intolérable,  un  affolant  cauchemar. 

Dans  la  nuit  du  16  au  17  juillet,  à  deux  heures  du  matin, 
les  cinq  plus  importants  députés  des  Soviets  pénétrèrent  dans 
les  chambres  où  la  famille  impériale  reposait.  Jourowskyh  les 
accompagnait  :  les  prisonniers,  avec  toute  leur  suite,  à  l'excep- 
tion d'un  jeune  garçon  du  nom  de  Sidneiï'qui  n'avait  que  qua- 
torze ans,  furent  conduits  dans  les  sous-sols  de  la  maison. 

Il  était  environ  trois  heures  du  matin. 

Jourowskyh  lut  un  papier;  puis,  sa  lecture  achevée,  il  ajouta: 
«  Ainsi,  votre  vie  est  finie.  »  Le  Tsar  répondit  :  «  Je  suis  prêt.  » 
Lui,  la  Tsarine,  la  grande-duchesse  Olga  Nikolaïevna  et  le  doc- 
teur Botkine  firent  le  signe  de  la  croix;  les  trois  autres  grandes- 
duchesses  s'évanouirent;  le  petit  tsarévitch  resta  debout,  les  yeux 
fixes  et  hors  des  orbites,  comme  s'il  perdait  la  raison. 

Jourowskyh  donna  le  signal  et  tira  le  premier  coup  de  revol- 
ver :  l'Empereur  fut  tué  à  bout  portant.  Alors  commença  une 
furieuse  tuerie  :  il  y  eut  une  grêle  de  coups  de  fusils  et  de 
coups  de  revolvers.  Ceux  qui  ne  moururent  pas  sur-le-champ 
furent  achevés  à  coups  de  crosses  et  de  baïonnettes.  La  grande- 
duchesse  Anastasie  Nicolaïevna,  qui  n'était  qu'évanouie,  se  mit 
à  crier  quand  on  voulut  la  toucher  :  elle  fut  assassinée  à  coups 
de  baïonnettes.  La  quantité  de  sang  répandue  était  si  grande, 
qu'il  en  coula  dans  le  sous-sol  voisin. 

Les  meurtriers  étaient  :  le  Russe  Jourowskyh,  les  dix  gar- 
diens lettons  et  cinq  députés  des  Soviets,  juifs  tous  les  cinq. 
L'aide-gardien  de  Jourowskyh,  le  Russe  Paul  Medvedielf,  qui 
devait  mourir  d'une  crise  cardiaque  trois  jours  plus  tard,  avait 
aussi  pris  part  au  carnage. 

Ces  faits  sont  établis  par  le  prêtre  et  le  diacre,  par  la  veuve 
de  ce  Medvedieff,  à  qui  son  mari  avait  tout  avoué,  par  la  sœur 
de  Jourowskyh  et  par  deux  des  gardiens  qui  racontèrent  le 
drame  à  divers  membres  de  leur  famille. 

Les  gardiens  furent  laissés  dans  le  sous-sol  avec  l'ordre  de 
faire  disparaître  toutes  traces  du  meurtre,  besogne  qui  les  occupa 
jusqu'à  six  heures  du  malin.  Les  cadavres,  empilés  dans  un 
camion-automobile,  furent  transportés  à  un  endroit  situé  à  une 


LE    CRIME    d'eKATERINBURG.  5j3 

vingtaine  de  kilomètres  d'Ekaterinburg ;  la,  ils  furent  fouillés, 
dépouillés  de  leurs  vêtements  et  brûlés.  D,;  ces  vêtements,  ainsi 
que  de  tout  ce  que  les  prisonniers  portaient  sur  eux,  on  fit 
trois  bûchers  séparés.  Il  fallut  deux  grands  jours  pour  faire 
entièrement  disparaître  les  restes  et  les  traces  des  victimes 
sur  les  lieux  mêmes;  finalement,  ce  qui  en  subsistait  encore 
fui  jeté  dans  le  puits  d'une  mine.  * 

Mais  les  Bolcheviks  ne  purent  quand  même  pas  tout 
détruire  et  bien  dos  vestiges  furent  retrouvés  :  la  mâchoire  arti- 
ficielle du  docteur  Botkine  et  un  doigt  de  femme  (qui  a  été 
identifié);  également  un  grand  nombre  de  fragments  d'objets 
ayant  appartenu  aux  différents  membres  de  la  famille  impé- 
riale, même  quelques  débris  des  bijoux  du  Tsar. 

Outre  les  premiers  déblayages  sommaires,  cinq  jours  furent 
encore  employés  a  essayer  de  purifier  la  maison  Epatieffà  Eka- 
terinburg  de  toute  trace  du  crime.  Un  détail  bien  significatif 
y  a  élé  constaté  :  toutes  sortes  d'objets  d'usage  personnel,  ceux 
dont  on  ne  se  sépare  pas,  tels  que  brosses  a  dents,  brosses  ,:i 
cheveux,  chemises  de  nuit,  etc.,  avaient  été  détruits,  mais  les 
restes  en  purent  être  identifiés  et  furenl  retrouvés  dans  les 
poêles  de  la  «  Maison  à  destination  spéciale,  »  comme  aussi 
beaucoup  d'objets  ayant  été  la  propriété  personnelle  des  impé- 
riales victimes,  ont  également  été  reconnus  et  identifiés,  a 
Ekaterinburg  même,  sur  la  personne  de  parents  des  meurtriers 
(vêlements,  linge,  parfums,  etc.). 

Jourowskyh  avait  donné  l'ordre  que  toutes  choses  restées 
dans  les  appartements  après  le  massacre  fussent  apportées  dans 
une  chambre  spéciale;  là,  elles  furent  classées  et  emballées  dans 
sept  valises  différentes  ;  le  triage  se  fit  sur  une  large  ottomane, 
et  quelques  objets,  ayant  glissé  entre  l'ottomane  et  le  mur,  furent 
retrouvés  plus  tard,  entre  autres  une  lettre  de  la  grande-duchesse 
Olga  Nikolaïevna.  La  partie  de  ce  funèbre  butin  qui  avait  le 
plus  de  valeur  fut  déposée  temporairement  à  la  filiale  de  la 
Banque  «  Volga-Kama  »  à  Ekaterinburg.  Mais  l'incinération 
des  papiers  et  documents  de  la  «  Maison  à  destination  spé- 
ciale »  avait  été  faite  si  sommairement,  que  las  feuilles  infé- 
rieures des  piles  de  papiers  n'avaient  pas  été  touchées  par  le  feu 
et  étaient  restées  intactes.  Ces  feuilles  contenaient  la  liste  des 
gardiens,  tous  connus  à  l'heure  actuelle,  à  l'exception  des  Lettons; 
ceux-ci  avaient  été  amenés  à  Ekaterinburg  uniquement  en  vue 


554  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'assassinat  :  leur  feuille  de  service  n'était  pas  avec  celles, 
plus  anciennes,  des  autres  gardiens,  et  aura  été  brûlée  à  part. 

Le  jour  qui  suivit  le  meurtre  du  Tsar  et  de  la  Tsarine  et  de 
tous  leurs  enfants,  le  1"  juillet,  un  télégramme  fut  envoyé  au 
Soviet  d'Alapaevka,  ordonnant  l'exécution  immédiate  des  pri- 
sonniers qui  se  trouvaient  dans  cette  ville.  C'étaient  :  la 
grande-duchesse  Elisabeth  Fedorovna  (sœur  de  l'Impératrice, 
veuve  du  grand-duc  Serge  Alexandrovitcli,  assassiné  à  Moscou 
longtemps  auparavant),  le  grand-duc  Serge  Michaïlovilch,  les 
trois  fils  du  grand-duc  Constantin,  le  prince  Palley  (fils  du 
grand-duc  Paul  Alexandrovitcli  et  de  son  épouse  morganatique, 
M""5  Pistohlkors,  depuis  princesse  Palley),  et  le  maître  d'hôtel 
Remeza.  L'ordre  fut  exécuté  le  jour  même  dans  un  bois  voisin; 
les  cadavres,  rapidement  fouillés,  furent  jetés  dans  un  puits  de 
mine,  encore  chauds,  sans  même  avoir  reçu  le  coup  de  grâce. 
—  Ils  ont  tous  été  identifiés  et  on  a  retrouvé  sur  eux  nombre  de 
lettres  et  de  documents.  Parmi  les  objets  retrouvés  sur  la  belle 
et  pieuse  grande-duchesse  Elisabeth  Fedorovna,  se  trouvait  une 
icône  d'une  grande  valeur  historique  aussi  bien  qu'artistique  : 
c'est  l'icône  devant  laquelle  l'empereur  Nicolas  II  se  prosterna 
et  resta  en  prières  durant  l'heure  tragique  qui  précéda  la  signa- 
ture de  son  abdication  au  trône. 

Les  précisions  que  j'ai  pu  réunir,  la  connaissance  des  noms 
de  tous  les  complices  avec  les  détails  personnels  sur  eux  et 
sur  tous  ceux  qui  eurent  une  part  active  dans  ce  grand  crime; 
les  déclarations  de  nombreux  témoins  ainsi  que  les  documents, 
les  listes  et  papiers  retrouvés,  réduisenl  à  néant  toute  espère 
de  doutes  au  sujet  de  la  mort  du  Tsar,  de  sa  famille  et  de  ceux 
qui  leur  furent  fidèles  jusqu'il,  la  lin.  Si  la  demoiselle  d'hon- 
neur de  l'Impératrice,  la  baronne  Buxhoevden,  esl  resiée  en  vie, 
ce  n'est  dû  qu'à  un  miraculeux  hasard;  les  meurtriers  tuèrent 
par  méprise  la  femme  do  chambre  Demidova,  la  prenant  poui 
la  baronne  Buxhoevden.  Cette  fidèle  amie  de  l'Impératrice,  après 
avoir  été  à  Tokyo  recueillie  par  l'ambassadeur  d'Angleterre  et 
Lady  Green,  passa  par  l'Amérique  et  l'Angleterre  pour  aller 
rejoindre  à  Copenhague  son  père,  ancien  ministre  de  Russie 
en  Danemark,  démissionnaire  lors  de  la  Révolution. 

Les  Bolcheviks  annoncèrent  la  mort  de  l'Empereur,  mais 
eu  démentant  celle  <\<'s  autres  membres  de  la  famille  impériale 
et  de  leur  suite.  Ils  mirent  tout  en  œuvre  pour  surprendre  J  a  bonne 


LE    CRIME    d'eKATERTNRURG.  555* 

foi  publique.  Par  exemple,  le  20  juillet  1918,  trois  jours  après 
le  crime,  un  train  quitta  officiellement  Ekaterinburg  et.  il  fut 
bruyamment  annoncé  qu'il  emportait  les  prisonniers  impériaux. 
En  réalité,  la  lectrice  et  amie  de  l'Impératrice, Mlle  Schneider,  la 
toute  jeune  demoiselle  d'honneur  comtesse  Hendrikofï,  le  maître 
d'hôtel  Nagorni,  les  laquais  Valkoff  et  Trun  se  trouvaient  seuls 
dans  ce  train  qui  fut  dirigé  sur  Perm.  Tons,  à  l'exception  d'un 
des  domestiques  qui,  par  un  hasard  inouï,  put  s'échapper  à  la 
dernière  minute,  furent  fusillés  près  de  Perm  le  22  août  1918. 
Quelques  autres  personnes  attachées  à  la  malheureuse  famille 
impériale,  furent  emmenées  jusqu'à  Tyumen",  en  Sibérie;  là, 
elles  reçurent  l'ordre  formel  de  quitter  le  district  dans  un  délai 
de  vingt-quatre  heures. 

Tel  fut,  — textuellement,  —  le  récit  du  général  Diederichs. 
Il  contient  des  faits  importants  et  met  définitivement  lin  à  toutes 
sortes  de  prétendues  informations.  J'ai  tenu  à  le  rapporter,  aussi 
sobrement,  simplement  et  véridiquement  qu'il  m'a  été  fait  par 
une  bouche  si  autorisée. 

Puisse  cette  publication  ruiner  une  fois  pour  ton  les  les 
rumeurs  et  fables  toujours  renaissantes, —  et  toujours  de  source 
bolchevique,  [ —  d'après  lesquelles  le  Tsar  serait  vivant,  ainsi 
que  sa  famille,  caché  au  fond  de  la  Russie!  Un  de  ces  articles 
bolcheviques,  destinés  à  égarer  l'opinion,  parut  à  Moscou  le 
17  décembre  1918.  Litvinoff  (Finkelstein)  à  Copenhague,  avoue 
une  partie  du  meurtre  et  nie  l'autre.  Dans  un  journal  allemand, 
en  avril  1920,  parut  une  correspondance  d'un  soi-disant  prison- 
nier de  guerre  allemand,  qui  disait  avoir  assisté  à  Ekaterinburg 
au  meurtre  du  seul  Nicolas  II. 

La  raison  de  ces  bruits  tendancieux  est  si  claire  pour  qui 
connaît  l'histoire  de  la  Russie  et  1  âme  russe  !  Créer  plus  de 
confusion,  de  dissensions,  de  crainte  et  d'espoir  superstitieux 
dans  celte  mentalité  déjà  si  profondément  ébranlée  et  atteinte 
jusque  dans  ses  racines... 

Nicolas  de  Berg-Poggenpohl* 


AU  PAYS  BRETON 


Ild) 


AVEC    LES   PÊCHEURS    (ÉTÉ) 

De  la  cale  du  bourg,  les  yeux  se  tournent  d'eux-mêmes,  tou- 
jours, vers  l'ouverture  de  l'estuaire.  Cette  petite  ligne  d'infini 
tendue  là-bas,  entre  la  lande  et  les  vieux  bois  familiers,  attire 
étrangement,  bien  plus  que  le  demi-cercle  du  large  déployé' 
devant  une  côte.  On  perçoit  la  profondeur  de  l'espace  :  c'est  une 
issue  vers  un  au-delà  visible,  et  dont  le  désir  renaît  toujours. 
Par  ces  parfaits  matins  d'été,  nous  sortons  souvent,  et  parfois 
pour  toute  la  journée.  Ce  qui  nous  prend  si  fort,  dans  ces 
longues  courses  en  mer,  où  l'on  est  seul  sur  un  très  petit  bateau, 
ou  bien  avec  des  marins  qui  parlent  peu,  c'est  la  simplicité 
cosmique  des  choses.  Un  morceau  du  monde  éternel  apparaît, 
et  l'on  oublie  son  être  distinct;  le  petit  mouvement  de  l'esprit 
s'arrête,  on  participe  à  la  grandeur  de  cet  univers  qui  vous 
porte,  et  par  lequel  il  est  bon  de  se  sentir  porté.  Rien  qui 
tranquillise  et  purifie  davantage.  A  trois  milles  au  large,  la 
terre,  qui  est  basse,  se  réduit  à  rien  :  une  ligne  imperceptible, 
le  plus  mince  ruban  de  fumée  bleuâtre,  sans  un  détail  auquel 
on  puisse  donner  un  nom.  Simplement,  c'est  la  terre,  qui  pour- 
rait être  celle  de  l'Inde  ou  de  la  Chine,  aussi  bien  que  le  conti- 
nent d'Europe.  On  retrouve  le  sentiment  de  la  planète. 

Par  les  plus  beaux  jours,  un  voile  vaporeux  enveloppe 
l'horizon,  et  la  côte  ne  tarde  pas  à  s'y  évanouir.  Il  n'y  a  plus 
rien  que  la  plaine  liquide,  l'étendue  claire,  où  pas  un  objet 
n'arrête  le  regard,  où  tout  est  mouvement,  fuite,  glissante  ondu- 
lation, (il  le  profond  ciel  pâle  où  l'astre  poursuit  sa  course.  Nul 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  juillet. 


AU    PAYS    RRETON.  SÎH 

changement  au  long  des  heures  que  sa  monle'e,  son  progrès, 
et  puis  son  long  déclin  oblique,  son  éclipse,  et,  enfin,  les 
grandes  solennités  du  crépuscule. 

D'une  telle  journée,  qui  semble  un  intervalle  de  lumière  et 
de  paix  dans  le  courant  ordinaire  de  la  vie,  le  premier  moment, 
celui  du  départ,  dans  les  silences  du  petit  matin,  c'est  peut- 
être  ce  qui  laisse  le  souvenir  le  plus  profond.  Je  ne  sais  pas 
d'aspect  plus  mystérieux  de  la  mer  que  celui  de  cette  heure-là, 
quand  elle  sort  de  la  nuit,  et  que  le  soleil  ne  l'a  pas  touchée 
encore.  Qu'y  a-t-il  en  elle,  alors,  qui  la  fait  apparaître  si  éter- 
nelle et  si  pure?  Nulle  prunelle  grise  ou  bleue  qui  donne  à  ce 
point  le  sentiment  de  la  virginité  dormante.  Froide  virginité, 
ancienne  comme   le  monde,  et  qui  survivra  à  toute  vie. 

Hier,  elle  était  d'abord  toute  voilée  de  brume,  comme  sou- 
vent par  ces  trop  beaux  jours,  à  l'heure  où  l'aube  vient"couler 
dans  la  nuit.  Plus  de  côtes,  rien  de  visible;  pas  un  bruit,  pas 
un  frisson  d'eau.  La  mer,  alors,  n'est  plus  que  fumée  sous  des 
fumées,  et  l'on  dirait  chaque  fois  que  cela  est  pour  toujours, 
cet  évanouissement  du  monde,  et  qu'il  ne  se  réveillera  pas. 

Le  marin,  Jean-Marie,  était  venu  me  prendre  à  la  cale. 
Nous  devions  aller  ramasser  des  casiers,  et  puis  courir  le 
maquereau,  du  côté  de  l'Ile  aux  Moutons.  Pas  dans  notre  bateau  : 
avec  des  amis  à  lui,  à  qui  il  «  donne  la  main  »  depuis  huit 
jours,  pour  remplacer  un  «  collègue  »  malade.  A  l'aveuglette, 
dans  la  plate,  il  m'a  conduit  à  bord,  de  l'autre  côté  de  la  rivière. 
Cinq  minutes  après,  les  bateaux  voisins  s'ébauchaient,  et  puis 
la  côte  prochaine  :  exactement  une  image  photographique  qui 
commence  à  se  révéler. 

Quatre  heures  et  demie.  L'étalé  de  marée  basse.  Peut-être 
déjà  commencement  de  flot.  Nous  étions  en  avance.  Rien  à 
faire  qu'à  regarder  le  paysage  familier  se  reformer  encore  une 
fois,  après  la  longue  et  froide  lustration  de  la  nuit.  Minutes  sin- 
gulières, insolites,  qui  semblent  hors  du  courant  de  la  vie.  Rien 
de  changé  ;  chaque  chose  est  à  sa  place.  Voici  le  creux  du  port 
sous  les  ramures  des  grands  arbres,  voici  les  rochers,  la  petite 
chapelle,  la  rude  cale  qui  finit  en  goémons  glissants.  Voici  les 
vieux  bateaux  de  pêche  à  leurs  corps  morts.  Voici  le  thonnier 
qui  est  entré  hier  soir  avec  le  flot.  Chaque  chose  est  à  sa  place,  et, 
pourtant,  rien  ne  semble  tout  à  faitréel.  C'est  l'instant  ambigu, 


?K>8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

entre  la  nuit  et  le  jour,  où  le  monde,  sans  les  humains, 
prend  des  apparences  de  vision.  Comme  tout  semble  essentiel! 
Calme  blanc  entre  les  deux  pointes.  La  mer  n'est  rien  que 
le  reflet  de  l'aube,  un  pâle  miroir,  où,  vers  cinq  heures,  com- 
mence à  glisser  un  peu  d'argent  et  de  lilas.  Les  phares  n'ont 
pas  encore  cessé  leur  veille.  Danse  silencieuse,  mystérieuse, 
lu-bas,  dehors,  de  deux  feux.  Rouge,  blanc  :  Penfret,  l'île  aux 
Moutons.  Ils  palpitent,  .s'éteignent,  reviennent,  trempés,  demi- 
noyés,  au  ras  de  la  ligne  liquide,  chacun  dédoublé  par  son 
propre  reflet.  Nulle  vie  que  celle-là,  si  étrange,  dont  le  domaine 
est  la  nuit,  et  qui  va  s'évanouir  avec  le  jour  ! 

A  cinq  heures,  les  premiers  bruits  humains.  Comme  ils 
croissent  vitel  Claquement  de  sabots  du  côté  du  quai,  et  puis 
vague,  rapide  clameur  bretonne.  Parait, sous  les  grands  arbres, 
une  théorie  d'hommes  fantômes  :  ils  portent  de  longs  agrès. 
Alors,  la  cale  se  peuple,  et  puis  les  plates,  les  bateaux  autour 
de  nous;  des  chaînes  ferraillent,  en  même  temps  que  les  voix 
se  taisent.  Dans  chaque  équipage,  chacun  sait  son  travail  à 
bord,  et  s'y  met  en  silence. 

Les  nôtres  arrivent  les  derniers  :  deux  anciens,  des  inconnus 
pour  moi,  avec  qui  je  vais  passer  toute  la  journée.  Jean-Marie 
excuse  d'un  mot  leur  retard  :  «  C'est  lundi.  »  Alors,  en  effet, 
deux  vieux  peuvent  bien  ne  commencer  qu'à  cinq  heures  du 
matin  une  journée  qui  finira  Dieu  sait  quand  1 

Nous  partons  après  tous  les  autres.  On  hisse  la  misaine, 
mais  pas  de  "vent  encore.  Jean-Marie  se  met  à  la  godille.  Le 
long  aviron  coupe  le  lustre  vierge  de  l'eau,  l'ouvrant  d'une 
profonde  et  toute  lisse  déchirure.  A  part  le  cri  grêle,  entre- 
coupé des  coqs  appelant  le  soleil,  on  n'entend  que  son  crisse- 
ment et  son  toc,  tac,  en  cadence,  sur  les  taquets.  A  mi-chemin 
de  la  première  bouée,  au  moment  où  la  pulsation  de  la  houle, 
si  longue,  si  douce,  si  puissante,  commence  à  soulever  les 
plans  lisses  avec  les  goémons  qui  flottent,  un  petit  souffle  nous 
arrive,  chargé  de  l'odeur  des  bois,  —  rien  qu'une  imperceptible 
haleine,  mais  qui  vient  droit  de  l'arrière.  L'homme  rentre  sa 
godille  et  ouvre  la  bouche  : 

—  Toujours  le  même  temps.  Les  vents  de  la  partie  Nord 
pour  commencer,  et  puis  ils  liaient  à  l'Est.  Le  soir,  ils  viennent 
à  calmir  en  passant  au  suroît,  et  ils  restent  là. 

Maintenant,   l'aviron    ne  brisant  plus  l'ondulante  surface, 


AU    PAY8    BRETON»  559 

l'écoute  de  misaine  choquée  en  grand,  nous  n'avons  plus  qu'à 
nous  laisser  aller  entre  les  deux  aurores  croissantes  du  ciel  et 
de  la  nier.  Passent  lentement  les  promontoires,  les  bouquets  de 
pins  suspendus  dans  le  vide;  passe  le  petit  bois  dont  la  pente 
vient  tomber  sur  les  varechs  (un  long  vol  de  mouettes  ourle  de 
blanc  sa  verte  tapisserie).  Passent  les  champs,  les  landes,  un 
manoir,  et  déjà  c'est  le  Coq,  la  bouée  rouge,  dont  le  rouge 
coule,  ondule,  tournoie  profondément  dans  son  reflet,  le  cou- 
rant, par  dessous,  se  brisant  à  une  roche. 

Sans  mot  dire,  près  de  moi,  le  poing  au  menton,  le  plus 
vieux,  qui  semble  très  vieux,  l'air  triste  et  maladif,  regarde 
passer  ce  paysage  de  toute  sa  vie. 

Tintement  de  l'angelus,  deux  notes,  fluides,  toutes  pures,  qui 
s'égouttent  sur  le  grand  silence,  et  puis  reviennent.  A  l'arrière 
s'éloigne  le  fin  clocher  à  jour,  gris  sur  les  petits  cirrus  gris. 

Mais,  déjà,  la  baie  commence  à  s'ouvrir,  et  aussitôt  un  faible, 
nombreux,  profond  bruissement  nous  arrive,  et  se  prolonge  : 
un  peu  de  ressac,  la  respiration  de  la  mer  tout  au  long  de  la 
pointe  deCombrit.  Avecquelle  tranquillité  souverainese poursui- 
vent ses  ondes!  Elle  respire,  mais  elle  dort,  et  les  jeux  d'ombre 
bleue,  les  lignes  de  gris  et  de  rose,  qui  fuient,  se  suivent,  s'en- 
tremêlent sans  arrêt  par-dessus  ce  profond  et  rythmique  gon- 
flement, semblent  une  fantasmagorie  de  rêve  dans  un  sommeil. 

Ce  qui  n'a  pas  l'air  d'un  rêve,  c'est  le  bateau,  un  vieux 
sardinier  de  vingt-quatre  pieds,  si  grossier,  et  gluant  comme 
un  poisson,  puant  le  poisson,  avec  des  relents  de  vieille  eau  de 
cale.  Il  est  plein  d'un  humide  pêle-mêle  :  cordages,  lignes, 
chaînes,  casiers,  lièges,  avirons,  crochets,  —  toutes  choses  qui 
parlent  de  dur  travail  quotidien. 

L'ancien,  qui  regardait  passer  la  rive,  se  lève,  ouvre  le  coffre, 
y  farfouille  et  en  tire  des  tourteaux.  Avec  une  hachette,  il 
commence  à  les  briser  :  de  la  boette  pour  les  casiers.  Mais  le 
voici  qui  s'arrête,  et,  de  la  tête,  montre  quelque  chose  à  l'avant  : 
«  ar  brizli!  »  Les  maquereaux.  C'est  tout  un  banc  qui  danse  à 
la  surface.  Innombrable  bouillonnement  où  passent  des  éclairs, 
et  que  nous  traversons.  Ils  sautent  à  deux  pieds  de  nous.  Voilà 
plusieurs  jours  que  c'est  comme  ça,  le  matin,  à  l'entrée  de  la 
rivière.  «  Pas  la  peine  de  perdre  du  temps  avec  ceux-là,  »  dit 
Jean-Marie.  «  Ils  sont  à  jouer.  Ils  ne  mordent  pas.  »  Pure  joie 
de  la  vie,  j'imagine,  sous  les  influences  du  beau  temps,  de  l'eau 


566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lucide,  du  jeune  été.  Sans  doute,  ils  montent  à  la  lumière,  ils 
viennent  danser  à  la  surface  comme  les  papillons  se  poursui- 
vent, par  ces  parfaits  matins,  jusque  sur  la  nappe  radieuse, 
comme  s'essorent,  là-bas,  les  alouettes  chantantes.  Allégresse 
d'énergie  toute  neuve,  qui  veut  se  dépenser. 

Et  maintenant,  nous  sommes  o  dehors.  »  A  l'Est,  à  l'Ouestî 
des  plages  se  déploient,  qui  sont  le  littoral  de  la  France  :  sables 
roses,  sous  les  pâles,  bleuissantes  fumées  qui  montent  de  la 
campagne,  mêlées  au  bleu  des  bois.  L'homme  a  repris  la  nage. 
Les  lointains  apparaissent:  à  deux  lieues  d'ici,  la  pointe  de 
Mousterlin.  la  longue  dune  et  toutes  les  roches  qui  la  débor- 
dent loin,  à  ce  moment  de  la  marée.  Par  là,  le  soleil  vient  de 
surgir,  et  la  mer  n'est  que  fourmillement,  raies  frissonnantes 
de  feu.  Mais  au  Sud,  du  côté  du  large,  entre  des  régions  où 
elle  semble  fondre,  se  perdre,  elle  allonge  sur  les  vides  rosés 
du  ciel  un  segment  de  bleu  si  clair  et  si  lisse  que  cela  ne  semble 
pas  appartenir  à  la  matière  :  un  insubstantiel  reflet  comme 
ceux  qui  viennent  luire  dans  une  nacre  oblique.  On  le  remar- 
querait à  peine,  mais,  là-bas,  à  des  distances  infinies  (l'étendue 
semblant  toujours  grandir  en  ces  jours  de  rayonnante  placidité) 
quelque  chose  attire  les  yeux,  un  hérissement  de  petites 
plumes  posées  droites  sur  l'eau  :  toute  la  flottille  de  l'Ile 
Tudy,  soixante-dix  voiles  rassemblées  sur  un  banc  de  sardines 

—  La  sardine  qui  travaille  bien, —  remarque  l'homme  qui 
godille.  —  Y  a  pas  à  se  plaindre. 

A  six  heuresetdemie,  nous  sommes  sur  les  marques  (la  pointe 
de  Saint-f  iilles  par  le  clocher  de  Plounéour,  l'entrée  du  Groas- 
quinpar  un  toit  lointain  .  Alors  on  voit  tout  de  suite  les  flotteurs. 

Les  trois  hommes  ont  passé  leurs  cirés  pour  recevoir  les 
casiers  ruisselants.  Le  vieux  à  l'air  malade,  Kervien,  a  pris 
l'aviron.  Jean-Marie,  le  plus  leste,  en  bottes  de  mer,  debout  sur 
un  banc,  amène  avec  la  gafïe  chaque  paquet  de  lièges  à  mesure 
qu'il  se  présente,  et  haie  sur  l'orin.  Une  ombre  finit  par 
monter;  l'énorme  et  runde  nasse  apparaît,  émerge,  et  vient  se 
r  au  ras  de  la  lisse.  Le  maigre  patron  l'embarque  d'un 
coup  de  coté  :  ruisselante,  elle  inonde  une  partie  du  bateau.: 
J'entends  annoncer  et  commenter  les  prises  : 

—  Nétrai    rien). 

—  Une  petite! 

Une  petite,  c'est  un  homard  de  deux  livres... 


AU    PAYS    BRETON.  "61 

—  C'est  pas  avec  ceux-là  qu'on  aura  du  pain  comme  il  faut. 

—  Daoul   doux  . 

■ —  Y  aura  pas  la  douzaine^ 

—  Nètra. 

—  Ah!  oui,  mauvaise  pêche! 

—  Ta. 

—  Tri  grank!   trois  crabes). 

Les  beaux  homards,  d'un  bleu,  si  intense  et  profond,  dont 
les  queues  claquent  brusquement,  s'en  vont  dans  le  vivier.  Sept 
en  tout.  Le  mareyeur  paie  quatorze  francs  la  douzaine;  deux 
petits  comptent  pour  un  ;  au-dessous  de  vingt  centimètres,  ils 
ne  sont  pas  «  comptable- 

Les  trente  paniers  s'entassent  à  l'arrière.  Le  petit  patron, 
Pierre-Yves,  a  tiré  du  coffre  d'avant  un  congre  mort,  une 
visqueuse  bète  qui  sent  très  fort,  et,  de  son  couteau  rouillé,  il 
taille  dans  la  belle  chair  nacrée.  On  mêle  ça  aux  morceaux  de 
tourteaux,  on  reboette,  et  de  cent  mètres  en  cent  mètres,  on 
remouille  un  casier,  qui  coule  vite.  lesté  de  son  gros  caillou. 
Dans  l'intervalle,  quelquefois,  on  recommence  à  parler.  On 
regarde  les  énormes  crabes  brun  rose  qui  ne  bougent  pas,  les 
pinces  repliées. 

—  Naoït  krankï  (oeuf  crabes). 

—  Y  en  a  qui  disent  kraoed.  Ceux-là,  chez  nous,  on  appelle 
plutôt  dormeurs.  Comment  qu'ils  disent  à  l'Ile  Tudy? 

—  Louer ien. 

—  Krank  saoz,  dans  le  Nord,  côté  Paimpol.  Dans  le  temps, 
j'ai  été  par  là.  avec  des  gas  de  Loguivy. 

—  Y  a  un  nom  dans  chaque  pays.  En  France,  tourteaux 
qu'ils  disent. 

—  Y  en  a  qu'on  appelle  Parisiens,  par  ici. 

—  Pourquoi  ça? 

—  Ceux-là  qui  sont  blancs,  qui  ont  pas  de  couleur. 

Cette  malice  m'est  dite  par  Pierre-Yves,  sans  un  sourire.  Il 
est  si  simple,  et  comme  raidi  dans  le  sérieux  de  la  besogne  de 
tous  les  jours.  Je  lui  ai  demandé  son  âge.  Pemp  war  tri  ugend 
—  soixante-cinq  ans.  Pas  un  poil  blanc  :  une  sommaire  ligure 
de  marionnette  dont  le  vernis  serait  parti.  L  ne  toison  brune 
en  fait  le  tour,  découpée  comme  au  couteau,  et  appliquée  sous 
le  menton,  collée  sur  la  joue  creuse  et  rase. 

Il  a  fait  sa  barbe  hier  dimanche.  De  petits  yeux  vrillés  pro- 

tome  Lvui.  —  1920.  36 


562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fond,  d'un  bleu  glacé,  qui  miroitent  sans  plus  d'expression  que 
deux  parcelles  d'acier.  La  bouche,  une  simple  fente.  Il  vit  dans 
la  maison  où  il  est  né,  pas  loin  de  la  cale.  Avec  ses  homards 
à  quatorze  francs  la  douzaine,  il  a  bien  leavé  (élevé)  huit  en- 
fants :  deux  filles  et  six  garçons.  Il  y  en  a  qui  sont  sur  la  mer, 
au  commerce,  à  l'État.  Il  ne  sait  pas  très  bien  où,  ni  lesquels. 

L'autre  vieux  n'a  que  cinq  ans  de  plus,  et  en  parait  davan- 
tage. Celui-là  n'observe  pas  tous  les  rites  du  dimanche  :  il  est 
inculte.  Barbe  et  cheveux  mêlés,  en  grise  broussaille,  la  lèvre 
supérieure  hérissée  en  paillasson,  une  longue  lèvre  qui  avance 
et  pend  un  peu  comme  celle  d'un  vieux  singe.  D'énormes  mains 
déformées,  mangées  par  les  panaris,  comme  si  souvent  celles 
des  marins.  Quelque  chose  de  souffrant,  de  lent,  de  refroidi. 
On  dirait  qu'il  n'a  plus  de  sang  ;  ses  yeux  sont  éteints.  Il  cra- 
chote beaucoup,  et  puis  reste  la  bouche  entr'ouverte,  d'un  air 
vague,  fatigué,  montrant  des  restes  de  dents  jaunes.  C'est  lui 
qui  mène  le  bateau.  D'un  mouvement  large,  en  8,  qui  fait  tra- 
vailler tout  son  vieux  corps,  il  pèse  et  haie  sur  la  lourde  rame. 

Il  y  a  un  mois,  ils  ont  retrouvé  en  mer  le  canot  de  Jean- 
Marie  parti  en  dérive.  Alors  il  leur  rend  ce  service  de  rempla- 
cer le  collègue  malade  (tombé  à  la  renverse,  les  reins  sur  le 
liston,  en  pesant  sur  une  drisse  qui  a  cassé)  —  un  jeune,  qui 
travaille  à  part  égale,  bien  que  le  bateau  soit  aux  deux  com- 
pères. «  Ils  ont  plus  assez  de  force  pour  trente  casiers,  —  m'a 
dit  Jean-Marie.  —  Et  puis  si  ça  calmirait  pour  de  bon...  » 

A  six  heures  et  demie,  les  roses  du  matin  évanouies  du  ciel 
et  de  la  mer,  le  bleu  de  tout  le  jour  commençant  à  régner, 
l'eau  n'est  plus  autour  de  nous  que  nacre  ondoyante  et  splen- 
dide.  Le  plus  jeune  a  pris  l'aviron,  et  de  temps  en  temps 
regarde  derrière  lui,  comme  s'il  attendait  quelque  chose.  Tout 
d'un  coup,  il  s'arrête  : 

—  Cette  fois,  ça  y  est!  Vlà  les  vents  qui  tombent. 

Le  vent  qui  se  lève,  dirait  un  terrien.  Là-bas,  entre  nous  et 
la  côte,  on  voit  une  ombre  frémissante,  qui  semble  à  peine  pro- 
gresser :  la  risée,  celle  que  nous  «  espérions  »  par  ici,  où,  libre 
des  écrans  de  la  terre,  le  vent  vient  en  effet  «  tomber.  »  Et 
bientôt,  avant  même  que  la  ligne  sombre  nous  ait  rattrapés, 
une  rumeur  d'eau  s'éveille  autour  de  nous,  le  bateau 
s'émeut,  prend  sa  vitesse;  tout  se  met  à  vivre.  Une  tourelle 
qui,  tout  à  l'heure,  semblait  encore  lointaine,    approche  vite, 


AU    PAYS    BRETON.  5#3 

un  noir  cormoran  perché,  ailes  ouvertes,  à  côté  du  voyant  noir. 
Jean-Marie  quitte  la  godille,  et  s'apprête  à  changer  l'amure. 
Il  amène  la  misaine,  la  décroche,  la  raccroche  de  l'autre  côté 
du  mal,  et  puis,  ayant  craché  dans  ses  mains,  lourdement  sus- 
pendu à  la  drisse,  il  se  met  à  haler,  d'un  effort  pesant,  pro- 
longé, répété,  pour  étarquer  la  voile,  pour  la  hisser  bien  à  pic. 
Puis  il  se  rassied,  et,  méditativement,  suit  des  yeux  la  balise 
qui  s'enfuit. 

—  Celui-là  qu'est  encore  à  faire  sécher  ses  ailes!  dit-il, 
montrant  l'oiseau,  dont  les  grands  bras,  toujours  étendus,  font 
là-bas,  sur  le  ciel,  une  figure  héraldique.  —  Ah!  si  on  aurait 
un  fusil!  Oh  1  on  serait  sûr  de  l'avoir!  S'envoler,  il  pourrait 
pas  sans  venir  sur  nous  :  ils  ne  s'envolent  que  debout  au  vent. 
C'est  bon  à  manger  :  y  a  qu'à  les  écorcher  pour  que  ça  sente 
pas  trop  l'huile...  Quand  j'étais  mousse,  mon  défunt  père  nous 
faisait  des  pâtés  avec  ceux-là,  comme  les  pâtés  d'albatros... 

—  Des  pâtés  d'albatros  ? 

—  C'est  des  oiseaux  qu'on  appelle  comme  ça  dans  les  mers 
du  Sud.  Ça  repose  du  biscuit  et  du  poisson.  Mon  père  a 
navigué  à  l'Etat  par  là-bas,  du  temps  des  voiliers.  Gabier,  qu'il 
était.  Tous  les  vieux  de  la  côte  ont  passé  Magellan,  et  il 
connaissent  les  pâtés  d'albatros,  pas  vrai,  père  Y  von?  (Le 
patron  fait  signe  que  oui).  On  prend  ça  au  atoken  (ligne 
tramante.)  Paraîtrait  qu'on  avait  le  temps  sur  ces  voiliers, 
dans  le  Pacifique.  On  restait  des  semaines  sans  changer 
l'amure,  à  courir  toujours  sur  le  même  bord. 

Magellan,  les  mers  du  Sud,  les  campagnes  de  trois  ans,  de 
l'autre  côlé  de  la  Terre,  j'avais  oublié  qu'on  parle  encore  par 
fois  de  tout  cela,  et  plus  familièrement  que  de  Paris,  sur  la  cale 
du  bourg,  au  pied  de  la  mince  église  qui  voit  la  mer  monter 
dans  les  bois.  Le  monde  de  ces  marins,  qui  firent  leur  service 
«  à  l'Etat,  »  c'est  d'abord  cette  rivière,  le  petit  havre  natal,  avec 
les  fonds  de  pêche  de  leur  côle,  des  Penmarc'h  à  Groix,  dont 
ils  savent  les  basses,  les  feux,  les  alignements;  et  puis  c'est 
aussi  toute  la  vaste  mer,  avec,  çà  et  là,  les  ports,  dont  ils  ont 
vu  monter  les  phares,  après  deux  jours-,  après  quinze  jours, 
après  deux  mois  de  navigation  :  Plymouth  ou  Lisbonne,  Rio  de 
Janeiro  ou  Hong  Kong,  le  Cap  ou  Nouméa.  Je  me  rappelle  une 
chaumière,  dans  un  pli  de  lande,  près  de  Porspoder,  où  l'on 
comparait,  un  soir,  les  agréments  de  Brest  et  ceux  de  Colombo. 


H(»4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Brest,  Colombo,  ce  n'étaient  pas  la  France  et  l'Inde,  c'étaient 
seulement  deux  villes  parmi  toutes  celles  qui  sont  venues  se 
lever  à  l'horizon  monotone  du  marin.  Sur  !  il  y  avait  de  bons 
débits  à  Colombo,  mais  rien  à  comparer  avec  le  Bar  de  t ' Annam 
ou  le  Retour  du  Cap  Horn,  au  bas  de  la  rue  du"  Siam. 

Il  y  a  longtemps  que  je  connais  Jean-Marie,  mon  compa- 
gnon habituel  à  présent,  en  mer.  Je  revois  son  père,  le  vieux 
à  mine  morose  et  dure,  dans  ses  favoris  à  la  mode  des  anciens 
maîtres  de  la  marine,  et  qui  n'ouvrait  la  bouche  que  pour  y 
mettre  sa  chique,  ou  pour  dire  en  crachant,  quand  les  embruns 
nous  fouettaient  la  figure,  au  plus  près,  du  côté  des  Glénans  ; 
«  C'est  toujours  salé.  » 

Le  fils  a  bien  changé.  Il  avait  vingt-deux  ans  quand  j'ai 
commencé  de  «  sortir  »  avec  lui.  Il  rentrait  du  service,  et  s'y 
était  dégourdi.  C'était  un  moderne.  Il  parlait  l'argot  des  villes; 
il  disait  zut,  bouffer,  boire  une  verte.  Il  blaguait  ses  officiers, 
et  même  se  haussait  à  la  politique.  Il  avait  fait  les  Echelles  du 
Levant  avec  l'escadre  de  la  Méditerranée,  et  se  gaussait  des 
marins  du  Midi  :  «  Des  espèces  de  Parisiens  qui  se  nourrissent 
de  cigarettes  et  se  mettent  à  trois  pour  haler  sur  une  drisse 
qu'un  de  nous  autres  hisserait  d'un  seul  bras...  Quand  on  allait 
à  terre  en  permission,  nous  autres,  les  Bretons,  on  n'avait 
jamais  moins  de  dix  francs  dans  la  poche,  et  on  les  dépensait 
dans  la  journée.  Un  bon  déjeuner,  un  bon  diner,  plus  d'une 
heure  à  table,  chaque  fois,  avec  tout  ce  qu'il  faut  :  l'apéritif, 
le  café,  le  cognac.  Mais  ceux-là!  Nous  disions  :  Via  les  Mokos 
qui  va  encore  crever  de  faim  à  terre...  Ah!  on  n'était  pas  col- 
lègue avec  eux!  » 

Le  grave  pays  l'a  repris.  Sa  chair  s'est  réduite,  sa  figure 
s'est  faite  de  cuir,  il  ne  changera  plus;  toute  son  allure  semble 
ralentie,  alourdie.  Quand  il  se  lève  pour  une  manœuvre,  c'est 
.e  geste  gauche  et  lent,  le  fléchissement  lourd  des  jarrets  (dans 
e  pesant  pantalon  rapiécé)  d'un  vieux  marin  qui  chique.  Les 
yeux,  qui  parlaient  facilement,  sont  devenus  vagues,  ne  tradui- 
sant plus  rien  que  patience,  résistance  de  l'àme  ankylosée  dans 
la  monotonie  de  la  vie.  On  ne  le  voit  plus  rire,  et  c'est  rare,  à 
présent,  quand  il  dit  vingt  mots  de  suite,  comme  il  vient  de  le 
faire.  Et  puis  l'antique  sentiment  des  distances  sociales  lui  est 
revenu;  il  parle  avec  cérémonie  des  châtelains  de  la  rivière.  Il 
ne  se  permet  plus  comme  jadis  de  les  désigner  par  leurs  noms 


AU    PAYS    BRETON.  MG;> 

de  famille  tout  court.  Il  a  repris  sa  place  dans  son  ordre  natal. 
Et  on  le  respecte.  Il  a  deux  bateaux,  dont  une  grande  péniche, 
YEspoir-en-Dieu,  pour  faire  le  sablier  en  hiver,  et  il  emploie 
un  homme.  Dur  métier.  Il  faut  trimer  jusqu'aux  Glénans,  à 
douze  milles  en  mer,  y  passer  la  nuit  à  charger  du  sable,  dans 
un  mouillage  qui  n'est  pas  sûr,  et  puis  rentrer  par  temps 
bouché,  le  plus  souvent,  de  novembre  à  la  lin  de  mars,  à 
l'époque  où  les  vents  sont  «  lourds.  »  Et  alors,  remonter  les 
cinq  lieues  de  rivière,  pour  aller  vendre  à  la  ville,  quinze  ou 
dix-huit  francs,  sa  batelée  de  sable.  On  dort  au  fond  du  bateau, 
en  se  relayant. 

—  C'est  vrai,  j'ai  maigri;  mais  je  suis  plus  fort,  tout  de 
même,  et  j'ai  pas  tant  de  mal  à  me  lever  sur  les  bras. 

Voilà  le  rude  et  monotone  labeur  où  l'homme,  seul  sur  la 
mer,  avec  son  compagnon,  toujours  le  même,  prend  l'habitude 
du  silence,  où  la  figure  se  tanne  et  se  fixe  en  un  sérieux  défi- 
nitif, perd  vite  sa  jeunesse,  —  le  front,  les  yeux  se  plissant- 
dans  l'effort  pour  regarder  à  travers  le  soleil  et  la  brume,  la 
peau  se  brûlant  au  sel  des  embruns. 

Il  ne  se  plaint  pas  :  il  est  marié,  il  a  trois  enfants. 

—  Ça  fait  de  la  misère,  trois  enfants,  si  on  ne  travaille  pas. 
J'ai  mes  bras,  et  y  a  toujours  du  sable,  aux  îles.  Et  puis  y  a 
des  pommes  de  terre  dans  le  champ,  et  le  poisson  n'est  pas 
cher,  ici,  —  même  que,  souvent,)'  a  pas  besoin  d'en  acheter. 
En  rentrant  des  Glénans,  je  mets  les  lignes  dehors  :  c'est  vite 
fait  de  ramasser  une  douzaine  de  lieus  ou  de  maquereaux. 

Un  seul  plaisir  :  le  débit.  Il  n'est  pas  facile  d'en  détourner 
l'homme  qui  rentre  transi,  raidi,  après  une  journée  ou  une 
nuit  en  mer,  quand  ça  crachine  ou  que  ça  «  mouille.  »  Six  sous 
d'eau-de-vie  («  de  fantaisie  »),  c'est  assez  pour  rompre  la  mono- 
tonie de  l'existence,  mettre  du  soleil  dans  le  cœur  et  sur  les 
choses.  Mais  il  ne  boit  pas  tous  les  jours.  «  Je  sais  me  réser- 
ver, »  dit-il.  Il  n'est  pas,  non  plus,  de  ces  Bretons  que  saisit» 
après  des  semaines  d'abstinence,  l'irrésistible  besoin  d'une 
bordéd,  et  qu'on  voit  «  saouls  perdus  »  pendant  deux  jours. 
Simplement,  le  dimanche,  après  vêpres,  quelquefois  en  semaine, 
quand  il  rentre  de  la  ville,  avec  l'argent  de  son  sable  en  poche, 
il  va  faire  un  tour  au  débit  avec  les  camarades.  Gravement, 
sans  beaucoup  parler,  on  s'enfile  quelque  chose  de  raide,  et  qui 
vous  cale.  On  s'essuie  la  bouche  d'un  revers  de  main,  en  l'ai- 


3t.')C  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sant  claquer  sa  langue.  On  paie  sa  tournée,  et  l'on  se  sent  un 
homme  avec  des  hommes. 

A  présent,  la  bouée  de  la  Voleuse  passée,  nous  allons  cher- 
cher, du  côté  de  l'ile  aux  Moulons,  des  fonds  où  le  maquereau 
donne.  Jean-Marie  se  lève  : 

—  Allons,  faut  parer  les  ligues,  j'ai  des  juliennes  fraîches. 

D'un  panier  plein  de  goémons,  il  extrait  une  anguille  vi- 
vante, l'empoigne  par  la  queue  et,  atonie  volée,  lui  frappe  la 
tète  sur  l'avant.  «  Ah!  la  sale  bête!  Ceux-là  qui  sont  durs  à 
tuer!  »  Puis,  dans  la  fluide  et  toujours  ondulante  queue,  il 
découpe  des  languettes  qu'il  accroche  aux  grands  hameçons 
d'acier.  Alors  on  file  les  lignes.  Les  lourds  chapelets  de  plomb 
tombent,  entraînant  la  boette,  dont  la  blancheur,  en  se  dégra- 
dant jusqu'à  s'effacer,  nous  révèle  le  mystérieux  dessous  de  la 
mer...  Peu  à  peu,  la  corde  se  tend  obliquement  sous  l'effort  du 
bateau.  Il  faut  de  l'habitude,  à  travers  cette  masse  de  plomb, 
dont  la  résistance  fait  continuellement  vibrer  toute  la  longue 
ligne,  et  nous  scie  les  doigts,  pour  sentir  les  touches  du 
poisson.  Mais  on  en  prend,  et  beaucoup  :  des  maquereaux  qui 
viennent  apparaître,  quand,  vite,  on  ramène  le  filin,  en  bou- 
geantes taches  vagues,  et  tout  de  suite  se  réalisent,  se  révèlent 
d'argent  vivant,  tombent  d'un  coup  mat  sur  le  plancher,  où 
commence  leur  danse  d'agonie,  avec  des  arrêts,  des  spasmes, 
des  sursauts,  de  longs  bâillements  dans  l'air  mortel.  Ils  sont 
si  beaux!  Quelle  décision  et  quelle  fluidité  des  lignes!  Us  ne 
diffèrent  que  par  la  taille.  En  chacun  le  type  éternel  de  l'espèce 
s'atteste  dans  son  énergique  et  précJse  pureté.  Us  brillent  de 
tous  les  orients  de  la  mer,  de  toutes  ses  radieuses  et  chan- 
geantes nuances,  par  un  calme  crépuscule,  quand  le  soleil  a 
disparu,  et  que  l'étendue  placide,  sous  un  ciel  encore  doré,  n'est 
que  miroitante  clarté,  lisse  blancheur  où  passent  des  lueurs  de 
bleu  et  de  vert,  de  fugitifs  ondoiements  de  feu  rose.  Lente  est 
leur  agonie.  Us  sont  inertes;  depuis  un  quart  d'heure  on  les 
croit  bien  morts,  quand,  soudain,  convulsés  en  demi-cercle, 
battant  le  plancher,  ils  recommencent  à  bondir,  et  puis  retom- 
bent impuissants,  se  remettent  à  béer,  traversés  d'ondes,  enfin 
d'un  suprême  et  long  frémissement.  On  regarde  cette  vie  étrange 
s'épuiser.  On  songe  qu'à  travers  toutes  les  distances  des  espèces, 
des  classes  zoologiques,  elle  s'apparente  à  la  nôtre,  que  c'est 
toujours  la  vie,  l'immortelle  énergie  qui,  depuis  le  commence- 


AU    PAYS    BRETON.  5Gl 

ment  des  âges,  circule  à  travers  la  matière,  suscitanten  myriades 
de  formes  les  individus  périssables.  On  s'étonne  de  contempler  de 
si  près  le  débat  contre  la  mort  de  ces  vivants  si  lointains,  qui 
ne  communiquent  pas  avec  nous.  Tout  à  l'heure  invisibles  dans 
l'invisible  profondeur  que  rien  ne  révèle  (la  mer  ne  paraissant 
que  surface,  pure  étendue  de  bleu),  ils  étaient  pour  nous 
comme  s'ils  n'étaient  pas.  Et  les  voici  brusquement  apparus 
dans  notre  élément,  qui  meurent  sous  les  yeux  des  hommes... 

A  dix  heures,  avec  les  couteaux  qui  servent  à  ouvrir  les 
poissons  comme  à  ouvrir  les  panaris,  on  taille  dans  un  quignon 
de  pain  ;  on  puise  du  beurre  salé  dans  un  pot,  et  l'on  mange 
les  tartines  avec  des  oignons  crus.  J'ai  beaucoup  de  mal  à  faire 
accepter  un  peu  de  ma  propre  «  boette  »  (nourriture),  et  seu- 
lement quand  ils  se  sont  persuadés  que  j'ai  fini  mon  repas* 
Cependant  on  pèche  toujours,  en  tirant  des  bords  sur  les  basses., 

A  deux  heures,  les  vents  mollissant,  c'est  fini.  Autre  pêche, 
au  mouillage,  cette  fois,  sur  fond  de  roche.  On  enlève  le  cou- 
vercle d'une  casserole  :  grouillement  de  petits  crabes  verts  là- 
dedans.  On  en  prend,  on  arrache  une  à  une  leurs  tendres  pattes. 
Restent  de  lamentables  corps  dont  on  voit  remuer  tous  les  moi- 
gnons, —  longtemps,  parfois,  jusqu'à  ce  que  vienne  pour  chacun, 
au  cours  de  la  pèche,  son  tour  d'être  coupé  en  quatre.  Pauvres 
crabes!  — de  l'espèce  que  nous  avons  tourmentés  sur  les  plages, 
si  courageux  alors,  si  intelligents,  si  prompts  à  nous  faire  face, 
bras  étendus,  pinces  ouvertes,  à  suivre  nos  gestes  humains,  à 
s'y  accorder  pour  s'en  défendre.  Je  risque  cette  remarque  : 

—  Si  on  nous  faisait  ça,  à  nous  autres  :  nous  arracher  les 
membres  un  à  un,  et  puis  nous  tailler  en  morceaux  pour  nous 
pendre  à  des  crochets  ? 

On  rit,  et  on  approuve  de  la  tète. 

—  Sur!  Vaut  mieux  être  des  hommes.  Vaut  mieux  ne  pas 
servir  pour  de  la  boette. 

Et  l'on  continue  cruellement,  innocemment,  de  démembrer 
ces  pauvres  vivants.  Ça  s'est  toujours  fait,  ça  fait  partie  de 
l'ordre  des  choses. 

Pourtant  Jean-Marie  ajoute  : 

—  Us  ont  pas  le  Paradis,  eux,  pour  se  consoler. 
Le  triste  Kervien  hoche  la  tête  : 

—  Le  Paradis  ?  C'est  plus  pour  nous,  ça... 

Sombre  parole,  que  je  ne  parviens  pas  à  lui  faire  expliquer. 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lestée  d'un  galet  (on  ne  va  pas  risquer  de  perdre  un  plomb) 
la  ligne  descend  à  un  pied  du  fond,  et  tacots  et  pironneaux 
mordent  vite.  A  chaque  instant,  l'un  de  nous  rentre  son  filin,  le 
faisant  courir  vite  d'une  main  à  l'autre,  et  puis  s'arrête  court, 
attentif.  Alors,  s'il  se  remet  à  haler,  on  est  sûr  de  voir  un  beau 
tacot  doré  tomber  et  battre  le  fond  du  bateau.  11  y  en  a  déjà 
plus  de  vingt  qui  dansent  ensemble  leur  danse  de  mort,  qui 
n'est  pas  celle  des  maquereaux.  Leurs  yeux,  par  le  changement 
de  pression,  s'exorbitent,  et  puis  se  soufflent  de  plus  en  plus, 
comme  des  bulles  de  savon  :  ils  montent  d'un  fond  de  trente 
mètres.  Souvent  il  a  fallu  leur  déchirer  à  moitié  la  tête  pour 
en  arracher  un  hameçon  dont  l'amorce  est  un  morceau  pan- 
telant de  bête.  Il  y  a  du  sang  sur  les  bancs,  et  de  la  cale  monte 
l'ancienne  odeur  du  poisson  pourri.  En  somme,  c'est  horrible, 
cette  pêche.  Ce  bateau  qui  doit  sembler  dormir  si  doucement 
sur  les  eaux  radieuses  y  promène  le  carnage  et  la  torture. 

Ainsi  passent  les  heures.  Toujours  le  même  ciel,  le  même 
abîme  d'azur  pâle,  vaguement  rosé  dans  le  Sud,  par-dessus  les 
si  vagues,  légers  miroitements  qui  sont  tout  ce  qu'on  voit  de  la 
mer  aux  lointains  du  large.  Le  vent  a  continué  de  mollir  :  à 
trois  heures  et  demie,  c'est  le  calme,  —  inattendu,  bien  inquié- 
tant, à  ce  moment  de  la  journée.  Nous  ne  serons  chez  nous  qu'à 
la  nuit,  si  la  brise  ne  revient  pas.  Nous  sommes  loin,  à 
six  milles,  au  moins,  et  le  bateau  est  lourd. 

On  taille  encore  dans  le  quignon  de  pain,  on  fait  un  peu  de 
propreté,  et  l'on  se  met  résolument  à  la  nage.  Trois  avirons, 
le  troisième  à  l'arrière,  tenu  par  Kervien.  D'autres  heures  pas- 
sent. Trop  de  bleu,  trop  de  lumière  ;  le  soleil  brûle,  sa  flamme 
emplitl'espace,  et  l'étendue  n'est  que  miroir,  —  un  peu  de  houle, 
toujours,  soulevant  l'inerte  surface  rayonnante.  Un  mirage 
s'est  établi  du  côté  des  Glénans,  qu'on  ne  reconnaît  plus  :  des 
tours,  de  blanches  mosquées  viennent  d'y  surgir,  et  puis,  sur 
les  bords,  des  forêts,  en  franges  sombres,  qu'un  vent  illusoire 
fait  trembler.  Les  roches  se  suspendent.  Deux  bateaux  flottent 
par  là,  ailes  pendantes,  dans  une  sorte  de  buée  blanche,  comme 
des  mouches  prises  dans  une  glu  lumineuse.  Les  miroitements 
du  large  paraisssent  de  plus  en  plus  lointains,  l'horizon  étran- 
gement reculé.  On  dirait  l'Océan  d'une  planète  plus  grande 
que  la  nôtre,  de  courbure  plus  ample.  On  nage  toujours,  sans 


rAV    PAYS    BRETON.  5C>9 

dire  un  mot.  Kervien  est  aile'  se  coucher  à  l'avant,  sur  le  plan- 
cher dont  les  saillies  doivent  être  dures  à  de  vieux  os. 

Ainsi,  patiemment,  jusqu'au  baisser  du  soleil.  Alors  les  vents 
reviennent,  tout  à  fait  descendus,  comme  Jean-Marie  l'avait 
bien  dit  :  une  légère  brise  du  Sud.  Et  c'est  fini  de  la  misère. 
La  voile  grande  ouverte,  tendue  avec  une  gaffe,  on  n'a  plus  qu'à 
se  laisser  porter  vers  la  petite  chose  pâle  que  l'on  ne  distin- 
guerait pas  si  l'on  ne  savait  qu'elle  est  là,  dans  le  ruban  bleuté 
de  la  côte  :  le  grand  phare,  à  l'invisible  entrée  de  la  rivière. 
Lentement  le  soleil  descend, et  sous  des  rayons  de  plus  en  plus 
obliques,  la  mer,  de  minute  en  minute,  se  glace  d'un  lustre 
plus  intense  et  plus  doux.  Sans  s'obscurcir,  sans  même  s'em- 
pourprer, tant  la  base  du  ciel  est  lucide,  le  grand  disque  pal- 
pitant vient  toucher  l'horizon  :  une  terre  lointaine  du  pays  de 
Penmarc'h,  dont  le  profil  commence  à  l'entamer.  Et  peu  à 
peu  ce  noir  écran  grandit,  l'occulte,  jusqu'au  dernier  segment 
qui,  si  vite,  se  dérobe,  jusqu'à  la  suprême  pointe  de  feu  qui 
palpite,  verdit,  et  n'est  plus. 

Imagination  ou  perception  véritable  ?  Soudain,  en  ces 
ultimes  secondes,  il  semble  que  l'on  voie  monter  en  tournant 
le  plan  de  l'étendue.  On  croit  percevoir  la  lente  rotation  de 
la  chose  énorme  qui  nous  porte  sans  nous  connaître,  et  nous 
entraine  en  silence  dans  l'espace. 

Alors  le  ciel  est  vide,  et  l'on  dirait  que  la  lumière  n'est 
plus  que  dans  les  eaux.  C'est  d'elle,  à  présent,  que  vient  tonte 
clarté,  comme  si,  des  profondeurs,  remontaient  les  rayons  qu'elle 
a  bus  pendant  la  journée.  Et  peu  à  peu  tout  s'apaise,  tout  se 
solennise  et  se  simplifie.  L'horizon  s'est  effacé,  comme  fondu. 
Nous  flottons,  le  rude  bateau,  et  tout  ce  qu'il  porte  de  misère 
et  de  mort,  flotte  dans  une  sorte  de  vide  éthéré,  une  sphère 
bleuâtre  où,  par  en  bas,  un  mystérieux  élément,  tout  de  reflets 
et  de  clartés,  serait  en  train  de  se  rassembler.  Dans  ce  miroir 
vaguement  suspendu,  une  lame  d'or  s'allonge  encore,  du  côté 
où  le  soleil  s'est  évanoui,  et  longtemps  elle  s'y  attarde  Mais  à 
l'orient,  on  voit  la  nuit  monter  et  envahir  le  monde.  L'étendue, 
par  là-bas,  se  perd  dans  une  ombre  limpide  et  d'un  bleu  pour- 
tant presque  noir,  où  passent,  se  suivent,  à  d'inappréciables 
distances,  de  pâles  luisants  d'eau,  des  plis  clairs,  en  longues 
lignes  lisses,  imperceptiblement  tremblantes,  comme  frôlées 
par  un  invisible  archet.; 


T>70  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Nous  ne  sommes  pas  à  deux  milles  de  la  terre,  quand  nous 
croisons  une  flottille  de  noirs  bateaux  de  pêche  qui  reviennent, 
grand  largue,  de  l'Est.  Des  sardiniers.  Nous  passons  au  milieu 
d'eux,  on  se  regarde,  mais  on  ne  se  hèle  pas:  on  n'est  pas  du 
même  pays.  L'immobilité  des  figures  qui  nous  observent, 
le  silence  de  cette  rencontre  ont  quelque  chose  de  farouche.  A 
l'arrière,  tous  portent  le  grand  D  qui  signale  les  bateaux  du 
quartier  de  Doua,rnenez.  Quelques  noms  se  laissent  lire  : 
Dan/on,  Esclave  du  Riche,  Le  Berceau  des  Esclaves,  Misère  :  la 
propagande  révolutionnaire  travaille  depuis  quelque  temps  tous 
les  grands  ports  de  pêche.  Mais  je  vois  aussi  YEloile-de-la-Mer, 
le  Marie-Dieu-te-protège !  le  Saint-Michel,  le  Marche-avec-Diea. 
J'avais  oublié.  C'est  la  vieille  querelle  française,  notre  grande 
affaire  métaphysique,  qui  vient  passer  dans  le  crépuscule,  sur  le 
calme  infini  de  la  mer.  Ils  s'éloignent;  ils  ne  sont  plus  qu'un 
petit  essaim  qui  ne  semble  pas  bouger,  qui  s'endort  dans  le 
silence  du  monde. 

Le  soleil  est  couché  depuis  un  quart  d'heure,  quand  on  voit 
que  les  phares  sont  allumés  sur  les  îles  et  sur  la  côte  :  pâles 
pointes  de  lumière  qui  frémissent  comme  une  aile  de  mous- 
tique dans  l'espace  encore  clair.  A  cet  instant,  l'aspect  de  la  mer 
change  toujours.  C'est  comme  un  frisson,  comme  une  brusque 
tristesse  qui  la  traverse.  Soudain,  elle  a  semblé  plus  solitaire 
et  plus  vaste  sous  les  froides  et  dernières  ardeurs  de  l'espace. 

Mais  on  y  voit  encore  quand,  appuyés  par  le  courant,  nous 
entrons  «  en  rivière  ».  Bientôt  la  campagne  familière  se  reforme 
autour  de  nous  ;  les  bois  nous  prennent,  nous  enveloppent, 
frangeant  de  noir  la  profondeur  pâlissante  ;  leur  profonde  sen- 
teur nous  arrive.  Et  puis  voici  le  petit  havre,  les  chênes  sus- 
pendus sur  leur  reflet,  les  grands  châtaigniers  où  s'appuient 
les  agrès,  — et  la  cale,  et  la  chapelle,  et  les  humbles  maisons 
d'où  montent  des  fumées  bleues. 

Sensation  de  bon  refuge,  d'intimité  retrouvée.  Les  hommes 
l'éprouvent-ils?  Le  vieux  Kervien  dit  simplement,  avec  son 
pauvre  sourire  : 

—  Voilà  chez  nous...  Manger  la  soupe...  Tranquille,  main- 
tenant, jusque  demain  matin  quatre  heures. 

André  Ghevrillon. 
(A  suivre.) 


SOUVENIRS 

DE  LA  BATAILLE  DARIUS 

(Octobre  1914) 


La  bataille  d'Arras  d'octobre  1914. 

Il  n'est  peut-être  pas  dans  le  cours  de  cette  guerre  de  plus 
de  quatre  années  une  bataille  d'armée  qui  se  soit  passée  en 
pleine  France  et  dont  on  ait  moins  parlé,  sur  le  développement 
de  laquelle  le  haut  commandement  lui-même  ait  été  pendant 
quelques  jours  moins  renseigné,  et  dont  plus  lard  l'histoire 
sera,  faute  de  documents,  plus  difficile  à  faire. 

Cela  tient  aux  circonstances  particulièrement  critiques  où 
elle  s'est  improvisée. 

Imaginez  une  bataille  qui  s'engage  au  moment  même  où 
les  organes  du  commandement  de  l'armée  intéressée  (Etat- 
major,  artillerie,  aviation,  service  télégraphique,  etc..)  sont  à 
peine  existants  dans  la  main  du  chef  d'Elat-major,  où  ils 
arrivent  peu  à  peu,  les  uns  après  les  autres,  de  tous  les  points 
du  front  et  de  l'arrière,  accourant  dans  la  plus  grande  hâte,  ne 
connaissant  qu'un  nom  pour  se  renseigner,  se  diriger,  et  se 
grouper  quelque  part,  on  ne  sait  exactement  où,  mais  sûre- 
ment à  la  bataille  : 

—  Le  général  de  Maud'huy?... 

Imaginez  une  situation  décisive  :  la  fin  de  la  bataille  de 
l'Aisne;  les  armées  ennemies  accrochées  au  sol  devant  notre 
front  des  Vosges  à  la  Somme,  armées  que  nous  croyions  avoir 
enfin  prises  a  la  gorge  et  qu'il  semblait  que  nous  n'avions  pins 
qu'à  tourner  vers  Bapaume  par  leur  ailé  droite. 


572  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Remarquez  bien  qu'il  ne  s'agissait  pas  à  ce  moment-là  de 
«  la  course  à  la  mer,  »  de  la  marche  vers  le  Nord.  Au  contraire  1 
Pas  une  minute  à  perdre  :  En  avant  vers  l'Est!  Débordez  le. 
liane  ennemi  en  débouchant  d'Arras  et  de  Lens  sur  Bapaume  et 
Cambrai!  En  avant!...  et  la  bataille  de  l'Aisne  devenait  une 
seconde  victoire  de  la  Marne.  L'ennemi  battait  en  retraite  sur 
les  Ardennes  et  la  Meuse.  Le  sol  de  la  Patrie  était  libéré.  La 
France  était  victorieuse. 

.  L'espoir  était  immense;  mais  il  fallait  aller  vite,  plus  vite 
que  l'ennemi. 

Alors  tant  pis  pour  les  liaisons  inexistantes,  tant  pis  pour 
les  bureaux  et  les  services  en  retard,  tant  pis  pour  les  Etats- 
majors  incomplets,  tant  pis  pour  tout  ce  qui  n'était  pas  là 
effectivement  présent,  à  pied  d'oeuvre  en  Artois  et  capable  de 
marcher  et  de  se  battre  ! 

D'une  part,  un  général  et  un  chef  d'Etat-major  sans  organes 
de  commandement  mais  enthousiastes.  D'autre  part,  des  troupes 
déjà  décimées  mais  résolues.  Enfin,  pas  de  machines  à  écrire, 
pas  de  téléphones.  Des  ordres  verbaux  ou  griffonnés  sur  des 
bouts  de  papier  ou  des  carnets  à  polycopier.  Gela  suffit  :  En 
avant!  On  fera  les  comptes-rendus  plus  tard... 

Imaginez  alors  qu'il  est  arrivé  le  contraire  de  ce  qu'on 
attendait,  et  qu'à  peine  avions-nous  ébauché  notre  mouvement 
en  avant,  au  lieu  de  tourner  l'ennemi,  nous  avons  failli  l'être 
par  lui  ;  qu'au  lieu  d'attaquer,  c'est  nous  qui  avons  été 
contraints  de  nous  défendre  devant  un  adversaire  supérieur 
en  nombre;  si  bien  qu'à  un  instant  critique, — le  5  octobre, — 
surgissait  pour  nous  sur  les  tours  d'Arras  le  spectre  de  Sedan. 

Imaginez  enfin  qu'à  ce  même  moment,  l'ennemi  se  trouvait 
lui-même  épuisé  par  ses  propres  efforts  et  par  notre  extraordi- 
naire résistance;  et  que  le  général  Focli  arrivait  à  nous  avec 
son  âme  ardente,  des  munitions  et  des  réserves. 

Il  était  temps.  Sinon  l'armée  de  Maud'huy,  coupée  de 
l'armée  de  Gastelnau,  battait  en  retraite  vers  Calais?...  vers 
Abbeville  ?...  vers?...  et  la  gauche  de  la  deuxième  armée  se 
repliait  sur  la  Somme  où  l'on  arrêtait  d'ailleurs  à  ce  moment 
les  premiers  trains  amenant  l'armée  britannique  relevée  devant 
Soissons. 

Alors?  La  France  aurait  été  coupée  de  l'Angleterre,  —  les 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aRRAS.  573 

sous-marins  allemands  auraient  eu  leurs  ports  au  cœur  do  la 
Manche...  Aurions-nous  tenu  quatre  ans? 

Ainsi,  pendant  ces  premiers  jours  d'octobre  1914,  au  milieu 
de  difficultés  sans  nombre,  avec  une  foi,  une  initiative,  une 
énergie  inlassables,  presque  sans  étals-majors  et  sans  services, 
mais  dirigeant  quand  même  des  corps  d'armée  et  des  divisions 
admirables,  le  général  de  Maud'huy,  activement  secondé  par 
son  chef  d'état-major,  le  lieutenant-colonel  des  Vallières,  a  su 
contribuer  pour  une  grande  part  à  la  victoire  immense 
d'aujourd'hui. 

I.    —    LA    FORMATION    DE    LA     «    SUBDIVISION    D'ARMÉE    DE    MADD'bUY   » 

(29-30    SEPTEMBRE    —    1er   OCTOBRE    1914) 

Après  quinze  jours  d'attente,  dans  la  nuit  du  29  au 
30  septembre  1914,  à  minuit,  je  recevais  l'ordre  de  me  mettre 
à  la  disposition  du  général  de  Maud'huy  d'urgence  à  Clermont 
(sur  Oise). 

Le  lendemain  matin,  je  rencontrais  le  capitaine  R...  qui  me 
dit  venir  du  G.  Q.  G.,  et  rejoindre  en  auto  avec  le  lieute- 
nant-colonel D...,  le  général  de  Maud'huy,  non  pas  à  Clermonl- 
sur-Oise,  mais  à  Breteuil. 

J'obtins  immédiatement  du  Gouverneur  militaire  de  Paris, 
un  auto,  et  à  17  heures,  laissant  mes  chevaux  et  mon  ordon- 
nance à  la  traîne,  avec  l'espoir  qu'ils  se  débrouilleraient,  je 
roulais  sur  la  route  de  Breteuil,  où,  à  vingt  heures,  je  trouvais 
le  général  de  Maud'huy,  le  lieutenaut-colonel  des  Vallières,  chef 
d'Etat-major,  et  cinq  ou  six  officiers,  à  table  dans  une  auberge, 
au  moment  où  le  diner  prenait  fin. 

C'était  là,  à  peu  près  en  entier,  l'Etat-major,  premier 
échelon  de  la  future  armée,  tel  qu'il  allait  constituer  le  poste 
de  Commandement  du  général  de  Maud'huy  pendant  les  pre- 
mières journées  de  la  tragique  bataille  que  nous  allions  vivre 
ensemble. 

—  Ahl  un  chasseur  à  pied! 

Et  tout  de  suite  je  me  sentis  conquis  par  l'accueil  que  me 
firent  le  général  de  Maud'huy  et  le  lieutenant-colonel  des  Val- 
lières. 

Ce  soir-là  ils  rayonnaient  de  joie  et  d'espoir.  Le  lieutenant- 
colonel  des  Vallières  était  étincclant  d'esprit  ;  on  le  sentait  vivre 


574  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

intensément,  laissant  s'épanouir  en  lui  au  plus  haut  point  en 
cet  instant  extraordinaire  ses  remarquables  facultés  d'intelli- 
gence, de  cœur  et  de  savoir;  on  le  sentait  sur  de  la  victoire» 
maître  de  l'heure  et  vibrant  de  toute  son  âme. 

Assis  en  face  de  lui,  le  général  de  Maud'huy  achevait,  en 
souriant,  de  fumer  sa  pipe  légendaire.  Il  parlait  peu,  mais  une 
flamme  brûlait  dans  ses  yeux  mobiles  qui  cherchaient  toujours 
d'autres  yeux  de  soldats  à  fixer,  à  fouiller,  à  pénétrer,  à  prendre. 
Les  poings  fermés,  le  geste  bref,  la  voix  ferme,  il  semblait 
vivre  intérieurement  un  songe  héroïque,  réaliser  enfin  la 
secrète  aspiration  de  toute  sa  vie  :  conduire  à  la  Revanche  une 
armée  française  contre  l'ennemi  détesté  qui,  depuis  quarante- 
quatre  ans,  souillait  sa  ville  natale,  sa  ville  chérie,  le  rêve  de 
ses  rêves  :  Metz! 

En  se  levant  de  table  le  lieutenant-colonel  des  Vallières  me 
désigna  pour  rester  le  lendemain  à  Breteuil  en  liaison  auprès 
du  général  de  Castelnau,  commandant  la  deuxième  armée,  dont 
dépendait  provisoirement  la  subdivision  d'armée  du  général  de 
Maud'huy. 

La  nuit,  je  ne  dormis  presque  pas.  Le  canon  grondait  vers 
Lassigny  et  Bapaume.  La  fenêtre  ouverte  sur  les  étoiles, 
j'écoutais. 

Le  lendemain  matin  1er  octobre  je  me  présentais  au  général 
de  Castelnau  :  simple  et  grave,  gardant  sur  le  visage  pâle  une 
expression  de  douleur  contenue  et  d'énergie  indomptable,  il 
écoutait,  silencieux,  calme... 

Le  général  Anthoine,  son  chef  d'Etat-major,  me  confia  à 
l'un  de  ses  officiers  qui  me  mit  au  courant  de  la  situation 
générale  : 

1°  Au  Nord  de  la  Somme  la  2e  armée,  couverte  à  sa  gauche 
par  le  groupe  des  divisions  territoriales  du  général  Bru  gère 
(qui  dépendait  directement  du  G.  Q.  G.),  devait  poursuivre  son 
offensive  avec  les  20e  et  11e  corps.  But  :  envelopper  l'aile  droite 
ennemie. 

2°  Au  Sud  de  la  Somme,  la  2e  armée  devait  se  borner  avec 
les  autres  corps  d'Armée  ;13",  4e,  14e)  à  maintenir  à  tout  prix 
la  situation  acquise. 

3°  —  En  réserve  d'armée,  rien... 


SOUVENTRS    DE    LA    BATAILLE    d'aRRAS.  515 

Toules  les  disponibilités  (10e  corps  d'armée)  étaient  données 
au  général  de  Maud'huy,  qui  disposait  à  partir  du  1er  octobre, 
0  heure,  d'une  «  Subdivision  de  la  2e  armée  »  ainsi  composée  : 
Le  10e  corps  d'armée  (en  marche  vers  le  Nord  de  Querrieux 
sur  Acheux,  19e  et  20'  divisions).  Le  corps  de  cavalerie  Gonneau 
déjà  engagé  en  couverture  sur  le  Gojeul  au  Sud-Est  d'Arras  face 
à  Cambrai  (lre,  3e,  5e  et  10e  divisions  de  cavalerie),  renforcé 
par  un  soutien  de  deux  bataillons  du  70e  régiment  d'infan- 
terie du  40e  corps  d'armée,  débarqué  en  auto  le  30  à  midi  à 
la  sortie  Est  d'Arras  sur  la  route  de  Cambrai.  Deux  divisions 
d'infanterie  en  cours  de  débarquement  et  qui  devaient  former 
un  corps  provisoire  sous  les  ordres  du  général  d'Urbal  :  la 
division  Fayolle  à  Lens,  et  la  division  Barbot  à  Arras. 

Le  Commandant  de  la  Subdivision  d'Armée  devait  avoir 
pleine  autorité  en  tout  ce  qui  concernait  les  opérations  tacti- 
ques. Pour  toutes  les  autres  questions  (ravitaillement,  évacua- 
tions, services...)  les  trois  grandes  unités  de  la  subdivision 
continuaient  à  relever  directement  de  la  2e  armée. 

Le  général  de  Maud'huy  devait  avoir  son  Quartier  Général 
à  Acheux,  le  1er  octobre  à  40  heures. 

La  mission  dévolue  à  la  subdivision  d'armée,  après  qu'elle 
serait  réunie  dans  la  région  d'Arras,  consistait  à  agir  sur 
l'aile  droite  des  forces  allemandes  qu'  attaquait  de  front  le  reste 
de  la  2e  armée,  aile  droite  qui  paraissait  se  trouver  vers 
Bapaume. 

A  neuf  heures  40,  j'entendais  dire  que  le  corps  de  cavalerie 
qui  tenait  encore  Hamelincourt,  à  la  gauche  des  territoriaux, 
avait  déjà  perdu  Saint-Léger  et  Croisilles-sur-la-Sensée. 

A  neuf  heures  45,  le  colonel  Monroë,  chef  d'Etat-major  du 
corps  d'armée  provisoire,  me  téléphonait  pour  demander  si 
l'on  avait  vu  son  Commandant  de  corps  d'armée,  le  général 
d'Urbal,  pour  le  moment  introuvable. 

A  40  heures  45,  l'aviation  de  l'armée  rendait  compte  qu'à 
9  heures  du  matin  pi  usieurs  colonnes  ennemies,  dont  l'ensemble 
était  évalué  à  un  corps  d'armée,  avaient  été  vues  franchissant, 
en  marchant  vers  le  Nord,  la  route  Bapaume-Cambrai. 

Je  pris  le  téléphone,  et,  non  sans  peine,  j'obtins  vers 
14  heures  une  communication  avec  Acheux,  où  je  passai  ce 
premier  renseignement  à  l'Etat-Major  du  général  de  Maud'huy: 
«  A  9  heures  45,  plusieurs  colonnes  ennemies,  dont  l'ensemble 


516  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

était  évalué  à  un  corps  d'armée,  franchissaient,  en  marchant 
vers  le  Nord,  la  route  Bapaume-Cambrai,  entre  Bapaume 
inclus  (colonne  de  gauche)  et  Morchies  (colonne  de  droite).  » 

Vers  midi,  j'apprenais  que  le  général  d'Urbal  venait  d'ar- 
river et  je  me  présentais  à  lui,  au  moment  où  il  remontait  en 
auto,  direction  Acheux. 

A  14  heures  15,  j'envoyais  par  télégramme  au  général  de 
Maud'huy  un  nouveau  renseignement  :  «  Un  avion  a  recoupé 
à  10  heures  les  colonnes  ennemies  signalées  ce  matin;  il 
résulte  de  cette  reconnaissance  que  la  colonne  de  gauche  a  été 
arrêtée  à  9  heures  (tête  à  Mory,  Nord  de  Bapaume)  et  n'avait 
pas  bougé  de  Là  à  10  heures,  alors  qu'au  contraire  la  colonne  de 
droite,  qui  avait  à  9  heures  sa  tête  à  Demicourt,  avait  con- 
tinué à  marcher  et  avait  à  10  heures  sa  tête  à  Mœavres.  » 

A  15  heures  15,  j'étais  appelé  au  téléphone  de  la  part  de 
l'état-major  d' Acheux  par  le  commandant  G...,  qui  m'exposa 
à  mots  couverts  et  suivant  un  code  conventionnel  les  décisions 
qu'avait  prises  le  général  de  Maud'huy  au  reçu  des  précédents 
renseignements,  ainsi  que  ses  intentions;  et,  à  15  heures  30,  je 
remettais  au  général  de  Castelnau  le  compte  rendu  du  général 
de  Maud'huy. 

Il  disait  en  substance  ceci  :  Le  général  de  Maud'huy  pous- 
sait une  brigade  mixte  (de  la  19e  division  du  10e  corps)  sur 
Moyenne-Ville  en  soutien  de  la  gauche  des  territoriaux  ;  il  avait 
l'intention  de  diriger  deux  autres  brigades  du  10e  corps  et 
l'artillerie  de  corps,  par  une  marche  de  nuit,  sur  Monchy-au- 
Bois,  et  de  placer  la  dernière  brigade  de  ce  corps  d'armée 
en  réserve  à  Sailly-au-Bois.  Il  avait  prescrit  au  corps  provisoire 
de  pousserai  le  soir  la  division  Barbot,  d'Arras  vers  le  Sud-Est 
sur  le  ruisseau  de  Cojeul,  et  de  porter  le  lendemain  matin  la 
division  Fayolle,  de  Lens  vers  le  Sud,  dans  la  région  de 
Monchy-le-Preux  (en  laissant  vers  Douai  le  régiment  et  le 
groupe  qu'elle  y  avait  envoyés).  Il  avait  donné  comme  ins- 
tructions au  corps  de  cavalerie  de  porter  une  division  à 
Douai  en  soutien  des  territoriaux  et  les  trois  autres  divisions 
au  Sud-Est  d'Arras  dans  la   région   de  Wancourt. 

J'assistai  alors  à  une  scène  qui  restera  profondément  gravée 
dans  ma  mémoire  :  il  devait  être  18  heures.  Le  général  de  Cas- 
telnau entra  dans  notre  salle,  suivi  du  général  Anthoine,  qui  le 
conduisit  devant   une  grande  carte  au  1/80  000e  fixé  au  mur. 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    D  ARRAS. 


mn 


Je  vois  encore  cette  carte  :  au-dessous  de  la  situation  de  la 
subdivision  d'armée  telle  qu'elle  résultait  du  renseignement 
précédent,  un  long  trait  au  fusain  marquait  le  front  du  reste 
de  la  2e  armée  et  des  divisions  territoriales,  de  Courcelles-le- 
Oomte  (au  Sud  d'Arras)  à  Ribécourt-sur-Oise.  A  l'Est  de  cette 
ligne  étaient  portées  les  colonnes  ennemies  reconnues  par  les 
avions;  d'après  les  derniers  renseignements,  leurs  gros  parais- 
saient s'être  arrêtés  en  fin  de  marche  dans  la  zone  Mœuvres- 
Lagnicourt-Quéant,  c'est-à-dire  au  centre  du  triangle  Arras- 
Cambrai-Bapaume.  Leurs  avant-postes  tenaient  face  à  Arras  la 
ligne  de  la  Sensée,  d'Ervillers  à  Vis-en-Artois.  Devant  eux,  les 
avant-postes  de  notre  corps  de  cavalerie  et  de  la  division  Barbot 
tenaient  la  ligne  du  Gojeul,  d'Hamelincourt  à  Monchy-le-Preux. 

La  situation  était  incertaine  dans  la  vallée  de  la  Scarpe. 

A  l'Ouest  de  notre  front  étaient  portées  nos  disponibilités  : 
Derrière  la  2e  armée  proprement  dite  (14e,  4e,  13e,  11e  et 
20e  corps  d'armée),  rien.  Derrière  le  groupe  des  divisions  terri- 
toriales du  général  Brugère,  le  10e  corps  encore  disponible 
presque  en  entier  :  20e  division  à  Sailly-au-Bois,  19e  division  à 
Monchy-au-Bois. 

Les  officiers  de  liaison  des  différents  corps  d'armée  venaient 
les  uns  après  les  autres  exposer  au  général  la  situation  de  leur 
grande  unité.  Autant  que  je  puis  me  le  rappeler,  leurs  rap- 
ports étaient  à  peu  près  identiques  et  peuvent  se  résumer 
ainsi  :  «  Nous  avons  été  violemment  attaqués  tout  le  jour  par 
un  ennemi  supérieur  en  nombre.  Nous  n'avons  plus  de  ré- 
serves. Nous  n'avons  plus  de  munitions.  Nos  troupes  épuisées 
ne  tiennent  sur  le  grand  front  où  elles  sont  étirées  à  l'extrême 
que  par  un  miracle  d'énergie.  Nous  demandons  des  renforts.: 
Nous  demandons  des  munitions.  » 

Le  général  de  Castelnau  écoutait,  impassible,  sans 
répondre. 

Le  chef  de  son  premier  bureau  vint  rendre  compte  des 
disponibilités  en  munitions  sur  lesquelles  on  pouvait  compter 
le  lendemain  pour  l'ensemble  de  l'armée.  Je  ne  me  rappelle 
plus  exactement  le  nombre  des  lots  de  munitions  qu'indiqua 
le  commandant  de  B...,  mais  je  me  souviens  que  ce  chilîre  était 
très  faible.  Une  bouchée  de  pain  pour  une  armée  affamée... 

Le  général  Anthoine  prit  alors  la  parole  pour  faire  valoir 
le  danger  que  la  2e  armée  courait  d'être  percée  en  son  centre. 

TOME  LVIII.   —    1920.  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  fit  remarquer  l'incertitude  où  nous  étions  de  la  direction 
qu'allaient  prendre  pendant  la  nuit  ou  au  malin  les  colonnes 
ennemies  arrêtées  à  la  tombée  du  jour  entre  B.tpaume  et  Cam- 
brai. Allaient-elles  se  porter  vers  le  Nord  et  se  heurter  à  la 
subdivision  d'armée  de  Maud'huy?  Allaient-elles  faire  face  à 
l'Ouest  et  enfoncer  les  divisions  territoriales  déjà  fort  épui- 
sées? Allaient-elles  retomber  par  Bapaume  vers  le  Sud-Ouest 
en  liaison  avec  d'autres  forces  qui  pouvaient  surgir  de  la  région 
Péronne  Roye? 

Dans  ce  cas,  la  prudence  n'indiquait-elle  pas  de  retire1" 
immédiatement  le  10e  corps,  en  tout  ou  parlie,  au  général  de 
Maud'huy  et  d'en  ramener  au  moins  une  division  vers  le  Sud 
en  soutien  du  centre  de  l'armée?  N'était-ce  pas  trop  audacieux 
de  laisser  le  général  de  Maud'huy  continuer  à  diriger  celle  nuit 
tout  ce  corps  d'armée  vers  le  Nord  comme  il  venait  de  rendre 
compte  que  c'était  son  intention?  N'était-ce  pas  jouer  trop- 
gros  jeu  que  de  sacrifier  la  sécurité  du  centre  à  la  réussite  d'une 
attaque  enveloppante  ?... 

Nous  écoutions,  silencieux,  anxieux.  Il  semblait  que  le 
sort  de  cette  b  ttaille  allait  se  décider  là,  dans  cette  salle  d'école 
aux  parois  vitrées,  devant  cette  grande  carte  fixée  au  mur,  où 
quelques  traits  de  fusain  prenaient  brusquement  une  signifi- 
cation si  lourde  de  conséquences.  Car,  enlever  le  10e  corps  à  la 
subdivision  d'armée  de  Maud'huy  n'était-ce  pas  abandonner 
toute  action  énergique  ?  n'étail-ce  pas  renoncer  définitivement 
à  donner  à  celte  gigantesque  bataille  de  l'Aisne  la  décision 
victorieuse  que  la  France  attendait?  n'était-ce  pas  subir  de 
nouveau  la  volonté  de  l'ennemi  au  lieu  de  continuer  à  lui  im- 
poser la  nôlre?  N'était-ce  pas  tenir  compte  seulement  de  notre 
propre  épuisement  matériel  et  moral  sans  penser  qu'il  était 
vraisemblable  que  l'ennemi,  en  face  de  nous,  était  dans  le 
même  état? 

«  Un  général  battu  est  un  général  qui  se  croit  battu... 
Vaincre  c'est  oser  et  vouloir.  «C'était  sans  doute  ces  pensées-là 
que  méditait  le  général  de  Castelnau  immobile  devant  la  carte. 

11  nous  regarda  et  dit  enfin  à  son  chef  d'état-major  : 

—  J'approuve  les  intentions  du  général  de  Maud'huy.  Je 
ne  change  rien  aux  ordres  donnés.  Envoyez  la  plus  grande 
partie  des  munitions  disponibles  a  la  subdivision  d'armée. 
Réparlissez  le  reste  entre  les  autres  corps  d'armée. 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    D  ARRAS. 


579 


Puis  il  ajouta  à  voix  basse  : 

—  Et  maintenant,  vous  entendez  bien,  quoi  qu'il  arrive,  ce 
soir,  ;e  ne  veux  plus  recevoir  personne.  Ma  décision  est  prise. 
Laissez- moi  seul... 

Lentement  il  s'éloigna,  rentra  dans  son  bureau  et  ferma 
doucement  la  porte  derrière  lui... 

Le  sort  en  était  jeté.  La  journée  du  lendemain  devait  bien 
être  une  journée  de  victoire!  Hélas!...  pourquoi  des  erreurs 
d'exécution  qui  m'échappent  ont-elles  transformé,  le  lende- 
main, en  u  coup  nul  »  l'attaque  décisive  de  ce  10e  corps  que  le 
général  de  Castelnau  nous  avait  laissé  pour  faire  avec  lui  de 
grandes  choses  en  de  si  angoissantes  circonstances...  ces 
20.000  Bretons,  qui  portaient  cette  nuit-là,  avec  eux,  l'espé- 
rance de  la  France?... 

Et  pourtant  tout  paraissait  bien  préparé  et  bien  prévu  pour 
que  ce  corps  d'armée  tombât  en  masse  et  par  surprise  le  len- 
demain matin  dans  le  flanc  de  l'ennemi.  A  19  heures  30,  en 
effet,  arrivait  à  Breteuil  le  lieutenant-colonel  D...  envoyé  par 
le  général  de  Maud'huy  pour  rendre  compte  en  détail  des 
ordres  qu'il  avait  donnés  pour  le  soir  et  de  ses  intentions 
pour  l'aitaque  du  lendemain  matin  2  octobre.  A  21  heures,  le 
lieutenant-colonel  D...  téléphonait  l'approbation  de  tout  cela 
au  lieutenant-colonel  des  Vallières  à  Adieux;  et,  à  la  même 
heure,  le  général  de  Maud'huy  donnait  à  ses  grandes  unités 
ses  instructions  pour  le  lendemain. 

Son  intention  était  d'attaquer,  le  2  octobre,  l'ennemi  avec 
le  10e  corps  d'armée.  Le  mouvement  devait  tout  d'abord  être 
couvert  du  côté  de  l'Est,  puis  prolongé  par  les  divisions  du 
corps  provisoire.  Le  corps  de  cavalerie  devait  agir  en  échelon 
offensif  à  l'aile  gauche  (Est)  de  la  subdivision  d'armée.  En 
conséquence  : 

Le  gros  du  corps  de  cavalerie  devait  être  réuni  pour  6  heures 
dans  la  région  au  Nord  de  Monchy-le-Preux,  tenant  le  front 
•Guemappe-Boiry-Notre-Dame;  la  10e  division  de  cavalerie 
devait  être  rendue  à  la  même  heure  dans  la  région  Boiry- 
Becquerelles  et  reprendre  le  contact  étroit  de  l'ennemi  sur  le 
front  Ervillers-Saint-Légor-Croisilles.  La  lre  division  de  cava- 
lerie devait  assurer  la  possession  des  ponts  sur  le  canal  de  Vitry- 
en-Artois  inclus  à  Lauches  inclus  et  se  tenir  en  situation  d'ap- 
puyer la  défense  de  Douais 


580  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  i0e  corps  d'armée,  se  couvrant  vers  le  Sud  et  vers  l'Est, 
devait  réunir  son  gros  en  carré  pour  5  heures  30  dans  la  région 
de  Ficheux,  en  situation  de  se  porter  soit  dans  la  direction  de 
Saint-Léger,  soit  dans  celle  d'Ervillers. 

Le  corps  provisoire ,  laissant  momentanément  a  Douai  le 
détachement  qui  y  aurait  été  envoyé,  devait  avoir  :  —  pour 
5  heures  30  :  la  division  Barbot  rassemblée  dans  la  région 
Nord  de  Neuville-Vitasse,  et  tenant  avec  ses  avant-gardes  par 
des  postes  le  front  de  Monchy-le- Preux  à  Hénin-sur-Cojeul; — 
pour  6  heures  :  la  70e  division  (Fayolle)  rassemblée  dans  la 
région  de  Gavrelle,  en  situation  soit  de  poursuivre  son  mouve- 
ment dans  la  direction  du  Sud  vers  Monchy-le-Preux;  soit  de 
s'opposer  à  une  attaque  dirigée  sur  Arras  par  des  troupes 
venant  de  Douai  ou  de  Vitry-en-Artois. 

Aussitôt  en  place,  les  divisions  du  corps  provisoire  devaient 
se  retrancher. 

Ainsi  toute  la  subdivision  d'armée  de  Maud'hny  devait  être 
rassemblée  entre  5  heures  30  et  6  heures,  prête  à  l'attaque.  Ses 
éléments  paraissaient  devoir  être  en  place  au  bon  endroit  le 
lendemain  matin,  face  à  leurs  objectifs  les  plus  probables.il  ne 
devait  plus  rester  alors  qu'à  donaar  une  direction  fixe,  un  ordre 
simple  et  net,  et  l'un  au  moins  de  nos  corps  d'armée  allait 
pouvoir  déboucher  inopinément  et  en  masse  dans  l'un  des 
lianes  de  ce  corps  ennemi,  soit  qu'il  persistât  vers  le  Nord  soit 
qu'il  fit  face  à  l'Ouest. 

Notamment  en  ce  qui  concerne  le  rassemblement  prescrit 
au  10e  corps,  il  faut  remarquer  que  le  général  de  Maud'huy  se 
trouvait  ainsi  jeté  en  pleine  bataille  et  sans  renseignements 
suffisants  et  qu'il  voulait  d'abord  rassembler  ce  corps  d'armée 
en  rassemblement  articulé,  le  tenant  prêt  à  attaquer  là  où  il  le 
voudrait,  suivant  les  progrès  de  la  bataille.  Le  rassemblement 
prescrit  était  donc  un  rassemblement  en  carré  permettant  d'at- 
taquer dans  une  direction  par  divisions  successives,  et  dans 
l'autre  par  divisions  accolées. 

La  situation  restait  en  effet  bien  confuse  vers  Douai  et 
Cambrai  d'où  une  menace  semblait  venir.  Enfin  qu'allait-il  se 
passer  au  centre  du  ret-te  de  la  2e  armée  dégarnie  et  épuisée? 

Ce  n'est  que  tard  dans  la  nuit  que  je  regagnai  ma  petit*5 
chambre.  Un  vieux  qui  avait  l'air  d'un  fou  vint  m'ouvrir  la 
poterne  du   petit  château.   Je   commandai   mon    auto  pour  le 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    DARRAS.  581 

lendemain  matin  au  point  du  jour  direction  Arras...  et,  la 
fenêtre  ouverte  sur  les  mêmes  étoiles,  j'écoutai  le  gronde- 
ment du  canon  qui  depuis  la  veille  semblait  avoir  gagné  étran- 
gement vers  le  Nord. 

Au  loin  vers  Bapaume  des  lueurs  d'incendie  illuminaient  le 
ciel  de  France..* 

II.   —    LA  BATAILLE  DU    2   OCTOBRE 

Un  beau  matin  d'automne  voilé  de  brume.  Un  léger  brouil- 
lard favorable  aux  mouvements  préparatoires  aux  attaques,  et 
qui  devait  rendre  impossible  toute  reconnaissance  d'avion. 

Dès  sept  heures  je  quittai  Breteuil  en  auto,  emportant  les 
derniers  renseignements  sur  la  situation  d'ensemble  de  la 
2e  armée.  Je  longeai  par  la  route  d'Amiens  et  de  Mailly- 
Maillet  le  front  de  cette  immense  bataille  qui  devait  dans  mon 
esprit  s'achever  le  jour  même  par  la  victoire  éclatante  de  la  sub- 
division d'armée  de  Maud'huy. 

En  passant  à  la  Sucrerie,  2  kilomètres  Nord  de  Mailly- 
Maillet,  je  m'arrêtai  un  instant,  entre  9  et  10  heures,  au  poste 
de  commandement  du  général  Brugère.  Celui-ci  avait  porté  la 
veille  sur  Arras  Tune  de  ses  brigades  territoriales,  la  168e,  pour 
y  organiser  «  la  défense  de  la  ville  »  face  à  l'Est  et  au  Sud-Est, 
et  venait  de  donner  l'ordre  à  son  corps  de  spahis  auxiliaires, 
tout  «  en  agissant  pour  son  propre  compte  et  d'une  manière 
indépendante  du  corps  de  cavalerie,  »  de  se  maintenir  à  Hénin- 
Liétard  pour  couvrir  les  débarquements  qui  étaient  en  voie 
d'exécution  à  Lens,  et  de  continuer  h  tenir  le  contact  de  l'en- 
nemi dans  la  direction  de  Douai. 

Ce  n'est  pas  sans  un  peu  d'inquiétude  que  je  voyais  ainsi 
opérer  «  dans  nos  jambes  »  entre  les  troupes  du  général  de  Cas- 
telnau  et  celles  du  général  de  Maud'huy,  et  indépendamment 
de  l'un  et  de  l'autre,  ce  groupe  de  divisions  territoriales  qui  se 
trouvaient  d'ailleurs  attaquées,  tout  simplement  par*  la  Garde 
prussienne  !  C'était  là  une  situation  bien  délicate  et  bien  difficile, 
mais  le  général  Brugère  s'en  tira  de  telle  façon  que  les  divisions 
territoriales  en  surent  imposer  suffisamment  à  la  Garde  de  Prusse 
pour  obliger  celle-ci  h  n'avancer  que  prudemment,  pied  à  pied, 
de  village  en  village,  n'osant  se  porter  a.  un  nouveau  point 
■d'appui  qu'après  avoir  organisé  le  précédent... 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Après  avoir  don  né  et  pris  quelques  renseignements,  je  quit- 
tai le  poste  de  commandement  de  la  Sucrerie,  puis,  par  la 
«  route  de  Rucquoy  »,  à  toute  allure,  je  roulai  vers  Beaurains. 
Depuis  le  malin,  j'entendais  le  canon  qui  grondait  de  plus  en 
plus  fort  vers  Arras,  et  j'avais  hâte  d'y  être.  Il  devait  être  entre 
onze  heures  et  midi  quand  j'arrivai  à  la  sortie  Sud  du  village 
de  Beaurains  sur  la  grande  route  d'Arras  à  Bapaume.  Quelques 
autos  arrêtés  au  bord  de  la  route  face  au  Sud  indiquaient 
seuls  le  poste  de  commandement  de  la  subdivision  d'armée..  Le 
lieutenant-colonel  des  Vallières  assis  dans  sa  limousine  écrivait 
des  ordres.  Le  général  de  Maud'huy,  debout  sur  la  route,  regardait 
et  écoutait  la  bataille.  ïl  la  vivait,  recevant  des  comptes  rendus 
et  interrogeant  les  blessés  qui  se  dirigeaient  en  file  vers  Arras. 

A  la  sortie  sud  du  village,  une  petite  maison  isolée  aux 
contre- vents  verts  servait  de  central  téléphonique.  Une  antenne 
de  T. S. F.  était  dressée  dans  un  champ  au  bord  de  la  route.  Des 
officiers  en  automobile  arrivaient,  repartaient,  portant  des 
ordres  et  des  renseignements. 

Je  fis  au  lieutenant-colonel  des  Vallières  mon  rapport,  et  il 
me  dit  : 

—  Mettez-vous  vite  au  courant  de  la  situation.  Voici  les 
ordres  donnés  et  les  renseignements  reçus. 

Et  tout  de  suite,  au  mouvement  de  la  scène,  au  demi-cercle 
de  canonnade  qui  nous  entourait  (nous  étions  à  4  kilomètres 
des  tirailleurs  ennemis),  aux  modifications  que  les  ordres  que 
je  lisais  avaient  subies,  aux  retards  de  l'exécution,  à  l'absence 
de  tout  renseignement  autre  que  celui  fourni  par  le  combat 
lui-même,  je  compris  que  les  choses  n'allaient  malheureusement 
pas  tourner  comme  nous  l'avions  prévu  et  qu'en  tout  cas,  au 
lieu  de  «  subir  notre  volonté,  »  c'était  l'ennemi  qui  commen- 
çait déjà  à  nous  imposer  la  sienne... 

D'abord  je  constatai  que  dès  quatre  heures  du  matin,  à  la 
suite  de  renseignements  reçus  dans  la  nuit,  lui  apprenant  que 
les  Allemands  n'étaient  pas  aussi  avancés  qu'il  le  croyait,  le 
général  de  Maud'huy  avait  modifié  son  ordre  de  la  veille  au 
sujet  du  rassemblement  du  10e  corps  d'armée  qu'il  avait  reporté 
plus  au  Sud,  de  Ficheux  à  Mercatel  et  lui  avait  précisé  une 
direction  d'attaque  :  Mory-Beugnatre,  face  au  Sud-Est. 

Le  général  de  Maud'huy  craignait  en  attaquant  trop  vers  le 
Nord  de  gêner  ses  propres  troupes  marchant   d'Arras  vers   le 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    o'aRRÀS.  583 

Sud;  enfin  il  voulait  soulager  le  plus  vite  possible  les  territo- 
riaux qu'il  sentait  faiblir. 

Cet  ordre  était  daté  du  Quartier  général  d'Acheux,  2  octobre 
4  heures,  et  fut  porté  au  10e  corps  d'armée,  dès  l'aube,  par  un 
officier  de  liaison  parti  d'Acheux  à  4  heures  30.  (Je  crois  que 
l'orientation  «  unique  »  vers  le  Sud-Est  qui  paraissait  donnée 
par  cet  ordre  au  10e  corps  d'armée  fut  l'origine  des  erreurs  et 
des  malentendus  qui  surgirent  et  persistèrent  dans  cette  journée 
tragique,  lorsque  le  général  de  Maud'huy  orienté  par  le  combat 
voulut  engager  le  10e  corps  d'armée  non  plus  vers  le  Sud-Est, 
mais  vers  le  Nord-Est). 

Le  10e  corps  d'armée  chargé  d'attaquer  dans  la  direction 
générale  Mory-Beugnatre  avait  comme  premiers  objectifs  : 
Ervillers  et  Saint-Léger.  Il  devait  faire  son  effort  principal  vers 
sa  gauche  sur  Saint-Léger.  Une  brigade  de  réserve  générale  à 
la  disposition  du  général  de  Maud'huy  devait  être  à  Ficheux 
pour  8  heures. 

Le  10e  corps  d'armée  devait  rendre  compte  quand  il  serait 
réuni  dans  la  région  de  Mercatel  et  disposé  face  à  ses 
objectifs.  //  ne  devait  en  tout  cas  se  porter  à  l'attaque  que  sur 
l'ordre  du  général  de  Maud'huy ,  mais  il  pouvait  sans  autre  ordre 
porter  ses  éléments  avancés  sur  les  hauteurs  101  (Sud  de 
Boyelles). 

Or, [dans  l'esprit  du  général  de  Maud'huy,  cet  ordre  n'impli- 
quait point  une  décision  définitive  et  exclusive  en  ce  qui  con- 
cernait le  choix  de  la  direction  de  l'attaque  principale.  Au  con- 
traire le  général  de  Maud'huy  ne  sachant  en  réalité  pas  encore 
exactement  dans  quelle  direction  définitive  il  lancerait  l'attaque 
principale,  avait  fait  seulement,  en  somme,  rassembler  le 
10e  corps  face  au  Sud-Est,  jnais  lui  prescrivait  nettement  de  ne 
pas  déclencher  sa  grosse  attaque  sans  un  nouvel  ordre. 

En  conformité  de  cet  ordre  de  4  heures,  le  général  Desforges 
commandant  le  10e  corps  n'avait  donné  qu'à  7  heures  45  ses 
ordres  d'exécution  d'après  lesquels  le  40e  corps  d'armée  sous  la 
protection  de  la  brigade  Pierson,  qui  continuait  à  tenir  le  front 
Moyenne ville-Hamelincourt,  croupe  101,  devait  se  transporter 
à  travers  champs  dans  la  région  de  Mercatel  entre  la  voie 
ferrée  Arras-Bapaume  et  la  route  Arras-Bapaume,  sa  gauche  à 
cette  route,  face  à  sa  direction  d'attaque. 

Ce  transport  effectué,  la  19e  division  devait,  dès  que  l'ordre 


<*)S4  ÏVËVUË    DES    DEUX   MONDES. 

lui  serait  donné,  mener  l'attaque  en  disposant  de  tous  ses 
moyens  dans  la  direction  générale  Mory-Beugnatre.  Premier 
objectif  à  atteindre  :  Ervillers,  Saint-Léger,  effort  principal  par 
sa  gauche  sur  Saint-Léger.  La  20e  division  (moins  la  brigade 
réservée  à  la  disposition  de  l'armée)  et  l'artillerie  du  10e  corps 
devaient  rester  jusqu'à  nouvel  ordre  sur  les  emplacements 
qu'ils  avaient  gagnés  avec  le  corps  d'armée. 

Or,  pendant  que  le  10e  corps  commençait  à  se  rassembler 
tardivement  dans  la  région  de  Mercatel,  ainsi  uniquement 
orienté  vers  le  Sud-Est,  des  événements  graves  se  produisaient 
à  notre  gauche  et  allaient  justement  imposer  peu  à  peu  l'em- 
ploi du  10e  corps  d'armée,  non  pas  vers  le  Sud-Est,  mais  vers 
le  Nord-Est  : 

D'abord,  un  renseignement,  de  S  heures,  venant  du  corps 
provisoire  d'Urbal,  annonçait  que  la  division  d'Arras  (division 
Barbot)  avait  eu  cette  nuit  ses  avant-postes  attaqués  sur  le 
Gojeul  et  avait  perdu  Wancourt,  Guemappe  et  la  moitié  de 
Monchy-le-Preux  ;  et  que  la  division  de  Lens  (division  Fayolle) 
était  en  retard  et  ne  faisait  que  commencer  son  mouvement 
vers  le  Sud  en  vue  de  déboucher  de  Lens  et  de  se  rassembler  vers 
Gavrelle.  Le  détachement  qu'elle  avait  envoyé  la  veille  sur  Douai 
pour  en  renforcer  la  défense  y  était  arrivé  trop  tard  ;  les  terri- 
toriaux et  la  cavalerie  attaqués  par  des  forces  supérieures 
avaient  dû  évacuer  Douai  dans  la  soirée  et  s'étaient  repliés 
on  ne  savait  où,  probablement  vers  l'Ouest  sur  Hénin-Lictard? 

Un  second  renseignement,  de  S  heures  30,  apprenait  que  la 
division  Barbot  était  de  plus  en  plus  violemment  engagée  sur 
sa  gauche  sur  le  front  Guemappe,  Monchy-le-Preux  ;  et  un  troi- 
sième renseignement  de  9  heures  30  annonçait  que  la  brigade 
de  gauche  de  la  division  Barbot  avait  enlevé  Monchy-le- Pieux, 
à  8  heures  30,  avec  le  concours  du  corps  de  cavalerie,  et 
qu'elle  allait  continuer  son  attaque  sur  Guemappe  (159é  et  97e)  ; 
mais  que,  en  revanche,  la  brigade  de  droite  avait  reculé  devant 
une  attaque  débouchant  de  Wancourt  vers  le  Nord  et  de  Saint- 
Martin-sur-Gojeul  sur  Ilénin  :  cette  brigade  (4  bataillons  de 
chasseurs)  occupail  alors  Ilénin  avec  deuxbataillons,  Neuville- 
Vitasse  avec  1  bataillon  et  1  groupe.  Le  centre  de  la  division 
Barbot  était  sensiblement  sur  le  chemin  de  la  Neuville  à  la 
chapelle  de  Feuchy  (2  kilomètres  Sud-Est  de  Tilloy). 

En  lisant  ces  renseignements,  tout  de  suite  une  chose  me 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aRRAS.  585 

frappa  :  l'impossibilité  où  le  10e  corps  comme  les  2  autres  divi- 
sions d'infanterie  avaient  été  d'exécuter  aux  heures  fixées, 
—  5  heures  30  à  6  heures,  —  les  rassemblements  préparatoires 
prévus  par  l'ordre  général  de  la  veille  donné  à  21  heures.  Tout 
le  monde  était  en  retard,  sauf  l'ennemi.  Nos  troupes  n'étaient 
pas  en  «  main.  »  Nous  assistions  à  une  véritable  bataille  de  ren- 
contre, où,  faute  de  renseignements,  faute  d'avions,  faute  de 
reconnaissances  de  cavalerie,  tout  allait  se  passer  par  surprise. 
Seul  le  combat  lui-même  allait  pouvoir  permettre  de  savoir 
tardivement  quelque  chose,  et  d'éviter  de  lancer  dans  le  vide 
l'attaque  du  10e  corps  d'armée. 

C'est  ainsi  que  dès  9  heures  30  le  général  de  Maud'huy 
avait  écrit  au  général  Desforges  que  les  probabilités  d'emploi 
du  109  corps  d'armée  semblaient  plus  grandes  dans  la  direction 
de  l'Est  que  dans  la  direction  du  Sud.  Le  changement  d'orien- 
tation de  l'attaque  du  10e  corps  avait  donc  été,  dès  ce  moment, 
nettement  envisagé  et  indiqué.  Il  l'était  encore  davantage  à 
10 heures  et  enfin  à  10  heures  45,  à  mesure  que  se  confirmaient 
les  renseignements  donnés  par  le  combat  lui-même,  sur  la 
direction  principale  de  l'effort  ennemi  et  l'objectif  qu'il  s'était 
choisi  :  Arras! 

A  10  heures,  une  instruction  avait  été  envoyée  au  10e  corps 
pour  lui  dire  que  l'intention  du  général  de  Maud'huy  était 
d'agir  dans  la  direction  générale  Cherisy-Croisilles,  si  l'ennemi 
attaquait  en  force  dans  la  direction  d'Arras. 

Enfin  à  10  heures  45  Monchy-le-Preux  élant  a  nouveau 
violemment  attaqué  et  le  général  d'Urbal  ayant  rendu  compte 
qu'il  avait  sur  les  bras  des  forces  doubles  des  siennes  et  qu'il 
avait  grand  besoin  d'être  soulagé  et  soutenu,  le  général  de 
Maud'huy  avait  donné  au  10e  corps  d'armée  un  ordre  formel 
d'attaque  vers  le  Nord-Est  par  les  deux  rives  du  Cojeul  dans  les 
directions  générales  : 

—  Hauteurs  Nord  de  Croisilles  (103-100)  avec  une  avant- 
garde  d'un  régiment. 

—  Hauteurs  Ouest  de  Heninel  (Sud-Ouest  de  Wancourt) 
dans  le  liane  gauche  de  l'ennemi. 

C'est  à  ce  moment  (11  heures)  que  j'étais  arrivé  sur  le 
champ  de  bataille  et  que  je  prenais  connaissance  de  cette 
situation. 

Je  me  rappelle  bien  que  c'étaitalors  très  net  dans  l'esprit 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  général  de  Maud'huy  :  la  décision  était  bien  prise  :  nous 
attendions  «  tout  »  de  l'attaque  du  10e  corps  d'armée  débou- 
chant vers  le  Nord-Est  sur  les  deux  rives  du  Cojeul  dans  le 
flanc  découvert  de  l'ennemi  en  marche.  Nous  comptions  sur- 
prendre en  flagrant  délit  de  manœuvre  tout  le  corps  d'armée 
qui  attaquait  à  ce  moment  la  division  Barbot,  lui  prendre 
presque  toute  son  artillerie  et  lui  faire  10  000  prisonniers. 

Malheureusement  les  troupes  du  10e  corps  en  mouvement 
depuis  le  matin,  et  dont  l'attaque  était  orientée  par  les  ordres  de 
4  heures  vers  une  tout  autre  direction,  —  le  Sud  Est,  —  étaient 
loin  à  ce  même  moment  de  comprendre  la  situation  comme  Te 
général  de  Maud'huy  venait  de  la  concevoir.  Il  faut  croire 
qu'il  est  bien  difficile  sur  le  champ  de  bataille  de  changer 
brusquement  l'orientation  d'un  rassemblement  d'un  corps 
d'armée  (artillerie  et  infanterie)  lorsqu'il  paraît  avoir  été 
placé  face  à  un  objectif  déterminé... 

Il  ne  devait  pas  être  loin  de  midi.  La  bataille  faisait  de 
plus  en  plus  rage  près  de  nous  au  Nord-Est  et  à  l'Est  d'Arras. 
Il  devenait  fort  intéressant  de  savoir  ce  qui  se  passait  à 
l'héroïque  division  Barbot  dont  là  gauche  ne  devait  plus  pou- 
voir tenir  longtemps  à  Monchy-le-Preux.  Ce  fut  la  première 
mission  que  je  reçus  du  colonel  des  Vallières. 

Le  général  de  Maud'huy  me  chargea  en  outre  de  dire  au 
général  Barbot  de  tenir  jusqu'au  bout  et  de  lui  expliquer  la 
manœuvre  que  le  10e  corps  d'armée  allait  exécuter. 

—  Qu'il  tienne  1  me  dit-il,  et  dans  deux  heures  le  10e  corps 
tombera  a  l'improviste  et  en  masse  dans  le  flanc  du  4e  corps 
prussien.  Qu'il  tienne,  et  ce  soir  ce  sera  une  éclatante  victoire. 

Je  partis  à  midi,  en  auto,  par  Arras. 

A  Arras,  je  trouvai  la  population  angoissée  au  seuil  des 
portes,  les  boutiques  déjà  à  moitié  closes...  Je  tournai  dans  le 
faubourg  Saint-Sauveur  et  pris  la  grand'rue  qui  se  continue 
par  la  route  de  Camûrai.  Des  territoriaux,  aux  lisières  de  la 
ville,  ébauchaient  des  tranchées  de  part  et  d'autre  de  la  route. 
Deux  files  de  blessés  se  dirigeaient  à  droite  et  à  gauche,  sur  les 
bas  côtés,  vers  la  ville.  Dans  les  champs,  face  à  l'Est,  des  éche- 
lons d'artillerie  étaient  arrêtés  en  colonne. 

A  Tilloy,  la  canonnade  grondait  très  violente,  mêlée  à  un 
bruit  de  fusillade  et  de  mitrailleuses  intermittentes. 

-—  Le  général  Barbot  ? 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aRRAS.  581 

—  Plus  loin,  à  la  chapelle  de  Feuchy. 

Je  dépassai,  toujours  en  auto,  Tilloy  vers  l'Est. 

A  gauche  et  à  droite  de  la  route,  je  vis  une  ligne  de  batte- 
ries de  15  en  action  :  des  bataillons  en  colonnes  doubles,  et, 
plus  loin,  des  compagnies  déployées  face  à  la  crête  de  la 
Chapelle. 

—  Le  général  Barbot  ? 

—  Il  est  aux  meules,  là,  à  gauche,  sur  le  chemin  de  terre. 
J'abritai  mon  petit  auto  derrière  le  mur  de  la  chapelle  ;  et  à 

pied  je  me  dirigeai  par  le  chemin  indiqué  vers  les  meules  où 
tombaient  les  obus  et  où  claquaient  les  balles. 

Un  groupe  de  fantassins  était  là,  en  pantalon  rouge,  capote 
bleue  et  béret  alpin. 

J'en  remarquai  un  : 

—  Mon  brave,  lui  dis-je,où  est  le  général  Barbot? 

—  C'est  moi,  jeune  homme,  me  répondit-il. 

—  Mon  général,  je  viens  de  la  part  du  général  de  Maud'huy 
vous  demander  de  «  tenir  jusqu'au  bout.  » 

—  Inutile,  je  sais. 

—  Mon  général,  (le  général  de  Maud'huy  m'a  chargé  de 
vous  faire  connaître  en  outre  les  dispositions  qu'il  vient  de 
prendre  pour  le  10e  corps. 

A  ce  moment,  je  sentis  une  main  se  poser  sur  mon  épaule. 
Impassible,    élégant,  le  képi   rouge  lleuri  d'or,  le    général 
d'Urbal  me  souriait  : 

—  Lieutenant,  me  dit-il,  vous  voyez  bien  que  le  général 
Barbot  est  très  occupé.  Exposez-moi  ce  que  vous  avez  à  lui 
dire,  puis  je  vous  montrerai  comment  nous  entendons  donner 
satisfaction  au  général  de  Maud'huy. 

Il  écouta  jusqu'au  bout  mon  petit  discours  et  m'exposa 
comment  on  avait  dû  évacuer  Monchy-le-Preux.  Pendant  ce 
temps,  je  regardais  d'un  œil  de  plus  en  plus  inquiet  la  chaîne 
de  nos  propres  tirailleurs  qui  abandonnaient  la  crête  Nord  de 
la  Chapelle  et  qui,  peu  à  peu,  reculaient  sur  nous... 

— >  Les  voilà  ! 

Toute  une  ligne  de  tirailleurs  ennemis,  casques  profilés 
sur  le  ciel,  venait  d'apparaître  sur  la  crête  à  la  place  où  tout 
à  l'heure  étaient  les  nôtres... 

Alors  le  général  d'Urbal,  parfaitement  calme,  toujours  sou- 
rianl,  me  dit  : 


588  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Regardez  bien  maintenant. 

Une  rafale  générale  de  75  tirée  par  les- batteries  que  j'avais 
vues  tout  à  l'heure  alignées  dans  la  plaine  de  part  et  d'autre 
de  la  route  s'abattit  sur  la  crête.  Dans  un  nuage  d'éclatements 
les  casques  à  pointes  sautèrent,  se  dispersèrent,  disparurent. 
Et,  l'arme  au  bras,  les  compagnies  de  renfort  se  mirent  en 
marche  et  escaladèrent  à  nouveau  sous  nos  yeux  la  crête  de  la 
Chapelle  entièrement  reconquise.  C'était  une  manœuvre  magni- 
fique ! 

—  Lieutenant,  allez  dire  maintenant  au  général  de  Maud'huy, 
comment  nous  exécutons  son  ordre. 

Je  n'en  demandai  pas  davantage  et  je  repris  mon  auto, 
direction  Arras. 

En  arrivant  devant  Beaurains  je  vis  des  maisons  et  des 
meules  qui  brûlaient.  Un  obus  venait  d'entrer  dans  la  maison- 
nette aux  contrevents  verts  qui  nous  servait  de  Central  télépho- 
nique. On  démontait  l'antenne  de  T.S.F.  Le  poste  de  comman- 
dement avait  disparu  1 

—  Où  est  le  général  de  Maud'huy? 

—  Un  peu  plus  loin,  là  dans  le  fossé  du  chemin  de  la  cote 
107,  derrière  la  grange  qui  brûle... 

Il  devait  être  14  heures.  Je  me  rappelle  que  je  trouvai  le 
général  de  Maud'huy  assis  dans  le  fossé  à  côté  du  lieutenant- 
colonel  des  Vallières  en  train  de  rédiger  un  ordre  pour  presser 
le  mouvement  vers  le  Nord-Est  du  10e  corps.  (C'était  le  troi- 
sième ordre  à  ce  sujet  qu'on  envoyait  au  10e  corps  d'armée 
depuis  midi.) 

Je  fis  mon  rapport  qui  fut  écoulé  avec  joie  et  j'appris  que 
l'ennemi  venait  d'attaquer  Neuville-Vitasse  où  en  toute  hâte  le 
général  de  Maud'huy  avait  jeté  un  bataillon  de  sa  réserve  générale 
et  d'où  nous  venaient  les  coups  de  canon  qui  tombaient  autour 
de  notre  poste  de  commandement. 

Ce  n'était  pas  un  poste  de  commandement  banal,  que  ce  poste 
de  commandement  d'armée  installé  en  plein  champ  de  bataille, 
à  3  kilomètres  des  villages  attaqués,  dans  un  fossé,  entre  les 
batteries  en  action  et  la  chaîne  de  tirailleurs,  parmi  les  incen- 
dies allumés  par  les  obus  ennemis,  sans  communications  télé- 
phoniques, et  d'où  rayonnaient  seulement  de  quart  d'heure  en 
quart  d'heure  les  autos  des  quelques  officiers  d'élat-major 
qui  avaient  eu,  comme  moi,  la  chance  de  rejoindre  *  temps.. 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aRRAS.  589 

Il  était  un  peu  plus  de  14  heures  quand  arrivèrent  là  des 
renseignements  inquiétants  sur  la  situation  de  la  division  Fayolle 
à  notre  extrême  gauche  au  Nord  de  la  Scarpe. 

Cette  division,  qui  avait  dû  se  mettre  en  marche  très  en 
retard  de  la  région  Est  de  Lens  vers  le  Sud  dans  la  matinée, 
avait  trouvé  vers  9  heures  Gavrelle,  —  où  elle  devait  se  ras- 
sembler, —  fortement  occupé  par  l'ennemi!  Elle  avait  dû 
arrêter  sa  tête  de  colonne  à  Oppy  sans  avoir  pu  atteindre  la 
Scarpe,  c'est-à-dire  sans  avoir  pu  se  mettre  en  liaison  vers  Fam- 
poux  avec  la  division  Barbot,  et,  pour  comble  de  malheur,  elle 
venait  enfin  d'être  violemment  attaquée  dans  son  liane  gauche 
partout  un  corps  d'armée  bavarois  débouchant  de  Douai... 

Le  général  Fayolle  avait  fait  face  à  gauche  et  s'était  déployé 
en  arc  de  cercle  sur  le  front  Rouvroy-Bois-Bernard- Croupe 
ouest  d'Izel-les-Equerchin-Neuvireuil-Oppy-Bailleul-sire-Ber- 
thoult.  Il  s'agissait  donc  au  plus  vite  de  le  soutenir  et  de  bou- 
cher le  trou  qui  subsistait  entre  la  division  Fayolle  et  la  division 
Barbot  dans  «  le  couloir  de  la  Scarpe.  » 

Ce  fut  à  la  cavalerie  que  s'adressa  immédiatement  le  général 
de  Maud'huy,  et  à  14  heures  40  puis  à  15  heures,  il  envoya  au 
généralConneau  successivement  deux  officiers  pour  lui  demander 
de  faire  passer  immédiatement  le  gros  de  son  corps  de  cavalerie 
au  Nord  de  la  Scarpe  (en  ne  laissant  qu'une  division  au  Sud) 
afin  de  porter  tout  l'appui  possible  à  la  division  Fayolle,  en 
attaquant  les  Allemands  à  gauche,  dans  la  direction  d'Hénin- 
Liétard,  et  à  droite  sur  Gavrelle. 

Et  l'on  attendit... 

L'oreille  tendue  vers  les  rives  du  Gojeul,  nous  cherchions  à 
percevoir  l'engagement  de  l'artillerie  et  de  l'infanterie  du 
10°  corps.,.  A  chaque  auto  venant  de  Mercatel  ou  du  passage  à 
niveau  de  la  route  de  Bucquoy,  le  général  de  Maud'huy,  de 
plus  en  plus  anxieux,  se  levait,  regardait,  interrogeait. 

Rien...  rien  que  les  fumées  à  l'horizon  et  le  bruit  de  la 
bataille  de  plus  en  plus  violent  à  l'Est  d'Arras,  là  où  deux  corps 
d'armée  ennemis  s'acharnaient  sur  les  deux  braves  divisions  du 
corps  provisoire... 

Enfin,  las  d'attendre  en  vain,  sentant  toute  la  gravité  de 
l'heure  et  l'urgence  de  l'exéculion  des  ordres  donnés,  le  général 
de  Maud'huy  à  16  heures  30  rédigea  une  lettre  qu'il  me  demanda 
d'aller  porter  immédiatement  au  général  Desforges  commandant 


590  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  10e corps.  Getle  lettre  demandait  au  général  Desforges  de  faire 
connaître  où  en  était  l'attaque  dirigée  sur  Wancourt  par  la  rive 
Nord  du  Copul,  car  la  division  Barbot  était  toujours  pres.-ée 
et  canon  née  sur  le  front  Chapelle  de  Feuchy-Neuville-Vitasse  et 
ne  sentait  en  aucune  façon  l'effet  de  l'attaque  du  10e  corps 
d'armée.  Le  général  de  Maud'huy  offrait  enfin  deux  bataillons 
de  sa  réserve  générale  au  général  commandant  le  10e  corps 
d'armée,  si  ce  renfort  lui  était  nécessaire  pour  atteindre  le 
soir  Wancourt. 

Le  général  de  Maud'huy  ajouta,  en  me  remettant  le  papier  : 

—  Tâchez  de  parler  au  général  Desforges  lui-même  et 
exposez-lui  ce  que  vous  avez  vu  tout  à  l'heure  à  la  Chapelle  de 
Feuchy.  Dites-lui  bien  que  le  général  d'Urbal  a  engagé  là  ses 
dernières  réserves;  qu'il  n'a  plus  rien  et  qu'il  est  urgent,  très 
urgent,  que  l'action  du  10e  corps  se  fasse  énergiquement 
sentir. 

Je  sautai  dans  un  auto  et  je  filai  sur  la  route  de  Bucquoy., 

Quelle  ne  fut  pas  ma  stupéfaction,  après  avoir  dépassé  le 
pont  du  chemin  de  fer,  de  voir,  1e  long  du  remblai  de  la  voie 
ferrée,  un  régiment  d'infanterie  qui  se  dirigeait  non  pas  vers 
l'Est  mais  vers  le  Sud! 

En  arrivant  à  la  petite  maison  du  garde  barrière  (si  j'ai 
bonne  mémoire)  qui  servait  de  poste  de  commandement  au 
général  Desforges,  j'eus  la  joie  de  trouver  là  sur  le  seuil  un  chef 
que  j'aimais  et  que  je  respectais  depuis  longtemps  entre  tous  : 
le  colonel  Paulinier.  Dès  qu'il  eut  connaissance  de  ma  mission, 
il  me  dissuada  de  voir  le  général  Desforges,  et  il  ne  consentit 
à  «l'introduire  auprès  de  lui  qu'après  que  je  lui  eus  dit  que  le 
général  de  Maud'huy  m'en  avait  prié. 

J'enlrai  dans  une  petite  salle  sombre  où  le  général  Des- 
forges était  assis  à  une  table  de  cuisine. 

Dès  qu'il  me  vit,  il  me  dit  : 

—  Voici  le  quatrième  officier  que  je  reçois  depuis  ce  malin 
Dites  au  général  de  Maud'huy  que  les  ordres  sont  donnés  et 
sont  en  cours  d'exécution.  Vous  entendez  bien  !  Ils  sont  donnés. 
Ils   sont    exécutés.   L'attaque  va  déboucher    d'une    seconde  à 
l'autre.  Tenez!  ouvrez  la  fenêtre;  écoutez  I  écoulez! 

Je  pus  lui  rendre  compte  de  ce  qui  s'était  passé  à  la  cha- 
pelle de  Feuchy  à  midi  et  je  repartis,  reconduit  avec  bonté  par 
le  colonel  Paulinier,  qui  jusqu'à  mon  auto  me  répéta  : 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aRRAS.  591 

—  Dites  au  général  de  Maud'huy  que  nous  avons  donné 
nos  ordres  comme  il  le  désirait  et  que  j'ai  envoyé  tout  à  l'heure 
des  officiers  de  liaison  aux  deux  divisions  pour  voir  ce  qui  se 
passait.  Dès  leur  retour,  on  lui  rendra  compte. 

Je  repartis.  Au  pont  du  chemin  de  fer,  je  fus  arrêté  pen- 
dant une  demi-heure  par  un  autre  régiment  d'infanterie,  qui 
marchait  encore  non  vers  l'Est,  mais  vers  le  Sud.  Cette  fois, 
j'eus  la  sensation  très  nette  qu'à  l'intérieur  des  divisions  du 
10e  corps,  il  y  avait  sûrement  des  gens  qui  n'étaient  pas  «  à  la 
page.  » 

Dès  mon  arrivée,  le  général  de  Maud'huy  me  dit  : 

—  Eli  bien?  que  se  pas>e-t-il? 
Il  devait  être  17  heures  20. 

J'avais  à  peine  commencé  de  lui  répéter  ce  que  m'avait  dit  le 
général  Desforges  qu'une  limousine  arrivait  et  que  le  général 
Desforges  lui-même  en  descendait. 

Sensation... 

Le  général  de  Maud'huy  et  lui  allèrent  s'asseoir  à  part  dans 
le  fossé  en  face  du  nôtre  el  tout  de  suite  nous  comprimes  qu'un 
malheur  était  arrivé... 

—  11  y  a  eu  des  malentendus...  Je  ne  sais  exactement  ce 
qui  s'est  passé.  Mais  l'attaque  ne  s'est  pas  déclenchée  dans  la 
direction  voulue...  Face  au  Sud...  Marche...  Trop  tard.... 
Raté... 

Quand  le  général  de  Maud'huy  nous  rejoignit,  ce  fut  parmi 
nous  une  consternation  générale. 

Le  général  d'Urbal  demandait  du  secours.  Il  craignait  d'être 
coupé  en  deux  par  le  «  couloir  de  la  Scarpe  »  où  il  avait  tou- 
jours «  un  trou  »  entre  ses  divisions.  Or,  entre  sa  droite  et  la 
gauche  du  10e  corps,  un  autre  «  trou  »  venait  aussi  de  se  pro- 
duire par  suite  du  mouvement  du  gros  du  10e  corps  d'armée 
qui,  au  lieu  de  marcher  de  Mercatel  vers  le  Nord-Est,  s'était 
porté  de  Mercatel  vers  le    Sud  Est.  La  situation  était  critique. 

Sans  récriminer,  le  général  de  Maud'huy  agit  alors  sans 
hésitation  en  grand  chef. 

Il  décida  immédiatement  d'employer  à  étayer  le  centre  de 
l'armée  la  presque  totalité  de  sa  brigade  de  réserve  générale, 
c'est-à-dire  de  jeter  2  bataillons  sur  Tilloy  pour  soutenir  la 
droite  du  corps  d'Urbal,  et  2  bataillons  à  Neuville-Vilasse  pour 
aveugler    le    passage  où  aurait    dû    être   lancée    l'attaque   du 


592  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

10e  corps.  Et,  à  17  heures  30,  il  signait  un  ordre  qu'il  me 
priait  de  porter  au  général  d'Urbal,  en  lui  expliquant  verbale- 
ment ce  qui  s'était  passé  au  10e  corps  d'armée,  et  en  lui  deman- 
dant de  continuer  à  «  tenir  coûte  que  coûte;  »  et  d'employer 
les  troupes  ainsi  libérées  de  la  division  Barbot,  à  faire  boucher 
le  trou  au  Nord  du  canal  entre  ses  deux  divisions  afin  d'arrêter 
toute  attaque  se  glissant  dans  la  vallée  de  la  Scarpe  vers  Arras. 

Je  trouvai  vers  18  heures  30  le  général  d'Urbal  rentrant  en 
auto  sur  la  route  de  Tilloy  à  Arras.  Il  me  fît  monter  dans  sa 
voiture,  lut  mon  papier  et  écouta  ma  communication.  Il  me 
pria  alors  d'entrer  avec  lui  à  l'hôtel  de"  ville  d'Arras  dans  la 
magnifique  salle  des  séances  qui  devait  être  réduite  en  cendres 
quelques  jours  plus  tard... 

J'y  répétai  les  instructions  que  le  général  de  Maud'huy 
m'avait  chargé  de  transmettre  : 

«  Tenir. 

«  Réattaquer  le  lendemain  avec  le  10e  corps  dans  les  condi- 
tions d'ensemble  prévues  pour  aujourd'hui.  (Effort  principal 
rive  Nord  du  Cojeul  vers  Monchy-le-Preux.)  » 

Le  général  d'Urbal  donna  vers  18  heures  45  ses  ordres  en 
conséquence  et  à  19  heures,  en  partant,  je  croisai  le  général 
de  Maud'huy  qui  arrivait  lui-même  en  auto  confirmer  ses 
instructions.  En  quittant  Beaurains,  il  venait  d'envoyer  au  gé- 
néral Desforges  l'ordre  de  faire  tenir  par  des  avant-postes  de 
combat  partout  fortifiés  la  ligne  qu'on  aura  pu  occuper  ou  au 
minimum  la  ligne  Neuville-Boyelles,  en  se  reliant  aux  divisions 
territoriales. 

Je  rejoignis  vers  20  heures  le  village  de  Fîcheux  où  notre 
Quartier  général  avait  été  replie  d'Arras  dans  la  soirée  et  où, 
en  rentrant,  le  général  de  Maud'huy  donna  à  23  heures  ses 
ordres  pour  le  lendemain  : 

La  division  d'Arras  devait  maintenir  à  tout  prix  le  front 
du  soir. 

Le  10e  corps  d'armée  devait  avoir  pour  5  heures  30  toutes 
ses  forces  disponibles  rassemblées  dans  la  région  de  Mercatel.  Il 
lui  était  indiqué  comme  direction  probable  d'attaque  :  Monchy- 
le-Preux  par  le  Nord  de  Neuville- Vilasse  quand  C  ordre  en  serait 
donné. 

Je  fus  désigné  pour  prendre  le  service  de  nuit.  Les  divisions 
territoriales  avaient  maintenu   leurs  positions  à  notre  droite. 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    D  ARRAS. 


593 


La  canonnade  continuait  à  faire  rage.  Des  incendies  allumaient 
autour  de  Ficheux  un  demi-cercle  rouge... 

Ainsi  se  terminait  par  un  échec  cette  journée  du  2  octobre 
qui  aurait  pu  être  une  victoire  pour  nous. 

Vicloire  incomplète  peut-être,  car  s'il  est  vrai  qu'au  Sud  de 
la  Scarpe  nous  avions  eu  deux  fois  plus  de  forces  que  l'ennemi 
(un  corps  d'armée  et  demi,  plus  un  corps  de  cavalerie  contre  un 
seul  corps  prussien),  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'au  Nord  de 
la  Scarpe  la  division  Fayolle  presque  seule  avait  eu  à  faire  tête 
à  tout  un  corps  d'armée  bavarois  renforcé  par  un  corps  de 
cavalerie  allemand  :  mais  elle  avait  vaillamment  prouvé  que 
cette  tâche  n'était  pas  au-dessus  de  ses  forces  ! 

Hélas,  une  occasion  perdue  se  retrouve  rarement... 

III.    —    LA   BATAILLE    DU    3    OCTOBRE 

La  nuit  fut  mauvaise.  Le  téléphone  marchait  mal.  J'enten- 
dais à  peine  les  voix  des  officiers  qui  me  demandaient  des  ren- 
seignements ou  qui  me  passaient  des  comptes  rendus.  Je  me 
rappelle  seulement  qu'on  me  disait  que  les  munitions  commen- 
çaient à  manquer,  et  que  la  fatigue  des  troupes  donnait  déjà 
des  inquiétudes,  notamment  à  la  gauche  de  la  division  Fayolle 
qui  perdait  peu  a  peu  du  terrain... 

D'après  les  quelques  renseignements  qui  purent  ainsi  être 
réunis,  la  situation  ne  parut  pas  suffisamment  nette  au  point 
du  jour  pour  permettre  au  général  de  Maud'huy  de  fixer  immé- 
diatement la  direction  d'attaque  à  donner  au  gros  du  10e  corps; 
et,  dès  5  heures  30  du  matin,  le  lieutenant-colonel  des  Vallières 
m'envoya  à  Arras,  avec  mission  de  rapporter  la  situation  du 
corps  provisoire  et  de  demander  au  général  d'Urbal  d'indiquer 
la  direction  dans  laquelle  l'offensive  du  10e  corps  serait  la  plus 
souhaitable  ce  matin  pour  son  corps  d'armée  : 

Soit  Neuville-Monchy-le-Preux  ? 

Soit  Neuville-Wancourt? 

Soit  Neuville-Chapelle  de  Feuchy? 

Je  trouvai  le  général  d'Urbal,  au  faubourg  Saint-Sauveur, 
dans  une  petite  maison  à  gauche  en  sortant  d'Arras  vers 
Cambrai. 

Il  me  dit  : 

—  Au  Sud  de  Lens,  ma  division  de  gauche  a  perdu  pendant 

TOME   LV1I1.    —    1920  38 


594  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  nuit  trois  villages  :  Bois-Bernard,  Neuvireuil  et  Fampoux. 
Elle  s'est  repliée  sur  Salaumines,  Rouvroy,  Fresnoy,  Oppy  et 
Bailleul.  Au  Sud  de  la  Scarpe,  ma  division  de  droite  a  tenu  de 
Feuchy  à  Neuville-Vitasse  ;  mais  la  grave  question  pour  moi 
est  d'arriver  à  boucher  le  «  trou  »  qui  existe  encore  «  dans 
le  couloir  de  la  Scarpe  »  entre  mes  deux  divisions.  Je  demande 
instamment  au  général  de  Maud'huy  d'y  maintenir  les  cava- 
liers et  les  cyclistes  du  corps  de  cavalerie  jusqu'à  l'arrivée  des 
éléments  d'infanterie  que  j'ai  pu  retirer  celte  nuit  de  Neuville- 
Vitasse. 

—  Espérez-vous  que  cela  va  tenir,  mon  général? 

—  Oui,  me  répondit-il,  mais  à  condition  que  vous  fassiez 
tout  le  possible  pour  me  faire  envoyer  d'extrême  urgence  des 
vivres  et  des  munitions.  C'est  très  important.  Je  n'ai  rien  reçu. 

—  Et  l'attaque  du  10°  corps,  mon  général? 

—  Dites  au  général  de  Maud'huy  que  l'attaque  sur  Monchy- 
le-Preux  me  parait  être,  en  ce  qui  me  concerne,  la  plus  éner- 
gique pour  soulager  rapidement  mon  corps  d'armée. 

Cette  question  du  «  trou  »  entre  les  deux  divisions  du  corps 
provisoire  préoccupait  tellement  le  général  d'LTrbal  qu'avant 
mon  départ  il  dicta  un  ordre  au  général  Barbot  où  il  lui  recom- 
mandait de  «  rapprocher  sa  réseï  ve  d'Athies  et  de  porter  toute 
son  attention  du  côté  du  couloir  de  la  Scarpe.  » 

—  Mon  général,  avez  vous  des  réserves  de  corps  d'armée? 

—  Aucune.  Ma  division  de  droite  a  encore  deux  bataillons 
disponibles  et  ma  division  de  gauche  un.  C'est  tout. 

Je  revins  en  toute  hâte  au  nouveau  poste  de  commandement 
de  la  subdivision  d'armée  que  je  trouvai  installé  dans  une 
petite  maison,  dite  «  de  la  cote  107,  »  au  Sud-Ouest  de  Beau- 
rains  sur  la  «  route  de  Bucquoy.  » 

Dès  que  j'eus  fait  mon  compte  rendu,  le  général  de  Mau- 
d'huy donna  au  10e  corps  V ordre  d'attaque  dans  la  direction  de 
Monchy-le-Preux.  Il  était  7  heures  15,  lorsque  l'officier  de  la 
liaison  chargé  de  le  porter  au  général  Desforges,  quitta  la 
cote  107...  et  l'on  attendit. 

A  8  heures  15,  pendant  que  les  mouvements  d'approche 
s'exécutaient,  le  lieutenant-colonel  des  Vallières  m'envoya  au 
10e  corps  pour  demander  au  général  Desforges  ce  qu'il  pouvait 


80UVEN1R9    DE    LA    BATAILLE    d'aRRAS.  595 

faire  afin  de  constituer  au  général  de  Maud'huy  un  régiment 
de  réserve  générale;  mais  je  devais  bien  lui  dire  que  «  si  le 
prélèvement  d'un  régiment  de  réserve  générale  devait  gêner 
l'offensive  du  10e  corps,  le  général  de  Maud'huy  préférerait  se 
priver  de  réserve  générale.  » 

Le  général  Desforges  me  chargea  de  répondre  «  qu'il  ne 
pouvail  prélever  sur  ses  troupes  un  régiment  spécial  pour  le 
général  de  Maud'huy,  mais  qu'il  avait  gardé  trois  bataillons  en 
réserve  de  corps  d'armée  au  Nord  Est  de  Ficheux  et  qu'il  ne 
les  emploierait  pas  sans  en  rendre  compte.  » 

Il  me  pria  d'ajouter  que  <  l'attaque  allait  se  déclencher  » 
sous  les  ordres  du  général  Rogerie  :  Quatre  bataillons  par  le 
Nord  de  Neuville-Vitasse,  direction  Monchy-le-Preux.  Deux  ba- 
taillons par  le  Sud  de  Neuville-Vitasse,  direction  Monchy-ie- 
Preux. 

Il  était  8  heures  30. 

En  rentrant  à  la  maisonnette  de  la  cote  107,  je  rendis 
compte,  puis  je  cherchai  un  «  poste  d'observation  »  que  je  finis 
par  trouver  sur  le  talus  du  chemin.  Je  voyais  de  là  une  vaste 
partie  du  champ  de  bataille  ;  et  j'écoutais.  Pendant  presque 
toute  la  journée,  —  sauf  pendant  l'exécution  d'une  liaison  vers 
onze  heures  au  corps  provisoire,  —  je  restai  là,  impatient, 
attendant  cette  victoire  à  laquelle  je  croyais  toujours  et  dont 
les  nouvelles  n'arrivaient  pas. 

Quand  une  attaque  est  lancée,  pas  de  nouvelles,  mauvaises 
nouvelles... 

De  temps  en  temps,  je  scrutais  à  la  jumelle  l'horizon  vers 
le  Sud,  où  les  divisions  territoriales  luttaient  contre  la  Garde 
prussienne...  et  d'heure  en  heure,  aux  éclatements  fusants  des 
schrapnells,  je  constatais  que  le  combat  s'en  allait  de  plus  en 
plus  vers  l'Ouest...  viliage  après  village...  lentement  mais  sûre- 
ment... découvrant  et  menaçant  notre  droite,  où  un  vaste 
«  trou  »  allait  se  produire... 

Vers  l'Est,  du  côlé  de  Neuville-Vitasse  la  canonnade,  après 
avoir  fait  rage  un  instant,  avait  presque  cessé. 

Que  se  passait-il  ? 

A  10  heures  30,  pendant  qu'un  autre  officier  était  envoyé 
au  10e  corps,  le  lieutenant-colonel  des  Vallières  me  renvoya  à 
Arras  pour  demander  au  général  d'Urbal  son  opinion  sur  le 
débarquement  à  Arras  même  d'une   nouvelle  division  (la  45e) 


590  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  nous  venions  d'apprendre  l'arrivée  incessante  par  chemin 
de  fer  et  sa  mise  à  la  disposition  du  corps  provisoire. 

—  On  peut,  dans  ce  moment-ci  (11  heures),  me  répondit 
le  général  d'Urbal,  débarquer  à  An-as  les  éléments  d'infanterie 
de  cette  division.  Mais  pour  toute  autre  chose  que  l'infanterie, 
je  dis  nettement  non.  Encore  est-il  qu'il  vaudrait  mieux,  à  mon 
avis,  débarquer  l'infanterie  ailleurs  tant  que  je  n'aurai  pas  pu 
constituer  dans  le  «  couloir  de  la  Scarpe  »  un  barrage  solide  à 
Athies  et  au  Point  du  jour. 

—  Vos  intentions  pour  cet  après-midi,  mon  général? 

—  Actuellement  consolider  mon  centre  à  Athies  et  à 
Feuchy  et  pousser  sur  Fampoux.  Ultérieurement  pousser  peut- 
être  une  attaque  générale  avec  le  concours  de  mes  deux  divi- 
sions sur  Gavrelle. 

Je  revins  auprès  du  général  de  Maud'huy...  qui  venait  d'ap- 
prendre que  l'attaque  du  10e  corps  avait  échoué  devant  des 
tranchées  creusées  par  l'ennemi  aux  débouchés  Est  de  Neuville- 
Vitasse...  Les  Allemands  avaient  profité  de  la  nuit  pour  se  for- 
tifier et  l'occasion  perdue  la  veille  était  déjà  passée. 

Que  faire?  Remettre  de  l'ordre  dans  les  unités  du  10e  corps. 
Réorganiser  le  commandement.  Améliorer  les  liaisons.  Soutenir 
l'idée  du  général  d'Urbal  d'attaquer  ,sur  Gavrelle  en  étendant 
vers  le  Nord  la  zone  du  10e  corps  et  en  portant  les  première  et 
troisième  divisions  de  cavalerie  nettement  en  échelon  offensif 
en  avant  de  la  gauche  de  la  division  Fayolle  pour  attaquer  la 
droite  ennemie  vers  Hénin-Liétard.  Enfin  pousser  audacieuse- 
ment  à  Arras  même  les  débarquements  de  l'infanterie  de  la 
45e  division  qui  arrivait  si  heureusement  à  la  rescousse. 

Et  de  14  heures  à  16  heures  je  repris  mon  «  poste  d'obser- 
vation ». 

A  notre  gauche  vers  Ablainzevelle,  les  éclatements  des 
schrapnells  avançaient  de  plus  en  plus  vers  l'Ouest.  Où  donc 
allaient-ils  s'arrêter?  En  face,  vers  Neuville-Vitasse,  la  canon- 
nade avait  repris  brusquement,  et,  vers  16  heures,  je  vis  des 
batteries  de  75  qui  refluaient  à  grande  allure  sur  le  propre  poste 
de  commandement  du  général  de  Maud'huy,  et  qui  venaient 
se  remettre  en  position  juste  derrière  notre  maisonnette. 

Bientôt  les  «  départs  »  nous  assourdirent,  et  nous  apprîmes 
qu'une  violente  contre-attaque  ennemie  venait  de  pénétrer 
dans  Neuville-Vitasse...; 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aRRAS.  £>9"î 

Au  môme  moment  un  renseignement  du  corps  provisoire 
nous  apprenait  que  la  division  Fayolle  avait  replié  son  centre 
sur  Arleux-en-Gohelle  et  que  tout  le  corps  d'armée- subissait  de 
très  violentes  attaques  ennemies  sur  tout  son  front;  et  un  autre 
renseignement  des  divisions  territoriales  disait  qu'elles  avaient 
évacué  Gourcelles-le-Comte  avant  midi  et  qu'elles  s'étaient 
repliées  sur  Ayette  et  Ablainzevelle.  Je  rentrai  dans  la  [tel i te 
maisonnette  où  les  vitres  vibraient  et  où  je  lus  avec  émotion 
un  ordre  du  général  de  Gastelnau  tlaté  de  Breteuil,  3  octobre, 
40  heures  40,  et  disant  que  des  renseignements  sérieux  lui 
avaient  fait  connaître  que  l'ennemi  avait  fait  la  veille  un  effort 
décisif  sur  tout  le  front  et  qu'il  était  en  ce  moment  à  bout 
de  forces;  il  y  avait  lieu  de  profiter  de  cet  état  confirmé  par 
des  symptômes  indiscutables  pour  pousser  le  plus  que  l'on 
pourrait. 

Je  réfléchissais  à  la  singularité  de  cet  ordre  reçu  en  de 
pareilles  circonstances  auxquelles  il  paraissait  si  étranger, 
lorsqu'une  heure  plus  tard,  et  comme  pour  prouver  qu'en 
dépit  des  apparences,  le  général  de  Gastelnau  avait  raison, 
voici  qu'arrivaient,  coup  sur  coup,  dans  cette  petite  maison- 
nette où  battait  vraiment  le  cœur  de  la  bataille  :  un  officier  du 
10e  corps  disant  qu'un  remarquable  retour  offensif  du  60e  batail- 
lon de  chasseurs  avait  réussi  à  reprendre  Neuville-Vitasse,  et 
un  officier  du  corps  provisoire  disant  que  celui-ci  avait  repoussé 
sur  tout  son  front  les  violentes  attaques  de  l'ennemi. 

Ah!  les  braves  gens! 

Alors  calmement,  au  milieu  du  vacarme  du  canon,  le 
général  de  Maud'huy  et  le  lieutenant-colonel  des  Vallières, 
assis  l'un  près  de  l'autre  au  coin  d'une  table,  se  mirent  à  rédiger 
ensemble  une  instruction  particulière  au  général  commandant 
le  21e  corps  dont  le  corps  d'armée  (43e  et  13e  divisions)  devait 
débarquer  «  dans  la  région  de  Lille  »  et  venait  d'être  mis  par 
le  Grand  Quartier  Général  à  la  disposition  de  la  Subdivision 
de  Maud'huy  au  même  titre  que  le  2e  corps  de  cavalerie  com- 
mandé par  le  général  de  Mitry. 

Le  corps  de  cavalerie  du  général  de  Mitry  (4e  et  5e  divisions 
de  cavalerie)  occupait  le  front  Bénifontaine-Lens  et  combattait 
en  retraite  devant  une  colonne  d'infanterie  venant  de  Douai 
et  menaçant  la  gauche  de  la  division  Fayolle. 

Le  Préfet  du  Pas-de-Calais  signalait  que  les  communica- 


598  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tions  télégraphiques  étaient  coupées  entre  Lille  et  Arras  ainsi 
que  entre  Lille  et  Dunkerque. 

Enfin  vers  18  h.  30,  le  lieutenant-colonel  des  Vallières  me 
mit  en  main  un  télégramme  et  me  pria  de  me  rendre  immé- 
diatement à  la  gare  de  Doullens  pour  faire  pousser  sur  Arras 
les  trains  amenant  la  4oe  division. 

J'arrivai  à  19  li.  30  à  la  gare  de  Douilens  où  régnait  une 
certaine  émotion.  Renseignements  pris,  il  y  avait  2o  trains 
annoncés  venant  de  Gompiègne  et  devant  se  suivre  d'heure  en 
heure  :  11  trains  d'infanterie  sans  voitures;  8  d'artillerie;  2  de 
cavalerie  et  3  divers.  Je  mis  la  main  sur  M.  D.,  l'inspecteur 
de  l'exploitation,  et  lui  intimai  par  écrit  l'ordre  de  pousser  cette 
nuit  et  demain  sur  Arras  les  «  25  »  trains  annoncés.  Et  je  rejoi- 
gnis à  20  heures  le  général  de  Maud'huy  qui  était  venu  can- 
tonner pour  la  nuit  à  Doullens.  N'ayant  pour  ainsi  dire  pas 
dormi  depuis  trois  jours,  je  tombais  de  sommeil. 

Mais,  infatigables,  le  général  de  Maud'huy  et  le  lieutenant- 
colonel  des  Vallières  passèrent  la  nuit  à  recevoir  des  comptes- 
rendus,  et  à  donner  des  ordres.  Ils  apprirenL  que  les  débarque- 
ments du  21e  corps  étaient  modifiés  et  définitivement  arrêtés 
comme  suit  : 

13e  division  à  Armentières  et  Merville;  43e  division  à 
Saint-Pol; 

Couvertes  par  deux  détachements  mixtes  : 

Un  régiment  du  21e  corps  et  de  la  cavalerie  à  La  Bassée 
(général  Dumézil); 

Un  régiment  de  territoriaux  et  de  cavalerie  à  Lille  (lieute- 
nant colonel  de  Pardieu). 

La  manœuvre  future  s'amorçait  ainsi  ;  les  prévisions  utiles 
étaient  faites;  le  général  veillait,  et  pendant  ce  temps,  vers 
l'Est,  la  canonnade,  infatigable  aussi,  continuait  à  gronder 
plus  violente  que  jamais. 

Sur  l'Artois  enflammé,  scintillait  une  belle  nuit  d'étoiles... 

Marcel  Jauneaud. 
(A  suivre*) 


PASCAL 

ET    LE 

«  DISCOURS  SUR  LES  PASSIONS  DE  L'AMOUR  » 


A  propos  de  la  découverte,  parmi  les  manuscrits  de  la 
Bibliothèque  nationale,  d'un  manuscrit,  jusqu'alors  ignoré,  du 
Discours  sur  les  passions  de  l'amour,  je  posais,  ici  même,  la 
question  de  savoir  si,  oui  ou  non,  le  Discours  était  bien  de 
Pascal  (1).  Et  je  concluais,  en  donnant  mes  raisons,  non  pas 
que  le  Discours  n'est  sûrement  pas  de  Pascal,  mais  que  l'attri- 
bution de  ce  texte  célèbre  au  grand  écrivain,  ne  reposant  sur 
aucune  preuve  positive  et  probante,  ne  méritait  pas  notre 
créance,  et  que,  jusqu'à  plus  ample  informé,  il  fallait  s'abstenir 
de  toute  affirmation  dans  l'un  ou  l'autre  sens. 

Trois  «  pascalisants,  »  à  ma  connaissance,  ont  repris  publi- 
quement la  question.  C'est  d'abord  M.  Léon  Brunschvicg,  dans 
sa  grande  édition  des  Œuvres  de  Pascal.  Puis,  ce  fut  Emile 
Faguet,  dans  le  juste  volume  où  il  a  recueilli  ses  commentaires 
du  Discours  sur  les  passions  de  l'amour.  Et  enfin  c'est  M.  Gus- 
tave Lanson,  dans  un  tout  récent  article  de  the  French  Quar- 


(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  15  octobre  1917,  notre  article  intitulé  :  Pascat 
a-t-il  été  amoureux  ?  à  propos  d'un  nouveau  manuscrit  du  «  Discouru  sur  les  pas- 
sions de  l'amour,  »  et  notre  Biaise  Pascal,  études  d'histoire  morale,  2*  édition, 
Paris,  Hachette,  1911.  —  Cf.  Œuvres  de  Biaise  Pascal,  publiées  suivant  l'ordre 
chronologique,  avec  documents  complémentaires,  introductions  et  notes  par 
Léon  Brunschvicg  et  Pierre  Boutroux,  t.  111  ;  Paris,  Hachette,  1908  ;  —  Discours 
sur  les  passions  de  l'amour,  attribué  à  Pascal,  avec  un  commentaire  d'Emile 
Faguet;  Paris,  Bernard  Grasset,  1911;  —  Gustave  Lanson,  le  «  Discours  sur  les 
passions  de  l'amour  »  est-il  de  Pascal?  (The  French  Quarterly,  january- 
march  4920.) 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tcrly.  Ces  divers  travaux  ont,  assez  inégalement,  mais,  an  total, 
profondément  modifié  mes  vues  primitives.  Il  n'est  que  loyal, 
ce  me  semble,  d'en  prévenir  mes  lecteurs  et  de  leur  dire  très 
simplement  pourquoi. 

* 

Les  quelques  pages  que  M  Brunschvicg  a  placées  en  guise 
d'introduclion  à  sa  publication  du  Discours  sont  plutôt  un  élé- 
gant résumé  des  débats  qu'une  étude  approfondie  et  personnelle 
de  la  question.  M.  Brunschvicg  n'aime  visiblement  pas  à 
prendre  nettement  parti,  et  sa  pensée,  subtile,  fuyante,  et  par- 
fois obscure,  esquive  plus  volontiers  les  difficultés  qu'elle  ne  les 
aborde  de  front.  11  avait  cru  jadis  que  «  le  Discours  est  bien  de 
Pascal  ;  »  il  le  croit  encore  ;  mais  il  est  manifeste  que  sa  foi  est 
un  peu  ébranlée,  et  qu'elle  ne  repose  pas  sur  des  acguments 
bien  solides;  elle  s'exprime  en  termes  moins  compromettants, 
et  elle  s'abstient  désormais  de  certaines  imprudences  de  lan- 
gage cl  de  certains  cercles  vicieux  où  elle  se  laissait  entraîner 
jadis  Au  reste,  sur  Pascal  mondain  et  amoureux,  les  commen- 
taires de  M  Brunschvicg  sont  justes,  fins,  ingénieux,  marqués 
au  coin  d'une  très  prudente  sagesse. 

Emile  Faguet,  on  le  sait  de  reste,  écrivait  un  livre  aussi 
facilemenl  que  d'aulres  écrivent  un  article  Son  Commentaire 
du  «  Discours  sur  (es  passions  de  l'amour  »  est  daté  d'avril  1910. 
Il  venait  de  recevoir  mon  volume  sur  Biaise  Pascal.  Piqué  au 
jeu  par  mon  élude  sur  Pascal  amoureux  et  sur  le  Discours,  et  se 
trouvant  disponible,  il  eut  l'idée  de  revenir  sur  la  question 
qu'il  avait  jadis  soulevée  et  discutée  dans  ses  Amours  d'hommes 
de  lettres,  mais  cette  fois  d'une  manière  aussi  peu  didactique 
que  possible.  11  reprit  le  Discours,  et,  «  en  lisant  »  ce  beau  texte, 
mais  comme  il  savait  lire,  lentement,  posément,  voluptueuse- 
ment, rêvant  et  méditant  entre  les  lignes,  discutant  avec  l'au- 
teur, avec  un  interlocuteur  imaginaire,  ou  avec  lui-même,  se 
laissant  aller  à  toutes  les  saillies,  à  toutes  les  fantaisies  de  son 
humeur  un  peu  vagabonde,  à  tous  les  souvenirs,  à  tous  les  rap- 
prochements que  lui  suggérait  sa  riche  mémoire,  il  se  mit  à 
noter  librement  les  réflexions  de  toute  espèce  qui  lui  venaient 
à  l'esprit.  Et  au  bout  d'un  mois,  un  livre  —  de  324  pages —  fut 
écrit  comme  en  marge  du  Discours  :  livre  charmant,  amusant  et 
piquant,  qui  eût  enchanté  Montaigne,   et  qui  est  proprement 


Pascal  Et  le  «  discours  sur  les  passions  de  l'amour.  »   60 i 

un  livre  d'Essais;  livre  de  lettré  et  de  moraliste  où  il  y  a  un 
peu  de  tout  :  des  notes  d'exégèse  et  presque  de  philologie;  de 
fines  remarques  de  critique  littéraire  et  d'histoire  ;  d'abondantes, 
conjectures  sur  la  vie  sentimentale  de  Pascal,  ou  de  l'auteur, 
quel  qu'il  soit,  du  Discours;  des  rêveries,  des  méditations,  des 
observations  psychologiques,  toujours  ingénieuses,  souvent  pé- 
nétrantes; bref,  toutes  les  libres  démarches  d'une  pensée  singu- 
lièrement originale,  souple  et  compréhensive,  et  qu'une  autre 
pensée  supérieure  a  mise  en  branle.  Le  Commentaire  du  «  Dis- 
cours sur  les  passions  de  l'amour  »  est  de  la  même  époque  et  de 
la  même  veine  que  les  Dix  commandements,  et  il  n'est' pas  sans 
ajouter  quelques  traits  à  la  définition  d'Emile  Faguet  mora- 
liste. 

Emile  Faguet  avait  fait  précéder  son  Commentaire  d'un 
court  Avertissement  où  il  discutait  à  son  tour  la  question  de 
l'attribution  du  Discours.  Des  arguments  que  j'avais  présentés 
pour  combattre  la  thèse  de  l'attribution  à  Pascal,  les  uns  lui 
paraissaient  «  excellents,  »  et  les  autres  «  faibles.  »  Et  il  con- 
cluait :  «  Pour  moi,  je  ne  suis  pas  sûr  du  tout  que  le  Discours 
sur  1rs  pussions  de  l'amour  soit  de  Pascal  ;  mais  je  le  crois  très 
fort,  parce  que,  quand  je  lé  lis,  je  me  trouve  à  toutes  les  lignes 
en  plein  Pascal,  et  je  crois  que,  le  Discours  n'eùt-il  jamais  été 
attribué  à  Pascal,  je  le  lui  attribuerais  spontanément,  comme 
un  amateur  expérimenté  attribue  un  tableau  à  Véronèse.  Mais 
ceci,  —  avouait-il,  —  n'est  aucunement  scientifique;  il  est  tout 
littéraire  et  par  conséquent  inintellectuel.  »  Et  comme  pour 
mieux  montrer  encore  que  sa  conviction  première  était  main- 
tenant moins  assurée,  il  déclarait  qu'il  examinerait  le  Dis- 
cours «  sans  pensée  de  derrière  la  tète  et  comme  s'il  était  de 
n'importe  qui,  »  et  il  intitulait  même  son  livre  :  Discours  sur 
les  passions  de  l'amour  attribué  a  Pascal.  Au  fond,  mon  scep- 
ticisme n'en  demandait  pas  davantage. 

Les  choses  en  étaient  là  quand,  reprenant  à  fond  toute  la 
question,  M.  Gustave  Lanson  l'a  examinée  sous  ses  divers 
as|i  sets  dans  \\n  vigoureux,  solide  et  savant  article.  Si  quelques- 
uns  des  arguments  par  lesquels  j'essayais  de  justifier  mon  incré- 
dulité lui  semblaient  un  peu  «  légers,  »  il  acceptait  tout  l'essen- 
tiel de  ma  démonstration,  qu'il  voulait  bien  qualifier  de 
«  péremptoire.  »  Mais,  alors  que,  m'en  tenant  «à  l'inexistence  de 
preuves  extrinsèques  de  l'origine  pascalienne  du  Discours,  je  me 


C02  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

refusais  à  l'examen  des  preuves  intrinsèques,  qui  me  parais- 
saient ne  pouvoir  conduire  à  rien  de  substantiel  et  de  précis, 
M.  Lanson,  plus  hardi  que  moi,  se  livrait  à  cet  examen,  et  par 
une  discussion  minutieuse,  subtile  et  fort  bien  conduite,  il 
aboutissait  à  des  résultats  beaucoup  plus  positifs  et  concluants 
que  je  ne  m'y  serais  attendu.  Sans  doute,  il  lui  arrivait,  chemin 
faisant,  comme  il  nous  arrive  à  tous,  d'abonder  un  peu  trop 
dans  son  sens,  et  de  s'attarder  à  des  arguments  faciles  à  rétor- 
quer et  sans  grande  force  probante.  Mais  il  ne  m'en  coûte  nul- 
lement de  reconnaître  que,  sur  le  fond  des  choses,  il  a  raison 
contre  moi  :  le  fort  de  son  argumentation  me  parait  décisif,  et 
il  aura  l'honneur  d'avoir  restitué,  je  crois,  définitivement,  à 
Pascal  un  texte,  d'ailleurs  admirable,  —  dont  j'avais  indûment 
failli  déposséder  le  grand  écrivain. 

* 
*  * 

Car,  je  dois  l'avouer,  —  et  tant  il  est  vrai  que  le  scepticisme 
pur  est  une  attitude  intellectuelle  difficile  à  soutenir!  —  j'avais 
eu  le  tort  de  ne  pas  m'en  tenir  au  doute  provisoire  en  ce  qui 
concerne  l'attribution  du  Discours  à  Pascal.  Je  laissais  entendre 
que  l'hypothèse  avait  contre  elle  «  des  présomptions  très  fortes,  » 
et  j'en  signalais  rapidement  quelques-unes  :  l'ignorance  où  nous 
avons  été  pendant  deux  siècles  de  l'existence  du  Discours,  le 
contraste  violent  que  forme  l'opuscule  avec  tout  ce  que  nous 
savons  de  l'œuvre  et  de  la  vie  de  Pascal.  Emile  Faguet  et 
M.  Lanson  m'ont  fait  observer  que  ces  deux  faits  peuvent  donner 
lieu  à  toute  sorte  d'hypothèses  contraires,  et  qu'en  tout  cas,  il 
ne  prouvent  ni  pour,  ni  contre  l'attribution  du  Discours  a 
Pascal.  Réflexion  faite,  je  reconnais  le  bien-fondé  de  leurs 
observations. 

Mais,  à  vrai  dire,  ces  observations  n'entament  pas  le  fond  de 
la  thèse  que  j'avais  défendue,  et  puisqu'à  cette  thèse  tout  le 
monde  s'est  rallié,  Emile  Faguet  comme  M.  Brunschvicg,  et 
M.  Lanson  comme  Emile  Faguet,  je  suis,  ce  me  semble,  fondé  à 
croire  qu'elle  est  inattaquable.  M.  Lanson  résume  exactement 
ma  pensée  en  ces  termes  :  «  On  ne  sait  pas  d'où  viennent  les 
copies  du  Discours  sur  les  passions  de  l'amour  ;  on  ne  sait  pas 
par  qui,  pour  qui,  ni  pour  quoi  elles  ont  été  faites;  on  ne  sait 
pas  dans  quel  milieu  elles  ont  circulé  :  personne  n'a  parlé  de 
l'ouvrage,  ni  nommé  l'auteur,  hormis  une  voix  inconnue  dont 


PASCAL  lt  LE  ((   DISCOURS  SUR  LES  PASSIONS  DE  l'aMOUR.   »     603 

un  scribe  inconnu  s'est  fait  l'écho.  »  Nous  n'avons  donc  aucune 
autorité  extérieure  digne  de  ce  nom  qui  puisse  nous  garantir 
qu'en  attribuant  le  Discours  à  Pascal,  nous  ne  commettons  pas- 
une  fausse  attribution.  Et  jusqu'à  plus  ample  informé,  la  seule, 
attitude  qu'en  bonne  critique  nous  ayons  le  droit  de  prendre  est 
celle  qui  consiste  à  dire  :  «  Je  ne  sais  pas.  »  En  la  prenant,  nous 
obéissons  encore  à  Pascal,  qui  nous  enseigne  à  «  douter  où  il 
faut.  » 

En  fait,  à  cette  attitude,  aucun  critique,  —  suivant  en  cela 
mon  déplorable  exemple,  —  n'a  pu  se  tenir. 

Emile  Faguet  constate  que  toute  investigation  concernant  la 
personnalité  de  l'auteur  du  Discours  «  se  ramène  ou  à  Pascal  ou 
à  quelqu'un  qui  aurait  l'âme  de  Pascal,  les  sentiments  ordi- 
naires de  Pascal,  les  idées  ordinaires  de  Pascal  et  tout  le  talent 
de  Pr.scal.  »  Et  le  fond  de  sa  pensée  est  que  ce  quelqu'un,  qui 
ressemble  à  Pascal  comme  un  frère,  ne  peut  être  que  Pascal  lui- 
même. 

M.  Brunschvicg  partage  cet  avis,  mais  il  l'exprime  avec 
plus  d'ambiguïté.  J'avais  écrit  :  «  Ni  littérairement,  ni  même 
moralement,  le  Discours  n'est  assurément  indigne  de  l'auteur 
des  Pensées,  voilà  tout  ce  que  l'on  peut  dire.  »  M.  Brunschvicg 
s'empare  de  cette  phrase,  et  il  écrit  à  son  tour  :  «  Or,  répon- 
drons-nous, il  suffit  qu'on  puisse  dire  cela  pour  que,  —  réserve 
faite  d'une  découverte  future  qui  fournirait  une  preuve  défini- 
tive dans  un  sens  ou  dans  l'autre,  —  un  écrit  attribué  par 
les  manuscrits  [il  faudrait  dire  :  l'une  des  deux  copies]  au  seul 
Pascal,  soit  considéré  comme  une  œuvre  de  Pascal.  »  Je  ne  suis 
pas  très  sur  de  bien  comprendre  ;  mais  passons. 

M.  Lanson,  serrant  la  question  de  plus  près,  met  en  regard 
les  uns  des  autres  les  passages  des  Pensées  et  les  passages  du 
Discours  qui  lui  paraissent  otîrir  entre  eux  quelque  ressem- 
blance, et  qui  sont,  en  effet,  assez  nombreux  et  frappants;  et  il 
conclut  avec  raison  que  ces  rencontres  ne  peuvent  être  fortuites, 
et  que,  «  dès  lors,  on  est  forcé  de  choisir  entre  trois  hypothèses, 
les  seules  qui  soient  possibles  :  »  ou  bien  le  Discours  est  de 
Pascal;  —  ou  bien  il  est  de  quelqu'un  que  Pascal  imite;  —  ou 
bien  il  est  de  quelqu'un  qui  imite  Pascal.  Et  il  examine  succes- 
sivement ces  trois  hypothèses. 

La  dernière,  celle  qui  ferait  du  Discours  un  pastiche  ou  une 
imitation  involontaire,  —  et  pour  laquelle,  M.  Lanson  l'a  juste- 


604 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ment  noté,  j'avais  quelque  tendresse,  — lui  paraît  «  séduisante,  » 
et  même,  «  à  condition  de  ne  pas  mettre  en  avant  de  noms 
propres  sur  lesquels  la  discussion  aurait  prise,  »  «  la  position  » 
lui  semble  «  inattaquable.  »  Au  moins  à  première  vue.  Car,  à 
la  réflexion,  suivant  lui,  des  objections  surgissent.  M.  Lanson 
ne  se  représente  pas  un  bel  esprit  du  XVIIe  siècle  se  nourrissant 
des  Pensées  comme  d'un  livre  classique  et  s'en  inspirant,  plus 
ou  moins  consciemment,  pour  écrire  sur  l'amour.  D'autre  part, 
la  langue  du  Discours  lui  parait,  jusqu'à  l'évidence,  celle  de  la 
première  moitié  du  XVIIe  siècle,  et  il  se  trouve  ainsi  amené  à 
en  dater  la  rédaction  d'avant  1670,  date  de  la  publication  des 
Pensées. 

Ces  deux  objections  ne  me  frappent  pas  beaucoup,  je  l'avoue. 
Supposez  un  contemporain  de  Bossuet,  —  ou  de  Pascal, 
mais  ayant  survécu  à  Pascal,  —  écrivant  vers  1680  ou  1690  : 
en  quoi  sa  langue,  je  le  demande,  pourrait-elle  bien  différer 
de  celle  de  l'auteur,  quel  qu'il  soit,  du  Discours?  D'autre 
part,  je  crois  que  les  Pensées,  dès  leur  apparition,  ont  eu  un 
très  vif  succès,  aussi  bien  dans  le  monde  profane  que  dans 
le  monde  dévot.  Mme  de  La  Fayette  a  pu  dire  que  «  c'était 
méchant  signe  pour  ceux  qui  ne  goûteraient  pas  ce  livre,  »  et  le 
P.  Griselle  nous  a  révélé  qu'il  s'était  formé  tout  un  groupe 
d'admirateurs  de  Pascal,  que  l'on  appelait  les  Pascalins.  A 
priori,  pourquoi  veut-on  qu'entre  1670  et  1700  il  ne  se  soit  pas 
trouvé  quelque  pascalin,  —  mondain  plutôt  que  dévot,  —  pour 
écrire  le  Discours  (1)?  Les  difficultés  soulevées  contre  une 
hypothèse,  que  par  ailleurs  on  qualifie  de  «  séduisante,  »  ne 
me  paraissent  donc  pas  insurmontables. 

Il  en  va  tout  autrement  de  l'hypothèse  qui.  ferait  de  l'auteur 
du  Discours  l'un  des  inspirateurs  du  Pascal  des  Pensées.  Elle 
n'offre  guère  de  consistance,  et  il  n'y  a  pas  lieu  d'y  insister  bien 
longuement.  Le  Discours,  —  s'il  n'est  pas  une  imitation  de 
Pascal,  —  révèle  une  personnalité  littéraire  et  morale  bien 
supérieure  à  toutes  celles,  de  nous  connues,  qui,  à  l'époque  de 
sa  vie  mondaine,  ont  entouré  Pascal.  On  a  prononcé,  j'ai  pro- 
noncé moi-même,  en  passant,  et  avec  toute  sorte  de  réserves,  le 

fi  San?  s'y  arrêter  longuement,  M.  Brunschvicg  a  envisagé  avec  une  certaine 
complaisance  celte  hypothèse.  —  Voyez  dans  la  Revue  de  Fribourg  de  juillet.  1907, 
l'article  «lu  P.  Griselle  sur  Pascal  et  les  Pascalins  d'après  des  jugements  contempo- 
rains. 


PASCAL  ET  LE  <(  DISCOURS  SUR  LES  PASSIONS  DE  l'aMOUR.  »  605 

nom  de  Méré.  Mais,  sans  aller  jusqu'à  dire,  avec  Emile  Faguet, 
que  «  Méré  est  un  imbécile,  »  Méré  n'eût,  évidemment,  pas  été 
capable  d'écrire  le  Discours.  Je  passe  sur  d'autres  raisons,  que 
donne  M.  Lanson,  et  qui  me  semblent  irréfutables.  Et  j'admets 
bien  volontiers  avec  lui  que,  plutôt  que  d'attribuer  à  Méré, 
Miton,  ou  à  je  ne  sais  quel  mystérieux  inconnu  de  l'entourage 
mondain  de  Pascal  le  Discours  sur  les  passions  de  l'amour,  il  est 
plus  sage,  plus  simple  et  plus  «  économique  »  de  l'attribuer  à 
Pascal  lui-même. 

El  M.  Lanson  de  conclure,  provisoirement,  que  la  balance 
qui,  selon  moi,  «  restait  en  équilibre,  »  maintenant  «  fléchit 
fortement  du  côté  de  Pascal.  »  Les  raisons  que  j'ai  fait  valoir 
pour  justifier  l'hypothèse  d'un  pastiche  ou  d'une  imitation 
involontaire  de  Pascal  m  empêchent  de  souscrire  pleinement  à 
ce  langage.  Mais,  pour  suivre  la  métaphore,  que  la  balance 
commence  à  fléchir  du  côté  de  Pascal,  c'est  ce  que  je  recon- 
nais sans  la  moindre  difficulté. 

*    • 

«  Cependant,  dira-t-on,'il  n'y  a  rien  dans  tout  cela  de  décisif. 
Rien  ne  fait  preuve.  C'est  vrai.  »  C'est  M.  Lanson  lui-même 
qui  parle  ainsi,  et  nous  reconnaissons  bien  là  la  parfaite  probité 
de  sa  pensée  et  ses  légitimes  exigences  en  matière  de  preuves. 
Et  il  en  vient,  quittant  le  terrain  des  hypothèses  et  des  vraisem- 
blances historiques,  où,  quoi  que  nous  fassions,  un  peu  de  sub- 
jectivisme  se  mêle  nécessairement  à  nos  ignorances,  à  «  essayer 
la  seule  méthode  qui,  dans  l'espèce,  puisse  fournir  une  preuve,  » 
j'entends  une  preuve  positive. 

«  Pour  établir,  —  avais-je  écrit  ici  même,  —  d'une  manière 
péremptoire  l'authenticité  du  Discours,  il  faudrait  découvrir,  — 
et  je  ne  crois  pas  que  l'on  y  parvienne,  —  entre  certaines  des 
Pensées  retrouvées  au  cours  du  xixe  siècle  et  certains  passages  du 
Discours  des  rapports  si  étroits,  que  l'identité  de  l'auteur  s'im- 
poserait. »  M.  Lanson  veut  bien  approuver  et  reprendre  cette 
observation;  il  la  complète  avec  raison,  en  remarquant  qu'aux 
Pensées  retrouvées  au  xixe  siècle  il  faudrait  joindre  celles  qu'on 
a  découvertes  au  xvme  siècle,  puisque  les  manuscrits  du  Dis- 
cours sont  manifestement  du  xvne  siècle.  Et  il  se  livre  à  ce 
minutieux  travail  de  comparaison  de  textes  dont  Ips  résultats 
ne  m'inspiraient  qu'une  médiocre  confiance.  Je  raisonnais,  non 


606  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pas  tout  à  fait  a  priori,  mais  d'après  des  impressions  un  peu 
superficielles.  Au  total,  j'avais  tort. 

Car  l'enquête  de  M.  Lanson  l'a  conduit  a  des  résultats  que 
l'on  peut  considérer  comme  décisifs.  Il  les  résume  lui-même  en 
ces  termes  :  «  Nous  sommes  en  présence  de  trois  passages  du 
Discours  qui  ont  un  rapport  plus  frappant  avec  le  texte  du 
manuscrit  des  Pensées  qu'avec  le  texte  de  Port-Royal,  et  en 
présence  de  trois  autres,  qui  n'ont  de  rapport  qu'avec  des  frag- 
ments de  Pascal  omis  dans  les  éditions  de  Port- Royal  et  publiées 
par  Bossuet,  ou  Faugère,  ou  au  plus  tôt*en  1728.  » 

«  De  là  vient,  —  lit-on  dans  Port-Royal,  —  que  les  hommes 
aiment  tant  le  bruit  et  le  tumulte  du  monde.  »  —  L'auteur  du 
Discours  dit  pareillement  :  «  Il  lui  faut  du  remuement  et  de 
l'action.  »  Mais  l'analogie  est  beaucoup  plus  grande,  si  l'on  se 
reporte  au  texte  original  des  Pensées  :  «  le  bruit  et  le  remue- 
ment, »  avait  dit  Pascal,  que  Port-Royal  a  cru  devoir  corriger 
et  banaliser.  L'auteur  du  Discours  a  donc  retrouvé  le  texte 
primitif. 

Simple  et  curieuse  coïncidence,  dira-t-on  peut-être.  Mais 
elle  n'est  pas  unique.  Et  je  voudrais  pouvoir  ici  reproduire,  ou 
tout  au  moins  analyser  les  pages  ingénieuses  et  subtiles  où 
M.  Lanson,  rapprochant  le  texte  du  Discours  de  certaines  pen- 
sées, montre,  d'une  part  que,  le  Discours  nous  offre  comme  une 
forme  «  embryonnaire  »  de  l'une  des  conceptions  les  plus  ori- 
ginales de  Pascal  dans  les  Pensées,  —  sa  théorie  du  bonheur, 

—  et  d'autre  part,  que  le  texte  édulcoré  et  incomplet  de  Port- 
Royal  n'aurait  pu  exercer  quelque  influence  appréciable  sur 
l'auteur  du  Discours. 

«  Us  (les  esprits  médiocres)  sont  machines  partout,  »  lisons- 
nous  dans  le  Discours,  qui  emploie  ailleurs  encore  cette  origi- 
nale expression  en  l'appliquant  à  l'homme.  Or,  le  Pascal  des 
Pensées  emploie  à  trois  reprises,  dans  un  sens  identique,  cette 
même  expression,  mais  le  Pascal  de  l'édition  Faugère,  et  non 
pas  celui  de  Port-Royal.  Si  l'auteur  du  Discours  n'est  point 
Pascal,  il  est  bien  extraordinaire  qu'il  réinvente,  en  quelque 
sorte,  le  vrai  Pascal,  travesti  par  Port-Royal. 

La  théorie  de  la  machine  est  commune  au  Discours  et  aux 
Pensées.  «  A  force  de  parler  d'amour,  —  lit-on  dans  le  Discours, 

—  on  devient  amoureux...  L'on  ne  peut  presque  faire  semblant 
d'aimer  que  l'on  ne  soit  bien  près  d'être  amant.  »  — >  Et  dans 


PASCAL  ET  LE  «  DISCOURS  SUR  LES  PASSIONS  DE  L'AMOUR.  ))  607 

les  Pensées  :  «  Suivez  la  manière  par  où  ils  ont  commencé  : 
c'est  en  faisant  tout  comme  s'ils  croyaient,  en  prenant  de  l'eau 
bénite,  en  faisant  dire  des  messes,  etc.  Naturellement  même, 
cela  vous  fera  crojre.  »  Evidemment,  ces  deux  textes  traduisent 
en  termes  très  voisins  la  môme  pensée,  appliquée  a  deux 
«  ordres  »  différents,  et  rien  ne  serait  plus  vraisemblable  que 
de  les  supposer  issus  pour  ainsi  dire  l'un  de  l'autre.  Mais  à  la 
condition  qu'on  lise  les  Pensées  dans  nos  éditions  modernes,  et 
non  pas  dans  celle  de  Port-Royal,  qui  a  simplement  écrit  : 
«  Suivez  la  manière  par  où  ils  ont  commencé  ;  imitez  leurs 
actions  extérieures,  si  vous  ne  pouvez  encore  entrer  dans  leurs 
dispositions  intérieures;  quittez  ces  vains  amusements.  »  — 
«  Aucune  suggestion,  a  dit  spirituellement  et  justement 
M.  Lanson,  ne  pouvait  sortir  de  cette  rédaction  timidement 
camoutlée.  g 

Ces  exemples  suffisent  sans  doute,  et  la  démonstration  sou- 
haitée est  maintenant  faite.  Cette  fois,  la  balance  a  fléchi  tota- 
lement du  côté  de  Pascal.  «  La  philologie  grecque  ou  latine 
s'estimerait  fort  heureuse  d'avoir  autant  de  raisons  d'attribuer 
à  Platon  certains  dialogues  qu'on  a  renoncé  à  contester,  et  à 
Tacite  le  Dialogue  des  Orateurs.  »  Cette  conclusion  de  M.  Lanson 
sera  la  mienne.  Rendons  désormais  a  Pascal  ce  qui  appartient 
à  Pascal.  Si  l'on  pouvait  douter  que  le  Pascal  de  Port-Royal  fût 
l'auteur  du  Discours  sur  les  passions  de  l'amour,  le  doute  n'est 
plus  permis  pour  le  Pascal  des  vraies  Pensées  que  nous  a  resti- 
tuées la  critique  du  xixe  siècle.  Et  je  ne  me  repens  pas  d'avoir 
publiquement  exprimé  mon  scepticisme,  —  un  scepticisme 
d'ailleurs  tout  provisoire,  —  puisque  ce  scepticisme  même  a  fait 
progresser  la  question,  et  a  été  l'occasion  d'une  nouvelle  et  plus 
précise  enquête  et  l'origine  d'une  plus  rigoureuse  certitude. 

Victor  Giraud. 


AUTOUR  D'UNE  CONFÉRENCE 

IMPRESSIONS  DE  SPA 


Il  y  a,  dans  le  grand  promenoir  du  Pouhon,  la  source  la 
plus  célèbre  de  Spa,  une  vaste  et  assez  mauvaise  peinture  repré- 
sentant, avec  un  mépris  parfait  de  la  chronologie,  les  plus  mar- 
quants des  personnages  que  la  vertu  de  ses  eaux  a  attirés  en  ce 
lieu.  On  y  voit  côte  à  côte  et,  paraissant  deviser  ensemble 
comme  si  de  rien  n'était,  le  chancelier  Bacon  et  le  prince  de 
Ligne,  Descartes  et  la  reine  de  Navarre. 

Le  bourgmestre  et  les  échevins  de  Spa,  justement  soucieux 
de  ne  laisser  perdre  aucune  réclame  pour  leur  ville,  pourront 
faire  exécuter  d'ici  peu  une  autre  fresque,  le  pendant  de  celle-ci, 
où  se  trouveront  réunis  les  hommes  d'Etat,  les  diplomates,  les 
généraux  les  plus  illustres  de  l'Entente,  venus  à  Spa  pour  y 
rencontrer,  un  an  après  la  signature  de  la  paix,  le  chanc  lier, 
les  ministres  et  les  généraux  de  l'Allemagne. 


Une  petite  ville  coquette,  proprette,  un  tantinet  vieillotte, 
étroitement  resserrée  dans  le  creux  d'une  vallée  verdoyante, 
c'est  Spa.  Pas  de  Palace,  pas  de  caravansérail,  pas  de  casino 
monumental  et  tapageur  avec  son  peuple  de  raslaquouères,  de 
croupiers  et  de  filles;  je  ne  sais  quoi,  au  contraire,  de  familial, 
de  bourgeois  rappelant  la  première  moitié  du  siècle  dernier.  On 
a  le  sentiment  que  la  ville  a  dû  se  transformer  assez  peu- 
L'ombre  de  ses  hôtes  illustres  flotte  dans  ses  rues,  sur  ses  vieilles 
maisons.  Spa  apparaît  un  peu  comme  une  ville  d'eauxdu  passé. 

Comment  loger  dans  ses  hôtels  modestes,  de  nombre  assez 
restreint,  tous  les  acteurs,  tous  les  spectateurs  de  la  Conférence? 
Le  problème  n'était  certes  pas  facile.  Le  Secrétariat  belge  l'a, 


AUTOUR    D  UNE    CONFERENCE. 


609 


dans  les  meilleures  conditions  possibles,  résolu.  Et  l'on  ne  sau- 
rait trop  vivement  remercier  nos  hôtes  belges  pour  leur  exquise 
courtoisie,  l'empressement  et  la  bonne  grâce  de  leur  accueil. 
Ils  n'ont  rien  néglige  de  ce  qui  était  en  leur  pouvoir  pour 
rendre  notre  séjour  chez  eux  plus  agréable  et  notre  tâche  plus 
fae  i  1 1  ■ . 

Faire  tenir  dans  la  ville  proprement  dite  toutes  les  déléga- 
tions, il  n'y  fallait  pas  songer.  A  défaut  de  l'ordre  concentré, 
les  1>  ilg  's  ont  eu  recours  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  l'ordre 
dispersé,  qui,  d'ailleurs,  offrait  à  d'autres  égards  de  très  gros 
avantages.  Il  y  a,  éparpillées  sur  les  collines  voisines,  de  belles, 
de  lu.\ m 'uses  villas,  où  ont  été  logés  les  chefs  des  principales 
délégations,  française,  italienne,  japonaise.  La  plus  belle,  la 
plus  connue  d'entre  elles,  le  Neubois,  qui,  durant  la  dernière 
année  île  la  guerre,  fut  la  résidence  personnelle  du  Kaiser, 
abrite  M.  Millerand  et  ses  collaborateurs,  MM.  François-Marsal, 
Le  Troquer,  le  maréchal  Foch.  M.  Lloyd  George,  lui,  est  resté 
avec  sa  délégation  dans  le  meilleur  hôtel  où  se  trouvait  l'Etat- 
jaajor  de  Ludendorff. 

Quant  aux  Allemands,  pour  la  première  fois  qu'ils  étaient 
en  contact  avec  les  Alliés,  il  y  avait  grand  intérêt  à  réduire 
ce  contact  au  strict  nécessaire.  On  les  a,  fort  judicieusement, 
placés  un  peu  à  l'écart,  tout  en  haut  de  la  colline  qui  domine  à 
pic  la  ville  et  qui  porte  le  gracieux  nom  d'Annette  et  Lubin. 
L'endroit  fixé  pour  les  réunions,  le  lieu  géométrique  de  la  Con- 
férence, si  l'on  peut  dire,  est  la  villa  La  Fraineuse,  à  trois  kilo- 
mètres de  Spa,  sur  les  hauteurs,  près  de  la  résidence  de  M.  Mil- 
lerand. 

Les  choses  arrangées  de  la  sorte,  hommes  d'Etat  et  diplo- 
mates peuvent  se  voir  quand  ils  veulent,  mais  seulement  lors- 
qu'ils le  veulent. 

La  première  conférence  est  fixée  au  lundi  5  juillet,  à  onze 
heures.  Un  peu  avant,  nous  partons  en  automobile  pour  La  Frai- 
neuse. Une  belle  route  bordée  d'arbres  magnifiques  remonte 
l'étroite  vallée;  on  la  quitte  pour  pénétrer  par  un  large  portail 
dans  un  très  beau  parc;  par  des  allées  en  lacets,  on  accède  à  la 
villa,  une  jolie  maison  de  style  xvine  siècle,  aux  lignes  simples 
et  harmonieuses,  une  réminiscence  de  Trianon.  Il  y  a  là  réunies 
une  centaine  de  personnes,  experts,  journalistes;  en  demi-cercle 
deux  rangs  serrés  de  photographes  et  cinématographes  braquent, 

TOMK   LVIII.    —   1020.  39 


610  REVUE    DES    DEUX    MONDES* 

telles  des  mitrailleuses,  leurs  appareils  vers  la  porte  d'ejotrée.^ 
Quelques  dames,  les  filles  du  propriétaire  de  la  villa,  avec  leurs 
invités.  On  se  croirait  à  une  garden  party. 

M.  Millerand  et  ses  collaborateurs,  MM.  François-Marsal,  Le 
Troquer,  Philippe  B'ilhelol,  arrivent  les  premiers  en  automo- 
bile. Puis  c'est  le  tour  des  autres  délégations,  les  Belges,  les 
Italiens,  en  dernier  lieu  les  Anglais,  M.  Lloyd  George  et  Lord 
Curzon. 

Voici  enfin  les  Allemands.  Le  chancelier  Fehrenbach  des- 
cend le  premier.  Il  a  une  assez  belle  tête  de  père  noble,  grand, 
large  d'épaules,  de  corpulence  un  peu  forte,  d'aspect  bon  enfant, 
n'ayant  rien  de  la  raideur,  de  l'arrogance  prussienne.  Fehren- 
bach d'ailleurs  est  Badois.  Vient  ensuite  Simons,  le  ministre 
des  Affaires  Etrangères,  la  forte  tète  de  la  délégation,  aussi  diffé- 
rent de  lui  que  possible,  très  prussien  d'apparence,  sec  et 
mince,  le  visage  émaoié,  la  physionomie  intelligente,  le  teint 
mat,  le  regard  dur.  Fehrenbach  a  l'air  relativement  à  son  aise. 
Simons,  lui,  est  visiblement  impressionné,  contracté.  Il  est" 
pâle,  presque  blême.  Il  fait  effort  pour  se  dominer,  pour 
paraître  impassible.  Cette  tension  nerveuse  lui  donne  un  peu 
l'aspect  et  la  démarche  d'un  automate. 

Cette  première  réunion  dure  assez  peu.  M.  Delacroix,  pre- 
mier ministre  belge,  qui  la  préside,  donne  aux  Allemands 
connaissance  du  programme  comportant  en  premier  lieu  la 
question  du  désarmement.  Le  chancelier  fait  un  discours  et 
Simons  un  autre.  Mais,  en  l'absence  de  leurs  experts  militaires, 
le  général  von  Seckt  et  le  ministre  de  la  guerre,  ils  se  déclarent 
hors  d'état  de  discuter  en  détail  le  désarmement.  Or,  ces  per- 
sonnages, bien  qu'ils  aient  été  appelés  en  toute  hâte,  ne  peuvent 
arriver  que  le  lendemain  après  midi. 

«  Qu'à  cela  ne  tienne,  répondent  les  Alliés.  Nous  les  atten- 
drons. »  Et  là-dessus  la  séance  est  levée. 

Pourquoi  les  experts  germaniques  ne  sont-ils  pas  la?  Est-ce 
par  suite  d'un  malentendu?  Est-ce  plutôt  une  manœuvre, 
d'ailleurs  assez  grossière,  des  Allemands,  désireux  de  rejuter  à 
la  fin  la  question  du  désarmement  qui  les  gène  ? 

Je  vais,  tout  de  suite  après  la  réunion,  voir  M.  Millerand  au 
Neubois.  C'est  à  quelques  minutes  d'ici,  par  un  délicieux  che- 
min montant  légèrement  à  travers  le  parc.  La  villa,  dans  le 
style  d'un  cottage  anglais,  est  charmante  ;  elle  commande  une 


t  AUTOUR    D'UNE    CONFÉRENCE.  611 

vue  magnifique,  tout  un  vaste  horizon  de  collines  verdoyantes, 
de  forêts  et  de  prairies.  On  comprend  que  le  Kaiser  l'ait  choisie. 

Je  trouve  notre  Président  du  Conseil  dans  le  grand  salon 
du  rez-de-chaussée.  Il  est  satisfait  des  négociations  de  Bruxelles. 
La  partie  qu'il  va  jouer  ici  est  très  grosse,  très  difficile.  Mais 
il  a  pleine  confiance.  Il  s'agit  d'obliger  l'Allemagne  à  désarmer 
tout  d'abord,  à  nous  livrer  du  charbon,  ce  qui  est  pour  nous 
essentiel,  à  nous  payer.  Les  promesses,  les  engagements  de  sa 
part  ne  sauraient  nous  suffire,  nous  voulons  des  gages  et  nous 
voulons  des  sanctions.  Si  nous  parvenons  à  les  obtenir,  la 
Conférence  aura  marqué  un  progrès  sensible  pour  l'exécution 
du  traité. 

Vigoureux  et  robuste,  écoutant  attentivement  son  interlocu- 
teur, ne  disant  que  ce  qu'il  veut  dire  et  comme  il  veut  le  dire, 
toujours  pareil  à  lui-même,  sans  défaillance,  sans  nervosité,  sans 
à-coup,  inspirant,  à  ceux  qui  l'approchent  une  impression 
d'absolue  confiance  et  d'entière  loyauté,  plein  de  patience  et  de 
bon  sens  et  d'une  fermeté  inébranlable,  quand  les  intérêts  de 
son  pays  sont  en  cause,  tel  m'apparait  une  fois  de  plus  M.  Mil- 
lerand.  Il  possède  exactement  les  qualités  qu'il  faut  pour  dis- 
cuter avec  les  Anglais.  Lord  Derby,  ambassadeur  de  Grande- 
Bretagne  à  Paris,  au  cours  des  quarante-huit  heures  qu'il  est 
venu  passer  à  Spa,  me  cite  sur  M.  Millerand  un  mot  de  M.  Lloyd 
George  (soit  dit  en  passant,  nous  ne  serons  jamais  assez  recon- 
naissants à  Lord  Derby  des  grands  services  qu'il  ne  cesse  de 
rendre  à  l'Entente  franco-britannique.  Au  cours  des  négocia- 
tions difficiles  qui  ont  précédé  la  Conférence,  il  a  joué  le  rôle  le 
plus  actif  et  le  plus  bienfaisant.)  «  Quand  des  hommes  d'Etat, 
des  diplomates,  a  dit  M.  Lloyd  George,  me  font  une  promesse, 
j'ai  toujours  soin  de  la  leur  demander  par  écrit.  Avec  M.  Mille- 
rand, cette  précaution  est  inutile.  S'il  me  dit  quelque  chose, 
cela  me  suffit  !  » 

On  ne  saurait  venir  au  Neubois  sans  visiter  le  souterrain 
déjà  célèbre  que  le  Kaiser  fit  creuser  à  grand'peine  au-dessous 
de  la  demeure,  pour  y  abriter  sa  couardise.  Il  y  a  là  un  luxe,  un 
raffinement  de  précautions  qui  dépassent  l'imagination,  des 
portes  à  double-battant,  épaisses,  massives,  garnies  de  clous, 
comme  celles  d'un  coffre-fort,  une  sortie  dans  le  parc  soigneu- 
sement camouflée,  etc.,  etc.  Quel  dommage  qu'on  ne  puisse  pas 
conduire  ici  en  pèlerinage  chaque  Allemand  pris  en  particulier! 


612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pareil  spectacle  le  débouterait  à  tout  jamais  de  son  Empereur. 

Les  souvenirs  de  l'occupation  allemande,  du  séjour  du 
Kaiser,  d'Hindenburg,  de  Ludendorff,  du  grand  quartier  général 
pullulent  à  Spa.  C'est  à  l'Hôtel  Britannique,  où  se  trouve  actuel- 
lement la  délégation  anglaise,  que  Guillaume  II  a  signé  son  abdi- 
cation. Des  récits  détaillés,  dos  monographies,  des  souvenirs  et 
des  anecdotes,  bref  toute  une  littérature  est  en  train  de  se 
constituer  sur  ce  sujet. 

Nous  allons  voir  le  chancelier  Fehrenbach  dans  la  villa  qu'il 
occupe  sur  la  colline  Annette  et  Lubin;  une  villa  toute  simple 
et  des  plus  modestes,  si  on  la  compare  à  celle  de  M.  Millerand 
ou  du  comte  Sforza.  Elle  est  par  surcroit  très  sommairement 
meublée,  par  la  faute  des  généraux  allemands  qui,  l'ayant  occu- 
pée durant  la  guerre,  déménagèrent,  selon  leur  habitude,  une 
partie  du  mobilier.  Si  Fehrenbach  et  Simons  n'ont  pas  tout  ce 
qu'il  leur  faut,  ils  savent  ainsi  à  qui  s'en  prendre.  Le  chancelier, 
d'une  belle  voix  creuse,  la  voix  d'un  orateur  accoutumé  aux 
réunions  publiques,  nous  fait  un  certain  nombre  de  déclara- 
tions ni  très  intéressantes  ni  surtout  très  neuves.  <c  L'Allemagne, 
dit-il,  est  prête  à  exécuter  loyalement  le  traité.  Mais  est-ce 
sa  faute  si  certaines  de  ses  clauses  sont  inexécutables?  »  Là- 
dessus  long  développement  sur  les  thèmes  bien  connus  :  la 
misère,  l'insuffisance  de  la  nourriture,  le  chômage,  la  possibi- 
lité des  troubles,  le  manque  de  matières  premières,  etc.,  etc.. 

A  mesure  que  la  Conférence  se  prolonge,  le  rôle  de  Fehren- 
bach devient  de  plus  en  plus  insignifiant.  Politicien  de  métier, 
bon  avocat  d'assises,  capable,  avec  du  trémolo  dans  la  voix, 
d'impressionner  un  jury  de  province  (sa  grande  spécialité  est, 
parait-il,  de  faire  acquitter  les  incendiaires),  il  est  visiblement 
débordé,  dépassé,  par  les  difficiles  questions  qui  se  discutent  ici. 
Aussi  prend-il  de  moins  en  moins  la  parole  C'est  Simons  qui  de 
plus  en  plus  fait  figure  de  chef. 

Celui-ci  est  vraiment  quelqu'un.  J'ai  avec  lui  un  intéressant 
entretien  le  lendemain  du  jour  où  Hugo  Stinnes,  un  des  ma- 
gnats de  l'industrie  teutonique,  roi  du  charbon,  et  maître  de 
soixante  journaux,  avait  tenu  les  propos  agressifs,  voire  inso- 
lents que  l'on  sait,  mettant  volontairement,  si  l'on  peut,  dire,  les 
pieds  dans  le  plat. 

Ancien  fonctionnaire  de  la  Wilhelmstrasse,  Simons  a,  ces 
derniers  temps,  quitté  la  diplomatie  pour  entrer  dans  les  grandes 


AUTOUR    D  UNE    CONFERENCE. 


613 


affaires.  Il  est  devenu  un  des  dirigeants  d'un  puissant  syndicat 
d'industriels  qui  ressemble  a  notre  comité  des  Forges;  il  s'est 
trouvé  à  ce  titre  sous  les  ordres  de  Stinnes  qui  était  un  de  ses 
grands  patrons. 

Comme  je  lui  marquais  tout  d'abord  l'impression  détestable 
produite  sur  la  Conférence  par  le  discours  de  ce  dernier  : 
«  Lequel  de  vous  deux  devons-nous  croire,  lui  dis-je?  Vous  qui 
nous  tenez  un  langage  volontiers  conciliant,  ou  Stinnes  dont 
l'attitude  est  si  intransigeante  et  les  propos  si  déplaisants?  Vous 
consentez,  vous,  à  nousverser  quelque  chose.  Mais  Stinnes,  lui, 
refuse  en  somme  de  payer  quoi  que  ce  soit! 

—  J'espère  réussir  à  le  convaincre,  me  répond  Simons. 
D'ailleurs  les  événements  eux-mêmes,  les  décisions  prises  à  la 
Conférence  ne  manqueront  pas  de  l'impressionner.  C'est  pour- 
quoi j'ai  été  très  content  qu'il  vint  ici.  La  première  fois  que  j'ai 
parlé  de  l'adjoindre  à  notre  délégation,  plusieurs  de  mes  col- 
lègues du  Ministère  ont  poussé  les  hauts  cris.  «  Vous  n'y  pensez 
pas,  m'ont-ils  dit,  il  va  tenir  à  Spa  le  langage  le  plus  violent, 
indisposer  les  hommes  d'Etat  alliés.  »  S'il  doit  se  montrer  vio- 
lent, ai-je  répondu,  j'aime  mieux  que  ce  soit  à  Spa  qu'à  Berlin., 

L'intluence  de  Stinnes  est  évidemment  des  plus  considé- 
rables; les  ministres  allemands  qui  se  trouvent  ici  ne  le  cachent 
point;  la  plupart  d'entre  eux  sont  de  petits  garçons  vis  à  vis  de 
lui  ;  la  situation  du  Ministère  est  entre  ses  mains.  Stinnes  manie 
les  experts  à  sa  guise;  les  notes  remises  par  les  Allemands,  sont 
plus  ou  moins  inspirées  par  lui. 


* 
*   * 


«  Que  d'experts  nous  avons  ici!  me  dit  un  de  mes  amis.  Ils 
sont  aussi  nombreux  que  les  grains  de  sable  sur  la  plage  ou  les 
étoiles  au  firmament  :  finances,  charbon,  armée,  avions,  ma- 
rine de  guerre  et  marine  marchande,  que  sais-je  encore?  cha- 
cun d'eux  est  accompagné  de  deux  ou  trois  secrétaires,  d'une 
demi-douzaine  de  dactylographes.  Comme  il  n'en  est  pas  un 
qui  né  gagne  au  bas  mot,  payables  en  bonnes  livres  britan- 
niques, ou  en  marks  or,  dans  les  cinquante  mille  francs  par 
an,  croyez-vous  que  lorsque  tout  ce  monde-là  aura,  durant  dix, 
vingt,  trente  années  pesé,  compté,  flairé,  expertisé  à  loisir  le 
montant  de  la  dette  allemande,  il  en  restera  quoi  que  ce  soit 
pour  les  pauvres  créanciers  que  nous  sommes?  Ce  sera  comme 


614  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  la  fable  de  l'Huître  et  les  deux  plaideurs.  Tout  n'aura-t-il 
pas  été'  mangé?  »  Mon  ami  sans  doute  exagère,  en  homme 
quelque  peu  atteint  de 'la  phobie  des  experts.  Il  reste  qu'il  y  en 
a  ici  vraiment  beaucoup,  de  toute  nationalité,  de  tout  grade, 
des  vieux  et  des  jeunes,  des  civils  et  des  militaires. 

Au  regard  d'eux  les  journalistes  ont  l'air  de  n'être  qu'une 
poignée  :  spécialistes  des  voyages  et  du  grand  reportage,  rédac- 
teurs de  politique  étrangère,  la  plupart  se  connaissent,  pour 
«'être  rencontrés  dix  fois  dans  les  lieux  et  les  circonstances  les 
plus  sensationnelles,  au  Caucase  ou  à  Pékin,  pour  le  couronne- 
ment ou  le  détrônement  d'un  roi,  une  révolution,  une  guerre, 
un  tremblement  de  terre,  etc. 

Voici  mon  vieil  ami  Wickam  Stead,  le  directeur  du  Times, 
avec  tout  un  état-major  d'assistants,  de  dactylographes  et  de  télé- 
phonistes. Quand  il  s'agit  d'une  réunion  de  cette  importance,  le 
grand  journal  de  la  Cité  doit  à  sa  vieille  réputation  de  faire 
somptueusement  les  choses,  sans  regarder  à  la  dépense.  Stead  a 
loué,  par  l'entremise  de  son  correspondant  de  Bruxelles,  tout  un 
étage,  sur  la  plus  belle  promenade.  On  y  a  arrangé  tout  exprès 
une  installation  téléphonique  qui  lui  permet  de  correspondre 
avec  son  bureau  de  Londres.  Un  de  ses  prédécesseurs,  Blowitz, 
dont  les  Mémoires  si  amusants  sont  d'ailleurs  remplis  de  gascon- 
nades,  raconte  par  quel  stratagème,  en  faisant  spécialement 
chauffer  un  train,  il  put,  le  premier,  câbler  le  texte  officiel  du 
traité,  après  le  Congrès  de  Berlin.  Bismarck,  ajoute-t-il,  était  si 
étonné  de  la  précision  de  ses  renseignements,  qu'un  jour,  avant 
l'ouverture  d'une  séance,  il  souleva  légèrement  le  tapis  qui 
recouvrait  la  table  et  s'écria:  «  Je  regarde  si  Blowitz  n'est  pas 
dessous!  » 

Stead  ne  prétend  d'aucune  manière  à  des  exploits  de  ce 
genre.  L'étendue  de  ses  connaissances,  un  don  véritablement 
prodigieux  de  polyglotte  qui  lui  permet  de  parler  avec  une 
égale  maîtrise  le  français,  l'italien,  l'allemand,  celui  de  Berlin 
comme  celui  de  Vienne,  non  seulement  la  langue  littéraire  mais 
encore  l'argot,  voilà  sa  force  et  la  raison  de  son  succès.  Il  a, 
depuis  vingt  ans,  vécu  dans  toutes  les  capitales;  il  y  a  connu 
tous  les  hommes  d'Etat;  à  tout  ce  qu'on  peut  apprendre  par  les 
livres  il  joint,  ce  qui  vaut  infiniment  mieux,  ce  qu'on  n'apprend 
que  par  les  hommes  et  par  la  vie.  Quand  le  journalisme  atteint 
à  ce  degré,  je  ne  vois  pas  trop  ce  qui  lui  est  supérieur.  Et  quel 


AUTOUR    D'UNE    CONFÉRENCE.  615 

grand,  quel  sûr  ami  de  notre  pays!  L'Entente  franco-britannique 
n'a  pas  de  défenseur  plus  fervent,  plus  attentif  à  tous  les  périls 
qui  la  menacent,  toujours  prêt  à  éventer  les  pièges,  à  dénoncer 
les  embûches  où  elle  pourrait  tomber. 

Pour  tous  ces  journalistes,  deux  sources  d'informations  :  les 
nouvelles  officielles  des  communiqués  qui  sont  une  pâture  com- 
mune, une  sorte  de  table  d'hôte;  puis  les  renseignements  per- 
sonnels que  chacun  peut  se  procurer  d'après  ses  relations,  son 
activité,  son  habileté,  son  flair. 

Après  chacune  des  séances,  on  publie  un  communiqué.  Le 
public  qui  a  lu  ces  Communiqués  a  dû  être  frappé  de  leur 
clarté,  de  leur  précision.  Ce  sont  les  qualités  d'esprit  essentielles 
de  M.  Philippe  Berthelot,  qui  les  a  rédigés. 

Dans  chaque  délégation,  un  personnage  officiel  ou  officieux 
recevait  les  journalistes  et  leur  donnait  des  renseignements.  Ces 
renseignements,  a  peine  ai-je  besoin  de  le  dire,  étaient  presque 
toujours  très  copieux.  L'âge  de  la  diplomatie  secrète  et  des  conci- 
liabules mystérieux  est  bien  passé.  A  l'heure  actuelle,  tout  se 
sait  et  tout  se  sait  très  vite.  S'il  prenait  par  hasard  à  l'Anglais 
l'envie  d'être  réservé,  c'est  le  Français  ou  l'Italien  qui  délieraient 
leur  langue. 

Pour  les  journalistes  français,  c'est  M.  Laroche,  directeur 
adjoint  au  quai  d'Orsay,  qui  avait  charge  de  les  renseigner.  Il 
s'acquittait  de  cette  tâche  avec  beaucoup  d'activité  et  d'intelli- 
gence, avec  un  empressement  et  une  bonne  grâce  dont  nous  ne 
pouvons  que  lui  être  reconnaissants. 

Pour  les  Anglais  c'est  lord  Riddel;  une  esquisse  même  som- 
maire de  la  Conférence  serait  par  trop  incomplète  si  l'on  ne 
donnait  à  celui-ci  un  petit  coup  de  pinceau.  Lord  Riddel  est  le 
lype  de  l'Anglais  jovial  et  môme,  disons  le  mot,  rigolo  :  for  he 
i$  a  jolly  good [ellow.  Pair  de  date  récente,  il  est  l'intime  ami 
de  M.  Lloyd  George.  C'est  un  self  made  man,  un  solicitor  (avoué 
et  notaire)  comme  lui.  Possesseur  d'une  assez  petite  étude,  m'a- 
t-on  raconté,  il  se  trouva  un  jour,  au  hasard  d'une  succession, 
le  maitre  d'une  feuille  hebdomadaire  qui  avait  déjà  ruiné  quel- 
ques-uns de  ses  propriétaires.  Il  eut  l'idée  géniale  de  publier 
in  extenso  le  compte  rendu  des  procès  en  divorce,  choisissant, 
comme  on  pense,  les  plus  affriolants.  Rien  n'est  plus  piquant 
que  ces  comptes  rendus  dont  la  loi  britannique,  au  rebours  de  la 
nôtre,  autorise  la  divulgation.  Rien  ne  jette  un  jour  plus  vif, 


616  BËVtJË    DES    DEUX    MONDES. 

plus  cru,  sur  les  mœurs  d'outre-Manche.  Lettres  d'amour, 
rendez-vous,  aventures  de  Week  end,  dépositions  de  portiers 
d'hôtels,  interrogatoires  de  femmes  de  chambre,  rien  n'y 
manque.  C'est  un  véritable  roman  feuilleton,  qui  a  le  double 
avantage  d'avoir  été  vécu,  et  de  ne  comporter  aucun  droit 
d'auteur.  Par  cette  trouvaille  ingénieuse,  lord  Riddel  en  quel- 
ques années  a,  m'assure-t-on,  gagné  quelques  millions.  Il  a 
franchi  le  cursus  honorum:  il  a  été  fait  successivement  chevalier, 
baronnet,  lord  comme  on  l'est  toujours  en  Angleterre  quand  on 
est  riche  et  qu'on  sait  à  propos  faire  profiter  de  sa  fortune  la 
caisse  électorale  d'un  des  deux  grands  partis. 

Lord  Riddel,  qui  a  la  pleine  confiance  de  M.  Lloyd  George, 
réunit  tous  les  jours  sur  le  coup  de  sept  heures  les  journalistes 
anglais  et  aussi  les  américains  (les  Etats-Unis  n'ayant  pas  de 
représentant  officiel  à  la  Conférence).  Il  leur  distribue  une 
abondante  pâture;  il  leur  fait  le  récit,  quelquefois  un  peu  ten- 
dancieux, de  ce  qui  s'est  passé. 

Il  y  a  aussi,  cela  va  sans  dire,  des  journalistes  allemands. 
Durant  les  premiers  jours,  ils  se  tenaient  un  peu  à  l'écart,  hési- 
tant à  se  mêler  aux  groupes  ;  à  mesure  que  la  Conférence  se 
prolonge,  ils  s'enhardissent;  certains  d'entre  eux  essaient  d'en- 
gager la  conversation  avec  leurs  confrères  alliés. 

Un  srirjComme  j'étais,  avec  un  de  nos  amis,  attablé  dans  un 
des  cafés  de  Spa,  un  journaliste  allemand  vient  nous  dire  d'une 
voix  tremblante  :  «  Savez-vous  si  c'est  à  notre  intention  qu'on  a 
crié  :  Heraus  (à  la  porte  1)  ?  » 

—  Nous  n'avons  rien  entendu,  répond  mon  ami.  Personne 
ne  semble  faire  attention  à  vous. 

—  Vous  en  êtes  bien  sûr?  dit  l'autre  à  moitié  rassuré.  Il  nous 
a  semblé  entendre  crier  :  Heraus.  Dans  ce  cas  nous  partirions 
tout  de  suite.  Nous  avons  l'ordre  formel  de  notre  délégation, 
d'éviter  toute  espèce  d'incident  (1). 

Tous  ces  journalistes  télégraphient  ou  téléphonent  leurs  arti- 
cles, le  télégraphe  étant  de  plus  en  plus  remplacé  par  le  téléphone, 
plus  rapide  et  moins  cher.  L'administration  belge  a  fait  installer 
un  bureau  de  rédaction  et  des  cabines  téléphoniques  dans  le  hall 
central  de  l'Etablissement  de  bains.  Vers  onze  heures  du  soir, 

(1)  Un  de  ces  journalistes,  Herr  Stockolossa  de  l'Agence  Wolff,  reçut  un  soir 
quelques  vigoureux  coups  de  canne  d'un  ofûcier  belge,  blessé  pendant  la  guerre, 
qui  perdit  la  tête  lorsqu'il  vit  attablé  tout  près  de  lui   des  Allemands. 


autour  d'une  conférence.  617 

l'endroit  présente  un  aspect  des  plus  curieux  :  il  est  bruyant, 
agité  comme  une  Bourse,  la  Bourse  aux  canards,  dit  un  mauvais 
plaisant.  Au  milieu  des  rumeurs,  on  entend  la  voix  d'un 
employé  qui  crie  :  «  Corriere  délia  Sera,  cabine  numéro  9!  » 
L'appelé  se  précipite,  s'enferme  à  double-battant  dans  sa  cage, 
déroule  son  papier,  et  commence  à  dicter.  Les  Belges  ayant  fait 
renforcer  les  piles,  des  phénomènes  d'induction  se  produisent, 
des  fuites  d'une  ligne  à  l'autre.  Quand  on  parle  à  Paris,  on 
entend  de  l'oreille  droite  un  Allemand,  qui  vocifère  dans  sa 
langue;  de  la  gauche,  un  Anglais  qui  crie  dans  la  sienne.  C'est 
la  plus  horrible  des  cacophonies  1 

* 
*  * 

Ce  mardi  6  juillet,  les  militaires  allemands,  le  général 
von  Seckt,  chef  d'Etat-major  général,  le  ministre  de  la  Guerre 
Gessler  étant  enfin  arrivés,  il  y  aura  réunion  plénière  pour  dis- 
cuter le  désarmement.  Comme  je  m'achemine  vers  la  Fraineuse, 
je  rencontre  le  capitaine  Lhôpital,  officier  d'ordonnance  du 
maréchal  Foch.  Je  lui  demande  où  est  le  maréchal.  «  Il  descend 
justement  à  pied  du  Neubois  avec  le  général  Weygand,  me  dit-il. 
Si  vous  voulez  le  voir,  vous  n'avez  qu'à  aller  au  devant  de  lui 
dans  le  parc.  » 

C'est  ce  que  je  m'empresse  de  faire.  Le  maréchal,  une  petite 
badine  à  la  main,  parait  en  d'excellentes  dispositions.  «  Vingt 
mois,  lui  dis-je,  après  la  signature  de  l'armistice  dans  la  forêt 
de  Rethonde,  vous  allez  vous  retrouver  à  une  même  table  avec 
des  généraux  allemands.  »  Ce  souvenir  le  fait  sourire.  Aperce- 
vant les  demoiselles  Peltzer,  les  filles  du  maitre  de  maison,  il  va 
les  saluer  et  s'entretenir  avec  elles  familièrement.  On  pense  si 
photographes  et  cinématographes  s'en  donnent  alors  à  cœur 
joie. 

Son  intime  ami,  son  frère  d'armes,  le  maréchal  Wilson 
arrive  presque  en  même  temps.  A  peine  l'a-t-il  aperçu  qu'il 
accourt  vers  lui  et  lui  serre  affectueusement  la  main.  Rien 
n'est  plus  touchant  que  la  camaraderie  de  ces  deux  grands  chefs, 
qui  ont  l'un  dans  l'autre  une  absolue  confiance.  Si  des  mesures 
militaires  doivent  être  prises  envers  les  Allemands  récalcitrants 
on  peut  être  sûr  qu'elles  le  seront  dans  un  accord  parfait. 

Le  culte  dont  le  maréchal  Foch  est  l'objet  en  Belgique  (c'est 
bien  d'un  culte  qu'il  s'agit)  est  chose  véritablement  extraordi- 


618  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

naire.  Il  faut  l'avoir  constaté  sur  place  pour  s'en  faire  une  idée. 
Le  maréchal  apparaît  comme  l'incarnation  de  la  victoire,  l'homme 
qui  a  délivré  la  Belgique  du  joug  allemand.  Partout  où  il  se 
montre,  la  foule  se  précipite  pour  le  voir,  le  toucher.  Dès  qu'on 
a  su  qu'il  venait  à  Spa,  toutes  les  associations  militaires  belges  se 
proposaient  d'organiser  en  son  honneur  une  gigantesque  mani- 
festation. Le  maréchal  a  fait  prier  les  organisateurs  de  renoncer 
à  leur  projet.  «  Nous  sommes  ici  pour  travailler,  »  a-t-il  dit. 

Un  jour  que  je  déjeune  avec  lui  chez  M.  Millerand,  le  maré- 
chal, de  très  bonne  humeur,  nous  dit  que,  le  matin  même,  en 
gare  de  Pépinster,  les  voyageurs  entouraient,  assiégeaient  son 
wagon.  .((  Une  petile  fille,  dit-il,  a  voulu  m'embrasser.  J'ai 
déféré  à  son  désir,  mais  venaient  par  derrière  une  dame  d'un 
certain  âge,  et  à  la  suite  beaucoup  d'autres,  en  nombre  mena- 
çant. Je  leur  ai  fait  dire  alors  que  je  serais  par  trop  ému  d'avoir 
à  les  embrasser  toutes,  et  je  suis  rentré  précipitamment  dans 
mon  wagon.  » 

Un  de  nos  ambassadeurs  raconte  celte  anecdote  :  «  C'était 
quelques  semaines  après  l'armistice,  lors  du  premier  voyage  à 
Lille  de  M.  Clemenceau.  A  son  arrivée  à  la  gare,  le  matin,  de 
très  bonne  heure,  le  préfet  vient  annoncer  au  président  qu'un 
certain  nombre  de  daines  sont  absolument  désireuses  de  le 
voir. 

—  Sont-elles  vieilles  ou  jeunes?  demande  M.  Clemenceau. 

—  Plutôt  entre  deux  âges,  répond  le  préfet. 

Sur  quoi  M.  Clemenceau,  d'une  voix  coupante  et  péremp- 
toire,  s' adressant  à  son  principal  collaborateur  dont  le  nom 
commence  par  un  M...  (je  laisse  à  nos  lecteurs  le  soin  de  deviner 
si  c'est  du  civil  ou  du  militaire  qu'il  s'agit)  : 

—  M...,  lui  crie-t-il,  embrassez-les I  » 
Et  M...  fut  obligé  de  s'exécuter. 

Il  se  poursuit  ici  deux  séries  de  négociations.  Les  unes  entre 
Alliés  et  Allemands,  les  autres  entre  les  Alliés  eux-mêmes, 
celles-ci  plus  importantes  encore  que  celles-là. 

La  France  doit  avant  tout  se  mettre  d'accord  avec  l'Angle- 
terre sur  le  principe,  les  modalités  des  sanctions  et  des  garan- 
ties. Se  mettre  d'accord  avec  l'Angleterre  c'est  discuter  avec 
M.  Lloyd  George.  Gomment  est-il  disposé  à  noire  égard?  Dans 
quel  état  d'esprit  est-il  venu  à  Spa? 

Singulière,  énigmatique  ligure  que  celle  de  M.  Lloyd  George! 


autour  d'une  conférence.  619 

Quand  j'étais  correspondant  du  Temps  à  Londres,  de  1906  à 
1908,  j'ai  eu  bien  des  fois  l'occasion  de  l'approcher.  Il  était  alors 
au  début  de  sa  carrière  politique.  Je  me  souviens  d'un  mot  de 
Léo  Maxe,  directeur  de  la  National  Review  :  «  Ayez  l'œil  sur 
cet  homme,  me  disait-il.  Il  ira  loin.  »  Cette  prédiction  s'est 
réalisée.  Voilà  M.  Lloyd  George  devenu  le  maître  de  l'Angleterre. 
Sa  puissance,  quoi  qu'on  en  dise,  n'est  nullement  diminuée, 
tout  au  contraire.  Il  gouverne  comme  il  veut  le  Parlement  dont 
il  a  fait  élire  les  trois  quarts  des  membres.  Le  Foreign  Office 
regimbe  parfois  contre  ses  incursions  dans  la  politique  étran- 
gère ;  mais  il  finit  toujours  par  s'incliner.  Impressionnable  et 
mobile,  d'une  mobilité  féminine,  sujet  à  des  revirements  subits, 
aisément  influençable,  ne  connaissant  des  choses  que  ce  qu'il 
en  a  appris  de  très  fraîche  date,  son  instruction  primitive  étant 
très  faible  et  presque  inexistante,  impétueux  dans  ses  décisions, 
il  offre  avec  M.  Millerand,  son  partenaire,  un  contraste  aussi 
marqué  que  possible. 

Quelqu'un,  qui  sans  les  connaître,  les  verrait  discuter  face  à 
face  et  à  qui  on  demanderait  lequel  des  deux  est  le  Français, 
lequel  des  deux  l'Anglais,  risquerait  fort  de  commettre  une 
erreur. 

M.  Lloyd  George  paraît  en  ce  moment  dominé  par  une  idée  ou 
plutôt  un  sentiment  :  la  terreur  du  bolchévisme.  En  politique 
étrangère  aussi  bien  qu'en  politique  intérieure,  tout  pour  lui  se 
ramène  à  cette  considération.  Pour  le  désarmement  de  l'Alle- 
magne il  nous  a  donné,  loyalement,  sincèrement,  son  appui.  Il 
a  tenu  à  la  délégation  germanique  un  langage  des  plus  énergi- 
ques et  qui  a  dû  beaucoup  l'impressionner.  Pour  le  charbon,  la 
situation  est  autre.  Les  intérêts  de  l'Angleterre  sont  très  diffé- 
rents des  nôtres  et  même  dans  une  large  mesure  opposés.  M.  Lloyd 
George  est  du  pays  de  Galles,  la  région  des  grands  charbon- 
nages. C'est  dire  que  l'idée  d'occuper  militairement  la  Ruhr 
pour  contraindre  l'Allemagne  à  s'acquitter  ne  pouvait  pas  en 
principe  lui  agréer  beaucoup.  M.  Millerand  n'en  a  eu  que  plus  de 
mérite  à  l'y  ^convertir.  Il  a  fait,  au  moment  voulu,  les  conces- 
sions nécessaires.  Il  a  décidé,  très  sagement,  très  judicieuse- 
ment de  prolonger  son  séjour  à  Spa.  Mais,  sur  la  question 
essentielle,  les  deux  millions  de  tonnes  mensuelles,  il  s'est  mon- 
tré irréductible  et  il  a  finalement  obtenu  gain  de  cause.  Les 
Anglais  ont  admis  formellement,  au  cas  où  les   Allemands  ne 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiendraient  pas  leurs  promesses,  l'occupation  interalliée  de  la 
Ruhr. 

C'est  Là  pour  nous  un  très  sérieux  avantage.  Si  quelque 
chose  en  effet  peut  décider  l'Allemagne  à  nous  livrer  le  charbon 
qu'elle  nous  doit,  c'est  à  coup  sûr  la  menace  de  nous  voir 
occuper  les  bassins  miniers. 

Le  maréchal  Wilson  est  accouru  en  toute  hâte  de  Londres 
pour  conférer  sur  cette  occupation  avec  son  vieil  ami  Foc  h,  rap- 
pelé lui  aussi  de  Paris.  Gomme  je  montais  au  Neubois,  vers  la 
fin  d'un  après-midi,  je  les  ai  vus  qui  se  promenaient  familière- 
ment de  long  en  large  devant  la  vérandah,  Wilson  dominant 
Foch  de  sa  très  haute  taille,  car  il  est  long  comme  un  jour,  ou 
plutôt  comme  une  semaine  sans  pain.  Il  y  avait  autour  d'eux 
quatre  ou  cinq  officiers  dont  les  uns  prenaient  des  notes,  les 
autres  consultaient  des  cartes  déployées.  Ce  conseil  de  guerre, 
en  plein  vent,  tenu  à  la  place  môme  où  vécut  longtemps  le 
kaiser,  ne  manquait  ni  de  pittoresque  ni  d'imprévu.  Le  maréchal 
Foch  avait,  le  matin  même,  résumé  la  situation  par  ces  mots  : 
«  Nous  arrivons  pour  charbonner!  » 

Et  si  le  grand  charbonnier  teutonique,  Hugo  Stinnes,  avait 
contemplé  ce  petit  groupe,  nul  doute  qu'un  tel  spectacle  ne  lui 
eût  inspiré  les  plus  salutaires  réflexions.  Il  aurait  compris  que  les 
Alliés,  ayant  pour  eux  le  droit,  se  disposaient  à  y  ajouter  encore 
la  force,  ce  qui  avec  les  Allemands  n'a  pas  cessé  d'être  un  argu- 
ment d'un  assez  grand  poids. 

Raymond  Recouly. 


LES 

RELATIONS  INTELLECTUELLES 

ENTRE  FRANCE  ET  POLOGNE 


NOTES  ET  SOUVENIRS 


Les  dures  réalités  de  l'histoire,  oui,  je  les  savais. 

Depuis  regorgement  de  la  Pologne,  je  savais  que  l'Europe 
n'était  pas  seulement,  selon  le  mot  du  Père  Gratry,  «  en  état  de 
péché  mortel  »,  mais  appauvrie  moralement  et  désaxée.  Du 
jour  où  avait  cessé  de  rayonner  dans  l'Est  ce  riche  foyer  de 
culture  latine  et  occidentale,  le  continent  était  en  déséquilibre 
intellectuel  aussi  bien  que  politique. 

Mais  dans  cette  redoutable  aurore  du  xxe  siècle,  lorsque 
chaque  année  sonnait  plus  bruyamment  le  glaive  germanique 
à  demi  tiré  du  fourreau,  avions-nous  le  droit  de  nous  appesantir 
sur  cette  vieille  iniquité?  Contre  la  menace  teutonne,  l'al- 
liance russe  n'était-elle  pas  la  seule  assurance?  L'ébranlerions- 
nous  à  plaisir  par  des  manifestations  dénuées  de  sanctions? 

Certes,  la  Pologne  veillait,  vivante,  dans  nos  cœurs.  Mais 
nous  répugnions  aux  effusions  d'un  sentimentalisme  qui, 
demeurant  verbal,  nous  humiliait  comme  une  hypocrisie  ou 
un  aveu  de  faiblesse,  qui,  prenant  la  forme  d'une  intervention 
dans  la  politique  intérieure  de  la  Russie,  nous  menait  peut-être 
à  un  désastre.  Sans  relever  la  Pologne,  France  écroulée  d'hier, 
n'allions-nous  pas  faire  demain,  de  la  France  affaiblie  et  isolée, 
une  autre  Pologne?  Le  temps  n'était  plus  où  toute  cause  juste 


622  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voyait  se  dresser  l'épée  chevaleresque  de  la  France  !  Gesta  Dei 
p<r  Francos:  cela  se  disait  au  Moyen  Age.  Une  France  qui 
reste  mutilée  de  son  Alsace-Lorraine  n'a  qu'à  se  taire. 

Nous  nous  taisions.  Commis-voyageur  en  culture  française 
à  travers  l'Europe,  j'évitais  dans  ces  tournées  qui  m'ont  un 
peu  appris  l'étranger  et  fait  mieux  découvrir  mon  pays,  j'évitais 
d'aborder  la  question  polonaise.  La  remettre  en  jeu,  c'était 
ébranler  les  bases  mêmes  de  l'équilibre  mondial.  De  toutes  nos 
forces,  nous  souhaitions  éviter  l'effroyable  cataclysme.  Il  n'y 
avait  pas  de  Français,  fut-il  Alsacien,  pour  l'envisager  de  sang- 
froid...  Mais  chaque  année,  chaque  jour,  de  par  l'Allemagne 
grossissante,  il  approchait.  Qu'à  l'heure  où  il  se  déchaînerait, 
le  gigantesque  allié  de  l'Est  fût  debout  à  nos  côtés,  sans  arrière- 
pensée,  sans  restriction  1...  France  d'abord! 

Mais  les  exigences  du  fait  sont  plus  impérieuses  que  toute 
volonté  préconçue.  Quand  on  plaide  pour  la  France  et  pour  le 
Droit,  on  rencontre  la  Pologne  à  tous  les  tournants  de  l'histoire.] 

C'est  il  y  a  dix  ans  que  j'ai  contemplé  son  visage  pour  la 
première  fois,  que  j'ai  reçu  d'elle  ce  choc  personnel  qui  dépasse 
de  si  loin — ô  '  vanité  de  notre  métier  d'écrivain! — toute 
impression  livresque. 

Au  mois  de  février  1910,  par  un  précoce  soleil,  quasi  prin- 
tanier,  m'apparaît  Cracovie  :  la  capitale  historique,  aux  cent 
clochers,  la  ville  d'art  merveilleuse,  avec  son  château,  sa 
cathédrale,  son  Rynek  pittoresque,  sa  barbacane^,  ses  musées 
incomparables,  ses  paysannes  bottées,  aux  jupes  multicolores, 
son  grouillement  de  juifs,  enrobés  de  rioir>  dont  les  visages 
livides  s'encadrent  des  boucles  en  cadenettes. 

Cracovie  me  révèle  la  grâce  de  l'accueil  polonais,  la  vigueur 
persistante  de  l'esprit  national,  tout  ce  que  la  pensée  française 
représente  aux  confins  du  monde  oriental,  tout  ce  que,  malgré 
tout,  on  continue  d'attendre  de  nous....  Hélas!  à  la  reconnais- 
sance du  visiteur  il  faut  bien  que  se  mêle  un  autre  émoi  : 
«  Vous,  monsieur,  qui  êtes  Alsacien-Lorrain,  vous  devez 
comprendre  ce  que  nous  éprouvons  en  pensant  à  nos  frères,  sous 
le  joug  russe.  »  Nécessité  cruelle  de  ne  pas  comprendre  tout  à 
fait,  de  biaiser,  de  répondre  à  côté,  d'expliquer,  sans  avoir  trop 
l'air  d'excuser...  France  d'abord.  Pour  cela  tout,  y  compris 
l'alliance  franco-russe.  Dans  l'Europe  que  domine  le  fait  de 
187 1 ,  la  seule  manière  pour  un  Français  de  penser  encore  :  «  Vive 


RELATIONS    INTELLECTUELLES    ENTRE    FRANCE    ET    POLOGNE.        623 

la  Pologne!  »  est  de  dire  d'abord  :«  Vive  la  Russie  !  » Silence 

poli;  acquiescements  évasifs,  mensonges  courtois,  inexprimable 
humiliation.  Je  ne  reviendrai  pas  remâcher  ici  de  la  honte  et 
des  remords. 

Je  reviens  à  l'automne.  Des  confrères  français,  des  Polonais 
sont  vonusà  Paris  me  chercher  chez  moi  :  les  deux  Leblond,  ce 
cher  Antoine  de  Zwan,  mou  ami  Maurice  de  Coppet,  consul 
général  de  France  à  Varsovie.  Il  s'agit  d'inaugurer  là-bas  un 
groupe  de  l'Alliance  Française.  Le  but  n'est  pas  seulement  de 
travailler  à  l'expansion  de  notre  langue.  C'est,  sous  notre  égide 
amicale,  d'aider  au  rapprochement  de  la  Russie  «  libérale  »  et 
de  la  Pologne  «  raisonnable  ».  Quelle  meilleure  barrière  contre 
le  germanisme  menaçant  que  le  ralliement  sincère  à  la  Russie 
d'une  Pologne  dont  elle  respecterait  l'autonomie?  Pour  la 
Pologne,  quelle  autre  voie  vers  la  reconstitution  de  sa  person- 
nalité nationale?  Vérité  trop  évidente,  dont  la  méconnaissance 
pèse  tragiquement  sur  la  situation  européenne.  Comment 
refuser  de  travailler  à  la  faire  comprendre?  Un  Français  qui 
n'est  pas  un  homme  politique  et  ne  saurait  être  suspect  de  rus- 
sophobie  (j'ai  été  le  chef  de  cabinet  de  M.  Doumer,  ami  per- 
sonnel du  tsar)  peut  prononcer,  sans  caractère  officiel,  des 
paroles  utiles,  aider  à  trouver  les  formules  de  conciliation. 

Me  voici,  nous  sommes  en  décembre  1910,  roulant  à  tra- 
vers l'Allemagne  oppressante,  fumante,  affairée,  sûre  de  soi. 
Berlin,  orgueilleux  et  massif.  L'émoi  à  Posen  de  découvrir 
l'Alsace-Lorraine.  Ici,  comme  de  l'autre  côté,  à  Strasbourg,  on 
improvise  une  réunion  pour  parler  français,  —  à  voix  basse.  — 
Ici,  comme  de  l'autre  côté,  la  volonté  acerbe  de  résistance,  et  la 
fierté  de  tenir  tète.  Mais  ici  aussi,  la  même  angoisse  pour  le 
visiteur,  à  être  sûr  que,  sans  le  cataclysme  que  nous  nous  refu- 
sons à  envisager,  il  n'y  a  à  donner  que  des  mots,  des  mots. 
Comme  on  vient  de  me  tracer  le  tableau  de  la  brutalité  germa- 
nique, j'en  ai  un  qui  est  imprudent  :  «  Alors,  vous  haïssez  les 
Allemands  plus  que  les  Russes?  »  On  me  répond  :  «  Nous  ne 
pouvons  pas  haïr  quelqu'un  plus  que  les  Allemands,  mais  au 
moins  ils  nous  apprennent  quelque  chose  :  le  travail,  l'ordre, la 
discipline,  dont  nous  nous  servons  contre  eux.  Tandis  que  les 
Russes...  «J'essaye  de  protester.  On  se  tait  poliment.  Et  puis 
on  parle  d'autre  chose. 

A  Alexandrowo,  le  lamentable,  l'odieux  passage  de  la  fron- 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tière.  La  répugnante  fouille  des  bagages  et  des  personnes,  le 
visa  policier  des  passe-ports.  Depuis  le  grand  cauchemar,  telle 
régression  nous  est  redevenue  familière.  A  cette  époque  on  se 
sentait  retomber  dans  la  barbarie,  sortir  de  l'Europe  à  laquelle 
nous  voulions  croire. 

La  joie  de  la  retrouver  à  Varsovie,  dans  toute  sa  grâce,  dans 
tout  son  raffinement. 

Au  sortir  de  cette  accablante  atmosphère  de  Germanie, 
quelle  douceur  dans  cette  société,  la  plus  parisienne  qu'il  y  ait 
dans  le  monde,  hors  de  Paris!  Notre  langue,  notre  littérature, 
elle  y  goûte  non  un  appoint  étranger,  une  distraction  de  bon 
ton,  mais  une  tradition  qui  lui  appartient.  Elles  lui  sont  une 
fierté  personnelle,  un  patriotisme  second,  une  manière  de 
revanche.  Pour  l'amour  du  parler  français,  un  instant,  les 
griefs  enracinés  s'oublient,  les  barrières  tombent.  Les  places 
d'honneur  sont  occupées  par  M.  Dmowski,  président  du  Groupe 
polonais  à  la  première  Douma,  et  par  le  général  Scalon,  gou- 
verneur russe  de  Varsovie,  à  la  réunion  où,  sans  plaider,  sim- 
plement, je  traite  ce  sujet  :  La  France  dans  le  monde,  autre, 
fois  et  aujourd'hui,  et  laisse  mon  auditoire  juge  de  quelques 
faits  qui,  peut-être,  vont  à  l'encontre  de  ce  que  tout  bas,  ou 
même  pas  très  bas,  un  peu  partout,  on  chuchote  sur  notre 
décadence. 

En  petit  comité,  fiévreusement,  on  assaille  le  Français  qui 
vient  de  Paris  et  sera  demain  à  Pétersbourg.  C'est  l'intérêt 
de  son  pays,  avant  tout,  qu'on  invoque.  Non  seulement 
des  promesses  ont  été  faites  à  la  Pologne  en  1905  qui  n'ont 
pas  été  tenues.  Non  seulement  continuent  de  s'étaler  l'in- 
curie administrative  et  la  corruption,  mais  voici  que  s'ap- 
prête, par  le  détachement  de  la  région  de  Ghelm,  un  nouveau 
démembrement,  un  nouvel  affront  à  la  dignité  historique  de 
la  Pologne.  Que  la  France  n'intervienne  pas  dans  les  affaires 
intérieures  de  la  Russie,  soit.  Mais  peut-elle  tolérer  sans  mot 
dire  que  son  alliée,  par  ses  maladresses,  fasse  directement 
contre  elle  le  jeu  de  l'Autriche  et  de  l'Allemagne?  «  Faites 
comprendre  cela  à  Pétersbourg.  » 

Tout  cela  est  par  trop  évident.  Il  est  évident  aussi  que  le 
sujet  est  difficile  à  aborder.  Mais  le  danger  est  trop  grand  pour 
nous  taire  indéfiniment.  A  plusieurs  reprises,  le  tsar  lui-même 
a  manifesté  des  intentions  bienveillantes  pour  la  Pologne.  C'est 


RELATIONS  INTELLECTUELLES  ENTRE  FRANCE  ET  POLOGNE.   625 

certainement  la  routine  de  sa  bureaucratie  qui  tient  en  échec 
son  libéralisme.  N'y  a-t-il  pas  moyen  de  faire  appel  à  celui-ci?..., 
Je  vois  encore,  sur  les  bords  de  la  Neva,  le  haut  personnage, 
d'ailleurs  infiniment  distingué,  auquel  je  m'adresse,  me  couler 
un  regard  effaré,  se  recroqueviller,  se  mettre  en  boule...  Oh! 
notre  diplomatie  de  parent  pauvre! 

De  retour  à  Paris,  j'essaie,  dans  un  ou  deux  articles,  avec 
tonte  la  mesure  indispensable,  de  traiter  la  question.  Il  y  a  là 
une  situation  internationale  qui  crève  les  yeux.  Une  Pologne 
tenue  par  la  Russie  dans  une  tutelle  équitable,  franchement 
ralliée  par  ses  bons  procédés,  c'est  toute  l'atmosphère  de  l'Eu- 
rope centre-orientale  qui  se  transforme.  L'Autriche  perd  le 
mérite  apparent  de  sa  modération  fallacieuse,  l'Allemagne  se 
découvre  dans  son  attitude  d'oppression  brutale. 

C'est  ce  qu'il  ne  faut  pas.  Avec  un  cynisme  qui  déconcerte, 
un  grand  journal  officieux  de  Pétersbourg  me  répond  et  met 
les  points  sur  les  i.  Non,  la  Russie,  sans  méconnaître  les  incon- 
vénients de  sa  politique  polonaise,  n'en  changera  pas.  Pour- 
quoi? C'est  que  Berlin  ne  le  permet  pas.  Berlin  exige  une 
Pologne  asservie.  Alléger  ses  chaînes  serait  presque  un  casus 
belli.  Que  la  France  se  taise,  puisque  l'Allemagne  parle. 
Atterrante  déclaration  qui  jette  un  jour  effarant  sur  les  dessous 
de  notre  alliance  et  les  forces  qui  la  contrebalancent. 

Si  les  lèvres  officielles  demeurent  closes,  sachons  au  moins 
montrer  à  la  Pologne  que  les  consciences  individuelles  ne  se 
taisent  pas  et  que  le  bruit  des  armes  qui  grandit  en  Europe 
n'y  abolit  pas  totalement  les  notions  du  droit  et  de  la  dignité. 
1911  est  l'année  où  l'affaire  marocaine  dresse  face  à  face 
France  et  Allemagne,  fait  toucher  du  doigt  combien  est  pré- 
caire l'équilibre  mondial.  1912  voit  éclater  la  guerre  balka- 
nique, et  tout  de  suite  ses  répercussions  se  dessinent.  Quand 
je  reviens  à  l'automne  faire  quelques  conférences  à  Varsovie,  à 
Lodz,  à  Dombrowa,  je  trouve  les  esprits  en  ébullition.  Entre 
l'Autriche  et  la  Russie,  la  situation  se  tend  chaque  jour.  De 
part  et  d'autre  de  la  frontière  de  Galicie,  les  préparatifs  mili- 
taires s'activent.  Le  courant  austrophile  que  je  sentais  si  fort, 
il  y  a  deux  ans,  est  en  pleine  déroute,  à  l'effarement  presque 
comique  de  ses  tenants...  C'est  que,  dans  l'autre  plateau  delà 
balance  mondiale,  il  y  a  la  France.  «  Mais,  monsieur,  est-il 
possible  que  vous  vous  fassiez  de  telles  illusions  sur  la  force 
tome  lviii.  —  1920.  40 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  Russie:  »  Aux  assertions  gênantes,  aux  témoignages 
accablants,  aux  jugements  abondamment  motivés,  j'oppose  la 
sérénité  tenace  d'une  foi  volontaire... 

La  guerre  universelle  est  encore  ajournée.  Mais  de  ce 
voyage,  je  rentre  certain  que  ce  n'est  pas  pour  longtemps.  Et 
c'est  d'Orient  que  partira  l'étincelle  fatale.  Au  printemps  de 
1914,  je  parcours  les  Balkans.  A  toucher  du  doigt  les  matières 
inflammables  qui  y  sont  accumulées,  il  faut  prévoir  l'ampleur 
de  l'incendie.  Ce  qui  se  prépare,  ce  ne  sera  pas  une  petite 
guerre  franco-allemande,  c'est  un  embrasement  général  d'où 
sortira  une  nouvelle  distribution  de  monde. 

D'un  tel  embrasement  seul  peut,  selon  la  vision  géniale  de 
Mickiéwicz,  renaître  la  Pologne.  Mais  l'imagination  se  perd  à 
envisager  le  processus  de  sa  résurrection. 

La  guerre  qui  s'approche  mettra  aux  prises,  dans  des  camps 
opposés,  ses  deux  bourreaux,  Prusse  et  Russie.  Comment  en 
sortiraient-ils  tous  deux  assez  vaincus  pour  qu'elle  émerge, 
vivante,  de  leurs  ruines? 

Hypothèse  d'Apocalypse,  quasi  inconcevable,  et  qui  va  de- 
venir la  réalité. 

Mais  il  va  falloir  des  années  de  géhenne  et  les  plus 
effroyables  massacres  de  l'histoire  pour  que  i'aube  se  lève. 

Tant  que  la  Russie  demeure  à  son  poste,  les  Alliés  mettent 
leur  honneur  à  lui  faire  foi.  Hélas!  que  de  déceptions  suivent 
la  fameuse  proclamation  du  grand-duc  Nicolas!  Si  tous  les 
trains  qui  amènent  des  popes  en  Galicie  avaient  été  chargés 
de  munitions,  Berlin  et  Vienne  auraient  pu  trembler.  Mais 
c'est  avec  des  bâtons  que  se  battent  les  soldats  de  Rousski  et  de 
Rroussilof. 

La  Russie  s'écroule.  En  plein  champ  de  bataille,  la  Révolu- 
tion trahit  les  alliés,  déserte. 

Alors  seulement,  déliée  du  pacte,  l'Entente  peut  librement 
et  officiellement  proclamer  parmi  ses  buts  de  guerre  le  réta- 
blissement d'une  Pologne  indépendante.  Il  apparaît  si  intime- 
ment lié  au  triomphe  du  droit  que  les  champions  mêmes  du 
tsarisme  déchu  cessent  d'y  rien  objecter. 

Mais,  par  une  amère  dérision  du  sort,  c'est  au  moment  où 
le  territoire  tout  entier  de  la  Pologne  est  occupé  par  l'ennemi 
que  se  place  cette  reconnaissance.  Isolée  de  l'Entente,  la  Pologne 
est  réduite  à  une  résistance  passive  devant  les  manœuvres  insi- 


RELATIONS    INTELLECTUELLES    ENTRE    FRANCE    ET    POLOGNE.       G27 

dieuses  ou  brutales  de  ses  prétendus  libérateurs,  qui  déguisent 
mal,  sous  le  masque  de  l'autonomie,  la  plus  effroyable  dévasta- 
tion de  ses  ressources. 

Toutefois,  n'est-il  pas  h  craindre  qu'une  fois  de  plus,  — 
cela  leur  est  déjà  arrivé  si  souvent!  —  les  hommes  politiques 
de  l'Entente  ne  se  laissent  égarer,  qu'une  fois  de  plus  la  Pologne 
ne  paye  d'une  cruelle  méconnaissance  le  malheur  de  sa  posi- 
tion géographique? 

Heureusement  un  Comité  national  polonais,  composé  de 
patriotes  qui  ont  pu  fuir  avant  que  s'abattit  sur  leur  pays  la 
despotique  emprise  allemande,  est  reconnu  à  Paris  par  les 
Alliés,  et  se  trouve  en  état  d'affirmer  et  de  prouver  que  la 
Pologne  est  avec  eux.  Avec  sa  collaboration,  sous  la  direction 
d'un  de^  pins  illustres  vétérans  de  nos  guerres  coloniales,  le 
général  Archinard,  se  constitue  sur  notre  territoire  une  armée 
polonaise  nationale,  dont  les  premiers  éléments  sont  recrutés 
parmi  les  volontaires  polonais  accourus  d'Amérique  à  l'appel 
du  grand  citoyen  Paderewski,  ou  parmi  les  prisonniers  posna^ 
niens  qui  sollicitent  l'honneur  de  combattre  contre  leurs 
oppresseurs  (1). 

C'est  une  émouvante  journée,  une  journée  historique,  que 
celle  où,  enlre  Reims  et  Chàlons,  à  quelques  kilomètres  de  la 
ligne  de  feu,  au  ronflement  de  la  canonnade  et  sous  le  vol  des 
avions,  nous  vîmes  un  prêtre  polonais  célébrer  la  messe,  re- 
cueillir le  serment  de  fidélité  des  troupes, et  le  général  Gouraud 
effleurer  de  ses  lèvres  la  soie  des  drapeaux  amarante  à  l'aigle 
blanche,  offerts  par  les  villes  de  Verdun,  de  Nancy  et  de  Belfort 
à  la  jeune  armée  qui  va  représenter  la  Pologne  ressuscitée  aux 
côtés  des  Alliés  dans  la  grande  bataille   de   la   libération. 

Peu  de  semaines  après,  le  général  Haller,  échappé  aux 
bolcheviks,  venait  en  prendre  le  commandement.  En  le  lui 
remettant,  près  de  Bayon,  le  général  de  Castelnau,  dans  un 
frémissement  respectueux  de  l'assistance,  corrigeait  le  mot 
historique  douloureux  et  désormais  périmé  :  «  Messieurs, 
aujourd'hui,  Dieu  est.  descendu  à  vous,  et  la  France  est  plus 
près.  » 

L'armée  polonaise  a  sa  place  marquée  dans  la  grande  offen-> 

(1)  11  convient  de  rappeler  que  les  premiers  promoteurs  de  l'armée  polonaise 
en  France  furent  M.  le  conseiller  d'État  Tirman,  qui  présida  à  toute  son  organi- 
sation administrative,  et   le  lieutenant-colonel  Adam  de   Mokiéjewski. 


628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sive  finale.  L'Allemagne  capitule,  sans  attendre  le  coupsuprême. 
De  par  l'armistice,  une  portion  du  territoire  polonais  est  éva- 
cuée par  les  Centraux.  Mais  la  Prusse  polonaise  a-t-elle  donc 
été  oubliée  par  les  Alliés?  Dans  un  sursaut  de  patriotisme, 
elle  se  libère  partiellement  elle-même.  Dans  les  rues  de  Posen, 
des  enfants,  des  femmes,  désarment  les  soldats  hébétés  de 
Hindenburg.  Un  gouvernement  provisoire  se  forme  à  Var- 
sovie :  à  sa  tête,  le  commandant  Piidzuski,  le  héros  des  légions 
polonaises,  celui  qui  vient,  durant  de  longs  mois,  d'expier  dans 
les  geôles  allemandes  d'avoir  refusé  d'obéir  aux  ordres  de 
Berlin;  le  patriote  volontaire,  concentré,  et  un  peu  énigma- 
tique,  de  qui  l'on  répète  volontiers  cette  boutade  qu'illustre  sa 
vie  tenace  :  «  Ne  dites  jamais  à  un  enfant  qu'il  est  incapable 
d'enfoncer  un  clou  avec  sa  tête.  » 

A  ce  moment-là,  isolée  des  Alliés,  totalement  ruinée,  et 
dépouillée  de  tous  cadres  administratifs,  encerclée  entre  l'Alle- 
magne et  le  bolchévisme,  l'Ukraine  hostile,  la  Hongrie  ennemie, 
la  Tchéco-Slovaquie  malveillante,  la  Pologne  vit  peut-être  ses 
heures  les  plus  critiques.  Voici  comment  s'exprimait  M.  Hoo- 
ver,  le  fameux  dictateur  américain  des  vivres  : 

«  Je  ne  connais  dans  l'histoire  aucune  situation  aussi  déses- 
pérée que  celle  dans  laquelle  se  trouva  le  grand  soldat  et 
patriote  Piidzuski,  lorsqu'il  posa  à  Varsovie  la  première  pierre 
angulaire  du  gouvernement  polonais.  A  ce  moment-là,  un 
pays  de  trente  millions  d'âmes  était  en  pleine  anarchie,  en 
proie  à  une  telle  famine  que  les  enfants  ne  jouaient  plus  dans 
les  rues.  Chaque  jour,  des  milliers  de  gens  y  mouraient  d'épi- 
démie. Une  grande  partie  du  pays  était  dans  les  serres  affreuses 
de  l'invasion  bolchevique.  Une  population  partagée  depuis  cent 
cinquante  ans,  incapable  de  payer  les  impôts,  était  absolument 
dépourvue  de  moyens  pour  maintenir  l'ordre  ou  pour  repousser 
une  invasion,  et  elle  ne  disposait  d'aucun  des  éléments  les  plus 
indispensables  pour  constituer  un  grand  mécanisme  adminis- 
tratif. » 

L'éternel  honneur  de  la  Pologne,  la  «  performance  »  qui 
répondra  victorieusement  à  toute  tentative  de  rééditer  les  éter- 
nels anathèmes  prononcés  contre  son  individualisme  anar- 
chique,  ce  sera  d'être  victorieusement  sortie  de  cette  crise. 
Rendons  hommage,  avant  tout,  au  sens  patriotique  de  ses 
populations  et  à  l'esprit  politique  de  deux  grands  citoyens,  le 


RELATIONS    INTELLECTUELLES    ENTRE    FRANCE    ET    POLOGNE.        629 

chef  de  l'État,  Pildztrskï,  et  le  président  du  Conseil,  Paderewski, 
incarnant  l'un  les  éléments  populaires  du  pays,  et  l'autre  les 
partis  modérés,  dont  la  collaboration  réussit  à  faire  l'union 
intérieure,  à  nouer  la  jonction  cordiale  avec  les  nations  de 
l'Entente,  à  assurer  la  représentation  et  la  participation  de  la 
Pologne  aux  travaux  du  Congrès  de  la  Paix. 

Grâce  à  eux,  grâce  à  l'élite  de  patriotes  qu'ils  surent  grouper, 
grâce,  il  faut  le  redire,  à  la  fermeté  de  l'esprit  public,  malgré 
les  difficultés  inhérentes  à  sa  situation  et  malgré  celles  qu'y 
ajoutèrent  les  incohérences  et  les  erreurs  politiques  de  l'En- 
tente, la  Pologne,  dès  le  printemps  de  1919,  sortait  du  chaos. 
Elle  possédait  un  gouvernement,  une  Diète  régulièrement  élue, 
un  commencement  d'administration  ;  une  portion  de  son  ter- 
ritoire national  était  reconquis.  Si,  malheureusement,  les  divi- 
sions Haller  devaient  renoncer  à  lui  arriver  de  France  par 
Dantzig,  —  déclarée  ville  libre  seulement  et  non  port  polonais,  — 
les  trains  innombrables  qui  les  transportaient  montraient  à 
toute  l'Allemagne  l'uniforme  bleu  horizon  de  la  nouvelle  armée 
polonaise  et  des  deux  mille  officiers  français  qui  l'encadiaient. 

Combien  périlleuse,  néanmoins,  demeurait  la  situation 
extérieure  et  intérieure  de  la  Pologne!  Combien  scabreux  et 
hérissé  d'obstacles  le  concours  que  pouvait  lui  donner  la 
France  !  Deux  hommes,  notre  premier  chargé  d'affaires  à  Var- 
sovie, M.  Pralon,  et  le  chef  de  notre  mission  militaire,  le  général 
Henrys,  exercent  avec  un  tact  auquel  on  est  heureux  de  rendre 
hommage  le  rôle  délicat  qui  leur  incombe.  J'ai  la  bonne  for- 
tune d'en  être  le  témoin. 

Les  attaches  que  j'ai  eues  en  Pologne  avant  la  guerre,  les 
modestes  fonctions  que  j'ai  exercées  dans  l'organisation  de 
l'armée  polonaise  en  France,  me  valent  d'être  autorisé  à  appor- 
ter là-bas  les  paroles  amicales  et  les  assurances  de  sympathie 
intellectuelle  dont  aucun  mandat  officiel  ne  me  contraint 
d'atténuer  l'expression.  Qu'il  est  soulageant  parfois  de  n'être 
rien  du  tout,  ni  personnel 

C'est  le  12  juin  que  je  m'embarque  à  la  gare  de  l'Est,  dans 
le  grand  train  militaire  international,  dont  les  panonceaux  tri- 
colores ont  signifié  notre  victoire  aux  populations  libérées  du 
cauchemar  de  la.  Mit  tel  Europa  germanique.  En  soixante  heures, 
nous  traversons  la  Suisse  neutre,  le  Tyrol  qu'occupent  les 
Italiens,   Vienne   où   une  foulp.  anémiée   erre  dans  le  Prater 


030  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parmi  les  languissants  flonflons  des  valses,  un  coin  de  Tchéco- 
slovaquie, où  il  faut  admirer  la  jeune  vigueur  d'une  adminis- 
tration des  douanes  toute  neuve...  Voici  franchie  la  frontière 
de  la  Pologne  libre.  Parmi  mes  compagnons  de  voyage,  bien 
des  yeux  se  mouillent.  Au  matin,  les  paupières  battues,  une 
jeune  femme  murmure  :  «  J'ai  senti  battre  toute  la  nuit  le 
cœur  de  mon  pays  ressuscité.  » 

Et  c'est  Varsovie.  Varsovie,  que  j'ai  quittée  russe,  qui  a 
subi  l'occupation  allemande,  où,  du  flux  moscovite,  il  ne  reste 
qu'une  épave,  colossale,  la  masse  de  la  cathédrale  grecque 
échouée  sur  la  Place  de  Saxe,  et  du  flux  germanique  qu'une 
rancœur  qui  dépasse  la  faculté  d'amertume  et  de  mépris  dont 
je  croyais  susceptible  la  douceur  polonaise  traditionnelle  :  dulce 
sanguis  Polonorum. 

Certes,  la  souffrance  et  les  privations  du  présent  marquent 
leur  empreinte.  Où  sont  les  beaux  équipages  d'antan  ?  Les 
magasins  demeurent  élégants,  mais  sont  encore  à  demi  vides. 
Des  queues  interminables  ^'allongent  devant  ceux  où,  à  des 
prix  fous,  se  vendent  des  vivres.  Une  foule,  pieds  nus,  s'agite 
dans  les  rues,  la  mendicité  est  innombrable. 

N'importe,  c'est  la  joie,  c'est  la  confiance  qui  domine. 
Incessamment,  de  longues  acclamations  saluent  les  chants,  — 
on  dirait  plutôt  les  cantiques,  —  des  bataillons  de  jeunes  sol- 
dats qui  partent  pour  le  front,  les  cortèges  de  paysans  et  de 
paysannes  silésiens,  vêtus  de  costumes  magnifiques,  qui 
viennent  manifester  en  faveur  de  la  réannexion. 

Le  jour  de  la  Fête-Dieu,  dans  la  ville  pleine  de  chœurs,  des 
jeunes  filles,  vêtues  de  blanc,  et  aussi  des  femmes  âgées, 
défilent  chargées  de  bannières,  d'oriflammes,  de  dais,  d'images 
de  la  Vierge  et  des  saintes,  de  reliquaires.  D'autres  portent  à 
la  main  de  longs  lys  blancs.  Il  y  a,  vêtues  de  blanc,  les  écoles 
de  fillettes  dont  les  pieds  nus  claquent  sur  le  trottoir  dans  des 
galoches  de  bois.  Un  singulier  tambour  bourdonne  à  inter- 
valles rapprochés.  Au  passage  des  cortèges  harmonieux,  tous 
les  fronts  se  découvrent  et  ils  entraînent  dans  leur  sillage  une 
foule  recueillie.  Quelle  est  la  traduction  littérale  de  ces  hymnes, 
je  l'ignore,  mais  non  ce  qu'ils  signifient.  Ils  n'implorent  ni  la 
foi  ni  le  courage  :  toute  la  Pologne  les  possède.  Mais  ils  remer- 
cient Dieu  du  grand  miracle  qui  vient  de  ressusciter  la  patrie, 
le  supplient  de  donner  aux  faibles  cœurs  humains   les  forces 


RELATIONS    INTELLECTUELLES    ENTRE    FRANCE    ET    POLOGNE.        631 

qu'il  faut,  pour  parfaire  son  immense  bénédiction  :  la  résigna- 
tion aux  souffrances  encore  inévitables,  l'union  des  âmes  pour 
vaincre  les  dernières  puissances  du  mal,  la  volonté  de  par- 
donner, quand  elles  seront  abattues... 

* 

Que  pouvons-nous  faire,  nous  autres  Français,  qui  avons 
avec  la  Pologne  tant  d'affinités  et  d'intérêts  communs,  pour 
lui  faciliter  l'œuvre  de  son  relèvement? 

Rendons-nous  compte  du  champ  qui  nous  est  ouvert  et  du 
tact  avec  lequel  il  nous  faut  manœuvrer. 

La  victoire  des  Alliés,  aux  yeux  de  tous,  là-bas,  c'est  avant 
tout  la  victoire  de  la  France.  C'est  notre  revanche,  non  seule- 
ment de  1871,  mais  de  1812.  L'image  de  Napoléon  est  restée 
aux  murs  de  bien  des  chaumières.  Il  incarne  dans  la  mémoire 
populaire  le  justicier  que,  seule,  la  fatalité  empêcha  d'ache- 
ver son  œuvre.  Aujourd'hui  le  glaive  de  la  France  vient'  de  la 
reprendre.  Il  est  su  de  tous  qu'au  Congrès  de  la  paix,  c'est  la 
France,  sans  relâche,  sinon  toujours  avec  plein  succès,  qui  a 
défendu  la  cause  de  la  Pologne. 

Nous  lui  avons  envoyé  tout  de  suite  ce  que  nous  avons  de 
mieux,  nos  officiers.  Où  leur  uniforme  apparaît,  il  est  acclamé. 
Il  arrive  même  à  l'enthousiasme  populaire  d'être  injuste.  Un 
jeune  capitaine  américain  se  consacre  avec  un  magnifique 
dévouement  au  ravitaillement  de  la  Galicie  orientale.  Partout 
où  il  arrive,  il  est  salué  par  la  même  clameur  :  «  Vive  la 
France  !  » 

La  France  victorieuse  est  justifiée  entre  toutes  les  nations 
pour  guider  la  Pologne  dans  la  besogne  guerrière  qui  n'est  pas 
achevée,  pour  présider  au  remembrement  de  son  armée,  à 
l'opération  si  scabreuse  qu'est  la  fusion  en  un  seul  corps  d'élé- 
ments disparates  qui  ont  subi  l'empreinte  du  militarisme 
prussien,  russe  et  autrichien.  Discernons  néanmoins  combien 
la  tâche  imposée  au  général  Henrys  est  épineuse.  L'armée 
Haller,  l'armée  polonaise  formée  en  France,  apparaît  vis-à-vis 
des  glorieux  débris  des  troupes  grises  et  vertes,  comme  un 
corps  privilégié  au  point  de  vue  de  la  solde,  de  l'armement  et 
du  matériel.  Il  a  été  formé  hors  du  pays,  sous  les  auspices 
d'un  pouvoir  politique,  le  Comité  national,  dont  les  tendances 
n'étaient  pas  celles  qui   prévalent.  Il   faut    infiniment  de  taci 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  ne  point  froisser  des  susceptibilités,  voire  des  défiances 
qui  sont  explicables.  A  l'exception  de  quelques  éléments  socia- 
listes germanisants  qui  sont  en  général  d'origine  juive,  toute 
la  Pologne  est  francophile.  Mais,  il  y  a  des  nuances.  Ayons 
garde  qu'une  emprise  militaire  trop  accentuée  fasse  parler 
d'une  occupation  française,  succédant  aux  autres.  On  m'a  dit 
avec  une  expansion  sincère  :  «  Comme  nous  avons  été  heureux 
de  voir  vos  uniformes!  »  On  me  dit  aussi  :  «  Que  nous 
sommes  heureux  de  voir  un  Français  qui  ne  soit  pas  en  uni- 
forme !  » 

A  la  Pologne  qui  manque  de  tout,  comme  il  serait  utile 
qu'à  côté  du  concours  militaire,  fourni  avec  la  mesure  indis- 
pensable, nous  fournissions  aussi  le  concours  économique 
dont  elle  a  besoin!  Hélas!  nous  nous  heurtons  à  une  situation 
de  fait  lamentable.  L'état  de  notre  production  nous  rend  à  peu 
près  impossible  d'offrir  autre  chose  que  quelques  articles  de 
luxe.  Or  la  détresse  financière  de  la  nouvelle  république,  sans 
cesse  aggravée  par  la  hausse  grandissante  de  tous  les  changes 
étrangers,  l'oblige  à  proscrire  toute  importation  qui  n'est  pas 
pour  elle  d'une  nécessité  vitale. 

II  n'y  a  qu'un  terrain  où,  tout  de  suite,  nous  pouvons  nous 
manifester.  La  Pologne,  <—  combien  ce  trait  lui  est  honorable! 
—  ne  manque  pas  seulement  d'or,  de  charbon,  de  blé,  de  pro- 
duits manufacturés  et  de  transports.  Elle  manque  de  pâture 
intellectuelle.  Ce  n'est  pas  seulement  d'une  disette  matérielle 
qu'elle  a  souffert  durant  les  années  de  séquestre  qu'elle  vient 
de  traverser,  ni  de  la  disette  des  nouvelles;  c'est  de  l'absence 
de  communications  avec  l'âme  occidentale,  dont  des  siècles  de 
culture  latine  ont  imprégné  son  âme.  Si  le  français  n'est 
parlé  tout  à  fait  couramment  que  par  l'aristocratie  et  une 
portion  de  la  classe  libérale,  on  peut  dire  que  notre  culture 
répond  à  l'aspiration  générale  de  la  nation. 

Ce  n'est  pas  seulement  à  Varsovie,  dans  le  salon  du  comte 
Krasinski  devant  l'élite  spirituelle  du  pays,  et  le  14  juillet, 
devant  toutes  les  autorités  de  l'Etat,  réunies  pour  honorer  notre 
patrie,  que  le  Français  de  passage  éprouve  ce  que  représentent 
les  «  mots  magiques  »  qui  viennent  de  France.  Il  trouve  le 
même  écho  dans  la  grande  salle  de  l'Université  historique,  de 
Cracovie,  dans  l'Hôtel  de  Ville  de  Léopol  (que  nous  n'appelle- 
rons plus  Lemberg),  où  l'on  cesse  à  peine  d'entendre  le  canon 


BELATIONS    INTELLECTUELLES    ENTRE    FRANCE    ET    POLOGNE.       G33 

des  Ruthènes,  et  dont  tous  les  murs  portent  la  marque  de  la 
furieuse  bataille  de  rues,  par  laquelle  ses  femmes  et  ses  enfants 
l'ont  reconquise. 

Vers  qui  vient  de  France,  la  Pologne  intellectuelle  se 
penche  avec  la  même  avidité  qu'une  population  longuement 
assiégée  sur  le  premier  convoi  de  ravitaillement.  Ce  pays  qui 
manque  de  tout  a  une  fringale  de  littérature  :  «  Qu'a-t-on 
publié  en  France  pendant  la  guerre?  où  en  est  votre  théâtre? 
votre  roman?  votre  poésie?  »  La  chronique  des  lettres  a  été,  je 
ne  sais  comment,  aussi  outrageusement  déformée  par  l'occu- 
pation boche  que  celle  des  événements  militaires.  Là  où  étaient 
les  Allemands,  on  a  ignoré  la  bataille  de  la  Marne.  En  revanche, 
avec  des  détails  circonstanciés,  les  journaux  polonais  ont 
raconté  la  mort  de  M.  Claude  Farrère,  coulant  avec  son  tor- 
pilleur. Ont  été  pareillement  immolés,  quoique  dans  des  cir- 
constances moins  tragiques,  M.  Paul  Bourget,  Mme  Juliette 
Adam,  et  quelques  autres  victimes.  11  m'est  donné,  —  avec 
quelle  joie,  et  au  milieu  de  quelle  joie!  — de  les  ressusciter. 

Mais  le  livre  français,  véhicule  essentiel  de  la  pensée  fran- 
çaise, va  encore,  durant  bien  des  mois,  pénétrer  difficilement 
en  Pologne.  Ce  n'est  pas  seulement  à  cause  de  la  rareté  des 
transports.  Notre  volume  à  cinq  francs  coûte  là-bas  soixante 
marks:  autant  dire  que  la  consommation  en  est  quasi  interdite.; 

Aussi,  est-ce  de  tout  cœur,  qu'il  convient  de  saluer  la 
hardie  entreprise  de  deux  de  nos  confrères. 

Le  16  décembre  1919,  paraît  à  Varsovie  le  premier  numéro 
du  Journal  de  Pologne.  Il  a  pour  directeur  M.  F.  Delagneau, 
qui  peu  de  jours  avant  portait  avec  éclat  les  galons  de  colonel 
dans  notre  armée,  et  M.  Robert  Vaucher,  collaborateur  de 
l'Illustration,  l'un  des  correspondants  de  guerre  les  plus  infa- 
tigablement dévoués  depuis  cinq  ans  à  notre  cause.  Créer  là-bas 
un  journal  polonais  en  français,  qui  quotidiennement  fasse 
entendre  notre  voix  et  qui,  en  même  temps,  grâce  à  la  diffu- 
sion de  notre  langue,  répande,  non  à  Paris  seulement,  mais 
dans  le  monde  entier,  la  connaissance  des  aspirations  et  des 
réalisations  de  la  jeune  République:  une  telle  initiative  est  auda- 
cieuse. En  dépit  de  toutes  les  complications  matérielles,  de  la 
rareté  de  la  main-d'œuvre,  de  la  cherté  du  papier,  des  grèves, 
de  la  disette  des  transports,  le  succès  la  couronne.  El  tout  de 
suite,  nos  confrères  entendent  corser  l'action  de  la  plume  par 


634  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

celle  de  la  parole.  Ils  organisent  pour  cet  hiver  deux  cycles  de 
conférences  françaises  où  seront  successivement  entendus 
MM.  Maurice  Barrés,  Louis  Barthou,  les  généraux  de  Castelnau, 
de  Maud'huy  et  Belin,  Mgr  Baudrillart,  MM.  Funck-Brentano, 
Louis  Madelin,  etc.. 

A  un  tel  programme,  le  préfacier  importe  peu.  Me  revoici 
roulant  à  travers  l'Europe  centrale,  pour  en  tenir  l'emploi. 
Bien  que  la  paix  soit  signée,  les  communications  régulières  ne 
sont  pas  encore  rétablies  à  travers  l'Allemagne.  Il  faut  de  nou- 
veau traverser  la  Suisse  et  le  Tyrol,  cette  fois  étincelant  de 
blancheurs  neigeuses.  Vienne  est  dans  la  nuit,  a  faim  et  a 
froid.  Puis  ce  sont  des  inondations,  de  grandes  plaines  mornes 
et  fangeuses,  des  forêts  dénudées,  Varsovie. 

Je  l'avais  quittée  par  un  pluvieux  été.  Je  la  retrouve  par 
un  dur  hiver.  Les  traîneaux  glissent  dans  les  rues  gelées 
par  vingt  degrés  au-dessous  de  zéro.  Il  y  a  de  la  souffrance;  à 
un  degré  plus  aigu,  toutes  les  nôtres  et,  en  plus,  celles  qui 
naissent  de  la  situation  spéciale  de  la  Pologne.  Les  difficultés 
de  l'ensemencement,  la  rareté  des  engrais,  les  grèves  agricoles, 
rendent  angoissante  la  question  du  pain  et  des  pommes  de 
terre.  Trop  d'industries  chôment,  faute  de  matières  premières 
et  de  charbon.  Les  trains  sont  presque  supprimés.  Il  faut  réqui- 
sitionner les  appartements  particuliers,  faute  de  logements.  A 
toutes  les  grèves  que  nous  connaissons  s'ajoute  celle  des 
concierges,  qui  ne  tirent  plus  le  cordon  passé  dix  heures  :  c'est 
d'ailleurs  le  moment  où  les  lumières  s'éteignent  et  se  ferment 
les  restaurants.  Les  incertitudes  politiques  de  l'Entente  ne 
cessent  pas  d'accroître  le  malaise.  Il  y  a  huit  jours,  M.  Cle- 
menceau faisait  de  la  Pologne  la  sentinelle  de  l'Europe  contre 
les  Soviets.  Hier  M.  Lloyd  George  lui  a  appris  que  nous  allions 
les  ravitailler.  Aujourd'hui  M.  Clemenceau  n'est  plus  rien  du 
tout.  Et  il  me  faut  répéter  indéfiniment  que  l'avènement  de 
M.  Deschanel  n'est  pas  celui  du  bolchévisme. 

Dans  la  nervosité  générale,  toute  parole  qui  vient  de  FVance 
ne  cesse  pas  d'être  accueillie  à  Posnan  comme  à  Varsovie  avec 
une  chaleur  qui  va  au  cœur. 

Il  y  a  une  joie  réelle,  de  l'émotion  aussi,  à  rendre  hommage 
à  travers  les  siècles  à  ce  que  la  Pologne  a  donné  à  la  civilisa- 
tion, à  ce  que  nous  sommes  fondés  de  nouveau  à  attendre 
d'elle.  Ce  sont  d'abord,  à  l'aurore  du  moyen  âge,  ces  humbles 


RELATIONS  INTELLECTUELLES  ENTEE  FRANCE  ET  POLOGNE.    G-°>?) 

pèlerins  qui,  arrivant  des  plaines  lointaines  arrosées  par  la 
Vistule,  viennent  s'agenouiller  dans  nos  sanctuaires;  puis  ces 
magnifiques  ambassadeurs  qui  étonnent  la  cour  de  Catherine 
de  Médicis,  non  seulement  par  leur  faste,  mais  par  leur  raffine- 
ment et  l'ardeur  de  leur  plaidoyer  en  faveur  de  la  tolérance.  Au 
xviic  siècle,  les  liens. politiques  se  précisent.  «  J'irais  à  pied, 
écrit  Golbert  à  Louis  XIV,  pour  suffire  à  l'emprunt  pour  la 
Pologne.  »  Puissent,  pour  l'intérêt  commun  de  l'Entente  et  de  la 
Pologne,  nos  financiers  être  des  Colbert!...  Au  siècle  suivant, 
la  bonne  reine,  Marie  Leczyriska,  popularise  à  la  cour  le  nom 
polonais,  et  le  développement  de  la  Lorraine  est  attaché  à  celui 
du  roi  Stanislas.  Puis,  c'est  la  magnifique  fraternité  d'armes 
des  guerres  de  la  Révolution  et  de  l'Empire  :  Dombrowski, 
Poniatowski,  cinq  de  leur  compatriotes  ont  leurs  noms  inscrits 
sur  les  parois  de  l'Arc  de  Triomphe.  Au  xixe  siècle,  les  trois 
vagues  de  l'émigration,  succédant  aux  trois  défaites  de  l'insur- 
rection, refoulent  en  France  des  flots  pressés  de  héros  malheu- 
reux. Ils  appartiennent  à  toutes  les  catégories  de  la  nation,  ont 
en  commun  le  courage,  la  douleur,  la  foi.  Dans  sa  chaire  du  Col- 
lège de  France,  un  Adam  Miçkiewicz  expose  à  l'élite  européenne 
le  martyre  de  son  peuple.  Un  Chopin  incarne  son  cri  de  douleur 
harmonieux.  Jusque  dans  nos  faubourgs  et  nos  campagnes,  le 
soldat  polonais  blessé,  la  Polonaise  en  deuil  et  l'orphelin  font 
vibrer  le  cœur  populaire.  L'image,  aussi  bien  que  la  chanson 
et  l'anecdote,  s'emparent  de  la  cause  sacrée.  Dans  des  modes 
divers,  Charlet  et  Rafïet,  Daumier  et  Cham,  Vernier,  Draner» 
combien  d'autres,  la  maintiennent  à  l'ordre  du  jour  de  l'indi- 
gnation nationale.  Grâce  à  Mme  de  Ségur,  toutes  les  fillettes  de 
France  sont  amoureuses  du  pauvre  prince  Romane  Pajarski. 
Quand  elles  ont  grandi,  Sienkiewicz  leur  offre  la  statue  épique 
de  son  pays  dans  sa  trilogie.  Ainsi  la  Pologne  demeure  vivante 
dans  le  cœur  de  la  France,  prête  à  l'acclamer,  le  jour  où  la 
politique  a  cessé  de  clore  ses  lèvres. 

« 

*  * 

A  l'heure  historique  où  nous  sommes,  au  moment  où  tout 
comme  un  nouveau  monde  politique,  c'est  un  ordre  intellec- 
tuel et  moral  nouveau  que  nous  avons  k  édifier,  quelles  sont  les 
directives,  quelles  sont  les  suggestions  que  la  France  peut  offrir? 

Hélas  1  nos  élites  littéraires  et  scientifiques  ont  été  fauchées 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aussi  cruellement  .que  les  masses  de  nos  paysans.  Et  la  crise 
économique  de  l'après-guerre  met  en  péril,  en  même  temps 
que  la  production  du  livre  français,  le  recrutement  même  de 
notre  intellectualité. 

Toutefois,  nous  sommes  assurés  des  forces  que  déjà  nous 
sentons  tressaillir.  N'essayons  pas  de  définir  ce  que  sera  notre 
littérature  de  demain.  Qui  donc,  en  1815,  eût  osé  caractériser 
le  romantisme?  Ne  nous  dissimulons  pas,  ne  dissimulons  pas  à 
nos  amis  que  les  lettres  françaises  ne  vont  pas  se  cristalliser 
en  mots  magiques,  définitifs,  en  formules  invariables  et  lapi- 
daires, mais  déferler  en  un  torrent  impétueux  qui  roulera  du 
bon  et  du  mauvais,  de  l'excellent  et  du  pire.  Du  cataclysme 
mondial,  toutes  les  outrances  de  la  réaction  et  toutes  les  haines 
et  les  paradoxes  de  l'esprit  révolutionnaire  vont  extraire  des 
motifs  nouveaux  de  croire  en  soi.  Si  on  nous  lit  sans  critique, 
on  retrouvera  chez  nous,  comme  avant  la  guerre,  de  quoi 
s'effarer  et  nous  honnir. 

Et  cependant,  pas  de  doute  que,  de  tous  les  débris  qui 
jonchent  la  terre,  de  tous  les  remous  qui  se  combattent  dans 
les  âmes,  au  milieu  de  toutes  les  menaces  qui  ne  cessent  de 
peser  sur  nous,  la  pensée  française  va  avoir  pour  souci  domi- 
nant, pour  fonction  essentielle,  de  dégager  les  disciplines 
nouvelles  d'une  France  nouvelle. 

D'une  France  aussi  différente  de  celle  d'hier  que  celle  d'hier 
le  fut  de  celle  des  Capétiens. 

La  France  de  Louis  XIV,  aussi  bien  que  dans  les  jardins  de 
Versailles,  trouva  son  expression  dans  notre  littérature  clas- 
sique... Nescio  q  nid  ma  jus  nascitur... 

De  la  France  durcie  par  la  guerre,  grandie  mais  toujours 
menacée  par  une  paix  imparfaite,  où  ce  qui  nous  reste  de  jeu- 
nesse a  renouvelé  sa  conscience  de  l'imprescriptible  tradition 
et  sa  foi  dans  notre  mission  historique,  en  même  temps  que  sa 
volonté  de  lutte  et  son  appétit  de  joie  physique  et  d'expansion, 
dont  les  confins  s'étendent  de  l'Alsace-Lorraine  reconquise 
jusqu'au  Sahara,  et  dont  les  horizons  embrassent  les  siècles  et 
l'univers,  il  naîtra  quelque  chose  d'encore  indéfinissable,  mais 
qui  sera  très  grand. 

Sachons  mettre  à  h  portée  dé  nos  amis,  pour  qu'ils  y 
fassent  leur  choix,  selon  leur  génie,  les  germes  que  nous  sommes 
en  train  de  mûrir. 


RELATIONS    INTELLECTUELLES    ENTRE    FRANCE    ET    POLOGNE.        637 

En  ce  moment,  nos  livres  arrivent  à  peine  à  nos  amis  polo- 
nais. L'état  de  leur  change  leur  rend  impossible  de  venir  à 
nous.  Dans  le  domaine  spirituel,  comme  en  tout  autre,  ils 
n'ont  à  leur  portée  que  l'importation  allemande.  Prenons  garde 
que,  malgré  toute  leur  bonne  volonté,  les  motifs  économiques 
ne  soient  les  plus  forts,  si  nous  n'arrivons  pas  à  assurer  à 
leur  inlcllectualité,  si  particulièrement  accessible  à  toutes  les 
influences,  au  moment  où  est  en  train  de  se  reformer  l'unité 
nationale,  le  contact  étroit  avec  la  nôtre. 

Nos  amis  de  Pologne,  nous  les  connaissons  à  peine.  Les 
circonstances  économiques  leur  interdisent  presque  de  venir 
chercher  nos  enseignements.  L'Etat  français,  quelques-unes  de 
nos  municipalités,  des  générosités  privées,  n'assureront-ils 
pas  l'indispensable  rapprochement  par  la  création  quelque  part 
chez  nous  d'un  centre  commun  de  culture  et  de  travail  franco- 
polonais? 

De  notre  France,  l'étranger  ne  respire  trop  souvent  que 
''atmosphère  fiévreuse  de  Paris.  Les  suggestions  qu'il  offre  ne 
contribuent  pas  toutes  à  l'affermissement  des  disciplines. 

Avant  la  guerre,  plusieurs  de  nos  Facultés  de  province 
avaient  respectivement  commencé  de  grouper  chez  elles  telles 
ou  telles  familles  d'étudiants  étrangers,  de  constituer  à  leur 
usage  des  enseignements  spéciaux.  Ainsi  se  nouaient  d'intéres- 
sants échanges,  capables  à  la  fois  d'enrichir  notre  vie  régio- 
nale et  d'initier  davantage  nos  amis  à  la  vraie  France. 

Pour  devenir  un  centre  d'attraction  franco-polonais,  il  est 
une  ville  que  son  passé,  comme  son  présent,  qualifient  entre 
toutes.  Nancy  doit  son  premier  essor  au  bon  roi  Stanislas, 
son  souvenir  y  est  demeuré  gravé.  La  Place  Stanislas,  l'Académie 
Stanislas,  combien  d'autres  traces  attestent  encore  l'empreinte 
artistique  et  intellectuelle  d'un  passé  glorieux!  Avant  1914,  les 
étudiants  étrangers  y  séjournaient  nombreux.  En  1918,  Nancy 
offrit  un  de  ses  drapeaux  à  l'armée  polonaise  formée  en  France, 
la  vit  cantonner  dans  sa  région,  célébra  joyeusement  la  prise 
de  commandement  du  général  Haller.  Le  grand  développement 
assuré  à  l'Université  de  Strasbourg  n'est  pas  sans  lui  porter 
quelque  ombrage,  sans  la  contraindre  à  chercher  de  nouveaux 
horizons.  Située  sur  la  grande  ligne  Paris- Varsovie,  pourvue 
non  seulement  de  richesses  littéraires  et  artistiques,  mais  de 
nombreux  et  remarquables  instituts  techniques,  Nancy  est,  par 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

excellence,  la  ville  que  je  verrais  désignée  pour  attirer  à  elle, 
en  lui  assurant  des  conditions  spéciales  de  vie  matérielle  et 
d'études,  uni}  élite  polonaise  désireuse  de  venir  à  nous,  pour 
offrir  d'autre  part  à  nos  étudiants  les  moyens  (cours  et  biblio- 
thèques) de  s'initier  a  la  langue,  à  la  littérature  et  à  l'histoire 
de  la  Pologne. 

Ainsi  notre  Lorraine  rendrait  a  la  France  de  la  Vistule  le 
bienfait  qu'elle  en  reçut  an  xvme  siècle. 

Et  nous  aurions  la  joie  d'instituer  tout  de  suite  une  des 
seules  formes  de  concours  pratique  que  nous  soyons  en  ce 
moment  en  mesure  d'assurer  à  la  Pologne. 

Elle  va  reprendre  son  rôle  politique,  celui  qu'elle  tint  durant 
toute  son  histoire:  son  poste  de  sentinelle  de  la  civilisation 
occidentale,  entre  le  germanisme  et  l'inconnu  semi-asiatique. 

Sachons  l'aider  à  redevenir  également,  dans  l'ordre  intel- 
lectuel, le  grand  foyer  de  culture  latine  que,  cinq  siècles  durant, 
elle  incarna  dans  l'Europe  orientale,  et  qui  manquait  au  monde 
depuis  cent  cinquante  ans. 

André  Lichtenberger. 

Au  moment  où  je  corrige  les  épreuves  de  cet  article,  la 
Pologne  renaissante  se  retrouve  en  face  du  péril. 

Puisse  l'Europe  occidentale  montrer  plus  de  clairvoyance 
qu'au  xvîne  siècle  et  NEntente  ne  pas  contresigner  la  faillite  de 
ses  principes  et  de  sa  victoire  en  même  temps  que  le  quatrième 
partage  de  la  Pologne  l 

(A  suivre.) 


RÉCEPTION 

DU  GÉNÉRAL  LYAUTEY 

A.  L'ACADÉMIE  FRANÇAISE 


Le  général  Lyautey,  reçu  le  8  juillet  par  l'Académie  française,  a 
été  reçu  en  triomphe.  L'allure  dégagée,  le  front  carré  sous  un  éven- 
tail de  cheveux  blancs  qui  divergent  en  brosse,  le  nez  bien  marqué, 
la  moustache  rousse,  la  voix  comme  usée  par  le  commandement,  le 
proconsul  du  Maroc  lit  avec  fermeté  un  discours  d'une  éloquence 
militaire.  Accoudé  au  petit  pupitre  qui  porte  le  verre  d'eau,  tantôt 
il  scande  du  doigt  la  parole, tantôt  il  referme  la  main  sur  le  pommeau 
de  l'épée.  Parfois  les  épaules  ont  un  mouvement  de  gauche  à  droite, 
une  sorte  de  ballant,  comme  celui  d'un  lutteur  qui  -apprête,  et  il 
attaque  sa  phrase,  la  tête  en  avant.  Ou  encore  il  passe  à  M.  Bourget, 
l'un  de  ses  parrains,  la  feuille  qu'il  vient  de  lire;  et  M.  Bourget, 
d'un  geste  infiniment  las,  entasse  cette  feuille  sur  les  autres.  Il  m'a 
semblé  que  le  public  était  conquis  peu  à  peu,  et  que  les  applaudis- 
sements étaient  plus  pressés  à  mesure  qu'ils  se  répétaient.  La  péro- 
raison a  été  acclamée.  On  a  salué  cette  pensée  claire,  ce  style  simple 
et  droit  de  soldat,  cette  concision  avec  cette  finesse,  ce  jugement, 
cet  art  de  voir  et  d'énoncer. 

Ce  n'est  pas  la  tranquillité  robuste  du  maréchal  Joffre;  ce  n'est 
pas  le  masque  tourmenté  du  maréchal  Foch  ;.  c'est  quelque  chose  de 
hardi,  d'allant  et  de  net.  Cet  académicien  a  gardé  son  air  de  colonel 
de  hussards.  Il  lit  son  discours  comme  un  ordre  du  jour.  Il  ramasse 
la  pensée  et  le  son  dans  le  dernier  mot  de  ces  phrases  martelées, 
faites  pour  être  dites  devant  le  front  des  troupes.  Après  chaque 
paragraphe,  on  attend  que   les   clairons   sonnent.   Mais    ne    vous 


64U  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

trompez  pas  à  cette  allure  martiale.  Tout  cela  n'est  pas  simple.  Dans 
notre  temps,  où  les  civils  parlent  ouvertement,  il  n'y  a  plus  que  les 
militaires  à  envelopper  leur  pensée  de  sous- entendus.  Déjà  le  maré- 
chal Foch  nous  avait  insidieusement  raconté  une  campagne  de  Vil- 
lars,  qui  était  une  leçon  propre  à  nous  faire  entendre  la  manœuvre 
de  1914.  Le  discours  du  général  Lyautey  a  été  une  longue  allusion, 
dont  l'obscurité  transparente  invitait  aux  applaudissements.  Mais  en 
même  temps,  ce  discours  a  été  composé  suivant  les  règles  de  l'art. 
Toutes  les  fois  que  l'œuvre  d'Henry  Houssaye  prêtait  à  un  déve- 
loppement, son  successeur  ne  manquait  pas  l'occasion  d'écrire  un 
couplet  éloquent.  Mais  tant  vaut  l'homme,  tant  vaut  l'éloquence. 
Loin  d'être  un  ouvrage  de  rhétorique,  chacun  de  ces  couplets  était 
une  étude  solide  et  pleine  de  sens.  On  pourrait  reconnaître  et  numé- 
roter ces  épisodes;  mais  chacun  a  une  valeur  et  une  signification. 

Le  premier  avait  pour  prétexte  l'histoire  d'Alcibiade  que  Hous- 
saye écrivit  avant  et  après  la  guerre  de  1870.  L'antiquité  reste  pour 
nous  un  prodigieux  répertoire  de  leçons  et  d'exemples.  Le  général 
Lyautey  a  fait  un  vivant  tableau  de  cette  Athènes  à  gouvernement 
direct,  à  charges  de  courte  durée,  à  conseils  nombreux,  de  cette 
Athènes  des  soviets,  qui  périt  en  cinquante  ans.  Tout  homme  popu- 
laire, tout  général  vainqueur  y  était  un  objet  de  soupçon,  et  le 
peuple  préférait  presque  le  stratège  vaincu,  qui  n'était  pas  dange- 
reux, au  victorieux  dont  il  craignait  tout.  Alcibiade,  idole  du  peuple, 
connut  ces  méfiances;  à  la  veille  d'une  bataille,  il  avait  à  répondre 
aux  intrigues  politiques;  cela  se  voit  encore  de  nos  jours  :  à  bon 
entendeur  salut.  «  Aussitôt  après  le  départ  d'Alcibiade  pour  l'Armée, 
l'orage  s'était  déchaîné  sur  l'Agora,  au  milieu  de  la  violence  des  uns, 
de  la  défaillance  des  autres,  histoire  éternelle  des  Assemblées  à  tra- 
vers les  siècles.  »  Le  général,  au  moment  d'engager  l'action,  est 
rappelé  à  Athènes.  Il  sait  qu'il  sera  condamné.  Il  se  réfugie  à  Sparte. 
Athènes,  privée  de  son  meilleur  chef,  est  vaincue.  Les  soldats 
réclament  Alcibiade;  il  revient,  il  rétablit  les  affaires,  il  est  nommé 
généralissime.  Mais  cette  dignité  réveille  la  défiance.  «  A  la  suite 
d'un  échec  d'importance  secondaire,  facilement  réparable,  subi  en 
son  absence  par  un  lieutenant  inhabile,  c'est  à  nouveau  la  volte-face 
à  Athènes.  Il  est  révoqué.  »  Alcibiade  se  réfugie  en  Chersonèse. 
Athènes  se  donne  des  généraux  incapables,  qui  la  perdent.  En  vain 
le  proscrit  les  adjure  de  l'écouter,  ne  fût-ce  qu'un  jour;  la  fortune 
de  la  cité  sombre  à  Egos  Potamos.  La  capitulation  suit  la  défaite. 
La  tyrannie  des  Trente  étouffe  la  liberté.  «  Athènes  subit  un  joug 


RÉCEPTION   DU    GENERAL   LYAUTEY   A   l'aCADÉMIE    FRANÇAISE.    641 

qu'on  ne  saurait  comparer  qu'à  celui  que  nous  retracent  les  récits 
venus  de  la  malheureuse  Russie.  »  Alcibiade  meurt  assassiné  [dans 
un  coin  perdu  d'Asie-Mineure,  et  la  perte  de  la  patrie  accompagne 
la  sienne.  Terrible  avertissement  aux  Assemblées  soupçonneuses  qui 
persécutent  les  généraux! 

Mais  l'essentiel  du  discours  se  rapportait  à  cette  partie  de  l'œuvre 
de  Henry  Houssaye,  qui,  en  décrivant  la  suprême  défaite  de  Napoléon, 
est  consacrée  à  sa  gloire.  A  cette  apparition  du  grand  chef,  le  général 
fcyauley  rectifie  la  position  et  rend  les  donneurs.  «  Lorsque,  le 
15  décembre  1840,  le  funèbre  cortège,  après  avoir  descendu  les 
Champs-Elysées,  arriva  au  seuil  des  Invalides,  celui  qui  en  ouvrit 
les  portes  devant  le  cercueil  annonça,  ainsi  qu'aux  jours  de  réception 
solennelle  des  Tuileries  :  «  L'Empereur!  »  Permettez  qu'à  mon  tour, 
au  moment  où  dans  l'œuvre  de  mon  prédécesseur  apparaît  la  grande 
ombre  du  héros, j'annonce  :  «  Messieurs,  l'Empereur!  » 

On  a  applaudi  ce  brillant  exorde.  Henry  Houssaye  lui-même  parlait 
du  grand  homme  avec  moins  de  solennité.  Après  l'un  de  ces  dîners 
chez  Durand  auxquels  assistait  le  général  de  Galiffet,  entre  Houssaye 
et  Vogiié,  et  où  ces  trois  amis  échangeaient  avec  cordialité  de  libres 
propos,  la  conversation  vint  sur  la  campagne  de  1815.  Je  vois  encore 
Houssaye,  son  profil  régulier,  sa  longue  et  légère  barbe  grise,  la 
brosse  de  ses  cheveux  frisés,  sa  tête,  un  peu  penchée  en  avant,  le 
pk'  qui  bridait  l'œil  et  le  faisait  sourire,  le  regard  lointain  et  rêveur. 
Il  disait  à  demi- voix  :  «  Vous  le  savez,  j'aime  beaucoup  l'Empereur...» 
I  II  en  parlait  comme  s'il  avait  été  de  sa  maison  et  de  son  entourage. 
Le  général  Lyautey  en  parle  comme  ses  maréchaux  auraient  dû  en 
parler. 

Il  se  défend  de  raconter  le  grand  drame  de  sa  chute  et  le  raconte 
aussitôt.  Mais  cette  feinte  lui  a  permis  de  glisser  cette  petite  phrase  : 
«Vous  estimerez  que  seuls  ont  aujourd'hui  le  droit  de  disserter  d'art 
militaire  ceux  qui  ont  gagné  les  batailles  historiques.  »  [C'est  à  peu 
près  la  pensée  de  Jomini,  qui  n'osant  pas  disserter  d'art  militaire  après 
Napoléon,  lui  prête  la  parole  et  imagine  une  conversation  en  quatre 
volumes  où  l'Empereur,  parlant  avec  Frédéric  et  Alexandre,  prend  à 
son  compte  les  idées  de  Jomini. 

En  deux  pages  de  la  plus  belle  allure,  le  général  Lyautey  résume 
la  campagne  de  1814,  ce  double  tour  de  piste  que  fait  l'Empereur,  cul- 
butant Bliicher  sur  le  côté  Nord  du  manège,  Schwarzenberg  sur  le 
cote  Sud,  bouclant  le  premier  tour  à  Troyes,  recommençant  sa  ran- 
donnée, rejetant  cette  fois  Blucher'sur  Laon,  faisant  reculer  Schwar- 
iomx  lviii.  —  1920.  41 


642  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

zenberg,  et  pour  la  troisième  reprise,  tentantun  mouvement  nouveau 
sur  les  arrières  de  l'ennemi  qui,  cette  fois,  ne  se  laisse  plus  manœu- 
vrer, ni  détourner  de  Paris. 

Et  voici  maintenant  le  drame  suprême,  celui  de  1815.  Cette  fois 
le  général  Lyautey  ne  raconte  pas  les  événements,  qui  sont  supposés 
connus  de  tous,  mais  il  discute  en  passant  la  question  souvent  posée, 
si  le  génie  de  l'Empereur  a  fléchi  à  Waterloo.  Mais  la  discute-t-il? 
Ou  cette  discussion  n'est-elle  pas  une  raison  de  poser  publiquement 
trois  axiomes.  D'abord  un  chef  de  guerre  ne  peut  rien  sans  un  bon 
état-major  :  «  Au  point  de  vue  technique,  ce  qui  a  manqué  surtout  à 
l'Empereur,  c'est  son  chef  d'état-major  coutumier,  celui  qui  assure 
l'exécution  jusqu'aux  moindres  détails,  qui  sait  qu'il  n'y  a  jamais 
trop  de  précautions,  trop  de  précisions  ;  qu'ici  surtout,  il  n'y  a  pas 
de  petites  choses.  La  première  condition  du  commandement  suprême, 
c'est  la  pleine  liberté  d'esprit  du  chef,  la  certitude  à  lui  assurée  que 
sa  pensée,  jetée  au  vol,  recouvre  immédiatement  sa  forme  et  se„ 
transmettra  sans  une  perte  de  temps,  sans  une  déformation,  jus- 
qu'aux plus  lointaines  extrémités...  »  Il  est  bien  évident  que  cette 
apologie  précise,  excellente,  irréfutable  de  l'état-major,  au  milieu 
des  polémiques  présentes,  n'est  pas  exclusivement  destinée  aux 
historiens  de  1815. 

Le  second  axiome,  c'est  qu'un  général  ne  doit  pas  être  importuné 
parles  soucis  politiques.  La  veille  de  Waterloo,  l'Empereur  «  avait 
dicté  plusieurs  lettres  nécessitées  par  les  ennuis  et  les  embarras  que 
lui  causaient  les  intrigues  de  la  Chambre  des  Représentants.  »  Ici 
le  souvenir  d'une  certaine  séance  à  la  Chambre,  en  1917,  est  assez 
facile  à  reconnaître.  Enfin  le  troisième  axiome,  c'est  que  la  foi  dans 
la  victoire  détermine  la  victoire  :  cette  confiance  avait  décliné  en 
1815  dans  l'âme  du  grand  vainqueur.  L'histoire  le  signalera  comme 
un  des  traits  sublimes  de  cette  guerre,  comme  le  signe  propre  d'un 
Joffre  et  d'un  Foch.  A  celui-ci  le  général  Lyautey  rend  aussitôt  le 
plus  bel  hommage  qui  puisse  être  décerné  à  un  soldat.  «  Il  y  a 
quelques  mois,  dit-il,  aux  avant-postes  du  Maroc,  nous  lisions  le  récit 
d'une  cérémonie  célébrée  dans  la  chapelle  des  Invalides,  à  laquelle 
assistait  au  premier  rang  le  généralissime  des  armées  alliées,  et  à 
tous,  nos  regards  se  le  dirent,  il  semblait  que  la  grande  ombre  se 
dressât  du  sarcophage  de  granit  pour  accueillir  celui  en  qui  elle 
reconnaissait  un  émule.  » 

Ainsi  nous  avons  passé  d'une  étude  de  politique  intérieure  à 
propos  d'Alcibiade  à  une  leçon  de  psychologie  militaire,  à  propos  de 


RÉCEPTION   DU    GENERAL   LYAUTEY  A   l'aCADEMIE    FRANÇAISE.    643 

Napoléon;  mais  voici  la  Restauration,  et,  cette  fois,  le  traité  de  Paris 
va  nous  être  une  leçon  de  choses  et  un  enseignement  d'histoire 
diplomatique.  Le  général  Lyautey  s'est  donné  le  plaisir  de  lire  cette 
page  des  instructions  de  Louis  XVIII  à  Talleyrand,  en  septem- 
bre 1814:  «  En  Allemagne,  c'est  la  Prusse  qu'il  faut  empêcher  de 
dominer  en  opposant  à  son  influence  dés  influences  contraires.  La 
constitution  physique  de  cette  monarchie  lui  fait  de  l'ambition  une 
sorte  de  nécessité.  Tout  prétexte  lu: *st  bon.  Nul  scrupule  ne  l'arrête. 
La  convenance  est  son  droit.  »  En  lisant  ces  lignes,  le  général 
Lyautey,  après  avoir  fait  l'éloge  de  la  monarchie,  a-t-il  seulement 
montré  la  clairvoyance  de  Louis  XVIII?  N'a-t-il  pas  tracé  un  pro- 
gramme politique?  Il  y  a  dans  son  discours  une  phrase  singulièrement 
pénétrante.  Il  a  marqué  que,  pour  être  bon  Français,  il  fallait  être 
bon  Européen.  Il  parlait  pour  Talleyrand.  Au  fait  était-ce  bien  pour 
Talleyrand?  On  se  tromperait  fort  en  croyant  que  les  discours  acadé- 
miques sont  des  jeux  littéraires.  Ils  sont  parfois  l'occasion  solennelle 
d'une  profession  de  foi,  un  témoignage  public,  et  la  salle  des  séances 
est  devenue  l'arène  des  confesseurs. 

Un  rappel  de  l'union  sacrée  a  valu  une  ovation  à  M.  Poincaré, 
qui,  dans  les  deux  mots  de  cette  formule  éloquente,  a  défini  pour 
l'histoire  l'âme  de  1914.  La  piété,  l'ardeur,  l'héroïsme  fraternel  des 
Français,  ce  sont  tous  ces  grands  souvenirs  que  la  salle  entière, 
tournée  vers  le  président,  a  acclamée  avec  lui,  reconnaissante, 
comme  le  sera  la  postérité,  envers  l'homme  qui  a  confirmé  le  sen- 
timent commun  en  lui  donnant  un  nom. 

Après  avoir  salué  la  mémoire  du  vicomte  de  Vogué  et  du  comte 
Albert  de  Mun,  qui  furent  ses  amis,  le  général  Lyautey  a  terminé 
par  une  apologie  de  la  politique  coloniale,  qu'on  attendait  de  lui.  — 
Avec  beaucoup  de  force  et  d'éclat,  en  présence  du  représentant  du 
sultan  du  Maroc,  qui  l'écoutait  du  haut  d'une  loggia,  il  a  montré 
comment,  à  l'abri  de  nos  couleurs,  la  sécurité  renaissait,  l'anarchie 
faisait  place  à  l'ordre,  les  terres  étaient  cultivées,  la  civilisation  fleu- 
rissait, et  comment  enfin  la  guerre  coloniale  était  une  œuvre  de 
paix.  Ainsi  s'est  achevé  au  milieu  des  bravos,  ce  discours  varié, 
intelligent,  nerveux  et  entraînant  :  paragraphes  nets  comme  ceux 
d'un  ordre  d'opérations,  style  plein  de  faits,  sans  épithètes,  syntaxe 
nue  jusqu'à  l'os,  toute  en  présents  et  en  infinitifs,  formules  brèves, 
phrases  frappées  et  sonores,  jugements  et  directives. 

Quand  on  eut  fermé  le  ban  sur  cette  harangue,  Mgr  Duchesne, 
tourné  à  demi  vers  le  général,    la   figure   immobile,   l'œil  vif,  la 


644  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lumière  tombant  sur  son  crâne  comme  sur  une  coupole  vénérable, 
parla  d'une  bonne  voix  apostolique.  Quelquefois  on  distingue  dans 
son  discours  une  malice  paternelle.  Quand  dans  une  lettre,  le  géné- 
ral Lyautey  se  décourage  parce  qu'un  commandement  vient  de  lui 
échapper,  Mgr  Duchesne  l'admoneste  et  le  réconforte  :  «  Allons, 
allons,  dit-il,  ne  pleurez  pas.  Tout  cela,  vous  l'aurez;  il  ne  s'agit  que 
d'attendre.  »  Et  comme  le  général  s'est  excusé  de  l'insuffisance  de 
ses  titres  littéraires,  le  prélat  le  reprend  et  lui  montre  les  contra- 
dictions de  ses  paroles  :  «  Vous  avez  beau  dire  que  vos  titres  litté- 
raires sont  nuls  ;  pour  nous  le  faire  croire,  il  faudrait  supprimer 
cette  correspondance,  et  justement  vous  la  publiez.  »  Il  faut  avoir 
entendu  le  ton  d'affectueuse  plaisanterie  et  d'indulgent  reproche, 
dont  Mgr  Duchesne  a  dit  ces  mots,  qui  ont  fait  rire  le  public.  Et  il  a 
ajouté  :  «  Sans  doute  ce  sont  des  lettres  de  soldat  (on  ne  vous 
demande  pas  d'écrire  comme  un  évêque\  des  lettres  de  soldat,  mais 
d'un  soldat  qui  a  vu,  qui  a  compris  Athènes,  Constantinople  et  Rome; 
qui  a  ses  cantines  remplies  des  meilleurs  livres  du  jour,  qui  du  fond 
de  l'Extrême-Orient,  entretient,  sur  le  ton  le  plus  élevé,  des  conver- 
sations parisiennes.  » 

Il  est  d'heureuses  rencontres.  Le  hasard,  en  désignant 
Mgr  Duchesne  pour  recevoir  le  général  Lyautey,  a  voulu  qu'un  histo- 
rien eût  ainsi  à  écrire  une  belle  page  d'histoire.  Rien  ne  ressemble  plus 
à  ce  qu'on  dit  de  l'antiquité  que  ce  qu'on  voit  aux  colonies,  et  pour  ma 
part  la  littérature  classique  ne  m'a  jamais  paru  si  vivante  que  parmi 
les  nègres  du  Soudan,  qui  ont  encore  les  mœurs  de  l'Odyssée.  Ainsi 
Mgr  Duchesne  s'est  retrouvé  au  vif  de  ses  études.  Les  sujets  éloignés 
ressemblent  aux  sujets  reculés  et  un  voyage  dans  l'espace  équivaut  à 
un  voyage  dans  le  temps.  L'historien  de  la  primitive  Eglise  s'est  trouvé 
à  l'aise  pour  raconter  l'œuvre  accomplie  à  Madagascar  et  au  Maroc.  Il 
l'a  fait  dans  le  style  le  plus  sobre  et  le  plus  pur,  en  donnant,  sans  y 
prendre  garde,  une  beauté  antique  à  ces  gestes  modernes.  Lisez  la 
rencontre  du  général  avec  les  guerriers  Zemmours  sur  la  route  de 
Fez.  C'est  une  page  romaine,  et  comme  une  rencontre  de  Scipion 
avec  des  chefs  numides.  Mais  au  fait  est-ce  autre  chose?  Rien  change- 
t-il?Les  héritiers  des  grandes  traditions  ne  se  ressemblent-ils  pas 
d'âge  en  âge?  Je  crois  que  le  général  Lyautey  le  pense  et  Mgr  Du- 
chesne aussi. 

Henry  Bidou. 


REVUE  LITTÉRAIRE 


ÈARNAVE   ET  LA  REINE  (1} 


Barnave  est  généralement  considéré,  par  les  amateurs,  comme  le 
type  le  plus  parfait  du  révolutionnaire  sympathique.  Ce  n'est  pas 
qu'il  soit  sans  reproche.  Le  gaillard  qui,  le  23  juillet  1789,  à  propos 
de  l'assassinat  de  Foulon  et  de  Bertier,  comme  Lally-Tollendal  en 
montrait  de  l'horreur,  s'écria  :  «  Le  sang  qui  vient  de  se  répandre 
était-il  donc  si  pur?  »  cet  orateur  est,  semble-t-il,  de  ceux  dont 
l'éloquence  a  des  inconvénients.  Mais  on  répond  que  ce  fut  «  un  mot 
malheureux.»  Malheureux,  oui!  l'un  de  ces  mots  qui  deviennent 
maximes,  et  les  maximes  de  la  fureur. 

Environ  trois  ans  plus  tard,  ce  même  Barnave  était  en  prison.  Et, 
comme  il  avait  alors  du  loisir,  il  examinait  son  passé.  Il  prenait  des 
notes  et  composait,  pour  la  postérité,  des  fragments  de  mémoires  et 
d'apologie.  L'idée  lui  vint  d'expliquer  son  mot  célèbre  et  de 
i'excuser.  Il  affirme  que  nulle  qualité  de  l'esprit  ne  lui  est  en  plus 
grande  estime  que  la  «  mesure  ;  »  et  ce  n'est  point  par  là  qu'il  a 
brillé  le  23  juillet  1789.  Mais  aussi  Lally-Tollendal  monte  à  la  tri- 
bune; et  l'on  s'attendait  qu'il  parlât  de  Foulon,  de  Bertier,  de  l'état 
de  Paris,  de  la  nécessité  de  réprimer  les  meurtres  :  pas  du  tout!  il 
parle  de  lui,  de  sa  sensibilité,  de  son  père...  «  Je  me  levai  alors. 
J'avoue  que  mes  muscles  étaient  crispés...  »  Bref,  pour  s'excuser 
d'avoir  fourni  à  d'ignobles  meurtriers  une  excuse,  Barnave  raconte 
que  Lally-Tollendal  l'avait  impatienté.  Car  il  veut  qu'un  homme  et 

(1)  Le  Secret  de  Barnave,  par  E.  Welvert  (E.  de  Boccard,  éditeur).—  Cf. Marie- 
Antoinette,  Fersen  et  Barnave,  leur  correspondance,  par  O.-G.  de  Heidenstam 
(Calmann-Lcvy,  1913). 


6Î6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

digne  du  nom  d'homme  sache  «  conserver  sa  tête  froide;  »il  méprise 
les  gens  «  qui  s'abandonnent  aux  larmes  quand  il  faut  agir,  »  et  il 
est  profondément  indigné  s'il  croit  s'apercevoir  «  qu'un  certain  éta- 
lage de  sensibilité  n'est  qu'un  jeu  de  théâtre.  »  Eh  !  bien,  Lally- 
Tollendal  a  manqué  de  mesure,  il  n'a  pas  conservé  sa  tête  froide,  il  a 
pleuré  comme  un  cabotin  :  voilà  pourquoi  Barnave  s'est  fâché.  L'on 
avouera  qu'il  se  moque  du  monde. 

Cependant,  Sainte-Beuve,  tout  en  déclarant  «  inexcusable  »  et 
«  très  fâcheux  pour  Barnave  »  l'incident  du  23  juillet  1789,  essaye  de 
disculper  son  cher  Barnave.  Et  il  le  fait  de  la  façon  la  plus  comique. 
Voyez  un  peu  ce  gros  Lally  :  «  le  plus  gras,  le  plus  gai,  le  plus  gour- 
mand des  hommes  sensibles,  ce  personnage  spirituel  et  démons- 
tratif, à  qui  un  moment  d'éloquence  généreuse  et  pathétique  dans  sa 
jeunesse  permit  d'être  déclamateur  toute  sa  vie,  ayant  le  beau  rôle 
des  larmes  et  se  le  donnant  ici  comme  toujours;  »en  face  de  lui,  «  un 
homme  jeune,  ardent,  un  peu  amer,  irrité  de  voir  un  mouvement 
d'humanité  devenir  une  machine  oratoire  et  un  coup  de  tactique.  » 
Après  cela,  concluez  :  «  Qu'on  se  représente  les  deux  hommes  en 
présence,  et  tout  s'expliquera.  »  C'est  la  faute  à  ce  gros  Lally  ! 

Pourquoi  ce  Barnave  est-il  «  un  peu  amer,  »  et  ce  n'est  pas  trop 
dire?  Il  a  vingt-sept  ans  à  peine  passés.  Il  est  membre  de  l'Assem- 
blée Constituante.  11  a  du  talent,  que  ses  collègues  reconnaissent;  il 
entre,  jeune  et  sans  difficulté,  dans  la  gloire.;.  Mais,  quand  il  était 
petit,  un  jour,  sa  mère  l'avait  mené  au  théâtre  ;  car  on  le  gâtait. 
M"-  Barnave  demande  une  loge  :  toutes  les  loges  étaient  prises, 
moins  une,  celle-ci  destinée  à  l'un  des  amis  ou  des  «  complaisants  » 
du  gouverneur  de  la  province  ;  Mme  Barnave  ne  balança  point  de  s'y 
installer  avec  son  petit  garçon.  Le  directeur  du  théâtre,  puis  l'officier 
de  garde,  la  prièrent  de  déloger  :  elle  s'y  refusa.  Quatre  fusiliers  ne 
réussirent  pas  davantage  à  la  convaincre.  M.  Barnave,  que  l'on  était 
allé  chercher,  survint  et  emmena  son  épouse,  mais  en  disant  :  «  Je 
sors  par  ordre  du  gouverneur  !  »  Il  paraît  que  le  parterre  avait  pris 
fait  et  cause  pour  les  Barnave  et  que  la  bourgeoisie  de  Grenoble  fut 
quelques  mois  avant  de  retourner  au  théâtre  :  il  fallut  que  Mme  Bar- 
nave, apaisée  la  première  et  qui  sans  doute  aimait  la  comédie, 
donnât  le  signal  de  l'oubli.  Et  Sainte-Beuve  :  «  L'impression  de  cette 
injure  dut  agir  sur  l'esprit  précoce  de  Barnave  enfant;  on  n'apprécie 
jamais  mieux  une  injustice,  une  inégalité  générale,  que  quand  on  en 
est  atteint  soi-même,  ou  dans  les  siens,  d'une  manière  directe  et  per- 
sonnelle... »  Et  Sainte-Beuve,  qui  aime  Barnave,  ne  plaisante  pas. 


REVUE    LITTÉRAIRE.  647 

Le  jeune  Barnave  jura  de  «  relever  la  caste  à  laquelle  il  apparte- 
nait de  l'état  d'humiliation  auquel  elle  semblait  condamnée.  »  Mais 
nous  ne  saurons  jamais  si  Mme  Barnave  la  mère  avait  droit,  ce  qui 
s'appelle  un  bon  droit,  à  cette  loge  que  réclamait  le  gouverneur  de 
la  province. 

Pour  exciter  les  révolutions,  il  y  a  d'habitude  un  certain  nombre 
de  garçons  très  vaniteux  et  chargés  de  rancune.  Il  est  possible  qu'on 
s'amuse  à  les  approuver.  On  peut  aussi  trouver  que  les  représailles 
de  leur  mauvaise  humeur  coûtent  cher  à  leurs  compatriotes. 

Sainte-Beuve  considère  que  les  personnes  qui  jugeraient  avec  trop 
de  sévérité  l'incartade  de  son  héros,  en  temps  de  calme  et  du  fond  de 
leur  fauteuil,  prouvent  «  qu'elles  diraient  peut-être  pis  elles-mêmes 
dans  le  tumulte  et  dans  l'occasion.  »  Mais  aussi  les  personnes  qui  ont 
trop  de  ménagements  et  de  bontés  pour  les  révolutionnaires,  aux 
époques  troublées,  ont  l'air  de  manquer  d'imprudence. 

Il  est  vrai  que  la  mort  de  Barnave  «  rachète  »  en  quelque  mesure 
ce  que  sa  vie  eut  quelquefois  de  pétulant,  de  fol  et  d'enragé. 

Seulement,  voici  l'ennui  de  Sainte-Beuve.  Lorsque  Barnave  com- 
parut devant  le  Tribunal  révolutionnaire,  il  déclara,  il  attesta,  et  sur 
sa  tête,  que  jamais  il  n'avait  eu  aucune  relation  d'aucune  sorte  avec 
la  cour  et  les  agents  de  la  cour,  et  qu'il  n'avait  pas  été  eu  correspon- 
dance avec  le  château,  et  que  jamais,  absolument  jamais,  il  n'avait 
mis  les  pieds  au  château.  Or,  Sainte-Beuve  est  bien  forcé  d'y  consentir, 
«  il  paraît  certain  que  Barnave,  après  le  retour  de  Vârennes,  accepta 
et  entretint,  d'une  manière  ou  d'une  autre,  quelques  baisons  avec  la 
Cour,  et  qu'il  donna  plus  ou  moins  directement  des  conseils.  »  Voilà 
Sainte-Beuve  «  dans  une  grande  perplexité.  »  Faut-il  admettre  que 
Barnave  ait  menti? C'est  bien  pénible  ;  «  mais, tout  en  s'y  refusant  par 
respect  pour  son  caractère  moral,  on  ne  sait  quelle  autre  explication 
trouver,  »  avoue  Sainte-Beuve.  Pour  conserver  intacte  sa  tendresse, 
il  retourne  à  glorifier  sans  chicane  ce  jeune  homme  qui,  à  trente- 
deux  ans,  mourut  avant  d'avoir  vu  s'avilir  ses  principales  espérances. 
S'il  eût  vécu...  Sainte-Beuve  se  dit  que  Barnave  serait  devenu  séna- 
teur de  l'Empire.  Mais  il  écrit  en  1850  et  ne  sait  pas  encore  que  cette 
place  est  bonne. 

Les  mémoires  du  temps  font  de  claires  allusions  aux  relations  que 
Barnave  entretint  avec  la  Cour.  Mais  aujourd'hui  la  question  qui  trou- 
blait Sainte-Beuve  se  pose  d'une  façon  plus  nette,  depuis  que  M.  de 
Heidenstam  a  publié,  en  1913,  la  correspondance  de  Marie-Antoinette, 
de  Barnave  et  de  Fersen.  Cette  correspondance  prouve,  à  n'en  plus 


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REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


douter,  que  Barnave,  devant  le  tribunal  révolutionnaire,  a  bien  réso- 
lument dit  le  contraire  de  la  vérité. 

L'on  me  pardonnera,  si  je  confesse  que  je  n'en  suis  pas  choqué  le 
moins  du  monde.  Barnave  ne  prête  pas  serment  et  ne  prend  pas  à 
témoin  de  ses  déclarations  Dieu,  qui  n'était  plus  à  la  mode,  ni  l'Être 
suprême,  qui  était  en  suspicion.  Tout  simplement,  il  «  atteste  sur  sa 
tète  :  »  et  c'est,  en  quelque  sorte,  son  affaire  ou  une  affaire  entre  sa 
tête  et  lui.  Quant  à  l'exacte  vérité  qu'on  doit  à  un  Dumas  ou  à  ce 
Fouquier-Tinville,  à  mon  avis,  ce  n'est  rien. 

Mais,  pour  les  grands  admirateurs  de  Barnave  et  de  tout  ce  qui 
s'ensuit,  —  la  «  justice  »  révolutionnaire,  au  bout  du  compte,  fait 
«  bloc»  avec  la  révolution,  voire  avec  les  révolutionnaires  et  Barnave, 
—  le  mensonge  de  Barnave  est  extrêmement  désobligeant.  A  l'époque 
où  M.  de  Heidenstam  donna  ses  documents,  miss  Bradby  achevait 
sa  Vie  de  Barnave,  un  panégyrique  très  complet  de  cet  orateur.  Elle 
ajouta  un  post-scriptum  et  déclara  que  les  lettres  de  la  Reine  et  de 
Barnave  étaient  apocryphes  :  ces  lettres  ne  seraient  que  l'œuvre  d'un 
faussaire.  Et  c'est  bien  commode.  Si  l'on  pouvait  ainsi  se  délivrer  des 
témoignages  qui  ne  vous  agréent  pas,  l'histoire  mettrait  le  passé  à  la 
disposition  de  notre  fantaisie,  comme  il  arrive  plus  souvent  qu'on  ne 
le  sait.  D'ailleurs,  un  savant  boche  et  qui,  pour  une  fois,  avait  raison, 
nota  qu'il  y  avait,  dans  lesdites  lettres  de  Barnave  et  de  la  Reine, 
quelques  erreurs  et  anachronismes.On  examina  les  originaux  ;  et  que 
ne  vit-on  pas  ?  les  erreurs  etanachronismes  étaient  le  fait  de  l'éditeur: 
quant  aux  lettres,  il  ne  fallait  pas  douter  de  leur  authenticité.  L'ex- 
pertise ne  tourna  point  à  l'honneur  de  M.  de  Heidenstam  :  les  gens 
ont  la  manie  de  ne  publier  presque  jamais  sans  facétie  leurs  docu- 
ments. Elle  ne  tourna  point  au  gré  de  miss  Bradby.  De  sorte  que  la 
question  qui  chagrinait  Sainte-Beuve  se  pose,  comme  je  le  disais, 
d'une  façon  plus  nette  qu'autrefois.  L'éditeur  attentif  des  Mémoires 
et  des  Notes  et  souvenirs  de  Théodore  de  Lameth,vM.  Eugène  Welvert, 
prétend  la  résoudre  ;  et  son  volume,  Le  secret  de  Barnave,  est  d'une 
lecture  agréable. 

A  quelle  époque  faut-il  faire  commencer  les  relations  de  la  Reine 
et  de  Barnave?  Sont-elles  antérieures  au  retour  de  Varennes? 
M.  Welvert  ne  le  croit  pas.  Son  argument  le  meilleur  est  une  lettre  de 
Barnave,  du  28  août  1791  :  «  Qu'elle  (la  Reine)  veuille  se  rappeler 
qu'on  lui  a  tenu  le  même  langage  dans  un  moment  où  il  n'y  avait  que 
des  sentiments  nobles  et  purs  qui  sussent,  dans  la  position  où  elle 
était,  intéresser  à  elle  celui  qui  ne  l'avait  jamais  connue,  et  dont  les 


REVUE    LITTÉRAIRE.  649 

relations  avec  elle  eussent  cessé  avec  son  voyage  si  la  Reine  ne  l'eût 
pas  invité  à  les  renouveler.  »  Que  Barnave  n'ait  pas  eu  d'entretiens 
avec  la  Reine  avant  le  23  juin  1791 ,  admettons-le,  puisqu'il  le  dit  et  à 
la  Reine. 

Mais,  qu'il  eut  avant  cela,  quelques  relations  avec  la  Cour,  je  le 
crois.  M.  Welvert  cite  un  fragment  des  Mémoires  de  La  Fayette  où  il 
est  dit  que  MM.  de  Lameth,  Du  Port  et  Barnave  passaient,  depuis 
quelque  temps,  pour  avoir  des  rapports  secrets  avec  la  Cour;  et  l'on 
se  demandait  s'ils  n'avaient  pas  été  dans  la  confidence  de  la  fuite  du 
Roi  et  de  la  famille  royale  :  aucune  preuve,  dit  La  Fayette,  aucun 
aveu  ne  l'a  établi. 

On  se  le  demandait.  Et,  par  exemple,  nous  lisons,  dans  la  Corres- 
pondance secrète |que  M.  de  Lescure  a  publiée,  ces  lignes,  à  la  date  du 
28  mai  4791  :  «  On  prétend  que  MM.  Lameth  et  Barnave  capitulent 
avec  la  Cour  et  que  même  ils  ont  eu  une  entrevue  avec  la  Reine.  »  Le 
28  mai,  c'est-à-dire  environ  trois  semaines  avant  le  départ  du  Roi  et 
de  la  Reine.  Du  reste,  il  y  a  certainement  des  ragots  dans  cette  Cor- 
respondance secrète;  et  je  ne  dis  pas  du  tout  qu'il  soit  prudent  de  se 
fier  à  elle.  Mais  enfin,  Pasquier,  futur  chancelier  de  France,  raconte 
que,  le  soir  même  de  la  fuite,  le  hasard  le  fit  dîner  avec  MM.  de 
Beauharnais,  Barnave,  Menou,  Lameth  et  Saint-Fargeau  :  a  Leur 
conversation  eut  tous  les  caractères  d'un  absolu  découragement.  »  Ce 
n'est  pas  du  tout  que  Pasquier  les  soupçonne  d'avoir  été  dans  la  confi- 
dence :  ils  paraissaient  ignorer  même  la  route  qu'avait  dû  prendre  le 
Roi.  Toujours  est-il  que  cette  aventure  les  tourmente  :  et  c'est  que  la 
politique  de  Barnave,  loin  d'exclure  le  Roi,  comptait  préserver, 
augmenter  même,  les  pouvoirs  et  l'autorité  du  Roi. 

Et  voilà  pour  la  politique.  Mais  il  convient  de  ne  pas  considérer  du 
seul  point  de  vue  de  l'idéologie  cette  politique  de  Barnave.  Quel  était 
Barnave,  dans  les  mois  qui  ont  précédé  Varennes  ?  Un  garçon  bien 
élevé,  qui  avait  bon  air  et  qui  trouvait  un  grand  plaisir  à  se  distinguer 
de  ses  collègues,  pour  la  plupart  dépourvus  d'élégance  et  de  savoir- 
vivre.  On  le  trouvait  joli  homme  et  bien  fait,  dit  M.  de  Lévis,  quoi- 
qu'il n'eût  pas  les  traits  fort  réguliers.  Le  visage  irop  long,  la  bouche 
grande  :  mais  la  bouche  d'un  orateur.  Il  avait  de  l'esprit;  et  il  avait 
le  défaut  d'  «  abonder  dans  son  sens  :  »  mais  on  le  croyait,  à  cause 
de  cela,  plus  convaincu  et  ses  paradoxes  rivalisaient  avec  la  vérité. 
Il  avait  de  la  coquetterie  ;  et  c'était  son  jeu  favori  de  promener  dans 
les  salons  et  dans  les  environs  de  la  Cour  les  opinions  les  plus 
hardies,    que    son   bagout,   son    art  et   son     effronterie    adroite 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rendaient  séduisantes.  Les  dames  de  Broglie,  chez  qui  on  le  voyait 
souvent,  l'appelaient  «  le  petit  sauvage  ;  »  et  M'"8  de  Tessé  l'appe- 
lait «  Néronel.  »  C'était  la  mode,  en  ce  temps-là,  une  mode  qu'on  a 
revue  :  les  personnes  qui  avaient  l'intérêt  le  plus  vif  à  ce  que  la 
révolution  ne  réussît  pas  l'ont  de  tout  cœur  favorisée  ;  elfes  trou- 
vaient charmantes  les  idées  qui,  un  peu  plus  tard,  leur  ont  coupé 
le  cou.  Et  quel  émoi,  d'une  perversité  quasi  délicieuse,  pour  de 
gentilles  femmes  étourdies,  de  causer  avec  ce  petit  sauvage  et  ce 
petit  .Néron,  qui  leur  fait  peur  et,  d'un  sourire,  se  rassure  1 
Barnave  comptait  parmi  les  «  agréables  »  du  parti  des  Enragés. 
D'Espinchal  prétend  que  Mme  de  Beaumont,  fille  de  Monlmorin, 
celle  qui  sera  l'amie  de  Chateaubriand,  l'amie  de  Joubert,  avait 
eu,  —  mais  il  est  mauvaise  langue,  —  une  «  faiblesse  »  pour  «  cet 
atroce  législateur.  »  Cet  enragé  aimait  le  beau  monde.  11  évoluait 
dans  le  voisinage  de  la  Cour  et  sa  politique  subissait  l'influence 
d'une  société  la  plus  étrange  qu'il  y  ait  eue,  la  plus  raffinée,  la  plus 
dérangée  de  ses  croyances  naturelles.  Il  n'a  pas  mal  connu  ces 
«  aristocrates  »  qui  étaient  «  républicains  au  fond  du  cœur.  »  Il  les 
excitait  ;  et  puis  il  les  retenait  à  sa  guise  et,  quand  ils  devenaient 
républicains,  il  devenait  royaliste. 

L'Assemblée  nationale,  ayant  appris  l'arrestation  du  Boi  et  de  la 
Beine,  envoya  trois  commissaires  à  Varennes,  avec  mission  de 
ramener  les  fugitifs.  Ce  furent  Petion,  Latour-Maubourg  et  Barnave. 
Ils  représentaient  «  les  trois  principales  nuances  de  la  gauche  de 
l'assemblée  nationale.  »  La  voiture  des  commissaires  et  la  berline 
royale  se  rencontrèrent  entre  Epernay  et  Dormans.  Petion,  qui  était 
le  doyen  d'âge,  aborda  le  Boi  et  lut  le  décret  de  l'assemblée.  Le  Boi 
répondit  que  jamais  il  n'avait  eu  l'intention  de  quitter  la  France, 
c  Yoilà,  dit  Barnave,  un  mot  qui  sauvera  le  royaume.  »  Barnave 
n'était  pas  si  naïf  et  ne  croyait  pas  qu'un  mot  du  lîoi  dût  sauver  ni 
le  royaume  ni  le  Boi.  Mais  tout  d'abord  il  essaye  d'amadouer  ses 
collègues  et  l'escorte  en  faveur  du  Boi  et  de  la  famille  royale. 

Petion  et  Barnave  montèrent  dans  la  berline  du  Roi.  Il  y  avait, 
dans  cette  berline,  le  Roi,  la  Reine,  le  Dauphin,  Madame,  madame 
Elisabeth  et  Mm*  de  Tourzel.  Petion  dit  au  Roi  :  «  Nous  allons  vous 
gêner,  Sire,  vous  incommoder;  il  est  impossible  que  nous  trouvions 
place  ici.  »  Le  Roi  répondit  :  «  Je  désire  qu'aucune  des  personnes 
qui  m'ont  accompagné  ne  sorte.  Je  vous  prie  de  vous  asseoir;  nous 
allons  nous  presser  :  vous  trouverez  place.  »  La  Reine  prit  le  Dau- 
phin sur  ses  genoux;  et  Barnave  s'assit  volontiers  entre  la  Reine  et 


REVUS    LITTÉRAIRE..  651 

le  Roi.  Mme  de  Tourzel  prit  Madame  entre  ses  jambes  ;  et  Petion 
s'assit  volontiers  entre  Madame  Elisabeth  et  Mm*  de  Tourzel.  Petion 
fut  tout  juste  en  face  de  Barnave  et  se  mit  à  le  surveiller. 

Petion,  Barnave  etLatour-Maubourg  s'étaient  promis  de  surveiller 
le  Roi  et  la  Reine,  sans  doute,  mais  principalement  les  trois  commis- 
saires, et  de  se  mettre  en  mesure  de  rendre  témoignage,  quelque 
jour,  à  propos  d'eux.  Ils  se  détestaient,  ou  peu  s'en  faut,  ces  trois 
commissaires.  Seulement,  l'aventure  où  ils  se  trouvaient  réunis  leur 
paraissait  dangereuse:  Petion  ne  quitterait  point  Barnave;  et,  au 
retour,  Petion  recommandait  à  Barnave  de  dire  que,  pendant  la 
route,  ils  ne  s'étaient  point  quittés  :  «  dans  une  mission  si  délicate, 
ce  fait  n'était  pas  à  négliger.  » 

Il  y  a  un  récit  du  voyage,  par  ce  Petion  :  «  Depuis  longtemps,  dit- 
il,  je  n'avais  aucune  liaison  avec  Barnave;  je  n'avais  jamais  fréquenté 
Maubourg.  Maubourg  connaissait  beaucoup  Mme  de  Tourzel;  et  on  ne 
peut  se  dissimuler  que  Barnave  avait  déjà  conçu  des  projets.  Us 
crurent  très  politique  de  se  mettre  sous  l'abri  d'un  homme  qui  était 
connu  pour  l'ennemi  de  toute  intrigue  et  l'ami  des  bonnes  mœurs  et 
de  la  vertu.  »  Ce  Petion,  c'est  un  sot;  mais  il  a  bien  vu  que  Barnave, 
comme  il  le  dit,  avait  des  projets.  Les  projets  de  Barnave  ne  concer- 
naient pas  les  bonnes  mœurs  et  la  vertu  :  c'était  de  l'intrigue  et  de 
la  politique. 

Mme  de  Boigne  dit  que  la  Reine  «  se  loua  des  procédés  de  Bar- 
nave. »  Mais  ouil  Barnave  était,  auprès  de  Petion,  l'homme  du 
monde.  Et  Petion  disait  :  «  Nous  allons  vous  gêner,  Sire!  »  tandis 
que  Barnave,  lui,  savait  ne  pas  être  gênant.  Voire,  il  fut  aimable.  Les 
méchants  ont  raconté  plus  tard  que  le  malin  jeune  homme  avait  pro- 
fité d'un  moment  où  Petion  se  laissait  aller  à  dormir,  pour  causer 
avec  la  Reine  assez  particulièrement.  Pas  du  toutl  et  Petion  se  gar- 
dait de  fermer  l'œil.  Il  écrit  :  «  Nous  arrivions  insensiblement  à 
Dormans.  J'observai  plusieurs  fois  Barnave,  et,  quoique  la  demi- 
clarté  qui  régnait  ne  permît  pas  de  distinguer  avec  une  grande  pré- 
cision, son  maintien  avec  la  Reine  me  paraissait  honnête,  réservé,  et 
la  conversation  ne  me  semblait  pas  mystérieuse.  Nous  entrâmes  à 
Dormans  entre  minuit  et  une  heure...  »  Le  lendemain,  Barnave  et 
Petion  changèrent  de  place  dans  la  berline  :  Petion  fut  assis  entre 
le  Roi  et  la  Reine,  Barnave  entre  Madame  Elisabeth  et  M"*  de 
Tourzel.  Et  n'est-ce  pas  là  une  malice  de  Barnave,  qui  put  ainsi 
regarder  la  Reine  et  causer  avec  elle  plus  facilement? 

Petion,  sans  barguigner,  racontait  au  Roi  «  ce  que  l'on  pensait  de 


652  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  Cour  et  de  tous  les  intrigants  qui  fréquentaient  le  château.  »  Le 
Roi  écoutait  avec  placidité.  La  Reine,  sans  placidité;  elle  discutait, 
et  le  malheureux  Petion  note  que  ses  remarques  étaient  «  assez 
fines,  assez  méchantes.  »  Malheureux  Petion,  parce  qu'il  est  assez 
clair  que  la  Reine  se  moquait  de  lui.  Et,  si  elle  se  moquait  de  Petion, 
c'était  afin  de  conquérir  à  sa  cause  Barnave.  Lui,  Barnave,  Petion  le 
gênait;  et  il  tâchait  de  ne  rien  dire;  et,  si  la  Reine  l'interrogeait  sur 
l'Assemblée  nationale,  sur  les  partis  et  les  hommes  qui  en  étaient 
les  grands  hommes,  il  détournait  la  tête.  La  Reine  vint  à  en  rire  et 
dit  à  Petion  :  «  Diles,  je  vous  prie,  à  M.  Barnave  qu'il  ne  regarde  pas 
tant  la  portière  quand  je  lui  pose  une  question.  »  Cet  enjouement, 
c'était  pour  enchanter  Barnave.  Et,  bien  qu'il  fût  un  peu  royaliste  à 
sa  manière,  il  était  assez  républicain  cependant  pour  que  les  égards 
d'une  Reine  le  pussent  aguicher. 

A  La  Ferté-sous-Jouarre,  l'on  s'arrêta,  l'on  prit  quelque  nourri- 
ture à  la  mairie,  laquelle  avait  une  terrasse  qui  donnait  sur  la  vallée 
OÙ  la  Marne  coule.  On  attendait  le  repas.  Et  Madame  Elisabeth, 
•'étant  chargée  de  Petion,  le  promenait  sur  la  terrasse.  La  Reine  put 
tinsi  causer  avec  Barnave.  Et  le  vigilant  Petion  s'en  aperçut;  mais  il 
lui  parut  que  son  collègue  et  la  Reine  causaient  «  d'une  manière 
assez  indifférente.  »  Il  n'en  sait  rien,  d'ailleurs;  et  il  le  dit  parce  qu'il 
ne  veut  pas  avoir  l'air  d'un  sot  de  qui  l'on  s'est  joué. 

Voilà  toute  la  causerie  que  la  Reine  et  Barnave  ont  eue  ensemble, 
si  l'on  en  croit  Petion.  Peut-être  faut-il  l'en  croire;  mais  ce  n'est  pas 
l'évidence  non  plus. 

Après  cela,  Mœ«  Campan  dit  que  la  Reine  aurait  eu  «  quelques 
entretiens  particuliers  avec  Barnave  dans  les  auberges  où  elle  des- 
cendait. »  Et  il  y  a  une  note  de  la  Reine,  écrite  par  elle  en  tête  d'une 
copie  de  sa  correspondance  avec  Barnave,  où  elle  dit  qu'elle  a  «beau- 
coup causé  »  avec  ce  commissaire  de  l'Assemblée  nationale.  C'est 
bien  possible,  et  que  Petion  n'y  ait  vu,  pour  ainsi  parler,  ique  du 
feu,  ou  bien,  s'il  en  a  vu  davantage,  qu'il  n'ait  pas  eu  envie  de 
le  dire. 

Environ  quinze  mois  plus  tard,  en  prison,  Barnave  écrit  :  «  Je  fus 
l'un  des  trois  commissaires  de  l'assemblée  nommés  pour  accompa- 
gner le  roi  à  son  retour  à  Paris  ;  époque  à  jamais  gravée  dans  ma 
mémoire,  qui  a  fourni  à  l'infâme  calomnie  tant  de  prétextes,  mais 
qui,  en  gravant  dans  mon  imagination  ce  mémorable  exemple  de 
l'infortune,  m'a  servi  sans  doute  à  supporter  facilement  les  miennes.  » 
M.  Welvert  nous  invite  à  remarquer  «  le  ton  ému  »  de  ces  quelques 


REVUE    LITTÉRAIRE.  653 

lignes.  Je  le  veux  bien.  Mais  elles  ne  sont  pas  d'une  exactitude  parfaite. 
Et,  si  Barnave  eut  à  comparaître  devant  le  Tribunal  révolutionnaire, 
ce  ne  fut  point  à  cause  de  ce  voyage  qu'il  avait  dû  faire  en  compagnie 
du  Roi  et  de  la  Reine.  On  ne  l'accusa  point  d'avoir  eu  des  entretiens 
particuliers  avec  la  Reine  à  la  Ferté-sous-Jouarre  ou  à  l'auberge  en 
d'autres  lieux.  On  ne  lui  en  voulut  pas  d'avoir  montré  de  la  politesse 
à  la  famille  royale.  La  vérité  est  que,  dès  avant  le  voyage  qu'il  fit  en 
compagnie  du  Roi  et  de  la  Reine,  on  le  soupçonnait  de  «  capituler  » 
avec  la  cour;  et  qu'il  fut  mis  en  accusation  quand  Larivière  eut 
signalé  à  l'Assemblée  législative  un  papier  qu'on  venait  de  trouver 
aux  Tuileries  intitulé  :  Projet  du  comité  des  ministres  concerté  avec 
MM.  Lameth  et  Barnave. 

Puis,  même  si  l'on  est  «  ému,  »  comme  le  veut  M.  Welvert,  du 
souvenir  que  Barnave  conserva  de  son  voyage,  ces  quelques  lignes  ne 
suffisent  pas  à  révéler  un  Barnave  que  les  charmes  delà  Reine  ont  ravi 
et  qui,  pour  l'amour  de  la  Reine,  devient  le  protecteur  de  la  monar- 
chie. Et,  quant  à  dénicher  un  autre  indice  de  l'impression  que  fit  sur 
Barnave  Marie-Antoinette,  il  faut  y  renoncer. 

Marie-Antoinette  eut  quelque  difficulté  à  obtenir  qu'il  se  mît  en 
correspondance  avec  elle,  plus  de  difficulté  à  obtenir  qu'il  vint  la 
voir  aux  Tuileries.  Encore  eut-il  soin  de  n'être  pas  seul  compromis  ; 
et  il  voulut  que  Du  Port  et  Lameth  fussent  pour  le  moins  ses  confi- 
dents. L'on  ne  voit  rien,  dans  la  correspondance  de  la  Reine  et  de 
Barnave,  qui  prouve  un  sentiment  un  peu  attendri.  C'est  qu'il  fallait 
se  méfier?  Toujours  est-il  qu'on  ne  voit  rien,  que  de  la  politique,  et 
assez  bien  manigancée. 

Mme  Gampan  nous  a  fait  un  Barnave  qui  «  met  aux  pieds  »  de  la 
Reine  «  le  seul  parti  national  qui  existât  encore  :  »  et  c'est  le  parti 
des  Jacobins.  Elle  raconte  que,  la  Reine  ayant  laissé  voir  que  les 
Jacobins  ne  lui  inspiraient  pas  confiance,  Barnave  résolut  de  quitter 
Paris;  et  il  obtint  une  dernière  audience  :  «  Vos  malheurs,  madame, 
aurait-il  dit,  m'avaient  déterminé  à  me  dévouer  à  vous  servir.  Je  vois 
que  mes  avis  ne  répondent  pas  aux  vues  de  Vos  Majestés.  J'augure 
peu  du  succès  du  plan  que  l'on  vous  fait  suivre  ;  vous  êtes  trop  loin 
des  secours  :  vous  serez  perdus  avant  qu'ils  ne  parviennent  à  vous. 
Je  désire  ardemment  me  tromper  dans  une  si  douloureuse  prédic- 
tion; mais  je  suis  bien  sûr  de  payer  de  ma  tête  l'intérêt  que  vos  mal- 
heurs m'ont  inspiré  et  les  services  que  j'ai  voulu  rendre.  Je  demande 
pour  toute  récompense  l'honneur  de  baiser  votre  main.  »  La  Reine, 
aioute  Mmo  Campan,  a  lui  accorda  cette  faveur,  les  yeux  baignés  de 


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REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


pleurs,  et  conserva  l'idée  la  plus  favorable  de  l'élévation  des  senti- 
ments de  ce  député.  »  Cette  Mm*  Campan,  qui  a  la  tête  romanesque, 
fait  de  Barnave  un  héros  de  roman.  Ce  n'est  pas  du  tout  ça  l 
M.  Welvert  a  bien  raison  de  refuser  les  balivernes  de  cette  institu- 
trice. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  ait  également  raison  de  refuser  une  anecdote 
que  raconte  M.  de  Fontanges.  Cet  archevêque  de  Toulouse  a  laissé 
une  relation  du  voyage  de  Varennes  ;  et  Fontanges  n'était  pas  allé  à 
Varennes  :  mais  il  assure  qu'il  tient  ses  renseignements  de  la  Reine. 
Il  raconte  qu'à  l'arrivée  des  trois  commissaires  de  l'Assemblée 
nationale,  Marie-Antoinette  pria  qu'on  ne  fît  monter  dans  sa  berline 
que  le  seul  Latour-Maubourg,  lequel  refusa,  en  disant  qu'il  fallait 
gagner  la  bienveillance  de  Barnave,  «  que  sa  vanité  s'était  flattée 
d'être  dans  la  voiture  du  Roi,  qu'il  était  important  pour  le  service  de 
Sa  Majesté  qu'il  y  fût.  »  La  vanité  de  Barnave  :  c'est  ce  que  n'admet 
pas  M.  Welvert  ;  et  cependant  c'est  bien  le  personnage  qu'on  a  vu 
chez  les  dames  de  Broglie,  chez  Mme  de  Tessé,  auprès  de  la  petite 
Mme  de  Beaumont,  dans  les  salons  où  il  joue  le  petit  Néron,  le  petit 
sauvage,  le  révolutionnaire  que  les  aristocrates  accueillent  avec 
complaisance,  le  révolutionnaire  qui  invente  une  politique  dont  la 
cour  lui  saura  gré. 

Mais  le  voici  devant  le  Tribunal  révolutionnaire.  L'ignoble 
Dumas  l'interroge.  «  N'avait-il  pas  eu  de  relations  particulières  avec 
la  Cour  ou  avec  ses  agents  pendant  qu'il  était  membre  de  l'assemblée 
constituante  et  après?  »  Réponse  :  «  Il  n'en  avait  eu  aucune,  ni  avec 
la  Cour,  ni  avec  d'autres  agents  que  les  ministres  et  seulement  pour 
des  objets  d'intérêt  public,  etc.  »  Réquisitoire  de  Fouquier-Tinville  : 
Barnave  aurait  été  complice  de  la  fuite  du  roi,  au  mois  de  juin  1791, 
et  cette  fuite,  de  républicain  qu'il  était  auparavant,  l'avait  rendu 
royaliste.  »  Réponse  de  Barnave  et  sa  plaidoirie  :  «  C'est  moi,  c'est 
un  être  entièrement  libre,  qu'on  accuse  d'avoir  entretenu  des  Maisons 
avec  le  château  des  Tuileries  depuis  le  voyage  de  Varennes?  J'atteste 
sur  ma  tête  que  jamais,  absolument  jamais,  je  n'ai  eu  avec  le  château 
la  plus  légère  correspondance;  que  jamais,  absolument  jamais,  je  n'ai 
mis  les  pieds  au  Château.  En  voici  les  preuves...  »  Et  il  argumente  : 
il  est  bon  avocat.  Deux  jours  après,  le  29  novembre  1793,  il  passait  à 
la  guillotine. 

Alors,  demande  M.  Welvert,  comment  se  fait- il  que  Barnave  ait 
si  précisément  dit  le  contraire  de  la  vérité  ?  Voici  trois  explications, 
entre  lesquelles  vous  choisirez. 


REVUE    LITTÉRAIRE.  655 

La  première  est  de  Sainte-Beuve.  Après  avoir  écrit  son  article. 
Sainte-Beuve  eut  la  chance  de  rencontrer  le  marquis  de  Jaucourt, 
ancien  ministre  d'État,  et  qui  avait  connu  Barnave.  M.  de  Jaucourt 
dit  à  Sainte-Beuve  :  «  Barnave  ne  vit  jamais  la  reine.  C'est  du  Port 
qui  la  voyait,  au  nom  de  Barnave.  »  De  sorte  que  Barnave  a  pu  attes- 
ter qu'il  n'avait  jamais  mis  les  pieds  au  Château.  Quel  bonheur! 
Seulement,  Barnave  a  clit  un  peu  plus  :  qu'il  n'avait  jamais  entretenu 
la  plus  légère  correspondance  avec  le  Château.  Sainte-Beuve  lui- 
même  le  constatait  ;  et  il  disait  :  «  Malgré  tout,  le  sentiment  moral 
persiste  à  souffrir  d'une  dénégation  si  formelle.  »  A  présent,  la  pu- 
blication de  M.  de  Heidenstam  prouve  que  le  marquis  de  Jaucourt 
avait  été  induit  en  erreur  et  que  Barnave  a  mis  les  pieds  au 
Château  bel  et  bien.  La  première  explication,  tant  pis  pour  elle  I 

La  deuxième?  Elle  est  de  M.  Welvert  qui  la  trouve  si  bonne  qu'û 
s'étonne  très  gentiment  que  miss  Bradby  ne  l'ait  pas  inventée  avant 
lui...  Qu'est-ce  que  le  Tribunal  révolutionnaire  demandait  à 
Barnave?  S'il  avait  eu  des  relations  avec  la  reine  ?  Non  :  s'il  avait  eu 
des  rapports  avec  la  Cour  ou  les  agents  de  la  Cour.  Qu'est-ce  que  c'est 
que  la  Cour?  «  Ne  peut-on  pas  admettre  que,  par  les  mots  la  cour  et 
ses  agents,  il  s'agissait,  dans  la  pensée  de  Barnave  tout  au  moins,  de 
cet  entourage  si  néfaste  qui  poussait  le  roi  et  la  reine  à  la  contre- 
révolution  ?...  Barnave  pouvait  répondre  à  Dumas,  sans  paraître 
jouer  sur  les  mots,  qu'il  n'avait  pas  eu  de  rapports  avec  les  per- 
sonnes qui  faisaient  le  fond  de  la  Cour,  les  conseillers  habituels  et 
trop  écoutés  du  roi  et  de  la  reine.  »  Sans  paraître  jouer  sur  les 
mots  :  peut-être.  Mais,  sans  jouer  sur  les  mots  :  non,  certes  !  Voilà 
un  révolutionnaire  qui  a  été  en  correspondance  et  très  secrète  avec  la 
reine  :  et  vous  admettez  que,  sans  jouer  sur  les  mots,  il  affirme 
qu'il  n'a  pas  eu  la  plus  légère  correspondance  avec  la  Cour?  Parce 
que,  la  reine,  ce  n'est  pas  la  Cour?  A  votre  place,  j'aimerais  mieux 
consentir  que  le  cher  Barnave  eût  menti,  plutôt  que  de  lui  prêter  un© 
fourberie  de  ce  genre. 

Mais  vous  supposez  qu'il  s'est  trompé,  de  la  meilleure  foi  du 
monde,  sur  le  sens  que  Dumas  donnait  à  ce  mot,  la  Cour?  Il  n'était 
pas  un  tel  enfant,  d'une  telle  ingénuité.  Vous  supposez  que  Dumas, 
par  ce  mot,  la  Cour,  entendait  les  gens  de  la  Cour,  à  l'exclusion  de  la 
Reine?  Eh!  bien,  votre  Barnave  n'a-t-il  pas  eu  des  relations  avec  les 
gens  de  la  Cour,  et  ne  fût-ce  qu'avec  M.  de  Jarjayes,  qui  était  l'inter- 
médiaire ou  le  facteur  entre  la  Reine  et  lui!...  Et  encore  resterait-il 
que  Barnave  dit,  dans  sa  plaidoirie,  que  jamais  il  n'a  mis  les  pieds  au 


665  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

château.  Il  le  dit,  répond  M.  Welvert,  dans  sa  plaidoirie,  non  pas  au 
cours  de  son  interrogatoire.  Ce  qu'il  a  dit  dans  son  interrogatoire  est 
sûr.  Mais,  sa  plaidoirie,  nous  ne  l'avons  que  par  la  rédaction  qu'en 
a  faite,  sur  des  notes  rapidement  prises,  son  avocat  Lépidor  :  il  n'a 
peut-être  pas  dit,  au  bout  du  compte,  qu'il  n'eût  jamais  mis  les  pieds 
au  château?...  Je  le  veux  bien  :  mais,  sérieusement,  un  garçon 
qui  a  eu  des  entrevues  avec  la  Reine  et,  avec  la  Reine,  une  correspon- 
dance et  qui  prétend  qu'il  n'a  pas  eu  de  relations  avec  la  Cour,  ce  qu'il 
raconte,  c'est  le  contraire  de  la  vérité. 

Comme  si  la  deuxième  explication  ne  valait  pas  grand'chose, 
M.  Welvert  nous  en  offre  une  troisic  ^  e.  Est-ce  que  vous  auriez  horreur 
d'imaginer  que  Barnave  eût  promis  juré  le  secret  à  la  Reine  Marie- 
Antoinette?  Or,  Marie-Antoinette  n'est  plus  là  pour  le  délier  de  son 
serment  devant  le  tribunal  révolutionnaire.  «  Chevaleresque  comme 
il  l'était,  »  il  a  dû  se  faire  un  scrupule  de  se  parjurer.  «  11  se  trouvait 
dans  l'alternative  ou  d'altérer  la  vérité,  sans  autre  préjudice  que  pour 
sa  mémoire,  ou  de  découvrir  un  secret  qui  eût  achevé  d'accabler  la 
mémoire  de  la  Reine.  Entre  un  mensonge  et  une  infamie,  il  n'était 
pas  dans  le  caractère  de  Barnave  d'hésiter  :  qui  oserait  lui  en  faire  un 
reproche?  »  Personne!  Mais  veuillez,  en  outre,  ne  pas  oublier  que 
Barnave  se  défendait,  qu'il  avait  ce  diable  de  Fouquier-Tinville  à  ses 
trousses,  et  que  peut-être  il  n'espérait  pas  beaucoup  de  sauver  sa 
tête,  mais  qu'il  y  tâchait,  et  qu'il  ne  plaidait  pas  pour  autre  chose. 
Avouer  qu'il  avait  eu,  avec  la  Reine,  cette  correspondance  et  des 
entrevues,  autant  valait  donner  sa  tête  à  couper,  sans  la  défendre  et 
sans  plaider.  Du  moment  qu'il  plaidait  sa  cause  et  du  moment  qu'il 
ouvrait  la  bouche  pour  se  défendre,  il  devait  nier  ses  relations  avec 
la  Reine.  Son  mensonge  n'avait  pas  beaucoup  de  chances  de  réussir  : 
mais  il  n'avait,  lui  Barnave,  pas  d'autre  chance  de  réussir  que  par 
ce  moyen-là.  Il  a  menti  :  il  a  bien  fait;  mais  dites-le.  Et  renoncez  à 
le  trouver  chevaleresque  à  ce  propos. 

André  Beaunier. 


REVUE   DRAMATIQUE 


Odéon  :  LE  MAITRE  DE  SON  CŒUR,  par  M.  Paul  Raynal. 

Ce  n'est  plus  guère  la  saison,  au  mois  d'août,  pour  parler  de 
théâtre.  Mais  le  peu  de  place,  dont  je  disposais  dans  ma  dernière  chro- 
nique, a  été  pris  par  les  concours  du  Conservatoire.  Et  la  pièce  de 
M.  Paul  Raynal,  le  Maître  de  son  cœur,  ayant  chance  d'être  la  plus 
intéressante  de  celles  qui  ont  été  jouées  cette  année,  je  serais 
sans  excuse  de  ne  pas  dire  la  joie  que  j'ai  eue  à  l'applaudir.  Voilà 
une  pièce  de  pure  lignée  française  et  qui  se  place  d'elle-même  dans 
la  suite  de  notre  théâtre.  Le  public  ne  s'y  est  pas  trompé.  J'ai 
assisté  à  une  représentation  du  dimanche  :  public  de  famille  et  public 
d'été.  Pensez-vous  qu'il  se  soit  refusé  devant  cette  pièce  sans  intrigue, 
sans  péripéties,  sans  épisodes,  toute  en  finesses  et  en  nuances? 
Il  lui  a  fait  fête,  parce  qu'il  y  a  reconnu  un  son  qui  est  expressément 
de  chez  nous.  Et  soyons  justes  pour  les  critiques  :  ils  s'en  étaient 
presque  tous  aperçu.  Ceux  qui  font  dater  le  théâtre  du  temps  où 
ils  ont  commencé  d'y  aller,  ont  évoqué  la  manière  de  M.  de  Porto- 
Riche.  D'autres,  plus  érudits,  ont  rappelé  Musset,  ou  même  poussé 
jusqu'à  Marivaux.  Ils  auraient  pu  remonter  plus  haut  encore.  Car  le 
courant  vient  de  loin  et  traverse  toute  notre  littérature  dramatique. 
Si  du  Nord  nous- sont  venus,  à  défaut  de  la  lumière,  la  dissertation, 
la  prédication,  l'allégorie,  le  symbole  et  l'ennui,  rien  n'est  plus 
purement  français  que  le  théâtre  d'analyse.  L'étude  du  cœur,  voilà 
notre  domaine.  Le  drame  qui  nous  intéresse,  c'est  celui  qui  naît 
du  conflit  des  sentiments.  Nous  voulons  de  la  passion  au  théâtre,  et 
de  la  passion  qui  sache  s'expliquer  avec  lucidité  et  s'exprimer  avec 
délicatesse.  Nous  raffolons  de  la  conversation,  où  nous  excellons  parce 
que  nous  avons  l'intelligence  ouverte  et  l'esprit  agile.  Nous  y  prenons 
tome  lviii.  —  1920.  43 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  plaisir,  d'art.  Dissection  du  cœur,  émotion  qui  se  connaît  et  se 
contient,  jeux  de  l'amour  et  de  l'esprit,  c'est  tout  cela  que  nous  avons 
retrouvé  dans  là  pièce  de  M.  Raynal,  et  qui  nous  a  ravis. 

Deux  jeunes  gens,  Henri  Guise  et  Simon  de  Péran,  sont  liés 
par  une  étroite  amitié  :  Simon,  tendre,  ardent,  impulsif,  tout  à 
l'amour  où  il  se  livre  tout  entier;  Henri  Guise,  plus  froid,  plus 
réservé,  se  prêtant  à  ses  sentiments  et  ne  s'y  donnant  pas,  clair- 
voyant, ironique,  grimpé  dans  son  cerveau,  enfin  maître  de  son  cœur. 
Entre  eux  une  jeune  veuve,  duchesse  s'il  vous  plaît,  Aline  de  Rège 
Simon  en  est  amoureux  et  il  est  à  la  veille  d'en  être  aimé.  Elle  va 
l'aimer,  aujourd'hui  ou  demain,  ce  soir  ou  tout  à  l'heure,  et  rien  n'est 
plus  sûr...  Parce  qu'il  est  heureux  et  parce  que  tout  son  cœur  jaillit, 
sur  ses  lèvres,  Simon,  naturellement,  nécessairement,  à  celle  qu'il 
aime  parle  de  son  arnica  Aline  de  Rège  parle  d'Henri  Guise.  Il  exalte 
leur  amitié  que  rien,  pas  même  l'amour,  ne  pourrait  briser.  Et  il 
fait  d'Henri  Guise  un  portrait  enthousiaste. 

Le  résultat  est  tel  qu'il  ne  pouvait  manquer  d'être.  Aline  de 
Rège,  pour  être  duchesse,  n'en  est  pas  moins  femme  et  très  femme, 
au  pire  sens  du  terme.  Cet  éloge  de  l'amitié,  fait  devant  elle  qui 
est  l'amour,  excite  sa  jalousie.  Elle  y  voit  une  manière  de  défi.  Elle 
se  pique  au  jeu.  Elle  est  attirée  vers  Henri  Guise  par  ce  qu'elle  vient 
d'en  entendre  dire,  par  un  certain  attrait  de  mystère  dont  l'a  paré 
son  ami.  Se  peut-il  que  celui-là  ne  ressemble  pas  à  tous  les 
autres?  Aline  est  curieuse  puisqu'elle  est  femme,  et  les  confidences 
de  Simon  ont  dirigé  sa  curiosité  vers  Henri  Guise...  Ce  dernier 
trait  surtout  est  de  l'observation  la  plus  juste  et  de  la  plus  fine  psy- 
chologie. Combien  d'hommes  ont  été  aimés,  non  pour  eux-mêmes, 
mais  pour  la  réputation  qui  leur  était  faite!  Combien  de  femmes  dont 
le  charme  nous  aurait  laissés  indifférents,  si  quelque  parole  impru- 
dente ne  nous  avait  forcés  de  nous  en  apercevoir!  On  s'amourache 
sur  la  foi  d'autrui.  C'est  ce  que  M.  Raynal  a  très  bien  vu.  Notez 
que  sa  duchesse,  puisque  duchesse  il  y  a,  connaît  déjà  Henri  Guise. 
Elle  vient  chez  lui.  Elle  lui  parle  sur  le  ton  de  la  camaraderie.  Elle 
n'aurait  peut-être  jamais  pensé  à  l'aimer,  si  ce  maladroit  de  Simon 
ne  lui  en  avait  suggéré  l'idée... 

Mais  il  n'est  plus  temps.  A  peine  une  courte  absence  de  Simon 
laisse-t-elle  Henri  Guise  en  tête  à  tête  avec  Aline,  il  la  trouve  dans 
des  dispositions  très  particulières  et  extraordinairement  favorables. 
Si  cp  n'esl  encore  l'amour,  c'est  le  chemin  qui  y  mène.  La  journée 
touche  à  sa  fin.  Le  crépuscule  met  de  la  langueur  dans  l'air.  Les  deux 


REVUE    DRAMATIQUE.  659 

jeunes  gens  parlent  de  Simon,  de  son  amour  et  de  son  bonheur, 
Quelqu'un  a  dit  que  parler  d'amour  c'est  déjà  un  peu  faire  l'amour. 
Pauvre  Simon  1 

Ce  premier  acte,  très  finement  nuancé,  a  plu  par  sa  grâce  sinueuse. 
Mais  c'est  le  second  qui  est  un  lotir  de  force,  et  nous  y  avons  bien 
vu  que  si  Henri  Guise  est  maître  de  son  cœur,  M.  Paul  Raynal  est, 
pour  le  moins,  aussi  maître  de  son  art,'qui  est  essentiellement  l'art  du 
dialogue  au  théâtre.  Songez  que  cet  acte  est  à  deux  personnages, 
qu'il  est  fait  de  rien,  que  tout  s'y  passée  en  conversation  et  que  c'est 
une  de  ces  conversations  à  mots  couverts  où  il  faut  deviner  tout  ce 
qui  ne  se  dit  pas  et  souvent  comprendre  le  contraire  de  ce  qui  se 
dit.  Ce  genre  de  dialogue,  tout  en  tours,  détours  et  retours,  subtil, 
précieux,  raffiné  et  coupeur  de  cheveux  en  quatre,  a  les  meilleures 
chances  pour  mettre  nos  nerfs  à  l'épreuve  et  notre  patience  en 
déroule.  A  chaque  instant,  nous  sentons  qu'il  s'en  faut  de  rien  et 
qu'avec  un  peu  moins  d'habileté. ces  exercices  d'équilibriste  sur  la 
corde  raide  nous  fussent  devenus  insupportables.  Mais  cette  sensa- 
tion même  de  côtoyer  le  péril  est  un  plaisir  singulier. 

Veuillez,  en  outre,  réfléchir  à  la  situation  de  ce  jeune  homme  et 
de  cette  jeune  femme.  La  duchesse,  qui  est  une  petite  duchesse,  a 
fait  venir  chez  elle  Henri  Guise  pour  la  désennuyer,  et  tout  de  suite 
elle  lui  fait  de  la  passion  et  des  joies  de  la  passion  le  tableau  le  plus 
engageant.  Il  n'y  a  qu'un  mot  qui  serve:  elle  se  jette  à  sa  tête.  Elle 
est  jeune,  elle  est  belle,  elle  est  ardente  :  Henri  n'a  qu'à  refermer 
les  bras  sur  ce  caprice  qui  s'offre.  Or,  nous  sommes  en  pays  gaulois  : 
un  homme  ainsi  sollicité  et  qui  s'en  va  comme  il  est  venu,  est  en 
grand  risque  de  nous  paraître  ridicule.  Et  c'est  à  peine  si  nous 
sommes  guéris  du  romantisme,  dont  c'est  un  des  articles  de  foi  que 
l'amour  est  bien  meilleur  quand  c'est  un  péché,  et  qu'un  peu  de 
remords  est  fait  pour  en  rendre  la  saveur  bien  plus  piquante.  Qu'un 
jeune  homme  plaide  sans  défaillance  la  cause  de  son  ami  et  lui 
renvoie  loyalement  sa  maîtresse,  cela  dérange  toutes  nos  habitudes 
littéraires  et  manque  à  toutes  les  conventions.  Pour  faire  passer 
cette  dérogation  aux  usages,  il  fallait  cet  art  subtil  qui  nous  laisse 
deviner,  sous  la  froideur  voulue,  le  trouble,  le  conflit  intérieur, 
enfin  la  lutte  qui  donne  à  ce  dialogue,  où  tous  les  demi-mots  portent, 
sa  valeur  dramatique. 

Le  troisième  acte  est  un  peu  sommaire,  un  peu  vide,  et  il 
brusque  le  dénouement;  mais  il  a  le  grand  mérite  de  ne  pas  faire 
dévier  la  pièce,  de  lui  donner  sa  conclusion  logique  et  de  ramasser 


6G0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  conclusion  dans  un  très  beau  mot  de  théâtre  qu'à  mon  avis  on 
n'a  pas  assez  remarqué.  Aline  est  revenue  à  Simon,  pour  obéir  à 
Henri.  Mais  on  n'aime  pas  par  ordre,  surtout  par  l'ordre  de  celui 
dont  on  voudrait  faire  son  amant.  Finalement  Aline  éclate  et 
dévoile  le  vrai -de  son  cœur.  Simon,  en  entendant  cette  brûlante 
déclaration  à  l'adresse  d'un  autre,  se  tire  un  coup  de  pistolet.  Alors 
Henri  se  jette  sur  lui  et  lui  crie  éperdument:  «  Je  ne  t'ai  pas  trahi  !  » 
Admirable  mot  de  théâtre,  parce  qu'il  résume  et  éclaire  toute  la 
pièce.  Il  veut  dire  :  «  Je  ne  t'ai  pas  trahi,  malgré  la  tentation  et  la 
folle  envie  que  j'en  ai  eue.  Je  ne  t'ai  pas  trahi  et  pourtant  j'ai 
besoin  de  le  dire  et  de  m'entendre  le  dire,  pour  en  être  moi-même 
plus  sûr.  Je  ne  t'ai  pas  trahi,  puisque  j'ai  voulu  ne  pas  te  trahir.  » 
Et  c'est  tout  ce  que  nous  soupçonnions,  qui  nous  apparaît  :  tout  le 
travail  intérieur  et  caché,  la  crise  d'âme  profonde  et  secrète.  Au 
rebours  de  tant  de  pièces  qui  sont  faites  pour  un  mot,  c'est,  —  comme 
dans  les  Caprices  de  Marianne,  —  le  mot  qui  jaillit  des  entrailles 
mêmes  d'une  pièce  et  qui  en  contient  l'essence. 

Cette  comédie  ingénieuse  et  brillante,  pénétrante  et  légère,  est-elle 
sans  défauts?  Vous  en  seriez  bien  fâchés.  Henri  et  Simon  ne  nous 
sont  pas  assez  connus,  leurs  caractères  sont  trop  superficiellement 
indiqués.  On  ne  sait  dans  quel  monde  cela  se  passe  et  cette  duchesse 
pour  appartement  de  garçon  ressemble  trop  à  une  dame  pour 
chambre  d'étudiant.  Il  y  a  un  je  ne  sais  quoi  de  mince  et  comme 
une  sécheresse  de  dessin  au  trait.  Qu'importe  ?  L'œuvre  est  originale, 
elle  est  neuve  et  de  la  meilleure  nouveauté,  celle  qui  ne  cherche  ni  à 
surprendre,  ni  à  déconcerter.  Qu'elle  ait  été  écrite  avant  ou  après  la 
guerre,  elle  est  bien  dans  l'atmosphère  d'aujourd'hui.  A  ceux  qui  se 
travaillent  pour  aller  chercher  très  loin  des  formules  d'art  inédites, 
elle  montre  qu'en  s'inspirant  des  meilleures  et  plus  certaines  tradi- 
tions de  notre  théâtre,  on  peut  atteindre  à  la  modernité  la  plus  aiguë. 

Le  Maître  de  son  cœur  est  joué  à  la  perfection,  —  et  il  fallait  qu'il 

le  fût  ainsi,  —  par  M.  Vargas  et  par  MUe  Briey,  qui  ont  l'un  et  l'autre 

traduit  avec  une  justesse  pénétrante  les  mille  nuances  du  dialogue, 
t. 

René  Doumic. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


Le  Sénat  s'est  mis  avec  ardeur  à  voter  le  budget  que  lui  a  envoyé, 
aux  environs  de  la  fête  nationale,  la  Chambre  des  députés.  Quel 
budget?  A  la  date  où  nous  sommes,  c'est  celui  de  1921  qui  devraitdéjà 
venir  en  discussion  ou,  tout  au  moins,  être  déposé.  Répondant  à 
d'instantes  prières  de  M.  Jenouvrier,  de  la  Commission  des  fmances> 
et  de  M.  Léon  Bourgeois  lui-même,  le  gouvernement  a  promis 
d'effectuer  ce  dépôt  avant  la  séparation  des  Chambres.  On  ne  peut 
que  le  remercier  vivement'  d'une  aussi  sage  résolution.  Il  est  temps 
que  les  bonnes  règles  budgétaires  reprennent  leur  empire  et  que  les 
finances  publiques  soient  remises,  dans  les  pays  alliés,  à  l'école  de 
l'ordre  et  de  l'économie.  M.  Lloyd  George  disait,  ces  jours  derniers, 
aux  Communes  :  «  Les  charges  résultant  d'un  grand  succès,  même 
plus  lourdes,  sont  plus  aisément  supportées  que  celles  d'une  défaite.» 
Sans  doute,  et  la  victoire  apporte  avec  elle  une  confiance,  une  force 
d'action,  des  certitudes  d'avenir,  qui  rendent  moins  pénibles  les  diffi- 
cultés présentes.  Mais  encore  devons-nous  réduire  au  minimum  les 
charges  qui  sont  la  dure  rançon  de  notre  grand  succès  et,  pour 
assurer  cette  réduction,  nous  avons  une  double  tâche  à  remplir  : 
gérer  notre  budget  dans  un  esprit  d'économie  féroce,  mettre  la 
même  rigueur  à  exiger  de  l'Allemagne  qu'elle  s'acquitte  de  sa  dette, 
c'est-à-dire  qu'elle  paie  nos  pensions  militaires  et  qu'elle  répare  nos 
dommages.  A  défaut  de  ces  deux  conditions,  les  impôts  votés,  si 
formidables  qu'ils  soient  déjà,  seront  insuffisants  pour  rétablir 
l'équilibre  budgétaire  et  la  France  sentira  bientôt  ses  épaules  fléchir 
sous  un  poids  intolérable. 

Le  rapporteur  général  du  Sénat,  M.  Paul  Doumer,  auquel  le  Pré- 
sident de  l'Assemblée  a  adressé,  au  milieu  d'applaudissements  una- 

Copyright  by  Raymond  Poiacaré,  1920. 


662 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


nimes,  les  plus  justes  félicitations,  a  lumineusement  exposé,  dans 
son  travail  écrit  et  dans  ses  explications  verbales,  la  grave  situa- 
tion à  laquelle  nous  avons  à  faire  face,  afin  de  revenir,  suivant  son 
expression,  à  des  finances  de  paix.  Vivre  d'emprunts  onéreux, 
a-t-il  dit,  dépenser  sans  comptabilité  et  sans  contrôle,  gaspiller  avec 
insouciance  des  ressources  dont  on  pourrait  faire  un  usage  profitable 
au  pays,  ce  sont  choses  qu'une  guerre  de  quatre  ans  a  malheureuse- 
ment fait  entrer  dans  les  pratiques  quotidiennes,  qu'elle  a  pu  jusqu'à 
un  certain  point  rendre  excusables,  mais  qui  ne  sauraient  se  perpé- 
tuer. M.  Doumer  s'est  défendu  d'être  pessimiste  et  il  a  fortement 
montré  toutes  les  raisons  que  nous  avons  d'avoir  dans  les  destinées 
de  la  France  une  foi  inébranlable.  Mais  il  a  pris  soin  d'ajouter  que, si 
nous  avons  la  ferme  volonté  de  hâter  la  reconstitution  nationale,  nous 
devons  commencer  par  ouvrir  les  yeux  aux  réalités  ;  et  les  réalités  ne 
sont  pas  très  joyeuses. 

En  191 4,  au  moment  où  l'Allemagne  a  jeté  l'Autriche  sur  la  Serbie, 
l'état  économique  de  la  Fiance  était  des  plus  satisfaisants.  Le  crédit 
de  l'État  était  indiscutable  et  indiscuté!  Celui  delà  Banque  de  France 
n'était  pas  moins  solide.  Au  delà  comme  en  deçà  de  nos  frontières, 
les  billets  qu'émettait  cet  établissement  avaient  la  même  valeur  que 
l'or.  Notre  dette  publique,  bien  que  fort  accrue  depuis  1870  par  les 
lourdes  dépenses  de  la  paix  armée,  ne  dépassait  pas  une  trentaine 
de  milliards;  elle  demeurait, en  somme,  proportionnée  à  la  fortune 
publique  et,  lorsqu'à  la  veille  de  la  guerre  les  arrérages  de  cette  dette, 
joints  aux  dépenses  administratives  et  militaires,  avaient  porté  le 
budget  annuel  au-dessus  de  cinq  milliards,  ce  chiffre  nous  avait,  sans 
doute,  paru  excessif,  et  nous  avions  tous  exprimé  le  vœu  qu'on 
s'empressât  de  le  réduire,  mais  personne  n'avait  éprouvé,  sur  le 
sort  de  nos  finances,  de  sérieuses  appréhensions. 

A  ce  tableau  d'bier,  le  rapporteur  général  a  opposé  la  sombre 
peinture  de  nos  charges  actuelles.  Notre  dette  publique,  intérieure 
et  extérieure,  perpétuelle  ou  à  terme,  consolidée  ou  flottante,  y 
compris  les  avances  des  Banques  de  France  et  d'Algérie,  s'élève  à 
233  milliards  729  millions.  Encore,  dans  ce  chiffre  effroyable,  le 
montant  de  la  dette  extérieure  est-il  calculé  au  pair.  Si  nous  étions 
obligés  de  rembourser  nos  créanciers  étrangers,  avant  que  la  valeur 
du  franc  se  fût  relevée,  et  s'il  fallait  nous  procurer  du  dollar,  de  la 
livre,  du  franc  suisse  ou  espagnol  au  cours,  par  exemple,  du  15  juillet, 
notre  dette  extérieure, qui  est  de  34  milliards  296  millions,  s'en  trou- 
verait à  peu  près  doublée. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  663 

Retranchons  de  ce  total  formidable  les  30  milliards  qui  représen- 
taient notre  dette  d'avant-guerre,  nous  aurons,  en  calculant  au  pair, 
plus  de  203  milliards  de  dettes  nouvelles,  contractées  depuis  six  ans 
et  naturellement  employées  à  couvrir,  jusqu'à  due  concurrence,  les 
dépenses  exceptionnelles  qu'ont  entraînées  les  hostilités.  Du 
in  août  1914  au  31  juillet  1920,  nous  avons  dépensé  233  mil- 
liards 300  millions.  Avant  la  guerre,  les  budgets  avaient,  en  dix  ans, 
passé  de  3  milliards  565  millions  à  5  milliards  191  millions.  Si  la 
même  progression  s'était  simplement  poursuivie,  nous  aurions  dé- 
pensé, en  six  ans,  du  1er  août  1914  au  31  juillet  1920,  33  milliards  au 
lieu  de  233.  Restent  donc  200  milliards  de  dépenses  supplémen- 
taires, que  nous  a  imposées  l'agression  de  l'Allemagne  et  que  le 
traité  de  Versailles  ne  nous  permet  pas  de  réclamer  aux  vaincus. 
Loin  de  moi  la  pensée  de  mettre  dans  cette  constatation  la  moindre 
amertume.  En  adhérant  aux  quatorze  points  de  la  doctrine  wilso- 
nienne,  l'Angleterre  et  la  France  se  sont  interdit  d'imposer  à  l'Alle- 
magne aucune  indemnité  pénale  et  même  aucune  indemnité  corres- 
pondant aux  frais  de  guerre  proprement  dits.  Cette  renonciation  à 
une  réparation  légitime  n'a  pas  été  sans  une  magnifique  contre- 
partie, puisqu'elle  nous  a  valu  le  concours  sans  réserve  de  l'Amé- 
rique et  de  son  armée;  et  nous  ne  devons  pas  oublier  qu'avant 
d'apporter  cette  grave  restriction  à  nos  espérances  et  à  nos  droits, 
le  Président  Wilson  avait  longtemps  envisagé  avec  faveur  une  paix 
qui  nous  eût  été  singulièrement  moins  profitable  et  dans  laquelle  il 
n'y  aurait  eu  ni  vainqueurs  ni  vaincus.  Mais  enfin  voilà  deux  cents 
milliards  que  nous  avons  dépensés  en  quatre  ans  parla  faute  de  l'Al- 
lemagne et  dont  le  poids  va  indéfiniment  grever  nos  finances  et 
alourdir  notre  activité.  N'est-ce  pas  assez  pour  que  nous  soyons,  du 
moins,  fondés  à  exiger  que  les  autres  frais,  mis  par  le  traité  à  la 
charge  de  l'Allemagne,  ceux  des  pensions  militaires  et  ceux  des  ré- 
parations, nous  soient  intégralement  remboursés? 

Du  haut  de  la  tribune  du  Sénat,  M.  Paul  Doumer  a  déclaré,  au 
milieu  des  acclamations,  que  jamais  le  pays  n'accepterait,  dans  cette 
question  vitale,  ni  compromis,  ni  rabais  arbitraires.  11  n'a  voulu  pro- 
noncer aucun  chiffre,  bien  qu'il  connût,  comme  nombre  d'initiés, 
ceux  que  l'on  murmure,  et  qui  ont  été,  sinon  définitivement  arrêtés, 
du  moins  sérieusement  examinés  à  la  conférence  de  Boulogne. 
Pressé  de  questions  par  MM.  Doumer  et  Ghéron,  le  ministre  des 
Finances  s'est  borné  à  répondre  que  rien  n'était  signé  et  M.  Mille* 
rand  a,  deux  jours  plus  tard,  confirmé  cette  assurance.  Rien  n'est 


664  REVUE    DES    DEUX   MONDÉS. 

signé,  félicitons-nous  en.  Mais  les  funestes  théories  de  M.  Keynes 
se  sont  de  plus  en  plus  substituées,  dans  les  entrevues  des  Alliés, 
aux  stipulations  du  traité  et  à  l'idée  maîtresse  d'une  créance  rigou- 
reusement égale  au  montant  des  dommages.  S'il  arrivait  que,  sur  un 
chiffre  qu'auraient  déjà  scandaleusement  réduit  les  accords  entre 
Alliés,  les  Allemands  fussent  appelés  à  présenter  leurs  observations 
et  qu'on  transigeât  encore  avec  eux,  ce  serait  pour  le  pays  une  telle 
déception  qu'il  ne  la  pardonnerait  à  personne.  C'est  ce  qu'a  merveil- 
leusement montré  M.  Ribot  au  cours  de  la  discussion  du  budget. 
Jamais  l'éloquence  de  l'illustre  parlementaire  n'a  été  mieux  inspirée. 
C'était  un  émouvant  spectacle  que  de  voir,  à  la  fin  d'une  longue 
séance  caniculaire,  ce  beau  vieillard  de  soixante-dix-huit  ans,  monter 
allègrement  à  la  tribune,  y  redresser  sa  haute  taille  ordinairement 
un  peu  courbée  et  ramener  dans  toute  l'assemblée,  par  sa  seule  pré- 
sence, un  silence  respectueux.  Sans  une  seule  note  sous  la  main,  il 
commença  de  parler.  D'une  voix  qu'on  croirait  un  peu  faible,  si  l'on 
ne  savait  qu'elle  ne  s'abaisse  jamais  que  pour  être  mieux  écoutée,  et 
qu'elle  met  très  adroitement  en  valeur  les  moindres  nuances  de  la 
pensée,  il  s'expliqua  sur  tous  les  sujets  d'inquiétude  que  nous  ont 
apportés  les  événements  de  ces  dernières  semaines.  Son  discours 
fut  un  chef-d'œuvre  de  bon  sens  et  de  clarté,  de  finesse  et  de  tact. 
L'orateur  rendit  à  l'énergie  et  à  l'opiniâtreté  de  M.  Millerand  un 
hommage  mérité;  il  adressa  quelques  tendres  reproches  à  la  poli- 
tique de  M.  Lloyd  George  ;  et  il  analysa  avec  une  douceur  impitoyable 
la  conduite  de  l'Entente  en  Orient,  en  Russie,  en  Pologne  et  à  Spa. 
Malgré  la  sévérité  du  jugement  porté  sur  des  décisions  auxquelles  la 
France  avait  été  associée,  M.  Millerand  a  eu  la  bonne  grâce  de  com- 
prendre que  les  critiques  de  M.  Ribot  étaient,  en  réalité,  dirigées 
contre  d'autres  que  lui  et  il  l'a  remercié  de  son  réquisitoire.  Le  Pré- 
sident du  conseil  peut,  à  la  vérité,  tirer,  non  seulement  des  obser- 
vations qu'a  présentées  M.  Ribot,  mais  de  l'adhésion  unanime  qu'y 
a  donnée  le  Sénat,  la  force  nécessaire  pour  résister  au  courant  dans 
lequel,  depuis  cinq  mois,  on  essaie  de  l'entraîner  et  dont  je  n'ai  pas 
cessé  de  montrer  ici  les  dangers. 

L'autre  jour,  M.  Asquith  déclarait  au  Parlement  britannique  : 
«  Quelque  forme  de  langage  qu'on  emploie,  la  Conférence  de  Spa  a 
bien  été,  en  fait,  une  Conférence  pour  la  revision  des  conditions  du 
traité.  »  Chut  !  a  répondu  M.  Lloyd  George  :  «  C'est  là  une  déclara- 
tion très  grave  par  l'effet  qu'elle  peut  produire  en  France.  Je  ne 
puis  la  laisser  passer  sans  la  contredire.  »  Contradiction  de  pure 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  6GS 

forme,  faite  par  courtoisie  vis-à-vis  de  nous,  mais  qui  malheureuse- 
ment ne  change  rien  au  fond  des  choses.  Chaque  fois  que  le  «  Conseil 
suprême  »  s'est  réuni,  il  a  laissé  sur  la  table  de  ses  délibérations 
quelques  morceaux  épars  du  traité. 

L'expérience  suffit.  Arrêtons-nous  là.  A  quoi  bon  donner  main- 
tenant un  nouveau  rendez-vous  aux  Allemands  pour  causer  avec  eux 
des  réparations?  Nous  sommes  fixés  aujourd'hui  sur  leurs  intentions 
et  sur  leur  tactique.  M.  Ribot  a  rappelé  que  le  docteur  von  Simons 
lui-même  avait  pris  soin  de  nous  prévenir  qu'à  l'heure  actuelle 
l'Allemagne  ne  pouvait  faire  de  propositions  acceptables  ;  et,  en 
effet,  après  qu'elle  a  eu  l'effronterie  de  remettre  à  la  Commission 
des  Réparations  un  mémoire  où  elle  évalue  nos  dommages  à  sept 
milliards  deux  cent  vingt-six  millions  de  marks,  comment  espérer 
qu'elle  puisse  nous  offrir  spontanément  autre  chose  que  des  chiffres 
ridicules?  Ridicules,  c'est  l'épithète  dont  se  servait  M.  Raphaël- 
Georges  Lévy  dans  le  discours,  concis'et  vigoureux,  où  il  a,  à  la  fois, 
démontré  la  mauvaise  volonté  de  l'Allemagne  et  démasqué  sa  comédie 
d'indigence  ;  et  il  a  conclu,  lui  aussi,  qu'il  fallait  nous  garder  d'aller 
à  Genève.  Puissent  ces  judicieux  conseils  être  entendus  des  Alliés  ! 

La  conférence  de  Spa,  dont  l'objet  essentiel  devait  être  le  pro- 
blème des  réparations,  a  porté  à  peu  près  sur  tout,  sauf  sur  cette 
question  primordiale  ;  et  j'ai  le  vif  regret  d'être  obligé  de  dire  qu'elle 
a  malheureusement  justifié  les  craintes  qu'elle  m'avait  inspirées.  On 
avait  précédemment  passé  condamnation  sur  la  livraison  des  officiers 
coupables;  personne  ne  sait  même  plus  aujourd'hui  s'ils  seront 
poursuivis  devant  les  juridictions  allemandes.  Avant  la  réunion, 
M.  Millerand  avait  été  chargé  par  le  Conseil  suprême  de  signifier  à 
l'Allemagne  qu'elle  devait  désarmer  sans  nouveaux  retards.  La  Confé- 
rence, après  une  longue  et  âpre  discussion,  a  brisé  cette  résolution 
d'un  jour  et  elle  a  accordé  à  l'Allemagne  un  délai  supplémentaire  qui 
doit  se  prolonger,  par  une  série  de  paliers,  jusqu'au  1er  janvier  de 
l'an  prochain.  Dans  l'intervalle,  le  monde  aura  le  temps  de  s'écrou- 
ler; et  déjà,  en  présence  des  événements  de  Pologne,  qui  n'ont  pas 
été  une  grande  surprise  pour  elle,  l'Allemagne  nous  a  donné  à 
entendre  qu'il  allait  lui  être  impossible  d'exécuter  ses  nouveaux 
engagements,  qu'elle  avait  besoin  de  ses  troupes  pour  maintenir 
l'ordre  chez  elle  et  qu'elle  allait  même,  sans  doute,  être  obligée  d'en 
envoyer  en  Prusse  orientale.  Comment  se  peut-il  qu'à  Spa,  les  chefs 
des  gouvernements  alliés  n'aient  pas  tous  aperçu,  d'avance,  les 
redoutables  inconvénients  du  répit   qu'ils  laissaient  à  l'Allemagne? 


CCC  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  «  Conseil  suprême  »  aurait-il  donc  des  yeux  pour  ne  pas  voir  et 
des  oreilles  pour  ne  pas  entendre? 

Le  protocole  relatif  au  charbon  n'est  pas  beaucoup  plus  satisfai- 
sant. Ce  n'est  pas  que  les  quantités  admises  soient  très  sensiblement 
inférieures  à  celles  qu'avait  fixées  la  Commission  des  Réparations; 
avec  les  unes  comme  avec  les  autres,  la  France  recevrait  environ 
quatre-vingts  pour  cent  de  ses  besoins  et  les  différences  sont  trop 
légères  pour  qu'on  s'y  arrête  ;  mais  ce  qui  est  grave,  le  voici.  Aux 
termes  du  traité,  l'Allemagne  devait  livrer  à  la  France,  d'abord  sept 
millions  de  tonnes  de  charbon  par  an,  pendant  dix  ans,  puis,  en 
outre,  chaque  année,  un  tonnage  égal  à  la  perte  subie  sur  les  mines 
du  Nord  et  du  Pas-de-Calais.  La  Commission  des  Réparations  avait 
toutefois  la  faculté  de  différer  ou  même  d'annuler  nos  demandes,  si 
elle  jugeait  que  l'industrie  allemande  risquait  d'en  trop  souffrir. 
Usant  de  ce  droit,  elle  a  longuement  entendu  les  experts  allemands; 
elle  a  fini  par  se  mettre  d'accord  avec  eux;  elle  a  établi  des  chiffres 
mensuels  réduits,  qu'ils  ont  acceptés;  et|elle  a  notifié  au  gouver- 
nement allemand  un  programme  de  livraisons,  qui,  aux  termes 
du  §  14  de  l'annexe  II,  était  exécutoire,  aussitôt  communiqué. 
Les  quantités  prévues  à  ce  programme  n'ont  pas  été  fournies. 
La  commission  a  pris  alors,  pour  la  première  fois  depuis  sa  nais- 
sance, une  grave  détermination  :  elle  a  constaté  officiellement  que 
l'Allemagne  n'avait  pu  remplir  ses  engagements  et  elle  en  a  prévenu 
les  gouvernements  alliés.  Elle  agissait  ainsi  dans  la  plénitude  de  ses 
droits,  en  vertu  du  §  17  de  la  même  annexe:  «  En  cas  de  manque- 
ment par  l'Allemagne  à  l'exécution  qui  lui  incombe  de  l'une  quel- 
conque des  obligations  visées  à  la  présente  partie  du  présent  traité, 
la  commission  signalera  immédiatement  cette  inexécution  à  chacune 
des  Puissances  intéressées,  en  y  joignant  toutes  propositions  qui  lui 
paraîtront  opportunes  au  sujet  des  mesures  à  prendre.  »  Dans  sa 
lettre  du  30  juin,  la  commission  disait  aux  gouvernements  qu'elle 
ne  croyait  pas  devoir  formuler  elle-même  ces  propositions,  mais  elle 
ajoutait  que,  étant  donné  l'intérêt  général  qui  s'attachait  à  la  fourni- 
ture du  charbon  dû  au  titre  des  réparations,  elle  jugeait  désirable  que 
les  mesures  nécessaires  fussent  prises  d'un  commun  accord  entre 
les  Puissances  alliées. 

Qu'avaient  à  faire  les  gouvernements  au  reçu  de  cet  avertisse- 
ment solennel?  Leur  droit  et  leur  devoir  leur  étaient  indiqués  par 
le  paragraphe  18,  dont  je  m'excuse  de  reproduire  le  mauvais 
français  :  le  traité,  hélas  1  est  le  plus  souvent  traduit  de  l'anglais: 


BEVUE.    CHRONIQUE.  6G7 

«  Les  mesures  que  les  Puissances  alliées  et  associées  auront  le 
droit  de  prendre,  en  cas  de  manquement  volontaire  par  l'Alle- 
magne et  que  l'Allemagne  s'engage  à  ne  pas  considérer  comme 
des  actes  d'hostilité,  peuvent  comprendre  des  actes  de  prohibitions 
et  de  représailles  économiques  et  iinancières  et,  en  général,  telles 
autres  mesures  que  les  gouvernements  respectifs  peuvent  estimer 
nécessitées  parles  circonstances.  »  Les  sanctions  sont  donc  laissées 
à  la  libre  appréciation  des  gouvernements  alliés.  Le  mot  «  respectifs  » 
indique  même  qu'après  la  constatation  officielle  du  manquement, 
chaque  gouvernement  intéressé  est  maître  de  prendre  seul  les 
mesures  qu'il  juge  le  plus  convenables  à  la  défense  de  ses  droits. 
Je  comprends  que,  par  déférence  vis-à-vis  des  Alliés  et  par  égard 
pour  la  commission,  le  gouvernement  français  n'ait  pas  revendiqué 
le  privilège  d'une  action  séparée,  mais  il  n'aurait  pas  violé  le  traité 
en  prenant  isolément  ses  garanties.  En  tout  cas,  la  lettre  de  la  com- 
mission, si  elle  recommandait  l'accord  entre  les  alliés,  concluait  à 
l'adoption  de  mesures  immédiates:  elle  excluait  formellement  l'idée 
de  toute  conversation  nouvelle  avec  les  Allemands.  Aussitôt  saisis, 
qu'ont  fait  cependant  les  gouvernements?  Tranchons  le  mot,  ils 
ont  désavoué  la  commission.  Elle  joue  décidément  de  malheur  avec 
eux.  Non  seulement  les  Alliés  n'ont  pas  pris  sur-le-champ  les  sanc- 
tions qu'elle  les  invitait  à  prendre,  mais  ils  se  sont,  tout  de  suite 
montrés  beaucoup  plus  bienveillants  qu'elle  envers  l'Allemagne. 
Ils  ont  remanié  les  chiffres,  ils  ont  accordé  à  l'Allemagne  une 
prime  de  cinq  marks  or  par  tonne  et,  chose  encore  plus  inexplicable, 
ils  ont  consenti  à  lui  faire,  en  contre-partie  du  charbon  qu'elle  s'en- 
gageait à  livrer  incomplètement,  des  avances  importantes,  qui  incom- 
beront surtout  à  la  France  et  imposeront  à  notre  trésorerie  une 
charge  supplémentaire  de  plus  de  deux  cents  millions  par  mois.  Il 
n'y  avait  aucun  motif  valable  pour  joindre  ainsi  la  question  du  char- 
bon et  celle  des  avances.  Le  traité  nous  assure  le  charbon;  le  char- 
bon nous  est  dû.  Si  les  Alliés  pensent  que,  pour  aider  l'Allemagne  à 
se  relever,  il  est  opportun  de  lui  faire  des  avances,  qu'ils  les  fassent, 
du  moins,  dans  la  proportion  de  leur  moyens.  C'est  un  défi  au  bon 
sens  d'en  répartir  le  poids  entre  eux  en  raison  directe  des  pertes 
qu'ils  ont  subies  et  d'en  imposer  la  plus  large  part  à  la  France,  sous 
prétexte  qu'elle  reçoit  plus  de  charbon  que  les  autres;  car  pourquoi, 
s'il  vous  plaît,  reçoit-elle  ou  doit-elle  recevoir  plus  de  charbon? 
Parce  que  ses  mines  ont  été  détruites  par  l'ennemi  commun.  Aucun 
crédit,  du  reste,   ne  peut  être  ouvert  à   l'Allemagne   que   par  les 


6G8 


rtEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Chambres  elles-mêmes  et  si  jamais  les  Chambres  sont  saisies  de  ce 
projet  inique,  qui  priverait  de  ressources  indispensables  les  régions 
dévastées,  un  accueil  assez  froid  sera,  j'imagine,  réservé  à  une  com- 
binaison qui  fait  de  la  France  créancière  une  prêteuse  malgré  elle. 

Mais  le  principal  danger  vient  de  ce  qu'il  y  a,  dans  la  décision  de 
Spa,  un  recul  inexplicable  par  rapport  à  la  position  qu'avait  prise,  à 
Paris,  la  Commission  des  réparations.  Le  jour  même  où,  pour  appli- 
quer le  traité,  nous  devions  recourir  à  des  sanctions  immédiates, 
nous  les  avons  ajournées  à  trois  mois.  Personne  assurément  ne  rend 
M.  Millerand  responsable  de  cette  fâcheuse  retraite.  Le  traité  prévoit 
des  sanctions,  mais  ne  les  spécifie  pas.  Pour  les  appliquer  dans  les 
conditions  recommandées  par  la  Commission,  c'est-à-dire  d'accord 
avec  les  Alliés,  il  fallait  pressentir  les  gouvernements,  et  quelques- 
uns  de  nos  amis  étaient  toujours  tentés  de  renvoyer  au  lendemain 
l'emploi  de  la  manière  forte.  Le  protocole  de  Spa  a,  du  moins,  précisé 
les  sanctions  que  le  traité  laissait  dans  le  vague.  Par  là,  il  ne  nous  a 
donné  aucun  droit  nouveau  vis-à-vis  de  l'Allemagne  et  nous  n'aurions 
pas  dû,  par  conséquent,  accepter,  sur  ce  point,  les  réserves  du  doc- 
teur von  Simons.  C'est  vis-à-vis  des  Alliés  que  la  précision  du  proto- 
cole nous  offre  un  avantage  :  ils  admettent  aujourd'hui  publique- 
ment que,  si  l'Allemagne  ne  nous  livre  pas  en  trois  mois  les  quantités 
de  charbon  prévues,  nous  occuperons  la  Ruhr  ou  toute  autre  partie 
du  territoire  allemand.  Cette  sanctionne  sera  malheureusement  pas 
automatique;  il  restera  nécessaire  de  s'entendre,  entre  alliés,  sur  la 
région  à  occuper,  sur  la  date,  sur  les  modalités  ;  nous  ne  pouvons 
néanmoins  mépriser  le  résultat  obtenu.  Pourquoi  faut-il  seulement 
que  nous  le  payions  si  cher  ? 

A  la  Chambre,  MM.  Blum,  Loucheur  et  Tardieu  ont  assez  vive- 
ment interrogé  M.  Millerand  sur  les  singularités  de  cette  convention. 
Le  Président  du  Conseil  a  posé  la  question  de  confiance  et  le  débat  a 
fini  par  prendre  la  tournure  d'un  conflit  personnel  entre  ceux  qui  ont 
négocié  le  traité  de  Versailles  et  ceux  qui  sont  aujourd'hui  chargés 
de  l'exécuter.  L'heure  n'est  cependant  favorable  ni  aux  satires  ni  aux 
apologies.  Prenons  les  faits  tels  qu'ils  sont  et  tirons-en  le  meilleur 
parti  possible.  Nous  avons  un  instrument  diplomatique.  Servons- 
nous  en  pour  rappeler  à  nos  alliés  leurs  engagements,  aussi  bien 
qu'à  nos  anciens  ennemis  leurs  obligations.  Si  la  paix  de  Versailles 
implique  une  création  continue,  tâchons  de  créer  et  ne  démolis- 
sons pas. 

Par  malheur,  c'est  le  monde  entier  qui  reste  à  créer,  car  c'est  lu 


REVUE.    CHRONIQUE.  669 

que  la  guerre  a  ébranlé  jusque  dans  ses  fondements,  et  dans  le  tour 
d'horizon  que  les  Chambres  ont  fait,  sur  les  indications  de  M.  Mille- 
rand,  après  la  conférence  de  Spa,  elles  ont  encore  aperçu  bien  des 
décombres  et  bien  des  périls  menaçants.  Peut-être  les  nouvelles 
d'Orient  sont-elles  un  peu  moins  mauvaises.  Le  Sultan  s'est  résigné 
à  signer  le  traité  de  Sèvres;  les  troupes  nationalistes  qui  avançaient, 
en  Anatolie,  vers  les  rives  du  Bosphore,  ont  été  tenues  en  respect 
par  l'armée  grecque,  qui  est  venue,  d'autre  part,  occuper  Andrinople. 
Les  Alliés  vont  avoir  le  temps  de  souiller;  qu'ils  n'en  profitent  pas 
pour  s'endormir.  Si  grand  que  soit  le  génie  politique  de  M.  Veni- 
zelos  et  si  vaillantes  que  soient  ses  divisions,  nous  ne  pouvons 
imposer  à  la  Grèce  la  tâche  écrasante  de  maintenir  seule  l'ordre  en 
Thrace  et  en  Asie-Mineure.  Comme  ce  n'est  pas,  d'ailleurs,  la  signa- 
ture du  Sultan  qui  ramènera  la  tranquillité  en  Arménie  ou  qui  pro- 
tégera la  Perse  contre  la  marée  bolchevique,  il  est  probable  que  le 
traité  avec  la  Turquie  nous  ménagera  plus  de  surprises  encore  que 
celui  de  Versailles.  Que  les  Alliés  se  préparent  à  reprendre  pour 
longtemps,  là-bas  comme  en  Europe,  le  rôle  difficile  de  créateurs. 
Qu'ils  n'oublient  pas  surtout  que  la  première  condition  pour  y 
réussir  est  d'apporter  tous,  avec  la  même  bonne  grâce,  quelques 
tempéraments  à  leur  égoïsme  national.  M.  Lucien  Hubert,  rappor- 
teur du  budget  des  Affaires  étrangères,  et  M.  Ribot  lui-même  ont 
insisté  sur  les  sacrifices  auxquels  la  France  a  consenti  dans  le 
Levant,  malgré  la  gloire  et  l'ancienneté  de  ses  traditions.  Elle  est 
arrivée  à  la  limite  des  concessions  acceptables.  Nous  ne  pouvons 
abandonner  la  Syrie,  a  déclaré  M.  Ribot  aux  applaudissements  du 
Sénat  ;  et,  comme  M.  Millerand,  il  s'est  félicité  de  la  loyauté  parfaite 
avec  laquelle  M.  Bonar  Law  s'expliquant,  aux  Communes,  sur 
l'action  du  général  Gouraud,  a  reconnu  notre  pleine  liberté  dans 
l'exercice  de  notre  mandat.  Il  est  seulement  fâcheux  qu'on  ait  tant 
tardé  à  réprimer  les  intrigues  de  l'émir  Feyçal.  A  la  différence  des 
ballons,  les  personnages  en  baudruche  demandent  quelquefois  plus 
de  temps  pour  se  dégonfler  que  pour  se  remplir  de  vent.  Si  le 
général  Gouraud  avait  été  autorisé  à  occuper  la  Bekaa,  lorsqu'il  le 
croyait  nécessaire,  nous  n'aurions  pas  eu  à  entreprendre,  ces  jours 
derniers,  des  opérations  de  guerre  et  les  populations  qui  nous  ont 
appelés  en  Syrie  n'auraient  pas,  pendant  de  longs  mois,  désespéré 
de  notre  protection.  Mais  l'Angleterre  et  nous,  nous  avions  admis  ce 
jeune  Bédouin  à  la  Conférence  de  la  paix  ;  nous  l'avions  traité 
comme  un  grand  prince  musulman;   et  le  jour  où,  enivré  de  notre 


670  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

encens,  il  s'est  regardé  comme  le  maître  de  Damas  et  s'est  fait 
proclamer  roi,  nous  avons  eu  quelque  peine  à  nous  déshabituer  de  le 
prendre  au  sérieux.  C'est  ainsi  que  le  grand- prêtre  du  temple  finit 
par  adorer  l'idole  dont  il  montre  de  loin  la  statue  au  peuple.  La  statue 
est  brisée.  Tâchons  maintenant  de  ramener  en  Syrie  la  paix  et  la 
prospérité. 

Mais  c'est  vers  le  centre  de  l'Europe  que  sont  aujourd'hui  dirigées 
les  plus  redoutables  entreprises  de  désordre  et  de  destruction;  et 
l'armistice  que  Tchitcherinea,  au  nom  du  gouvernement  des  Soviets, 
accordé  à  la  Pologne,  ne  doit  pas  nous  faire  illusion  sur  les  graves 
événements  qui  se  déroulent  depuis  des  semaines  avec  la  régularité 
ininterrompue  d'une  force  naturelle.  Au  moment  même  où  le  mes- 
sage de  Moscou  était  capté  par  toutes  les  stations  de  télégraphie 
sans  fil,  Trotzky  avertissait  l'univers  que  la  Pologne  allait  cesser  de 
former  tampon,  au  profit  de  l'Europe,  contre  la  Russie  soviétique  et 
qu'elle  était  destinée  à  devenir  le  pont  rouge  par  où  la  révolution 
sociale  gagnerait  bientôt  l'Occident.  Hier,  les  missions  que  la 
Grande-Bretagne  et  la  France  ont  tardivement  décidé  d'envoyer  à 
Varsovie  devaient  avoir  pour  tâche  essentielle  de  se  renseigner  sur 
les  besoins  militaires  de  la  Pologne,  de  lui  procurer  des  instructeurs 
et  du  maté  riel,  de  l'aider  à  réorganiser  son  état -major,  à  recons- 
tituer son  armée  et  à  sauver  son  territoire  ;  aujourd'hui,  elles  ont 
à  veiller  sur  sa  liberté  morale  et  sur  son  indépendance  politique. 
Le  gouvernement  des  Soviets  a,  il  faut  en  convenir,  manœuvré  avec 
une  habileté  un  peu  humiliante  pour  les  vieux  cabinets  européens. 
Il  a  commencé  par  envoyer  Krassine  à  Londres  et  par  amuser 
M.  Lioyd  George  avec  des  négociations  économiques.  Puis,  il  s'est 
jeté,  avec  une  rapidité  foudroyante,  sur  la  Pologne,  dont  le  front, 
étendu  et  aminci,  était  incapable  de  résistance  ;  et,  lorsque  M.  Lloyd 
George,  éclairé  sur  l'imminence  du  danger,  a  voulu  subordonner  la 
continuation  de  ses  pourparlers  commerciaux  à  la  conclusion  d'un 
armistice  dont  il  poserait  lui-même  les  termes,  le  gouvernement  de 
Moscou  lui  a  répondu  de  haut  :  «  Laissez-nous  faire.  Nous  ne  vous 
connaissons  pas.  Nous  ne  connaissons  pas  davantage  la  Ligue  des 
Nations.  Nous  n'avons  cure  ni  d'elle  ni  de  vous.  Nous  n'acceptons, 
dans  notre  différend  avec  la  Pologne,  aucune  intervention  étrangère. 
Nous  sommes  prêts  à  entrer  en  relations  directes  avec  les  Polonais. 
Nous  n'avons  d'autre  ambition  que  d'établir  des  rapports  fraternels 
entre  les  masses  laborieuses  des  deux  pays  dont  les  armées  s'affron- 
tent, en  ce  moment,  sur  les  champs  de  bataille.  »  M    Millerand  a 


REVUE.    CHRONIQUE.  671 

traité  cette  réponse  d'insolente.  M.  Lloyd  George  a  voulu  n'y  voir 
que  de  l'incohérence.  Elle  était  cependant  dune  très  puissante 
logique  et  la  rapidité  avec  laquelle  Moscou  a  accueilli  la  demande 
d'armistice  présentée  par  la  Pologne,  la  cessation  immédiate  des 
hostilités,  l'obéissance  instantanée  de  l'armée  rouge,  ont  prouvé 
avec  quel  art  les  Bolcheviks  poursuivent  la  réalisation  de  leurs 
desseins. Ils  peuvent  maintenant  affecter  de  se  montrer  bons  princes, 
offrir  généreusement  de  reprendre  les  négociations  économiques, 
sourire  à  ceux  qu'ils  dédaignaient,  réclamer  la  livraison  du  général 
Wrangel,  et  s'installer,  les  coudes  sur  la  table,  au  milieu  des  confé- 
rences européennes. 

En  même  temps,  voilà  la  Pologne  conduite  par  eux  à  la  croisée 
des  chemins.  Sera-t-elle  ramenée,  par  ruse  ou  par  force,  sous  la 
tyrannie  d'une  nouvelle  Puissance  moscovite,  plus  impériale  encore 
que  l'ancienne?  Restera-t-elle,  au  contraire,  tournée  vers  l'Entente, 
dont  la  victoire  a  seule  permis  sa  résurrection?  Avant  l'armistice, 
MM.  Lloyd  George  et  Asquith  disaient  eux-mêmes,  avec  raison,  que 
l'édifice  tout  entier  de  la  paix  européenne  allait  se  trouver  ou  conso- 
lidé ou  renversé,  suivant  que  la  Pologne  échapperait,  ou  non,  à  la 
défaite  et  au  démembrement.  Le  sort  de  ce  trop  fragile  édifice  ne 
dépend  pas  moins  du  règlement  qui  interviendra  pour  rétablir 
l'ordre  dans  l'Est  de  l'Europe.  Que  les  Bolcheviks  arrivent  sur  les 
frontières  d'Allemagne,  par  infiltration  ou  par  endosmose,  au  lieu 
d'y  parvenir  par  l'écrasement  de  la  Pologne,  les  conséquences 
n'en  seront  pas  beaucoup  plus  favorables.  Dans  l'état  de  trouble 
intérieur  où  elle  est,  l'Allemagne  ne  peut  guère  attendre  de  ce 
voisinage  immédiat  que  des  causes  surabondantes  d'agitation  et 
de  désarroi.  Soit  que  le  spartakisme  s'y  développe  par  contagion, 
soit  que  l'impérialisme  s'y  relève  par  l'exploitation  de  la  peur  et  y 
réclame,  comme  le  font  déjà  la  Deutsche  Zeitung  et  autres  feuilles 
nationalistes,  un  nouveau  partage  de  la  Pologne  entre  l'Allemagne 
et  la  Russie,  dans  les  deux  cas,  les  Alliés  et,  en  particulier,  la 
France,  seront  menacés  dans  leur  sécurité.  Ne  nous  laissons  donc 
pas  aller,  une  fois  de  plus,  à  croire  que  la  Providence  de  l'Entente 
se  chargera  de  tout  arranger  à  notre  profit,  sans  que  nous  fassions, 
de  notre  côté,  le  moindre  effort  pour  nous  aider  nous-mêmes. 

Je  sais  bien  qu'à  Londres  et  même  un  peu  à  Paris,  on  reproche 
au  Gouvernement  du  maréchal  Pilsudski  de  s'être  laissé  entraîner  au 
mirage  de  Wilna  et  de  Kief  et  d'avoir  rêvé,  pour  une  Pologne,  à  peine 
sortie  de  son  tombeau  séculaire,   des  destinées   trop   grandioses. 


672  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Millerand  a  répondu  avec  raison  que  ce  n'était  pas  le  momeRt 
d'adresser  à  nos  amis  de  Varsovie  des  critiques  rétrospectives. 
Ajoutons  que  leur  expédition  militaire  n'était  peut-être  pas  tout 
à  fait  sans  excuse  :  ils  savaient  l'armée  rouge  massée  sur  leurs  fron- 
tières et  se  sentaient  à  la  merci  d'une  agression  prochaine.  Quelles 
qu'aient  pu  être,  d'ailleurs,  leurs  imprudences  ou  leurs  fautes, 
elles  n'effacent  pas  les  nôtres,  qui  sont  plus  anciennes  et  plus  graves. 
Angleterre  et  France,  nous  n'avons  pas  su  avoir  une  politique  com- 
mune en  Pologne.  Au  printemps  de  1919,  pendant  la  conférence  de 
Paris,  M.  Lloyd  George  a  obstinément  rejeté  les  rapports  unanimes 
des  experts  sur  la  question  de  Dantzig  et,  comme  le  remarque  très 
justement  le  Times,  il  a  ainsi  désarmé  M.  Paderewski  dans  la  lutte 
courageuse  que  l'ancien  Président  du  Conseil  polonais  soutenait  alors 
contre  le  bolchévisme.  Depuis  lors,  à  plusieurs  reprises,  et  tout 
récemment  encore,  à  Spa,  le  Premier  Ministre  britannique  a  pris, 
vis-à-vis  de  la  Pologne,  un  ton  qui  n'était  pas  pour  plaire  à  une 
nation  légitimement  fière,  rendue  un  peu  ombrageuse  par  la  longue 
durée  de  ses  souffrances.  Nous-mêmes,  avons-nous  toujours  apporté 
dans  nos  conseils  toute  la  délicatesse  nécessaire?  Tant  vis-à-vis  de  la 
Pologne  que  vis-à-vis  de  beaucoup  de  nos  alliés  européens,  avons- 
nous  été  sans  cesse  aussi  amicalement  attentifs  que  nous  devions 
l'être?  N'avons-nous  pas,  jusque  dans  le  texte  des  traités,  paru 
opposer  les  «  Principales  Puissances  »  aux  «  Puissances  à  intérêts 
limités?  »  N'avons-nous  pas,  nous  aussi,  parlé  des  Big  four  et  fait  du 
«Conseil  suprême  »  un  Olympe  inaccessible  aux  «petites  nations?  » 
Nous  avons  fondé  ou  ressuscité  des  États  ;  nous  avons  jeté,  au  sein 
d'une  Europe  transformée,  les  germes  de  nationalités  autonomes  ; 
mais  nous  avons  cru  qu'il  suffisait  d'une  chiquenaude  pour  déclen- 
cher un  mouvement  perpétuel,  uniforme  et  rythmé.  C'est  cependant 
un  principe  élémentaire  de  physique  et,  sans  doute,  aussi  de  psy- 
chologie que  toute  force  qui  cesse  son  action  ne  produit  plus  de  tra- 
vail. Remettons-nous  enfin  à  veiller  attentivement  sur  les  peuples  qui 
nous  doivent  la  vie  et  qui  pourront  être,  un  jour,  à  nos  côtés,  les 
meilleurs  défenseurs  de  la  nôtre. 

Raymond  Poincaré. 


Le  Directeur-Gérant  i 
René  Doumic. 


LA 

CANONISATION  DE  JEANNE  D'ARC 


En  1911,  je  terminais  mon  livre  sur  Jeanne  d'Arc  par  ces 
mots  :  «  Nous  ne  sommes  qu'à  l'aube  des  temps  qui 
verront  s'accomplir  indéfiniment  sa  mission.  »  Depuis 
lors,  la  guerre  a  évoqué,  à  chacune  de  ses  heures  tragiques,  la 
figure  de  Jeanne  d'Arc.  A  peine  la  guerre  est-elle  terminée, 
que  le  Saint-Siège,  en  proclamant  et  en  célébrant  la  canonisation 
ne  Jeanne  d'Arc,  lui  reconnaît  une  éternelle  actualité.  Jeanne 
d'Arc  est  vivante  parmi  les  générations  :  elle  devient  désormais 
un  sujet  d'édification  pour  tous  les  catholiques  comme  elle  est 
un  sujet  de  méditation  pour  tous  les  hommes.  Même  en  nous 
tenant  à  «  l'humaine  prudence,  »  —  pour  parler  comme  Jean 
Gerson,  quand  on  lui  soumit  le  problème  de  Jeanne  d'Arc,  — 
nous  pouvons  rappeler  les  paroles  de  cet  homme  de  bon  sens  : 
«  Il  n'est  ni  impie,  ni  déraisonnable  de  penser  que  cette  jeune 
fille  est  une  envoyée  de  Dieu...  Nous  soutenons  la  cause  juste; 
faisons  qu'elle  mérite  toujours  d'être  victorieuse...  Faute  de 
vertu,  de  foi,  de  reconnaissance,  ne  stérilisons  pas  ce  miracle  1...  » 

Le  fait  de  la  canonisation  de  Jeanne  d'Arc,  au  moment  où 
la  France  vient  de  passer  par  des  angoisses  pareilles  à  celles  qui 
et  Teignaient  le  cœur  de  la  «  bonne  Lorraine,  »  la  proclamation 
des  vertus  de  l'héroïne  sous  le  dôme  de  Saint-Pierre,  la  pompe 
qui  accompagna  cette  consécration,  le  concours  immense  des 
pèlerins  et  l'adhésion  solennelle  de  toute  la  catholicité,  l'ensemble 
de  ces  circonstances  extraordinaires  est  incontestablement  à 
l'honneur  de  notre  pays  et  de  l'idéal  qui  a  toujours  été  le  sien. 

Essayons  donc  de  fixer  le  souvenir  de  cette  page  de  notre 
histoire  et  d'ajouter  comme  un  nouveau  chapitre  à  la  biographie 
de  Jeanne  d'Arc  :  ;i  l'exposé  des  quatre  mystères  de  la  forma- 

TOME  LVIII.  —  1920.  43 


074  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion,  de  la  mission,  de  V abandon  et  de  la  condamnation,  joignons 
celui  du  grand  fait  qui  vient  de  s'accomplir  sous  nos  yeux,  la 
canonisation. 


I 

Le  culte  des  ancêtres,  et  en  particulier  le  culte  des  grands 
hommes,  est  inhérent  à -toute  société  humaine.  Ces  sociétés  ne 
sont  pas  d'un  jour  :  elles  remontent  le  plus  haut  qu'elles  peuvent 
dans  leur  passé  et  se  prolongent  le  plus  loin  qu'elles  peuvent 
vers  l'avenir.  Les  monuments  consacrés  aux  morts  illustres 
couronnent  les  capitales  de  la  civilisation.  Les  Panthéon,  les 
Westminster  Àbbey  gardent,  pour  les  générations  futures,  le 
souvenir  glorieux  des  âmes  bienfaisantes. 

Aux  Etats-Unis,  la  mémoire  de  Washington/ mort  depuis  un 
peu  plus  d'un  siècle  et  qui,  par  conséquent,  n'a  rien  de  légen- 
daire, est  présente  dans  toutes  les  grandes  circonstances.  Son 
corps  est  conservé  sur  les  rives  du  Potomac  et  il  est  salué  par 
les  navires  et  par  les  passagers  qui  montent  et  descendent  le 
cours  du  fleuve. 

Quand,  il  y  a  huit  ans,  à  la  tète  d'une  mission  qui  allait 
célébrer  en  Amérique  le  souvenir  d'un  autre  fondateur,  Cham- 
plain,  je  fus  reçu  par  le  Président  de  la  République,  M.  Taft,  il 
ne  crut  pouvoir  me  faire  un  plus  insigne  honneur  que  de  m'aulo- 
riser  à  pénétrer  dans  la  tombe  de  Washington.  Au  nom  de  la 
France,  je  déposai  une  palme  sur  le  tombeau  de  l'ami  de 
Lafayette.  A  peine  avais-je  pénétré  dans  l'étroit  caveau  qu'une 
atmosphère  d'au-delà  me  saisit  :  c'était  le  souffle  venant  de  la 
tombe  du  héros,  celui  des  vertus  auxquelles  aspire  religieuse- 
ment l'àme  américaine  :  le  courage,  la  persévérance,  l'esprit 
de  bienveillance  et  de  justice,  la  modération.  Je  me  trouvai 
dans  la  communion  immédiate  de  l'être  disparu,  beaucoup  plus 
intimement  même  que  dans  les  chambres  de  Mount  Vernon 
»;i   les  reliques  et  les  formes  de  sa  vie  matérielle  sont  couser- 

s.  Tant  est  supérieure  à  tout  la  puissance  de  l'Idée  I  Les 
léritea  du  grand  serviteur  de  l'humanité  fleurissaient  dans  ce 
sombre  asile.  J'étais  face  à  face  avec  son  essence  même.  De  ces 
courtes  minutes,  j'emportai  une  impression  ineffaçable;  car  J 
j'avais  subi  l'autorité  de  ces  sentiments- forces,  moteurs  puissants 
de  toute  activité  humaine» 


LA    CANCfNISATXOJS    DE    JEANNE    d\\RC.  675 

Par  le  souvenir,  par  l'histoire  et  par  le  culte,  les  générations 
passées  se  rapprochent  des  générations  présentes  et  les  élèvent 
jusqu'à  elles.  Le  genre  humain  n'a  d'unité  que  par  là.  Et 
c'est  pourquoi  il  s'attache  ^y^c  une  ferveur  toujours  renouvelée 
à  la  mémoire  et  à  la  présence  de  ses  grands  morts. 

Il  ne  lui  parait  pas  qu'ils  vivent  assez,  s'ils  ne  vivent  que 
dans  leur  tombe.  11  les  veut  a  la  fois  plus  haut  et  plus  près,  — 
dans  l'infini  qui  l'environne  lui-même  et  où  il  cherche  la  survie 
de  son  àme  immortelle.  Il  les  dépouille  de  leur  chair  putréfiée 
et  de  leurs  ossements  en  poussière.  Sa  mémoire  restant  fidèle  a 
leur  mémoire,  c'est  dans  je  ne  sais  quels  Champs-Elysées  qu'il 
voit  leurs  ombres  errantes  et,  dès  l'antiquité,  il  les  a  sanctifiées. 

Hic  minus,  oh  patr'mm  pugntméo  ruinera  passi; 
Quique  mccrdotes  casii,  dum  vita  manebat ; 
Quiquc pii  rates,  et  Phoebo  di<jna  locuti; 
Inventas  oui  qui  vitara  exc'd.tere  per  artes, 
Quique  sui  memores  alios  fecere  merendo  : 
Omnibus  his  nivea  cinguntur  tempora  vitta  (1). 

Socrate,  dans  un  de  ces  dialogues  rapportés  par  Platon  et 
où  il  jouait  déjà  sa  vie,  Eutyphron  ou  la  Sainteté,  aborde  hardi- 
ment le  problème  de  la  vertu  dans  ses  rapports  avec  la  divinité. 
Il  proclame  le  Saint  supérieur  aux  Dieux  de  l'Olympe  et,  par 
une  argumentation  irrésistible,  fonde  uniquement  sur  une 
conception  très  noble  de  l'idéal  humain,  cette  consécration  sou- 
veraine que  le  peuple  traduit  en  ces  termes  :  «  être  agréable 
aux  dieux.  »  C'est  la  sainteté  des  philosophes. 

A  cette  même  source  socratique,  mais  par  l'intermédiaire 
d'Aristote,  non  de  Platon,  remonte  l'étonnante  théorie  des  grands 
hommes  et  de  la  sainteté  dont  se  sont  emparés  certains  théolo- 
giens du  moyen  âge.  Elle  leur  étaitvenue  par  l'intermédiaire  des 
philosophes  arabes.  D'après  la  tradition  aristotélique,'  ils  admet- 
taient que  Dieu,  qui  a  créé  le  monde  et  le  genre  humain,  con- 
serve avec  celui-ci  des  contacts  directs  par  l'élection  des  grands 
hommes  ou  des  saints  qui  reçoivent  le  privilège  d'une  intelligence 
particulièrement  avertie  des  desseins  de  la  divinité  et  qu'ils  nom- 
maient «  l'intellect  actif.  »  «  Il  s'agit,  disaient  ces  philosophes, 
d'individus  humains  dont  la  substance  célébrale  est  extrêmement 

(1)  Virgile,  Enéide,  M>.  VI,  660. 


676  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bien  proportionnée  par  la  pureté  de  sa  matière  et  la  complexion 
particulière  à  chacune  de  ses  parties,  par  sa  quantité  et  sa  posi- 
tion... L'individu  ainsi  désigné  doit  posséder  une  intelligence 
humaine  toute  parfaite  et  des  mœurs  humaines  pures  et 
égales;...  que  sa  pensée  se  porte  toujours  sur  des  choses  nobles, 
et  qu'il  ne  se  préoccupe  que  de  la  connaissance  de  Dieu,  de  la 
contemplation  de  ses  œuvres  ;  enfin  que  son  âme  soit  dégagée 
des  choses  terrestres  et  des  ambitions  vaines...  Si  l'intellect 
actif  (c'est-à-dire  ce  privilège  d'élection)  se  répand  surtout  sur 
la  faculté  imaginative,  c'est  ce  qui  constitue  la  classe  des 
hommes  d'Etat  qui  font  les  lois,  et  aussi  des  devins,  des  augures, 
de  ceux  qui  font  des  songes  vrais...  Sache  que  chaque  homme 
possède  nécessairement  une  faculté  de  hardiesse  ;  de  même  cette 
faculté  de  divination  par  laquelle  certains  hommes  avertissent 
des  choses  graves  qui  doivent  arriver.  Ces  deux  facultés,  c'est- 
à-dire  la  faculté  de  hardiesse  et  la  faculté  de  divination,  doivent 
être  fortes  surtout  dans  les  prophètes.  Lorsque  l'intellect  actif 
(ou  émanation  divine)  s'épanche  sur  eux,  ces  deux  facultés 
prennent  une  très  grande  force  et  tu  sais  jusqu'où  est  allé  l'effet 
produit  par  là  :  à  savoir  qu'un  homme  isolé  s'est  présenté  har- 
diment, avec  son  bâton,  devant  un  grand  roi  pour  délivrer  une 
nation  de  l'esclavage...  (1)  » 

Dans  ces  derniers  mots,  c'est  Moyse  qui  est  visé,  mais  on 
peut  dire  que  tous  les  grands  hommes,  et  en  particulier  les 
saints,  ont  ce  double  caractère  :  l'esprit  de  divination  et  l'esprit 
de  hardiesse.  Ils  prévoient  et  ils  agissent.  La  plupart  d'entre  eux 
se  sont  sentis  inspirés  par  une  puissance  intérieure  échappant 
aux  procédures  ordinaires  de  la  raison.  L'humanité  qui  les  suit 
de  leur  vivant,  le  plus  souvent  sans  les  comprendre,  les  honore 
après  leur  mort.  Elle  n'est  satisfaite  d'elle-même  que  quand  elle 
a  enfoncé  leur  souvenir  à  coups  d'anniversaires  dans  sa  propre 
mémoire.  Elle  ne  songe  qu'à  réparer  les  abandons  et  les  injus- 
tices dont  ils  ont  été  les  victimes.  «  Ce  qui  fut  l'instrument  de 
leur  défaite  devient  l'instrument  de  leur  triomphe.  » 

Ainsi  se  refont  sans  cesse  les  mailles  toujours  rompues  de 


(1)  V.  la  doctrine  de?  philosophes  arahes  exposée  dans  les  deux  thèses  de 
M.  L.  Gauthier  :  Théorie  d'Jbn  Rock  (Averroes),  sur  les  rapports  de  la  religion  et 
de  la  philosophie,  Paris,  Leroux,  1909;  et  Ibn  Thofail.  sa  Vie,  ses  Œuvres,  ibid.  — 
En  ce  qui  concerne  l'influence  des  philosophes  arabes  sur  certains  scolastiqucs, 
V.  Renan,  Averroes  el  l'Averroïsme.  —  P.  Mandonnat,  Sifer  de  Brabant,  etc. 


LA    CANONISATION    DE    JEANNE    d'aRG.  677 

la  toile  qui  enchaîne  l'œuvre  des  hommes  à  l'œuvre  des  grands 
hommes  et  celle-ci  à  la  volonté  créatrice  de  la  Divinité. 

Que  sont  donc  les  Saints?  —  Ceux  qui  ont  rendu  un  grand 
service  à  l'humanité? 

Sans  doute.  Mais  il  faut  en  outre  que  cette  bienfaisance  ait 
été  suscitée  en  eux  par  un  grand  amour,  par  une  subordination 
directe  et  volontaire  aux  lois  profondes  qui  gouvernent  le  monde. 
Tous  les  grands  hommes  ne  sont  pas  des  saints.  La  sainteté, 
c'est  la  vertu  conduite,  les  yeux  au  ciel,  par  la  foi  et  la  charité. 

L'humanité  a  un  intérêt  immense  à  ce  que  certains  de  ses 
membres  soient  élevés  au-dessus  d'elle-même  et  se  trouvent 
préposés,  en  quelque  sorte,  à  la  garde  de  ses  relations  avec  l'Idéal 
et  l'Infini.  C'est  par  eux,  en  effet,  qu'elle  conserve  ses  titres  de 
noblesse,  cette  haute  généalogie  qui  la  distingue  des  autres 
espèces  animales  et  qui  la  tient  en  un  constant  appétit  de  per- 
fection, c'est-à-dire  de  fidélité  à  ses  origines. 

Son  intérêt  est  grand  aussi  à  ne  pas  se  maintenir,  à  l'égard 
des  meilleurs  parmi  les  siens,  en  état  d'indifférence  ou,  pis 
encore,  d'ingratitude.  Or,  c'est  ce  qui  arriverait,  si  l'on  s'en 
rapportait  au  verdict  des  contemporains  relativement  aux  meil- 
leurs serviteurs  de  l'humanité.  D'ordinaire,  ceux-ci  ont  été  mal 
compris,  ils  ont  été  méconnus:  souvent  ils  ont  été  livrés  à  la 
calomnie,  à  l'intrigue,  à  l'hostilité  des  médiocres  ou  des  foules. 
Souvent  la  haine  de  leur  apparition  les  a  poussés  jusqu'au  mar- 
tyre. Or  l'humanité  sent  profondément  cette  blessure  qu'elle 
s'est  faite  à  elle-même.  Une  seule  injustice  ébranle  tout  l'ordre 
social.  Quand  de  telles  erreurs  ont  été  commises,  un  remords 
croissant  tourmente  les  générations  successives,  même  celles  qui 
pourraient  se  croire  non  responsables.  Un  jour  ou  l'autre,  l'heure 
de  la  réparation  doit  sonner. 

Quoi  de  plus  frappant  que  la  destinée  de  Jeanne  d'Arc  après 
sa  mort?  Les  siècles  ont  attendu.  Mais  plus  l'attente  se  prolon- 
geait, plus  la  plaie  saignante  s'élargissait.  A  la  fin,  ce  n'était  plus 
seulement  une  partie  de  la  France  ou  la  France  seule  qui  criait 
justice,  c'était  l'humanité.  Non  seulement  les  héritiers  de  ceux  qui 
l'avaient  abandonnée  mais,  chose  bien  plus  extraordinaire,  les 
adversaires,  les  neutres,  les  indifférents,  les  nouveaux  venus.  De 
cet  appel,  le  monde  entier  retentissait.  Même  avant  la  canonisa- 
tion, on  élevait  des  statues  expiatoires  en  Amérique  à  Jeanned'Arc. 


678 


REVUE    DES    DEUX  MONDES. 


C'est  que  la  justice  est  l'affaire  de  tous  les  hommes. 

Cherchez  quelque  autre  raison  de  ce  mouvement  universel 
vers  la  figure  de  Jeanne  d'Arc.  Pourquoi  cette  vénération  unique? 
Est-ce  parce  qu'elle  était  pure?  Mais  d'autres  l'ont  été.  Est-ce 
parce  qu'elle  était  brave  ?  D'autres  l'ont  été.  Est-ce  parce  qu'elle 
a  bien  servi  son  pays  ?  Mais  cela  intéresse  le  pays  qu'elle  a  sauvé. 
Est-ce  parce  qu'elle  a  souffert  ?  D'autres  aussi  ont  souffert,  et  les 
antipodes  sont  restés  indifférants.  I!  faut  en  revenir  à  la  seule 
raison  valable  :  c'est  qu'il  s'agissait  de  réparer  une  faute  cons- 
ciente de  la  politique  contre  le  Juste.  Que  ceux  qui  parlent  et 
agissent  au  nom  du  droit,  c'est-à-dire  les  gouvernements  cl  tes 
juges,  aient  eu  ce  tort,  et  que  dans  la  forme  dos  lois,  ils  aient 
commis  un  telcrime,  voilà  ce  qui  ne  se  peut  supporter.  Le  bûcher 
de  Rouen  avait  répandu  ses  cendres  brûlantes  dans  toutes  les 
consciences  humaines  et  ce  n'était  que  par  la  plus  insigne  des 
réparations  qu'elles  pouvaient  être  éteintes. 

L'on  sent  assez  que  l'assassinat  commis  par  les  hommes 
d'Etat  du  xvme  siècle  qui  ont  étranglé  et  dépecé  la  Pologne 
n'est  pas  sans  analogie  avec  le  crime  contre  Jeanne  d'Arc  :  c'est 
aussi  pour  des  raisons  politiques  qu'une  atteinte  au  Juste  s'est 
produite,  et  l'on  sera  frappé  du  fait  que,  de  notre  temps,  les 
trois  dynasties  qui  y  ont  participé  ont  succombé  d'un  seul  coup. 

Et  l'on  sent  bien  aussi,  qu'un  jour  ou  l'autre,  les  initiateurs 
de  la  guerre  régressive,  les  violateurs  de  la  neutralité  belge,  les 
les  assassins  de  miss  Cawell,  paieront  extrao-dinairemonf. 
A  quelle  heure,  de  quelle  façon?  Nul  ne  le  sait.  En  vain  le 
traité  de  Versailles  a  essayé  de  prononcer  la  peine  —  sans  doute 
prématurément.  Laissez  la  conscience  des  hommes,  à  elle-même. 
Laissez  les  années  ou  les  siècles.  La  justice  est  boiteuse  ;  mais 
elle  arrive.  Un  jour  ou  un  autre  jour,  l'ordre  que  Montesquieu 
appelle  l'ordre  juste  sera  rétabli.  • 

Par  qui?  Telle  est  la  seconde  question.  Elle  revient  à  celle- 
ci  :  «  Par  qui  les  saints  ?  » 

Les  «  Saints  »  sont  déclarés  d'abord  par  la  foule,  ensuite  par 
les  tenants  de  l'idéal  auquel  ils  s'attachaient  eux-mêmes,  eniîn 
par  les  institutions  chargées  de  défendre  et  de  propager  cet 
idéal. 

Les  anciens  avaient  pratiqué  à  leur  façon  «  l'apothéose  :  » 
mais  combien  étroite,  officielle  et,  si  j'ose   dire,  administrative 


LA    CANONISATION    DE    JEANNE    d'aRG.  679 

et  bureaucratique;  avec  les  âges;  c'était  une  juridiction  plus 
haute  et  plus  universelle  qui  devait  être  saisie. 

11  est  remarquable  que  l'Eglise  catholique  elle-même,  si 
ferme  en  sa  hiérarchie,  exige,  en  premier  lieu,  pour  ouvrir 
ses  enquêtes  de  béatification,  la  constatation  d'un  mouvement 
populaire  préalable. 

Mgr  Boudinhon,  se  référant  à  l'ouvrage  de  Benoît  XIV  qui 
fait  loi  en  la  matière,  dit  :  «  Tel  est  le  point  de  départ  de 
toute  cause  de  béatification  ou  de  canonisation  :  la  conviction 
répandue  dans  une  partie  de  l'Eglise  que  telle  personne  est 
digne  d'être  rangée  au  nombre  des  élus  :  qu'elle  est  morte, 
suivant  l'expression  consacrée,  en  odeur  ou  réputation  de 
sainteté,  motivée  par  ses  vertus  exceptionnelles  et  sa  sainte 
vie.  On  voit  ainsi  reparaître  la  cause  des  primitives  canoni- 
sations dues  à  la  voix  populaire.  » 

L'Eglise  est  toujours  attentive  à  ces  mouvements  spontanés 
des  foules.  Souvent  elle  ne  fait  que  les  suivre,  comme  si  elle 
pensait  qu'en  ces  matières,  le  peuple  a  des  illuminations  qui 
éclairent  la  science  et  la  sagesse  elle-même.  Vox populi  voxDei.) 

J'ai  sous  les  yeux  les  enquêtes  qui  ont  eu  lieu  lors  du  procès 
de  béatification  de  Jeanne  d'Arc.  La  première  partie  de  ces 
enquêtes  est  consacrée  exclusivement  à  la  constatation  de  ces 
manifestations  instinctives  des  masses.  Ce  sont  des  femmes,  des 
enfants,  des  religieuses,  des  hommes  simples,  commerçants,  voya- 
geurs, français,  étrangers  qui  ont  à  répondre  à  cette  interrogation, 
primant  toutes  les  autres  :  «  Que  savez-vous  de  Jeanne  d'Arc?  » 
Et  la  plupart  répondent,  en  effet,  dans  les  termes  les  plus 
simples  :  «  Je  sais  qu'elle  était  pure  ;  —  Je  sais  par  ouï-dire 
qu'elle  a  sauvé  la  France;  —  Je  sais  bien  qu'elle  a  eu  des  révé- 
lations, qu'elle  était  vierge  et  femme  de  bien.  » 

Gela  suffit.  Aux  hommes  de  bonne  foi,  on  ne  demande  pas 
davantage.  La  foule  dit  ce  qu'elle  sait  et  ce  qu'elle  sent,  comme 
elle  sait  et  comme  elle  sent. 

Ce  n'est  qu'après  que  le  débat  se  précise.  Ceux  qui  ont  appar- 
tenu au  même  idéal,  à  la  même  cause  que  le  membre  de  l'hu- 
manité qui  est  en  instance,  interviennent.  Quoi  de  plus  naturel? 

Les  premiers  tenants  de  la  sanctification  de  Jeanne  d'Arc 
furent  les  habitants  d'Orléans—  et  à  leur  tête,  l'évêque  de  la  cité, 
—  qui  célébrèrent  la  fête  de  Jeanne  sans  discontinuer  depuis  le 
siège;    ensemble,  ses  adhérents,  ses  soldats,   ses  compagnons 


680 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


d'armes,  sa  mère,  ses  frères,  et,  finalement,  son  roi.  La  douleur 
et  peut-être  le  remords  les  agitent.  Ils  cherchent,  pour  elle  et 
pour  eux-mêmes,  une  justification  :  le  premier  acte  de  la  béati- 
fication fut  le  (c  procès  de  réhabilitation.  » 

L'on  ne  dira  jamais  assez  de  quelle  importance  historique  et 
morale  fut  ce  procès.  C'est  à  lui  que  nous  devons  de  connaître 
toute  l'humanité  de  Jeanne.  Sans  ses  longues  séances  et  les 
abondants  témoignages  qui  y  furent  produits,  nous  n'aurions 
connu  que  les  exploits  de  Jeanne  et  son  martyre  ;  sa  courte  vie 
publique  fût  restée  expose'e  à  l'accusation,  qui  l'a  suivie  si 
cruellement  jusqu'à  nos  jours,  de  n'avoir  été  qu'une  fille  des 
camps  ou,  tout  au  plus,  un  instrument  aux  mains  des  politiciens 
de  son  temps.  Mais  il  a  fallu,  qu'alors  que  vivaient  encore  ceux 
qui  l'avaient  connue  dans  son  village  et  dans  les  lieux  où  elle 
avait  paru,  à  Domrémy,  à  Vaucouleurs,  à  Chinon,  à  Orléans,  à 
Reims,  que  ceux-là  même  fassent  interrogés  et  vinssent  dire  ce 
qu'avait  été  cette  simple  fille,  d'intelligence  si  belle  et  si  forte, 
de  volonté  si  pure,  d'action  si  profonde  et  si  spontanée,  que  tous 
vinssent  témoigner,  devant  le  tribunal  de  l'avenir,  que,  dans  ce 
corps  et  dans  cette  âme,  il  n'y  avait  nulle  souillure.  J'insiste 
sur  ce  fait  que  la  lumière  a  été  projetée  à  fond,  non  tant  par  le 
procès  de  condamnation  que  par  le  procès  de  réhabilitation.  Il 
n'y  a  pas,  dans  toute  l'histoire  de  l'humanité,  un  seul  être 
humain  dont  nous  sachions  tout  comme  nous  savons  tout  de 
Jeanne  d'Arc. 

Voilà  donc  que  le  cortège  se  rassemble  autour  de  sa  mémoire. 
Mais  où  va-t-il?... 

Vers  Rome.  Jeanne  d'Arc  lui  avait  elle-même  indiqué  ce  but. 
A  diverses  reprises,  au  cours  du  procès  de  condamnation,  elle 
avait  fait  appel  au  pape.  C'était  là  qu'elle  cherchait,  non  seu- 
lement sa  réhabilitation  qui  est  un  fait  de  justice,  mais  sa 
justification  qui  est  un  fait  de  conscience. 

L'Eglise  romaine  est  la  plus  ancienne  et  la  plus  vénérable 
des  institutions  existantes  sur  la  terre.  Elle  est  catholique,  c'est- 
à-dire  universelle.  Dans  le  monde  entier  ses  fidèles  sont  répandus 
et  écoutent  sa  voix.  — A  quel  tribunal  donc  une  àme  catholique, 
les  consciences  catholiques,  la  conscience  universelle  s'adresse- 
raient-elles quand  il  s'agit  d'obtenir,  non  plus  seulement  la  jus- 
tification, mais  la  sanctification? 

Car  c'est  un  nouveau  pas  à  franchir.  Il  ne  s'agit  pas  seule- 


LA    CANONISATION    DE    JEANNE    d'aRG.  681 

ment  d'effacer  les  traces  d'un  grand  crime  :  a  cela  le  procès 
en  réhabilitation  eût  suffi  à  la  rigueur  ;  il  s'agit  de  mettre  les 
choses  à  leur  place  et  de  faire  que  les  rapports  de  la  divinité 
avec  l'humanité',  cachés  au  fond  de  ces  interventions  mysté- 
rieuses, soient  mis  en  lumière.  Il  ne  s'agit  pas  seulement  de 
reconnaître  une  héroïne  et  une  martyre,  il  s'agit  de  proclamer 
une  sainte. 

Le  Père  Ayrolles,  qui  fut  un  des  promoteurs  les  plus  actifs  du 
procès  en  béatification,  fait  observer  que  le  cardinal  Parocchi, 
tenant  de  la  cause  en  cour  de  Rome,  aurait  fait  écarter  la  pro- 
position de  considérer  Jeanne  d'Arc  comme  martyre  par  cette 
très  haute  raison  :  «  Selon  sa  pittoresque  expression,  Jeanne 
d'Arc  devait  monter  sur  les  autels,  comme  elle  était  entrée  à 
Reims,  par  la  grande  porte  de  f  examen  de  son  angélique  vie, 
et  non  pas  seulement  par  f  examen  de  la  ?nort,  ce  à  quoi  l'on 
s'attache  principalement  dans  les  causes  des  martyrs.  » 

Et  c'est,  en  effet,  la  vraie  question  :  non  pas  seulement  le 
sacrifice  et  la  mort,  mais  l'apparition  et  l'inspiration.  Quels  sont 
les  contacts  de  Jeanne  avec  l'éternelle  source  de  vie?  D'où 
vient-elle?  Où  va-t-elle?  Sa  mission  si  extraordinaire  est-elle 
achevée?  A-t-elle  été  suscitée  uniquement  pour  aboutir  à  la 
cérémonie  de  Reims? 

Charles  VII  couronné,  est-ce  tout?  Charles  VII  se  sert  d'elle, 
l'abandonne  et  la  réhabilite.  Est-ce  tout?  Après  Reims  elle  est 
repartie  pour  Compiègne  et  pour  Rouen.  Cn  tel  acte  et  une  telle 
fin  furent-ils  pour  une  seule  suite,  la  mort?  N'indiquent-ils  pas 
d'autres  lendemains?  m  L'intellect  actif  »  ne  devait-il  être 
efficace  que  pour  une  heure?  Par  le  bûcher  de  Rouen,  n'est-ce 
pas  d'autres  profondeurs  plus  lointaines  de  l'histoire  du  monde 
qui  se  trouvent  illuminées? 

Jeanne  d'Arc,  en  sauvant  la  France,  avait  apporté  un  se- 
cours non  moindre  au  catholicisme  et  à  l'Eglise.  Si  la  France  eût 
succombé,  et  si  elle  fût  tombée  dans  les  temps  du  grand  schisme, 
à  la  veille  de  la  Réforme,  sous  la  domination  des  rois  d'Angle- 
terre, le  sort  de  l'Europe  eût,  sans  doute,  été  tout  autre. 

La  mission  de  Jeanne  d'Arc,  n'a  donc  pas  été  seulement 
française,  elle  a  été,  au  plus  haut  degré,  universelle  et  catholique* 

Telles  sont  les  raisons  de  développement  infini  pour  les- 
quelles le  jugement  de  la  réhabilitation  lui-même  n'était  qu'une 
procédure  circonstancielle.  Pour  le  fond  de  la  cause,  un  autre 


682  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tribunal  était  nécessaire  :  le  Souverain  Pontife  devait  intervenir, 
non  plus  comme  chef  de  justice,  mais  comme  chef  de  l'Eglise. 

De  même  que  le  roi  Charles  VII,  après  avoir  abandonne 
Jeanne  d'Arc,  n'avait  pu  l'oublier  et  avait  été  poussé,  par  une 
force  invincible,  à  revenir  vers  elle  pour  réclamer  la  réhabili- 
tation publique;  car  la  question  se  posait  pour  lui,  et  non  pour 
elle,  à  savoir  si,  en  sauvant  la  royauté  française,  elle  avait  été 
l'instrument  de  Dieu  ou  l'instrument  du  démon;  —  de  même 
l'humanité  était  poussée  invinciblement  à  plaider  la  cause  de 
sainteté  devant  l'autorité  qui  juge  des  questions  sacrées;  car  il 
s'agissait  de  savoir,  non  plus  seulement  si  Jeanne  d'Arc  était 
humainement  innocente,  mais  si  sa  mission  était  dans  les  voies 
de  Dieu  ou  non.  Instance  singulièrement  élargie  et  qui  ne  pou- 
vait se  conclure  que  par  un  nouveau  verdict. 

Plus  haut  encore  :  l'humanité  tout  entière  était  intéressée  à 
cette  cause;  car,  à  la  façon  dont  l'apparition  de  Jeanne  avait  agi 
sur  les  affaires  générales  du  monde,  il  importait  non  moins 
extraordinairement  qu'elle  fût  mise,  s'il  y  avait  lieu,  à  sa  vraie 
place,  c'est-à-dire  au  plus  près  possible  de  l'Idéal,  de  l'Infini, 
de  l'Eternel,  au  plus  près  de  Dieu. 

Voilà  le  fond  du  procès  et  du  débat  auquel  nous  avons 
assisté.  C'est  ici  le  véritable  drame  ;  et  nous  avons  bien  senti, 
quand  nous  en  fûmes  les  spectateurs,  toute  sa  gravité.  Nous 
nous  approchions  du  plus  difficile  et  du  plus  émouvant  de  tous 
les  problèmes,  —  celui  de  la  responsabilité  dans  la  mort.  Nous 
sentions,  autour  de  nous,  le  public  immense  des  élus  venant 
au-devant  des  vivants  et  les  interrogeant  sur  celle  qui,  à  son 
tour,  venait  vers  eux.  Les  liens  qui  nous  unissent  avec  ces  gens 
de  l'au-delà  pesaient  sur  nous.  Nous  étions  en  présence  du 
dogme  qui  réunit  en  une  seule  famille  les  morts  et  les  vivants, 
et  qui  est  la  conception  la  plus  large  peut-être  de  l'Eglise,  —  dans 
ce  sens  vraimont  universelle,  —  la  Communion  des  Saints. 

II 

La  cérémonie  dura  six  heures  :  magnifique  schéma  de  l'en- 
quête qui  durait  depuis  cinq  cents  ans. 

Toute  l'Histoire  était  convoquée  là.  Bramante,  Michel- 
Ange,  Raphaël,  ont  élevé  la  basilique  où  de  tels  événements 
s'accomplissent;  Bernin   a  sculpté   l'autel  ;    la    plus    noble    des 


LA    CANONISATION    DE    JEANNE    d'aRC.  683 

traditions  esthétiques  a  réglé  la  ponlpe...  Que  notre  Panthéon 
est  froid! 

La  foule  s'est  rassemblée  et,  venue  de  toutes  les  parties 
de  l'univers,  —  les  plus  nombreux,  les  Français,  —  elle  se 
range  dans  un  ordre  parfait.  La  nef  est  pleine,  le  transept  est 
bondé;  l'assistance  déborde  le  lieu  immense.  Seul  l'espace  réservé 
entre  l'autel  et  l'abside  reste  vide;  il  attend  les  acteurs  de  la 
cérémonie,  le  Pape,  les  Cardinaux,  les  évoques,  la  Cour  pon- 
tificale. Dans  cet  arrière-chœur  sont  dressées,  à  droite  et  à 
gauche,  les  tribunes,  celle  des  princes,  celle  du  représentant 
de  la  France  et  de  ses  invités,  celle  des  parlementaires  français, 
celle  du  corps  diplomatique,  celle  de  la  famille  de  Jeanne  d'Arc, 
celle  des  assistants  qualifiés.  La  porte  de  Saint-Pierre  donnant 
sur  la  place  du  Bernin  s'est  fermée.  D'immenses  voiles  de  pour- 
pre tombent  du  haut  des  piliers  jusqu'à  terre.  La  lumière  du 
dehors  pénètre  à  peine;  une  illumination  intérieure  d'une 
richesse  incomparable  voile  la  clarté  de  ce  jour  resplendissant. 

On  attend.  Car  la  cérémonie  a  commencé  hors  de  l'enceinte. 
Le  Pape  est  encore  dans  la  Chapelle  Sixtine.  Là,  entouré  des 
dignitaires  de  la  Cour  pontilicale,  il  s'est  préparé  au  rôle  qu'il 
va  remplir,  d'intermédiaire  entre  l'humanité  et  la  divinité.  Il 
prie.  Se  relevant,  il  a  entonné  Y  Ave  Maris  Stella  et,  revêtu  des 
vêtements  pontificaux,  la  tiare  en  tète,  il  s'est  assis  sur  la  Sedia 
gesiatoria.  Des  hommes  vigoureux,  en  habit  de  damas  rouge, 
soulèvent  la  Sedia  sur  leurs  épaules  ;  d'autres  déploient  le  dais 
au-dessus  de  la  tète  du  Pape;  d'autres  agitent  les  grands  éven- 
tails de  plumes  nommés  flabelli  qui  évoquent  les  souvenirs  de  la 
pompe  orientale.  Le  cortège  s'ébranle,  tandis  que  les  prières  et 
les  chants  s'élèvent,  accompagnant,  précédant  et  accueillant  la 
procession  qui  se  dirige,  par  les  couloirs  intérieurs,  vers  ia 
basilique. 

Les  échos,  les  murmures,  les  exclamations  étouffées  se  répan- 
dent, grandissent,  gagnent  la  nef  entière  que  les- chants  delà 
Chapelle  Sixtine  emplissent  profondément.  G'est  le  cortège.  Il 
avance,  développe  ses  premières  ondes,  coule  comme  un  fleuve 
de  bure,  d'or  et  de  pourpre  :  le  clergé  régulier,  le  clergé  séculier, 
la  Cour  pontificale,  la  vague  rouge  des  cardinaux.  Vêtu  de  noir, 
le  Prince  assistant  au  trône  accompagne  le  Pape,  veillant  sur 
lui;  tout  autour,  le  grand  écuyer,  les  camériers,  la  garde  noble, 
la  garde  suisse,  la  garde  palatine,  les  massiers,  défilent,  tous 


G84  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tenant  le  cierge  et  chantant  Y  Ave  Maris  Stella.  Enfin,  le  Souve- 
rain Pontife  apparaît  au-dessus  des  tètes  inclinées,  vêtu  de 
blanc,  la  tiare  en  tète,  portant  un  cierge  de  la  main  gauche  et, 
de  la  main  droite,  bénissant. 

La  lumière  tremblante  vogue  sur  la  foule,  dépasse  le  chœur, 
pénètre  dans  le  presbyterium,  s'arrête  au  fond  de  l'abside.  Les 
évêques,  au  nombre  de  plus  de  quatre  cents,  se  sont  assis  au 
milieu  du  presbyterium  et  leurs  mitres  de  lin  qui  s'agitent  font 
comme  un  vol  de  grands  oiseaux  blancs  qui,  de  toutes  les  par- 
ties du  monde,  seraient  venus  se  poser  là. 

Le  Pape  est  descendu  du  siège.  Il  prie  :  puis,  montant  au 
trône  pontifical,  il  apparaît  à  la  foule  qui  le  contemple,  blanc 
sur  le  décor  rouge. 

Tous  se  sont  rangés,  par  ordre  et  à  leur  place.  Les  chants  se 
sont  tus.  Un  silence  indicible  remplit  la  voûte  aérienne;  et  le 
drame  commence. 

Un  homme  vêtu  de  noir  se  détache  de  la  cour,  s'avance  vers 
le  trône,  s'agenouille  sur  les  premières  marches.  Sa  voix 
s'élève  ;  c'est  l'avocat  de  la  cause  :  en  latin  il  dit  :  «  Très  Saint- 
Père,  le  révérendissime  cardinal  ponent  de  la  cause  (le  cardinal 
Granito  del  Monte)  ici  présent  demande  avec  instance  que  Votre 
Sainteté  inscrive  au  Catalogue  des  Saints  de  Notre  Seigneur 
Jésus-Christ  et  ordonne  que  soit  vénérée  comme  Sainte,  la  bien- 
heureuse Jeanne  d'Arc.  » 

Alors  commence  cette  lutte  pathétique,  accompagnée  de 
supplications,  de  prières,  d'instances  renouvelées,  où  l'humanité 
postule,  demande,  adjure  que  cette  fille  des  hommes  soit 
accueillie,  désignée,  et  poussée  par  l'Eglise  elle-même  jusqu'au 
rang  des  Saints.  Trois  fois  les  avocats  reviennent  à  la  charge, 
trois  fois  ils  répètent  leur  instance  de  plus  en  plus  pressante  ; 
et,  pendant  ce  temps,  le  Pape  prie,  le  clergé  prie,  la  foule  prie. 
Les  supplications  s'élèvent  et  se  renouvellent  dans  le  rythme 
des  litanies  ;  la  Chapelle  Sixtine  qui,  comme  le  chœur  antique, 
exprime  les  sentiments  de  tous,  clame  et  réclame  ;  elle  invoque 
tous  les  saints  :  «  Sainte  Vierge,  saint  Pierre,  saint  Paul,  saints 
qui  avez  mérité  le  ciel,  entendez-nous,  intercédez,  approchez, 
tendez  les  mains  ;  déjà  elle  est  près  de  vousl  » 

Le  Pape  est  silencieux.  L'avocat  revient  à  la  charge,  il  déve- 
loppe les  titres  de  'a  postulante.  Il  dit  et  répète  pourquoi  il  est  là. 


LA    CANONISATION    DE    JEANNE    T)  ABC.  b80 

Plaidoyer  suprême  où  toutes  les  raisons  sont  réunies. 

Rappelons  quelles  sont  ces  raisons.  L'avocat  résume  en 
somme,  dans  sa  supplique,  les  deux  procès  :  celui  de  béatification 
et  celui  de  sanctification. 

Des  deux,  le  plus  long  et  le  plus  difficile  fut  celui  de  la  béa- 
tification. J'ai  sous  les  yeux  les  pièces  authentiques  réunies  en 
cinq  volumes  imprimés  par  l'imprimerie  de  la  Propagande, 
à  l'usage  exclusif  de  la  Cour  Pontificale  (1).  Il  est  capital,  pour 
l'histoire,  de  suivre  la  procédure  et  de  découvrir  le  sens  pro- 
fond de  l'enquête. 

Nous  avons  dit  déjà  que  l'opinion  populaire  y  passe  au 
premier  rang,  à  condition  quil  ri  y  ait  pas  superstition. 

Une  fois  ce  mouvement  populaire  bien  et  dûment  constate, 
l'enquête  porte  sur  les  vertus  héroïques.  Et  tel  est  véritablement 
le  fond  du  procès  et  non  pas,  comme  on  est  porté  à  le  croire 
généralement,  l'enquête  sur  les  miracles.  En  ce  qui  concerne  le 
caractère  de  ces  vertus  héroïques  et  nécessaires,  je  ne  puis  que 
m'en  référer  aux  règles  tracées  par  le  Pape  Benoit  XIV  :  «  On 
convient  généralement  que  l'héroïcité  est  un  degré  de  vertu 
éminent,  très  supérieur  aux  mœurs  ordinaires  des  hommes, 
même  vivant  honorablement.  Sont  «  héros  de  sainteté  »  ceux 
qui,  au  cours  de  leur  vie  et  jusqu'à  leur  mort,  ont  persisté  dans 
une  manière  d'être  innocente,  se  conformant  aux  règles  du 
juste  et  aux  préceptes  de  l'Evangile  et  qui,  se  portant  ainsi  et  se 
maintenant  jusqu'au  plus  haut  degré  de  la  perfection,  y  ont 
conformé  leurs  actes,  avec  un  complet  dédain  des  contingences 
terrestres...  Dans  les  procès  de  béatification  et  de  canonisation 
l'enquête  sur  les  vertus  porte  donc,  non  sur  certaines  vertus 
domestiques  ou  politiques,  mais  sur  les  vertus  chrétiennes  et 
héroïques.  Et  il  ne  suffit  pas  de  quelques  actes,  fussent-ils 
héroïques,  ni  même  de  nombreux  actes  reconnus  héroïques;  il 
faut  que  soit  constatée  une  habitude  ou  un  état  d'héroïsme  com- 
prenant à  la  fois  les  vertus  théologales  et  cardinales.  Et,  en  plus, 
il  faut   que  ce  soit  par  des  actes  multiples  que  ces  vertus  se 


(i)  Sacra  rituum  congregatione,  card.  Lucido  Maria  Parocchi  relatore.  Aure. 
lianen,  beatificationis  et  cano?iizationis  vert.  Servse  Dei  Johannse  de  Arc.  Positio 
super  virtutibus.  M  G  M  I  in-4°  ;  et  Sacra  rituum  congregatione,  card.  Dominico 
Ferrata  relatore,  etc.  Positio  super  miraculis.  Ex  typogr.  dePropagandajfide,  1901- 
190"  ;  en  plus  trois  volumes  d'appendices. 


686  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soient  manifestées,  et  la  plus  haute  de  toutes,  la  charité.  Car  la 
splendeur  de  l'héroïsme,  c'est  la  Charité.  »  Et  le  Pape  Benoit  XIV 
ajoute  que  «l'excellence  de  ces  vertus  n'est  établie,  alors  même  que 
les  actes  vertueux  sont  nombreux  et  héroïques,  que  si,  en  outre, 
ils  ont  été  accomplis  avec  promptitude,  allégresse  et  dans  une  sorte 
de  délectation  qui   est  le  caractère  même  de  la  sainteté  (1).  » 

Rien  de  plus  vivant,  comme  on  le  voit,  que  cette  active 
recherche.  On  veut  que  l'être  désigné  ait  rempli  son  rôle  dans 
toute  sa  plénitude  et  même  qu'il  en  ait  eu  la  joie.  Quelle  per- 
sonne humaine  répondait  mieux  à  cette  exigence,  d'une  si 
allègre  philosophie,  que  notre  vive  et  charmante  française, 
Jeanne  d'Arc? 

L'avocat  de  la  cause  n'a  pas  manqué  de  rappeler,  dans  son 
discours,  ce  caractère  singulier  des  vertus  de  Jeanne  d'Arc,  la 
spontanéité.  Il  frappait  à  la  véritable  porte  quand  il  la  montrait 
surhumaine  par  son  humanité,  et  quand  il  mettait  surtout  en 
lumière  ses  véritables  faits  héroïques,  ceux  qui  avaient  pour 
objet  de  sauver  sa  patrie  (2). 

Ainsi  c'est  bien  la  Jeanne  d'Arc  patriote  qui  est  célébrée  et 
qui  va  être  portée  sur  les  autels.  Ses  «vertus,  »  ce  sont  ses  acl  is 

L'enquête  des  miracles  {de  Miracitlis)  a  pour  objet  d'affir- 
mer les  relations  de  la  personne  héroïque  avec  la  Divinité  :  s'il 
était  permis  d'avoir,  sur  ces  matières  difficiles,  un  jugement, 
il  semblerait  que  le  contrôle  de  l'Église  s'exerce  surtout  dans  le 
sens  de  la  sévérité  et  de  la  limitation.  La  pensée  profonde  que 
l'œuvre  de  la  création,  qui  fut  elle-même  un  miracle,  n'est  pas 
achevée  et  que  l'exercice  des  lois  éternelles  peut  être  suspendu 
par  la  volonté  qui  les  a  dictées,  plane  sur  les  circonstances 
solennelles  où  les  contacts  s'établissent  entre  la  Divinité  et  l'hu- 
manité. Mais,  ceci  réservé,  les  faits  acceptés  comme  miraculeux 
par  l'opinion  populaire,  du  vivant  de  la  personne  humaine  qui 
est  en  cause,  sont  d'avance  écartés.  Sont  retenus  seulement  les 
faits  qui  se  sont  produits  après  la  mort  et  dans  des  circonstances 
où  l'autorité  divine  s'est  affirmée  nettement.  Là  aussi  ce  que 


(1)  Benedicti  Papae  XIV,  Doctrina  de  Beatificalione  et  Canonizatione.  Édit. 
Bruxelles,  1840,  p.  139  et  suiv. 

(2)  Oratio  Virginii  Jacoucci  advocati  co?isistorialis  de  sanctorum  cœlitum 
honoribus  decernendis  Beatae  Joannae  de  Arc  in  solemni  consislorio  habita.  Rome, 
Imprimerie  du  Vatican.  MDCGCGXX. 


LA    CANONISATION    DE    JEANNE    d'aRC.  687 

l'on  craint  le  plus,  c'est,  d'une  part,  l'infatuation  et  la  superbe 
des  hommes,  et,  d'autre  part,  leur  crédulité  et  leur  superstition. 
L'Eglise  s'avance  entre  les  deux  écueils.  Elle  suit  le  vœu  des 
foules  plutôt  qu'elle  ne  le  précède. 

Depuis  le  procès  de  béatification,  deux  faits  miraculeux  sont 
retenus  par  l'enquête  et  par  le  plaidoyer  de  l'avocat.  Il  les  men- 
tionne, mais  la  pensée  universelle  et  sa  propre  pensée  sont 
ailleurs;  Jeanne  d'Arc,  c'est  l'héroïne,  la  Sainte  de  la  Patrie. 

La  dernière  phrase  du  plaidoyer  le  répète  et  y  insiste  : 
«  Très  Saint  Père,  par  l'accroissement  de  l'honneur  dû  à  Jeanne 
d'Arc  sera  accru  l'honneur  de  la  nation  française  et  son  renom 
dans  le  monde,  sera  accru  le  mérite  de  ses  incomparables  ver- 
tus militaires,  et  plus  encore  sera  renouvelée  la  gloire  de  cette 
Patrie  renommée  pour  sa  foi  et  son  dévouement  au  Saint-Siège 
et  dont  les  fils  recevront,  dans  ces  temps  de  séparation,  une 
grande  consolation.  » 

Pour  la  troisième  fois,  la  prière  est  adressée  au  Pape.  Elle 
était  «  instante,  »  elle  est  devenue  «  plus  instante,  »  elle  devient 
<(  instantissime.  »  Le  chœur  envoie  les  flots  pressés  de  ses  sup- 
plications jusqu'au  pied  de  l'autel.  On  attend  le  verdict. 

Le  prélat-secrétaire  s'avance  sur  les  marches  de  l'autel  et 
déclare  que  le  Souverain  Pontife  va  parler.  Intimement  persuadé 
que  la  canonisation  est  une  chose  juste  et  agréable  à  Dieu,  il 
s'est  résolu  à  prononcer  la  sentence  définitive. 

A  ces  mots,  l'assemblée  se  lève  et  le  Pape,  mitre  en  tête, 
assis  sur  sa  chaire  en  qualité  de  Docteur  et  de  Chef  de  l'Église 
universelle,  prononce  la  sentence  solennelle.  Il  rappelle  qu'avant 
di^  prendre  une  telle  résolution,  il  a  prié  Dieu,  qu'il  a  invoqué 
les  saints,  qu'il  s'est  instruit  lui-même  sur  la  vie  de  l'héroïne, 
qu'il  a  consulté  les  conseils  de  l'Eglise,  procédé  à  une  minu- 
tieuse enquête  et  qu'enfin,  les  règles  observées,  par  l'autorité 
du  Christ  et  pour  le  bien  de  l'Eglise,  il  décide  que  Jeanne 
d'Arc  est  inscrite  au  nombre  des  saints.  Sa  mémoire  sera  l'objet 
d'une  pieuse  dévotion  chaque  année  au  jour  de  sa  fête  natale. 
■ —  Les  actes  sont  ordonnés. 

Le  Pape  se  lève.  Il  dépose  la  mitre  et  entonne  le  Te  Deum  (1). 

Et  soudain,  le  Te  Deum,  repris  par  les  chantres,  par  la  Cha- 

(1)  Les  cérémonies  de  la  béatification  et  de  la  canonisation,  Desclée  et  C",  édi- 
teurs, petit  in. 8. 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pelle  Sixtine,  par  les  mille  voix  qui  représentent  l'Eglise  assem- 
blée, gronde  sous  les  voûtes  sonores.  Du  haut  de  la  coupole,  la 
fanfare  des  trompettes  retentit.  Les  cloches  de  la  basilique 
sonnent  à  toute  volée;  et,  gagnant  de  proche  en  proche,  toutes 
les  cloches  de  toutes  les  églises  de  Rome  annoncent  au  monde  la 
nouvelle... 

Le  drame  est  terminé?... 

Non.  Il  a  une  suite,  et  c'est  la  manifestation  de  la  joie  uni- 
verselle pour  cette  élévation,  qui  est  aussi  une  réparation.  La 
voix  de  l'Humanité  a  été  entendue  :  un  de  ses  membres  a  été 
inscrit  sur  les  listes  désignées  à  la  mémoire  des  hommes;  il 
entre  dans  le  cycle  de  ceux  qui  approchent  Dieu  au  plus  près  : 
Jeanne  d'Arc,  une  fois  encore,  est  victorieuse.  «  L'instrument 
de  sa  défaite  est  celui  de  son  triomphe.  »  Comment  la  foule  des 
humains  n'attesterait-elle  pas  sa  gratitude,  a  l'heure  même  où 
ses  vœux  ont  été  exaucés? 

Et  alors,  commence  une  de  ces  cérémonies  qui  remontent 
aux  plus  anciens  âges  où  toutes  les  générations  sont,  pour  ainsi 
dire,  présentes,  et  où  le  moindre  détail,  le  moindre  geste, 
atteste  l'unité  et  l'autorité  de  l'Eglise  à  travers  les  siècles. 

D'abord,  a  titre  de  remerciement,  les  «  oblations  »  sont 
offertes  au  Pape  :  elles  sont  portées  par  les  personnes  ecclésias- 
tiques qualifiées;  ce  sont  les  cierges,  c'est-a-dire  la  lumière,  «  les 
lampes  ardentes  de  l'Eglise;  »  puis  les  deux  pains,  l'un  doré, 
l'autre  argenté,  et  les  deux  petits  barils,  l'un  doré,  l'autre 
argenté,  avec  l'eau  et  le  vin,  représentant  les  espèces  de  la 
communion;  enfin,  trois  cages  où  sont,  dans  la  première  les 
deux  tourterelles,  dans  la  seconde  les  deux  colombes  et  dans  la 
troisième  les  petits  oiseaux  du  ciel.  La  tourterelle,  c'est  la  fidé- 
lité; la  colombe,  c'est  la  paix  ;  les  petits  oiseaux,  c'est  la  liberté. 

Quand  furent  jetés  les  premiers  fondements  de  la  société  des 
hommes,  avant  Abraham  et  les  Patriarches,  ces  dons  de  la 
nature  avaient  toute  leur  portée.  Ils  l'ont  gardée,  symbolique,  et 
l'on  peut  dire  que  la  série  des  traditions  antiques  rappelées  par 
ces  oblations  se  poursuit  dans  le  cérémonial  extraordinaire  de  la 
messe  <lil<'  parle  Pape  lui-même  à  l'autel  du  Bernin.  Depuis  le 
concile  de  Nicée  jusqu'au  concile  de  Trente,  depuis  le  concile  de 
Trente  jusqu'au  concile  du  Vatican,  tous  les  faits  qui  ont  marqué 
l'action  extérieure  et  intérieure  de  l'Église  sont  exactement  rap- 


LA    CANONISATION    DE    JEANNE    D  ARC. 


689 


pelés  et  enregistrés.  Ils  sont  présents  dans  la  cérémonie  elle- 
même  et  dans  le  moindre  de  ses  détails.  Les  costumes  évoquent 
toutes  les  phases  de  l'histoire  du  monde  depuis  l'Empire  romain. 
Voici  les  assistants  de  Juslinien,  voici  les  catéchumènes  des 
catacombes,  voici  les  combattants  des  luttes  atroces  du  moyen 
âge,  voici  les  victimes  du  connétable  de  Bourbon,  voici, 
parmi  les  assistants  ou  les  camériers,  des  gentilshommes  du 
xvme  siècle  dans  leur  uniforme  qu'on  dirait  dessiné  par  Guardi. 

Un  détail  d'une  haute  portée  révèle  cette  volonté  cons- 
tante d'affirmer  l'unité  et  la  catholicité  du  monde  dans  une  de 
ces  circonstances  exceptionnelles  où  il  comparait,  en  quelque 
sorte,  devant  Dieu.  Après  la  lecture  de  l'Évangile  en  latin,  un 
diacre  grec  s'avance  vers  le  Pape  accompagné  du  sous-diacre  de 
son  rite,  il  sollicite  l'autorisation  de  lire  l'Évangile  en  grec. 
Autorisé,  il  annonce  la  lecture  par  ce  mot  prononcé  à  haute 
voix  :  Sophia  (la  sagesse).  Le  Pape  se  découvre  et  le  Diacre  lit 
la  parole  sacrée  dans  la  langue  d'Homère.  A  la  fin,  le  chœur 
chante  Boxa  soi, Kyrie,  doxasoi.  (Gloire  a  vous,  Seigneur,  gloire  a 
vous  !)  On  voit,  dans  cette  intervention  publique  du  rite  grec, 
un  vestige  de  la  liturgie  romaine  primitive.  Mais  cette  survi- 
vance extraordinaire  peut  répondre  aussi  à  une  autre  pensée. 
La  séparation  entre  les  deux  Églises  n'a  jamais  été  acceptée 
comme  définitive  par  l'Église  romaine.  Un  jour  ou  l'autre, 
l'union  se  refera.  Patiens  quia  œterna.  Et,  c'est  comme  une 
pierre  d'attente  maintenue  et  apparaissant  à  chaque  occasion 
exceptionnelle  pour  bien  marquer  que  la  foi  en  un  idéal  iden- 
tique, le  Christ,  domine  les  dissentiments  et  les  rivalités  de 
forme  et  de  discipline,  que  ce  qui  l'emportera  sur  tout,  ce  sera, 
finalement,  une  bonne  volonté  réciproque  conforme  a  la  parole 
de  Celui  qui  a  voulu  la  paix. 

Et  combien  ce  symbolisme,  cet  appel  persistant  a  l'unité  est 
plus  éloquent  encore  dans  les  circonstances  actuelles,  à  l'heure  où, 
par  le  fait  d'une  guerre  sans  précédent,  l'Europe,  remuée  dans 
ses  fondements,  assiste  à  la  ruine  du  grand  empire  orthodoxe. 

Car  c'est  a  ces  considérations  historiques  qu'il  faut  en  venir 
maintenant.  Le  drame  ecclésiastique  s'est  terminé.  L'humanité 
a  témoigné  sa  joie  :  1°  parce  que  les  vertus  souveraines  sont 
nVompensées;  2°  parce  que  la  justice  est  satisfaite  ;  3°  parce  que 
l'exemple  est  répandu.  L'ofiice  s'est  terminé  par  le  Par  Domim 
qu'a  chanté  le  cardinal-prètre  ;  le  Pape,  accompagné  du  cortège, 
tome  T.VIU.  —  1920.  4V 


690  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

défilant  dans  le  même  ordre,  a  regagné  la  Chapelle  Sixtine.  La 
foule  s'est  écoulée.  De  la  place  Saint-Pierre,  elle  s'est  répandue 
dans  la  ville,  d'où  elle  va  regagner  le  reste  du  monde.  La  déci- 
sion elle-même  va  se  disperser  dans  l'univers  :  essayons  de 
suivre  sa  puissante  propagande. 

III 

Jeanne  d'Arc  est  devenue  sainte  ;  elle  est  sainte  pour  la 
catholicité  tout  entière  ;  partout  vont  s'élever,  en  son  honneur, 
non  plus  seulement  des  statues,  mais  des  sanctuaires;  partout 
la  prière  prononcera  son  nom  ;  elle  aura,  chez  tous  les  peuples, 
ses  anniversaires  ;  dans  les  familles,  les  enfants  s'appelleront 
comme  elle  ;  son  histoire  fera  désormais  partie  du  bréviaire  de 
l'humanité. 

Cependant  ce  caractère  sacré  ni  n'exclut  ni  n'efface  le  carac- 
tère laïque.  Avant  d'être  sainte  Jeanne  d'Arc,  elleétaitce  qu'elle 
est  :  Jeanne  d'Arc.  Seulement,  par  ce  qui  vient  de  s'accomplir, 
sa  personnalité  héroïque  s'est  agrandie  ;  de  nationale  elle  est 
devenue  humaine  ;  notre  Jeanne  d'Arc  appartient  à  l'univers. 

Mais,  en  quelles  circonstances,  ce  fait  se  produit-il?  Au 
lendemain  de  la  guerre  qui  vient  d'ensanglanter  l'Europe  et  de 
mettre  en  péril  à  la  fois  les  bases  de  la  civilisation  et  celles  de 
la  religion.  Rome,  qui  avait  attendu  de  si  longues  an  nées, 
choisit  soudain  celte  heure.  Elle  proclame  que,  parmi  les  vertus 
héroïques  qui  font  les  saints,  figurent,  au  premier  rang,  le 
courage,  le  patriotisme;  et,  en  prenant  un  exemple  d'aussi 
grand  renom  que  celui  de  Jeanne  d'Arc,  elle  ajoute  que  ces 
vertus  sont  éminemment  françaises.  J'ai  rappelé  toujt,  à  l'heure 
ce  qu'a  dit  l'avocat  de  la  cause  :  «  Par  l'accroissement  de  l'hon- 
neur de  Jeanne  d'Arc  sera  accru  l'honneur  de  la  nation  fran- 
çaise et  de  ses  vertus  militaires.  » 

L'évêque  d'Orléans,  Mgr  Touchet,  qui  a  tant  fait  pour  obtenir 
ce  difficile  succès,  cite  les  paroles  frappantes  a  lui  adressées 
par  le  cardinal  Parocchi  sur  son  lit  de  mort  j  «  Vous  rencontrerez 
de  nombreuses  difficultés,  mais  ne  vous  découragez  jamais.  Un 
jour,  Jeanne  passera  sous  le  porche  de  saint  Pierre,  casquée, 
cuirassée;  et,  alors,  vous  serez  récompensé  de  tout  Addio,  mon- 
signore,  me  ne  va  do  verso  la  nostra  Prdcella.  » 

Et  il  cite  aussi   les  propies  paroles  prononcées  par  le  pape 


LA    CANONISATION    DE    JEANNE    d\\RC.  691 

Benoit  XV,  le  6  avril  1919,  au  moment  où  il  ordonnait  de  suivre 
au  procès  de  canonisation  :  «  L'amour  de  la  patrie,  pareil  a  celui 
qui  embrasa  jadis  le  cœur  de  la  bienheureuse,  a  vibré  aujour- 
d'hui dans  les  paroles  de  l'illustre  orateur  (Mgr  Touehet  .  Loin 
de  nous  en  étonner,  nous  pensons,  au  contraire,  qu'a  ce  point 
de  vue,  surtout.  Mur  l'évèque  d'Orléans  a  été  le  fidèle  interprète 
<fe  ses  compatriotes,  présents  et  absents.  Noua  n'en  sommes  pas 
surpris;  Nous  trouvons  si  juste  que  le  souvenir  de  Jeanne  d'Arc 
enflamme  l'amour  des  Français  pour  leur  patrie  que  Nous  regret- 
tons de  n'être  Français  que  par  le  cœur  (1)...  » 

2s  est-il  pas  permis  de  dire  que  la  pensée  de  la  France  n'a 
pas  été  absente  un  seul  instant  de  ces  cérémonies  et  qu'elle  esl 
l'âme  même  de  la  sanctification  de  Jeanne  d'Arc? 

Au  moment  où,  de  la  Marne  à  Verdun  et  de  Verdun  à  la 
Marne,  la  France  vient  de  soutenir  le  poids  d'une  lutte  atroce 
contre  une  régression  barbare,  tous  les  hommes  conviennent 
que  ses  vertus  militaires  ont  sauvé  le  monde.  Comment  l'igno- 
rerait-on  à  Rome?  La  défaite  de  notre  ennemi  et  la  canonisation 
de  Jeanne  d'Arc  sont  deux  faits  connexes.  Comment  ne  pas  voir 
dans  celui  qui  glorifie  le  passé  le  plus  solennel  hommage  rendu 
à  la  victoire  présente  ? 

Je  n'aborderai  pas  ici  le  problème  politique;  je  ne  chercherai 
pas  quelles  furent  les  raisons  et  les  causes  de  l'attitude  du  Saint- 
Siège  pendant  la  guerre. 

Tout  au  plus  indiquerai-je  l'opinion  vers  laquelle  j'incline, 
à  savoir,  qu'à  Rome,  on  a  cru  à  la  victoire  allemande  et  qu'on  a 
éprouvé  une  immense  appréhension  de  ses  résultats.  La  supré- 
matie de  l'Allemagne  sur  le  monde  menaçait  le  Pape  de  se  voir 
réduit  au  rôle  de  chapelain  d'un  Empereur  protestant.  C'était 
un  péril  analogue  à  celui  qui  l'avait  menacé  au  xvie  siècle.  La 
querelle  des  Investitures  se  lut  réglée  ainsi  par  la  défaite  de  la 
Papauté.  Qu'eût  fait  le  Vatican?... 

En  réalité,  la  victoire  des  Alliés  l'a  délivré  de  ce  cauchemar  : 
il  respire.  Son  premier  geste  est  de  canoniser  Jeanne  d'Arc; 
comme  cela,  tout  se  tient. 

La  propagande  contre  la  France  a  été  ardemment  poursuivie 
dans  le  monde  avant  la  guerre,  pendant  la  guerre,  depuis  la 
guerre.   La  France   «  impie,  »  la  France   «  matérialiste,  »   la 

(1)  Mgr  Touehet,  évêque  d'Orléans.  La  Sainte  de  la  Patrie,  t.  II,  p.  562. 


092  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

France  «  perverse,  »  tel  était  le  thème  répandu  par  les  incen- 
diaires de  Louvain,  les  destructeurs  de  Reims,  les  naufrageurs 
de  la  Lusitania.  Et  voici  que  le  Pape  répond  en  désignant  l'hé- 
roïne française  et  la  France  à  l'admiration  de  l'univers  1  Un 
étranger  me  disait  :  «  Grande  victoire  morale  pour  la  France  ! 
Tout  est  effacé  !  » 

Victoire  morale!  Il  s'agit  de  tout  autre  chose,  en  effet,  que 
d'intérêts  matériels  et  de  concurrences  économiques  :  il  s'agit 
du  sens  profond  des  choses  humaines.  Car,  nous  ne  vivons  pas 
pour  commercer  ou  pour  gagner;  nous  vivons  pour  nous 
élever  et  pour  élever,  par  nos  enfants,  l'humanité.  La  civilisa- 
tion a  pour  principe,  non  le  profit,  mais  la  justice,  non  la  haine, 
mais  la  charité. 

Qui  est  dans  le  vrai  :  Jeanne  d'Arc  ou  ses  bourreaux?  Voilà 
le  vrai  problème,  et  il  ne  comporte  qu'une  réponse.  Cauchon 
était  persuadé  qu'il  faisait  une  très  bonne  affaire  en  brûlant 
Jeanne  pour  le  compte  des  Anglais.  Il  a  touché  sa  récompense. 
La  bourse  lui  paraissait  lourde  et  sa  conscience  légère.  Or,  cet 
habile  homme  s'est  trompé.  Sa  victime  triomphe.  Les  Anglais 
eux-mêmes  sont  venus  a  Rome  le  reconnaître  loyalement.  Ils  ont 
admis,  par  leur  présence,  que  le  verdict  qui  a  condamné  Jeanne 
était  l'œuvre  d'une  politique  misérable  et  méprisable,  tandis 
que  celui  qui  la  sanctifiait  émanait  d'une  autorité  haute  et  juste.] 
La  Papauté,  seule  dans  le  monde,  dispose  d'un  tel  pouvoir. 

Ce  pas  étant  franchi,  il  ne  paraît  pas  douteux  que,  par  les 
vertus  de  Jeanne  d'Arc,  d'autres  bienfaits  ne  puissent  être 
obtenus.  L'  «  intellect  actif  »  n'a  pas  influencé  uniquement 
les  heures  de  Reims.  Le  bon  sens  de  Jeanne  d'Arc,  sa  sagesse, 
son  courage,  porteront  leurs  effets  sur  les  âges  futurs,  comme 
ils  les  portent,  sous  nos  yeux,  dans  les  temps  présents.  Ainsi  s'est 
perpétué  et  se  perpétuera  le  «  miracle  français.  » 

C'est  le  cours  de  l'histoire  :  après  cinq  siècles,  elle  retrouve 
les  mêmes  voies.  La  France  a  sauvé  l'équilibre  européen  et  la 
civilisation  méditerranéenne  au  xve  siècle  et,  au  xxe  siècle,  elle 
les  sauve  encore.  Cela  veut  dire  que,  par  sa  situation  et  par  son 
génie,  la  France  se  dresse  contre  toutes  les  puissances  domi- 
natrices ;  encore  une  fois,  universelle  et  catholique  dans  le  sens 
profond  du  mot.  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  qu'on  a  dit  :  Gesta 
Dei  ver  Franco ?. 


LA    CANONISATION    DE    JEANNE    d'aRC.  C93 

Que  sont  les  cérémonies  auxquelles  nous  venons  d'assister, 
sinon  une  nouvelle  consécration  de  ce  rôle  à  la  fois  humain  et 
providentiel  ?  La  France  fut  toujours  et  partout,  dans  le  monde, 
le  champion  de  l'indépendance  et  de  la  liberté.  Quand  le  général 
Pershing  disait  :  «  Lafayette,  nous  voilà  !  »  c'était  à  cette  môme 
tradition  qu'il  s'attachait. 

Voilà  donc  la  mission  de  Jeanne  d'Arc  et  celle  de  la  France 
qui  se  prolongent  simultanément  dans  la  paix. 

Dans  la  guerre,  la  principale  vertu,  c'est  le  courage;  dans  la 
paix,  la  principale  vertu,  c'est  la  patience.  Jeanne  d'Arc  a 
attendu  cinq  siècles.  La  France  sait  que  le  monde  ne  sera  pas 
libéré  en  un  jour  :  s'il  le  faut,  elle  aussi,  attendra. 

Après  la  guerre  de  Cent  ans,  il  se  produisit  dans  le  monde 
une  explosion  inouïe.  Les  règnes  de  Louis  XI  et  de  Charles  VIII 
préludèrent  à  la  Renaissance.  L'Europe  moderne  naquit  de  cette 
crise  sanglante. 

Personne  ne  peut  dire  ce  que  sera  le  monde  de  demain. 
Cependant  il  faut  bien  reconnaître,  qu'avant  d'en  venir  aux 
grands  apaisements,  les  grandes  guerres  sont,  d'ordinaire,  suivies 
de  grands  troubles  qui  paraissent  les  prolonger.  Tant  d'hommes 
vigoureux  et  violents,  arrachés  au  train  de  la  vie  commune,  ne 
rentrent  pas  aisément  dans  l'ordre.  Et,  il  en  est  des  peuples 
comme  des  hommes  :  ils  subissent  longtemps  l'énervement  des 
grandes  crises  et  rentrent  difficilement  dans  le  repos. 

Les  vainqueurs  ont  charge  d'àmes.  Ayant  combattu  au  nom 
du  droit  et  de  la  justice,  c'est  à  eux  qu'il  appartient  de  réinté- 
grer, le  plus  rapidement  possible,  leurs  propres  principes  dans 
les  mœurs  universelles. 

Et  c'est  aujourd'hui  le  rôle  particulier  de  la  France.  Parmi 
les  autres  peuples,  cet  idéal  est  le  sien,  puisque  son  sacrifice  fut 
le  plus  douloureux.  Logiquement,  plus  elle  a  souffert  pour  la 
bonne  cause  et  plus  elle  doit  s'y  dévouer. 

Mais  comment  réussirait-elle  seule? 

Voici  que  revient  vers  elle  ce  puissant  agent  de  paix  et  de 
justice  qu'est  l'Eglise.  L'Eglise  sent  ces  choses-là  avant  tout  le 
monde.  Comment,  de  son  côté,  resterait-elle  séparée  de  la  France 
puisque  la  France  veut  le  bien? 

Que  l'on  compare  donc  les  doctrines  et  les  principes  des 
écrivains  et  des  philosophes  allemands  à  ceux  de  nos  profes- 
seurs et  de   nos  écrivains.  Où   est  l'insolence  matérialiste,  le 


694  BEVUE  DÉS  DEUX  MONDÉS. 

culte  de  la  force  brutale,  le  sophisme  diabolique  qui  des  paroles 
tombe  dans  les  actes?  C'est  contre  ces  violences,  les  mêmes  dans 
tous  les  temps,  —  qu'il  s'agisse  des  Plantagenets  ou  des  Ffohen- 
zollern  —  que  la  figure  de  notre  Jeanne  d'Arc  s'est  levée  jadis 
«  casquée  et  cuirassée  ».  Figure  française  s'il  en  fut  et  qui  s'en- 
toure si  naturellement  de  nos  héros  nationaux,  de  Saint  Louis 
à  Saint  Vincent  de  Paul  et  de  Saint  Vincent  de  Paul  à  Marceau! 
Un  diplomate  allemand  quittant  Paris  me  demandait,  un  jour, 
ce  qu'il  fallait  reporter  à  l'empereur  Guillaume.  Je  répondis  : 
«  Qu'il  lise  la  vie  de  Saint  Louis!  » 

Ce  qu'il  importe  de  persuader  au  monde,  en  effet,  c'est  que 
les  guerres  «  fraîches  et  joyeuses,  »  les  offensives  «  de  grand 
style  »  ne  mènent  à  rien.  Hohenzollern  ou  Soviets,  ces  violents 
se  trompent...  Si,  seulement,  ils  ne  nous  faisaient  pas  payer  leurs 
erreurs  ! 

Nous  nous  retrouvons,  au  lendemain  de  la  canonisation 
de  Jeanne  d'Are,  dans  les  grands  troubles  qui  suivent  les 
grandes  guerres.  Eh  bien  !  c'est  l'heure  de  prendre,  avec  fer- 
meté el  sang-froid,  les  précautions  nécessaires  pour  que  ces 
agitations  ne  se  développent  pas  jusqu'à  la  catastrophe.  Que 
tous  les  agents  du  bien  s'unissent  pour  aider  la  charité  du 
monde  à  passer  ces  heures  difficiles. 

Que  feront,  demain,  les  mainteneurs  de  la  paix?  lisse  sont 
réunis  en  une  Société  de  magnifique  espérance  verbale.  Ils 
accumulent  des  protocoles,  scellés  de  boiine  foi  et  cousus  de 
bonnes  intentions.  Mais,  à  défaut  de  la  force,  s'ils  n'ont  pas 
rinfiuenee  morale,  que  peuvent-ils? 

Je  les  ai  suivis  depuis  Versailles.  Je  les  ai  retrouvés  à  Rome. 
De  leur  salle  de  délibération,  ils  ont  pu  entendre  la  sonnerie  des 
cloches  saluant  la  sainte  guerrière...  Et  comme  plusieurs  d'entre 
eux  étaient  parmi  nous,  je  me  demandais  si,  eux  aussi,  n'étaient 
pas  convaincus,  devant  un  tel  spectacle,  qu'il  y  aurait  quelque 
grandeur  pour  la  France  à  reprendre  son  rôle  séculaire,  à  se 
faire  le  grand  agent  de  Y  Universels  à  rechercher,  avec  sa  pas- 
sion et  son  action  ordinaires,  celte  large  pacification  des  peuples 
et  des  âmes  à  laquelle  le  monde  aspire  et  que  Rome,  en  cano- 
nisant la  Française  Jeanne  d'Arc,  recherche  elle-même  dans 
l'idéal  qui  est  le  nôtre,  —  le  triomphe  des  vertus  actives  et  du 
patriotisme  désintéresse'. 

Gabriel  Hanotaux. 


LES  VILLES  D'OR 


I 

DE  hh   MER  ATLANTIDE  AU  PAYS  DES  LQTOPHAGES 


Brûlées  par  des  soleils  séculaires,  enfouies  sous  le  sable,  l'ar- 
gile et  les  décombres,  elles  y  ont  pris  les  colorations  ocreuses 
de  la  glaise,  les  tons  d'ivoire  et  d'or  mat  des  ossements  et  des 
marbres  fraîchement  exhumés,  les  rousseurs  chaudes  des  vieux 
murs  longuement  dorés  et  peints  par  la  lumière  méridionale. 
Cette  dorure  est  plus  ou  moins  intense,  plus  ou  moins  éclatante, 
selon  les  lieux  et  les  ciels,  selon  que  les  ruines  sont  plus  ou 
moins  proches  de  la  mer  ou  du  désert,  ou  encore  qu'elles  ont 
plus  ou  moins  séjourné  sous  la  terre.  Mais,  de  loin  comme  de 
près,  elles  semblent  toutes  d'or.  Elles  sont,  pour  les  yeux 
comme  pour  l'imagination,  les  villes  d'or.  Ce  sont  les  villes 
mortes  de  l'Afrique  latine,  cités,  municipes  et  colonies,  dont 
les  vestiges,  sur  un  parcours  de  près  de  cinq  cents  lieues, 
jalonnent  toute  la  terre  africaine,  depuis  Volubilis  la  Marocaine 
jusqu'à  Gigthi  la  Tunisienne,  —  de  la  mer  Atlantide  au  pays 
des  Lolophages. 

Les  villes  d'or  s'opposent,  en  un  contraste  saisissant,  aux 
villes  blanches  de  l'Islam. 

La  ville  d'or,  avec  ses  colonnades,  ses  temples,  ses  basi- 
liques, ses  arcs  de  triomphe,  son  forum  où  l'on  cause  et  où  l'on 
flâne,  sa  tribune  aux  harangues  où  l'on  pérore,  son  peuple  de 
statues,  ses  inscriptions  dédicatoires  ou  commémoratives,  qui 
s'adressent  non  pas  seulement  à  ses  citoyens,  mais  à  l'univers, 
mais  à  tous  les  siècles  a  vonir,  son  amphithéâtre  qui  convie  doa 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

foules  à  des  émotions  et  à  des  joies  communes,  —  la  ville  d'or 
est  toute  en  dehors,  extérieure,  publique,  accueillante,  large- 
ment ouverte  comme  l'Empire.  Ses  fenêtres  et  ses  portiques 
regardent  vers  le  vaste  monde,  s'emplissent  d'air  et  de  lumière; 
la  forme  harmonieuse  de  ses  édifices,  le  simple  profil  de  ses 
colonnes  et  de  ses  frontons  parle  un  langage  tout  de  suite  intel- 
ligible qui  semble  celui  de  la  raison  et  de  la  beauté  même;  et, 
comme  la  raison  et  la  beauté,  la  ville  d'or  est  dominatrice,  con- 
quérante, législatrice,  éducatrice  aussi.  Au  contraire,  la  ville 
blanche,  ensevelie  sous  la  chaux  de  ses  murailles  aveugles,  est 
renfermée  et  concentrée  en  elle-même.  Informe  et  lourde,  sans 
grandes  lignes,  sans  contours  nets  et  purs,  elle  ignore  les  vastes 
baies  et  les  colonnades  tournées  vers  le  dehors.  Ses  merveilles 
sont  tout  intérieures  et  encore  parlent-elles  un  langage  hiéro- 
glyphique, qui  paraît  bizarre,  singulier,  et  qui  requiert  une 
initiation.  Jalousement  close,  elle  dédaigne  le  passant  et  l'étran- 
ger. Elle  ne  lui  offre  aucun  enseignement,  ne  lui  promet  au- 
cune joie.  Le  reste  du  monde  n'existe  pas  pour  elle,  ou  si, 
d'aventure,  elle  s'en  empare,  c'est  pour  l'ensevelir  comme  elle- 
même  sous  son  blanc  linceul  de  silence  et  de  mort. 

Rien  ne  symbolise  mieux  que  cette  clôture  farouche  de  la 
ville  blanche  le  particularisme  obstiné  et  méfiant  de  l'Afrique  à 
toutes  les  époques  de  son  histoire.  Rome  avait  fini  par  vaincre 
ce  parti  pris  d'isolement  à  force  d'équité,  de  bonne  administra- 
tion, d'intelligence  politique.  Elle  conquit  le  Berbère,  en  lui 
donnant  plus  de  bien-être,  de  commodité,  de  plaisir  et  de 
beauté.  Elle  l'amena  peu  à  peu  à  collaborer  avec  elle.  Un 
moment  viendra  où  Garthage  sera  plus  romaine  que  Rome,  où 
elle  prendra  la  place  de  sa  rivale  dans  le  bassin  de  la  Méditer- 
ranée occidentale.  Dès  le  ii*  siècle,  la  littérature  latine  est 
presque  tout  entière  aux  mains  des  Africains.  Apulée  de 
Madaure,  le  néo-platonicien,  est  le  maître  de  la  pensée  et  de  la 
science  païennes.  Quelques  années  plus  tard,  avec  Tertullien, 
saint  Cyprien  et  saint  Augustin,  Garthage  deviendra  le  foyer  du 
christianisme  latin.  Rome  ne  pourra  lui  opposer  que  la  pri- 
mauté du  siège  apostolique.  C'est  Carthage  qui  aura  les  grands 
docteurs,  les  martyrs  illustres,  le  prestige  de  l'épiscopat,  l'orga- 
nisation ecclésiastique  la  plus  étendue  et  la  plus  complète.  On 
peut  dire  même  que,  vers  la  fin  du  ier  siècle,  avec  l'avène- 
ment des  Sévère,  l'Afrique  est  devenue  le  centre  de  la  latinité. 


LES    VILLES    D  OR. 


601 


Pour  détruire  cette  civilisation  neuve,  il  faudra  l'écroule- 
ment irrémédiable  de  l'Empire.  Livrée  à  elle-même,  l'Afrique 
retombe  à  son  anarchie  congénitale,  à  son  sectarisme,  à  son 
brigandage  et  à  ses  guerres  intestines.  Au  lendemain  de  l'inva- 
sion vandale,  les  gens  riches,  le  clergé  orthodoxe,  en  somme 
l'élite  du  pays,  émigré  en  Sicile,  en  Sardaigne,  en  Italie,  empor- 
tant, avec  les  reliques  de  ses  martyrs  ou  de  ses  saints,  les 
bibliothèques  des  églises  et  des  couvents.  Le  nomade  du  Sud, 
l'éternel  ennemi  du  tell  agricole  et  des  villes  maritimes,  se 
joint  aux  Barbares  du  Nord  pour  achever  la  destruction  de  la 
Cité  romaine.  Enfin,  les  Arabes  arrivent  qui  consomment  la 
ruine  définitive  de  la  civilisation  latine-africaine  Par  eux  et 
par  les  Byzantins  qui  les  avaient  précédés,  l'influence  orientale 
se  fait  sentir  de  nouveau  en  Afrique,  comme  aux  temps  loin- 
tains des  Phéniciens  et  des  premiers  Carthaginois. 

Et  pourtant,  l'indigène,  façonné  par  les  disciplines  de  Rome, 
résiste  sourdement  aux  envahisseurs.  De  l'héritage  latin  il  sauve 
tout  ce  qu'il  peut.  Il  continue  à  s'habiller  comme  autrefois  (les 
mosaïques  des  villas  romaines  le  prouvent  clairement),  il  cisèle 
ses  bijoux,  bâtit  ses  maisons,  ses  étuves,  ses  mosquées  sur  le 
vieux  plan  romain.  Mais  c'estdu  romain  abâtardi,  alourdi  parla 
matérialité  africaine.  L'esprit  de  Rome  et  de  la  Grèce  n'est  plus 
là  pour  alléger  les  lignes,  ouvrir  l'édifice,  le  rendre  accueillant 
et  clair,  l'orner  à  l'extérieur  pour  la  joie  des  yeux,  pour  plaire 
au  passant  et  à  tous.  L'Islam  recouvre  tout  sous  son  uniforme 
linceul  de  chaux.  Et  ainsi  c'en  est  fait  de  la  beauté  des  villes. 
Elles  ont  perdu  a  jamais  leur  caractère  monumental.  Un  grand 
nombre  d'ailleurs,  saccagées  par  le  Vandale,  par  le  nomade,  ou 
par  l'Arabe,  ont  été  abandonnées  de  leurs  habitants.  Elles  sont 
devenues  des  villes  désertes,  puis  des  villes  mortes. 

Sur  l'emplacement  de  beaucoup  d'entre  elles,  on  n'a  plus 
rebâti.  Depuis  le  jour  de  leur  abandon,  elles  sont  restées  intactes 
sous  la  couche  de  terre  et  de  décombres,  qui  a  fini  par  en  effacer 
la  forme.  Mais  comme  les  ossements  d'un  grand  cadavre,  qu'on 
ne  peut  pas  enterrer  complètement,  leurs  vestiges,  çà  et  là,  per- 
cent le  sol.  Quand  on  les  exhume  et  quand  on  les  restaure,  elles 
surgissent  avec  un  tel  air  de  grandeur  et  de  beauté,  un  aspect 
tellement  dominateur  et  charmant,  que,  dans  leur  voisinage,  nos 
modernes  villes  françaises,  ou  les  villes  blanches  de  l'Islam,  en 
deviennent  sordides  et  misérables,  —  n'existent   plus.   Qu'on 


C98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

essaie  de  confronter  un  temple  latin  avec  une  mosquée  :  la  Com- 
paraison est  désastreuse  pouf  celle-ci.  Ce  n'est  plus  qu'un  tas  de 
plâtras  devant  cette  eurythmique  ordonnance  de  matériaux 
durables  et  choisis,  devant  le  profil  intelligent  de  ce  fronton  et 
do  ce  péristyle,  dont  le  seul  aspect  est  comme  un  affranchissement 
de  la  pensée,  en  même  temps  qu'une  volupté  pour  la  vue. 

Le  voyageur,  qui  a  parcouru  les  ruines  de  quelques-unes 
de  ces  villes  mortes,  en  arrive  à  se  persuader  qu'on  n'a  rien  fait 
de  mieux  en  Afrique,  qu'elles  sont  les  témoins  d'une  période  de 
civilisation  incomparable.  Gelte  période  de  six  à  sept  cents  ans, 
où  Rome  fut  maîtresse  dans  ce  pays,  lui  apparaît  comme  le 
siècle  d'or  africain.  Cette  Afrique  romaniste,  c'est,  pour  nous 
Latins,  le  paradis  perdu,  —  une  longue  étape  de  l'histoire,  pen* 
dant  laquelle  Rome  et  la  Grèce,  la  vieille  Egypte  même  travail- 
lèrent à  une  œuvre  commune  avec  l'Africain,  s'ur  le  sol  de 
l'Afrique,  où  fut  conclue  avec  l'indigène  une  alliance  à  la  fois 
politique,  intellectuelle  et  religieuse,  que  l'Islam  a  rompue  et 
que  nous  nous  efforçons  péniblement,  depuis  un  siècle  bientôt, 
de  renouer. 

En  tout  cas,  ces  villes  mortes,  par  l'importance  et  la  beauté 
de  leurs  ruines,  par  leur  nombre  surtout,  semblent  former  l'a!** 
mature  du  vieux  sol  africain.  Leur  chaîne  ininterrompue  le 
sillonne  d'un  bout  à  l'autre  comme  la  chaîne  même  de  l'Atlas. 
A  voir  leurs  débris  pouf  ainsi  dire  indestructibles,  on  est  tenté 
de  conclure  que  l'Afrique  est  latine  dans  ses  Vertèbres  et  dans 
ses  moelles  :  ce  qui  n'est  pas  vrai.  Mais,  pendant  une  suite  de 
siècles,  la  latinité  l'a  profondément  pénétrée,  et  elle  n'a  jamais 
connu,  en  somme,  d'autre  civilisation  que  la  civilisation  gréco- 
latine. 

On  s'explique  mal,  d'après  cela,  l'efreur  de  perspective  com^ 
mise  par  ceux  de  nos  littérateurs  qui  nous  ont  donné  d'elle 
l'image  la  plus  brillante,  la  plus  minutieuse,  sinon  toujours  la 
plus  exacte,  — -  un  Fromentin  ou  un  Flaubert.  Ils  ont  mis  au 
premier  plan  le  décor  oriental,  et,  tout  en  faisant  avec  sagacité 
la  part  de  ce  qui  est  strictement  local,  ils  ont  prêté  à  l'apport  du 
Turc,  de  l'Arabe,  ou  du  Phénicien  une  importance  excessive.  Ils 
ont  attribué  à  on  ne  sait  quel  vague  Orient  ce  qui  est,  au  fond, 
grec  ou  romain,  ou  berbère  romanisé.  Nous  autres' Latins  noua 
avons  tellement  évolué  depuis  ce  que  nous  appelons  l'antiquité 
romaine,  —  les  mœurs,  et  les  formes  qui  s'y  rattachent  sont  deve- 


LES    VILLES    D'OR.  6D9 

nues  tellement  étrangères  à  nos  yeux  que,  lorsque  nous  les  ren- 
controns dans  un  pays  où  tout  cela  n'a  pas  bougé  depuis  plus 
d'un  millénaire,  nous  ne  le  reconnaissons  plus.  Il  faut  toutes  les 
découvertes  de  l'archéologie  pour  nous  aider  à  prendre  conscience 
de  notre  héritage,  pour  nous  révéler  rétendue  et  la  profondeur 
de  l'Empire.  Or  ces  découvertes  ne  faisaient  que  commencer  au 
temps  des  Flaubert  et  des  Fromentin.  Us  soupçonnaient  a  peine 
l'Afrique  latine,  ou  gréco-égyptienne,  et  ils  n'entrevoyaient  pas 
encore  ce  monde  de  monuments,  de  statues,  de  mosaïques,  de 
débris  de  toute  sorte,  que  les  archéologues  ont  remis  au  jour.  On 
aurait  bien  surpris  l'auteur  de  Dominique  si  on  lui  avait  dit  que 
ces  calés  maures  qu'il  s'amusnit  à  décrire  ou  ;i  peindre  avec  tant 
de  complaisance,  c'étaient  les  cabarets  latins  du  temps  d'Apulée, 
fort  semblables  à  Yancta  popina  d'Horace  ou  de  Juvénal,  —  ou 
encore  que  ces  carrefours  du  vieil  Alger  où  il  aimait  planter  son 
chevalet,  c'était  l'image  très  peu  altérée  des  carrefours  et  des 
ruelles  en  pente  de  la  Carthage  romaine,  telle  qu'elle  apparut 
aux  yeux  du  jeune  Augustin  débarquant  de  sa  petite  ville 
numide. 

Aujourd'hui,  il  suffirait,  pour  le  convaincre,  de  le  conduire 
au  musée  du  Bardo  et  de  l'arrêter  devant  cette  étonnante 
mosaïque,  qui  représente  une  scène  et  un  intérieur  de  taverne. 
Il  retrouverait,  accroupis  sur  deshmirs  de  buisexji.clemenl  pareils 
à  ceux  des  cafés  maures,  la  clientèle  de  flâneurs  qui,  aujourd'hui 
encore,  garnit  les  banquettes  des  modernes  kaouadjis.  Mêmes 
poses,  mêmes  costumes,  mêmes  gandourahs  bariolées,  mêmes 
calottes  en  coupole,  —  la  calotte  que  portent  les  marins  kabyles 
et  les  âniers  de  Biskra  et  qui  fut,  en  des  temps  légendaires,  le 
bonnet  des  Dioscures  surmonté  de  l'apex,  la  houppette  de  laine 
rouge  des  chéchias  algériennes.  Et  il  retrouverait  aussi,  sur  un 
coin  de  table,  les  carafes  et  les  tasses,  à  côté  de  la  miche  entamée, 
—  et  le  marchand  de  gâteaux  portant  son  éventaire  sur  sa  tète, 
et  le  boulanger  avec  sa  planche  chargée  de  petits  pains  ronds. 
Au  milieu  des  groupes,  les  joueurs  de  crotales  et  les  joueurs  de 
flûte,  les  danseurs  qui  bondissent  et  qui  tourbillonnent,  en  ten- 
dant les  bras.  Enfin  le  Kaouadji.la  gandourah,  retroussée,  —  alte 
succinctus,  —  qui,  la  cruche  à  la  main,  remplit  les  tasses  et  les 
verres.  Il  n'y  manque  que  les  burettes  de  café  et  la  fumée  des 
cigarettes  et  des  narguilés. 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


•  * 


Cette  latinisation  si  intime,  si  persistante  de  l'Afrique  du 
Nord,  les  premiers  qui  s'en  aperçurent,  ce  furent  ceux  qui  par- 
coururent le  pays  étape  par  étape,  qui  l'occupèrent  à  grand 
peine,  en  le  gagnant  morceau  par  morceau  :  ce  furent  nos  sol- 
dats, notre  armée,  —  l'armée  de  la  Conquête. 

Devant  les  premiers  débris  romains,  les  premiers  fragments 
d'inscriptions  latines  ou  grecques,  que  heurtèrent  leurs  souliers 
ou  les  crosses  de  leurs  fusils,  on  imagine  leur  émotion.  Ces 
reliques  miraculeusement  sauvées,  leur  parlaient  un  langage 
amical,  tout  de  suite  intelligible,  —  et,- sur  cette  terre  redevenue 
sauvage,  pleine  de  traîtrises  et  de  périls  inconnus,  ce  langage 
était  réconfortant,  délicieux  à  entendre,  cette  langue-là,  c'était 
celle  qu'ils  avaient  apprise  au  collège,  c'était,  en  définitive, 
celle  de  la  France.  Quelle  douce  salutation  pour  ces  errants  et 
ces  exilés!  L'illettré  lui-même,  le  paysan  ou  l'ouvrier  de  nos 
villes,  reconnaissait  dans  cette  ruine  antique,  dans  ce  chapiteau 
mutilé,  non  seulement  les  formes  architecturales  auxquelles  ses 
yeux  étaient  accoutumés,  mais  jusqu'aux  modes  de  bâtir  en 
usage  dans  son  hameau  lointain. 

On  comprend  dès  lors  l'espèce  de  vénération  fidèle  dont  nos 
soldats  d'Afrique  entourèrent  les  ruines  et  les  moindres  ves- 
tiges de  la  Latinité.  Dès  le  début  de  la  conquête,  ils  se  sont 
appliqués  à  relever  ces  ruines,  à  préserver  d'une  destruction 
complète  tout  ce  qu'il  était  possible  de  conserver,  à  recueillir 
les  médailles,  les  monnaies,  les  bronzes  et  les  céramiques. 
Pendant  un  quart  de  siècle,  un  type  d'officier  africain  peu 
connu  en  France  —  bien  différent  du  sabreur  et  du  casseur 
d'assiettes  légendaire,  —  ce  sera  ce  capitaine  Delamarre,  qui» 
l'album  à  la  main,  parcourut  les  deux  provinces  d'Alger  et  de 
Constantine  dessinant  les  ruines  antiques,  précisant  tel  détail 
d'architecture,  donnant  la  coupe  et  l'élévation  de  tel  édifice. 
Aujourd'hui  plus  que  jamais,  Y  Album  du  capitaine  Delamarre 
est  un  recueil  infiniment  précieux  pour  quiconque  veut  se 
représenter  les  monuments  romains  de  l'Algérie  dans  leur 
premier  état, — -c'est-à-dire  avant  les  fouilles  et  les  restaura- 
tions. 

Assurément  tous  nos  soldats  et  tous  nos  officiers  n'imitèrent 
point  cette  belle  piété  archéologique.  Des  mutilations,  des  actes 


LES    VILLES    D'OR.  701 

de  vandalisme  inconscient  furent  commis  par  les  militaires.  Il 
y  eut  des  erreurs  lamentables  comme  la  construction  du  péni- 
tencier de  Lambèse  sur  toute  une  partie  de  l'emplacement  où 
s'élevait  le  camp  retranché  de  la  IIIe  Légion  Auguste.  ATébessa, 
le  célèbre  petit  temple  de  marbre  blanc,  avec  ses  buerànes, 
ses  Victoires,  les  colonnes  corinthiennes  de  son  péristyle,  fut 
transformé  en  bureau  de  recrutement,  puis  en  fabrique  de 
savon.  A  Cherchell,  les  thermes  et  le  théâtre  furent  saccagés 
par  le  génie  et  leurs  matériaux  employés  à  construire  des 
casernes.  La  fameuse  Vénus  de  Cherchell  ne  dut  sa  conserva- 
tion qu'au  plus  grand  des  hasards.  Un  rustre  l'avait  déjà 
chargée  sur  sa  charrette  et  la  conduisait  aux  fours  à  chaux, 
lorsqu'un  officier  qui  passait  lui  racheta  le  glorieux  marbre 
condamné.  La  conduite  de  cet  officier  est  loin  d'être  une  excep- 
tion. En  général,  l'armée  a  bien  mérité  de  l'archéologie.  Main- 
tenant encore,  partout  où  il  y  a  des  vestiges  antiques,  la  garni- 
son compte  toujours  un  certain  nombre  de  fouilleurs  et  de 
collectionneurs.  La  plupart  des  fouilles  importantes  à  Aumale, 
à  Sétif,  à  Lambèse,  en  beaucoup  d'autres  endroits,  ont  été  com- 
mencées par  des  militaires. 

J'ai,  en  ce  moment,  entre  les  mains,  le  carnet  d'un  vieux 
soldat  de  l'armée  d'Afrique,  —  le  capitaine  Gloris  :  c'est  le 
journal  des  fouilles  commencées  par  lui  à  Tébessa,  le  31  dé- 
cembre 1865.  J'en  dois  la  communication  à  son  fils,  qui  garde 
pieusement  cette  relique  de  famille.  Rien  n'est  touchant  comme 
ces  notes,  écrites  d'une  belle  écriture  moulée  et  bouclée,  sur  le 
même  carnet  régimentaire  où  le  capitaine  consignait,  avec  les 
noms  et  les  matricules  des  troupiers  de  sa  compagnie,  les  car- 
reaux cassés  et  les  fournitures  de  farine.  Jour  par  jour,  il  y  a 
relevé  soigneusement,  d'abord  le  nombre  exact  des  hommes 
employés  au  déblaiement  de  la  Grande  Basilique,  puis,  avec  une 
extrême  minutie,  les  plus  humbles  débris  découverts  par  la 
pioche  ou  la  pelle  des  terrassiers  :  un  éclat  de  marbre,  un 
manche  de  couteau  en  os  sculpté,  des  cassures  de  tuiles  en  abon- 
dance, un  fragment  de  corniche  avec  un  dauphin  en  relief,  un 
coin  de  fresque  peinte  à  Heurs,  des  pierres  plates  qui  formaient 
la  balustrade  du  maître-autel,  de  petits  morceaux  de  .verre 
émaillé  et  colorié,  des  cubes  de  mosaïque  en  verre  argenté.  Ces 
menues-  choses  brillantes  et  rbatoyantes,  ces  jolies  formes  à 
demi  effacées  vous  excitent  l'imagination  à  mesure  que  vous 


702 


REVUE    DES    DEUX    MPNDES. 


tournez  les  pages.  Vous  escomptez  déjà  des  trouvailles  sensa- 
tionnelles. Et  puis,  tout  à  coup,  le  journal  s'arrête  devant  une 
grande  feuille  blanche  :  Interrompu  le  10  mars,  pour  cause  de 
départ.  Le  capitaine  Gloris  dut  quitter,  le  cœur  bien  gros,  sa 
basilique  à  demi  déterrée. 

L'anecdote  la  plus  émouvante  que  je  connaisse  sur  cette 
période  militaire  de  l'archéologie  africaine  est  celle  du  colonel 
(depuis  général)  Garbuccia  :  elle  est  rapportée  en  particulier  par 
Gustave  Boissière,  dans  son  livre  sur  L'Algérie  romaine,  et  je 
m'en  voudrais  de  ne  pas  la  citer  ici. 

On  raconte  donc  que  ce  colonel,  arrivant  à  Lambèse,  aperçut, 
dans  le  voisinage  de  l'ancien  camp  romain,  le  mausolée  en 
ruines  d'un  préfet  de  la  IIIe  Légion,  Quintus  Flavius  Maximus. 
Il  ordonna  qu'on  relevât  Pédicule,  puis,  à  la  tête  de  son  régi 
ment,  il  défila  devant  le  tombeau  de  cet  antique  frère  d'armes  et 
fît  rendre  les  honneurs  militaires  à  ce  soldat  de  Rome  par  les 
soldats  de  la  France.  J'ignore  ce  que  fut  et  ce  que  devint  le 
général  Garbuccia.  Mais  il  sied  de  l'admirer  pour  ce  seul  fait. 
Son  acte  revêt  une  haute  signification  historique.  Il  n'est  sans 
doute  pas  le  premier  officier  français  qui  ait  eu,  en  Afrique, 
devant  une  ruine  romaine,  le  sentiment  de  la  continuité  latine. 
D'antres,  avant  lui,  avaient  certainement  entrevu,  dans  ces 
vénérables  débris,  mis  titres  de  noblesse  et  de  premiers  occupants 
de  la  terre.  Mais  ce  Corse,  en  se  proclamant,  devant  le  mau- 
solée de  Flavius  Maximus,  l'héritier  et  le  successeur  du  Romain, 
a  véritablement  renoué  l'histoire  interrompue.  Gomme  le 
moderne  César,  son  compatriote,  il  a  revendiqué  pour  les  Gaules 
l'héritage  latin  à  l'abandon. 


* 
*  * 


Tout  autant  que  l'armée,  le  clergé  d'Afrique  avait  intérêt  à 
relever  ces  ruines,  ou  à  les  préserver  de  la  destruction  totale. 
Lui  aussi,  en  fouillant  le  sol,  il  renouait  une  glorieuse  et  pieuse 
tradition. 

Il  n'avait  qu'à  ouvrir  l'histoire  ecclésiastique,  les  procès- 
verbaux  des  conciles,  pour  y  retrouver,  avec  la  nomenclature, 
la  liste  à  peu  près  complète  des  évèchés  africains,  lesquels  se 
comptaient  par  reniâmes.  Les  décombres  des  basiliques,  des 
chapelles,  des  «  mémorise  »  consacrées  aux  martyrs,  les  nécro- 
poles et  les  hypogées  contenant  les  os  de  tout  un  peuple  de 


LES    VILLES    D'OR.  703 

baptisé*,  rappelaient  éloquemment  que  l'Afrique  fut  une  terre 
du  Christ.  Partout  émergeaient  d^s  stèles  funéraires  qui  por- 
taientavec  l'«  in  pace  »  rituel, les  croix  monogrammatiques,  les 
colombes,  les  ancres  et  les  palmes  de  la  mystique  chrétienne. 
De  sorte  que  les  successeurs  d'Augustin  et  de  Cyprien,  en 
reprenant  leur  place  dans  les  absides  des  basiliques  écroulées, 
non  loin  des  baptistères  encore  tapissés  de  leurs  mosaïques, 
pouvaient  dire  aux  Africains  d'aujourd'hui  :  «  Voyez  ces  > 
témoignages  irrécusables.  Pourquoi  nous  acharner  h  nous  com- 
battre? Vos  ancêtres  ont  été  tes  frères  des  nôtres.  Ils  ont.  par- 
tagé leur  foi.  Pourquoi  donc  parler  d'un  abîme  entre  nos  à  nies, 
accumuler  de  beaux  raisonnements  scientifiques  pour  démon- 
trer qu'elles  sont  mutuellement  impénétrables,  et  dresser  enfin 
l'un  contre  l'autre,  comme  deux  termes  irréductibles,  l'esprit 
sémitique  et  l'esprit  gréco-latin?  Regardez  la  face  de  votre 
terre  :  elle  suffit  à  démentir  toutes  ces  arguties.  En  vérité, 
vous  avez  rompu  avec  nous  le  même  Pain,  vous  avez  bu  au 
môme  Calice.  Vous  aussi  vous  êtes  descendus  dans  la  cuve  bap- 
tismale. Et  vous  vous  êtes  laissé  enchanter  par  les  mêmes  poètes 
et  les  mêmes  orateurs.  Vous  avez  dédié  des  statues  à  la  gloire 
d'Apulée,  le  philosophe  platonicien,  et  des  basiliques  à  la  mé- 
moire de  Cyprien,  le  martyr  du  Christ.  Vous  avez  battu  des 
mains  aux  sermons  d'Augustin  de  Thagastc.  Pourquoi  donc 
nous  haïr  et  nous  séparer?  Reconstruisez  avec  nous  le  temple 
renversé,  refaites  l'œuvre  de  vos  pères.  La  porte  est  toujours 
ouverte  pour  les  catéchumènes.  Le  sacrifice  continue!..    » 

Personne  n'a  eu  comme  le  cardinal  Lavigorie  le  sentiment 
profond,  la  claire  conscience  de  celle  continuité  catholique  à 
maintenir.  Ou  peut  dire  que  son  seul  but  fut  de  refaire 
l'Afrique  chrétienne,  de  l'agrandir,  d'en  reculer  les  limites,  et, 
encore  une  fois,  de  continuer  l'œuvre  des  Pères  et  des  caté- 
chistes africains.  Sans  doute  le  clergé  d'Afrique  n'avait  pas 
attendu  son  arrivée  pour  recueillir  les  vestiges  des  antiquités 
chrétiennes.  Mais  sous  son  impulsion  omni-présente,  on  vit  se 
multiplier  partout,  jusque  dans  les  bourgades  les  plus  lointaines, 
toute  une  génération  de  prêtres  archéologues.  Quelques-uns 
ont  laissé  un  nom,  comme  l'abbé  Delapart,  curé  de  Tébessa,  qui 
a  sauvé  une  foule  de  débris  appartenant  à  la  Grande  Basilique, 
l'abbé  Saint-Gérand,  curé  de  Tipasa,  qui  a  exhumé  le  sanctuaire 
de  sainte  Salsa,  l'abbé  Giudicelli,  curé  du  Kef,  qui   a  déblayé 


T04  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'abside  et  les  nefs  de  son  église,  une  ancienne  basilique  chré- 
tienne. Le  zèle  de  ces  archéologues  ecclésiastiques  n'a  pas 
faibli.  Aujourd'hui,  il  convient  de  louer  parmi  eux,  au  premier 
rang,  leur  propre  chef  hiérarchique,  l'actuel  archevêque 
d'Alger,  Mgr  Leynaud,  prélat  aimable  et  disert,  qui  rappelle 
saint  François  de  Sales,  non  seulement  par  une  étrange  ressem- 
blance de  visage,  mais  par  une  sorte  de  parenté  spirituelle,  par 
l'onction  de  la  parole  et  du  geste,  l'agrément  du  style  et  de 
l'imagination.  Curé  de  Sousse,  il  occupait,  parait-il,  ses  journées 
à  déblayer  les  kilomètres  de  catacombes  qui  s'étendent  à  l'ouest 
de  la  ville.  Avec  l'aide  de  quelques  zouaves  prêtés  par  le  colonel 
de  la  garnison,  ce  fervent  de  l'antiquité  chrétienne  maniait  la 
bêche  et  la  pioche,  déterrant  des  rangées  de  cercueils  super- 
posés, avec  leurs  inscriptions  en  lettres  maladroites  et  naïves, 
leurs  stucs  coloriés,  leurs  morceaux  de  mosaïques... 

N'est-ce  pas  charmant  et  tout  à  fait  évangélique,  cette 
silhouette  de  prêtre,  armé  de  la  bêche,  —  figure  symbolique  à 
peindre  sur  les  murs  mêmes  des  Catacombes  :  le  bon  Jardinier 
de  la  Mort  qui  creuse  les  sépulcres  brisés  pour  en  faire  jaillir 
une  vie  nouvelle?... 

*   * 

Les  prêtres,  les  soldats,  lès  officiers  de  notre  armée  furent  les 
ouvriers  de  la  première  heure,  qui  préparèrent  les  voies  aux 
historiens  et  aux  archéologues  de  profession. 

Ceux-ci  ont  commencé  leur  labeur  presque  au  lendemain  de 
la  Conquête.  Mais  il  semble  que,  pendant  longtemps,  les  vicis- 
situdes mêmes  de  notre  pénétration  en  Algérie  aient  influé  sur 
la  marche  de  leurs  travaux.  Il  y  a  toute  une  période  de  tâton- 
nements qui  va  de  1830  à  1881,  —  à  l'occupation  française  de 
la  Tunisie.  A  cette  période  se  rattache  le  nom  d'un  érudit,  dont 
la  mémoire  est  encore  vivante  à  Alger.  C'est  le  colonel  Ber- 
brugger  qui  dirigea,  je  crois,  la  Bibliothèque  nationale  de,  la  rue 
de  l'Etat-Major,  qui  fouilla  le  «  Tombeau  de  la  chrétienne,  »  ce 
colossal  mausolée  berbère,  comparable  aux  pyramides  d'Egypte, 
dont  le  dôme  aplati  mronne  les  collines  du  Sahel  et  s'aperçoit 
de  la  haute  mer,  —  B.  trugger,  le  fondateur  de  la  célèbre  Bévue 
Africaine,  qui  centrai  d'abord  les  découvertes  archéologiques 
faites  dan    '  .  'rois  prc  ..  En  même  temps  que  lui,  d'autres 

érudits,   ou  amateurs  d'antiquités,  travaillaient  à  Constantine, 


LES    VILLES    D*0R.  705 

à  Bône,  à  Philippeville,  ailleurs  encore.  Cependant  l'image  de 
l'Afrique  latine  est  lente  à  se  dégager  de  ces  notules  et  de  ces 
monographies,  de  cette  poussière  des,petits  musées  locaux. 

II  fallut  la  secousse  de  la  conquête  tunisienne  pour  inten«* 
sifier  le  mouvement  archéologique,  dégager  les  conclusions 
générales  des  résultats  obtenus,  et  amener  en  quelque  sorte 
l'érudition  africaine  à  dresser  son  bilan.  A  mesure  que  nos 
armées  s'avançaient,  s'étendaient  dans  toute  l'Afrique  du  Nord, 
les  spécialistes  de  l'archéologie  voyaient  s'étendre  en  même 
temps  les  limites  de  leur  domaine  Ils  prenaient  une  idée  plus 
juste  et  plus  profonde  de  l'Afrique  latine.  Pendant  les  vingt 
dernières  années  du  xixe  siècle,  une  équipe  de  jeunes  érudits,; 
formés  aux  bonnes  méthodes,  pleins  de  science  et  d'ardeur,; 
assuma  la  tâche  de  ressusciter  cette  Afrique  du  passé,  en  exé-< 
cutant  des  fouilles  nouvelles,  en  poussant  ses  investigations 
dans  des  régions  encore  inexplorées,  en  inventoriant  dans  des 
recueils  spéciaux  les  richesses  des  musées  ou  des,  produits  des 
fouilles,  —  enfin  en  donnant  de  l'Afrique  romaine  une  descrip- 
tion aussi  embrassante,  aussi  précise  et  aussi  minutieuse  que 
possible.  Ce  fut  le  beau  temps  des  missions  archéologiques  afri- 
caines, où  s'illustrèrent  les  Babelon,  les  Salomon  Reinach,  les 
Gagnât,  les  La  Blanchère,  les  Waille,  les  Gauckler,  les  Toutain.i 

Tout  cet  énorme  labeur  s'est  pour  ainsi  dire  concrète  dans 
l'œuvre  bénédictine  de  M.  Stéphane  Gsell.  Depuis  trente  ans  et 
plus,  ce  grand  savant  parcourt  l'Algérie  et  la  Tunisie,  à.  la 
poursuite  du  romain,  du  grec,  du  punique,  voir  du  liby-phé- 
nicien  et  même  du  préhistorique.  Il  a  fait  des  fouilles  un  peu 
partout.  En  tout  cas,  il  ne  s'en  exécute  aucune,  tant  soit  peu 
importante,  qu'il  ne  se  trouve  là,  son  carnet  ou  son  mètre  à  la 
main,  notant  et  mensurant  jusqu'à  la  courbe  d'une  tuile  ou 
l'orifice  d'une  conduite  d'eaux.  Les  villes  mortes  qui  ressus-* 
citent  le  voient  penché  au  bord  de  leur  fosse  devenue  leur 
berceau.  Il  est  le  parrain  de  ces  vieilles  «  nouveau-nées.  »  C'est 
lui  qui  établit  leur  état  civil.  Il  en  connaît  les  moindres  cail- 
loux. Et  non  seulement  il  a  tout  vu  de  ses  yenx,  tout  palpé  de 
ses  doigts,  mais  il  a  tout  lu,  — tout  ce  eu  ait  pu  écrire  les 
anciens  et  les  modernes  sur  ces  ruines  et  ce  antiquités  dont  il  a 
la  garde,  sur  cette  Afrique  ancienne  '  il  connaît,  la  géogra- 
phie civileet  militaire  comme  un  procu^ieur  des  Césars  ou  uu 
légat  de  la  IIIe  légion. 

tome  Lvia.  —  1920.  45 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  prodigieuse  érudition,  il  !'a  déversée  dans  des  œuvres  ] 
mngistrales,  telles  que  son  A //as  archéologique  (lequel  repré- 
sente plus  de  600  pages  in-folio),  —  ses  Monuments  antiques  de  ' 
l'Algérie,  —  et  surtout  cette  définitive  Histoire  ancienne  de 
l'Afrique  du  Nord,  dont  quatre  volumes  ont  déjà  paru  et  qui 
synthétise  tout  ce  que  l'on  peut  savoir  sur  ce  pays  depuis  les 
temps  mythologiques  et  légendaires.  D'ores  et  déjà,  grâce  à 
M.  Stéphane  Gsell,  à  sa  critique  impeccable  et  à  sa  science 
merveilleusement  informée,  nous  pouvous  nous  représenter 
l'Afrique  latine  comme  quelque  chose  d'aussi  vivant,  comme 
un  monde  aussi  réel,  aussi  complexe  et  divers  que  l'Algérie  ou 
la  Tunisie  contemporaine. 

A  côté  de  ces  œuvres  de  haute  érudition,  il  en  est  d'autres, 
dont  l'accès  est  plus  facile,  livres  de  vulgarisation  archéologique 
ou  de  critique  littéraire  qui  ont  contribué  à  éveiller,  dans  * 
l'esprit  du  grand  public,  et  à  préciser  l'idée  de  l'Afrique  latine. 
L'Algérie  romaine  de  Gustave  Boissière,  étude  un  peu  ariérée 
aujourd'hui,  mais  animée  par  un  sentiment  si  français  de  la 
tradition  classique,  par  une  passion  si  touchante  et  parfois  si 
heureusement  éloquente  pour  un  admirable  sujet,  dont  l'auteur  : 
sent  toute  la  beauté,  et  toute  la  grandeur,  —  puis  l  Afrique  \ 
romaine  de  Gaston  Boissier,  œuvre  plus  élégante,  plus  métho- 
dique, plus  clarifiée,  où  manque  peut-être  le  sens  de  l'Afrique 
et  de  l'Africain,  mais  facile,  agréable  à  lire,  toute  pleine  d'un 
sentiment  très  juste  et  très  fin  de  la  latinité.  J'y  ajouterais,  ; 
avec  une  reconnaissance  particulière,  un  ouvrage  excellent,  qui 
m'a  ravi  aux  temps  de  mon  arrivée  en  Algérie  et  qui  m'a  ouvert 
plus  d'un  horizon,  Les  Africains  de  Paul  Monceaux.  Je  ne 
connais  rien,  en  cette  matière,  de  plus  coloré,  de  plus  intelli- 
gent ni  de  plus  pénétrant.  Les  pages  sur  les  contrastes  et  les 
contrariétés  du  sol  et  du  climat,  sur  l'art  d'Apulée,  sur  la  Car- 
tilage romaine,  ses  cercles  de  lettrés  et  de  savants,  son  univer- 
sité, excitent  fortement  l'imagination,  sont  de  véritables  recons- 
titutions historiques. 

Mais  tous  ces  travaux  des  critiques,  des  historiens  et  des 
archéologues,  si  éminents  soient-ils,  ne  nous  offrent  qu'une 
image  un  peu  fantomatique  et  insuffisante  du  passé,  si  nous 
la  rapprochons  du  spectacle  des  ruines  et  des  villes  d'or  ressus- 
citées. 

Après  avoir  été  exhumées,  quelques-unes  de  ces  villes  mortes 


LES    VILLES    D'OR.  707 

ont  eu  la  chance  d'être  restaurées  par  d'habiles  architectes. 
MM.  Dulhoit  et  Albert  Ballu  nous  ont  restitué  Thimgad.  M.Ballu 
est  occupé,  en  ce  moment,  à  nous  rendre  Djemila.  Ce  sont  là 
deux  chefs-d'œuvre,  deux  modèles  d'un  goût  et  d'une  discrétion 
infiniment  louables  pour  les  restaurateurs  futurs.  Grâce  à  ces 
restaurations  si  ingénieuses,  on  se  promène  à  travers  l'histoire, 
on  la  touche  de  la  main.  Les  villes  mortes  sont  rentrées  dans 
la  vie. 

* 
*  * 

Outre  ces  deux-là,  quelques-unes  d'entre  elles  ont  été  par- 
tiellement réparées  :  Théveste,  Lambèse,  Thubursicum  Numi- 
darum,  en  Algérie,  —  Thugga,  Sufetula,  Thuburbo  majus,  en 
Tunisie.  Mais  qu'est-ce  que  cela  dans  un  pays  où  les  villes  ense- 
velies se  comptent  par  centaines?  Nous  demandons  que  toutes 
soient  exhumées  et  restaurées,  que  les  moindres  vestiges  du 
passage  de  Home  soient  pieusement  conservés,  protégés,  remis 
en  lumière.  En  Afrique,  partout  où  il  y  a  un  bouquet  d'arbres, 
une  oasis,  une  source  ou  un  cours  d'eau,  on  est  presque  sur 
que  l'on  trouvera  du  romain.  On  pourrait  donc  y  créer  un 
immense  musée  en  plein  air,  qui  partirait  du  Maroc  pour 
aboutir  à  la  Tripolitaine.  La  succession  à  peu  près  ininter- 
rompue des  ruines  dessinerait  une  longue  voie  royale,  bordée 
de  colonnades,  d'arcs  de  triomphe,  de  temples  païens,  de  basi- 
liques et  de  nécropoles  chrétiennes.  Elle  n'aurait  d'égale  que 
celle  qui  longe  la  vallée  du  Nil,  entre  le  Caire  et  Assouan, 
et  qui  déroule,  pendant  des  lieues  et  des  lieues,  sa  bordure 
de  pylônes,  d'obélisques,  de  sanctuaires  et  de  colosses  de 
granit. 

Evidemment  les  touristes  et  les  voyageurs  n'auraient  que 
faire  de  s'arrêter  à  toutes  les  stations  de  ce  musée.  Si  chaque 
ville  d'or  a  sa  physionomie  particulière,  son  cadre  original,  sou- 
vent incomparable,  il  est  certain  que  son  ordonnance,  ses 
formes  architecturales  ne  sont  pas  très  variées.  Quand  on  a  vu  un 
capitole,  un  forum  ou  un  théâtre,  on  a  vu  tous  les  autres.  C'est 
pourquoi  il  faudrait  choisir  parmi  ces  villes,  celles  qui  se  dis- 
tinguent ou  par  des  beautés  singulières,  ou  par  un  intérêt 
archéologique  exceptionnel.  Par  exemple,  Tipasa  serait  la  ville 
des  nécropoles,  Lambèse  la  ville  des  camps,  Thimgad  la  ville 
des  forums  et  des  arcs  de  triomphe,  Tébessa  la  ville  de  la  plus 


708  feÈVUE    DES    DEUX   MONDES. 

grande  basilique  chrétienne  que  l'on  connaisse,  Thubursicum, 
Djemila  ou  Sbeïfla,  le  type  du  municipe  africain.  El  Djem  se 
visiterait  pour  son  amphithéâtre,  plus  complet  que  le  Cotisée 
romain,  Thrigga  pour  son  théâtre  et  son  temple  de  Jupiter,  ou 
sa  colonnade  en  hémicycle,  Sousse  pour  ses  catacombes,  Carthage 
pour  ses  églises  dédiées  à  d'illustres  martyrs,  pour  la  grandeur 
de  ses  souvenirs  et  de  son  paysage.  Ainsi  l'attention  du  voya-  . 
geur  ne  risquerait  pas  de  s'éparpiller  et  de  se  lasser  sur  un  trop 
grand  nombre  d'objets  ou  de  se  rebuter  devant  des  spectacles 
trop  souvent  pareils. 

Mais  cela  n'empêcherait  pas  les  archéologues  de  pousser  leurs 
investigations  dans  tous  les  sens,  partout  où  fut  un  mausolée, 
un  abreuvoir,  une  citerne  antique.  Ne  fût-ce  que  par  piété 
envers  les  initiateurs  de  notre  civilisation,  nous  nous  devons 
d'entourer  de  vénération  les  traces  les  plus  humbles  de  leur 
labeur  ou  de  leur  passage.  J'ouvre  le  Guide  Joanne  et  j'y  vois 
que,  dans  le  Sud  constantinois,  dans  la  région  des  chotts,  à  la 
limite  des  dunes  sahariennes,  se  trouve  une  petite  oasis  de  douze 
mille  palmiers  qui  s'appelle  Négrine,  et  que,  dans  le  voisinage 
de  Négrine,  se  rencontrent  les  ruines  d'un  poste  militaire 
romain  construit  sous  Trajan  :  Ad  majores.  Il  subsiste,  parait-il, 
quelques  pans  de  murs  de  l'enceinte  et  les  vestiges  de  deux  portes 
triomphales.  Pourquoi  n'essaierait-on  pas  de  dégager  ces  ruines 
et,  si  possible,  de  les  réparer?  Les  murailles  et  les  portes 
triomphales  de  Trajan,  en  un  pareil  lieu,  à  deux  pas  du  désert, 
doivent  nous  émouvoir  plus  que  tout.  Je  donnerais,  pour  les 
voir  relever,  tous  les  marabouts  et  tous  les  palmiers  de  Négrine 
et  de  ses  environs. 

Pour  faire  aboutir  cette  œuvre  de  restauration  et  de  résur- 
rection, il  faudrait  qu'un  plan  méthodique  des  fouilles  à  entre- 
prendre fût  dressé  par  un  homme  compétent.  Et  pour  assurer 
l'application  de  ce  programme,  en  étudier  les  conditions,  en 
résoudre  les  difficultés,  toute  une  administration  nouvelle  serait 
à  organiser.  Cela  nécessiterait  un  budget  considérable,  alimenté 
par  l'État,  les  contributions  des  provinces  africaines,  les  dons 
volontaires,  les  droits  perçus  à  l'entrée  des  ruines.  A  côté  des 
spécialistes  chargés  de 'conduire  les  fouilles,  des  archéologues 
employés  à  les  décrire,  à  dresser  scientifiquement  l'état  des  lieux 
et  des  monuments,  il  faudrait  des  architectes  pour  les  restaurer 
et  les  entretenir,  enfin  une  petite  armée  de  surveillants  pour 


LES    VILLES    d'0R.  709 

empêcher  les  déprédations    des    passants,    ou    les  ravages  des 
intempéries. 

Si  l'on  se  décidait  à  faire  cela,  on  pourrait,  dans  un  très 
court  espace  de  temps,  offrir  à  la  curiosité  et  à  l'admiration  des 
voyageurs  un  ensemble  de  ruines  antiques  comme  il  n'en  existe 
nulle  part  au  monde,  sauf  peut-être  en  Egypte.  Les  villes  d'or  se 
succéderaient  en  une  chaîne  splendide,  de  Volubilis  à  Gigthi, 
—  de  la  mer  Atlandide  au  pays  des  Lotophages.  Toutes  les 
légendes  et  toutes  les  histoires,  dont  les  Hellènes  et  les  Latins, 
amis  des  beaux  récits  et  des  mythes,  les  couronnèrent,  tout  cela 
reprendrait  une  vie  neuve  pour  nos  imaginations  occidentales. 
Les  pommiers  des  Hespérides,  la  double  colonne  d'Hercule,  les 
forêts  de  Mauritanie  pleines  d'éléphants  et  de  thérébinthes, 
Atlas  courbé  sur  sa  montagne  et  soutenant  la  voûte  étoilée  sur 
ses  vastes  épaules,  la  fontaine  miraculeuse  et  les  sables  d'Am- 
mon?  Ulysse  arrachant  ses  compagnons  à  l'ivresse  du  lotos  qui 
fait  oublier  la  patrie,  toutes  ces  belles  images  mythiques  ren- 
draient à  la  terre  africaine  son  nimbe  de  poésie.  Nous  la  verrions 
avec  les  yeux  des  poètes  et  des  historiens  anciens,  —  et  elle  se 
révélerait  à  nous,  telle  que  la  représentaient  les  sculpteurs  de 
Rome,  —  coiffée  du  modius,  le  boisseau  de  blé,  symbole  de  sa 
fécondité,  enveloppée  dans  la  dépouille  d'un  de  ses  éléphants, 
et  environnée  de  ses  portiques,  de  ses  temples,  de  ses  dieux  de 
marbre  ou  de  bronze,  de  ses  basiliques  et  de  ses  arcs  triomphaux. 

Louis  Bertrand, 
(A  suivre.) 


LE  MANOIR 


PREMIERE     PARTIE 


I.  —   UNE   RÉUNION    A    WORSTED    SKEYNES 

C'était  en  1891,  un  lundi  d'octobre.  Dans  l'obscurité,  devant 
la  gare  de  Worsted  Skeynes,  l'omnibus,  le  landau  et  la  char- 
rette de  M.  Horace  Pendyce  monopolisaient  toute  la  place.  De 
même,  le  cocher  de  M.  Horace  Pendyce  concentrait  sur  son 
visage  toute  la  lumière  de  l'unique  lanterne  de  la  gare.  Les 
joues  rouges,  d'épais  favoris  grisonnants  coupés  de  près,  les 
lèvres  minces  et  serrées,  tel  un  emblème  du  système  féodal,  il 
trônait,  du  haut  de  son  siège,  au  milieu  du  vent  d'Est.  Sur  le 
quai  intérieur,  en  longues  livrées  aux  boutons  d'argent,  leurs 
huit-rellets  crânement  campés,  le  premier  valet  de  pied  et  le 
second  groom  de  M.  Horace  Pendyce  attendaient  l'arrivée  du 
train  de  six  heures  quinze. 

Le  valet  de  pied  tira  de  sa  poche  une  demi-feuille  de  papier 
a  lettre  armorié,  couverte  de  l'écriture  fine  et  minutieuse  de 
M.  Horace  Pendyce.  Et,  d'un  ion   nasillard  et  railleur,  il  lut: 

«  L'honorable  Geoff  et  Mme  Winlow,  chambre  bleue  et  cabi- 
net dito;  la  femme  de  chambre,  la  petite  chambre  marron; 
M.  George,  chambre  blanche,  et  Mme  Jaspar  Bellew,  chambre 
dorée;  le  capitaine,  chambre  rouge  :  le  général  Pendyce, 
chambre  rose  ;  son  domestique,  mansarde  du  fond.  C'est  tout.  » 

Le  groom,  un  jeune  homme  aux  joues  rouges,  ne  l'écoutait 
pas.  » 

Copyright  by  Galsworthy,  1920. 


LE    MANOIR.  TU 

—  Si  The  Ambler,  le  cheval  de  M.  George,  gagne  mercredi, 
c'est  comme  si  j'avais  cinq  livres  dans  ma  poche,  dit-il.  Qui 
est-ce  qui  le  monte  ? 

—  James,  naturellement. 
Le  groom  sifflota  : 

—  Je  tacherai  de  connaître  son  poids  demain.  Pariez-vous, 
Tom? 

Le  valet  de  pied  poursuivit  : 

—  Il  y  en  a  encore  un  de  l'autre  côté  de  la  page  :  «  Chambre 
verte,  aile  droite,  pour  ce  rien  qui  vaille  de'Foxleigh.  Un  pique- 
assiette.  Il  prend  tout  et  ne  donne  rien.  Mais  quel  tireur  1  C'est 
pour  cela  qu'on  l'invite!  » 

Sortant  d'un  sombre  rideau  d'arbres,  le  train  apparut. 

Sur  le  quai,  l'on  vit  descendre  tout  d'abord  deux  marchands 
de  bestiaux,  leurs  longs  bâtons  à  la  main,  se  dandinant  lourde- 
ment dans  leurs  habits  de  drap  grossier  et  puant  à  la  fois  le 
tabac  et  le  bétail  :  puis  un  couple,  et  des  voyageurs  isolés  se 
tenant  aussi  éloignés  que  possible  les  uns  des  autres:  les  invités 
de  M.  Horace  Pendyce. 

Un  à  un,  ils  s'avancèrent  lentement  dans  la  direction  des 
voitures  auprès  desquelles  ils  s'arrêtèrent,  sans  détourner  les 
yeux,  comme  s'ils  craignaient  de  se  reconnaître.  Un  homme  de 
haute  taille,  en  paletot  de  fourrure,  dont  la  femme,  également 
grande,  portait  un  petit  sac  de  cuir  à  fermoir  d'argent,  s'adressa 
au  cocher  : 

—  Comment  allez-vous,  Benson  ?  M.  George  m'apprend  que 
le  capitaine  Pendyce  lui  a  dit  qu'il  n'arriverait  qu'à  neuf  heures 
trente.  Dans  ces  conditions,  je  crois  que  nous  ferions  mieux... 

Comme  une  brise  légère  rompt  soudain  le  silence  ouaté  d'un 
brouillard  glacial,  une  voix  au  timbre  clair  se  fît  entendre  : 

—  Je  vous  remercie,   je  monterai  dans  le  coupé. 

Suivie  du  valet  de  pied  qui  portait  ses  couvertures,  et  enve- 
loppée d'un  voile  blanc  à  travers  lequel  l'Honorable  Geoffrey 
\Yinlow  put  néanmoins  contempler  à  loisir  des  yeux  étince- 
lants,  une  dame  s'avança,  et,  après  avoir  jeté  un  regard  en 
arrière,  disparut  dans  le  coupé.  Mais  sa  tête  ne  tarda  pas  à  se 
montrer  de  nouveau  derrière  le  nuage  de  tulle. 

—  Il  y  a  de  la  place,  George. 

Et  George  Pendyce  s'avançant  rapidement,  prit  place  à  côté 
d'elle.  Un  grincement  de  roues  et  le  coupé  était  parti. 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'honorable  Geoffrey  Winlow,  levant  son  visage  vers  le 
cocher  : 

—  Qui  est  Benson? 

Le    cocher  se    pencha  d'un   air  conlidentiel,   et  expliqua  : 

—  Mme  Jaspar  Bellew,  monsieur  :  la  femme  du  capitaine 
Bellew  qui  demeure  aux  Pins. 

—  Mais  je  croyais  qu'ils  n'étaient  pas... 

—  Non,  monsieur,  ils  ne  sont  pas...: 

—  Ah! 

De  l'intérieur  de  l'omnibus,  une  voix  calme  et  sèche  appela  * 

—  Ehbien,GeoffI 

L'Honorable  Geoffrey  Winlow  pénétra  dans  l'omnibus  où  se 
trouvaient  déjà  sa  femme,  M.  Foxleigh  et  le  général  Pendyce, 
et  de  nouveau  l'on  entendit  la  voix  deMme  Winlow  s'exclamant: 

—  Gela  vous  gênerait-il  que  je  prenne  ma  femme  de  chambre 
avec  moi  ?  Montez,  Tookson  ! 

Le  château  de  M.  Horace  Pendyce  était  un  bâtiment  de 
pierre,  long  et  bas,  bien  placé  au  milieu  du  domaine.  Sa 
famille  le  possédait  depuis  le  mariage  de  son  arrière-trisaïeul 
avec  la  dernière  héritière  des  Worsted.  C'était  primitivement 
une  belle  propriété,  louée  par  parcelles  h  des  fermiers,  qui, 
livrés  à  eux-mêmes,  se  tiraient  parfaitement  d'affaire,  et 
payaient  d'excellents  fermages;  mais  à  présent  son  propriétaire 
l'administrait  scientifiquement  et  à  perte.  A  des  époques  déter- 
minées, M.  Pendyce  importait  une  nouvelle  sorte  de  vaches  ou 
de  perdrix  et  ajoutait  une  aile  aux  écoles.  Ses  revenus,  heureu- 
sement, étaient  indépendants  de  son  domaine.  Il  vivait  en  par- 
fait accord  avec  le  Recteur  et  l'administration  sanitaire,  et  se 
plaignait  de  ce  que  ses  fermiers  abandonnassent  la  terre.  Sa 
femme  était  une  Totteridge.  Il  était,  cela  va  sans  dire,  fils  aîné. 
Intimement  persuadé  que  l'individualisme  avait  ruiné  l'Angle- 
terre, il  s'était  donné  la  tâche  de  combattre  cette  tendance  chez 
ses  fermiers.  En  substituant  à  leur  individualisme  ses  goûts,  ses 
plans  et  ses  sentiments  à  lui,  —  on  pourrait  presque  dire  son 
propre  individualisme,  —  il  avait,  certes,  beaucoup  contribué  à 
prouver  l'exactitude  de  sa  théorie  favorite  ;  plus  raffiné  est  l'indi- 
vidualisme, disait-il,  et  plus  stérile  en  est  rendue  l'existence  de  la 
communauté.  Toutefois,  il  ne  fallait  pas  envisager  devant  lui  la 
question  sous  cet  aspect,  car  il  se  fâchait  alors  et  expliquait  avec 
volubilité  qu'il  n'était  pas  un  individualiste,  mais  ce  qu'il  appels 


LE   MANOIR*  113 

lait  un  «  tory-communiste  (1).  »  En  tant  qu'agriculteur,  il  était 
naturellement  protectionniste  :  à  l'entendre,  un  droit  d'entrée 
sur  le  blé  devait  suffire  pour  rendre  à  l'Angleterre  sa  prospé- 
rité. «  Une  taxe  de  trois  ou  quatre  shillings  sur  le  blé,  répétait- 
il  souvent,  et  j'exploiterais  ma  terre  avec  profit.  » 

M.  Pendyce  avait  encore  d'autres  traits  distinctifs,  d'ailleurs 
sans  grande  originalité.  Il  était  hostile  à  tout  changement  dans 
l'ordre  de  choses  existant,  et  n'était  jamais  si  heureux  que  lors- 
qu'il parlait  de  lui-même  ou  de  son  domaine.  Il  possédait  un 
épagneul  noir  au  museau  allongé,  aux  oreilles  plus  longues 
encore  et  répondant  an  nom  de  John.  Il  l'avait  dressé  avec  tant 
de  sollicitude  que  la  pauvre  bête  se  sentait  malheureuse  hors  de 
sa  présence. 

Au  physique,  M.  Pendyce  était  plutôt  de  la  vieille  école  :  vif, 
la  taille  droite,  il  portait  de  maigres  favoris  auxquels  il  venait 
d'ajouter  la  moustache,  qu'il  laissait  tomber  à  la  gauloise  et 
qui  maintenant  grisonnait.  Il  portait  de  larges  cravates  et  des 
vêtements  taillés  à  l'ancienne  mode.  Il  ne  fumait  pas. 

Assis  à  un  bout  de  la  table,  toute  chargée  de  fleurs  et  d'ar- 
genterie, il  avait  à  ses  côtés  l'Honorable  Mn,e  Winlow  et 
Mme  Jaspar  Bellew.  Jamais  contraste  plus  frappant  n'exista 
qu'entre  ces  deux  femmes. 

Toutes  deux  étaient  grandes,  de  proportions  harmonieuses 
et  de  visage  gracieux;  mais  il  y  avait  entre  elles  un  abime  que  la 
silhouette  étriquée  de  M.  Pendyce  ne  parvenait  pas  à  combler. 
Les  traits  de  Mme  Winlow  gardaient  éternellement  ce  calme 
particulier  aux  types  cendrés  de  l'aristocratie  anglaise,  et  don- 
naient l'impression  glaciale  d'une  souriante  journée  d'hiver. 
Jadis,  elle  s'était  conformée  aux  avertissements  de  sa  gouver- 
nante, qui  lui  disait,  lorsqu'elle  était  petite  : 

—  Mon  Dieu!  mademoiselle  Truda,  ne  faites  jamais  de  gri- 
maces, cela  pourrait  vous  rester! 

Et  jamais,  depuis  ce  jour-là,  Gertrude  Winlow,  deux  fois  noble 
par  sa  naissance  et  par  son  mariage,  n'avait  fait  de  grimaces. 

Quel  contraste  de  voir,  de  l'autre  côté  de  M.  Pendyce,  cette 
énigmatique  Mme  Bellew,  aux  yeux  gris-vert,  que  les  femmes  les 
plus  indulgentes  ne  pouvaient  regarder  sans  une  instinctive 
réprobation  I  On  disait  que  lorsque,  deux  ans  auparavant,  elle 

(1)  Communiste-conservateur. 


m 


714  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'était  séparée  du  capitaine  Bcllew  et  avait  quitté  les  Pins,  c'était 
simplement  parce  qu'ils  étaient  fatigues  l'un  de  l'autre.  On 
disait  aussi  qu'elle  ne  paraissait  pas  insensible  à  la  cour  que  lui 
faisait  George,  le  fils  aine  do  M.  Pendyce. 

Lady  Malden  avait  dit  à  Mme  Winlow,  dans  le  salon,  avant,  le 
dîner  : 

Cette  Mme  Bellew,  dans  la  situation  où  elle  est,  devrait  être  t 
plus  réservée.  Je  ne  comprends  pas  qu'on  l'ait  invitée  ici,  alors 
que  son  mari  habite  encore  les  Pins,  à  deux  pas.  Elle  est  sans 
fortune  :  pour  un  peu,  je  dirais  que  c'est  une  aventurière. 

A  quoi  Mme  Winlow  avait  répondu  : 

—  Mais  elle  est  un  peu  cousine  de  Mme  Pendyce.  Les  Pen- 
dyce ont  des  parents  de  tous  les  côtes.  Ce  doit  être  parfois  bien 
gênant.  On  ne  sait  jamais... 

Lady  Malden  répliqua  : 

—  L'avez-vous  connue  lorsqu'elle  demeurait  ici?  Je  n'aime 
pas  ces  amazones.  Son  mari  et  elle  étaient  aussi  fous  l'un  que 
l'autre.  On  n'entendait  jamais  parler  que  des  obstacles 
qu'elle  avait  sautés  et  de  la  manière  dont  elle  les  avait  sautés. 
Et  puis  elle  parie  et  va  aux  courses.  Je  me  trompe  fort  si  George 
n'en  est  pas  amoureux.  On  le  voit  trop  chez  elle,  à  Londres.  C'est 
une  de  ces  femmes  après  qui  courent  tous  les  hommes. 

A  ce  bout  de  la  table,  où,  devant  chaque  convive,  se  trou- 
vait placé  un  menu  soigneusement  calligraphié  par  sa  fille  aînée, 
Horace  Pendyce  savourait  son  potage. 

—  Ce  potage,  disait-il  à  Mmc  Bellew,  me  rappelle  votre  cher 
vieux  père  qui  l'aimait  particulièrement.  J'avais  un  profond 
respect  pour  lui  :  c'était  un  homme  admirable!  Je  disais  tou- 
jours que  c'était  l'homme  le  plus  résolu  que  j'eusse  rencontré 
depuis  la  mort  de  mon  pauvre  cher  père,  qui,  lui,  était  bien 
l'homme  le  plus  obstiné  des  trois  royaumes. 

Il  aimait  à  employer  cette  expression  :  «  les  trois  royaumes  » 
et  manquait  rarement  d'ajouter  que  sa  grand' mère  descendait  de 
Richard  III,  tandis  que  son  grand-père,  avait-il  coutume  de 
dire  avec  un  sourire  méprisant,  appartenait  à  la  race  de  ces 
géants  de  Cornouailles  dont  l'un  d'eux  avait  une  fois  jeté  une 
vache  par-dessus  un  mur. 

—  Mais  votre  père  était  trop  individualiste,  madame  Bellew. 
Je  vois  de  fort  près  l'individualisme,  en  administrant  mon  do- 
maine, et  je  me  rends  compte  qu'un  individualiste   n'est  jamais 


LE    MANOIR.  715 

content.  Mes  fermiers  ont  tout  ce  qu'il  leur  faut,  mais  il  est 
impossible  de  les  satisfaire.  Ainsi,  il  y  a  un  certain  Peacock  qui 
est  d'ut)  entêtement  et  d'une  étroitesse  d'esprit  sans  bornes.  Je 
ne  lui  cette  pas,  bien  entendu.  Si  on  le  laissait  faire,  il  revien- 
drait au  bon  vieux  temps  et  cultiverait  la  terre  à  sa  façon.  Il 
voudrait  rue  l'acheter.  Vieux  système  déplorable  du  fermier- 
propriétaire  l  II  dit  que  son  grand-père  la  possédait  jadis.  Voilà 
l'homme.  Je  hais  l'individualisme  :  il  ruine  l'Angleterre.  11  est 
impossible  de  trouver  de  plus  jolis  cottages  et  des  fermes  mieux 
aménagées  que  sur  mon  domaine.  Je  suis  pour  la  centralisation. 
Vous  savez,  je  crois,  comment  je  m'appelle  moi-même  :  un 
«  tory- communiste.  »  A  mon  avis,  c'est  le  parti  de  l'avenir.  Au 
contraire,  la  devise  de  votre  père  était  «  chacun  pour  soi.  »  En 
matière  de  culture,  ce  n'est  pas  possible.  Propriétaires  et  fer- 
miers doivent  travailler  d'accord...  Vous  venez  à  Newmarket 
avec  nous  mercredi,  n'est-ce  pas?  George  a  un  très  joli  cheval 
engagé  dans  le  Rutlandshire,  un  très  joli  cheval.  Il  ne  parie 
pas,  je  suis  enchanté  de  le  dire.  S'il  y  a  une  chose  que  je  déteste 
au  monde,  c'est  le  jeu l  » 

Mn,e  Bellew  lui  lança  un  regard  de  côté  et  un  petit  sourire 
ironique  courut  sur  ses  lèvres  écarlates,  mais  M.  Pendyce  était 
revenu  à  son  potage.  Quand  il  voulut  reprendre  la  conversation, 
elle  était  en  train  de  causer  avec  son  fils.  Alors  le  Squire,  après  un 
froncement  de  sourcils,  se  tourna  vers  l'honnête  Mme  Winlow. 
Son  attention,  à  elle,  était  automatique,  complète,  monosylla- 
bique. 

—  Le  pays  change  chaque  jour,  lui  dit-il.  Les  châteaux  ne 
sont  pi  us  ce  qu'ils  étaient.  Une  grande  responsabilité  nous  incombe 
à  nous,  propriétaires.  Si  nous  cédons,  tout  croule  avec  nous. 

Quoi  de  plus  agréable  que  cette  vie  de  château,  telle  que  la 
menait  M.  Pendyce,  avec  son  impeccable  propreté,  son  activité 
sans  fièvre,  son  mélange  d'air  pur  et  de  chaleur  parfumée,  son 
absolu  repos  intellectuel,  son  privilège,  de  droit  et  de  fait, 
d'être  à  l'abri  des  souffrances  de  toute  sorte,  et  par-dessus  tout, 
et  comme  un  symbole,  son  potage,  —  fait  des  restes  savoureux 
de  bêtes  soigneusement  engraissées  1 

Cette  existence  pour  M.  Pendyce,  c'était  la  vraie  vie,  et  ceux 
qui  la  menaient,  les  seuls  gens  comme  il  faut.  C'était,  pour  lui, 
un  devoir  de  mener  cette  existence  paisible,  saine  et  luxueuse 
au  milieu  d'êtres  entretenus  pour  sa  seule  consommation.  Et  la 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pensée  qu'il  pût  y  avoir,  dans  les  villes,  des  millions  de  gens  en 
lutte  les  uns  contre  les  autres  et  sans  cesse  en  quête  de  travail, 
le  désolait.  D'autre  part,  il  méprisait  la  vie  suburbaine,  avec 
ses  files  de  maisons  aux  toits  d'ardoises,  si  lamentablement  sem- 
blables qu'aucun  homme  de  goût  n'en  pouvait  supporter  la  vue. 
Pourtant,  en  dépit  de  sa  vive  affection  pour  cette  vie  de  châtelain 
campagnard,  il  n'était  pas  vraiment  riche,  car  ses  revenus 
dépassaient  à  peine  dix  mille  livres  par  an. 

La  première  partie  de  chasse  de  la  saison,  limitée  aux 
taillis  et  aux  couverts  avoisinants,  avait,  comme  de  coutume,  été 
fixée  de  façon  à  concorder  avec  la  dernière  réunion  de  courses 
de  Newmarket  ;  car  Newmarket  se  trouvait  à  une  distance  rai- 
sonnable de  Worsted  Skeynes,  et,  bien  que  M.  Pendyce  eût 
horreur  du  jeu,  il  aimait  à  s'y  montrer  et  à  passer  pour  un 
homme  s'intéressant  au  sport  pour  le  sport  lui-même.  En 
outre,  il  était  sincèrement  fier  que  son  fils  eût  découvert,  pour 
une  somme  si  minime,  un  aussi  bon  cheval  que  The  Ambler 
promettait  d'être,  et  le  fit  courir  par  pur  amour  du  sport. 

Les  invités  avaient  été  choisis  avec  soin.  A  la  droite  de 
Mme  Winlow  se  trouvait  Thomas  Brandwhite  (de  la  maison 
Brown  et  Brandwhite),  qui  tenait,  ne  l'oublions  pas,  une  place 
importante  dans  le  monde  de  la  finance,  et  possédait  deux  châ- 
teaux en  province  et  un  yacht.  Son  visage  allongé,  ridé,  chargé 
d'une  énorme  moustache,  avait  généralement  une  apparence 
maussade.  Il  s'était  retiré  de  sa  maison  de  banque  et  se  conten- 
tait maintenant  de  faire  partie  des  conseils  d'administration  de 
diverses  compagnies.  A  côté  de  lui,  venait  Mme  Hussell  Barter. 
Elle  avait  ce  regard  attendrissant  qu'ont  beaucoup  de  femmes 
anglaises  fidèles  à  leur  devoir,  quelque  pénible  qu'il  soit.  Leurs 
joues,  jadis  couleur  de  rose,  maintenant  couperosées,  sont  flé- 
tries et  ridées  :  une  continuelle  anxiété  se  lit  dans  leurs  yeux. 
Leur  conversation  est  simple,  affectueuse,  sans  détours,  un  peu 
timide,  un  peu  désillusionnée  et  cependant  toujours  confiante. 
Elles  sont  sans  cesse  entourées  d'enfants,  de  malades,  de  vieil- 
lards implorant  leur  aide.  Elles  ne  connaissent  jamais  la  jouis- 
sance d'un  parfait  repos.  C'est  à  cette  catégorie  de  femmes 
qu'appartenait  Mme  Hussell  Barter,  épouse  du  Révérend  Hussell 
Barter,  lequel  serait,  le  lendemain,  au  nombre  des  chasseurs, 
mais  n'assisterait  pas  aux  courses  de  mercredi. 

Son  autre  voisin  était  Gilbert  Foxleigh,   un  grand  homme 


LE    MANOIR.  717 

sec,  à  la  tête  longue  et  étroite,  aux  fortes  dents  blanches,  aux 
yeux  ardents  profondément  enfoncés  dans  l'orbite.  Il  descendait 
d'une  famille  de  hobereaux  de  la  région,  les  Foxleighs,  avait 
cinq  frères,  et  était  fort  recherché  par  les  propriétaires  de 
chasses  sous  bois  ou  de  poulains  à  demi  dressés,  quand,  pour 
parler  comme  Foxleigh  pourrait  faire,  «  pas  un  de  ces  bougres-là 
n'était  fichu  de  tirer  ou  de  monter  pour  s'amuser.  »  Il  n'y  avait 
pas  une  espèce  de  bête  à  poil  ou  à  plume  qu'il  ne  détruisit  avec 
une  habileté  qui  n'avait  d'égale  que  le  plaisir  qu'il  prenait  à 
la  détruire.  La  seule  chose  qu'on  put  lui  reprocher  était  l'insuf- 
fisance de  ses  revenus.  Il  était  le  cavalier  de  Mrae  Brandwhite, 
mais  lui  parlait  peu,  et  la  laissait  aux  soins  du  général  Pendyce, 
son  autre  voisin  de  table. 

S'il  était  né  un  an  avant  son  frère,  au  lieu  de  naître  un  an 
après,  Charles  Pendyce  aurait  été,  de  droit,  propriétaire  de 
Worsted  Skeynes,  et  Horace  aurait  embrassé  la  carrière  mili- 
taire. Quoi  qu'il  en  soit,  presque  sans  s'en  apercevoir,  il  était 
devenu  «  major-général,  »  et  avait  alors  pris  sa  retraite. 

Quant  au  troisième  frère,  s'il  s'était  décidé  à  venir  au 
monde,  il  aurait  appartenu  à  l'Eglise  où  l'attendait  une  cure  : 
mais  il  en  avait  décidé  autrement,  et  il  avait  bien  fallu  que  le 
bénéfice  passât  a  une  branche  collatérale. 

Vus  de  dos,  Horace  et  Charles  étaient  difficiles  à  distinguer.: 
Tous  deux  étaient  maigres  et  droits,  les  épaules  légèrement 
fuyantes,  mais  Charles  Pendyce  avait  les  cheveux  séparés  par 
une  raie  de  milieu  qui  descendait  jusqu'au  cou,  et  ses  jambes, 
quoique  encore  bonnes,  paraissaient  légèrement  fléchissantes.) 
Quand  on  les  voyait  de  face,  la  différence  était  plus  marquée, 
car  les  favoris  du  général  allaient  s'élargissant  jusqu'à  ce  qu'ils 
eussent  rejoint  la  moustache.  En  outre,  son  visage  et  son 
attitude  donnaient  une  impression  d'effacement  accepté  quoique 
à  regret,  celui  d'un  homme  qui  a,  toute  sa  vie,  fait  partie 
d'un  système  d'où  il  s'est  enfin  échappé  sans  avoir  nettement 
conscience  de  ce  qu'il  y  laisse,  mais  avec  un  vague  sentiment 
d'avoir  été  lésé. 

Il  ne  s'était  jamais  marié,  pensant  en  son  for  intérieur  que 
c'était  là  une  chose  complètement  inutile,  en  raison  de  cette 
avance  d'une  année  qu'avait  Horace  sur  lui,  et  il  vivait,  avec 
un  domestique,  tout  près  de  son  club,  dans  Pall  Mail. 

En  Lady  Malden,  à  qui  le  général  donnait  le  bras  pour  péné> 


118  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

trer  dans  la  salle  à  manger,  le  maître  de  Worsted  Skeynes  avait 
une  invitée  de  choix  :  fille  d'un  pasteur  de  campagne,  elle 
était  fameuse  par  les  thés  qu'elle  offrait  à  la  classe  ouvrière,  à 
Londres,  durant  la  saison.  Pas  un  des  prolétaires  conviés  à 
l'une  de  ces  réunions  qui  n'en  revînt  rempli  d'un  profond  respect 
pour  elle.  D'ailleurs,  ce  n'était  pas  une  femme  à  se  laisser 
jamais  manquer  de  respect.  Assise,  elle  était  à  son  avantage, 
étant  un  peu  courte  de  jambes.  Elle  avait  le  teint  frais,  la 
bouche  ferme,  un  peu  grande,  le  nez  régulier,  les  cheveux 
noirs.  Elle  parlait  d'un  ton  décidé  et  sans  afféterie.  C'est  à  elle 
que  son  mari,  sir  James,  devait  les  opinions  réactionnaires 
qu'il  professait  sur  le  féminisme. 

A  l'autre  bout  de  la  table,  l'honorable  Geoffrey  Winlow 
était  en  train  de  parler  à  son  hôtesse  des  pays  balkaniques  qu'il 
revenait  justement  de  visiter.  Il  avait  de  beaux  traits  réguliers, 
et  son  visage,  du  type  normand,  respirait  le  calme  et  l'énergie. 
Ses  manières  étaient  aisées  et  agréables  ;  mais  de  temps  à  autre, 
on  pouvait  discerner  qu'il  avait  des  opinions  parfaitement 
arrêtées  sur  lesquelles  il  n'acceptait  pas  volontiers  la  contradic- 
tion. 11  devait,  un  jour,  hériter,  à  la  Chambre  des  Lords,  du 
siège  de  son  père,  lord  Montrossor,  dont  le  château  se  trouvait  à 
Coldingham,  à  six  milles  de  th. 

Près  de  lui  était  assise  Mme  Pendyce.  Au-dessus  du  buffet,  à 
l'extrémité  de  la  pièce,  était  son  portrait  peint  par  un  artiste  à 
la  mode,  encore  ressemblant  après  vingt  années.  Elle  n'était 
plus  jeune,  sans  être  encore  une  vieille  femme  :  elle  s'était  ma- 
riée à  dix-neuf  ans  et  n'en  avait  encore  que  cinquante-deux. 
Sous  une  chevelure  qui  commençait  a  grisonner,  elle  avait  le 
visage  long  et  pâle,  avec  des  sourcils  noirs  arqués.  Ses  yeux, 
d'un  gris  sombre,  paraissaient  presque  noirs,  lorsque,  sous 
l'influence  d'une  émotion,  ses  pupilles  se  dilataient.  Ses  lèvres 
étaient  légèrement  entr'ouvertes,  et,  tout  comme  les  yeux,  don- 
naient au  visage  une  expression  assez  touchante  de  noblesse 
d'àme  et  de  confiance  en  l'avenir.  C'était  la  marque  de  ce  sen- 
timent, inné  en  elle,  qu'elle  n'avait  pas  à  désirer  les  biens  de  ce 
monde,  parce  qu'elle  savait  instinctivement  qu'elle  les  possédait 
déjà.  A  un  «  je  ne  sais  quoi  »  et  aussi  à  la  transparence  de 
ses  mains  allongées,  on  reconnaissait  une  Totteridge.  Sa  parole 
un  peu  lente  et  une  intonation  particulière,  mais  non  désa- 
gréable, ainsi  que  l'habitude  d'avoir  les  paupières  impercepti- 


LE    MANOIR.  719 

blement  baissées,  confirmaient  cette  impression.  Sur  sa  poitrine, 
où  battait  le  cœur  d'une  grande  dame,  s'étalait  une  merveil- 
leuse dentelle  ancienne. 

De  l'autre  côté,  à  ce  même  bout  de  table,  sir  James  Malden 
et  Bee  Pendyce,  la  fille  aînée,  s'entretenaient  de  chevaux  et  de 
chasse  :  Bee  parlait  rarement  d'autre  chose.  Agréable  de  visage, 
elle  n'était  pas  vraiment  jolie.  Et  elle  semblait  tellement  en 
avoir  conscience  qu'elle  était  timide  et  toujours  aux  petits  soins 
pour  les  autres. 

Sir  James  appartenait  à  une  vieille  famille  du  Kent  qui  avait 
émigré  dans  le  Comté  de  Cambridge.  Il  était  juge  de  paix,  colo- 
nel de  la  Yeomanry,  soutien  convaincu  de  l'Eglise  et  l'épou- 
vantai! des  braconniers.  Sous  l'influence  de  sa  femme,  qu'il 
craignait  un  peu,  il  professait,  avons-nous  dit,  des  opinions 
réactionnaires. 

De  l'autre  côté  de  Miss  Pendyce  était  assis  le  Révérend 
Hussel  Barter.  Le  pasteur  de  Worsted  Skeynes  n'était  pas  de 
haute  stature,  et  l'effort  cérébral  l'avait  rendu  un  peu  chauve. 
Son  visage  large  et  plein,  du  front  jusqu'au  menton,  était 
rasé  de  près,  et  rappelait  certains  portraits  du  xvme  siècle  : 
joues  rebondies  et  plissées,  lèvre  inférieure  tombante,  les  yeux 
clairs  et  à  fleur  de  tête  sous  des  sourcils  saillants.  Toute  sa 
personne  respirait  l'autorité,  et,  dans  la  façon  dont  il  scandait 
ses  mots,  on  reconnaissait  une  longue  habitude  de  la  chaire. 
L'incertitude,  l'hésitation,  la  tolérance  n'étaient  pas  son  fait 
Beau  joueur  de  cricket,  meilleur  pêcheur,  tireur  habile  (bien 
que,  comme  il  le  disait,  il  ne  pût  trouver  le  temps  de  chasser), 
sa  parole  rude  et  joviale  l'avait  rendu  populaire  parmi  ses 
paroissiens.  Tout  en  se  défendant  d'intervenir  dans  les  questions 
temporelles,  il  surveillait, d'un  point  de  vue  marqué  au  coin  du 
bon  sens,  les  tendances  poétiques  de  ses  ouailles,  et  il  les 
encourageait  tout  particulièrement  à  soutenir  l'ordre  de  choses 
existant,  savoir  :  l'Empire  britannique  et  l'Eglise  anglicane.  Sa 
voisine  de  table  était  Norah,  la  plus  jeune  des  filles  Pendyce,  le 
visage  rond  et  franc,  d'allure  plus  décidée  que  sa  sœur  Bee. 

A  sa  droite  était  assis  son  frère  George,  le  fils  aine.  De 
taille  moyenne,  George  avait  le  teint  coloré,  la  mâchoire  épaisse, 
des  yeux  de  couleur  grise.  Les  cheveux  bruns,  soigneusement 
brossés,  un  peu  clairsemés  au  sommet  de  la  tête,  avaient  ce 
luisant  particulier  aux  gens  des  villes.  La  mise  d'une  correction 


720 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


parfaite,  sans  rien  pour  tirer  l'œil,  faisait  de  lui  le  type  do 
l'élégant  que  l'on  rencontre  dans  Piccadilly,  à  toute  heure  du 
jour  et  de  la  nuit.  On  avait  d'abord  voulu  le  faire  entrer  dans  la 
Garde,  mais  il  avait  échoué  à  l'examen,  à  cause  de  sa  mauvaise 
orthographe.  S'il  avait  clé  son  frère  cadet  Gerald,  il  n'aurait  pro- 
bablement pas  failli  à  la  tradition  des  Pendyce  et  serait  entré 
d'emblée  dans  l'armée.  Et  il  se  peut  que  Gerald — actuellement 
capitaine  Pendyce,  —  s'il  eût  été  l'aîné,  eût  échoué,  lui  aussi. 

Avec  la  pension  de  six  cents  livres  que  lui  faisait  son  père, 
George  vivait  à  Londres,  à  son  club,  où  il  passait  la  plus  grande 
partie  de  son  temps  à  feuilleter  le  «  Guide  des  Courses  »  de  Ruff. 

Après  avoir  longtemps  tenu  ses*  yeux  fixés  sur  le  menu, 
il  jeta  un  regard  furtif  autour  de  lui.  Hélène  Bellew  était  en 
train  de  causer  avec  son  père,  sa  blanche  épaule  tournée  dé 
côté.  Quoique  George  se  fit  un  point  d'honneur  d'observer 
une  absolue  discrétion,  son  visage  n'en  trahissait  pas  moins 
la  violence  de  ses  sentiments  pour  sa  voisine.  A  vrai  dire, 
celle-ci  justifiait  l'opinion  des  gens  qui  jugeaient  que,  dans 
la  situation  où  elle  était,  elle  était  vraiment  trop  désirable. 
Elle  était  grande  et  souple,  et  maintenant  qu'elle  ne  chassait 
plus,  sa  taille  s'arrondissait.  Ses  cheveux  relevés  en  torsades 
vaporeuses  sur  un  front  bas  et  large,  avaient  un  reflet 
particulièrement  doux.  Les  yeux  étaient  magnifiques,  gris 
d'acier,  parfois  presque  verts,  dans  l'enchâssement  de  leurs  cils 
noirs,  extraordinairement  vivants.  Aux  lèvres  un  soupçon  de 
sensualité. 

Cela  durait  depuis  le  commencement  de  l'été,  et  George  ne 
savait  encore  où  il  en  était.  Parfois  elle  semblait  éprise  de  lui, 
et,  à  d'autres  momenls,  elle  le  traitait  comme  s'il  ne  dût  jamais 
avoir  aucune  chance  de  s'en  faire  aimer.  Ce  qui  n'avait  d'abord 
été. qu'un  jeu  était  devenu  un  sentiment  profond.  Dès  lors,  il 
avait  perdu  cette  agréable  insouciance  qui  est  le  charme  de  l'exis- 
tence :  il  n'avait  plus  de  pensées  que  pour  Hélène  Bellew.  Était- 
elle  une  de  ces  femmes  qui  ne  peuvent  vivre  sans  l'admiration 
masculine  mais  ne  donnent  rien  en  échange?  Se  contentait-elle 
d'attendre  que  son  empire  fût  bien  définitivement  établi?  Cent 
fois  il  avait  essayé  de  résoudre  l'énigme  durant  ses  longues 
insomnies.  Pour  George  Pendyce,  homme  du  monde,  ayant 
pour  devise  :  «  Vivre  et  s'amuser,  »  il  y  avait  quelque  chose  de 
tragique  dans  cette  passion   qui  ne  le  quittait  pas,  dont  il  ne 


LE    MANOIR.  721 

pouvait  écarter  l'obsession,  et  dont  il  no  prévoyait  pas  la  fin.  Il 
connaissait  déjà  Mme  Bellew  quand  elle  habitait  «  les  Pins,  »  et 
l'avait  souvent  rencontrée  à  la  chasse;  mais  ce  n'était  que  l'été 
pre'cédent  qu'il  s'était  mis  à  l'aimer,  brusquement,  après  avoir 
«  flirté  »  avec  elle,  dans  un  bal. 

Un  homme  du  monde  ne  s'attarde  pas  à  s'analyser  lui- 
même  :  il  accepte  son  sort  avec  une  touchante  simplicité.  Il  a 
faim,  il  faut  qu'il  mange;  il  a  soif,  il  faut  qu'il  boive.  Pour- 
quoi a-t-il  faim-ou  soif?  Ce  sont  là  des  questions  oiseuses.  Aussi 
George  ne  s'occupait-il  guère  du  côté  moral  de  la  situation. 
Qu'il  s'agit  d'une  femme  mariée,  séparée  de  son  mari,  sa  cons- 
cience n'en  était  pas  troublée.  Quelles  pourraient  être  les  consé- 
quences de  l'aventure?  encore  qu'il  y  eût  plus  d'un  point  noir 
à  l'horizon,  il  laissait  a  l'avenir  le  soin  d'en  décider.  Son  seul 
souci,  beaucoup  plus  proche  et  plus  réel,  était  de  se  sentir  aller 
à  la  dérive  sans  pouvoir  résister,  entraîné  par  un  courant  si 
fort  qu'il  n'arrivait  pas  à  reprendre  pied. 

—  Mauvaise  affaire,  terrible  pour  les  Sweetenham,  l'obli- 
gation pour  ce  jeune  homme  de  quitter  l'armée.  A  quoi  pouvait 
bien  penser  le  père?  Comment  ne  connaissait-il  pas  les  senti- 
ments de  son  fils?  Bethany  était  seul  à  ne  pas  être  au  courant. 
Sans  aucun  doute,  la  faute  est  toute  à  Lady  Rose,  disait  M.  Peu- 
dyce. 

Mme  Bellew  sourit  : 

—  Mes  sympathies  vont  toutes  à  Lady  Rose.  Et  vous,  George, 
quel  est  votre  avis? 

George  fronça  lé  sourcil  : 

—  J'ai  toujours  pensé,  fît-il,  que  Bethany  était  un  imbécile  1 

—  George,  dit  M.  Pendyce,  est  immoral.  'Tous  les  jeunes 
gens  sont  immoraux.  Je  m'en  aperçois  de  plus;  en  plus...  Quel 
dommage  que  vous  ne  chassiez  plus!  Vous  "vivez  à  Londres. 
Londres  gâte  tout  le  monde.  On  ne  s'intéresse  plus  autant  qu'au- 
trefois à  la  chasse  et  à  l'agriculture.  Tenez,  voilà  George  :  il  n'y 
a  pas  moyen  de  le  garder  ici.  Ce  n'est  pas  que  je  sois  partisan  de 
tenir  les  jeunes  gens  en  laisse.  Il  faut  que  jeunesse  se  passe  ! 

Ayant  émis  cet  aphorisme,  le  maître  de  céans  reprit  son 
couteau  et  sa  fourchette. 

Hélène  tint  les  yeux  fixés  sur  son  assiette,  avec  un  léger 
sourire  aux  lèvres;  lui,  la  même  expression  passionnée  sur  le 
visage  promena  ses  regards  de  son  père  à  Mm?  Bellew,  et  de 

tome  lviii.  —  1920.  46 


722  REVISE  DES  DEUX  MONDES. 

Mnie  Bellew  à  sa  mère.  Et  comme  si,  à  travers  cette  double  rangée 
de  visages,  de  fruits  et  de  fleurs,  un  courant  magnétique  se  fût 
frayé  un  chemin,  Mrae  Pendyce  fit  un  petit  signe  amical  àson  fils. 

II.   —  LA   CHASSE 

C'était  l'heure  du  petit  déjeuner.  A  un  bout  de  la  table, 
M.  Pendyce  mangeait  méthodiquement.  Il  parlait  peu,  comme 
il  convient  à  un  ho  nrime  qui  vient  de  lire  les  prières  en  famille. 

A  l'autre  extrémité  de  la  table,  derrière  une  théière  d'argent 
d'où  s'échappait  une  odorante  vapeur,  se  tenait  Mme  Pendyce. 
Ses  mains  ne  cessaient  de  s'agiter  au  milieu  des  tasses.  Un 
moment,  elle  s'arrêta  et  ses  regards  posés  sur  Mme  Bellew  sem- 
blèrent dire  :  «  Vous  êtes  charmante,  ce  matin!  »  Puis,  s'em- 
parant  de  la  pince   à  sucre,  elle  se  remit  à  sa  besogne. 

Sur  le  long  buflèt  recouvert  d'une  nappe  blanche,  s'ali- 
gnait une  longue  file  de  viandes,  que  terminait  un  énorme  pâté 
de  gibier,  entai  né  par  une  incision  triangulaire;  à  l'autre 
extrémité,  sur  deiux  plats  ovales,  reposaient  quatre  perdreaux 
froids,  plus  ou  moins  déchiquetés.  Une  corbeille  d'argent  ajouré 
contenait  trois  grappes  de  raisin  noir  et  une  de  raisin  blanc, 
ainsi  que  des  ciseaux  à  raisin  en  argent,  qui  avaient  jadis 
appartenu  à  un  T.otteridge  et  en  portaient  le  blason. 

Il  n'y  avait  pas  de  domestique  dans  la  pièce.  De  temps  en 
temps,  un  des  convives  se  levait  de  table,  et,  serviette  en 
main,  demandait  à  une  des  dames  : 

—  Puis-je  vous  offrir  quelque  chose? 

Et,  sur  le  refqs  qu'il  recevait,  il  s'en  allait  au  buffet  remplir 
sa  propre  assiette.  Trois  chiens,  deux  fox-terriers  et  un  skye 
décrépit,  tournaient  d'un  air  inquiet  autour  delà  table  en  flairant 
les  serviettes  des  visiteurs.  Du  brouhaha  des  conversations  se 
détachaient  des  phrases  comme  celles-ci  :  «  Étonnant,  le  poste 
près  du  bois!  Vous  rappelez-vous,  Jetty,  cette  bécasse  qui  est 
partie  devant  vous  l'an  dernier,  comme  une  fusée?  »  «  Dick! 
Dick!  vilaine  bète!  ici,  et  faites  vos  tours.  Hopl  Hop!  Voilà  qui 
est  bien,  Dick.  » 

Sous  les  jambes  de  M.  Pendyce,  ou  près  de  sa  chaise,  d'où  il 
pouvait  voir  passer  les  plats,  se  tenait  son  épagneul  John  :  de 
temps  à  autre,  M.  Pendyce  prenait  un  morceau  entre  le  pouce 
et  l'index  et  le  lui  jetait. 


LE    MANOIR.  7*23 

Cependant  Mme  Pendyce,  les  sourcils  relevés,  regardant 
anxieusement  d'un  bout  à  l'autre  de  la  table,  murmurait  : 

—  Une  autre  tasse,  chère  amie?  Avez-vous  du  sucre? 
Quand  le  repas  fut  fini,  il  y  eut  un   silence. 

—  Vous  avez  encore  un  quart  d'heure,  Messieurs,  annonça 
M.  Pendyce,  nous  partons  à  dix  heures  quinze. 

M"1*  Pendyce,  qui  était  restée  assise,  eut  un  vague  sourire 
et,  se  tournant  vers  son  fils  : 

—  George,  dit-elle,  as-tu  des  nouvelles  de  ton  cheval,  ce 
matin? 

—  Oui,  Blacksmith  dit  qu'il  est  en  pleine  forme. 

—  Je  voudrais  tant  qu'il  te  gagne  cette  course  !  Ton  oncle 
Hubert  a  perdu,  une  fois,  quatre  mille  livres,  dans  le  prix  de 
Rutlandshire.  Gomme  je  suis  contente  que  tu  ne  paries  pas, 
mon  cher  enfant! 

—  Mais  si,  ma  chère  mère,  je  parie  ! 

—  Ah!  George,  surtout,  n'en  dis  rien  à  ton  père;  il  est 
comme  tous  les  Pendyces,  il  ne  peut  supporter  l'idée  d'un  risque 
d'argent. 

Mme  Pendyce  baissa  les  yeux,  rougit,  puis  relevant  les  yeux 
vers  sou  fils,  elle  dit  rapidement  : 

—  George,  j'aimerais  faire  un  tout  petit  pari  sur  ton  cheval  : 
une  livre,  par  exemple. 

Les  principes  de  George  Pendyce .  lui  défendaient  toute 
marque  d'émotion.  Il  se  contenta  de  sourire. 

—  Très  bien,  ma  chère  mère.  Je  parierai  pour  vous.  Ce  sera 
à  peu  près  du  huit  contre  un. 

—  Cola  veut  dire  que  s'il  gagne,  je  toucherai  huit  livres? 
George  fit  un  signe  affirmatif. 

Mme  Pendyce  ajouta  : 

—  Je  pourrais  bien  mettre  deux  livres;  une  livre,  c'est  si 
peu  de  chose,  et  je  désire  tant  le  voir  gagner!  Hélène  n'est-elle 
pas  divinement  belle,  ce  matin? 

George  tourna  la  tète  pour  cacher  le  rouge  qui  lui  montait 
au  visage. 

—  Elle  a  en  effet  très  bonne  mine. 

Mme  Pendyce  le  regarda  avec  un  léger  soupçon  de  moquerie  : 

—  Il  ne  faut  pas  que  je  te  retienne,  mon  chéri,  tu  serais  en 
retard  pour  la  chasse. 

11.   Pendyce,    chasseur  de  la  vieille   école,    qui   conservait 


724 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


encore  des  chiens  d'arrêt  dont  il  lui  était  impossible  de  se  ser- 
vir, était  nettement  hostile  à  l'emploi  de  deux  fusils  par  chasseur. 

—  Quiconque,  disait-il,  veut  chasser,  doit  le  faire  avec  un 
seul  fusil,  ainsi  que  le  faisait  mon  père  avant  moi;  et  je  lui  pro- 
mets une  belle  journée. 

Il  avait  la  passion  des  oiseaux.  C'était  sa  marotte  :  il  collec- 
tionnait les  spécimens  des  espèces  qui  sont  menacées  de  destruc- 
tion totale.  Il  lui  semblait  que,  de  cette  façon,  il  leur  rendait, 
service  et  défendait,  pour  ainsi  dire,  leur  cause  contre  une 
société  qui  serait  bientôt  dans  l'impossibilité  de  les  contempler 
vivants.  Et  il  souhaitait  que  sa  collection  devint  partie  inté- 
grante du  domaine  et  passât  en  héritage  à  son  fils,  puis,  après 
sa  mort,  au  fils  de  son  fils. 

M.  Pendyce  apportait  à  ses  préparatifs  de  chasse  une  pré- 
cision méticuleuse.  On  plaçait  dans  un  chapeau  de  petits  carrés 
de  papier  portant  les  noms  des  «  fusils  »  et  on  les  tirait  au  sort. 
C'était  là  un  soin  que  M.  Pendyce  ne  laissait  à  personne.  Puis, 
derrière  l'aile  droite  de  la  maison,  il  passait  en  revue  les  rabat- 
teurs qui,  un  long  bâton  à  la  main  et  le  visage  immobile,  quit- 
taient ensuite  la  cour  en  défilant  un  à  un  devant  lui. 

Cinq  minutes  d'instructions  au  garde-chasse,  et  les  invités 
partaient  à  leur  tour,  chacun  portant  son  fusil,  et  muni  d'une 
provision  de  cartouches  suffisante  pour  la  première  battue,  à 
l'ancienne  mode. 

Sous  les  rayons  du  soleil,  la  lourde  rosée  s'évaporait,  for- 
mant un  brouillard  lumineux  qui  flottait  au-dessus  de  l'herbe; 
les  grives  sautillaient,  couraient  et  se  cachaient,  tandis  qu'à  la 
cime  des  vieux  ormes,  les  corbeaux  croassaient  en  paix.  George 
flânait  en  arrière,  les  mains  dans  les  poches,  jouissant  du 
calme  reposant  de  la  journée,  que  troublait  seul  le  doux  gazouillis 
des  oiseaux,  chœur  clair  et  harmonieux  de  cette  vie  sauvage. 
Le  Squire,  vêtu  d'un  complet,  dont  la  teinte  avait  été  soigneu- 
sement étudiée  pour  qu'il  échappât  à  la  vue  des  oiseaux,  de 
guêtres  de  cuir  et  d'un  casque  de  drap  de  son  invention,  tout 
percé  de  trous  d'aération,  vint  retrouver  son  fils.  Son  épagneul 
John,  dont  le  flair  pour  les  oiseaux  rares  égalait  presque  la 
passion  de  son  maître,  le  rejoignit  aussi. 

—  Là  où  tu  es,  George,  dit-il,  tu  auras  la  chance  d'un 
beau  coup  de  fusil  sur  un  oiseau  en  plein  vol. 

George  lâta  du  pied  le  terrain,  souffla  sur  son  canon  pour 


LE    MANOIR.  72o 

en  chasser  un  grain  de  poussière,  et  l'odeur  de  l'huile  fit  passer 
un  frisson  d'aise  dans  ses  veines. 

Tout  était  oublié,  môme  Hélène  Bellew.  Soudain,  de  grands 
cris,  au  loin,  rompirent  le  silence  :  un  faisan  mâle,  au  plumage 
chatoyant  sous  le  soleil,  au  vol  bas,  jaillit  brusquement  des 
taillis  verts  et  dorés,  fit  un  crochet  à  droite  et  disparut  dans  les 
broussailles.  Puis  quelques  pigeons  passèrent  à  tire  d'aile,  à  une 
grande  hauteur.  Le  fracas  des  bâtons  que  l'on  cogne  aux  arbres 
commença  et,  bientôt,  avec  un  bruit  irrégulier  de  vol  préci- 
pité, un  faisan  vint  en  droite  ligne  sur  lui.)  George  visa  et  tira. 
L'oiseau  s'arrêta  au  milieu  de  sa  course,  eut  un  soubresaut,  et 
tomba  lourdement,  la  tête  en  avant,  dans  les  mottes  d'herbe. 
Un  sourire  de  contentement  passa  sur  les  lèvres  de  George.  La 
joie  de  vivre  lui  emplissait  le  cœur. 

A  la  chasse,  le  Squire  avait  l'habitude  d'enregistrer  menta- 
lement ses  impressions.  Il  notait  avec  soin  ceux  qui  manquaient 
leur  coup,  ceux  qui  touchaient  les  oiseaux  par  derrière  et  dimi- 
nuaient ainsi  leur  valeur  marchande,  ou  encore  ceux  qui  se 
contentaient  de  blesser  un  lièvre  à  la  patte,  ce  qui  fait  crier 
l'animal  comme  un  enfant  qu'on  torture,  et  impressionne 
désagréablement  les  chasseurs.  Il  n'oubliait  pas  ceux  qui,  trop 
ambitieux,  réclamaient  comme  leurs  des  bêtes  qu'ils  n'avaient 
pas  tuées,  ou  vantaient  d'avance  le  carnage  qu'ils  feraient  à  la 
prochaine  battue,  ou,  trop  fréquemment,  «  soufflaient  »  un 
coup  de  fusil  à  un  voisin  considérable,  ou  enfin  mettaient  trop 
souvent  du  plomb  dans  les  jambes  des  rabatteurs.  Et  il  suppu- 
tait à  part  lui  le  plaisir  de  procurer  à  tous  une  bonne  journée 
de  sport,  car  au  fond,  c'était  un  brave  homme. 

Le  soleil  était  couché  depuis  longtemps  derrière  le  bois  atte- 
nant au  château,  que  les  chasseurs  étaient  encore  à  leur  poste 
pour  la  battue  finale  de  la  journée.  De  la  maisonnette  du  garde 
montait  un  filet  de  fumée  que  la  brise  dispersait.  On  n'enten- 
dait d'autre  bruit  que  ce  faible  écho  de  lointains  appels  de 
gens,  d'oiseaux  ou  de  bêtes  de  tout  poil,  qui  ne  cesse  jamais,  le 
soir,  à  la  campagne. 

Dans  l'air,  quelques  pigeons  effrayés  continuaient  à  tracer 
de  longs  cercles.  Aucune  autre  apparence  de  vie,  mais  un  der- 
nier rayon  de  soleil  vint  illuminer  un  des  côtés  du  bois,  et  sous 
son  éclat,  le  feuillage  s'embrasa  et  le  fourré  tout  entier  prit  un 
aspect  féerique. 


72ti  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


IH.  —   L  HEURE   BENIE 

C'était  entre  le  thé  et  le  dîner,  à  l'heure  où  l'aine  du  châ- 
teau, consciente  de  sa  force,  s'assoupit  a  demi. 

Après  s'être  baigné  et  changé,  George  Pendyce  passa  dans  le 
fumoir,  tenant  a  la  main  le  carnet  où  il  inscrivait  ses  paris. 
Dans  un  coin  garni  de  livres,  derrière  un  haut  paravent  de 
cuir,  à  l'abri  des  courants  d'air,  il  s'assit  dans  un  fauteuil,  et 
bientôt  sommeilla. 

Les  jambes  croisées,  le  menton  appuyé  sur  sa  main,  ses  jolis 
traits  détendus,  il  répandait  un  parfum  de  savon,  comme  si, 
en  cet  état  de  paix  parfaite,  son  âme  exhalait  son  odeur  natu- 
relle. Et  dans  sa  torpeur,  côtoyant  le  royaume  des  rêves, 
flottaient  ces  vagues  impulsions  chevaleresques  et  sentimentales, 
qui  résultent  du  bien-être  physique  ressenti  après  une  longue 
journée  de  plein  air,  et  de  cette  sécurité  éprouvée  lorsqu'on  est 
à  l'abri  de  tout  ennui  et  de  tout  danger.  Un  bruit  de  voix  le 
réveilla. 

—  George  ne  tire  pas  mal  I 

—  Il  a  été  au-dessous  de  tout  la  dernière  fois.  Mme  Bellew 
était  avec  lui.  Ils  arrivaient  sur  la  bête,  serrés,  mais  il  n'a  pas 
touché  une  plume. 

C'était  la  voix  de  Winlow.  Après  un  silence,  il  reconnut 
celle  de  Thomas  Brandwhite  : 

—  Quelle  erreur  d'emmener  les  femmes  à  la  chasse  I  disait-il. 
Pour  ma  part,  je  n'en  prends  jamais  avec  moi.  Qu'en  pensez- vous, 
Sir  James? 

—  Mauvais  principe  !  Très  mauvais  ! 

Un  éclat  de  rire  de  Thomas  Brandwhite,  et  puis  : 

—  Ce  Bellew  est  un  toqué.  Dans  le  pays  on  l'appelle 
«  l'exalté  ».  11  boit  comme  un  tonneau  et  monte  à  cheval 
comme  le  diable  lui-même.  D'ailleurs,  elle  monte  aussi  admi- 
rablement I  J'ai  remarqué  qu'il  y  a  toujours  un  eouple  comme 
cela  dans  toute  partie  de  chasse.  L'avez-vous  déjà  vu,  lui? 
Mince,  les  épaules  hautes,  le  visage  pâle,  de  petits  yeux  noirs  et 
une  moustache  rousse. 

—  Elle  est  encore  jeune? 

—  Trente  à  trente-deux  ans. 

—  Pourquoi  ne  se  sont-ils  pas  accordés? 


LE    MANOIR.  727 

—  C'est  l'histoire  du  pot  de  fer  et  du  pot  de  terre,  répondit 
Brandwhite,  en  frottant  une  allumette. 

—  Il  est  facile  de  voir  qu'elle  a  besoin  d'être  adulée.  Et 
cela  mène  loin  les  femmes! 

Winlow  reprit  de  sa  voix  placide  : 

—  Ils  ont  eu,  je  crois,  un  enfant  qui  est  mort.  Et  après 
cela...  j'ai  entendu  parler  d'une  histoire...  mais  on  ne  sait  jamais 
le  fin  mot  des  choses.  En  tout  cas,  Bellew  a  quitté  son  régiment 
peu  après.  A  cause  d'elle,  paraît-il.  Humeur  fantasque  :  elle 
aime  patiner  sur  la  glace  à  peine  prise,  en  s'appuyant  sur  le 
bras  d'un  homme.  Si  le  pauvre  diable  pèse  plus  qu'elle,  il  enfonce. 

—  Elle  me  rappelle  son  père,  le  vieux  Cheriton.  Je  l'ai 
connu  au  club.  Il  était  de  la  vieille  école.  Il  épousa  sa  seconde 
femme  à  soixante  ans  et,  à  quatre-vingts,  il  l'enterrait.  Il  a  eu 
plus  d'enfants  naturels  qu'aucun  autre  habitant  du  comté.  Je 
l'ai  vu  jouer  à  deux  francs  le  point  la  semaine  d'avant  sa  mort. 
C'est  dans  le  sang.  Que  vaut  George  auprès  de  lui?...  Ah!  ah! 

—  Il  n'y  a  pas  de  quoi  rire,  Brandwhite. 

—  Nous  avons  le  temps  de  faire  cent  points  avant  le  diner, 
si  vous  voulez,  Winlow? 

Un  bruit  de  chaises  qu'on  repousse,  des  pas  qui  s'éloignent, 
une  porte  qu'on  referme  :  George,  le  visage  bouleversé,  était  de 
nouveau  seul.  Adieu,  les  vagues  aspirations  chevaleresques  et 
sentimentales!  Adieu,  le  sentiment  de  bien-être  et  de  sécurité!  Il 
se  leva,  et  se  mit  à  aller  et  venir  sur  la  peau  de  tigre  qui  était 
devant  le  feu.  Il  alluma  une  cigarette  et  la  jeta  pour  en  rallumer 
une  autre. 

«  Patiner  sur  la  glace  à  peine  prise  !  »  Voilà  qui  n'était  pas 
pour  l'arrêter!  Leur  bavardage,  leur  persiflage  ne  serviraient 
qu'à  précipiter  les  événements! 

Il  jeta  la  seconde  cigarette. 

Il  n'avait  pas  pour  habitude  d'aller  au  salon  à  cette  heure  de 
la  journée;  il  s'y  rendit  cependant.  Ayant  ouvert  la  porte  avec 
précaution,  il  vit  dans  la  grande  et  confortable  pièce  qu'éclai- 
raient de  hautes  lampes  à  huile,  Mme  Bellew,  assise  au  piano, 
en  train  de  chanter.  Le  service  à  thé  était  encore  sur  une  table, 
à  un  bout  de  la  salle,  mais  tout  le  monde  avait  fini  de  boire. 
Dans  l'embrasure  de  la  fenêtre,  le  général  Pendyce  et  Bee 
jouaient  aux  échecs.  Au  centre,  près  d'une  des  lampes,  lady 
Winlow,  Mme  Malden  et  Mrae  Brandwhite  étaient  groupées,  le 


728  REVUE  DÈS  DEUX  MONDES. 

visage  tourné  vers  le  piano,  avec  une  expression  de  surprise,  qui 
semblait  signifier  :  «  Nous  avions  une  conversation  intéressante, 
pourquoi  est-on  venu  l'interrompre?  » 

Devant  le  feu,  Gérald  Pendyce  allongeait  ses  grandes  jambes. 
Un  peu  à  l'écart,  ses  yeux  noirs  fixés  sur  la  chanteuse,  était 
assise  Mme  Pendyce,  un  travail  de  broderie  sur  les  genoux,  et 
près  d'elle,  couché  sur  le  bas  de  sa  robe,  Roy,  le  vieux  skye 
terrier. 

Si  j'avais  pu  prévoir,  avant  dé  te  connaître, 
Que  ta  conquête,  Amour,  coûtât  tant  de  tourments, 
Dans  un  coffret  d'or  pur,  le  faisant  disparaître, 
J'aurais  fixé  mon  cœur  d'une  épingle  d'argent. 
L'amour  est  un  plaisir,  mais  hélas  éphémère! 

Le  temps  épuise  sa  chaleur. 
Comme  le  soleil  boit  la  rosée  de  la  terre, 

Il  s'évanouit  dans  les  pleurs  1 

George  entendit  cette  dernière  strophe.  Il  n'était  guère 
connaisseur  en  musique  ;  pourtant  il  fut  pris  d'une  soudaine 
émotion,  qu'il  s'empressa  de  dissimuler  avec  soin. 

On  entendit  au  centre  de  la  pièce  un  léger  murmure,  tandis 
que  de  sa  place,  près  du  foyer,  Gérald  cria  tout  haut  :  «  Bravo! 
c'est  superbe  1  » 

Du  côté  de  la  fenêtre,  la  voix  du  général  Pendyce  retentit  : 

((  Echec!  » 

Et  Mme  Pendyce,  reprenant  sa  broderie  sur  laquelle  elle  avait 
laissé  tomber  une  larme,  dit  doucement  : 

—  B^avo  !  c'est  charmant  ! 

Mme  Bellew  quitta  le  piano  et  vint  s'asseoir  auprès  d'elle. 
George  se  dirigea  vers  la  fenêtre.  Il  ne  pratiquait  pas  le  jeu 
d'échecs,  et  en  détestait  jusqu'à  la  vue;  mais  de  cet  endroit,  il 
pouvait,  sans  attirer  l'attention,  contempler  à  son  aise  Mme  Bellew. 
L'atmosphère  était  lourde  :  une  forte  odeur  de  bois  de  cèdre 
montait  de  la  cheminée.  La  voix  de  sa  mère  et  de  Mme  Bellew 
engagées  dans  une  conversation  qu'il  ne  pouvait  entendre,  celle 
de  Lady  Malden,  de  Mrae  Brandwhite  et  de  Gérald  bavardant 
sur  le  compte  du  prochain,  tout  cela  se  fondait  en  un  mur- 
mure discret  et  assoupissant,  sur  lequel  tranchaient  de  temps  à 
autre  la  voix  du  général  Pendyce  s'exclamant  :  «  Echec  !  »  et 
celle  de  Bee  ripostant  :  «  Oh!  mon  oncle  !  » 

Un  sentiment  de  rage  monta  au  cœur  de  George.  Pourquoi 


LE    MANOIR.  729 

étaient-ils  tous  si  tranquilles  et  sans  soucis,  tandis  que  ce  feu 
perpétuel  lui  brûlait  le  cœur?  Et  ses  yeux  inquiets  se  fixèrent 
sur  celle  qui  le  faisait  ainsi  languir.  Il  s'approcha  de  sa  mère  : 

—  Maman,  laissez-moi  voir  cela. 

Mme  Pendyce  se  redressa  sur  sa  chaise  et  lui  tendit  son  tra- 
vail, avec  un  sourire  à  la  fois  surpris  et  joyeux  : 

—  Mon  cher  enfant,  tu  n'y  comprendras  goutte.  (Test  un 
empiècement  pour  ma  robe  neuve. 

George  le  prit.  Il  n'y  entendait  rien,  mais  tandis  qu'il  le 
tournait  et  le  retournait,  il  respirait  le  parfum  de  la  femme 
qu'il  aimait.  En  se  penchant  au-dessus  de  la  broderie,  il  toucha 
l'épaule  de  Mme  Bellew,  et  loin  qu'elle  se  retirât,  une  imper- 
ceptible pression  sembla  répondre  à  la  sienne.  La  voix  de  sa 
mère  le  rappela  à  la  réalité.  Il  lui  rendit  la  broderie,  qu'elle 
reçut  avec  un  regard  de  gratitude.  C'était  la  première  fois  qu'il 
eût  jamais  paru  s'intéresser  à  ce  qu'elle  faisait. 

Mme  Bellew  avait  pris  un  écran  en  feuilles  de  palmier  pour  se 
garantir  le  visage  du  feu.  Elle  dit  lentement  : 

—  Si  nous  gagnons  demain,  je  vous  broderai  quelque  chose, 
George. 

—  Et  si  nous  perdons? 

Elle  leva  les  yeux  sur  lui,  et  involontairement  il  se  déplaça 
pour  que  sa  mère  ne  s'aperçût  pas  de  leur  émotion  réciproque. 

—  Si  nous  perdons,  dit-elle,  je  rentrerai  sous  terre.  Il 
fout  que  nous  gagnions,  George. 

Il  eut  un  petit  rire  gêné  et  lança  un  regard  rapide  vers  sa 
mère.  Mme  Pendyce  s'était  remise  à  tirer  régulièrement  l'aiguille, 
mais  son  visage  était  anxieux. 

—  Cette  romance  que  vous  nous  avez  chantée  tout  à  l'heure 
me  poursuit,  ma  chère  Hélène,  dit-elle. 

Mme  Bellew  répondit  : 

—  Les  paroles  sont  si  vraies,  n'est-ce  pas? 

George  sentit  qu'elle  avait  les  yeux  fixés  sur  lui,  et  il  essaya 
de  la  regarder,  mais  ces  yeux  qui,  tour  à  tour,  souriaient  et 
menaçaient,  semblaient  le  tourner  et  le  retourner,  comme  il 
avait  tout  à  l'heure  tourné  et  retourné  la  broderie  de  sa  mère. 

Et  de  nouveau  le  visage  de  M"'e  Pendyce  reflétait  l'inquiétude. 


730  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


IV.    —  L'HEUREUX   TERRAIN   DE  COURSES 

De  tous  les  endroits  où,  par  un  judicieux  mélange  de  coups  de 
cravache  et  d'éperon,  d'avoine  et  de  whisky,  on  entraîne  les 
chevaux  à  placer  une  jambe  devant  l'autre  avec  une  rapidité 
absolument  inutile,  à  seule  fin  que  des  hommes  puissent,  avec 
d'autant  plus  de  liberté,  échanger  entre  eux  de  petits  disques 
d'argent,  la  pelouse  de  Newmarket  est,  sans  contredit,  le  «  nec 
plus  ultra  »  du  genre. 

Cette  école  de  l'agitation  —  la  raison  secrète  des  courses  de 
chevaux  n'est-elle  pas  de  donner  un  exemple  de  mouvement 
perpétuel  (car,  vit-on  jamais  un  fervent  habitué  du  turf  consi- 
dérer ses  pertes  ou  ses  gains  comme  définitifs?)  —  cette  école 
de  l'agitation  jouit  d'un  climat  exceptionnellement  approprié 
au  tempérament  britannique. 

Outre  une  proportion  convenable  de  cet  élément  constitutif 
du  caractère  anglais,  le  vent  d'Est,  la  pelouse  de  Newmarket 
réunit  à  la  fois  le  soleil  le  plus  chaud,  les  tempêtes  les  plus  gla- 
ciales, les  pluies  les  plus  pénétrantes  qu'on  puisse  trouver  en 
aucune  place  de  même  dimension  dans  les  «  trois  royaumes.  » 

Mieux  que  dans  la  Cité  de  Londres  elle-même,  l'individua- 
lisme y  trouve  matière  à  vivre  et  à  progresser, — l'individualisme, 
Cet  enviable  état  d'esprit  égoïste  qui  est  l'orgueilleux  objectif  de 
tout  Anglais,  et  particulièrement  de  tout  petit  gentilhomme 
Campagnard.  Eu  un  mot,  —terrain  de  choix  pour  cette  confiance 
en  soi  et  cette  circonspection  qui  défie  toute  intrusion  étrangère, 
et  fait  partie  intégrante  des  croyances  religieuses  de  ce  pays,  — 
le  champ  de  courses  de  Newmarket  est,  plus  que  tout  au  Ire,  le 
rendez-vous  favori  des  classes  possédantes. 

Dans  le  paddock,  une  demi-heure  avant  le  départ  du  han- 
dicap du  Rutlandshire,  un  grand  nombre  de  sportsmen  se  ras- 
semblaient par  petits  groupes  de  deux  ou  trois,  se  décrivant 
furtivement  les  uns  aux  autres  les  qualités  des  chevaux  contre 
lesquels  ils  avaient  parié,  et  les  défauts  de  ceux  sur  qui  ils 
avaient  ponté,  ou  inversement.  Ils  se  communiquaient  aussi 
les  pronostics  contradictoires  les  plus  récents  de  leurs  entraî- 
neurs ou  de  leurs  jockeys.  George  Pendyce  à  l'écart,  son 
entraîneur  Blacksmith  et  son  jockey  Swells  s'entretenaient  à 
voix  basse. 


LE    MANOIR.  "'il 

Le  profane  ne  s'explique  pas  ces  colloques  secrets  des  gens 
qui  s'occupent  de  chevaux.  Il  n'y  a  là  cependant  rien  d'éton- 
nant. Le  cheval  est  un  animal  fougueux  et  quelque  peu  inat- 
tentif. Si  on  ne  le  tient-pas  ferme  dès  le  début,  il  se  laisse  aller 
à  de  fâcheux  écarts.  Tout  homme  qui  entraîne  un  cheval  doit 
avoir  un  visage  impénétrable,  et  d'autant  plus  impénétrable 
qu'il  en  attend  davantage.  Sinon,  il  peut  avoir  à  redouter  un 
grave  échec. 

C'est  pour  ces  raisons  que  le  visage  de  George  était  plus 
impassible  que  d'ordinaire,  et  ceux  de  son  entraîneur  et  de  son 
jockey  tout  à  la  fois  résolus  et  impénétrables.  JBIacksmith,  qui 
était  de  petite  taille,  tenait  à  la  main  un  court  stick  noueux 
dont,  contrairement  à  toute  attente,  il  ne  se  fouettait  pas  les 
jambes.  Ses  yeux  rusés  se  cachaient  sous  ses  paupières  tom- 
bantes; il  avait  la  lèvre  supérieure  saillante  et  était  complète- 
ment rasé.  Quant  au  jockey  Swells,  sa  figure  pincée  avec  ses 
sourcils  proéminents  et  ses  joues  creuses  avait,  sous  sa  toque 
«  bleu  de  paon,  »  — les  couleurs  de  George  — une  teinte  basanée 
rappelant  celle  des  vieux  meubles. 

Dans  une  des  stalles  dont  la  file  s'étendait  au  loin,  The 
Ambler  attendait  qu'on  fit  sa  toilette.  C'était  un  cheval  d'un 
brun  sombre,  haut  d'un  mètre  soixante  environ,  aux  épaules 
bien  en  place,  aux  jarrets  droits,  à  la  tête  petite,  ayant  ce 
qu'on  appelle  une  «  queue  de  rat.  »  Son  gros  œil  doux  était  des 
plus  caractéristiques.  Lorsqu'il  tournait  dans  son  orbite  cet 
œil  cerclé  de  blanc,  semblable  à  une  lune,  on  avait  l'impres- 
sion qu'il  comprenait  ce  qui  se  passait  autour  de  lui.  Les  éclairs 
farouches  qu'il  lançait  de  temps  à  autre  impressionnaient  les 
curieux  qui  l'entouraient. 

Il  n'avait  pas  plus  de  trois  ans  et  n'avait  pas  encore  atteint 
l'âge  où  les  êtres  mettent  en  application  les  connaissances 
qu'ils  ont  acquises;  et  déjà  l'on  se  rendait  compte  qu'en  vieil- 
lissant, il  manifesterait  son  aversion  pour  un  système  qui  per- 
mettait aux  hommes  de  gagner  de  l'argent  à  ses  dépens.  De  cet 
œil  étrangement  compréhensif,  il  observait  George,  que  cet 
insistant  regard  ne  laissait  pas  de  troubler.  De  si  gros  intérêts 
dépendaient  du  cœur  qui  battait  sous  cette  chaude  robe  de  satin 
noir,  que  George,  inquiet,  fit  demi-tour... 

—  Jockeys!  en  selle! 

Et  ce  fut,  a  travers  la  foule  des  bipèdes,  aux  regards  anxieux 


"732  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sous  leurs  chapeaux  et  dans  leurs  fourrures,  le  défile'  de  ces 
nobles  quadrupèdes,  passant  orgueilleusement  dans  la  virginité 
soyeuse  de  leur  pelage  alezan,  bai  ou  brun,  comme  s'ils  allaient 
à  la  mort.  A  peine  la  porte  se  fut-elle  refermée  sur  le  dernier, 
que  la  foule  se  dispersa. 

George  restait  seul,  près  de  la  balustrade  qui  descend  au 
Tattersall.  Il  s'était  posté  dans  un  coin  d'où,  à  l'aide  de  sa  longue- 
vue,  il  pouvait  voir  ce  cercle  mouvant,  aux  couleurs  gaies,  au 
delà  des  deux  mille  mètres  de  piste.  En  ce  moment,  pour  lui 
si  décisif,  la  société  de  ses  semblables  l'importunait. 

—  Partis!  '  . 

Il  cessa  de  regarder,  mais  arrondit  les  épaules  et  serra  les 
coudes,  pour  que  nul  ne  pût  savoir  ce  qu'il  éprouvait.  Derrière 
lui,  quelqu'un  dit  : 

—  Le  favori  est  battu  !  Quel  est  ce  cheval,  en  bleu,  à  la  corde? 
Seul,  en  avant,  le  long  de  la  corde,  The  Ambler  filait  comme 

un  oiseau  qui  revient  au  gîte.  Le  cœur  de  George  tressaillit 
violemment. 

«  Les  autres  ne  pourront  jamais  le  rattraper!  C'est  The 
Ambler  qui  gagne!  The  Ambler  a  fait  walk  over!  » 

Silencieux  au  milieu  des  vociférations  de  la  foule,  George 
songeait  :  «  C'est  mon  cheval!  c'est  mon  cheval!  »  et  des  larmes 
d'émotion  vraie  lui  montaient  aux  yeux.  Pendant  une  longue 
minute,  il  demeura  absolument  immobile  :  puis,  d'un  geste 
instinctif,,  rajustant  son  chapeau,  sa  cravache  à  la  main,  il  se 
dirigea  sans  hâte  vers  le  paddock.  Il  laissa  à  son  entraîneur  le 
soin  de  ramener  The  Ambler  au  pesage,  et  le  rejoignit. 

Le  petit  jockey,  taciturne  et  distrait,  était  assis  et  caressait 
sa  selle,  attendant  le  traditionnel  AU  right! 

Blacksmith  dit  d'un  ton  tranquille  : 

—  Quatre  longueurs,  monsieur,  quatre  longueurs!  J'ai  dit 
à  Swells  qu'il  ne  monterait  plus  pour  moi.  C'est  une  mine  d'or 
perdue.  Pourquoi  diable  a-t-il  pris  une  telle  avance?  Nous  ne 
pourrons  pas  l'engager  maintenant  dans  le  prix  de  la  Cité  à 
moins  de  cinquante-sept  kilos  de  charge.  C'est  à  vous  faire 
pleurer  1 

Et  George,  levant  les  yeux  sur  son  entraîneur,  vit  les  lèvres 
du  petit  homme  qui  tremblaient. 

Dans  sa  stalle,  où  il  recevait  les  soins  d'un  garçon  d'écurie, 
The  Ambler,  les  flancs  ruisselants  de  sueur,  le  train   d'arrière 


LE    MANOIR.  133 

tendu,  s'impatientait.  Il  interrompit  le  lad  qui  lui  brossait  la 
crinière  pour  contempler  son  maître,  et,  une  fois  de  plus, 
George  rencontra  ce  long  regard  doux  et  orgueilleux.  Il  posa  sa 
main  gantée  sur  le  cou  blanc  d'e'cume  du  cheval.  Mais  The 
Amblcr  agita  la  tête  et  la  retourna. 

George  sortit  au  grand  air  et  se  dirigea  vers  la  tribune.  Les 
paroles  de  son  entraîneur  avaient  gâté  son  plaisir  :  «  C'est  une 
mine  d'or  perdue!  » 

Il  s'avança  vers  Swells  avec  ces  mots  sur  les  lèvres  :  «  Pour- 
quoi n'avoir  pas  mieux  cache'  le  jeu?  »  Mais  il  ne  les  prononça 
pas,  car,  en  son  for  intérieur,  il  sentait  qu'il  était  indigue  de 
lui  de  demander  à  son  jockey  pourquoi  il  n'avait  pas  mieux 
dissimulé  et  gagné  d'une  longueur  seulement.  Mais  le  petit 
jockey  comprit  tout  de  suite. 

—  M.  Blacksmith  m'a  fait  des  reproches,  monsieur.  Mais, 
croyez-moi,  ce  cheval-là  n'est  pas  comme  les  autres.  Il  m'a 
semblé  préférable  de  le  laisser  courir  à  sa  guise.  Rappelez-vous 
bien  ceci  :  il  se  rend  compte  des  choses.  Quand  ils  sont  comme 
ça,  il  vaut  mieux  les  laisser  faire. 

Derrière  lui,  une  voix  prononça  : 

—  Nos  félicitations,  George...  Ce  n'est  pas  de  cette  façon-là 
que  j'aurais  mené  la  course,  pour  mon  compte...  Il  n'aurait  pas 
dû  courir  aussi  vite  à  la  fin.  Remarquables  qualités  de  vitesse 
qu'a  ce  cheval...  On  ne  sait  plus  monter  aujourd'hui! 

C'étaient  le  Squire  et  le  général  Pendyce  qui  se  tenaient 
près  de  lui.  Et  derrière  eux,  il  vit  Mra*  Bellew;  ses  yeux,  tou- 
jours mouvants  derrière  leurs  longs  cils,  changeaient  conti- 
nuellement de  couleur  et  d'expression.  George  s'avança  lente- 
ment vers  elle.  Elle  triomphait  doucement  :  ses  joues  avaient 
un  incarnat  plus  vif  et  sa  taille  s'abandonnait. 

Appuyé  contre  la  balustrade  du  paddock,  se  tenait  un 
homme  en  habit  de  cheval,  maigre,  avec  les  épaules  carrées  et 
montantes  du  cavalier,  et  de  longues  jambes  fines  légèrement 
arquées.  Son  étroit  visage,  tout  couvert  de  taches  de  rousseur, 
aux  lèvres  minces,  aux  cheveux  roux  tondus  de  près,  à  la 
moustache  plus  rousse  encore  et  taillée,  était  d'une  pâleur 
livide.  Ses  petits  yeux  noirs  et  ardents,  qu'une  passion  mau- 
vaise semblait  animer,  suivaient  la  silhouette  de  George  et  de 
sa  compagne.  Quelqu'un  lui  frappa  sur  le  bras. 

—  Eh  bien,  Bellew!  La  journée  a-t-elle  été  bonne? 


734  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Non  !  que  le  diable  vous  emporte  1  Sortons  !  Allons 
boire  I 

George  et  Mmc  Bellew  se  dirigèrent  vers  la  sortie  : 

—  Je  ne  tiens  pas  à  en  voir  davantage,  dit-elle.  Je  voudrais 
m'en  aller  tout  de  suite. 

—  Nous  partirons  après  cette  course,  répondit  George.  Dans 
la  dernière,  il  n'y  a  que  des  rosses. 

Derrière  la  grande  tribune,  au  milieu  du  brouhaha  de  la 
foule,  il  s'arrêta  : 

—  Hélène  I  dit-il. 

Mme  Bellew  ferma  les  yeux  et  les  fixa  longuement  sur  les 
siens. 

Le  trajet  entre  la  gare  de  Royston  et  Worsted  Skeynes  est 
long  et  accidenté.  Il  sembla  pourtant  à  George  Pendyce,  assis 
auprès  d'Hélène  Bellew  dans  le  dog-cart  qu'il  conduisait,  ne 
durer  qu'une  minute,  cette  minute  d'extase,  souvent  unique 
dans  une  vie,  où  une  vision  céleste  vous  apparaît.  Elle  se  ma- 
nifeste tantôt  après  un  long  hiver,  alors  que  le  printemps 
renaît,  tantôt  après  l'été  brûlant,  lorsque  le  feuillage  se  dore. 
Comment  est-elle  revêtue?  Du  blanc  étincelant  de  la  neige  ou 
du  ronge  vif  de  la  flamme,  de  l'incarnat  du  vin  ou  de  l'éclat  de 
la  pourpre,  des  mille  teintes  des  fleurs  de  la  montagne  ou  du 
vert  sombre  des  profonds  étangs  silencieux? —  seul,  l'illuminé 
le  saurait  dire.  Mais  une  chose  est  certaine  :  à  celui  qui  la  con- 
temple la  vision  enlève  la  notion  des  autres  images,  tout  senti- 
ment d'ordre,  de  loi  dans  le  présent  et  dans  le  passé.  Il  ne  voit 
que  l'avenir  plein  de  parfums  et  de  chants  :  telle,  entre  deux 
hauts  talus,  se  montre  soudain  une  branche  de  pommier  en 
tleurs,  se  balançant  au  vent  dans  un  lourd  bourdonnement 
d'abeilles. 

Par-delà  la  croupe  de  la  jument  grise,  c'était  sur  cette  vision 
que  George  Pendyce  avait  le  regard  fixé,  tandis  que  son  bras  tou- 
chait le  bras  de  celle  qui  était  assise  à  ses  côtés,  toute  emmi- 
touflée de  fourrures.  Et  derrière  eux,  dominant  la  route  qui 
fuyait,  le  groom,  se  frottant  les  mains,  contemplait,  les  yeux 
fermés,  une  vision  d'autre  sorte  :  il   avait  gagné  ses  cinq  livres  1 

Et  la  jument  grise  avait,  elle  aussi,  sa  vision  :  la  vision  d'une 
stalle  bien  claire  et  bien  chaude,  d'où  l'avoine  se  répandait  à 
travers  les  barreaux  de  sa  mangeoire.  D'un  pied  léger,  elle  filait 
à  travers  les  sentiers  où  les  lanternes  de  la  voiture  jetaient,  de 


LE   MANOIR.  ^  735 

part  et  d'autre,  deux  lueurs  mouvantes  sur  de  sombres  allées  de 
hêtres  qui  crissaient  au  vent  du  No«rd-Ouest.  De  temps  entemps, 
elle  hennissait  de  plaisir  de  ce  rapide  retour  au  gite,  et  il 
s'échappait  de  ses  narines  une  écume  légère  qui  venait  fouetter 
le  visage  des  voyageurs,  assis  derrière  elle.  Ceux-ci  ne  bougaient 
pas,  frémissant  au  contact  de  leurs  bras,  les  joues  brûlantes,  au 
milieu  de  l'obscurité  et  du  vent,  les  yeux  brillants  et  fixés 
devant  eux. 

Tout  à  coup,  le  valet  de  pied  sortit  de  son  rêve"  : 

—  Si  j'avais  un  cheval  comme  celui  de  M.  George  et,  a  côté 
de  moi,  une  femme  aussi  chic  que  cette  Mme  Bellew,  je  ne  reste- 
rais pas  assis  là,  sans  mot  dire  1 

V.  —  LE  BAL    DE    Mm«    PENDYCE 

Mrae  Pendyce  aimait  à  réunir  la  société  du  comté  pour  lui 
donner  à  danser,  entreprise  audacieuse  dans  une  région  où  les 
esprits,  et  incidemment  les  pieds  des  habitants,  sont  conformés 
pour  des  occupations  d'un  caraclère  plus  terre  à  terre.  C'est  sur- 
tout du  côté  des  hommes  qu'elle  se  heurtait  à  mille  difficultés, 
car,  en  dépit  d'une  inaptitude  vraiment  nationale,  il  était  rare 
de  rencontrer  une  jeune  fille  qui  ne  «  raffolât  pas  de  la  danse.  » 

—  Danser  I  j'ai  tant  aimé  cela!  Oh  I  ce  pauvre  Cecil 
Tharpl  —  Et,  avec  un  petit  sourire  amusé,  elle  montrait  du 
doigt  un  jeune  homme  bien  découplé,  au  visage  cramoisi,  qui 
dansait  avec  sa  fille.  —  Il  manque  à  chaque  instant  défaire  tré- 
bucher Bee,  et  il  la  serre  comme  s'il  avait  peur  de  tomber  sur  la 
tête!  Elle  a  heureusement  bon  caractère  et  tient  bien  sur  ses 
jambes.  Ce  brave  garçon  fait  plaisir  à  voir.  Tiens  !  voici  George 
et  Hélène  Bellew.  Mon  pauvre  George  n'est  pas  tout  à  fait  à  sa 
hauteur,  mais  il  est  encore  mieux  que  tous  ceux  qui  sont  ici. 
N'est-ce  pas  qu'elle  est  adorable,  ce  soir? 

Lady  Malden  s'arma  de  son  face-à-main  d'écaillé  et  pro- 
nonça : 

—  Certes,  mais  c'est  une  de  ces  femmes  qu'on  ne  peut  jamais 
regarder  sans  s'apercevoir  qu'elles  ont  un...  un  corps.  Elle  est 
trop...  trop...  vous  voyez  ce  que  je  veux  dire?  C'est  presque... 
presque  comme  une  Française! 

Mme  Bellew  avait  passé  si  près  de  ces  deux  dames,  que  la 
trahie  de  sa  robe  vert  d'eau  les  effleura,  et,  derrière  elle,  un 


736  REVUE  DES  DEUX  M0NDË9. 

parfum  flotta  dans  l'air,  que  Mme  Pendyce  aspira  longuement^ 
Après  un  moment  de  silence,  Lady  Malden  reprit  : 

—  C'est  une  femme  dangereuse.  James  en  est  d'avis  comme 
moi. 

Mme  Pendyce  leva  les  sourcils;  et  il  y  avait  dans  ce  tout  petit 
geste  une  pointe  de  de'dain. 

—  C'est  une  cousine  à  moi,  très  éloignée,  dit-elle.  Son  père 
était  un  homme  tout  à  fait  extraordinaire.  Ils  sont  d'une  vieille 
famille  du  Devonshire.  Les  Cheritons  de  Bovey  sont  mentionnés 
dans  Tvvisdom.  Que  voulez-vous?  j'aime  à  voir  les  jeunes  gens 
s'amuser. 

Un  doux  sourire  illumina  ses  yeux  cerclés  de  fines  rides. 
Sous  son  corsage  de  satin  gris  bleuté  garni  de  bandes  de  velours 
noir  disposées  à  intervalles  réguliers,  son  cœur  battait  plus  vite 
que  d'ordinaire.  C'est  qu'elle  pensait  à  certaine  nuit  de  sa  jeu- 
nesse où  son  vieux  compagnon  de  jeu,  le  jeune  Tréfane,  de  la 
«  garde,  »  avait  dansé  avec  elle  presque  toute  la  soirée,  et  où,  de 
sa  fenêtre,  elle  avait  vu  le  soleil  se  lever  et,  silencieusement, 
avait  pleuré  parce  qu'elle  était  l'épouse  d'Horace  Pendyce. 

—  Ici,  une  femme  qui  danse  si  bien  est  fort  à  plaindre. 
J'aurais  aimé  inviter  quelques  jeunes  gens  de  Londres,  mais 
Horace  tient  à  n'avoir  que  les  gens  du  comté.  Ce  n'est  pas  drôle 
pour  les  jeunes  filles.  Je  parle  moins  encore  de  leur  façon  de 
danser  que  de  leur  conversation.  Elle  ne  porte  jamais  que  sur 
la  prochaine  réunion  de  chasse,  la  nichée  d'hier,  la  battue  de 
demain,  leurs  fox-terriers  (et  cependant,  Dieu  sait  si  je  les 
aime,  les  chères  bêtes  1),  ou  encore  sur  le  nouveau  terrain  de 
golf.  Vraiment,  j'en  suis  parfois  gênée. 

De  nouveau,  Mme  Pendyce  promena  à  travers  la  salle  son 
doux  regard  souriant,  et  deux  petites  lignes  de  rides  lui  sillon- 
naient le  front  entre  l'arc  régulier  de  ses  sourcils  encore  noirs. 

—  Us  ne  savent  pas  être  gais.  Je  sens  qu'ai  fond,  cela  ne 
les  intéresse  pas.  Leur  seul  désir,  c'est  d'arriver  à  demain  matin, 
pour  pouvoir  être  dehors  e{  chasser.  Bee  elle-même  est  ainsi  1 

Mme  Pendyce  n'exagérait  pas.  A  cette  soirée  du  handicap  du 
Rutlandshire,  les  hôtes,  à  Worsted  Skeynes,  appartenaient 
presque  tous  à  la  noblesse  du  comté,  depuis  l'honorable  Ger- 
trude  Winlow,  valsant  comme  une  statue  légèrement  colorée, 
jusqu'au  jeune  Tharp,  au  visage  plein  de  santé  et  à  la  belle 
tête    ronde,   qui    dansait  comme    s'il    eut    sauté    un    obstacle.: 


LE    MANOIR.  737 

Pans  un  coin,  on  pouvait  distinguer  le  vieux  Lord  Quarry- 
maii,  en  conversation  avec  Sir  James  Malden  et  le  Révérend 
If  issel  Carter. 

M",e  Pendyce  reprit  : 

—  Votre  mari  et  Lord  Quarryman  sont  en  train  de  p>  .1er  de 
braconniers.  Cela  se  voit  à  leurs  gestes.  Pauvres  gens,  ces  bra- 
conniers! Je  ne  puis  m'empêcher  de  m'apitoyer  sur  leur  seul., 

Lady  Malden  abaissa  son  face-à-main. 

—  Parlez-vous  sérieusement?  Plus  perfide  est  le  délit,  plus 
il  importe  de  le  réprimer.  11  semble  dur  de  punir  des  gens  pour 
avoir  volé  du  pain  et  des  navets,  et  pourtant  il  le  faut.  Et  puis, 
il  y  en  a  tant  qui  braconnent  par  goût  du  sport! 

—  Maintenant,  c'est  le  capitaine  Maydew  qui  danse  avec 
Hélène  Bellew,  remarqua  Mme  Pendyce.  Lui,  du  moins,  il 
danse  bien.  Comme  leurs  mouvements  s'accordent!  N'ont-ils 
pas  l'air  heureux?  J'aime  à  voir  qu'on  s'amuse!  Il  y  a  bien 
assez  de  tristesses  et  de  souflrinces  inutiles.  Cela  vient  beaucoup 
de  ce  que  les  gens  manquent  d'indulgence  les  uns  pour  les 
autres. 

Lady  M  ild  m  la  regarda  de  travers,  en  pinçant  les  lèvres. 
Mais  M"e  Pendyce  était  une  Totteridge  :  elle  se  contenta  de 
sourire.  Elle  dit  encore  : 

—  Hélène  Bellew  était  délicieuse,  quand  elle  était  jeune  fille. 
Son  grand-père  était  un  cousin  de  ma  mère.  Elle  est  la  cousine 
germain'-)  de  mon  cou.dn  Grîgory  Vigil,  des  Vigil  du  Ilampàhire. 

—  Gregory  Vigil?  J'ai  été  en  rapport  avec  lui  à  la  S.  S.  F.  E.i 

—  Qu'entendez-vous  par  la  S.  S.  F.  E.  ? 
Lady  Malden  lui  lança  un  coup  d'œil  sévère  : 

—  La  Société  pour  le  Sauvetage  des  Femmes  et  des  Enfants  1 
Vous  en  avez  sûrement  entendu  parler. 

—  J'approuve  Gregory  de  s'occuper  do  ces  sortes  de  choses. 
Mais  y  obtient-on  grand  succès  ?  Il  y  avait  une  femme  à  laquelle 
lil  s'intéressait  b)aucoup,  ce  printemps  dernier  :  elle  buvait. 

—  Elles  boivent  toutes,  dit  Lady  Malden,  c'est  le  fléau  actuel. 
Le  front  de  Mm"  Pendyce  se  plissa. 

—  La  plupart  des  Totteridges,  dit-elle,  étaient  de  grands 
buveurs.  Ils  s'y  sont  ruiné  la  santé...  Et  Jaspar  Bellew  I  Lui 
aussi,  il  boit.  Une  fois  qu'il  dînait  ici,  je  remarquai,  en  lui 
prenant  le  bras  pour  aller  à  table,  qu'il  avait  déjà  le  regard 
allumé.  En  retournant  chez  lui,    il  versa  son  dog-cart  dans  un 

tome  trai.  —  1920.  47 


738  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fossé...  Quel  malheur!  Car  c'est  un  homme  qui  n'est  pas  sans 
mérite...  Je  dois  dire  qu'Horace  ne  peut  pas  le  souffrir. 

La  valse  avait  cessé  Lady  Malden  reprit  son  face-à-main. 
George  et  Mme  Bellew  passèrent  devant  elle  :  à  leur  passage,  le 
vent  soulevé  par  l'éventail  de  Mme  Bellew  agita  les  cheveux  de 
Lady  Malden  qui  bouffaient  sur  le  front  et  aussi  un  léger  duvet 
qui  ombrageait  sa  lèvre  supérieure. 

—  Pourquoi  Hélène  Bellew  n'est-elle  plus  avec  son  mari? 
demanda-t-elle  brusquement. 

Mme  Pendyce  évita  de  répondre  directement  : 

—  Comment  s'étonner,  dit-elle,  que  tous  les  hommes  soient 
amoureux  d'une  créature  si  séduisante!  Mon  cousin  Gregory 
est  fou  d'elle  depuis  des  années,  bien  qu'il  soit  son  tuteur  ou 
son  curateur,  je  ne  sais  plus  exactement.  C'est  tout  un  roman. 
Si  j'étais  homme,  je  suis  sûre  que  j'en  serais  amoureux,  comme 
les  autres. 

Ses  joues  reprirent  leur  teint  habituel,  nuance  de  rose  fanée. 
Une  fois  de  plus,  il  lui  semblait  entendre  la  voix  du  jeune  Tre- 
fane  :  «  Margery,  je  vous  aime!  »  et  sa  propre  voix  soupirait  : 
«  Pauvre  garçon  !  »  Une  fois  de  plus,  elle  regardait  en  arrière  à 
travers  cette  forêt  de  sa  vie  où  elle  errait  depuis  si  longtemps, 
et  où  chaque  arbre  avait  la  figure  d'Horace  Pendyce. 

•      ••■      .........      v       .      -.'      k      s      v      v     ta     m     m      m 

Cependant,  par  la  porte  de  la  serre,  grande  ouverte  sur  la 
pelouse,  on  apercevait  la  pleine  lune  inondant  la  campagne  de  sa 
lumière  d'or  pale  et,  dans  cette  lumière,  les  branches  des  cèdres 
s'estompaient  en  noir  sur  le  fond  gris-bleu  du  ciel.  C'était  une  *| 
lumière  de  rêve,  une  féerie  de  lumière.  A  cet  instant,  le  Révé- 
rend Hussel  Barter  se  présenta  à  l'entrée  de  la  serre.  Soudain, 
il  s'arrêta  net.  Il  venait  d'apercevoir  un  couple  à  demi  caché 
derrière  un  massif.  Et  dans  ces  deux  amoureux,  étrangers  à 
tout  ce  qui  n'était  pas  leur  amour,  il  avait  reconnu  Mme  Bellew 
et  George  Pendyce.  Avant  qu'il  eût  pu  s'avancer  ou  se  retirer, 
il  vit  George  étreindre  sa  compagne  dans  ses  bras;  il  la  vit; 
pencher  la  tête  en  arrière,  puis  rapprocher  son  visage  de  celui 
de  George.  Les  rayons  de  la  lune  l'éclairaient  toute,  accen- 
tuant encore  la  courbe  gracieuse  de  sa  nuque  blanche.  Et  h 
recteur  de  Worsted  Skeynes  vit  aussi  qu'elle  avait  les  yeux  clos 
et  les  lèvres  entr'ouvertes  1 


LE    MANOIR.  ^9 


VI.    —  LE  DIMANCHE  A   WORSTED   SKEYWES 

Dans  la  petite  pièce  tendue  de  blanc  qui  lui  servait  de  bou- 
doir, Mmc  Pendyce  était  assise,  une  lettre  ouverte  sur  les  genoux... 
C'était  son  habitude  de  venir  s'asseoir  là,  le  dimanche  matin, 
pendant  une  heure,  avant  de  mettre  son  chapeau  pour  se 
rendre  à  l'église.  Elle  prenait  plaisir  à  rester  inoccupée  près 
de  la  fenêtre,  ouverte  chaque  fois  que  le  temps  le  permettait, 
et  à  laisser  son  regard  errer  sur  l'enclos  de  la  propriété  et  sur 
le  clocher  trapu  de  l'église  pointant  à  travers  un  groupe  d'ormes. 
A  quoi  pensait-elle  dans  ces  moments-là,  si  ce  n'est  aux  innom- 
brables matinées  dominicales  où  elle  était  ainsi  restée  assise, 
les  mains  croisées,  attendant  l'arrivée  du  Squire,  à  dix  heures 
quarante-Cinq,  exactement,  avec  son  éternel:  «  Allonsl  ma 
chère,  vous  allez  être  en  retard  I  » 

Elle  s'asseyait  déjà  là  au  temps  où  ses  cheveux,  maintenant 
grisonnants,  étaient  encore  d'un  noir  de  jais,  et  elle  s'y  assoirait 
jusqu'à  ce  qu'ils  deviennent  tout  à  fait  blancs.  Un  jour  vien- 
drait où  elle  ne  s'y  assoirait  plus;  et  qui  sait?  ce  jour-là,  en 
une  minute  d'oubli,  peut-être  M.  Pendyce,  encore  bien  conservé, 
entrerait-il  dans  la  pièce  en  disant  :  «  Allonsl  ma  chère,  vous 
allez  être  en  retard  !  » 

A  quoi  bon  se  plaindre  d'ailleurs?  Cela  était  dans  l'ordre  des 
choses,  et  il  en  était  ainsi  à  travers  les  «  trois  royaumes.  » 
D'autres  femmes,  —  tant  d'autres  femmesl  —  étaient  assises  ainsi, 
dans  l'attente  de  la  vieillesse,  qui,  bien  des  années  auparavant, 
devant  l'autel  d'une  église  élégante,  avaient  fait  abandon  de  leurs 
aspirations,  renoncé  à  toutes  les  chances,  à  tous  les  rêves  de  cette 
vie  périssable  Autour  de  la  chaise  de  Mme  Pendyce,  étaient  couchés 
les  «  bous  chiens,  »  —  dont  c'était  aussi  l'habitude,  —  et  de 
temps  à  autre  le  skye  (devenu  bien  vieux  maintenant)  tirait 
une  langue  effilée  et  léchait  le  bout  pointu  de  sa  bottine.  Car 
Mrae  Pendyce  savait  été  une  jolie  femme,,  en  son  temps,  et  ses 
pieds  avaient  conservé  leur  finesse. 

L'air,  en  cet  été  de  la  Saint-Martin,  était  d'une  exquise 
douceur;  pourtant  Mrae  Pendyce  semblait  mal  à  l'aise.  Elle  reprit 
la  lellr  ■  qu'elle  ten  il  sur  ses  genoux,  et  en  recommença  la  lec- 
ture;. L)j&  rides  su  formèrent  sur  son  iront.  Ce  n'était  pas  souvent 
qu'une  lettre  réclamant  une  décision  ou  impliquant  une  respon- 


740 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


sabilité  parvenait  jusqu'à  elle,  sans  avoir  passé  au  préalable  par 
la  censure  bienveillante  et  équitable  de  M.  Pendyce.  Celte  lettre 
était  ainsi  conçue  : 

R.  W.  C.  HanoTer  Square.  1"  novembre  1891. 

«  Chère  Margery, 

«  J'ai  besoin  de  vous  voir  pour  affaire  pressante.  Je  serai  chez 
vous,  dimanche  après  raidi.  Si,  comme  je  le  suppose,  votre  maison 
est  en  ce  moment  pleine  d'invités,  peut-être  pourrez-vous  tout 
de  même,  me  donner  un  coin  n'importe  où,  pour  passer  la  nuit. 
Vous  savez  que,  depuis  la  mort  de  son  père,  je  suis  le  curateur 
d'Hélène  Bellew.  Sa  situation  est  devenue  intolérable  :  il  n'est 
que  temps  d'y  mettre  fin.  Le  capitaine  Bellew  est  un  homme 
affreux.  Mon  sang  bout  quand  son  nom  vient  sous  ma  plume  : 
j'aime  mieux  n'en  pas  parler.  Voila  maintenant  deux  ans  qu'ils 
sont  séparés,  et  il  va  sans  dire  que  tous  les  torts  sont  du  côté  du 
mari.  Nous  sommes  donc  dans  les  conditions  voulues  pour 
obtenir  le  divorce.  Vous  me  connaissez  assez  pour  deviner  que 
je  ne  suis  pas  arrivé  à  cette  conclusion  sans  mûre  réflexion. 
Dieu  sait  que,  si  j'avais  pu  trouver  quelque  autre  moyen  de 
sauvegarder  l'avenir  d'Hélène,  je  l'eusse  préféré;  mais  il  n'en 
existe  pas.  Vous  êtes  la  seule  femme  sur  qui  je  puisse  compter 
pour  s'intéresser  à  Hélène;  et  d'autre  part  il  faut  que  je  fasse 
une  démarche  auprès  de  son  mari.  C'est  là  ce  qui  m'amème. 
Surtout,  qu'on  ne  dérange  pas  pour  moi  le  gros  et  brave  Ben- 
son,  non  plus  que  son  estimable  équipage!  Je  viendrai  à  pied, 
avec  ma  brosse  à  dents  pour  tout  bagage. 

«  Votre  cousin  affectionné, 
«  Gregory  Vicil.   » 

jyjme  Pendyce  méditait  sur  les  termes  de  cette  lettre.  Le 
dernier  divorce,  celui  de  lady  Rose  Bethany,  avait  fait  scandale. 
Qu'un  autre  vînt  à  se  produire,  et  si  près  de  Worsted  Skeynes, 
cela  ne  pourrait  manquer  de  déplaire  à  Horace.  Jeudi,  après  le 
départ  d'Hélène,  il  avait  dit  :  «  Ce  n'est  pas  trop  tôt  qu'elle  s'en 
aille.  Elle  est  dans  une  situation  équivoque,  et  les  gens  n'aiment 
pas  cela.  Les  Malden  étaient  entièrement...  »  Et,  avec  un  batte- 
ment f\%  cceur  .joyeux,  Mme  Pendyce  se  rappelait  comment  elle 
s'était  écriée  ;   «   EUen  Malden  est  bien    trop  bourgeoise  pour 


LE    MANOIR.  741 

comprendre  ces  choses-là!  »  Cette  exclamation  l'enchantait  en 
dépit  du  regard  courroucé  de  M.  Pendyce. 

Et  elle  pensait  à  George  retourné  à  son  club  le  lendemain  du 
départ  d'Hélène  et  des  autres  invités.  Elle  aurait  voulu  qu'il 
restât  encore.  Elle  aurait  voulu...  Le  pli  soucieux  de  son  front 
s'accentua.  Un  trop  long  séjour  à  Londres  n'était  pas  bon  pour 
lui...  Un  trop  long  séjour... 

—  Allons,  ma  chère,  vous  allez  être  en  retard  1 

M.  Pendyce,  qui  allait  passer  sa  redingote,  traversait  la  pièce» 
suivi  de  son  épagneul  John.  Mme  Pendyce  se  leva,  et,  froissant 
nerveusement  la  lettre,  se  mit  en  devoir  de  partir  pour  l'église. 

VII.    —   GREGORY   VIGIL   PROPOSE 

Cet  après-midi-là,  vers  trois  heures,  un  homme  de  haute 
taille,  la  démarche  souple,  portant  (Tune  main  son  chapeau  et 
de  l'autre  un  petit  sac  de  cuir  foncé,  suivait  à  pied  l'avenue 
qui  conduisait  à  Worsted  Skeynes.  De  figure  agréable,  le  nez 
droit,  il  avait  les  cheveux  grisonnants  sur  les  tempes.  De  temps 
à  autre,  il  faisait  une  pause  et,  les  narines  dilatées,  respirait  lon- 
guement. A  l'un  de  ces  arrêts,  les  yeux  levés  au  ciel,  il  vit  sortur 
d'un  rhododendron  un  rouge-gorge  moqueur  qui  se  mit  à  siffler 
quand  il  fut  passé. 

Gregory  Yigil  se  retourna  et  pinça  ses  lèvres  rieuses  ;  il 
n'était  pas  sans  ressemblance  avec  cet  oiseau  qui  a  la  réputation 
d'être  essentiellement  anglais. 

Mme  Pendyce  l'accueillit  avec  effusion. 

—  Mon  cher  Grig,  dit-elle  lorsque  son  cousin  se  fut  assis, 
votre  lettre  m'a  bien  troublée.  On  a  déjà  tant  jasé  dans  le  pays, 
à  propos  de  sa  séparation  d'avec  le  capitaine  Belluw  !  Et  vous 
connaissez  Horace  !  Or,  tous  les  squires,  tous  les  pasteurs,  tout 
ce  qui  l'entoure  pense  comme  lui  !  Pour  moi,  j'aime  beau- 
coup Hélène  :  c'est  la  séduction  même.  Mais  je  ne  déteste  pas 
son  mari.  C'est  un  original,  j'en  conviens;  mais  à  ce  point  de 
vue-là,  elle  lui  ressemble  bien  un  peu. 

Gregory  Vigil  bondit. 

—  Hélène  ressemblera  cet  homme I  Oui,  comme  une  rose 
ressemble  à  un  artichaut! 

Mme  Pendyce  reprit  : 

—  Cela  m'a  fait  un  très  grand  plaisir  de  l'avoir    ici.  C'est  la 


742 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


première  fois  qu'elle  y  est  venue  depuis  qu'elle  a  quitté  les 
«  Pins.  »  Voilà  de  cela  deux  ans.  Si  vous  aviez  vu  l'effet  de  sa 
présence  sur  les  Malden  I  Alors,  croyez-vous  vraiment  que  le 
divorce  soit  inévitable  ? 

Gregory  Vigil  répondit  nettement  : 

—  C'est  mon  opinion. 

Sous  le  regard  de  son  cousin,  Mme  Pendyce  se  contint; 
peut-être,  cependant,  ses  sourcils  élaienl-ils  un  peu  plus  relevés 
qu'à  l'ordinaire;  puis,  comme  sous  le  coup  d'une  agitation 
secrète,  ses  doigts  se  mirent  à  trembler.  Devant  elle  se  dressait 
la  vision  de  George  et  d'Hélène  côte  à  côte.  Crainte,  pressenti- 
ment, tout  l'inexpliqué  de  l'intuition  maternelle! 

—  Bien  entendu,  mon  cher  Grig,  dit-elle  après  un  moment, 
si  je  puis  vous  aider  en  quoi  que  ce  soit... 

Gregory  Vigil  précisait  : 

—  Comprenez  bien,  Margery,  c'est  à  elle  uniquement  que  je 
pense.  Dans  cette  affaire,  son  intérêt  seul  me  guide. 

—  Je  comprends,  mon  cher  Grig,  je  comprends  parfaite- 
ment. Hélène  est  dans  une  situation  intolérable.  Ce  n'est  pas 
une  vie  pour  une  femme  d'être  ainsi  exposée  au  bavardage  inju- 
rieux de  tout  le  monde...  Après  cela,  si  vous  voulez  mon  avis, 
je  crois  que  cela  ne  l'impressionne  guère  :  elle  m'a  paru 
d'excellente  humeur. 

Gregory  se  passa  la  main  dans  les  cheveux  : 

C'est  une  femme  que  personne  ne  comprend;  peut-être 
vous-même  ne  la  comprenez-vous  pas  tout  à  fait  :  elle  a  une 
fermeté  de  caractère  admirable. 

Mme  Pendyce  lui  lança  un  regard  à  la  dérobée,  et  un  sourire 
ironique  efileura  ses  lèvres. 

—  Cher  Grig,  dit-elle,  quel  est  donc  l'artiste  qui  vous  coiffe? 
J'admire  que  vos  cheveux,  étant  si  longs,  soient  si  bien  ondulés  I 

Gregory  se  détourna  en  rougissant  : 

—  Il  y  a  une  éternité  que  je  veux  les  faire  couper...  Mais 
croyez-vous,  vraiment,  Margery,  que  votre  mari  ne  se  rende 
pas  compte  de  la  situation  d'Hélène? 

- —  Je  le  crois.  Horace  sera  certainement  d'avis  qu'elle  re- 
tourne auprès  de  son  mari.  L'histoire  de  Lady  Rose  Bethany  a 
mis  toute  la  contrée  en  révolution.  Dans  ce  pays,  on  est  très 
hostile  à  l'émancipation  des  femmes.  Si  vous  entendiez  le  pasteur 
Barter, et  Sir  James  Malden,  et  bien  d'autres!  Et,  le  plus  drôle, 


LE    MANOIR.  743 

e'est  que  les  femmes  sont  de  leur  côté.  Gela  me  semble  d'autant 
plus  étrange,  qu'il  y  a  eu  tant  de  Totteridgos  qui  se  sont  enfuis 
ou  se  sont  signalés  par  quelque  excentricité!  Je  ne  puis  m'empê- 
cher  de  prendre  parti  pour  Hélène  :  mais  il  me  faut  aussi 
songer  à  l'opinion.  Comment  s'arrange-t-on  en  province, 
pour  savoir  ce  que  font  les  gens,  avant  même  qu'ils  aient  rien 
fait  ? 

Gregory  Vigil  se  prit  la  tête  entre  les  mains  : 

—  Mon  devoir  est  clair,  conclut-il.  Hélène  Bellew  n'a  que 
moi  à  qui  elle  puisse  confier  le  soin  de  son  avenir. 

Mme  Pendyce  poussa  un  soupir  et  se  leva  : 

—  Comme  vous  voudrez,  mon  cher  Grig.  Allons  maintenant 
prendre  une  tasse  de  thé. 

Le  dimanche,  à  Worsted  Skeyncs,  on  prenait  le  thé  dans  le 
hall.  Le  pasteur  et  sa  femme  étaient  là.  Le  jeune  Cecil  Tharp  s'y 
trouvait  aussi.  Il  était  venu  à  pied,  avec  son  chien,  qui  poussait 
de  petits  gémissements  derrière  la  porte  d'entrée.  Le  général 
Pendyce,  les  jambes  croisées,  se  renversait  dans  sa  chaise,  les 
yeux  fixés  au  mur,  tandis  que  le  Squire,  tenant  en  main  le 
dernier  œuf  d'oiseau  entré  dans  sa  collection,  en  montrait  les 
mouchetures  au  pasteur.  Dans  un  coin,  près  d'un  harmonium 
dont  on  ne  jouait  jamais,  Norah  causait  du  club  de  hockey  avec 
Mme  Barter.  De  l'autre  côté  de  la  cheminée,  Bee  et  le  jeune 
Tharp,  dont  les  deux  chaises  semblaient  bien  rapprochées,  cau- 
saient à  voix  basse  de  leurs  chevaux,  en  se  lançant  à  la  dérobée 
de  timides  œillades.  Le  jour  tombait.  Les  bûches  de  bois  cré- 
pitaient, et,  de  temps  à  autre,  dans  cette  atmosphère  tiède  et 
confortable,  le  murmure  assourdi  des  conversations  faisait  place 
à  des  intervalles  de  silence  que  ne  troublait  même  pas  John, 
endormi  aux  pieds  de  son  maître. 

—  Allons,  dit  Gregory,  à  voix  basse,  il  faut  que  j'aille  voir 
mon  homme. 

—  Est-il  bien  nécessaire,  Gregory,  que  vous  le  voyiez?  Je 
veux  dire  :  êtes-vous  tout  à  fait  décidé? 

Gregory  affirma  ; 

—  Je  le  dois. 

Et,  traversant  le  hall,  il  s'esquiva  si  discrètement  que,  sauf 
Mme  Pendyce,  personne  ne  remarqua  son  départ. 

Une  heure  et  demie  plus  tard,  M.  Pendyce  et  sa  fille  Bee  se 
trouvaient   près  de  la  gare,  de  retour  du  village  où  ils  étaient 


744 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


allés  faire  leur  visite  dominicale  à  leur  vieux  maître  d'hôtel, 
Bigson.  Le  Squire  disait  : 

—  II  baisse,  Bee,  ce  pauvre  Bigson,  il  baisse...  Hélas!  on  n'a 
plus  de  domestiques  comme  cela  aujourd'hui.  Ce  maître  d'hôtel 
que  nous  avons  maintenant  est  un  lourdaud...  Mais  qu'est-ce 
que  j'aperçois  là-bas?  Qui  peut  marcher  à  celte  folle  allure? 

Au  milieu  de  la  route,  un  dog-cart  arrivait  à  toute  vitesse. 
Bee  saisit  le  bras  de  son  père  que  la  stupeur  avait  cloué  sur 
place.  Le  dogeart  passa  à  quelques  centimètres  et  disparut  à  un 
tournant,  vers  la  gare. 

—  C'est  honteux  I  et  un  dimanche  encore  !  Le  gaillard  doit 
être  ivre.  Il  m'a  presque  passé  sur  les  jambes.  Avez-vous  vu,  Bee, 
il  m'a  presque  passé... 

Bee  répondit  : 

—  C'était  le  capitaine  Bellew,  père;  je  l'ai  vu. 

—  Bellew  ?  C'est  bien  cela  :  un  ivrogne  !  Je  l'attaquerai  en 
justice»  Avez-vous  vu,  Bee?  il  m'a  presque  passé... 

—  Il  allait  à  la  gare  :  peut-être  a-t-il  reçu  de  mauvaises  nou- 
velles. Voici  le  train  qui  part.  Pourvu  qu'il  ait  pu  le  prendre! 

—  De  mauvaises  nouvelles  ?  Est-ce  la  une  excuse  pour 
m'écraser?  Vous  espérez  qu'il  a  pu  prendre  le  train?  Et  moi 
j'espère  qu'il  a  fait  la  culbute.  Le  gredin  I  II  aurait  mérité  de  se 
tuer  1 

Et  M.  Pendyce  continua  sur  ce  ton,  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent 
arrivés  à  l'église.  En  longeant  le  bas-côté,  ils  passèrent  près  de 
Gregory  Vigil  agenouillé,  la  tête  dans  les  mains. 

Cette  nuit-là,  on  sonna  violemment  à  l'appartement  d'Hélène 
Bellew,  dans  Chelsea.  Hélène  vint  elle-même  •uvrir,  un  bou- 
geoir à  la  main  : 

—  Qui  est  là?  Que  voulez-vous? 

Un  homme  apparut  qu'elle  reconnut  aussitôt,  malgré  la 
pâleur  vraiment'extraordinaire  de  son  visage  et  l'éclat  fébrile 
de  ses  yeux  : 

—  Jasparl...  Vous?...  Que  signifie?... 

—  J'ai  à  vous  parler. 

—  Me  parler!  Est-ce  une  heure  pour  venir  me  parler? 

—  L'heure...  peu  importe  l'heure  !  Hélène,  après  deux  ans, 
vous  pourriez  m'embrasser...  Ce  soir,  vous  ne  direz  pas  que  je 
suis  ivrel 


LE    MANOIR.  745 

Mme  Bellew  fit  semblant  de  ne  pas  avoir  entendu  : 

—  Si  je  vous  laisse  entrer,  dit-elle  d'une  voix  que  la  crainte 
ne  faisait  pas  trembler,  me  promettez-vous  de  me  dire  promp- 
tement  ce  qui  vous  amène  et  de  partir  aussitôt  après  ? 

Les  petits  yeux  noirs  de  Bellew  eurent  un  éclair  de  convoitise. 
Il  fit  un  signe  de  tête  affirmatif.  Dans  le  salon  où  Hélène  l'intro- 
duisit, il  s'accouda  à  la  cheminée. 

—  Eh  bien  I  dit-elle  encore,  pourquoi  êtes-vous  venu? 

Peu  à  peu,  le  visage  de  Bellew  prenait  une  expression 
étrange,  sa  bouche  se  contractait,  un  creux  se  formait  entre 
ses  yeux,  sa  langue  s'embarrassait. 

Mme  Bellew,  de  sa  voix  claire,  insista  : 

—  Voyons,  Jaspar,  que  voulez-vous? 

—  Vous  êtes  bien  jolie  ce  soir... 

Et,  cherchant  a  se  rapprocher  d'Hélène,  il  balbutiait  : 

—  Vous  êtes  ma  femme... 

Mmé  Bellew  garda  tout  son  sang-froid. 

—  Si  c'est  ainsi,  dit-elle,  il  faut  vous  en  aller! 

Et  elle  avança  son  bras  nu  pour  le  pousser  du  côté  de  la  porte* 
Mais,  au  même  instant,  Bellew  recula  de  lui-même.  Ses  yeux, 
comme  hypnotisés,  fixaient  un  point  sur  le  plancher. 

—  Là,  gémissait-il,  qu'y  a-t-il,  là?...  Qu'est-ce  que  tout  ce 
noir?... 

Et  sur  son  visage,  effroyablement  contracté,  se  lisait  une 
soudaine  angoisse. 

—  Ne  me  renvoyez  pas,  suppliait-il...  Ne  me  renvoyez  pasl 
Mme  Bellew  avait  cessé  de  le  repousser.  Dans  ses  yeux,  le  défi 

avait  fait  place  à  une  sorte  de  pitié.  Elle  s'approcha  rapidement 
de  lui  et  mit  sa  main  sur  son  épaule. 

—  Ne  craignez  rien,  mon  ami,  ne  craignez  rien,  dit-elle. 
Il  n'y  a  rien  là  1 

VIII.    —  M.    PARAMOR   DISPOSE 

Mme  Pendyce  choisit,  pour  communiquera  son  mari  la  déci- 
sion de  Gregory,  le  quart  d'heure  qui  précédait  son  lever.  C'était 
l'instant  propice,  dans  l'engourdissement  du  demi-sommeil. 

■ —  Horace,  dit-elle,  Grig  est  d'avis  qu'Hélène  Bellew  ne  peut 
rester  dans  la  situation  où  elle  est  :  il  lui  conseille  le  divorce. 
Je  lui  ai  dit  combien  cela  vous  contrarierait. 


746  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M.  Pendyce  était  étendu  sur  le  dos. 

—  Que  dites  vous-là,  ma  chère? 
jyjme  Pendyce  corrigea  : 

—  Je  savais  bien  que  vous  en  auriez  de  l'ennui  ;  mais  nous 
ne  devons  tous  considérer  que  l'intérêt  d'Hélène. 

Le  Squire  se  dressa  sur  son  séant. 

—  Ainsi,  vous  me  demandez  si  Hélène  doit  divorcer  d'avec 
ce  Bcllcw? 

—  Ne  vous  irritez  pas,  mon  ami  ;  vous  vous  rendrez  malade. 
Si  Grig  est  de  cet  avis,  c'est  qu'il  le  faut. 

Horace  Pendyce  se  laissa  lourdement  retomber  sur  son 
oreiller  et,  au  profond  étonnement  de  Mme  Pendyce,  il  prononça: 

—  Certes,  oui,  elle  doit  divorcer...  Un  gaillard  comme  celui- 
là,  on  devrait  le  pendre!  Je  vous  ai  dit  que,  la  nuit  dernière, 
il  a  failli  m'écraser.  Et  puis,  la  vie  qu'il  mène  est  un  exemple 
déplorable  pour  tout  le  voisinage!...  Ma  parole,  si  je  ne  m'étais 
garé  a  temps,  il  me  renversait  comme  une  quille,  et  Bee  avec, 
par-dessus  le  marché. 

Mra*  Pendyce  poussa  un  soupir. 

—  Vous  l'avez  vraiment  échappé  belle  ! 

—  Divorcer!  Il  y  a  longtemps  que  ce  devrait  être  fait...  Ah  ! 
il  ne  s'en  est  pas  fallu  de  beaucoup  :  quelques  centimètres  de 
plus,  et  j'étais  culbuté. 

Mme  Pendyce  n'en  revenait  pas. 

—  Je  ne  savais  d'abord  ce  que  vous  en  penseriez...  Je  crai- 
gnais de  vous  affliger.  Je  suis  heureuse  de  voir  que  vous  le 
prenez  ainsi. 

Horace  Pendyce  tira  sa  montre  de  dessous  son  oreiller  : 

—  Huit  heures  moins  dix  !  Vous  me  retenez  là  à  bavarder  et  je 
devrais  être  dans  mon  bain  ! 

Vêtu  de  son  pyjama  aux  larges  raies  bleues,  les  yeux  gris, 
la  moustache  grise,  la  taille  bien  droite,  il  s'arrêta  près  de  la 
porte. 

—  Vous  ne  devineriez  jamais  la  réflexion  que  Bee  a  faite  : 
,i(  Pourvu  qu'il  n'ait  pas  manqué  son  train!  «Manqué  son  train  I... 
Et  moi  qui  pouvais...  moi  qui  pouvais!... 

Le  Squire  ne  termina  pas  sa  phrase.  Seuls,  des  termes 
énergiques  et  par  trop  expressifs  eussent  pu  répondre  à  sa  con- 
ception du  danger  qu'il  avait  couru.  Il  jugea  qu'ils  ne  conve- 
naient pas  à  la  dignité  de  son  caractère. 


L8   MANOIR.  747 

Au  petit  déjeuner,  il  se  montra  plus  aimable  qu'à  l'ordinaire 
pour  Gregory,  qui  prenait  le  train  pour  Londres.  En  général, 
M.  Pendyce  lui  témoignait  une  certaine  méfiance,  comme  il  est 
naturel  à  l'égard  d'un  cousin  de  votre  femme,  quand,  en  outre, 
ce  cousin  n'est  pas  désagréable  de  sa  personne. 

—  Ce  n'est  pas  un  méchant  garçon,  avait  coutume  de 
dire  en  parlant  de  lui  M.  Pendyce,  mais  c'est  un  radical 
farouche. 

G'étaitle  seul  qualificatif  qu'il  trouvât  pour  définir  Gregory. 

Celui-ci  partit,  sans  avoir  fait  d'autre  allusion  à  l'objet  de  sa 
visite.  Dans  le  train  qui  le  ramenait  à  Londres,  il  se  tint  près 
de  la  portière  du  wagon  à  regarder,  comme  en  un  panorama, 
se  dérouler  sous  le  soleil  d'automne  châteaux  et  églises,  au 
milieu  des  haies  et  des  taillis  aux  teintes  sombres  et  dorées  :  au 
loin,  sur  la  pente  des  coteaux,  se  dressait  la  silhouette  du  labou- 
reur conduisant  lentement  son  attelage. 

De  la  gare,  il  se  fit  conduire  chez  ses  avoués,  dans  Lincoln's 
lun  Fields.  On  le  fit  entrer  dans  une  pièce  où  rien,  sauf  une 
.suite  d'ouvrages  de  jurisprudence,  ne  sentait  la  basoche  :  dans 
un  vase,  un  bouquet  de  violettes  baignait  dans  l'eau  fraîche. 
Il  y  fut  reçu  par  Edmond  Paramor,  le  premier  associé  de  l'étude 
Paramor  et  Herring,  homme  d'une  soixantaine  d'années,  rasé 
de  frais,  aux  cheveux  grisonnants  et  relevés  sur  le  front. 

—  Je  viens,  commença  Gregory,  pour  le  divorce  de  ma 
pupille. 

—  Mme  Jaspar  Bellew?  Voyons!  Que  je  me  souvienne  :  elle 
est  séparée  de  son  mari  depuis  quelque  temps,  je  crois? 

—  Depuis  deux  ans. 

—  Vous  agissez  d'accord  avec  elle,  naturellement? 

—  Elle  est  au  courant  de  ma  démarche. 

—  Vous  connaissez  la  législation  du  divorce?...  Il  nous 
faudra  certaines  preuves....  Vous  les  avez,  sans  doute? 

Gregory  se  passa  la  main  dans  les  cheveux  : 

—  Je  ne  pense  pas  qu'il  y  ait  rien  à  prouver,  dit-il.  J'ai  vu 
le  capitaine  Bellew...  Il  est  consentant. 

M.  Paramor  le  regarda,  étonné. 

—  Et  vous  croyez  que  cela  suffit? 
Gregory  s'exclama  : 

—  Quelles  difficultés  peut-il  y  avoir,  quand  les  deux  inté- 
ressés sont  d'accord  et  qu'il  n'y  a  d'opposition  d'aucun  côté?  Au 


748  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

surplus,  je  suis  sûr  que  j'obtiendrai  de  Bellew  qu'il  reconnaisse 
tout  ce  qu'on  voudrai 

M.  Paramor  sifflota  entre  ses  dents. 

—  N'auriez-vous  jamais  entendu  parler  de  ce  qu'on  appelle 
la  collusion? 

—  Ce  sont  des  sujets  que  je  connais  mal  et  qui  de  plus  me 
déplaisent  souverainement.  Je  tiens  le  mariage  pour  une  chose 
sacrée,  et  quand  il  se  trouve  profané,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise! 
c'est  pour  moi  un  supplice  de  songer  à  toutes  ces  formalités. 
Nous  sommes  dans  un  pays  chrétien,  et  solidaires  les  uns  des 
autres.  Qu'est-ce  que  toute  cette  boue,  Paramor? 

Après  cette  explosion,  il  se  laissa  retomber  dans  son  fau- 
teuil, où  il  s'enfonça  d'un  air  accablé.  M.  Paramor  reprit 
avec  une  gravité  singulière  : 

—  La  loi  n'admet  pas  que  deux  personnes,  malheureuses 
ensemble,  se  mettent  d'accord  pour  demander  la  séparation. 
Il  faut  que  l'une  d'elles  soit  supposée  tenir  encore  à  l'autre, 
et  se  pose  en  victime.  Il  faut  qu'il  y  ait  des  preuves  de  mau- 
vaise conduite,  et,  dans  ce  cas,  de  sévices  et  d'abandon.  Et 
les  preuves  doivent  être  produites  sans  parti  pris.  C'est  la  loil 

Gregory,  sans  relever  la  tête,  interrogea  : 

—  Mais  pourquoi?  Pourquoi  cette  façon  détournée  et  hypo- 
crite? 

Instantanément,  le  visage  de  M.  Paramor  reprit  son  sourire 
habituel. 

—  Mais,  dit-il,  pour  sauvegarder  la  morale. 

—  Vous  trouvez  cela  moral,  après  avoir  enchaîné  les  gens, 
de  les  forcer  à  commettre  une  faute  pour  qu'ils  puissent 
reprendre  leur  liberté? 

M.  Paramor  se  pencha  vers  lui. 

—  Mon  cher  ami,  déclaïa-t-il  avec  chaleur,  je  sais  bien  que 
notre  système  est  cause  de  grandes  souffrances  et  tout  à  fait 
inutiles;  je  ne  prétends  nullement  qu'il  n'y  ait  pas  lieu  de  le 
réformer.  La  plupart  des  gens  de  loi  et  tout  homme  sensé  en 
seront  d'avis.  Mais  nous  n'y  pouvons  rien.  Vous  avez  mal  en- 
gagé votre  affaire  :  maintenant,  nous  allons  la  mener  du 
mieux  que  nous  pourrons.  L-  premier  point  est  d'écrire  à 
Mme  Bellew  pour  la  prier  de  venir  nous  voir.  Il  nous  faudra 
aussi  faire  surveiller  Bellew. 

Gregory  demanda  : 


LE    MANOIR.  149 

—  Ne  pourrait-on  pas  s'en  dispenser? 

M.  Paramor,  se  mordillant  l'index,  répliqua  : 

—  Ce  ne  serait  pas  prudent.  Mais  ne  vous  inquiétez  pas  de 
cela,  c'est  nous  que  cela  regarde. 

Gregory  se  leva  et  alla  jusqu'à  la  fenêtre. 

—  Paramor,  dit-il,  ma  pupille  m'est  chère  ;  elle  m'est 
plus  chère  qu'aucune  autre  femme  au  monde.  Je  me  débats 
dans  un  dilemme  affreux.  Il  y  a,  d'une  part,  toute  cette  cui- 
sine nauséabonde  avec  son  inévitable  publicité;  d'autre  part, 
sa  situation  à  elle,  une  femme  jolie,  gaie,  seule  dans  Londres 
où  elle  devient  forcément  une  pâture  pour  les  instincts  grossiers 
de  tout  homme  et  pour  les  médisants  de  toute  femme.  A  mon 
grand  désespoir,  j'en  ;ii  eu,  tout  récemment,  l'écho.  Je  lui  ai 
même  conseillé,  Dieu  me  pardonne,  de  retourner  auprès  de  son 
mari,  mais  cela  est  impossible.  Je  ne  sais  que  faire. 

M.  Paramor  se  leva. 

—  Je  sais,  dit-il,  mon  cher  ami,  je  sais. 
Puis,  après  avoir  réfléchi  quelques  minutes  : 

—  J'irai  la  voir  moi-même.  Nous  lui  épargnerons  tout  ce 
que  nous  pourrons.  J'irai  dès  cet  après-midi  et  je  vous  ferai 
savoir  aussitôt  ce  qui  aura  été  décidé. 

D'un  même  geste,  tous  deux  avancèrent  la  main  et  se  la 
serrèrent  amicalement.  Puis  Gregory  prit  son  chapeau  et  s'élança 
dans  la  rue. 

Il  se  rendit  directement  au  siège  de  la  Société  pour  la  pro- 
tection des  femmes  et  des  enfants  dans  Hanover  Square,  et  y 
travailla  jusqu'à  près  de  trois  heures;  de  là  dans  une  pâtisserie 
où  il  fit  une  légère  collation.  Puis  il  grimpa  sur  l'impériale 
d'un  omnibus  en  direction  de  l'Ouest.  Son  chapeau  à  la  main, 
le  visage  illuminé,  il  pensait  à  Hélène  Bellew.  C'était  devenu 
pour  lui  une  habitude  de  songer  à  Hélène,  comme  à  la  meil- 
leure et  la  plus  belle  des  femmes,  habitude  dont,  à  son  âge,  il 
ne  pouvait  plus  se  défaire. 

Les  femmes  qui  voyaient  ce  bel  homme  passer  ainsi,  tète 
nue,  lui  adressaient  leur  plus  engageant  sourire.  Au  contraire, 
George  Pendyce,  qui  l'aperçut  des  fenêtres  du  Club  des  Stoïciens, 
eut  peine  à  réprimer  un  mouvement  de  mauvaise  humeur  : 
auprès  de  lui,  il  éprouvait  toujours  un  petit  sentiment  de 
malaise. 

La  nature,  qui  avait  fait  de  Gregory  Vigil  un  homme,  cons- 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tatait  à  regret  qu'il  avait  échappé  à  ses  lois,  et  qu'il  vivait  dans  le 
célibat,  privé  de  l«  rompag  ;  •'  •  la  r  ram»;  et  la  nature  qui 
ne  peut  souffrir  qu'un  homme  tente  de  s'affranchir  d  ;  son  jo..g, 
se  vengeait  sur  ses  nerfs  et  le  prédisposait  à  l'apoplexie. 

Il  descendit  de  l'omnibus  près  de  la  maison  qu'habitait 
Mmc  Bellew,  en  fit,  avec  émotion,  le  tour,  et  revint  ensuite  sur 
ses  pas.  Depuis  longtemps,  il  s'était  imposé  comme  règle  de  ne 
voir  sa  pupille  qu'une  fois  par  quinzaine,  et  à  cette  règle  jamais 
il  ne  manquait;  mais  il  n'était  guère  de  jour  ou  de  soir  qu'il 
ne  s'écartât  de  son  chemin  pour  passer  sous  ses  fenêtres.  Ce 
pèlerinage  une  fois  accompli,  sans  avoir  le  moins  du  monde 
conscience  d'avoir  fait  quoi  que  ce  soit  de  ridicule,  plus  calme 
peut-être  parce  qu'il  ne  l'avait  pas  vue,  il  revint  vers  l'Est 
dans  un  autre  omnibus,  passant  une  fois  de  plus  devant  les 
fenêtres  du  Club  des  Stoïciens,  et  de  nouveau  faisant  naître 
un  sourire  sarcastique  sur  le  visnge  de  George  Pendyce. 

Il  était  rentré  depuis  une  demi-heure  dans  son  appartement 
de  garçon,  dans  Buckingham  Street,  quand  un  chasseur  de 
club  lui  apporta  la  lettre  promise  par  M.  Paramor. 

Il  l'ouvrit  en  hâte  : 

The  Nelson  Club,  Trafalgar  Square. 

«  Mon  cher  Vigil. 

«  Je  sors  de  chez  votre  pupille.  Une  complication  bien 
fâcheuse  s'est  produite  la  nuit 'dernière.  Il  parait  qu'après  la 
visite  que  vous  lui  avez  faite  hier  après-midi,  son  mari  est 
venu  à  Londres  et  s'est  présenté  chez  elle  vers  onze  heures  du 
smr  11  était  dans  un  tel  état  qu'une  attaque  de  delirium  tremens 
était  à  craindre.  Mme  Bellew  fut  obligée  de  le  garder  chez  elle 
toute  la  nuit.  «  Je  n'aurais  pas  pu  mettre  dehors  un  chien  dans 
cet  état,  »  m'a-t-elle  dit. 

La  visite  s'est  prolongée  jusqu'à  cet  après-midi  :  et  notre 
homme  venait  tout  juste  de  partir  lorsque  je  suis  arrivé.  C'est 
là  une  circonstance  particulièrement  ironique  dont  il  faut  que 
je  vous  explique  toute  l'importance.  Je  crois  vous  avoir  dit  que 
la  loi  relative  au  divorce  est  fondée  sur  certains  principes.  L'un 
deux  est  qu'il  ne  doit  pas  y  avoir  de  pardon  accordé  par  l'inté- 
ressé qui  demande  le  divorce.  C'est  ce  qu'on  appelle,  en  termes 
juridiques,  pardon  prescriptif,  —  obstacle  absolu  à  toute  suite 
du  procès,  au  moins  pour  un  certain  temps...  Le  tribunal  est 


LE    MANOIRa  151 

très  sévère  sur  ce  point  et  montre  toujours  la  plus  grande 
méfiance  à  l'égard  de  tout  acte  du  demandeur  pouvant  être 
interprété  comme  une  «  absolution.  »  Je  crains,  après  ce 
récit  de  votre  pupille,  qu'il  ne  soit  imprudent  de  demander 
le  divorce,  car  il  est  à  peu  près  certain  que  le  tribunal  consi- 
dérerait qu'elle  a  absous  le  passé.  Toutefois,  un  nouvel 
outrage  ferait, —  comme  un  dit  en  langage  technique,  — renaître 
le  passé;  et,  si  l'on  ne  peut  rien  faire  pour  le  présent,  il  peut  y 
avoir  lieu  du  moins  d'espérer  pour  l'avenir.  Maintenant  que 
j'ai  vu  votre  pupille,  je  comprends  parfaitement  votre  anxiété 
a  son  sujet,  encore  que  je  ne  sois  pas  dû  tout  sûr  que  vous  ayez 
raison  en  la  poussant  au  divorce.  Cependant,  si  vous  persistez 
dansvotre  projet,  je  suivrai  l'affaire  moi-même  et  démon  mieux. 
Pour  l'instant,  mon  avis  est  que  vous  ne  fassiez  aucune  dé- 
marche. Ce  ne  sont  pas  là  des  affaires  qui  concernent  un  pro- 
fane, surtout  lorsque,  comme  vous,  il  juge  les  choses,  non 
point  comme  elles  sont,  mais  comme  elles  devraient  être. 
«  Je  reste,  mon  cher  Vigil,  votre  bien  dévoué  : 

«  Edmond  Paramor.  » 

((  Si  vous  voulez  me  voir,  vous  me  trouverez  à  mon  club 
toute  la  soirée. 

«  E.  P.  » 

Quand  Gregory  eut  fini  de  lire  cette  lettre,  il  alla  jusqu'à  la 
fenêtre  d'où  il  contempla  les  lumières  qui  brillaient  sur  la 
Tamise.  Son  cœur  battait  à  grands  coups,  ses  tempes  étaient 
congestionnées.  Il  descendit,  héla  un  cab  et  se  fit  conduire  au 
Nelson  Club.  Et  ce  fut  sur  le  ton  de  l'émotion  la  plus  vive  qu'il 
demanda  a  Paramor  : 

—  Qu'est-ce  que  tout  cela  signifie?  Dois-je  donc  croire 
que,  parce  qu'elle  a  agi  en  bonne  chrétienne  vis-à-vis  de  cet 
homme,  ma  pupille  sera  punie  de  sa  charité? 

M.  Paramor  se   mordit  les  doigts. 

—  N'embrouillez  pas  la  question,  je  vous  en  prie,  en  y  mêlant 
le  christianisme.  La  religion  n'a  rien  à  faire  avec  la  loi.  Dans  le 
cas  de  votre  pupille,  il  nous  faut  agir  avec  le  plus  grand  soin. 
Nous  devons  «  sauver  la  face,  »  comme  disent  les  Chinois.  Il 
nous  faut  alléguer  que  c'est  à  contre-cœur  que  nous  engageons 


7*>2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ce  procès,  mais  que  l'outrage  a  été  tel  que  nous  ne  pouvons 
faire  autrement.  Votre  pupille  ne  peut  pas  demander  le  divorce 
uniquement  parce  qu'elle  est  malheureuse,  mais  seulement  si 
elle  a  été  outragée  de  telle  ou  telle  façon  prévue  par  la  loi. 
Mais  si,  par  un  pardon  rédhibitoire,  elle  a  donné  au  tribunal 
un  motif  légal  de  refuser  le  divorce,  ce  divorce  lui  sera  refusé. 
Pour  gagner  un  tel  procès,  Vigil,  on  doit  unir  à  une  poigne  de 
fer  la  circonspection  du  chat.  Comprenez-vous  maintenant? 

Gregory  ne  répondit  rien. 

M.  Paramor  l'observa  et  lui  dit  à  demi  apitoyé  : 

—  Gela  ne  servirait  à  rien  d'  ngager  le  procès  maintenant. 
Y  êtes-vous  encore  bien   décidé  '.' 

—  Comment  pouvez-vous  me  poser  une  pareille  question, 
Paramor?  Après  la  conduite  de  cet  homme,  la  nuit  dernière, 
j'y  suis  résolu  plus   que  jamais. 

—  Dans  ce  cas,  dit  M.  Paramor,  il  nous  faut  établir  autour 
de  Bellew  une  surveillance  active  et  espérer  qu'elle  donnera  de 
bons  résultais. 

Gregory  lui  tendit  la  main. 

—  Vous  parliez  de  moralité?  Je  ne  puis  vous  dire  à  quel 
point  cette  procédure  me  parait  odieuse. 

Et,  gagnant  rapidement  la  porte,  il  se  retira. 

Son  esprit  était  agité  de  mille  pensées  confuses,  et  son  cœur 
bondissait.  ïl  songeait  à  Hélène  Bellew,  la  femme  qui  lui  était  la 
plus  chère  au  monde.  Il  l'imaginait  aux  prises  avec  un  grand 
serpent  visqueux,  et  il  ne  trouvait  aucun  soulagement  à  savoir 
que  beaucoup  d'autres,  hommes  ou  femmes,  souffraient  pareil- 
lement du  fait  de  leur  conjoint,  ou  même  sans  qu'il  y  eût  de 
leur  faute  à  l'un  ou  à  l'autre.  Longtemps  il  erra  à  travers  les  rues 
balayées  par  le  vent,  avant  de  rentrer  chez  lui. 

John  Galsworthy. 

(Traduit  par  le  prince  Antoine  Bibesco.) 

(La  deuxième  partie  au  prochain  numéro.) 


AU  PAYS  BRETON 


(0 


III 


LE  PARDON   BIGOUDEN  —  15   AOUT   (2) 

A  l'autre  bout  du  petit  monde  bigouden,  au  bord  de  cette 
côle  sauvage  qui,  par  grostemps  d'Ouest  et  de  suroit,  nous  parle, 
nous  appelle,  à  cinq  lieues  de  dislance.  Alors,  l'obscurité  venue, 
on  perçoit  un  grondement  profond  et  vaste  qui  semble  monter 
de  tout  l'au-delà,  derrière  la  rivière  et  les  bois,  en  même  temps 
que,  par-dessus  la  cime  des  pins,  passe,  de  cinq  en  cinq  se- 
condes, un  éclair  si  trouble,  si  diffus,  que  c'est  plutôt  comme 
une  palpitation,  un  émoi  lumineux  dans  les  ténèbres:  le  fouet 
du  grand  phare  d'Eckmùhl,  girant  dans  l'espace,  éclairant  à 
chacun  de  ses  retours  l'épaisse  poussière  d'eau  qui  court  avec 
le  suroit  dans  la  nuit. 

Étrange  pays,  où  l'on  pourrait  se  croire  dans  une  autre  partie 
du  monde,  —  à  quelle  distance  des  ombreux  refuges  de  la 
rivière,  de  nos  verts,  intimes  demi-jours!  Il  tient  de  la  mer  et 
du  désert.  L'espace  y  est  immense,  la  plaine  toute  rase,  d'un 
jaune  pâle,  brûlée  par  le  vent  du  large,  sans  un  bouquet 
d'arbres,  même  quand  on  regarde  du  côté  de  l'intérieur.  Des 
murets  de  pierre,  de  galets,  y  séparent  de   maigres  blés  et  des 

(1;  Voyez  la  Revue  des  1er  juillet  et  lor  août. 

(2)  Plusieurs  aspects  de  ce  Pardon  ont  changé.  On  y  voit  encore,  ça  et  là,  les 
célèbres  costumes  aux  broderies  couleur  d'or,  mais  ils  n'y  apparaissent  plus  en 
masses.  La  mode  nouvelle  est  au  noir  pur.  Les  mendiants  sont  moins  nombreux, 
et  les  forains,  l'an  dernier,  ont  fait  leur  apparition.  Quelques-unes  des  scènes  que 
l'on  décrit  ici  rappelleront  au  lecteur  des  peintures,  bien  commues,  de  MM.  Lcmor- 
dant  et  Lucien  Simon,  notamment  La  Procession  de  ce  dernier  peintre. 

tomi  Lviii.  —  1920.  48 


754 


REVTJE    DES    DEUX    MONDES. 


champs  de  pommes  de  terre.  Au  Sud,  au  Nord,  apparaissent  les 
luisants  de  l'Océan,  bordés,  jonchés  au  loin  de  roches  énormes, 
de  «  plateaux  »  où  l'on  reconnaît  bien  la  fin  d'un  monde,  où 
les  eaux,  même  par  les  beaux  jours,  ne  cessent  pas  a  l'heure  du 
flot,  de  se  déniveler  au  flanc  des  granits,  avec,  çà  et  là,  des  tour- 
noiements et  des  succions,  de  bondissantes  blancheurs,  —  et  cela 
sans  cause  visible,  comme  éternellement  tourmentées  par  leur 
propre  énergie  profonde. 

Un  pays  où  je  viens  souvent,  mais  où  je  n'ai  jamais  pu  rester 
plus  de  deux  jours,  tant  il  est  inhumain,  hostile,  tant  on  s'y 
sent  perdu,  dispersé,  et  comme  dévoré  parles  excessives  puis- 
sances d'alentour.  On  y  a  vite  le  goût  du  sel  sur  les  lèvres.  Et 
les  yeux  s'y  fatiguent.  Le  ciel  est  trop  grand,  les  écrans  natu- 
rels manquent,  'fît  puis,  toujours  une  grasse  fumée  de  goémons 
dans  l'air,  d'acres  volutes,  une  blanche  vapeur  épandue  qui 
monte  partout  de  la  grève.  Et,  si  souvent,  du  vent,  des  pous- 
sières envolées  d'embruns  :  je  ne  parle  que  des  beaux  jours.  Au 
loin,  l'immense,  concavité  de  la  baie  d'Audierne,  une  arène  de 
six  lieues,  où  viennent  s'assommer  les  houles,  fuit,  s'évanouit, 
dans  un  fauve,  oblique  rideau  de  sable  et  d'écumes  pulvérisées. 
Au  Sud,  au  bout  de  la  pointe,  dans  la  pâle  exhalaison  de  la 
soude,  les  silhouettes  du  vieux  phare  d'Eckmùhl,  les  roches, 
les  balises,  le  Menhir,  grandissent,  s'engrisaillent  comme  des 
fantômes.  Et  du  côté  des  terres,  la  plaine  aussi  se  voile  :  sur  le 
jaunedésert,  on  dirait  le  souffle  trouble  du  simoun. 

Mais  ce  pays  n'est  pas  désert.  Un  peuple  singulier  y  habite, 
à  part  entre  toutes  les  tribus  de  la  Bretagne,  de  type  mongol 
a-t-on  dit  souvent  :  sans  doute  quelque  reste  d'une  race  pri- 
mitive, antérieure  aux  Celtes,  et  qui,  dans  cette  extrémité  de 
la  péninsule,  a  pu  se  conserver  presque  pur.  Je  me  rappelle  la 
vision  que  j'en  eus  en  revenant  sur  cette  côte  après  un  inter- 
valle de  douze  ajis.  Nous  venions  de  débarquer  sur  la  dune  du 
Guilvinec.  Fourche  en  main, sur  la  longue  plage,  des  femmes 
chargeaient  du  varech,  —  des  femmes  courtes  et  puissantes, 
aux  yeux  bridés  dans  -une  figure  en  losange,  la  poitrine  cui- 
rassée d'or  fané,  les  pieds  cornés  et  terreux  comme  ceux  des 
faunesses.  Elles  n'étaient  guère  plus  de  quatre  ou  cinq,  et  deux 
d'entre  elles,  ave»c  un  mouvement  de  lourde  cloche,  clopinaient. 
Je  m'étonnai  presque  de  les  entendre  parler  breton,  le  langage 
des  douces  filles,  des  paysans  chrétiens,   si  profondément  civi- 


AU    PAYS    BRETONj  ,OD 

Usés,  de  mon  canton,  tant  elles  semblaient  d'une  espèce  diffé- 
rente et  primitive.  Même  impression,  devant  elles,  qu'à  retrou- 
ver, du  hiut  de  la  dune,  leur  extraordinaire  pays.  «Retournons 
en  Europe,  »  me  dit  un  compagnon,  comme  nous  revenions  à 
notre  bateau. 

Cette  humanité  n'apparaît  guère  dans  la  pâle  plaine  vapo- 
reuse, mais  ses  gîtes  sont  partout  :  petits  logis  terrés  bas,  par 
lignes  qui  s'interrompent  en  irréguliers  semis  sur  toute  l'éten- 
due, sans  qu'on  puisse  dire  où  commencent,  où  finissent  les 
bourgs  :  Kerity,  Saint-Pierre,  Saint-Guénolé,  Penmarc'h.  On 
dirait  qu'il  y  en  a  des  milliers,  de  ces  minuscules  logfs,  tous 
pareils,  et  tournés  dans  le  même  sens,  chacun  avec  ses  deux 
cheminées,  qui  semblent  des  cornes,  et  lui  donnent  un  air  un 
peu  sorcier.  Une  population  de  petites  vieilles,  tapies  contre  la 
terre,  dans  la  peur  du  vent,  des  clameurs,  des  blanchissants 
tumultes  de  l'Océan,  des  puissances  de  sabbat  que  le  .suroît 
déchaîne  sur  cette  terre. 

Ces  puissances,  les  humains  ont  essayé  de  les  exorciser.  De 
tous  les  côtés  de  la  grande  pointe,  de  vieilles  chapelles  nous 
présentent  le  signe  de  la  religion.  A  l'Ouest,  Notre-Dame  de  la 
Joie,  si  seule  sur  sa  grève;  au  Sud,  Saint- Pierre,  et  le  tout 
petit  sanctuaire  des  enfants,  collé  comme  un  coquillage  au 
pied  du  vieux  phare;  à  l'horizon  du  Nord-Est,  perdu  là-bas,  à 
la  lisière  des  sables  qui  descendent  jusqu'à  la  Torche,  ^t  loin 
encore,  pourtant,  de  la  vraie  campagne,  l'oratoire  de  Tronoën 
avec  son  calvaire,  le  plus  vieux  de  la  Bretagne,  dont  les  vents 
de  quatre  siècles  ont  rongé  toutes  les  figures  ;  du  même  côté, 
Saint-Viaud;  à  l'Est,  Saint-Tromeur  ;  au  Sud-Est,  Saint-Nona, 
dont  la  façade  nous  présente,  en  reliefs  presque  effacés,  des 
images  de  bateaux  de  pêche  au  temps  de  Louis  XII.  Et  au 
centre,  c'est  l'épaisse  tour  inachevée,  survivante  d'un  siècle  où 
Penmarc'h  était  une  vraie  ville,  riche  de  la  merluche  qu'elle 
péchait  et  fumait  pour  toutes  les  villes  de  France.  Tronquée 
bas,  massive,  elle  aussi,  comme  une  bigouden,  on  la  voit  de 
partout.  Présence  énigmatique,  au  milieu  de  cette  plaine  dont 
elle  accroît  le  caractère  étrange. 

Le  soir,  le  grand  phare  s'allume.  A  mesure  que  tout 
s'obscurcit,  s'allongent  ses  deux  bras  tournants  de  lumière.  La 
nuit  commence,  et  sous  cet  astre  prodigieux;  le  fantastique 
s'accroît.    Brèves,     régulières,      inévitables     alternances     de 


1o43  BEVUE  DES  DEUX*  MONDES. 

ténèbres  et  de  clarté.  C'est  une  obsession,  et  jusqu'à  l'aube  elle 
s'impose.  On  clôt  ses  volets  :  cela  palpite  dans  la  chambre;  on 
s'abrite  les  yeux  :  cela  passe  entre  les  doigts,  traverse  les  pau- 
pières; on  finit  par  s'endormir  :  cela  entre  dans  le  sommeil  et 
dans  le  rêve.  On  se  réveille  :  un  mur  est  là,  qui  s'éclaire,  s'éva- 
nouit, s'éclaire.  On  se  rappelle,  et  l'on  court  à  la  fenêtre  :  la 
même  pulsation  est  partout  sur  le  monde.  En  haut,  les  deux 
grands  bras  rectilignes  qui  tournent  et  semblent  de  brume  pâle. 
En  bas,  courant  et  girant  sur  l'étendue  obscure,  une  immense 
traînée  blanche  où  viennent  s'illuminer,  pa.-ser,  par  rangs,  par 
plans,  les  choses  de  la  terre  :  talus,  chemins,  enclos,  maisons. 
Elle  s'éloigne,  comme  un  galop  silencieux  et  pâle  dans  la  nuit; 
mais  une  autre  surgit,  et  déjà,  elle  approche,  susritant  de 
noires  silhouettes,  et  puis,  de  blêmes,  spectrales  apparences.  A 
peine  a-t-on  reconnu,  çà  et  là,  la  dune,  une  roche,  un  moulin, 
des  toits,  qu'elle  vous  prend,  vous  aveugle,  et  tout  de  suite 
s'enfuit,  d'une  vitesse  qui,  là-bas,  vers  l'horizon, devient  énorme. 
Silence  de  la  terre  où  courent  ces  apparitions.  On  n'entend 
que  l'Océan,  plus  seul,  semble-t-il,  et  dont  grandissent  les  voix 
gémissantes  ou  terribles. 

# 

lo  août.  C'est  le  jour  de  Notre-Dame  de  la  Joie,  la  petite 
chapelle  perdue  là-bas  sur  la  grève,  face  aux  infinis,  à  l'une  des 
extrémités  du  continent.  Temps  radieux,  vent  d'Ouest,  comme 
le  vieux  Corentin  me  l'avait  prédit  chez  nous;  car  sur  l'arrière- 
pays,  c'est  du  sanctuaire  qu'il  doit  souffler,  durant  les  quatre 
jour«  du  Pardon.  Le  Pardon  des  marins, dit-on,  mais  les  paysans 
de  toute  la  région  bigouden  y  aflluent  etsontdr  beaucoup  lesplus 
nombreux.  Cette  année,  la  fête  sera  plus  éclatante  que  de  cou- 
tume. Un  désastreux  coup  de  vent  a  passé  sur  la  côte  en  octobre 
dernier,  et  c'est  aujourd'hui  que  les  rescapés  doivent  s'acquitter 
du  vœu  fait  dans  le  suprême  péril  à  Notre-Dame  de  la  Joie. 

En  attendant,  avant  vêpres,  à  Saint-Guénolé,  on  n'avait  pas 
l'air  de  penser  au  désastre.  Une  carriole  m'avait  jeté,  avec  un 
chargement  de  bigoudens,  à  la  porte  d'une  grange,  au  milieu 
d'une  foule  chamarrée  d'or  et  de  vermillon.  A  l'intérieur,  on 
s'apprêtait  aux  danses.  Sur  plusieurs  lignes  de  bancs,  au  long 
des  quatre  murs,  les  belles  filles  attendaient,  rangées  en 
masses  flambantes.  Elles  attendaient  sans  bouger,  sans  parler, 


AU    PAYS    BRETON.  157 

et,  si  graves,  massives,  presque  solennelles  en  leurs  rigides 
parures,  semblaient  assemblées  là  pour  quelque  cérémonie* 
Elles  me  rappelaient  un  groupe  fastueux  d'Ouled  Naïls  aperçu 
jadis  à  l'orée  d'un  village  algérien.  Mais  quelle  fraîcheur, 
quelle  paix  septentrionale  et  somnolente  en  ces  rubicondes 
joues,  où,  çà  et  là,  la  lumière  frisante  révèle  un  duvet  doré 
comme  celui  des  génisses  ! 

Les  musiciens  arrivés  (deux  clairons  de  Plounéour),  des 
marins,  toujours  plus  dégourdis,  ont  ouvert  le  bal,  —  mais 
entre  eux  pour  commencer,  les  belles  restant  raides,  timides, 
intimidantes.  Des  pêcheurs  et  des  coLs  bleus,  venus  eu  permis- 
sion. Ils  dansaient  avec  les  grâces,  les  dandinements  des 
marins,  la  jambe  comme  indépendante  du  corps,  se  trémous- 
sant toute  seule,  gigotant  des  commencements  de  gigue,  le 
pied  frétillant,  et  soudain,  au  milieu  d'un  virage,  le  corps 
courbé  en  deux,  comme  dans  un  coup  de  roulis. 

Quelques  couples  de  filles  se  levèrent  et  se  mirent  à 
tourner,  et  je  ne  vis  plus  qu'elles,  plus  volumineuses,  impor- 
tantes, éclatantes  que  les  hommes.  Elles  entraient  dans  la  danse 
comme  des  bateaux  qui  prennent  la  mer,  de  noires  frégates 
pavoisées,  lentement,  largement,  avec  une  pesante  oscillation,  les 
robes,  lestées  d'épais  velours,  prenant  tout  de  suite  du  ballant.  A 
chaque  retour  du  rythme,  se  révélaient  des  dessous  massifs  de 
drap  vert  ou  de  drap  bleu,  comme  aux  coups  de  houle  apparaît 
la  couleur  sous-marine  d'une  carène.  Les  splendides  rubans 
rouges,  tombant  des  cocardes  rouges,  des  quartiers  brillants  du 
béguin,  flottaient  comme  les  flammes  d'un  triomphant  pavois. 

L'atmosphère  s'est  échauffée  (une  odeur  d'eau-de-vie  mon- 
tait :  on  buvait  ferme  à  côté,  sous  une  tente).  Les  belles  se 
laissèrent  aller  aux  bras  des  hommes  en  béret,  et  puis  des 
hommes  en  rubans,  d'abord  massés,  immobiles  près  de  la 
porte,  et  qui  peu  à  peu  se  dégourdissaient.  Elles  tournaient, 
prises  par  le  rythme,  leurs  pieds  battant  la  terre  d'une  cadence 
exacte,  mais  les  larges  faces  esquimaudes  demeuraient  inertes, 
les  yeux  mi  clos,  comme  envahies  par  un  sommeil,  ou  bien  les 
prunelles  fixes,  comme  dans  une  hypnose.  Avec  le  sérieux 
quasi-religieux  des  femmes,  des  primitifs,  en  leur  parure 
d'idoles,  elles  accomplissaient  le  rite  de  la  danse.  On  sentait  la 
volupté  de  l'abandon  à  quelque  chose  de  plus  fort  que  soi  :  à 
l'homme,  et  aux  magiques  influences  du  rythme. 


758 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Un  jeune  homme  en  casquette,  voyant  mon  attention,  s'est 
approché  de  moi. 

—  C'est  curieux  quand  on  vient  de  la  ville.  Je  suis  du  pays, 
mais  j'avais  pas  vu  ça  depuis  dix  ans.  Ah!  on  n'est  pas  neuras- 
thénique chez  les  Bigoudens  !  Une  fière  race  1  Et  les  hommes! 
ils  roulent  tous  les  autres  Bretons;  ils  tiennent  deux  fois 
mieux  l'eau-de-vie. 


* 
*  * 


Au  long  d'une  demi-lieue  de  grève,  entre  les  tapis  rouges 
et  bruns  de  lichen  et  de  goémon  qui  sèchent  et  jettent  leur 
odeur  d'iode,  c'est,  vers  la  chapelle,  une  file  continue  de  pèle- 
rins, hommes,  femmes,  enfants,  une  mince  file,  comme  de 
fourmis  qui  traversent  tout  droit  un  espace  découvert.  Nulle 
autre  vie  ne  remue.  Espace  immense  ici,  double  étendue  de  la 
plaine  et  de  l'Océan, dont  ils  suivent  la  frontière.  Là-bas,  dans 
les  terres,  par  delà  des  plans  fauves,  le  peuple  des  petites  mai- 
sons pareilles  se  déploie  :  un  vague,  innombrable  semis,  dont 
le  demi-cercle  suit  celui  de  l'horizon.  On  dirait  une  armée 
muette,  tapie  contre  le  sot,  qui  lèverait  un  peu  la  tête  pour 
regarder,  guetter  de  loin,  dans  la  direction  de  la  mer.  Tou- 
jours cette  impression  de  vie  secrète,  un  peu  enchantée,  que 
présentent  si  souvent  en  Bretagne  les  simples  choses  :  un  doué 
au  creux  d'un  ravin,  un  rocher  sur  la  lande,  un  buisson  noir 
qui  remue  sur  la  vapeur  du  ciel,  un  petit  arbre  que  le  tourment 
du  vent  a  penché,  hérissé  pour  toujours.  Plus  sorcière  aujour- 
d'hui que  jamais,  cette  assemblée  de  bas  pignons  tournés 
ensemble  vers  l'Océan.  A  travers  les  voiles  de  sable  et  de  fumée 
qui  traînent  éternellement  sur  le  pays,  ils  ont  vraiment  l'air 
de  gnomes,  de  korrigans. 

Vers  le  très  vieux  oratoire,  — si  seul,  toute  l'année,  devant 
les  grandes  houles,  —  au  Nord,  au  Sud,  chemine  le  peuple 
bigouden  :  ceux  qui  viennent  de  Saint-Guénolé,  de  Trolimon, 
et  ceux  qui  viennent  de  Kérity,  de  Penmarc'h,  de  Plomeur, 
de  Plobannalec,  l'étrange  peuple  primitif  marié  depuis  si  long- 
temps à  cette  terre  d'extrême  Europe,  au  bord  de  l'Atlantique. 
Les  femmes  ont  des  souliers,  comme  il  convient  aux  jours  de 
fête,  mais  elles  vont  pieds  nus,  et  les  portent  à  la  main.  Elles 
les  mettront,  comme  on  met  ses  gants,  pour  assister  à  vêpres. 

Je  suis  assis  près  de  la  chapelle,  au-dessus  des  galets,  à  la 


AU    PAYS    BRETON.  759 

crête  du  petit  mur  qui  la  défend  contre  les  coups  de  mer.  Que 
j'aime  a  retrouver  sa  touchante,  vénérable  figure!  C'est  la  der- 
nière chose  humaine  au  bout  du  continent,  la  première  à  rece- 
voir le  choc  des  vents  lancés  sur  l'Atlantique.  Toutes  les 
marques  de  la  souffrance  et  du  grand  âge  sont  sur  elle.  Des 
tempêtes  de  trois  cents  ans  ont  déjeté,  bosselé  son  échine;  les 
embruns  ont  rongé  son  granit,  presque  eflacé  les  traits  de  son 
visage,  qui  se  lève  au-dessus  du  goémon.  Elle  est  enterrée  à 
demi;  de  la  main  on  toucherait  son  ardoise,  le  rude  schiste  écaillé, 
argenté  par  les  siècles,  où  traînent  encore,  pour  plus  de  résis- 
tance, des  lignes  de  ciment  :  on  dirait  des  fientes  d'oiseaux  de 
mer,  comme  celles  qui  blanchissent  les  ilôts  voisins.  Qu'elle 
est  bretonne,  toute  pénétrée  d'âme,  chargée  de  significations 
humaines!  Elle  a  l'air,  sous  la  toiture  qui  baisse  jusqu'à  ses 
pieds,  d'une  vieille  femme  du  pays  enveloppée  de  sa  cape 
d'hiver,  —  une  aïeule  aux  yeux  éteints,  qui  s'est  agenouillée 
sur  la  grève  pour  prier. 

Aux  pieds  de  cette  vieillesse,  sur  une  roche  que  le  jusant 
découvre,  des  fillettes  sont  assises,  en  grand  uniforme  bigou- 
den,  —  faste  inattendu  sur  les  fonds  sauvages  de  mer  et  de 
récifs.  Ces  poupées  aux  brillants  atours,  on  dirait  qu'on  les  a 
prises  dans  une  boîte  pour  les  poser  là,  si  vives  en  sont  les 
couleurs,  si  correctes  l'ordonnance  de  la  double  coiffe,  celle  de 
la  cocarde  et  du  grand  ruban  sous  chaque  oreille  gauche.  Mais 
entre  les  deux  croissants  emperlés,  quelle  vie  de  ces  enfantins 
visages!  Les  regards  ont  la  grave  limpidité  que  l'on  voit  aux 
yeux  des  petits  chats.  Je  m'approche  :  tous  les  minois  mongols 
se  baissent  et  se  fixent.  Impossible  de  leur  tirer  un  mot.  Elles 
ont  peur,  les  petites  sauvages,  à  la  vue  de  l'étranger  qui  n'est 
pas  de  leur  espèce. 

Derrière  le  vivant  et  scintillant  bouquet  de  ces  jeunes  têtes, 
la  mer  éternelle,  sous  un  ciel  orageux  et  bas,  a  des  lourdeurs 
de  jade,  — je  ne  sais  quoi  de  sépulcral.  Elle  a  fini  de  descendre- 
Une  partie  de  son  gîte  découvert,  le  chaos  des  roches  apparaît, 
plus  immense  et  désolé.  Dans  le  Sud-Ouest,  il  y  en  a  toujours  : 
ligne  sur  ligne,  crête  sur  crête,  hérissement  sur  hérissement. 
C'est  un  monde,  un  morceau  de  la  planète,  telle  qu'elle  fut, 
quand  la  vie  commença  d'y  germer,  telle  sans  doute  qu'elle 
sera, quand  rien  de  vivant  n'y  restera  plus.  Rien  que  les  granits 
et  la  lente  pulsation  des  eaux  incorruptibles. 


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REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Là-bas,  sur  une  traînée  de  lumière  spectrale,  Nona  lève  son 
écran  déchiré;  plus  loin,  c'e>t  Guermeur  et  la  tour  du  Menhir 
que  l'on  double,  lorsqu'après  avoir  rangé  les  Etocs.on  vient  au 
Nord  pour  s'en  aller  chercher  le  Riz.  Nous  avons  dû  allonger  le 
tour,  1  an  dernier.  La  brume  était  venue.  A  travers  les  néants 
gris,  la  sirène  d'Eekmuhl,  —  un  monotone  mugissement,  coupé, 
toutes  les  minutes,  d'un  long  et  lugubre  appel,  —  annonçait 
«  les  dangers.  » 

En  ce  moment,  on  n'entend  que  des  musiquettes  d'enfants, 
si  grêles,  si  perdues,  en  de  tels  espaces.  Derrière  la  chapelle, 
les  petits  humains  mènent  leur  humble  fête.  Je  les  vois.  D'ici, 
de  la  grève,  ce  n'est  rien  :  un  remuement  d'insectes  surgis,  on 
ne  sait  d'où,  au  bord  de  l'étendue  terrestre.  Mais  à  mesure 
que  l'on  approche,  que  l'cm  s'y  mêle,  comme  on  est  pris  par 
la  rumeur,  par  l'épais  effluve  de  vie  qui  s'en  dégage  !  Et 
comme  on  s'ébahit,  encore  une  fois,  de  la  couleur  et  de  l'étran- 
geté  de  cette  famille  humaine!  Même  griserie  qu'à  plonger 
et  se  perdre  dans  la  fourmilière  d'un  souk  marocain  ou  d'un 
b;izar  de  l'Inde.  L'Inde,  surtout,  s'évoque  ici.  Il  n'y  a  que 
dans  ses  foules  que  l'orange  et  le  pur  écarlate  régnent  si  auda- 
cieusement.  Les  têtes  des  marmots,  casquées  de  paillettes, 
m'évoquent  de  riches  bébés  d'Ahmedhabad.  Aux  gilets, 
aux  plastrons,  les  splendides  soutachures  font  des  cercles 
d'yeux  auxquels  ne  manque  rien  que  des  parcelles  de  miroir 
pour  rappeler  tout  à  fait  les  tuniques  brodées  du  Guzerat, 
—  et  même,  aux  broderies  des  bonnets  féminins,  ces  miroirs 
enchâssés  ne  manquent  pas.  Certains  détails  et  motifs  sont 
d'un  style  unique,  —  non  seulement  l'arrangement  si  com- 
pliqué de  la  coiffure  (les  cheveux  ramenés  en  nappe  de  la 
nuque  couvrant  par  derrière  le  bonnet  pour  aller  s'enfermer 
sous  la  mitre),  —  non  seulement  les  deux  dépassants  de  ce 
bonnet,  qui  ne  ressemblent  à  rien  qu'à  deux  quartiers  d'orange 
ou  de  citron,  —  non  seulement  la  coulée  mirifique  du  ruban  qui 
ruisselle  sur  toute  la  parure  comme  une  oriflamme  sur  une  fête, 
mais  le  grand  retroussis  des  manches,  et,  sur  leur  lustre  noir, 
les  diagonales  et  losanges  de  leurs  splendides  liserés.  Même  bor- 
dure au  bas  des  lourdes,  ballantes  jupes  superposées  :  lignes 
d'or  jaune  ou  lignes  d'or  rouge,  répétant  le  ton  du  plastron  ou 
du  béguin.  Près  d'un  groupe  de  femmes  agenouillées  sur  le 
gravier,  au  porche  de  la  chapelle,  je   me   suis  arrêté  devant 


AU    PAYS    BRETON'. 


101 


l'effet  de  ces  extrêmes  lignes  brisées  avec  les  plis  rigides  du  drap 
et  du  velours,  et  qui  s'y  perdaient,  revenaient.  C'était,  dans  ce 
noir,  une  arabesque  admirable  et  mystérieuse  de  deux  zigzags 
d'or.  Il  faut  venir  ici  pour  comprendre  ce  que  peut  être  et 
signifier  la  grandeur  d'un  style. 

Mais  quelle  humilité  des  choses  d'alentour,  de  celte  terre, 
de  ces  petites  bâches  paysannes,  où  vieux  et  jeunes  se  pressent 
autour  des  cierges,  des  médailles,  des  poêles  à  crêpes,  du  cidre, 
du  fidelic,  des  berlingots,  des  minuscules  poires  à  cochons! 
Et  quelle  lourdeur  septentrionale  et  paysanne  de  cette  racel 
Jamais  la  créature  humaine  ne  m'est  apparue  à  ce  degré  d'ar- 
chaïque simplicité. 

Il  y  a  les  hommes,  dont  on  dessinerait  le  costume  avec 
quelques  rectangles  et  triangles  (scapulaire  noir  sur  les  jaunes 
broderies  romanes  d'un  long  justaucorps).  Les  jeunes  ont  des 
mines  de  force  terrible  sous  des  fronts  bas,  sous  des  toisons 
serrées,  frisantes,  comme  on  en  voit  aux  tèles  des  bouvillons. 
Les  vieux,  à  barbes  à  colliers,  pattes  de  lapin,  ou  bien  stric- 
tement glabres,  semblent  sculptés  à  coups  de  serpe  dans  une 
bille  de  chêne  dur,  les  plus  desséchés  dans  du  silex.  Il  y  a  des 
matrones  qui  ne  sont  que  des  tonnes  enrubannées.  Faces 
mafflues  sous  des  triangles  de  coiffes  bien  plus  courts  que  ceux 
des  jeunesses,  comme  pour  mieux  en  accentuer  la  largeur  et 
l'oblicité;  tailles  de  cétacés,  dont  leurs  manches  raides  et  noires 
figurent  les  ailerons;  vastes  poitrines  femelles  sur  des  culasses 
qu'élargit  encore  le  cerceau  des  robes,  des  multiples  cloches  aux 
bords  dorés  qui  ballent ensemble  à  chaque  pas  pesant,  chacune 
plus  longue  et  plus  étroite  que  celle  qui  la  recouvre,  ce  qui 
donne  une  base  un  peu  conique,  un  peu  sphérique,  un  air  de 
bouée  marine  à  l'étonnant  magot.  Et,  régnant  sur  les  masses 
de  cette  foule  par  leur  nombre,  par  l'orgueil  et  le  frais  éclat  de 
leur  parure,  les  jeunes  filles,  si  placides,  sortes  de  colossaux 
bébés  en  qui  la  pensée  n'a  pas  remué  encore,  —  mais  les  bébés 
ont  des  grâces,  des  finesses.  Quelques-unes  ne  semblent  rien 
que  matière  carnée;  leurs  magnifiques  joues,  qui  commencent 
à  l'œil  et  descendent  plus  bas  que  la  bouche,  montrant  les 
rouges  marbrures  de  la  viande  fraîche.  Des  regards  d'innocence 
énorme,  chargés  d'animalité  dormante  ou  triomphante.  Isolée, 
chacune  suffirait  a  nous  étonner,  mais  pour  peu  qu'elles  se  grou- 
pent, en  leurs  volumes,  en  leurs  splendeurs,  on  dirait  qu'elles  se 


762  REVUR  DBS  DEUX  MONDES* 

multiplient,  s'élargissent  hors  de  proportion  avec  leur  nombre* 
Même  impression  que  jadis,  à  Geylan,  devant  un  cortège  d'élé- 
phants caparaçonnés  de  pourpre  et  d'or  pour  une  fête  boud- 
dhique. Il  fallait  les  compter  pour  voir  qu'ils  n'étaient  que  dix. 
Mais  plutôt  qu'à  des  pachydermes,  avec  les  demi-cercles  succes- 
sifs de  leurs  plastrons-boucliers,  avec  leurs  lenteurs  assoupies, 
celles-ci  font  penser  à  de  grands  crustacés,  à  des  langoustes 
évoluant  dans  un  vivier  (ainsi,  tout  à  l'heure,  certaines  des 
danseuses),  à  des  crabes  (ainsi  les  bancroches,  si  nombreuses, 
à  démarche  oblique),  à  des  chéloniens,  de  noires  tortues 
de  mer,  incrustées  de  précieux  métal  (ainsi  les  puissantes 
mères  de  famille,  les  quadragénaires  maritornes).  Et  le  plus 
étonnant,  c'est  quand  ces  masses,  ces  ors,  apparaissent  mêlés, 
pressés,  autour  des  tonneaux  de  cidre,  dans  l'ombre  enfumée 
d'une  bâche.  Somptueuse  et  bourdonnante  confusion  1 

Mais,  comme  toujours,  en  ces  assemblées  d'une  peuplade 
bretonne,  ce  qui  produit  toute  la  grandeur  de  l'effet  en  l'appro- 
fondissant de  significations  spirituelles,  c'est  l'uniformité  du 
costume  et  du  type.  Gomme  elle  s'affirme  en  ces  vingt  femmes 
debout,  là-bas,  sur  la  dune,  détachées  sur  le  fond  de  l'espace, 
et  qui  nous  présentent  toutes  la  même  silhouette  grave,  les 
mêmes  noires  alternances  de  velours  et  de  drap,  les  mêmes 
quartiers  éclatants  aux  côtés  de  la  tête,  la  même  nappe  de  che- 
veux :  cheveux  aussi  droits,  simples,  sains,  luisants,  que  les 
crins  dans  la  queue  d'un  jeune  cheval!  Et  comme  de  jeunes 
chevaux  en  troupe,  toutes  sont  pareilles,  exemplaires  complets 
d'un  même  type  (leur  immobilité  ne  laisse  pas  distinguer  les 
bancroches,  qui,  d'ailleurs,  sont  toujours  magnifiques). 

Le  parallélisme  des  attitudes  (elles  regardent  vers  la  mer, 
elles  ont  l'air  de  chercher  un  bateau)  ajoute  à  l'impression 
d'identité.  Vingt  bigoudens,  mais  toujours  la  même  qui  se 
répète.  Les  voici  qui  descendent  ;  un  groupe  de  gars  les 
croisent  (c'est  un  trait  du  pays,  ces  théories  alternées  de  gar- 
çons, de  coquettes  filles,  qui  semblent  se  répondre  comme  dans 
les  chansons,  les  danses  d'autrefois).  Quelques-unes  sourient.  Il 
est  si  clair  que  ces  hommes  sont  leurs  hommes,  de  leur 
espèce,  de  leur  clan,  que  ceux-là  seuls  peuvent  les  émouvoir.. 
L'habit  qu'ils  portent,  est  de  ligne  aussi  sommaire,  de  volume 
aussi    massif.    Les   mêmes   motifs    d'un    décor    archaïque    y 


AU    PAYS    BRETON.  763 

reviennent,  les  mêmes  oppositions  du  deuil  et  des  tons  écla- 
tants :  c'est  la  juste  transposition  dans  le  mode  masculin  du 
costume  des  femmes.  Mâle  et  femelle,  vieille  ou  jeune,  partout, 
ici,  je  vois  la  même  créature  (1). 

Et  dans  cette  puissance  de  l'aspect  spécifique,  dans  cette 
simplicité  des  traits  façonnés  par  des  idées,  habitudes  pareilles, 
le  sens  des  figures  s'agrandit  et  prend  une  valeur  de  symbole. 
C'est  encore  une  analogie  de  la  vieille  humanité  bretonne  et 
des  peuples  d'Orient:  les  conditions,  les  âges  de  la  vie  humaine 
s'y  présentent  sous  leurs  traits  essentiels,  en  aspects  quasi 
schématiques.  Ces  marmots,  aux  prunelles  si  vagues,  aux 
boucles  blondes  sous  le  béguin  d'argent,  ces  délicieux  totons 
de  pulpe  si  fraîche,  dont  le  corsage  tient  encore  du  maillot, 
n'est-ce  pas  toute  l'enfance,  aussi  neuve  et  parfaite,  aussi  éter- 
nellement la  même  que  chez  les  jeunes  animaux  ?  En  voici  un 
qui  chancelle  dans  sa  robe-sonnette;  il  s'agrippe  à  la  robe 
pareille  de  sa  inamm.  Elle  le  prend  et  le  baise,  et  ses  simples 
yeux  disent  toute  la  maternité  comme  ceux  des  douces  mamans 
chattes  ou  brebis.  Et  voici  l'autre  âge  de  l'enfance,  plus  enfan- 
tine et  touchante  dans  les  pesants  costumes  :  les  gamins  en 
large  pantalon  noir,  bref  habit,  gilet  brodé,  chapeaux  à  trois 
boucles  et  six  queues  de  ruban,  comme  les  anciens,  — et  les  fil- 
lettes, graves,  en  flamboyant  poitrail  carotte,  comme  leurs 
grandes  sœurs.  Et  celles-ci,  les  reines  de  la  fête  (il  n'y  a  pas  de 
pays  de  France  où  la  jeune  fille  soit  reine  comme  en  Pont- 
l'Abbé),  les  coquettes,  les  belles,  amies  des  rubans,  de  la  danse 
et  des  galants,  qui  vont  toujours  par  dix  et  par  douze,  comme 
prêtes  à  des  rondes,  me  figurent  le  bref  moment  de  la  floraison 
dans  une  certaine  race,  quand  toutes  les  forces  de  l'être  s'ac- 
cordent pour  se  tourner  en  séduction.  Quelle  profusion  de  ces 
rudes  et  calmes  fleurs!  Quelques  belles  sont  vraiment  belles, 
d'un  blond  flambant  de  bétail,  avec  un  lustre  profond  de  leurs 
grands  yeux  sous  l'arc  épais  des  sourcils.  Magnifique  énergie 
dormante.  Rien   de   plus  copieux  et  de  plus  simple.  C'est  toute 

(1)  Au  moment  où  cette  impression  fut  notée,  les  marins  n'apparaissaient  pas 
dans  la  masse  paysanne.  Assis  par  terre,  en  rang,  sous  le  petit  mur  Nord  de  la 
chapelle,  ils  formaient  un  groupe  à  part.  Ils  sont,  d'ailleurs,  du  type  général  dans 
le  pays  higouden,  et  leurs  femmes  portent  le  costume.  Si  on  allait,  en  octobre,  au 
pardon  de  Tronoén,  dont  l'oratoire  touche  presque  à  cette  grève,  on  n'aperce- 
vrait exactement  que  des  paysans.  De  même  pour  les  pardons  bigoudens  de  la 
Clarté,  de  la  Tréminou,  de  Saint-Jean  de  Trolimon. 


764 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


la  fraîcheur  de  la  vie  qui  monte,  en  sa  divine  spontanéité,  du 
fond  de  la  source  éternelle. 

Kl  voici  ceux  dont  elle  se  retire,  qu'elle  laisse  retomber  à 
la  terre,  les  vieillards/ plus  vieillards,  plus  épiques  et  pathé- 
thiques  ici  qu'ailleurs,  les  ancêtres  voûtés  sur  leur  bâton,  les 
mammou  et  tadou  coz,  branlants,  dont  les  crânes  se  dessèchent, 
se  parcheminent,  dont  les  cheveux  semblent  prêts  à  se  décoller 
aux  tempes,  les  aïeules  surtout,  dont  les  dents  jaunes,  en  saillie, 
sont  plantées  comme  sur  une  tête  de  mort.  Est-il  possible 
qu'elles  aient  été  jadis  de  plantureuses  filles,  que  l'épaisse  car- 
nation bigouden  se  ratatine  ainsi? Quelques-uns  de  ces  ancêtres, 
gaillards,  rient  encore  en  prenant  une  prise  de  tabac.  Mais 
chez  les  très  vieux,  qui  cheminent  seuls,  comme  on  sent  l'âme, 
pareille  en  tous,  de  la  triste  vieillesse  !  —  alentissement,  rési- 
gnation, solitude,  profond  besoin  de  repos. 

Oui,  c'est  l'un  des  traits  par  où  ces  assemblées  d'un  petit 
clan  breton  nous  touchent  si  profondément.  Gomme  dans  ces 
images  de  couleur  que  l'on  vendait  aux  Païdons  de  jadis,  la 
vie  humaine  nous  y  présente  ses  grands  moments  éternels, 
ceux  que  doit  traverser  chaque  créature,  si  elle  va  jusqu'au 
bout  de  la  courbe  assignée. 

Le  peuple  est  beau  ici.  Il  a  sa  couleur  ancienne  et  son  ordre 
naturel,  où  nous  reconnaissons  des  harmonies  qui  furent  très 
générales  autrefois.  A  le  voir  en  ses  fêtes,  on  pense  aux 
chants,  ébats  populaires,  dans  Gœthe  et  Beethoven.  C'est  le 
peuple  rustique  et  chrétien,  demi-féodal  encore,  du  vieux 
monde  d'Europe.  Si  différents  de  race,  ceux-ci  sont  bien  plus 
près, en  leurs  modes  et  rythmes  de  vie  et  de  pensée,  qui  décident 
leurs  physionomies,  des  paysans  dont  les  sabots  sonnent,  dans 
la  Pastorale,  à  la  cadence  de  la  bourrée,  que  des  bourgeois, 
liseurs  de  journaux,  de  Quimper  et  de  Brest.  Ils  sont  hors  des 
courants  généraux  du  présent.  Sans  doute,  le  service  militaire 
prend  les  hommes,  mais  le  type  est  si  fort  contre  les  influences 
étrangères  I  Et  le  milieu  natal,  la  grave  campagne  bretonne,  le 
groupe,  avec  sa  langue,  ses  coutu  mes,  ses  incessantes  suggestions, 
les  reprennent  si  vite  !  C'est  un  clan,  et  c'est  une  caste,  comme 
il  y  en  avait  autrefois,  une  caste  qui  se  limite  aux  aot?,ourien(\.), 

{l\  AoLrou  :   seigneur,   maître,  monsieur,     en   général    celui  qui  habite  un 


AU    PAYS    BRETON  765 

qui  ne  lève  pas  les  yeux  au  delà  d'elle-même.  C'est  un  monde 
à  part  et  fermé,  où  se  répète,  en  tons  plus  simples,  à  une 
échelle  plus  brève  que  la  nôtre,  mais  complète  en  elle-même, 
la  variété  de  la  vie  et  de  ses  conditions,  depuis  la  misère  du 
mendiant  ou  du  vieux  vacher  qui  ne  gagne  plus  que  son 
grabat  et  sa  bouillie,  jusqu'à  la  richesse  du  pen  ty,  du  chef 
de  famille,  possesseur  de  sa  terre  et  de  vergers  «  bien  murés;  » 
depuis  les  labeurs  des  champs  et  des  fermes,  jusqu'à  la  joie  des 
galettes  et  des  chansons  {leurs  chansons),  des  veillées  et  des 
galanteries,  jusqu'aux  liesses  des  noces  et  pardons;  depuis  le 
souci  quotidien  de  la  terre, du  grain,  des  bestiaux,  de  l'achat  et 
de  la  vente,  jusqu'au  vague  rêve  religieux  qui  s'ouvre  aux  jours 
des  grandes  fêtes  et  des  deuils,  parfois  au  moment  où  reviennent 
les  noms  des  morts  à  la  prière  du  soir,  en  famille,  au  pied  des 
\\U  clos,  ou  bien  le  dimanche,  à  l'église.  Un  monde  où  l'indi- 
vidu n'est  pas  détaché,  mais  demeure  fortement  lié  à  ses 
pareils,  —  et  le  costume  en  témoigne  d'abord  ;  où  la  vie  reste 
astreinte  à  des  coutumes,  à  des  consignes  de  conformité,  à  des 
cérémonies  (le  breton  de  ces  paysans  a  ses  formules  de  pudeur, 
de  savoir  vivre,  de  haute  politesse,)  invariablement  réglée  par  le 
rythme  des  saisons,  qui  ramènent  les  labours,  semailles,  mois- 
sons, les  fêtes  des  saints  et  les  grands  jours  de  l'Église. 

Dans  ce  monde  à  peu  près  clos,  d'où  l'inquiétude  e>t  absente 
avec  la  pensée,  nul  ne  songe  à  changer  sa  condition.  Elle  fait 
partie  d'un  ordre  immémorial  que  chacun  accepte  avec  fata- 
lisme, —  ce  fatalisme  breton  qui  rappelle  celui  de  l'Islam,  car 
il  tient  de  la  religion  autant  que  de  la  soumission  à  l'habitude. 
Un  ordre  prédestiné,  et  le  pauvre,  le  mendiant  lui-même,  y 
occupe  une  certaine  et  nécessaire  place.  Il  n'est  pas  un  vague, 
inerte  dérhet,  tombé  hors  de  la  vie  sociale  :  il  y  a  sa  fonction, 
reconnue,  respectée,  fonction  spirituelle  comme  celle  des 
guoux  d'Islam.  Il  est  le  pauvre  du  bon  Dieu,  l'un  de  ses  pré- 
férés, à  cause  de  sa  misère,  un  intercesseur  tout  trouvé,  et  sa 
prière,  dont  on  le  remercie  dans  les  fermes,  récompense  la 
sainte  aumône. 

Et  les  voici  qui  font  la  haie  devant  le  porche  de  la  chapelle, 
les  loqueteux,  les  infirmes,  habitués  des  Pardons  bigoudens.  Et 

«  château  »  ou  «  manoir,  »  c'est-à-dire,  en  langage  de  paysan  breton,  une  maison 
<ïui  a  i>lus  d'un  étasre, 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

je  crois  revoir,  sous  un  autre  ciel,  en  d'autres  guenilles,  leurs 
frères  musulmans,  ceux  dont  les  oraisons  (à  côté  des  bateleurs, 
chanteurs,  marchands  de  fruits  et  de  fritures)  enveloppent  le9 
tombeaux  des  saints  maugrebins,  aux  jours  des  joyeux  et  reli- 
gieux moussems.  Prostrée  si  bas,  hors  de  la  vie,  de  ses  jeux  et 
travaux,  la  créature  est  partout  la  même.  Aveugles,  manchots, 
béquillards,  culs-de-jatte,  innocents,  c'est  la  même  confrérie 
que  là-bas,  une  pieuse  Cour  des  Miracles,  et  c'est  toute  l'éter- 
nelle misère  humaine.  Ils  restent  entre  eux,  sur  le  parvis  de 
gravier  et  de  galets,  rangés  comme  pour  un  rite  à  l'entrée  de 
la  chapelle,  accordés  à  sa  vieillesse  et  sa  pauvreté,  partici- 
pant de  la  même  essence  religieuse.  Tous  portent  la  besace  où 
ils  mettent  leurs  croûtes.  Tous  tendent  une  sébile  de  fer-blanc, 
et  de  la  même  main  pend  aussi  un  chapelet.  En  voici  un  que 
j'ai  vu,  déjà,  à  d'autres  Pardons  du  pays.  Tignasse  pendante, 
paupières  collées,  menton  fuyant,  vague  sourire  de  simple.  Il 
marmotte  d'incessantes  patenôtres,  sa  tasse  tendue  très  bas, 
d'un  geste  gauche  d'aveugle.  A  côté  sont  deux  très  vieilles 
bigoudens,  dont  les  yeux  sanglants-semblent  pleurer;  l'une  est 
hissée  de  guingois  sur  une  béquille.  Et  puis,  installé  contre  le 
porche  même,  que  l'on  dirait  spécialement  à  lui,  un  ancien, 
énorme,  à  barbe  fleurie,  en  béret  de  marin,  semble  incrusté  à 
son  grabat  ambulant  :  une  sorte  de  claie  montée  sur  deux 
roues,  qui  le  porte  de  pardon  en  pard  n.  Une  femme  tend  et 
tient  ouverte  la  main  du  paralysé.  Un  chien  dans  un  harnais 
de  corde  somnole  à  terre.  Presque  tou  >  ces  mendiants,  d'ail- 
leurs, ont  leurs  chiens,  de  fortes  bêtes,  qui  bordent  avec  eux 
l'entrée  de  la  chapelle.  Il  en  est  un,  une  sorte  de  grand  et 
soyeux  griffon,  qui  suit  pas  à  pas  son  maître,  chaque  fois  que 
celui-ci  se  traîne  hors  du  rang  pour  mendier  plus  activement 
sur  le  parvis.  Quel  contraste  du  noble  animal  et  de  ce  maître  : 
un  misérable,  aux  jambes  recroquevillées,  qui  ne  progresse 
qu'en  se  balançant  entre  ses  supports  de  bois,  ses  rudes  sabots 
raclant,  à  chaque  coup,  le  sol  1 

Les  pauvres  de  Jésus-Christ,  ceux  qui  ne  peuvent  plus 
qu'attendre  et  supplier  de  haut  en  bas...  De  toute  cette  bordure 
de  misère,  monte  un  vagissement  doux,  continu,  où  reviennent 
les  mots  des  oraisons  :  En  hano  an  Tad...  Itroun  Varia... 
Evelse  bezo  gret  (1).  Une  vieille  fée  à  barbiche,  exsangue,  est 
(1)  Au  nom  du  Père...  Madame  Marie...  Ainsi  soit-il!  m 


AU    PAYS    BRETON.  TÔT 

affaissée  à  terre,  et  semble  dormir.  Elle  tient  un  bâton  à  crosse 
dont  un  os  creux  protège  le  bout.  J'ai  mis  une  piécette  dans 
sa  sébile;  eile  la  prend,  lentement,  sans  la  regarder,  lève  sur 
moi  des  yeux  blaireux,  —  une  expression  d'animal  malade,  — i 
et  puis  la  porte  à  son  front,  en  commençant  de  se  signer  : 
aussitôt  monte  le  dévotieux  murmure,  latin  cette  fois  :  j'entends 
les  mots  benediclionem,  Spiritus  sanctus.  En  Bretagne  aussi, 
l'aumône  est  restée  religieuse.  C'est  ici  l'acte  chrétien  par  excel- 
lence, et  qui  provoque  toujours  la  prière. 

Sous  le  rude  calvaire,  se  tient  un  chanteur  :  barbe  et  che- 
veux d'argent,  l'air  encore  très  solide,  la  figure  enluminée  et 
qui  s'empourpre  davantage  dans  l'effort  et  l'excitation  du 
chant.  Il  récite  des  sones  dont  il  vend,  pour  un  petit  gwennek, 
le  texte,  «  levé  »  (savet)  par  une  demoiselle  de  Morlaix.  Et 
voici  que  j'en  reconnais  une  de  cinq  notes,  mais  de  tonalité  si 
étrange,  si  pénétrante,  et  qui,  bien  des  années  avant  que  je 
vienne  à  Penmarc'h,me  faisait  rêver  du  pays  de  saint  Guénolé  : 

A  c'harz  ar  mor  oun  ganet, 
E  bro  San  Gwenolé... 
Ha  biskoaz  nemet  glahar 
Me  meus  bel  en  buez... 

Je  me  rappelle...  Un  pauvre  petit  Kloarek  (1)...  Né  près  de 
la  mer...  Au  pays  de  saint  Guénolé...  Et  rien  que  du  chagrin 
toute  la  vie... 

Gomme  cela  vous  reprend,  ces  vieux  airs  bretons  de  la 
prime  jeunesse!  Quels  lointains  elle  m'évoque, cette  complainte 
entendue  jadis  dans  une  ferme  du  sombre  pays  de  Brest,  et  que 
je  croyais  une  chose  des  temps  abolis,  morte  comme  ceux-là 
qui  me  la  chanLaient,  et  ne  restant  plus  qu'en  ma  mémoire  I 
Mais  le  passé  dure  toujours  en  Bretagne. 

* 
*  * 

Derrière  des  marins,  je  suis  entré  dans  une  chambre  de  la 
chapelle,  par  une  petite  porte  extérieure.  Odeur  de  mousse 
là-dedans,  ombre  épaisse,  sous  l'oblique  plafond  que  fait  le 
vieux  toit  écailleux  en  descendant  presque  jusqu'à  terre.  Il  y  a 
beaucoup  de  monde  dans  cette  rude  sacristie,  et  je  ne  comprends 

(4)  Clerc,  étudiant,  séminariste. 


76$  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pas  très  bien,  d'abord,  ce  qui  se  passe.  Là-bas,  dans  le  fond, 
on  remue  des  choses  blanches,  je  ne   sais   quel    vague  linge. 

Un  jeune  homme  en  casquette  de  pilotin  m'a  renseigné  : 

—  C'est  des  gas  de  chez  nous,  de  Kérity,  qu'ont  fait  un 
vœu  :  alors,  comme  de  juste,  ils  sont  à  se  mettre  en  tenue. 

Ah!  oui,  je  sais  :  les  rescapés  de  la  tempête  d'octobre,  ceux 
dont  j'ai  vu  le  bateau  crevé,  parmi  trenle  autres,  dans  la  baie  de 
la  Torche,  l'automne  dernier,  quelques  jours  après  le  désastre. 
Ceux  dont  parlait  une  lettre  du  recteur  qui  me  fut  communi- 
quée. Au  petit  matin,  arrivant  de  la  Torche,  ils  étaient  venus  le 
trouver,  trempés,  tout  étourdis  encore,  quelques-uns  sanglotant, 
pour  lui  demander  de  leur  ouvrir  la  Chapelle.  Ils  criaient  : 
«  Nous  avons  la  vie  sauve  1...  Nous  voulons  remercier  Notre- 
Dame  de  la  Joie!...  »  Le  mousse  a  demandé  la  permission  de 
monter  sur  l'autel  :  «  J'ai  promis  d'embrasser  Madame  Marie 
si  elle  nous  sauvait!  »  Son  père  criait  :  «  Oui,  fils,  embrasse- 
la  bien!  Merci,  Notre-Dame  de  la  Joie  1  Nous  croyions  ne  plus 
te  revoir.  Maintenant,  allons  à  Kerity  pour  remercier  Monsieur 
Saint  Pierre!  » 

Dans  l'instant  du  péril,  ils  ont  fait  un  autre  vœu  :  suivre 
en  groupe  Notre-Dame  à  sa  procession,  le  jour  du  Pardon.  Pour 
un  tel  rite,  la  tenue  commandée  par  la  coutume  est  encore 
celle  qui  signifiait,  au  moyen  âge,  l'humilité  religieuse  :  nu- 
tête,  déchaux,  en  chemise,  une  cire  de  tant  de  livres  à  la  main. 

Seulement,  aujourd'hui,  les  mœurs,  tout  de  même,  ayant 
un  peu  changé,  par  décence  on  passe  un  pantalon  de  linge,  mais 
les  pieds  sont  nus,  et  le  haut  du  corps  se  dépouille  vraiment 
de  tout  ce  qui  n'est  pas  la  chemise.  Dans  les  grands  Pardons,  à 
Rumcngol,  à  Sainle-Anne  de  la  Palue,  on  voit  des  hommes  des 
campagnes  qui  sont  venus  à  pied  de  loin,  chapelet  et  bàlon  à  la 
main,  en  ce  rudimentaire  vêtement. 

J'ai  pu  approcher,  et  je  les  vois  qui  se  déchaussent  :  deux 
hommes  d'une  cinquantaine  d'années,  deux  jeunes  et  le  petit 
mousse.  Les  deux  anciens  ont  des  gestes  lourds  et  lents,  ceux 
des  marins  qui  ont  passé  leur  vie  à  peser  sur  des  drisses  et  haler 
des  casiers.  L'un  est  tout  glabre  et  chauve,  sauf  deux  touffes  de 
cheveux  aux  deux  côtés  de  l'occiput  ;  son  maigre  visage  ascétique 
a  le  ton  du  buis;  sa  bouche  serrée  doit  rarement  s'ouvrir.  Au 
milieu  de  tout  ce  monde,  il  regarde  d'en  bas,  tristement,  du 
profond  de  l'orbite  creuse.  Je  devine  le  bleu  pâle,  usé,  de  ses 


AU    PAYS    BRETON.  769 

yeux  habitués  à  errer  sur  l'horizon  de  mer.  L'autre,  —  barbe 
grise,  cheveux;  coupés  rond  autour  des  oreilles,  —  est  assis, 
plié  en  deux,  sur  un  coffre,  ouvrant  sur  ses  genoux  ses  pauvres 
doigts  noueux  dont  les  panaris  ont  mangé  plusieurs  phalanges, 
il  présente  le  même  aspect  de  patience  et  de  lenteur.  Les 
deux  gars  sont  superbes,  brûlés  de  soleil;  le  plus  grand  a  une 
carrure  formidable,  une  rouge  barbe  de  pirate,  des  dents  déjeune 
chien,  un  sourire  d'enfant,  des  yeux  de  douceur  étonnée.  Le 
mousse,  entre  les  deux  plus  vieux,  baisse  sur  son  bras  son  visage 
un  peu  kalmouck. 

—  Çui-là  qui  a  houle!  —  me  dît  le  pilotin,  —  c'est  jeune, 
c'est  sauvage  :  ça  n'a  rien  vu,  ça  connaît  rien. 

Je  songe  qu'il  a  connu  l'épouvante,  ce  petit .  Celte  nuit-là, 
le  coup  de  vent  les  drossant,  ils  sont  venus  faire  côte  à  l'anse 
de  la  Torche,  au  commencement  de  la  courbe  de  six  lieues  qui 
s'en  va  jusqu'à  Audierne.  «  Ya  que  ça  à  faire,  »  m'explique 
mon  voisin.  Il  paraît  que  par  coup  de  vent  de  la  partie  sud, 
si  on  tombe  en  dedans  d'une  certaine  ligne  dans  l'immense  arc 
de  cercle,  les  refuges  ordinaires  coupés,  toutes  les  passes  brisant 
à  blanc,  la  toile  au  bas  ris,  on  ne  peut  plus  se  remonter  pour 
doubler  les  Penmarc'h,  et  chercher  les  abris  de  l'Est.  Et  comme 
on  sait  que  l'entrée  d' Audierne  est  impossible  alors,  à  cause 
de  la  barre,  et  que  chaque  bord  vous  rapproche  inévitablement 
de  la  cote,  il  n'y  a  qu'à  tacher  de  se  jeter  dans  la  Torche.  On 
perd  son  bateau  (et  de  là  tous  ceux  que  j'avais  vus  crevés, 
culbutés  l'un  sur  l'autre  dans  l'anse),  mais  on  a  une  chance  de 
se  sauver.  Quand  c'est  le  jour,  et  qu'on  voit  ça  de  la  terre,  le 
recteur  vient  donner  l'absolution. 

—  Y  a  eu  que  six  péris  dans  la  tempête  d'octobre  —  ajoute 
le  pilotin.  —  C'est  pas  beaucoup  pour  trente  bateaux.  Heureu- 
sement qu'y  avait  de  la  lune!  Ils  ont  vu  l'entrée  de  l'anse... 
Après  ce  coup-là,  ils  sont  restés  huit  jours  sans  sortir.  Même, 
d'abord,  qu'ils  criaient  que  jamais,  jamais  plus  ils  ne  repren- 
draient la  mer. 

J'imagine  la  nuit  terrible,  la  longue  lutte,  les  minutes 
suprêmes,  quand  le  bateau  noyé,  talonnant,  ne  se  relevant  pas, 
les  hommes  emportés  dans  le  furieux,  le  ténébreux  chaos  n'ont 
plus  été  que  chair  passive  et  qui  va  s'abimer. 

Au  moment  où  l'état  de  la  mer  a  dépassé  ce  qui  est 
«  maniable,  »  leur  pensée  s'est  tournée  vers  Notre-Dame  de  la 
tome  lviii.  —  1920.  49 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Joie,  l'oratoire  solitaire  qui  fait  partie,  comme  les  roches  voi- 
sines, de  leur  horizon  de  pêcheurs,  et  qu'ils  ont  regardé,  tous 
les  jours,  comme  leurs  pères,  en  cherchant  leurs  alignements. 

Et  maintenant,  les  voilà  au  milieu  des  leurs,  dans  la  chapelle 
où  tous  ces  aïeux  sont  venus  dans  les  autres  siècles,  à  la  même 
date  de  l'année.  Ombre  tiède  ici,  sensation  de  bon  refuge 
humain,  sous  la  primitive  toiture  dont  la  grande  aile  a  pris  et 
couve  tout  ce  petit  monde.  Le  recteur  est  près  d'eux, en  rorhet, 
paternel,  et  qui  les  encourage.  Il  leur  tape  amicalement  sur 
l'épaule,  en  les  appelant  :  Va  znd,  —  «  mes  hommes.  »  Leurs 
femmes  aussi  sont  là  :  elles  finissent  de  les  mettre  en  tenue 
votive,  leur  enlèvent  vestes  et  gilets.  Beaucoup  d'autres  femmes 
aussi,  des  mères,  des  grand'mères  bigoudens,  mais  pas  de  jeunes 
filles  :  une  tradition  de  bienséance  s'y  oppose. 

Par  un  guichet,  on  voit  la  nef.de  l'autre  côté  du  mur.  Elle 
est  déjà  pleine ,  et  dans  cette  ombre  plus  claire,  sous  les  ors  et  les 
flammes  du  chœur,  j'aperçois  la  joaillerie  serrée  des  tètes  fémi- 
nines (les  hommes  se  tiennent  à  part).  Que  c'est  nombreux,  et 
riche,  et  grave,  cette  assemblée  de  têtes  pareilles,  dont  les  rangs 
vont  se  perdant  dans  l'ombre!  Et  comme  on  sent  un  peuple! 
En  avant,  dans  une  stalle  du  chœur,  une  admirable  figure  de 
vieux  s'éclairait.  Une  figure  de  type  ancien,  dont  le  front  luisait 
comme  un  jaune  ivoire,  au  jaune  rayonnement  des  cires. 

* 
*  * 

J'ai  gagné  la  nef  pour  me  mêler  à  eux  tous.  Au  dehors, 
près  du  patit  porche,  il  fallait  traverser  les  lignes  de  pèlerins 
agenouillés  sur  le  parvis  de  terre,  les  femmes  d'un  côté,  les 
hommes  de  l'autre.  Des  murailles  de  dos  bigoudens,  impénétra- 
bles, défendaient  l'entrée,  mais  lentement,  avec  ténacité,  des 
femmes  arrivaient  à  se  faufiler,  et  je  suivais  leur  poussée  patiente. 

Venant  du  grand  jour,  on  ne  distingue  pas  grand'chose, 
d'abord.  Seulement,  Ja-bas,  les  buissons  de  flammes  trem- 
blantes, et  ensuite,  par  devant,  le  pointillement  régulier,  rang 
sur  rang,  par  centaines, de  toutes  les  mitres  blanches,  de  toutes 
les  coques  rouges,  où  brille  quelque  chose  comme  du  cristal. 
Il  fallait  quelque  temps  pour  distinguer  les  hommes,  massés 
des  deux  côtés  du  chœur,  serrés  là,  contre  le  rude  mur  qui 
verdit,  par  en  bas,  d'une  mousse  comme  on  en  voit  sur  les 
galets  des  grèves.  Une  atmosphère  tiède,   recluse,  chargée  de 


AU    PAYS    BRETON.  771 

souffles  humains.  Tout  de  même,  on  se  sent  bien,  au  sein  de 
celle  épaisse  humanité.  On  plonge  dans  quelque  chose  d'élé- 
mentaire et  d'ancien.  Dâs  épaules  m'oppressent,  des  yeux 
luisent  près  de  moi;  des  joues  de  chair  fraîche,  des  fronts 
jaunes,  incroy  tblement  plissés,  me  frôlent  :  je  respire  les 
haleines,  je  m'emplis  d'essence  bigouden.  Tous  ces  dos  si  courts, 
sanglés  de  noir,  ces  dos  de  marsouins  sur  le  bourrelet  des 
robes,  toutes  ces  têtes  bridées,  obliques,  où  la  chevelure,  sous 
la  dentelle  et  l'éearlate,  se  réduit  à  une  demi-boule  de  chêne 
ou  d'acajou  .ciré,  —  quel  épaississement,  quelle  schématique 
simplification  de  la  forme  féminine!'  Parfois,  près  de  moi,  l'une 
d'elles  se  retourne  (quelque  mère  cherchant  un  précieux  et  scin- 
tillant bébé  qui  lui  glousse  entre  les  j  imbes),  et,  large,  dorée, 
sur  les  fonds  noirs,  dans  la  masse  et  la  railleur  du  costume, 
sous  l'apparat  des  grands  rubans,  elle  se  révèle  monumentale. 

Quelques  rangs  se  présentent  de  profil.  Des  profils  d'idoles, 
de  statues  primitives,  inanimées  sous  le  luxe  de  broderies  qui 
semblent,  sur  ces  puissantes  poitrines,  des  colliers  d'or,  de 
byzantines  chaînes  étagées.  Le  type  est  partout;  il  m'enve- 
loppe, m'ob-ède.  Fronts  fuyants,  mentons  fuyants,  forte  avan- 
cée des  pommettes,  des  maxillaires,  saillie  un  peu  canine  des 
dents,  toute  celte  oblicité  du  profil  accentuée  par  celle  de  la 
coiffe,  de  la  bride,  des  crins  lires  en  arrière.  Mais,  de  face,  une 
construction  presque  plate,  et  quadrangulaire,  en  losange,  par 
grands  plans;  des  traits  comme  équarris  à  la  hache.  Il  y  avait, 
plusieurs  vieilles  devant  moi  :  la  peau  de  leur  nuque,  décou- 
verte ju>qu'à  la  racine  des  cheveux,  était  un  tégument  épais  et 
brun,  une  sorte  de  cuir  vivant  et  partout  crevassé.  Pas  un  fil 
blanc  dans  ces  cheveux  d'une  égalité,  d'un  lustre  étonnants. 
Mais  nulle  vieillesse  plus  ridée.  C'est  peut-être  que  la  jeunesse 
fut  si  plantureuse  I  Quand  elles  maigrissent  (ce  qui  est  la  façon 
de  vieillir,  dans  les  races  fortes),  la  peau  se  vide,  qui  couvrit 
toute  cette  magnifique  chair.  Plis  et  replis  de  parchemin  cassé, 
triple  et  profond  sillon  parallèle,  en  V,  au-dessus  des  sourcils, 
ajoutant  à  l'air  de  tristesse,  de  muette  pilience,  de  labeur  soli- 
taire que  présentent  ces  aïeules. 

Une  race,  un  peuple  :  on  le  sentait  plus  fortement  encore 
en  ce  vaisseau  fermé  où  sa  coutume  l'assemble,  et  qu'il  em- 
plissait de  ses  nombres,  de  ses  couleurs,  de  son  effluve.  Rien 
ici  qui  ne  soit  bigouden  :  même  les  vieux  saints  et  saintes  de 


772  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bois  portent  des  chapes  et  robes  que  l'orange,  le  rouge  illu- 
minent. La  Vierge  est  parée  de  grandes  roses  de  rubans,  toutes 
pareilles  à  celles  des  jeunes  femmes,  et  le  même  décor  fastueux 
ponctue  la  nappe  de  l'autel. 

Une  fille,  en  blanche  résille  de  Douarnenez,  était  visible- 
ment d'une  autre  société,  bien  plus  proche  de  la  notre.  Long 
visage  européen;  châle  à  pointe  comme  en  portaieni  <  •:- 
grand'mères.  Comme  ces  peuplades  bretonnes  v<>  '.-. ■:.<.  ,,;s- 
tinctes  les  unes  des  autres!  Je  me  sentais  bien  étranger.  Sous 
l'uniforme  local,  chacune  de  ces  figures  me  disait  :  Je  suis 
paysan,  de  ma  caste,  de  mon  clan,  dont  j'ai  reçu  ma  forme, 
mes  directions,  mes  rècîes.  Je  résiste  et  je  persiste. 

Les  prêtres  doré-  étaient  entrés.  Les  chants  montaient,  les 
lentes,  graves  psalmodies,  dont  la  tonalité  s'apparente  à  cer- 
tains modes  tout  moyenâgeux  et  presque  orientaux  de  la  mu- 
sique bretonne.  Puis  des  cantiques  à  Itroun  Varia,  entonnés 
par  toute  l'assemblée,  en  breton,  —  la  vieille  langue  celtique 
alternant  avec  celle  de  Rome,  comme  en  Gaule,  aux  premiers 
siècles  de  l'ère,  comme  si  les  temps  n'avaient  point  passé, 
comme  si  le  français  n'existait  pas  encore. 

Un  mouvement  se  fit  dans  l'assemblée,  et  puis,  sur  les  bas- 
côtés  de  la  chapelle,  à  travers  les  masses  immobiles,  une  sorte 
de  tlux  commença  d'apparaître,  et,  lentement,  de  monter 
vers  le  chœur.  C'étaient,  cierges  en  main  (on  en  vendait  sous 
les  petites  bâches  vertes,  autour  du  sanctuaire),  tous  ceux  et 
toutes  relies  qui  avaient  promis  de  «  mettre  une  lumière  »  à 
Notre-Dame-dc- la-Joie.  Sous  la  sainte  image,  le  sacristain 
paysan  ne  cessait  de  piquer  les  cires  qu'on  lui  tendait,  les  reti- 
rant pour  en  poser  d'autres  aussitôt  qu'elles  commençaient  à 
brûler.  Je  vis  passer  une  mère-grand,  dont  j'avais  remarqué 
déjà  la  ligure,  si  sérieuse,  attentive,  où  toute  une  vie  de  travail 
monotone  et  de  foi  s'était  inscrite  en  cent  rides  vénérables. 
Avec  quelle  vaillance  elle  se  poussait  vers  les  flammes  du 
chœur!  La  voilà  qui  arrive  près  de  la  grille;  elle  déploie  le 
papier  qui  protège  sa  chandelle  :  un  cierge  énorme,  entouré 
d'une  spire  d'or,  et  qui  a  bien  dû  coûter  deux  petits  écus  (on 
compte  encore  en  skoëts.)  Un  instant,  elle  reste  là.  Avec  un 
tremblement  de  grand  âge  ou  de  ferveur,  appuyée  sur  son 
bâton,  elle  regarde  le  sacristain  l'allumer.  D'autres  suivent, 
sans  cesse.   Au  milieu  de  la  grille,  les  deux  iîles  se  rejoignent 


AU    PAYS     BRETON.  '  là 

pour  redescendre;  elles  tournent,  apparaissent  de  face,  et  c'esl 
alors,  comme  dans  un  intérieur  obscur  et  frémissant  de  ruche, 
une  lente,  cheminante  colonne  d'abeilles  dorées. 


Porté  par  la  foule,  j'avais  fini  par  atteindre  le  côté  des 
hommes,  quand  un  remous  m'a  poussé  vers  une  issue.  L'espace  1 
Je  voulais  le  goûter  un  peu,  m'en  aller  respirer  au  bord  de  la 
grève,  me  remplir  les  yeux  des  grands  vides!  Mais  je  reste  là, 
arrêté  par  une  espèce  de  vision.  Ce  ne  sont  que  des  vieux  qui 
sortent,  mais  ils  surgissent  de  l'ombre,  et  presque  de  dessous 
terre,  car  autour  de  la  chapelle,  le  sol,  au  cours  des  siècles, 
s'est  exhaussé.  Des  figures  d'un  autre  âge,  comme  on  en  voit  aux 
antiques  saints  de  bois  des  oratoires  bretons,  —  saint  Méen, 
saint  Budoc,  saint  Herbot,  —  des  figures  toutes  de  raideur 
primitive,  de  sérieux  farouche  et  d'innocence,  avec  de  longues 
chevelures  à  la  Louis  Xï,  des  favoris  à  la  Charles  X,  des  lèvres 
réduites  à  une  fente,  des  prunelles  pâles  vissées  comme  dans 
un  trou.  D'où  sont-ils  venus,  ces  vieux  qu'on  ne  voit  jamais? 
Ils  font  un  peu  peur.  Ils  semblent  à  peine  vivants.  L'un  avance 
vers  moi  en  se  signant  d'un  grand  geste,  apparition  si  étrange 
que  je  recule  presque.  Il  est  grand,  anguleux,  vêtu  d'un  drap 
noir  jauni  comme  par  un  séjour  souterrain.  Un  long  corps 
gelé  qui  chancelle,  comme  s'il  avait  perdu  l'habitude  de  la 
marche,  une  tête  de  travers,  la  peau  séchée  au  front,  au  creux 
des  mâchoires  ;  une  tête  de  mort  comme  j'en  ai  regardé  de  si 
près,  jadis,  dans  les  ossuaires  despetites  églises  bretonnes  :  petite, 
ronde,  aux  os  minces,  avec  de  longs  restes  de  cheveux  que 
l'on  dirait  collés,  de  jaunâtres  étoupes  qui  vont  se  détacher  si 
l'on  tire...  Oui,  ces  anciens-là,  en  leurs  étonnantes  hardes, 
semblent  des  cadavres  de  Bretons  d'autrefois  surgis  de  leurs 
fosses,  ressuscites  par  la  cloche  de  leur  chapelle... 

On  finit  de  sortir;  les  groupes  se  mêlent.  Çà  et  là,  mainte- 
nant, sur  cette  vieillesse  et  sur  ce  noir,  un  groupe  de  jeunes 
filles  resplendit  au  soleil  qui  se  découvre,  et  leur  parure  est 
d'un  rouge  qui  effare  nos  yeux  de  civilisés.  Ah!  la  brave  cou- 
leur, —  et  comme  elle  dit  la  joie!  comme  elle  veut  réjouir! 
C'est  le  principe  de  ces  parures.  Avec  l'ingénuité  des  races 
archaïques,  ces  paysans  y  ont  réuni,  en  harmonies  simples  et 
puissantes,   tout  ce  qu'ils  pouvaient   imaginer  pour  le  régal 


774 


REVUE    DES    DEUX    MOMIES. 


des  yeux.  Qu'y  a-t-il  de  plus  beau  que  l'or,  que  la  soie,  les 
tons  de  fleurs  les  plus  intenses,  leurs  jeux  sur  les  noirceurs  ] 
diverses  du  costume,  —  qu'une  blanche  mitre  percée  de  trèfles  ] 
et  de  croix,  que  les  feux  du  cristal  et  du  métal  qui  tremblent 
aux  ardents  quartiers  de  la  coiffe?  Surtout  le  parti  pris  des 
lignes,  de  l'ordonnance  est  admirable.  Voilà  le  style.  Il  appa- 
raît spontanément  chez  tous  les  peuples  où  l'individu  n'est  pas 
encore  dégagé,  où  personne  n'inventa  rien,  où  la  beauté  nait 
de  la  fidélité  aux  traditions  du  groupe.  Style  et  couleur, 
comme  au  moyen  âge,  où  les  maisons,  la  foule  présentaient  les 
tons  d'un  parterre,  comme  en  Perse,  dans  l'Inde,  comme  en 
tout  cet  Orient  où  se  survivent  aussi  ce  moyen  âge  et  son 
enluminure.  Pourtant  quelques-unes, — deuil  ou  mode  nouvelle 
de  Pont-Labbé,  — sont  en  noir.  Mais  quelle  grandeur  et  quelles 
harmonies  de  ce  ton  unique!  Noir  sur  noir,  celui  que  lustre 
du  velours,  et  celui  qui  s'éteint  sur  le  drap,  celui  de  la  soie 
aussi  et  des  perles,  car  pour  plus  de  sombre  et  raide  magnifi- 
cence, deux  croissants  couturés  de  jais  remplacent  aux  tempes 
les  habituels  quartiers  orange;  et,  de  même,  c'est  un  flot  de 
taffetas  noir  qui,  d'une  noire  cocarde,  tombe  largement 
jusqu'aux  genoux.  Nul  costume  plus  grave  et  plus  fier.  Pour  la 
solennité  de  celte  teinte  funèbre,  pour  l'aitière  énergie  du 
caractère,  cela  est  digne  de  Velasquez  et  de  <«oya,  —  et  quand 
l'argent  remplace  le  jais  du  décor,  l'impression  espagnole  en  est 
rehaussée.  On  pense  aux  statues  de  la  Vierge,  en  grand  habit 
rigide,  que  l'on  voit  là-bas,  parées  de  deuil  pour  une  cérémonie 
de  Semaine  sainte.  Et  l'attitude  est  aussi  droite.  Près  du  rude 
Calvaire  où  leurs  amies  sont  assises  sur  les  degrés,  celles-ci 
restent  debout.  On  dirait  qu'un  tel  costume  interdit  de  se  plier. 

Deux  d'entre  elles  sont  d'un  type  un  peu  à  part,  presque 
citadin,  et  que  l'on  voit  à  Pont-Labbé  :  prunelles  de  langueur 
obscure,  morbidesse  de  la  chair,  et  dans  ces  doux  visages  inco- 
lores, le  bel  arc  des  lèvres  saignantes  et  faites  pour  la  volupté. 

A  côté  de  ces  belles,  une  grosse  dame,  lâchement  vêtue 
d'alpaga  gris,  et  d'aspect  fatigué,  en  chapeau  marron  et  légu- 
minifere,  fait  plutôt  un  triste  contraste.  Hélas  I  la  civilisation 
individualiste,  utilitaire  et  citadine,  a  éteint  beaucoup  de  choses 
eu  même  temps  que  la  couleur.  Elle  n'ajoute  pas  non  plus  à  la 
«lignite  des  âmes.  In  monsieur  qui  doit  sortir  des  mains  du 
coiffeur,  tant  il  est  frisé,  luisant   de  brillantine,  déploie  son 


AU    PAYS    BRETON.  T75 

esprit  devant  deux  bigoudens  farouches,  interdites,  —  juste- 
ment l'une  de  celles  dont  l'habit  présente  la  superbe  variante  : 
noir  et  argent. 

Le  rang  de  mendiants  est  toujours  là.  Jusqu'à  la  fin  de  la 
réunion,  pendant,  après  la  procession,  durant  les  jeux,  les 
danses,  ils  resteront  à  leur  place,  qui  est  toujours  devant  le 
porche,  où  ils  dévident  leurs  patenôtres.  Il  y  en  a  même  un 
que  je  n'avais  pas  encore  vu  :  un  être  extraordinaire,  plié  en 
deux,  le  corps  horizontal,  porté  par  derrière  sur  deux  jambes 
noires,  en  avant  sur  deux  bras  armés  de  brèves  béquilles. 
Une  espèce  de  quadrupède.  Mais  sa  l'ace  humaine  est  levée, 
décrépite,  pitoyable,  embroussaillée  sous  une  tignasse  de  fakir, 
qui  est  restée  noire  (ils  blanchissent  difficilement,  les  cervelles 
sont  si  paisibles!).  Est-ce  pitié  plus  grande  pour  cette  excessive 
misère?  ou  bien  celle-ci  fail-elle  plus  puissantes  ses  oraisons? 
Certainement,  il  reçoit  plus  que  les  autres.  Les  gens  se 
dérangent  pour  aller  lui  donner,  même  deux  pauvres  vieilles 
qui  ne  semblent  que  de  quelques  degrés  moins  dénuées  que 
lui.  —  Derrière  eux,  sur  la  petite  digue  à  demi  crevée  qui  ne 
défend  plus  la  chapelle  contre  les  assauts  de  la  mer,  vingt  miri- 
fiques marmots  sont  assis  en  plein  soleil,  et  l'on  dirait  un  rang 
de  pots  de  ileurs. 

* 
*  * 

La  procession,  pour  finir,  annoncée  par  des  volées  de  clo- 
ches, par  le  soudain  émoi  qui  traverse  les  groupes  et,  les  jetant 
devant  le  porche,  les  mêle  au  Ilot  plus  épais,  plus  noir,  plus  doré 
qui  vient  bouillonner  à  l'orée  de  la  voûte.  Alors  les  lumières 
qui  sortent,  —  des  flammes  jaunes,  si  petites  dans  le  grand  jour; 
et  puis,  par-dessus,  jusqu'en  haut  du  cintre,  un  remuement 
de  choses  bleues,  de  vacillants  drapeaux,  comme  des  oiseaux 
qui  hésitent,  éblouis,  avant  de  prendre  leur  volée.  Des  fillettes 
les  portent,  plus  graves,  magnifiques,  plus  anciennes  que  les 
mères.  Et  puis  la  théorie  des  bannières,  des  saintes  figures 
suspendues,  avec  les  hautes  croix  d'argent. 

Et  les  voilà  qui  se  rangent,  s'espacent,  voilà  la  procession 
partie,  aux  ?rran,  rrran  du  tambour,  au  sourd  piétinement  de 
la  multitude.  Ils  vont  décrire  un  grand  circuit  entre  les  petits 
talus  de  galets,  entre  les  prés  où  sèchent  des  tapis  de  varechs. 
Jusqu'à  ce  qu'ils  reviennent,  l'antique  chapelle  va  rester  seule 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  sa  grève.  Mais  sa  voix  les  suit,  leur  parle  :  elle  est  si 
vivante  aujourd'hui!  On  voit  ses  cloches  danser  :  elles  ballent 
là-haut,  comme,  à  la  danse,  les  lourdes  robes  bigoudens.  j 
Joyeuse  sonnerie  qui  vole  sur  la  plaine  et  sur  la  mer,  mais  qui 
ne  doit  pas  aller  bien  loin  sur  les  vastes  champs  fauves,  sur 
l'immensité  des  champs  bleus.  Et  chandelles  en  main,  tous  les 
corps  penchés  en  avant,  obliques,  d'un  pas  étonnamment 
allègre,  passe,  passe,  le  troupeau  des  fidèles,  les  mammou  koz 
édentées,  ratatinées,  les  mères  aux  profils  ovins,  traînant  leurs 
enfants  en  béguins  couleur  de  lune  ou  de  soleil,  les  grandes 
filles  aux  joues  rebondies  de  chair  fraîche,  les  triomphantes 
jeunesses,  sages  en  ce  moment,  dociles  à  la  religion,  en  atten- 
dant l'heure  des  danses  et  coquetteries,  et  les  fillettes -infantes, 
tout  le  fervent,  le  fidèle  peuple  féminin,  sexus  dévolus  ferai- 
neus,  dit  justement  l'office  d'aujourd'hui,  dans  la  joie  des 
grands  rubans,  dans  le  sérieux  des  noirs,  dans  le  faste  des 
ors,  des  vermillons,  —  les  centaines  de  simples  paysannes, 
toutes  coiffées,  harnachées  suivant  la   règle. 

Et  maintenant,  entre  deux  files  cheminantes,  où  tremblent 
les  étoiles  des  cierges,  s'espacent  les  grandes  bannières,  portant 
la  compagnie  des  saints.  Ils  flottent,  régnent  là-haut,  mitres,  la 
plupart,  et  les  bras  ouverts  pour  bénir,  entre  la  belle  inscription 
brodée  qui  rappelle  leur  puissance  :  Pedil  Evidomp  (1),  et  celle 
qui  proclame  leurs  noms.  Je  lis  celui  de  saint  Noua,  principal 
patron  de  tout  ce  pays  de  Penmarc'h,  venu  d'Irlande  sur  une 
roche  que  l'on  voit  d'ici  dans  le  Sud-Ouest,  —  celui  de  sainte 
Thumette,  qui  est  puissante  à  Kerity.  Au-dessus  du  mince  et 
long  ruban  des  fidèles,  comme  il  s'allonge,  le  cortège  des  vieux 
saints  !  Mais  comme  ils  tanguent  au  vent  de  terre  qui  se  lève  ! 
Des  hommes,  tètes  nues,  les  portent,  de  grands  gas  à  caboches 
bigoudens,  aux  cheveux  bas  plantés,  dont  les  traits  montrent 
tous  le  type  paysan  et  local.  Par  vent  debout,  c'est  un  rude 
métier  qu'ils  font  là,  les  beaux  garçons,  penchés  à  droite,  à 
gauche,  redressés  en  arrière,  les  jambes  et  la  poitrine  tendus 
pour  maintenir  les  larges  bannières.  Le  pilotin,  que  je 
retrouve  là,  me  dit  :  «  Faut  prendre  des  ris!  » 

Ensuite,  les  statues.  Et  d'abord,  debout,  voguant  au-dessus 
de  son  peuple,  faisant   sa  promenade  annuelle  autour  de  son 

(1)  Priez  pour  nous! 


AU    PAYS    BRETON.  777 

domaine,  Itroun  Varia  ar  Joa  elle-même,  un  peu  branlante, 
elle  aussi,  entre  quatre  jeunes  filles  en  toilette  de  gala  :  gants 
blancs,  robes  et  plastrons  brodés  de  grandes  fleurs  et  feuilles 
d'or  ou  d'argent.  Des  hommes  suivent,  des  hommes  de  la  terre, 
en  longs  et  doubles  justaucorps,  aux  cheveux  coupés  à  l'écuelle! 
aux  mines  rigides  ou  bien  éberluées;  et  puis  des  hommes  de' 
la  mer,  la  nuque  rase  aussi  sous  l'épaisse  calotte  (il  paraît  que 
cette  taille  archaïque  est  rituelle  pour  un  vœu,  l'idée  religieuse 
s'associant  comme  toujours  à  une  forme  ancienne).  Il  y  en  a 
deux  groupes,  de  ces  pêcheurs,  chacun  portant  avec  cérémonie, 
sur  un  immense  piédestal,  un  tout  petit  bateau  d'enfant.  Les 
rescapés  d'octobre  dernier.  Deux  équipages,  en  «  tenue  de 
vœu.  »  Je  n'en  avais  vu  qu'un  dans  la  sacristie.  Je  reconnais 
les  vieux  à  l'air  triste,  les  jeunes,  superbes,  le  petit  mousse.  Ils 
s'acquittent  pieusement  de  leur  dette  envers  Notre-Dame.  Car 
pour  ces  durs  marins,  habitués  de  pères  en  fils  au  péril  de  la 
mer,  et  qui  ne  disent  que  «  brise  fraîche,  »  quand  nous  parlons 
|  de  tempête,  c'est  proprement  un  miracle  qu'ils  soient  sortis 
vivants  de  la  terrible  nuit,  que  leurs  corps  soient  là,  debout, 
marchant  sur  la  terre,  au  milieu  des  hommes,  des  choses  de 
toute  leur  vie,  et  non  pas  défaits,  pourris,  fondus  dans  l'ombre 
I  sous-marine  ou  souterraine. 

Ils  sont  de  ceux  dont  les  bateaux  s'appellent  Marie  Dieu-te- 
protège,  ou  bien  Marche-avec-Dieu.  Ils  n'ont  pas  subi  l'influence 
des  nouvelles  propagandes  de  révolte,  si  actives  en  certains 
ports  de  pêche,  où  l'usine  à  sardines  a  déjà  mis  l'atmosphère 
industrielle.  Et  leur  religion  est  celle  des  marins,  non  pas  seu- 
lement faite  d'habitude  et  d'obéissance  à  la  tradition,  comme  si 
souvent  celle  des  paysans,  mais  du  sentiment  des  puissances  qui 
les  dépassent,  et  chaque  jour  décident  pour  eux  leurs  risques 
et  leurs  chances.  Beaucoup  d'entre  eux,  à  l'instant  de  jeter 
leurs  filets,  ôtent  leurs  bérets  et  se  signent,  et,  dans  la  saison, 
il  y  a  peu  de  matins  où  un  équipage  ne  demande  au  recteur 
une  messe  pour  le  succès  de  la  pêche. 

Un  de  leurs  prêtres  me  décrivait  une  telle  messe,  à  l'heure 
où  l'aube  naît  à  peine  :  tous  les  hommes  debout  devant  l'autel, 
un  rang  de  grand  gars,  en  cirés,  en  bottes  de  mer,  «  chiqué 
en  bouche,  »  et  qui  se  sauvent  avant  la  fin  pour  ne  pas  man- 
quer la  marée.  «  Vingt  minutes  après,  ajoulait-il,  je  vois 
leurs  deux  voiles    qui   courent    entre    les    roches   de  Kerity, 


IIS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  petit   jour  gris,   et    souvent    s'effacent    dans    la   brume.   » 

Pieds  nus,  en  corps  de  chemise,  ils  défilent,  ces  rudes 
hommes,  pour  l'honneur  et  le  service  de  Celle  qui  leur  person- 
nifie toute  pitié  et  toute  chasteté.  Voilà  le  propre  du  christia- 
nisme.  Il  a  mis  au-dessus  de  tout  des  figures  qui  sont  des  types 
de  perfections  que  l'homme  n'atteint  qu'en  se  dépassant  ou  en 
s'oubliant  lui-même.  LTne  série  de  générations  ont  adoré,  comme 
sommet  des  choses,  des  puissances  qui  disaient  «  non  »  à  la 
force,  à  l'instinct,  à  la  nature.  Quelle  discipline  et  quel  entraî- 
nement à  l'effort  ! 

Derrière  les  marins,  il  y  a  des  femmes  en  tenue  rituelle 
aussi,  déchaussées,  le  haut  du  corps  en  chemise  ou  blanche 
camisole  :  leurs  femmes  peut-être,  ou  bien  des  paysannes  qui 
remercient  pour  un  enfant,  un  mari  guéri.  Alors  recommence 
l'ordinaire  procession  des  ouailles  :  —  comme  le  mot  semble 
fait  pour  ce  long  troupeau  aux  tètes  simples  et  pareilles,  pour  ce 
docile  peuple  de  femmes  qui  chemine,  quelques-unes  clopi- 
nantes comme  les  brebis  entravées  au  talus  de  la  grève! 

Paraissent  les  porte-croix,  marguilliers,  acolytes,  chantres. 
Un  groupe  étonnant,  et  comme  on  en  voit  presque  toujours, 
d'ailleurs,  dans  les  processions.  Je  ne  sais  pourquoi,  de  tous  les 
laïques  d'une  paroisse  bretonne,  ceux-là,  sacristains,  fabrieiens, 
sonneurs,  qui  participent  le  plus  de  la  religion,  présentent  tou- 
jours les  types  les  plus  anciens,  les  aspects  les  plus  médiévaux. 
On  dirait  qu'on  les  a  conservés  depuis  des  siècles  pour  leur  office  : 
leurs  rudes  calottes  de  cheveux  tombent  en  rond  sur  leur  nuque; 
ils  ont  d'énormes  sourcils  en  buisson  ;  souvent  des  besicles 
ajoutent  à  leur  mine  de  puissance  benoîte  et  recueillie,  desi 
sagesse  cléricale.  On  dirait  des  magisters,  des  donateurs  du 
xve  siècle,  mais  rudes  et  paysans.  Férus  de  religion,  absorbés 
par  l'importance  de  leur  fonction,  ils  chantent,  prolongent, 
mugi.->enl,  plutôt,  les  Uomus  aurea,  les  Turri^  ehumea...  Gomme 
ils  nous  signifient  la  force  appuyée  à  l'inébranlable  foi,  la  forme 
à  jamais  assurée  par  l'obéissance  à  la  tradition! 

Enfin  le  moment  culminant,  l'apparition  du  groupe  sacré, 
le  recteur,  engoncé  dans  sa  chape,  élevant  devant  lui 
l'ineffable  présence,  avec  le  soleil  d'or  dont  l'irradiation 
force  toutes  les  têtes  à  se  baisser.  Le  long  des  deux  haies 
vivantes,  ce  geste  se  propage.  Et  c'est,  visible,  l'assentiment 
de  cette  vieille  société  catholique  et  paysanne  à  son  principe 


AU    PAY3    BRETON.  1TVJ 

spirituel.  Pas  une  dissidence  :  c'est  comme  aux  temps  de  la 
chrétienté,  quand  notre  monde  était  vraiment  unanime.  En 
ce  soleil  d'or  (dont  on  retrouve  la  pieuse  et  naïve  image  sur 
tant  de  broderies  et  d'armoires  de  Cornouailles),  en  ce  disque 
éblouissant  pour  les  âmes,  réside  l'absolu,  le  principe  qui 
commande  tout  l'ordre  de  l'univers,  la  distinction  du  bien  et 
du  mal,  celui  qui  donne  un  sens  à  la  vie  et  à  la  mort. 

Et  déjà  la  procession  s'éloigne  entre  les  murs  de  galets, 
avec  les  voix  chantantes;  la  voilà  qui  approche  là-bas  de  l'ora- 
toire. Etd'ici,  de  nouveau,  commetout  cela  semble  perdu  dans 
les  grands  vides  du  pays,  au  bord  des  infinis  solitaires  :  la 
pauvre  chapelle  et  le  petit  fourmillement  noir  à  son  pied! 

* 
•   * 

J'ai  fini  la  journée  a  Kerity.  Pour  voir  encore  une  fois  cette 
humanité,  je  suis  entré  dans  une  sorte  de  débit-boucherie, 
qu'emplissait  un  bourdonnement  de  foule.  Autour  des  tables,  des 
bolées  de  cidre  et  des  petits  verres  de  «  fidelic,  »  des  paysans, 
des  marins,  des  vieux,  des  vieilles,  des  jeunesses,  des  enfants,  se 
pressaient,  se  remplaçaient  devant  moi.  De  l'autre  côté  du  long 
comptoir,  cinq  grandes  filles,  de  chair  aussi  rouge,  sous  la  mitre 
et  les  magnifiques  cheveux  noirs,  que  les  quartiers  de  bœuf  sus- 
pendus aux  solives,  cinq  splendides  luronnes,  besognaient  dru, 
un  poing  sur  la  hanche,  versant  à  boire,  et  riant  à  chacun.  De 
temps  en  temps,  l'une  ou  l'autre  se  détournait  pour  venir 
devant  un  miroir  vérifier  ses  boucles.  Ah  !  gaies,  coquettes, 
vaillantes  servantes!  joyeuses  d'une  joie  que  nous  ne  connais- 
sons plus!  Quelle  richesse  du  jeune  sangl  Quelle  plénitude  et 
candeurde  la  vie!  De  telles  créatures,  qui  ne  pensent  pas,  sont 
toujours  innocentes. 

On  jacassait  ferme  en  breton.  Des  anciens  surgissaient  et 
s'offraient  des  tournées,  les  mêmes,  à  favoris,  à  pattes  de 
lapin,  qui  tout  à  l'heure  ressemblaient  à  des  cadavres,  leurs 
inaigres  corps  dégelés,  leur  langue  déliée,  une  étincelle  dans  leurs 
yeux  clignotants.  Plus  grave,  un  gamin  de  douze  ans,  en  habit 
et  chapeau  d'homme,  s'initiait,  sous  le  patronage  d'un  grand 
frère  ou  d'un  jeune  oncle,  au  rite  de  la  boisson.  Tout  cela  sous 
les  poutres  fumeuses  où  saignaient  les  morceaux  de  viande. 
Une  scène  de  kermesse,  mais  ceux-ci  n'étaient  pas  les  magots 
déguenillés   de  Téniers  et  de  Van  Ostade.  Ou  voyait,  dans  la 


~80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

richesse  et  la  fierté  de  ses  parures,  une  race  étrange  et  magni- 
iique,  qui  résiste  encore,  —  pour  combien  de  temps?  —  aux 
influences  de  l'alcool. 

Perçante,  nasillante  musique  au  dehors,  tout  d'un  coup.. 
Tout  le  monde  se  précipita.  Devant  la  maison,  montés  sur 
deux  tonneaux,  deux  musiqueux,  —  bombarde  et  biniou,— 
sonnaient  la  gavotte  en  marquant  le  rythme  du  pied  :  rythme 
rapide,  celui  d'une  monotone,  insaisissable  et  presque  orien- 
tale mélopée.  Alors  les  danses  commencèrent:  un  lent  et 
presque  solennel  sautillement  sur  place  par  longues  files  nouées. 

La  route  était  pleine  de  pardonueurs  qui  regardaient.  Les 
jeunes  filles  semblaient  toujours  les  plus  nombreuses.  Pour- 
quoi y  en  a-t-il  tant?  On  dirait  qu'elles  composent  la  moitié  de 
la  population,  au  pays  bigouden.  En  tout  cas,  on  ne  voyait 
qu'elles,  comme  on  ne  voit  que  les  fleurs  dans  un  jardin. 

Il  y  avait  un  vieillard  de  type  unique  :  le  contraire  d'un 
cadavre  ressuscité,  celui-là,  un  vif  et  vert  aïeul,  qui  semblait 
s'amuser  beaucoup.  Il  était  velu  dans  le  style  du  pays,  mais  la 
couleur  et  le  décor  de  son  coslume  (drap  bleu,  broderies  très 
fines,  boutons  de  cuivre  et  d'émail  rouge,  pantalon  à  pont] 
étaient  à  la  mode  d'un  autre  temps,  —  les  plus  anciens  que 
j'eusse  jamais  vus  au  pays  de  Pont-1'Abbé.  Sa  barbe,  qui,  à  son 
âge,  aurait  dû  être  toute  blanche,  était  encore  un  buisson  de 
flamme.  Un  personnage  de  légende,  aux  allures  un  peu  de 
kobold,  de  lutin.  Il  avait  l'air  de  s'y,  connaître,  en  privilèges 
d'aïeul,  s'arrêtant  devant  les  belles,  leur  clignant  de  l'œil,  leur 
demandant  des  nouvelles  de  leurs  amoureux,  les  faisant  rire  et 
rougir,  —  ou  bien  penché  sur  les  bébés  de  deux  et  trois  ans, 
les  tout  petits  de  son  espèce,  en  costume  déjà  bigouden,  comme 
le  sien,  mais  rose  ou  bleu  clair.  Il  tenait  leurs  menottes  en 
interpellant  les  mères.  Combien  de  semblables  pardons  avait-il 
vus  autour  de  la  chapelle  de  la  grève?  11  était  l'ancêtre  de  la 
tribu,  à  qui  toutes  les  années  n'ont  apporté  que  plus  de  joie  et 
de  malice,  qui  circule  solitaire  au  milieu  des  générations,  et 
rit  de  voir  que  tout  est  comme  toujours. 

André  Chevuillon. 
(A  suivre.) 


L'ALLEMAGNE  POLITIQUE 


II  « 

LES  ORIGINES  DU  COUP  D'ÉTAT  KAPP-LUTTWITZ 
(Octobre  1919-Mars  1920) 


Que  signifie,  pour  l'Allemagne,  le  régime  républicain?  Telle 
est  la  question  que  se  posait,  dans  la  Frankfurter  Zeitung 
du  9  mai  dernier,  M.  Hugo  Preusz,  le  «  père  »  de  la  Constitu- 
tion de  Weimar.  Et  sa  réponse,  remarquable  de  précision  et  de 
clarté,  nous  disait  exactement  pourquoi  le  coup  d'État  du 
13  mars  a  été  possible  et  de  quel  processus  il  a  été  l'aboutisse- 
ment logique. 

M.  Hugo  Preusz  assigne,  en  effet,  deux  causes  essentielles  à 
la  manœuvre  réactionnaire.  La  première,  d'ordre  négatif,  n'est 
pas  la  moins  importante.  Il  fut  un  temps,  dit  M.  Preusz,  où  le 
terme  de  république  symbolisait,  pour  les  âmes  ardentes,  l'idéal 
de  la  liberté  et  faisait  battre  les  cœurs  du  plus  pur  enthou- 
siasme. Mais  l'Allemagne  de  1848  n'est  plus.  Les  succès 
foudroyants  de  la  Prusse,  le  réalisme  bismarckien,  la  prédomi- 
nance toujours  plus  marquée  des  intérêts  économiques  avaient, 
;i  la  veille  de  la  guerre,  effacé  les  derniers  vestiges  du  républi- 
canisme allemand.  Si  la  social-démocratie  en  inscrivait  encore 
dans  son  programme  les  principes  fondamentaux,  c'était  pour 
les  oublier  en  temps  de  lutte  électorale.  Aussi  la  guerre  n'a-t- 
elle  pas  fait  naître  en  Allemagne  un  nouveau  libéralisme  poli- 
tique.  Loin   de  consacrer   une  victoire  chèrement   achetée,  la 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  juillet. 


782  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

république  actuelle  n'est  pas  une  création  enfantée  dans 
l'énergique  effort  et  l'àpre  douleur,  encore  moins  une  convic- 
tion, un  idéal  supérieur  à  l'intérêt  national.  Elle  n'est  que  la 
conséquence  fatale  et  passive  de  l'effondrement  des  dynasties. 
Un  vide  stupéfiant  s'est  produit;  une  république  falote  l'a 
comblé.  Mieux  valait  ce  fantôme  que  le  néant  1 

Voilà  ce  que,  sans  le  dire  aussi  explicitement,  avoue  M.  Hugo 
Preusz.  A  culte  cause  s'en  ajoute  une  autre,  d'ordre  positif  : 
l'agitation  militariste,  soutenue  par  les  partis  de  droite,  parle 
parti  populaire,  qui  a  remplacé  les  anciens  nationaux-libéraux 
et  par  le  parti  national-allemand,  qui  s'est  substitué  aux  con- 
servateurs d'autrefois.  On  sait  avec  quelle  énergie  ces  partis  ont 
affirmé,  de  mai  à  septembre  1919,  l'idéal  pangermaniste. 
Fidèles  au  principe  monarchiste,  malgré  leur  scepticisme  à 
l'égard  d'une  restauration  possible,  les  nationaux  allemands 
n'ont  reculé  devant  aucun  mensonge  pour  rejeter  sur  la  démo- 
cratie et  le  socialisme  toute  la  responsabilité  de  la  catastrophe 
militaire.  Le  parti  populaire,  après  avoir  primitivement  adhéré 
«  à  la  république  bourgeoiss,  »  est  redevenu  monarchiste  et 
s'est  rapproché  des  nationaux-allemands.  A  la  fois  distincts  et 
étroitement  unis,  les  deux  partis  de  droite  ont  admirablement 
utilisé  les  fautes  et  les  hésitations  fatales  d'un  gouvernement 
débordé  par  les  difficultés,  acculé  à  toutes  sortes  de  compromis, 
obligé  de  recourir,  pour  maintenir  l'ordre,  aux  pires  éléments 
réactionnaires  et  militaristes. 

La  faiblesse  d'un  régime  fait  la  force  de  l'opposition.  Cette 
vérité  banale  suffit  à  expliquer  les  événements  de  mars.  La 
république  allemande  a  été  accueillie  sans  enthousiasme  parses 
partisans,  sans  résistance  par  ses  adversaires.  Cette  indifférence 
générale  avait  sans  doute  sa  raison  d'être  dans  le  sentiment  de 
stupaur  provoqué  par  une  débâcle  soudaine.  Mais  elle  ne  pouvait 
durer.  Seulement,  l'ardeur  républicaine  n'est  pas  née  et  le  nou- 
veau régime  a  dû  se  contenter  d'une  politique  moyenne  qui  ne 
pouvait  lui  donner  ni  hardiesse,  ni  prestige.  Au  contraire,  la 
réaction  a  pu  rapidement  constituer  la  résistance,  entreprendre 
une  énergique  propagande  et  provoquer  des  espérances  qu'en- 
courageait le  spectacle  des  erreurs  commises  par  le  gouverne- 
ment officiel.  Si  bien  que  des  médiocres  comme  Kapp  et  Luttwitz 
secrètement  appuyés  par  des  chefs  politiques  et  des  chefs  mili- 
taires dépourvus  de  sens  psychologique,  ont  pu  croire  l'heure 


l'allemagne  politique.  783 

venue.  Ils  ne  prévoyaient  ni  leur  échec,  ni  les  passions  qu'ils 
allaient  déchaîner.  Deux  mois  se  sont  écoulés  depuis  le  coup 
d'Etat  et  l'Allemagne,  à  la  veille  des  élections,  tressaille  encore 
de  la  secousse  reçue  1 

Pour  expliquer  le  coup  d'Etat,  il  suffira  donc  d'étudier  la 
politique  suivie  par  la  coalition  gouvernementale,  au  travers  des 
pires  difficultés,  depuis  l'automne  1919;  de  constater  l'impuis- 
sance de  la  gauche  socialiste;  de  décrire  l'évolution  de  la  droite, 
sa  critique  du  régime  actuel,  sa  propagande  active  et  les  causes 
immédiates  du  Putsch  militaire. 


I 

Après  plusieurs  mois  d'abstention,  pendant  lesquels  le  socia- 
lisme majoritaire  et  le  Centre  avaient  seuls  gouverné,  le  parti 
démocrate,  le  grand  «  lâcheur  »  de  Juin,  reprenait  sa  place 
dans  la  coalition.  Mais  il  posait  ses  conditions,  pour  la  réforme 
financière  et  le  projet  de.  loi  sur  les  conseils  d'exploitation.  Aussi 
les  socialistes  majoritaires,  qui  s'entendaient  fort  bien  avec  le 
Centre,  voyaient-ils  d'un  mauvais  œil  revenir  ces  enfants  ter- 
ribles qu'étaient  les  démocrates. 

Toutefois,  la  coalition,  mutilée  depuis  la  signature  du  traité 
de  paix,  avait  intérêt  a  se  reformer.  L'accord  se  fait  donc  au 
début  d'octobre.  Les  socialistes  majoritaires  perdront  un  peu  de 
leur  prépondérance  et  les  démocrates  se  déclareront  heureux  de 
mettre  fin  à  une  situation  anormale.  «  Car,  disait  la  Frankfurter 
Zeit/mg  du  2  octobre,  on  ne  peut  indéfiniment  faire  marcher 
ensemble  Marx  et  l'Église.  »  Elle  se  gardait  bien  d'avouer  que 
les  démocrates  n'avaient  pas  obtenu  les  concessions  demandées. 
Les  partis  de  droite  voyaient  juste  en  remarquant  que  seul  le 
Centre  retirait  un  réel  profit  de  la  combinaison. 

Le  nouveau  gouvernement  annonce  sans  tarder  son  pro- 
gramme. Dans  un  grand  discours,  le  chancelier  Bauer  souhaite 
la  bienvenue  aux  démocrates  et  passe  en  revue  les  problèmes  du 
jour.  Il  constate  que  la  situation  intérieure  s'améliore,  que  les 
grèves  tendent  à  diminuer.  La  loi  sur  les  conseils  d'exploitation 
conciliera,  dit-il,  les  intérêts  du  prolétariat  et  ceux  du  patronat 
et  on  élaborera  une  législation  sociale  vraiment  large  et  géné- 
reuse. Puis  le  chancelier  aborde  le  problème  militaire,  récla- 
mant des  troupes  pour  le  maintien  de  l'ordre,  jouant  avec  habi- 


78  5-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leté  sur  les  termes  de  «  Reichswehr  »  et  de  «  Volkswehr.  »  Et  il 
ne  manque  pas  de  lancer  un  avertissement  aux  nationaux  alle- 
mands qu'il  accuse  d'empoisonner  l'opinion  publique  et  d'aug- 
menter la  méfiance  de  l'étranger. 

Discours  mesuré,  réédition  du  discours  de  juillet,  prononcé 
en  des  circonstances  analogues.  On  eût  dit  que  les  problèmes  les 
plus  ardus  allaient  être  résolus  parla  coalition  dans  le  plus  large 
esprit  de  justice. 

Mais  il  fallait  tout  d'abord  aux  partis  gouvernementaux 
des  vues  claires,  des  programmes  précis.  Deux  d'entre  eux, 
d'octobre  à  mars,  tiendront  leurs  assises  :  les  démocrates  en 
décembre,  le  Centre  en  janvier. 

Le  congrès  des  démocrates  s'ouvre  à  Leipzig.  Le  parti  prétend, 
non  pas  continuer  une  tradition  vieillie,  mais  donner  une  expres- 
sion nouvelle  à  la  volonté  populaire.  Il  veut  rallier  à  lui  le  peuple 
entier,  sans  distinction  de  classes,  de  professions  ou  de  confes- 
sions. C'est  une  synthèse  politique  qu'il  entreprendra,  pour  orga- 
niser en  un  solide  faisceau  les  énergies  nationales,  pour  concilier 
l'autorité  et  la  liberté,  l'unité  allemande  et  l'autonomie  admi- 
nistrative des  Etats  et  des  communes.  Un  même  but  :  le  relève- 
ment national;  une  même  foi  :  l'avenir  de  l'Allemagne  dans  le 
monde.  Ce  sera  la  grande  république  sociale  qui  servira,  non 
seulement  l'Allemagne,  mais  encore  l'Humanité. 

Beaux  principes,  assurément!  C'est  l'idéal  du  «  Volksstaat,  » 
de  la  démocratie  organisée.  Volksstaat  Einheitsstaat!  Ces  termes 
se  substituent  à  ceux  qui  symbolisaient  autrefois  le  régime 
actuellement  déchu.  Mais  n'avaient-ils  pas,  au  fond,  la  même 
signification?  N'impliquaient-ils  pas  l'orientation  de  toutes  les 
classes,  de  tous  les  intérêts,  de  toutes  les  confessions,  la  conver- 
gence de  tous  les  efforts  et  de  toutes  les  pensées  vers  une  même 
fin  :  la  grandeur  allemande?  Une  nouvelle  religion  d'Etat,  pre- 
nant le  nom  de  démocratie,  remplaçait  l'ancienne.  On  procla- 
mait l'autonomie  administrative  des  Etats,  l'égalité  des  droits 
politiques  pour  les  deux  sexes,  la  nécessité  de  lois  démocratiques, 
d'une  armée  populaire  et  républicaine.  Mais  ces  libertés  n'étaient 
pas  là  pour  elles-mêmes.  Elles  avaienl  à  assurer  la  collaboration 
des  divers  éléments  de  la  nation.  Kl  l'on  proposait  comme  but 
unique  à  la  politique  extérieure,  la  révision  des  Imités  de  Ver- 
sailles et  de  Saint-Germain,  le  retour  à  l'Allemagne  des  terri- 
toires qui  lui  avaient  été  arrachés  par  la  violence  et  de  toutes 


l'allemagne  politique.  785 

ses  colonies  perdues,  son  entrée   clans  la  Société   des  Nations. 

La  politique  du  parti  se  caractérisait  donc  par  l'absence  de 
vraies  convictions  démocratiques,  par  la  volonté  de  tout  conci- 
lier. Elle  ne  pouvait  aboutir  qu'à  des  solutions  éphémères.  Or 
le  Centre,  au  congrès  de  janvier,  défendait  une  politique  ana- 
logue, malgré  les  divergences  irréductibles  qui  le  séparaient  des 
démocrates.  Il  traitera,  non  sans  ampleur,  tous  les  problèmes 
actuels.  Car  il  était  temps  qu'il  tint  ses  assises!  Deux  graves 
dangers  menaçaient  cette  unité  intérieure  dont  il  avait  été  si 
fier  jusqu'alors.  Des  mécontents  critiquaient  son  alliance  avec  le 
socialisme  et  cette  scission  latente  était  d'autant  plus  alarmante 
que  la  droite  exerçait  sur  le  parti  une  pression  croissante.  En 
outre,  le  Centre  bavarois  venait  de  rompre  brusquement  avec  le 
Centre  allemand,  à  la  suite  de  la  proposition  qu'avait  faite,  en 
décembre,  l'Assemblée  prussienne,  au  sujet  de  la  réorganisation 
territoriale  du  Reich. 

Le  discours  de  Trimborn  mettait  en  évidence  la  faiblesse  de 
la  politique  de  coalition.  Au  nom  des  «  principes  chrétiens,  »  il 
condamnait  la  révolution  de  1018. 

Evoquant  le  souvenir  de  .Max  de  Bade,  il  déclarait  ouverte- 
ment qu'on  aurait  pu  fonder  les  «  libertés  »  du  peuple  alle- 
mand «  sur  d'autres  bases.  »  Mais  l'essentiel  était  de  justifier  la 
tactique  du  Centre,  de  montrer  qu'il  avait  signé  la  paix  a  son 
corps  défendant  et  en  raison  des  circonstances,  que  son  alliance 
avec  les  socialistes  était  un  «  mal  nécessaire-  »  Ces  socialistes 
(  modérés,  ennemis  de  la  dictature  du  prolétariat,  ne  pouvait-on 
•  les  considérer  comme  des  «  compagnons  de  route  »  (Wegge- 
nosseri)1  Vous  voulez  reconstruire  l'Allemagne?  Ayez  alors  un 
gouvernement  solide  et  consentez  aux  sacrifices  indispensables  ! 
Trimborn  le  catholique  parlait  comme  le  démocrate  Hugo 
Preusz.  Le  Centre  veut  bien,  disait  Trimborn,  «  tolérer  »  des 
républicains  dans  son  sein.  Puisque  la  restauration  monarchique 
est  impossible,  acceptons  la  démocratie  et  le  parlementarisme 
avec  toutes  leurs  conséquences. 

Le  Centre  préconise  donc  une  politique  moyenne.  On  fera 
l'unité  allemande  en  morcelant  la  Prusse  au  point  de  vue  ter- 
ritorial, de  telle  sorte  que  le  futur  Étal  populaire  soit  composé 
de  régions  équivalentes.  En  matière  de  politique  scolaire,  on 
Sauvera  du  passé  tout  ce  qui  peut  être  sauvé  et  on  maintiendra 
le  compromis  qui  fait  de  l'école  confessionnelle,  sinon  un  prin- 

TOME   LVI1I,    —    1920.  50 


786 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


cipe  absolu,  du  m  oins  une  réalité  défendable.  Mais  il  est  clair 
que,  sur  ces  deux  points,  le  Centre  se  sépare  des  démocrates  qui 
ne  veulent  ni  le  démembrement  de  la  Prusse,  ni  l'école  confes- 
sionnelle. Ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'envisager  avec  calme  la 
séparation  des  Églises  et  de  l'État,  félicitant  les  auteurs  de  la 
Constitution  d'avoir  créé  un  régime  assez  souple  pour  que  le 
Centre  y  trouvât  son  compte.  Même  point  de  vue  conciliateur  en 
matière  financière,  économique  ou  sociale.  «  Restons  fidèles, 
dira-f-on,  a  la  tradition  de  Windthorst.  Soyons  le  «  parti  moyen  » 
par  excellence,  pour  sauver  l'Allemagne  de  la  révolution  sociale 
et  de  la  restauration.  JNous  serons  ainsi  le  noyau  solide  du  gou- 
vernement. » 

Les  socialistes  majoritaires  prétendent,  eux  aussi,  préserver 
l'Allemagne  de  ces  deux  dangers.  Ils  sont  aussi  prudents  que  le 
Centre,  étant,  comme  lui,  sollicités  de  divers  côtés.  Si  le  Centre 
se  trouve  entre  la  dtroite  et  la  coalition,  la  social-démocratie  est 
placée  entre  la  gauche  socialiste  et  cette  même  coalition.  Elle 
est  exactement,  à  est  égard,  le  pendant  du  Centre.  Sa  politique 
louvoyante  est  plus  difficile  à  définir  que  celle  des  indépendants. 
Elle  répudie  toute  dictature  de  classe,  veut  abolir  les  différences 
sociales  et  préconise  le  «  gouvernement  du  peuple  travailleur 
par  la  démocratie.  »  L'égalité  des  droits  politiques  ne  suffit  pas; 
il  faut  que  disparaissent  encore  les  raisons  de  conflits  sociaux.  On 
se  ralliera  donc  aux  démocrates  et  au  Cenlre  parce  que  ces 
partis  renferment  des  éléments  socialistes.  En  d'autres  termes, 
on  prétend  donner  au  terme  de  «  prolétaire  »  plus  d'extension, 
confier  le  pouvoir,  non  seulement  aux  ouvriers,  mais  encore  aux 
employés  et  aux  fonctionnaires.  Voilà  l'idée  mailresse.  Mais  on 
se  gardera  bien  d'aller;  trop  vite  en  besogne.  Notre  société,  dira- 
■t-on,  n'est  pas  mûre  pour  le  socialisme  intégral.  La  majorité 
prolétarienne,  c'est  le  peuple  lui-même,  l'ensemble  de  ceux  qui 
travaillent.  Si  la  violence  fut  nécessaire  pour  la  conquête  de  la 
démocratie,-  elle  ne  l'est  plus  au  moment  où  il  s'agit  de  perfec- 
tionner la  démocratie  et  de  fonder  la  justice  sociale. 

Telle  est  la  coalition  gouvernementale.  Les  trois  partis 
cherchent  ainsi  à  oublier  momentanément  les  divergences  qui 
les  séparent.  Mettant  certains  principes  en  commun,  ils  se  pro- 
posent le  même  but*  préserver  l'Allemagne  de  la  révolution  et 
de  la  restauration,  de  l'anarchie  et  de  la  guerre  civile.  Le  moyen 
de  salut,  ils  le  voiemt  dans  une  politique  composite  qui,  savam- 


l'Allemagne  politique.  187 

ment  dosée  de  socialisme  modéré,  de  démocratie  prudente  et  de 
confessionnalisme  souple,  veut  grouper  toutes  les  classes, 
défendre  les  intérêts  du  prolétariat  et  de  la  libre  entreprise, 
éviter  les  conflits  religieux. 

II 

C'est  au  nom  de  cette  politique  que  l'on  veut  résoudre  les 
problèmes  actuels.  Oui,  mais  ces  problèmes  sont  ardus.  L'art 
des  compromis,  cet  art  où  la  Frank  flirter  Zeitung,  dans  un 
article  récent,  voyait  le  secret  môme  de  la  politique  à  venir, 
n'est  point  aisé  à  pratiquer.  Il  donne  à  un  gouvernement  toutes 
les  apparences  delà  faiblesse  et  favorise  toute  opposition  résolue, 
qu'elle  vienne  de  gauche  ou  de  droite.  On  mécontente  toujours 
les  partis  extrêmes.  Car  nous  avons,  non  pas  deux  Allemagnes, 
mais  trois  en  réalité:  une  Allemagne  socialiste,  une  Allemagne 
monarchiste  et,  entre  les  deux,  une  Allemagne  moyenne,  qui 
gouverne  sans  réussir  à  satisfaire  les  tempéraments  excessifs  et 
qui  est  elle-même  travaillée  par  de  graves  dissentiments.  Les 
trois  partis  de  la  coalition  ont  chacun  sa  gauche  et  sa  droite.  Ce 
sont  tiraillements  perpétuels,  échanges  constants  de  parti  à 
parti,  marchandages  indéfinis  qui  rendent  singulièrement 
difficile  l'estimation  des  forces  en  présence. 

En  fait,  d'octobre  1919  à  mars  1920,  cette  politique  de  coa- 
lition n'a  résolu  aucun  problème  essentiel.  Elle  n'a  qu'ébauché 
des  solutions.  Il  en  fut  ainsi  pour  l'unité  allemande,  les  impots, 
les  conseils  d'entreprise,  le  problème  économique,  la  question 
militaire. 

Il  n'y  a  qu'une  manière  de  renouveler,  pour  la  paix  euro- 
péenne, l'unité  allemande.  Il  faut  morceler  la  Prusse  et  la 
diminuer  territorialement.  Seule  une  politique  énergique  pou- 
vait faire  œuvre  créatrice  sur  ce  point.  Lorsque  l'Assemblée  prus- 
sienne proposa,  en  décembre,  la  convocation  d'une  conférence 
des  États,  en  vue  d'établir  l'unité  du  Reich  sur  des  bases  solides 
et  définitives,  c'est  une  explosion  de  particularisme  qui  en 
résulta.  La  Prusse  offrait  de  «  s'absorber  »  dans  le  Reich,  mais 
avec  toute  sa  masse  territoriale.  Or  les  Etals  plus  petits,  ceux 
du  Sud  en  particulier,  se  demandaient  si  la  Prusse  n'allait  pas, 
au  contraire,  absorber  à  nouveau  le  Reich!  Ils  exigeaient  donc 
de  la  Prusse  qu'elle  donnât  l'exemple  et  consentit  à  son  démem- 


iOO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

brement.  De  là  les  inquiétudes  et  de  la  droite  et  des  socialistes. 
En  face  du  redoutable  problème,  la  coalition  était  divisée. 
Le  socialisme  majoritaire,  à  rencontre  du  Contre,  protestait 
contre  le  démembrement  de  la  Prusse.  Il  prétendait  que  la 
Constitution  de  Weimar  avait  à  jamais  détruit  l'hégémonie 
prussienne  !  Les  démocrates  et  le  Centre  demandaient  :  1°  que 
la  Prusse  fût  divisée  en  territoires  autonomes  avant  que  l'on 
procédât  à  une  réorganisation  du  Reich  ;  2°  que,  dans  le  Reicb 
ainsi  unifié,  le  pouvoir  central,  si  fort  fût-il,  laissât  aux  Etats 
et  aux  communes  une  autonomie  administrative  considérable. 
Pas  d'unité,  ou  l'unité  avec  la  République  rhénane,  tel  semblait 
être  le  dilemme.  A  la  veille  du  coup  d'Etat,  on  s'acheminait 
doucement  vers  une  solution  transactionnelle,  vers  la  décen- 
tralisation administrative  de  la  Prusse  elle-même.  Mais  com- 
ment opérer  cette  décentralisation  sans  mécontenter  la  droite 
ou  les  particularistes?  Voulait-on  préparer  ou  prévenir,  au  con- 
traire, le  démembrement?  Insoluble  question! 

Le  problème  financier  était  étroitement  lié  au  précédent. 
Ici  encore,  deux  graves  dilemmes.  Fallait-il,  pour  réaliser  la 
centralisation  financière,  porter  atteinte  à  l'autonomie  des  Etats 
et  des  communes?  Voulait-on  frapper  la  classe  prolétarienne  en 
diminuant  salaires  et  traitements,  ou  imposer  durement  les 
classes  possédantes  en  portant  les  impôts  directs  à  leur  extrême 
limite?  La  coalition  se  déclarait  pour  Erzberger,  pour  la  cen- 
tralisation et  les  impôts  directs.  Mais  que  de  ressentiments  ne 
provoquait-elle  pas  à  droite  et  it  gauche  !  En  outre,  elle  était 
elle-même  divisée.  Lorsque,  vers  la  fin  de  décembre,  toute  la 
presse  se  mit  à  commenter  l'impôt  sur  le  capital  (Reichsnotopfer) 
et  l'échec  de  l'emprunt,  on  vit  les  démocrates  se  scinder  en 
deux  camps,  la  Frankfurter  Zeitung  soutenir  Erzberger  et  le 
Berliner  Tageblatt  l'attaquer  brutalement,  aux  applaudissements 
de  la  droite.  De  son  côté,  la  Vossische  Zeitung  accusait  le  gou- 
vernement de  bâtir  sur  le  sable,  de  détruire  la  production  agri- 
cole, de  laisser  l'Allemagne  acheter  les  produits  étrangers  à  des 
prix  fantastiques,  de  ne  pas  établir  sa  réforme  financière  sur 
une  base  économique  solide. 

La  loi  sur  les  Conseils  d'entreprise  exposait  la  coalition  aux 
mêmes  difficultés.  Le  futur  conseil  devait  être  une  sorte  de 
compromis  entre  la  dictature  du  prolétariat  organisé  et  l'an- 
cienne législation  sociale.  La  gauche  et  la  droite  Doussaient  les 


l'Allemagne  politique.  789 

hauts  cris.  La  coalition  défendait  de  son  mieux  le  projet, 
qu'elle  interprétait  dans  le  sens  d'une  démocratisation  nécessaire 
de  la  vie  sociale  et  économique.  Mais,  en  décembre,  la  bonne 
harmonie  entre  démocrates  et  socialistes  majoritaires  était 
rompue.  On  discutait  alors  deux  problèmes  redoutables  :  les 
travailleurs  devaient-ils  participer  à  la  surveillance  de  l'entre- 
prise et  pouvaient-ils  exiger  la  production  du  bilan?  Les  démo- 
crates disaient  non  et  les  socialistes  oui  !  Les  premiers,  pour 
éviter  la  rupture,  firent  des  concessions  et  un  accord  s'établit. 
En  janvier,  le  projet  passera  en  troisième  lecture,  violemment 
attaqué  par  les  indépendants  et  les  réactionnaires.  Il  s'en  faudra 
de  peu  qu'une  seconde  révolution  n'éclate.  Le  Centre  ne  cachait 
plus  ses  inquiétudes.  La  droite  profitait  des  manifestations  berli- 
noises pour  montrer  que  la  coalition  exaspérait,  par  ses  conces- 
sions, les  masses  prolétariennes,  au  lieu  de  les  satisfaire.  Le 
socialisme  majoritaire  perdait  de  son  crédit  et  ses  deux  alliés 
se  laissaient  intimider  par  les  cris  de  la  droite. 

Le  problème  économique  n'était  pas  moins  dangereux.  La 
solution  moyenne  était  menacée.  Réaliserait-on  la  socialisation 
ou  supprimerait-on,  au  contraire,  toute  contrainte  pour  rétablir 
l'ancienne  liberté  économique?  Les  indépendants  réclamaient 
la  socialisation  intégrale;  la  droite  voulait  le  régime  de  libre 
entreprise.  Mais  comment  éviter  à  la  fois  la  meule  capitaliste 
et  la  meule  de  la  socialisation,  en  particulier  pour  cette  pauvre 
classe  moyenne  qui,  en  février,  au  Congrès  de  Cologne,  se  décla- 
rait prise  entre  deux  feux?  Problèmes  de  l'étatisme  et  du  libre 
échange,  des  importations  et  des  exportations,  du  change,  etc., 
que  de  difficultés  pour  un  gouvernement  inexpérimenté!  En 
outre,  l'aspect  international  de  tous  ces  problèmes  était  si  évi- 
dent qu'au  début  de  février,  les  grands  journaux  démocrates 
réclamaient  la  réunion  d'une  conférence  et  la  création  d'une 
«  Société  des  Nations  économique.  » 

Il  y  avait  encore  l'armée!  Epineuse  question,  étroitement 
liée  à  celle  de  la  politique  extérieure!  Affaire  de  la  Baltique, 
commission  d'enquête  à  Berlin,  organisation  de  la  Reichswehr 
pour  le  maintien  de  l'ordre,  retour  des  prisonniers,  extradition 
des  coupables,  autant  de  traquenards  pour  la  coalition.  La  Com- 
mission d'enquête  ne  pouvait  que  déchaîner  le  nationalisme. 
C'est  en  vain  que,  soutenus  par  les  indépendants,  les  socialistes 
majoritaires  cherchaient  à  se  laver  de  tout  soupçon  et  à  faire 


^90  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'apologie  de  leur  politique  de  guerre,  tout  en  accablant  le  mi- 
litarisme. C'est  en  vain  que  les  démocrates  reprochaient  à 
l'ancien  régime  d'avoir  annihilé  les  efforts  de  M.  Wilson  etdéclen- 
ché  la  guerre  sous-marine.  La  droite  avait  beau  jeu  et  démon- 
trait sans  peine  que  toute  cette  enquête  avait  été  organisée  par 
la  coalition  et  n'était  qu'un  plaidoyer  pro  domoï  Les  manifes- 
tations en  faveur  d'Hindenburg  et  Ludendorfï  à  Berlin  ne  pou- 
vaient que  nuire  ;iu  prestige  de  la  coalition  !  Encore  deux  vic- 
toires pour  le  nationalisme  :  la  démission  d'Erzberger  et  l'im- 
possibHité  de  l'extradition.  Qu'eu  sera-t-il  alors  de  ce  prestige? 

La  question  militaire  était  plus  insoluble  que  toules  les 
autres  réunies.  Dès  la  tin  d'octobre,  l'Assemblée  nationale  avait 
parlé  d'organiser  la  Reichswehr.  Tandis  que  la  droite  réclamait 
une  armée  forte,  les  indépendants  dénonçaient  l;i  Reichswehr 
comme  instrument  de  contre-révolution.  La  coalition,  unanime 
à  demander  une  armée  républicaine,  n'était  même  pas  capable 
d'en  éliminer  les  éléments  monarchistes.  Impuissant  à  satis- 
faire l'opinion  troublée,  elle  laissait  Noske  résoudre  le  problème 
à  sa  manière,  c'est-à-dire  favoriser  la  réaction  militariste. 

A  tant  de  difficultés  s'ajoutait  encore,  vers  la  fin  de  décembre 
et  au  sein  de  l'Assemblée  prussienne  cette  fois,  un  gros  conflit 
entre  le  Centre  et  les  socialistes  au  sujet  de  la  composition 
des  commissions  scolaires.  On  voit  ainsi  dans  quelle  situation 
se  trouvait,  au  début  de  1920,  la  fameuse  coalition.  Aussi  ses 
réflexions  de  fin  d'année  n'étaient-elles  ni  gaies,  ni  rassurantes. 
«  Les  idées  nouvelles,  disait  la  Frankfurter  Zeitung,  sont  étouf- 
fées par  les  anciens  préjugés,  par  la  démoralisation  générale, 
par  la  soif  du  gain,  par  tous  les  maux  que  la  guerre  a  déve- 
loppés. »  C'est  que  les  idées  nouvelles  manquaient  de  vigueur 
et  de  clarté.  Cette  politique  de  compromis  était  débordée  par 
les  événements.  Entre  le  danger  de  gauche  et  celui  de  droite,  on 
risquait  à  tout  instant  de  négliger  l'un  en  combattant  l'autre. 
Et,  pour  mettre  un  frein  à  la  révolution  menaçante,  on  prépa- 
rait, non  pas  une  milice  républicaine,  mais  une  armée  réac- 
tionnaire, décidée  à  faire  le  jeu  des  partis  de  la  droite. 

III 

Tandis  que  la  coalition  perdait  peu  à  peu  prestige  et  crédit, 
l'opposition  se  faisait  plus  précise  et  violente.  Celle  de  gauche 


l'Allemagne  politique.  191 

demeurait  toutefois  négative  et  laissait  libre  a  celle  de  droite  le 
champ  de  l'action  positive. 

Depuis  longtemps,  le  socialisme  indépendant  se  séparait 
toujours  plus  de  la  social-démocratie,  qui  perdait  des  partisans  à 
son  profit.  Il  avait  tenu  son  premier  congrès  en  mars  1010.  Il 
en  organisa  un  second  en  décembre,  à  Leipzig.  Il  définit  à  nou- 
veau son  programme  et  sa  tactique.  Car  ce  parti  était  de  date 
relativement  récente.  C'est  en  août  1917  qu'il  s'était  constitué 
à  GoAha.  Et  le  radicalisme  intransigeant  dont  il  faisait  prouve 
en  décembre  était,  lui  aussi,  de  fraîche  origine.  C'était  pour  la 
promière  fois  qu'on  parlait  de  rompre  à  jamais  avec  les  majori- 
taires et  d'affirmer  avec  énergie  l'idéal  révolutionnaire.  Le 
parti  n'avait  pas  toujours  été  aussi  catégorique. 

Le  socialisme  d'outre-Rhin  avait,  au  moment  de  la  guerre, 
cinquante  années  d'opportunisme.  Dans  l'Etat  militaire  et 
policier,  son  action  n'avait  été  que  parlementaire  ou  syndicale. 
A  peine,  vers  1905,  les  événements  de  Russie  avaient-ils  ému 
sa  placidité.  En  1914,  il  présentait  ses  masses  organisées  par 
une  discipline  qui  imposait  avant  tout  le  payement  régulier 
des  cotisations,  sa  lourde  armature  bureaucratique,  ses  jour- 
naux et  ses  imprimeries  et  sa  puissance  financière.  Et  il  s'enga- 
gera tout  entier  dans  l'entreprise  criminelle,  derrière  cette 
grande  industrie  et  cette  haute  finance  dont  les  ambitions  flat- 
taient ses  espoirs  secrets  do  lucre  et  de  profit.  Ou  lui  prêcha 
sans  difficulté  le  droit  de  tenir,  d'attendre  la  victoire  finale. 
Mais  de  1914  à  1916,  on  vit  peu  à  peu  grandir  le  nombre  de 
ceux  qui,  prévoyant  la  catastrophe,  protestaient  contre  la  folie 
de  la  guerre.  Dès  octobre  1016  se  forme,  au  sein  delà  social-dé- 
mocratie, un  parti  d'opposition.  Le  conflit  s'exaspère  entre  les 
deux  fractions  au  cours  de  l'hiver  1916-1917  et,  en  avril  1917, 
le  socialisme  indépendant  se  reconstitue. 

La  révolution  russe,  qui  éclatait  au  même  moment,  aurait 
pu  le  lancer  dans  les  voies  révolutionnaires.  Mais,  en  1917, 
l'impérialisme  allemand  conservait  son  prestige.  Le  jeune  parti 
n'avait  pas  encore  à  se  prononcer  pour  ou  contre  le  réfor- 
misme. Il  se  contentait  de  combattre  l'impérialisme,  de  protes- 
ter contre  les  crédits  de  guerre.  Jusqu'en  novembre  1917,  il 
aura  contre  lui  la  bourgeoisie,  la  social-démocratie  et  les  syndi- 
cats. On  l'accuse  de  trahir  la  patrie  et  c'est  en  vain  qu'il  s'oppose 
à  la  mobilisation  civile.  A  partir  de  novembre,  la  proclama- 


792 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tion  de  la  république  des  Soviets,  le  soulèvement  des  travail- 
leurs   autrichiens   et   les    grèves    allemandes  de  janvier   1918 
allument  la   première   flamme    révolutionnaire   dans  un  partie 
qui   ne   comptait  guère  alors  que   60  000  adhérents  et   n'avait 
que  peu  de  ressources. 

La  révolution  de  novembre  1918  le  mit  au  premier  plan. 
C'est  alors  qu'éclate,  au  sein  du  parti,  le  conflit  entre  le  réfor- 
misme et  l'idéal  révolutionnaire.  Les  uns  veulent  l'Assemblée 
Nationale,  les  autres  le  système  des  Conseils.  La  première  ten- 
dance l'emporte  et  le  parti  essaye  de  s'unir  au  socialisme  majo- 
ritaire. Mais  les  élections  et  les  premiers  travaux  de  l'Assemblée 
seront  pour  lui  une  déception.  Toutefois,  au  Congrès  de  mars, 
il  demandait  simplement  que  le  système  des  Conseils  fit  partie 
intégrante  de  la  Constitution,  n'affirmant  qu'avec  timidité  la 
dictature  du  prolétariat. 

C'est  de  mars  à  décembre  1919  qu'il  sera  poussé  par  les  cir- 
constances, en  particulier  par  la  loi  sur  les  conseils  d'exploita- 
tion, vers  l'idéal  révolutionnaire.  Le  Congrès  de  décembre  mo- 
bilisait toutes  les  forces  du  parti.  Au  Congrès  proprement  dit 
s'ajoutait  une  «  Conférence  des  Femmes,  »  tandis  qu'à  Halle, 
le  14  décembre,  la  jeunesse  du  parti  tenait  ses  assises.  Une 
sévère  et  minutieuse  discipline  réglait  cette  organisation.  Les 
indépendants  avaient  beau  adhérer  à  la  3e  Internationale  ;  ils 
agissaient  avec  autant  de  calme  et  de  méthode  que  les  catho- 
liques du  Centre. 

Ils  dressaient  le  bilan  de  la  première  année  de  révolution. 
Ils  constataient,  de  mars  à  décembre,  le  recul  de  cette  révolu- 
tion, les  erreurs  de  tactique  commises.  Ils  parlaient  de  grouper 
à  nouveau  les  énergies  en  déroute.  Comment  préparer  les  élec- 
tions de  1920?  Comment  résoudre  le  problème  de  l'Interna- 
tionale? Comment  définir  le  rôle  du  parti?  Autant  de  trou- 
blantes questions.  Les  indépendants  sentaient  bien  que  la 
bourgeoisie  reprenait  le  dessus,  que  la  situation  du  prolétariat 
n'était  plus  celle  de  mars.  La  bourgeoisie  tenait  le  Parlement, 
l'armée,  l'administration.  Elle  essayait,  de  toutes  ses  forces,  de 
consolider  le  régime  capitaliste.  Pourquoi  conserver  alors  une 
méthode  périmée  et  gaspiller  les  forces  prolétariennes  en  des 
luttes  isolées  et  sans  résultat?  Mieux  valait  abandonner  a  leur 
sort  le  socialisme  petit-bourgeois  et  le  néo-syndicalisme  uto- 
piste. Mieux  valait  se  placer  résolument  sur  le  terrain  révolu- 


l'allemagne  politique.  793 

tionnaire,  sans  compromis  aucun  avec  la  bourgeoisie.  «  Nous 
sommes  un  million,  s'écriaient  les  indépendants;  pourquoi  ne 
pas  constituer  une  force  nouvelle,  ayant  sa  tradition  propre  et 
ses  tins  particulières?    » 

IN  dénonçaient  en  même  temps,  sans  pitié,  la  réaction  gran- 
dissante. Ils  voyaient  plus  clair  et  parlaient  plus  haut  que  la 
coalition.  La  Freiheit  nous  renseignait  admirablement  sur 
les  menées  militaristes.  Mieux  que  personne  elle  savait  que  les 
dirigeants  de  l'ancien  régime  avaient  voulu  la  guerre;  que 
nombre  de  gens  souhaitaient  la  restauration  monarchique;  que 
la  Commission  d'enquête  avait  joué  une  vilaine  comédie;  que 
les  capitalistes  mettaient  leur  fortune  en  sécurité,  tout  en  sabo- 
tant la  production;  que  les  agrariens  menaçaient  d'affamer  le 
prolétariat  et  que  le  gouvernement  s'effaçait  de  plus  en  plus 
devant  la  réaction  à  demi  triomphante. 

Donc,  pas  de  compromission  avec  les  majoritaires.  On  décla- 
rait impossible  la  tentative  d'union  dont  on  avait  parlé,  en 
raison  des  menaces  de  réaction.  D'autre  part,  le  débat  sur  les 
rapports  avec  le  communisme  restait  confus.  Mais  on  affirmait 
l'idée  révolutionnaire.  Le  rêve  d'hégémonie  allemande  à  jamais 
évanoui,  c'est  contre  le  capitalisme  anglo-saxon  victorieux 
qu'on  voulait  grouper  les  forces  prolétariennes.  Il  fallait  en 
finir  aussi  avec  cette  démocratie  bourgeoise,  qui  régnait  par  les 
arrestations  et  les  meurtres  politiques,  par  la  soldatesque  de 
Noske,  la  censure  et  toutes  sortes  d'interdictions.  On  remplace- 
rait brutalement  l'État  bourgeois  par  l'État  prolétarien.  Im- 
possible d'arriver  au  socialisme  par  le  parlementarisme!  On  ne 
pouvait  utiliser  ce  dernier  que  pour  arracher  le  masque  au 
gouvernement  et  aux  partis  majoritaires.  Il  fallait  saboter  la  loi 
sur  les  conseils  d'entreprise,  fruit  de  marchandages  ignobles,  et 
la  remplacer  par  la  socialisation  radicale,  en  vue  de  la  révolu- 
tion universelle.  «  Il  nous  faut,  disaient  encore  les  indépendants, 
des  moyens  actifs  de  révolution.  Des  impots  draconiens  obligeront 
le  capitalisme  à  constater  sa  propre  ruine.  Un  savant  système  de 
conseils  nous  permettra  de  provoquer  toutes  les  grèves  voulues.  » 

De  là  à  adhérer  à  la  troisième  internationale,  il  n'y  avait 
qu'un  pas.  Cette  affiliation,  la  gauche  du  parti  la  demandait. 
La  droite  se  fût  contentée  de  reconnaître  les  décisions  de  l'in- 
ternationale genevoise,  sans  lier  la  direction  du  parti  aux 
influences  russes.    Les    deux    fractions   se  mirent  d'accord.   On 


19  i  REVUE  DES  DEUX  MONDE 

décida  de  rompre  avec  le  réformisme  et  d'adhérer  à  l'interna- 
tionale de  Moscou,  afin  de  réaliser  la  dictature  du  prolétariat  et 
le  système  des  Conseils.  «  Si  les  partis  des  autres  pays,  disait  la 
résolution  du  Congrès,  n'ont  pas  l'intention  d'entrer  avec  nous 
dans  l'internationale  de  Moscou,  le  parti  indépendant  allemand 
y  entrera  tout  seul.  » 

BjI  héroïsme,  en  vérité  !  Mais  la  presse  du  parti  se  déclarait 
mécontente.  De  nombreux  opportunistes  regrettaient  qu'on 
eut  renoncé  au  réformisme.  Hilferding  avertissait  le  parti.  «  Les 
socialistes  indépendants,  disait-il,  sont  seuls  à  représenter  le 
socialisme  allemand.  Le  communisme  et  la  social-démocratie 
sont  en  décadence.  Mais  évitons  les  formules  toutes  faites. 
N'oublions  pas  les  réalités  positives  :  les  impôts,  les  conseils 
d'entreprise,  les  menées  réactionnaires  et  les  prochaines  élec- 
tioxis.  Laissons  la,  pour  l'instant,  la  dictature  prolétarienne. 
La  révolution  universelle  est  plus  lointaine  que  jamais!  Si  les 
socialistes  avaient  le  pouvoir,  pourraient-ils  le  conserver?  Ne 
sait-on  pas  que  Haase  l'a  refusé,  pour  ne  pas  refaire  l'expérience 
hongroise?  » 

Sages  paroles!  Les  indépendants  virent  bien,  en  janvier, 
lors  des  manifestations  contre  la  loi  sur  les  conseils  d'entre- 
prise, ce  qu'il  leur  en  coûtait  de  vouloir  recommencer  la  révo- 
lution !  D'octobre  1919  à  mars  1920,  ils  avaient  accentué  leur 
intransigeance  dogmatique.  Ils  avaient  ainsi  perdu  le  contact 
avec  la  réalité.  Ils  affaiblissaient  la  coalition  gouvernementale, 
tout  en  justifiant  les  menées  réactionnaires.  Ils  faisaient  le  jeu 
de  la  droite. 

IV 

Celle-ci  pouvait  donc  se  demander  si  son  heure  n'était  pas 
venue.  Elle  avait  eu  son  Congrès,  elle  aussi!  Le  parti  popu- 
laire avait  siégé  à  Leipzig,  en  octobre  1911).  Au  même  moment, 
le  comité  directeur  du  parti  national-allemand  tenait  ses  assises 
à  Berlin.  Toute  la  droite  cherchait,  dès  l'automne,  à  fixer  ses 
positions. 

Le  parti  populaire  constatait  sa  puissance  croissante.  Cinq 
fois  plus  de  membres  (500  000),  depuis  le  Congrès  d'Iéna!  Son 
chef,  Stresemann,  accusait  ouvertement  la  bourgeoisie  au  pou- 
voir de  favoriser  le  socialisme.  Mais  la  question  essentielle  était 


l'ai.i.lm  \(.m:   politique.  793 

de  savoir  si  les  doux  partis  de  droite  pouvaient  fusionner.  Los 
Nationaux-allemands  avaient  toujours  considéré  le  parti  popu- 
laire comme  un  allié.  On  parlait  déjà  d'un  accord  conclu.  Tou- 
tefois, la  majorité  du  parti  populaire  s'opposait  à  l'union  et 
voulait  que  le  programme  du  parti  fût  délimité  à  droite  comme 
à  gauche.  Aussi  los  Nationaux-allemands  exerçaient-ils  sur  lo 
parti  la  pression  la  plus  violents  <■  Pourquoi,  s'écriait  la  Kréuz- 
zeitung,  les  doux  partis  ne  s'allieraient-ils  pas?  Los  nationaux- 
allemands  n'ont-ils  pas  do'fondu  la  liberté  économique  avec  au- 
tant de  vigueur  que  le  parti  populaire?  Stresemann  a  indiqué 
lui-même  que  toute  la  droite  devait  faire  front  contre  le  socia- 
lisme. »  An  même  moment,  de  nombreux  transfuges  quit- 
taient le  parti  démocrate  pour  entrer  dans  le  parti  populaire  et 
la  majorité  bourgeoise  évoluait  vers  la  droite. 

Malgré  ces  invites,  le  parti  populaire  décida  de  garder  son 
indépendance.  Mais  il  se  rapprochait  nettement  des  nationaux- 
allemands.  Il  déclarait  la  guerre  aux  démocrates  en  raison  de 
leur  alliance  avec  le  socialisme.  Après  avoir  jusqu'alors 
reconnu  la  «  république  bourgeoise,  »  il  admettait  le  principe 
monarchiste.  La  tactique  de  Stresemann  était  claire.  Se  croyant 
sur  de  l'avenir,  il  se  voyait  déjà  porté  par  les  événements  sans 
être  obligé  de  s'engager  dans  1(3  sillage  des  nationaux-alle- 
mands. Il  attaquait  la  coalition  gouvernementale,  mais  sans 
trop  s'aventurer  à  droite.  11  admettait  Ja  monarchie  sans 
prendre  la  responsabilité  d'une  agitation  réelle  on  sa  faveur.  Il 
se  préparait  à  toute  éventualité,  coup  d'Etat  ou  participation 
au  pouvoir.  Or,  dans  son  parti,  il  y  avait  la  majorité  do  l'in- 
telligence allemande  :  professeurs,  magistrats  et  grands  indus- 
triels. Ceux-ci  avaient  tous  dos  liens  étroits  avec  le  passé  dont 
ils  faisaient  l'apologie,  tout  on  critiquant  le  régime  actuel.  Ils 
étaient  tous  prêts  à  favoriser  la  restauration  do  cette  monar- 
chie qu'ils  avaient  tant  aimée  et  qui  d'ailleurs  avait  si  bien 
travaillé  pour  eux.  Le  parti  pouvait  donc  se  livrera  une  im- 
posante manifestation  on  faveur  des  territoires  occupés,  attirer 
a  lui  los  forces  paysannes  et  l'Union  dos  Agriculteurs,  envoyer 
une  adresse  aux  «  Alsaciens-Lorrains  »  et  un  télégramme  à 
llindenburg,  en  lui  disant  que,  «  s'il  y  avait  ou  Leipzig  après 
Tilsitt,  il  y  aurait  une  victoire  allemande  après  le  traite'  de 
Versailles.  >> 

Les  nationaux-allemands  jubilaient.   Mais    certains    démo- 


79G  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

crates  fondaient  aussi  leur  espoir  sur  Stresemann.  Ils  se  de- 
mandaient s'il  ne  serait  pas  un  jour  possible  de  jeter  la  soeial- 
démocratie  par-dessus  bord  et  de  former  ainsi  une  majorité 
bourgeoise  avec  le  Centre,  les  démocrates,  le  parti  populaire  et 
peut-être  une  fraction  des  nationaux-allemands. 

Pouvait-on  utiliser  l'esprit  anti-révolutionnaire  de  la  bour- 
geoisie sans  tomber  dans  l'antisémitisme  conservateur  ?  On 
ferait  alors  une  restauration  qui,  loin  de  ramener  les  dynasties 
déchues  et  de  compromettre  l'unité  allemande,  donnerait  à 
l'Allemagne  une  sorte  de  monarchie  constitutionnelle.  Regar- 
dant vers  la  droite,  certains  démocrates  s'étonnaient  que  Stre- 
semann eût  tenu  des  propos  si  durs  à  l'égard  de  leur  parti. 

On  augurait  donc  bien  de  l'avenir.  Les  Hamburger  Nach- 
richten  du  22  octobre  déclaraient  que  le  Congrès  avait  fait  du 
bon  travail  ;  que  la  bourgeoisie  allemande  avait  raison  de 
rompre  avec  les  démocrates  trop  indulgents  à  l'égard  du  socia- 
lisme; que  le  parti  défendait  les  principes  auxquels  il  demeurait 
fidèle  depuis  soixante  ans;  que  le  socialisme  commençait  a 
douter  de  lui-même  et  qu'enfin  les  deux  partis  de  droite,  sans 
avoir  besoin  de  fusionner,  constituaient  une  «  Droite  nationale  » 
capable  de  relever  l'Allemagne  de  ses  ruines. 

Mais  il  fallait  d'abord  discréditer  le  régime  actuel.  Lors  de 
la  proposition  prussienne  concernant  l'unité  allemande,  la 
droite  se  montra  méfiante  et  sceptique.  De  quelle  Prusse  s'agis- 
sait-il? Dans  quel  sens  voulait-on  réaliser  l'unité?  N'était-ce  pas 
pour  démembrer  la  Prusse  d'aujourd'hui?  On  entendait  tra- 
vailler pour  la  véritable  unité  allemande,  fondée  sur  le  «  senti- 
ment national,  »  pour  la  Prusse  intégrale,  seule  capable  d'en 
maintenir  la  tradition  !  On  prévoyait  d'ailleurs  que  le  projet, 
déchaînant  tous  les  particularismes,  échouerait  fatalement. 
«  Ne  touchez  pas  à  la  Prusse,  s'écriait-on  ;  car  vous  ne  rayerez 
pas  de  l'histoire  les  services  qu'elle  a  rendus.  Elle  seule  peut 
reforger  l'épée  de  la  résurrection  nationale.  C'est  la  maudite 
révolution  qui  favorise  le  particularisme.  Démembre ra-t-on  la 
Prusse  quand,  à  l'Ouest  et  dans  le  Sud,  s'affirment  les  tendances 
centrifuges?  »  Au  moment  où  l'idée  d'une  simple  décentralisa- 
tion administrative  en  Prusse  se  fait  jour,  la  Droite  se  félicite 
de  voir  abandonnée  la  thèse  du  démembrement.  Et  le  Tag  rouge 
de  démontrer  au  Hanovre  qu'il  a  tout  intérêt  à  rester  dans  le 
cadre  prussien,  que  seul  un  territoire  aussi  vaste  que  la  Prusse 


L' ALLEMAGNE    POLITIQUE.  71)1 

peut  refaire  la  grandeur  politique  el  économique  de  l'Alle- 
magne. Mais  lq  Droite  ne  cache  pas  son  inquiétude.  Elle  suit 
les  événements  <lu  Hanovre  et  du  Rhin.  .Elle  voit  la  Bavière 
installer  son  ambassadeur  particulier  auprès  du  Vatican  et 
réclamer  une  certaine  autonomie  pour  ses  chemins  de  fer.  Nul 
doute  que  celte  inquiétude  ait  été  un  des  facteurs  essentiels  de 
l'agitation  réactionnaire  qui  a  précédé  le  coup  d'Etat. 

En  matière  financière,  campagne  contre  la  centralisation  et 
le  programme  d'Erzberger.  On  défend  l'unité  à  la  prussienne 
et.  en  même  temps,  l'autonomie  financière  des  États  et  «les 
communes.  C'est  logique.  Car  on  pouvait  craindre  que  le  sys- 
tème d'Erzberger  n'accentuât  le  mouvement  particulariste.  Si 
le  parti  populaire  n'était  pas  aussi  intransigeant  que  son  allié 
sur  la  question  de  la  centralisation,  les  deux  partis  de  droite 
s'accordaient  h  prendre  la  défense  de  la  propriété  privée. 
«  Erzberger,  s'écrie-t-on  au  moment  où  les  grandes  banques 
protestent  contre  l'impôt  sur  le  capital,  Erzberger  mène  l'Alle- 
magne à  sa  ruine.  Le  travail  des  commissions  se  substitue  à 
celui  de  l'Assemblée  nationale;  c'en  est  fait  du  parlementa- 
risme sain.  La  tyrannie  socialiste  broie  la  classe  moyenne. 
Où  l'Allemagne  prendra-t-elle  l'argent  pour  payer  les  Allies? 
Ne  devrait-on  pas  commencer  par  diminuer  les  salaires?  »  Vers 
la  fin  de  décembre,  le  vote  de  l'impôt  sur'  le  capital  et  l'échec 
de  l'emprunt  provoquent  de  nouvelles  attaques.  «  Nous  courons 
à  l'abîme,  »  dit  la  Kreuzzeitung  du  16  décembre.  Au  début  de 
février,  Hirchfeld  lente  d'assassiner  Erzberger.  La  droite  blâme 
'  ce  jeune  fou  et  flétrit  l'assassinat  politique.  Mais  comment  ne 
pas  comprendre,  ajoute-t-elle,  la  douleur  de  ce  jeune  homme 
devant  les  malheurs  de  sa  patrie  ?  Laissons  vivre  Erzberger  et 
tuons-le  «  moralement.  »  Qu'Erzberger,  à  la  suite  du  scandale 
que  l'on  sait,  démissionne,  et  ce  sera  une  explosion  de  joie. 
«  Comment  le  ministère  soutiendrait-il  ce  brasseur  d'affaires 
politicien,  compromis  et  compromettant,  dont  les  fraudes  indui- 
ront l'Entente  en  méfiance  et  la  pousseront  à  nous  demander 
une  indemnité  plus  forte?  »  Et  l'on  ne  manquait  pas  de  dire  que 
la  disparition  d'Erzberger  rapprocherait  le 'Centre  delà  Droite. 

En  ce  qui  concerne  les  conseils  d'entreprise,  la  Droite  met- 
tait en  évidence  le  conflit  entre  socialistes  et  démocrates.  «  Les 
démocrates,  disait-on,  seront,  obligés  de  faire  dps  concessions 
aux  socialistes  pour  demeurer  au  pouvoir.  Or,  nous  savons  bien 


798 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


quelle  législation  sociale  veulent  nous  imposer  les  socialistes,  au 
moment  même  où  le  bolchévisme  russe  fait  machine  en  arrière 
et  supprime  les  conseils  d'entreprise  !  La  loi  sera  le  signal  d'un 
gaspillage  économique  sans  précédent.  Gomment  ne  pas  voir  les 
bases  de  ce  parlementarisme  qui  oblige  les  partis,  pour  de 
simples  raisons  tactiques,  à  trahir  leurs  principes  essentiels? 
Le  parti  démocrate  comprend  beaucoup  de  patrons  et  beau- 
coup d'ouvriers.  Il  donnerait  volontiers  raison  aux  patrons. 
Mais  il  veut  éviter  de  rompre  avec  le  socialisme.  Ne  voyez- 
vous  pas  que  la  loi  sème  l'agitation  dans  le  monde  économique 
et  politique?  »  Quand  la  loi  sera  votée,  on  dira  qu'il  faut  abso- 
lument de  nouvelles  élections,  une  nouvelle  Constituante  ;  que 
le  vote  a  été  une  comédie  et  une  duperie;  que  tout  s'est  passé 
dans  les  coulisses.  Après  les  incidents  de  Berlin,  on  montrera 
à  la  coalition  qu'elle  sait  à  quoi  elle  s'expose  en  radicalisant, 
par  crainte  du  prolétariat,  les  entreprises  et  les  exploitations. 

Si  la  Droite  nationale  faisait  ainsi  preuve,  dans  l'opposition, 
d'une  réelle  unité  de  vues,  elle  n'était  cependant  pas  parfaite- 
ment unie.  Des  divergences  subsistaient  entre  les  deux  partis. 
Quand,  vers  le  milieu  de  janvier,  le  député  von  Graese  propo- 
sera leur  fusion,  il  apparaîtra  que  cette  fusion  était  aussi  im- 
possible qu'en  octobre.  Le  parti  populaire  n'avait  pas,  sur 
l'unité  allemande  et  l'antisémitisme,  les  mêmes  opinions  que 
les  nationaux-allemands.  Placé  entre  la  coalition  et  l'extrême 
droite,  il  ne  voulait  pas  rompre  avec  la  première  et  s'y  ména- 
geait une  porte  d'entrée.  Mais  ces  divergences  n'empêchaient 
pas  la  Droite  nationale  de  faire  front  contre  le  régime,  d'agir 
sur  les  démocrates  et  le  Centre,  que  les  conséquences  fatales 
de  leur  alliance  avec  le  socialisme  inquiétaient  de  plus  en  plus. 
Protégée  par  ce  travail  de  critique,  l'agitation  militariste 
grandissait.  Au  début  d'octobre,  Noske  avait  persuadé  sans  peine 
;mx  socialistes  que  la  contre-révolution  n'était  pas  à  craindre. 
«  Noske,  disaient  alors  les  Hamburger  Nachrichten,  est  le  plus 
intelligent  des  socialistes  allemands.  Il  montre  aux  camarades 
comment  on  gouverne.  Ne  serait-ce  pas  favoriser  la  réaction, 
d'ailleurs,  que  de  laisser  les  officiers  sans  emploi?  »  Au  mo- 
ment même  où  triomphait  ainsi  la  cause  de  Noske,  la  jeunesse 
nationaliste  se  faisait  toujours  plus  remuante.  «  Elle  a,  disait- 
on.  un  sentiment  de  victoire,  malgré  la  défaite  extérieure. 
Fichtp  est  son   Dieu;  les  Discours   à  la  Nation   allemande  lui 


LALLE MAGNE    POLITIQUE.  799 

servent  de  Bible.  »  La  Conférence  des  Étudiants  chrétiens, 
l'Union  des  Associations  de  la  jeunesse,  autant  de  symptômes 
rassurants!  Cette  précieuse  jeunesse,  ne  fallait-il  pas  la  conserver 
avec  soin  pour  l'avenir? 

En  octobre,  ce  sera  la  question  des  troupes  de  la  Baltique.  La 
droite  ne  veut  pas  qu'on  «  calomnie  »  ces  troupes.  «  Nous  avons 
là,  dit-elle,  non  une  soldatesque  brutale,  mais  une  force  régu- 
lière qui  purifie  les  pays  baltiques  du  bolchévisme.  Qu'elle 
reste  là  ou  se  joigne  aux  troupes  russes  de  la  contre-révolution, 
il  s'agit  toujours  de  combattre  les  Soviets.  Pourquoi  rappeler 
von  der  Goltz?  Le  gouvernement  allemand  sera-t-il  éternelle- 
ment à  genoux  devant  l'Entente?  Nos  troupes  n'ont-elles  pas  le 
droit  de  demeurer  en  Courlande?  Va-t-on  les  chasser,  pour  ré- 
compenser la  purification  accomplie?  L'Angleterre  s'en  débar- 
rasserait-elle ainsi,  après  les  avoir  utilisées?  Ecoutera-t-on  ces 
socialistes  majoritaires,  qui  font  de  la  surenchère  électorale  et 
essaient  de  crier  plus  fort  que  les  socialistes  indépendants? 
Allez-vous  détruire  l'élite  de  l'armée  allemande?  Noske  serait- 
il  ingrat  à  l'égard  de  ces  officiers  et  de  ces  soldats  qui  lui  ont 
rendu  tant  de  services?  »  Et  Otto  Hoetzsch,  dans  la  Krnuzzei- 
tung  du  lo  octobre,  remarquera  que  de  bonnes  relations  s'établi- 
ront entre  Allemagne  et  Russie,  à  condition  toutefois  que  l'Alle- 
magne maintienne  ses  troupes  en  Livonie  et  en  Lithuanie. 

On  voulait,  en  outre,  une  Reichswehr  solide  On  félicite  le 
député  von  Graese  d'avoir,  avec  son  énergie  accoutumée,  de- 
mandé ses  comptes  à  Noske,  à  Noske,  l'Homme-Janus,  qui  fait 
une  politique  à  double  l'ace  singulièrement  dangereuse  pour 
l'Allemagne.  «  Voyez,  s'écrie-t-on,  l'attitude  lamentable  de  la 
coalition  majoritaire!  Les  socialistes  s'agitent  en  vain.  Quant  au 
Centre  et  aux  démocrates,  ils  se  taisent,  dès  que  la  droite  veut 
parler  de  l'armée.  » 

Les  débats  de  la  Commission  d'Enquête  fournissent  à  la 
droite  le  prétexte  d'une  agitation  nouvelle  en  faveur  du  milita- 
risme. «  La  coalition,  dit-elle,  veut  prolonger  son  existence.  La 
République  allemande  se  hâte  d'imiter  les  démocraties  occiden- 
tales qui  avaient  eu,  jusqu'ici,  le  privilège  des  scandales  et  des 
procès  retentissants.  La  belle  conquête  révolutionnaire,  que  de 
pouvoir  laver  son  linge  sale  en  famille  !  Les  déclarations  de 
Bethmann-Hollweg  ne  montrent-elles  pas  que  notre  politique 
intérieure  a  été  la  cause  de  la  défaite?  N'a-t-il  pas  criminelle- 


800 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ment  hésité  entre  l'énergique  volonté  du  G.  Q.  G.  et  une  opi- 
nion publique  flottante  ou  désorientée?  La  politique  allemande 
n'a  pas  été  à  la  hauteur  des  chefs  militaires.  Elle  a  gâché  leur 
œuvra  admirable.  »  Et  c'est  ainsi  que  ces  attaques  contre 
Rethmann  aboutissent  à  une  apologie  du  militarisme. 

L'anniversaire  de  la  Révolution  en  novembre,  les  réflexions 
de  fin  d'année,  la  ratification  de  la  paix,  autant  d'occasions  à 
saisir.  «  Le  bilan  de  cette  première  année  de  nouveau  régime, 
c'est  la  ruine.  Nous  avons  besoin  d'un  chef,  d'un  Moïse,  d'un 
idéal  national.  L'Europe  est  en  morceaux;  l'ancienne  armée  a 
vécu.  L'Allemagne  n'est  plus  qu'une  salle  de  danse  et  un  enfer 
de  jeu.  L'année  1919  comptera  comme  la  plus  lugubre  de  l'his- 
toire allemande.  —  Mais,  ajoute-t-on,  l'opposition  monarchiste 
est  bien  résolue  à  ne  pas  désarmer.  Attendez  que  la  décomposi- 
tion sociale  ait  atteint  nos  ennemis  et  vous  verrez  l'Allemagne 
ressusciter,  plus  forte  que  jamais  !  C'est  nous,  les  vainqueurs! 
C'est  nous  qui  avons  brisé  l'élan  du  slavisme  en  marche  contre 
l'Europe  occidentale!  C'est  nous  qui  avons  vaincu,  dans  toutes 
les  batailles,  les  Français,  les  Anglais,  les  Roumains  et  les  Ita- 
liens! Prenez-y  garde,  l'esprit  de    Potsdam  vit  encore!  » 

En  janvier  et  février,  la  question  de  l'extradition  vient 
encore  alimenter  celte  préparation  de  l'opinion  publique.  La 
réaction  utilise  admirablement  le  conflit.  Elle  conseille  à  l'Alle- 
magne de  suivre  l'exemple  de  la  Hollande  qui  défend  son  -  hon- 
neur national  »  en  refusant  de  livrer  Guillaume  II.  Elle  insinue 
que  l'Entente  se  disloque  peu  à  peu  et  qu'un  refus  net  de  l'Al- 
lemagne achèvera  de  la  démembrer.  En  même  temps,  le  comte 
Westarp  annonce,  «  de  source  sûre,  »  qu'une  offensive  bolché- 
viste  aura  lieu  au  printemps,  que  l'Allemngneva  devenir,  comme 
pendant  la  guerre  de  Trente  ans,  le  champ  de  bataille  de  l'Eu- 
rope entière.  Raison  de  plus  pour  défendre  l'armée! 

Ce  sera  enfin  la  campagne  de  mars  pour  la  dissolution  de 
l'Assemblée  nationale,  les  élections  à  brève  échéance,  l'élection 
du  Président  par  le  peuple.  On  salue  alors  la  candidature 
d'Hindenburg.  «  Son  nom,  dira  le  comte  Westarp  dans  le 
Kreuzzeitung  du  7  mars,  remplit  de  confiance  le  peuple  allemand 
et  son  élection  montrera  à  tous  que  nous  ne  sommes  pas  des 
ingrats,  que  nous  n'oublions  pas  les  incomparables  exploits 
de   notre  armée,  que  notre  orgueil    national  n'est  pas  éteint.  » 

Victorieux   dans  le  procès    Ilelfïerich-Erzberger  et    dans  la 


l'allemagne  politique.  801 

question  de  l'extradition,  soutenus  par  la  jeunesse  universitaire, 
par  Tannée,  par  une  notable  fraction  du  parti  démocrate  et  du 
Centre,  les  partis  de  droite  croiront,  en  mars,  le  moment  venu 
de  mettre  fin  au  régime  actuel  et  de  disloquer  la  majorité  gou- 
vernementale. Ils  l'accusent  de  vouloir  durer  contre  le  vœu 
populaire,  contre  les  principssdu  parlementarisme  lui-même.  De 
là  ce  paradoxe  qu'à  la  veille  du  coup  d'Etat,  la  droite  invoque, 
contre  le  régime  à  démolir  et  à  remplacer  par  la  monarchie,  les 
«  principes  de  la  démocratie  !  » 

C'est  au  nom  de  la  «  volonté  nationale  du  peuple  allemand  » 
que  ces  partis  veulent  rétablir  l'ancien  régime.  Sans  doute,  ils 
sauront  dégager  leur  responsabilité  au  moment  de  l'insuccès 
notoire.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  le  coup  d'Etat  a  été  le 
résultat,  non  seulement  de  l'organisation  civile  préparée  par 
Kapp  et  de  l'organisation  militaire  préparée  par  Ludeudorffoule 
colonel  Bauer,  mais  encore  de  toute  la  propagande,  si  habilement 
conduite,  des  partis  de  droite.  C'est  eux  qui  ont  créé  l'atmos- 
phère favorable.  Peut-être  leurs  éléments  modérés  ne  surent-ils 
pas  ce  qui  se  passait  ;  mais  leurs  chefs  les  plus  actifs,  Stresemann 
pour  le  parti  populaire,  Graese,  Schiele  et  Westarp  pour  les 
nationaux-allemands,  ont  travaillé  à  l'organisation  du  Putsch 
militaire.  Nous  savons  qu'il  y  eut,  le  4  mars,  une  conférence  entre 
von  Luttwittz  et  les  représentants  des  partis  de  droite.  Et  l'appel 
que  Stresemann  a  lancé  en  plein  Putsch  nous  rendra  à  jamais 
sceptiques  et  méfiants  à  l'égard  des  tendances  de  son  parti. 

Ce  retour  offensif  du  militarisme  prussien  était  à  prévoir.  Ce 
qui  le  rendait  probable,  c'était  une  république  sans  républicains, 
c'était  la  violence  môme  de  l'agitation  réactionnaire.  Ce  coup 
d'État  n'en  était  pas  moins  une  formidable  erreur.  Comme  le 
disait  Auguste  Muller,  dans  les  Sozialistische  Monalshefte 
du  12  avril,  ce  fut  un  acte  dépure  et  de  lamentable  sottise.  Mais 
la  pire  folie  de  ces  militaires,  du  colonel  Bauer  en  particulier, 
fut  de  croire  que  les  travailleurs  soutiendraient  pareille  tenta- 
tive. Ce  sont  eux  qui,  au  contraire,  l'ont  étouffée  dans  l'œuf.  J^e 
gouvernement  Kapp-Luttwitz  ne  pouvait  durer  que  quelques 
jours.  Et  pourtant, si  éphémère  qu'ait  été  le  Putsch,  ses  consé- 
quences devaient  être  importantes  sur  l'évolution  intérieure  de 
l'Allemagne  du   13  mars  aux  élections  de  juin. 

Edmond  Vermeil. 

TOME  LV11I.  —   1920,  51 


ENTRE  DEUX  JARDINS 


Je  pouvais  avoir  deux  ans  quand  ma  mère  m'amena  vivre 
chez  mes  grands-parents  dans  une  petite  vieille  maison  derrière 
le  Trocadéro,  entre  deux  jardins.  On  y  arrivait  par  une  allée 
de  marronniers  qui  s'élargissait  en  une  cour  plantée  d'arbres; 
il  y  avait  surtout  une  aubépine  rose,  qui  se  trouve  en  fleurs 
dans  tous  mes  souvenirs;  ce  n'était  pourtant  pas  toujours  le 
printemps;  mais  tout  prenait  pour  moi  plus  de  valeur  et  de 
force  à  l'époque  où  le  Mai  tendait  ses  bras  épineux  et  roses  et  où 
les  marronniers  étalaient,  sur  leurs  plateaux  verts,  leurs  pyra- 
mides de  lleurettes  frisées.  Donc,  l'aubépine  au  tronc  noueux 
dominait  les  quelques  marches  qui  montaient  a  une  vilaine 
porte  vitrée,  et  la  fenêtre  de  la  cuisine  toujours  ornée  d'un  chat; 
elle  ombrageait  un  petit  couloir  resserré  entre  la  maison  et  un  mur 
tapissé  d'un  maigre  lierre  et  de  toiles  d'araignées.  Il  était  clos 
par  un  portillon  de  treillage  vert,  de  ce  treillage  qui  enferme  si 
joliment  a  Versailles  les  secrets  bien  gardés  des  petites  nymphes 
et  des  satyres  qui  se  mmjuent  de  nous  sous  leur  fard  de  mousse. 
Mais  ma  barrière  verte  était  laide,  tout  simplement;  soigneu- 
sement fermée  à  clef,  elle  ne  s'ouvrait  guère  que  pour  le  char- 
bonnier; ce  jour-là,  on  voyait,  derrière  la  vitre  de  la  cui- 
sine, bonne  maman  attentive,  ses  lunettes  sur  son  nez  droit 
de  déesse  grecque  ;  un  crayon  sévère  à  la  main,  elle  marquait 
d'un  trait  noir  sur  un  papier  le  passage  de  chaque  sac  de 
charbon,  pour  être  sure  d'avoir  son  compte  ;  elle  comptait  aussi 
le  Micre  et  dispensait  parcimonieusement,  la  bougie.  Le  char- 
bonnier noircissait  le  couloir  qui  était  pauvre  de  gravier;  mais 
il  était  ferlil  ■  en  courants  d'air  et. ne  voyait  jamais  le  soleil  ; 


ENTRE    DEUX    JARDINS.  803 

aussi  étais-je  priée  de  m'en  écarter  comme  d'un  lieu  malfai- 
sant; on  y  accédait  de  la  cuisine  par  un  petit  escalier  noirâtre 
et  une  porte  funèbre;  je  n'ai  jamais  su  au  jnsti;  si  le  croque- 
mitaine  dont  on  me  menaçait  devait  arriver,  le  cas  échéant,  par 
cette  petite  porte  maudite  ou  bien  par  le  cabinet  noir  où  maman 
pendait  ses  robes  avec  une  mystérieuse  symétrie.  Je  croyais 
terme  a  ce  croquemitaine  ;  mais  un  jour  de  grosse  sottise  ou  on 
voulut  le  faire  parler,  je  trouvai  à  sa  voix  une  telle  ressemblance 
avec  celle  de  bonne  maman  que  je  le  supposai  semblable  au 
reste  des  hommes  et  qu'il  ne  me  fit  plus  peur. 

I.    —   LE  PERRON    ENCHANTÉ 

Si  je  me  suis  attardée  à  ce  vilain  couloir,  c'est  qu'a  l'autre 
bout,  à  moins  de  traverser  la  maison,  on  débouchait  en  pleine 
clarté,  en  pleine  lumière,  en  plein  soleil,  dans  le  jardin.  Ohl 
mon  cher  jardin  d'enfant!  Que  je  t'ai  aimé,  que  je  t'ai  trouvé 
beau,  varié  et  immense,  simplement  parce  que  je  te  remplissais 
de  moi-môme,  de  mes  sottises,  de  mes  petites  idées  et  de  mes 
grands  désirs,  de  toutes  ces  choses  que  «  mes  mamans  »  dans  la 
maison,  prétendaient  endiguer,  canaliser,  classer,  et  qui  se  don- 
naient libre  cours  entre  tes  murs  étriqués  que  ma  fantaisie 
repoussait  à.  l'infini  ! 

Et  d'abord,  dès  le  seuil  de  la  salle  a  manger,  c'était  le  perron 
enchanté. 

N'allez  pas  vous  imaginer  quelque  perron  à  doubla  escaH*©*", 
gracieux  comme  un  bras  arrondi,  ou  quelque  rampe  dp  fer 
forgé,  harmonieusement  enroulée  en  rinceaux.  Point  du  ton!; 
c'était  un  bête  de  perron,  un  petit  palier  carré  d'où  éesoea- 
daient,  sur  le  côté,  bien  droites,  sept  marches  de  pierre,  avec  une 
rampe  de  fer  aux  barreaux  unis,  sans  prétention,  et  qu'on  repei- 
gnait de  temps  en  temps.  Mais  tout  cela  disparaissait  sous  un 
fouillis  merveilleux  de  jasmins  et  de  rosiers  qui  m'ont  donné 
pour  toujours  le  goût  des  odeurs  fortes  ;  ce  jasmin  partait  d'un 
petit  bout  de  bois  noir,  comme  tous  les  jasmins,  un  petit  bout 
qui  ne  disait  rien  qui  vaille,  et  qui  envoyait  à  tous  les  autres 
bouts  des  merveilles;  le  buisson  scintillait  d'étoiles  blanches 
comme  le  ciel  dans  une  belle  nuit  d'août;  et  cela,  croyez  en  ma 
parole  d'enfant,  tonte  l'année!  L'hiver  n'a  pas  tenu  dp  pla«-R 
dans  mes  souvenirs;  je  l'ai  supprime;  le  jasmin  lleuri  a  présidé 


804 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


à  tous  mes  jeux,  de  même  que  l'aubépine,  dans  l'autre  jardin, 
saluait  toujours  de  son  panache  rose  les  graves  personnages  qui 
montaient  le  perron  vulgaire  pour  être  introduits  chez  bon  papa, 
tout  en  haut,  dans  la  grande  chambre  aux  livres. 

Pour  l'enchantement  du  vrai  perron,  il  y  avait  aussi  une 
gloire  de  Dijon  qui  tenait  vraiment  bien  son  rang  doré  parmi 
les  gloires  des  roses,  et  des  rosiers  plus  modestes  qui  lançaient 
au  jour,  sans  marchander,  des  multitudes  de  Heurs  rouges  au 
cœur  jaune;  l'ensemble  était  féerique;  j'aime  mieux  ne  pas  le 
revoir,  de  crainte  d'être  devenue  déraisonnable,  c'est-a-dire  de 
voir  les  choses  telles  qu'elles  sont. 

Je  m'asseyais  sur  une  marche,  je  tirais  ma  petite  robe  sur 
mes  genoux,  et  j'écoutais  les  bruits  du  buisson. 

De  l'autre  côté,  il  y  avait  le  grand  soleil. 

De  la  fenêtre  du  petit  salon,  où  maman  travaillait,  elle  criait 
tout  à  coup  :  ((  Pâquerette,  tu  n'as  pas  mis  ton  chapeau.  »  Quand 
donc  les  parents  comprendront-ils  qu'on  n'a  pas  besoin  de  cha- 
peau, quand  on  a  des  cheveux  frisés,  ce  qui  abrite  bien  mieux 
que  des  cheveux  plats? 

J'écoutais  les  abeilles,  si  contentes  de  tant  de  parfums;  je 
guettais  les  progrès  des  cocons  de  papillons  roulés  dans  les 
feuilles  des  rosiers;  je  suivais  passionnément  la  marche  ondulée 
des  chenilles  sur  la  pierre  chaude,  je  comptais  leurs  anneaux 
fauves,  et  j'introduisais  un  brin  d'herbe  dans  l'épaisseur  de  leur 
fourrure;  elles  se  roulaient  aussitôt  en  boule  et  ça  me  fâchait. 
Puis,  pour  peu  qu'il  eût  légèrement  plu,  il  y  avait  le  va  et 
vient  charmant  des  colimaçons  qui  montaient  et  descendaient 
mon  perron,  un  peu  bavants  a  la  vérité,  mais  si  solennels.  Les 
grands  jours  du  perron,  c'étaient  ceux  où  Trotte-Menu,  ma 
chatte,  tenait  cour  plénière,  suivant  l'expression  de  bon  papa. 
Bien  sûr,  ça  ne  se  passait  pas  au  moment  où  je  faisais  mes  farces 
au  jardin,  mais  à  l'instant  précis  où  maman  me  retenait  pour 
m'apprendre  à  faire  des  points  réguliers  dans  un  tablier,  ou  bien 
à  l'heure  où  bonne  maman  m'initiait  à  l'art  de  couvrir  les  pots 
de  confiture.  Trotte-Menu  faisait  sa  grosse  fourrée  sur  le  palier 
du  perron  et  sur  chaque  marche  siégeait  patiemment  un  magis- 
trat de  moindre  importance,  choisi  parmi  les  plus  beaux  angoras 
du  quartier.  Au  moins,  c'était  ce  que  disait  bon  papa  en  ajou* 
tant  :  «  Ils  attendent  leur  heure  !  »  Jamais  je  ne  me  suis  demande* 
ce  que  signifiait  cette  phrase,  tant  il  me  paraissait  naturel  que 


ENTRE    DEUX    JARDINS.  80." 

Trotte-Menu  réunit  ses  semblables  sur  le  lieu  même  où  mes 
chenilles  et  mes  colimaçons  vivaient  en  famille. 

J'avais  de  là  d'inestimables  aperçus  sur  les  jardins  voisins 
où  je  supposais  que  d'autres  mondes,  infiniment  sympathiques, 
s'agitaient.  Ainsi,  je  voyais  un  peuplier  qui  nous  inondait  de 
duvet  blanc.  J'hésitais  beaucoup  entre  trois  hypothèses.  Était-ce 
avec  cette  plume  qu'on  faisait  les  oreillers?  Etait-ce  une  subs- 
tance envoyée  par  le  ciel,  quelque  chose  comme  la  manne  des 
Hébreux,  pour  que  les  petits  oiseaux  eussent  de  quoi  faire  leur 
nid?  Ou  bien  encore,  était-ce  là  l'arbre  à  coton  dont  j'avais 
entendu  parler  et  que  je  confondais  avec  le  tabac  et  le  thé,  et 
autres  plantes  brodées  sur  les  écrans  chinois  du  salon  ? 

'Quand  je  m'ouvrais  à  mes  mamans  de  cet  embarras,  bonne 
maman  disait  :  «  Que  cette  petite  est  sotte  !  »  et  repartait  vers  une 
armoire  quelconque  avec  un  trousseau  de  clefs  sonore  qui  ne  la 
quittait  pas  ;  et  maman  me  regardait,  ne  disait  rien,  et  rentrait 
tristement  dans  ses  pensées  personnelles. 

Du  côté  de  la  cour,  j'apercevais  un  arbre  qui  me  troublait 
bien  autrement;  on  ne  me  laissait  guère  de  ce  côté-là  à  cause 
des  allées  et  venues  et  des  autres  pavillons  de  l'allée.  Ce  devait 
être  un  très  beau  vernis  du  Japon  ;  les  branches  du  bas  étaient 
coupées  ;  deux  troncs  immenses  montaient,  montaient,  portant 
une  tête  majestueuse.  Suivant  les  jours  ou  suivant  les  vents, 
elle  semblait  supporter  les  nuages,  ou  elle  paraissait  bénir  des 
peuples  agenouillés,  ou  elle  lançait  des  supplications  vers  un 
ciel  qui  n'entendait  pas  :  c'était  magnifique. 

Je  me  disais  que  ce  devait  être  ainsi  en  Amérique,  ou  dans 
le  désert,  car  j'avais  vu  des  arbres  analogues  sur  des  images,  avec 
des  boas  enroulés  autour  des  branches;  et  sur  l'une  d'elles,  un 
voyageur  éperdu  avait  grimpé  tout  en  haut  de  ce  tronc  pour 
échapper  à  un  lion  installé  en  bas  et  guettant  sa  victime.  Je  ne 
savais  plus  si  tout  cela  se  passait  dans  le  livre  ou  au  pied  de  l'arbre 
merveilleux  plein  d'inconnu,  trois  jardins  plus  loin;  j'aurais  bien 
voulu  aller  voir  ;  mais  ce  fut  qualifié  de  prétention  ridicule;  une 
petite  fille  bien  élevée  n'allait  pas  chercher  l'Amérique  chez  les 
voisins,  mais  allait  au  Bois  ou  au  Trocadéro  avec  son  cerceau. 

Jamais  on  ne  m'a  confiée  à  une  domestique;  et  je  me  suis 
surtout  promenée  avec  bon  papa,  qui  lisait  imperturbablement 
la  Revue  des  Deux  Mondes,  en  marchant  la  tête  un  peu  penchée 
à  gauche. 


M6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


II.   —   UNE  INJUSTICE 

Ceci  est  l'histoire  de  la  plus  grande  injustice. 

Un  jour,  que  je  situerai  vers  ma  cinquième  année,  des  amis 
que  bon  papa  avait  obligés  (il  ne  fit  que  cela  toute  sa  vie),  vou- 
lant me  faire  un  joli  cadeau,  m'envoyèrent  une  coiffeuse  de 
poupée.  J'adorais  les  cadeaux,  les  paquets  a  défaire,  la  nouveauté 
introduite  dans  la  maison  dormant  sur  elle-même;  je  défis,  au 
milieu  de  tous  mes  parents  réunis,  ficelles,  papiers  bruns, 
papiers  de  soie,  faisant  durer  le  plaisir  en  enfant  qui  sait  déjà 
qu'il  ne  faut  rien  gaspiller  et  tirer  de  la  moindre  chose  le  plus 
de  parti  possible.  Quelle  ne  fut  pas  ma  joie  en  découvrant  une 
amour  de  toilette,  mousseline  h  pois  sur  satinette  bleue,  glace 
au  milieu,  et  flots  de  rubans  retenant  une  infinité  de  petits 
tlacons!  Le  lubin,  la  violette,  la  rose,  le  muguet,  parfums  connus 
et  parfums  inconnus,  tout  y  était  en  minuscules  échantillons, 
sans  compter  les  brosses  et  les  peignes;  j'étais  éblouie,  subjuguée; 
j'avais  une  faiblesse  pour  les  parfums  et  j'entrevoyais  des 
délices  sans  fin.  Quand  je  levai  les  yeux  sur  mes  mamans  pour 
leur  faire  partager  cette  joie,  je  vis  des  visages  fermés  et  hos- 
tiles. Elles  qui  n'étaient  pas  toujours  d'accord,  furent  unamines 
pour  déclarer  d'un  ton  péremptoire  et  définitif,  l'une  après 
l'autre  ou  toutes  les  deux  à  la  fois,  je  ne  sais  plus  : 

—  Tu  ne  joueras  pas  avec  cette  toilette  ;  ce  serait  déplorable; 
c'est  un  jouet  de  petite  fille  riche;  tu  es  pauvre.  Jamais  tu  n'auras 
les  moyens  d'avoir  une  coiffeuse  semblable  ni  tant  de  flacons; 
donc,  il  ne  faut  pas  t'y  habituer  et  te  procurer  des  regrets  pour 
plus  tard. 

C'était  la  foudre  qui  me  tombait  dessus.  Je  versai  d'abondantes 
larmes,  tellement  de  larmes  que  j'en  fus  moi- môme  effrayée  et 
que  je  m'écriai  avec  un  sincère  regret  de  les  perdre  :  «  Oh  !  mes 
larmes,  mes  larmes!  »  Maman  m'offrit  ironiquement  de  les 
recueillir  dans  un  flacon  de  cristal  à  bouchon  doré.  Vexée,  je  me 
tus;  entre  temps,  la  coiffeuse  avait  disparu  dans  sa  triple  cui- 
rasse de  papiers  de  soie,  papiers  bruns  et  ficelles,  et  fut  montée 
incontinent  sur  la  planche  supérieure  du  petit  grenier.  Ce  petit 
grenier  était  au  deuxième  étage  et  renfermait  les  malles,  les 
paniers,  les  papiers  d'emballage,  le  moine  pour  bassiner  les 
lits  et  l'armoire  aux  confitures.  Chaque  fois  qu'on   m'y  envoyait 


ENTRE    DEUX    JARDINS.  #01 

faire  une  commission,  je  lançais  un  regard  d'amour  et  de  regret 
sur  la  fameuse  toilette.  De  temps  en  temps,  j'en  parlais  timide- 
ment et  j'obtenais  toujours  la  même  réponse  :  «  C'est  inutile, 
c'est  un  jouet  de  petite  tille  riche.  »  De  ce  jour,  je  conçus  le 
regret  d'être  une  petite  fille  pauvre  et  je  n'y  avais  pas  encore 
pensé. 

Le  plus  amer  arriva  en  un  temps  impossible  à  déterminer; 
peut-être  trois  ou  quatre  ans  plus  tard. 

Mes  mamans  jugèrent  qu'elles  avaient  un  cadeau  a  faire  à 
une  enfant,  laquelle  se  trouva  justement  être  riche;  il  fallait 
un  jouet  peu  banal,  qui  sortit  de  l'ordinaire.  On  chercha. 

La  eoifFeuse  !  quelle  trouvaille^!  Oui,  on  alla  chercher  ma 
coiffeuse  au  petit  grenier,  on  la  défit  devant  moi,  on  l'épous- 
sela  (oh  !  l'amertume  de  cette  poussière  et  de  ce  renonce- 
ment!), on  la  réemballa,  et  on  l'expédia  à  la  petite  fille  riche. 
J'ai  oublié  son  nom,  heureusement,  car  je  l'ai  haïe.  Et  je  sens 
maintenant  que  je  l'ai  haïe  de  cette  haine  qu'une  moitié 
de  la  société  a  pour  l'autre.  Je  jugeais  que  mes  parents  n'avaient 
pas  eu  le  respect  de  ma  propriété;  eux  estimaient  qu'ils  étaient 
dans  leur  droit  de  parents;  quel  malentendu!  Loin  d'apprendre 
le  détachement,  ma  petite  âme  était  en  pleine  révolte. 

Un  peu  plus  tard,  ce  fut  bien  pis;  je  jugeai  ma  famille 
inconséquente. 

Voici  comment. 

Bonne  maman  était  d'une  adresse  merveilleuse  ;  tout,  sous 
ses  doigts,  prônait  un  aspect  féerique.  Elle  avait  le  talent  inouï, 
avec  une  feuille  de  papier  et  des  ciseaux,  de  faire  des  découpures 
de  l'imagination  la  plus  poétique;  vases  de  fleurs,  balustrades, 
grands  arbres,  paysages  fantômes,  naissaient  à  mesure  que 
tournaient  les  ciseaux;  c'était  la  grande  ressource  pour  me 
décider  à  avaler  la  manne  qui  était  la  purgation  familiale; 
penchée  dans  mon  petit  lit,  le  menton  dans  la  main,  je  suivais 
le  mouvement  gracieux  des  doigts  fins  de  bonne  maman,  atten- 
dant avec  un  intérêt  haletant  la  suite  de  ses  inventions. 

Or,  j'avais  une  poupée,  une  certaine  Jeanne,  qui  était  laide. 
Bonne  maman  s'avisa  qu'elle  n'était  vêtue  que  de  haillons,  et 
décida  séance  tenante  de  lui  faire  un  trousseau;  elle  avait  dans 
son  placard  une  boite  de  délicieux  chiffons  où  elle  ne  me  permet- 
tait pas  de  puiser;  elle  s'attela  avec  la  femme  de  chambre  pendant 
deux  jours  au  trousseau   de  Jeanne;  et  je  vis  sortir  du   néant 


808 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


une  robe  verte  et  marron  à  volants,  une  robe  gorge  de  pigeon, 
un  manteau  de  velours  noir  doublé  de  jaune  et  bordé  de  four- 
rure, plusieurs  chapeaux,  enfin  des  choses  exquises  de  goût,  où 
elle  excellait.  Je  fus  d'une  rare  impertinence;  car  tout  à  coup» 
l'histoire  de  la  coiffeuse  me  revint  comme  une  nausée.  Un  flot 
de  méchanceté  m'inonda  et  je  n'hésitai  pas  à  l'extérioriser. 
«  Pourquoi,  dis-je,  d'un  air  naïf,  m'avoir  privée  de  la  coiffeuse, 
et  me  faire  un  trousseau  pour  Jeanne  beaucoup  plus  élégant  que 
mes  propres  robes  ?  » 

Il  devait  y  avoir  une  certaine  logique  dans  mon  raisonne- 
ment, car  ma  famille  fut  épouvantée.  Je  n'ai  gardé  que  le  souve- 
nir confus  d'un  brouhaha  où  surnageaient  les  mots  :  ingratitude, 
caractère  impossible,  sera  très  malheureuse  dans  la  vie^etc... 

Maintenant  que  j'ai  écrit  cela,  je  me  sens  vengée. 

III.    —  LE    CABINET  DE   BON  PAPA 

«  Allons,  allez-vous  en,  Mademoiselle  Pâquerette,  vous 
m'empêchez  de  travailler.  »  Ceci  signifiait  que  j'avais  poussé  à 
bout  Mlle  Eugénie  Ménage,  la  femme  de  chambre  qui  cousait,  au 
rez-de-chaussée,  dans  la  petite  lingerie,  si  bien  située  dans  l'enfi- 
lade de  l'allée;  j'avais  fourré  ses  épinglas  dans  les  raies  du 
parquet,  cassé  ses  aiguilles,  embrouillé  le  fil  et  caché  le  centi- 
mètre; de  plus,  j'avais  introduit  un  bout  de  papier  entre  le  cou 
et  le  col  de  cette  innocente  fille.  Une  camarade  m'avait  joué  ce 
tour  détestable,  et,  comme  de  juste,  je  le  rendais  à  une  autre. 

Me  voilà  à  la  porte,  que  faire?  La  cuisine,  cette  pièce  odo- 
rante et  chaude,  chatoyante  de  reflets  de  cuivre,  m'était  inter- 
dite ;  le  vestibule  ne  me  disait  rien;  je  le  savais  par  cœur;  je 
connaissais  tous  les  défauts  des  carreaux  noirs  et  blancs  ;  dans 
l'un,  on  retrouvait  vaguement  la  France,  dans  un  autre  la 
silhouette  à  toque  d'un  vieux  juge,  enfin  chacun  avait  une  phy- 
sionomie particulière  et  me  parlait.  Ce  jour-là  ils  étaient  muets  : 
j'enfilai  l'escalier  et  j'arrivai  fièrement  au  premier  étage  où 
maman  corrigeait  des  épreuves  pour  bon  papa  près  de  bonne 
maman  qui  tricotait.  Tout  alla  bien  au  début.  «  Eugénie  t'a  donc 
renvoyée?  dit  maman.  —  Non  répondis-je  avec  l'accent  de  vérité 
que  donne  parfois  le  mensonge;  c'est  moi  qui  ai  eu  assez  d'elle!» 

Bonne  maman  passa  ses  aiguilles  à  tricot  dans  sa  fanchon  et 
me  conta  une  histoire;  mais  un  mauvais  génie  me  poussait,  et 


ENTRE    DEUX    JARDINS.  809 

il  se  trouva  au  bout  d'un  instant  que  j'avais  embrouillé  les 
feuilles  d'épreuves  de  la  maison  Hachette  et  que  j'avais  confié  le 
peloton  de  laine  à  la  chatte  qui  n'avait  pas  hésité  à  s'en  servir 
à  sa  façon.  «  Va-t-en,  monstre,  »  déclara  une  voix  énergique,  et 
me  voilà  sur  le  palier  du  premier  étage,  très  ennuyée  de  ma 
personne. 

Je  m'avisai  que  le  cher,  l'indulgent  bon  papa,  ne  m'avait  pas 
vue  depuis  le  déjeuner,  et  je  me  lançai  a  l'assaut  du  second  étage. 
J'ouvris  une  porte  et  une  aimable  voix  ravie  s'écria  :  «  Te  voilà, 
ma  chérie,  ma  mignonne  et  mon  amour!  »  Ohl  le  cher  son  de 
voix,  et  le  délicieux  regard  de  tendresse  1  Voici  ce  que  voyait  le 
bon  papa  dans  l'embrasure  de  la  porte  :  une  petite  fille  aux  joues 
rebondies  et  très  roses  qui  prenaient  toute  la  place  et  n'en  lais- 
saient presque  pas  aux  yeux  tout  petits  :  un  nez  en  l'air,  une 
bouche  dont  il  n'y  avait  rien  à  dire,  un  honnête  menton  bien  à 
sa  place  ;  mais  une  cascade  de  cheveux  frisés,  tenus  par  un  nœud 
grenat  qui  se  déplaçait  souvent;  beaucoup  d'animation  et  de  vie 
et  surtout  un  grand  air  d'amabilité  qui  n'empêchait  aucun 
défaut  de  fleurir! 

A  son  tour,  voici  ce  que  voyait  la  petite-fille  :  un  petit  bon 
papa  dans  un  veston  à  brandebourgs,  les  pieds  dans  une  éternelle 
chancelière,  et  dont  le  crâne  luisant,  ceint  d'une  auréole  de 
cheveux  noirs  frisés,  se  détachait  sur  la  fenêtre.  Derrière  des 
lunettes,  des  yeux  gris,  des  yeux  de  myope  au  regard  fin  et 
spirituel,  dont  la  malice  eût  été  incisive,  n'était  la  charmante 
bonté.  Selon  l'usage,  il  penchait  un  peu  la  tête  à  gauche  et 
écrivait  de  minuscules  pattes  de  mouches;  souvent  sus  plumes 
n'avaient  qu'un  bec;  on  lui  passait  toutes  les  vieilles  plumes 
de  la  maison,  et  il  les  grattait  sur  une  pierre  grise  et  longue, 
comme  un  oiseau  qui  fait  son  bec;  il  prétendait  que  ses  plumes 
étaient  des  merveilles;  mais  personne  n'a  jamais  pu  écrire  avec. 

Un  bureau  devant  lui,  et  un  bureau  à  sa  gauche  l'enser- 
raient étroitement;  ils  étaient  jonchés  de  papiers  à  en-tête  de 
l'Université  de  Paris,  que  des  bronzes  retenaient  en  vain,  par-ci, 
par-là;  cette  Université  lui  faisait  une  forteresse.  D'un  côté  de 
l'encrier-pendule  était  l'encre;  de  l'autre,  le  sable  bleu  mêlé  de 
poudre  d'or  qui  m'éblouissait;  on  m'avait  appris  que  les  enfants 
ne  doivent  pas  faire  d'observations  à  leurs  parents;  aussi  n'osai-je 
jamais  blâmer  le  gaspillage  de  tant  d'or! 

A  gauche,  il  y  avait  la  mappemonde  céleste  qui  me  déplai- 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sait  parce  que  je  ne  voyais  aucune  ressemblance  entre  elle  et  le 
ciel  de  mon  jardin  où  je  ne  retrouvais  pas  les  mêmes  étoiles.  A 
droite,  la  mappemonde  terrestre  et  ses  lignes  de  navigation.  Que 
ju  les  ai  suivies,  que  j'ai  fait  de  voyages  en  marquant  les  escales 
de  mes  petits  doigts  sales  aux  ongles  mangés! 

Oh!  Baudelaire,  que  de  petits  enfants  ont  dans  le  cœur  et 
dans  le  sang  l'Invitation  au  voyage! 

En  face  du  bureau  une  pendule  noire  dispensait  le  temps, 
entre  deux  coupes  noires,  au-dessus  d'un  choubcrsky;  il  ronron- 
nait et  puis,  plouf!  on  entendait  la  charge  de  charbon  des- 
cendre et  une  pluie  d'étincelles  incandescentes  tombait  dans 
le  tiroir  aux  cendres  entrouvert.  De  chaque  côté,  deux  fauteuils 
de  velours  vert  s'offraient  avec  disgrâce.  Mais  tout  autour  de  la 
pièce,  dans  les  biblothèques,  sur  des  rayons,  s'étalaient,  s'empi- 
laient, s'écroulaient  les  livres,  les  divins  livres!  Comme  mes 
mains  étaient  toujours  douteuses,  il  m'était  défendu  d'y  toucher, 
et  je  les  contemplais,  comme  les  fleurs  du  jardin,  les  menottes 
sales  derrière  le  dos;  malgré  un  air  frondeur  et  des  boucles  tou- 
jours en  mouvement,  j'étais  une  petite  fille  très  obéissante.  Je 
passais  rapidement  devant  Y  Histoire  de  France  d'Henri  Martin, 
je  distinguais  parfaitement  M.  Taine  de  Sainte-Beuve,  .parce  que 
l'un  avait  une  couverture  jaune  à  rinceaux  marrons,  et  l'autre, 
un  papier  gris  bleu  sur  une  grande  édition.  Je  déchiffrais  là- 
dessus  Port-Roy  al;  je  savais  qu'il  ne  fallait  pas  questionner  bon 
papa  quand  il  préparait  ses  leçons  pour  Polytechnique  ou  qu'il 
faisait  ses  rapports  académiques;  mais  je  supposais,  puisque  ce 
port  était  royal,  que  ce  devait  être  un  refuge  superbe  pour  des 
bateaux  magnifiques  et  spéciaux,  comme  j'en  voyais  sur  une 
vieille  gravure  de  la  salle  à  manger. 

Quand  on  y  réfléchit,  je  n'avais  pas  absolument  tort  quant  au 
fond  !  Mais  je  m'absorbais  surtout  dans  la  contemplation  de  petits 
bouquins  grecs  et  latine  et  de  classiques  du  XVIIe,'" dont  les  vieux 
dos  fauves  charmaient  mon  œil;  j'aimais  déjà,  sans  m'en  douter, 
la  couleur;  il  y  avait  aussi,  au-dessus  de  ma  portée,  un  Shaks- 
peare;  mes  connaissances  n'allaient  pas  encore  jusqu'aux  reliures 
de  vieux  veau,  mais  celle-là  me  paraissait  de  satin,  et  j'aurais 
aimé  la  caresser. 

Donc,  ce  jour,  où  j'allais  d'étage  en  étage  en  quête  de  dis- 
tractions, je  pris,  sur  le  bureau  de  bon  papa,  un  des  papiers  à 
moi  destinés;  il  y  en  avait  un  petit  tas  sons  une  pierre  portant 


EiNTRE    DEUX    JARDINS.  811 

l'inscription  :  tombeau  des  Scipions  à  Rome.  Je  pria  aussi  un 
crayon  et  je  fis  Un  barbouillage  quelconque,  tout  en  rond;  je  le 
tendis  au  complaisant  bon  papa  :  «  Qu'est-ce  que  cela  repré- 
sente? —  Oh  I  fit-il,  le  joli  château  !  quelle  charmante  demeure  ! 

—  Et  ceci?   repris-je,  après  avoir   barbouillé  un  autre  papier. 

—  C'est  certainement,  affirma  le  très  complaisant  bon  papa,  la 
forêt  où  se  perdit  le  petit  Poucet.  —  Et  cela?  tendant  mon  troi- 
sième barbouillage  au  trop  complaisant  bon  papa  qui  crut  cette 
fois  distinguer  un  navire  battu  par  la  tempête!  L'enfance  est 
inlassable;  triomphante  de  ces  compositions  où  je  ne  croyais  pas 
mettre  tant  de  choses,  je  prétendis  continuer;  mais  bon  pap;i 
avait  la  vivacité  tout  près  de  la  patience;  il  lança  sachancelière, 
ouvrit  brusquement  la  porte  :  «  Va-t-en,  dit-il,  tu  es  insuppor- 
table et  tu  dépasses  la  mesure,  laisse-moi  écrire  et  va  retrouver 
tes  mamans.  »  Et  il  me  poussa  dehors  en  faisant  taper  la  porte. 
J'étais  prodigieusement  vexée,  d'autant  que  cet  éclat  où  bon 
papa  n'avait  mis  aucune  mesure  avait  été  entendu  du  premier 
étage,  où  mes  mamans  riaient  de  tout  leur  cœur  de  cette  scène 
qui  n'arrivait  pas  pour  la  première  fois  ! 

Je  m'effondrai  sur  une  marche  de  l'escalier;  la  chatte  passa 
d'aventure  ;  je  la  saisis  dans  mes  bras  et  je  pleurai  abondamment 
dans  sa  fourrure  :«  Oh!  Trotte-Menu,  si  tu  savais,  si  tu  savais  !...  » 

Trotte-Menu  savait  si  bien  qu'elle  ne  s'affligea  pas;  elle  se 
mit  à  jouer  avec  les  frisettes  de  mon  front,  les  mordilla,  s'étran- 
gla, et  finit  par  se  fâcher,  elle  aussi... 

IV.    —    BONNE   MAMAN 

Il  y  avait  d'innombrables  bonnes  mamans;  il  yen  avait  de 
redoutables,  d'assez  quinteuses,  et  de  très  séduisantes;  les  trois 
principales  étaient  la  bonne  maman  du  matin,  celle  du  dimanche, 
celle  du  passe. 

Celle  du  matin  siégeait  à  la  cuisine  d'où  montaient  de 
véhéments,  •■  non  non,  non,  non,  non,  non,  non,  »  adressés  de 
l'accent  le  plus  vibrant  à  la  cuisinière  au  sujet  du  marché  mal 
fait  ou  d'un  plat  de  confection  douteuse.  Maman,  conciliante, 
lui  disait  :  «  Mais  laisse  donc  cette  fille  un  peu  tranquille,  tu  es 
toujours  sur  <on  dos.  »  Bon  papa,  très  gourmet  (il  raffolait  des 
petits  grands  dîners),  s'opposait  :  «  Laisse  ta  mère,  elle  me  fait 
des  sauces  à  faire  revenir  un  mort!  » 


812  i  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Bonne  maman  du  dimanche,  vêtue  d'un  long  fourreau  de 
velours  violet  et  coiffée  d'une  fanchon  de  dentelle  blanche 
piquée  d'un  bouquet  de  violettes  de  Parme,  trônait,  droite,  dis- 
tinguée et  un  peu  hiératique,  dans  le  grand  fauteuil  à  gauche 
de  la  cheminée  du  salon  ;  elle  recevait,  elle  était  toute  à  son 
affaire  et  aurait  carrément  renié  sa  cuisine  ! 

Bonne  maman  du  passé  n'était  pas  là  régulièrement  ;  mais 
les  après-midi  où  ses  pauvres  yeux  ne  lui  permettaient  même 
plus  le  tricot,  elle  s'asseyait  à  côté  du  feu  sur  une  chauffeuse  de 
tapisserie,  le  dos  à  la  fenêtre;  et,  son  fin  nez  droit  entre  l'index 
allongé  et  les  autres  doigts  repliés,  elle  songeait  profondément. 
A  quoi  pensiez-vous,  bonne  maman,  dans  cette  attitude  énig- 
matique  ?  Et  que  vous  étiez  loin  de  nous  ! 

Ktiez-vous  donc  quelque  part  dans  cette  garrigue  où  vous 
étiez  née  et  qui  avait  imprimé  sur  vous  tous  ses  caractères? 
De  fait,  vous  étiez,  comme  elle,  comme  ce  pays  de  Montpellier, 
tout  vent  ou  tout  soleil,  pierreuse  et  difficile  comme  les  sen- 
tiers de  chèvres  où  vous  aviez  joué,  inattendue,  provocante  et 
parfumée  comme  les  collines  que  la  lumière  du  Midi  change 
chaque  jour,  tempétueuse  comme  un  jour  de  mistral,  em- 
brouillée comme  un  tourbillon  de  poussière  sur  une  route 
blanche,  étincelante  comme  un  ciel  d'avril  sur  le  Rhône, 
ensorcelante  comme  un  de  ces  petits  chemins  qui  serpentent 
dans  les  vignes  et  vont  finir  dans  les  buissons  de  thym  entre  des 
oliviers  charmants,  où  jouent  des  dieux  inattendus.  Vous  étiez 
tout  cela  et  bien  d'autres  choses  encore;  tout  ce  divin  Midi, 
qui  a  l'air  d'avoir  sauté  de  Grèce  chez  nous  en  faisant  un 
bond  par-dessus  l'Italie,  vous  le  faisiez  passer  dans  vos  récits 
et  vos  contes,  dans  les  histoires  de  vendanges  de  Vendargnes 
et  de  chasses  dans  les  lagunes  d'Aigues-Mortes.  Si  bien  que, 
lorsque  j'y  fus  à  mon  tour,  quelque  vingt-cinq  ans  après,  rien 
ne  m'étonna,  je  reconnus  tout,  tout  me  fut  familier.  C'était  ma 
vraie  patrie. 

Soyez  bénie  pour  m'avoir  donné  une  si  juste  vision  des 
choses  1 

Dans  ce  Montpellier,  sous  Louis  XV  à  peu  près,  mon  tri- 
saïeul Lajard  épousa  la  fille  de  son  tailleur,  parce  qu'elle  était 
très  belle,  très  blanche  et  du  plus  beau  blond  vénitien;  mes 
arrière-grand'lanles,  désolées,  penchèrent  un  peu  plus  leur 
visage  sur  leurs   broderies   de  laine,   faites  au  point  de   chaî- 


ENTRE    DEUX    JARDINS.  81-3 

nette,  sur  de  la  toile  piquée;  on  trouve  encore  ce  genre  de 
broderie  du  xvinechez  les  antiquaires  de  ce  coin  du  Languedoc. 
Mon  bisaïeul,  Dominique,  servit  Bonaparte  au  Commissariat 
des  guerres;  puis  il  épousa  à  son  tour,  le  23  germinal  an  XI, 
la  fille  d'une  petite  commerçante,  parce  que,  elle  aussi,  elle 
était  belle,  blanche  et  rousse.  Bonne  maman,  baptisée  Mélanie> 
naquit  la  neuvième  de  ce  mariage;  son  frère  aine  avait  déjà 
vingt  et  un  ans  et  jouait  de  la 'guitare  sous  les  fenêtres  des 
belles.  Mmo  Lajard  ne  s'occupa  guère  de  cette  petite  tard-venue 
et  l'abandonna  à  une  vieille  servante  du  nom  de  Bellou.  Bellou 
laissa  bonne  maman  jouer  à  son  aise  avec  les  polissons  de  la  rue 
de  la  Blanquerie.  Elle  me  racontait  que,  dans  cette  rue  très  en 
pente,  quand  il  y  avait  eu  une  grosse  pluie  d'orage,  le  ruisseau 
devenait  torrent,  dégringolait  avec  un  bruit  de  tonnerre,  em- 
portant tout  ce  qu'il  rencontrait,  dés,  sous,  ciseaux,  enfin  mille 
merveilles. 

Sur  la  foi  de  cette  histoire,  chaque  fois  qu'il  avait  plu  un 
peu  fort,  je  demandais  à  grands  cris  à  sortir  pour  explorer  le 
ruisseau  de  la  rue  Scheffer  avant  que  les  autres  enfants  n'eussent 
tout  pris! 

Mme  Lajard  ne  brillait  pas  par  l'ordre  ;  elle  avait  la  table  hos- 
pitalière et  le  cœur  généreux  ;  mais  elle  ne  connaissait  pas  plus 
la  valeur  de  l'argent  que  celle  des  tapisseries.  Ainsi,  un  jour 
d'hiver  glacial,  elle  s'avisa  que  le  carrelage  de  la  salle  à  manger 
n'était  pas  réchauffant,  et  elle  dit  à  Bellou  :  «  Dépends  cette 
tapisserie  qui  ne  fait  rien  au  mur,  et  coupe  dedans  des  ronds 
pour  mettre  sous  les  pieds.   » 

Cette  tapisserie  représentait  l'histoire  de  Pénélope;  les  têtes 
des  prétendants  allèrent  s'aligner  devant  les  chaises,  comme 
dans  les  parloirs  de  couvent;  la  toile  de  Pénélope  fut  dispersée; 
et  ce  ne  fut  pas  là  la  moindre  des  aventures  que  connut  dans  sa 
longue  carrière  le  divin  Ulysse  I 

Un  jour,  Mme  Lajard  s'aperçut  que  Mélanie  était  insuppor- 
table et  elle  la  fourra  au  couvent.  Les  sœurs,  Dieu  ait  leur  âmel 
se  découragèrent  très  vite  d'apprendre  l'orthographe,  l'histoire  et 
la  géographie  à  cette  paresseuse  doublée  d'une  révoltée;  mais 
elles  découvrirent  qu'elle  avait  un  talent  merveilleux  d'adresse" 
dans  les  doigts;  elle  l'assirent  à  coudre,  et  Mélanie,  à  qui  ce 
genre  de  travail  plaisait,  fit  merveilles  sur  merveilles  aux  dépens 
de  son  instruction. 


#14  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La,  j'embrouille  les  récits 'de  bonne  marnan;  sa  mère  mourut, 
étouffant  d  cherchant  en  vain  a  parler  sans  que  personne  songeât 
à  lui  tendre  un  crayon,  souvenir  qui  désespérait  bonne  maman 
dans  ses  vieux  jours. 

Son  père  traîna,  et  elle  dut  le  soigner  avec  un  furieux 
dévouement,  car  dans  son  testament,  où  à  la  vérité  il  ne  laisse 
rien,  il  lègue  ses  quelques  meubles  à  Mélanie,  pour  les  soins 
remarquables  qu'elle  lui  a  donnés. 

Bonne  maman,  jusqu'à  son  mariage,  vécut  très  pauvre  avec 
son  frère  Achille  et  sa  sœur  Amélie,  faisant  avec  elle  d'admi- 
rables travaux  que  vendaient  les  magasins  de  broderies  de  Mont- 
pellier; ici  se  place  un  trou  béant,  je  ne  sais  plus  rien;  de  dix- 
huit  à  trente  ans,  bonne  maman,  ^qu'avez-vous  senti,  qu'avez- 
vous  éprouvé?  De  quoi  avez-vous  vécu,  de  quoi  avez-vous  souf- 
fert, qui  avez-vous  aimé?  Une  fille  du  Midi  que  le  soleil  chauffe 
et  que  le  vent  brûle  cache  un  cœur  de  braise. 

Jolie  Mélanie  Lajard,  à  votre  tour  si  blanch 2  et  si  dorée,  avec 
vos  deux  regards  noirs  au-dessus  de  votre  nez  de  ligne  antique, 
vous  qui  chantiez  les  romances  du  Languedoc  en  patois,  et  à  qui 
on  adressait  des  vers  sur  vos  lèvres  enlr'ouvertes  comme  un 
boulon  de  rose,  pourquoi  n'avez-vous  pas  raconté  votre  cœur, 
pour  que  je  le  raconte  à  mon  tour?  J'y  toucherais  avec  autant  de 
vénération  qu'on  louche  à  ces  taffetas  anciens  qui  se  fendent  au 
regard,  ou  à  ces  fines  dentelles  qui  tombent  en  une  poussière 
ténue... 

Bonne  maman  avait  donc  trente  ans  quand  bon  papa,  récem- 
ment sorti  de  l'Ecole  normale,  fut  envoyé  professeur  à  Montpel- 
lier; il  la  rencontra  chez  des. amis,  et,  sans  hésiter,  lui  si  timide, 
il  lui  vola  un  ruban  rose.  Je  conserve  ce  ruban  comme  je 
conserve  la  guitare  de  l'oncle  Gustave  qui  a  chanté  l'amour  sous 
les  balcons  cintrés  de  Montpellier:  ce  sont  de  précieuses  reliques. 

Ils  s'aimèrent,  et  un  beau  jour,  on  plutôt  une  belle  nuit,  à 
minuit  selon  l'usage,  ils  se  marièrent  à  l'église  Saint-Pierre. 

Bonne  maman,  par  une  bise  glaciale  d'hiver  montpelliérain, 
fit  ses  visites  de  noces  en  robe  de  mousseline  courte,  petits  sou- 
liers et  manteau  de  Velours.  Puis  elle  s'enferma  dans  la  stricte 
économie  d'un  petit  ménage,  jusqu'à  ce  que,  deux  ans  après,  le 
succès  de  la  thèse  de  bon  papa  l'envoyât  professeur  h  Paris,  dans 
ce  lycée  Bonaparte  où  ton  le  la  génération  d'hommes  qui  bril- 
lèrent depuis  1860  lui  passa  entre  les  mains. 


ENTH.E     DEUX    JARDINS.  815 


V.    —    MON      VIEIL    AMI 


ïl  était  professeur  de  quatrième  mu  lycée  J an son,  et,  sa  classe 
finie,  il  passait  très  souvent  le  matin  à  la  maison  ;  un  peu  plus 
jeune  que  bon  papa,  il  l'aimait  d'un  dévouement  absolu,  avec 
une  admiration  aveugle  et  un  rien  de  respect.  Cela  me  parais- 
sait tout  naturel  que  bon  papa  inspirât  ces  sentiments  ;  mais  j'ai 
remarqué  depuis  combien  sont  rares  ces  affections  complètes, 
sans  envie,  sans  jalousie,  avec  un  peu  d'humilité  dans  leur  pro- 
fondeur 1  Vieux  garçon  et  grand  chasseur,  il  envoyait  de  la 
Somme  à  bonne  maman  des  lièvres  très  appréciés. 

M.  Dabout  arrivait  un  peu  avant  onze  heures,  c'était  le 
moment  du  déjeuner,  car  bon  papa  se  rendait  à  la  Sorbonne  au 
début  de  l'après-midi,  et  il  y  allait  en  bateau,  ce  qui  n'était  pas 
pour  le  mettre  en  avance.  Dès  onze  heures  moins  un  quart, 
bonne  maman  activait  la  cuisinière  et  bon  papa  descendait  des 
hauteurs  du  deuxième  étage  ;  il  s'installait  devant  le  poêle  du 
vestibule,  rouge  de  coke,  et,  les  mains  derrière  le  dos,  se  rôtissait; 
il  lui  arrivait  de  roussir  son  pantalon  et  de  brûler  ses  souliers; 
bonne  maman  s'indignait,  mais  lui  restait  d'une  indifférence 
olympienne  :  «  Mon  rêve,  disait-il,  serait  d'aller  en  haillons  dans 
un  carrosse  à  quatre  chevaux.  —  Mais  le  malheur,  s'écriait 
maman,  "c'est  qu'en  attendant  le  carross3,  tu  as  les  haillons I 
Viens  ici  que  je  te  brosse.  »  Et  bon  papa  se  laissait  brosser  de  la 
plus  mauvaise  grâce  du  monde  ;  le  dos,  ça  allait  encore,  niais  par 
devant,  c'était  fatal  ;  il  voulait  justement  essuyer  ses  lunettes,  et 
sa  main  rencontrait  la  brosse,  qui,  naturellement,  le  cognait. 

Sur  ces  entrefaites,  la  bonne  figure  rose  et  les  courts  che.< 
veux  gris  de  M.  Dabout  paraissaient  à  la  porte  vitrée;  aussitôt 
rhes  mamans  le  prenaient  à  témoin,  et  lui  énuméraient  les 
derniers  méfaits  de  bon  papa,  concernant  généralement  sa  toi- 
lette ou  des  économies  ridicules  de  locomotion.  Bon  papa  se 
chauffait  toujours  de  cet  air  innocent  qui  en  sait  plus  long  que 
tout  le  monde.  M.  Dabout,  bien  embarrassé,  ne  voulant  ni 
donner  tort  à  son  idole,  ni  se  compromettre,  grattait  son  crâne 
gris  et  rose  en  disant  :  «  Ah  !  ce  bon  papa,  ce  bon  papa  I  » 
VA  tout  le  monde  était  satisfait. 

Le  jour  où  bon   papa  fut  élu  à  l'Institut,  ce  fut  M.  Dabout 
qui  alla  attendre  le  résultat  dans  l'antichambre  de  la  salle  des 


816  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

séances.  A  la  maison  régnait  nnn  fièvre  silencieuse  :  on  entendait 
la  plume  de  bon  papa  grincer  sur  son  papier.  Pour  ma  part,  j'avais 
compris  que  la  sagesse  était  le  seul  parti  à  prendre,  vu  les  circons- 
tances spéciales.  Mes  mamans  s'agitaient  :  «  Il  devrait  être  là,  » 
disait  bonne  maman,  dont  la  fanchons'étaitlégèrement  déplacée. 

Tout  à  coup,  la  petite  porte  brune  au  bout  de  l'allée  fut  brus- 
quement poussée,  et  M.  Dabout  surgit,  courant,  son  chapeau  à 
la  main,  les  basques  de  sa  jaquette  sautant  derrière  lui. 

«  Le  voilà,  il  court,  cria  maman,  c'est  que  papa  est  élu  !  » 

Elle  se  précipita  dans  l'escalier  et  arriva  à  la  porto  en  même 
temps  que  l'excellent  ami  qui  lui  sauta  au  cou,ens'écriant  :  «  Ça 
y  est  !  » 

Mon  Dieu!  était-il  heureux!  il  était  en  nage,  et  les  perles  de 
sueur  se  confondaient  sur  ses  joues  avec  des  larmes  de  joie  ;  tout 
essoufflé,  il  ne  pouvait  plus  parler.  Bon  papa  descendait  l'es- 
calier avec,  une  majesté  détachée  que  je  soupçonne  aujourd'hui 
d'avoir  été  feinte! 

Je  venais  d'apprendre  dans  mon  histoire  grecque  que  le  cou- 
reur annonçant  à  Athènes  la  victoire  de  Marathon,  ayant  couru 
trop  fort,  mourut  épuisé  en  arrivant.  J'étais  très  préoocupée  de 
l'état  de  M.  Dabout;  mais  je  constatai  avec  plaisir  qu'il  ne 
mourut  point.  L'entretien  ayant  tourné  sur  les  voix  que  bon 
papa  avait  eues  ou  pas  eues,  je  retournai  à  mes  propres  affaires 
dans  le  jardin. 

Monsieur  Dabout  me  faisait  au  jour  de  l'an  d'appréciables 
cadeaux  tels  qu'un  panier  à  ouvrage,  six  cuillers  en  argent,  ou 
encore  une  inestimable  boîte  de  cartes  de  géographie  enpatiences. 
je  maniais  avec  une  joie  indicible  les  pays, et  les  Ilots  de  la  mer, 
et  les  continents;  rien  ne  me  passionnait  comme  la  carte  de 
l'Océânie,  très  difficile  à  cause  de  la  quantité  de  liquide;  mais  je 
tenais  bien  en  main  mon  Equateur  et  mes  tropiques,  et  une  fois 
ceux-ci  en  place,  le  reste  allait  tout  seul.  Mes  petites  amies  avaient 
un  gufii  immodéré  pour  ce  jeu,  mais  il  fallait  les  surveiller, 
pour  que  ces  gâcheuses  ne  me  perdent  pas  de  morceaux  ;  je  ne, 
sais  plus  quelle  es!  la  [.<\<fo  qui  m\i  égaré  le  Portugal  et  la 
pointe  du  Jutland  ! 

L'année  où  je  commençai  à  aller  au  cours,  ma  sage  maman, 
ma  Minerve  de  maman,  demanda  à  M.  Dabout  de  me  donner  un 
petit  bureau  de  travail  pour  ranger  mes  cahiers  et  mes  livres.  Le 
jour  de  la  Saint-Sylvestre,  le  bureau  arriva,  solide  sur  ses  quatre 


ENTRE    DEUX    JARDINS. 


811 


pieds,  noir,  doté  d'un  grand  tiroir  et  de  quatre  petits,  et  d'une 
molesquine  verte  sur  la  planche  qui  se  tirait  pour  écrire. 

Je  le  reçus  avec  une  suprême  indifférence  ;  maman  me  fit 
valoir  les  qualités  sérieuses  et  diverses  de  ce  meuble  ;  moi,  je 
trouvais  que  j'écrivais  très  bien  sur  la  table  du  petit  salon,  et 
j'estimais  que  mes  livres  n'encombraient  pas  la  commode  de 
maman.  Je  m'endormis,  convaincue  que  mon  vieil  ami  allait 
arriver  déjeuner  le  lendemain  avec 'un  séduisant  cadeau  sous  le 
bras.  Il  arriva  les  mains  vides,  et  son  bon  visage  habituel  me 
parut  tout  à  coup  détestable  ;  devant  mon  silence  de  mauvais 
augure,  maman  m'eng  igea  avec  calme  à  remercier  M.  Dabout 
de  ses  charmantes  élrennes  si  utiles.  Une  tempête,  une  trombe, 
un  cyclone  ne  se  déchaînent  pas  plus  soudainement  que  moi  ce 
jour-jà  : 

—  Ah  !  c'est  cela,  ton  cadeau  !  Eh  bien,  il  est  joli  ton  cadeau, 
je  t'en  fais  mon  compliment  !  Tu  peux  le  remporter,  ton  cadeau! 
Non,  mais  a-t-on  l'idée  de  donner  à  une  petite  fille  pour  ses 
étrennes  un  objet  de  travail?  Mais  une  chose  pour  travailler 
n'est  pas  un  cadeau  !  etc.,  etc.. 

Maman,  qui  prévoyait  beaucoup,  n'avait  pas  prévu  cela;  il 
y  eut  un  moment  d'embarras  général  ;  mon  vieil  ami  cherchait 
un  point  d'appui  dans  l'espace,  bégayait,  s'excusait,  offrait  de 
faire  changer  le  malencontreux  bureau  par  le  magasin  ! 

Malheureusement,  j'avais  l'éloquence  courte  ;  et  bien  que  bon 
papa  parlât  toujours  de  la  dignité  avec  laquelle  je  me  tirais  des 
situations  délicates,  je  ne  sus  pas  me  tirer  de  celle-là;  au 
comble  de  l'émotion,  je  me  mis  à  pleurer;  quand  les  enfants 
pleurent,  les  parents  reprennent  le  dessus. 

Maman,  seule  coupable  de  ce  fameux  bureau,  accabla  mon 
vieil  ami  d'excuses,  de  remerciements  ;  bonne  maman  renché- 
rit ;  on  se  moqua  de  moi  abondamment;  bon  papa  fut  sans 
doute  spirituel  et  le  déjeuner  délicieux. 

J'aime  mieux  ne  pas  me  souvenir  de  la  suite  de  ce  néfaste 
jour  de  l'an. 


VI.  —   L  AVENUE  HENRI   MARTIN 


Le*  enfants  qui  habitent  le  cœur  de  la  ville  sont  las  des 
squares  poussiéreux  et  soupirent  après  ce  bois  de  Boulogne 
lointain  où  on  les  mène  un  dimanche,  par  hasard. 

TOMt  Lvm.  —  1920.  52 


-S  18 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Pour  ma  part,  j'en  étais  saturée;  c'était  presque  une  pro- 
menade quotidienne;  sitôt  après  le  déjeuner,  vers  midi,  bon 
papa  prenait  la  Bévue  des  Deux  Mondes,  dont  les  gros  caractères 
se  lisaient  bien  en  marchant;  et  moi,  mon  cerceau  ou  ma 
toupie  avec  son  fouet  ;  et  nous  partions,  tout  le  long  dp  l'avenue 
Henri  Martin.  En  toute  saison,  à  cette  heure-là,  elle  était  roya- 
lement déserte  et  parfaitement  ennuyeuse  pour  une  enfant; 
mais  si  elle  m'ennuyai!  alors  d'un  boiit  à  l'autre,  aujourd'hui* 
il  me  plaît  de  la  suivre,  de  la  reprendre  du  commencement,  et 
d'aller  lentement  jusqu'à  la  fin,  en  flânant  et  en  me  souvenant, 
précisément  de  ee  pas  de  ilànerie  qui  impatientait  la  vivacité 
de  mes  très  jeunes  années. 

Au  printemps,  *je  m'amusais  à  épier  les  progrès  des  gros 
bourgeons  de  marronniers  ventrus  et  poissés,  brillants  et  vernis, 
et  des  petites  feuilles  vert  de  cœur  de  laitue,  plissées  comme  des 
éventails,  que  je  voyais  s'élargir  chaque  jour  ;  puis,  quand  leurs 
grandes  palmes  étaient  formées,  la  quadruple  voûte  d'arbres 
assombrissait  l'avenue  ;  le  soleil  n'avait  qu'une  toute  petite 
place  restreinte,  sur  laquelle  les  belles  feuilles  palmées  étalaient 
leur  ombre  nettement  dessinée,  mouvante  au  moindre  vent. 

Si  la  pluie  tombait,  il  pleuvait  aussi  des  (leurs  de  marronniers, 
et  c'était  sur  le  trottoir  une  crème  blanche  et  rose,  au  parfum 
vanillé. 

Un  peu  plus  tard,  je  guettais  la  formation  des  petits  marrons 
verts;  et  si  bon  papa,  rencontrait  quelque  connaissance  et  s'éter- 
nisait à  parler  politique,  je  les  comptais  sur  leur  grappe  et  je 
m'étonnais  qu'elles  n'eussent  pas  toutes  le  même  nombre  de 
marrons. 

Beaucoup  plus  tard,  quand  mes  marrons  avaient  pris  leur 
belle  couleur  fauve  et  chaude,  je  m'en  faisais  un  cortège  le  long 
de  l'avenue,  les  lançant  à  grands  coups  de  pied  pour  qu'ils  me 
précèdent  triomphalement.  Maman  affirmait  que  ce  manège 
abîmait  mes  chaussures;  mais  c'était  une  grave  erreur.  Vers  la 
même  époque,  j'admirais  encore  les  dernières  feuilles  de  mes 
marronniers  qui  pendaient  comme  de  larges  gouttes  d'or  en 
fusion  ;  et  après,  quand  ils  étaient  dépouillés,  de  propos  délibéré 
je  ne  les  regardais  plus  ;  je  l'ai  déjà  dit  :  l'hiver  n'a  pas  de  place 
dans  mes  souvenirs. 

Dès  l'entrée  de  l'avenue,  il  y  avait  Je  cimetière  ;  j'insistais 
pour  y  être  menée  ;  on  refusait  avec  la  même  insistance.  Ces 


EISTRE    DEUX    JURDLNS.  819 

grands  murs  de  pierre  verdie  et  très  lézardée  m'attiraient,  le 
surtout  le  jardin  désordonné  et  étrange  que  j'apercevais,  malgré 
ma  toute  petite  taille.  Je  ne  m'arrêtais  pas  aux  délicieux  acacias 
qui,  encore  maintenant,  dessinent  une  dentelle  aux  fines  ara- 
besques sur  le  ciel  ;  et  mon  regard  fouillait  la  masse  sombre  des 
vieux  cyprès  pointus,  ramassés  sur  eux-mêmes,  pleins  dépensées 
filant  vers  le  ciel  par  cette  pointe  qui  vise  le  but  comme,  une 
flèche,  si  difl'érents  de  ma  vive  aubépine  et  de  mes  tendres 
marronniers.  Je  voyais  quelques  blancheurs  émerger  de  ce  noir  ; 
pour  moi,  c'étaient  les  fleurs  des  cyprès  ;  éprouvant  le  besoin 
d'en  être  très  sûre,  je  le  dis  à  bon  papa  ;  bon  papa  m'expliqua 
que  c'étaient  les  tombes  que  j'apercevais  à  travers  le  feuillage  ; 
cette  explication  ne  me  satisfit  pas;  je  la  jugeai  erronée,  et  elle 
ne  fil  que  me  fortifier  dans  mon  idée  première.  «  Non,  non, 
dis-je,  ce  sont  les  Heurs  des  cyprès,  et  c'est  tout  naturel  qu'un 
arbre  noir  ail  des  fleurs  blanches,  puisque  notre  aubépine  verte 
a  des  fleurs  rouges  ;  maman  m'a  appris  les  couleurs  complémen- 
taires ;  j'en  suis  certaine.  »  Et  ne  me  souciant  pas  d'être  éclairée 
davantage,  je  donnai  un  sonore  coup  de  baguette  à  mon  cerceau 
que  je  suivis  sur  le  trottoir  d'asphalte. 

Apres  le  cimetière  venaient  de  vraies  montagnes  ;  elles 
ondulaient,  se  vallonnaient,  se  couvraient  au  printemps  de 
coucous  et  de  violettes,  et  offraient  aux  vaches  et  aux  chèvres 
une  assez  belle  herbe.  Un  jour,  je  vis  venir  des  hommes  avec 
des  pioches,  des  tombereaux  et  des  chevaux;  on  attaqua  le  ilauc 
de  ma  montagne,  on  y  fit  de  profondes  tranchées;  je  vis 
distinctement  dans  leur  coupe  la  couche  d'herbe  verte,  la  couche 
de  terre  noire,  et  puis  la  glaise  jaunâtre;  la  verdure,  les 
racines  des  coucous  et  des  violettes,  la  belle  terre  et  le  sable 
s'empilèrent  pêle-mêle  dans  les  tombereaux  ;  on  emporta  je 
ne  sais  où  la  montagne,  et  on  la  remplaça  par  de  très  vilaines 
maisons.  Peut-être  sont-elles  devenues  très  riches  d'àraes  et 
d'idées  par  tout  ce  qui  s'est  exhalé  d'humain  entre  leurs  murs; 
mais  elles  sont  restées  sans  visage-..,  je  veux  dire  :  sans 
expression,  parce  qu'elles  sont  sans  persiennes;  leurs  fenêtres 
sont  des  trous  à  volets  de  fer  repliés;  les  persiennes  sont  aux 
fenêtres  ce  que  les  paupières  sont  aux  yeux.  Celles-ci  font  le 
regard,  le  varient,  le  voilent,  en  cachant  l'ardeur  ou  la  malice  ; 
les  persiennes  animaient  pour  moi  les  logis  blancs,  bas  et 
vieillots  qui  bordaient  jadis  mon  avenue.  J'en  faisais  des  per- 


820  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sonnes,  je  leur  donnais  des  noms,  j'interprétais  leurs  mouve- 
ments comme  les  nuances  d'un  visage.  Les  volets  peints  de 
blanc  bleuté  étaient-ils  grands  ouverts?  C'était  signe  de  fran- 
chise, de  bonne  humeur,  d'accueil  hospitalier.  Etaient-ils 
demi-clos?  c'était  du  mystère  et  un  peu  d'ironie.  Un  seul 
volet  battait-il  au  vent?  quelle  marque  de  désordre!  Ou  bien  les 
deux  étaient-ils  hermétiquement  fermés?  C'était  quelqu'un  qui 
se  cachait,  voulant  absolument  éviter  la  curiosité  de  l'extérieur. 
Quand  j'avais  épuisé  tout  ce  que  la  vieille  maison  avait  à  me 
dire,  je  donnais  un  coup  de  baguette  à  mon  cerceau,  mes 
boucles  sautaient  sur  mon  dos,  et  je  courais  en  interroger  une 
autre,  charmée  de  l'aspect  différent  que  prenaient  chaque  jour 
les  aimables  logis. 

Brusquement,  ils  s'arrêtaient,  et  c'était  le  chemin  de  fer.  La 
grille  se  dresse  toujours  sur  le  trottoir  d'asphalte,  celte  grille 
derrière  laquelle  j'ai  passé  des  moments  merveilleux  au-dessus 
de  l'abîme  noir  où  roulaient  les  trains.  Bon  papa  savait  bien 
qu'une  halte  indispensable  s'imposait  là;  et  il  se  promenait  de 
long  en  large  en  lisant,  le  cher  homme  I 

Oh!  ces  trains  de  ceinture!  Comme  je  les  ai  embellis!  comme 
je  les  ai  remplis  de  gens  charmants  et  élégants,  généralement 
puisés  dans  les  livres  de  Mme  de  Ségur!  Comme  je  les  ai  lancés 
dans  des  directions  magnifiques,  tirées  de  l'histoire  sainte  ou  de 
l'histoire  grecque!  Pauvres  trains  de  fortifications  et  de  banlieue, 
vous  n'avez  jamais  su  les  pays  enchantés  d'où  je  vous  faisais 
venir  et  vers  lesquels  je  vous  renvoyais  généreusement! 

Dans  le  tournant  de  la  Muette,  encadré  de  verdure,  la  loco- 
motive apparaissait  d'abord,  avec  son  panache  de  fumée  blanche. 
Cette  fumée  grandissait,  grandissait;  on  ne  voyait  plus  qu'elle; 
elle  se  développait  en  énormes  cumulus;  ses  rouleaux  d'ouate 
se  déroulaient,  cachaient  les  maisons,  puis  le  ciel  ;  et  enfin,  à 
l'instant  terrible  de  fracas  où  la  locomotive  s'engouffrait  sous 
le  tunnel,  la  fumée  engloutissait  la  grille,  et  aussi  ma  petite 
personne;  je  ne  voyais  plus  rien,  je  ne  me  voyais  plus,  j'étais 
transportée,  enivrée,  soulevée,  j'avais  le  vertige  et  je  m'atten- 
dais chaque  fois  à  me  retrouver  en  plein  ciel,  installée  entre  des 
petits  nuages  pommelés... 

Mais  je  me  retrouvais  cramponnée  aux  barreaux,  à  mesure 
que  les  dernières  volutes  de  fumée  se  dissipaient,  quelepavsage 
réapparaissait  et  que  le  fourgon  des  bagages  passait,  bon  dernier, 


EMP.E    DEUX    JVF.D. 

avec  un  employé  qui  agitait  un  drapeau  rouge  en  -  riant 

un  peu. 

Un  coup  d'oeil  furtif  v^rs  bon  :  Bien,  me  disais-je.  il 

est  très  absorbé  dans  ure.  ne  disons  rien,  et  attendons  le 

prochain  train.    • 

La  vision  magnifique,  l'enivrement  de  la  fumée,  le  mil  _- 
éblouissant  recommençaient,  ej.  jamais  le  L-tu  panacha  blanc 
ne  m'emportait  :  et  jamais  mon  espoir  ne  -lit,  et; 

dérais  avec  un  mépris  profond  les  petits  enfants  qui  regardai 

r  les  trains,  tout  bêtement,  en  poussant  de- 
soupçonner  tout  leur  mystère  qui  me  troublait  en  r. 
Mais,  par  malheur,  il    arrivait  que  bon   papa  parvint  à  la  fin 
d'un  chapitre  "U  d'un  article  ;  il  s'apercevait  alors  de  la  lon- 
gueur de  la  station  qu'il  avait  faite  la! 
ce  qu'il  y  en  a  pour  jusqu'à  demain? 

A  ite.  en  route,  mon  cerceau;  car  j'étais  dressée  a  ne  pas  me 
faire  dir-r  les  choses  deux  fois. 

Je   !  -    rapidement  deux  ou  trois  jardins,    -t  je  m'ar- 

rêtais de  nouveau  devant  la  villa  Lamartine.  Son  aspect  était 
moitié  champêtre,  moitié  alpestre;  la  maison  me  rappelait  les 
chalets  que  j'avais  vus  en  Suisse,  et  dont  mon  vieil  ami  m'avait 
donné  une  petite    reproduction  tre-  qui  ornait  m 

antipathique  bureau;  en  etfet.  c'était  un  grand  chalet  de  : 
bâti  de  Liai-  dans  une  pelouse-prairie,  avec  un  grand  toit  pointu 
.  pente  des  deux  ec»tés.  des  balcons  ajourés  et  découpés  cou- 
rant tout  autour;  au  rez-de-che. usa  les  très 
abritées  par  le  balcon  du  premier  étage:  le  tout  était  jaunâtre, 
et  les  persiennes  peintes  de  marron.  Oui.  j'avais  déjà  vu  c-la 
autour  d-  Berne  ou  de  Bex.  et  je  ne  pouvais  pas  comprendre 
comment  cette  habitation  de  montagne  était  descendue  avenue 
Henri-Martin  en  ce  temps-là  avenue  du  T:  i  milieu 
de  ce  grand  jardin  ass-z  désordonné:  elle  m'attirait,  et.  plus 
qu'elle  encore,  m'attirait  le  cèdre  qui  l'abritait. 

L  s  impressions  d'enfance  s'implantent  pour  tou 
puis  ces  promenades  qui  débutaient  au  cimetière  pour  finir  au 
chalet  Lamartine,  rien  n'a  pu  m'ôter  du  coeur  les 
cèdres,  ces  deux  arL  res  s  ses  de  caractère,  qui  mont  tou- 

jours parlé  du  ciel  :  l'un  par  son  j  t  vers  les  fa 

l'autre  par  9(      -   ste  de   noble  bénédiction.  Ce  cèc 
plateaux  su.  :aie:it  beaux!  Comme  .  .ut  vail- 


822  REVUE    DES    DETTX    MONDES. 

larnmeut  la  neige  d'hiver!  Comme  ils  nie :  .figuraient  bien  l'Im- 
mensité 1  Ce  sont  eux  qui  m'ont  conduite  en  Orient,  à  la  suite  de 
mon  histoire  sainte  :  je  voyais  réellement  les  forêts  du  Liban 
dont  parlait  mon  Ancien  Testament;  pour  aider  la  vision,  de- 
vant le  cèdre,  je  louchais  afin  de  voir  double,  et  je  rêvais  d'une 
voûte  qui  serait  toute  bleue;  je  n'en  doutais  pas,  c'était  par 
une  voie  semblable  que  la  magnifique  reine  de  Saba  se  rendait 
chez  le  non  moins  magnifique  Salomon;  à  moins  qu'elle  ne 
passât  par  la  forêt  d'abricotiers  des  portes  de  Bagdad;  maman 
avait  justement  lu  devant  moi  à  bonne  maman  un  passage  des 
Mille  et  une  nuiu  où  il  était  question  de  cette  forêt,  et  je  les 
avais  suppliées  toutes  les  deux  de  multiplier  l'unique  abricotier 
de  notre  jardin  1  Enfin,  je  ne  sais  pas  quel  diable  d'itinéraire  je 
faisais  suivre  à  cette  pauvre  reine  de  Saba,  mais  c'était  la  faute 
de  ce  cèdre  qui  m'affolait  d'espace,  d'idées  de  cortèges  et  de 
caravanes. 

Bon   papa    m'avait   dit   qu'un   grand   poète  avait   habité  ce 
chai. >t. 

Encore  deux  pas  et  nous  étions  au  bout  de  l'avenue;  bon 
papa  s'asseyait  volontiers  sur  un  banc,  en  face  du  parc  de  la 
Mutile,  il  (Hait  alors  défendu  par  un  large  saut  de  loup,  bordé 
d'une  simple  balustrade  de  fer  peinte  en  vert.  On  vient  de  le 
combler,  et  plusieurs  rangées  d'épais  arbustes,  hâtivement 
plantés,  les  uns  contre  les  autres,  sans  choix  et  sans  gra.ee, 
dérobent  à  la  vue  le  parc  où  se  promena  jadis  Marie-Antoi- 
nette. Combien  plus  symbolique  était  le  grand  et  simple  fossé 
qui  séparait  du  royal  jardin  le  trottoir  de  tout  le  monde!...  Je 
m'appuyais  à  cette  humble  balustrade,  et  je  regardais,  au  prin- 
temps, les  violettes  qui  fleurissaient,  au  fond  du  fossé,  sûres  de 
n'être  pas  cueillies;  à  l'automne,  les  marrons  que  le  vent  y  avait 
poussés;  une  fois,  un  petit  chat  y  errait  éperdument,  miaulant 
et  cherchant  une  issue  ;  sa  situation  me  parut  dramatique  ;  je 
le  voyais  déjà  mourant  de  faim  et  de  soif;  je  lui  tendis  mon 
cerceau  pour  l'aider  à  grimper;  je  réclamai  l'intercession  de 
bon  papa,  qui  vint  voir,  mais  qui  se  rassit  placidement  en 
déclarant  qu'un  chat  se  tire  toujours  d'affaire  quand  il -s'agit  de 
grimper  ou  de  sauter,  mais  qu'il  attend  le  moment  où  personne 
ne  le  voit,  sa  dignité  ne  lui  permettant  pas  de  manquer  son  coup, 
en  public. 

Une  autre  fois,  je  laissai  tomber  la  baguette  de  mon  cerceau; 


ENTRE    DEUX    JARDINS  823 

dans  le  saut  de  loup;  on  me  gronda;  longtemps  je  la  vis  à  la 
même  place;  puis  l'hiver  vint,  la  neige,  l'herbe  nouvelle,  et  je 
n'y  pensai  plus. 

Du  côté  du  parc,  une  plate-bande  longeait  le  fossé,  plantée 
de  rosiers  alternant  avec  de  petits  ifs  taillés;  un  bassin  rempli 
d'eau  reflétait  le  ciel  au  milieu  d'une  grande  pelouse  d'où  par- 
taient de  hautes  futaies;  juste  en  face,  le  Mont  Valérien  était, 
un  banc  de  pierre  sous  une  ton  ne  lie  toute  rustique,  un  char- 
mant et  simple  vieux  banc,  indiqué  comme  lieu  de  repos'  à  la 
sortie  des  majestueuses  allées. 

Par  une  fin  d'après-midi,  je  vis  un  jour  deux  femmes  cji 
blanc  assises  là;  je  vis  aussi  qu'elles  étaient  tristes;  elle*  se 
levèrent  et  s'en  allèrent  lentement,  en  se  tenant  par  la  tailte, 
autour  de  la  pelouse,  et  puis  rapetissèrent  peu  à  peu  dans  une 
des  allées  en  nef  de  cathédrale.  Leur  tristesse  m'intrigua  beau- 
coup; je  connaissais  bien  celle  de  maman;  mais  maman  me 
paraissait  un  cas  unique  ;  et  comme  je  ne  rêvais  que  de  jardins, 
je  n'imaginais  pas  qu'on  put  promener  un  souci  parmi,  des 
tilleuls  aussi  odorants  et  des  marronniers  aussi  glorieux. 

VII.  —  MALENTENDUS 

Longtemps,  j'ai  couché  sur  un  petit  lit,  séparé  de  celui  de 
maman  par  un  tapis  de  fourrure  noire  ;  il  était  doux  a.  mes 
petits  pieds  nus,  et  aussi  à  mes  genoux  lorsque  je  faisais  ma 
prière. 

Maman  me  bordait,  me  recommandait  de  m'endormir  vite, 
soufflait  la  bougie,  puis  disparaissait  par  la  porte  du  petit  salon  ; 
une  dernière  raie  de  lumière,  la  serrure  grinçait,  et  j'étais 
dans  le  noir.  Mes  mamans  décrétèrent  un  beau  soir  que  je 
mettais  trop  longtemps  à  m'endormir;  elles  me  fixèrent  un 
certain  nombre  de  minutes  au  bout  desquelles  je  serais  privée 
de  dessert  pour  le  lendemain  si  mes  juges  me  trouvaient  encore 
éveillée;  bien  entendu,  les  deux  premiers  jours,  énervée  par 
cette  menace,  je  ne  pus  m'endormir,  et  je  me  passai  de  dessert; 
le  troisième  jour,  après  avoir  examiné  à  fond  la  question, 
j'estimai  (et  tout  le  monde  me  donnera  raison)  que  j'étais  vic- 
time d'une  injustice  et  qu'il  fallait  en  finir  avec  cette  honnêteté 
de  garder  les  yeux  ouverts  quand  on  ne  dort  pas  ! 

Le  soir  venu,  je  fermai  les  paupières,  en  prenant  grand  soin 


824  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ne  pas  les  plisser,  je  me  fis  un  petit  souffle  régulier,  et 
j'attendis;  maman  entra,  m'examina,  et  rentra  satisfaite  dans 
le  petit  salon,  en  disant  :  «  Le  procédé  a  été  excellent,  elle 
dort.  » 

Ce  soir-là,  je  doutai  de  la  franchise. 

J'avais  alors  sept  ans,  j'allais  au  cours;  j'étais  très  versée  en 
mythologie,  je  savais  mes  déesses  sur  le  bout  du  doigt,  j'avais 
fourré  mon  petit  nez  en  l'air  et  curieux  dans  un  tas  de  livres 
et  j'avais  ainsi  des  lumières  diverses  qui  m'illuminaient.  J'en 
acquis  de  nouvelles  au  Chàtelet,  où  Mme  Carnot  invita  maman  à 
me  mener  voir  M.  de  Crac;  je  fus  fascinée  par  le  ballet;  je  me 
retournai  vers  maman  et  lui  dis  de  cette  voix  aiguë  et  impi- 
toyable des  enfants,  qui  s'entend  à  une  lieue  à  la  ronde  : 
«  Dieu  !  que  ces  jeunes  filles  ont  dû  être  bien  élevées  pour 
danser  si  bien!  »  Mme  Carnot  éclata  de  rire,  de  ce  rire  cristallin, 
frais  et  musical  qui  faisait  partie  d'elle-même  comme  son  regard 
ou  sa  bonté.  Je  le  lui  ai  encore  entendu,  chez  elle,  à  Presles, 
trois  semaines  avant  sa  mort,  et  j'ai  toujours  dans  l'oreille  cet 
égrènement  de  perleSj 

A  quelque  temps  de  là,  ce  fut  le  Tour  du  monde  en  quatre- 
vingts  jours;  j' étais  conquise  par  le  théâtre  pour  toujours;  j'en 
rêvai  tout  éveillée,  ce  qui  n'aurait  eu  aucun  inconvénient,  mais 
j'en  rêvai  tellement  la  nuit  que  j'en  parlai  en  dormant.  Mes 
mamans  s'en  inquiétèrent.  «  Que  cette  enfant  est  agitée!  » 
dirent-elles.  Par  malheur,  ce  fut  le  moment  que  maman  choisit 
pour  me  mener  au  Louvre  voir  les  antiquités  égyptiennes  et 
assyriennes;  il  est  classique  d'ennuyer  l'enfance  de  toutes  ces 
nécropoles  et  de  la  régaler  de  tombeaux  et  de  momies,  au  lieu 
de  lui  former  l'œil  par  le  spectacle  de  choses  vivantes.  Or  il 
arriva  qu'entre  deux  salles  de  momies,  au  premier  étage,  nous 
traversâmes  tout  à  coup  un  grand  salon,  qui  me  remua  jus- 
qu'au fond  des  entrailles;  je  reconnaissais  des  amis,  et,  d'une 
voix  de  tête  exaspérée,  je  les  énumérais  à  maman  :  «  Voici 
Agamemnon  que  sa  mauvaise  femme  tue.  Voici  l'enlèvement  des 
Sabines,  —  que  ces  femmes  sont  jolies  1  —  Et  Napoléon  qui 
couronne  Joséphine!  Et  quel  est  ce  naufrage?  Et  cette  jolie 
dame  en  blanc?  »  Je  venais  de  découvrir  Mme  Récamier;  j'avais 
échappé  à  maman,  et,  de  plus  en  plus  excitée,  j'allais  d'un 
tableau  à  l'autre;  les  copistes  riaient;  quant  à  moi,  je  me  sou- 
viens que  je  vivais  un  instant  incomparable. 


ENTBE    DEUX    JARDINS.  825 

Mais,  en  un  tour  de  main,  maman  m'enleva,  me  fit  dégrin- 
goler l'escalier,  sauter  en  tramway,  et  m'enjoignit  de  me  taire. 
Aussitôt  à  la  maison,  encore  essoufilée,  elle  conta  mon  cas  a 
bonne  maman,  qui  décida  dans  sa  sagesse  :  «  Il  faut  faire  venir 
le  docteur.  » 

Le  docteur  écouta  avec  bienveillance  les  discours  du  maman  ; 
j'avais  préparé  les  miens,  qui  nie  paraissaient  fort  intéressants, 
puisque  c'était  moi  le  patient,  mais  je  fus  priée  de  les  ren- 
gainer. 

—  Eh  bienl  madame,  dit  en  substance  le  docteur,  c'est  très 
simple;  cette  enfant  est  un  peu  anémique,  assez  exciter  et 
enthousiaste;  il  lui  faut  beaucoup  de  calme,  pas  de  théâtre,  [tas 
de  musées  surtout,  rien  qui  la  surexciie. 

—  Alors,  monsieur,  interrompit  timidement  maman,  il  faut 
peut-être  cesser  tout  travail? 

—  Non,  madame,  vous  pouvez  la  faire  travailler. 

Ceci  mit  le  comble  à  mon  indignation  ;  mais  j'invoquai  les 
héros  romains  que  m'avait  révélés  le  Rollin  du  jeune  âge,  et  je 
ravalai  stoïquement  ma  colère  ;  seulement,  mon  petit  front  res- 
tait barré  d'un  premier  pli  de  scepticisme1,  je  soupçonnai  les 
médecins  de  parler  dans  le  sens  qui  fait  plaisir  à  leurs  clients, 
et  j'eus  la  révélation  du  danger  qu'il  y  a  à  donner  un  libre  cours 
à  ses  impressions.  Et  tout  au  fond,  je  traitai  d'âne  le  docteur  qui 
jugeait  qu'on  pouvait  me  faire  travailler  sans  danger. 

Vers  cette  époque,  j'eus  une  coqueluche  dramatiquement 
suivie  d'une  bronchite;  elle  avait  été  précédée  d'une  rougeole 
qu'avait  devancée  une  varicelle;  et  je  crois  bien  que  ce  fut  la 
même  année  qu'une  belle  nuit  je  m'offris  une  crise  de  faux 
croup!  On  crut  d'abord  que  c'était  le  croup  tout  court,  mais  je 
m'en  tirai  à  mon  honneur  et  il  resta  célèbre. 

Après  ces  maladies,  le  plus  dur  fut  de  reprendre  le  piano. 

Pauvre  maman!  combien  je  vous  ai  fatiguée,  avec  mes 
doigts  raides,  ou  crochus,  ou  trop  mous,  et  ma  mauvaise  vo- 
lonté involontaire!  Et  combien  je  vous  remercie  de  m'avoir 
inculqué  de  force  l'amour  de  la  divine  musique! 

Quand  vous  jouiez,  vous  me  remplissiez  l'àme  de  mélancolie 
et  de  vague  inconnu;  vous  jouiez  avec  un  sentiment  très  parti- 
culier des  choses  tristes;  lentement  et  souvent  le  Clair  de 
lune,  ou  bien  ['Impromptu  de  Chopin;  à  présent,  j'entends  les 
accents  et  l'étrange  angoisse  que  vous  y  mettiez,  et  je  ne  peux 


82G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  supporter  que  personne  le  joue,  sans  hausser  les  épaules. 

Chopin  n'est  pas  un  musicien  accessible  à  tous  et  à  tous  les 
temps.  Ce  fut  le  musicien  d'une  époque,  de  certaines  femmes, 
de  certaines  vies.  Ce  fut  votre  musicien,  maman,  et  si  vous  ne 
jouiez  pas  toutes  ses  notes  (parce  qu'il  en  mettait  vraiment 
beaucoup),  vous  ne  manquiez  aucun  de  ses  cris,  aucune  de  ses 
i ii foutions  ;  toutes  ses  douleurs  renaissaient  sous  vos  doigts1;  et 
tous  ses  paysages  passionnés,  toutes  ses  âmes  différentes,  vous  les 
faisiez  défiler. 

Vous  me  disiez  que,  jeune  fille,  c'était  votre  terreur  de  jouer 
sur  certain  chaudron  d'une  amie  de  bonne  maman,  et  qu'un 
soir,  Gounod  étant  venu,  y  joua  à  son  tour  et  fit  du  chaudron  un 
orchestre!  C'était  exactement  ce  que  vous  faisiez  du  piano  de 
mes  gammes  et  de  mes  exercices;  et  vous  me  surexcitiez  telle- 
ment les  nerfs,  qu'au  moment  où  vous  jouiez  ke  mieux,  il  fallait 
absolument  que  j'aille  faire  au  jardin  quelque  sottise  pour  me 
remettre  d'aplomb! 

Mais  il  faut  que  chacun  sache,  maman,  qu'un  jour,  à  ce 
môme  piano,  vous  me  cassâtes  une  règle  sur  le  dos  1 

La  voyez-vous  encore,  cette  petite  règle  noire?  Fatiguée  de 
tant  parler,  vous  l'aviez  choisie  pour  transmettre  vos  observa- 
tions à  mes  doigts  désobéissants;  de  là,  elle  grimpa  sur  mes 
épaules,  et,  un  beau  matin,  elle  s'y  brisa,  dégoûtée  du  rôle  déso- 
bligeant que  vous  lui  faisiez  jouer! 

Oh!  je  sais  bien  que  vous  prîtes  le  ciel  et  la  terre  à  témoin 
(la  terre  surtout)  que  cette  règle  était  pourrie!  Et  moi,  j'allnis 
de  mon  côté,  montrant  à  tous  les  deux  morceaux  que  mon 
épaule  *avait  séparés  à  jamais  et  qui  étaient  la  preuve  de  mon 
martyre  musical. 

Certes,  je  n'eus  pas  le  triomphe  modeste  et  il  y  entra  beau- 
coup de  malice;  vous  le  saviez  bien,  maman;  et  vous  savez  aussi 
que  si  je  le  raconte  aujourd'hui,  c'est  une  manière  comme  une 
autre  de  baiser  tendrement  votre  chère  mémoire. 

Marie  Perrens. 
(A  suivre *) 


SOUVENIRS 

DE  LA  BATAILLE  D' AURAS 


H  m 


IV.    —   LA   BATAILLE    DU   i   OCTOBRE 

Au  point  du  jour,  je  fus  appelé  par  le  général  de  Maud'huy 
qui  venait  de  faire  téléphoner  aux  corps  d'armée  qu'il  résul- 
tait d'un  renseignement  spécial  que  l'attaque  des 'Allemands 
devait  être  continuée  aujourd'hui  sur  toute  la  ligne  et  qu'on 
devait  tenir  avec  opiniâtreté  en  continuant  à  se  fortifier. 

Et  immédiatement  je  fus  envoyé  de  Dou liens  a  Arras  pour 
y  prendre  la  situation  du  corps  provisoire. 

Devant  la  glace  de  mon  auto  qui  tilait  ver-  l'Est,  le  soleil  se 
levait  sur  la  campagne  où  traînaient  des  fumées  de  brouillard, 
blanc  comme  la  neige  de  Moravie,  comme  les  marais  glacés  de 
la  Bistritz... 

—  Austerlitz  ? 

Et  ce  fut  le  cœur  plein  d'espérance  et  de  foi  que  je  vis  surgir 
fièrement,  sur  l'horizon  d'or  et  de  sang,  les  tours  d'Arras. 

J'y  arrivais  pour  apprendre  ceci  : 

La  division  de  droite  général  Barbolj  tenait  toujours  de  la 
Chapelle  de  Feuchy  au  Point  du  jour,  et  le  «  couloir  de  la 
Scarpe  »  était  enfin   barré. 

Malheureusement,  la  division  de  gauche  général  Fayolle) 
avait  été  très  violemment  attaquée  pendant  la  nuit  surtout  sur 

(i)  Voyez  tel  Revive  du  i"-aoùt. 


828  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sa  gauche,  avait  perdu  Méricourt  et  Willerval  et  avait  dû 
reculer  de  4  à  5  kilomètres  en  découvrant  Lens.  Elle  semblait 
s'être  arrêtée  sur  le  front  Petit- \  ny,  BailleuL,  c'est-à-dire  sur 
cette  célèbre  falaise  boisée  qui  marque  à  l'Est  l'extrémité  des 
coteaux  d'Artois,  et  domine  «  la  plaine  de  Douai.  » 

C'était  la  position  essentielle  à  fortifier  et  à  défendre  à  tout 
prix.  Mais  le  corps  provisoire  n'avait  plus  de  réserves  et  plus  de 
munitions. 

—  Dites  bien,  me  répétait  le  général  d'Urbal,  que,  soit  à  la 
division  Barbot,  soit  à  la  division  Drude,  il  n'y  a  pas  un  obus 
dans  les  coffres  des  sections  de  munitions,  et  qu'à  la  division 
Fayolle  il  reste  aux  sections  50  coups  par  pièce.  Or  je  suis 
obligé  de  dépenser  beaucoup  d'obus  pour  soutenir  mon  infan- 
terie. Dites  enfin  que  la  division  Fayolie  me  demande  des  ren- 
forts et  que  je  suis  hors  d'état  de  lui  en  fournir... 

Lorsque,  vers  9  heures,  je  revins  auprès  du  général  de 
Maud'huy  à  la  station  de  Dainville  (4  ou  o  kilomètres  d'Arras) 
avec  ce  compte  rendu  peu  réjouissant,  j'appris  un  événement 
bien  plus  grave  encore  :  tout  le  front  du  10e  corps  venait  de  cra- 
quer. En  particulier,  Neuville-Vitasse,  après  une  lutte  acharnée 
où  le  village  était  passé  deux  fois  de  main  en  main,  avait  finale- 
ment été  enlevé  par  une  très  forte  attaque  allemande  partant 
de  l'Est  et  du  Sud,  et  la  chute  de  ce  point  d'appui,  combinée 
avec  un  nouveau  recul  des  territoriaux,  avait  amené  la  chute 
de  toute  la  droite  du  corps  d'armée  :  Hénin-sur-Cojeul  et  la 
cote  101,  puis  Boiry-Becquerelle,  Bovelles,  Hamelincourt  et 
Moyenneville... 

Un  vaste  trou  dans  la  région  d'Adinfer-Ransart  s'était 
ouvert  ainsi  entre  la  droite  du  10e  corps  en  retraite  vers  le 
Nord-Ouest  et  la  gauche  des  territoriaux  en  retraite  vers  l'Ouest. 

Au  Nord  d'Arras,  la  cavalerie  était  impuissante  à  couvrir  Lens 
qui  tombait  à  ce  moment  même  aux  mains  des  Allemands.  Et 
nous  étions  menacés  d'être  à  noire  gauche  coupés  du  21e  corps 
comme  nous  étions  menacés  de  l'être,  à  droite,  de  la  2e  armée. 

Ce  fut  un  moment  tragique.  Mais  l'émotion  et  l'anxiété 
furent  vite  refoulées  au  fond  des  cœurs  ;  et,  vers  10  heures,  le 
général  de  Maud'huy  donna  successivement  l'ordre  : 

—  Au  10e  corps  de  tout  faire  pour  se  reformer  et  tenir 
solidement  sur  le  front  Tilloy-Beaurains-Mercatel,  face  à  l'Est, 
et,  au  minimum,  sur  le  front  Mercatel-Ficheux  face  au  Sud  (où 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aBBAS.  820 

la  cavalerie  de  corps  devrait  chercher  le  contact  de  la  8e  divi- 
sion de  cavalerie  que  le  général  de  Gastelnau  allait  jeter  dans 
le  trou  (10  heures  30). 

—  Au  corps  provisoire,  de  tenir  à  tout  prix  pour  donner 
au  21"  corps  (13e  division)  le  temps  de  débarquer  et  d'agir 
par  La  Bassée  sur  la  droite  ennemie  (10  heures  45);  puis  de 
reporter  immédiatement  en  arrière  d'Arras  sur  Beaumetz- 
les-Lnges  ies  débarquements  en  cours  de  la  45e  division 
(Général  Drude)  (11  heures). 

—  Au  corps  de  cavalerie,  de  grouper  ses  trois  divisions 
vers  Givenchy  et  de  s'opposer  au  débouché  des  forces  ennemies 
de  Lens  dans  notre  flanc  gauche  (H  heures  30). 

Alors  pendant  trois  heures  (11  heures  30-14  heures  30) 
ce  fut  dans  la  petite  chambre  de  la  station  de  Duisans  une 
angoissante  attente. 

L'impossible  avait  été  fait  pour  faire  envoyer  des  munitions 
au  général  d'Urbal  dont  la  droite  venait  d'évacuer  la  chapelle 
de  Feuchy  et  reculait  vers  Tilloy.  Une  brigade  de  la  45e  divi- 
sion avait  pu  débarquer  à  Arras.  L'autre  débarquait  à  Beau- 
nietz  et  recevait  l'ordre  de  se  porter  immédiatement  vers  le 
Nord  à  Duisans  en  réserve  générale.  L'artillerie  du  générai 
Drude  commençait  à  débarquer  a  Doullens.  Tout  autour  d'Arras 
la  canonnade  faisait  rage. 

Heureusement,  vers  14  heures  30,  l'espoir  reprenait  le 
dessus:  le  général  Desforges  venait  lui-même  rendre  compte 
verbalement  que  «  son  corps  d'armée  avait  pu  se  rétablir  sur  la 
ligne  Feuchy-Tilloy-Beaurains-Mercatel-Boisleux-Saint-Marc- 
Boisleux-au-Mont.  «C'était  là  plus  que  n'en  avait  d'abord  espéré 
le  général  de  Maud'huy. 

Alors,  à  15  heures  10,  le  général  de  Maud'huy  donna  auda- 
cieusement  l'ordre  a  l'artillerie  du  général  Drude,  arrêtée  en 
gare  de  Doullens,  d'aller  «  sans  sourciller  »  débarquer  à  Arras 
même,  avec  mission  de  mettre  ses  deux  premiers  groupes 
débarqués  a  la  disposition  du  général  d'Urbal  et  d'envoyer  le 
troisième  a  Duisans  rejoindre   la  brigade  de  réserve  générale. 

Pendant  ce  temps,  la  brigade  de  cavalerie  Chêne  repoussait 
au  point  du  jour  de  nouvelles  attaques  ennemies  et  le  général 
Fayolle  rendait  compte  qu'il  se  maintenait  sur  ses  positions  de 
Petit- Vimy,  Vimy,  Farbus  et  Bailleul. 

Mais  le  général  d'Urbal  demandait  des  réserves   plus  fortes 


830 


REVUE    DES    DEUX    MONDE9. 


pour  soutenir  sa  gauche  et  relever  sa  droite.  Alors,  à  18  heures, 
le  ge'ne'ral  de  Maud'huy  lui  lâcha  ses  dernières  réserves  et  me 
chargea  de  lui  porter  une  lettre  qui  lui  donnait  la  dernière 
brigade  débarquée  de  la  4Me  division  (brigade  de  Duisans),  de 
même  que  le  dernier  groupe  de  l'artillerie  divisionnaire  de 
cette  45e  division. 

Le  général  commandant  le  corps  d'armée  provisoire  dis- 
posait donc  de  toute  la  4oe  division  et  de  toute  l'artillerie  de 
cette  division;  mais  il  ne  devait  employer  la  brigade  de  Duisans 
qu'à  la  dernière  extrémité. 

Le  général  d'Urbal  restait  en  outre  seul  juge  de  l'opportu- 
nité d'arrêter  ou  non  les  transports  et  ravitaillements  à  Arras. 

Je  trouvai  vers  18  heures  30  le  général  d'Urbal  et  le  colonel 
Monroë  dans  leur  petite  maison  du  faubourg  Saint-Sauveur; 
et,  toujours  calme  et  souriant,  le  général  d'Urbal  me  dit  : 

—  Ma  situation?  Dites  au  général  de  Maud'huy  que  «  ça  a 
tenu...  mais  sur  la  corde  raide,  sans  une  réserve.  11  y  a  des 
gens  qui  ont  brûlé  jusqu'à  leur  dernière  cartouche  (le  236e)  : 
mais  à  17  heures,  Bailleul  tenait  toujours.  Ajoutez  enfin  qu'au- 
jourd'hui le  corps  de  cavalerie  Gonncau  nous  a  çendu  les  plus 
grands  services. 

•    Quand,  à  20  heures,  je  rejoignis  le  général  de  Maud'huy  à 
Saint-Pol,  il  venait  de  se  mettre  à  table,  avec  ses  officiers. 

—  Eh  bien  I  En  un  mot? 

—  La  situation  est  excellente,  mon  général. 

J'eus  à  peine  lâché  ce  mot-là  que  tout  le  monde  me  regarda 
avec  stupéfaction.  Le  lieutenant-colonel  des  Vallières  souriait. 
D'autres  visages  se  déraidirent. 

—  C'est  bon  !  Je  ne  veux  pas  en  entendre  davantage,  me  dit 
le  général  de  Maud'huy,  asseyez-vous,  le  reste  importe  peu... 

L'ordre  qu'il  avait  donné  pour  la  nuit  était  le  suivant  : 
«  Tenir  partout.  »  Après  le  diner,  je  lui  rendis  compte  en  {létail 
de  ma  mission,  et  nous  reçûmes  deux  télégrammes  intéressants. 

L'un  "du  général  Brugère  annonçant  qu'il  n'avait  pu  re- 
prendre Bucquoy  et  avait  perdu  Puisieux-au-Mont.  Les  81e  et 
28e  divisions  territoriales  étaient  particulièrement  éprouvées. 
Le  général  Marcot  avait  été  tué.  La  brigade  mixte  du  29e  corps 
d'armée  n'avait  pas  pu  donner,  et  tout  l'effort  de  la  lutte  avait 
été  supporté  par  Jes  territoriaux  dont  la  fatigue  était  extrême 

L'autre  télégramme  était  du  général  de  Castelnau,  qui  an- 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aRRAS.  881 

nonçait  l'arrivée  du  général  Foch,  délégué  pour  prendre  une 
décision  au  nom  du  général  J offre,  et  approuvait  le  général  de 
Maud'huy,  en  attendant,  de  tenir  en  faisant  appel  à  tous  ses 
renforts.  Ce  télégramme  nous  apprenait  enfin  que  le  détache- 
ment d'armée  du  général  de  Maud'huy  était  constitué  en  armée 
indépendante,  sauf  en  ce  qui  concernait  les  services  de  l'arrière, 
jusqu'au  moment  ou  il  pourrait  lui  être  constitué  une  Direction 
des  Etapes  et  des  Services. 

Nous  devenions  10e  Armée  et  je  croyais  pour  le  lendemain, 
malgré  tout,  à  ma  «  situation  excellente.  » 

V.    —  LA    BATAILLE    DU    5    OCTOBRE 

Hélas!  pour  la  seconde  fois  la  réalité  n'allait  pas  répondre  à 
ma  trop  belle  confiance,  et  la  journée  qui  commençait  allait  être 
au  contraire  pour  nous  lapins  tragique  de  celte  longue  bataille. 
Je  fus  alerté  dans  la  nuit  :  de  graves  événements  venaient  de 
se  produire  qui  risquaient  de  transformer  notre  offensive  en 
un  désastre  :  c'était, cettefois-ci,  le  fléchissement  au  Nord  d'Amis 
de  toute  la  gauche  du  corps  provisoire. 

Voici  comment  le  général  de  Maud'huy  venait  de  l'ap- 
prendre. 

A  trois  heures  du  matin,  il  avait  envoyé  au  général  Joffre 
un  télégramme  qui  concluait  par  cette  impression  que,  sauf 
incidents  de  nuit,  il  comptait  maintenir  ses  positions  et  espérait 
même  prendre  l'offensive  dans  l'après-midi  ou  au  plus  tard  le  hui- 
dt'/nain  matin.  Or,  à  peine  ce  télégramme  était-il  expédié,  que 
le  général  Conneau,  commandant  le  corps  de  cavalerie,  avisait 
le  général  de  Maud'huy  que  l'infanterie  ennemie  venait  d'enle- 
ver Givenchy  à  la  gauche  de  la  division  Fayolle. 

Immédiatement,  à  3  heures  15,  le  général  de  Maud'huy 
envoyait  ce  renseignement  au  général  d'Urbal  en  lui  demandant 
défaire  assurer  ses  positions  de  ce  coté,  et  il  prescrivait  aux 
1er  et  2e  corps  de  cavalerie   d'agir  contre  l'aile    droite  ennemie. 

Mais  a  4  heures  45,  le  général  Conneau  communiquait  de 
nouveaux  renseignements  qui  signifiaient  que  tout  le  front  de 
la  division  Fayolle  venait  de  craquer  et  qu'elle  avait  perdu  cette 
fameuse  crête  du  «  Télégraphe,  >>  celle  falaise  hoisée  qui  forme 
à  l'Est  l'extrémité  des  coleaux  d'Artois  et  dominé  la  plaine  de 
Douai,  position  jugée  la  veille  «  essentielle  a  fortifier  et  à  dé- 


S32 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


fendre  à  tout  prix.  »  D'un  seul  coup,  l'ennemi  venait  d'enlever 
Souciiez,  Givenchy,  Petit-Vimy,  Vimy,  Farbus,  Thélus  et  com- 
mençait à  s'infiltrer  dans  la  direction  de  la  Targette,  cote  140. 
La  liaison  du  corps  de  cavalerie  avec  la  division  Fayolle 
était  perdue.  Le  général  Conneau  avait  donné  l'ordre  à  sa 
cavalerie  de  battre  en  retraite  sur  Villers-au-Bois  et  Mont- 
Saint-Eloi,  en  recherchant  la  liaison  avec  la  division  Fayolle. 
La  10e  division  de  cavalerie  avait  été  alertée  et  placée  vers 
Marœuil  pour  servir  de  repli. L'ennemi,  à  Givenchy,  était  estimé 
à  une  brigade  d'infanterie...  C'était  là  peut-être  un  désastre 
pour  toute  l'armée... 

Et  le  corps  provisoire  qui  ne  disait  rien!  Un  officier  y  fut 
envoyé  en  toute  hâte  et  revint  à  1  heures  au  poste  de  comman- 
dement d'Aubigny  avec  des  renseignements  signés  du  général 
d'Urbal  lui-même  et  qui  confirmaient  ceux  du  général  Conneau.; 

Le  général  d'Urbal  faisait  appel  à  la  45e  division  pour  réta- 
blir la  situation.  Il  avait  prescrit  au  général  Drude  de  se  porter 
avec  un  régiment  de  la  89e  brigade  sur  Roclincourt,  de  prendre 
le  commandement  du  secteur  Bailleul-Athies  et  de  reprendre 
les  positions  perdues.  Il  avait  prescrit  en  même  temps  au 
général  Fayolle  de  réoccuper  avec  l'aide  de  la  brigade  Qui- 
quandon,  de  la  45e  division,  les  hauteurs  au  Nord  de  Thélus 
et  de  Neuville-Saint-Vaast. 

Mais  il  fallait  prévoir  Y  évacuation  d'Arras.  Alors,  avec  le 
dernier  régiment  de  la  division  Drude,  le  général  d'Urbal  fai- 
sait en  même  temps  organiser  une  position  de  repli  sur  les 
hauteurs  au  Nord  de  la  Scarpe  entre  Etrun  et  Acq  et  il  don- 
nait l'ordre  au  général  Fayolle  de  faire  préparer  un  point 
d'appui,  sur  les  hauteurs  au  Sud  de  Carency,  pendant  que  le 
général  Barbot  devait  enfin,  s'il  était  contraint  à  la  retraite,  se 
retirer  au  Sud  de  la  ville  par  Dainvilie  sur  Duisans  et  Warlus, 

Ce  n'était  pas  gai... 

Le  général  de  Maud'huy  ne  disposait  plus  que  des  éléments 
de  la  43e  division  (21e  corps  d'armée)  qui  débarquait  en  ce 
moment  à  Saint-Pol.  Il  donna  immédiatement  l'ordre  de 
«  pousser,  en  auto,  tout  ce  qu'on  pourrait  de  cette  infanterie  de 
Siint-Pol  sur  Aubigny,  »  et  reçut  avis  que  le  ravitaillement  en 
munitions  avait  pu  être  fait  cette  nuit  pour  toule  l'armée. 

Or,  voici  qu'après  la  gauche,  c'était  maintenant  la  droite  de 
l'armée  qui  menaçait  de  lâcher.  A  7  heures  30,   le  10e  corps 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aRRAS.  833 

rendait  compte  qu'il  avait  maintenu  sa  gauche  pendant  la  nuit, 
mais  que  sa  droite  «  menacée  du  Sud  »  avait  dû  se  replier  sur 
Ficheux;  et  le  général  de  Maud'huy  lui  donnait  sur-le-champ 
l'ordre  de  «  maintenir  à  tout  prix  ses  positions,  »  et  d'occuper 
Blaireville  et  Ransart.  Mais  à  8  heures  15,  un  officier  du  10e  corps 
revenait  rendre  compte  que  sa  droite  était  de  plus  en  plus 
«  menacée  »  au  Sud-Ouest  de  Ficheux,  «  vers  Blaireville...  » 
et  le  capitaine  R.  téléphonait  du  central  d'Arras  que  la  gare  de 
Beaumetz-les-Loges,  sur  la  ligne  Arras-Doullens,  était  bom- 
bardée. Il  n'était  pourtant  pas  possible  de  mettre  en  doute  de 
pareils  renseignements... 

Est-ce  qu'après  notre  gauche,  la  retraite  allait  maintenant 
gagner  tout  le  10e  corps? 

Le  général  de  Maud'huy  prescrivit  immédiatement  d'en- 
voyer à  Beaumetz  quelques  éléments  d'infanterie  pris  sur  sa 
nouvelle  réserve  d'armée  qui  débarquai!  à  Saint-Pol  et  qui 
n'était  même  pas  encore  arrivée  sur  le  champ  de  bataille:  puis 
il  appela  au  téléphone  le  général  Anthoine,  chef  d'Etat-major 
du  général  de  Gasteliiau,  dans  l'intention  de  lui  demander  de 
soutenir  la  droite  de  la  10e  armée. 

Je  retrouve  les  quelques  notes  incomplètes  que  j'avais  sté- 
nographiées sur  le  vif  au  cours  de  cette  conversation.  Les  voici, 
datées  de  8  heures  30  : 

—  Vous  tenez  ?...  de  part  et  d'autre  de' la  Somme?...  Mais?.. 
Danger  à  gauche?...  attaque  ?...  par  Ransart  vers  Beaumetz. .« 
fortes  inquiétudes!...  Oui...  Oui...  Mais...  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas 
moyen  d'envoyer  quelque  chose  dans  le  dos  de  ces  gens-là?... 
Où  est  la  8e  division  de  cavalerie?...  On  ne  la  trouve  plusl..„ 
Non. ...On  ne  sait  pas?...  Elle  a  reçu  l'ordre  de  nous  aider?.. « 
Oui...  J'ai  reçu  l'ordre  de  tenir,  je  tiendrai...  mais  il  faut  remar- 
quer que  plus  je  liens,  plus  la  situation  devient  dangereuse... 
Oui...  J'ai  tout  préparé  pour  Saint-Pol...  Je  ferai  ce  que  je 
pourrai...  Ah?  Le  général  Foch  doit  être  ici  dans  1  heures... 

Mais  une  demi-heure  plus  tard,  à  9  heures,  la  situation 
devint  tout  à  fait  «  angoissante,  »  à  la  nouvelle  que  des  obus 
allemands  venaient  de  tomber  sur  la  gare  de  Saulty,  sur  la 
ligne  Arras-Doullens,  à  1S  kilomètres  à  l'Ouest  d'Arras...  et 
que  l'ennemi  continuait  à  progresser  aux  deux  ailes  de  l'armée, 
menaçant  de  l'encercler  dans  Arras. 

Le  général  de  Maud'huy  estima    qu'il    fallait   s'occuper  de 

TOME    LVI1I.  —   1920.  53 


834 


REVUE    DES    DEUX     MONDES. 


préparer  des  échelons  de  repli  à  l'Ouest  d'Arras  et  qu'il  ne 
fallait  plus  compter  que  le  mouvement  du  21e  corps  au  Nord 
(43e  division)  «  se  fasse  sentir  à  temps  sur  Lens.  »  Alors,  à 
9  heures,  et  en  raison  des  progrès  de  l'ennemi  devant  l'aile  droite 
du  10e  corps,  il  prescrivit  au  commandant  du  10e  corps  de 
dégager  du  monde  sur  son  front  et  de  former  avec  ses  troupes 
disponibles  et  celles  ainsi  récupérées,  des  échelons  refusés  à 
Rivière  et  à  Beau  me  tz. 

Cet  ordre  fut  remis  par  le  lieutenant-colonel  des  Vallières  à 
un  officier  de  liaison  du  10e  corps  qui  arrivait  juste  à  ce  mo- 
ment (9  heures  10)  pour  rendre  compte  qu'à  son  corps 
d'armée...  «  la  situation  était  sérieuse,  mais  non  compromise;  » 
que  le  10e  corps  avait  été  atta'qué  de  front  «  et  débordé  sur  sa 
droite;  que  Ficheux  avait  été  «  abandonné  »,  maisque  Mercatel 
tenait  toujours.  Enfin  il  ajoutait  que  «  le  général  Desforges 
avait  l'intention  de  faire  fortifier  Wailly  »  (S  kilomètres  Sud- 
Ouest  d'Arras...) 

—  Mais  nonl  lui  répondit  le  lieutenant-colonel  des  Val- 
lières, dites  de  la  part  du  général  de  Maud'huy  au  général 
Desforges  d'évacuer  le  saillant  de  Mercatel  et  de  récupérer  du 
monde  pour  étendre  sa  droite  davantage  vers  le  Sud.  Ce  n'est 
pas  Wailly,  c'est  Beaumetz-les-Loges  qui  est  important.  Il  faut 
que  le  10e  corps  envisage  un  mouvement  de  recul  par  le  Sud 
d'Arras,  entre  Arras  et  Beaumetz.  Dites  au  général  Desforges  de 
se  rétablir  sur  la  ligne  1W mains-Rivière...  et  prolongez  votre 
droite  vers  le  Sud  le  plus  possible...  avec  des  échelons  refusés. 

A  neuf  heures  30,  le  lieutenant-colonel  des  Vallières  était 
occupé  à  rédiger  un  ordre  analogue  pour  le  corps  provisoire, 
lorsqu'il  fut  interrompu  par  l'arrivée  d'un  officier  de  cavalerie 
qui  venait  rendre  compte  au  général  de  Maud'huy  qu'une 
colonne  ennemie  de  toutes  armes  marchait  de  Souciiez  sur 
Ablain-Saint-Nazaire  menaçant  notre  ilanc  gauche.  Ce  nou- 
veau renseignement  «  pessimiste  »  mit  le  comble  à  l'anxiété. 
Nous  n'avions  plus  une  réserve  disponible  à  pied  d'œuvre. 
Il  ne  restait  plus  que  les  quatre  bataillons  de  chasseurs  de  la 
43e  division  qui  débarquaient  en  ce  moment  à  40  kilomètres 
du  champ  de  bataille,  à  Saint- Pol... 

Que  faire? 

Le  général  de  Maud'huy  leur  envoya  immédiatement  par 
message  téléphoné  l'ordre  de  diriger  de  suite  et  sans  faire  de 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    D  ARRAS.  833 

grand  repos  les  troupes  débarquées  à  Saint-Pol  sur  la  grand'- 
route  d'Arras  à  hauteur  d'Aubigny. 

Il  était  exactement  dix  heures.  Penchés  l'un  près  de  l'autre 
sur  la  carte,  le  général  de  Maud'huy  et  le  lieutenant-colonel 
des  Vallièrcs  étudiaient  l'abandon  d'Arras  et  le  repli  de  l'armée, 
lorqu'une  auto  s'arrêta  devant  la  porte  de  la  petite  maison 
d'Aubigny  et  le  général  Foch  pénétra  «  en  coup  de  vent  »  dans 
notre  salle.  Il  s'arrêta  net  au  seuil,  jeta  un  coup  d'oeil  rapide 
sur  la  scène,  remarqua  l'angoisse  qui  couvrait  les  visages,  et 
comprit  tout... 

Alors  il  tendit  ses  bras  ouverts  au  général  de  Maud'huy  et 
lui  dit  d'une  voix  vibrante  : 

—  Maud'huy,  je  vous  embrasse  pour  tout  ce  que  vous  avez 
fait,  et  pour  tout  ce  que  vous  ferez  ;  vous  entendez  bien  !  pour 
tout  ce  que  vous  ferez!... 

Puis,  se  retournant  vers  nous,  il  ajouta  avec  un  geste  parti- 
culier : 

—  F...ez  le  camp. 

Nous  ne  nous  le  fimes  pas  répéter  deux  fois  et  nous  pas- 
sâmes dans  la  pièce  à  côté,  le  laissant  seul  avec  le  général  de 
Maud'huy  et  le  lieutenant-colonel  des  Vallières. 

Il  était  inutile  d'écouter  pour  savoir  ce  qui  se  passait.  A 
certains  moments,  des  éclats  de  voix  ébranlaient  la  maison. 

—  Je  ne  veux  rien  entendre  1  Vous  comprenez!  Je  ne  veux 
rien  entendre!  Je  suis  sourd  1...  Je  ne  connais  que  trois  ma- 
nières de  combattre...  Attaquerl...  Résisterl...  F...  le  camp... 
Je  vous  interdis  la  dernière.*.  Choisissez  entre  les  deux  pre- 
mières!... 

Puis  la  voix  s'adoucit.  Des  mots  encore  venaient  j  usqu'à  nous  : 

—  Tout  le  21°  corps...  Manœuvrer?...  Tenir?...  Partir?...! 
L'avez-vous  fait?...  Des  échelons I  II  faut  trouver  une  ligne  do 
résistance. 

La  conférence  durait  ainsi  depuis  une  demi-heure  environ 
lorsqu'à  dix  heures  30  arrivèrent  coup  sur  coup  un  officier  du 
général  d'Urbal  disant  que  le  renseignement  de  dix  heures 
concernant  la  colonne  ennemie  de  toutes  armes  en  marche  de 
Souchez  sur  Ablain  était  probablement  «  exagéré;  »  et  un 
officier  aviateur  rendant  compte  que  contrairement  à  ce  qu'on 
craignait  «  il  n'y  avait  que  peu  de  choses  à  notre  gauche...  »Ouf! 

Et  à  onze  heures,  pendant  que  je  prenais  au  téléphone  un 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

message  du  général  Joffre  disant  en  substance  au  général  de 
Maud'huy  :  «  Bravo!  Allez-y!  »  le  lieutenant-colonel  des  Val- 
lières  expédiait  en  toute  hâte  au  corps  provisoire  et  au  10e  corps 
deux  officiers  pour  «  les  retenir,  »  arrêter  les  ordres  de  retraite  ; 
leur  dire  de  «  tenir  à  tout  prix  »  et  les  prévenir  qu'au  lieu  de 
«  partir,  »  l'armée  allait  repasser  à  «  l'attaque  générale!...  » 

La  France  était  sauvée. 

La  retraite  vers  Abbeville  ou  Calais  était  évitée...  Les  futurs 
sous-marins  allemands  n'auraient  pas  leurs  ports  dans  le  cœur 
de  la  Manche... 

Qu'avait  apporté,  qu'avait  promis,  que  savait  de  plus  que 
nous  le  général  Foch?  Je  l'ignore.  Mais  je  sais  qu'en  arrivant 
ce  jour-là,  à  cette  heure  critique,  il  nous  a  aidés  à  gagner  une 
partie  perdue. 

Alors,  comme  par  miracle,  les  physionomies  s'éclairèrent, 
et  le  lieutenant-colonel  des  Vallières  rédigea  pour  la  cavalerie 
des  ordres  énergiques.  —  Les  deux  corps  de  cavalerie  étaient 
réunis  sous  les  ordres  du  général  Gonneau,  et  ils  devaient  atta- 
quer l'aile  droite  ennemie,  «  où  qu'elle  se  trouve,  »  dans  la 
région  Souchez-Angres  de  manière  à  la  rejeter  vers  l'Est  et  à 
dégager  ainsi  la  gauche  du  corps  provisoire.  L'attaque  devait  viser 
le  tlancdroit  destroupes  de  l'aile  droiteennemie  (onze  heures). 

Mais,  voici  qu'à  midi  arrivait  un  compte  rendu  rédigé  à 
onze  heures  par  le  général  d'Urbal  avant  que  celui-ci  eût  reçu 
l'officier  lui  apportant  le  contre-ordre  extraordinaire  changeant 
la  retraite  en  offensive. 

L'attaque  du  général  Quiquandon,  sur  les  hauteurs  Souchez- 
Givenchy,  avait  échoué,  et  le  général  Fayolle  envisageait  la 
nécessité  de  «  commencer  un  mouvement  de  repli,  »  sur  le 
front  Carency-Mont-Saint-Eloy,  en  tenant  le  plus  longtemps 
possible  la  hauteur  de  la  route  Souchez-la-Targette.  «  Il  était 
impossible  »  de  continuer  à  tenir  le  front  Bailleul,  Athies, 
Chapelle- de -Feuchy  après  le  recul  de  notre  gauche.  Le 
général  Drude  allait  lier  son  mouvement  à  celui  du  général 
Fayolle  dans  la  direction  générale  Mont-Saint-Eloy  et  Elrun 
en  prenant  comme  position  intermédiaire  Ecurie,  Roc'licourt 
et  Saint-Laurent.  Le  mouvement  de  repli  du  général  Barbot 
allait  s'opérer  par  le  Sud  d'Arras  et  Dainville  sur  le  front 
Agnez-les-Duisans,  Warlus.  Quant  à  la  colonne  de  toutes  armes, 
signalée  en   marche  de  Souchez  sur  Ablain-Saint-Nazaire,   le 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'.VER  837 

général  d'Urbal  déclarait  qu'il  n'avait  <  rien  »  sous  la  main 
pour  parer  à  ce  mouvement. 

Que  faire  de  plus?  On  attendit  le  retour  des  officiers  de 
liaison.  Ceux-ci  revinrent  à  14  heures. 

L'officier  envoyé  au  corps  provisoire  rendit  compte  qu'api  3 
avoir  beaucoup  hésité,  »  le  général  d'L'rbal  avait,  en  effet,  or- 
donné ce  matin  le  repli  de  sa  gauche,  mais  qu'au  reçu  des 
nouvelles  instructions  il  allait  faire  tout  le  possible  pour  «tout 
arrêter  »  et  «  tenir  mordicus.  »  Le  général  dTrbal  jetait  sur 
Ablain-Saint-Xazaire  l'un  des  deux  bataillons  chargés  d'orga- 
niser la  position  de  Carency  et  prescrivait  à  son  aile  gauche 
(division  Fayolle)  de  reprendre  l'offensive;  à  son  centre  et  à 
sa  droite,  de  se  maintenir  sur  leurs  positions. 

L'officier  envové  au  10e  corps  rapportait  que  ce  corps,  après 
avoir  perdu  Ficheux,  «  avait  sa  droite  en  l'air.  »  mais  que  son 
centre  et  sa  gauche  tenaient  toujours. 

La  situation  telle  qu'elle  était  présentée  à  la  droite  du 
10e  corps  eût  été  tout  à  fait  inquiétante  si  un  officier  aviateur 
n'était  arrivé  au  même  moment  au  poste  de  commandement 
pour  renseigner  à  ce  sujet. 

Cet  officier  aviateur,  faute  d'avion,  avait  fait  à  midi  la 
reconnaissance  en  automobile.  Il  avait  ainsi  parcouru,  sans 
trouver  personne,  toute  une  région  qui  aurait  dû  être  occupée 
par  l'ennemi,  si  les  renseignements  que  nous  avions  reçus  le 
matin  avaient  été  exacts.  Cet  officier  venait,  en  effet,  de  faire 
en  auto  l'itinéraire  :  Monehy-au-Bois,  Blaireville  et  Ayette  ; 
c'est-à-dire  de  parcourir  la  région;  au  Sud  d  Ficheux  que 
venait  de  lâcher  le  10e  corps,  en  donnant  comme  raison  qu'il  y 
était  débordé.  Il  résultait,  au  contraire,  de  ce  rapport, 
qu'aucune  force  importante  ennemie  ne  pouvait  s'être  encore 
glissée  entre  la  gauche  des  territoriaux  et  la  droite  «lu  10e corps... 
Alors,  il  avait  dû  se  passer  quelque  chose  d'autre  à  Fieheox. 

Il  y  avait  donc  là  quelque  chose  à  éelaireir.et.en  tout  cas,  un 
renseignement  précieux  à  porter  au  10e  corps.  J'en  fus  chargé. 

—  Rassurez-les  et  débrouillez-nous  la  situation,  me  dit  le 
lieutenant-colonel  des  Vallières. 

Je  partis  vers  It  heures  15,  et  je  trouvai  au  poste  de  com- 
mandement du  10e  corps,  installé  à  la  station  «le  Dainville 
i  kilomètres  Sud-Ouest  d'Arras  .  un  spectacle  peu  banal.  Des 
files  de  fuyards  sur  la  grand'route  achevaient  de  remonter  vers 


S'SS  REVUE    DES    DEUX    MONDES 

Arras.    Des   officiers  d'état-major  à  cheval  et   des  gendarmes, 
revolver  au  poing,  essayaient  de  les  arrêter  et  de  les  ramener. 
Il  était  15  heures;  ce  fut  le  colonel  Paulinier,  très  calme, 
qui  me  reçut  et  qui  m'expliqua  les  choses  : 

—  C'est  la  brigade  d'infanterie  qui  a  «  éclaté  »  à  Ficheux 
ce  matin...  Ils  ont  été  jusqu'à  Arras,  magnétisés  par  l'attirance 
de  la  grande  ville!...  Il  faut  expliquer  cela  par  la  fatigue 
extrême  de  la  troupe  et  par  une  assez  violente  concentration 
de  coups  de  canon  ennemis  sur  Ficheux,  coups  de  liane  et  de 
front,  dont  les  plus  dangereux  semblaient  provenir,  à  notre 
droite,  du  bois  d'Adinfer...  Il  n'y  a  pas  eu  d'attaque  d'infan- 
terie. Nous  avons  immédiatement  envoyé  tous  nos  officiers  «  à 
la  rescousse...  »  Voyez...  Maintenant  cela  parait  «  se  rabibo- 
cher. »  J'espère  pouvoir  tout  à  l'heure  rameuter  tous  ces 
braves  gens  à  notre  droite...  Mais  la  plus  grave  des  questions 
pour  nous,  la  plus  urgente,  est  maintenant  celle  des  muni- 
tions... Si  nous  ne  sommes  pas  ravitaillés  cette  nuit,  nous  ne 
pourrons  plus  nous  battre,  nos  caissons  seront  vides  ce  soir... 

Je  quittai  Dainville  ayant  l'impression  très  nette  que,  grâce 
au"  calme  et  à  l'énergie  du  colonel  Paulinier,  tout  le  possible 
était  fait  au  10e  corps  pour  arrêter  le  mal  et  rétablir  la 
situation. 

Mais  cette  histoire  de  la  reconnaissance  de  l'aviateur  en 
auto  me  hantait  l'esprit,  et,  comme  le  lieutenant-colonel  des 
Vallières  m'avait  dit,  avant  de  partir,  de  lui  «  débrouiller  la 
situation,  »  je  résolus,  avant  de  rentrer  auprès  du  général  de 
Maud'huy,  d'y  aller  voir  moi-même. 

A  15  heures,  je  partis  de  Dainville  sur  Beaumetz... 

Tout  un  groupe  d'artillerie  était  en  batterie  le  long  du 
chemin,  face  au  Sud-Est,  les  coffres  vides  et  sans  infanterie 
devant  lui...  Il  attendait!...  J'interrogeai  les  officiers.  Us 
ignoraient  tout  de  la  situation.  Ils  ignoraient  même  qu'il  n'y 
avait  plus  un  fantassin  devant  eux  et  qu'ils  risquaient  d'être 
«  cueillis  »  par  «  les  uhlans!  » 

A  Beaumetz,  je  trouvai  le  village  évacué.  Seul  le  curé  était 
resté. 

—  Les  uhlans,  monsieur  le  curé? 

—  Je  n'ai  encore  vu  personne,  mon  lieutenant,  ni  Français 
ni  Allemand... 

Je  tournai  à  gauche  et  descendis  à  Rivière. 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aBBAS*  839 

Le  village  était  vide  également.  Seule  une  vieille  femme 
apparut  au  seuil  de  sa  maison. 

—  Les  uhlans,  ma  bonne  dame? 

—  J'ai  encore  rien  vu... 

Il  fallait  en  avoir  le  cœur  net.  La  carabine  au  poing,  et 
l'auto  en  marche  arrière,  je  pris  la  route  de  Ransart.  J'avais 
l'impression  de  m'avancer  seul  «  entre  deux  batailles,  »  l'une 
à  ma  gauche  faisant  rage  vers  Arras,  l'autre  à  ma  droite  vers 
Hébuterne  où  les  territoriaux  continuaient  à  reculer  devant  la 
garde  prussienne.  Je  songeais  à  cette  étrange  situation  et  j'étais 
arrivé  au  carrefour  Est  de  Ransart,  au  pied  du  Moulin,  lorsque 
je  me  trouvai  nez  à  nez,  à  25  mètres,  avec  quatre  dragons 
allemands,  pied  à  terre,  la  bride  au  bras.  J'en  abattis  un  d'un 
coup  de  carabine  à  bout  portant,  et  je  repartis  «  en  quatrième  » 
sur  la  route  de  Rivière. 

Arrivé  sur  la  crête  entre  Ransart  e^  Rivière,  j'arrêtai  l'auto 
et  je  pris  ma  jumelle  :  dix  ou  douze  cavaliers  ennemis,  à  toute 
allure,  fuyaient  du  Moulin  de  Ransart  vers  Adinfer.  Je  déchar- 
geai sur  eux*  tout  ce  que  j'avais  de  chargeurs  pour  ma  cara- 
bine, et  je  revins  auprès  du  général  de  Maud'huy  à  Aubigny 
sans  avoir  rencontré  d'autre  troupe,  entre  l'ennemi  et  lui,  que 
la  petite  avant  garde  d'une  brigade  de  cavalerie  venant  du 
Point  du  Jour  et  entrant  à  15  heures  à  Beaumetzl... 

Quelle  chance  nous  avions  euel  Quelle  occasion  avait 
perdue  la  cavalerie  allemande  1... 

A  16  heures  30,  j'arrivais,  très  en  retard,  dans  la  salle  du 
poste  de  commandement  d'Aubigny  où  je  fis  mon  rapport 
devant  le  général  de  Maud'huy,  le  général  Drude  et  un  lieute- 
nant-colonel représentant  le  général  Joffre.  Et  j'eus,  pour 
finir,  le  toupet  de   trouver  la  «  situation  plutôt  favorable...  » 

D'autres  officiers  de  liaison  revinrent  du  corps  provisoire  et 
du  corps  de  cavalerie.  Alors,  il  se  tint  un  petit  conseil  de 
guerre,  d'où  il  sortit  à  18  heures  30  les  ordres  pour  la  nuit  du  5 
au  6  et  la  journée  du  6. 

Le  10e  corps  d'armée  devait  maintenir  ses  positions  et  écono- 
miser le  plus  possible  de  forces  sur  son  front  pour  reconstituer 
des  replis  en  arrière  de  sa  droite  jusqu'à  Gouy-en-Artois 
(15  kilomètres  Ouest  d'Arras). 

Le  corps  provisoire  (à  l'exception  de  la  division  Barbot  qui 
devait  abandonner  Athies  et  Feuchy  et  tenir  le  front  déjà  orga- 


840  BEVUE  DES  CEUX  MONDES. 

nisé  par  les  territoriaux  de  Tilloy  inclus  à  Saint-Laurent) 
devait  maintenir  ses  autres  positions  qu'il  organiserait  le  plus 
fortement  possible.  Les  bataillons  rendus  disponibles  par  la 
diminution  de  front  de  la  division  Barbot  devaient  être  dirigés 
pendant  la  nuit  sur  Marœuil  et  le  bois  au  Nord-Ouest  qu'ils 
organiseraient  défensivement. 

Les  troupes  disponibles  de  la  43e  division  devaient  être  pla- 
cées au  Point  du  Jour  dans  une  formation  préparatoire  à 
l'attaque  en  arrière  de  la  ligne  Mont-Saint-Eloy-Carency,  mas- 
quées des  hauteurs  d'Ablain-Saiiit-Nazaire. 

Toute  l'artillerie  disponible  du  21e  corps  d'armée  devait 
appuyer  l'attaque. 

Le  149e  régiment  devait  se  placer  en  soutien  d'artillerie  et 
constituer  la  réserve  d'armée  dans  la  région  Aubigny-Cam- 
bligneul. 

Le  21e  corps  d'armée,  moins  la  43e  division,  devait  attaquer 
l'aile  droite  ennemie;  direction  générale  :  La  Bassée,  Lens, 
Petit-Vimy. 

Le  général  commandant  le  21e  corps  d'armée  devait 
reprendre  sous  ses  ordres  le  détachement  mixte  qui  avait  été 
envoyé  le  5  octobre  sur  Lens,  et  s'efforcer  de  faire  concorder 
son  action  avec  celle  de  la  43e  division. 

Les  deux  corps  de  cavalerie  devaient  continuer  leurs  attaques 
sur  Souchez-Givenchy-Liévin  et  assurer  la  liaison  entre  le 
21*  corps  d'armée  et  le  corps  provisoire  qui  devait  participer  à 
l'attaque  de  la  43e  division. 

Vers  19  heures,  les  officiers  des  corps  d'armée  arrivèrent  en 
apportant  le  compte  rendu  de  la  situation  en  tin  de  journée. 

Le  corps  provisoire  avait  vainement  cherché  à  reprendre 
l'offensive  prescrite.  Carency  était  tombeaux  mains  de  l'ennemi. 
Devant  ce  village,  nous  avions  creusé  quelques  tranchées  où  se 
faisait  la  liaison  de  la  gauche  de  la  division  Fayolle  avec  la 
droite  de  la  43e  division.  Le  reste  du  front  du  corps  provisoire 
passait  alors  par  la  ligne  célèbre  où  il  devait  à  peu  près  se  stabi- 
liser pendant  des  années  :  Ferme  de  Berthonval-la  Maison 
Blanche-Ecurie-Roclincourt-Saint-Laurent. 

Le  10e  corps  avait  perdu  du  terrain  à  Beaurains  et  avait 
dû  abandonner  la  cote  107  (où  nous  avions  notre  poste  de  com- 
mandement le  3  octobre).  Sa  droite  s'était  établie  à  Beaumetz  et 
à  Rivière,  en  liaison  (?)  avec  la  8e  division  de  cavalerie. 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aRRAS.  841 

Alors,  la  nuit  étant  tombée,  nous  rentrâmes  à  Saint-Pol. 
Des  munitions  furent  envoyées  au  10e  corps  et  aux  autres  corps 
de  l'armée.  L'attaque  du  21e  corps,  encore  presque  entièrement 
disponible  et  relativement  frais,  devait  pouvoir  le  lende- 
main nous  rendre  au  Nord  de  la  Scarpe  le  succès  que  nous 
avions  manqué  le  2  octobre  au  Sud  de  cette  rivière.  Mais  pour  cela 
il  importait  au  plus  haut  point  que  la  13e  division  que  com- 
mandait le  général  Baquet  débouchât  sans  retard  de  La  Bassée 
sur  Lens  et  opérât  énergiquernent  sur  la  région  de  Vimy. 

Hélas!  de  nouveaux  retards,  encore  incompréhensibles,  de 
nouvelles  erreurs  de  direction  et  d'exécution  qui  m'échappent 
également,  allaient  se  produire  pour  la  deuxième  fois  et  trans- 
former en  un  second  «  coup  nul  »  l'attaque  du  célèbre  corps 
des  Vosges  appuyé  par  presque  toute  la  cavalerie  française... 

Et  pourtant,  en  rentrant  le  soir,  dans  la  petite  rue  tran- 
quille de  Saint-Pol,  je  persistais  à  trouver  «  la  situation  plutôt 
favorable...  »  Il  me  semblait  que  le  cauchemar  du  matin  était 
passé  comme  un  mauvais  rêve  qui  n'aurait  en  rien  correspondu 
à  la  réalité.  Il  me  semblait  surtout  que  nous  n'avions  subi  que 
le  fâcheux  effet  de  quelque  drogue  noire  :  la  drogue  des 
comptes   rendus  pessimistes  et  des  renseignements  erronés... 

Le  vent  d'automne  soufflait  de  l'Ouest,  chassant  loin  de 
Saint-Pol  le  bruit  du  canon.  On  aurait  cru  qu'un  apaisement 
momentané  s'était  fait  là-bas,  et  qu'autour  d'Arias,  les  deux 
armées  adverses  épuisées  étaient  tombées  endormies  l'une 
devant  l'autre... 

VI.    —    LA   BATAILLE   DU    6    OCTOBRE 

Le  réveil  ne  tarda  pas  ! 

A  4  heures  30,  je  fus  appelé  auprès  du  général  de 
Maud'huy  qui  venait  de  s'apercevoir  que  l'officier  de  liaison  des 
deux  corps  de  cavalerie  réunis  sous  le  commandement  du 
général  Gonneau  était  reparti  dans  la  nuit  en  oubliant  d'em- 
porter les  ordres  pour  la  journée  du  6  et  les  instructions  per- 
sonnelle? du  général  de  Maud'huy.  Je  fus  chargé  de  réparer  en 
toute  hâte  cet  oubli,  qui  pouvait  être  lourd  de  conséquences,  et 
de  dire  au  général  Conneau  que  le  général  de  Maud'huy  deman- 
dait aujourd'hui  à  «  la  cavalerie  française  d'attaquer  à  fond 
pour  chercher  à  obtenir  une  victoire  décisive.  » 


842 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Je  devais  prévenir  le  général  Conneau  que  l'atlaque  de  la 
13*  division  d'infanterie  sur  Lens  et  abords  traverserait  selon 
toute  vraisemblance  vers  6  heures  le  pont  de  La  Bassée  et  que 
l'attaque  elle-même  se  produirait  vers  10  heures  sur  Lens.  Je 
devais  également  lui  dire  que  la  43e  division  d'infanterie 
serait  en  place  à  6  heures  derrière  Mont-Saint-Eloy  et  que  son 
attaque  se  produirait  probablement  vers  8  heures,  quand  le 
général  de  Maud'huy  en  donnerait  l'ordre.  En  conséquence,  je 
devais  demander  au  général  Conneau  d'opérer  sur  son  objectif 
principal,  Givenchy,  en  liaison  étroite  avec  ces  deux  attaques 
d'infanterie  qui  allaient  se  déclencher  l'une  à  sa  droite,  l'autre 
à  sa  gauche. 

((  Qiïil  pousse  à  fond  et  avec  tout  son  monde  !  »  Tel  fut  le 
dernier  met  que  me  pria  de  transmettre  le  général  de  Maud'huy. 

Malheureusement,  il  était  déjà  5  heures  15  quand  je  quittai 
Saint-Pol,  encore  en  pleine  nuit,  roulant  vers  le  château  de 
Labussière  situé  à  plus  de  trois  quarts  d'heure  d'auto  du  quar- 
tier général  de  l'armée...;  et  il  était  6  heures  quand,  au  petit 
jour,  je  pénétrai  au  milieu  des  spahis  blancs  et  rouges,  sabre 
au  clair,  qui  gardaient  le  parc  du  beau  château. 

Un  officier  de  service  me  reçut  et  alla  réveiller  le  colonel 
chef  d'état-major,  puis  le  général  Conneau. 

Celui-ci  me  reçut  au  seuil  de  sa  chambre  sur  le  palier  de 
l'escalier  d'honneur.  Je  vois  encore  la  haute  stature  du  chef  de 
la  cavalerie  française  dressée  là  entre  les  battants  dorés  de  la 
grande  porte  laquée  blanc,  à  la  lueur  des  flambeaux  que  portait 
un  ordonnance. 

Après  avoir  lu  l'ordre  et  avoir  écouté  la  communication 
verbale  dont  m'avait  chargé  le  général  de  Maud'huy,  il  se 
retira  dans  son  appartement  avec  son  chef  d'état-major  et 
j'attendis  au  bas  de  l'escalier  en  compagnie  de  l'officier  de  ser- 
vice. J'attendis  exactement  cinquante  minutes.  Et  à  6  heures  50, 
les  ordres  qui  venaient  d'être  rédigés  et  tapés  à  la  machine 
partirent  aux  divisions. 

Le  grand  jour  était  levé;  vers  La  Bassée  et  Mont  Saint-Éloy 
les  mouvements  préparatoires  aux  deux  attaques  d'infanterie 
devaient  être  en  cours  ou  déjà  exécutés...  et  les  divisions  de 
cavalerie  n'étaient  même  pas  encore  au  courant  de  la  situation 
et  n'avaient  point  encore  reçu  leurs  ordres...  Il  ne  fallait  pas 
être  grand  clerc  en  état-major  pour  calculer  le   temps   qu'il 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aRRAS.  843 

allait  falloir  de  nouveau  à  chaque  échelon  de  la  cascade  hiérar- 
chique (divisions,  brigades,  régiments)  pour  lire,  transformer, 
rédiger  et  transmettre  aux  innombrables  escadrons  les  ordres 
que  je  venais  d'apporter.  Il  était  donc  fatal  que  «  l'attaque  a 
fond  »  de  la  cavalerie  allait  être  lancée  très  en  retard,  sinon 
pas  du  tout... 

A  8  heures,  j'étais  de  retour  au  poste  de  commandement 
du  général  de  Maud'huy  à  Aubigny  ;  la  situation  de  la  nuit 
telle  qu'elle  y  était  connue  depuis  7  heures  se  résumait  ainsi  : 
rien  de  grave  ne  s'était  produit  ;  au  10e  corps,  comme  au 
corps  provisoire,  les  positions  de  la  veille  avaient  été  mainte- 
nues; on  signalait  «  des  batteries  allemandes  à  la  crête  de 
Notre-Dame-de-Lorette.  »  Un  commencement  de  calme 
semblait  donc  s'être  fait  autour  d'Arras. 

Néanmoins,  le  général  de  Maud'huy  et  le  lieutenant-colonel 
des  Vallières  ne  devaient  pas  partager  mon  trop  jeune  opti- 
misme :  ils  paraissaient  graves...  Ils  craignaient  à  leur  droite 
la  retraite  des  territoriaux;  et  ils  pensaient  que  «  dans  la 
retraite  ce  serait  la  poursuite  par  les  feux  d'artillerie  qui  serait 
le  plus  à  craindre.  »  Ils  disaient  qu'en  conséquence  «  il  faudrait 
donner  aux  corps  d'armée  des  instructions  au  sujet  des  forma- 
tions. »  Prévoir  étant  pouvoir,  ils  prévirent  des  zones  éventuelles 
de  retraite  vers  Saint-Pol,  avec  deux  positions  successives  en 
échelon  refusé  à  gauche.  Un  ordre  à  ce  sujet  fut  préparé  pour 
le  corps  provisoire,  qui  lui  fixait  comme  première  position  la 
ligne  Mont-Saint-Eloy-Etrun  ;  et  comme  seconde  position  la  ligne 
Frevillers-Aubigny.  Mais  ce  n'était  là  que  de  prudentes  précau- 
tions faites  dans  un  moment  de  répit  relatif, en  attendant  que  fût 
déclenchée  l'attaque  des  deux  divisions  du  21e  corps  et  de  la 
cavalerie,  sur  lesquels  reposaient  tous  les  espoirs  de  la  journée... 

Le  général  Maistre  avait  articulé  sa  -13e  division  pour  la 
journée  du  o'  en  exécution  des  instructions  que  le  général  de 
Maud'huy  lui  avait  envoyées  la  veille  : 

Ne  laissant  dans  la  région  de  Lille  qu'un  détachement  sous 
les  ordres  du  général  Dumézil  (2  bataillons  de  chasseurs, 
1  bataillon  du  458°,  3  bataillons  de  territoriaux,  une  batterie,  et 
4  escadrons)  avec  mission  de  maintenir  le  contour  apparent 
des  positions  actuellement  occupées  par  la  13e  division,  Lille 
compris,  le  général  Baquet  était  chargé  de  l'attaque  sur  Lens, 
avec  le  reste  de  sa  division  : 


844  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1T  d'infanterie  et  21e  bataillon  de  chasseurs; 

21e  d'infanterie  et  109e  d'infanterie  (1  bataillon  à  Fournes, 
2  bataillons  au  Sud  de  La  Bassée); 

2  bataillons  du  158e; 

2  escadrons  du  4e  chasseurs; 

L'artillerie  divisionnaire; 

Les  groupes  de  l'artillerie  de  corps* 

Le  génie  divisionnaire; 

Le  gros  des  troupes  sous  les  ordres  du  général  Baquet 
devait  déboucher  de  La  Bassée  le  lendemain  6,  à  6  heures  pour 
attaquer  sur  Lens. 

C'était  là  les  mouvements  qui  devaient  être  en  cours  d'exé- 
cution en  ce  moment  au  Nord  de  Lens.  —  Pendant  ce  temps, 
les  4  bataillons  de  chasseurs  de  la  brigade  Olleris  (1er,  3e,  10e 
et  31e)  devaient  être  massés  dans  les  bois  de  Mont-Saint-Eloy 
prêts  à  bondir  sur  les  plateaux  Sud-Est  de  Carency.  Les  chas- 
seurs devaient  attendre  Tordre  d'attaque,  l'arme  au  bras. 

Fallait-il  les  y  lancer  tout  de  suite? 

Un  petit  conseil  de  guerre  fut  tenu  et  à  8  heures  30  le 
général  de  Maud'huy  décida  :  1°  d'attendre  que  l'action  de  la 
13e  division  d'infanterie  «  se  fasse  sentir  au  Nord  »  pour  lancer 
au  Sud  de  Carency  l'attaque  des  4  bataillons  de  la  43e  division 
d'infanterie;  2°  d'essayer  d'infléchir  un  peu  plus  vers  le  Sud- 
Ouest  l'axe  d'attaque  Nord-Sud  donnée  la  veille  à  la  13e  division 
d'infanterie. 

Le  général  de  Maud'huy  disait  : 

—  La  situation  au  premier  abord  paraît  critique,  nous 
sommes  toujours  menacés  d'être  encerclés  autour  d'Arras  ;  si  je 
lâche  cette  brigade  et  si  quelque  chose  craque  quelque  part. . .  il  ne 
me  restera  plus  qu'un  régiment  disponible  pour  boucher  le  trou. 

A  9  heures,  les  aviateurs  de  l'armée  entrèrent,  annonçant 
l'arrivée  d'un  grand  nombre  d'escadrilles  ;  le  lieutenant-colonel 
des  Vallières  leur  demanda  d'aller  immédiatement  «  lancer  des 
bombes  sur  la  région  de  Neuville-Sain  t-Vaast-Givenchy,  » 
et  le  général  de  Maud'huy,  en  les  mettant  au  courant  de  la 
situation,  leur  dit  qu'il  estimait  qu'en  lançant  à  l'attaque  sa 
brigade  de  chasseurs,  il  allait  «  jouer  sa  dernière  carte  »  et  «  le 
tout  pour  le  tout.  » 

Des  renseignements  de  la  cavalerie  furent  apportés  à  ce 
moment  : 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aRRAS.  845 

Le  général  Conneau  rendait  compte  qu'il  avait  rassemblé  ses 
deux  corps  comme  suit,  face  au  Sud-Est  par  divisions  accolées  : 

1er  corps  :  l™  division  de  cavalerie  :  Gouy-en-Johelle  ; 
10e  division  de  cavalerie  :  Bouvigny;  3e  division  de  cavalerie  : 
Bully-Grenay. 

2e  corps  :  5e  division  de  cavalerie  :  Les  Brebis;  4e  division 
de  cavalerie  :  Vermelles  ;  6e  division  de  cavalerie  :  en  cours  de 
débarquement  à  Béthune. 

Lille  était  toujours  à  nous. 

Un  renseignement  secret  (probablement  un  radiotélégramme 
intercepté)  apprenait  enfin  que  les  Allemands  étaient  décidés 
«  à  ne  pas  nous  lâcher  aujourd'hui  et  à  nous  encercler.  » 

Alors,  avant  de  laisser  partir  les  aviateurs,  le  général  de 
Maud'huy  chargea  l'un  d'eux  de  porter  immédiatement  en 
avion  à  La  Bassée,  malgré  le  mauvais  temps,  l'ordre  déjà  pré- 
paré pour  le  général  Maistrd 

D'après  cet  ordre,  il  était  dit  au  21e  corps  qu'il  y  aurait 
avantage  à  ce  que  l'action  de  la  13e  division  se  fit  sentir  un 
peu  plus  à  l'Ouest,  c'est-à-dire  vers  Liévin  et  Givenchy  et  n'allât 
pas  risquer  de  se  perdre  à  Lens...  Il  y  était  ajouté  que,  lorsque 
cette  attaque  se  ferait  sentir,  et  «  qu'ils  commenceraient  à 
plier,  »  le  général  de  Maud'huy  lâcherait  sa  dernière  grande 
réserve  :  la  brigade  de  chasseurs.  Le  général  de  Maud'huy  y 
ajoutait  enfin  qu'il  désirait  que  «  l'attaque  du  général  Baquet 
fût  lancée  pour  midi.  »  (Or,  il  était  déjà  9  heures  15...) 

Les  aviateurs  partirent.  Le  temps  était  froid,  brumeux. 
Un  calme  relatif  semblait  s'être  produit.  Malgré  la  proximité 
du  front  de  bataille,  Ton  n'entendait  plus  grand' chose  gronder 
de  ce  côté.  —  Les  corps  d'armée  rendaient  compte  qu'ils 
n'avaient  plus  de  munitions...  c'était  la  plainte  continuelle  et 
comme  le  «  leit  motif  »  de  cette  bataille... 

Il  était  10  heures,  le  général  de  Maud'huy  était  occupé  à 
écrire  un  ordre  au  corps  provisoire  pour  lui  recommander  de 
«  maintenir  à  tout  prix  l'occupation  d'Arras,  »  lorsqu'il  se 
retourna  brusquement  vers  moi  en  me  disant  : 

—  Ehl  le  canon... 

A  cet  instant,  la  porte  s'ouvrit,  et  le  général  Foch  pénétra 
dans  la  salle,  l'air  énergique  et  décidé. 

Nous  n'attendîmes  pas  qu'il  nous  mît  dehors  pour  repasser 
dans  la  salle  à  cùté,  et  il  resta  de  nouveau  seul  avec  le  général 


846  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Maud'huy  et  le  lieutenant-colonel  des  Vallières.  Au  bout  de 
dix  minutes  celui-ci  vint  nous  trouver  et  nous  confia  : 

—  Le  général  Foch  a  dit  :  «  Faites-vous  amocher  jusqu'au 
dernier,  ?nais  tenez  connue  des  poux.  Pas  de  repli.  Tout  à 
l'attaque.  » 

Et  il  ajouta  : 

—  Il  paraît  que  les  Allemands  «  sont  aussi  amochés  que 
nous,  »  ça  en  dit  long;...  mais  ils  ont  plus  de  munitions! 

Et  immédiatement  il  remit  à  l'un  de  nous  l'ordre  d'attaque 
à  porter  à  la  brigade  de  chasseurs. 

Ainsi,  le  sort  en  était  jeté.  On  allait  y  aller  de  «  sa  dernière 
carte  »...  sanssavoir  ce  que  devenaientla  13e division  d'infanterie 
et  la  cavalerie. 

A  11  heures  30,  un  officier  venait  rendre  compte  de  la  façon 
dont  était  lancée  l'attaque  de  la  brigade  Olleris  :  3  bataillons 
en  première  ligne,  1  bataillon  en  réserve;  et  l'on  remettait  au 
général  de  Maud'huy  la  traduction  d'un  radiotélégramme  alle- 
mand intercepté  pendant  la  nuit  :  c'était  un  radio  de  la 
IVe  armée  à  Marwitz,  daté  du  5  octobre,  23  heures  15,  et  pres- 
crivant au  corps  de  cavalerie  n°  2  de  tourner  la  résistance 
ennemie  sur  les  hauteurs  de  Bouvigny  et  d'agir  contre  le  flanc 
gauche  ennemi. 

Le  lieutenant-colonel  des  Vallières  fil  un  croquis  où  il  tra- 
duisit ce  renseignement  par  un  vaste  mouvement  enveloppant, 
partant  de  Douai,  passant  par  Lille  et  !>ailleul  et  se  rabattant 
sur  notre  gauche  à  Béthune...  Le  général  de  Maud'huy  ordonna 
alors  d'arrêter  les  débarquements  de  la  6e  division  de  cavalerie 
à  Béthune  et   de   les  reporter  plus  au  Sud. 

A  midi,  le  général  de  Maud'huy  apprit  que  le  10e  corps  avait 
définitivement  perdu  Beaurains  dans  la  matinée  ;  et,  à  13  heures, 
n'ayant  reçu  aucune  nouvelle  de  l'attaque  de  la  13e  division 
sur  Liévin  ou  sur  Lens  et  de  la  masse  de  cavalerie  sur  Gi- 
venchy,  il  me  donna  mission  d'aller  voir  le  général  Gonneau  et 
le   général  Maistre  pour  leur  demander  «  ce  qui  se  passait.  » 

Le  lieutenant-colonel  des  Vallières  me  chargea  en  outre 
verbalement  d'exposer  au  général  Gonneau  comment  le  général 
de  Maud'huy  envisageait  ta  parade  à  faire  contre  le  mouvement 
de  Marwitz  :  le  corps  de  Mitry  devait  cesser  de  prendre  part  à 
l'attaque  générale  sur  Givenchy,  faire  face  au  Nord,  avec  mis- 
sion de  barrer  à  Marwitz  la  route  de  Bailleul  à  Béthune.  Enfin, 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aRRAS.  847 

je  devais  dire  au  général  Conneau  que  sa  ligne  de  communica- 
tion serait  par  Houdain  où  il  ferait  également  bien  de  replier 
son  Quartier  général. 

Je  passai  d'abord  à  13  heures  10  au  poste  de  commande- 
ment du  «  Pendu  »  où  le  général  Lanquetot,  commandant  la 
i3e  division  d'infanterie,  attendait  les  résultats  de  l'attaque  des 
chasseurs.  On  ne  savait  rien  encore,  sinon  que  les  éléments  de 
la  division  Fayolle  qui  devaient  agir  en  liaison  avec  les  chasseurs 
étaient  «  épuisés.   »   Pas  de  nouvelles,  mauvaises  nouvelles... 

Après  une  demi-heure  de  vaine  attente,  je  passai  prendre  la 
situation  à  13  heures  40  à  la  lre  division  de  cavalerie  au  bois 
de  Verdrel  et  lui  apporter  quelques  renseignements  sur  l'attaque 
de  la  43e  division  d'infanterie  qu'elle  devait  particulièrement 
soutenir  «  en  cherchant  à  attirer  le  plus  de  monde  possible 
au  Nord  de  Carency  vers  Ablain-Saint-Nazaire.  » 

J'eus  l'impression  très  nette  que  les  ordres  à  la  cavalerie 
étaient  arrivés  trop  tard  et  que,  la  nuit  approchant,  il  ne  fallait 
décidément  pas  beaucoup  compter  sur  elle  aujourd'hui...  Ainsi 
tombaient  a  l'eau  tous  les  beaux  ordres,  toutes  les  énergiques 
instructions  que  j'avais  été  chargé  d'apporter  le  matin  au 
général  Conneau... 

Il  devait  d'ailleurs  y  avoir  d'autres  raisons  :  fatigue,  épui- 
sement, armement  insuffisant,  effectifs  fondus.  J'allais  le 
savoir. 

A  15  heures,  je  rencontrai  le  général  Conneau  à  son  poste 
de  commandement  de  Nœux-les-Mines.  Je  lui  exposai  ce  que 
j'avais  a  lui  dire  de  la  part  du  général  de  Maud'huy;  il  me 
répondit  que  la  4°  division  de  cavalerie  avait  déjà  reçu  l'ordre 
de  se  porter  vers  Pont-à-Vendin  à  la  gauche  de  la  13e  division 
d'infanterie  débouchant  de  la  Bassée  sur  Liévin;  et  il  pres- 
crivit immédiatement  le  repli  de  son  Quartier  général  à  Hou- 
dain. Puis  il  fit  préparer  les  ordres  pour  le  corps  de  Mitry  en 
conformité  des  instructions  du  général  de  Maud'huy. 

Il  m'apprit  alors,  —  cela  devenait  vraiment  amusant,  —  que 
nous  venions  d'intercepter  un  radiotélégramme  allemand  de 
Marwitzà  l'Empereur  ainsi  conçu  :  «  Je  renonce  à  percer,  j'ai 
trop  de  cavalerie  devant  moi.  »  (Ce  Marwitz  nous  renseignait 
vraiment  très  bien.') 

Les  officiers  de  l'Etat-major  du  général  Conneau  m'expli- 
quèrent alors  l'état   dans    lequel  se  trouvait  la  cavalerie  fran- 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

çaise  et  les  causes  profondes  de  ses  difficultés  présentes.  Je 
crois  pouvoir  résumer  ainsi  ce  qui  me  fut  dit  : 

—  Nous  sommes  évidemment  fatigués  comme  tout  le 
monde,  mais  nos  chevaux  ont  tout  particulièrement  souffert  de 
la  grande  randonnée  de  Belgique,  puis  de  la  retraite  et  de  la 
bataille  de  la  Marne  ;  en  ce  moment,  nous  sommes  réduits, 
faute  de  chevaux,  à  40  sabres  par  escadron;  nous  avons  bien 
deux  groupes  automobiles,  mais  personne  à  mettre  dedans.  Il 
faudrait  que  l'armée  nous  donnât  deux  bataillons  à  cet  usage. 
Nos  groupes  cyclistes  ont  subi  des  pertes  effrayantes  et  sont 
réduits  à  100  cyclistes  par  divison...  Vous  me  direz  qu'aux 
trains  régimentaires  nous  avons  60  cavaliers  démontés  par 
escadron?  C'est  exact,  mais  ils  ne  sont  ni  armés  ni  équipés 
pour  être  employés  en  ce  moment  comme  infanterie...  Rappe- 
lez-vous qu'ils  n'ont  pas  de  baïonnette,  et  pas  de  sac!... 
Ajoutezenfin  atout  cela  que,  par-dessus  tout,  nos  cadres  et  nos 
hommes  n'ont  pas  été  instruits  en  vue  de  la  nouvelle  formr  de 
guerre  qui  se  trouve  être  imposée  aujourd'hui  à  la  cavalerie,  et 
que  ni  dans  notre  organisation,  ni  dans  notre  dressage,  ni  dans 
notre  armement,  ni  dans  notre  équipement,  ni  dans  nos  effec- 
tifs nous  ne  sommes  «  au  point;  »  ajoutez  à  cela  que  depuis 
deux  mois,  il  ne  se  passe  pas  deux  jours  de  suite  sans  que  le 
commandement  ne  nous  demande  de  «  nous  sacrifier...  »  et 
que  sans  cesse  «  nous  y  sommes  allés  »  et  «  y  irons  jusqu'au 
dernier.  » 

A  17  heures  30,  je  quittais  le  poste  de  commandement  du 
général  Conneau  et  je  voulus  aller  en  auto  jusqu'à  La  Bassée 
voir  le  général  Maistre,  comme  j'en  avais  reçu  mission.  Mais 
entre  Sailly  et  Annequin,  une  panne  me  cloua  sur  place  pen- 
dant deux  heures...  La  route  était  jonchée  de  cadavres  de  che- 
vaux; de  grandes  lueurs  d'incendie  mêlées  aux  lueurs  des  dé- 
parts illuminaient  l'horizon  vers  Lens  et  Liévin. 

Je  pus  cependant  très  tard  me  présenter  à  Béthune  au 
général  Maistre  qui  me  dit  que  «  l'attaque  de  la  13e  division 
d'infanterie  au  Sud  de  La  Bassée  avait  été  retardée  pour  des 
raisons  qui  n'étaient  pas  encore  précisées...  »  et  vers  21  heures  30, 
je  pus  rejoindre  a  Saint-Pol  le  général  de  Maud'huy  qui  atten- 
dait mes  renseignements  pour  achever  l'ordre  d'opérations  pour 
le  lendemain  :  rien  n'avait  réussi  comme  on  l'avait  espéré,  ni 
l'attaque  des  chasseurs,  ni  celle  de  la  cavalerie,  ni  celle  de  la 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aRRAS.  819 

division  Baquet.  Le  front  de  l'armée  etniL  précisé  de  Beaumetz 
à  Arras  (10e  corps)  ;  d'Arras  à  la  Targette  (corps  provisoire); 
et  de  Garency  à  Aix-Nouletle  (43e  division  d'infanterie  et  cava- 
lerie). Mais  il  était  assez  «  flou  »  devant  la  13e  division  d'infan- 
torie  qui, d'après  ce  que  m'avait  dit  le  général  Maistre,  «  devait 
être  vers  Loos  et  Fosse-Calonne  avec  un  détachement  à  Pont-à- 
Vendin  et  peut-être  de  la  cavalerie  vers  Garvin  (4e  division  de 
cavalerie.)  » 

L'armée  n'avait  plus  comme  réserve  que  le  449e  régiment 
d'infanterie  et  un  groupe  d'artillerie  à  Aubignyet  Gambligneul. 

Le  lendemain,  au  point  du  jour,  pendant  que  le  10e  corps  et 
le  corps  provisoire  maintiendraient  leurs  positions,  tout  le  reste 
de  l'armée  au  Nord  de  La  Targette  devait  reprendre  l'attaque 
concentrique  sur  Vimy  : 

—  La  13e  division  d'infanterie  par  Lens  et  Liévin; 

—  La  43e  division  d'infanterie  par  Garency. 

Le  Ier  corps  de  cavalerie  devait  agir  entre  ces  deux  attaques 
surNotre-Dame-de-Lorette,  avec  mission  ultérieure  de  se  porter 
en  entier  à  l'aile  gauche  de  la  13e  division  de  l'infanterie, 
lorsque  les  13e  et  43e  divisions  auraient  suffisamment  avancé 
pour  être  en  liaison  étroite. 

A  ce  moment,  la  43e  division  d'infanterie  devait  passer  aux 
ordres  du  général  commandant  le  21e  corps  d'armée;  et  l'armée 
devait  se  trouver  ainsi  organisée  et  constituée  logiquement, 
comme  suit,  de  la  droite  à  la  gauche,  sans  mélange  d'unités  : 
10e corps,  corps  provisoire,  21ecorps,  leret  2e  corps  de  cavalerie. 

Ainsi  se  terminait,  par  un  «  second  coup  nul,  »  cette  journée 
du  6  octobre,  où,  comme  à  la  bataille  du  2  octobre,  nous  avions 
été  en  droit  d'espérer  un  beau  succès,  grâce  à  l'entrée  en  action 
par  surprise  de  nouvelles  forces  importantes. 

Lé  lendemain,  malheureusement,  nous  allions  apprendre, 
une  fois  de  plus,  qu'il  ne  faut  décidément  pas  à  la  guerre  être 
obligé  de  remettre  au  lendemain  ce  qu'on  aurait  pu  réussir  la 
veille. 

VII.  —  LA    BATAILLE    DU    7    OCTOBRE 

Le  général  de  Maud'huy  arriva  è  6  h.  30  au  poste  de  com- 
mandement d'Aubigny.  Il  y  apprit  que  les  positions  du 
10e  corps  et  du  corps  provisoire  avaient  été  maintenues  pen- 

TOME  LVHI.  —  1920.  54 


8oO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dant  la  nuit,  mais  que  l'ennemi  bombardait  violemment  Arras 
qui  brûlait.  Aucune  précision  n'était  parvenue  sur  les  causes 
du  retard  de  la  13e  division  d'infanterie  et  sur  son  front. 

A  8  h.  30,  je  reçus  mission  d'aller  en  liaison  auprès  des 
généraux  Maistre  et  Conneau. 

Le  général  de  Maud'huy  demandait  au  général  Maistre  de 
lancer  «  dès  que  possible  »  l'attaque  de  la  13e division  d'infanterie 
dans  la  direction  d'Angres  et  de  Liévin,  de  la  pousser]avec  «  une 
extrême  énergie  »  et  de  soutenir  par  une  fraction  d'infanterie 
l'attaque  de  la  cavalerie  sur  Notre-Dame-de-Lorette;  puis  il 
ajouta  :  «  Je  compte  sur  lui.  11  aura  l'honneur  de  la  décision, 
je  l'espère.  Qu'il  leur  tombe  sur  le  poill  » 

A  9  h.  33  j'arrivais  au  poste  de  commandement  du  général 
Maistre  installé  à  la  halte  de  Mazingarbe.  J'y  apprenais  que, 
dans  les  premières  heures  de  la  matinée,  l'attaque  principale  de 
la  13e  division  d'infanterie  était  «  préparée  »  dans  la  direction 
de  Fosse-Calonne  et  de  la  crête  Nord  de  la  halte  de  Liévin  où 
l'ennemi  avait  creusé  des  tranchées.  A  la  gauche  de  la  13e  divi- 
sion d'infanterie,  un  détachement  tenait  Loos  et  se  disposait, 
tout  en  maintenant  l'occupation  de  ce  village,  à  agir  par  la 
cote  70  vers  Lens  en  liaison  vers  Pont-à-Vendin  avec  une  bri- 
gade de  la  4e  division  de  cavalerie. 

A  10  heures,  le  colonel  de  Boissoudy,  chef  d'état-major  du 
général  Maistre,  portait  lui-même  au  général  Baquet,  com- 
mandant la  13e  division  d'infanterie,  l'ordre  de  faire  ouvrir  le 
feu  immédiatement  sur  Angres  et  Liévin,  et  d'attaquer. 

Ali  heures  45,  j'étais  à  Nœux-les-Mines  au  poste  de  com- 
mandement du  général  Conneau  et  je  lui  remettais  les  lettres  et 
instructions  que  le  général  de  Maud'huy  m'avait  confiées  pour 
lui  et  pour  le  général  de  Mitry.  C'est  à  ce  moment  que  progres- 
sait un  peu  vers  l'Est  l'attaque  des  chasseurs  au  Sud  de  Carency 
et  qu'Arras  violemment  bombardé  était  vainement  attaqué  par 
l'ennemi. 

Le  général  Conneau  m'apprit  alors  que  l'attaque  de  la  cava- 
lerie sur  Notre-Dame  de  Lorette  paraissait  se  heurter  à  des 
difficultés,  et  que  la  première  division  de  cavalerie  chargée  de 
l'attaque  par  les  bois  de  Bouvigny  n'avait  pas  pu  déboucher 
des  lisières  Est  de  ces  bois.  En  revanche,  la  3e  division  de, cava- 
lerie chargée  de  l'attaque  par  les  pentes  Nord  de  la  chapelle 
avait  pu  prendre  pied  dans  les  petits  bois  du  château  de  Nou- 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aRRAS.  851 

lelte.  Il  ajoutait  qu'à  son  avis,  Notre-Dame  de  Lorette  parais- 
sait «  solidement  tenue  par  l'ennemi.  » 

A  13  heures,  je  me  rendis  à  Bouvigny  où  j'appris  que  le 
général  commandant  la  3e  division  de  cavalerie  avait  rois 
10  escadrons  pied  à  terre  dans  les  bois  de  Noulette  à  raison  de 
35  cavaliers  par  escadron;  puis  à  13  heures  15,  j'arrivais  sur  la 
crête  des  bois  de  Bouvigny  où  je  fus  arrêté  par  un  groupe  de 
batteries  à  cheval  qui  tiraient  eu  travers  de  la  route.  C'était 
l'artillerie  de  la  première  division  de  cavalerie  «  chargée  de 
l'attaque  »  de  la  Chapelle  de  Notre-Dame  de  Lorette  par  l'Ouest. 

Le  général  était  debout  sur  le  talus  du  chemin.  Je  me 
présentai  à  lui  et  lui  demandai  des  renseignements  sur  sa 
situation. 

—  C'est  bien  simple,  me  répondit-il.  J'ai  trois  brigades  et 
un  groupe  cycliste.  J'ai  engagé  sur  la  crête  mon  groupe 
cycliste  et  une  brigade  chargée  du  combat  à  pied.  J'ai  placé  à 
leur  droite  la  seconde  brigade  avec  mission  de  profiter  de  la 
première  occasion  favorable  pour  intervenir  à  cheval  par  le 
combat  à  l'arme  blanche;  et  j'ai  gardé  en  réserve  ma  brigade 
de  cuirassiers,  là,  derrière  moi.  Le  groupe  d'artillerie  prépare 
et  soutient  l'attaque  de  la  brigade  à  pied  et  du  groupe  cycliste. 

J'allai  voir  le  général  commandant  la  brigade  de  dragons 
chargée  du  combat  à  pied  : 

—  C'est  bien  simple  :  j'ai  deux  régiments  et  un  groupe 
cycliste,  me  répondit-il ,  j'ai  chargé  un  régiment  de  l'attaque  à 
pied  avec  le  groupe  cycliste  et  j'ai  mis  l'autre  régiment  là  à 
côté  de  moi  en  réserve  à  cheval,  prêt  à  intervenir  à  la  pre- 
mière occasion  favorable  sur  la  crête. 

Je  n'ai  pas  pu  voir  le  colonel  commandant  le  régiment 
chargé  de  l'attaque  à  pied,  mais  il  est  probable  qu'il  a  du 
également,  comme  le  prescrivait  le  règlement,  mettre  deux  ou 
trois  escadrons  pied  à  terre  avec  le  groupe  cycliste  et  conserver 
un  ou  deux  escadrons  disponibles  près  de  lui  comme  réserve 
à  cheval. 

—  Et  les  effectifs,  mon  général? 

—  Trente-cinq  cavaliers  à  pied  par  escadron  et  une  centaine 
de  cyclistes. 

Résultats  :  l'attaque  «  à  fond  »  sur  Notre-Dame-de-Lorette 
prescrite  à  tout  le  corps  de  cavalerie  avait  été  menée  effective- 
ment, du  côté  des  bois  de  Noulette,  par  300  cavaliers  pied  à  terre, 


852 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


plus  100  cyclistes,  et  du  côté  des  bois  de  Bouvigny  par  100 
ou  200  cavaliers  pied  à  terre  églement,  renforcés  par  les  débris 
du  groupe  cycliste  de  la  division  :  total  de  6  à  700  hommes  dont 
200  seulement  environ  avaient  des  baïonnettes.  Il  n'y  avait  donc 
rien  d'étonnant  qu'ainsi  réduite  à  l'engagement  de  moins  d'un 
bataillon,  l'attaque  du  corps  de  cavalerie  eût  échoué. 

C'était  là  une  triste  illustration  de  ce  que  j'avais  entendu  la 
veille.  Malgré  la  bravoure  éclatante  et  le  dévouement  inlassable 
des  cadres  et  des  cavaliers,  il  était  évident  qu'avec  un  pareil 
armement,  de  pareils  effectifs  et  un  tel  règlement,  la  cavalerie 
française  ne  pouvait  répondre  à  ce  qu'on  lui  demandait... 

Je  repartis  rendre  compte  au  général  de  Maud'huy  et  lui 
proposai  de  donner  un  ou  deux  bataillons  au  général  Gonneau. 
Après  avoir  fouillé  a  ses  fonds  de  tiroir,  »  il  décida  de  lui  affecter 
un  bataillon  de  chasseurs  à  pied. 

A  16  heures,  nous  venions  d'apprendre  qu'une  forte  colonne 
ennemie  de  toutes  armes  avait  été  vue  en  marche  à  midi  de  l'Est 
vers  Arras,  lorsqu'arriva  le  général  Foch  : 

—  Comment  ça  va? 

—  Ni  bien  ni  mal,  lui  répondit  le  général  de  Maud'huy;  et 
ils  disparurent  dans  la  pièce  à  côté. 

Il  résulta  du  conseil  de  guerre  qui  fut  tenu  là  de  16  heures 
à  16  heures  30  un  ordre  particulier  sensationnel  au  21e  corps 
et  au  2e  corps  de  cavalerie,  que  je  fus  chargé  de  porter  vers 
17  heures  30  au  général  Maistre  pendant  qu'un  autre  officier 
partait  auprès  des  généraux  Conneau  et  Mitry. 

Les  Anglais  arrivaient.  Les  premiers  corps  britanniques 
allaient  débarquer  dans  la  région  Béthune,  Saint-Omer.  Pour 
aider  le  2e  corps  de  cavalerie  à  couvrir  leurs  débarquements,  le 
1er  corps  de  cavalerie  devait  être  retiré  de  la  région  Sud  du 
canal  de  la  Bassée  et  devait  rejoindre  au  Nord,  le  lendemain, le 
2e  corps  de  cavalerie  (gros  vers  Me.rville).  Pour  compenser  ce 
retrait  de  forces  au  Sud  du  canal  de  la  Bassée,  le  général  Maistre 
devait  faire  rallier  le  lendemain  à  la  bataille  vers  Lens  la  plus 
grande  partie  du  détachement  de  la  13e  division  d'infanterie 
qu'il  avait  laissée  le  5  au  soir  dans  la  région  de  Lille  sous  les 
ordres  du  général  Dumézil  avec  mission  de  tenir  le  canal  de 
Lille  inclus  aux  Baraques  de  Bauvin.  Seuls,  3  bataillons  de  ter- 
ritoriaux, 1  bataillon  actif  du  21e  corps  d'armée  et  1  batterie 
devaient  rester  là-bas  sous  les  ordres  du  lieutenant-colonel  de 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    D  ARRAS.  853 

Pardieu  pour  défendre  Lille  et  le  canal.  C'était  bien  peu  de 
monde  pour  un  front  de  plus  de  vingt-cinq  kilomètres... 

La  ville  de  Lille  et  sa  «  garnison  »  paraissaient  ainsi  consi- 
dérées comme  sacrifiées. 

Et  à  17  heures  45,  pendant  que  le  lieutenant-colonel  des 
Vallières  téle'plionait  pour  la  première  fois  à  la  préfecture  de 
Lille,  je  partais  pour  la  Halte  de  Mazingarbe. 

A  19  heures,  le  général  Maistre  donnait  ses  nouveaux  ordres 
en  conformité  de  ceux  que  je  venais  de  lui  apporter  et  me  mit 
au  courant  de  ce  qui  s'était  passé  à  la  13e  division  d'infanterie. 

L'attaque  principale  commandée  par  le  général  B...,  pré- 
parée depuis  l'aube,  et  dont  le  déclenchement  avait  été  ordonné 
à  10  heures  par  le  général  Maistre  ne  s'était  produite  qu'avec 
un  retard  énorme,  vers  19  heures...  ne  pouvant  ainsi  suffisam- 
ment appuyer  l'effort  fait  par  la  3e  division  de  cavalerie  de  Nou- 
lette  sur  Notre-Dame  de  Lorette  et  ayant  donné  à  l'ennemi  tout 
le  temps  de  se  renforcer  à  Angres,  à  Liévin  et  à  Lens...  Elle 
avait  finalement  à  peu  près  échoué  sur  toute  la  ligne;  seuls, 
vers  17  heures,  des  éléments  de  la  colonne  de  droite  avaient 
atteint  la  Halte  de  Liévin. 

C'était  navrant,  d'autant  plus  que  l'opinion  du  général 
Maistre  était  qu'il  y  avait  peu  de  chose  à  sa  gauche  vers  Carvin 
(de  la  cavalerie  et  de  l'artillerie  et  pas  d'infanterie)  et  que  le 
contour  apparent  de  la  région  de  Lille  était  heureusement 
resté  le  même  pour  l'ennemi  depuis  le  5,  ce  qui  avait  dû 
l'obliger  à  élargir  vers  le  Nord  le  «  mouvement  tournant  » 
qu'on  lui  supposait. 

Le  général  Maistre  me  cita  pour  finir  l'opinion  du  général 
Hély  d'Oissel,  commandant  la  division  de  cavalerie  qui  opérait 
vers  Ar  menti  ères,  d'après  lequel  les  corps  de  cavalerie  alle- 
mands engagés  par  l'ennemi  devant  Béthune  étaient  destinés  à 
nous  altirer  au  Sud  de  Lille  et  à  «  masquer  un  grand  mouve- 
ment plus  au  Nord  vers  Ypres  et  l'Yser.  » 

En  rentrant  à  23  heures  à  Saint-Pol,  je  mis  au  courant  de  la 
situation  Je  général  de  Maud'huy  qui  avait  déjà  donné  à 
20  heures  l'ordre  d'opérations  pour  le  lendemain,  d'après 
lequel  «  les  directives  de  la  veille  étaient  maintenues.  » 

La  situation  s'était  à  peu  près  stabilisée  pendant  la  journée 
tout  autour  d'Arras,  malgré  de  violentes  attaques  ennemies  contre 
la  ville  que  les  Allemands  n'avaient  pas  prise  et  ne  devaient  pas 


854  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prendre.  Seuls  nos  chasseurs  avaient  encore  gagné  un  peu  de 
terrain  vers  l'Est  sur  les  hauteurs  Sud  d'Ablain-Saint-Nazaire  et 
sur  les  plateaux  de  Garency  dont  ils  avaient  enlevé  les  maisons 
Ouest. 

Ainsi  finissait  cette  dernière  journée  de  la  bataille  d'Arras. 
Les  grands  coups  allaient  maintenant  se  donner  plus  au  Nord, 
et,  des  deux  côtés,  nous  allions  cette  fois-ci  «  courir  à  la  mer.  » 

VIII.    —    LA    STABILISATION    DE    LA   10*    ARMÉE 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  le  front  d'Arras  resta  inaclif  à 
partir  du  8  octobre.  Loin  de  là,  mais  il  ne  subit  autour  de  la 
ville  héroïque  que  des  lluctuations  insignifiantes,  les  armées 
adverses  étant  épuisées,  les  forces  opposées  s'étant  à  peu  près 
équilibrées,  et  les  renforts  frais  qui,  de  part  et  d'autre,  furent 
amenés  n'étant  parvenus  à  faire  subir  au  front  que  des  modifi- 
cations de  détail. 

Le  8  octobre,  l'attaque  fut  reprise  par  nous  au  Nord  d'Arras. 
Deux  points,  celui  de  Notre-Dame-de-Lorette  et  celui  de  Sou- 
ciiez, concentraient  sur  eux  l'émotion  et  l'intérêt  au  poste  de 
commandement  d'Aubigny.  Le  général  de  Maud'huy  «  voulait 
la  Chapelle,  »  et  il  avait  promis  deux  croix  et  dix  médaille?  nu 
corps  de  cavalerie  s'il  y  entrait.  A  chaque  arrivée  d'un  officier, 
il  attendait  un  renseignement  sur  ce  point.  Tout  semblait 
converger  autour  de  cette  position  dominante,  devenue  si  célèbre 
depuis  lors. 

Pour  la  faire  tomber  par  le  Sud,  le  général  Lanquetot  rece- 
vait à  16  heures  l'ordre  de  relancer  l'attaque  des  chasseurs  sur 
Carency. 

Pour  la  faire  tomber  par  le  Nord,  le  général  Maistre  était 
allé  lui-même  sur  le  champ  de  bataille  diriger  les  opérations  de 
toute  la  13e  division  d'infanterie  dans  la  direction  générale  de 
Souchez. 

Le  général  de  Maud'huy  attachait,  en  effet,  à  Souchez  une 
grande  importance.  Il  pensait  que  l'ennemi  ne  pourrait  tenir 
dans  Souchez  à  la  fois  face  au  Nord  et  face  au  Sud,  et  il  avait, 
en  somme,  donné  Souchez  comme  objectif  d'ensemble  au 
21e  corps.  Mais  tout  échoua... 

Le  9  octobre,  après  avoir  donné  à  l'armée  un  ordre  de  défen- 
sive générale,  sauf  au  Nord  contre  Notre-Dame-de-Lorette,  le 


SOUVENIRS    DE    LA    BATAILLE    d'aBRAS.  855 

général  de  Maud'huy  essaya  encore  sans  résultat,  vers  midi, de 
pousser  en  avant  l'ensemble  de  son  armée  :  tous  les  corps  qui 
n'étaient  pas  attaqués  devaient  attaquer;  ceux  qui  l'étaient 
devaient  attaquer  dès  que  possible. 

Le  surlendemain  soir,  à  Saint-Pol,  je  découvris  sous  un 
toit  «  mon  bureau,  »  car  j'avais  un  bureau...  Au  dehors,  un 
be*u  soir  d'automne  idéalisait  les  bois  à  demi  rouilles,  un 
beau  soir  mélancolique  qui  tombait  sur  l'Artois  où  grondait 
la  bataille,  où  nos  braves  gens  mouraient  dans  les  tran- 
chées, où  d'autres,  en  colonne  sur  les  routes,  rejoignaient  le 
combat... 

Nous  avions  fini  par  prendre  la  Chapelle  de  Lorette. 

Le  40e  corps  avait  été  passé  à  la  2e  armée  dont  le  front 
allait  au  Nord  jusqu'à  la  Scarpe. 

Le  12,  un  ordre  parut,  fixant  «  des  heures  de  bureau.  »  La 
seule  distraction  de  la  journée  fut  l'éclatement  d'une  bombe 
d'avion.  A  notre  gauche  on  disait  que  les  Anglais  avançaient, 
et  que  Vermelles  était  fortement  attaqué  par  les  Allemands. 

Après  avoir  perdu  ce  village,  le  général  de  Maud'huy 
chargea  la  58e  division  de  réserve  qui  venait  de  nous  arriver 
en  auto  de  le  reprendre...  Je  me  rappelle  avoir  assisté  à 
l'attaque  du  15  octobre,  à  la  nuit  tombée,  devant  Vermelles  en 
flammes,  à  l'angle  d'une  maisonnette  où  crépitaient  les  balles, 
et  où,  à  côté  du  colonel  G.,  je  regardais  le  combat  qui  conti- 
nuait en  pleine  nuit.  La  ligne  de  tirailleurs  était  là,  devant 
nous,  dans  un  champ,  nez  à  nez  avec  l'ennemi.  Nos  hommes 
tiraient  sans  savoir  où,  devant  eux,  à  l'aveuglette,  sur  les  lueurs 
d'incendie,  où,  parfois,  il  leur  semblait  que  se  profilaient  les 
silhouettes  des  Allemands. 

Je  me  rappelle  aussi  que  vers  la  même  époque  je  fus  envoyé 
à  Arras...  Je  retrouvais  un  Arras  bombardé,  brûlé,  déjà  à 
moitié  détruit,  les  rues  défoncées,  l'Hôtel  de  Ville«en  ruines,  la 
place  bouleversée,  les  pignons  à  demi  brisés  et  dressant  encore 
leurs  fines  découpures  autour  du  donjon.  Celui-ci  se  profilait 
encore  dans  le  ciel  gris  où  des  rafales  d'obus  éclataient  autour 
d'un  joli  avion  français  qui  évoluait  sans  s'en  soucier. 

Des  sculptures,  des  colonnades,  des  précieuses  boiseries,  des 
riches  ferronneries,  comme  des  vieilles  maisons  qui  entou- 
raient la  place,  rien  ne  restait  que  des  pans  de  murs  et  des 
ruines  fumantes...  mais  restées  françaises  1... 


8oG  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  bataille  d'Arias  se  terminait  ainsi  sur  place  comme 
la  bataille  de  l'Aisne  dont  elle  avait  été  le  prolongement  et  le 
dernier  acte. 

Ni  les  Allemands,  ni  les  Français  n'avaient  réussi  à  s'y 
«  tourner;  »  ni  les  uns  ni  les  autres  n'y  étaient  parvenus  à  une 
«  décision.  » 

Mais  s'il  est  vrai  que  nous  n'avions  pas  pu  remplir  notre 
première  mission,  celle  qui  nous  avait  été  donnée  le  30  sep- 
tembre par  le  général  de  Castelnau  et  qui  consistait  à  agir 
«  d'Arras  sur  Bapaume  »  sur  «  l'aile  droite  des  forces  alle^ 
mandes,  »  du  moins  avions-nous  sans  aucun  doute  empêché 
l'ennemi  d'exécuter  contre  nous-mêmes  la  menace  que  nous 
devions  réaliser  contre  lui. 

En  lui  fermant  les  portes  d'Arras,  en  lui  barrant  les  routes 
de  Doullens  et  de  Saint-Pol,  la  10e  armée  a  permis  la  manœuvre 
d'Ypres  et  la  victoire  de  l'Yser;  elle  a  assuré  l'intégrité  des 
communications  de  la  France  et  de  la  Grande-Bretagne;  et  elle 
a  contribué  pour  une  part  essentielle  à  permettre  entre  ces 
deux  grandes  nations  la  collaboration  militaire  et  économique, 
qui  devait,  plus  tard,  avec  l'aide  américaine  et  en  dépit  de  la 
défection  russe,  assurer  à  nos  armes  une  gloire  immortelle  et 
nous  permettre  de  gagner  d'une  manière  décisive  «  la  plus 
grande  bataille  de  l'Histoire.   » 

Que  l'honneur  en  soit  rendu  au  dévouement  du  10e  corps, 
du  corps  provisoire,  du  21e  corps  et  des  1er  et  2e  corps  de  cava- 
lerie, dont  tant  de  braves  sont  tombés  dans  les  champs  et  les 
bois  de  l'Artois,  en  ces  tragiques  journées  déjà  lointaines,  que 
la  France  doit  apprendre  à  mieux  connaître,  et  à  ne  pas 
oublier  1 

Marcel  Jauneaud. 


"■Il         '    IJ.   *■ 


LES 

LETTRES  DU  GÉNÉRAL  LYAUTEY 


«  Vous  avez  beau  dire  que  vos  titres  littéraires  sont  nuls  : 
pour  nous  le  faire  croire,  il  faudrait  supprimer  cette  correspon- 
dance et,  justement,  vous  la  publiez.  »  C'est  ainsi  que,  dans  sa 
re'ponse  au  discours  de  réception  du  général  Lyautey,  Mgr  Du- 
chesne  nous  annonçait  ces  deux  volumes  de  lettres  «  que  le 
public  ne  tarderait  pas  à  connaître,  »  et  qui  créent  à  leur  au- 
teur un  titre  littéraire  d'une  qualité  très  rare.  Et  c'est  de  sa  part 
une  sorte  de  coquetterie  non  moins  rare  que  d'avoir  attendu  le 
lendemain  de  son  entrée  à  l'Académie  pour  les  publier,  comme 
si,  soldat  avant  (ont,  il  n'avait  voulu  devoir  son  élection  quà 
sa  gloire  de  soldat  et  ne  faire  la  preuve  de  ses  mérites  d'écri- 
vain qu'une  fois  admis  parmi  ses  illustres  confrères.  Cette 
preuve,  du  reste,  ne  surprendra  personne.  On  se  rappelle,  ici 
même,  les  admirables  pages  sur  le  Rôle  colonial  de  l'armée,  qui 
jadis,  au  moment  où  l'armée  était  en  bu1  te  à  tant  d'outras 
nous  apportèrent  une  nouvelle  raison  d'espérer  en  elle.  De  ce 
jour,  le  nom  du  général  Lyautey  nous  fut  cher.  Il  faisait 
une  éclaircie  clans  notre  ciel  d'orage. 

Ces  Lettres  du  Tonkin  et  de  Madagascar  (1)  que  son  ami 
M.  MaxLeclerc  a  éditées,  avec  un  soin  qui  vaut  qu'on  le  remar- 
que aujourd'hui,  étaient  adressées  tantôt  à  sa  sœur  ou  à  son 
frère,  tantôt  à  un  ami,  toujours  destinées  à  être  lues  par  un 
petit  groupe  d'intimes  :  des  lettres  omnibus,  comme  il  les 
appelle,  mais  qui  se  suivaient  et  prenaient  vite,  sans  qu'il 
en  ait  eu  le   dessein,    le    caractère  d'un  journal.   Autant  dire 

(1)  Lyautey.  Lettres  du  Tonkin  [et  de  Madagascar  (1S94-189'J),  2  vol.  in-8,  chez 
Armand  Colin. 


858 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


que  c'est  un  journal  par  lettres.  Toutes  e'crites  en  mer  ou  au 
Tonkin,  de  l'Annam  ou  de  Madagascar,  elles  ne  vont  que  de 
1894  à  1899.  Mais  ces  cinq  années  de  sa  vie  en  sont,  au  point 
de  vue  psychologique,  les  plus  importantes.  Elles  marquent 
un  tournant  décisif  dans  sa  carrière.  En  1896,  M.  Max  Leclerc 
lui  écrivait  :  «  J'ai  vu  de  Margerie,  il  y  a  deux  jours,  en  lui 
rendant  son  précieux  dépôt,  et,  en  causant,  je  me  suis  aperçu 
que  la  même  idée  nous  était  venue  à  tous  deux  sur  vous:  il  se 
demande  si  vous  n'avez  pas  trouvé  là  la  révélation  d'une  voca- 
tion nouvelle.  »  Ils  ne  se  trompaient  pas;  et  cela  donne  à  ces 
lettres  un  intérêt  presque  unique.  Je  crois  que  c'est  la  première 
fois  que  nous  pouvons  surprendre  dans  son  éclosion  et  suivre 
dans  sa  croissance,  son  épanouissement  et  son  plein  effet,  une 
vocation  de  conquérant  organisateur  et,  si  vous  voulez,  de 
fondateur  d'empire. 

J'ai  lu  bien  des  Mémoires  d'hommes  de  guerre,  depuis 
ceux  de  Villehardouin  et  des  anciens  conquistadors.  Mais 
c'étaient  des  Mémoires  où  l'imagination  venait  en  aide  à  la 
mémoire,  où,  quelle  qu'en  fût  la  sincérité,  on  sentait  toujours 
un  peu  d'arrangement,  où  perçait  une  tendance  à  l'apologie, 
où  la  sécheresse  même  n'était  qu'un  moyen  hautain  et 
détourné  de  se  grandir.  L'homme  se  faisait  complaisamment 
son  historien.  Ici  le  merveilleux  est  que  ces  lettres  n'auraient 
pas  été  composées  autrement  par  un  romancier  qui,  tenant  la 
fin  de  son  roman,  eût  excellé  dans  l'art  des  préparations.  Il  est 
bon  de  se  répéter  que  ce  sont  bien  des  lettres  écrites  ou  bâclées 
au  jour  le  jour  et  que  l'auteur  n'en  a  rien  modifié,  rien  retouché. 
Tout  y  est  prophétique,  en  ce  sens  que  l'avenir  s'est  chargé  de 
donner  leur  signification  à  ses  moindres  efforts,  de  répondre  à 
ses  pressentiments  et  d'accomplir  tous  ses  vœux.  Il  est  em- 
barqué pour  une  grande  destinée  :  nous  le  savons  aujourd'hui, 
mais  il  ne  le  sait  pas,  et  cependant  il  agit  et  parfois  il  s'ex- 
prime comme  s'il  le  savait.  Les  événements  s'enchaînent  et  le 
poussent  avec  une  logique  triomphante.  Sur  la  route  à  peine 
sinueuse  qu'il  parcourt,  les  imprévus  deviennent  des  jalons. 
Ses  découragements  passagers  ne  sont  que  des  haltes,  jamais  des 
reculs.  Il  voit  ce  qu'il  devait  voir,  il  fait  ce  qu'il  devait  faire;  il 
passe  par  où  il  devait  passer.  Pas  un  moment  de  son  existence 
si  libéralement  employée  n'est  perdu  pour  la  tâche  qui  l'at- 
tend, qui  l'illustrera  et  qu'il  ignore.  Des  frontières  de  la  Chine 


LES  LETTRES  DU  GENERAL  LYAUTEY.  8o9 

ou  des  plateaux  de  Madagascar-,  il  travaille  en  vue  du  Maroc. 
Quand  nous  le  quittons  après  son  premier  séjour  à  Madagascar, 
nous  savons  de  lui,  sinon  de  son  œuvre,  tout  ce  que  nous  avons 
besoin  de  savoir.  11  dira  dans  une  de  ses  lettres  :  «  Gallieni 
m'accueillit  comme  il  accueillait  toujours  une  réalisation.  »  La 
France  lui  fait  le  même  accueil  que  Gallieni;  mais  sa  corres- 
pondance, si  primesautière,  nous  montre  comment  l'homme 
qu'il  rêvait  d'être  s'est  réalisé. 

Elle  nous  le  montre  en   même  temps  comme  un  des  plus 
beaux   représentants   de  son  époque  par  son    intelligence,  son 
humanité,  son  tour  d'imagination  et  sa  langue.  Dans  la  lettre 
de  1806,  qui  sert  d'avant-propos  à  cette  publication  et  qui  est 
fort  intéressante,  M.  Max  Leclerc  l'admirait  «  d'agir  avec  une 
énergie   indomptable,   de  sentir  avec  une  délicatesse    infinie, 
d'observer  au  milieu  même  de  l'action,  de  décrire  comme  un 
maitre  et  de  comprendre  la  vie,  quoique  soldat  »  (c'est  moi  qui 
souligne).  Pourquoi  un  soldat  ne  comprendrait-il  pas  aussi  bien 
la  vie  qu'un  industriel  et  même  un  romancier  ou  un  historien? 
C'est  le  signe  d'un  préjugé  qui  sévissait  à  la  fin  du  xixe  siècle 
et  qui,  d'ailleurs,  ne  s'appliquait  pas  seulement  aux  militaires. 
Que   de  fois  je  l'ai  entendu  1...  «  Il  comprend  la  vie,  quoique 
prêtre...  Il  comprend  la  vie,  quoique  professeur...»  Il  semblait 
que  toute  profession  définie  et  hiérarchisée  empêchai  de  com- 
prendre  cette    chose   immense,  mystérieuse  et  complexe,  que 
nous  gonflons  de  tant  de  vagues  aspirations  et  qu'on  nommait, 
d'un  air  d'initié,  la  vie.  Et  pourtant,  si  je   me   reporte  à  mes 
souvenirs  cueillis  un  peu  partout,  je  n'ai  jamais  constaté  qu'il 
y  eût  une  classe  d'hommes  particulièrement  inapte  à  cette  ini- 
tiation. En  tout  cas,  ce  n'eût  pas  été  celle  de  nos  officiers.  Cette 
idée  venait  du  romantisme,  du   divorce  qu'il  avait   prononcé 
entre  la  pensée  et  l'action,  et  aussi  de   l'importance  excessive 
qu'il  donnait  au  métier  dans  la  formation  de  l'individu.  Mais 
plus  on  exagérait  cette   importance  et  plus  notre  civilisation 
encourageait  l'individu  à  la  surmonter.  C'est  une  de  ses  marques 
les  plus  évidentes  que  la  curiosité,  la  sympathie,  la  culture 
générale  dont  elle  arme  les  âmes  leur  permettent  de  soutenir 
le  harnais  du  métier  sans   en  garder  le  pli  ou   la  courbature. 
Aujourd'hui,  les  différences  d'esprit  que  les  diverses  professions 
créaient  parmi  les  hommes  sont  en  train  de  disparaître,  comme 
ont  disparu  les  vêlements  qui  les  distinguaient  jadis.  On  ne  s'en 


8G0 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


aperçoit  jamais  mieux  que  lorsqu'ils  écrivent.  Depuis  plus  d'un 
siècle,  la  littérature,  en  développant  notre  goût  de  l'analyse  et 
en  se  faisant  l'éducatrice  raffinée  de  nos  sens,  nous  a  de  plus  en 
plus  individualisés. 

«  Je  collectionne  la  sensation  !  »  s'écriera  le  général  Lyautey, 
un  jour  qu'une  balle  lui  passe  sous  le  nez.  Nous  avons  appris 
à  la  collectionner  (d'ordinaire  moins  dangereuse)  et  à  la  mettre 
en  valeur.  Il  y  a  une  centaine  d'années,  un  Lyautey  n'aurait 
pas  vu  le  monde  avec  les  yeux  dont  il  l'a  contemplé.  Il  eût  été 
un  excellent  écrivain,  sans  aucun  doute.  Mais  nous  n'aurions 
pas  eu  ce  riche  coloris,  ces  frémissements  de  sensibilité,  ces 
impressions  de  rêve,  toutes  ces  nuances  et  ces  résonances  d'une 
vie  intérieure  qui  s'est  élevée  au  son  des  grandes  lyres.  Les 
anciens  conquérants  et  explorateurs  n'étaient  pas  des  peintres  : 
il  en  est  un.  Ils  ne  visaient  pas  au  pittoresque  et  l'atteignaient 
rarement.  Lui,  je  ne  sais  pas  s'il  y  vise,  mais  constamment  il 
l'atteint  et  souvent  à  la  pointe  de  l'épée.  Il  est  bien  de  la  géné- 
ration qui  a  produit  tant  d'officiers  écrivains.  Mais  chez  lui, 
l'officier  et  l'écrivain  ne  font  qu'un.  L'homme  d'action  ne  se 
repose  pas  de  l'action  dans  l'œuvre  littéraire.  Il  écrit  tout  armé 
en  artiste  et  en  poète.  Et  c'est  un  charme  que  de  monter  avec 
lui  sur  le  Peï-ho  qui,  le  12  octobre  1894,  l'emportait  à  destina- 
tion de  Hanoï. 


Il  avait  quarante  ans,  c'est-à-dire  qu'il  en  avait  quarante 
lorsque,  deux  mois  plus  tôt,  aux  manœuvres  en  Brie,  on  lui 
avait  remis  le  télégramme  qui  le  désignait  pour  l'Etat-major 
d'Indo-Chine  ;  mais,  quand  il  s'embarqua,  il  n'en  avait  plus 
que  vingt-cinq.  On  peut  lui  décerner  le  même  éloge  qu'il  a  fait 
de  Gallieni  :  «  Ce  grand  guerroyeur,.  cet  abatteur  de  travail,  a 
des  jeunesses  étonnantes  !  »  Aussitôt  le  pied  sur  le  bateau,  il 
lui  parut  qu'il  s'échappait  d'une  geôle.  Il  laissait  derrière  lui  la 
vie  de  garnison,  cette  non-vie,  une  armée  momifiée  dans  la  rou- 
tine, la  bureaucratie,  les  préjugés,  les  clichés,  les  formules,  tout 
ce  dont  il  souffrait,  tout  ce  dont,  h  l'en  croire,  il  avait  souffert 
depuis  sa  jeunesse.  Entre  1890  et  1900  nous  avons  fréquemment 
entendu  des  plaintes  semblables  chez  des  quadragénaires.  J'en 
ai  vu  qui,  chargés  d'honneurs,  venaient  déplorer  devant  un 
nombreux  auditoire  l'éducation  qu'ils  avaient  reçue.  Us  le  fai- 


LES    LETTRES    DU    GENERAL    LYAUTEY.  8GJ 

saient  dans  la  louable  intention  d'épargner  aux  générations 
nouvelles  les  tristes  errements  qui  les  avaient  conduits  à  des 
charges  considérables.  Mais,  cela  fait,  ils  redevenaient  tranquilles 
et  ne  jouissaient  qu'avec  plus  de  douceur  des  .bénéfices  de  leur 
mauvaise  éducation.  Le  chef  d'escadron  Lyautey,  lui,  n'en  jouis- 
sait pas.  Littéralement,  il  étouffait.  Travaillée  d'une  ambition 
qui  ne  savait  où  se  prendre,  son  àme  cherchait  sa  voie,  aspirait 
à  l'espace.  Et  cette  inquiétude  avait  entretenu  chez  lui  une 
exlraordinaire  fraîcheur  d'imagination.  Bien  qu'il  eût  déjà  visité 
l'Italie  et  la  Grèce,  ses  premières  lettres  sont  d'un  jeune  homme 
ébloui  sur  le  seuil  de  l'immensité.  Ceux  qui  ont  éprouvé  l'émo- 
tion ravissante  d'un  premier  grand  départ,  y  retrouveront  leur 
avidité  à  tout  fixer  dans  leur  mémoire,  à  tout  peindre  :  le  ba- 
teau, la  couleur  du  ciel  et  de  la  mer,  les  passagers,  les  terres 
entrevues,  Ips  oscnles,  les  moindres  incidents  de  la  traversée. 

Mais  sous  cette  jeune  ivresse  la  maturité  de  l'homme  s'af- 
firme dans  l'intensité  de  ses  visions,  dans  l'éclat  et  la  puissance 
de  son  rendu.  Nous  n'avons  pas  lu  vingt  pages  que  nous 
savons  à  quoi  nous  en  tenir  sur  les  qualités  exceptionnelles 
de  l'écrivain.  Sans  se  départir  du  ton  de  la  conversation,  avec 
une  familiarité  qui  bouscule  la  syntaxe  et  mêle  les  vocabu- 
laires, il  nous  a  déjà  conquis  et  nous  impose  son  imagination. 
De  ce  libre  entretien,  d'où  jaillissent  les  boutades  et  où  circule 
une  chaude  allégresse,  se  détachent  des  tableaux  précis  et 
colorés.  Ce  sont,  par  exemple,  les  Franciscains  couchés  sur  le 
pont  du  navire,  «  rigides  dans  leur  bure,  la  face  maigre  et 
blanche  au  ciel,  des  airs  de  moines  d'Assise  qui  réclament 
leur  Giotto;  »  ou  Aden,  la  nuit,  toute  sombre  sous  ses  ter- 
rasses argentées  de  clair  de  lune,  ses  maisons  vidées,  des  formes 
humaines  roulées  dans  une  étoffe  au  seuil  des  portes  :  «  une 
impression  de  cimetière,  n'était  cette  buée  chaude  et  odorante 
de  vie  humaine.  »  Il  ne  développe  pas;  il  s'interdit  les  thèmes 
à  variations.  Il  a  une  manière  à  lui  de  saisir  ce  qui  l'attire, 
comme  s'il  fonçait  dessus.  J'ai  lu  avec  enchantement  ses  im- 
pressions de  Ceylan,  non  parce  que  j'y  ai  reconnu  les  miennes, 
— car  je  crois  que  Ceylan  ne  peut  guère  en  produire  d'autres, 
—  mais  parce  que  nul,  à  mon  avis,  ne  les  a  aussi  vivement 
exprimées.  11  a  noté  d'un  trait  .décisif  chez  le  Cynghalais  la 
cause  de  la  répulsion  qu'il  nous  inspire  :  «  ses  yeux,  son  sou- 
rire   d'un  charme  malsain  et   mou.   »  Le  léger  tournoiement 


862  REVUE    DES    DEUX    MONDES*) 

de  tête  qu'on  e'prouve  à  gravir  les  hauteurs  de  Kandy,  si  ombra- 
gées de  splendeurs  et  de  senteurs,  il  me  semble  l'éprouver  en- 
core quand  il  écrit  :  «  Je  suis  monte  par  une  route  en  lacets  au 
ilanc  des  montagnes  qui  domine  le  lac  et  la  ville,  dans  les 
lîeurs,  dans  les  bambous,  dans  les  héliotropes,  dans  les  orchi- 
dées, dans  ?m  parfum.  » 

Avant  de  pénétrer  dans  son  intimité,  avant  d'apprendre  de 
lui  combien  il  aime  les  étoffes  de  pourpre,  les  vieux  ors,  la 
musique,  les  odeurs,  son  sentiment  de  la  nature  et  jusqu'au 
tour  de  ses  phrases  nous  avaient  révélé  l'acuité  de  ses  sens  et 
sa  disposition  voluptueuse  à  l'exotisme.  Plus  tard,  à  Hanoï, 
il  installera  près  de  son  salon  une  fumerie  d'opium,  non 
qu'il  pratique  ce  poison  ni  que  ses  hôtes  en  fassent  grand 
usage;  mais  l'odeur  s'allie  bien  au  décor,  et  le  décor  lui  a  été 
une  délicieuse  occasion  de  bibelotage  raffiné  :  «  meubles,  buffet 
aux  ustensiles  spéciaux,  tentures,  lampes  en  argent  ciselé,  pipes 
de  toute  matière,  du  simple  bambou  à  l'ivoire  et  à  l'ébène  pré- 
cieux. »  Le  même  homme  en  campagne  écrira  :  «  Quelle  bonne 
vie!  Ça  va  être  la  deuxième  nuit  sans  se  déshabiller,  à  se  rouler 
dans  les  couvertures,  sur  une  natte,  au  coin  d'une  paillotte.  » 
Aussi,  même  en  plein  travail,  même  en  pleine  bataille,  il  res- 
tera toujours  celui  qui  voit  l'étrangeté  des  choses,  qui  s'en 
imprègne  avidement,  qui  s'en  délecte  et  qui,  Dieu  merci  1  nous 
en  fait  jouir.  Ses  voyages  d'inspection,  ses  marches  forcées,  ses 
navigations,  ses  nuits  de  labeur  acharné  deviennent  sous  sa 
plume  des  fêtes  pour  nos  yeux. 

Je  n'oublierai  jamais  son  Fleuve  Rouge  à  la  tombée  du 
soleil  :  «  un  bras  de  mer  aussi  sinueux  qu'un  ruisseau  au  niveau 
de  la  vaste  plaine  où  des  milliers  de  petits  êtres  jaunes  et  cro- 
chus tourbillonnent  comme  des  insectes  dans  la  lumière.  » 
Évocation  magique  de  l'Indo-Chinel  A  Gao  Bang,  il  s'est  établi 
dans  une  grande  pagode  et  il  y  travaille  la  nuit  devant  une  table 
h  dessins  couverte  de  cartes.  «  Ma  lampe  éclaire  à  peine  le 
sanctuaire  profond  :  de  l'obscurité  me  viennent  quelques  reflets 
d'or,  la  couronne  de  Bouddha,  sa  ceinture,  la  garde  d'un  sabre 
sacré,  puis  mes  yeux  s'y  habituent  et  voici  que  je  distingue 
l'énorme  tête  impassible.  »  Quel  tableau  :  cet  officier  français 
levant  les  yeux  de  ses  plans  de  campagne  et  cette  tête  de  l'antique 
idole  qui  émerge  de  l'ombre I  Ses  comparaisons  sont  souvent 
empruntées  à  ses  souvenirs  artistiques.  «  La  frontière  chinoise 


LES    LETTRES    DU    GÉNÉRAL    LYAUTEY.  8G3 

court  de  crête  en  crête,  de  pic  en  pic.  Les  chevaux  y  grimpent, 
et  du  bas  en  haut  de  cette  muraille  dressée  on  dirait  de  tout 
petits  personnages  sculptés  sur  un  retable.  »  La  baie  d'Along  est 
une  Venise  de  rochers.  «  Au  lieu  de  palais,  de  hautes  parois 
muettes,  déchirées,  dentelées,  des  arches,  des  obélisques,  des 
pylônes  aussi  nettement  taillés  que  des  œuvres  d'hommes  et 
zébrés  comme  des  cathédrales  toscanes  par  les  grandes  rayures 
des  stries  géographiques.  »  A  l'àpreté  de  la  description  succède 
immédiatement  une  phrase  qui  fond  harmonieusement  la  sen- 
sation morale  et  la  sensation  physique  dans  une  grâce  vive  : 
«  Je  me  promène  en  maître  dans  l'immense  décor  endormi  où, 
malgré  la  chaleur  écrasante,  la  brise  de  mer  donne  à  tous  les 
carrefours  de  grands  coups  d'éventail.  » 

Les  souvenirs  littéraires  interviennent  aussi,  mais  discrète- 
ment, appelés  par  tout  ce  que  ces  vieux  pays  étrangers  nous 
ouvrent  de  perspectives  sur  les  mondes  primitifs.  Il  descend  la 
Rivière  Glaire  en  flottille.  «  De  vraies  galères  où  rament  de  petits 
sauvages  jaunes  et  sordides  et  qui  portent  une  petite  armée 
d'hommes  bronzés,  brûlés,  dont  les  vêtements  et  les  figures  ne 
datent  plus  :  Homère  ou  Augustin  Thierry?  Les  bateaux  d'Argos 
ou  les  barques  normandes  remontent  les  grands  fleuves  fran- 
çais? »  Il  n'a  rien  écrit  de  plus  pittoresque  que  ses  promenades 
à  Hué  «  où  il  fait  son  Loti,  »  —  et  aussi  son  Lyautey,  —  le 
diner  chez  le  Roi,  l'embrasement  du  Palais  d'été,  «  un  royaume 
de  feu,  des  avenues  de  feu,  les  contours  de  toutes  choses  dessinés 
en  lignes  de  feu,  des  gardes  rouges  portant  de  grandes  torches 
de  résine  parfumée  et,  au  bout  d'un  pont,  le  petit  Roi  étince- 
lant  de  joyaux  et  d'or;  »  après  le  dîner,  les  pièces  d'artifice  et 
«  par  delà  les  dragons  de  feu  qui  sillonnent  la  nuit  du  ciel  et 
les  fleurs  de  lotus  en  verre  de  couleur  qui  flottent  sur  la  nuit 
des  eaux,  l'obscure  mélancolie  des  palais  délabrés,  les  dessous 
primitifs.de  cette  cour  clinquante  et  rustique,  les  allées  et 
venues  des  serviteurs,  les  débris  de  festins,  les  charges  de  riz, 
toute  la  figuration  naïve  des  Histoires  Saintes  illustrées  de  noire 
enfance.  »  Savourez  ce  dernier  trait  qui  rapproche  de  nous  si 
brusquement  et  si  justement  cette  féerie  lointaine. 

Est-ce  vraiment  écrit  sous  la  dictée  rapide  de  l'impression 
ressentie  ?  Cet  art  est-il  spontané?  Le  correspondant  d'Eugène- 
Melchior  de  Vogué,  qui  savait  que  ses  lettres  étaient  lues  d'Albert 
Sorel  et  de  Vandal,  surveillait-il  son  écriture?   Faisait-il  des 


864 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


brouillons?  Raturait-il?  On  ne  sent  point  la  soudure  du  mor- 
ceau composé  au  passage  parlé.  Tout  rjyair  parlé  et  quelquefois 
même  gesticulé.  Tout  marche  de  la  môme  allure  nerveuse.  Et 
nous  ne  sommes  pas  plus  surpris  qu'il  nous  fasse  en  courant 
une  peinture  éblouissante  que  de  l'entendre  nous  dire  qu'il  est 
dans  la  mélasse,  quand  il  y  est. 


*    * 


Ce  ne  sont  pas  seulement  les  paysages  qui  défilent  devant 
nous  :  ce  sont  aussi  les  personnages.  Les  Annamites  au  premier 
abord  lui  avaient  produit  un  effet  de  macaques.  Tout  en  eux  frois- 
sait son  esthétique.  Mais  il  était  trop  humain  et  trop  friand  d'hu- 
manité pour  ne  pas  essayer  de  pénétrer  le  mystère  de  leur  âme,  et 
il  savait  qu'aucune  œuvre  humaine  ne  s'accomplit  «  sans  une 
parcelle  d'amour.  »  Sa  sympathie  rencontra  vite  les  deux  points 
où  chez  eux  elle  pouvait  s'accrocher.  Ces  très  vieux  civilisés  ont 
de  la  race,  et  ce  peuple  laborieux  et  soumis,  mais  industrieux 
et  lettré,  a  gardé  les  forces  sociales  les  plus  vives  :  le  respect  des 
hiérarchies  et  le  culte  de  la  grande  famille,  «  dont  les  branches 
s'enlacent  autour  du  tronc  commun.  »  Je  voudrais  qu'on  fit 
apprendre  par  cœur  à  nos  futurs  administrateurs  et  gouver- 
neurs là  page  où  il  s'écrie  :  «  Que  de  dessous  dans  cet  organisme 
profond  et  vénérable  auquel  nous  sommes  venus  nous  super- 
poser! Et  que  fragile  notre  frêle  couche  de  résidents,  d'entre- 
preneurs et  d'officiers,  si  elle  ne  jette  pas  au  travers  de  ces 
sédiments  séculaires  d'autres  racines  que  nos  règlements,  notre 
bureaucratie,  notre  galon  nage  satisfait!  »  Quand  ses  yeux  se 
furent  accoutumés  à  leurs  visages  et  à  leurs  attitudes,  son  sen- 
timent artistique  reprit  ses  droits.  Des  caractères  et  des  beautés 
lui  apparurent  qui  rattachaient  ces  hommes  à  des  types  connus. 
Tel  mandarin,  avec  son  visage  ras  et  sa  bouche  au  dessin  ferme, 
évoquait  un  seigneur  de  la  cour  des  Ducs  de  Bourgogne;  tel 
aulre,  les  yeux  enfoncés,  les  pommettes  sorties,  l'aspect  farouche 
et  dédaigneux,  un  vieux  chef  de  horde.  Souvent  c'est  avec  le 
plaisir  d'un  collectionneur  caressant  une  œuvre  d'art  très  noble 
et  très  précieuse  qu'il  nous  peindra  les  mandarins  en  robes  a 
fleurs,  —  «  Dieu,  s'écrie-t-il,  qu'elles  feraient  bien  sur  un  fau- 
teuil 1  »  —  ou  ce  Régent  de  l'Empire  d'Annam  qui,  dans  sa 
robe  de  soie  rouge  brodée  de  cercles  d'or,  «  tend  au  gouverneur 
général  sa  petite  main  de  momie  où,  sous  le  gant  blanc,  poin- 


LES    LETTRES    DU    GENERAL    LYAUTEY.  865 

tcnt  les  ongles  du  lettre'.  »  Le  plus  beau  de  ces  portraits  exo- 
tiques est  celui  du  petit  roi  de  l'Annam,  Tlian  Taï. 

Un  long  corridor,  un  cloître  plutôt,  et  enfin,  éclairant  l'ombre, 
venant  du  fond,  une  noie  lumineuse  et  éclatante  :  un  joli,  mine»1  et 
élégant  éphèbe  dans  une  gaine  de  soie  jaune  or  sur  laquelle  tom- 
baient le  grand  cordon  de  la  Légion  d'Honneur  et  la  grande  Sapèque 
des  Dix  mille  soutiens,  au  cou  une  rivière  de  diamants,  sur  la  tête 
un  haut  lui  ban  de  la  soie  royale  de  la  robe.  Il  est  grave  comme  une 
idole,  le  petit  Roi.  Sa  robe  éclatante  et  le  feu  de  ses  diamants  se 
détachent  sur  une  grande  tapisserie  des  Gobelins  douce,  discrète, 
aux  tons  fondus;  et  sous  le  masque  de  l'enfant  pensif,  presque  de 
jeune  fille,  on  a  peine  à  imaginer  le  petit  tigre...  (Après  l'audience), 
le  Gouverneur  se  lève;  le  Roi  le  prend  par  la  main  et  le  quitte  au 
seuil  du  cloître.  A  chacun  de  nous  la  main  tendue  avec  une  toute 
petite  inclinaison  de  tête  très  protectrice,  exactement  celle  à  Paris 
d'une  maîtresse  de  maison  très  hautaine,  très  snob... 

Mais  ses  modèles,  il  les  peint  plutôt  dans  l'action  que  dans 
l'immobilise  ou  la  représentation.  On  ne  connaîtrait  guère  ce 
jeune  prince,  si  on  ne  lisait  les  pages  qui  suivent  et  le  voyage  à 
Touranc  où  l'idole  se  dégourdit,  —  (zut  pour  la  cour!  zut  pour 
les  rites!  zut  pour  Trong  Iliep  le  censeur!)  —  court  le  bateau  à 
minuit,  réveille  les  ofliciers  en  leur  chatouillant  le  nez,  grimpe 
aux  bastingages,  et,  le  lendemain,  lâchant  sa  suite,  les  parasols 
et  le  Gouverneur,  accompigné  seulement  de  l'interprète  et  de 
Lyauley,  pique  un  galop  scandaleux  devant,  ses  sujets,  que 
rétonnemenl  foudroie  dans  la  poussière,  et  atteint  le  col  des 
Nuages  deux  heures  avant  tout  le  monde.  La,  de  la  terrassa  d'un 
vieux  fort  annamite,  l'adolescent  en  robj  lilas  regarde  son 
royaume  entre  deux  servileurs,  l'un  qui  lient  le  parasol,  l'autre 
qui  l'évenle,  et,  redevenu  hiératique,  ressemble  «  à  un  jeune 
Salomon  sur  le  Temple.  »  Le  généra!  Lyauley  a  au  plus  haut 
point  le  don  de  la  vie  et  le  sens  dramatique.  La  foule  annamite 
grouille  et  bourdonne  partout  où  il  passe  et  jusque  sous  les 
*roues  de  sa  voiture.  Les  vill  iges  s'animent,  les  petits  métiers 
vont  leur  train.  Rien  n'est  insignifiant  pour  cette  curiosité  au 
regard  d'aigle  qui  ramène  un  butin  des  recoins  les  plus 
humbles.  Et  le  temps  ne  l'émousse  pas.  Sur  la  roule  de  Mada- 
gascar et  à  Madagascar  tout  lui  sera  d'aussi  bonne  prise  qu'au 
Tonkin  ou  dans  l'Annam.  En  vingt  lignes,  car  il  est  toujours 
sobre  et  pressé,  il  nous  donnera  do  Zanzibar  et  de  l'Afrique 
tome  lviii.  —  1920.  55 


866  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

guerrière  une  vision  qui  éclate  comme  un  brasier  <îans  les 
ténèbres.  Et  quant  au  polirait,  la  reine  malgache  Bibiassy  n'a 
rien  à  envier  au  Roi  de  î'Ànnam  que  sa  beauté.  Un  vrai  monstre, 
«  ce  Saint-Sacrement  do  reine  dont  les  oreilles  pendent  en 
longs  anneaux  de  chair,  installée  sous  un  vélum  au  milieu  des 
prosternations,  des  bras  étendus,  des  chanls  el  des  danses.  »  Rcn- 
trée  chez  elle,  c'est  un  monstre  «  qu'on  apprivoise  en  lui  jouant 
de  l'accordéon  et  en  lui  contant  des  gaudrioles  sakhalaves.   » 

Cependant  derrière  cet  exotisme  qui  est  pour  les  Lyaulcy 
non  pas  une  matière  d'art,  mais  leur  raison  d'agir,  il  y  u  les 
Blancs,  il  y  a  nous.  Le  futur  général  n'élail  pas  sorti  de  la  mer 
Rouge  qu'il  avait  le  sentiment  de  la  petite  place  que  nous 
tenions  dans  ce  monde  cl  combien  on  nous  prenait  peu  au 
sérieux.  Il  était  impossible,  dans  les  vingt  années  qui  ont  pro- 
cédé la  guerre,  qu'un  Français  s'éloigna  ni  de  son  pays,  sur 
n'importe  quel  chemin  du  monde,  ne  l'éprouvât  pas.  Cela  vous 
venait  tout  doucement  dans  le  sourire  des  étrangers,  dans  l'éloge 
qu'ils  faisaient  de  nos  modes,  dans  l'intérêt  amusé  qu'ils  pre- 
naient à  nos  scandales,  dans  l'indulgence  horripilante  qu'ils 
avaient  pour  nos  pitres,  dans  leur  affectation  d'admirer  noire 
passé.  Gela  vous  enveloppait,  vous  envahissait,  vous  étreignait 
jusqu'à  l'angoisse.  Aucune  espèce  de  nostalgie  n'était  aussi 
cruelle  que  ce  sentiment-là.  On  en  arrivait  à  craindre  que  réel- 
lement «  pour  toute  entreprise  et  suite  notre  terre  ne  fùl  frappée 
d'impuissance  et  de  stérililé.  »  Ce  que  l'officier  qui  allait  au 
Tonkin  connaissait  de  la  bureaucratie  militaire  répondait  aux 
griefs  de  nos  compatriotes,  ingénieurs  ou  colons,  dont  la  voix 
unanime  ne  cessait  de  dénoncer  la  mauvaise  volonté  adminis- 
trative, notre  formalisme,  notre  absence  de  doctrine,  notre  poli- 
tique imbécile.  Ajoutons  que,  de  Suez  à  Singapour,  il  avait  été 
obsédé  par  la  façade  (je  dis  la  façade)  de  la  puissance  anglaise, 
et  que  celle  puissance  nous  manifestait  alors  aillant  de  morgue 
que  d'inintelligente  hostilité.  Cette  obsession  le  poursuivra; 
quatre  ans  plus  lard,  comme  il  quittait  Zanzibar  et  que,  du* 
rivage,  un  Père  Blanc  lui  faisait  des  signaux  d'adieu,  «  j'y 
répondis,  dit-il,  jusqu'à  ce  qu'un  grand  bateau  de  guerre  an- 
glais —  toujours  —  vint  interposer  entre  nous  sa  dure  et 
suggestive  silhouette.  »  Mais  soldats  et  missionnaires  laissent 
le  pessimisme  aux  touristes  el  aux  philosophes.  Si,  à  Saigon, 
Lyautey  cherche  vainement  les  banques,  les  grosses  maisons 


LES    LETTRES    DU    CENIiRAL    LYAUTEY. 


8G7 


d'affaires,  des  gens  el  dos  choses  qui  n'émargent  pas  au  budget, 
il  n'en  constate  pas  moins  dans  tonte  l'Indo-Chine  une  somme 
prodigieuse  de  bonnes  volontés  individuelles.  «  On  sent,  dit-il, 
que,  si  nue  révolution  quelconque  brisait  les  mailles  du  reseau 
administratif,  réglementaire,  qui  nous  Lue,  notre  race  n'est 
pas  finie  et  qu'il  y  aurait  encore  de  beaux  jours  pour  elle.    » 

Ses  lettres  dressent  un  réquisitoire  accablant  contre  notre 
bureaucratie  qui  est  pourtant,  je  ne  puis  m'empùcber  de  le 
remarquer,  la  seule  chose  stable  que  nous  ayons  «  dans  la 
mortelle  et  constante  instabilité  »  de  notre  gouvernement.  «  Le 
pire  gouverneur  pendant  dix  ans,  dira-l-il,  vaut  mieux  que  le 
meilleur  pendant  un  an.  »  Eh  bienl  une  administration  routi- 
nière vaut  encore,  parce  qu'elle  dure  et  que,  si  elle  entrave  sou- 
vent les  initiatives,  elle  refrène  les  cupidités  et  les  lubies  d'en 
haut.  11  ressort  malheureusement  de  tous  les  faits  que  la  France 
exige  de  ses  meilleurs  liis  plusd'énergie  qu'aucune  autre  nation, 
puisqu'ils  doivent  en  distraire  une  bonne  part  à  réagir  contre 
ceux  qui  nous  gouvernent  ou  à  réparer  leurs  erreurs.  Durant 
ses  deux  années  d'Indo-Chine,  il  vit  se  succéder  deux  gouver- 
neurs :  l'un,  Al.  de  Lanessan,  cassé  au  moment  où  il  donnait  aux 
entreprises  la  confiance  et  la  vie;  l'autre,  M.  Rousseau,  excel- 
lent administrateur,  mais  excédé,  el  qui  mourut  des  coups  de 
fusil  quàthique  courrier  le  ministère  lui  liraildans  les  jambes. 

Cependant  l'œuvre  de  colonisation  progressait.  C'est  que 
nous  avions  des  hommes  laborieux  et  modestes  et  des  soldats 
dont  les  pareils  seraient,  vingt  ans  pi  lis  tard,  les  vainqueurs  de 
la  Marne.  Quand  nous  lisons  leurs  obscurs  exploits,  nous  éprou- 
vons le  remords  de  ne  pas  leur  avoir  fait  dans  notre  pensée  la 
place  qu'ils  méritaient.  Nous  étions  trop  absorbés  par  nos  dis- 
sensions, et  col  héroïsme  qui  se  déployait  si  loin  comptait  si 
peu!  Ceux-là  même  qui  faisaient,  chaque  soir  l'antique  prière 
«  pour  les  malades,  les  prisonniers,  les  voyageurs,  »  ne  se  rep ré- 
solvaient pas, —  clLyauley  le  dit  avec  une  émotion  poignante,— -■ 
quels  voyageurs,  quels  pionniers,  nous  avions  là-bas  sur  la 
frontière  chinoise  ou  les  confins  sakhalaves.  Ses  récits  de  cam- 
pagne elde  batailles  sont  superbement  enlevés.  Les  pires  ennemis 
ne  sont  pas  les  hommes;  c'est  le  pays,  «  inextricable  chaos  de 
rochers  en  arêtes,  en  aiguilles,  déchirés,  spongieux,  escalades 
les  mains  en  sang,  le  vide  sous  soi  pour  redescendre  dans  des 
gouffres  verticaux.  »  Jo  recommando  la  prise  du  repaire  case- 


SG8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mald  de  Ké-Tuong  qui  se  termine  sur  ces  mois  :  «  Ils  avaient 
à  chaque  élargissement  de  la  gorge  un  village,  à  chaque  étran- 
glement une  accumulation  «Je  défenses  qu'ils  n'ont  abandonnées 
qu'en  se  voyant  pris  jiar  le  fond  du  cirque,  par  où  jamais  ils 
n'avaient  attendu  que  des  chèvres  et  des  éboulemenls  :  nous 
avons  éboulé,  voi.à  tout.  »  De  tiers  hommes,  et  dignes  d3 
leurs  chefs,  les  Vallicre,  les  Grandmaison,  les  Gallieni. 

*  * 
Le  général  Lyauley  possède  une  des  facultés  les  plus  géné- 
reuses et  les  plus  fécondes  :  celle  de  l'admiration;  et  l'on  juge 
de  la  valeur  d'une  àme  a  ce  cri  que  lui  arrachait  Gallieni  : 
«  La  suprême  jouissance,  c'est  de  gober  son  chef!  »  Il  peut  se 
flatter  d'avoir  fixé  les  traits  de  cette  grande  figure  pour  l'im- 
mortalité. Tous  deux  étaient  à  peu  près  du  même  âge.  Gallieni 
avait  quarante-quatre  ans  lorsqu'ils  se  rencontrèrent,  le  prestige 
de  vingt  années  de  colonies,  Sénégal  et  Soudan,  dont  une  année 
de  captivité  chez  Ahmadou  avec,  chaque  matin,  la  perspective  de 
la  torture  et  de  la  décapitation.  C'était  un  homme  passionnant, 
«  un  seigneur  lucide,  précis  et  large,  »  et  un  colonial  dans 
l'âme.  Au  bout  de  six  mois  de  France,  sa  femme  qu'il  adorait 
lui  disait  :  «  Tu  t'ennuies,  je  le  vois,  va-t-en!  »  Il  lui  fallait  la 
brousse,  des  troupes  h  manier  sur  de  durs  terrains,  un  coin  du 
monde  à  nettoyer,  des  provinces  à  pacifier,  des  villes  à  faire 
surgirde  terre.de  l'avenir  à  modeler.  Homme  de  guerre  au  coup 
d'œil  prompt,  dans  les  plus  graves  périls  pas  un  muscle  de  son 
visage  ne  tressaillait.  Quand  il  avait  fait  tout  ce  qu'il  avait  pu, 
il  attendait  calmement,  ou  en  plaisantant  sur  un  autre  sujet,  la 
décision  do  la  destinée.  Avant  le  combat  son  esprit  organisait 
la  victoire.  Détesté  de  quelques-uns  qui  le  traitaient  «  de 
fumiste  et  d'agité,  »  le  sachant  et  n'en  laissant  rien  paraître, 
il  était  adoré  des  autres.  Sa  présence  leséleclrisait,  et  il  exerçait 
autourde  lui  une  autorité  souveraine.  Il  haïssait  la  bureaucratie, 
sautait  par-dessus  les  circulaires,  méprisait  les  conventions  à  ce 
point  «  qu'il  eût  mis  ingénument  un  colonel  sous  les  ordres 
d'un  capitaine  plus  malin.  »  Vis-à-vis  de  l'administration  et  des 
services  de  contrôle,  il  était  obligé  de  ruser  :  il  rapetissait  ce 
qu'il  faisait,  il  en  atténuait  la  portée,  il  présentait  comme  des 
mesures  do  simple  police  ses  actes  les  plus  osés,  les  plus  révo- 
lutionnaires. Car  il  était  révolutionnaire  :   il  voulait  d'autre? 


LES  LETTRES  DU  GÉNÉRAL  LYAUTEY.  869 

casernes,  une  autre  éducation  militaire,  une  autre  formation 
de  l'officier,  une  autre  façon  de  préparer  la  terrible  guerre  qu'il 
prévoyait.  Il  avait  dans  l'intimité  des  gaités  d'enfant  et  une 
cordialité  exquise.  Très  instruit,  il  continuait  partout  de  s'ins- 
truire, piochant  l'anglais  et  l'allemand,  lisant  les  revues  ita- 
liennes, se  tenant  an  courant  de  tout  au  milieu  de  sa  besogne 
d'enfer  et  d'un  personnel  de  plantons  et  de  secrétaires  dressés  à 
travailler  en  silence  jusqu'à  une  heure  avancée  de  la  nuit. 
Chaque  jour,  avant  son  diner,  il  s'imposait  une  promenade 
d'une  heure  où  il  n'était  pas  permis  de  prononcer  un  mot  de 
service.  Il  causait  de  sa  dernière  lecture  :  un  roman  de  d'An- 
nunzio,  l'Autobiographie  de  Stuart  Mill.  C'était  ce  qu'il  appe- 
lait «  son  bain  de  cerveau.  »  El  avec  tout  cela  un  fond  de  tris- 
tesse que  n'expliquent  pas  seulement  ses  tracas  et  la  peur  que 
le  gouvernement  ne  gâchât  son  œuvre,  ce  fond  de  tristesse  qu'on 
devine  chez  tous  les  grands  réalisateurs,  les  grands  manieurs 
d'hommes,  qui  voient  reculer  sans  cesse  les  limites  de  leur  am- 
bition et  désespèrent  de  jamais  les  atteindre.  «  II  faut  se  figurer 
qu'on  s'amuse,  écrivait-il,  que  l'on  fait  des  choses  utiles.  » 

Qu'un  tel  homme  ait  «  empoigné  »  et  presque  fanatisé 
Lyauley,  on  le  comprend  d'autant  mieux  qu'en  traçant  d'après 
lui  le  portrait  de  Gallieni,  il  me  semble  que  j'ai  tracé  le  sien. 
Il  n'y  est  pas  tout  entier,  mais  les  principaux  traits  y  sont  : 
mêmes  antipathies,  mêmes  dégoûts,  même  conception  du  rôle 
social  de  l'oflicier,  même  amour  de  l'aventure  et  de  la  gloire. 
Toutes  les  aspirations  qui  remuaient  son  àme  reçurent  uno 
forme  concrète  de  Gallieni.  Il  apportait  en  Indu-Chine,  plus  ou 
moins  con.-ci-Miles,  la  passion  des  affaires  et  du  pouvoir,  l'ambi- 
.  lion  de  faire  une  œuvre  durable,  de  s'ouvrir  un  chemin  à  coup 
de  hache,  d'inscrire  son  nom  «  aux  origines  de  quelque  chose.  » 
Presque  au  débarqué,  il  rencontre  l'homme  «  dans  les  yeux 
duquel  des  milliers  d'yeux  cherchaient  l'ordre,  à  la  voix  duquel 
des  routes  s'ouvraient,  des  pays  se  repeuplaient,  des  villes  sur- 
gissaient. »  Donc  ce  que  j'ai  rêvé,  Seigneur,  existait  bien!  Le 
jour  où,  à  Madagascar,  il  tracera  sur  le  sol  le  plan  de  sa  pre- 
mière ville,  il  se  rappellera  l'Urbs  condita  des  Romains  et  ses 
premières  conversations  avec  Gallieni  qui  le  captivait  •  en  lui 
disant  sa  vie  de  légionnaire  de  César.  » 

Mais  il  se  distingue  de  Gallieni  par  les  séductions  de  sa 
nature,    mélange    original    de    réllexion   et   d'impétuosité,  de 


870 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


vigueur  et  de  grâce,  et  par  tout  ce  qu'il  a  su  faire  passer  de 
sa  poésie  intérieure  dans  ces  pages  nettes  et  ardentes.  En  le 
lisant,  les  vers  de  Musset  me  revenaient  à  la  mémoire  : 

Il  faut  dans  ce  bas  monde  aimer  beaucoup  de  choses 
Pour  savoir  après  tout  ce  qu'on  aime  le  mieux, 
Les  bonbons,  l'Océan,  le  jeu,  l'azur  des  cieux, 
Les  femmes,  les  chevaux,  les  lauriers  et  les  roses. 

Ce  qu'il  aime  le  mieux,  nous  le  savons,  c'est  l'action.  «  Je  suis 
un  animal  d'action...  Je  renifle  l'action.  »  Mais  il  a  aimé  beau- 
coup de  choses,  et  nous  l'en  aimons  davantage.  Et  il  représente 
beaucoup  de  choses  aussi.  Il  y  a  en  lui  un  aristocrate,  un  féodal, 
et  un  charmeur  qui  se  montre  à  l'occasion  le  plus  éloquent  des 
diplomates.  Il  est  de  ces  hommes  que  l'imagination  introduit 
de  plain  pied  aux  plus  belles  époques  de  l'histoire  et  toujours 
dans  les  premiers  rangs.  On  a  prononcé  à  son  sujet  le  nom  de 
Scipion  l'Africain.  Je  le  vois  fort  bien  de  sa  chaise  curule 
dictant  des  lois  aux  peuples  pacifiés  et  sur  la  terrasse  d'un  palais 
devisant  avec  Massinissa  de  l'àme  immortelle  et  des  dieux.  Mais 
on  le  verrait  aussi  bien  aux  côtés  de  Godefroy  de  Bouillon,  ou 
sur  la  earavelle  de  Cortès,  —  mieux  encore  sur  le  navire  de 
Ghamplain,  ■ — ou  chevauchant  botte  à  botte  avec  Monlluc,  retour 
d'Italie.  A  la  cour  do  Hué,  son  compagnon  le  Polytechni- 
cien, farouche  démocrate  qui  écumait  d'avoir  à  se  découvrir 
devant  «  un  môme  de  roi,  «devait  flairer  en  lui  l'ancien  régime 
et  l'Œil  de  Bœuf.  Les  Arabes,  bons  juges  en  la  matière,  le 
saluent  grand  seigneur.  Et  aux  heures  de  repos,  quand  il  laisse 
tomber  ses  armes,  il  se  place  tout  naturellement  parmi  les  âmes 
modernes  les  plus  délicatement  nuancées.  Son  vrai  repos  au 
Tonkin,  c'était  la  reprise  des  raffinements  familiers,  l'abandon 
de  l'uniforme,  le  costume  de  tennis  et  d'aller  s'asseoir  au  bord 
de  la  mer.  Il  ouvrait  le  Sang,  la  Volupté  et  la  Mort  de  Barrés  ou 
le  Cardinal  d'Ossat  de  Vogué  ou  son  Vigny.  «  Et  ces  choses 
élégantes  et  tristes  lui  donnaient  sur  cette  plage  solitaire  et 
lumineuse  une  impression  d'accord  parfait...  »  Je  lui  applique 
son  mot  sur  Gallieni  :  magnifique  spécimen  d'homme  complet; 
et  j'ajoute  :  spécialité  de  la  France,  de  celte  France, 

Mère  des  arts,  des  armes  et  de»  lois. 

ANDné  Bellessobt. 


REVUE  SCIENTIFIQUE 


L'ACTION   ÉLECTRIQUE    DU    SOLEIL   SUR    LA    TERRE 


Tant  que  le  soleil  a  été  considéré  comme  ne  pouvant  agir  sur  la 
terre  que  par  la  gravitation  et  par  son  rayonnement  calorifique  et 
lumineux,  la  sympathie  étrange  qui  lie  ses  perturbations  aux  mouve- 
ments de  nos  boussoles  est  restée  complètement  inexplicable  et 
mystérieuse. 

Une  action  directe  du  soleil  envisagé  comme  un  immense  aimant 
analogue  à  l'aimant  que  constitue  dans  son  ensemble  le  globe 
terrestre,  avait  été  invoquée  par  certains  physiciens,  notamment  par 
l'Américain  Bigelowpour  expliquer  celte  action.  Nous  avons  vu  que, 
d'après  un  calcul  de  lord  Kelvin,  l'énergie  venue  du  soleil  et  qui 
serait,  dans  cette  hypothèse,  nécessaire  pour  expliquer  certains 
orages  magnétiques,  est  tellement  énorme  qu'elle  rend  très  invrai- 
semblable celte  explication. 

Mais  enfin  le  vrai  peut  quelquefois  n'être  pas  vraisemblable,  et 
beaucoup  plus  souvent  encore  en  astronomie  qu'en  psychologie. 
11  restait,  d'une  part,  à  prouver  que  l'explication  rejetée  comme 
peu  vraisemblable  par  lord  Kelvin  était  effectivement  démontrée  par 
les  faits,  d'autre  part  à  y  substituer  d'autres  hypothèses  qui,  elles, 
fussent  plausibles.  C'est  ce  qui  a  été  effectivement  réalisé  ces  der- 
nières années  par  les  astrophysiciens. 

Sur  le  premier  point  la  réponse  a  été  apportée  par  les  beaux 
travaux  de  l'astronome  Haie  et  de  ses  collaborateurs  sur  le  champ 
magnétique  et  le  phénomène  de  Zeeman  dans  le  soleil.  Qu'on  me 
permette  de  rappeler  en  quoi  consiste  ce  phénomène  qui  porte  le 
nom  du  physicien  hollandais  qui  l'a  découvert  il  y  a  quelques 
années,  à  la  suite  des  suggestions  théoriques,  on  pourrait  dire  des 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

divinations  de  l'illustre  Lorentz.  Nous  aurons  d'ailleurs  l'occasion 
de  revenir  quelque  jour  sur  les  travaux  adr.irables  de  ce  dernier 
savant,  ne  serait-ce  qu'à  propos  de  ce  fameux  principe  de  relativité 
dont  on  parle  tant,  —  et  souvent  d'une  manière  si  erronée,  —  en  ce 
moment. 

Le  phénomène  de  Zeeman  est  un  effet  produit  par  les  courants 
et,  d'une  manière  générale,  par  tous  les  champs  magnétiques  sur  la 
lumière. 

On  sait, — je  l'ai  expliqué  récemment  ici  môme,  —  que,  d'après  les 
découvertes  des  dernières  années,  les  rayons  de  celle-ci  sont  causés 
par  les  mouvements  de  rotation  extrêmement  rapides  de  petites 
planètes  minuscules  et  chargées  d'électricité  négative  qu'on  appelle 
des  électrons  et  qui  forment  un  système  solaire  en  miniature  qui  est 
l'atome. 

Une  raie  spectrale  d'un  gaz  donné,  telle  que  la  montre  le  spec- 
troscope,  possède  une  fréquence  particulière  de  vibration  qui  cor- 
respond à  la  durée  de  révolution  d'une  de  ces  planètes  atomiques 
infimes. 

Considérons  par  exemple  les  électrons  qui  dans  les  atomes  d'un 
gaz  donné,  l'hydrogène,  produisent  une  raie  spectrale  de  fréquence 
donnée.  Si  nous  plaçons  le  gaz  étudié  dans  un  champ  magnétique 
puissant,  par  exemple  entre  les  pôles  d'un  gros  électro-aimant,  nous 
pourrons  subdiviser  ces  électrons  des  divers  atomes  d'hydrogène  en 
trois  catégories  :  ceux  qui,  au  moment  de  l'expérience,  sont  orientés 
de  telle  sorte  que  leur  mouvement  de  rotation  est  contrarié  par 
l'aimant;  ceux  qui  ont  leurmouvement  accéléré  par  lui,  et  enfin  ceux 
dont  l'orientation  est  telle  qu'il  n'a  aucune  action  sur  leur  vitesse. 

Il  s'ensuit  qu'au  lieu  d'une  raie  unique  ces  électrons  donneront 
trois  raies  visibles  au  spectroscope  et  dont  celle  du  centre  coïncidera 
avec  la  raie  unique  primitive.  De  plus,  la  théorie  montre  que  les 
raies  extrêmes  jouissent  de  certaines  propriétés  optiques,  sur 
lesquelles  il  n'y  a  pas  lieu  d'insister  ici  et  sont  polarisées  en  sens 
contraire. 

Tel  est  grosso  modo  le  phénomène  de  Zeeman.  M.  Nale  s'est  pro- 
posé de  rechercher  si  les  raies  du  spectre  du  soleil  ne  présentent  pas 
par  endroit  le  phénomène  de  Zeeman,  et  il  a  étudié  spécialement  à 
cet  effet  certaines  raies  du  spectre  des  taches  solaires  qui  étaient 
élargies  ou  même  dédoublées  par  rapport  aux  raies  du  spectre  nor- 
mal, sans  qu'on  pût  jusque-là  expliquer  pourquoi.  Grâce  à  des  pro- 
cédés d'une  extrême  ingéniosité  et  à  la  puissance  instrumentale  que 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  873 

les  dollars  américains  mettent  aux  mains  des  chercheurs  de  là-bas, 
il  a  pu  ainsi  prouver  d'une  manière  indubitable  que  les  taches  du 
soleil  constituent  des  champs  magnétiques  puissants  dont  l'inten- 
sité dépasse  parfois  3  000  gauss,  c'est-à-dire  est  jusqu'à  plus  de 
6  000  fois  plus  forte  que  celle  de  la  force  magnétique,  qui,  à  la  surface 
de  notre  terre,  dirige  la  boussole  vers  le  Nord. 

Cette  découverte  d'une,  importance  capitale  est  d'accord  avec  ce 
que  permettait  de  prévoir  la  théorie. 

Depuis  longtemps,  en  effet,  l'analyse  spectrale  a  établi  que  les 
tachps  solaires  présentent  des  mouvements  tourbillonnaires  ana- 
logues à  ceux  de  nos  cyclones;  ce  qui  donne  un  mouvement  de  rota- 
tion très  rapide  aux  particules  gazeuses  qui  s'y  trouvent.  Or  il  suffit 
que  des  particules  de  matière  tourbillonnaire  soient  par  surcroît 
chargées  d'électricité  pour  engendrer  un  cîiamp  magnétique.  Les 
expériences  célèbres  de  Rowland  ont,  f  n  effet,  établi  depuis  long- 
temps qu'il  doit  en  être  ainsi,  et  que  de  la  matière  électrisée  en  mou- 
vement rapide  est  assimilable  à  un  courant  galvanique,  et  est  capable 
comme  celui-ci  de  dévier  les  aimants. 

Or,  que  la  matière  soit  éleclrisée  dans  les  couches  mouvantes  de 
l'atmosphère  solaire,  c'est  ce  qui  était,  a  priori,  très  probable,  pour 
diverses  raisons,  et  d'abord  parce  qu'on  sait  maintenant  que  les 
corps  incandescants  émettent  en  quantité  des  électrons  négatifs.  Cet 
effet  Edison,  —  ainsi  appelé,  du  nom  de  celui  qui  l'a  découvert, —  est 
si  intense,  que  le  filament  de  carbone  d'une  lampe  à  incandescence 
peut  produire,  par  exemple,  de  cette  façon,  un  courant  électrique  de 
plusieurs  ampères  par  centimètre  carré  de  sa  surface.  C'est,  —  je  le 
rappelle,  —  l'utilisation  de  cet  effet  Edison  qui  a  permis  de  réaliser 
les  lampes-soupapes  à  plusieurs  électrodes  grâce  auxquelles  ont 
été  rendus  possibles  tous  les  progrès  récents  de  la  T.  S.  F.  et  de  la 
téléphonie  sans  fil.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  surface  du  soleil,  dont  la 
température  est  très  supérieure  à  celle  de  n'importe  quel  filament 
de  lampe,  doit  en  conséquence  émettre  une  quantité  prodigieuse 
d'électrons,  et  il  était  pour  ces  motifs  bien  probable  a  priori  que 
les  taches  solaires  devaient  présenter,  comme  Haie  l'a  découvert, 
des  champs  magnétiques  intenses. 

Cette  découverte  permettait  de  reprendre  sur  des  bases  nouvelles 
le  calcul  «te  lord  Kelvin.  C'est  ce  qu'a  fait  M.  Schuster  et  il  a  établi 
que,  même  si  toutes  les  taches  solaires  étaient  de  même  polarité  au 
point  de  vue  magnétique  (ce  qui  n'est  pas  le  cas,  puisque  les  taches 
tournent,  comme  nos  cyclones  terrestres,  dans  des  sens  diilérents 


874  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

selon  l'hémisphère,  en  y  produisant  des  champs  magnétiques 
opposés  dont  les  effets  tendent  à  se  balancer  à  une  certaine  dis- 
tance du  soleil),  même,  dis-je,  en  ce  cas,  l'effet  magnétique  produit 
snr  la  terre  serait  inappréciable  à  nos  instruments. 

Tout  récemment.  Haie  et  ses  collaborateurs  ont  recherché  si,  à 
coté  des  champs  magnétiques  locaux  des  taches,  le  soleil  ne  présen- 
tait pas  un  champ  magnétique  général  analogue  à  celui  de  la  terre. 
Par  des  méthodes  très  délicates,  ils  ont  réussi  à  mettre  en  évidence 
l'existence  d'un  tel  champ  global  :  son  intensité  est  bien  plus  faible 
que  celle  du  champ  des  taches  ;  elle  ne  dépasse  en  aucun  cas  50  gauss, 
e'est-à-dire  le  centuple  du  champ  magnétique  terrestre.  Chose 
curieuse,  sur  le  soleil  comme  sur  la  terre  les  pôles  magnétiques  ne 
coïncident  pas  avec  les  pôles  de  rotation.  L'axe  magnétique,  dans  le 
cas  du  soleil,  est  incliné  d'environ  6  degrés  sur  l'axe  de  rotation. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  champ  magnétique  global  ne  peut  pas  plus 
que  le  magnétisme  des  taches  solaires, — le  calcul  l'établit  facilement, 
—  expliquer  l'action  du  soleil  sur  le  magnésium  terrestre,  et  ainsi 
se  trouve  nettement  établie,  non  plus  sur  des  raisons  de  vraisemb- 
lance, mais  sur  la  réalité,  la  conclusion  de  lord  Kelvin. 

11  fallait  donc  chercher  ailleurs  l'explication  de  la  sympathie  qui 
qui  lie  le  soleil  à  nos  boussoles.  C'est  ce  que  les  découvertes  récentes 
sur  les  radiations  électriques  out  permis  de  faire. 

*  * 

Si  l'énergie  qui  cause  les  mouvements  réguliers  de  l'aiguille 
aimantée,  ses  perturbations  intenses  et  les  phénomènes  connexes,  ne 
provient  pas  directement  du  soleil,  il  y  a  un  moyen,  et  il  n'y  en  a 
qu'un  seul,  d'échapper  aux  difficultés  soulevées.  C'est  d'admettre 
que  cette  énergie  se  trouve  en  réalité  sur  la  terre  elle-même  et  que 
le  soleil  n'agit  qu'en  la  déclenchant,  de  même  que  la  eapsule  de 
fulminate  de  mercure  des  obus  déclenche  l'énergie  énorme  contenue 
dans  la  mélinite,  de  même  encore,  —  pour  prendre  une  comparaison 
plus  adéquate  à  notre  sujet,  —  que  dans  la  télégraphie  ordinaire  ou 
sans  fll,  un  courant  électrique  très  faible  peut  mettre  en  jeu  une 
énergie  très  grande  et  disproportionnée  avec  l'intensité  minime  des 
ondes  excitatrices,  grâce  à  l'intermédiaire  du  relai. 

Suivant  une  idée  émise  il  y  a  longtemps  déjà  par  l'illustre 
Gauss  :  «  Si  nous  éliminons  des  fantaisies  sans  fondement,  nous 
ne  pouvons,  pour  expliquer  les  variations  magnétiques,  songer 
qu'à  des  courants  galvaniques  circulant  dans  l'atmosjphère.  »  «Or. 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  875 

ajoutait  Gauss,  l'air  atmosphérique  pas  plus  que  le  vide  ne  conduit 
de  tels  courants.  Il  y  a  donc  là  une  énigme.  » 

Ce  que  ne  savait  pas  Gauss,  et  ce  que  les  recherches  ultérieures 
des  physiciens  ont  révélé,  c'est  que,  s'il  est  vrai  que  l'air  à  la  pression 
atmosphérique  est  mauvais  conducteur  des  courants  électriques,  il 
n'en  est  pas  de  même,  dans  certaines  conditions,  de  l'air  raréfié, 
c'est-à-dire  de  l'air  des  couches  supérieures  de  notre  atmosphère. 

Mais  tout  d'abord,  peut-il  vraiment  exister  des  courants  galva- 
niques dans  les  hautes  couches  de  notre  atmosphère?  Pour  qu'il  y 
ait  courant  électrique,  il  ne  suffit  pas  qu'il  y  ait  conductibilité  élec- 
trique (et  nous  verrons  d'ailleurs  tout  à  l'heure  pourquoi  une  telle 
conductibilité  existe  dans  la  haute  atmosphère).  Il  ne  suffit  pas,  par 
exemple,  d'un  câble  de  cuivre,  pour  avoir  un  courant  électrique;  il 
faut  encore  qu'il  y  ait  entre  les  extrémités  de  ce  câble  une  différence 
de  «  potentiel,  »  une  «  force  électromotrice,  »  comme  on  dit,  telle  que 
celle  qu'engendre  la  pile  de  Volta  ou  la  dynamo. 

Peut-il,  ou  plutôt  doit-il  exister  dans  la  haute  atmosphère 
des  causes  engendrant  en  permanence  des  forces  électromotrices  ? 
Oui,  et  ces  causes  résident  précisément  dans  les  mouvements  de  la 
haute  atmosphère,  dans  les  grands  courants  de  circulation  qui  y 
régnent,  courants  engendrés  tant  par  la  rotation  terrestre  que  par 
les  inégalités  de  la  température  et  dont  les  vents,  en  particulier  les 
grands  vents  réguliers,  alises  et  contre-alisés,  sont  les  reflets  dans  la 
basse  atmosphère.  Il  y  a  en  électricité,  un  fait  bien  connu  et  d'une 
importance  capitale,  —  puisque  c'est  sur  lui  qu'est  basée  toute  la 
théorie  et  la  construction  des  dynamos,  —  c'est  que  quand  un  objet 
conducteur  de  l'électricité  se  déplace  dans  un  champ  magnétique, 
celui-ci  y  engendre  des  forces  électromotrices,  d'où  naissent  des 
courants  électriques.  Dans  la  dynamo,  des  spires  de  cuivre  se  dépla- 
cent, en  tournant,  dans  le  champ  magnétique  d'un  électro-aimant, 
et  ce  déplacement  y  engendre  des  forces  électromotrices  et  le  cou- 
rant électrique. 

Pareillement  les  mouvements,  les  déplacements  des  hautes 
couches  de  l'atmosphère  y  engendre  nécessairement  des  courants 
électriques,  puisque  ces  mouvements  déplacent  l'air  dans  le  champ 
magnétique  du  globe  terrestre.  Certes  ce  champ  magnétique  est 
faible,  mais,  d'autre  part,  c'est  des  milliers  de  kilomètres  de  longueur, 
et  des  dizaines  ou  des  centaines  de  large  que  représente  le  conduc- 
teur électrique  constitué  par  la  haute  atmosphère.  Même  si  la  force 
électromotrice  produite  est  très  faible»  le*  courants  électriques  eu- 


i 


876 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


gendres  peuvent  donc  être  d'une  extrême  intensité,  pourvu  que  la 
conductibilité  de  l'air  soit  suffisante. 

L'air  au  niveau  du  sol  a  une  conductibilité  très  faible,  mais  non 
nulle.  La  preuve,  c'est  qu'un  objet  chargé  d'électricité  et  placé  sur 
un  support,  même  parfaitement  isolaut,  perd  peu  à  peu  son  électri- 
cité dans  l'air  ambiant. 

Des  recherches  récentes  ont  élucidé  le  mécanisme  do  celte  con- 
ductibilité de  l'air,  —  et  d'une  manière  générale  de  la  conductibilité 
des  gaz,  —  et  établi  qu'il  est  le  suivant.  Une  petite  partie  des  molé- 
cules/le  l'air  sontcontinuellement  dissociées, disloquées, si  l'on  peut 
dire,  par  diverses  causes  et  notamment  par  les  rayons  du  radium 
qui  émanent  partout,  en  très  petite  quantité,  de  l'écorce  terrestre. 
Ces  rayons  constituent  à  l'égard  des  particules  ultimes  de  l'air,  un 
bombardement  dune  vitesse  et  d'une  intensité  prodigieuses  qui 
arrive  à  disloquer  certaines  de  ces  particules.  Or  les  atomes  des  gaz, 
sont,  je  l'ai  expliqué  ici  maintes  fois,  constitués  par  des  petites  pla- 
nètes infimes, des  électrons,  chargées  d'électricité  négative  tournant 
autour  d'un  petit  soleil  central  chargé  d'électricité  positive  de  telle 
sorte  que  l'ensemble  de  l'atome  est  électriquement  neutre. 

Si  un  rayon  du  radium  pénètre  efficacement  dans  un  tel  atome,  il 
y  produit  une  véritable  catastrophe  infime,  une  dislocation  analogue 
à  celle  que  pourrait  produire  une  étoile  traversant  à  toute  vitesse  le 
système  solaire.  11  arrive  qu'un  des  électrons  de  l'atome  soit  arraché 
a'ors  à  celui-ci  et  se  mette  à  circuler  librement  dans  l'air  ambiant  ; 
au  lieu  d'un  atome  neutre,  nous  avons  donc  maintenant  deux  par- 
ticules indépendantes  :  l'une  chargée  d'électricité  négative  constituée 
par  l'électron  détaché  et  les  molécules  qui  peuvent  s'agglomérer  à 
lui,  l'autre  constituée  par  le  restant  de  l'atome,  et  qui  est  mainte- 
nant chargée  d'un  excès  d'électricité  posilive.  Ces  deux  particules 
plus  ou  moins  conglomérées  avec  les  molécules  neutres  qu'elles 
peuvent  s'attacher  dans  leur  course  ont  été  appelées  des  «  ions,»  et 
on  dit  qu'un  gaz,  dont  une  partie  des  atomes  est  ainsi  disloquée  par 
un  rayonnement  tel  que  celui  du  radium,  est  «  ionisé  »  par  ce 
rayonnement* 

Supposons  maintenant  que  dans  de  l'air  ainsi  ionisé  on  produise 
une  différence  de  potentiel,  une  force  électromotrice,  par  exemple 
en  y  plaçant  deux  lames  métalliques  séparées  par  une  couche  d'air 
et  réunies  respectivement  aux  deux  pôles  d'une  pile,  ou  aux  deux 
bornes  d'une  prise  de  courant  d'appartement  dans  un  secteur  à 
courant  continu  comme  celui  de  la  rive  droite  à  Paris).  Qu'arrivera- 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  871 

t-il,  alors?  Les  «  ions  «positifs  de  l'air  seront  attirés  par  le  plateau 
nég-alif,  et  terniront  à  le  décharger;  les  «  ions  »  négatifs  seront  au 
contraire  al  lires  par  le  plateau  positif,  et  tout  se  passera  comme  si 
une  partie  de  l'électricité  du  plateau  négatif  passait,  à  travers  l'air, 
au  plateau  positif  et  réciproquement. 

Autrement  dit,  tout  se  passera  comme  si  l'air  avait  acquis  une 
certaine  conductibilité  à  l'électricité. 

En  résume,  l'air  «  ionisé  »  devient  conducteur  de  l'électricité  et 
d'autant  meilleur  conducteur  qu'il  est  plus  fortement  ionisé,  c'est-à- 
dire  traversé  par  un  rayonnement  ionisant  plus  intense.  C'est  par 
suite  de  ces  phénomènes  que  les  rayons  X,  et  ceux  du  radium  notam- 
ment ren  lent  l'air  conducteur  de  l'électricité  et  qu'un  corps  chargé 
d'électricité  perd  rapidement  sa  charge  dans  l'air  quand  celui-ci  est 
traversé  par  ces  rayons. 

Ceci  dit,  connaissant  la  valeur  extrêmement  faible  de  la  conduc- 
tibilité de  l'air  au  niveau  du  sol,  on  peut  calculer  facilement  quelle 
est  la  conductibilité  des  hautes  couches  de  l'atmosphère,  si  les 
mômes  causes  ionisantes  agissent  sur  elle.  On  trouve  ainsi  que  cette 
conductibilité,  —  étant  donné  la  vitesse  probable  des  déplacements 
de  l'atmosphère  supérieure,  —  est  encore  peut  être  100  000  fois  trop 
faible  pour  donner  naissance  à  des  courants  électriques  capables 
d'expliquer  les  variations  de  nos  boussoles.  Il  faut  donc  que,  dans  sa 
partie  supérieure,  notre  atmosphère,  soit  «  ionisée  »  avec  beaucoup 
plus  d'intensité  que  près  du  sol. 

Il  doit  effectivement  en  être  ainsi,  les  astrophysicien3  nous  le 
prouvent.  Car,  —  c'est  ici  que  se  ferme  la  chaîne  rigoureuse  de  ces 
raisonnements  et  de  ces  faits,  —  le  soleil  doit  émettre  des  radiations 
fortement  ionisantes  qui  expliquent  du  môme  coup,  et  les  courants 
électriques  circulant  dans  la  haute  atmosphère,  et  pourquoi  ces  cou- 
rants et  les  mouvements  qui  gouvernent  nos  boussoles,  sont  sous  la 
dépendance  étroite  des  fluctuations  solaires. 

En  résumé  :  si  le  soleil  émet  des  radiations  capables  d'ioniser 
fortement  les  couches  supérieures  de  l'atmosphère,  ces  radiations  et 
leurs  fluctuations  sufiiront  à  expliquer,  comme  on  va  voir,  les  varia- 
tions régulières  ou  brusques  des  éléments  magnétiques.  Le  soleil 
intervient  ici  en  déclenchant  seulement  les  courants  électriques  de  la 
hante  atmosphère,  par  la  conductibilité  qu'il  y  produit,  exactement 
comme  les  ondes  très  faibles  de  la  T.  S.  F.  déclenchent,  par  l'inter- 
médiaire du  tube  de  Branly,  et  en  rendant  ce  tubo  conducteur,  l'éner- 
gie aussi  grande  qu'on  veut  du  relai  télégraphique  de  réception. 


878  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Dans  le  cas  des  courants  électriques  de  la  hante  atmosphère, 
l'énergie  utilisée  et  qui  est  celle  des  courants  d'air  qu'engendre  la 
rotation  de  la  terre  est  exclusivement  empruntée  à  celle-ci. 

Si  maintenant  nous  reprenons  sur  ces  bases  nouvelles  le  fameux 
calcul  de  lord  Kelvin,  nous  voyons  et  nous  pouvons  calculer  que  si 
même  il  se  produisait  chaque  année  1  OU  perturbations  d'une  inten- 
sité et  d'une  violence  égale  aux  plus  fortes  qui  aient  été  constatées, 
l'énergie  correspondante  empruntée  à  la  rotation  de  la  terre  ne  suffi- 
rait pas,  au  bout  d'un  million  d'années,  à  ralentir  d'une  seconde  par 
an  la  durée  de  cette  rotation.  Ainsi,  dans  cette  conception  nouvelle,, 
toutes  les  difficultés  antérieures  disparaissent. 

* 
*   * 

Et  maintenant,  quels  peuvent  être  et  quels  doivent  être  les  radia- 
tions émanées  du  soleil  et  qui,  en  ionisant  avec  une  intensité  variable 
les  couches  supérieures  de  notre  atmosphère,  suffisent  à  expliquer, 
avec  toutes  leurs  particularités,  les  diverses  relations  reliant  l'activité 
du  soleil  aux  mouvements  de  nos  aiguilles  aimantées. 

Parmi  les  rayonnements  provenant  du  soleil  et  qui  peuvent  contri- 
buer à  l'ionisation  des  hautes  couebes  de  l 'atmosphère,  il  faut  placer 
en  première  ligne  ses  rayons  ultra-violets.  À  vrai  dire,  il  n'a  pas  clé 
prouvé  que  ces  rayons  puissent  ioniser  directement  l'air,  mais  on  sait 
qu'ils  agissent  sur  les  petites  poussières  et  particules  solides,  et  par 
conséquent  si  l'atmosphère  supérieure  contient  des  poussières, —  ce 
qui  n'est  pas  impossible,  —  et  si  elle  comporte  jusqu'aux  hautes 
altitudes  les  glaçons  minuscules  des  cirri,  les  rayons  ullra-violtts  du 
soleil  doivent  ioniser  plus  ou  moins  les  hautes  couches  atmosphé- 
riques. Pour  expliquer  alors  les  diverses  variations  magnétiqiïes,  il 
faut  supposer  que  les  rayons  solaires  ultra-violets  sont  notablement 
plus  intenses  lorsque  le  soleil  est  couvert  détaches  et  qu  ils  émanent 
particulièrement  des  régions  du  disque  où  sont  les  taches.  Tout  cela 
est  possible,  mais  non  démontré.  Il  y  a  d'ailleurs  un  autre  phénomène 
sur  lequel  nous  reviendrons,  et  qui.  bien  qu'étroitement  lié  aux  per- 
turbations magnétiques  n'est  nullement  explicable  par  un  rayonne- 
ment solaire  ultra-violet;  c'est  l'aurore  boréale. 

Pour  toutes  ces  raisons  on  a  été  amené  à  supposer  que  le  rayon- 
nement ultra-violet  du  solaire  ne  pouvait  fournir  une  explication 
pleinement  satisfaisante  des  phénomènes  observés.  Ou  a*  cherché 
autre  chose. 

Une  théorie  qui  a  eu  et  qui  a  encore  beaucoup  d'adhérents  et  qui 


BEVUE    SCIENTIFIQUE.  879 

est  ingénieuse  et   séduisante  à   plus   d'un  litre  est  que  le  soleil 
émettrait  des  rayons  ca'  hodiquos. 

Culte  théorie  a  été  développée  dans  ses  divers  aspects  par 
Goldslein,  Paulsen,  Biikcland,  Slormcr  et  aussi  avec  beaucoup 
d'éclat  par  M.  Deslandrcs,  le  savant  astrophysicien  français.  On  sait 
que  les  rayons  cathodiques  sont  constitués  par  des  corpuscules 
négatifs,  par  des  électrons  lances  à  des  vitesses  considérables  et 
produits  couramment  par  des  moyens  électriques  dans  les  tubes  à 
gaz  raréfiés  de  Crookes.  Quand,  dans  un  gaz  raréfié  suffisamment,  on 
produit  une  différence  de  potentiel,  un  champ  électrique  convenable, 
l'électrode  négative,  la  cathode,  émet  des  rayons  cathodiques.  Qu'il 
doive  y  avoir  dans  les  couches  basses  de  l'atmosphère  solaire  un 
champ  électrique,  c'est  infiniment  probable;  d'abord  parce  que 
l'analyse  spectrale  montre  que  la  luminescence  de  l'atmosphère 
solaire  est  d'origine  électrique,  ensuite  parce  que,  dans  notre  propre 
atmosphère,  il  y  a  un  champ  électrique  intense.  Mais  pour  que  le 
soleil  puisse  émettre  des  rayons  cathodiques,  il  faut  que  l'électrisa- 
tion  de  son  atmosphère  soit  de  même  sens  que  celle  de  la  nôtre; 
on  sait  que  la  suiface  de  la  terre  est  électriquement  négative  par 
rapport  à  l'atmosphère,  ce  qui  est  la  condition  favorable  à  une 
émission  de  corpuscules  négatifs.  Or,  divers  auteurs  sont,  —  par  des 
recherches  sur  lesquelles  il  serait  trop  long  de  nous  étendre  ici,  — 
arrivés  à  la  conclusion  que  le  sens  du  champ  électrique  du  soleil 
doit  être  inverse  de  celui  de  la  terre,  ce  qui  rend  plus  difficile  à 
concevoir  l'émission  de  rayons  cathodiques  solaires.  D'autre  part, 
une  objection  s'impose  à  laquelle  il  n'a  pas  été  répondu  jusqu'ici 
d'une  manière  entièrement  satisfaisante.  Si  le  soleil  inonde 
continuellement  l'espace  de  corpuscules  négatifs,  il  finirait  par 
acquérir  une  charge  positive  suffisante  pour  arrêter  toute  nouvelle 
émission  cathodique,  puisque  les  électricités  de  nom  contraire 
s'attirent. 

Une  autre  théorie  a  été  développée  par  le  brillant  physicien  sué- 
dois Arrhénius.  D'après  ce  savant,  l'action  élecli  ique  du  soleil  sur  les 
hautes  couches  de  notre  atmosphère  serait  due  à  un  bombardement, 
non  d'électrons  solaires,  mais  de  particules  matérielles,  de  goutte- 
lettes beaucoup  plus  grosses  que  les  électrons,  chargées  elles  aussi 
d'électricité  négative,  mais  qui  seraient  chassées  loin  du  soleil  par  la 
pression  même  de  sa  lumière. 

Le  phénomène  invoqué  par  Arrhénius  est  la  «  pression  de 
Maxwell-Bartoli.  »  Il  a  été  établi  théoriquement,  puis  démontré  par 


880  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'expérience  que  les  rayons  lumineux  cxeicont  sur  tout  objet  une 
pression  matérielle,  une  répulsion.  Cette  -répulsion,  évidente  dans  la 
théorie  de  l'émission  de  Newton,  l'esl  beaucoup  moins  a  priori,  dans 
la  théorie  ondulatoire  de  la  lumière  ;  <  Ile  n'en  existe  pas  moins.  Celle 
répulsion  est  faible,  impossible  à  mettre  en  évidence  lorsqu'elle 
s'exerce  sur  des  objets  très  gros;  mais  le  calcul  montre  que,  lorsque 
la  lumière  agit  sur  des  particules  très  petites,  de  l'ordre  de  grandeur 
des  longueurs  d'onde  de  la  lumière,  sa  répulsion  défiasse  facilement 
le  poids  des  particules.  En  effet,  la  pression  de  la  lumière  varie  en 
raison  directe  de  la  surface  des  corps  sur  lesquels  elle  tombe,  tandis 
que  le  poids  varie  en  raison  directe  de  leur  \olumo. 

Par  conséquent,  quand  on  diminue  les  dimensions  d'un  objet,  sa 
surface  diminue  proportionnellement  beaucoup  moins  vite  que  son 
volume,  et  la  pression  de  la  lumière  linil  par  dépasser  le  poids.  Le 
calcul  montre  que  cela  a  lieu  quand  le  diamètre  de  la  gouttelette 
considérée  est  voisine  d'un  millième  de  millimètre.  Il  montre  aussi 
que  l'effet  répulsif  de  la  pression  de  la  lumière  es!  maximum  lorsque 
le  corps  frappé  a  un  diamètre  à  peu  près  égal  au  tiers  de  la  longueur 
d'onde  de  la  radiation  incidente. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Arrhénius  calcule  ainsi  que  les  poussières  do 
l'atmosphère  solaire  doivent  être  en  grande  quantité  projetées  dans 
l'espace  par  la  pression  de  la  lumière  solaire.  Celle  hypothèse  à 
laquelle  il  a  donné  des  développements  ingénieux  et  grandioses  lui 
ont  fourni  des  explications  plausibles  d'un  grand  nombre  de  phéno- 
mènes et  lui  ont  notamment  permis  d'expliquer  comment  il  se  peut 
que  des  gemmes  vivants,  des  spores  notamment,  soient  transportés 
d'un  monde  à  un  autre.  Nous  sommes  ici  pleinement  dans  le  royaume 
de  l'hypothèse;  mais  c'est  un  royaume  où  il  est  parfois  bien  agréable 
de  voyager. 

La  théorie  d'Àrrhénius  a  certainement  une  part  do  vraisemblance 
et  peut-être  môme  d'exactitude.  En  ce  qui  concerne  le  sujet  qui  nous 
occupe  aujourd'hui,  Arrhénius  montre  que  ses  particules  errantes 
doivent  être  chargées  d'électricité  négative,  ce  qui  est  en  effet  bien 
probable,  étant  donné  que  la  condensation  des  poussières  et  des 
gouttelettes  se  fait,  l'expérience  le  montre,  de  préférence  autour  des 
ions  négatifs  de  gaz. 

Mais  alors,  l'atmosphère  solaire  restant  chargée  d'un  excès  sans 
cesse  croissant  d'électricité  positive,  il  doit  arriver  un  moment  où  sa 
charge  positive  est  telle  qu'elle  doit  s'opposera  toute  émission  nou- 
velle de  particules  négativement  chargées.  C'est  l'objection  assez 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  881 

troublante  que  nous  avions  déjà  été  obligés  do  rioser  à  propos  de 
l'hypothèse  d'une  émission  cathodique  solaire. 

Arrivées  dans  notre  atmosphère,  les  particules  cl 'Arrbéniusy  sont 
déchargées  de  leur  élcclri'ilé  négative  par  les  rayons  solaires  ultra- 
violets avec  production  de  rayons  cathodiques  qui'  ionisent  forte- 
ment, l'air  des  hautes  courbes.  Ainsi,  dans  la  théorie  cVArrhénius,  ce 
sont  également  des  rayons  calhodioues  <{ui  régissent  les  mouve- 
ments de  nos  boussoles,  m  lis  ces  rayons  sont  produits  surplace, 
dans  l'atmosphère  même,  et  ne  proviennent  pas  directement  du 
soleil. 

Il  est  pourtant  un  point  qui,  —  sans  vouloir  nier  que  le  phéno- 
mène invoqué  par  Arrhénius  no  puisse  avoir  une  part  dn;ns  ces  varia- 
tions magnétiques,  nous  parait  de  nature  a  lui  dénier  u1  ne  influence 
prépondérante.  C'est  que,  dans  les  cas  les  plus  favorables,  les  parti- 
cules venant  du  soleil  sous  l'action  do  la  répulsion  luu  uneuse  ont 
besoin  d'une  quarantaine  d'heures  au  moins  pour  nous  parvenir  du 
soleil. 

Or  on  a  démontré,  il  y  a  plusieurs  années  déjà,  et  par  des;  exemples 
varies  (t),  que  dans  tous  les  cas  où  il  a  été  possible  de  rapporter 
nettement  une  perturbation  magnétique  d'origine  cosmique,  à 
début  net  et  brusque,  à  une  perturbation  également  imite  de  la 
surface  sola  re,  on  a  constaté  que  le  début  observé  des  demi  phéno- 
mènes coïncide  rigoureusement.'  Cela  veut  dire  que  l'agent  solaire 
qui  déclenche  les  perturbations  magnétiques  nous  vient  du  soleil 
avec  une  vitesse,  qui  est  égale  à  celle  de  la  lumière.  Celle  constatation 
a  tout  récemment  été  con'irmée  d'une  manière  qui  ne  laisse  plus  de 
doule  p  ir  les  travaux  de  M.  Tringali  de  l'Observatoire  du  "Collège 
romain. 

Puisque  l'agent  solaire  principal  des  perturbations  magnétiques 
se  propage  avec  la  vitesse  de  la  lumière,  c'est-à-dire  nous  vient  du 
soleil  eu  8  minutes,  il  ne  saurait  consister  dans  les  particules 
d'Arrhénius  qui  ont  besoin  d'un  temps  béaucoupp'.us  long  pour  nous 
parvenir;  il  ne  saurait  non  plus  consister  dans  des  rayons  calho- 
diq  ies  émis  directe  nenl  par  le  soleil,  car  les  rayons  calhodi  ques  les 
plus  rapides  connus  ont  une  vitesse  de  propagation  encore  -nolable 
ment  inférieure  à  elle  de  la  lumière. 

Pour  loules  ces  raisons,  nous  avons  un  penchant  à  croire  que 
l'agent  solaire  principal  des  perturbations  et  variations  magnétiques 

([)  Annales  de  l'observatoire  de  S'ice,  t.  IX. 

TOMB  JLVUI.  —  1920.  56 


882 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


est  constitué  par  les  ondes  hertziennes  qui,  — nous  l'avons  vu  a  pro- 
pos des  message  de  T.  S.  F. soi-disant  reçus  récemment  de  Mars, — 
doivent  être  produits  constamment  dans  l'atmosphère  solaire.  Les 
ondes  hertziennes  se  propagent  avec  la  vitesse  de  la  lumière;  elles 
ont  la  propriété;  dilluminerîles  gaz  raréfiés  en  les  ionisant,  en  étant 
absorbés  par  e(tix  et  on  y  produisant  des  rayons  cathodiques.  11  est 
tout  naturel, 'Qu'étant  produites  dans  les  décharges  de  l'atmosphère 
solaire,  elles  nouent  plus  intenses,  quand  cette  atmosphère  est  violem- 
ment perturbée,  c'est-à-dire  à  l'endroit  et  aux  époques  des  taches 
solaires,  ce  qui  explique  que  les  variations  et  perturbations  magné- 
tiques soient,  plus  intenses  à  ces  époques.  Enfin  les  ondes  heilziennes 
sont  rayonn  £es  dans  tous  les  sens  par  la  décharge  électrique  produc- 
trice (à  l'encontre  des  rayons  cathodiques  qui  ne  se  propagent  que 
perpendiculairement  au  champ  électrique  émetteur)etceci  explique, 
comme  on  l"a  constaté,  que  les  perturbations  magnétiques  cosmiques 
correspom tient  indifféremment  à  diverses  positions  des  taches  sur  le 
disque  solaire. 

Telles  sont  quelques-unes  des  explications,  récemment  apportées 
par  les  astrophysiciens,  des  sympathies  naguère  si  mystérieuses, 
aujourd'hui  compréhensibles,  qui  lient  à  travers  150  millions  de 
kilomètres  Uélios  à  nos  boussoles  comme  aussi  bien  elles  attachent 
à  son  ch  ar  doré  toutes  les  créatures  terrestres  sans  exception. 

Charles  Nordma.n», 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


On  sait  qu'aux  termes  de  la  loi  constitutionnelle  des  16-18  juil- 
let 1875,  qui  fixe  les  rapports  des  pouvoirs  publics,  les  deux 
Chambres  doivent  être  réunies  en  session  cinq  mois  au  moins  chaque 
année.  Les  cinq  mois  remplis,  le  Président  de  la  République  (en- 
tendez le  Président  de  la  République  es  nom,  es  qualités,  c'est-à- 
dire,  au  vrai,  le  cabinet  responsable]  est  théoriquement  maître  de 
renvoyer  le  Parlement  pendant  sept  mois.  Un  décret  prononce  la 
clôture  de  la  session  et,  si  un  autre  décret  n'intervient  pas  ensuite 
pour  convoquer  exlraordinairement  les  deux  assemblées,  elles 
demeurent  en  vacances  forcées.  La  Constitution  ne  prévoit  qu'un  cas 
où  elles  aient  le  droit  d'imposer  au  gouvernement  leur  rappel  :  c'est 
celui  où  lamajorité  absolue  des  membres  composantehaque  Chambre 
s'entendrait  pour  réclamer  une  réunion  exceptionnelle;  mais  comme, 
d'autre  part,  toute  assemblée  d'une  des  deux  Chambres  est  «  illicite 
et  nulle,  »  lorsqu'elle  est  tenue  «  hors  du  temps  de  la  session  com- 
mune, »  on  ne  voit  pas  très  bien  comment  la  majorité  indispensable 
à  cette  initiative  pourrait  réussir  à  se  former.  Il  était  donc  certaine- 
ment dans  l'esprit  de  la  Constitution  que  la  représentation  nationale 
ne  siégeât  pas  en  permanence  et  que  les  ministres  eussent  quelques 
loisirs  pour  gouverner.  Mais  les  droits  du  pouvoir  exécutif  ont  été 
peu  à  peu  rongés  par  le  flux  parlementaire,  «*t  l'habitude  de  ne 
jamais  commencer  la  discussion  du  budget  dans  les  cinq  mois  de 
session  normale  a  constamment  rendu  nécessaire  la  rentrée  d'au- 
tomne. Le  gouvernement  ne  pouvant  se  passer  ni  des  crédits  ni  des 
impôts,  et  les  Chambres  ayant  toute  faculté  pour  les  lui  accorder  à 
la  date  qui  leur  plaît ,  c'est,  en  réalité,  le  Parlement  qui  a  transformé 
les  sessions  extraordinaires  en  sessions  ordinaires  et  fait  de  ce  qui 
devait  demeurer  une  exception  un  usage  obligatoire.  Que  cette  per- 

Copyriçht  by  Raymond  Poincaré,  1920. 


884  ïtEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pétuelle  présence  des  Chambres  ail  toujours  été  sans  inconvénients, 
qu'elle  ait  laissé  aux  gouvernements  qui  se  sont  succédé  «le  1875  à 
101  i  assez  d.;  lemps  pour  étudier  les  affaires  et  pour  surveiller  les 
administrations,  je  n'oserais  l'affirmer.  Mais  elle  est  pou  à  peu  entrée 
dans  les  mœurs  et  il  ne  s'est  pas  passé  une  seul)  année  où,  close  vers 
le  mois  d'août,  la  session  n'ait  été  rouverte  dans  le  courant  d'octobre. 
Puisque  nous  sommes,  dit  on,  revenus  au  temps  de  paix,  nous 
reprenons  donc,  bonnes  ou  mauvaises,  les  pratiques  d'avant  guerre. 
Les  heures  qui  ont  précédé  la  lecture,  disci élément  annoncée, 
du  décret  de  clôture,  ont  ô  c  marquées,  il  en  faut  convenir,  par  un 
travail  impatient,  fébrile  et  désordonné  ;  et  il  eût  été  plus  conforme 
à  la  dignité  du  ministère  et  des  Chambres  de  ne  pas  proposer  et 
voter,  à  la  hâte,  tant  de  lois  importantes,  dont  quelques-unes 
eussent  exigé  une  élude  plus  approfondie.  Toul  le  monde  eût  gagné 
à  ce  qu'il  fût  réservé  une  ou  deux  journées  de  plus  à  des  questions 
telles  que  l'emprunt  ou  la  circulation  fiduciaire.  Mais  les  valises 
étaient  bouclées  et  personne  n'avait  un  très  vif  désir  de  prolonger 
le  séjour  à  Paris.  En  une  seule  séance,  qui  a  duré,  il  est  vrai,  un 
matin,  un  après-midi  et  la  presque  totalité  de  la  nuit,  le  Parlement 
a  donc  expédié,  à  une  allure  vertigineuse,  une  besogne  diverse  et 
formidtble.  il  a  volé  des  crédits  pour  la  célébration  du  cinquante- 
naire de  la  République  et  pour  la  glorification  de  la  victoire  qui  nous 
a  rendu  l'Alsace  et  la  Lorraine,  il  a  adopté  un  projet  relatif  aux 
services  maritimes  postaux  enlre  la  France,  le  Brésil  et  la  Plata.  Il  a 
donné  aux  ministres  de  généreux  contingents  de  décorations  à  distri- 
buer, lia  institué  une  Commission  supérieure  de  cassation, chargée  de 
juger  les  pourvois  formés  contre  les  sentences  arbitrales,  en  matière 
de  baux  ruraux  et  de  baux  à  loyers.  11  a  rejeté  un  projet  relatif  aux 
limites  d'âge  des  officiers  généraux,  colonels  et  fonctionnaires  mili- 
taires de  grades  correspondants.  11  a  adopté  d'autres  projets  qui 
concernaient  les  caisses  d'épargne,  l'exploitation  du  service  poslal 
entre  le  continent  et  la  Corso,  la  composition  du  conseil  des  musées 
nationaux,  l'exportation  des  œuvres  d'art,  les  habitations  provisoires 
dans  la  banlieue  de  Paris,  le  crédit  au  petit  et  moyen  commeice, 
ainsi  qu'à  la  petite  et  moyenne  industrie,  les  retraites  des  ouvriers 
qui  ont  irrégulièrement  versé  leurs  cotisations  pendant  la  durée  des 
hostilités,  la  position  de  disponibilité  des  magistrats  qui  composent 
la  Cour  des  Comptes,  les  retraites  des  ouvriers  mineurs,  rétablisse- 
ment d'un  réseau  électrique  dans  les  régions  libérées,  la  translation 
au  Panthéon  du  cœur  de  Gaihbella,  l'aménagement  de  l'hôpital  bré- 


REVUE.    CHRONIQUE.  883 

silien,  l'ouverture  d'un  crédit  de  dix  milliards  366  millions  pour 
l'achat  de  céréales  panifiubles  indigènes  ou  exotiques,  les  lignes  de 
chemins  de  1er  marocains,  des  concilies  de  millions  d'emprunt  pour 
l'Algérie  et  pour  nos  deux  protectorats  du  Nord  africain, que  sais-.je  en- 
core ?  Les  rapporteurs  se  succédaient  à  la  iribune,  avec  une  rapidité  qui 
déconcerlait  les  esprits  les  plus  attentifs  et  donnait  à  dus  discussions 
enchevêtrées  une  variété  de  kaléidoscope  et  une  agitation  de  cinéma. 

Encore  n'ai-je  pas  cité,  parmi  les  innombrables  articles  de  cet 
ordre  du  jour  surchargé,  les  objets  les  plus  essentiels  des  débats  qui 
devaient  se  terminer  avant  la  séparation  :  le  budget  de  1920,  que  les 
automobiles  ministérielles  ont  plusieurs  fois  transporté  de  la 
Chambre  au  Sénat,  et  réciproquement,  dans  ces  heures  de  surme- 
nage parlementaire;  le  trailé  de  paix  avec  la  Bulgarie,  qui  a  passé 
presque  inaperçu  dans  le  brouhaha  d'un  enlr'acle;  le  protocole  de 
Spa  et  les  avances  à  l'Allemagne,  qui  ont  donné  lieu,  comme  vous 
l'avait  laissé  pressentir  ma  dernière  chronique,  à  des  observations' 
peu  enthousiastes.  Ajoutez  à  tout  cela  l'autorisation  d'augmenter, 
pendant  l'absence  des  Chambres,  le  nombre  des  billets  de  banque  et 
d'émettre  des  rentes  perpétuelles  6  pour  100;  vous  aurez  une  faible 
idée  d'une  séance  qui  s'est  indéfiniment  prolongée  dans  la  trépidation 
et  qui,  aux  approches  do  l'aurore,  a  laissé  aux  cerveaux  les  plus 
solides  l'impression  désagréable  et  persistante  de  la  sursaluration. 

Au  milieu  de  celte  éblouissante  diversité,  retenons  cependant 
quelques  points  saillants.  Une  amnistie,  proposée  après  l'élection 
présidentielle  et  volée  par  la  Chambre  après  de  longs  délais,  n'a  pu 
être  soumise  au  Sénat  en  temps  utile  et  il  se  trouve  ainsi  que  des 
mesures  de  clémence  demandées  par  le  gouvernement  et  admises 
par  l'une  des  deux  assemblées  sont  renvoyées  à  une  époque  indé- 
terminée. Si  cependant  elles  sont  équitables,  il  est  fâcheux  de  les 
ajourner,  après  les  avoir  fait  espérer  airx  familles  des  condamnés; 
et  si  on  les  jnge  inopportunes  ou  prcmi.L^i  ées,  si  l'on  redoute  qu'elles 
énervent  la  justice,  pourquoi  en  avoir  pris  l'initiative?  De  telles 
contradiclions  sont  fâcheuses  et  des  deux  extrémités  du  Sénat, 
MM.  Debierre  et  Gau  lin  de  Villaine  se  sont  levés  pour  les  regielt<  r« 

C'est  dans  la  soirée  du  dernier  jour  que  la  Chambre  a  disculé  ' 
l'emprunt  et  c'est  ap'"ès  deux  heures  du  malin  que  le  Sénat  en  a  été 
saisi.  M.  de  Monzie,  qui,  pas  plus  que  M.  Doumer,  ne  connaît  le 
sommeil,  a  exprimé  spirituellement  sa  surprise  d'une  procédure 
aussi  insolite  et  aussi  capricieuse.  On  prétend,  a-l-il  dit,  que  nous 
sommes  réunis  cette  nuit  dans  une  séance  de  liquidation  et,  loin  de 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

liquider,  nous  engageons  l'avenir.  Pourquoi  n'avoir  pas  laissé  aux 
Chambres  le  temps  d'examiner  sérieusement  un  projet  qu'il  n'y  a 
intérêt  pour  personne  à   préparer   dans  l'ombre?   Le   rapporteur 
général  a  répondu,  en  critiquant,  à  son  tour,  avec  vivacité,  l'insis- 
tance que  le  gouvernement  avait  mise  à  réclamer  le  vote  immé- 
diat de  lois  tardivement  déposées;  mais  il  a  ajouté   qu'un  projet 
d'emprunt,  une  fois  présenté,  ne  pouvait  rester  en  souffrance  et  il 
a  invité  le  Sénat  à  se  rendre,  sans  trop  de  mauvaise  humeur,  aux 
prières  nocturnes  du  cabinet.  Il  a  montré  que  notre  trésorerie  traî- 
nait actuellement  une  dette  flollanle  extrêmement  lourde,  qui,  non 
compris  la  dette  extérieure,  atteint  environ  77  milliards  de  francs  et 
qu'il  est  difficile  de  ne  pas  consolider  prochainement.  Le  ministre 
a  fait  valoir,  à  son  four,  des  raisons  qui  ont  brisé  les  dernières  résis- 
tances, sinon  calmé  tous  les  mécontentements.  A  la  vérité,  la  Chambre 
avait  très  sensiblement  amélioré  le  mode  d'emprunt  proposé;  elle 
avait  fixé  son  choix  sur  un  seul  type,  celui  de  six  pour  cent,  qui  avait 
été  écarté  lors  des  précédentes  émissions,  sous  le  déraisonnable  pré- 
texte qu'il  pouvait  exercer  une  action  funeste  sur  le  taux  du  crédit 
industriel,  commercial,  agricole,  mais  qui  a  l'avantage  de  la  sincé- 
rité financière  et  qui,  après  les  dix  ans  de  garantie  accordés  aux  ren- 
tiers par  la  loi,  ménagera  à  l'État  la  possibilité  de  larges  conversions. 
Voilà  donc  la  France  à  même  d'alléger  sa  situation  de  trésorerie,  à  un 
moment  où  les  finances  publiques  viennent  d'être  ramenées,  des 
sentiers  hasardeux  où  elles  erraient,  dans  les  voies  de  l'ordre  et  de  la 
prospérité.  C'est  aux  mouvements  des  changes  que  se  mesurent  le 
mieux  les  appréciations  portées  par  l'étranger  sur  l'état  économique 
et  monétaire  d'une  nation.  A  en  juger  par  cet  indice,  nous  constatons 
maintenant,  à  notre  bénéfice,  un  progrès  continu.  Depuis  deux  ou 
trois  mois,  le  cours  de  notre  monnaie,  dont  l'étiage  avait  coïncidé 
avec  les  premiers  jours  d'avril,    n'a  pas  cessé  de   se   relever.   Fin 
juillet,    le   dollar  avait  baissé  de  16  fr.  24  à  13  fr.  00   et  la  livre 
sterling  de  63  fr.  93  à  4S  fr.  62.  C'est  encore  peu,  sans  doute,  mais 
le  mal  est  enrayé  et  la  feuille  de  température  est  meilleure.  Un  autre 
symptôme  de  convalescence,  qui   est  un  corrélatif  du  précédent, 
apparaît  dans  notre  balance  commerciale.  Nos  exportations  se  déve- 
loppent et  nos  achats  au  dehors  diminuent.  Nous  avons  vendu  sur 
les  marchés  étrangers  des  objets  d'alimentation  qui  dépassent  de 
64  p.  100  en  valeur  et  de  81  p.  100  en  poids  les  chiffres  de  l'an  passé; 
des  matières  nécessaires  à  l'industrie,  qui  ont  augmenté  de  10  p.  100 
en  valeur  et  de  104  p.  100  en  poids;  des  objets  fabriqués,  qui,  par 


REVUE.    «•*  CHROWIQUE.  881 

rapport  aux  sorties  de  l'année  dernière,  ont  gagné  G!  p.  100  en  valeur 
et  89  p.  100  en  poids.  Noire  commerce  d'exportation,  s'il  est  encore 
déficitaire,  se  rétablit  donc  avec  une  régularité  tout  a  fait  rassurante; 
et  ces  résultats  sont  une  réponse  topique  aux  calomnies  usuelles  de 
nos  anciens  ennemis,  dont  les  journaux  se  plaisent  à  nous  accuser 
de  paresse,  d'insouciance  et  de  légèreté.  Après  avoir  donné,  dans  la 
guerre,  des  exemples  d'héroïsme  qui  peuvent  supporter  la  compa- 
raison avec  les  plus  belles  actions  de  l'histoire,  la  France  s'est  remise 
au  travail  sans  se  laisser  déprimer  un  instant  par  le  souvenir  de  se* 
deuils  ou  par  la  douleur  de  ses  blessures,  et  elle  ne  se  lasse  pas  de 
prouver  à  l'humanité  que  nous  étions  dignes  de  la  victoire. 

Pendant  que  la  Commission  des  finances  délibérait  sur  le  budget 
et  sur  l'emprunt,  le  Sénat  a  voté,  en  un  tournemain,  le  traité   de 
paix  avec  la  Bulgarie,  tel  qu'il  a  été  signé  à  Neuilly-sur-Seine  le 
27  novembre  dernier.  NeuiUy,   Versailles,  Sèvres,  Saint-Germain., 
combien  de  villes  élégantes  ou  gracieuses,  ont  reçu,  depuis  plu- 
sieurs mois,  aux  environs  de  Paris,  la  visite  des  plénipotentiaires 
chargés  de  rendre  la  paix  au  monde  bouleversé!  C'est  comme  une 
auréole  de  grands  souvenirs  diplomatiques  qui  va  illuminer  désor- 
mais le  front  de  la  capitale  française.  Souhaitons  que  ce  ne  soit  pas 
simplement  une  couronne  de  papier,  elque  les  signataires  des  traités 
ne  se  prêtent  pas  plus  longtemps  aux  entreprises  de  ceux  qui  veu- 
lent l'arracher  et  la  jeter  sur  le  sol.  A  Neuilly,  du  moins,  la  Bulgarie 
paraît  avoir  mis  quelque  bonne  volonté  à  prendre  les  engagements 
que  lui  demandaient,  à  la  fois,  la  France,  les  États-Unis,  l'Empire 
britannique,  l'Italie,  le  Japon,— ■  se  qualifiant  toujours,  avec  la  môme 
impertinence  qu'à  Versailles  et  à  Saint-Germain,  de  principales  puis- 
saneesalliées  et  associées,  «-  et  derrière  elles,  modestement  effacées, 
la  Belgique,  la  Chine,  Cuba,  la  Grèce,  la  Pologne,  le  Portugal,  l'État 
SerberCroate-Slovène,  le  Siam  et  l'État  Tchéco-Slovaque.  J'oublie  le 
Hedjaz,  qui,  le  27  novembre,  date  de  la  signature,  était  encore  de 
toutes  les  fêtes.  C'est  en  moins  d'une  semaine  et  à  la  veille  de  leur 
départ  que  les  deux  Chambres  ont  donné  leur  adhésion  au  traité. 
De  toutes  les   puissances   la  France  s'est   ainsi    trouvée    la   der- 
nière à  autoriser  la  ratification  de  cet   instrument  diplomatique. 
Assurément,  elle  a  eu,  même  avant  la  guerre  et,  en  particulier, 
depuis  1912,  de  trop  nombreux  et  trop  légitimes  motifs  d'irritation 
contre  la  Bulgarie,  qui  s'est  aveuglémont  abandonnée,  pendant  do 
longues  années,  à  la  tyrannie  d'un  maître  avide,  fourbe  et  supersti- 
tieux et  qui  a  été,  dans  les  Balkans,  la  servante  à  tout  faire  des 


8S8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Empires  centraux.  Mais  la  Bulgarie  vaincue  paraît  avoir  accepté  de 
b  ■  urne  grâce  les  conditions  souvent  r  goureuses  que  lui  ont  dictées 
les  Alliés.  Elle  a  souscrit  aux  pénalités  qui  ont  été  prononcées  contre 
elle  et  que  justifie  sa  coupable  intervention  dans  la  guerre.  Avant 
même  que  le  traité  lût  entré  en  vigueur,  le  gouvernement  bulgare  a 
procédé,  avec  une  correction  parfaite,  à  l'exécution  des  danses 
principales.  Comme  l'a  très  justement  dit  M.  Victor  Bérard,  les 
défaites  les  plus  graves  et  les  plus  méritées  peuvent  n'être  pas  sans 
relèvement  et  sans  pardon,  si  les  vaincus  savent  chercher  leur 
avenir  sur  les  grandes  routes  du  travail  cl  du  droit.  Nos  représen- 
tants et  nos  ofliciers  nous  affirment  que  les  Bulgares  essaient  aujour- 
d'hui de  nous  Caire  oublier  leur  conduite  d'hier.  Soit.  Nous  sommes 
tout  prêts  à  oublier;  nous  ne  voulons  connaître  ni  le  ressentiment, 
ni  la  rancune;  nous  demanderons  toutefois  à  la  Bulgarie  de  témoi- 
gner à  ses  voisins,  qui  «ont  nos  amis  et  nos  alliés,  les.Roumains,  les 
Serhes  et  les  Grecs,  les  môm  s  sentiments  qu'à  la  France  ou  à  l'An- 
gleterre, de  ne  conserver  vis-à-vis  d'eux  aucune  arrière-pensée,  de 
renouer  avec  eux  dos  relations  sincèrement  pacifiques  et  de  ne  plus 
jamais  ranimer,  par  ses  convoitises,  l'incendie  qui,  de  la  péninsule 
balkanique,  a  gagné  le  monde  entier  et  qui  a  failli  le  consumer. 

Le  traiié  avec  la  Bulgarie  n'a  été  qu'un  bref  intermède  dans  les 
derniers  débats  politiques.  Ce  sont  les  arrangements  de  Spa  et  de 
Boulogne  qui  ont  surtout  retenu,  avant  les  vacances,  l'attention  des 
Chambres.  Devant  les  Communes,  M.  Lloyd  George  et  son  collègue 
M.  Worlhington  Evans,  ministre  sans  portefeuille,  se  sont  efforcés 
d'établir  que,  si  ces  conventions  étaient  avantageuses  pour  l'Angle- 
terre, elles  étaient  également  utiles  à  la  France.  Leur  démonstration 
n'est  imllnuireusemenl  de  nature  à  convaincre  personne  de  |ce  côté 
du  détroit.  Je  ne  reviens  pas  sur  une  question  qui  n'a  pas  été  sans 
laisser  quelque  amertume  dans  le  cœur  de  nos  compatriotes.  Ce  qui 
est  fait  est  fait.  Mais  le  gouvernement  britannique  ne  peut  assuré- 
ment se  méprendre  sur  la  signilicalion  du  vote  émis  par  le  Parle- 
ment français.  La  commission  des  finances  de  la  Chambro  avait 
repoussé  les  avances  destinées  à  l'Allemagne;  la  commission  des 
finances  du  Sénat  s'est  résignée  à  les  admettre,  mais  avec  quelles 
objections!  Les  applaudissements  ont  crépité  sur  tous  les  bancs  lors- 
que M.  Ghôncbenoil,  représentant  d'un  département  dévasté,  s'est 
écrié  :  «  Si  l'on  nous  réclame  des  concessions  nouvelles,  alors,  non 
seulement  nous  ne  vous  suivrons  pas,  mais  ce  sera  l'atteinte  irrémé- 
diable, le  coup  mortel  porté,  dans  le  cœur  du  peuple  de  France,  à 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  889 

toute  espérance  en  la  justice  et  en  la  loyauté.  »  Ft  les  bravos 
ont  reduiblé,  lorsque  M.  Gaston  Doumcrgue  a  expliqué  qu'il  ne 
voulait  pas  prendre  la  respons  ibilité  de  provoquer,  par  le  rejet 
de  la  lui,  une  crise  dont  les  «  personnages  consulaires  "avaient 
déjà,  dit-on,  escompté  le  résultat  ,  et  lorsqu'il  a  ajouté  avec  une 
émotion  communicative  :  «  Ce  n'est  pas  pour  ou  contre  le  gouverne- 
ment que  je  vais  voler.  Les  voles  que- lous  ici  nous  allons  émettre,  les 
paroles  que  nous  prononçons,  seront  entendus,  je  l'espère,  ailleurs 
que  dans  cette  enceinte.  11  ne  faut  pas  croire  que  ceux  qui  volent  le 
projel  s'inclinent  et  acet  pleut.  Ils  l'ont  une  dernière  fois  confiance  à 
cet  esprit  de  justice  pour  le  triompbe  duquel  la  France  s'est  battue, 
avec  ses  Alliés  à  côté  d'elle.  Les  situations  changent  el  tel  qui  peut 
aujourd'hui  se  passer  des  voisins  en  aura  peuL-êlre  demain  grande- 
ment besoin.  »  Une  dernière  fois!  tel  était  le  mol  qui  était  sur  toutes 
les  lèvres. 

Ne  recherchons  pas  pins  longtemps  s'il  n'eût  pas  été  possible 
de  recourir  à  d'autres  méthodes  el  d'éviter  ce  qui  s'est  passé.  Mais 
tâchons  enfin  de  sauve-  ce  qui  reste  du  traité.  Méditons  les  explica- 
tions que  le  chancelier  Fehieuhach  a  fournies  au  Reichslag  et  sur- 
tout celles  qu'il  a  plus  librement  données  au  correspondant  de  la 
JVeue  frtie  Presse  :  «  Nous  savions  bien  que  l'Entente  avait  fait  lous 
les  préparatifs  militaires  pour  occuper  le  bassin  de  la  Ruhr  el  qu'en 
cas  de  refus,  l'avance  aurait  eu  lieu  immédiatement.  Or,  une  occupa- 
tion du  bassin  de  la  Ruhr,  dans  les  circonstances  actuelles,  aurait 
constitué  le  plus  grave  danger  pour  l'unité  allemande.  Si  on  laissait 
à  l'Entente  la  possibilité  de  fixer  la  répartition  du  charbon  de  la 
Ruhr,  elle  ravitaillerait  certainement  d'une  manière  abondante  les 
pays  rhénans  et  l'Allemagne  du  Sud,  et  avec  la  plus  grande  parci- 
monie l'Allemagne  du  Nord  el  de  l'Est  :  elle  aurait  ainsi  un  moyen 
puissant  de  provoquer  ou  de  renforcer  des  tendances  séparatistes  à 
l'Ouest  et  au  Sud  de  l'Allemagne.  Nous  avons  tenu  à  écarter  ce 
péril  par  la  signature  de  la  convention.  »  Ainsi,  en  déchargeant 
l'Allemagne  d'une  partie  de  ses  obligations  et  en  lui  ouvrant  des  ci  é- 
dits,  les  Alliés  lui  ont  permis  d'écarter  le  péril  de  la  désagrégation 
du  Reich.  Relisons  Fehrenbach,  rappelons-nous  son  aveu  et,  dans  le 
secret  de  notre  conscience,  portons  sur  l'habileté  des  Alliés  un  juge- 
ment silencieux. 

Pour  ne  pas  se  séparer  de  l'Angleterre,  la  France  a  cédé.  Mais 
l'Angleterre  n'obéit  pas  toujours  à  ces  intérêts  mercantiles  dont 
l'iuiluence  s'exeice  parfois  sur  la  politique  dus  grands  Liais.  Elle  est, 


890  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avant  tout,  une  nation  loyale,  qui  a  le  respect  de  sa  signature  et  de 
ses  engagements.  Elle  ne  peut  prétendre  que  le  traité  de  Versailles 
lui  ail  été  imposé  par  nous.  Elle  y  a  fait,  sans  doute,  quelques 
concessions,  bien  légères,  sur  ses  vues  primitives.  Mais,  au  total,  ce 
trailé  répond  beaucoup  plus  à  sa  pensée  qu'à  celle  de  la  France  et 
il  lui  réserve  des  avantages  supérieurs  à  ceux  qu'il  nous  attribue. 
Le  désarmement  de  la  flotte  allemande,  précédant  celui  de  l'armée, 
a  donné  à  l'Empire  britannique  une  pleine  sécurité  maritime. 
La  seule  modification  importante  qui  ait  été  faite  aux  quatorze  points 
de  M.  Wilson  a  trait  à  la  liberté  des  mers  et  intéresse  directement 
la  politique  traditionnelle  de  la  Grande-Bretagne.  En  vertu  d'un 
phénomène  de  gravitation  qu'eût  expliqué  Newton,  les  plus  vastes 
colonies  allemandes  ont  été  naturellement  attirées  par  l'Empire 
britannique.  El  je  ne  parle  pas,  pour  le  moment,  des  bénéfices  que 
le  traité  de  Sèvres  va  procurer,  en  Mésopotamie  et  en  Palestine,  à 
nos  vigilants  amis.  Sans  même  quitter  Versailles,  nous  pouvons 
constater  qu'ils  ne  sont  pas  trop  mal  partagés.  Us  ne  se  plaignent  pas, 
du  reste,  et  ils  ont  raison.  De  notre  côté,  nous  ne  les  envions  pas. 
Nous  sommes,  au  coniraire,  heureux  de  leur  bonheur,  j'allais 
presque  dire  riches  de  leurs  richesses,  puisqu'aprôs  tout,  leur  gran- 
deur et  leur  force  servent  notre  cause  commune.  Mais,  du  moins, 
avons-nous  le  droit  de  leur  faire  amicalement  remarquer  que,  dans 
un  traité  où  ils  ont  trouvé,  à  juste  titre,  des  profils  si  abondants,  se 
rencontrent  certaines  clauses.qui  touchent  à  nos  propres  intérêts,  et 
qu'il  n'est  pas  admissible  qu'une  fatalité  singulière  les  frappe  une 
à  une  de  caducité.  L'Empire  britannique  est  gentleman:  il  a  des 
habitudes  séculaires  d'honneur  et  de  fair  play  ;  lorsqu'il  a  apposé, 
au  pied  d'une  convention,  son  nom  glorieux  et  magnifique,  il  ne  le 
retire  ni  ne  l'efface.  If.  Millerand  a  cru  devoir  alléguer,  à  plusieurs 
reprises,  devant  les  Chambres,  que  jusqu'ici  le  traité  n'avait  pas  été 
revisé ,  il  ne  se  méprend  certainement  pas  sur  la  valeur  de  cet 
euphémisme;  dans  les  commissions  et  à  la  tribune,  tout  le  monde 
lui  a  montré  la  gravité  des  concessions  qui  ont  déjà  profondément 
altéré  des  clauses  essentielles;  désormais,  en  tout  cas,  une  ligne  est 
tracée  qui  ne  peut  plus  être  franchie.  Le  gouvernement  est  en 
mesure  de  dire  à  nos  Alliés,  qui  ont  été  élevés  à  l'école  du  vieux 
français  :  «  N'allons  pas  plus  outre.  »  Plus  outre,  en  effet,  ce  serait 
le  néant. 

Nous  serions  d'autant  plus  mal  inspirés,  les  uns  et  les  autres,  de 
ne  pas  nous  tenir  élroitement  rapprochés  dans  le  cercle  de  nos 


REVUE.    —    CnrOMQUE. 

conventions  communes,  que,  de  toutes  parts  nous  sommes  envi- 
ronnés de  dangers  menaçants.  L'Allemagne  met  soigneusement  à 
profit  l'indulgent  répit  que  lui  a  laissé  la  conférence  de  Spa.  La 
Commission  allemande  de  Prusse  occidentale  recrute  avec  zèle,  dans 
des  communes  riveraines  delà  Vistule,  de  préteniues  protestations 
contre  leur  réunion  à  la  Pologne  ;  elle  déclare  qu'il  est  d'une  néces- 
sité vitale  de  confier  l'entretien  des  digues  a  une  seule  nation  et 
d'assurer  à  la  Prusse  l'accès  permanent  du  ileuve.  La  presse  alle- 
mande se  fâche  parce  que  le  Gouvernement  d'Oppeln  a  autorisé 
l'enseignement  de  la  langue  polonaise  dans  les  écoles  de  Haute- 
Silésie.  Le  Gouvernement  allemand  se  plaint  à  la  Conférence  de  la 
paix  des  procédés  qu'auraient  employés  les  B  iges.  avant  et  pen- 
dant le  plébiscite,  à  Eupen  et  à  JJalmé âj.  Nous  trouvons,  en  Cili- 
cie,  des  ofliciers  allemands  dans  les  troupes  kémalistes  que  nous 
faisons  prisonnières.  Les  étudiants  forment  des  corps  francs,  armés 
de  fusils,  dans  toutes  les  universités  allemandes.  Les  socialistes 
majoritaires  du  Reichslag  reprochent  au  Congrès  socialiste  interna- 
tional d'avoir  reconnu  que  l'Allemagne  était  responsable  de  la 
guerre.  Dans  le  territoire  d'AUenslein,  l'Allemagne  place  effronté- 
ment les  Alliés  devant  un  fait  accompli;  elle  donne  à  son  commis- 
saire la  liberté  d'envoyer  à  la  frontière  des  unités  de  la  Reichswehr. 
Les  pang^rmanistes  suscitent,  dans  la  Sarre,  la  grève  des  services 
publics.  Bref,  nos  anciens  ennemis  poursuivent  sytemaiiquemenl 
leur  dessein  d'émietter  le  traité  de  Versailles  et  d'y  suLslifuer  un  état 
de  fait  qui  ne  sera  plus  ni  la  guerre  ni  la  paix.  Déjà,  souffle  çà  et  là 
l'esprit  de  revanche  et,  dans  les  rues  des  grandes  villes,  étudiants  et 
soldats  delà  Reichswehr  entonnent,  à  gorge  déployée, le Deutschland 
ûber  Ailes. 

C'est  le  moment  que  choisissent  quelques  journaux  anglais  pour 
féliciter  M.  Lloyd  George  de  conduire,  de  gre  ou  de  force,  les  Alliés 
au  seuil  d'une  nouvelle  conférence  internationale,  ou  plutôt  d'un 
Congrès  général  de  l'Europe, où  siégeraient,  bien  entendu, les  Soviets 
et  l'Allemagne  et  où  serait,  une  bonne  fois  pour  toutes,  remise  en 
question  toute  l'œuvre  de  Versailles.  Tel  est  depuis  longtemps, 
assurent  ces  journaux,  le  plan  du  premier  ministre  britannique,  et  il 
en  poursuit  la  réalisation  avec  une  opiniâtreté  qui,  sous  une  bro- 
derie d'apparentes  fantaisies,  forme  une  trame  très  résistante.  Nous 
ne  savons  ce  qu'il  y  a  d'exact  dans  celle  interprétation  des  volontés 
de  M.  Lloyd  George.  Mais  il  est  certain,  d'une  part,  que  depuis  l'invi- 
tation h  Prinkipo,  il  n'a  pas  varié  dans  son  idée  d'engager  la  couver- 


892  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

sation  avec  les  Bolcheviks  et,  d'autre  part,  que  déjà,  dans  les  der- 
niers mois  du  ministère  Clemenceau,  il  rêvait  de  faire  passer  la 
Manche  à  la  Conférence  de  la  paix.  Il  avait,  à  maintes  reprises,  insisté 
auprès  du  gouvernement  français  pour  que  le  traité  avec  la  Turquie 
fût  négoeié  à  Londres  et  il  trouvait  que  celait  au  tour  de  l'Angleterre 
llrir  l'hospitalité  au  Conseil  suprême.  Ce  désir  avoué  s'aecompa- 
gn'ail-il  d'une  autre  pensée  plus  discrète  et  songeait-il  à  piéparer  un 
vas!e  Congrès  où,  sous  sa  présidence,  la  Grande-Bretagne  signifierait 
à  l'univers  une  paix  nouvelle,  plus  légère  pour  l'Allemagne?  Je 
l'ignore.  Je  veux  même  croire  que  les  journaux  qui  lui  attribuent  ce 
projet  cl  qui  l'en  complimentent  méconnaissent  ses  intentions  et 
travesiissent  sa  politique.  Mais  M.  Lloyd  George  est  un  enchanteur, 
qm  tantôt  par  séduction,  tantôt  par  menaces  enjouées,  entraîne  les 
passants  sur  ses  pas  et  les  égare  dans  des  semiers  inconnus.  Lors- 
qu'on ne  résiste  pas  tout  de  suite  à  cet  ensorcellement,  on  risque  d'y 
succomber  toujours.  «  Venez,  murmure-t-il,  asseyons-nous  sur  la 
bruyère,  el  cherchons  ensemble  les  meilleurs  moyens  d'exécuter  le 
railé  de  Versailles.  »  On  le  suit,  on  s'ass:ed;  il  vous  montre  le 
traité  déchiré  ;  il  tous  dit  :  «  Regardez  :  je  n'y  ai  pas  touché;»» 
et  on  croit  voir,  sous  la  main  du  magicien,  le  traité  s'exécuter. 
Rien  ne  nous  dit  que  demain,  après  avoir  mis,  d'abord,  Krassine 
el  Kimenef  en  quarantaine,  il  ne  demandera  pas  à  la  France  de  voi- 
siner avec  eux  et  avec  le  docteur  von  Simons  dans  une  conférence 
où  l'on  cherchera  à  régler,  sous  l'inspiration  de  11.  Keynes,  le  sort 
de  l'Europe  et  de  l'Asie. 

M.  Keynes,  en  effet,  n'est  plus  seulement  aujourd'hui  le  délégué 
britannique  qui  a  travaillé  quelque  temps  à  Paris  auprès  de  M.  Lloyd 
George  et  qui.  d.l-s  celle  époque,  a  lâché  d'incliner  son  gouverne- 
ment a  des  complaisances  pour  l'Allemagne;  il  est  devenu  un  per- 
sonnage symbolique  et  légendaire,  qui  s'est  ins  itué  le  souffleur  de 
plusieurs  chancelleries  alliées  el  dont  les  doctrines  se  sont  répan- 
dues sous  lous  les  climats  comme  une  Bible  nouvelle.  Le  désir 
universel  de  paix,  le  long  temps  perdu  dans  des  négociations  labo- 
rieuses et  trop  souvent  stériles,  la  faute  qu'ont  commise  les 
Alliés  de  ne  pas  imposer  à  l'Allemagne,  avant  la  démobilisatk  n, 
par  un  renouvellement  d'armistice  ou  par  des  préliminaires  de 
paix,  les  mesuras  d'exécution  qui  devaient  servir  au  traité  de  garan- 
ties préalables,  l'empressement  que  les  peuples  ont  mis  à  se  replier 
sur  eux-mêmes  après  la  victoire  et  à  reprendre  plus  ardemmen- 
que   jamais   conscience    de  leurs   intérêts    distincts,    l'allaiblisset 


BEVUE.    CHRONT'  803 

m^nf   graduel   de   b   solidarilé   qui   les   avait  -    levant  le 

commun,  lotit  a  contribué  à  favoriser  colle  propagande  déprimante 
et  à  répai  dre  partout  relie  sorte  de  lassitude  el  de  d>  -    :ieut 

qui  patalyse  lavoloulé. 

tird'lini,  voici  nue    sur  la  pente   g'issanle  où  elles    - 
aveu l urées,  l'Ang  -  bord  d«  - 

L«s  l<  -  -  -  sont  ouvert  la  roule*  de  Téhéran;  les  (roupes  brilan- 
n»(jiics  ([ni  tenaient  la  |m»sîi i«>n  de  Mendglnl  se  sont  repliées  sur 
Ki/.vin    La  Pologne  -       -      lit  au\   pieds  des    Bolcheviks.   Le 

gouvernement  des  Soviets   a  eonlimn  un   art  supérieur,  la 

partie  quM   avait   commencé   à    jouer    pour    nous    e:  lia 

amusé  les  Polonais  on  paraissant  accepter  un  armistice,  a  refusé 
l'armistice  sous  prétexte  que  les  plénipotentiaires  polonais  n'avaient 
pas  mandat  de  signe  r  !a  paix  et  poursuivi  ses  avantages  militaires. 
Feintant  que  M.  Lioyd  G  aux  basques 

d  s  Bolcheviks,  et  u\  ci  le  repoussaient  dédaigneusement  et  lui  : 
laienl,  sans  qu'il  voulût  les  entendre,  qu'ils  étaient  assez  grands  pour 
r  .    r  leurs  affaires  tout  seuls  el  qu'ils  s'opposaient  à  tonte  médiation. 
Les  Alliés  laisseront  ils   donc   retomber  sous   la  dalle  du   sépn 
celle  Pologne  à  qui,  d'un  commun  accord,  ils  avaient  dil  :  «  Rel 
toi  et  revis  dans  la  lumière  du  jour?  ».  ce,  d'Angleterre, 

d'Amérique,  de  partout, dos  Polonais  exiles  étaient  venus  combattre, 
aux  côtés  de  nus  armées,  pour  la  liberté  des  peuples  et  pour  la  réali- 
sai ion  de  leurs  propres  espérances  nationales.  Sur  les  drapeaux 
qu'avaient  olleris  à  leurs  légions  les  villes  de  Paiis.de  Nancy,  de 
Belfort  et  de  Verdun,  l'aigle  blanc  avait  fièrement  déployé  ses  ailes, 
connue  autrefois  sur  le  velours  rouge  des  étendards  que  portaient 
les  Piast  et  les  Jagellon.  Par  celle  image  sensible,  les  Alliés  avaient 
montré  qu'ils  prenaient  eux-mêmes  à  lâche  la  résurrection  de 
la  Pologne.  Une  nation  qui,  en  dépit  d'un  morcellement  criminel 
et  d'une  violence  prolongée,  avait  gardé  intactes  ses  traditions  et  sa 
langue,  qui  n'avait  jamais  laissé  é  ton  lier  sa  voix  ou  prescrire  ses 
revendications  et  qui.  soit  dans  l'exil,  soit  sous  la  domination  étran- 
gère, avait  réussi  à  proserver  sa  personnalité,  renaissait  ainsi  sous 
les  auspices  de  plusieurs  des  puissances  belligérantes.  Et  lorsque 
la  victoire  vint  récompenser  les  efforts  des  armées  au  milieu  des- 
quelles avaient  combattu  les  troupes  polonaises,  l'Angleterre,  l'Amé- 
ripie.  la  France  el  leurs  alliés  tinrent  la  parole  donnée.  Le  traité 
de  Versailles  consacra  l'indépendance  de  la  Pologne  et  réunit  les 
morceaux  que  la   Russie,    la    Prusse    et  l'Autriche    s'étaient   par- 


894 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tagés.  N'était-ce  là  qu'un  vain  simulacre  ou  une  éphémère  velléité? 
Personne  ne  peut  supposer  que  l'Entente  désavoue  aujourd'hui, 
par  incohérence  ou  par  aboulie,  les  efforts  qu'elle  a  fails,  les  années 
dernières,  pour  rétablir  une  Pologne  viable  et  pour  limiter,  à  l'Est 
comme  à  l'Ouest,  les  ambitions  allemandes.  M.M.  Lloyd  George  et 
Millerand  se  sont,  de  nouveau,  rencontrés  à  Uythe  et  ont  médité 
ensemble  sur  Ie3  lendemains  de  l'Europe.  Le  premier  ministre  bri- 
tannique a  reçu  Kamenef  et  Krassine  et  de  nouveaux  télégrammes 
ont  été  échangés  entre  Londres  et  Moscou.  Un  langage  plus  ferme  a 
élé  tenu,  des  mesures  plus  précises  ont  été  étudiées;  on  a  essayé 
d'arrêter  enfin,  par  des  décisions  communes,  le  cours  des  événe- 
ments qui  avaient  surpris,  dans  son  demi-sommeil,  la  diplomatie  des 
Alliés.  Mais  la  lâche  est  maintenant  plus  difficile  qu'hier.  Non  seule- 
ment les  succès  des  Bolcheviks  ont  enflé  leur  orgueil  et  accru  leurs 
prétentions;  non  seulement  leur  arrogance,  encouragée  par  les 
défaites  polonaises  et  par  l'altitude  hésitante  du  Cabinet  anglais,  est 
devenue,  pour  la  paix  du  monde,  une  menace  perpétuelle,  mais  tout 
nous  permet  de  croire  qu'il  y  a  eu  et  qu'il  y  a  entre  le  gouvernement 
de  Berlin  et  eux  des  pourparlers  secrets  et,  sans  doute,  des  accords. 
Depuis  un  mois,  des  messages  radiographiques,  que  de  savantes 
combinaisons  de  chiffres  rendaient  illisibles,  se  sont  mystérieuse- 
ment multipliés  entre  le  Reich  et  les  Soviets.  Ces  silencieuses  con- 
versations aériennes  engagées  par-dessus  l'immensité  des  plaines 
polonaises,  ne  laissent  pas  d'être  inquiétantes.  Si  l'on  n'y  prend 
garde,  tout  ce  qui  s'est  fait  à  Versailles  peut  achever  de  se  détruire  à 
Varsovie. 

Raymond  PoiNCARè* 


te  Directeur-Gérant» 
René  Doumic. 


SIXIÈME  PÉRIODE.  —    XC«  ANNÉE 


TABLE    DES    MATIÈRES 

DU 

CINQDAKTE-IIllITItlE  VOLUME 

JUILLET  — -  AOÛT 


Livraison  dm   1"  Juillet. 

Les  Coeurs  oravitent,  deuxième  partie,,  par  M.  Ciuri.rs  GENfAUX.  .  •  .       5 
Au  Pays  breton  :  En  Cornou aille,  par  M.  André  CIIEVRILLON,  de  l'Aca- 
démie française  .  .. ** 

Comment   fimt   la   gufrre.  —  VI.  Les  Conséquences  de  la  victoire,  par 

11.  le  Général  MANGIN 74 

L'IIistoirb  dk  la  Nation  française,  par   M.  Loris  MADELIN 102 

l'if  CAitxrrBHB   db  La  Uruyëre.  —  L"Amatkur  de  tulipes,  par  M.  Edmond 

pilon in 

L'Escaut  bt  le   Rhin,  par  M.  le  Confire-Amiral   DEGOUY 146 

La  Jcstr   Paix.   —  IV.    I.a  Capacité  de  paiement  db  l'Allemagne,  par 

M.  Rapiiakl-Georges   I.EVY,  de  l'Institut 165 

Revi'b  i.ittrkaire.  —  Les  Contes  du   M.   Pierre  Mille,  par  M.   André 

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Revue  dramatique.  —  Juliette  et  Jîo.vtfo,  à  la  Comédie-Française,   par 

M.  René   DOUMIC,  de  l'Académie  française 203 

CuRoxiot'B  r>K  la  quinzaine.  —  HisTotHB  politique,  par  M.  Raymond  POIN- 

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(OCTORRE-NOVEXIRRE  1917/,  par  X.X.X 274 

Sur  les  tbrhassf.s  du  Jardin  Marengo,  par  M.  Louis  BERTRAND 303 

Silhouettes  contemporaines.  —  VI.   M.  Georges  Coyau,  par  F1DUS.  ...  317 

Le  Jour  de  oloire.  —  Poème,  par  M.  François  PORCHE 833 

L'Allemagne  politique.  —  1.  Le  Nouveau  pangermanisme,  par  M.  Edmond 

VERMEIL 3*7 


896  REVUE    DES    DEUX   MONDES.! 

Page». 

AUTOUR  DE  I.A  CORRESPONDANCE  DE  Bo9St7FT.  —  VI.  LES  DERNIERS  ACTES  DE  BOS- 

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Les  C<*::  us  oravitfnt,  deini're  partie,  pnr  AI.  Charles  GÉNIAUX 500 

Le  Gkime  d'Ek^tehinhubc,  p:ir  M.  Nicolas  DE   BERG-POGCENPOlll 519 

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de  l'Académie  française 556 

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dant AlAHCtL  JAl'NEAl'D 571 

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GIRAL'D 599 

Autour  d'inb  conférence.'—  IMPRESSIONS  de  Spa,  par  AI    Raymond  RECC'UI.Y.  G08 
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Souvenirs  de  la  r\taii.i.e  d'Ahkas  ioctorre  i9Uj.  —  11,  par  AI.  le  Comman- 
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Cbronioi  e  de  l\  quinzaine.  —  fl'ETOlRK  poi.itiqub,  par  Al.  Raymond  POIN- 
CAllÉ,  de    l'Académie  fran-aise 833 


Pari*.  —  Typographie  PaiurPE  JIksouar»,  19,  rue  des  Saints- Père».  —  S5479. 


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