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Full text of "Revue des questions scientifiques"

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FOR  THE  PEOPLE 
FOR  EDVCATION 
FOR  SCIENCE 


LIBRARY 

OF 

THE  AMERICAN  MUSEUM 

OF 

NATURAL  HISTORY 


REVUE 


DES 


DES 

QUESTIONS  SCIENTIFIQUES 

PUBLIÉE 

PAR  LA  SOCIÉTÉ  SCIENTIFIQUE  DE  BRUXELLES. 


Nulla  unquam  inter  fidem  et  rationem 
vera  dissensio  esse  polest. 

ConM.  de  Fid.  cath.  c.  IV. 


TOME  VINGT  ET  UNIÈME 


BRUXELLES 

SECRÉTARIAT  DE  LA  SOCIÉTÉ  SCIENTIFIQUE 
14,  RUE  DES  URSULINES 


1887 


; -V  (i  U h:  J )u\  v I 


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LA  FKiliUL 

DU 

GLOBE  TERRESTRE 


iVprès  tant  cl’etForts  dépensés  par  les  astronomes  et  les 
géodésiens  en  vue  de  la  détermination  de  la  figure  du 
glol)e,  il  semble  que  rien  ne  devrait  être  aujourd’hui  mieux 
connu  que  cet  élément.  De  fait,  si  l’on  ouvre  certains 
traités  didacticiues,  il  ne  paraîtra  pas  qu’aucun  doute 
])uisse  subsister  à ce  point  de  vue  ; car  la  forme  de 
l’ellipsoïde  terrestre  y est  indiquée  avec  une  précision 
suprême,  comme  une  de  ces  données  numériques  aux- 
quelles l’avenir  ne  peut  plus  apporter  que  d’insignifiantes 
corrections. 

(’ependant,  en  face  de  ce  qn’on  pourrait  appeler  les 
géodésiens  satisfaits,  se  complaisant  dans  une  oeuvre  qu’ils 
considèrent  comme  achevée,  une  autre  école  se  dresse, 
représentée  surtout  en  Allemagne,  qui  ne  craint  pas  de 
mettre  en  question  plusieurs  des  résultats  acquis.  A 
l’entendre,  des  causes  d’erreur  importantes  ont  été  négli- 
gé(‘s,  qui  doivent  faire  peser  sur  beaucoup  de  mesures  une 
légitime  suspicion.  Pour  quelques-uns,  la  preuve  serait 
déjà  faite  d’irrégularités  considérables,  au  moins  par  leur 
vab'ur  relative,  dans  la  forme  de  l’ellipsoïde  océanique. 


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REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


D’autres,  sans  être  aussi  affirmatifs,  croient  du  moins 
qu’on  s’est  trop  pressé  d’en  présenter  la  détermination 
comme  définitive,  et  qu’il  y a lieu  de  la  reprendre  confor- 
mément à un  programme  nouveau,  où  l'on  mènerait  de 
front  plusieurs  catégories  de  mesures,  destinées  à se 
compléter  et  à s’éclairer  les  unes  les  autres.  De  plus,  la 
(question  est  sortie  du  domaine  de  la  géodésie  pure  pour 
entrer  dans  celui  de  la  géologie.  On  en  est  venu  à soupçon- 
ner que  bien  des  déplacements  d’anciens  rivages, jusqu’ alors 
interprétés  comme  l’indice  certain  de  mouvements  succes- 
sifs du  sol,  pourraient  recevoir  une  autre  explication, 
conciliable  avec  l’immobilité  de  l’écorce  terrestre  et  récla- 
mant seulement  une  modification  de  forme  du  sphéroïde 
marin.  De  cette  façon  le  débat  s’est  élargi  et  l’intérét  s’en 
est  accru.  Aussi  avons-nous  pensé  que  les  lecteurs  de  la 
Bevue  nous  sauraient  gré  de  leur  présenter,  en  quelques 
pages,  un  aperçu  de  l’état  de  la  question. 


L’idée  de  définir  mathématiquement  la  figure  du  globe 
terrestre  doit  sembler  étrange,  au  premier  abord,  à celui 
qui,  n’allant  pas  au  delà  de  l’observation  journalière,  se 
rend  compte  des  inégalités  dont  la  surface  de  notre 
planète  est  affectée.  Mais  ces  inégalités  perdent  bien  vite 
toute  signification  quand  on  compare  leur  valeur  absolue 
avec  celle  du  rayon  terrestre.  On  trouve  en  effet  que  les 
plus  hautes  montagnes,  comme  aussi  les  plus  grandes 
profondeurs  océaniques,  ne  représentent  pas  la  sept- 
centième  partie  de  ce  rayon . Encore  ces  chiffres  extrêmes 
s’appliquent-ils  à des  points  singuliers  de  l’écorce;  et 
l’ensemble  des  continents,  si  le  relief  y était  uniformément 
réparti,  ne  ferait  qu’une  saillie  de  cinq  à six  cents  mètres 
au-dessus  d’un  globe  de  six  mille  trois  cent  soixante-six 
kilomètres  de  rayon,  soit,  en  valeur  relative,  environ 
un  dix-millième.  Une  si  minime  différence  est  absolument 
insensible  à l’œil;  il  serait  impossible  de  la  mettre  en 


LA  FIGURE  DU  GI-OBE  TERRESTRE. 


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évidence  sur  un  dessin  quelconque,  et  dès  lors  notre  terre, 
s’il  était  possible  de  la  voir  de  loin,  se  présenterait  dans 
les  mêmes  conditions  que  les  autres  planètes,  c’est-à-dire 
comme  un  disque  régulier,  parfaitement  arrondi. 

Or  les  disques  planétaires  se  prêtent  à des  mesures 
précises.  On  a pu  définir  la  figure  de  la  plupart  d’entre 
eux  et  apprécier  la  quantité,  d’ailleurs  très  variable  d’un 
astre  à l’autre,  dont  elle  s’écarte  d’un  cercle  parfait.  De 
plus,  pour  chaque  planète,  cet  écart  a toujours  paru 
constant,  sous  quehfue  aspect  (pi’clle  se  montrât  à nous 
dans  son  mouvement  de  rotation.  De  là  cette  idée  bien 
naturelle,  que  la  terre,  elle  aussi,  doit  être  un  solide  de 
révolution,  de  forme  ellipsoïdale  et  ([ue,  pour  en  déter- 
miner la  vraie  figure,  il  doit  suffire  d’en  bien  connaître 
une  ellipse  méridienne.  Même,  les  diverses  ellipses  méri- 
diennes devant,  à priori,  être  identiques,  il  n’est  pas 
besoin  d’en  chercher  une  (pii  puisse  être  mesurée  d’une 
manière  continue  entre  le  pt)le  et  ré([uateur.  Il  suffit  do 
déterminer,  sous  diverses  latitudes,  des  portions  d’arc  de 
méridien  de  longitude  quelconque  et  d’introduire  leur 
valeur  dans  la  formule  générale  de  l'ellipse  génératrice. 

Le  principe  des  mesures  est  donc  le  suivant.  On  déter- 
mine astronomiquement,  par  ladiffénmcc  des  hauteurs  du 
pôle  au-dessus  de  l’horizon,  les  latitudes  de  deux  points 
situés  sur  un  même  méridien.  On  mesure  ensuite,  par  les 
procédés  géodésiques,  la  distanci*  réelle  qui  sépare  ces 
deux  points,  en  la  rapportant  uniformément  au  niveau 
de  la  mer.  A différence  de  latitude  égale,  cette  distanci* 
devrait  être  la  même  partout,  si  la  terre  était  exactement 
sphérique.  La  forme  ellipsoïdale  du  méridien  se  traduit 
par  l’augmentation  constante  de  la  longueur  du  degré  à 
mesure  qu’on  se  rapproche  des  pôles, et  la  valeur  de  cette 
augmentation  fait  connaître!  l’e'dénient  fondamental  de  la 
figure  du  globe,  c’est-à-dire  \ aplatissement. 

Ce  n’est  pas  ici  le  lieu  de  présenter  l’intéressante 
histoire  des  mesures  d’arcs,  ni  de  rappeler  les  péripéties 


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REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


du  début,  alors  que  les  résultats  acquis  étaient  encore 
assez  incertains  pour  légitimer  une  dispute  entre  deux 
écoles  rivales,  dont  l’une  croyait  le  globe  aplati  aux  pôles, 
tandis  que  l’autre  le  voulait  renflé  dans  la  même  direc- 
tion. Ce  débat  fut  déflnitivement  tranché  au  milieu  du 
dix-huitième  siècle,  par  la  comparaison  de  l’arc  du  Pérou 
avec  celui  de  la  Laponie.  Dès  lors  l’aplatissement  polaire 
ne  fut  plus  mis  en  doute,  et  l’on  s’appliqua  seulement  à le 
déterminer  avec  une  précision  toujours  croissante.  En 
1799,  la  commission  instituée  pour  l’établissement  de  la 
valeur  du  mètre  admit  que  l’aplatissement  (c’est-à-dire  le 
rapport  au  grand  axe  terrestre  de  la  diflerence  entre  le 
grand  axe  et  le  petit  axe  de  l’ellipse  méridienne)  était  de 
Plus  tard,  de  nouvelles  mesures  firent  adopter  à 
Bessel  le  chiffre  de-j^.  Enfin  aujourd’hui,  en  combinant 
avec  les  anciennes  déterminations  celles  qui  ont  été 
exécutées  plus  récemment  au  Cap,  en  Russie  et  dans  les 
Indes,  on  est  arrivé  au  chiffre  de  ^ , lequel,  d’après 
MM.  Clarke  et  Faye,  devrait  être  considéré  comme  exact 
à une  unité  près  du  dénominateur. 

Tel  est  donc  l’aplatissement  moyen  du  globe  terrestre. 
Mais  en  résulte-t-il  que  la  surfiice  océanique  ait  vraiment 
une  figure  mathématique  régulière?  Cette  conclusion 
serait  légitime  si  les  diverses  mesures  ne  présentaient  pas 
d’écarts  notables.  Tel  n’est  pas  le  cas,  et  l’on  doit  recon- 
naître que,  suivant  celles  des  mesures  que  l’on  combine 
ensemble,  on  arrive,  pour  l’aplatissement,  à des  valeurs 
très  sensiblement  différentes,  sans  que  ces  divergences 
puissent  être  mises  sur  le  compte  des  erreurs  d’observa- 
tion. 11  semble  donc  que,  même  en  écartant  les  inégalités 
du  relief  et  en  ne  considérant  que  la  surface  des  mers, 
supposée  partout  prolongée , l’ellipsoïde  océanique  soit 
affecté  de  déformations  capables  de  rendre  très  inégales 
entre  elles  ses  diverses  ellipses  méridiennes,  de  telle  sorte 
qu’il  différerait  notablement  d’une  surface  de  révolution. 

A l’appui  de  cette  manière  de  voir,  on  peut  encore 


LA  FIGURE  DU  GLOBE  TERRESTRE. 


9 


invo(|uer  les  observations  faites  à l’aide  du  pendule.  On 
sait  que  cet  instrument  oscille  sous  l’intluence  de  la  gra- 
vité et  (|ue,  pour  le  régler  de  telle  sorte  qu’il  batte  exac- 
tement la  seconde  , il  faut  lui  donner  une  longueur 
d’autant  plus  grande,  ({ue  l’intensité  de  la  pesanteur  est 
elle-même  plus  forte.  Ainsi  le  pcmdule  à secomb's,  réglé 
pour  les  latitudes  moyennes,  a besoin  d’être  raccourci  à 
l’équateur  et  allongé  dans  les  régions  polaires.  Dans  le 
premier  cas,  la  pesanteur  est  moindre  parce  qu’on  est  plus 
éloigné  du  centre  de  gravité  du  globe;  dans  le  second, 
pour  le  motif  inverse,  il  y a augnu'iitation  de  la  puissance 
de  la  gravité.  C’est  pourcpioi  la  comparaison  des  lon- 
gueurs du  pendub'  à secondes  en  divers  [)oinls  peut 
suffire  à faire  connaître'  la  figure  du  sphéroïde  terrestre, 
en  indiquant  les  distance's  proportionnelles  des  points  de 
la  surfece  au  centre  attirant. 

Or,  si  la  forme  ellipsoïdale  était  régulière,  partout, 
sous  la  même  latitude,  le  pendule  à secondes,  observé  au 
niveau  de  la  mer,  devrait  avoir  la  même  longueur.  Ce 
n’est  pas  ce  qu’on  observe  et,  soit  dans  l’intérieur  des  con- 
tinents, soit  sur  les  rivages  maritimes,  l’étude  des  oscil- 
lations pendulaires  fait  ressortir  des  anomalies  parfois 
très  frappantes.  D’une  manière  générale,  on  peut  dire 
que,  sur  les  îles  situées  en  plein  océan,  le  pendule  accuse 
im  excès  de  pesanteur.  Vax  exemple,  à Calcutta,  le  pendule 
exécute  trois  oscillations  de  moins  , par  vingt-quatre 
heures,  ([ue  sur  l’île  Minicoy,  dans  les  Alaldives.  Pour- 
tant, cet  archipel  étant  plus  voisin  do  l’équateur,  la  pe- 
santeur y devrait  être  moins  forte.  A Madras,  la  diminu- 
tion s’élève  à près  do  cinq  oscillations.  L’écart  est  encore 
bien  plus  fort  aux  îles  Bonin,  situées  à moitié  chemin 
entre  le  Japon  et  les  îles  Mariannes.  En  ce  point,  la  diffé- 
rence, relativement  aux  côtes  asiatiques  voisines,  atteint 
quatorze  oscillations.  D’une  manière  générale,  d’après  les 
chiffres  donnés  par  les  auteurs  allemands,  il  y aurait  en 
moyenne,  sur  les  îles  placées  en  ])lein  océan,  neuf  oscil- 


lO 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


lations  de  plus,  par  jour,  que  sur  les  rivages  des  conti- 
nents ou  sur  les  îles  placées  dans  le  voisinage  immédiat 
de  ces  derniers. 

En  vain  cliercherait-on  à expliquer  cet  excès  en  faisant 
remarquer  que  la  densité  de  la  portion  immergée,  dont 
l’île  représente  la  pointe,  est  plus  forte  que  celle  de  la 
mer  voisine  ; de  telle  sorte  ({ue  son  action  attractive  pro- 
pre intervient  à part  et  en  supplément  de  celle  du  globe 
concentré  en  son  centre.  Le  cas  est  absolument  le  meme 
pour  les  côtes  des  continents.  Là  aussi,  et  dans  une  plus 
forte  mesure,  il  y a une  masse  immergée  de  terre  ferme 
qui  attire  le  pendule  pour  son  propre  compte.  Puis  donc 
que,  sur  les  îles  bien  isolées,  le  pendule  oscille  plus  vite 
qu’à  latitude  égale  sur  les  rivages  des  continents,  cela  ne 
peut  provenir  que  d’un  excès  d’attraction  dû  à la  situation 
de  l’île  elle-même.  Il  faut  donc  admettre  qu’en  ce  point 
la  surbice  marine  est  plus  rapprochée  du  centre  (pi’elle  ne. 
l’est  au  voisinage  des  continents,  autrement  dit  que  le 
sphéroïde  océanicpie  est  renflé  autour  de  la  terre  ferme  et 
déprimé  au  milieu  des  mers.  Quant  à la  valeur  de  ces 
dépressions,  elle  ne  serait  nullement  négligeable.  D’après 
un  géodésien  allemand,  M.  Fischer,  une  dilférence  d’une 
oscillation  par  vingt-quatre  heures,  dans  le  pendule, 
correspond  à une  différence  de  distance  au  cmitre  de 
122  mètres,  et  ce  chiffre  est  bien  voisin  de  celui  de  119, 
obtenu  par  M.  Ilann.  Par  suite,  au  centre  des  grands 
océans,  pour  une  différence  moyenne  de  neuf  oscilla- 
tions, la  surface  océanique  serait  déprimée  d’environ  un 
millier  de  mètres.  Or,  l’aplatissement  de  correspondant 
à peu  près  à 21  ou  22  kilomètres,  une  telle  différence  ne 
serait  point  à dédaigner. 

Mais  à quoi  cette  déformation  doit-elle  être  attribuée  ? 
Il  n’y  a pas  de  doute  que  ce  soit  à l’attraction  exercée  sur 
la  masse  liquide  par  les  portions  émergées  de  l’écorce.  Il  y 
a longtemps  qu’on  sait  qu’une  montagne  isolée  agit  pour 
son  propre  compte  sur  le  fil  à plomb,  indépendamment  do 


LA  FIGURE  DU  GLOBE  TERRESTRE. 


1 1 

l’attraction  totale  du  globe  et  produit,  sur  la  verticale,  une 
déviation  sensible.  Au  milieu  du  dix-huitième  siècle,  cette 
déviation  a été  utilisée  au  mont  Schehallion,  dans  le 
Perthshire,  pour  la  mesure  de  la  densité  du  globe  terrestre. 

Or,  si  le  fil  à plomb  est  dévié,  l’horizontale,  qui  lui  est 
perpendiculaire,  doit  l’être  aussi.  Par  suite  la  surface  des 
mers,  dans  le  voisinage  d’une  ligne  de  relief  brusque,  ne 
peut  manquer  de  subir  une  déformation,  (|ui  l’élève  au- 
dessus  de  son  niveau  normal.  Donc,  théoriquement,  dans 
une  section  du  globe  parallèle  à l’équateur,  lors(pi’elle 
rencontre  à la  fois  de  la  terre  ferme  et  de  la  mer,  la  sur- 
face de  cette  dernière,  au  lieu  de  dessiner  un  cercle  par- 
fait, doit  se  décomposer  en  une  série  d’éléments  courbes 
non  circulaires,  relevés  sur  les  bords  et  déprimés  au  cen- 
tre. Dès  lors  les  ellipses  méridiennes,  très  inégalement 
affectées  par  cette  cause,  ne  doivent  pas  être  scnddables 
entre (dles. 

Mais,  si  cette  déduction  est  théoriquement  incontestable, 
il  reste  à savoir  dans  (juelle  mesure  la  surface  océanique 
peut  différer  d’un  ellipsoïde  de  révolution.  Ce  point  est 
affiiire  de  calcul  et,  les  lois  de  l’attraction  étant  bien  con- 
nues, il  semble  qu’il  doive  être  facile  de  trouver  uue  for- 
mule exprimant  l’action  exercée  sur  la  mer  par  un  massif 
continental  d’amplitude  déterminée.  C’est  ainsi  (ju’en  1842 
un  physicien  français,  Saigey,  avait  calculé  (pic  le  niveau 
de  la  mer,  au  voisinage  des  côtes,  devait  être  relevé, 
en  moyenne,  de  36  mètres  en  Europe,  de  144  mètres  en 
Asie,  de  172  mètres  en  Afrique,  de  54  dans  rAniéri([ue 
du  Nord  et  de  76  dans  l’Amérique  du  Sud. 

Des  idées  de  Saigey  n’avaient  pas  reçu,  lors  do  leur  ap- 
parition, l’accueil  qu’elles  semblaient  mériter.  En  1868,  la 
question  fut  reprise  par  M.  Ph.  Fischer,  dans  un  impor- 
tant mémoire  publié  à Darmstadt  (1).  M.  Fischer  s’attacha 
d’abord  à la  critique  des  calculs  à l’aide  des({uels  on  avait 


(1)  Untersuchungen  üher  d.  Gestalt  der  Erde. 


12 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


généralement  procédé  à la  combinaison  des  mesures 
d’arcs.  Il  chercha  à montrer  que  la  méthode  des  moindres 
carrés,  telle  qu’elle  était  habituellement  appliquée,  avait 
pour  principal  effet  de  confondre  les  erreurs  d’observation 
avec  les  irrégularités  inhérentes  au  phénomène  étudié. 
Analysant  avec  rigueur  le  fait  de  la  déviation  du  fil  à 
plomb,  il  fit  voir  qu’à  côté  de  déviations  locales  et  excep- 
tionnelles, dues  à une  saillie  brusque  et  facilement  enre- 
gistrées, d’ordinaire,  par  les  observations  géodésiques,  il 
y en  avait  d’autres,  plus  générales,  simplement  causées 
par  le  contraste  réciproque  des  masses  continentales  et 
des  eaux  océaniques,  lesquelles,  le  plus  souvent,  devaient 
passer  inaperçues.  Tel  serait,  suivant  M.  Fischer,  le 
motif  pour  lequel  la  grande  triangulation  indienne  a donné 
le  curieux  résultat  que  l’on  sait,  c’est-à-dire  que  le  massif 
de  l’Himalaya  semble  sans  action  sur  la  verticale.  Tenant 
compte  de  ce  nouvel  élément,  M.  Fischer  refît  les  calculs 
relatifs  à l’attraction  des  continents  et  trouva  qu’en 
moyenne  elle  devait  produire  une  déviation  de  70  à 80 
secondes,  correspondant  à une  surélévation  littorale  com- 
prise entre  5 60  et  640  mètres. 

En  1873,  M.  Listing  (i),  entrant  dans  ces  vues,  créa  le 
mot  de  (jéoide  pour  désigner  la  surface  ellipsoïdale  défor- 
mée par  l’attraction  de  la  terre  ferme.  Enfin,  trois  ans 
plus  tard,  M.  Bruns  (2)  publiait,  sous  les  auspices  de 
l’Institut  géodésique  de  Prusse,  un  important  mémoire  où 
il  établissait,  par  des  calculs  faisant  intervenir  les  inté- 
grales elliptiques,  ({u’un  continent  pouvait  provoquer  des 
différences  de  plus  de  mille  mètres  entre  le  niveau  réel  de 
la  mer  et  l’ellipsoïde  théorique. 

La  coïncidence  de  ce  résultat  avec  celui  que  donnent 
les  observations  du  pendule  semblerait  de  nature  à entraî- 
ner une  adhésion  unanime.  Il  n’en  est  rien  pourtant  et 
plusieurs  géodésiens,  à la  tête  desquels  se  place  M.  Faye, 

(1)  Nadir . d.  k.  Gesellsdi.  d.  Wissensdi.,  Gôttingen  (1873), 

(2)  Die  Figur  der  Erde,  Berlin,  1876. 


LA  FIGURE  DU  GI.OBE  TERRESTRE. 


l3 


de  rinstitut  de  France,  persistent  à soutenir  ((ue  les 
déformations  du  g'éoïdc  sont  tout  à fait  négligeables. 
S’appuyant  sur  la  comparaison  de  certaines  latitudes  géo- 
désiques  avec  les  latitudes  des  mêmes  lieux  détinuninées 
astronomi(iuement,  ils  établissent,  pour  la,  déviation  do  la 
verticale,  des  chiffres  très  faibles,  inférieurs  même,  par- 
fois, à ce  que  le  calcul  ferait  prévoir.  Tel  est  le  cas  pour 
Nice  oii,  d’après  les  observai, ions  de  M.  Hatt,  même  en 
diminuant  autant  (pi’il  est  possible  la  densité  des  roches 
qui  composent  le  massif  des  Alpes,  on  trouve  ([ue  ce  massif 
est  loin  de  produire,  sur  le  til  à jilomb,  la  déviation  que 
la,  théorie  indi({ue. 

Nous  pourrions  entre[)rendre  de  rechercher  si  les 
déterminations  géodésitpies  fournissent  bien,  pour  ce 
genre  de  vérifications,  une  base  suffisamment  solide.  Car 
les  triangles  des  géodésiims  ont  besoin  d’être  réduits  à 
l’horizon,  et  cette  réduction  ne  peut  être  exactement  effec- 
tuée que  si  l’horizontale  est  connue  avec  précision,  (ffic 
l’horizontale  soit  déviée  et  la  correction  cesse  d’être 
rigoureuse.  Mais  on  nous  réjiondrait  sans  doute  que  cette 
erreur  ne  porte  ([ue  sur  des  quantités  infiniment  petites 
relativement  à celles  (pi’il  s’agit  d’apprécier,  et  d’ailleurs 
nous  ne  nous  sentons  pas  suffisamment  armé  pour  inter- 
venir dans  une  dispute  entre  géodésiens.  C’est  pouripioi, 
nous  bornant  à prendre  acte  de  ce  désaccord,  nous  insis- 
terons sur  un  autre  ordre  d’arguments. 

M.  Faye,  qui  croit  à l’exactitude  des  mesures  d’arcs,  ne 
conteste  pas  les  variations  du  pendule  et,  notamment, 
l’excès  d’attraction  (pie  cet  instrument  révèle  dans  les 
parties  centrales  des  océans.  Mais  l’éminent  astronome 
en  cherche  la  raison  dans  un  excès  de  densité  de  l’i^corce 
au-dessous  des  mers,  et  voici  comment  il  explique  cet 
excès  ; 

On  sait,  par  l’expérience  des  sondages  sous-marins, 
que  partout,  dans  l’Atlantique  et  le  Pacifique,  la  tempé- 
rature du  fond  de  la  mer  est  très  basse.  Au-dessous  d’une 


14  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

couche  superficielle  de  peu  d’épaisseur,  toute  la  masse 
des  océans  est  à une  température  qui  s’abaisse,  avec  la 
profondeur,  de  quatre  degrés  à zéro  et  même  au-dessous  : 
car  la  congélation  de  l’eau  de  inei*  ne  se  fait  qu’à  près  de 
deux  degrés  au-dessous  de  zéro.  La  cause  de  ce  refroidis- 
sement est  aujourd’hui  bien  connue.  Elle  réside  dans  la 
libre  communication  des  mers  avec  les  régions  antarctiques, 
ce  qui  permet  l’accès,  presque  sous  l’équateur,  des  eaux 
(|ue  le  voisinage  du  pôle  a refroidies  et  fait  tomber  au  fond, 
en  vertu  de  l’accroissement  de  densité  produit  par  ce 
refroidissement.  Cet  état  de  choses  existe  depuis  qu’il  y a 
de  la  glace  aux  pôles.  Par  conséquent,  tandis  que  règne, 
à la  surface  des  continents,  une  température  moyenne 
très  supérieure  à zéro,  la  surface  de  l’écorce,  sous  les 
mers,  est  constamment  refroidie  par  le  contact  d’une 
masse  capable  de  lui  enlever,  avec  le  temps,  beaucoup  de 
chaleur. 

D’après  M.  Faye,  ce  refroidissement  se  transmet  de 
proche  en  proche,  par  conductibilité,  jusqu’à  la  base  de 
l’écorce,  qui  baigne  dans  le  noyau  fluide.  Ce  dernier  en 
subit  donc  l’influence,  assez  pour  que  sa  partie  supérieure 
prenne  l’état  solide  et  s’incorpore  à la  croûte  déjà  formée, 
qui  devient  plus  épaisse.  Or  les  roches,  comme  la  plupart 
des  corps  connus,  doivent  éprouver  une  certaine  conden- 
sation en  passant  de  l’état  liquide  à l’état  solide . Donc, 
pour  une  profondeur  donnée,  ce  qui  existe  sous  les  mers 
doit  être  plus  dense  que  ce  qu’il  y a sous  les  continents  et 
de  là  résulte  l’excès  de  pesanteur  constaté  par  le  pendule. 

Déjà  cette  conclusion  pourrait  prêter  à quelque  contes- 
tation; car  nous  connaissons  très  mal  ou,  pour  mieux  dire, 
nous  ignorons  tout  à fait  ce  que  peut  être  l’état  physique 
de  la  base  de  l’écorce;  à tel  point  que,  de  nos  jours, 
nombre  de  savants  professent  l’opinion,  qu’à  part  quelques 
cavités  remplies  de  matières  fondues,  la  terre  est  tout 
entière  à l’état  solide.  Mais  en  admettant  même,  comme 
nous  le  faisons  volontiers  à la  suite  d’Elie  de  Beaumont  et 


LA  FIGURE  DU  GLOBE  TERRESTRE. 


l5 


d('  tant  de  maîtres  éminents, l’existence  d’un  noyau  liquide 
iT'Couvert  par  une  croûte,  comment  affirmer  que  cette 
croûte,  parcourue  par  de  nombreuses  crevasses,  ne  ren- 
ferme pas  assez  de  vides  pour  compenser  le  léf2^er  accrois- 
sement de  densité  que  sa  consolidation  aurait  produit? 
Ainsi  l’hypothèse  (|ui  fait  le  fonds  de  la  théorie  de 
M.  Paye  est  fort  loin  de  pouvoir  s’imposer  comme  une 
vérité  démontrée. 

Cependant  nous  ne  chercherons  pas  à nous  prévaloir  de 
cet  argument  et  , admettant  qu’un  excès  d’épaisseur 
entraîne  un  accroissement  de  densité  et,  par  suite,  de 
p(‘santeur,  nous  nous  demanderons  s’il  est  possible  que  la 
circulation  des  eaux  froides  océaniques  ait  produit  un 
pareil  résultat. 

Rien  n’est  mieux  coimu  que  la  mauvaise  conductibilité 
des  roches.  Il  suffit  de  se  rappeler  qu’on  peut  cheminer 
sans  difficulté  sur  la  croûte  refroidie  d’un  courant  de  lave, 
alors  que  la  roche  fondue  bouillonne  encore  à quelques 
décimètres  au-dessous,  et  que  la  lave  de  l’Etna  peut  couler 
par-dessus  des  champs  de  neige  sans  les  fondre,  pourvu 
qu’elle  en  soit  séparée  par  une  couche  de  petites  pierres 
et  de  cendres.  L’expérience  montre  qu’à  Paris,  un  chan- 
gement dans  la  température  moyenne  met  trente-huit 
jours  à se  propager  à travers  une  tronche  de  sol  d’un 
jnètre  d’épaisseur  et  que,  à dix  mètres  au-dessous  de  la 
surface,  toute  variation  thermométrique  de  l’air  extérieur 
devient  absolument  insensible. 

Cela  posé,  il  convient  de  se  rappeler  qu’à  l’époque  où 
la  glace  a envahi  les  pôles,  l’écorcé  terrestre  devait  déjà 
avoir  une  épaisseur  considérable.  La  botanique  fossile 
nous  enseigne  qu’au  milieu  des  temps  tertiaires,  les  ré- 
gions immédiatement  voisines  du  pôle  arctique  possé- 
daient une  riche  végétation,  de  caractère  essentiellement 
tempéré,  qui  certes  ne  se  serait  pas  accommodée  du  voisi- 
nage des  glaces.  Or  c’est  évidemment  faire  une  évaluation 
très  modérée  que  de  supposer  qu’à  cette  époque  la  croûte 


i6 


REVUE  DES  QUESTR>NS  SOIENT IPIQUES. 


solide  ne  devait  pas  avoir  moins  de  vingt  mille  mètres 
d’épaisseur. 

Représentons-nous  donc  cette  écorce  de  vingt  kilomè- 
tres, jouissant  à la  surface,  au  début  des  temps  tertiaires, 
d’une  température  d’environ  vingt  degrés  (c’est  le  minimum 
des  régions  tropicales),  tandis  qu’à  sa  base  régnerait  une 
chaleur  d’à  peu  près  deux  mille  degrés,  nécessaire  pour  la 
fusion  des  roches.  Comment  imaginer  (pie,  la  température 
superficielle  venant  à s’abaisser  progressivement  de  vingt 
degrés  à zéro,  un  tel  changement  ait  pu  produire,  même 
après  des  millions  d’années,  une  infiuence  appréciable 
jusqu’à  la  base  l 

On  sait  que  partout  la  température  croît  régulièrement 
avec  la  profondeur  et,  d’après  le  taux  moyen  de  l’accrois- 
sement constaté  (qui  est  d’un  degré  centigrade  pour  trente 
à trente-sept  mètres),  on  a pu  calculer  le  flux  de  chaleur 
qui  traverse  constamment  l’écorce  par  le  lait  de  l’existence 
du  foyer  interne.  C’est  ainsi  qu’on  a établi  que  ce  flux  ne 
contribuait  pas  à l’entretien  de  la  température  extérieure 
pour  plus  de  un  trentième  de  degré.  Renversons  le  calcul  et, 
partant  de  cette  donnée,  demandons-nous  pour  quelle  part 
une  température  de  zéro  pourrait  contribuer  à la  diminu- 
tion de  la  chaleur  qui  règne  sous  les  vingt  kilomètres 
d’écorce.  La  réponse  n’est-elle  pas  faite  d’avance  ? 

Mais  cette  réponse,  nous  n’en  sommes  pas  réduits  à la 
conjecturer.  On  peut  dire  quelle  se  trouve,  exprimée  en 
chiffres,  dans  le  sol  sibérien.  Là  règne,  aux  environs 
d’Iakoutsk,  une  température  atmosphérique  si  basse,  que 
la  moyenne  annuelle  est  seulement  de  dix  degrés  au-des- 
sous de  zéro.  Le  sol  est  constamment  gelé  dans  la  profon- 
deur, et  seule  une  mince  couche  superficielle  profite  en  été 
de  l’action  réchauffante  du  soleil.  Or,  en  i836,  un  riche 
négociant  d’Iakoutsk,  voulant  utiliser  le  fait  déjà  bien 
connu  de  la  chaleur  interne,  fit  creuser  un  puits  dans  l’es- 
pérance d’atteindre  une  zone  où  l’eau  existerait  à l’état 
liquide.  Dans  ce  puits,  qui  fut  poussé  jusqu’à  1 15  mètres  de 


LA  FIGURE  DU  GLOBE  TERRESTRE. 


17 


profondeur,  la  température  s’était  progressivement  élevée 
de  moins  dix  degrés  â moins  six  dixièmes  de  degré.  On 
abandonna  l’entreprise,  parce  qu’une  aussi  grande  profon- 
deur eût  rendu  le  puits  inutilisable  pour  le  but  qu’on  s’était 
proposé;  mais  un  peu  plus  tard,  dans  la  steppe  Katclion- 
gin,  un  autre  puits  atteignait  l’eau,  et  même  l’eau  jaillis- 
sante, à la  profondeur  de  126  mètres. 

Donc,  au-dessous  du  sol  constamment  gelé  de  la  Sibérie, 
la  température  passe,  en  cent  vingt-six  mètres,  de  moins 
dix  degrés  à zéro.  L’accroissement  est  ainsi  d’un  degré 
par  douze  mètres  et  demi,  c’est-à-dire  trois  fois  plus  ra- 
pide que  pour  les  régions  tempérées.  Qu’en  faut-il  conclure, 
sinon  qu’un  grand  froid  superficiel  n’agit  que  sur  les 
tranches  immédiatement  voisines  de  l’extérieur,  qu’il  a 
pour  effet  d’y  rapprocher  considérablement  les  surfaces 
successives  d’égale  température  ou  isogéothermes , et  cela 
de  telle  sorte  qu’au  delà  d’une  certaine  profondeur  l’in- 
fluence exercée  doit  devenir  absolument  négligeable  ? 

En  vain  dirait-on  que  cette  action,  si  faible  qu’elle  puisse 
être,  a dû  se  prolonger  pendant  des  millions  d’années. 
D’abord  cela  n’est  nullement  prouvé,  si  l’apparition  des 
glaces  aux  pôles  a été  aussi  tardive  que  nous  sommes 
personnellement  porté  à le  croire.  Ensuite  ce  n’est  pas 
d’une  action  faible  qu’il  est  ici  besoin,  et  il  ne  suffit  pas 
d’admettre,  d’une  façon  générale,  un  refroidissement  de 
l’écorce  jusqu’à  sa  base.  Il  faut  encore  que  ce  refroidisse- 
ment ait  pour  conséquence  wnnotable  accroissement  d’épais- 
seur. Mais  qui  ne  sait  que  l’augmentation  de  densité 
produite  par  la  solidification  n’affecte  que  les  centièmes 
dans  la  valeur  du  poids  spécifique?  Par  suite,  pour  que  le 
surcroît  d’épaisseur  produise  sur  le  pendule  l’effet  que  nous 
avons  défini,  c’est-à-dire  soit  l’équivalent  d’une  tranche  de 
mille  mètres,  il  faut  que  le  flux  de  froid  déterminé  par  le 
contact  des  eaux  glacées  soit  beaucoup  plus  fort  qu’il  ne 
nous  est  possible  de  l’imaginer. 

Remarquons  d’ailleurs  que,  s’il  était  permis  d’admettre 
XXI  2 


l8  RKVUE  DES  QUESTIONS  S(TENTIFIQUES. 

le  refroidissement  de  la  croûte  jusqu’à  sa  base,  les  régions 
marines  ne  devraient  nullement  en  avoir  le  privilège.  Biim 
au  contraire,  il  faudrait  le  réclamer,  ce  privilège,  en  faveur 
des  régions  continentales  des  hautes  latitudes  et  notam- 
ment de  la  Sibérie  du  nord,  où,  comme  nous  le  disions 
précédemment,  la  moyenne  annuelle  est  inférieure  de  dix 
degrés  à la  température  du  fond  des  océans.  Aussitôt  qu’il 
y a eu  de  la  glace  aux  pôles,  et  avant  même  que  cette 
influence  eût  refroidi  peu  à peu  la  masse  des  océans,  b'S 
conditions  de  froid  dont  nous  parlons  se  sont  établies  en 
Sibérie,  et  comme  l’air,  par  sa  mobilité,  est  un  véhicule  au 
moins  aussi  efficace  que  l’eau  pour  le  transport  de  la  cha- 
leur, l’écorce,  sous  les  plaines  sibériennes,  a dû  se  trou- 
ver dans  des  circonstances  encore  plus  défavorables  que 
sous  l’Atlanti(|ue  ou  le  Pacifique.  C’est  donc  là  qu’on 
devrait  observer, dans  la  marche  du  pendule,  une  accéléra- 
tion exceptionnelle,  dont  il  faut  bien  reconnaître  que  jus- 
qu’ici les  observateurs  n’ont  ou  aucun  soupçon.  Et  si  la 
théorie  était  admissible,  au-dessous  d’un  pays  comme  la 
Russie,  où,  du  sud  au  nord,  la  moyenne  annuelle  s’abaisse 
do  trente-cinq  degrés,  l’écorce  devrait  présenter  une  aug- 
mentation continue  d’épaisseur  et  le  pendule  une  accélé- 
ration non  moins  continue. 

Laissons  donc  en  paix  l’écorce  terrestre,  qui  sans  nul 
doute  se  soucie  aussi  peu  à sa  base  du  contact  des  eaux 
froides,  que  Gulliver  se  souciait  des  efforts  des  Lillipu- 
tiens pour  lui  arracher  les  cheveux, et  constatons  dès  lors 
que  le  fait  indéniable  de  l’accélération  pendulaire  sur  les 
océans  entraîne,  comme  conséquence,  une  dépression  sen- 
sible de  la  figure  ellipsoïdale  du  sphéroïde  océanique. 

Ce  fliit  admis,il  sera  difficile  de  se  refuser  à reconnaître, 
avec  M.  Bruns,  que  toutes  les  mesures  d’arcs  jusqu’ici  effec- 
tuées ne  peuvent  être  considérées  que  comme  des  travaux 
préparatoires.  Plusieurs  d’entre  elles,  en  raison  même  de 
leur  amplitude,  ont  dû  laisser  échapper  les  variations  dues 
à l’attraction  continentale,  et  on  ne  peut  attendre  de  résul- 


LA  FIGURE  DU  GLOBE  TERRESTRE. 


19 


tats  exacts  (|uo  d’un  procédé  qui  combinerait  trois  catégo- 
ries distinctes  de  mesures,  conformément  au  programme 
suivant  ; 

La  terre  peut  être  regardée  comme  un  })olyèdre  pourvu 
d’un  grand  nombre  de  facettes.  A l’aide  d’observations 
astronomiques  et  géodési([ues,  il  est  possible  de  définir  la 
forme  et  les  dimensions  de  chaque  lacette  plane,  ainsi  que 
son  inclinaison  relativement  à l’axe  des  pôles.  Cela  fait,  un 
nivellement  de  précision  donnera  l’altitude  des  sommets 
du  polyèdre  et,  en  appliquant  une  formule  que  M.  Bruns 
a fait  connaître,  on  pourra,  de  ces  altitudes,  déduire  la 
distance  des  points  correspondants  à un  certain  géoïde, 
considéré  comme  surface  de  comparaison,  pourvu  que  l’on 
ait  préalablement  déterminé  l’intensité  de  la  pesanteur  aux 
points  en  question. 

Cette  détermination  de  la  pesanteur  se  fait  sur  la  terre 
ferme  <à  l’aide  du  pendule.  Il  serait  bien  désirable  de  pou- 
voir elfectuer  la  même  mesure  au-dessus  des  mers.  Ce 
serait  chose  facile,  si  le  hathomètre  de  M.  Siemens  pouvait 
donner  des  résultats  suffisamment  précis.  Cet  ingénieux 
instrument,  fondé  sur  renregistrement  des  variations 
qu’éprouve  le  poids  d’une  colonne  de  mercure,  a été  ima- 
giné par  son  auteur  en  vue  do  révaluation  de  la  profon- 
deur des  mers.  En  chaque  point  de  l’Océan,  sur  un  même 
parallèle  supposé  circulaire,  l’intensité  de  la  pesanteur  se 
montre  d’autant  moindre  que  la  profondeur  d’eau  est  plus 
grande;  car,  dans  ce  cas,  une  colonne  de  matière  solide,  de 
densité  égale  à 2,5  ou  3,  se  trouve  remplacée  par  une 
égale  colonne  d’eau  de  mer,  do  densité  peu  supérieure  à 
1 . Dès  lors  le  changement  de  profondeur  doit  se  traduire 
par  une  variation  dans  le  poids  du  mercure.  Mais  il  est 
beaucoup  plus  sûr  (puisque  le  parallèle  océanique  ne  peut 
pas  être  exactement  circulaire)  de  se  servir  du  bathomètre 
uniquement  pour  apprécier  l’intensité  do  la  pesanteur.  Si, 
en  même  temps,  on  mesure  directement  à la  sonde  la  liau- 
teur  de  la  colonne  d’eau,  on  aura  de  précieux  éléments 


20  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

pour  la  connaissance  de  la  forme  de  la  surface  marine. 
Malheureusement,  il  ne  paraît  pas  que  l’instrument  de 
M.  Siemens  soit  suffisamment  approprié  à ce  but,  et  il 
nous  reste  à souhaiter  que  l’habileté  des  constructeurs  y 
ait  pourvu  avant  la  reprise  des  grandes  campagnes  d’ex- 
plorations sous-marines,  telles  que  celles  du  et 

du  Talisman. 

Le  desideratum  qui  vient  d’être  formulé  n’est  pas  le  seul 
dont  la  solution  soit  nécessaire  pour  qu’on  puisse  connaî- 
tre exactement  la  figure  du  globe.  11  en  est  un  autre,  sur 
lequel  il  ne  semble  pas  que  l’attention  des  géodésiens  ait 
été  suffisamment  appelée  jusqu’ici.  Nous  voulons  parler 
de  l’inconnu  qui  pèse  sur  la  véritable  forme  de  l’hémisphère 
austral. 

En  effet,  lorsqu’on  parle  de  l’aplatissement  du  globe,  on 
oublie  que,  même  en  supposant  le  géoïde  exempt  de  défor- 
mations notables,  on  ne  possède  de  données  un  peu  préci- 
ses que  relativement  à Yhémisphère  boréal;  et  cela  par 
l’excellente  raison  que  la  terre  ferme  y est  presque  exclu- 
sivement concentrée.  C’est  là  seulement,  en  Russie  et  en 
Asie,  que  les  grandes  mesures  d’arcs  ont  été  effectuées. 
On  en  a bien  fait  une  au  Cap,  dans  l’Afrique  australe. 
Mais  cette  colonie  ne  s’étend  pas  au  delà  du  trente-hui- 
tième parallèle.  Seule,  la  pointe  australe  de  l’Amérique 
atteint  le  cinquante-sixième  degré,  mais  dans  des  condi- 
tions tout  à fait  défavorables  pour  des  observations  géo- 
désiques,  tant  à cause  des  brouillards  et  de  l’inclémence 
du  climat  que  par  suite  des  perturbations  que  pourrait 
occasionner  le  voisinage  du  prolongement  de  la  chaîne  des 
Andes.  En  tous  cas,  possible  ou  non,  l’observation  géodé- 
sique  est  encore  à faire  en  Patagonie  et,  jusqu’ici,  on  ne 
possède  absolument  aucun  document  relatif  à la  forme  de 
l’hémisphère  austral  au  delà  du  trente-huitième  degré. 

Or  nous  n’apprendrons  rien  à personne  en  rappelant 
que,  quand  une  ellipse  est  peu  différente  d’un  cercle,  son 
aplatissement  ne  commence  à se  prononcer  que  dans  les 


LA  FIGURE  DU  GLOBE  TERRESTRE. 


21 


hautes  latitudes.  Pour  toute  mesure  effectuée  entre  l’équa- 
teur d’une  telle  ellipse  et  le  parallèle  de  qS  degrés,  les 
erreurs  d’observation  risquent  fort  d’être  d’un  ordre  supé- 
rieur aux  écarts  qu’il  s’agit  d’apprécier.  Par  conséquent  il 
n’est  pas  excessif  de  dire  que  la  mesure  effectuée  au  Cap  ne 
peut  rien  prouver,  ou  du  moins  qu’elle  est  absolument 
insuffisante  pour  qu’on  puisse  en  conclure  l’identité  de 
figure  des  deux  bémispbères. 

Mais,  demandera-t-on  peut-être,  pourquoi  supposer  que 
le  globe  soit  dyssymétrique ? Parce  (pie,  répondrons-nous, 
cette  dyssymétrie  s’accuse  partout  dans  la  conformation 
de  notre  planète.  On  sait  que,  si  l’on  prend  pour  pôle  un 
point  situé  à peu  de  distance  de  Cologne,  on  peut  former 
un  bémispbère  contenant,  en  surface,  parties  égales  d’eau 
et  de  terre  ferme,  tandis  que  l’hémisphère  opposé  renferme 
huit  parties  d’eau  pour  une  de  terre  émergée.  De  plus, 
c’est  à peine  si  un  vingtième  de  la  superbcie  continentale 
du  premier  a,  dans  le  second,  ses  antipodes  représentés 
par  de  la  terre  ferme.  On  peut  donc  dire  que  le  trait 
dominant  de  la  géographie  terrestre,  c’est  l’opposition  dia- 
métrale presque  constante  d’un  relief  continental  à une 
dépression  maritime.  Il  est  donc  très  vraisemblable  que  la 
dépression  indiquée  par  la  mer  polaire  arctique  a sa  con- 
tre-partie, au  pôle  opposé,  dans  une  saillie  formant  un 
continent  antarctique.  On  s’expliquerait  bien  ainsi  l’im- 
mense accumulation  des  glaces  au  delà  du  cercle  polaire 
austral,  les  banquises  devant  trouver  un  point  d’appui 
facile  dans  cette  masse  de  terre  ferme  dont  les  volcans 
Erebus  et  Terror  doivent  faire  partie.  Or  l’existence  d’un 
tel  continent  pourrait  modifier  singulièrement  la  forme  des 
ellipses  méridiennes  de  l’hémisphère  austral. 

A moins  donc  que  les  astronomes  n’établissent  par  des 
calculs  péremptoires,  tirés  de  l’observation  des  mouve- 
ments de  la  lune,  l’impossibilité  d’une  différence  notable 
dans  l’aplatissement  des  deux  hémisphères,  nous  tenons 
cette  différence  pour  possible  et,  par  suite,  nous  n’admet- 


22 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


tons  pas  que  l’aplatissement  du  globe  entier  puisse  être 
actuellement  considéré  comme  connu. 

La  question  olfre  une  grande  importance  à divers  points 
de  vue.  Pour  n’en  signaler  qu’un,  nous  rappellerons  qu’un 
mathématicien  distingué,  M.  Éd.  Roche,  avait  montré 
qu’un  aplatissement  sensiblement  supérieur  à serait  in- 
compatible avec  l’existence  d’un  noyau  fluide.  Dés  lors,  la 
valeur  admise  de  semblerait  exclure  l’idée,  si  long- 
temps admise',  de  la  liquidité  intérieure  de  notre  planète. 
Or,  sans  discuter  la  légitimité  des  applications  qu’on  fait 
trop  volontiers  des  considérations  mathématiques  à la 
masse  très  complexe  et  très  mal  connue  de  notre  terre,  il 
nous  jiaraît  (pie  la  conclusion  de  M.  Roche  peut  être  écar- 
tée par  ce  seul  fait  (pi’elle  appli(pie  au  globe  tout  entier 
un  chitfre  qui  n’est  pas  vrai,  ou  du  moins  qui  n’est  démon- 
tré que  pour  l’hémisphère  septentrional. 


Jus(pi’ici  nous  avons  envisagé  la  question  au  seul  point 
de  vu('  de  la  géodésie  et  de  la  physique.  Nous  allons 
maintenant  aborder  un  autre  ordre  d’idées,  en  montrant 
la  signiflcation  géologiqiu'  ([ue  pourraient  avoir  certaines 
déformations  de  la  surface  océanique. 

Le  relief  du  globe  a subi,  à travers  les  âges,  des  modi- 
fications parfois  très  considérables.  Les  changements 
d’assiette  de  l’écorce  ont  sufli,  à eux  seuls,  pour  amener 
des  déplacements  dans  les  lignes  de  rivage.  Mais,  s’il  est 
vrai  que  les  massifs  émergés  provoquent,  pour  leur 
compte,  une  surélévation  des  océans  voisins,  les  modifica- 
tions survenues  dans  la  masse  de  la  terre  ferme  ont  dû 
entraîner,  dans  le  niveau  de  la  mer,  des  variations  cor- 
respondantes. La  géologie  nous  offre-t-elle  quelque  trace 
de  ces  variations?  C’est  ce  qu’il  nous  reste  à examiner. 

Dans  les  contrées  septentrionales  de  notre  hémisphère, 
notamment  en  Ecosse  et  en  Scandinavie,  on  observe  fré- 
quemment, sur  les  côtes  découpées  par  de  profondes 


I.A  FIGURE  I)i:  GLOBE  TERRESTRE. 


23 


éclianci'ures  ou  fjords,  d<‘s  teiTassi's  horizontales  de  gra- 
viers, étagées  à diverses  hauteurs  au-dessus  du  niveau 
aetuel  de  la  nier.  Les  matériaux  de  ces  terrasses  ne  lais- 
sent aucun  doute  sur  leur  origine.  Ce  sont,  ou  des  dépôts 
littoraux,  ou  des  alluvions  versées  par  des  torrents  dans 
la  mer.  Plusieurs  renferment  des  coquilles  marines,  et 
chacun  de  ces  dépôts  atteste  que  la  mer  a séjourné  quel- 
qu('  temps  au  niveau  correspondant.  Outre  ces  terrasses, 
on  observe  aussi,  sur  certaines  côtes  rocheuses,  àc‘s,Ugnes 
de  rivage,  c’est-à-dire  des  incisions  ou  cannelures  hori- 
zontales, évidemment  dues  au  travail  de  la  gelée  à une 
épixpie  oii  la  mer  se  tenait  à cette  hauteur  et  où  le  jeu  de 
la  marée  laissait,  pendant  quelques  heures,  les  rochers 
humides  exposés  à l’action  des  intempéries. 

Pendant  longtemps  les  terrasses  de  la  Scandinavie  ont 
passé  pour  des  preuves  irrécusables  des  oscillations  de 
l’écorce  terrestre.  Au  début,  observant  cpie  ces  terrasses 
étaient  d’autant  plus  nombreuses  qu’on  allait  plus  loin 
vers  le  nord,  qu’à  un  certain  moment  elles  cessaient  de  se 
poursuivre  et  (pi’entin,  plus  au  sud,  la  contrée  semblait 
en  voie  de  submersion  de  plus  en  [)lus  sensilile,  on  a cru 
que  le  sol  do  la  Scandinavie  oliéissait  à un  mouvement  de 
bascule.  L’axe  de  ce  mouvement  devait  passer  par  Kalinar 
et  l(î  sol  se  soulevait  au  nord,  provoquant  l’émersion  du 
fond  du  golfe  de  Bothnie,  tandis  qu’au  sud  la  Scanie  ten- 
dait à s’abîmer  sous  les  Ilots. 

Cependant  des  observations  plus  récentes  avaient  ré- 
vélé, dans  le  phénomène,  bien  des  irrégularités,  inexpli- 
cables dans  l'hypothèse  d’un  mouvement  général  de 
l’écorce.  11  aurait  fallu  alors  imaginer  (pi’en  Scajidinavie, 
la  croûte  solide  était  découpée  en  compartiments,  capa- 
bles de  se  mouvoir  indépendamment  les  uns  des  autres, 
ceux-ci  de  bas  en  haut,  ceux-là  de  haut  en  bas,  et  toujours 
suivant  le  sens  de  la  verticale  ; car  les  terrasses  ne  pré- 
sentent pas,  en  général,  d’inclinaisons  appréciables. 

Une  telle  hypothèse  est  Inen  difficile  à admettre.  Mais 


24  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

il  ne  suffit  pas  de  la  rejeter  opmine  improbable.  11  faut 
pouvoir  y substituer  une  explication  plus  plausible.  C’est 
ce  qu’a  fait  un  savant  allemand,  M.  A.  Penok,  en  utili- 
sant les  excellentes  observations  de  M.  Pettersen. 

D’après  ce  dernier,  les  terrasses  ou  les  lignes  de  rivage 
qui  bordent  un  fjord  se  montrent  à des  niveaux  d’autant 
plus  élevés  qu’on  s’éloigne  davantage  de  l’embouchure.  De 
cette  façon,  leur  réunion  forme  un  escalier  qui  monte  vers 
l’intérieur.  On  est  ainsi  conduit  à cette  idée,  que  leur 
formation  a marché  du  dedans  au  dehors,  et  qu’il  a dû  se 
produire  un  abaissement  graduel,  continu  ou  par  saccades, 
du  rivage  maritime  le  long  duquel  se  déposaient  les  ter- 
rasses, à des  moments  où  certaines  circonstances  physi- 
ques en  favorisaient  plus  particulièrement  la  production. 

Enfin,  et  c’est  là  un  fait  capital,  partout  il  existe  une 
relation  intime  entre  ces  phénomènes  et  l’ancienne  exten- 
sion des  glaciers  Scandinaves.  Ainsi  les  terrasses  montent 
jusqu’à  200  mètres  d’altitude  aux  environs  de  Christiania 
et  de  Trondheim,  tandis  que,  plus  au  nord,  elles  n’attei- 
gnent jamais  une  semblable  hauteur.  Or  les  parallèles 
de  6o  à 63  degrés  encadrent  justement  la  partie  la  plus 
haute  de  la  Norwège,  celle  qui,  d’après  son  altitude  et  sa 
configuration,  a dû  porter  autrefois,  comme  elle  le  porte 
encore  aujourd’hui,  le  maximum  de  glaces. 

En  voyant  le  phénomène  des  terrasses  marcher  de  pair 
avec  les  traces  de  l’ancienne  extension  glaciaire,  il  n’est 
que  naturel  d’établir,  entre  ces  deux  ordres  de  choses,  une 
relation  de  cause  à effet.  Prenons  les  chiffres  des  géodé- 
siens de  l’école  allemande.  D’après  eux,  un  massif  continen- 
tal de  420  à 55o  mètres  d’altitude,  bordé  par  une  mer  dix 
fois  plus  profonde,  doit  dévier  l’horizontale  de  107  secon- 
des, dont  93  résultent  du  contraste  de  la  densité  de  la 
terre  ferme  avec  celle  de  l’océan,  tandis  que  14  représen- 
tent l’action  propre  de  la  masse  émergée  (i). 


(1)  Voir  Venck,  Schiva)ikun(/eH  des  Meeresspiegels,  Munich,  1883. 


LA  FIGURE  DU  GLOBE  TERRESTRE. 


25 


D’après  cela,  si  l’on  admet  qu’à  une  certaine  époque  le 
continent  en  question  ait  porté  une  épaisseur  de  glace 
d’un  kilomètre,  ce  qui  représente  environ  3oo  mètres  do 
terre  ferme  d’une  densité  moyenne  de  2,5,  cette  glace  a 
dû  produire  une  déviation  propre  de  1 1 secondes.  Or 
M.  Fischer  évalue  à 8 mètres  la  dénivellation  qui  corres- 
pond à une  seconde  de  déviation.  Donc,  en  chiffres  ronds, 
l’ascension  du  niveau  de  la  mer,  dans  le  voisinage  du  con- 
tinent couvert  de  glace,  pourrait  s’élever  à 'quatre-vingt- 
dix  métrés. 

Il  y a encore  loin  de  là  aux  200  mètres  d’altitude  de 
certaines  terrasses  scandinaviennes.  Mais  d’abord  remar- 
quons que  l’épaisseur  d’un  kilomètre  de  glace  a pu  être 
sensiblement  dépassée.  Si  l’on  se  souvient  qu’au  moment 
de  la. grande  extension  du  phénomène,  les  glaces  rabo- 
taient le  sol  jusqu’au  delà  de  Berlin  et  môme  jusqu’au  pied 
du  Hartz,  et  qu’à  cette  même  époque  les  glaciers  suisses, 
bien  moins  importants  que  ceux  du  Nord,  dépassaient  en 
maint  endroit  mille  mètres  d’épaisseur,  il  paraîtra  vrai- 
semblable que  la  puissance  dos  glaces  de  la  Scandinavie 
devait  être  énorme.  Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que, 
dans  l’application  des  formules  relatives  à l’attraction,  on 
se  place  généralement  dans  le  cas  simple  d’une  masse  atti- 
rante, située  en  face  de  la  masse  attirée.  Mais  les  terras- 
ses s’observent  surtout  dans  des  fjords,  c’est-à-dire  dans 
de  profondes  échancrures,  oii  un  bras  de  mer  do  peu  de 
largeur  était  entouré  de  tous  côtés  par  d’énormes  masses 
de  glace.  L’action  des  glaces  sur  cette  quantité  d’eau  limi- 
tée était  donc  convergente,  et  ne  peut-on  pas  supposer  qu’il 
s’y  passait  quelque  chose  d’analogue  à ces  phénomènes  de 
capillarité  dans  lesquels  un  mince  filet  d’eau  se  montre  si 
sensible  à l’action  attractive  des  parois? 

Ajoutons  que  l’hypothèse  de  l’attraction  glaciaire  rend 
compte  d’un  fait  singulier,  signalé  en  i838  par  Bravais  et 
qui,  jusqu’à  ces  derniers  temps,  n’avait  paru  explicable 
que  par  un  mouvement  oblique  de  l’écorce  terrestre.  Bra- 


2Ô 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


vais  a observé,  dans  l’AltenÇord,  deux  lignes  de  terrasses 
qui, non  seulement  n’étaient  pas  horizontales,  mais  encore 
ne  demeuraient  pas  exactement  parallèles  Func  à l’autre, 
de  telle  sorte  que  la  plus  haute  s’abaissait  de  40  mètres 
pour  un  parcours  de  100  kilomètres,  tandis  que,  pour  le 
même  intervalle,  la  seconde  subissait  un  abaissement  de 
i3  mètres  seulement.  En  mesure  d’angles,  ces  dénivella- 
tions correspondent  respectivement  à 44  et  35  secondes. 

A la  vérité  on  a plus  d’une  fois  émis  l’opinion  que  Bra- 
vais avait  pu  se  tromper  et  prendre,  pour  une  seule  ter- 
rasse, des  dépôts  en  réalité  discontinus  et  distincts.  Mais 
cette  opinion,  professée  pour  le  besoin  de  la  cause,  n’a 
jamais  été  appuyée  par  un  essai  quelconque  de  vérifica- 
tion sur  le  terrain.  Or,  si  l’on  veut  s’en  tenir  aux  résultats 
obtenus  par  un  observateur  aussi  précis  que  l’était  Bra- 
vais, une  seule  cause  paraîtra  en  état  d’expliquer  le  défaut 
de  parallélisme  des  terrasses  de  l’Altenfjord;  c’est  l’attrac- 
tion des  glaces,  dont  l’elfet  local  a dû  diminuer  progres- 
sivement; de  façon  que  la  première  ligne  de  terrasses 
devait  être,  comme  elle  l’est  réellement,  plus  écartée  que 
la  seconde  de  la  surface  actuelle  du  niveau  de  la  mer. 

Du  reste,  le  fait  de  l’AltenQord  n’est  plus  aujourd’hui 
isolé,  et  l’Amérique  du  Nord  vient  de  nous  fournir  un 
exemple  du  meme  genre,  qui  emprunte  une  importance 
particulière  à la  précision  des  mesures  par  lesquelles  il  a 
été  mis  en  évidence.  Nous  voulons  parler  des  anciennes 
terrasses  du  lac  Agassiz,  décrites  en  1884  par  M.  Warren 
Upham,  dans  le  onzième  rapport  annuel  de  la  commission 
géologique  de  Minnesota. 

L’État  de  ce  nom  est  limité  à l’ouest,  du  côté  du  terri- 
toire de  Dakota,  par  un  cours  d’eau  dirigé  du  sud  au 
nord  et  portant  le  nom  de  Rivière  Rouge  du  nord.  C’est 
un  affilient  du  lac  Winnipeg,  situé  au  Canada, et  ce  lac  lui- 
même  se  déverse,  par  la  rivière  Nelson,  dans  la  baie 
d’Hudson.  De  l’autre  côté,  au  sud  de  la  ligne  de  partage 
entre  le  versant  de  cette  baie  et  celui  de  l’Atlantique, 


LA  FIGURE  DU  GLOBE  TERRESTRE. 


27 

réchanciTire  où  coule  la  Rivière  Rouge  du  nord  se  pro- 
longe en  sens  inverse  et  sert  de  lit  à deux  lacs  successifs, 
les  lacs  Traverse  et  Big-Stone.  Tous  deux  écoulent  leurs 
eaux  vers  le  sud-ouest,  dans  la  rivière  Minnesota,  affluent 
du  Mississipi. 

Vers  la  fin  de  l’épocpie  glaciaire,  qui  a laissé  sur  lout 
le  nord  de  l’Ainéricpu^  une  si  puissante  empreinte,  un 
grand  lac  d’eau  doucx',  long  d’environ  mille  kilomètres  et 
<â  peine  inférieur,  en  surface,  à ce  qu’est  de  nos  jours  le 
lac  Supérieur,  occupait  la  dépression  des  lacs  Traverse  et 
Big-Stone  ainsi  que  celle  de  la  Rivière  Rouge.  Profond 
de  soixante  mètres  dans  sa  partie  moyenne,  ce  lac  devait 
atteindre  près  de  200  mètres  de  prolondeur  aux  abords 
du  lac  Winnipeg.  Les  Américains  ont  donné  à cette  na[)pc 
lacustre  de  répo({ue  quaternairi',  n'constituée  par  les 
observations  des  géologues,  le  nom  d(^  Lac  Agassiz,  en 
mémoire  de  l’illustre  savant  de  qui  les  travaux  ont  tant 
contribué  à faire  prévaloir  la  théorie  des  glaciers  quater- 
naires. 

l’out  d’abord,  pour  expliquer  la  formation  temporaire 
d('  cette  grande  nappe  d’eau  douce,  on  n’a  rien  trouvé  de 
mieux  à faire  que  d’invo(pier  un  mouvement  du  sol.  Le 
général  Warren  et,  avec  lui,  l’éminent  géologue  Dana  ont 
admis  qu’à  l’époque  quaternaire,  les  régions  canadiennes 
dc'vaient  être'  plus  hautes  qu’elles  ne  sont  aujourd’hui  et 
former  obstacle  à l’écoulement  des  eaux  venant  du  sud. 
Plus  tard,  le  sol  canadien  ayant  subi  un  affliissemcnt,  les 
eaux  auraient  repris  leur  cours  vers  le  nord  et  le  lac 
Agassiz  se  serait  vidé  dans  la  baie  d’Hudson  par  le  lac 
Winnipeg. 

Mais,  suivant  la  très  juste  observation  do  jM.  Warren 
üpham,  une  telle  hypothèse  est  en  contradiction  formelle 
avec  ce  que  nous  enseigne  l’examen  des  dépôts  superficiels 
de  l’Amérique  septentrionale.  En  effet,  partout  , aux 
abords  du  Saint-Laurent  et  de  la  baie  d’Hudson,  abon- 
dent, à des  hauteurs  comprises  entre  60  et  400  mètres  au- 


28 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


dessus  (le  la  nier  actuelle,  des  terrasses  de  graviers  avec 
coquilles  marines.  Ce  sont  d’incontestables  dépôts  de 
plages,  preuves  irrécusables  du  niveau,  ou  plutôt  des  ni- 
veaux que  la  mer  atteignait  à cette  épo([ue,  qui  justement 
coïncide  avec  celle  de  la  formation  du  lac  Agassiz.  Il  en 
résulte  qu’au  rebours  de  ce  qu’exigerait  la  conception 
indiquée,  la  terre  ferme  devait  être,  relativement  à la  mer, 
plus  déprimée  qu’aujourd’hui  sur  toute  la  surface  du 
Canada.  Par  suite,  cette  région  ne  pouvait  en  aucune 
façon  faire  obstacle  à l’écoulement  des  eaux,  et  il  faut 
trouver,  de  la  formation  du  lac,  une  tout  autre  explication. 

Or  il  s’en  présente  une,  que  M.  Warren  Upham  a très 
bien  fait  valoir.  Sur  toute  la  surface  du  Minnesota  s’étend 
ce  dépôt  de  transport  ({uo  les  Américains  et  les  Anglais 
appellent  drift.  C’est  une  argile,  entièrement  dépourvue 
de  stratitication,  contenant  ç<à  et  là  des  lentilles  de  sable 
et  de  gravier,  et  au  milieu  de  laquelle  se  rencontrent, 
disséminées  sans  ordre,  des  pierres  de  diverses  dimen- 
sions, les  unes  anguleuses,  les  autres  roulées.  Identique 
avec  ce  que  les  Anglais  appellent  hoidder-clay  (ou  argile  à 
hlocaux),  ce  drift  n’est  autre  chose  que  le  terrain  erratique 
des  régions  du  Nord,  le  même  qui  couvre  les  plaines  du 
Brandebourg,  de  la  Poméranie,  de  la  Scandinavie  méri- 
dionale, de  la  Finlande,  d’une  partie  de  la  Russie,  etc. 
L’origine  de  ce  terrain  n’est  plus  douteuse  ; c’est  la  mo- 
raine profonde  et  terminale  que  semait  sur  son  passage 
l’immense  calotte  glaciaire,  alors  que,  descendant  des 
terres  d’Hudson  et  du  Groenland,  elle  couvrait  toute  la 
partie  septentrionale  des  Etats-Unis,  dépassant  vers  le 
sud  le  district  du  Minnesota. 

Par  suite,  au  cœur  de  l’époque  glaciaire,  on  doit  se 
représenter  la  contrée  comme  enfouie  sous  une  grande 
épaisseur  de  glace,  qui  en  faisait  disparaître  toutes  les 
inégalités.  Mais,  lorsque  les  causes  qui  produisaient  cette 
remarquable  accumulation  vinrent  à faiblir,  le  front,  plus 
ou  moins  dentelé,  de  la  calotte  glaciaire,  dut  subir  une 


LA  FIGURE  DU  GLOBE  TERRESTRE.  2Q 

retraite  progressive  vers  le  nord.  Aussitôt  qu’il  eut  dépassé 
la  ligne  de  partage  entre  le  bassin  du  Minnesota  et  celui 
de  la  Rivière  Rouge,  il  se  forma,  entre  cette  ligne  et  le 
front  des  glaces,  une  dépression  sans  issue:  car,  à partir 
de  ce  point,  la  pente  naturelle  du  sol  était  dirigée  vers  le 
nord.  Il  fallut  donc  que  les  eaux  engendrées,  soit  par  les 
pluies,  soit  par  la  fonte  progressive  des  glaces,  vinssent 
s’accumuler  dans  cette  dépression  en  y formant  un  lac, 
dont  les  eaux  durent  s’élever  jusqu’au  point  le  plus  bas 
par  lequel  il  leur  fût  loisible  de  s’écouler  vers  le  sud,  c’est- 
à-dire  jusqu’à  la  hauteur  du  débouché  méridional  du  lac 
Big-Stone.  Ainsi  se  forma  le  lac  Agassiz  et  il  persista 
jusqu’à  ce  que,  le  front  des  glaces  dépassant  dans  sa 
retraite  le  lac  Winnipeg,  l’écoulement  naturel  vers  la  baie 
d’Hudson  fut  définitivement  reconstitué. 

Nous  voilà  bien  loin,  semble-t-il,  de  la  figure  du  globe 
terrestre;  mais  ces  préliminaires  étaient  nécessaires  pour 
l’intelligence  de  ce  qui  va  suivre,  et  où  nous  allons  retrou- 
ver, mieux  caractérisé  encore,  le  fait  des  terrasses  diver- 
gentes de  la  Norwège. 

Sur  les  bords  du  lac  Agassiz,  le  lavage  et  le  remanie- 
ment mécani(gie  du  drift  ont  fait  naître  des  levées  de 
sables  et  de  graviers,  tout  à fait  analogues  à celles  qui, 
de  nos  jours,  se  forment  le  long  des  grands  lacs  comme 
sur  les  côtes  maritimes.  Si  le  niveau  du  lac  avait  été 
immobile,  ces  levées  dessineraient,  à une  hauteur  con- 
stante, une  ligne  unique  plus  ou  moins  continue.  Mais 
l’émissaire  méridional  par  lequel  s’échappait  le  trop-plein 
a progressivement  creusé  son  lit  qui,  pondant  la  durée  du 
lac,  a fini  par  s’abaisser  de  vingt-quatre  mètres.  Cet 
abaissement  n’a  pas  été  continu  ni  régulier.  Il  s’est  pro- 
duit par  saccades,  séparées  par  des  périodes,  relativement 
longues,  où  le  niveau  du  lac  demeurait  assez  longtemps 
fixé  pour  permettre  la  formation  de  terrasses  de  graviers. 
Ces  périodes  paraissent  avoir  été  au  nombre  de  trois; 
car  M.  Warren  Upham  a reconnu  l’existence  de  trois 


3o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


horizons  de  terrasses,  dont  chacun  se  suit  sur  deux  cent 
trente  ou  deux  cent  quarante  kilomètres,  à partir  du  lac 
Kig-Stone  et  dans  la  direction  du  nord.  La  continuité  de 
chaque  horizon  ne  laisse,  paraît-il,  aucune  prise  au  doute. 
Les  intervalles  vides  forment  à peine  un  vingtième  de  la 
longueur  totale  et,  de  part  et  d’autre  de  chaque  lacune, 
les  graviers  se  correspondent  très  exactement. 

La  région  a d’ailleurs  été  l’objet  d’un  relevé  topogra- 
phique soigné,  et  deux  lignes  de  chemins  de  fer  qui  la  tra- 
versent de  part  en  part  ont  fourni  pour  les  nivellements 
des  points  de  repère  tout  à fait  sûrs. 

Or  voici  le  fait  remarquable,  dont  les  explications  qui 
précèdent  étaient  destinées  à faire  ressortir  toute  l’impor- 
tance; les  irais  terrasses  ne  sont  pas  horizontales  et,  de  plus, 
les  distances  verticales  qui  les  séparent  vont  en  augmen- 
tant du  sud  au  nord. 

La  plus  élevée  des  trois  terrasses,  partie  de  322  mètres 
d’altitude  au  lac  Big-Stone,  atteint  36o  mètres  au  bout  de 
23o  kilomètres  de  parcours.  La  plus  basse  s’élève  de  298 
à 3 10  mètres  pour  une  même  distance.  Ainsi,  pendant  ([ue 
la  terrasse  supérieure  monte  de  trente-huit  mètres  vers  le 
nord,  la  terrasse  inférieure  monte  seulement  de  douze 
mètres.  Quant  à la  terrasse  moyenne,  son  ascension  est 
de  vingt-et-un  mètres. 

Si  les  trois  terrasses  étaient  également  inclinées,  on 
admettrait  sans  peine  un  mouvement  général  du  sol,  sur- 
venu après  la  disparition  du  lac.  Mais  il  est  vraiment 
impossible  de  concevoir,  sur  un  aussi  petit  espace,  la  série 
des  mouvements  de  bascule  qu’il  faudrait  imaginer,  entre 
chaque  période  de  stagnation  des  eaux,  pour  rendre  compte 
de  la  divergence  des  terrasses.  Au  contraire,  cette  diver- 
gence s’explique  sans  peine,  si  l’on  admet  que  la  surface 
des  eaux  du  lac  Agassiz,  attirée  par  la  niasse  de  glaces 
située  au  nord  et  au  nord-est,  était,  en  temps  normal, 
relevée  vers  le  nord,  et  que  l’intensité  de  cette  déviation 
diminuait,  d’abord  avec  la  distance  au  front  de  la  calotte, 


LA  FIGURE  DU  GLOBE  TERRESTRE.  3l 

ensuite  à mesure  que  s’amoindrissait  et  que  s’éloignait  la 
masse  attirante  ? 

Le  lac  Agassiz  n’était  d’ailleurs  pas  seul  à ressentir 
l’etfet  de  l’attraction  des  gdaces.  Nous  avons  dit  que  h's 
terrasses  marines  abondaient  dans  rAméri(|ue  du  Nord. 
Dans  le  Maine  et  le  New-IIampshire,  ces  terrasses  se 
tiennent  entre  zéro  et  90  mètres  d’altitude,  tandis  quelles 
arrivent  à 1 5o  mètres  sur  les  rives  du  Saint-Laurent  et  à 
400  mètres  sur  la  baie  d’Hudson.  Donc,  là  aussi,  la  hauL'ur 
des  terrasses  atteint  son  maximum  au  nord,  c’est-à-dire  du 
côté  où  s’exercait  l’action  attractive  à laquelle  nous  attri- 
buons ce  mouvement  ascensionnel  de  la  surface  marine. 


En  résumé,  la  géologie,  du  moins  C(dle  d(>.  la  période 
glaciaire,  fournit  la  preuve,  selon  nous  indéniable,  d(‘ 
l’action  que  les  variations  du  reli('f  terrestre  peuvent 
exercer  sur  la  forme  de  la  surface  (U's  eaux  trampiilles. 
On  peut  discuter  sur  la  mesure  exacte  de  cette  action,  sur 
la  part  que  pourraient  réclanu'r,  dans  les  surélévations 
constatées,  les  inouveimmts  propres  de  l’écorce,  dont  nous 
ne  prétendons  aucunement  nier  la  possibilité.  Mais  le 
principe  nous  paraît  au-dessus  de  toute  atteinte,  et  ce  ((ui 
s’est  passé  durant  les  temps  quaternaires  nous  autorise  à 
croire  qu’aujourd’liui  encore,  conformément  à ce  qu’indi- 
quent les  oscillations  du  pendule,  la  surface  des  mers 
s’écarte  sensiblement  d’un  ellipsoïde  de  révolution.  11  ne 
nous  semble  donc  pas  possible  de  parler,  comme  fait 
M.  Paye,  de  la  permanence  de  la  figure  mathématique  du 
globe  Cl  travers  les  âges  géologiques.  A nos  yeux  cette 
figure  n’est  ni  mathémati([ue,  ni  permanente.  De  plus,  elle 
est  mal  connue  et  sa  détermination  réclame  de  nouvelles 
mesures,  conformément  au  programme  que  nous  avons 
tracé  plus  haut  d’après  M.  Bruns.  Sans  doute  cette  con- 
clusion est  de  nature  à troubler  la  quiétude  des  géodé- 
siens ([ui  croyaient  leur  tâche  terminée.  Mais  il  vaut 


32  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

mieux  regarder  les  difficultés  en  face  que  de  se  complaire 
dans  un  optimisme  facile.  C’est  la  destinée  de  la  science 
de  voir  sans  cesse  s’ouvrir  devant  elle  de  nouveaux  pro- 
blèmes. Ce  que  nous  faisons  ici-bas  n’est  que  provisoire, 
et,  si  le  labeur  des  générations  successives  nous  rapproche 
de  plus  en  plus  de  la  solution  des  difficultés  à vaincre,  le 
moment  n’est  pas  encore  venu  de  nous  endormir  dans  la 
paix  d’un  triomphe  définitif. 


A.  DE  Lapparent. 


lA  Vie  AIJ  SEIN  DES  MERS 

ET 

LES  POISSONS  ABYSSAUX 

FIN  (1) 


III 

LES  POISSONS  ABYSSAUX 

La  connaissance  des  poissons  de  nier  profonde  est  une 
des  découvertes  récentes  de  Fichtyologie.  En  effet,  ce 
n’est  que  depuis  vingt-cinq  ans  environ  (pie  la  structure 
singulière  de  certains  poissons  recueillis  dans  le  nord  de 
l’Atlantique  amena  à penser  cpie  ces  animaux  habitaient 
les  abysses  et  que  leur  organisation  était  spécialement 
adaptée  pour  vivre  dans  ce  milieu.  Ces  êtres  curieux  con- 
cordaient dans  le  caractère  de  leur  tissu  conjonctif,  <{ui 
était,  chez  tous,  extrêmement  faible,  de  telle  manière  que, 
sous  la  plus  légère  pression,  leur  corps  tombait  en  lam- 
beaux. De  plus,  quelques  spécimens  avaient  été  pris,  à la 
surface  de  l’eau,  occupés  à avaler  ou  à digérer  un  autre 
poisson  d’un  volume  égal  ou  supérieur  au  leur. 

La  première  particularité  fut  expliquée  par  ce  fait  que, 
si  ces  poissons  hantaient  réellement  les  grandes  profon- 
deurs qu’on  supposait,  leur  soustraction  à l’énorme  pres- 
sion sous  laquelle  ils  vivaient  devait  nécessairement  causer 


(1)  Voir  avril  et  juillet  1886. 
XXI 


3 


34  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

une  expansion  des  gaz  de  rorganisme  dans  les  tissus, 
expansion  qui  détruisait  la  cohésion  de  ceux-ci  et  provoquait 
la  dislocation  de  l’animal.  Un  bon  exemple  de  l’effet  du 
changement  de  pression  sur  un  poisson  abyssal  transporté 
brusquement  à la  surface  nous  est  montré  dans  la  figure  2, 
que  nous  empruntons  à M.  Filhol. 


Pig.  2.  — Effet  de  l’expansion  des  gaz  de  l’organisme  sur  l’écaillure  et  la  vessie  nata- 
toire d’un  poisson  [Neoscopetus)  ramené  d’une  profondeur  de  4500  mètres. 

On  sait  qu’un  grand  nombre  de  poissons  possèdent, 
contre  la  colonne  vertébrale,  au-dessus  du  tube  digestif 
et  fréquemment  en  communication  avec  lui,  une  sorte  de 
sac  appelé  vessie  natatoire.  La  présence  de  cette  vessie 
natatoire  permet  au  poisson  de  s’élever  ou  de  descendre 


LA  VIE  AU  SEIN  DES  MERS. 


35 


dans  l’eau  avec  une  grande  facilité.  Mais,  si  on  vient  à 
capturer  un  poisson  de  mer  profonde,  et  si  on  l’entraîne 
rapidement  hors  de  son  milieu  habituel,  les  gaz  de  la 
vessie  distendent  celle-ci  et  gondent  le  corps,  au  point  que 
la  plupart  des  écailles  tombent,  tandis  que  d’autres  se 
hérissent  véritablement.  Puis,  (juand  la  limite  d’élasticité 
du  corps  est  atteinte  latéralement,  la  vessie  pousse  en 
avant,  entre  dans  la  bouche  et  s’échappe  au  dehors.  En 
même  temps,  la  pression  exercée  à l’intérieur  de  la  tète 
devient  si  considérable  que  les  yeux  sortent  des  orbites. 

La  deuxième  circonstance  de  la  découverte  des  poissons 
abyssaux  fut  interprétée  de  la  manière  suivante.  Suppo- 
sons, pour  un  instant,  qu’un  poisson  vorace,  organisé  pour 
vivre  entre  looo  et  1600  mètres,  en  saisisse  un  autre  se 
tenant  usuellement  entre  600  et  1000  mètres,  sur  la  limite 
commune  de  leurs  habitats  respectifs.  Dans  la  lutte  ({u’il 
engage  pour  échapper  à son  ennemi,  le  poisson  capturé, 
presque  aussi  volumineux  ou  plus  volumineux  même  que 
son  agresseur,  l’emmène  dans  des  couches  d’eau  supé- 
rieures, où  la  diminution  de  pression  cause  une  expansion 
telle  de  gaz  dans  les  tissus  de  cet  agresseur  que  ce  dernier 
s’élève  jusqu’à  la  surface,  où  il  arrive  mort  ou  mourant. 
Des  individus  dans  cette  condition  se  rencontrent  assez 
fréquemment  flottant  à la  surface  de  l’Océan. 

Ainsi,  la  présence  de  poissons  particulièrement  adaptés 
pour  la  vie  en  mer  profonde  est  un  fliit  acquis  à l’ichtyo- 
logie ; et,  comme  les  mêmes  genres  et  les  mêmes  espèces 
ont  été  recueillis  en  des  points  très  distants  du  globe,  on 
en  conclut  : d’abord,  que  les  conditions  d’existence 
devaient  être  les  mêmes  pour  eux  partout  sur  le  fond  de 
l’Océan  ; ensuite,  que  les  poissons  abyssaux  ne  constituent 
pas  un  ordre  particulier,  mais  sont  dos  formes,  de  familles 
diverses,  spécialement  adaptées  à un  milieu  déterminé. 
Ces  résultats  sont  antérieurs  aux  grandes  expéditions 
sous-marines. 

Cependant,  rien  n’était  positivenumt  connu  sur  l’habitat 


36 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


exact  des  poissons  do  nier  profonde  avant  le  voyage  du 
Challenge^' , et  c’est  surtout  grâce  à ce  voyage  que  nous 
avons  maintenant  une  base  plus  étendue  et  plus  sûre  pour 
l’étude  de  ces  animaux. 

Los  conditions  pliysi(|ues  des  abysses  qui  peuvent 
affecter  l’organisation  et  la  distribution  des  poissons  sont, 
selon  le  l)"'  Güntlier  (loc.  cit.),  les  suivantes  ; 

1.  Absence  de  lumière  solaire.  Comme  nous  l’avons  déjà 
dit,  les  rayons  du  soleil  ne  pénètrent  probablement  pas  au 
delà  de  quatre  cents  mètres,  et  c’est  là  que  nous  devons 
fixer  le  commencement  de  la  faune  abyssale.  L’absence  de 
lumière  est  nécessairement  accompagnée  par  certaines 
modifications  des  organes  de  la  vision  et  par  une  simpli- 
fication des  couleurs. 

2.  L’absence  de  lumière  solaire  est,  en  quelque  sorte, 
compensée  par  la  présence  d’une  lumière  plios'phorescente 
produite  par  beaucoup  d’animaux  marins,  et  notamment 
par  de  nombreux  poissons  abyssaux. 

3.  La  diminution  et  l’égalité  de  la  température.  A une 
profondeur  de  looo  mètres,  la  température  de  l’eau 
s’abaisse  à 40°  F.  (1)  et  devient  tout  à fait  indépendante  de 
celle  observée  à la  surface  ; depuis  2000  mètres  jus- 
qu’aux plus  gr.indes  profondeurs,  la  température  est  uni- 
formément voisine  du  point  de  congélation  de  l’eau.  Elle 
cesse  donc  d’être  un  obstacle  à la  distribution  horizontale 
en  tous  sens  des  poissons  abyssaux. 

4.  Li accroissement  de  pression,  par  suite  de  la  colonne 
d’eau  qui  surmonte.  La  pression  de  l’atmosphère  à la  sur- 
face de  la  mer  s’élève  à i5  livres  anglaises  par  pouce 
carré  de  la  surface  du  corps  d’un  animal.  Elle  augmente 
d’une  tonne  par  chaque  2000  mètres  de  profondeur. 

5.  Ainsi  que  nous  l’écrivions  plus  haut,  avec  l’absence 
de  la  lumière  solaire,  la  vie  végétale  prend  fin.  Tous  les 
poissons  abyssaux  sont  donc  carnivores.  Les  plus  voraces 
se  nourrissent  même  de  leur  propre  progéniture.  Quant  aux 


(1)  4'>,4C. 


LA  VIE  AU  SEIN  DES  MERS. 


3? 

espèces  édentées,  elles  attendent  au  fond  les  petits  animal- 
cules, qui,  comme  une  pluie  fine,  mais  constante,  tombent 
continuellement  des  eaux  superficielles  de  l’Océan. 

6.  La  parfaite  tranquillité  de  l’eau.  En  effet,  l’agitation 
causée  par  le  mouvement  do  l’air  n’est  plus  sensible  déjà 
à quelques  mètres  au-dessous  do  la  surface  et,  vraisembla- 
blement, plus  bas  l’eau  est  à l’état  de  repos  complet. 

L’effet,  sur  les  poissons,  des  conditions  que  nous  venons 
d’énumérer  se  traduit,  d’après  le  savant  zoologiste  du 
British  Muséum,  par  la  transformation  d’un  ou  do  plu- 
sieurs organes,  de  telle  façon  qu’on  peut  toujours  recon- 
naître si  un  poisson  provient  des  abysses,  qu’on  sache  ou 
qu’on  ignore  à (pielle  profondeur  il  a été  recueilli.  Réci- 
proquement, des  formes  signalées  comme  vivant  dans  les 
abysses  sont  immédiatement  reconnues  comme  originaires 
do  la  surface,  rien  (pie  par  leur  structure. 

Une  des  particularités  les  plus  caractéristiques  des 
poissons  de  mer  profonde  est  causée  par  la  pression  colos- 
sale sous  laquelle  ils  vivent.  Leurs  systèmes  musculaire  et 
osseux  sont,  comparés  à ceux  des  poissons  de  la  surface, 
très  faiblement  développés.  Leurs  os  ont  une  structure 
fibreuse,  fissurée  et  caverneuse  ; ils  sont  légers,  renfer- 
mant à peine  un  dépcit  calcaire,  de  sorte  (pi’uno  aiguille 
]>eut  aisément  les  traverser  sans  se  briser.  Toutes  les 
pièces  squeletti({ucs,  les  vertèbres  s[)écialement,  semblent 
n’être  (|ue  très  lâchement  réunies  enti’C  elles,  et  il  faut  les 
})lus  grandes  précautions  pour  qu’elles  ne  se  séparent 
point  quand  on  prend  l’animal.  Les  muscles,  surtout  les 
grands  muscles  latéraux  du  tronc  et  de  la  queue,  sont 
minces,  facilement  détachables  ou  destructibles,  le  tissu 
connectif  étant  extrêmement  peu  résistant,  ou  totalement 
absent.  Ces  propriétés  ont  été  observées  chez  les  Trachy- 
pteridæ,  chez  Pla(jijodns,ç\\QZ  Chiasmod us ,c\\ez  Melanocetus 
et  chez  Saccopharynx.  Toutefois,  nous  n’avons  pas  le  droit 
d’affirmer  que  ces  poissons  possèdent,  dans  les  grandes 
profondeurs,  l’aspect  que  nous  leur  voyons  lorsqu’ils  sont 


38 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ramenés  à la  surface.  Quelques-uns  d’entre  eux  sont  des 
créatures  extrêmement  rapaces,  capables  d’exécuter  des 
mouvements  rapides  et  puissants  pour  capturer  leur  proie; 
il  faut  donc,  pour  cela,  que  le  système  musculaire,  si 
mince  qu’il  puisse  être,  soit  résistant  et  que  la  colonne 
vertébrale  ait  ses  segments  solidement  réunis.  C’est  pour- 
quoi il  paraît  évident,  dit  le  D’’  Güntlier,  que  les  change- 
ments que  subit  le  corps  des  poissons  lorsqu’on  les  amène 
des  abysses  à la  surface  sont  entièrement  analogues,  quoi- 
que plus  graves,  aux  accidents  éprouvés  par  un  aéronaute 
qui  s’élève  à de  trop  hautes  altitudes. 

Le  système  muqueux  de  beaucoup  de  poissons  abyssaux 
est  extrêmement  développé.  Nous  le  trouvons  déjà  bien 
exprimé  chez  ceux  qui  vivent  à une  faible  profondeur 
(200  à 400  mètres),  si  on  le  compare  à ce  qu’il  est  dans 
les  formes  de  la  surface.  Mais,  pour  les  types  habitant 
une  profondeur  de  2000  mètres  et  plus,  il  subit  une  véri- 
table dilatation,  spécialement  sur  le  crâne,  qui  renferme 
de  grandes  cavités  (Macruridæ,  Ophidiidæ  abyssaux). 
Le  corps  entier  est  couvert  d’une  épaisse  couche  de 
mucus.  Les  cavités  aux(|uelles  nous  venons  de  faire  allu- 
sion se  rétrécissent  dans  les  spécimens  mis  en  alcool, 
mais  rimmersion  dans  l’eau  manifeste  rapidement  de 
nouveau  les  propriétés  dont  il  s’agit.  L’usage  de  cette 
abondante  sécrétion  est,  à vrai  dire,  inconnu  ; cependant, 
sur  des  spécimens  complètement  frais,  on  a constaté 
quelle  était  phosphorescente. 

Les  couleurs  des  poissons  de  mer  profonde  sont,  en 
raison  de  l’absence  de  lumière  solaire,  extrêmement  sim- 
ples ; elles  se  bornent  au  noir  et  à l’argenté.  Quelques 
espèces  exhibent  des  tilaments  ou  des  rayons  de  nageoires 
du  plus  bel  écarlate.  Selon  le  célèbre  ichtyologiste 
anglais  souvent  cité  par  nous,  les  albinos  ne  sont  pas 
rares  parmi  les  poissons  noirs. 

L’organe  de  la  vision  est  le  premier  alfecté  par  le 
séjour  en  eau  profonde.  Même  les  poissons  qui  ne  vivent 


LA  VIE  AU  SEIN  DES  MERS.  3g 

usuellement  qu’à  une  profondeur  de  i6o  mètres  ont  des 
yeux  plus  grands  que  les  formes  qui  ne  quittent  pas  la 
surface.  Jusqu’à  400  mètres,  le  volume  des  yeux  s’accroît 
dans  le  but  de  réunir  le  plus  de  lumière  possible,  puisque 
l’intensité  de  l’éclairage  va  toujours  en  diminuant.  Au 
delà  de  cette  limite,  on  rencontre  à la  fois  de  très 
petits  yeux  et  d’énormes  yeux.  Les  premiers  sont  com- 
pensés par  l’existence  d’organes  spéciaux  de  tact.  Les 
seconds  servent  à voir  à l’aide  de  la  phosphorescence  des 
êtres  abyssaux.  Enfin,  tout  au  fond,  dans  les  abîmes  de 
la  mer,  se  trouvent  des  poissons  à la  fois  aveugles  et 
dépourvus  d’organes  spéciaux  pour  le  sens  du  toucher. 

Beaucoup  de  poissons  de  mer  profonde  sont  munis  de 
corpuscules  plus  ou  moins  nombreux,  arrondis,  l)rillants, 
nacrés,  incrustés  dans  la  peau.  Ces  organes,  lumineux  ou 
phosphorescents,  sont  : soit  de  grands  corps  ovales  ou 
d’une  forme  irrégulièrement  ellipti(pie,  placés  sur  la  tête 
dans  le  voisinage  de  l’œil;  soit  des  corps  globulaires 
sphériques  et  plus  petits,  arrangés  symétriquement  le 
long  des  côtés  du  tronc  et  de  la  queue,  plus  spécialement 
le  long  de  la  ligne  abdominale,  moins  souvent  le  long  du 
dos.  Les  premiers  n’ont  pas  été  étudiés  histologiquement. 
Les  seconds  ont  surtout  été  examinés  par  MM.  Ussow(i) 
et  Leydig.  Leur  nomlire  est  en  relation  directe  avec  celui 
des  segments  de  la  colonne  vertébrale  (métamères).  On 
peut  en  distinguer  deux  catégories  difierant  entre  elles 
par  leur  structure  intime.  Les  uns  consistent  en  un  corps 
lenticulaire  antérieur  biconvexe,  sorte  do  cristallin,  qui 
est  transj)arent  durant  la  vie  et  qui  est  simple  ou  composé 
de  bâtonnets  (Chauliodus) , puis  en  une  chambre  posté- 
rieure remplie  d’un  fluide  également  transparent  et  dont 
le  fond  est  revêtu  d’une  membrane  sombre  composée  de 
cellules  hexagonales  ou  de  bâtonnets  disposés  comme 


(1)  M.  Ussow.  Veher  den  Ban  der  sogenannten  aitgenaehnlichen  Flecken 
einiger  Knochenfisclie.  bull.  soc.  imp.  nat.,  Moscou  1879,  U”  1,  pp.  79-115 
et4  pl. 


40  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

dans  une  rétine.  On  observe  la  disposition  que  nous  venons 
de  décrire  chez  Astronesthes,  Stomias,  Chaidiodus,  etc. 
Les  autres  organes  possèdent  simplement  une  texture 
glandulaire,  mais  dépourvue  de  conduits  déférents  (Gono- 
stoma,  Scopelus,  MauroUciis,  Argifropelecus).  Des  rameaux 
provenant  des  nerfs  spinaux  se  rendent,  d’ailleurs,  à 
chaque  sorte  d’organe  et  se  distribuent  à la  membrane  en 
forme  de  rétine  et  aux  follicules  glandulaires. 

La  première  catégorie  d’organes  est  considérée  par 
quelques  naturalistes  comme  constituant  de  véritables 
organes  de  vision  ; la  fonction  du  second  groupe  est  restée 
inexpliquée.  Voici  les  arguments  que  M.  Ussow  invoque 
pour  assimiler  certains  de  ces  corps  énigmatiques  à des 
yeux.  Après  avoir  insisté  sur  l’identité  de  structure  histo- 
logitpie,  il  ajoute  que  leur  éloignement  du  cerveau  ne 
prouve  rien  contre  cette  interprétation,  car  il  existe 
nombre  d’invertébrés  oii  les  organes  des  sens  (vision, 
Polyophthalmus,  — audition,  Mijsis)  sont  à une  grande 
distance  des  ganglions  cérébraux  et,  pourtant,  tout  le 
monde  est  d’accord  sur  leur  signification  physiologique. 
M.  Günther  est  moins  enthousiaste  de  cette  idée.  Il  fait 
remarquer  que  trois  hypothèses  sont  possibles  sur  la 
nature  des  corps  qui  nous  occupent  : 

1 . Tous  sont  des  organes  de  sens  ou,  en  d’autres  ter- 

mes, des  yeux  accessoires. 

2.  Seuls  les  organes  pourvus  d’un  corps  lenticulaire 

sont  sensoriels,  et  ceux  caractérisés  par  une  struc- 
ture glandulaire  émettent  seulement  de  la  lumière 
phosphorescente . 

3.  Tous  sont  des  organes  producteurs  de  lumière. 

Il  y a plusieurs  objections,  dit  l’éminent  naturaliste 
anglais,  qui  s’opposent  à ce  qu’on  adopte  la  première 
hypothèse.  En  efiet,  Scopelus  eV Argyropelecus  ne  possè- 
dent pas  seulement  des  yeux  parfaitement  développés, 
mais  même  de  grands  yeux,  particulièrement  adaptés  à 
des  mœurs  nocturnes  ; dès  lors  des  organes  accessoires  de 


LA  VIE  AU  SEIN  DES  MERS. 


41 


vision  paraissent  tout  à fait  superflus  pour  ces  animaux. 
D’autre  part,  dans  les  poissons  abyssaux  dépourvus  d’yeux 
proprement  dits,  poissons  qui  sembleraient  avoir  nn  besoin 
spécial  d’autres  organes  de  vision,  ceux-ci  sont  invariable- 
ment absents.  Enfin,  il  est  tout  à fait  inconceval)le  que 
des  dispositions  glandulaires  aient  la  faculté  de  trans- 
mettre des  impressions  lumineuses  aux  centres  nerveux. 

La  seconde  hypothèse  est,  suivant  M.  Günther,  plus 
proche  de  la  vérité.  Elle  est  appuyée  par  ce  fait  que  les 
organes  glandulaires  de  Scopelus  ont  été  vus  brillant 
d’une  lumière  phosphorescente,  et  par  la  similitude  mor- 
phologique évidente  existant  entre  les  organes  pourvus 
d’un  corps  lenticulaire  et  d’une  membrane  rétinoïde  avec 
un  œil  ordinaire.  Nous  sommes,  en  outre,  autorisés  à 
supposer  que,  dans  les  profondeurs  de  l’Océan  oii  ne 
descend  pas  la  lumière  solaire,  des  organes  spéciaux  de 
vision  se  sont  développés.  Cependant,  d’un  antre  côté, 
cette  hypothèse  est  contredite  i)ar  l’oliservation  que  l)oau- 
coup  de  poissons  qui  vivent  dans  les  abysses  (Trachijpte- 
rus;  la  majeure  partie  des  Macruridæ)  sont  pourvus  de 
grands  yeux  usuels  ; ce  qui  semble  prouver  que  ceux-ci 
sont  parfaitement  suffisants  pour  voir  la  lumière  phospho- 
rescente. 

Mais,  tout  en  étant  conduits  à admettre  que  les  organes 
à corps  lenticulaire  peuvent  être  des  organes  de  sens, 
nous  devons  reconnaître  que  leur  structure  histologique 
n’est  pas  opposée  <à  ce  qu’ils  soient,  comme  les  organes 
glandulaires,  des  producteurs  de  lumière.  11  n’est  pas 
impossible  que  la  lumière, émise  dans  le  fond  de  la  chambre 
postérieure,  soit  dirigée  au  travers  du  pseudo-cristallin 
dans  des  directions  déterminées.  Cette  troisième  hypothèse 
semble  être  moins  hardie  que  les  autres,  qui  exigent 
notamment  que,  chez  les  Vertébrés,  oii  il  existe  un  com- 
plexe nerveux  spécial  pour  recevoir  les  impressions  sen- 
sorielles, ces  impressions  ne  soient  transmises  à ce 
complexe  que  par  l’intermédiaire  d('  l’axe  cérébro-spinal. 


42 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Lorsqu’on  rencontre,  écrit  le  savant  auteur  de  V Intro- 
duction to  the  study  of  Fishes,  chez  un  poisson  quelconque, 
de  fins  filaments  en  relation  avec  les  nageoires  paires  ou 
avec  la  queue,  on  peut  conclure  que  l’on  a devant  soi  un 
animal  sédentaire,  habitant  des  eaux  tranquilles.  Nombre 
de  poissons  abyssaux  (Trachijpteridæ,  Macruridæ,  Ophi- 
diidæ;  Batlujpterois)  sont  pourvus  de  semblables  prolon- 
gations filamenteuses  dont  le  développement  est  parfaite- 
ment en  rapport  avec  leur  séjour  dans  les  eaux  absolument 
stagnantes  des  profondeurs  de  l’Océan. 

Nous  avons  parlé  plus  haut  de  la  ligne  latérale.  Quelques 
poissons  abyssaux  en  possèdent  une  singulièrement  confor- 
mée. Selon  M.  J.  Ryder,  chez  Gastrostomus,o\^o  occupe  une 
position  usuelle,  commençant  immédiatement  en  arrière 
de  la  tète.  iSIais  elle  porte,  de  distance  en  distance,  dis- 
posés métamériquement,  de  curieux  pédoncules  terminés 
par  un  épanouissement  discoïdal  pigmenté,  structure  tout 
à lait  unique  dans  la  classe  des  Poissons.  Que  ces  pédon- 
cules soient  des  organes  tactiles,  ou  plus  généralement 
des  organes  de  sens  spéciaux  pour  la  vie  en  mer  pro- 
fonde, c’est  une  chose  dont  on  peut  à peine  douter.  Ils 
rappellent  immédiatement  à l’esprit  les  papilles  décrites 
par  M.  Fr.  Leydig  sur  la  tête  de  \ AmhUjopsis  spelæus, 
le  poisson  aveugle  des  cavernes  du  Kentucky.  Il  n’est  pas 
improbable  que  les  extrémités  pigmentées  des  pédoncules 
que  nous  venons  de  mentionner  soient  phosphorescentes 
pendant  la  vie  du  Gastrostomus. 

Quelques-uns  des  voraces  poissons  de  la  mer  profonde 
ont  un  estomac  si  vaste  et  surtout  si  élastique  qu’il  est 
susceptible  de  contenir  une  proie  deux  ou  trois  fois  aussi 
volumineuse  que  l’agresseur  à jeun  (Melanocetus,  Chias- 
modus,  Saccophanjnx).  C’est  ce  qu’on  voit  bien  dans  la 
figure  3. 

La  déglutition  a lieu,  chez  ces  animaux,  non  à l’aide 
des  muscles  du  pharynx  comme  chez  les  autres  poissons, 
mais  par  l’action  indépendante  et  alternative  des  mâchoires 


LA  VIE  AU  SEIN  DES  MERS. 


43 

comme  chez  les  serpents.  Les  poissons  abyssaux  n’avalent 
donc  point  leur  proie  à proprement  parler,  mais  ils  se 
tirent  plutôt  eux-mêmes  sur  leur  victime  à la  manière 
d’une  Actinie. 

Avant  le  voyage  du  Challenger',  on  connaissait  à peine 
trente  poissons  de  mer  profonde.  Ce  nombre  a été  depuis 
beaucoup  accru  par  la  découverte  de  nouvelles  espèces  et 
de  nouveaux  genres.  Chose  curieuse,  au  moins  d’après  ce 
que  nous  en  dit  le  1)''  Günther,  il  n’y  a pas  de  familles 


Fig.  3.  — Chiusmodu.i  nigcr,  recueilli  dans  le  nord  de  l’Atlantique  à une  profondeur  de 
3000  mètres.  Ce  spécimen  a avalé  un  gros  Scopelus.  (D’après  Cünther.) 

nouvelles.  11  convient  d’ajouter  pourtant  (|uo  M.  Th.  Gill, 
le  savant  ichtyologiste  américain,  est  d’un  avis  tout  diffé- 
rent. Quoi  qu’il  en  soit,  des  modifications  importantes, 
totalement  inattendues,  de  certains  organes,  modifica- 
tions du  plus  sérieux  intérêt,  ont  été  observées  et  seront 
mentionnées  ci-après. 

En  ce  qui  concerne  les  profondeurs  auxquelles  les  pois- 
sons abyssaux  ont  été  recueillis,  on  ne  saurait,  selon  le 
savant  conservateur  du  Département  zoologique  au  British 
Muséum,  accueillir  sans  discussion  les  chiffres  fournis  par 
l’expédition  du  Challenger . En  effet,  aucune  précaution  n’a- 
vait été  prise  pour  clore  l’ouverture  de  la  drague  pendant 
la  descente  ou  pendant  l’ascension.  Dès  lors,  l’appareil  a 


44 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


pu  prendre,  en  remontant  du  fond,  dans  le  voisinage  de 
la  surface,  des  formes  supposées  abyssales  et  rpii  n’ont 
rien,  dans  leur  organisation,  de  commun  avec  celles-ci. 
Cela  arriva  plus  d’une  fois,  car  il  est  positif  que  des 
types  des  eaux  supérieures  comme  SternopUjx  et  Astro- 
nesthes  ne  s’enfoncent  jamais  jusqu’à  une  profondeur  de 
5ooo  mètres.  Toutefois,  la  majorité  des  poissons  obtenus 
par  des  dragages  profonds  témoigne  que  ces  animaux 
sont  incapables  de  vivre  à la  surface  ou  même  à une 
certaine  distance  du  fond  et  que,  par  conséquent,  ils  ont 
bien  été  recueillis  au  point  le  plus  bas  où  la  drague  est 
descendue. 

Pour  autant  que  nos  connaissances  actuelles  nous  per- 
mettent d’en  juger,  il  n’existe  pas  de  zones  batliymétri- 
ques  caractérisées  par  des  formes  spéciales.  On  remarque 
seulement  que,  de  400  à 1200  mètres,  il  y a beaucoup  de 
types  rappelant  fortement  les  poissons  de  la  surface.  A 
cette  faune  appartiennent  notamment  les  Cliondroptéry- 
giens  de  mer  profonde.  D’ailleurs,  avant  qu’une  division 
on  zones  bathymétriquos  puisse  être  tentée,  il  est  indis- 
pensable que  les  observations  du  Challenger  soient  con- 
firmées et  étendues  d’une  manière  systématique.  C’est  du 
moins  l’opinion  d’un  homme  expérimenté  en  ces  matières, 
le  l)’’  Oiintlier,  dont  le  nom  est  déjà  revenu  si  souvent 
sous  notre  plume. 

Ainsi,  l’une  dos  conclusions  auxquelles  on  arriverait, 
d’après  les  documents  du  navire  anglais,  serait  que  certai- 
nes espèces  de  poissons  peuvent  vivre  partout  entre  600  et 
2000  mètres.  Donc,  un  de  ces  êtres  dont  l’organisation 
est  modifiée  pour  exister  sous  une  pression  d’une  demi- 
tonne  pourrait  facilement  s’adapter  à une  pression  de  deux 
tonnes  et  plus  ; résultat  paradoxal,  no  concordant  pas  avec 
les  données  anatomiques,  et  qui  demande  à être  appuyé 
par  de  nouvelles  études. 

La  plus  grande  profondeur  atteinte  par  une  drague 
ramenant  un  poisson  est  de  58oo  mètres.  Mais  les  spéci- 


LA  VIE  AU  SEIN  DES  MERS. 


45 

mens  ainsi  obtenus  (Gonostoma  microdon)  semblent  être 
extrêmement  abondants  dans  les  eaux  supérieures  de 
l’Atlantique  et  du  Pacifique  et  ont  pu,  en  conséquence, 
être  recueillis  par  l’appareil  dans  son  mouvement  ascen- 
sionnel. Le  second  chiffre  le  plus  élevé  pour  les  profon- 
deurs où  l’on  récolta  des  poissons  est  de  55oo  mètres,  et 
la  forme  obtenue  cette  fois  est  bien,  par  son  organisation, 
un  type  abyssal  (Bathijophis  ferox). 

La  faune  iclityologique  de  mer  profonde  se  compose 
de  formes  identiques  ou  voisines  de  celles  ({u’on  rencontre 
à la  surface  dans  les  régions  froides  et  teini)érées.  Les 
Chondroptérygiens,  ou  poissons  cartilagineux,  y sont  peu 
nombreux  et,  d’ailleurs,  ne  descendent  pas  au  delà  de 
1200  mètres.  Les  Acanthoptérygiens,  ou  poissons  osseux 
à nageoires  épineuses,  qui  constituent  la  majorité  des 
formes  littorales  et  pélagiques,  n’y  sont  pas  non  plus  très 
bien  représentés.  On  y remarque  toutefois  des  genres 
identiques  avec  ceux  de  la  surface,  qui  descendent  aux 
mêmes  profondeurs  peu  considérables  que  les  Chondro- 
ptérygiens, et  d’autres,  véritablement  spécialisés  pour  la 
vie  dans  les  abysses,  qui  sont  distribués  entre  400  et 
4800  mètres.  Il  y a trois  hxmilles  d’ Acanthoptérygiens, 
suivant  M.  Günther,  qui  appartiennent  à la  mer  profonde  ; 
ce  sont  : les  Trachÿpieridæ,  les  Lophotidæ  et  les  Notacan- 
thidæ.  Elles  consistent  respectivement  en  trois,  un  ou 
deux  genres  seulement.  Au  contraire, les  Malacoptéry- 
giens,  ou  poissons  osseux  à nageoires  ôlasti({ues,  sont  fort 
abondants  dans  les  abysses.  Ainsi,  parmi  les  Anacan- 
thini,  les  Gadidæ,  les  Ophidiidæ,  et  les  Macruridæ  y sont 
très  répandus  à toutes  les  profondeurs  ; ils  constituent  à 
eux  seuls  environ  un  quart  do  la  hume  iclityologique 
abyssale  tout  entière.  D’autre  part,  dans  les  Physosto- 
mes,  ou  poissons  osseux  à vessie  natatoire  réunie  avec 
le  tube  digestif  par  un  conduit  aérien,  les  familles  des 
Sternopiychidæ,  des  Scopelidæ,  dos  Stomiatidæ,  des  Sal- 
monidx,  des  Baihyihrissidæ,  des  Alepocephalidæ,  des 


46  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Halosauridæ  et  des  Murænidæ  sont  représentées;  les 
Scopelidæ  atteignent  presque  un  second  quart  des  poissons 
de  mer  profonde.  Les  Salnionidæ  sont  rares  et  n’ont  dans 
les  abîmes  de  la  mer  que  trois  genres  seulement.  Les 
Bathythrissidæ  ne  renferment  qu’une  espece  dont  la 
distribution  est  probablement  extrêmement  limitée, 
verticalement  et  horizontalement  ; on  l’a  recueillie  par 
700  mètres  environ  dans  la  mer  du  Japon.  Les  Alepoce- 
palidæ  et  les  Halosauridæ,  seulement  par  quelques 

spécimens  isolés  avant  l’expédition  du  Challenger,  sont  de 
véritables  types  abyssaux  à vaste  distribution.  La  famille 
des  Anguilles  aime  également  la  mer  profonde,  car  ses 
formes  ont  été  observées  jus(|ue  dans  les  plus  grandes 
profondeurs. 

Après  ces  généralités,  nous  passerons  à l’examen  des 
poissons  des  abysses  les  mieux  étudiés  et  les  plus  inté- 
ressants, nous  attachant  spécialement  à appeler  l’attention 
sur  les  formes  du  Challenger , puisque  celles  du  Travail- 
leur et  du  Talisman  sont  bien  connues,  par  les  articles 
de  M.  Filhol,  des  lecteurs  des  revues  de  langue  fran- 
çaise. 

Dans  ce  qui  va  suivre,  comme  dans  ce  qui  précède, 
nous  adopterons  généralement  les  vues  de  M.  Günther, 
bien  que  les  idées  du  savant  naturaliste  anglais  sur  la 
systématique  des  poissons  de  mer  profonde  aient  été  vive- 
ment combattues  par  un  ichtyologiste  américain  des 
plus  distingués,  M.  Th.  Gill.  Il  aurait  sans  doute  été 
très  désirable  d’exposer  les  deux  opinions  et  de  les  discu- 
ter ; mais,  puisqu’il  aurait  fallu  pour  cela  entrer  dans  des 
considérations  techniques  un  peu  déplacées  ici,  je  pense 
qu’il  sera  préférable  de  traiter  cette  question  ultérieure- 
ment dans  l’analyse  de  la  monographie  du  célèbre  con- 
servateur au  British  Muséum. 


Les  poissons  abyssaux,  que  nous  nous  proposons  de 


LA  VIE  AU  SEIN  DES  MERS.  47 

passer  en  revue  dans  ce  qui  va  suivre,  appartiennent  à huit 
groupes  différents. 

I.  — Le  premier,  riche  en  formes  de  mer  profonde,  est 
celui  des  Pedicidati.  Il  fait  partie  des  Téléostéens  acan- 
thoptérygiens,  c’est-à-dire  des  poissons  osseux  dont  les 
nageoires,  paires  ou  impaires,  renferment  des  rayons  rigi- 
des, de  véritables  épines.  La  tête  et  la  portion  antérieure 
du  corps  des  animaux  de  cette  famille  sont  énormes,  com- 
parés au  reste  de  la  bête,  et  dépourvus  d’écailles.  Les  dents 
sont  villiformes.  La  fraction  épineuse  de  la  nageoire  dor- 
sale est  située  très  en  avant,  et  ne  se  compose  que  d’un  petit 
nombre  de  rayons  fréquemment  métamorphosés  en  tenta- 
cules. Les  nageoires  ventrales,  qui  correspondent  aux 
membres  postérieurs  des  mamnifères,  sont  jugulaires  ; en 
d’autres  termes,  elles  sont  placées  en  avant  des  nageoires 
pectorales,  ou  membres  antérieurs.  Il  est  vrai  quelles 
manquent  parfois,  comme  c’est  généralement  le  cas  pour  les 
types  vivant  dans  les  abîmes  de  la  mer. 

Les  Pedicidati  constituent  peut-être,  parmi  les  pois- 
sons, le  groupe  offrant  le  plus  d’êtres  bizarres.  Mais  ils 
ont  tous  un  caractère  commun  ; ils  sont  paresseux  et  se 
déplacent  difficilement,  étant  mauvais  nageurs.  On  y ren- 
contre trois  catégories  d’animaux  : les  espèces  littorales, 
les  espèces  pélagiques  et  les  espèces  abyssales. 

La  forme  littorale  la  mieux  connue  est  la  Baudroie 
(Lophius  piscatorius),  qu’on  trouve  notamment  sur  les 
côtes  européennes.  Elle  peut  dépasser  i"‘  5o  en  longueur. 

Aniennarius  nous  représente,  d’autre  part,  un  genre 
adapté  à des  mœurs  pélagiques.  Toutefois,  puisque,  comme 
ses  congénères,  il  est  mauvais  nageur  et  que  cela  est 
assez  peu  compatible  avec  une  existence  en  haute  mer,  il 
se  contente  de  s’accrocher  aux  végétaux  flottants  qui 
composent  la  mer  des  Sargasses. 

Les  types  abyssaux  des  Pediculati  sont  assez  nombreux. 
Ce  sont  ; Ceratias,  Ilimaidolop/ius,  Linophriine,  Melano- 
cetiiH,  Oneirodes  et  Chaunax. 


48  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Le  Ceratias  a été  décrit,  pour  la  première  fois,  par 
M.  Kroyer  (i),  en  1845.  Depuis,  il  en  a été  découvert  de 
nouvelles  espèces,  notamment  par  l’expédition  du  Challen- 
ger (2).  Celle  que  nous  figurons  ci-dessous  est  de  petite 
taille  : elle  ne  mesure  que  90'"'". 

Le  corps  du  Ceratias  est  très  comprimé  bilatéralement 
et  d’un  noir  de  jais.  La  fente  de  la  bouche  est  large,  pres- 
que verticale.  Les  yeux  sont  extrêmement  petits.  Les 
dents  sont  délicates  et  susceptibles  d’être  abaissées  d’avant 
en  arrière  sous  une  légère  pression.  Le  palais  est  dépourvu 
de  dents.  La  portion  épineuse  de  la  nageoire  dorsale  se 
compose  essentiellement  d’un  long  tentacule,  atteignant 
l’extrémité  de  la  queue  lorsqu’on  le  rabat  suivant  l’axe  dû 
corps.  Le  sommet  de  ce  tentacule,  par  dérogation  au  reste 
de  l’animal,  n’est  pas  noir,  mais  blanchâtre,  semi-transpa- 
rent, et  était  vraisemblablement  phosphorescent  pendant 
la  vie.  La  peau  est  parsemée  de  petits  tubercules  coni- 
ques, osseux.  Les  nageoires  ventrales  manquent.  Le  Cera- 
tias,  comme  la  plupart  de  ses  parents  abyssaux,  n’est  donc 
qu’un  cul-do-jatte.  Quant  aux  nageoires  pectorales,  elles 
sont  très  courtes.  Le  squelette  est  mou  et  fibreux,  ainsi 
que  cela  arrive  fréquemment  chez  les  poissons  de  mer 
profonde. 

Le  Ceratias  vit,  sans  aucun  doute,  directement  sur  le 
fond  do  l’Océan,  où  il  attend  sa  proie,  qui,  attirée  par 
l’extrémité  lumineuse  du  grand  tentacule  dorsal,  vient 
s’engloutir  dans  la  large  gueule  du  monstre,  minuscule 
pour  nous  et  souvent  gigantesque  pour  elle. 

Le  spécimen  représenté  (fig.  4)  a été  recueilli  à une 
profondeur  d’environ  4800  mètres. 

Himantolophus  est  connu  du  monde  savant  depuis 
1887,  grâce  à M.  Reinhardt  père  (3),  qui  n’eut  pourtant 
en  sa  possession  que  le  tentacule  de  cet  être  bizarre. 


(1)  Naturhistorisk.  Tidsskrift.  2'*““  Rœkke.  1®^'  Bind,  s.  639-648. 

(2)  Wyville  Thomson.  The  Atlantic.  London,  1877.  T.  II,  p.  69. 

(3)  Vidensk.  Selsk.  Skr.,  Kjôbenhaven,  1837. 


LA  VIE  AU  SEIN  UES  MERS. 


49 


Gepeiidaiit,  imo  liourousc  trouvaille,  lait('  en  1867  dans  le 
voisinage  du  (Iroënland  coninie  la  prennière,  a permis  au 
professeur  Chr.  Liitken  (i),  dont  les  publications  sont  si 
estimées  de  tous  les  naturalistes,  d(‘  nous  donm'r  une  des- 
cription de  ranimai  complet. 

Qu’on  se  ligure  un  Ceratias  à contour  ovalaire,  et  dont 
le  rayon  dorsal  uni([U('  serait  remplacé  [>ar  un  tentacule 
ramilié  dont  les  nombreuses  branches  rappellent  vérita- 
bleimmt  celles  d’un  arbre,  (d  on  aura  uiu'  bonne  idée  de 
VHimantolop/ius.  Ajoutons  ([in*  ce  dernii'r  Lopliionh*  est 


Fig.  4.  — Ceruiias  itraiioscnpus.  Murray.  (D’après  Wlilaiiiic  dn  sir  Wyville  Thomson  ) 

aussi  complèbmient  noir,  à l’excepiion  des  extrémités  de 
tous  les  rameaux  de  son  singulier  tentacule  qui  sont  blan- 
ches et  phosi)horescentes  pendant  la  vie,  ce  qui  achève  d’en 
rendre  le  propriétaire  tout  à fait  fantastique.  1j  Ilimanto- 
lojjhus  mesure  o'"4o. 

Linophri/ne  appartient  aux  découvertes  les  plus  récen- 
tes. Bien  ([ue  recueilli  en  1877,  4ans  le  voisinage  de 
Madère,  station  favorite  des  poissons  abyssaux,  il  n’a  été 
publié,  par  suite  de  diverses  circonstances,  que  dans  le 
tout  dernier  fascicule  des  Proceedings  de  la  Société  zoolo- 
gique de  Londres  (2),  par  M.  R.  Collett,  le  savant  conser- 

(1)  Chr.  Lütken.  Tilkundskah  om  to  arktiske Slœgter  af  Dybhavs-Tud- 
sefiske  ■ Himantolophus  og  Ceratias.  Vidensk.  Selsk.  Skr.,  Kjôbenhaven.  1878. 

(2)  R.  Collett.  On  a new  Pediculate  Fish  froin  the  sea  off  Madeira.  Froc. 
Zool.  Soc.  London.  Août,  1880. 

XXI 


4 


5o 


REVUE  DES  QUESTIOÎS’S  SCIENTIFIQUES. 


vatour  (lu  musée  de  Christiania.  Qu’on  ajoute  à Ceratias, 
après  avoir  réduit  au  quart  de  sa  longueur  le  long  tenta- 
cule dorsal,  un  grand  barbillon  bifide,  à extrémités  blan- 
ches et  phosphorescentes,  au-dessous  du  menton,  et  on 
aura  produit  un  Liuophrtjne.  On  se  figurera  aisément  la 
voracité  de  celui-ci  quand  on  saura  qu’il  a o"\o49  de  long 
et  qu’on  a trouvé  à son  intérieur  un  poisson  une  fois  et 
demie  aussi  volumineux  que  lui.  Ainsi  (pie  les  précédents 
Lophioïdes,  Linophnjne  est  complètement  noir,  à l’intérieur 
du  tube  digestif  comme  extérieurement,  à l’exception  des 
tentacules. 

Chez  Melanocetiis,  le  tentacule  dorsal  est  extrême- 
ment court  et  il  iQy  a pas  de  barbillon  au  menton.  Cet 
animal,  dont  nous  donnons  un  dessin  (fig.  5),  est  connu  par 
plusieurs  spécimens  recueillis  entre  700  et  36oo  mètres. 

Il  a été  mentionné,  pour  la  première  fois,  par  le  docteur 
(xfinther,  en  1864  (i),  et  mesure  environ  o’“,o8. 

Oneirodes,  dont  nous  devons  la  connaissance  au  pro- 
fesseur Chr.  Lütken,  qui  le  publia  en  1871  (2),  se  distin- 
gue des  Pediculati  ci-dessus  mentionnés  en  ce  que,  outre 
le  tentacule  antérieur  ramifié  et  lumineux  que  nous  avons 
rencontré  d’abord  chez  Ceratias,  il  en  existe  un  second  au 
milieu  du  dos.  Oneirodes  a o'",2o5. 

Enfin  on  sait,  depuis  1846  (3),  qu’il  existe  dans  les 
abysses,  encore  près  de  Madère,  un  magnifique  Lophioïde 
qui  a été  décrit  par  R.  T.  Lowe.  La  tête  en  est  large,  dépri- 
mée. La  fente  de  la  bouche  est  presque  verticale.  Les  yeux 
sont  petits.  Les  mâchoires  et  le  palais  sont  couverts  de 
dents  villiformes.  La  peau  contient  de  petites  épines.  La 
portion  épineuse  de  la  nageoire  dorsale  est  réduite  à un 
tout  petit  tentacule  placé  sur  le  bout  du  museau.  Contrai- 

(1)  A.  Günther.  On  a new  gémis  of  l’ediculate  Fish  from  the  sea  off  Ma- 
deira.  Proc.  Zool.  Soc.  London.  IS64. 

(2)  Chr.  Lütken.  Oneirodes  Eschrichtii,  Ltk.,en  ng  gronlandsk  Tudsefisk. 
Overs.  Kong.  Dansk.  Vidensk.  Sels.  Forh.  1871. 

(3)  R.  T.  Lowe.  On  a new  genus  of  the  family  Lophidœ  discovered  in  Ma- 
deirit.  Trans.  Zool.  Soc.  London.  Vol.  III. 


LA  VIE  AU  SEIN  DES  MERS. 


5i 


rement  aux  autres  Pediculaü  abyssaux,  il  possède  des 
nageoires  ventrales  (il  n’est  donc  pas  cul-dc-jattc)  et,  de 
plus,  il  n’est  point  noir,  mais  d’un  beau  rouge.  On  l’a 
recueilli  à 280  mètres  de  profondeur. 

n.  — Le  second  groupe  de  i)oissons  de  mer  profonde 
dont  nous  ayons  à nous  occuper  est  celui  des  Trachypte- 
ridæ.  Il  appartient  encore  ;uix  Téléostéens  acantlioptéry- 
giens  ; mais,  à l’encontre  des  Pedicnlati  ([ui  renferment 


Fig.  5.  — ^hlanocetus  Johnaoni.  Giinther.  (l)’api'ès  Günlher.) 

des  types  littoraux,  pélagiqiu's  et  abyssaux,  les  Trachyp- 
ieridæ  vivent  exclusivement  dans  les  abîmes  de  l’Océan. 

liCS  Trachypteridæ  (1)  sont  des  poissons  rubanés  dont 
la  nageoire  dorsale  est  aussi  longue  que  le  corps.  L’anale 
est  absente  et  la  caudale  est,  soit  rudimentaire,  soit  dirigée 
autrement  que  suivant  Taxe  principal  de  la  bête. 

Ces  animaux  sont  do  véritables  poissons  abyssaux  qu’on 
rencontre  dans  tous  les  océans,  flottant  morts  à la  surface, 
ou  sur  les  rivages,  amenés  qu’ils  sont  en  cet  endroit  par 
les  vagues  de  la  mer.  Leur  corps  est  réellement  un  ruban, 
les  spécimens  de  i5  à 20  pieds  de  long  n’ayant  pas  plus 

(1)  Nous  extrayons  les  renseignements  qui  suivent  de  l’excellente  Intro- 
duction to  the  study  of  Fishes  du  D'  A.  Günther,  à laquelle  nous  avons  déjà 
fait  et  nous  ferons  encore  de  fréquents  emprunts. 


52 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


de  un  à deux  pouces  dans  leur  plus  grande  épaisseur. 
Les  yeux  sont  larges  et  latéraux,  ainsi  que  le  montre 
Trachypteriis  dont  nous  donnons  une  figure  (fig.  6).  La 
bouche  est  petite  et  garnie  de  faibles  dents.  La  tête  est 
haute  et  courte.  La  nageoire  dorsale,  élevée,  est  suppor- 
tée par  de  nombreux  rayons.  Sa  portion  antérieure  est 
séparée  du  reste  et  soutenue  par  de  très  longues  épines, 
formant  une  sorte  de  houppe.  L’anale,  comme  nous  l’avons 
déjà  dit,  est  al)sento.  La  caudale,  lorsqu’elle  est  préser- 


Fig.  6.  — Trachijpteius  tania.  (D’après  Günther.) 


vée,  ce  qui  est  rare,  au  lieu  Jd’entourer  l’extrémité  posté- 
rieure du  corps,  est  située  dorsalement  et  constitue  une 
autre  houppe  plus  ou  moins  comparable  à celle  de  la  tête. 
Les  ventrales  sont  thoraciques,  c’est-à-dire  directement 
placées  au-dessous  des  pectorales  ; en  d’autres  termes,  les 
pattes  de  derrière  sont  insérées  ici  au  niveau  des  épaules. 
Elles  sont  longues  et  composées  de  plusieurs  rayons  ou 
réduites  à un  simple  filament. 

La  coloration  des  Trachypteridæ  est  ordinairement 
argentée,  avec  des  tons  rosés  sur  les  nageoires. 

On  ignore  à quelle  profondeur  vivent  ces  êtres  singu- 
liers. 

Les  Trachypteridæ  se  divisent  en  trois  genres  : Tra- 


LA  VIE  AU  SEIN  DES  MERS. 


53 


chijpterus,  représenté  plus  haut,  avec  des  nageoires  ven- 
trales possédant  plusieurs  rayons,  c’est-à-dire  constituant 
de  véritables  nageoires.  Le  Musée  royal  de  Bruxelles 
vient  d’en  acquérir  deux  beaux  spécimens. 

Regalecus,  dont  les  nageoirc'S  ventrales  sont  réduites  à 
de  simples  filaments.  On  mi  a trouvé  qui  mesuraient 
25  pieds. 

Stylophorus,  connu  par  un  seul  individu  conservé  au 
musée  du  College  of  Surgeons,  à Londres.  Il  n’a  pas  de 
nageoires  ventrales  du  tout  ((Uicore  un  cul-de-jatte). 

III. — Le  troisième  groupe  de  poissons  abyssaux  rentre 
dans  les  Gadidæ, làmille  qui  a[)partient  aux  Anacanthini, ou 
poissons  osseux  à nageoires  élastiques  privées  de  rayons 
épineux  et  à vessie  natatoire  dépourvue  de  connexion  avec 
le  tube  digestif.  Les  Gadidæ  sont  des  animaux  de  la  famille 
de  la  morue.  Ils  sont  caractérisés  par  un  corps  plus  ou 
moins  allongé  et  couvert  de  petites  écailles  lisses.  Ils  pos- 
sèdent deux  ou  trois  nageoir('s  dorsales  occupant  presque 
tout  le  long  du  dos.  Il  y a une  ou  deux  nageoires  anales. 
La  caudale  est  nettement  séparée  de  la  dorsale  ou  do 
l’anale.  Los  ventrales  sont  jugulaires,  c’est-à-dire  que  les 
membres  postérieurs  sont  insérés  ici  sur  le  gosi('r. 

Les  Gadidæ  consistent  en  partie  (et  surtout)  de  formes 
littorales  et  pélagiques,  en  partie  de  formes  abyssales; 
quelques  espèces  habitent  égahmient  l’eau  douce. 

Le  type  de  mer  profonde  le  plus  intéressant  ('st  le 
Chiasmodus  dont  nous  reproduisons  le  dessin  (fig.  7). 

Le  corps  est  nu,  privé  d’écailles.  L’estomac  et  l’abdo- 
men sont  extrêmement  extensibles.  Il  y a deux  nageoires 
dorsales  et  une  anale.  La  caudale  (‘st  franchement  dis- 
tincte. Les  ventrales  sont  plutôt  étroites.  Les  mâchoires 
supérieure  et  inférieure  sont  armées  de  deux  séries  de 
dents  larges  et  pointues,  dont  quelques-unes  sont  très 
mobiles.  Il  y a aussi  des  dents  sur  le  palais,  mais  point  de 
barbillon  au  menton.  Chiasmodus  se  rencontre  jusqu’à 
3ooo  mètres  de  profoiahuir. 


54  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES 

IV.  — Nous  arrivons  maintenant  au  quatrième  groupe, 
formé  par  les  Ophidiidæ.  Il  appartient,  comme  le  précédent, 
aux  Anacanthini.  Les  animaux  qu’il  renferme  ont  un  corps 
nu  ou  écailleux.  Les  nageoires  verticales  sont  générale- 
ment continues.  Les  nageoires  ventrales  sont  absentes  ou 
rudimentaires  et,  dans  ce  dernier  cas,  elles  sont  jugulaires. 

Les  Ophidiidæ  sont  des  poissons  presque  tous  marins 
(à  une  seule  exception  près),  en  partie  littoraux,  en  partie 
abyssaux.  Ils  renferment  notamment  Fierasfer,  le  curieux 


Fig.  7.  — Chiasinodus  niger.  (D’après  Günther.) 


commensal  des  Holothuries  (à  l’intérieur  desquelles  il 
cherche  un  abri,  mais  sans  se  nourrir  à leurs  dépens),  et 
Lucifuga,  qui  habite  l’eau  douce  dans  les  cavernes  de  Cuba 
et  qui  se  fait  remarquer  par  sa  cécité . 

Les  deux  formes  les  plus  intéressantes  ^ Ophidiidæ  à-àns, 
les  mers  profondes  sont  Acatithonus  et  Aphijonus. 

Acanihonus  a la  tête  forte,  comme  le  montre  la  figure  8, 
et  défendue  par  un  système  d’épines.  Le- tronc  est  extrê- 
mement court,  l’anus  s’ouvrant  sous  la  gorge.  La  queue 
est  mince  et  se  termine  en  pointe.  Les  yeux  sont  petits. 
Il  y a des  dents  dans  les  mâchoires  et  sur  le  palais,  mais 
point  de  barbillon.  Les  nageoires  ventrales  sont  réduites 


LA  VIE  AU  SEIN  DES  MERS. 


55 


à de  simples  filaments.  Les  écailles  sont  très  petites.  Les 
os  de  la  tête  se  font  remarquer  par  leur  peu  de  résistance. 

Deux  spécimens  à' Acanthonus  sont  actuellement  connus. 
Ils  mesurent  o'",2Ô  de  long,  et  ont  été  péchés  à 2000  mètres 
de  profondeur  dans  l'océan  Indien. 

Aphipnns  (fig.  9)  a la  tète,  le  tronc  ('t  la  queiu'  fortement 
comprimés  et  enveloppés  d’iiiuî  peau  mince,  sans  écailles. 
Contrairement  au  type  précédent,  nous  avons  ici  un  anus 
rejeté  très  loin  (>n  arrièrin  L('  musi'au  est  renflé  et  se  pro- 
longe au  delà  de  la  bouche.  II  n’y  a pas  de  dents  dans  la 
mâchoire  supérieure  et  de  très  ]>ctites  siuileimnit  dans 
l’inférieure.  Il  n’y  a point  d'ycmx,  i)oint  d(‘  barl)illon,  et 


Fig.  8.  — Acatilhunus  ariuatus.  (D’après  Günther.) 

on  observe  sur  le  cràiu'  un  système  d(‘  canaux  minpieux 
très  développés. 

Aphijonus  est  connu  par  un  spécimen  uniqu(>,  de  o"',io 
de  long,  pêché  à 2800  mètres  de  lu’ofondeur  au  sud  de  la 
Nouvelle-Guinée. 

V.  — Le  cimpiième  groiqic  de  poissons  abyssaux,  consti- 
tué par  les  Macniridæ,  appartimit  toujours  aux  Anacan- 
thini.  Le  corps  de  ces  animaux  est  terminé  par  une  queue 
longue  et  se  rétrécissant  gradiu'lh'numt  (ui  [>ointe.  La  peau 
est  couvi'rte  d’écailles  ornées  de  stries,  d’épines,  de 
carènes,  etc.  Il  y a inu'  première  nageoirr;  dorsale  courte; 
puis,  une  seconde  continue  avec  la  caudale  et  l’anale.  Les 
nageoires  ventrales  sont  thoraci(pies  ou  jugulaires.  Selon 
le  !)’■  Günther,  ce  sont,  en  réalité,  des  Gadidæ  de  mer 
profonde,  sauf  en  ce  (pii  concerne  h'  museau  et  la  struc- 
tur('  des  écailles. 


56 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Les  (leux  types  les  plus  curieux  des  Macruridæ  sont 
Macrurus  lo)  et  Conjphænoides  (tig.  1 1). 

Chez  le  premier,  les  écailles  sont  de  taille  moyenne,  le 
museau  est  conique  et  se  projette  en  avant  de  la  bouche, 
qui  est  inférieure. 


Fig.  9.  — Aphijnnus  rjdaünotus.  (D’après  Güntber.), 


Coryphænoides,  au  contraire,  a le  museau  obtus  et  la 
fente  de  sa  bouche  est  latérale. 

VI.  — Notre  sixième  groupe  com})rend  les  Scopelidæ 
qui  se  rangent  dans  les  Idiysostomes,  ou  poissons  osseux 
à nageoires  élastiques  (dépourvues  d’épines  osseuses)  et  à 
vessie  natatoire  en  communication  (lorsqu'elle  existe)  avec 


Fig.  10  — Miicrurus  uusiral!)t  (D’après  Günlher.) 


le  tube  digestif.  Le  corps  des  poissons  de  cette  famille 
peut  être  nu  ou  écailleux.  Il  n’y  a jamais  de  barbillon  chez 
ces  animaux.  La  vessie  natatoire  manque.  On  observe  une 
nageoire  adipeuse. 

Les  Scopelidæ  sont  exclusivement  marins,  générale- 


LA  VIE  AU  SEIN  DES  MERS. 


57 


ment  pélagiques  ou  abyssaux.  Le  type  en  est  Scopelus, 
si  intéressant  à cause  de  ses  yeux  accessoires  ». 

Les  formes  de  mer  profonde  les 
plus  curieuses  sont  Bathijpterois  (tig.  1 2) 
et  Ipnops  (fig.  i3). 

Le  corps  du  Bathijpterois  esd,  d’une 
uiainère  générale,  plutôt  allongé,  l^a 
tête  est  de  grosseur  moyenne,  dépri- 
mée antérieurement  et  dépourve  d’é- 
cailles.  Le  museau  est  bien  ]:)rononcé 
('t  la  mandibule  se  projette  en  avant 
fort  au  delà  de  la  mâchoire  supérieure. 
La  fuite  de  la  bouche  (>st  large  ; les 
susmaxillaires  sont  très  développés, 
très  mobiles  et  extrêmement  dilatés  en 
arrière.  Les  dents  sont  villiformes  et 
constituent  des  rangées  étroites  dans 
l(‘s  mâchoires.  De  chaque  côté  du  large 
vonu'r,  il  y a un  petit  groupe  de  sem- 
blabh's  dénis  ; toutefois  le  palais  pro- 
jireiiKuit  dit  et  la  langue  en  sont 
(h'qiourvus.  Les  yiuix  sont  extraordi- 
nainunent  petits.  Les  écailles  sont 
cycloïdes,  c’est-à-diri'  arrondii's  en 
arrière,  solidement  implantées  et  de 
tailh'  modérée.  Les  rayons  de  la  na- 
g(M)ire  pi'Ctorale  sont  fort  allongés, 
((ueh[ues-uns  (h's supérieurs  étant  .sépa- 
rés du  reste  et  composant  un  groupe  à 
part.  Les  nageoires  ventrales  sont  ab- 
domiiiales,  c’est-à-dire  en  arrière  des 
pectorales,  et  leurs  rayons  externes 
sont  également  de  grandes  dimen- 
sions. La  nageoire  dorsale  est  insérée 
au  milieu  du  corps,  au-dessus  ou  immé- 


Fig.  11.  — CorijplKenoiden  ^en-aiu^.  (D’après  {'Atlantic  de  sir  Wyville  Thomson.) 


58 


REVUE  DES  QUESTR)NS  SCIENTIFIQUES. 


(liatomerit  en  arrière  du  point,  d’attache  des  ventrales  ; elle 
est  de  grandeur  moyenne.  Il  y a,  on  non,  une  nageoire 


Fig.  Ui.  — Baihijpterois  loitgipns.  \e  Narrative  de  l’expéditionidu  Challenger.) 


LA  VIE  AU  SEIN  DES  MERS.  5g 

adipeuse  suivant  les  espèces.  L’anale  est  courte.  La  caudale 
est  écliancrée. 

Les  Bathypterois  pris  par  le  ChaUenge7'  étaient  morts 
lorsqu’on  les  reciK'illit,  et  les  longs  rayons  de  leurs  nageoi- 
res pectorales  étaicmt  alors  redressés,  rc'courbés  au-dessus 
de  leur  tête  et  si  solidinnent  maintenus  dans  cette  position 
qu’il  fallait  exercer  une  pression  considérable  pour  les 
ramener  le  long  d('s  cotés  du  coiq)s. 

Ces  singuliers  animaux  constituent  une  des  découvertes 
du  Chcdlenyer,  car  on  n’cm  avait  jamais  entendu  parler 
avant  le  célèbre  voyage'  de  c('  navire.  Ils  sont  largement 
distribués  dans  les  mers  de  l’hémisphère'  austral,  à des 
profondeurs  variant  eh'  looo  à 5ooo  mètres.  Les  rayons 
allongés  des  nageoire's  jee'ctorales  sont  [»re)bable'ment  des 
organes  élu  toucher. 

Quatre  espèces  eh'  Bathypterois  seent  actuellement  ce)ii- 
nues.  La  plus  granele  me'sure  o'",  26. 

Ipnops  n’est  pas  meiins  bizarre.  Sem  ceerps  e'st  égah> 
ment  allongé,  subcylinelriepie.  Il  e'st  ceeuve'rt  eh'  graneles 
écailh's  minces,  se  délachant  aiséine'iit  e't  elépourvues 
d’organes  phosphorescents.  La  tête  est  déprimée  et  se 
termine  en  avant  par  un  museau  large,  long,  en  forme  de 
spatule,  entièrement  recouvert  par  les  yeux  curieusement 
modifiés,  comme  nous  le  dirons  plus  loin.  Les  os  de  la 
tête  sont  bien  ossifiés.  La  bouche  est  large,  avec  mâchoire 
inférieure  dépassant  la  supérieure.  Les  susmaxillaires 
sont  dilatés  en  arrière.  Les  deux  mâchoires  sont  garnies 
de  bandes  étroites  de  dents  villiformes  ; le  palais  est 
privé  de  dents.  Les  nageoires  pectorales  et  les  nageoires 
ventrales  sont  bien  développées  et,  grâce  â la  brièveté  du 
tronc,  placées  les  unes  auprès  des  autres.  La  nageoire 
dorsale  est  rejetée  très  peu  en  arrière  de  l’anus.  Il  n’y  a 
pas  de  nageoire  adipeuse.  La  nageoire'  anale  est  modéré- 
ment longue.  La  nageoire  caudale  n’est  point  écliancrée. 

La  structure  des  yeux  est  tout  â fait  unique.  Exté- 
rieurement, ils  semblent  représentés  par  une  grande 


6o  REVUE  UES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


cornée  plate, divisée  longitudinalement  en  deux  moitiés  et 

qui  couvre  la  surface  entière 
du  museau.  La  fonction  de 
ces  organes  est  difficile  à 
déterminer.  Selon  le  profes- 
seur Moseley,  ce  seraient  des 
organes  de  vision  ; d’après  le 
docteur  Günther,  au  con- 
traire, ils  produiraient  de  la 
lumière. 

M.  John  Murray  fut  le  pre- 
mier à examiner  leur  struc- 
ture au  moyen  de  coupes 
minces,  et  en  indiqua  les 
principales  particularités.  Le 
professeur  Moseley  a égale- 
ment étudié  les  préparations 
do  M.  Murray,  et  voici  ce 
qu’il  en  pense.  Chaque  œil  est 
recouvert  par  une  membrane 
transparente  et  plate  qui  ne 
serait  autre  chose  qu’une  véri- 
table cornée.  Au-dessous,  et 
séparée  d’elle  par  une  cham- 
bre peu  spacieuse,  remplie  de 
liquide,  on  rencontre  une  ré- 
tine d’une  constitution  extra- 
ordinaire, qui  s’étend  sur  un 
es})ace  correspondant  à celui 
occiq)é  par  la  cornée.  La 
rétine  se  compose  d’une  cou- 
che de  longs  bâlonnets,  sans 
cônes.  La  choroïde  est  divisée 
en  une  série  d’aires  hexago- 


Fig.  l.S.  --  Ipnop^  Mnrrayi.  (D’après 


le  Nuiralive  île  re)ip('clition  du  Challenger.) 


LA  VIE  AU  SEIN  DES  MERS. 


6i 


nales  lûgèroinent  concaves  du  côté  où  vicnit  la  lumière. 

11  ny  a ni  iris,  ni  cristallin.  En  résumé,  ces  yeux 
semblent  adaptés  pour  reconnaître  de  très  petites  quan- 
tités de  lumièn',  mais  ont  perdu  le  pouvoir  de  former  des 
images. 

[pnops^ comme  BaihifpÉerois,  était  inconnu  avant  l’expé- 
dition du  Challenger . Quatre  spécimens  en  ont  été  captu- 
rés à des  profondeurs  variant  entre  3 200  et  4800  mètres, 
au  largrc'  d('s  côtes  du  Brésil,  près  de  Tristan  d’Acunlia  et 
au  nord  d(^  Célèbes.  Ils  varient  en  long’iumr  de  8 à 1 1 cen- 
timètres. 

VII.  — Le  septième  groupe  de  poissons  de  mer  profonde 
est  constitué  par  les  Sternoptgchklæ,  qui  sont  encore  des 
Téléostéens  physostomes.  Cette  famille  comprend  des 
poissons  pélagiques  et  abyssaux  de  petite  taille.  Elle  est 
caractérisée  par  des  animaux  à corps  nu  ou  recouvert 
d’écailles  minces  et  peu  adhérentes.  Il  n’y  a jamais  de- 
barbillons.  L’ouverture  des  ouïes  est  très  large.  La  vessie 
natatoire  est  simple,  lorsqu’elle  est  présente.  Il  existe  une 
nageoire  adipeuse,  mais  elle  est  ordinairement  rudimen- 
taire. Il  y a des  séries  d’organes  phosphorescents  le  long 
de  la  partie  inférieure  du  corps. 

Le  type  abyssal  le  plus  remarquable  do  ce  groupe  est 
Chauliodiis  (fig.  14).  Le  corps  de  cet  animal  est  allongé, 
couvert  d’écaillos  extrêmement  minces  et  tombant  avec  la 
plus  grande  facilité.  Des  séries  d’organes  phosphorescents 
sont  distribuées  le  long  du  bord  inférieur  de  la  tête,  du 
tronc  et  de  la  queue.  La  tête  est  haute  et  comprimée  bilaté- 
ralement. Ses  os  sont  minces.  La  fente  de  la  bouche  est  ex- 
cessivement large.  Chaque  intermaxillaire  est  pourvu  de 
quatre  grandes  dents  en  forme  de  canines.  Le  bord  du 
susmaxillaire  est  finement  dentelé.  La  mandibule  est 
pourvue  de  dents  énormes,  surtout  en  avant  ; cependant 
ces  crocs  restent  extérieurs  à la  bouche  lorsque  celle-ci 
est  fermée.  Le  palais  est  garni  de  petites  dents  pointues. 
Par  contre,  la  langue  en  est  dépourvue.  Les  yeux  sont  do 


62 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


taille  luoyeniie.  Les  nageoires  pectorales  et  les  nageoires 
ventrales  sont  bien  développées.  La  nageoire  dorsale  est 
située  très  antérieurement,  en  ayant  des  ventrales.  L’ou- 
verture branchiale  est  large. 

Le  genre  ChavUodiis,  dont  on  ne  connaît  qu’une  seule 
espèce,  se  trouve  dans  les  grandes  profondeurs  de  tous  les 
océans  et  ne  paraît  point  être  rare.  Il  atteint  une  longueur 
de  25  centimètres  et  doit  être  un  des  poissons  les  plus 
voraces  des  abysses. 


Fig.  14.  — Chaiiliodii.s  stoanii.  (D'api<'s  GünlLer  ) 


VIII.  — Le  huitième  et  dernier  groupe  dont  nous  avons 
à nous  occuper  est  formé  parles  Stomiatidæ,  qui,  comme  la 
famille  précédente,  rentrent  aussi  dans  les  .Téléostéens 
pliysostomes.  Cette  famille  des  Stomiatidæ  ne  comprend 
que  des  types  vivant  dans  les  abîmes  de  la  mer.  Elle  se 
fait  remarquer  par  une  peau  nue  ou  protégée  par  des 
écailles  extrêmement  délicates.  Il  y a un  barbillon  hyoï- 
dien. Le  bord  de  la  mâchoire  supérieure  est  constitué 
par  l’intermaxillaire  et  le  susmaxillaire  qui  sont  tous 
deux  dentés.  L’appareil  operculaire  est  peu  développé. 
L’ouverture  branchiale  est  très  large. 

Parmi  les  êtres  de  ce  groupe  les  plus  curieux  et  les 
mieux  connus,  il  convient  de  c\iQV  Astronesthes  i5)et 
Echiostoma  (fig.  i6). 

Astronesthes  est  caractérisé  par  deux  nageoires  dor- 
sales dont  la  postérieure  est  adipeuse.  Il  possède  plusieurs 


LA  VIE  AU  SEIN  DES  MERS. 


63 


taches  blanches  à la  surface  du  corps,  lesquelles  ne  sont 
autre  chose  que  des  organes  do  pliosphorescence.  Ce 
poisson  est  le  plus  petit  de  la  famille. 

Le  spécimen  (VEchiostoma  (pie  nous  représ(m1ons 
mesure  o"’,32. 

L’extrémité  de  son  barliillon  l'st  épaissie,  couleur  do 
chair  marbrée  de  rose.  Les  nageoires  dorsale  et  anale 
montrent  également  um'  teinte  rose.  L(>  reste  du  corps  est 
de  couleur  sombre  avec  un  redet  ardoisé.  Les  organes 
phosphorescents  situés  le  long  du  ventre,  la  ligne  latérale 
et  les  taches  placées  au-dessous  de  l’œil  sont  rouges. 


Fig.  15.  — Asiroiit'sthes  niger.  (D’après  Günlher.) 


Nous  voici  arrivés  au  ternie  de  cette  longue  et  pourtant 
bien  incomplète  énumération  des  poissons  abyssaux  les 
plus  importants.  11  aurait  fallu,  pour  donner  une  idée 
plus  exacte  de  ces  formes  liizarres,  parler  des  Enry pha- 
rynx, des  Saccopharynx,  des  MaJacosteiis,  des  Stomias,  etc. 
Mais  cela  nous  aurait  entraînés  trop  loin.  Et  puis,  n’ou- 
blions  pas  que  tout  ce  qui  précède  est  extrait  de  commu- 
nications préliminaires  ; que  les  monographies  définitives 
des  grandes  expéditions  anglaise  et  française  n’ont  point 
encore  paru,  et  qu’il  sera  possildc  de  revenir  ultérieure- 
ment, sans  préliminaires  cette  fois,  sur  le  sujet  que  nous 
n’avons  fait  qu’esquisser,  avec  des  matériaux  plus  complets 
et,  partant,  plus  intéressants. 

Qu’il  me  soit  permis,  en  terminant,  d’exprimer  mes 
sentiments  de  profonde  reconnaissance  ; àM.  le  I)‘‘  Gün- 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


64 


ther,  qui,  lors  d’une  récente  visite  au  Britisli  Muséum,  a 
eu  la  bonté  de  me  montrer  les  poissons  de  mer  profonde 
en  sa  possession,  ainsi  que  les  plan- 
ches de  son  grand  mémoire  actuelle- 
ment en  préparation,  et  qui  a bien 
voulu  m’autoriser  à reproduire  un 
„ certain  nombre  de  figures  de  son 
I Introduction  to  the  study  of  Fishes; 
~ à M.  A.  Geikie,  directeur  du  Geolo- 
^ gical  Survey  du  Royaume-Uni,  qui  a 
c obligeamment  prié  M.  Macmillan  de 
i m’envoyer  les  clichés  de  trois  des 
I gravures  ci-dessus  ; enfin,  à M.  John 
Murray,  directeur  du  Challenger  Of- 
I fice,  qui  a fait  préparer  pour  moi  trois 
I autres  figures  de  cet  article. 

— 

-I  L.  Dollo. 

0. 
ec 

h 


DISSOCIATION 

ET 


ÉQUILIBRES  CHIMIQUES  (i) 


Les  reclierclies  très  noiiibreuscs  laites  depuis  vingt- 
ciiu[  ans  sur  la  dissociation  et  les  écpiilibres  cliiniirpies 
coniprinment  à la  fois  des  ({uestions  d’ordre  experimental 
et  d’ordre  tliéori([ue.  C’est  par  les  enseignements  de  l’ex- 
périence (|ue  nous  devons  naturellement  commencer  cette 
étude.  Nous  examinerons  ensuite  le  principe  des  théories 
(jui  cherchent  aujourd’hui  à relier  entre  elles  les  données 
nuniéri([ues  résultant  de  l’observation  des  faits. 

I 

PREMIÈRES  EXPÉRIENCES  GÉNÉRALES. 

La  plupart  des  transformations  chimiipies  que  l’on  étu- 
diait autrefois  étaient  des  transformations  totales  : ainsi, 
en  cherchant  à combiner  l’hydrogène  à l’oxygène,  on 
voyait  la  masse  entière  se  changer  en  eau. 

(1)  Conférence  faite  à Bruxelles,  le  'il  octobre  1886,  devant  la  Société 
scientifique. 

XXI 


5 


66  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

L’expérience  a montré  qu’un  grand  nombre  de  réactions 
ne  sont  que  partielles  et  réversibles.  Un  système  de  corps 
étant  maintenus  en  présence  à une  température  constante, 
il  arrive  souvent  qu’une  portion  reste  à l’état  de  liberté, 
tandis  qu’une  autre  portion  passe  à l’état  de  combi- 
naison : inversement,  si  l’on  part  de  la  combinaison  toute 
formée,  elle  ne  se  dédouble  que  partiellement,  quelle  que 
soit  la  durée  de  l’expérience.  Cette  situation  est  d’ailleurs 
réversible,  c’est-à-dire  que  l’état  de  combinaison  des  élé- 
ments, modifié  dans  un  certain  sens  par  le  changement 
des  conditions  du  système,  peut  être  reproduit  lorsqu’on 
revient  en  sens  inverse  aux  conditions  primitives. 

Des  cas  différents  peuvent  se  présenter.  Résumons-les 
par  les  égalités  suivantes  : 

A B = A + B. 

Un  corps  composé  peut  être  dédoublé  partiellement 
en  ses  éléments  par  la  chaleur  seule  : c’est  la  dissocia- 
tion ; telle  est  la  dissociation  de  la  vapeur  d’eau  à de  très 
hautes  températures. 

ab-fg  = ac  + b. 

Un  composé  A B peut  être  dédoublé  partiellement 
par  un  corps  C ; c’est  ce  qui  a lieu  dans  la  réaction  du 
fer  sur  la  vapeur  d’eau,  ou  de  l’acide  chlorhydrique  gazeux 
sur  le  fer. 

A B -i-  A'  B'  = A B'  -1-  B A' 

Une  double  décomposition,  où  il  y a échange  des  élé- 
ments, peut  être  incomplète  ; tel  est  le  cas  de  beaucoup 
de  dissolutions  salines  que  l’on  peut  mélanger  sans  produire 
aucun  précipité  ; tel  est  encore  le  cas  de  l’éthérification 
d’un  alcool  par  un  acide. 

M.  Henri  Sainte-Claire  Deville,  notre  grand  chimiste 
français,  a établi  la  notion  de  la  dissociation  en  montrant 


DISSOCIATIOX  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES. 


67 

qu’un  fiTand  nombre  (le  corps  qu’on  croyait  indécompo- 
sables par  la  chaleur  éprouvent  à une  température  très 
élevée  une  décomposition  partielle  et  limitée.  Ces  expé- 
riences soni  aujourd’hui  classiques.  Si,  dans  les  conditions 
ordinaires,  on  n’observe  pas  la  décomposition  (h*  la  vapeur 
d’eau  chautfé('  à mille  degrés  par  exemple,  c’est  (pie  les 
produits  de  la  décoinjxisilion  se  trouvent  pn'sque  tou- 
jours passer  par  iiiu'  série  de  températures  intermédiaires 
où  ils  se  recombinent  au  moins  en  partie.  Il  a donc  fallu 
faire  usage  d’artitices  particuliers. 

Ainsi,  pour  la  vajieur  d’eau,  M.  Deville  protitait  de 
l’inégale  diffusion  de  l’hydrogène  et  de  l’oxygène.  Il 
faisait  passer  la  vajKuir  d’eau  à travers  un  tul)c  de  tei-rc 
fortement  cliautfé.  C(>  tube  de  terre  poreuse  agissant 
comme  un  véritable  filtre,  l’hydrogène,  plus  ditfusibhq  le 
traverse  en  plus  grande  quantité  (pie  l’oxygène  ; on  [»eut 
recueillir  dans  un  tulx'.  concentriipie  le  gaz  ainsi  diffusé  et 
vérifier  ({ue  c’est  de  l’hydrogène  ; du  tube  intérieur  au 
contraire  il  sort  surtout  de  l’oxygène. 

Un  autre  appareil,  fré([uemment  employé  parM.  Deville 
pour  les  mêmes  études,  était  celui  cpi’on  appelle  ordinai- 
rement le  tube  chaud  et  froid.  Dans  un  tube  en  porcelaine 
porté  à une  très  haute  fmiipérature,  faisons  circuler  le 
gaz  dont  on  veut  manifester  la  dissociation.  Il  faut  pour 
cela  le  saisir  dans  son  état  actuel  et  éviter  toutes  les 
températures  intermédiaires  par  lesipielles  il  repasserait 
dans  les  conditions  ordinaires  et  ([ui  permettraient  aux 
éléments  de  se  combiner  de  nouveau.  Cette  combinaison 
n’est  pas  instantanée,  pas  [)lus  qu’aucun  phénomène  chi- 
mique ; on  l’empêche  donc  en  grande  partie  par  un  refroi- 
dissement brusque.  Plaçons  à l’intérieur  du  tube  en  por- 
celaine un  tube  métallique  très  mince  (huit  millimètres  de 
diamètre),  traversé  par  un  courant  d’eau  froide.  Si  le  gaz 
en  se  dissociant  tend  à donner  un  produit  solide,  coproduit 
se  fixera  sur  les  parois  froides  et  rugueuses  du  tube  inté- 
rieur,et  on  le  retrouvera  intact  après  l’expérience  ; c’est  ainsi 


68 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


(1U(‘  l'oxydo  (le  cnrbone  donne  un  léger  dépcM  de  charbon 
et  d(‘  l'acide  carboniqiu',  lors(|u’on  le  porte  à une  tempéra- 
ture extrêmement  élevée.  — Si  le  gaz,  en  se  dissociam, 
donne  deux  produits  gazeux,  on  peut  les  mettre  eu  évi- 
dence en  perçant  un  trou  très  étroit  dans  le  tube  intérieur: 
on  a ainsi  une  sorte  de  trompe  au  moyen  de  laquelle  on 
peut  aspirer  les  gaz  les  plus  chauds,  les  refroidir  instan- 
tinément  au  contact  de  l’eau  et  les  recueillir  à part  dans 
uiu'  éprouv(‘tt(*.  Ce  même  tulic  chaud  et  froid,  fonction- 
nant comme  une  trompe,  permet  de  se  rendre  compte  des 
]di(‘nomènes  qui  se  passent  dans  l’intérieur  des  tiammes  ou 
dans  raimosphère  des  hauts  fourneaux. 

îics  (bV-ouvertes  de  M.  Deville  sur  la  dissociation  ont 
une  portée  })hilosoi)hique  considéralile.  Elles  montrent  que 
la  (dialeur  est,  de  même  que  l’électricité,  le  grand  agent  de 
décomposition  chinii(|ue,  de  sorte  que,  dans  le  soleil  ou 
dans  h's  étoiles  plus  chaudes  encore  que  le  soleil,  tous  les 
ébbuenls  sont  probablement  à l'état  de  liberté  (i). 


Ces  ])i-emières  expériences  générales  ont  été  complétées 
})ar  de  nombreuses  déterminations  numériques  faites  par 
d(‘s  chinnstes  de  tous  les  pays,  pour  des  corps  très  ditfé- 
rents.  Elles  ont  conduit  comme  résultat  d’ensemble,  résu- 
mant tous  les  faits  particuliers, à préciser  l’existence  d'une 
Huiite. 

Foitr  fouies  les  réactions  incomplètes  qui  s’effectue/if  dans 
u)i  espace  limité,  maintenu  tout  entier  à la  même  tempéra- 
ture, une  même  limite,  un  même  état  d’équilibre  arrive  à 
se  produire  au  bout  d’un  temp>s qjlus  ou  moins  loup,  quel  que 
soit  au  point  de  départ  l’état  chimique  du  système  considéré. 

Nous  allons  examiner  comment  s’établit  cette  limite 
pour  ditférents  corps.  Mais,  avant  d’aller  plus  loin,  il  faut 
séparer  deux  cas  distincts,  ceux  des  systèmes  homogènes 

(I)  Voir  à ce  sujet  l’article  publié  par  M.  Pli.  tlilbert  sur  la  conservation  de 
l’énergie  solaire  dans  la  Rerue  des  questions  scientifiques  du  !2Ü  avril  1885. 


DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES. 


6(J 

ot  non  homog-èncs.  Les  systèmes  homogènes  sont  ceux  où 
les  corps  primitifs  et  les  produits  de  la  réaction  sont  tous 
dans  un  mémo  état  physique,  tous  gazeux  ou  tous  li(piid(‘s, 
telle  est  la  vapeur  d'eau,  partiellement  décomposée  et' 
hydrogène  et  oxygène  vers  milh'  degrés.  Les  systèmes 
non  homogènes  sont  ceux  oii  il  n’y  a [>as  identité  d’<*ta,t 
physique,  de  sorte  que  les  produits  do  la  réaction  se  sé[>a- 
rent  en  tout  ou  en  partie  des  corps  primilifs  ; c’(‘si,  ce  (pii 
arrive  pour  le  carhonate  de  chaux  (pii,  au  rouge,  laisse 
dégager  de  l’acide  carhonique  en  donnani  (h'  la  chaux 
comme  résidu  fixe,  les  deux  produits  d('.  celK'  (hh’oniposi- 
tion  étant  (railleurs  capables  de  se  comhiiK'r  de  nouveau 
par  refroidissement.  Dans  les  S3"stèmes  non  hoinogèiK's, 
c’est  seulement  à la  surface  de  séparation  existant  enii’o 
les  corps  solides  et  gazeux  (|ue  peut  se  manifester  l'action 
chimique  ; de  sorte  (pie  les  lois  sont  dilférentes  (h'  celles 
des  systèmes  homogènes,  où  les  corps  en  présence  p(‘uv(mt 
réagir  dans  toute  l’étendue  de  l’espace  considéré. 

L’expérience  a détermine  pour  ces  deux  cas  distincts 
l’intluence  qu’exercent  la  température,  la  pression  et  les 
proportions  relatives  des  coiq)S  réagissants.  Nous  choisi- 
rons, ])armi  les  nombreux  phénomènes  observés,  c(‘ux  (pii 
mettent  le  mieux  en  évidence  les  lois  générah's. 


II 

EXPÉRIENCES  SUR  LES  SYSTÈMES  NON  HOMOOÈNKS. 

Dans  les  si/stèmes  non  homogènes,  la  limite  de.  la  traction 
est  caractérisée  par  une  certaine  tension  atteinte  par  les 
produits  gazeux  (ou  par  un  certain  degré  de  concentra- 
tion des  produits  liquides). 

Voyons  comment  l’expérience  a étaldi  cette  loi,  (ui 
choisissant  les  exemples  successivement  parmi  les  phéno- 


70  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

mènes  de  dissociation,  de  transformation  allotropique  et 
d’équilibre  chimique. 

Dissociation  du  carbonate  de  chaux.  — Prenons,  comme 
l’a  fait  M.  Debray,  du  carbonate  de  chaux,  plaçons-le  dans 
un  tube  en  porcelaine  et  établissons  la  communication,  d’un 
côté,  avec  une  machine  pneumatique,  de  l’autre,  avec  un 
manomètre.  Faisons  le  vide,  puis  chauffons  à une  tempé- 
rature constante  qui  peut  être  prolongée  aussi  longtemps 
qu’on  veut  : dans  le  soufre  bouillant  à 447°,  dans  le 
cadmium  bouillant  à 860°,  dans  le  zinc  bouillant  à 1040°. 

Dans  ces  conditions,  on  constate  que  la  décomposition 
du  carbonate  do  chaux  n’est  pas  illimitée  ; elle  se  produit 
seulement  jus(pi’à  ce  que,  dans  l’espace  clos  employé, 
l’acide  carbonique  ait  atteint  une  certaine  tension  maxi- 
mum. Cette  tension  qui  définit  la  limite  a été  trouvée  par 
M.  Debray  ; 

à 860°,  de  85““  de  mercure, 

à 1040”,  de  520““  de  mercure. 

Inversement,  si  l’on  part  de  l’acide  carbonique  libre  et  de 
la  chaux  vive  en  excès,  on  voit,  en  chauffant  le  mélange  à 
1040°  et  à 860",  la  tension  du  gaz  s’abaisser  respective- 
ment à 520™'"  et  85'"'". 

Cette  loi  de  la  dissociation  des  systèmes  non  homogènes, 
due  à M.  Debray,  établit  une  analogie  frappante  entre  ce 
phénomène  chimique  et  le  phénomène  physique  de  la  vola- 
tilisation d’un  liquide.  Chauffons  un  liquide  dans  un  tube 
scellé  ; il  y a vaporisation  jusqu’à  ce  que  la  vapeur  qui  se 
forme  ait'atteint  une  certaine  tension  maximum;  si  on  ouvre 
le  tube,  la  vapeur  s’échappant,  le  liquide  se  réduit  indéfini- 
ment en  vapeur,  et  finit  par  disparaître.  De  même,  si,  dans 
un  tube  scellé  où  l’on  chauffe  du  carbonate  de  chaux,  on 
ouvre  la  pointe,  l’acide  carbonique  qui  se  forme  se  dégage, 
la  décom])Osition  se  poursuit  et  elle  finit  par  être  complète. 


DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES.  71 

Un  grand  nombre  d’autres  corps  composés  offrent  des 
phénomènes  de  dissociation  complètement  analogues.  Tels 
sont  : 

Les  sels  eftiorescents,  par  exemple  le  phosphate  de 
soude  qui  cristallise  avec  24  molécules  d’eau  (M.  Debray). 

Les  combinaisons  faibles  formées  par  les  chlorures 
métalliques  avec  l’ammoniaque  (M.  Isambert). 

Les  combinaisons  faibles  formées  par  l’hydrogène  avec 
certains  métaux  (MM.  Troost  et  Hautefeuille). 


Transformations  allotropiques.  — Les  transformations 
allotropiques  réversibles  suivent  une  loi  toute  semblable  à 
celle  de  la  dissociation  des  corps  composés  ; car  ces  réac- 
tions, accomplies  avec  dégagement  de  chaleur,  ne  sont  en 
quelque  sorte  que  la  combinaison  d’un  corps  simple  à lui- 
même.  Tels  sont  les  changements  du  phosphore  ordinaire 
en  phosphore  rouge,  du  paracyanogène  en  cyanogène. 

Je  suis  arrivé  à cette  conclusion  par  une  série  d’expé- 
riences sur  le  phosphore,  confirmées  depuis  par  celles 
de  MM.  Troost  et  Hautefeuille.  Introduisons  dans  des 
ballons  des  poids  connus  de  phosphore  rouge  ou  ordinaire  : 
faisons  le  vide,  fermons  à la  lampe,  puis  chauffons  à 
une  température  constante,  par  exemple  à 447°.  Nous 
constatons  que  le  phosphore  rouge  chauffé  en  vase  clos 
donne  du  phosphore  ordinaire  et  qu’inversement  le 
phosphore  ordinaire  donne  du  phosphore  rouge,  mais  la 
limite  de  ces  deux  transformations  est  la  même.  Elles 
s’arrêtent  à 447°  lorsqu’il  y a par  litre  3°', 6 de  phosphore 
ordinaire,  ce  qui  correspond  à une  tension  de  i“^“,75. 

Si  à 447°  on  chauffe  dans  l’espace  clos  que  l’on  consi- 
dère un  poids  de  phosphore  ordinaire  moindre  que  3®", 6 
par  litre,  il  ne  se  produit  plus  de  phosphore  rouge  ; c’est 
ainsi  qu’une  très  petite  quantité  de  liquide  chauffé  dans 
un  tube  scellé  se  vaporise  toute  entière. 

Dans  le  cas  du  phosphore,  l’expérience  montre  que  la 


REVUE  DEÿ  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


72 

limite  ne  se  produit  pas  iiistantanénicni;  il  faut  doue, 
outre  la  limite,  considérer  la  vitesse  de  la  réaction.  On 
tend  très  vite  vers  la  limite,  si  l’on  part  d’un  très  g'rand 
poids  de  matière  !;  très  lentement,  si  l’on  part  do  très 
petites  cpiantités.  La  transformation  est  d’autant  plus 
rapide  (pie  la  température  est  plus  élevée  ; pour  atteindre 
la  limite,  il  faut  quelipies  heures  à 447";  il  faudrait 
plusieurs  jours  vers  3oo°.  Ainsi,  dans  la  production 
industrielle  du  phosphore  roupe,  on  est  forcé  de  chauffer 
pendant  environ  huit  jours  le  phosphore  ordinaire  pour  le 
chancrer  à j)eu  près  complètement  en  phosphori'  roupe  à 
une  température  comprise  entre  25o°  et  280°. 


Réaction  de  l'acide  carbonique  sur  le  gaz  ammoniac.  — 

La  combinaison  incomplète  du  gaz  ammoniac  avec  l’acide 
carboniipie  aux  températures  ordinaires  fournit  rexemple 
curic'ux  d’un  phénomène  dyssymétrique  relativement  aux 
deux  éléments  qui  réagissent.  En  effet,  les  volumes  gazeux 
(pli  se  combinent  ne  sonf  pas  égaux  : 1 volume  d’acide 
carbonique  réagit  sur  2 volumes  d’ammoniac. 

Cette  dyssymétrie  se  traduit  par  une  inégalité  d’action 
des  deux  éléments  dans  la  production  de  l’éipiilibre.  Ici, 
c’est  sous  fiitai  solide  (pie  se  trouve  être  le  produit  de  la 
réaction  (carbonate  anhydre  d’ammoniaque  ou  carbamate 
(rammoniaque),  mais  les  deux  composants  sont  gazeux  ; 
on  peut  donc  les  faire  réagir  en  proportions  non  atomi- 
ques ; or  des  excès  égaux  de  l’un  ou  de  l’autre  gaz  ne  pro- 
duisent pas  le  même  effet. 

Ce  phénomène  est  connu  aujourd’hui  dans  ses  détails 
ntiméri(pies  par  des  expériences  très  nombretLses  dues 
à M.  Horstimum,  à MM.  Entrel  et  Moitessier,  e1  à 
M.  Isambert. 

Lorsque  l’équilibre  est  étaldi,  soit  x la  pression  totale 
du  gaz  ammoniac  et  y la  pression  totale  de  l’acide  carbo- 
nique ; cette  pression  totale  est  la  somme  de  la  tension  du 


DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES. 


73 

gaz  libre  ajouté  on  excès  et  de  celle  qui  appartient  au 
même  gaz  dans  la  tension  de  dissociation  du  carbonate 
aidiydre  d’ammoniaque  à la  température  considérée.  Si  l’on 
appelle  C une  constante,  l’exjiérience  établit  la  rélation  : 

X'  y = C. 

Ainsi  supposons  deitx  tubes  barométriques  placés  sur  le 
mercuiT'  ; leur  intérieur  a été  préalablement  tapissé  de 
carbonate  anhydre d’ammonia({tte qui,  par  sa  dissociation,  a 
produit  uu(‘  (‘ertaine  tension  de  mélange  gazeux.  Ajoutons 
deux  volumes  égaitx  de  gaz  : acide  carbonicpie  pour  l’un 
des  tub('s,  ammoniac  pour  l’autre.  Nous  verrons  peu  à 
peu  l(î  volume  gazeux  diminuer  dans  les  deux  tubes,  ce 
qui  prouve  ([ue  l’excès  de  Tun  des  gaz  provoque  une  nou- 
velle combinaison,  ou,  en  d’autres  termes,  (pie,  grâce  à 
cet  ('xcès,  la  dissociation  diminue.  iSlais  la  diminution  ne 
sera  pas  égale  dans  les  deux  tubes  et  les  pressions  obser- 
vées lorsque',  l’équilibre  sera  atteint  satisferont  à la  formule 
indiepiée. 

La  constante  0 peut  se  déterminer  d’après  le  cas  parti- 
culier où  l’on  n’ajoute  pas  de  gaz  libre,  car  alors  la 
pression  p observeie  est  simplement  la,  tension  de  dissocia- 
tion du  composé  solide  placé  dans  le  vide  à la  tempéra- 
ture considérée.  Comme  1 volume  d’acide  carbonitpte  se 
combine  à 2 volumes  d’ammoniac,  la  portion  de^t  propre 
à l’acidc'  carbonique  est  ~p  et  la  portion  propre  à l’ammo- 
niac est  J p,  de  sorte  qu’on  a : 


Action  du  fer  sur  la  vapeur  d’eau.  — Des  lois  toutes 
semblables  se  retrouvent  pour  les  décompositions  par- 
tielh's  o])érées  par  l’intervention  d’un  corps  simple.  Pre- 
nons pour  exemple  l’expérience  classique  de  la  décom- 


74 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


position  de  la  vapeur  d’eau  par  le  fer  chautfé  au  rouge, 
qui  a servi  à la  fin  du  xviifi  siècle  à établir  la  composition 
de  l’eau  : 


3 Fe  + 4 H O = Fe^  0^  + 4 H. 

Cette  réaction  semble  contradictoire  avec  la  réduction 
des  oxydes  de  fer  par  l’hydrogène.  On  sait  en  effet  que 
dans  les  mêmes  conditions  de  température,  l’oxyde  de  fer, 
chauffé  dans  un  courant  d’hydrogène,  donne  de  la  vapeur 
d’eau  et  du  fer  métallique. 

Mais  opérons,  comme  l’a  fait  M.  Deville,  dans  un  espace 
limité,  chauffé  à température  constante  : soumettons  un 
poids  quelconque  de  fer  à l’action  de  la  vapeur  d’eau  en 
empêchant  toute  condensation  de  vapeur  de  manière  que 
la  tension  de  la  vapeur  d’eau  soit  constante.  Dans  ces 
conditions,  le  fer  s’oxyde  seulement  jusqu’à  une  certaine 
limite,  et  cette  limite  est  définie  par  une  certaine  tension 
de  l’hydrogène  produit. 

Ainsi  lorsque  la  tension  de  la  vapeur  d’eau  reste  con- 
stante et  égale  à 4™“,  6 on  a les  tensions  suivantes  de 
l’hydrogène  ; 


Température 

Tensions 

du  fer. 

de  l’hydrogène  sec. 

200  degrés 

95,9  mill. 

205  » 

64,2 

36o  « 

40,4  " 

440  » 

25,8  » 

860  ” 

12,8  » 

1040 

9,2  r 

1600  " 

5,1  ^ 

Pour  une  même  température,  il  y a à peu  près  propor- 
tionnalité entre  les  tensions  de  l’hydrogène  et  les  tensions 
correspondantes  de  la  vapeur  d’eau. 

La  décomposition  est  d’autant  plus  rapide  que  la  tem- 
pérature est  plus  élevée.  Ainsi,  à 200  degrés,  la  limite  n’est 


DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES.  y5 

atteinte  qu’au  bout  de  plusieurs  jours  : à 36o  degrés,  il 
faut  quelques  heures,  et  à 1600  degrés,  quelques  minutes. 

La  réaction  de  l’acide  chlorhydrique  gazeux  sur  le  fer 
chauffé  au  rouge  conduit  à des  résultats  analogues 
(M.  Isambert). 


Doubles  décompositions  partielles.  — Citons  enfin, 
comme  autre  exemple,  l’action  des  sels  insolubles  sur  les 
sels  solubles,  telle  que  la  décomposition  du  sulfate  de 
baryte  par  le  carbonate  de  soude  ; 

Ba  O,  Sü^  + Na  O,  GO-  = Ba  O,  GO-  + Na  O,  SOh 

Ce  sont  les  expériences  classiques  de  Dulong,  com- 
plétées depuis  par  divers  chimistes. 


N'ombre  d’équivalents  de  carbonate  de  potasse. 

Fig.  I. 

Cette  décomposition,  effectuée  par  voie  humide,  est 
limitée,  et  la  limite  varie,  soit  avec  la  température,  soit 
avec  les  quantités  relatives  des  deux  corps.  Mais,  en  pre- 
nant un  grand  excès  de  carlionatc  alcalin,  elle  devient  sen- 
siblement complète  ; 5 ou  6 équivalents  de  carbonate  alcalin 
pour  1 équivalent  de  sulfate  de  baryte  suffisent  pour 
obtenir  ce  résultat  : c’est  ainsi  qu’on  arrive  en  analyse 
chimique  à désagréger  les  substances  minérales  les  plus 
compactes.  Cette  influence,  exercée  sur  la  décomposition 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


76 

par  un  excès  de  run  dos  corps,  fournit  rexomple  classique 
de  ce  ({u’on  est  convenu  d'appeler  Yaction  de  masse. 

Le  tracé  graphique  ci-dessus  (fig'.  i)  montre  comment 
varie  la  décomposition  à mesure  qu’on  augmente  la  pro- 
portion de  carbonate  alcalin,  à la  température  de  100”. 

111 

EXPÉRIENCES  SUR  LES  SYSTÈMES  HOMOGÈNES. 

Dans  les  s_ystènies  homogènes,  où  tous  les  corps  en 
présence  sont  liijuides  ou  bien  tous  gazeux,  les  équilibres 
chimiques  sont  soumis  aux  lois  suivantes  ; 

1°  La  limite  de  ht  réaction, pour  une  température  donnée, 
est  définie  par  une  certaine  tension  des  produits  (jazeux  si 
Je  système  est  yazeux,ou  par  une  codai  ne  proportion  des 
éléments  licpiides  si  le  système  est  liquide. 

2°  Mais  ce  qui  domine,  c’est  l’action  de  masse  : L’excès 
de  l’un  des  corq>s  actifs  fait  varier  considérablement  et 
d'une  manière  continue  la  grandeur  de  la  limite. 


Dissociation  de  l’acide  iodhydrique.  — Pour  étudier 
la  dissociation  dans  les  systèmes  homogènes,  j’ai  pris  pour 
type  l’acide  iodhydrique  gazeux  (pii,  au-dessus  de  200°,  se 
dédouble  en  hydrogène  gazeux  et  en  vapeur  d’iode  sans 
changer  de  volume  : 

H1  = H ^ 1 

4 vol.  2 vol.  2 vol. 

Introduisons  dans  un  liallon  en  verre  de  l’acide  iodhydri- 
que gazeux  ; fermons  à la  lampe  et  chautfons  à 447°  : le 
gaz  se  décompose,  et,  en  refroidissant  brusquement,  on 
trouve  de  l’hydrogène.  Inversement,  si  dans  un  ballon 
identique  on  chaude  le  même  temps  et  à la  même  tempé- 
rature un  mélange  à é(juivalents  égaux  d’hydrogène  et  de 


mSSOCIATIOX  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES. 


77 


vapeur  d’iode,  il  y a coiidjinaison.  L'expérience  luoidre 
tout  d'al)ord  que  ces  deux  réactions  inverses  tendent  vers 
une  seule  et  inéiiie  limite,  mais  avec  uik'  prande  lenteur. 

1°  (Lmnd  la  température  augment(',  la  limite  varie,  car 
la  décomposition  aupmente  : ainsi  dans  1(‘S  mêmes  condi- 
tions do  pression  les  19  " „ de  l’acide  iodhvdriipie  sont  dis- 
sociés à 35o'’,  les  0,25  à 447".  La  température  exerce  une 
influence  encore  plus  considérable  sur  la  vitesse  de  la, 
réaction  : pour  atteindre  la  limite,  il  faut  compter  par 
mois  à 260",  par  jours  à 35o",  par  heures  seulement  à 
447”- 

2°  A une  même  température  la  décom])osition  augmente^ 
quand  la  pression  diminue  : il  en  résulte  (pi’un  vide 
partiel  peut  suflire  à augmenter  la  dissociation  ; mais  les 
différences  ne  sont  pas  extrêmement  niar(pié('s  (1),  conum' 
on  le  voit  par  les  résultats  numériipies  suivants  : 

Pression  en  atmosphères  Proportion  de  II  I décomposé 


à 447* 

à 4470 

ntm. 

4,5 

0,24 

2,3 

0,25 

0,9 

0,26 

0,2 

. 0,29 

3“  INlais  ce  qui  est  surtout  frappant  d;ms  ces expt'rit'nces, 
c’est  l’action  de  masse,  c’est-.à-dire  les  moditications  ju’o- 
fondes  que  l’excès  de  l’un  des  corps  réagissants  exerce  sur 
les  conditions  de  l’équilibre.  Clmutfons  à 447"  d’un  côté 
de  l'acide  iodhvdriqtu'  pur,  dt'  l’tuitre  de  l’acide  iodliytlrique 
mêlé  d’hydrogène  : l’excès  de  ce  gaz  ('inpéchera  la  décom- 
position d’être  aussi  complète.  Ainsi  à 447”  on  a les 


(1)  Dans  les  applications  de  la  théorie  mécanicjue  de  la  chaleur  indiquées 
plus  loin,  on  interprète  ces  variations  de  la  dissociation  avec  la  pression  en 
admettant  que  les  gaz  ne  sont  pas  à l’état  de  gaz  parfait  ; car  la  combinaison, 
se  faisant  sans  condensation  entre  l’hydrogène  et  la  vapeur  d’iode,  ne 
correspond  pas  à une  production  de  travail  lorsque  la  température  reste 
constante. 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


78 

résultats  numériques  inscrits  ci-dessous  et  représentés 
grapliicpiement  par  la  fig.  2. 

H I 0.2  5 de  H I décomposés 

H I + H 0.16 

II  I + 2 H o.i3 

H I + 3 H 0.12 

Les  expériences  de  M.  Friedel  sur  la  combinaison 
faible  formée  par  l’oxyde  de  méthyle  avec  l’acide  clilorhy- 
dri(|ue  conduisent  à des  conclusions  analogues. 


Nombre  d’équivalents  d’hydrogène  pour  I équivalent  d’iode. 
Fig.  2. 


4°  En  présence  d’un  corps  poreux  comme  la  mousse  de 
platine,  agissant  à la  même  température  que  dans  les 
expériences  précédentes,  l’acide  iodhydrique  se  décompose 
jusqu’à  une  limite  sensiblement  la  même  que  sous  l’in- 
fluence de  la  chaleur  seule;  inversement,  la  combinaison  de 
l’hydrogène  et  de  la  vapeur  d’iode  se  fait  jusqu’à  la  même 
limite  (i).  Seulement,  avec  le  corps  poreux,  on  arrive 
presque  immédiatement  à l’équilibre,  tandis  qu’avec  la 
chaleur  seule  on  ne  l’obtient  que  plus  ou  moins  lentement  : 
ainsi  à 35o°  à la  pression  de  2 atmosphères,  il  faut  envi- 

(1)  Les  données  numériques  sur  l’influence  de  la  mousse  de  platine  dans  la 
décomposition  de  l’acide  iodhydrique  sont  dues  à M.  Haulefeuille  : elles  se 
trouvent  coïncider  avec  les  résultats  de  mes  expériences  sur  la  décompo- 
sition opérée  par  la  chaleur  seule. 


DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES. 


79 


ron  3oo  heures.  Or  cette  ditférence  est  précisément  de 
même  ordre  que  celle  (pie  l’on  observe  en  variant  la 
pression  des  systèmes  gazeux  ; nous  venons  de  voir  en 
effet  que  dans  les  gaz  condensés  l’équilibre  se  produit 
beaucoup  plus  vite  que  dans  les  gaz  raréfiés.  On  peut  en 
conclure  que  les  corps  poreux  ne  produisent  leurs  réactions 
si  singulières  (|u’à  cause  de  la  condensation  toute  ])hysique 
qu’ils  produisent  sur  les  gaz.  En  d’autres  tmanes  ces 
expériences  donnent  V explication  physique  du  rôle  chimique 
des  corps  poreux . 


Transformation  allotropique  de  la  vapeur  d'iode.  — 

Comme  transformation  allotropique  limitée  de  corps  gazeux, 
l’exemple  le  plus  net  est  fourni  par  la  vapeur  d’iode. 

La  densité  de  vapeur  de  l’iode,  déterminée  par  expé- 
rience jusque  vers  la  température  de  600° ou  700°,  co'incide 
avec  le  nombre  théorique  8,8  nécessaire  pour  que  les 
poids  moléculaires  de  la  vapeur  d’iode,  de  l’hydrogène 
et  du  chlore  occupent  le  môme  volume,  conformément 
aux  analogies  chimiques  les  plus  certaines.  On  avait 
toujours  cru  que  cette  densité  était  constante  à toutes  les 
températures.  Or  AI.  Aleyer  a constaté  récemment  quelle 
diminue  à des  températures  très  élevées  et  que, vers  i5oo'’, 
elle  est  à peu  près  la  moitié  de  la  densité  normale  : il  y a 
donc  une  détente  de  la  vapeur  d’iode,  et  les  choses  se 
passent  comme  si  à ces  hautes  températures  la  molécule 
d’iode  SC  dissociait  en  deux  atonies,  absolument  comme  un 
corps  composé  se  dissocie  en  ses  éléments  ; 

P = 1 + 1 

Ce  fait  si  curieux  étant  bien  établi,  MAL  Crafts  et  Aleier 
ont  étudié  l’influence  de  la  pression,  et  ils  ont  constaté 
qu’à  de  très  faibles  pressions  cette  espèce  de  dissociation 
du  corps  simple  devient  beaucoup  plus  marquée.  Repré- 
sentons les  variations  de  densités  observées  par  une  courbe 


8o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


OÙ  les  abscisses  sont  proportionnelles  aux  températures 
et  les  ordonnées  aux  densités  de  vapeur  (tig.  3).  On  voit 
fpie  à d’atmosphère  la  densité  de  vapeur  est,  pour  une 
même  température,  beaucoup  plus  faible  qu’à  une  atmo- 
sphère. 11  faut  donc  en  conclure  qu’un  vide  partiel  peut 
augmenter  la  dissociation. 


Fig.  3. 

Équilibre  entre  deux  réactions  chimiques  dans  l’éthérifi- 
cation. — Ihnir  les  équililires  entre  deux  réactions  chimi- 
ques, on  retrouve  des  résultats  analogues.  Insistons  surtout 
sur  l’étliérification  des  différents  acides  par  les  alcools, 
étudiée  dès  1862  par  M.Berthelot  d’une  manière  si  précise 
et  si  complète. 

Lorsqu'un  alcool  réagit  sur  un  acide,  il  se  forme  un 
éther  qui  représente  la  comliinaison  des  deux  coiq)S  avec 
élimination  d’eau  : 


C'*H®0-  q-  HCl  = H-0-  + éther  chlorhydrique 
G‘H‘0^  = H'-O-  P éther  acétique. 

Inversement,  un  éther  est  décomposé  lentement  par  l’eau 
en  redonnant  l’alcool  et  l’acide.  Chacune  de  ces  deux  réac- 
tions inverses  est  limitée.  Les  expériences  ont  porté  sur- 


DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES.  8l 

tout  sur  les  corps  à l’état  licpiide,  foriiiant  un  sj^stème 
homogène  où  l’alcool,  l’acide,  l'éther  et  l’eau  se  trouvent 
dissous  les  uns  dans  les  autres. 

Ici  la  limite  reste  sensiblement  la  même, 66  -^quelle  que 
soit  la  température.  Il  se  trouve  en  outre  quelle  est  indé- 
pendante de  la  nature  de  l’alcool  et  de  l’acide  employé  (i). 

Mais  la  vitesse  de  la  réaction  varie  extrêmement  avec  la 
température.  A froid,  il  faut  des  années  pour  arriver  à la 
limite  : c’est  ainsi  que  les  vins  acquièrent  en  vieillissant  un 
« bouquet  ?»  particulier,  par  suite  de  la  formation  de  cer- 
tains éthers.  Vers  la  température  de  l’ébullition,  l’éthérifi- 
cation est  encore  très  lente  : quand  on  distille  un  mélange 
d’alcool  et  d’acides  organiques,  on  n’obtient  que  quehpies 
traces  d’éther.  A i5o°  ou  200°,  en  tubes  scellés,  quelques 
heures  suffisent  pour  atteindre  la  limite. 

La  lenteur  de  l’éthérification  ne  tient  pas  d’ailleurs  à la 
durée  de  la  diffusion  nécessaire  pour  établir  l’homogénéité 
du  liquide  ; en  effet,  à 81°  après  21  heures  de  contact 
entre  l’alcool  et  l’acide  acétique,  on  trouve  des  nombres 
sensiblement  identiques  avec  un  tube  scellé  et  immobile  ou 
avec  un  ballon  renfermant  le  liquide  en  ébullition. 

Le  tracé  graphique  ci-dessous  (fig.  4)  représente  com- 
ment varie  la  marche  progressive  de  la  réaction  avec  la 
température. 

Dans  ces  phénomènes,  011  retrouve  encore  Vaction  de 
masse.  Si,  au  lieu  de  prendre  l’alcool  et  l’acide  en  quan- 
tités équivalentes,  on  fait  réagir  un  excès  d’acide  sur  l’al- 
cool, la  limite  change  progressivement  et  il  y a une  plus 
grande  proportion  d’alcool  éthérifié.  L’alcool  se  rappro- 
che alors  indéfiniment  de  l’état  de  combinaison  totale, 
parce  que  l’excès  d’acide  tend  à atténuer  l’influence  anta- 


(1)  D’après  M.  Mentschutkine,  la  limite  de  l’éthérification  ne  devient  diffé- 
rente que  pour  les  isomères  des  alcools  ordinaires  (alcools  secondaires  et 
tertiaires),  et  elle  fournit  ainsi  l’un  des  moyens  les  plus  nets  de  reconnaître 
cette  isomérie. 


XXI 


6 


82 


REVUE  DES  yUESTRlNS  SCIENTIFIQUES. 


gonislc  (le  l’eau.  En  même  temps,  la  vitesse  de  réth(3rifi- 
cation  augmente  avec  l’excès  de  l'un  des  corps  réagissants. 


Temps  exprimé  en  jours  à la  température  de  6“  et  en  heures  à tOO». 
Fig.  i. 


Équilibre  entre  deux  réactions  chimiques  dans  les  disso- 
lutions de  bicarbonate  de  chaux. — Le  carbonate  de  chaux 
SC  dissout  (hins  l’eau  à la  faveur  de  l’acide  carbonitpie;mais 
les  proportions  de  carbonate  de  chaux  et  d’acide  carbonique 
dissous  ensemble  varient  selon  les  circonstances  et  ne  peu- 
vent être  représentées  parune  formule  chimique;  c’est  que,' 
dès  la  température  ordinaire,  le  bicarbonate  de  chaux  subit 
une  véritîible  dissociation.  Nous  classons  ce  phénomène 
dans  l’étude  des  systèmes  homogènes  parce  que,  quoique 
le  cjirboimie  neutre  de  chaux  soit  très  peu  soluble  dans 
l’eau,  les  corps  qui  réagissent  sont  en  réalité  les  dissolu- 
lions  de  carbonate  neutre,  de  bicarbonate  et  d’acide  carbo- 
nique. 

M.  Schloesing  a étudié  avec  une  extrême  précision  com- 
ment, pour  une  température  donnée,  la  proportion  de 
Incarbonate  restant  en  dissoltttion  varie  avec  la  tension  de 
l’acide  carbonique  contenu  dans  l’atmosphère  gazeuse 
ambiante.  Entre  un  demi-millième  d’atmosphère  et  une 
tainosphère,  les  valeurs  de  la  tension  de  Vaeide  carbonique 


DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES.  83 

et  tes  quantités  de  hicarhonate  correspondaitf  forment  deux 
progressions  géométriques  déraisons  différentes. 

Kn  M]>polcmt  X la  tension  de  l’acide  earl)oni(juo  en 
atmosphères,  // le  poids  de  hicarhonate  fesriiné  à l'état  de. 
carbonate  neutre  é(|uivalent)  en  milli^Tammes  contenus 
dans  un  litre,  on  a pour  la  température  d(‘  i6  degrés; 

X = 0,92 1 y. 

L(‘  rarhouale  de  baryte,  d’après  M.  Schbesing,  ('t  le 
carbonate  de  magnésie,  d'après  M.  Engel,  suivent  une  loi 
semblable  loi*s(pi'ils  se  dissolvent  dans  l'eau  à la  tinauir  de 
l’acide  carboniipie. 


IV 

INTERUUÉTATIOX  DES  PHÉNOMÈNES  DE  DISSOCIATION 
ET  d'équilibre  CHIMIQUE. 

Les  i'aits  d’i'xpérience  constatés  dans  h“s  réactions 
partitdles  s'expliipient  d’une  manière  naturelh'  et  logi(|uo 
(Ml  considérant  ces  phénomènes  comme  le  résuluit 
d'un  (‘(juilibre  chimiipie. 


Limite.  — Jai  limite  qui  caractérise  toutes  les  réactions 
partielles  résulte  simplement  de  Vantagonisme  entre  deux 
actions  inverses  simultanées  qui  s'écpuilibrent  Vune  Vautre 
parce  que  V une  tend  à décomposer  et  l’autre  à reformer  la 
co)nhinaison. 

Pour  fixer  les  idées,  attachons-nous  spécialement  aux 
phénomènes  de  dissociation. 

On  chauffe  un  corps  composé  dans  un  espace  clos  (‘t 
limité,  tel  (pi'un  tube  scellé,  porté  tout  entier  à la  même 
température.  Alors,  rien  ne  s’échappe,  même  ([uand  il 
s’agit  d'un  système  non  homogène  tel  que  le  carbonate  de 
chaux.  Grâce  à ces  conditions  particulières  et  eu  (piehpie 


84  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

sorte  forcées,  le  corps  composé  et  les  produits  de  sa  disso- 
ciation restent  toujours  maintenus  en  présence  les  uns  des 
autres  : les  choses  se  passent  comme  pour  l’eau  qu’on  fait 
bouillir  dans  la  chaudière  d’une  machine  à vapeur  pour 
avoir  de  la  vapeur  à forte  pression  au  lieu  de  la  faire 
bouillir  à l’air  libre. 

Or,  dans  ces  conditions,  il  se  produit  deux  actions 
simultanées  inverses,  l’une  qui  tend  à décomposer  le  corps 
composé,  l'autre  à le  reformer.  Prenons  pour  exemple 
l’acide  iodhydrique  que  l’on  chauffe  à une  température 
constante.  La  chaleur  tend  à décomposer  ce  gaz  comme 
elle  le  fait  pour  tous  les  corps:  la  quantité  de  chaleur 
versée  par  la  source  de  chaleur  est  absorbée  en  partie  par 
le  corps  composé  et  usée  à effectuer  un  travail  chimique 
de  décomposition  (i).  Mais,  d’après  le  mode  d’expérience 
adopté,  c'est-à-dire  en  opérant  en  vase  clos,  les  atomes 
ainsi  devenus  libres  ne  s’en  vont  pas  très  loin:  ils  restent 
en  présence  les  uns  des  autres  et  finissent  par  se  retrouver 
dans  le  voisinage  les  uns  des  autres  ; comme  l’affinité  chi- 
mique subsiste  encore  à la  température  de  l’expérience, 
ils  tendent  à se  recombiner.  Il  y a donc  deux  actions 
simultanées  : la  chaleur  qui  décompose,  l’affinité  chimi- 
que qui  tend  à recombiner.  Il  résulte  de  là  qu’au  bout 
d’un  temps  plus  ou  moins  long,  il  s’établira  un  équilibre 


(1)  La  dissociation,  de  même  que  la  décomposition  totale,  est  caractérisée 
par  l’absorption  d'une  certaine  quantité  de  chaleur  par  le  corps  composé  : 
elle  correspond  à un  certain  travail  moléculaire  consommé,  aux  dépens  du 
milieu  ambiant,  pour  détruire  la  combinaison. 

11  résulte  de  là  qu'on  ne  peut  pas  appliquer  sans  quelque  réserve  aux  phé- 
nomènes de  dissociation  le  principe  du  travail  maximum  enseigné  en  tlier- 
mochimie.  Ce  principe  est  énoncé  par  M.  Berthelet  sous  la  forme  suivante  : 
“ Tout  changement  chimique  accompli  sans  l’intervention  d’une  énergie 
étrangère  tend  vers  la  production  du  corps  ou  du  système  de  corps  qui 
dégage  le  plus  de  chaleur. , Il  faut  donc.pour  les  phénomènes  de  dissocia- 
tion, considérer  comme  une  “ énergie  étrangère  , la  chaleur  versée  par  la 
source,  ou  l'acte  de  réchauffement.  On  ne  pourrait  en  faire  absti-action  que 
pour  des  réactions  s’opérant  au  zéro  absolu  ou  à une  température  très  infé- 
rieure à celle  où  la  décomposition  commence. 


DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES. 


85 


quand,  dans  un  temps  donné,  il  y aura  autant  de  composé 
détruit  qu’il  y en  a de  reformé  (i).  En  résumé,  on  arrivera 
à un  état  où  la  décomposition  ne  sera  pas  complète,  et  où 
la  combinaison  ne  sera  pas  non  plus  complète  ; on  tendra 
donc  vers  une  limite  qui  pourra  s’établir  ou  très  vite,  ou 
très  lentement,  mais  qui  sera  la  môme  quel  que  soit  le 
point  de  départ,  c’est-à-dire  le  corps  composé  ou  le  mé- 
lange des  deux  éléments. 

Cette  explication,  donnée  pour  le  cas  particulier  de  la 
dissociation,  est  tout  à fait  générale  ; elle  s’étend  aux 
équilibres  entre  deux  réactions  cliimiques  telles  <pie  l’éthé- 
rification. 


Systèmes  homogènes.  — Dans  le  cas  des  systèmes  Innno- 
gènes,  on  a constaté  par  expérience  qu’une  inlluencc'  domi- 
nante est  l’action  de  masse  : si  à de  l’acide  iodhydrique  on 
ajoute  do  l’hydrogène,  il  y aura  moins  d’acide  iodlivdri(iuc 
décomposé. 

Ce  résultat  se  conçoit  aisément  : dans  une  atmos[)lière 
gazeuse  en  é(iuilibre,  contenant  un  corps  composé  III  et 
ses  deux  éléments  I et  H,  on  ajoute  un  excès  de  II,  lo  pre- 
mier élément  se  trouve  en  quelque  sorte  saisi  de  tous  côtés 
par  le  second,  il  peut  plus  facilement  satisfaire  son  affi- 
nité ; il  s’en  combine  donc  une  plus  forte  quantité  dans  un 
temps  donné.  La  décomposition  de  l’acide  iodhydri([ue  par 
la  chaleur  se  fiiisant  toujours  de  la  môme  manière,  on  voit 
que  la  limite  changera  avec  l’excès  du  second  élément  et 
que  la  combinaison  du  premier  deviendra  de  plus  en  plus 
complète. 


(1)  Quelques  personnes  hésiteront  peut-être  à admettre,  comme  résul- 
tant nécessairement  des  faits,  l’existence  réelle  de  cet  équilibre  mobile, 
de  ce  perpétuel  échange  des  atomes  passant  de  l’état  libre  à l'état  combiné. 
Mais  on  doit  au  moins  reconnaître  que  si  l’équilibre,  une  fois  établi,  vient  à 
être  un  tant  soit  peu  dérangé,  il  se  rétablira  nécessairement  d’après  les  in- 
dications qui  précèdent.  En  d’autres  termes,  tous  nos  raisonnements,  tous 
nos  calculs  peuvent  être  repris  sous  la  forme  que  l’on  adopte  en  mécani- 
que pour  l’étude  des  vitesses  virtuelles. 


86 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Systèmes  non  homogènes. — Dans  le  cas  des  systèmes  non 
liomog’ènes,  rexpériencc  montre  que  la  décomposition  se 
poursuit  jusqu'à  ce  que  les  produits  pazeux  aient  atteint  une 
certaine  limite  : le  carbonate  de  chaux,  j>ar  exeiu])le,  se 
décompose  jusqu'à  ce  qu’il  y ait  une  certaine  tension 
d’acide  carbonique  produit,  et  pas  au  delà. 

Ce  résultat  vient  de  ce  qu’alors  la  répartition  des  élé- 
UK'nis  (‘St  déterminée  uniquement  par  les  actions  (pii 
s’exercent  à la  surface  de  séparation.  Il  peut  bien  y avoir 
dans  l’intérii'ur  des  morceaux  compacts  de  carbonate  de 
chaux  une  S(‘rie  de  décompositions,  suivies  de  combi- 
naisons nouvelles  ; mais,  ce  qu’on  mesure,  c’est  le  phéno- 
mène résultant  de  l’action  de  surface. 

Pour  préciser,  supposons  qu’en  chauffant  du  carbonate 
d(‘  chaux  en  vase  clos,  on  ait  atteint  l’équilibre.  A ce 
UKunenl,  faisons  communiquer  le  ballon  avec  une  ftrande 
enceinte  contenant  de  l’acide  carbonique  à la  môme  pres- 
sion ; il  sendde  évident  (pie  l’équilibre  ne  sera  en  rien 
troubl('“.  Cet  équilibre  d('q)end  donc  uniquement  de  la  ten- 
sion du  paz  (‘t  nullement  du  volume  absolu. 


Circonstances  à l'appui  des  interprétations  précédentes. 

— Ii(‘s  interprétations  précédentes  sont  corroborées 
par  l’examen  de  toutes  les  circonstances  qui  peuvent  venir 
troubler  la  limite  et  empêcher  l’établissement  d’un  équi- 
libre chimique. 

Si  l’on  prend  un  corps  composé  dont  les  éléments  ne  se 
(•(jiiild lient  pas  à la  température  de  l’expérience,  la  décom- 
])osition  sera  indétinie,  car  une  seule  des  actions  inverses 
se  fera  sentir.  C’est  ce  qui  a lieu  pour  la  décomposition 
du  carbonate  de  plomb  en  oxyde  de  plomb  et  acide  carbo- 
nique ; elle  est  illimitée. 

La  décomposition  peut  être  rendue  illimitée  pour  les 
corps  composés  solides  les  plus  aptes  aux  expériences  de 
dissociation.  C’est  ce  qu’apprend  une  expérience  presque 


DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES. 


87 

vulp;air(‘  : il  ny  R iluVi  chauffer  du  carhonate  de  chaux 
dans  un  creuset  ouvert  pour  le  chaug'er  eiitièreiiieut  eu 
chaux  causti(jue  ; le  produit  gazeux  de  la  décomposition, 
c'est-à-din',  Tacidc  carbonique,  s’en  va  dans  ratmosphèrc  et, 
ne  restant  pas  eu  présence  de  la  cliaux,  il  ne  peut  plus  s’y 
recomhiner.  Si  l’on  veut  ([ue  la  décomposition  marche  plus 
vite,  on  n’a  qu’à  faire  arriver  dans  le  ci'euset  un  courant 
d’un  gaz  autre  ([U(‘  l’acide  carboni([ue,  par  exemple  de  l’air 
et  de  ht  vapeur  d’eau,  car  alors  l’acide  caiOtonique  ne  peut 
plus  rester  un  seul  instant  eu  contact  avec  la  clmux. 

liji  présence  d’un  réactif  absorbant  peut  rendre  la 
décomposition  indétinie  tm  supprimaui  l’iino  des  deux 
actions  inverses,  (diauffbus  du  phosphort'  rouge  dans  un 
ballon  vide  et  stxdlé  à la  lampe  : la  transformation  sera 
limitée.  Mais  mettons  t*u  prést'uce  un  petit  tube  contenant 
du  cuivre  ; ce  métal  formera  du  phosphure  de  cuivre  en 
alisorbant  les  vapeurs  de  phosphore'  ordinaire  au  fur  et  à 
mesure  de  leur  [iroduction,  et  alors  la  transformation  du 
phosphore  rouge,  tout  en  étant  encore  lente,  deviendra 
illimitée. 

On  voit  qu’en  déffnitive  les  phénomènes  do  dissociation 
('t  tous  ceux  (pii  s’y  rattachent  sont  des  phénomènes  de 
statique  chimique,  absolument  comparables  à ceux  (|ui  se 
trouvent  résumés  dans  les  lois  de  Berthollet.  En  versant 
de  l’acide  sulfurique  dans  l’azotate  de  baryte,  il  y a au 
premier  moment  partage,  emtre  les  deux  acides  ; mais  le 
sulfat('  de  baryte  formé,  étant  insoluble,  se  trouve  ('diminé 
du  champ  de  la  réaction  ; ré(piilibre  est  incessamment 
rompu  et  la  décomposition  finit  par  devenir  complète.  Au 
contraire,  en  faisant  réagir  de  l’acide  chlorhydrique  sur  de 
l’azotate  de  soude,  il  se  produit,  un  équilibre  stable,  parce 
que  tous  les  corps  dont  l’existence  est  possilile  sont  solu- 
bles et  qu’ils  restent  ainsi  en  présence  les  uns  des  autres. 

Enfin,  les  é(piilil)res  chindques  peuvent  se  produire  dans 
d’autres  circonstances  que  pour  les  phénomènes  de  disso- 
ciation. Tels  sont  les  équilibres  électriques.  L’oxygène 


88 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


électrisé  pendant  longtemps  en  vase  clos  donne  de  l’ozone, 
mais  la  réac  lion  est  limitée.  C’est  que  l’électricité  tend  à 
changer  l’oxygène  en  ozone  en  déterminant  à son  profit 
une  absorption  de  chaleur,  mais  qu’en  même  temps  la 
chaleur  développée  par  l’étincelle  ou  même  par  l’effluve 
tend  à détruire  l’ozone  formé.  En  effet,  lorsqu’on  absorbe 
l’ozone  au  fur  et  à mesure  qu’il  se  forme,  par  exemple 
avec  l’iodure  de  potassium  ou  avec  l’argent  humide,  la 
transformation  do  l’oxygène  peut  être  rendue  complète 
{MM.  Fremy  et  Edm.  Becquerel). 


V 

THÉORIE  FONDÉE  SUR  l’ÉTUDE  DE  LA  VITESSE  DES 
RÉACTIONS. 

On  a appliqué  des  considérations  mathématiques  à 
l’étude  théorique  de  toutes  les  questions  dont  nous  venons 
de  résumer  l’étude  expérimentale.  On  arrive  aujourd’hui, 
étant  donné,  pour  un  certain  corps,  un  seul  des  nombres 
d’une  expérience,  à calculer  tous  les  autres.  Si  la  compa- 
raison n’était  pas  trop  ambitieuse,  on  pourrait  dire  que  ce 
résultat  rappelle  ceux  de  l’astronomie,  où,  ayant  une 
seule  position  d’un  astre  sur  son  orbite,  on  calcule  toutes 
les  autres  positions. 

Deux  théories  principales  ont  été  formulées,  l’une 
fondée  sur  l’étude  de  la  vitesse  des  réactions,  l’autre 
s’appuyant  sur  la  théorie  mécanique  de  la  chaleur. 

La  théorie  fondée  sur  l’étude  des  vitesses  des  réactions, 
telle  que  je  l’ai  présentée  en  1871,  n’est  autre  chose  que 
la  traduction  en  langage  matliématique  de  l’interprétation 
que  nous  venons  de  développer  pour  les  phénomènes 
d’équilibre  chimique,  et  où  nous  avons  suivi  pas  à pas  les 
données  de  l’expérience.  Nous  avons  vu  que  la  limite  y est 
produite  par  l’antagonisme  de  deux  actions  inverses  simul- 


DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES.  89 

tanées.  Évaluons  séparément  la  vitesse  de  chacune  de 
ces  actions. 


Décomposition  indéfinie.  — Considérons  d’abord  un 
corps  qui  se  décompose  à une  température  fixe  par  l’effet 
d’une  cause  telle  que  la  chaleur  qui  agit  simultanément 
sur  toute  la  masse. 

Chaque  particule  se  transforme  en  quelque  sorte  pour 
son  compte  indépendamment  de  ce  qui  se  passe  autour 
d’elle.  On  doit  donc  admettre  que  la  quantité  décomposée 
pendant  un  temps  infiniment  petit  est  proportionnelle 
au  poids  de  la  substance  employée,  poids  qui  à l’origine 
était  P et  qui  à l’instant  considéré  est  P — Y.  On  a donc 

Y = « (P  — Y)  dt. 

Combinaison  illimitée  dans  un  système  non  homogène.  — 

Considérons  maintenant  un  corps  qui,  mis  en  présence 
d’un  autre,  se  combine  plus  ou  moins  rapidement,  et  sup- 
posons que  leur  ensemble  forme  un  système  non  homo- 
gène. Ce*  sera,  par  exemple,  un  solide  réagissant  sur  un 
liquide  ou  sur  un  gaz  : tel  serait  le  cas  d’un  métal  attaqué 
par  du  chlore  gazeux  ou  on  dissolution,  ou  bien  par  un 
acide  étendu.  Soit  N'  le  nombre  des  molécules  du  réactif 
contenues  dans  un  litre,  nombre  qui  est  proportionnel  à sa 
concentration  s’il  est  liquide,  à sa  tension  s’il  est  gazeux. 
La  quantité  de  composé  dy  formé  dans  le  temps  dt  dépend 
d’abord  de  N'  et  elle  en  est  une  certaine  fonction  /^(N'). 
Elle  est  d’ailleurs  proportionnelle  à la  surface  libre  S du 
corps  solide,  puisque  la  réaction  est  uniquement  superfi- 
cielle ; on  a donc  en  appelant  h'  une  constante  : 

dy=h'Sf{^')  dt, 

relation  qui  se  réduit  souvent  à celle  de  simple  propor- 
tionnalité : 


dij=^b'  S.  N'  dt. 


90 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Combinaison  illimitée  dans*  un  système  homogène.  — 

Considérons  maintenant  deux  corps  fpii  se  combinent 
plus  ou  moins  rapidement,  le  système  étant  homogène  ; ce 
seront  par  exemple  deux  gaz.  Soient  X et  X''  les  nombres 
des  molécules  des  deux  gaz  à l’état  de  liberté  contenues 
dans  un  litre. 

1°  Supposons  d’abord  que  la  combinaison  ait  lieu  à volu- 
mes égaux,  1 atome  du  premier  gaz  pour  un  atome  du 
second.  La  quantité  du  composé  produit  dans  le  temps  dt 
dépendra  à la  fois  du  rapprocliement  des  molécules  réagis- 
santes, c’est-à-dire  de  la  pression  et  de  l’excès  de  l’un 
des  gaz  par  rapport  à l’autre  ; car,  si  pour  i équivalent 
du  premier  corps,  on  prend  successivement  1,2,  3,  4,  5, 

10  é(juivalents  du  second,  la  combinaison  deviendra 

de  plus  en  plus  rapide.  Si  l'on  considère  un  nombre  donné 
d’atomes  du  premier  gaz, il  en  entrera  en  combinaison  dans 
un  temps  donné  une  portion  d’autant  plus  grande  qu'il  trou- 
vera à sa  disposition,  dans  son  rayon  d’activité  chimique, 
un  plus  grand  nombre  d’atomes  du  second  gaz:  cette  com- 
binaison du  premier  gaz  dépend  donc  de  X'.  Réciproque- 
ment, si  l’on  considère  un  même  nombre  d'atomes  du 
second  gaz,  la  portion  combinée  dans  le  même  temps 
dépend  de  X^.  11  résulte  de  là  que  le  poids  dij  de  com- 
binaison formée  dans  le  temps  dt  sera  représenté  par  une 
expression  telle  que 

dy  = h^  N' dt, 

ou  plus  généralement 

dy=^h.  m)f{^')dt. 

2°  Supposons  maintenant  que  la  combinaison  ait  lieu  à 
raison  de  i volume  du  premier  gaz  pour  2 volumes  du 
second,  soit  i atome  pour  2 atomes.  Alors  il  n’y  a plus 
symétrie  entre  les  deux  actions.  Mais  on  peut  admettre 
qu’il  SC  forme  d'abord  une  combinaison  éphémère  et  insta- 
ble renfermant  1 volume  du  premier  gaz  pour  i volume 


DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES. 


91 


soulcmont  du  second  : dans  le  temps  dt,  il  se  produd 
d’abord  JNN';  puis  la  coml)inaison  détinitiv(‘  s('  forme  pai- 
l’iinion  de  N'  nouveaux  atomes  du  second  paz,  dc'  sorte 
«pi’ello  correspond  à iXN'".  On  a donc  : 

di/  = />NN'-  dt, 

expression  (pi’on  peut  généraliseï’  comme  la  précédente. 

La  formule  d('  simple  proporlionnaliié  s’aj)pli(pie  néces- 
sairement pour  les  gaz  à pression  exirémement  réduiti'  ; 
pour  préciser,  su})posons  (pie  les  atomes  soient  assez  éloi- 
gnés l’iin  de  l’autre  pour  (pie  la  sjdu'u’e  d'action  d('  chacun 
d’eux,  c’est-à-dire  la  distance  à bapielle  agir  l'attinité  chi- 
miipie,soit  plus  petite  (pie  la  dislanct'  mo_V(‘nne  tlesadnnes. 
Alors,  on  peut  calculer  la  probabilité  pour  (pie,  dans  b' 
mouvemeni  propre  aux  gaz,  un  atome  du  [U'emier  corps 
vienne  en  rencontr(‘r  un  du  s('(‘(ni(l  : or  b'  nombrt'  d(' 
rencontres  dans  un  volume  donné  ('st  proporiionnel  à la 
concentration  do  chacun  des  (bmx  corps.  J’arrive  ainsi, 
par  un  calcul  ([u’il  S(U‘ait  trop  long  de  d('*velopper  ici,  à 
retrouver  la  formule  simple  (b*jà  obtenue  tout  à riieure(i). 

Ces  principes  étant  jrosés,  nous  pouvons  revfmir  aux 
phénomènes  (ré(juilibre  cliimicjue  (à  notamment  à ctnix  (b' 
dissociation.  Il  y a alors  deux  actions  inverses  ({ui  s’exer- 

(1)  Ce  cas  d’atomes  e.xlrêmeiuent  éloignés  les  uns  des  autres  esl  laissé  de 
côté  par  la  théorie  mécunifiue  de  la  chaleur  ; car,  pour  appliquer  le  principe 
des  forces  vives, de  l’énergie,  etc.,  elle  supjjose  toujours  l’existence  de  forces 
exercées  entre  les  atomes  suivant  la  ligne  droite  (jui  les  joint.  11  résulte  de 
là  une  divergence  entre  les  formules  obtenues,  parce  qu’elles  répondent  en 
réalité  à des  conditions  expérimentales  distinctes  : aussi,  suivant  les  cas  ([ue 
l’on  étudie,  c’est  tantôt  l’une,  tantôt  l’autre  qu’il  faut  prendre. 

Dans  le  cas  d’atomes  extrêmement  éloignés  les  uns  des  autres,  c’est-à-dire 
à des  pressions  très  réduites,  nous  venons  de  dire  que  le  calcul  des  prohahi- 
lités  de  rencontre  conduit  à la  foi-mule  : 

dij  h N iV  dt. 

Dans  le  cas  d’atomes  assez  rap])rochés  pour  exercer  une  action  les  uns  sur 
les  autres,  la  théorie  mécanifjue  de  la  chaleur  semble  exiger,  pour  le  cas  de 
combinaisons  gazeuses  effectuées  sans  condensation  comme  l’acide  iodhy- 


92 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


cent  simultanément  et  qui  finissent  par  s’équilibrer  : nous 
les  évaluerons  séparément  l’une  et  l’autre. 


Dissociation  des  systèmes  non  homogènes  : carbonate  de 
chaux.  — Considérons  un  système  non  homogène  formé 
par  un  corps  composé  et  les  produits  de  sa  dissociation. 
Supposons,  par  exemple,  que,  dans  un  espace  clos,  on 
chauffe  du  carbonate  de  chaux  à l’état  de  morceaux  com- 
pacts. Le  carbonate  de  chaux  se  décompose,  mais  en  même 
temps  l’acide  carbonique  peut  se  combiner  à la  chaux  ; 
seulement  les  réactions  qu’il  y a lieu  de  considérer  ici  sont 
des  réactions  superficielles . 

Soient  dans  un  volume  V,  porté  tout  entier  à la  même 
température,? le  poids  total  du  système  et  (P — Y)  lepoids 
actuel  du  carbonate  de  chaux  ; il  a déjà  donné  des  quanti- 
tés de  chaux  libre  et  d’acide  carbonique  qui  sont  propor- 
tionnelles à Y et  que  l’on  pourrait  calculer  avec  les  valeurs 
numériques  des  équivalents.  La  tension  de  l’acide  carbo- 
nique, qui  dépend  à la  fois  du  poids  et  du  volume,  est  donc 
Y 

proportionnelle  à y 

1°  La  combinaison  partielle  de  l’acide  carbonique  déjà 
formé  avec  la  chaux  déjà  mise  en  liberté  s’effectue  exclu- 
sivement à la  surface  des  morceaux  do  calcaire.  Ces  mor- 
ceaux sont  recouverts  d’une  sorte  d’enduit  plus  ou  moins 
épais  de  chaux  caustique,  mais  c’est  seulement  sur  la  der- 
nière couche  superficielle  que  tend  à s’exercer  l’action  de 

drique,que  le  changeinent  dépréssion  à température  constante  ne  modifie 
pas  le  degié  de  dissociation,  parce  qu’alorsil  n’y  a pas  de  travail  produit.  Si 
l’on  accepte  cette  donnée  théorique,  et  que  l’on  suppose  les  gaz  parfaits,  on 
est  conduit  pour  l’acide  iodhydiique  à la  formule  : 

chj  = h KNKN'dq 

de  sorte  que  la  fonction  dont  il  est  question  ci-dessus  devient  une  fonction 
exponentielle  où  l’exposant  est  1/2. 

C’est  pour  n’avoir  pas  à distinguer  entre  ces  différents  cas  que  nous  pre- 
nons une  formule  générale. 


DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES.  q3 

l’acide  carbonique.  La  quantité  de  carbonate  de  chaux 
[dY)^  ainsi  reformé  dans  le  temps  dt  est  donc,  d’après  les 
principes  admis,  proportionnelle  d’un  coté  à cette  même 
surface  S,  de  l’autre  <à  la  tension  de  l’acide  carlumique  (ou 
plus  généralement  à une  fonction  de  cette  tension).  On  a 
ainsi,  en  appelant  h une  constante  ; 

(,/Y), -iS./Y|.)  rf(. 

2°  La  décomposition  du  carbonate  de  chaux  peut  se 
faire  à l’intérieur  môme  des  morceaux  compacts  de  cal- 
caire, mais  l’acide  carboni(pic  qui  tend  à se  former  dans 
l’intérieur  de  ces  morceaux  doit,  avant  de  se  dégager,  tra- 
verser les  différentes  couches  déjà  plus  ou  moins  décom- 
posées ; il  peut  s’y  recombiner  avec  la  chaux  déjà  libre,  et 
l’intérieur  de  la  substance  se  trouve  ainsi  être  le  siège 
d’une  foule  de  réactions  qui  se  passent  chacune  pour  leur 
compte.  Mais  le  dégagement  définitif  et  seul  mesurable  est 
celui  qui  se  fait  à la  surface  S présentée  par  le  calcaire  à 
l’absorption  de  la  chaleur  ; c’est  celui  de  l’acide  carbo- 
nique qui  se  répand  dans  le  volume  V non  occupé  par  le 
carbonate  de  chaux.  Nous  admettrons  donc  que  cette 
quantité  de  gaz  dégagé  [dY)^  est  proportionnelle  à la  sur- 
face S,  et  nous  poserons  : 

(cl  Y)i  = a S dt. 

Réunissons  les  effets  des  deux  actions  élémentaires  ; il 
vient  : 


Au  moment  de  l’équilibre,  on  aura 


94 


UKVI  K DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Ainsi  le  phemmène  est  limité  par  une  tension  qui  est 
eonstante  quAs  que  soient  le  poids  et  Vétat  de  division  du 
calcaire  emplojfé  : c'est  ce  que  inomrem  les  expériences  de 
M.  l)el)i'îiy. 

Seulement,  toutes  choses  étant-  ég’ales  (l’ailleurs,  on  ten- 
dra vers  la  limite  d'autant  plus  vite  que  l’état  de  division, 
c’est-à-dire  la  surface  S correspondant  à un  même  poids, 
sera  i)lus  pTand. 


Réaction  de  l'acide  carbonique  sur  l’ammoniac.  — 

(Jomme  autre  ex<miple  de  ilissociation  pour  un  système 
non  liomoffène,  prenons  l’action  de  l'acide  carbonique  sur 
l’ammoniac,  ce  qui  donne  un  composé  solide.  Les  deux 
•raz  ne  se  combinent  pas  à volumes  égaux  : pour  uu 
volume  d'acide  carbonique,  il  faut  2 volumes  d’ammoniac. 

Soient  y et  x les  poids  des  deux  gaz  libres  dans  l'unité 
de  voluiiK'  à un  moment  donné,  ou,  si  l’on  veut,  les  pres- 
sions (pli  sont  lu'opcu’tionnelles  à ces  poids.  Cherchons 
(pielle  est  la  (piantité  combinée  pendant  le  temps  dt  .-elle 
est,  d'après  ce  (pu'  nous  avons  vu,  proportionnelle  à >j,  à 
X et  encore  à x,  soit  à 

Mais,  en  même  temps  que  les  deux  gaz  S(‘  combinent 
partiellement,  le  composé  solide  formé  se  détruit  en  partie 
par  l’action  de  la  chaleur.  Cette  décomposition  lU'  dépend 
que  de  la  chaleur  reçue  par  la  masse  du  composé  déjà 
formé.  (Mnime  ce  composé  est  solide,  il  n’y  a i>as  lieu  de 
se  préoccuper  des  réactions  qui  se  passent,  chacune  pour 
leur  compte,  dans  l'intérieur  de  la  masse  : le  dégagement 
détinitif  et  seul  mesurable  de  gaz  est  celui  qui  se  fait  à la 
surface  du  coiqis  solide,  ordinairement  condensé  sur  les 
parois  du  tube  oii  se  fait  l'expérience.  Ce  dégagement  de- 
gaz  est  donc  indépendant  de  la  composition  de  l'atmo- 
sphère ambiante  et  par  conséquent,  pour  une  même  tempé- 
rature, nous  pouvons  le  représenter  par  une  constante  K. 

Dès  lors  l'équilibre,  qui  est  atteint  lorsqu'il  se  forme 


DISi^OCIATIOX  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES.  g5 

dans  un  certain  temps  autant  de  compose  qu’il  s’en  détruit, 
est  caractéiâsé  par  l’équation  : 

K = b X ' t/. 

C'est  précisément  à cette  relation  q>ie  l’expérience  a 
conduit. 


Transformation  allotropique  de  la  vapeur  d'iode.  — 

Pour  tixer  les  idées,  étudions  la  transformation  allotro- 
pi(|ue  (pi’éprouve  la  vapeur  d’iode  eu  se  détendant  à une 
température  très  élevée',  à différentes  pressions  : c’est  une 
sorte'  ele  eléceemposition  : 

= I -4- 1 

Dans  un  e'space;  dee  un  litre,  on  introduit  un  poids  p 
el’ioele  et  eni  chauffe  vers  mille  degrés.  On  a aleu's  : 

un  poids  y de  vapeur  dïode  détendue  (I  1 I) 

■)  (é — .'/)  » ‘^vec  la  condensation  ordinaire  Ih 

(diercheens  comment  varient  ces  proportie^ns  penelani  le 
temps  infiniment  pe'tit  dt. 

i”  La  chaleur  versée  par  la  source  produit  une'  déceeni- 
position  nouvelle  de  la  vapeur  d’iode  condensée  : 

{dtjp  =a{p  — y)  dt. 

2"  Mais  en  même  temps  il  se  refait  une  certaiiu.'  comhi- 
naison  entre'  les  atomes  d’iode  détendu  ([ui  se  trouvent 
libres  : il  se  reforme  de  l’iode  ayant  la  condensation  ordi- 
naire. Si  nous  assimilons  cette  transformation  à la  coml)i- 
naison  de  deux  gaz  identiques,  la  (|uantité  transformée 
sera  proportionnelle  au  produit  de  ij  par  y,  d’oti  : 


{dy).,  = by^-  dt. 

Réunissons  ces  deux  actions  élémentaires  inverses  : 


96  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

nous  aurons  l’action  finale  qui  est  le  phénomène  réel,  seul 
accessible  directement  à l’expérience  : 

= a{p  — y)  — hj-. 
dt  ^ 

Au  moment  de  l’équilibre,  il  vient,  tous  calculs  faits  : 


On  peut  déterminer  la  constante  en  prenant  pour  donnée 
la  valeur  de  | pour  une  certaine  pression  ; on  calcule  alors 
la  valeur  de  cette  variable  pour  toutes  les  autres  pressions. 
On  peut  d’ailleurs  passer  des  poids  p et  {-)  aux  densités  de 
vapeur  par  un  calcul  facile,  puisque  les  poids  par  litre  sont 
proportionnels  aux  densités  de  vapeur.  On  arrive  donc 
finalement  à comparer  les  résultats  de  la  théorie  à ceux  de 
l’expérience  dans  le  tableau  suivant,  relatif  à la  tempéra- 
ture de  125o° ; 


Pressions  exprimées 

Fraction  de 

Densités  par  rapport  à l’air 

en  atmosphères. 

transformation 

à 1250“ 

— à 1250“ 

d’après 

d'après 

P 

d’après  la  théorie. 

la  théorie. 

l’expérience, 

1,0 

0,42 

6,2 

5,9 

0,4 

0,586  (donnée)  5,54 

(donnée)  5,54 

0,3 

0,64 

5,35 

5,3o 

0,2 

0,72 

5,1 

5,1 

0,1 

0,82 

4,8 

4,7 

Éthérification.  — Appliquons  les  mêmes  considérations 
aux  phénomènes  d’équilibre  qui  se  produisent  dans  l’action 
des  alcools  sur  les  acides,  par  exemple  dans  celle  de 
l’alcool  ordinaire  sur  l’acide  acétique  : 

Q4  JJ6  Qz  q_  0‘  = H-  O-  4-  éther  acétique. 


DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES. 


97 

Prenons  pour  unité  le  nombre  de  molécules  qui  réagis- 
sent et  appelons  : 

I le  nombre  de  molécules  d’acide, 
a „ d’alcool  ajouté  à l’origine, 

e , d’eau 

X le  nombre  de  molécules  d’éther  formées  à l’instant  considéré. 

Le  liquide  contient  à l’instant  considéré  les  nombres 
suivants  de  molécules  : 

Éther  tout  formé  x | Acide  libre  ( i — x) 

Eau  „ e -\-  X \ Alcool  libre  {a — x). 

Dans  le  temps  dt,  l’alcool  et  l’acide  libre  réagissent  pour 
former  de  l’étber  : la  quantité  dx  de  cet  éther,  d’après  ce 
que  nous  avons  dit  des  combinaisons  dans  les  systèmes 
homogènes,  est  proportionnelle  aux  masses  agissantes  : 

rfxj  = èj  (i  — x){a  — x)  dt; 

mais  en  môme  temps  l’éther  est  décomposé  par  l’eau,  et 
cette  réaction  est  également  proportionnelle  aux  masses 
réagissantes,  éther  et  eau,  de  sorte  qu’il  se  détruit  une 
quantité  dx^  d’éther  : 

dx.^  = X [e  x)  dt. 

La  quantité  d’éther  dx  définitivement  formée  dans  le 
temps  dt  est  évidemment  la  différence  de  ces  deux  actions 
inverses,  d’où  : 

fi  y» 

= (i  — x)\{a  — x)  — b.^  x{e-\-  x). 
dt 

Cette  équation  donne  la  solution  du  problème  dans  tous 
ses  détails. 

Si  on  l’intègre,  on  a une  formule  qui  donne  la  quantité 
d’éther  formé  au  bout  d’un  temps  quelconque. 

Si  l’on  considère  seulement  l’équilibre,  la  formule  l’ex- 
XXI  7 


q8  revue  des  questions  scientieiqubs. 

primo  parce  que,  dans  un  temps  donné,  il  se  détruit  autant 
d’éther  qu’il  s’en  forme  : on  a donc  : 


(i  — x)  {a  — a-)  = ^ a7(e  -P  x), 

U'  1 


Dans  cette  formule,  il  n’y  a plus  qu’une  constante.  On 
la  détermine  en  se  donnant  la  proportion  d’éther  formé 
lorsque  l’alcool  et  l’acide  sont  en  proportions  équivalentes, 
c’est-à-dire  pour  a = i et  e = o ; on  peut  dès  lors  calcu- 
ler la  proportion  d’éther  formé  pour  différents  excès 
d’alcool  ou  d’eau. 

Or  les  résultats  de  ces  calculs,  qu’on  peut  diversifier 
presqu’à  l’infini,  sont  tout  à fait  d’accord  avec  l’expérience. 
C’est  ce  que  montrent  les  nombres  suivants  que  j’emprunte 
aux  mémoires  publiés  sur  cette  question  par  MM.  Ould- 
berg:  et  Waag’O  et  par  M.  van  ’t  Hoff. 


Action  de  1 molécule  d’acide  acétique  sur  1 molécule  d’acool  à la 
température  ordinaire. 


Nombre  de  jours. 

Proportion  x éthérifiée 

observée. 

calculée. 

O 

0 

0 

lO 

0,087 

0,054 

19 

0,121 

0,098 

41 

0,200 

0,190 

64 

o,25o 

0,267 

io3 

0,345 

0,365 

i3? 

0,421 

0,429 

167 

o>474 

0,472 

190 

0,496 

o»499 

infini 

0,666 

0,666  (donnée) 

DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES. 


Action  (l’un  acide  sur  un  alcool  en  excès  pris  en  différentes  proportions. 


Nombre  a de  molécules 
d’alcool  pour  1 molécule 
d’acide. 

Proportion  x 

' éthérifiée 

observée. 

calculée. 

I 

0,665 

0,666  (donnée) 

1,5 

8,819  j 

0,792  i 

0,785 

2,0 

0,858 

0,845 

2,24 

0,876 

0,864 

2,8 

0,892 

o,8q5 

3,0 

0,900 

0,902 

8,0 

0,966 

0,945 

Action  d’un  acide  sur  un  alcool 

pris  en  quantité 

équivalente,  en  présence 

d’un  excès  d’eau  ajoutée  en  différentes  [(l  oportions. 

Nombre  e de  molécules  d’eau 

Proportion  x d’acide 

en  excès. 

éthérifié 

observée. 

calculée. 

0 

0,665 

0,666  (donnée) 

o,5o 

0,614 

0,596 

1,00 

0,347  l 
0,559  i 

0,542 

i,5o 

0,486 

o,5oo 

2,00 

0,452  1 
0.458  ( 

0,465 

3,00 

0,407 

0,410 

6,5 

0,284 

0,288 

1 1,5 

0,1  q8 

0,2 1 2 

49>o 

0,070 

0,080 

Pour  les  iiK^langcs  où  il  y a à la  fois  excès  d’alcool 
('t 'excès  d’eau,  on  trouve  une  concordance  semblable 
entre  les  résultats  do  l’expérience  et  ceux  de  la  théorie. 


Dissolutions  de  bicarbonate  de  chaux.  — Pour  don- 
ner un'’exeniple  de  cas  oi'i  les  formules  deviennent  plus 
comjdexes,  considérons  la  dissociation  des  dissolutions 
de  l)icarl)onate  do  chaux.  On  a dans  un  litre  d’eau  un 
certain  poids  très  petit  p de  carbonate  de  chaux  en  dis- 
solution ; il  reste  constant,  parce  rpie  l’eau  est  toujours 


lOO 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


maintenue  en  présence  d'un  excès  de  carbonate  de  chaux 
non  dissous.  Cette  eau  est  placée  en  présence  d’une  atmo- 
sphère d'acide  carbonique  dont  la  tension  reste  constante 
pendant  toute  l’expérience  : il  en  résulte  un  poids  x de 
gaz  dissous  dans  un  litre  d’eau,  x étant  sensiblement 
proportionnel  à la  tension  do  l’acide  carbonique  gazeux 
dans  l’atmosphère  ambiante.  L’acide  carbonique  ainsi 
dissous  se  combine  en  partie  au  carbonate  neutre  dissous 
lui-même  et  donne  un  poids  y de  bicarbonate  qui  reste  à 
l’état  de  dissolution. 

Pour  déterminer  la  relation  entre  y et  x,  remarquons 
que  l’équilibre,  qui  s’établit  ici  presque  instantanément, 
n’a  lieu  que  parce  que  dans  un  temps  donné  il  y a autant 
de  bicarbonate  formé  que  de  bicarbonate  décomposé. 
C’est  la  chaleur  qui  produit  la  décomposition,  quoique 
l’expérience  se  fasse  à la  température  ordinaire  ; c’est 
l’affinité  chimique  qui  produit  la  combinaison.  Le  poids 
de  bicarbonate  détruit  dans  un  temps  donné  est  donc 
proportionnel  à sa  masse  y.  Le  poids  de  bicarbonate 
formé  dans  le  même  temps  dépend  des  masses  p et  x de 
carbonate  neutre  et  d’acide  carbonique  en  état  de  réagir 
l’une  sur  l’autre  : il  est  donc  proportionnel,  sinon  à ces 
masses,  au  moins  à des  fonctions  de  ces  masses.  On  peut 
donc  écrire  l’égalité  suivante,  où  k'  désigne  une  constante: 

= f iP)  X f (•»)• 

Les  expériences  de  M.  Schlœsing  montrent  (i)  que 

(1)  M.  vau ’t  Hoff  a dernièrement  rattaché,  par  des  considérations  assez 
plausibles,  la  valeur  numérique  de  l’exposant  ^ pour  les  milieux  liquides 
aux  données  suivantes,  caractéristiques  de  la  dissolution  saline  sur  laquelle 
porte  l’expérience  : 

1“  Solubilité  des  gaz  dans  la  dissolution  ; 

2"  Tension  de  vapeur  de  cette  dissolution  comparée  à celle  du  dissolvant  ; 

3°  Pression  osmotique,  c'est-à-dire  pression  avec  laquelle  l’eau  de  la  dis- 
solution cherche  à traverser  une  membrane  poreuse  en  abandonnant  le  sel 
de  l’autre  côté  de  la  membrane  ; 

4”  Température  de  congélation  de  la  dissolution. 

Seulement,  pour  le  bicarbonate  de  chaux,  les  valeurs  numériques  de  ces 
données  sont  très  incertaines. 


DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES. 


lOl 


cette  fonction  est  une  exponentielle  de  la  forme  ; d’ail- 
leurs le  poids  P de  carbonate  de  chaux  en  dissolution 
dans  un  litre  est  invariable  ; de  sorte  que,  si  l’on  désigne 
par  k une  nouvelle  constante,  on  arrive  à retrouver  la 
relation  : 


VI 

APPLICATION  DE  LA  THÉORIE  MÉCANIQUE  DE  LA  CHALEUR 
AUX  PHÉNOMÈNES  d’ÉQUILIBRE  CHIMIQUE. 

L’étude  des  é(piilibres  chimiques  peut  être  al)ordée  par 
une  tout  autre  méthode  que  celle  que  nous  avons  suivie 
jusqu’ici,  je  veux  dire  en  partant  de  la  théorie  mécanicpie 
de  la  chaleur.  Les  principes  mêmes  de  cett('  théorie  ne 
permettent  que  d’envisager  les  conditions  de  ré(piili))re, 
abstraction  faite  des  intermédiaires  entre  l’état  initial  et 
l’état  final.  En  revanche,  ils  conduisent  à des  indications 
très  précises  sur  l’influence  de  la  température,  et  ils  relient 
les  tensions  do  dissociation  aux  quantités  de  chaleur  déga- 
gées dans  les  rtlactions. 

De  très  grands  développements  ont  été  donnés  dans  ces 
dernières  années  à cette  application  de  la  thermodynami- 
que. Je  me  bornerai,  pour  indiquer  le  principe  de  cette 
théorie,  à examiner  Fun  des  cas  les  plus  simples  en 
reproduisant  un  mode  do  calcul  indiqué  dès  1871  par 
M.  Peslin. 

On  sait  que  le  second  principe  de  la  théorie  mécanique 
de  la  chaleur,  le  principe  de  Carnot  ou  de  l’égalité  de  ren- 
dement, consiste  en  ce  que, pour  toutes  les  machines  ther- 
miques à marche  réversible,  fonctionnant  dans  le  même 


102 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


intervalle  de  température, il  y a égalité  de  rendement.  Ce 
AT 

rendement  est  en  appelant  AT  l’intervalle  de  la  tem- 
pérature considérée  et  T la  température  absolue  égale  à 
(/-T  273),  t étant  la  température  en  degrés  centigrades. 

Ce  principe  a permis  d’établir  une  formule  déterminant 
la  loi  des  tensions  maxima  des  vapeurs  saturées  en  fonc- 
tion de  leurs  chaleurs  latentes  de  vaporisation.  Si  l’on 
reprend  le  raisonnement  employé, on  voit  fpi'il  peut  exac- 
tement s’applifpier  aux  phénomènes  de  dissociation. Cola  se 
conçoit,  car,  comme  le  laisait  remarquer  M.  Deville,  il  n’y 
a pas  de  différence  ess(*ntiellc  entre  les  transformations 
d’état  des  corps,  d’ordre  physique  ou  d'ordre  chimique  : une 
vapeur  diffère  du  corps  li(piide  par  une  certaine  quantité 
de  chaleur,  la  chaleur  latente  de  vaporisation  ; un  corps 
conqiosé  diffère  des  éléments  par  une  certaine  quantité 
de  chaleur,  la  chaleur  de  combinaison.  Aussi  la  loi  des 
tensions  de  vapeur  à différentes  températures  est-elle 
entièrement  semblable  à la  loi  des  tensions  de  dissociation. 

Pour  préciser  ce  qui  est  relatif  à la  dissociation,  imagi- 
nons une  machine  thermique  fondée  sur  la  dissociat  ion  du 
carbonate  de  chaux  (tig.  5).  Par  exemple,  on  chauffe  ce 
corps  vers  mille  degrés  à la  température  T au-dessus  du 
zéro  absolu, et  l'on  emploie  l’acide  carbonique  dégagé  à sou- 
lever un  piston  ; puis  on  fait  arriver  le  gaz  dans  un  con- 
denseur maintenu  à une  température  inférieure  (T  — AT), 
oii  il  trouve  de  la  chaux  vive  avec  laquelle  il  se  re- 
combine ; cette  chaux  pourrait  être  la  mémo  que  celle 
qui  provient  de  la  dissociation  et  qu’on  transporterait  dans 
le  condenseur.  Ce  phénomène  est  réversible,  car  si,  par  un 
moteur  extérieur, on  renverse  le  mouvement  de  la  machine, 
la  dissociation  se  produira  dans  l’enceinte  à basse  tempé- 
rature et  la  combinaison  se  fera  dans  l’enceinte  à haute 
température. 

Evaluons  le  travail  développé  en  raisonnant  sur  une 
quantité  d’acide  carbonique  consommé  é^i\\Q  au  poids  molé- 
culaire de  ce  gaz. 


DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES. 


io3 


Soit  V son  volume  à T et  P sa  pression  qui  n’est  autre 
que  la  tension  do  dissociation.  Le  travail  développé  est  : 

V X AP 

La  chaleur  transportée  du  générateur  au  condenseur 
est  Q : elle  équivaut  en  travail  à QE,  en  appelant  E 
l’équivalent  mécanique  de  la  chaleur,  423  kilogrammô- 
tres.  On  a donc  dépensé  QE  pour  récolter  V x AP,  de 
sorte  que  le  rendement  de  la  machine  est 

V X AP 
QE 


P — 


T — AT 


T 


Or,  d’après  le  principe  de  Carnot,  toutes  les  machines 
thermiques  qui  fonctionnent  dans  un  même  intervalle  de 
températures  ont  un  seul  et  mémo  rendement,  savoir 

Donc 

V X AP  AT 
QE  “ T ’ 
ou 

dT~~Ÿ^  T ‘ 

Le  volume  V occupé  par  le  poids  moléculaire  d’acide 
carbonique  à la  pression  P et  à la  température  absolue  T 
(ou  t au-dessus  du  zéro  ordinaire)  s’exprime  facilement  en 
fonction  du  volume  à la  température  de  o centigrade 


104  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

et  à la  pression  normale  P^.  En  effet,  d’après  les  lois  de 
Mariette  et  de  Gay-Liissac,  on  a,  en  appelant  a le  coeffi- 
cient de  dilatation  des  gaz  : 

VP  = V,P„(i  +aO  = V„P,=cT. 

Donc  il  vient  finalement  : 

dP  QE  dT 
P .V,P.  T*- 

est  une  constante  (pielle  que  soit  la  nature  du 
gaz,  puisque  nous  raisonnons  sur  le  poids  moléculaire  du 
gaz  et  que  les  poids  moléculaires  de  tous  les  gaz  supposés 
à l’état  parfait  occupent  le  même  volume. 

Tout  dépend  donc  de  la  quantité  de  chaleur  dégagée 
dans  la  formation  du  corps  composé  qui  fait  le  sujet  de 
l’expérience.  Si  cette  quantité  de  chaleur  était  nulle,  la 
tension  de  dissociation  resterait  constante  à toute  tempé- 
rature. Si  elle  est  positive,  c’est-à-dire  si  le  corps  se  forme 
avec  dégagement  de  chaleur,  ce  qui  a presque  toujours 
lieu,  les  tensions  de  dissociation  croissent  avec  la  tempé- 
rature, d’une  manière  analogue  aux  tensions  maxima  des 
vapeurs. 

Il  y a plus  : les  résultats  numériques  auxquels  conduit 
cette  formule  sont  sensiblement  vérifiés  par  l’expérience. 
On  peut,  par  exemple,  se  donner  la  loi  de  variation  de  la 
dissociation  avec  la  température  et  en  déduire  par  le  cal- 
cul la  chaleur  de  combinaison  : on  retrouve  ainsi  à très 
peu  près  le  nombre  fourni  par  l’observation  directe. 

Pour  simplifier,  nous  avons,  dans  ce  qui  précède,  rai- 
sonné sur  le  cas  particulier  d’un  corps  solide  qui  se  dis- 
socie en  donnant  un  produit  solide  et  un  produit  gazeux. 
On  a étendu  ces  mêmes  considérations  à tous  les  cas  que 
peut  présenter  la  dissociation,  et  on  a obtenu  des  formules 
semblables  ; mais  il  est  difficile  de  les  établir  sans  avoir 
recours  à certaines  hypothèses  plus  ou  moins  dissimulées, 


DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES.  lo5 

OU  sans  supposer  implicitement  connue  la  loi  des  variations 
de  la  dissociation  lorsqu’on  change  la  pression  dans  un 
milieu  homogène  gazeux.  La  question,  ainsi  généralisée, 
exige  d’ailleurs  des  développements  mathémati([ues  qui 
nous  paraissent  un  peu  trop  compliqués  pour  rentrer  dans 
le  cadre  de  cette  publication. 


VII 

CONCLUSION. 

Nous  bornons  ici  l’exposé  succinct  de  nos  connaissan- 
ces sur  les  questions  d’équilibre  chimique.  C('  sont  des 
phénomènes  qui  sont  encore  à l’étude,  mais  qui,  par  leur 
ensemble,  forment  déjà  une  branche  nouvelle  de  la  chimie. 
Elle  contraste  par  ses  allures  avec  ce  caractère  })urement 
empirique  (|ue  beaucoup  de  personnes  attribuent  encore  à 
notre  science  : ce  ne  sont  plus  les  brillantes  expériences 
de  cours  qui  nous  attirent  le  plus.  C’est  que,  comme  le 
faisait  remarquer  Ampère  dans  sa  classification  des  con- 
naissances humaines,  toute  recherche  scientifique  est  à 
l’origine  d’ordre  descriptif  ; elle  devient  plus  tard  d’ordre 
rationnel  et  philosophique,  en  ne  se  bornant  plus  à ras- 
sembler et  à coordonner  des  matériaux,  mais  (m  passant 
aux  relations  de  causalité.  C’est  ce  qui  est  arrivé  en  astro- 
nomie, en  physique  ; c’est  ce  qui  commence  à se  produire 
en  chimie.  Le  domaine  nouveau  que  nous  venons  d’explo- 
rer est  donc  comme  un  premier  essai  de  cette  science  com- 
parée que  tant  d’esprits  élevés  ont  appelée  de  leurs  vœux 
et  qui  répond  si  bien  aux  tendances  de  la  Société  scienti- 
fique de  Bruxelles. 


Georges  Leiuoine. 


io6 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


INDEX  BIBLIOGRAPHIQUE. 


Les  personnes  qui  désireraient  prendre  une  connaissance  plus  approfon- 
die des  travaux  relatifs  à la  dissociation  et  aux  équilibres  chimiques  peuvent 
recourir  aux  publications  suivantes  où  ces  questions  se  trouvent  traitées 
avec  des  vues  d'ensemble. 

Henri  Sainte-Glaire  Deville  : Leçons  professées  à la  Société  chimique  de 
Paris  : sur  la  dissociation,  les  18  mars  et  1®'^  avril  1864  ; sur  l’aflinité,  les 
28  février  et  6 mars  1867. 

M.  Berthelot  : Essai  de  mécanique  chimique  fondée  sur  la  thermochimia 
(Paris,  1879,  chezDunod). 

MM  Guldberg  et  Waage  ; Etudes  sur  les  affinités  chimiques,  publiées  en 
1867  à Christiania  comme  programme  de  l'Université  (chez  Brogger  et 
Christie)  et  Journal  filr praktische  Chemie,  tome  XVI,  page  385. 

M.  Gibbs  : Équilibre  des  substances  hétérogènes,  mémoire  de  520  pages, 
publié  de  1875  à 1878  dans  les  Transactions  of  the  Connecticut  Academy  of 
oiis  and  sciences,  volume  III  ; Mémoire  sur  les  densités  de  vapeur  de  divers 
corps,  dans  le  American  Journal  of  science  and  arts, tome  XVIII, année  1879. 

M.  G.  Lemoine  : Études  sur  les  équilibres  chimiques  (Paris,  1881,  chez 
Dunod),  extrait  de  Y Encyclo2)édie  chimique  publiée  sous  la  direction  de 
M.  F remy. 

M.  Ditte  : Exposé  de  quelques  propriétés  générales  des  corps,  dans  YEncy 
clopédie  chimique  publiée  sous  la  direction  de  M.  Fremy,tome  P’’,  P'  fascicule 
(Paris,  1882,  chez  Dunod). 

M.  Moutier  : Rapports  de  la  chimie  et  de  la  physique,  dans  Y Encyclopédie 
chimique  publiée  sous  la  direction  de  M.  f'remy,  tome  P’’,  2®  fascicule  (Paris, 
1882,  cliez  Dunod). 

M.  Isambert  : Théorie  de  la  dissociation  dans  la  Revue  scientifique  du 
11  juillet  1884  et  dans  les  Comptes  rendus  de  l’Académie  des  sciences  du  14 
janvier  1884. 

M.  van’t  Hoff  : Études  de  dynamique  chimique  (Amsterdam,  1884,  chez 
Muller)  ; Équilibre  chimique  des  systèmes  gazeux  ou  dissous  à l’état  dilué, 
dans  les  Archives  néerlandaises,  tome  XX,  année  1885. 

M.  Duhem  : Le  Potentiel  thermodynamique  et  ses  applications  à la  méca- 
nique chimique  et  à l’étude  des  phénomènes  électriques  (Paris,  1886,  chez 
Hermann). 

M.  H.  Le  Ghâtelier  : Notes  diverses  dans  les  Comptes  rendus  de  V Académie 
des  sciences,  années  1884,  1885  et  1886,  notamment  celle  du  26  juillet  1886, 
sur  les  lois  numériques  des  équilibres  chimiques. 

M.  van  ’t  Hoff  résume  les  conditions  de  l’équilibre  chimique  des  systèmes 
gazeux  dans  les  deux  formules  suivantes  ; 

1®  Equilibre  à température  constante  : 

C".  C"' 


CL  C^' 


K 


, DISSOCIATION  ET  ÉQUILIBRES  CHIMIQUES.  I07 

c et  G,  concentrations  (pressions)  des  gaz,  ou  quantités  de  leurs  poids  molé- 
culaires par  mètre  cube; 

n et  N, nombres  de  poids  moléculaires  (ou  volumes  gazeux)  intervenant  dans 
la  réaction  chimique  ; 

Les  petites  lettres  se  rapportent  au  premier  état  ; les  grandes  lettres,  au 
second  état  résultant  de  la  réaction. 

2"  Déplacement  de  l'équilibre  par  la  température  : 

rnog-népK  Q 

Q, quantité  de  chaleur  que  dégagerait  à volume  constant  la  transformation 
complète  du  poids  moléculaire  du  système  ; 

T,  température  absolue. 

Dans  le  cas  des  corps  liquides,  les  formules  ne  différeraient  des  précé- 
dentes qu’en  y remplaçant  n et  N par  ni,  ni,  les  coefficients  /,  i,  f,  dépen- 
dant de  la  nature  des  corps  considérés  et  se  rattachant  à certaines  de  leurs 
données  numériques  caractéristiques,  comme  nous  l'avons  indiqué  pour  le 
bicarbonate  de  chaux. 

S’il  s’agit  de  systèmes  non  homogènes,  les  formules  restent  les  mêmes  à 
condition  de  n’introduire  que  les  nombres  de  molécules  des  corps  gazeux,  en 
faisant  abstraction  des  corps  qui  s’éliminent  de  l’espace  considéré  parle  fait 
de  la  réaction  chimique  : cela  revient  à affecter  les  corps  dont  il  s’agit  de 
l’exposant  zéro,  de  sorte  que, dans  le  cas  du  carbonate  de  chaux  par  exemple, 

la  première  formule  se  réduit  à -=K,  où  G exprime  la  tension  de  l'acide 

carbonique. 

M.  Le  Ghâtelier  est  arrivé  pour  les  systèmes  gazeux  à des  résultats  sem- 
blables. 


G.  L. 


LA  OLLSÏION  DU  LÉPORIÛE 


L’école  classique  s’est  toujours  servie  des  phénomènes 
de  reproduction  pour  distinguer  les  espèces;  elle  a 
considéré  ces  i)hénomènes  comme  étant  capables  de 
résoudre  le  grand  problème  de  la  définition  de  l’espèce. 
Cuvier  proclame  que  le  phénomène  de  l’accouplement 
est  un  des  plus  importants  pour  l'histoire  naturelle,  et  tient 
aux  questions  les  plus  élevées  de  la  science.  C’est  le  seul, 
dit-il,  sur  leepiel  on  puisse  établir  la  distinction  dos 
espèces  (i).  11  suit  en  cela  le  principe  posé  par  Bufibn,  à 
savoir  que  les  animaux  qui  engendrent  des  produits 
féconds  sont  de  même  espèce.  Flourens  partage  entiè- 
rement cet  avis  ; après  des  expériences  faites  au  Muséum, 
il  conclut  ({lie  la  fécondité  continue  est  le  caractère  de 
l’espèce,  il  ajoute  que  la  fécondité  bornée  est  le  caractère 
du  genre  (2).  (3n  pourrait  citer  de  nos  jours  dans  l’école 
classique  un  nombre  considérable  de  savants  illustres 
partageant  cette  manière  de  voir  (3).  C’est  sur  ces  règles, 


(1)  HisT.  NAT.  DES  MAMMIFÈRES.  Ai't.  : Métis  femelle  d’âne  et  de  zèbre. 

(2)  Ontologie  et  De  l’instinct  des  animaux. 

(3)  Consultez  I.  Geoffroy  Sdi\a\.-\i\\a.\VQ  (Hist.  générale  des  règnes  organi- 
ques, t.  II).  La  plupart  des  définitions  de  l’espèce  y sont  relatées. 


LA  QUESTION  DU  LÉPORIDE. 


109 

longuement  développées,  que  l’éminent  membre  de  l’Insti- 
tut, M.  do  Quatrefages,  a,  dans  ces  (bumières  années, 
fondé  la  démonstration  de  l’unité  de  l’espèce  humaine  (1). 

Cependant  Agassiz  se  pose  en  adversaire  déclaré  de  ce 
système  : c’est  là,  dit-il,  une  erreur  complète,  tout  au  moins 
une  pétition  do  principe  inadmissible  dans  une  discussion 
pliilosopliique  sur  les  traits  caractéristiques  de  l’espèce.  Il 
croit  même  que  bien  des  problèmes  embrouillés,  contenus 
dans  la  recherche  des  limites  naturelles  de  l’espèce,  seraient 
depuis  longtemps  résolus  sans  « l’insistance  avec  laquelle 
on  présente  généralement  la  capacité  et  la  disposition 
naturelle  des  individus  à un  rapprochement  fécond  comme 
preuve  suffisante  de  leur  identité  spécitique  Pour  lui 
l’espèce  est  fondée  « sur  l’exacte  détermination  des  rap- 
ports entre  les  individus  et  le  monde  ambiant,  de  leur 
parenté,  de  leurs  proportions  et  des  rapports  des  parties 
aussi  bien  que  de  l’ornement  spécial  des  animaux  (2),  » 

Quoi  qu’il  en  soit,  l’étude  de  ces  phénomènes  est  d’un 
intérêt  capital  ; car,  si  réellement  l’accouplement  de  deux 
individus  spécifiquement  distincts  demeure  stérile,  ou  si 
d’une  telle  union  ne  doivent  naître  que  des  individus  à 
fécondité  bornée  dont  la  descendance  sera  frappée  de  sté- 
rilité ou  fera  retour  à l’un  des  types  créateurs,  la  défini- 
tion de  l’espèce  telle  qu’on  vient  de  l’indiquer  repose  sur 
des  bases  solides. 

Si,  au  contraire,  de  ces  croisements  peuvent  naître  des 
êtres  intermédiaires  indéfiniment  féconds  et  si  la  descen- 
dance de  ceux-ci  est  capable,  en  vertu  de  la  loi  d’héré- 
dité, de  reproduire  les  caractères  morphologiques,  anato- 
miques et  physiologiques  du  type  nouvellement  créé,  il 
faut  reconnaître  nécessairement  que  cette  définition  est 
mal  fondée. 


(1)  Cours  professé  au  Muséum,  in  Revue  des  cours  scientifiques,  année 
1868-1869. 

(2)  Nature  et  définition  de  V.espèce,  Revue  des  cours  scientifiques,  t.  VI, 
pp.  166,  167  et  169. 


1 lO 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Nous  110  pensons  point  pour  cola  qno  les  faits  d’hybri- 
dation, inémo  dans  ce  cas,  puissent,  comme  on  s’est  plu  à 
le  dire,  renverser  la  doctrine  des  créations  indépendantes; 
nous  ne  les  croyons  pas  davantage  capables  de  contirmer 
les  systèmes  transformistes. 

Si,  en  effet,  les  espèces  au  début  de  la  création  ont  été 
créées  de  toutes  pièces,  telles  qu’elles  apparaissent  aujour- 
d’hui, ne  peut-on  point  prétendre  à la  rigueur  que  le 
Créateur,  qui  dans  un  même  (jenre  les  constituait  très  rap- 
prochées par  les  formes  et  les  mœurs,  à ce  point  qu’il  est 
souvent  difficile  de  les  distinguer,  ait  laissé  à l’état  virtuel 
un  pouvoir  qui  semble  découler  de  leur  propre  nature, 
puisqu'il  prenait  soin  d'imprimer  à leur  instinct  une  répul- 
sion assez  vive  pour  empêcher  de  mettre  en  acte  ce  pou- 
voir et  évitait  ainsi  tous  mélanges  (i)? 

Si,  au  contraire,  les  types  initiaux  se  sont  réellement 
transformés  en  une  multitude  d’espèces  par  l’influence  des 
causes  secondes  agissant  dans  le  milieu  cosmique,  et  si  ces 
espèces  sont  à la  longue  parvenues  à se  ffxer  d’une  fficon 
dural)le,  à juger  des  choses  passées  par  l’état  présent, 
tout  fait  penser  que  l'hyliridité  n’a  joué  aucun  rôle  sérieux 
dans  la  transformation  des  espèces.  La  répulsion  qui  existe 
aujourd’hui  entre  individus  d’espèce  différente  a dû  se 
manifester  dans  les  temps  antérieurs  comme  elle  se  mani- 
feste maintenant;  rien  n’autorise  à croire  que  leur  mélange 
ait  donné  naissance  cà  une  race  intermédiaire  capable  de  se 
perpétuer  (2). 


(1) On  peut  encore  le  dire  aujourd’hui  après  Duvernoy  : “ L’animal  a l'in- 
stinct de  se  rapprocher  de  son  espèce  et  de  s’éloigner  des  autres,  comme  il  a 
celui  de  choisir  ses  aliments  et  d’éviter  les  poisons. , 

(2)  Il  n’existe  aucun  exemple  authentique  de  croisement  fécond  entre  deux 
mammifères  vivant  à l’état  sauvage. Le  croisement  de  deux  otaries  des  mers 
arctiques  a été  admis  par  Rudolphi  et,  à son  exemple,  par  G.  Morton  et  par 
plusieurs  autres.  Mais  I.  Geoffroy  Saint-Hilaire  a en  vain  cherché  dans  les 
ouvrages  de  ce  célèbi’e  voyageur  le  fait  qu’on  lui  attribue.  Du  reste,  Rudol- 
phi mentionne  seulement  le  croisement  sans  le  dire  fécond.  [Ilist.  nat.  des 
règnes  organiques,  t.  III,  pp.  176  et  177.)  — Parmi  les  oiseaux  on  cite  cepen- 
dant quelques  croisements  ayant  donné  des  produits,  notamment  l’accouple- 


LA  QUESTION  DU  LEPORIDE. 


1 1 1 


On  le  voit,  si  la  question  do  l’hybridité  venait (hvpotlièso 
peu  probable)  à être  résolue  dans  le  premier  sens,  (die 
laisserait  toujours  subsister  la  division  qui  règne  entre  les 
partisans  des  créations  indépendantes  et  les  adversaires 
de  cette  doctrine. 

Cette  question,  très  débattue  de  nos  jours,  perd  donc, 
envisagée  comme  nous  venons  do  le  faire,  une  grande 
partie  de  son  intérêt;  mais  nous  reconnaissons  que  jus- 
qu’ici elle  n’a  point  été  considérée  de  la  sorte,  et  les  deux 
camps  ont  voulu  l’un  et  l’autre  la  faire  servir  à leur 
cause. 

Un  des  faits  d’hybridation  sur  lequel  on  s’est  le  plus 
étendu  est  assurément  l’accouplement  fécond  du  lièvre  et 
du  lapin.  C’est  surtout  sur  lui  que  s’appuient  les  adver- 
saires des  créations  indépendantes. 

11  a eu  l’honneur  d’être  la  cause  directe  de  la  fondation 
de  la  Société  d’anthropologie  do  Paris  (i);  à ce  titre  seul 
il  mériterait  une  mention. 

ment  du  Coq  de  bruyère  et  du  Tétras  à queue  fourchue.  M.  Pichot.  le  direc- 
teur delà  Renie  BrUannique,  a.hïm  voulu  nous  faire  savoir  qu’il  a tué 
lui-même  en  Russie  des  Tétras  évidemment  hybrides  et  pareils  à ceux  qui 
figurent  empaillés  dans  le  musée  de  Leyde.  En  Asie,  <\  tort  ou  à raison,  les 
voyageurs  ont  aussi  mentionné  l’existence  de  types  intermédiaires  entre  les 
différentes  espèces  d’Euplocomes;  on  a encore  signalé  des  hybrides  parmi 
lesAnatidés.  Néanmoins  ces  faits  méritentconfirmation,car  plusieurs  ont  été 
contestés;  parmi  les  oiseaux  de  ijlainesetde  bosquets  qni  s’unissent  volontiers 
en  bandes  (tels  que  les  bruants  avec  les  alouettes,  les  grives  avec  les  merles, 
les  pies  avec  les  corbeaux,  etc.,)  et  pour  lesquels  les  rapprochements  seraient 
bien  faciles,  on  ne  remarque  pas  parmi  eux  de  types  présentant  des  caractè- 
res intermédiaires  et  par  conséquent  pouvant  passer  pour  hybrides.  Derniè- 
rement on  a parlé,  dans  le  Naturaliste  (n”  du  15  octobre,  p.  351), de  la  capture, 
aux  environs  de  Montauban,  d’un  hybride  provenant,  disait-on,  d’un  Linot 
et  d’un  Chardonneret.  Cet  oiseau  nous  a été  envoyé  avec  beaucoup  de  com- 
plaisance. Nous  l’avons  fait  examiner  par  un  de  nos  plus  savants  ornitholo- 
gistes de  France,  et  il  a reconnu  en  lui  la  Linotte  des  montagnes.  Ceci  montre 
le  peu  de  confiance  que  l’on  doit  ajouter  aux  autres  récits  de  ce  genre.  Tous 
les  naturalistes  d’ailleurs  sont  unanimes  à reconnaître  que  l’hybridilé  est 
extrêmement  rare  à l’état  sauvage  et  qu’elle  n’a  pu  contribuer  à la  transfor- 
mation des  espèces,  si  cette  transformation  s’est  réellement  accomplie  dans 
la  suite  des  âges.  Flourens  a donc  écrit  à tort  que  : “ Si  l’espèce  changeait, 
l’hybridation  serait  assurément  le  moyen  le  plus  efficace  d’opérer  ce  chan- 
gement. , Journal  des  Savants,  mai  1863,  p.  272. 

(1)  Broca,  en  effet,  convaincu,  après  les  expériences  de  M.  Roux,  qu'il 


112  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Le  premier  fait  authentique  d’iiybridité  entre  lièvre  et 
lapin  se  produisit  en  Italie.  Le  26  juillet,  près  du  bourg 
de  Maro  (Italie  septentrionale),  une  jeune  hase  ayant  été 
prise  dans  les  champs  par  un  maçon  fut  remise  entre 
les  mains  do  l’abbè  Domenico  Gagliari  qui  la  plaça  avec 
un  lapereau  dans  une  pièce  bien  close. 

Sept  mois  après,  février  1774,  la  hase  mettait  bas  deux 
hybrides,  l’im  roussâtre  comme  son  père,  l’autre  d’un  gris 
brun  comme  sa  mère  ; puis,  quatre  mois  plus  tard,  quatre 
nouveaux  petits.  L’un  d’eux,  un  mâle,  d’un  caractère  trop 
belliqueux,  fut  pour  cette  raison  mis  à mort  et  mangé.  Sa 
chair  était  rouge  comme  celle  du  lièvre,  elle  avait  aussi  le 
même  goût. 

Le  lapin,  père  des  six  métis,  étant  mort,  la  base  fut 
successivement  couverte  par  ses  fils  et  petits-fils  et 
donna  une  nombreuse  lignée  do  léporides  de  dilférents 
sangs,  mais  tous  féconds  entre  eux,  « chose,  dit  Amoretti, 
qui  n’avait  point  encore  été  à ma  connaissance  ni  vue,  ni 
écrite.  ” L’abbé  Carlo  Amoretti,  naturaliste  connu,  ayant 
appris  ces  faits  curieux,  s’était  en  effet  rendu  à Maro  le 
17  juillet  1780,  avait  examiné  les  animaux  hybrides,  goûté 
leur  chair,  en  avait  même  rapporté  une  peau. 

Au  moment  de  cette  visite,  la  hase,  âgée  de  sept  ans, 
ne  portait  plus;  mais  elle  était  restée  robuste  et  vigou- 
reuse, plus  grande,  plus  forte  et  aussi  plus  familière  que 
ses  descendants.  Ceux-ci  présentaient  de  grandes  varia- 

avait  examinées  de  près,  de  la  fécondité  de  l'hybride  du  lièvre  et  du  lapin, 
fut  conduit  à accorder  à la  question  de  l’espèce  plus  d’attention  qu’il  n’avait 
fait  jusque-là.  Il  se  mit  à étudier  les  faits  d’hybridation  consignés  déjà 
dans  la  science,  et  entreprit  bientôt  la  rédaction  d’un  mémoire  sur  l’hybri- 
dité,  qu’il  présenta  à la  Société  de  biologie  dont  il  faisait  partie.  Mais  ce 
mémoire  fut  retiré  ; le  président  craignait  qu’il  ne  suscitât  des  embarras 
pour  la  Société,  parce  qu’il  comprenait  aussi  l’étude  de  l’homme.  Broca  con- 
vint alors  avec  plusieurs  amis  de  fonder  une  association  où  cette  étude  pour- 
rait se  poursuivre  librement.  La  première  réunion  eut  lieu  en  novembre 
18-58;  on  traça  le  programme  de  la  nouvelle  société,  qui  fut  appelée  Société 
d’anthropologie  et  devint  bientôt  prospère. — (Voyez  Mémoires  d’ anthropo- 
logie du  D''  Broca.) 


LA  QUESTION  DU  LKPORIDE. 


1 13 

lions  de  couleur  ; on  en  voyait  de  blancs,  do  noirs  et  do 
tachetés.  Les  femelles  blanches  creusaient  des  terriers 
pour  leurs  petits,  tandis  que  les  autres  déposaient  leurs 
portées  sur  le  sol.  Tous  ces  métis  avaient  la  cliair  rouge, 
et  sous  ce  rapport  auraient  pu  passer  pour  des  lièvres  (i). 

Un  croisement  inverse  fut  observé  en  Angleterre  en 
i83i.  Un  gentleman  avait  placé  avec  un  couple  de  très  jeu- 
nes lapins  un  petit  lièvre  paraissant  du  même  âge.  Lorsque 
la  lapine  eut  atteint  la  puberté,  elle  fut  tour  à tour  saillie 
par  le  lièvre  et  par  le  lapin  et  donna  six  petits  dont  trois 
ressemblaient  entièrement  au  lapin,  tandis  que  les  trois 
autres  étaient  des  métis.  Deux  de  ces  derniers  moururent 
promptement;  le  troisième  qui  restait  était  une  femelle 
qui  fut  accouplée  avec  divers  lapins  et  donna  de  nouveaux 
hybrides.  Avec  un  lapin  blanc,  elle  donna  doux  petits 
parfaitement  gris  et  deux  autres  tachetés.  Ces  derniers 
vécurent  et  produisirent  des  portées  de  cinq  à huit  petits. 

La  femelle,  (pie  l’on  croyait  tille  de  lièvre  et  do  lapin  et 
par  conséquent  demi-sang,  fut  envoyée  après  sa  mort  à 
Richard  Owen  (|ui  la  disséqua.  ^ Sa  taille  et  sa  couleur 
étaient  celles  du  liiAre,  mais  ses  membres  postérieurs 
n’étaient  pas  plus  longs  que  ceux  du  lapin  ; le  cæcum  avait 
sept  pouces  de  moins  ({ue  dans  le  lièvre,  la  longueur  de 
l’intestin  grêle  était  comme  chez  ce  dernier,  le  gros  intes- 
tin avait  un  pied  de  plus  (2).  « 

Les  croisements  qui  doivent  particulièrement  attirer 
notre  attention  sont  ceux  qui  se  produisirent  chez  M.  Roux, 
d’Angouléme,  et  furent  étudiés  par  Broca. 

(1)  C’est  le  récit  de  l'abbé  Carlo  Amoretti,  in  ‘ Opiiscoli  sceîti  siille  scienze 
et  sidle  art!,  t.lll,  p.  258.  Milan  1870, in- 4*.  Rapporté  par  le  Broca  dans  son 
mémoire:  Recherches  sur  Vhijhridtié  en  général,  ¥l\  e:[.  ¥1^  (Mémoires 
d'anthropologie,  1877). 

Proceedings  of  the  Committee  of  science  and  Correspondence  of  the  zoo- 
gical  Societg  of  London.  Part,  i (1830-1831),  p.G6,in-8.(Séance  du  10  mai  1831). 
Cit.  in  Broca,  p.  474. 1.  Geoffroy  Saint-Hilaire,  (Hist.  des  règnes  organiques, 
t.  III,  pp.  172  et  173),  parle  aussi  de  ce  croisement. 


XXI 


8 


1 14  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Voici  dans  quelles  circonstances  le  fondateur  de  la 
Société  d’anthropologie  de  Paris  en  eut  connaissance. 

Au  mois  d’octobre  iSSy,  dans  un  voyage  qu’il  lit  à 
Montauban,  son  ami  M.  Léonce  Bergis,  agronome  distin- 
gué, le  conduisit  à sa  maison  de  campagne  et  lui  fit  voir 
trois  animaux  métis  rapportés  d’Angouléme  depuis  peu  de 
temps  et  qu’il  tenait  de  M.  Roux.  Il  y avait  deux  femelles 
demi-sang  et  un  mâle  ayant  trois  quarts  de  sang  de  liè- 
vre. Les  femelles  s’étaient  déjà  montrées  prolifiques  et 
avaient  mis  bas  dix  petits,  ayant  donc  cinq  huitièmes  du 
lièvre  et  trois  huitièmes  seulement  du  lapin.  Un  de  ces 
petits  fut  apporté  à Paris  par  M.  Broca,  présenté  à la 
Société  de  biologie  et  ensuite,  par  les  soins  de  M.  Vul- 
pian,  élevé  au  Jardin  des  plantes. 

M.  Broca  voulut  alors  se  rendre  à Angoulême  chez 
M.  Roux.  11  visita  minutieusement  son  établissement  et 
fut  bientôt  à même  de  reconnaître  les  métis  des  divers 
degrés.  On  était  au  mois  d’octobre  i85y;  les  léporides 
avaient  déjà  fourni  six  ou  sept  générations  d’hybrides. Plus 
de  mille  sujets  avaient  été  vendus  sur  le  marché  d’ An- 
goulême. 

Deux  ans  plus  tard,  M.  Broca  renouvelait  le  voyage 
d’ Angoulême,  et  constatait  que  l’établissemeMt  de  M.  Roux 
était  toujours  en  pleine  prospérité.  Les  léporides  avaient 
atteint  leur  dixième  génération‘sans  que  la  race  fût  dégé- 
nérée. Les  résultats  constatés  par  M.  Broca  furent  les 
suivants  : 

Les  lapines  domestiques,  couvertes  par  les  bouquins, 
donnaient  de  cinq  à huit  petits  ; rarement  cependant  elles 
atteignaient  ce  dernier  chiffre;  souvent  leurs  portées 
n’étaient  que  de  cinq  ou  six  (i).  Les  animaux  résultant  de 
ce  premier  croisement  ressemblaient  beaucoup  plus  au 
lapin  qu’au  lièvre.  A peine  si  dans  leur  poil  on  aperce- 


(1)  Ceci  montre  que  la  lapine  est  moins  prolifique  avec  le  lièvre  qu’avec 
son  propre  mâle,  tandis  que  le  lièvre  l’est  plus  avec  la  lapine  qu’avec  sa 
femelle.  (Remarque  du  D'  Broca.) 


LA  QUESTION  DU  LÉPORIDE. 


1 ] 5 

vait  une  légère  teinte  de  roux.  On  aurait  pu  lacilement 
les  confondre  avec  les  lapins,  il  fallait  les  considérer 
avec  attention  pour  les  distinguer. 

Ces  hybrides  de  premier  sang,  accouplés  (Uitre  eux, 
produisaient  des  animaux  (gii  leur  ressemblaient  et  qui 
étaient  féconds.  Accouplés  avec  des  lapins,  leurs  petits 
étaient  presque  entièrement  semblables  au  lapin.  Ces  croi- 
sements de  retour  vers  l’espèce  du  lapin,  jugés  sans  utilité 
pratique,  avaient  été  vite  abandonnés. 

Les  léporides  de  second  sang,  issus  de  lièvre  pur  et  de 
femelle  demi-sang,  se  montraient  au  contraire  plus  beaux, 
plus  forts  et  plus  grands  que  les  animaux  d’espèce  pure. 
Cependant  ces  hybrides,  trois  quarts  sang  de  lièvre,  étaient 
loin  de  présenter  les  caractères  du  lièvre  à un  degré  aussi 
élevé  qu’on  aurait  pu  s’y  attendre.  Ils  tenaient,  chose 
bizarre,  par  les  formes  et  les  couleurs,  autant  de  leur 
aïeule  lapine  que  de  leurs  trois  aïeuls  lièvres  ; on  aurait 
pu  volontiers  les  prendre  pour  des  animaux  demi-sang. 

Ces  quarterons  étaient  féconds  entre  eux,  mais  peu  pro- 
lifiques ; aussi  M.  Roux,  préoccupé  uniquement  de  la 
question  économique,  avait-il  eu  l’idée  de  les  croiser 
avec  les  métis  de  premier  sang,  il  obtenait  ainsi  des 
hybrides  ayant  cinq  huitièmes  de  sang  de  lièvre  et  trois 
huitièmes  seulement  de  sang  do  lapin.  Ces  animaux  ont 
été  désignés  par  M.  Broca  sous  le  nom  de  trois-huit ; 
c’était  la  race  que  cultivait  de  préférence  M.  Roux,  celle 
qui  lui  donnait  ses  plus  beaux  bénéfices.  Ces  animaux 
s’élevaient  sans  difficulté,  avaient  même  la  vio  plus  résis- 
tante que  les  lapins.  Leur  pelage  était  d’un  gris  roux, 
intermédiaire  entre  la  couleur  du  lièvre  et  celle  du  lapin  ; 
mais  la  consistance  du  poil  était  comme  chez  le  lièvre. 
Leurs  oreilles  étaient  aussi  longues  que  celles  de  ce  der- 
nier ; seulement,  au  lieu  d’être  parallèles,  l’une  était 
redressée  et  l’autre  pendante.  Ils  avaient  encore  la  tête 
plus  grosse  que  colle  du  lapin,  la  physionomie  plus  éveil- 
lée, plus  craintive.  Les  membres  postérieurs  plus  longs. 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


I l6 

l)res(]iic  aussi  longs  (gic  chez  le  lièvre,  les  membres  anté- 
rieurs plus  longs  d’une  manière  absolue.  Enfin  la  queue 
était  plus  courte  que  chez  le  lièvre,  plus  longue  que  chez 
le  lapin. 

Souvent  on  voyait  paraître  parmi  les  léporides  une 
variété  albinos  et  une  autre  variété  à longs  poils.  M.  Broca, 
lors  de  sa  première  visite,  avait  été  frappé  du  grand  nom- 
br(‘  des  animaux  de  ces  deux  variétés  ; mais,  à la 
seconde  visite,  il  n’en  trouva  plus  qu’un  très  petit  nom- 
br('.  Du  reste,  les  léporides  albinos  considérés  comme 
inférieurs  n’avaient  pas  été  accouplés  ; les  angoras  au 
contraire  l’avaient  été,  quoique  leurs  portées  fussent  peu 
nombreuses. 

'i’ous  h's  léporides,  quels  (|u’ils  fussent,  avaient  la  chair 
semblable  à celle  du  lapin  sauvage  ; les  (piarterons  eux- 
mêmes,  sous  ce  rapport,  étaient  beaucoup  plus  rapprochés 
du  lapin  (pie  du  lièvre  (i). 

Ces  renseignements  sont  tirés  du  grand  mémoire  de 
M.  Broca,  Becherches  sur  Vhijhridité  animale  en  (jéné- 
ral y etc.  (2)  ; nous  les  avons  considérablement  abrégés. 

'Lors  de  son  premier  voyage  à Angoulême,  M.  Broca 
ayant  attiré  l'attention  de  M.  Roux  sur  le  cas  particulier 
des  métis  de  premier  sang  alliés  en  ligne  directe  avec 
leurs  pareils,  celui-ci  lui  avait  répondu  que  ces  alliances 
étaient  fécondes  ; il  le  lui  avait  encore  rappelé  dans  sa 
seconde  visite.  Jamais,  en  mariant  les  métis  des  divers 
sangs,  soit  entre  eux,  soit  avec  les  autres,  il  n’avait 
encore  trouvé  d’exemple  de  stérilité.  Il  résulterait  donc  de 
ces  déclarations  que  le  croisement  du  lièvre  et  du  lapin 
constitue  un  exemple  d'hybridité  en(jénési([iie.  Déclara- 
tion qui  serait  grave,  si  la  permanence  de  caractères  in- 

(1)  M.  Broca  avait  cru  tout  d’abord  que  c’était  le  résultat  de  la  domesticité, 
mais  il  apprit  que  les  lièvres  domestiques  ont  la  chair  presque  aussi  rouge 
que  celle  du  lièvre  sauvage. 

(2)  Paru  d’abord  dans  le  Journal  de  physiologie  du  D’’  Brown-Sequart 
(1858-1860),  puis  réédité  dans  les  Mémoires  d’anthropologie  (1877). 


LA  QUESTION  BU  LEPORIDE, 


117 


terinédiaircs  s’ajoutait  à cette  fécondité,  car  de  tels  faits 
seraient  capables  de  renverser  la  vieille  théorie  de  l’es- 
pèce, fondée,  nous  l’avons  dit,  sur  les  phénomènes  de  r.>- 
production  (1). 

Mais,  en  examinant  de  près  les  expérienci's  d’Ang'ou- 
lême,  nous  ne  voyons  pas  (pie  les  résultats  olitenus  par 
M.  Roux  mènent  à ces  conclusions.  Celui-ci  n’avait  point 
fait  l’essai  de  reléguer  à part  dans  un  endroit  lûen  clos  h'S 
hybrides  demi-sang  obtenus  du  croisement  direct  entre' 
lièvre  et  lapin;  il  n’avait  donc  point  étudié  jiendant  plu- 
sieurs générations  la  fécondité  de  ces  animaux,  c’est-  le 
docteur  Rroca  lui-même  qui  en  l'ait  l’aveu  (2).  L’auraii-il 
fait,  nous  savons  déjà  (|ue  ces  léporides  (demi-lièvre's, 
demi-lapins),  ressemblaient  presepie  exclusivement  au 
lapin,  et  ne  constituaient  }»as  des  êtres  véritablement 
intermédiaires.  Les  qiicnieroH.s  avaient  eu  le  même  sort  ; 
ils  avaient  été  abandonnés,  n’ayant  pas  été  jugés  assez 
féconds. 

Quant  aux  hybrides  de  la  race  trois-huit,  ils  recevaient 
fréquemment,  nous  apprend  encore  le  1)‘'  Broca  dans  son 
nouveau  mémoire  (3),  des  renforts  provenant  du  croise- 
ment des  demi-sang  et  des  quarts  de  lièvre.  De  plus,  ces 
animaux  n’étaient  pas  séquestrés  (4),  et  s’ils  conservaient 
pendant  quchpies  générations  des  caractères  intermé- 
diaires, ce  (|ue  nous  ignorons,  il  est  certain  (jue  huircliair 
était  celle  du  lapin  (5). 

Mais,  faut-il  le  dire,  les  expériences  d’Angoulênu',  à 
tort  ou  à raison,  furent  vivement  contestées.  On  alla 

(1)  L’hybridité  est  eugénêsique  lorsque  les  hybrides  peuvent  se  croiser 
et  engendrer  des  êtres  féconds  indéfiniment. 

(2)  Voy.  Notes  additionnelles  sur  l’hgbridité.  V.  La  question  des  léporides, 
en  1873.  in  Mémoires  d’anthropologie,  t.  III,  Paris  1877,  p.  fiü3. 

(3)  Loc.  cit.,  p.  607. 

(4)  Loc.  cit.,  p.  607. 

(5)  Broca  dit,  en  effet  : tous  les  léporides,  quels  qu’ils  fussent,  avaient  la 
chair  semblable  à celle  du  lapin  sauvage,  ^oy.  Recherches  sur  Vhyhridité, 
2®  part.Dc  Vhyhridité  animale.  IV.Des  léporides  ou  métis  du  lierre  et  dulapin, 
in  Mém.  d’anthropologie,  Paris  1877,  p.  483. 


ii8 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


jusqu'à  accuser  d’imposture  rexpérimentateur,  M.  Roux, 
et,  d('  crédulité  M.  Broca  qui  les  avait  racontées  (i).  Ce 
lut  surtout  dans  le  Journal  (V agriculture  pratique 
(pi'eureni  lieu  les  polémi(pies. 

Auparavant  déjà,  contrairement  à l’assertion  de  M.  Roux 
prétendant  que  chez  ses  sujets  il  ne  s’était  manifesté  aucun 
phénomène  de  retour  (2),  Isidore  Geolfroy  Saint-Hilaire 
avait  déclaré  en  pleine  Société  d’acclimatation  (séance  du 
28  décembre  1860)  que  ces  hybrides  ne  tardaient  pas  à 
rt'produire  le  type  lapin,  si  de  nouveaux  accouplements 
avec  le  lièvre  n’avaient  lieu.  Cette  déclaration  avait  d’au- 
tant plus  de  poids,  fait  remarquer  M.  de  Quatrefages  (3), 
(pie  celui-ci  avait  cru  un  moment  à la  réalité  de  la  race 
hybride  (U  avait  admis  avec  pleine  confiance  les  faits 
attestés  par  M.  Roux  (4). 

Le  fait  de  retour  fut  encore  reconnu  au  Jardin  d’accli- 
matation où  se  trouvaient  deux  léporides,  fils  de  ceux 
qu’avait  élevés  IM.  Roux  (5j.  Un  de  ces  hybrides,  présenté 
aux  memlires  de  la  Société  d'agriculture  et  mangé  par 
eux,  semblait  ne  différer  en  rien  du  lapin  (6).  Cette  expé- 
rience culinaire,  répétée  à Paris  sur  un  des  léporides  que 


(l)  Voy.  loc.  cit.  III.  Lettre  à M.  Barrai,  p.  593  des  Mémoires  d’anthropo- 
logie. 

(:2)  Voy.  Revue  des  cours  scientifiques,  années  186S-18G9,  p.  117  et  Ernest 
Faivre:  La  rariabilité  des  esqjcces  et  ses  limites, Y's.rïs,  1868,  p.  140. 

(Z)  Ch.  Danvin  et  ses qjrécurseurs  français,  ^diV  W.  de  Quatrefages,  Paris, 
1870,  pp.  2.54  et  255. 

(4)  Voici  ses  propres  paroles  ; “ Le  trois-huit  n'est  pas  seulement  apte  à 
se  reproduire  : il  est  fécond.  Sa  femelle  fait  cinq  ou  six  petits  par  portée. 
Ajués  avoir  allaité  trois  semaines,  elle  peut  recevoir  de  nouveau  le  mâle;  et 
l’on  obtient  “ sans  difficulté  six  portées  par  an  „.  Si  bien  que  le  moment  ne 
semble  pas  éloigné  où  une  véritable  race  hybride  sera  issue  de  deux  ani- 
maux dont  les  naturalistes  ont  dit  si  longtemps  et  redisent  encore  : Leur 
accouplement  même  est  impossible.  , Il  faut  dire  que  ces  détails  sont  extraits 
d’une  note  due  à l’obligeance  de  M.  Broca,  et  qu’ils  ne  furent  nullement  véri- 
fiés par  1.  G.  Saint-Hilaire  {Ilist.  nat.  des  règnes  organiques,  t.  III  ,p.  223,  éd. 
cit.). 

(5)  Bulletin  de  la  Société  d’acclimatation.  Note  sur  les  lapins-lièvres,  par 
M.  Jean  Reynaud.  (Séance  du  12  décembre  1864)  Cit.  par  M.  de  Quatrefages. 

(6)  Ch.  Darivin  et  ses  précurseurs  français,  éd.  cit.,  p.  255. 


LA  QUESTION  DU  LEPORIDE.  1 IQ 

M.  Roux  envoyait  au  marché,  donna  lieu  à la  même 
appréciation  (i). 

Cependant  tout  le  monde  ne  jugeait  point  les  faits  de 
la  même  manière.  En  i863,  l’un  des  rédacteurs  du 
Journal  (V agriculture,  pratique,  M.  E.  Gayot,  qui  avait  lu 
le  mémoire  du  D*'  Rroca  et  avait  trouvé  suffisamment 
authentiques  les  faits  qui  y étaient  rapportés  (2),  prit  la 
parole  pour  confirmer  en  tous  points  le  mémoire  du  doc- 
teur, écrit  quelques  années  auparavant.  Aussitôt  le 
!)'■  Pigneaux  émit  les  doutes  les  plus  sérieux  sur  ces 
assertions  et  conseilla  même  de  regarder  l’existence  des 
léporides  de  M.  Roux  comme  essentiellement  prohléma- 
tique  (3).  M.  Gayot,  attaqué  et  devenu  lui-même  hésitant, 
en  appela  à la  loyauté  de  M.  Roux  et  mit  son  honneur  en 
cause  pour  obtenir  une  réponse.  M.  Roux  lui  répondit  que 
son  article  ne  contenait  que  la  vérité,  et  demanda  même 
qu’on  vînt  chez  lui  visiter  son  établissement.  On  verra, 
disait-il,  des  léporides  mâles  et  femelles  de  divers  degrés 
de  sang,  et  on  pourra  constater  que  la  race  hybride  créée 
en  1847  (on  était  alors  en  juillet  i863)  continue  <à  se 
reproduire  et  à s’améliorer  avec  le  temps.  La  question  de 
permanence  est  un  fait  accompli.  « Il  est  douloureux  pour 
moi,  ajoutait  M.  Roux,  de  me  voir  injurié  et  calomnié  à 
l’occasion  d’un  fait  sur  lequel  j’appelle  les  investigations 
de  tous  les  hommes  de  bonne  foi,  et  qu’ont  pu  vérifier 
chaque  jour  les  nombreux  visiteurs  des  Badines  (4). 

En  même  temps  M.  Broca,  interrogé  par  M.  Barrai, 
directeur  du  journal,  pour  savoir  s’il  maintenait  toujours 
ses  premières  assertions,  écrivait  le  3o  juillet  une  lettre 
où  il  revenait  rapidement  sur  les  faits  qui  avaient  été 
exposés  auparavant  dans  son  Mémoire  sur  Vhybridité,  et 
disait  en  terminant  que,  l’assertion  de  M.  Roux  étant  en 


(1)  Ib.,  p.  256  (en  note). 

(2)  Lettre  à M.  Barrai,  in  Mém.  d’anthropologie,  éd.  cit.,  p.  593. 

(3)  Journal  d’agriculture  pratique,  année  1863,  p.  15. 

(4)  Journal  d' agriculture  pratique,  année  1863,  p.  154. 


120 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


parfaite  liarmonie  avec  l’ensemble  des  faits  connus  sur  les 
croisements  des  espèces,  on  ne  pouvait  invoquer  contre 
lui  aucune  fin  de  non-recevoir  dans  l’ordre  scientificpie  (i). 

Le  1)''  J.  Pigneaux,  l’ardenrcontradicteur,  ne  fut  point 
pour  cela  converti.  11  fit  paraître  une  nouvelle  lettre  oii  il 
examinait  et  appréciait  les  preuves  alléguées  à l’appui  de 
l’existence  si  contestée  des  léporides,  preuves  graves  par 
la  forme,  mais  légères  par  le  fond.  Il  montrait  que  l’auto- 
rité du  dire  de  M.  Broca  était  radicalement  nulle  pour  le 
fait  du  léporide  et,  par  la  même  raison,  celle  de  M.  Gayot, 
qui  avait  suivi  sans  les  contrôler  les  errements  de  ce 
savant  et  déclinait  toute  responsabilité.  Du  reste,  les 
incrédules  fourmillaient,  paraît-il,  dans  la  localité. 

On  voit  qu’à  cette  époque  plusieurs  ne  cro^mient  même 
pas  à l’existence  du  léporide. 

Depuis  lors,  les  choses  ont  bien  changé,  et  on  ne 
ne  saurait  nier  aujourd’hui  le  mélange  réellement  fécond 
du  lièvre  et  du  lapin,  comme  vingt  exemples,  que  nous 
mettrons  tout  à l’heure  sous  les  yeux  du  lecteur,  le  prou- 
veront clairement.  Toutefois  les  expériences  de  M.  Roux 
(dont  l’établissement  depuis  longtemps  n’existe  plus)  ne 
paraissent  pas,  à cause  des  contestations  auxquelles  elles 
ont  donné  lieu,  appelées  à jouer  un  rôle  bien  sérieux  dans 
la  science.  A en  croire  certains  auteurs,  elles  ont  été  exa- 
gérées dans  leurs  résultats  (2).  Nous  ne  nous  y arrête- 
rons donc  pas  davantage,  et  nous  passerons  aux  expé- 
riences de  M.  E.  Gayot,  qui  se  placent  immédiatement 
après  celles  de  M.  Roux. 

AI.  Gayot  reçut  en  1867  une  lettre  de  M.  Thomas, 
greffier  du  tribunal  de  commerce  de  Saint-Dizier  (Haute- 
Marne),  l’informant  qu’un  jeune  lièvre,  élevé  chez  lui,  ayant 
sailli  une  lapine,  celle-ci  lui  avait  donné,  en  deux  portées 

(1)  Lettre  à M.  Barrai,  in  Mém.  d'anthropologie,  éd.  cit.,  pp.  593  et  suiv. 

(2)  Yoy.  Ernest  Faivre,  professeur  à la  Faculté  des  sciences  de  Lyon  : La 
variabilité  des  espèces  et  ses  limites,  Paris,  Germer-Baillière,  1868,  pp.  140  et 
141.  Voy.  aussi  le  Rapport  de  M.  Sanson.  Annales  des  sciences  naturelles, 
t.  XV  (Zoologie). 


LA  QUESTION  DU  LÉPORIDE. 


121 


clifFércntes,  seize  petits  ; puis,  le  même  lièvre  avait  fécondé, 
cinq  autres  lapines  (i).  Depuis  ^longtemps  M.  Gayot  se 
préoccupait  de  la  question  du  léporide,il  avait  même  lon- 
guement consulté  M.Broca  sur  les  procédés  à suivre  pour 
reprendre  et  mener  à bonne  fin  les  expériences  d’Angou- 
lême  (2).  Il  se  rendit  donc  à Saint-Dizier,  chez  M.Tliomas, 
et  fut  témoin  de  raccouplement  de  son  lièvre  avec  une 
lapine,  accouplement  qui  se  renouvela  deux  fois  devant  lui 
et  devant  (piatre  témoins  (3).  Convaincu  désormais  de  la 
possibilité  du  mélange  fécond  du  lièvre  et  du  lapin,  il  entre- 
prit lui-même  des  expériences  de  ce  genre  et,  après  bien 
des  essais  infructueux,  il  obtint  le  16  avril  1868,  dans  sa 
pro})riété  de  Bretigny-sur-Orge,  un  accouplement  entre 
une  lapine  de  couleur  bbinche  et  un  jeune  lièvre.  Le 
17  mai  suivant,  cette  femelle  mettait  bas  sept  petits. 
Pendant  sa  gestation  une  cinquantaine  d’autres  lapines 
avaient  été  présentées  au  lièvre,  (quatre  seulement 
avaient  été  fécondées.  En  1869,  M.  Gayot  obtenait 
la  quatrième  génération  do  ses  léporides  demi-sang 
toujours  croisés  entre  eux.  D’après  les  renseignements 
donnés  par  lui,  dans  le  Journal  d'agriculture  pratique, 
aucune  trace  d’altération,  ni  pliysique  ni  physiologique, 
n’était  constatée  ; les  produits  conservaient  leurs  carac- 
tères intermédiaires  (4). 

En  1873,  M.  Gayot  écrivait  à M.  Broca  qu’il  était 
arrivé  à la  dixième  génération,  que  ses  léporides  conti- 
nuaient à prospérer  et  conservaient  encore  tous  les  carac- 
tères des  léporides  de  première  génération  (5).  Enfin, 

(1)  (Cosmos)  Revue  politique  et  sociale.  série,  XIV®  année,  n®  du  20  no- 
vembre 1867. 

(2)  Voy.  Notes  additionnelles  sur  Vhyhridité,  in  mém.  d’anthropologie,  éd. 
cit.,  p.  605. 

(3)  Cosmos,  n“  cit. 

(4)  Rapport  de  M.  Sanson.  Annales  des  sciences  naturelles,  (Zoologie)  5® 
série,  t.  XV.Paris  1871  et  1872. 

(5)  Notes  additionnelles  sur  Vlvjhridité,  in  Mém.  d’anthropologie,  éd.  cit., 
p.  607. — V.  La  question  des  léporides  en  1873. 


122  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

l’année  dernière  (i),  M.  Gayot  a bien  voulu  nous  faire 
savoir  que  la  cinquantième  génération  avait  été  dépassée 
et  qu’il  ne  comptait  plus.  - Mes  hybrides,  nous  disait-il, 
restent  indéfiniment  féconds  et  ne  varient  pas.  » 

Quels  sont  ces  hybrides?  Ont-ils  trois  quarts  de  sang 
de  lièvre  ou  cinq  huitièmes  comme  ceux  de  M.  Roux? 
M.  Gayot  est  muet  à ce  sujet,  mais  tout  fait  supposer  que 
ce  sont  des  demi-sang;  car,  dans  une  précédente  lettre (2), 
l’honorable  membre  de  la  Société  d’agriculture  nous 
informait  qu’il  ne  lui  avait  été  donné  de  poursuivre  et  de 
surveiller  que  la  production  toujours  active  et  réussie 
du  léporide  moitié  lièvre  et  moitié  lapin  « . 

Très  certainement  il  ne  nous  viendrait  pas  à la  pensée 
de  contester  en  quoi  que  ce  soit  les  assertions  de  celui  qui 
fut,  en  1870,  lauréat  de  la  Société  d’acclimatation  de 
France,  présisément  pour  sa  race  de  léporides  s’entrete- 
nant par  elle-même  (3)., 

Cependant  nous  croyons  devoir  faire  remarquer  que, 
dans  la  séance  du  i5  février  1872  de  la  Société  d’anthro- 
pologie de  Paris,  M.  Sanson,  le  professeur  bien  connu, 
avait  présenté  deux  crânes  d’animaux  demi-sang  de 
M.  Gayot,  arrivés  à leur  sixième  génération,  et,  ayant 
placé  à côté  de  ces  crânes  hybrides  le  crâne  d’un  lièvre  de 
la  Beauce,  puis  celui  d’un  lapin  de  choux,,  avait  conclu  de 
cette  étude  comparative,  que  les  léporides  de  la  sixième 
génération  n’étaient  plus  que  des  lapins  (4). 

On  sait  que  M.  Sanson  avait  fait  une  étude  très 
sérieuse  et  très  développée  des  léporides  de  M.  Gayot, 
lesquels  se  partageaient  alors  en  deux  races  bien  distinc- 

(1)  :29  août  1885. 

(2)  21  août  1885. 

(3) Voy.  Ch.  Darwin  et  ses  précurseurs  français,  éà.  ill.,  p.  257  (en  note). 

(4)  Voy.M.  de  Quatrefages  op.  cit.  Nous  devons  dire  que  l’opinion  de  M.San- 
son  ne  fut  pas  absolument  partagée,  du  moins  par  un  des  membres  présents, 
M.  Daily. 

On  trouva  du  reste  que  les  faits  n’étaient  pas  assez  nombreux  pour  tirer 
une  conclusion.  (Voy.  le  compte  rendu  de  la  séance.) 


LA  QUESTION  DU  LÉPORIDE. 


123 


tes  : le  léjporide  ordinaire  et  le  lêporide  à longiie  soie.  Il 
résultait  de  cette  étude  craniologique  que,  des  deux  races 
de  métis  obtenues  par  Mdlrayot,  l’une  était  absolument  iden- 
tique au  lapin  par  tous  ses  caractères  spécitiques,  l’autre 
se  rapprocliait  du  lièvre  sans  y être  complètcmienl  arri- 
vée, mais  moins  par  la  forme  de  son  cor])s  que  par  ses 
attributs  extérieurs.  L'auteur  n’hésitait  pas  à comdure 
que  les  léporides  ordinaires  avaient  déjà  accompli  leur 
retour  à l’espèce  lapin,  tandis  (pu'  les  léporides  à lonp'ue 
soie  étaient  en  voie  de  retour  vers  le  ty])e  lièvre.  Les 
sujets  étudiés  étaient  de  quatrième  génération.  Href,  ces 
expériences  ne  permettaicmt  pas  d’admettre  la  réalité  du 
lêporide  en  tant  qu’espèce  zoologique.  [Ann.  des  .'^eiences 
naturelles,  1871-1872.) 

Il  nous  faut  encore  rappeler  (pie,  dès  1868,  M.  (layot 
avait  présenté  à la  Société  d’agriculture  (séance  du  1 1 
mars),  un  lêporide  qui,  après  un  exanaui  des  plus  minu- 
tieux, dit  M.  de  Quatr<dag('s  (1),  avait  été  trouvé  complète- 
ment semblable  à un  lapin  pur  sang.  Et  ce  lapin  était 
issu  d’une  femelle  demi-sang  et  d’un  lièvre  pur  ; il  avait 
donc  trois  ({uarts  de  sang  de  lièvre  (2). 

Pendant  que  nous  rédigions  ces  notes,  nous  ajiprenions 
qu’un  propriétaire  de  la  Loire-Inférieure,  M.  ]).,  du  châ- 
teau de  Sucé,  continuait  précisément  l’élevagn  du  lêporide 
Eugène  Gayot,  avec  ses  reproducteurs,  ses  conseils 

(1)  Bevtip  des  cours  scioitifiques,  année  18C8-1869,  p.  li!8. 

(2)  C’est  M.  Florent  Prévost,  aide-naturaliste  au  Muséum  depuis  50  ans, qui 
fut  consulté  ; sa  longue  pratique  lui  donnant  une  grande  autorité  dans  la 
question.  Voici  quel  a été  son  témoignage  (rapporté  par  M.  de  Quatrefages, 
R. DES  G. S ) : “ On  a bien  voulu  me  demander  mon  avis  sur  les  caractères  que 
l’on  pouvait  retrouver  comme  appartenant  au  lièvre  ; car  ce  produit  res- 
semblait à un  vrai  lapin.  J’ai  trouvé  de  l’analogie  dans  la  couleur  des  mem- 
bres postérieurs  et  dans  celles  du  feutre  du  corps...  Occupé  de  cette  intéres- 
sante question,  j’ai  quitté  de  bonne  heure  la  Société  pour  aller  tout  de  suite 
dans  plusieurs  marchés  et  chez  quelques  personnes  examiner  tous  les  lapins 
morts  ou  vivants  que  j’ai  rencontrés,  pour  les  comparer  à celui  qui  occupait 
l’intérêt  de  la  Société...  Sur  le  grand  nombre  des  individus  que  j’ai  observés, 
8 ou  10  avaient  les  mêmes  caractères  que  j’avais  remarqués  sur  celui  auquel 
je  venais  de  le  comparer  (le  lêporide),  et  cependant  ce  n’étaient  que  des 
lapins  domestiques.  , 


124 


REVUE  DES  QUESTIO^"S  SCIENTIFIQUES. 


personnels  et  ses  ouvrages  . Aussi  avons-nous  saisi  cette 
occasion  pour  avoir  des  renseigiicuicnts  complémentaires. 
— M.  1).  nous  a fait  savoir  cpi’il  était  arrivé  à la  soixante- 
douzième  génération  ! que  le  léporide  Eugène  Gayot  était 
une  race  parfaitement  fixée,  « quelle  se  reproduisait  par 
elle-même  et  que  tous  les  léporides  - se  reproduisent 
exactement  pareils.  » 

Etonné  du  fait,  nous  sommes  retourné  aux  informations 
et,  après  avoir  échangé  diverses  lettres  avec  M.  L).,nous 
avons  acquis  la  certitude  que  ces  animaux  n’avaient  subi 
aucun  mélange  ; car,  depuis  qu'il  les  possède,  il  n’a 
jamais  eu  ni  lièvres,  ni  lapins,  les  léporides  ont  donc 
toujours  été  croisés  entre  eux;  du  reste,  ajoutait  M.  1)., 

leur  faire  subir  n’importe  quelle  mésalliance  serait  à 
leur  préjudice.  >’  Aussi,  en  présence  de  ces  affirmations, 
n’avons-jious  pas  hésité  à faire  venir,  non  sans  peine  et  à 
prix  d’argent,  un  de  ces  fameux  hybrides  de  soixante- 
douzième  génération. 

Voici  l'impression  qu’il  a causée.  Le  poil  était  roux,  par 
conséquent  pouvant  passer  comme  intermédiaire  entre  la 
couleur  du  lapin  et  la  couleur  du  lièvre  ; la  tête  avait 
peut-être,  par  sa  conformation  extérieure,  quelque  analo- 
gie avec  celle  du  lièvre,  mais  les  deux  pattes  de  devant, 
courtes  comme  celles  de  derrière,  étaient  alisolumcnt  sem- 
blables <à  celles  du  lapin.  Les  oreilles  n’étaient  point  lon- 
gues eomme  chez  les  léporides  5/8  de  M.  Roux;  elles 
étaient  parallèles  et  redressées.  Le  poids  et  la  taille 
n’avaient  rien  d’extraordinaire  ; il  est  vrai  que  l’animal 
envoyé  n’avait  pas  encore  acquis  toute  sa  croissance. 
Quant  à la  chair,  elle  ne  différait  point  do  celle  du  lapin, 
ni  par  la  couleur,  ni  par  le  goût,  sauf  un  peu  plus  de 
fumet,  ce  qui  tenait  probablement  à la  manière  dont  cet 
animal  avait  été  élevé  (i).  Bref,  s’il  eût  été  annoncé  sous 


(l)Les  léporides  de  M.  D.  ne  paraissent  pas  habiter,  comme  nos  lapins 
domestiques,  des  clapiers  renfermés  et  peu  spacieux,  souvent  malsains,  mais 
au  contraire  d’assez  vastes  enclos  bien  aérés. 


LA  QUESTION  DU  LEPÜRIDE. 


125 


le  nom  de  lapin,  nous  sommes  convaincu  qu’aucune  objec- 
tion n’auraii  été  faite  ; on  voit  en  effet  tous  les  jours  sur 
les  marchés  des  lapins  de  couleur  rousse  <pii  n’ont  aucune 
origine  Iqybride. 

La  question  du  léporide  peut-elle  donc  passer  pour  chose 
jugée?  Nous  ne  venons  pas  absolument  le  prétendre. 
Parmi  les  renseignements  (pii  nous  sont  parvenus,  (piel- 
ques-uns  assurent  la  fécondité  sans  dégénérescence  de  la 
race  léporide.  Par  exemple,  M.  IL,  des  Ardennes,  (pii 
possède  des  léporides  provenant  de  rétablissement 
patronné  par  M.  Gayot  (i),  les(piels  n’ont  subi  aucun 
mélange  depuis  leur  arrivée  chez  lui  ?•,  nous  a informé 
que  la  chair  de  ces  animau.x  est  plus  rouge  (pio  celle  du 
lapin  ; « c('  n’est  point  cett('  viande  blanche  que  l’on  con- 
naît, c’est  une  viande  qui,  peu  de  tenqis  api'ès  la  mort  de 
l’animal,  prend  pres([ue  Ions  les  tons  noiràires  de  la  chair 
du  lièvre.  ^ Les  jeunes  de  ces  léporides  sortent  du  nid 
dès  leur  naissance  et  courent  dans  leur  cabane,  ce  ([ui 
n’arrive  jamais  aux  lapereaux.  Le  nid  n’est  point  non  ])lus 
enfoncé  comme  celui  des  lapins,  il  est  posé  à la  surface 
de  la  liüère.  Un  jeune  amateur  du  Nord,  M.  C.,  nous  dit 
encore  qu’il  ne  s’est  point  aperepu,  chez  les  (piarterons 
qu’il  est  arrivé  à produire,  d’un  retour  soit  au  type  lapin, 
soit  au  type  lit'vre. 

Malheureusement  ces  (Exemples  sont  rares  et  lU'.  datent 
pas  de  loin;  ainsi,  M.  IL  ne  parait,  posséder  ses  léporides 
que  depuis  deux  ans,  et  M.  C.  est  arrivé  tout  au  })lus  à 
quehpies  générations,  ayant  été  obligé  de  suspendre 
momentanément  son  élevage.  Luis  ils  sont  contredits  par 
une  masse  de  faits  attestant  le  retour  au  type  lapin.  Nous 
venons  de  voir  ce  retour  chez  les  ainmaux  de  MM.  Roux, 
Gayot  et  1).,  de  Sucé;  un  habitant  de  GhAteau-Gontier, 

(1)  Où  se  trouve  cet  établissemeut  ? Nous  l’ignorons  ; car,  ayant  demandé 
à M.  H.  de  bien  vouloir  nous  1 indiquer,  celui-ci  n’a  pu  satisfaire  notre  curio- 
sité. Toutefois  ces  animaux  sont  munis  d’un  certificat  attestant  leur  origine. 
M.  H.  possède  l’attestation  du  mandataire  de  M.  Gayot. 


12Ô 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


qui  a chez  lui  des  léporides  descendant  d’un  couple  acheté 
il  y a seulement  trois  ans  au  Jardin  d’acclimatation  de 
Paris,  nous  dit  qu’ils  tendent  évidemment  à se  rapprocher 
du  lapin.  Il  faudrait,  remarque-t-il,  leur  infuser  de  nouveau 
du  sang  de  lièvre.  D’après  ce  qu’il  a cru  reconnaître,  les 
léporides  tendent  à dégénérer  en  lapins  dès  la  deuxième 
ou  troisième  génération.  Ces  hybrides  lui  avaient  été 
vendus  comme  quarterons,  ce  qu’il  n’a  pu  vérifier. 

■ M.  F.,  régisseur  d’un  château  dans  le  Gers,  possède 
actuellement  des  léporides  en  train  de  faire  retour  au 
type  lapin;  aussi  se  propose-t-il  de  les  croiser  avec  un 
lièvre  pur  sang.  Un  autre  éleveur  nous  dit  exactement  la 
meme  chose  : si  les  léporides  se  reproduisent  bien,  ils 
tendent  toujours  à revenir  au  lapin. 

Un  garde  éleveur,  en  ce  moment  dans  l’Eure  et  qui  a 
htit  beaucoup  d’élevage  lorsqu’il  habitait  les  Ardennes, 
prétend  qu'il  n’a  jamais  pu  fixer  la  race;  sauf  quelques 
exceptions, les  léporides  retournent  au  lapin,  lorsqu’il 
s’agit  des  descendants  d’hybrides  demi-sang  ayant  été  cou- 
verts par  des  lièvres  pur  sang,  M.  C.,  de  Thénezay,  qui 
depuis  quatre  ans  a étudié  avec  intérêt  la  question  du  lépo- 
ride  et  a tenté  diverses  expériences  à ce  sujet,  après  nous 
avoir  écrit  que  les  demi-sang  produisent  parfaitement 
entre  eux,  nous  dit  cependant  que,  pour  obtenir  des  pro- 
duits se  rapprochant  le  plus  possible  du  lièvre,  il  est 
obligé  de  croiser  les  femelles  demi-sang  avec  un  bouquin, 
et  qu’il  a soin  de  choisir  celles  qui  ressemblent  le  plus  au 
lièvre.  C’est  reconnaître  implicitement  les  caractères  domi- 
nants du  type  lapin. 

Un  propriétaire  du  Cher  nous  informe  encore  que  les 
caractères  du  lièvre  s’effacent  promptement;  quand  on 
continue  de  les  croiser  entre  eux  ils  reviennent  au  lapin. 
Le  gérant  d’un  château  de  l’Ailier  nous  écrit  qu’il  a chez 
lui  des  quarterons  et  des  demi-sang  qui  se  reproduisent 
inter  se,  mais  il  faut  toujours  tondre  au  lièvre  par  la 
femelle,  afin  de  conserver  le  caractère  et  le  goût  du  lièvre. 


LA  QUESTION  DU  LÉPORIDE. 


127 


Ses  demi-sang  ressemblent'  plutôt  au  lapin,  leur  mère, 
qu’au  lièvre.  Enfin  un  amateur  de  Castres  (Tarn),  qui  a 
eu  chez  lui  des  léporides  venant  de  la  Société  d’acclima- 
tation de  Paris,  nous  informe  que  ces  animaux  n’avaient 
rien  du  lièvre  et  ressemblaient  à des  lapins  pur  sang.  Ils 
n’étaient,  ajoute-t-il,  léporides  que  de  nom.  Nous  pour- 
rions en  dire  autant  d’un  couple  réellement  demi-sang  que 
nous  avons  acheté  au  garde  éleveur  mentionné  plus  haut. 
Lorsque  ces  animaux  nous  furent  })résentés,  nous  crûmes 
avoir  été  trompé;  mais,  après  informations  prises  auprès 
de  personnes  qui  connaissaient  le  vendeur,  il  nous  a été 
assiu’é  que  celui-ci  était  tout  <à  fait  incapable  d’avoir  com- 
mis la  fraude  que  nous  soupçonnions,  et  par  conséquent 
les  deux  hybrides  reçus  provenaient  bien  d’un  lièvre  male 
uni  à une  femelle  lapin  (1).  Ces  animaux  nous  ont  donné 
cet  été  six  petits,  dont  deux  sont  marqués  au  front  d’une 
étoile  blanche,  un  autre  est  tout  noir.  Ces  caractères  affir- 
ment de  nouveau  le  retour  des  léporides  au  type  lapin. 

Le  retour  au  type  lapin  est  donc  généralement  reconnu, 
que  ces  animaux  soient  des  demi-sang  ou  même  des  quar- 
terons. Aux  deux  exemples  que  nous  avons  signalés,  et 
dont  un  est  sans  portée  puisque  le  nombre  des  généra- 
tions obtenues  paraît  très  restreint,  nous  n’avons  à ajou- 
ter que  quelques  autres  faits  recueillis  dans  la  Côte-d’Or, 
les  Deux-Sèvres  et  Saône-et-Loire.  D’après  M.  L.,  de 
Meursault,  dans  les  portées  de  ses  demi-sang,  provenant 
originairement  du  lièvre  (mâle)  et  du  lapin  (femelle),  les 
jeunes  ressemblent  tantôt  plus  au  lièvre,  tantôt  plus  au 
lapin,  assertion  confirmée  par  M.  C.,  deTliénezay,  pour  les 
trois-quarts  ; mais  les  expériences  de  ce  dernier  paraissent 
très  récentes.  D’après  un  aviculteur  d’Autun,  qui  pos- 
sède des  léporides  demi-sang,  descendant  d’une  lapine  et 
d’un  bouquin,  les  sujets  ressemblent  plus  au  lièvre  qu’au 
lapin.  Les  petits  sont  également  plus  vifs  cpie  les  lapins, 

(1)  Cette  femelle  lapin  était  moitié  lapin  de  garenne  et  moitié  lapin 
argenté. 


128 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


naissent  avec  un  poil  très  tin,'  et  y voient  plus  tôt.  Cepen- 
dant les  mères  les  recouvrent  de  poils  à leur  naissance.  Du 
reste,  n’ayant  pas  attaché  une  grande  importance  aux 
léporides  et  ne  les  ayant  pas  soignés  lui-méme  continuel- 
lement, il  ne  peut  affirmer  cpuls  ont  toujours  vécu  seuls; 
puis  il  n’est  encore  arrivé  (pi’à  la  troisième  ou  (piatrième 
génération.  Nous  pourrions  ajouter  cpi’une  personne  du 
Pas-de-Calais  nous  a parlé  do  l’accouplement  d’un  lépo- 
ride  femelle  demi-sang  avec  un  léporide  mâle  trois-quarts 
ayant  donné  naissance  à des  cinq-huit  ressemblant  au 
lièvre.  Nous  aurions  peut-être  encore  à citer  un  ou  deux 
exemples  de  léporides  demi-sang  ressemblant  tantôt  au 
lièvre,  tantôt  au  lapin,  mais  il  s’agit  d’animaux  de  pre- 
mière génération.  Iæ  retour  au  type  lajiin  paraît  donc  être 
la  règle  générale,  et  prouve  ainsi  que  la  race  léporide  n’a 
pu  encore  être  fixée.  Les  éleveurs,  ceux  du  moins  que 
nous  avons  consultés,  n’ont  pu  réussir  à la  maintenir; 
nous  ne  savons  môme  pas  s’ils  ont  pu,  malgré  les  infu- 
sions de  sang  renouvelées,  obtenir  des  individus  franche- 
ment intermédiaires.  Par  contre,  la  fécondité  de  ces 
mêmes  hylirides  est  attestée  positivement.  Nous  l’avons 
vue  souvent  mentionnée  dans  les  exemples  que  nous  avons 
cités,  et  nous  en  aurons  de  nouvelles  preuves  dans  les 
fiiits  suivants  ; 

11  y a quatre  ans,  M.  Faure,  président  du  comice  agri- 
cole de  Brioude,  écrivait  à M.  le  président  de  la  Société 
d’acclimatation  qu’il  possédait  encore  la  descendance 
des  léporides  provenus  du  Jardin  d’acclimatation  (i). 
Nous  avons  écrit  cette  année  à M.  Faure,  et  nous 
avons  reçu  la  confirmation  do  ce  fait.  Toutefois , 
dans  ces  dernières  années,  il  avait  échangé  un  cou- 
ple à la  Société  pour  renouveler  le  sang  de  ses  animaux. 
— M'"®la  de  B.  nous  écrit  qu’une  paire  de  léporides, 
qui  lui  a été  otferte  par  un  ami,  lui  a donné  quantité  de 

(I)  Voy.  Bulletin  de  la  Société procès-verbal  de  la  séance  du 
20  mars  1882,  p.  225. 


LA  QUESTION  DU  LÉPORIDE. 


129 


produits,  tous  vigoureux  et  beaux.  Elle  a gardé  parmi  ces 
petits  trois  femelles  et  un  mâle  qui  continuent  à repro- 
duire entre  eux  et  donnent  de  nombreuses  nichées,  qui 
toutes  viennent  à bien.  En  ce  moment,  les  petits  qu’elle 
possède  sont  de  troisième  génération  (1). 

M'"®  C.,  de  Nîmes,  a aussi  des  léporides  trois-quarts 
qui  sont  très  prolifiques  et  donnent  des  portées  de  six  à 
huit  petits  venant  tous  à bien.  Elle  ajoute  que  ces  ani- 
maux sont  fort  rustiques  ; ils  sont  de  couleur  rousse  par- 
faitement unie.  M.  C.,  des  Deux-Sèvres,  nous  informe 
encore  que  les  demi-sang  produisent  parfaitement  entre 
eux. 

Un  autre  propriétaire  de  la  Côte-d’Or,  qui  possède  des 
demi-sang  provenant  d’autres  léporides,  nous  dit  la  même 
chose.  Mêmes  assertions  venues  de  la  Charente,  les  lépo- 
rides demi-sang  sont  féconds  entre  eux  ; la  femelle  dans 
ses  portées  produit  quatre  ou  cinq  petits.  Enfin  M.  L., 
d’Autun,  nous  assure  que  ses  léporides,  moitié  lièvres, 
moitié  lapins,  se  sont  toujours  bien  reproduits, et  M“®  O., 
du  Rhône,  nous  fait  savoir  quelle  est  arrivée  à la  cin- 
quième ou  sixième  génération  (2). 

Deux  faits  seulement  à relever  contre  cette  fécondité. 
Le  directeur  d’un  dépôt  d’étalons,  qui  a eu  en  cheptel  des 
léporides  provenant  de  la  Société  d’acclimatation,  n’a  pu 
obtenir  en  deux  ans  que  deux  portées  de  petits,  si  délicats 
que  tous  sont  morts  avant  d’avoir  atteint  l’âge  adulte.  Un 
propriétaire  du  Cher  n’a  pu  rien  obtenir  d’un  couple  de 
léporides  reçu  de  chez  M.  Gayot  il  y a vingt  ans  (3). 

La  fécondité  que  nous  avons  constatée  presque  partout 
n’est  point  telle  cependant  que  le  léporide  puisse  être  con- 

(1)  de  B.  ignore  si  le  couple  qu’elle  avait  reçu  provenait  du  croise- 
ment du  bouquin  et  de  la  lapine  ou  si  c’était  le  contraire,  mais  elle  sait  par- 
faitement qu’il  était  demi-sang. 

(2)  Cependant  ses  léporides  ont  été  croisés  avec  un  autre  léporide  dont 
l’origine  est  inconnue. 

(3)  Le  croisement  seul  du  mâle  avec  une  lapine  pur-sang  donna  un  indi- 
vidu du  sexe  femelle. 


XXI 


9 


i3o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


sidéré  coiiime  un  animal  domesti([uc  de  haute  valeur.  La 
portée  commerciale  de  cet  hybride  paraît  au  moins  avoir 
été  exagérée. 

Tel  <pii  avait  entrepris  cet  élevage  dans  une  pensée 
de  lucre  l’a  vite  abandonné,  voyant  qu'il  n’en  pouvait  rien 
tirer.  Le  directeur  d’un  établissement  agricole  de  l’Oise, 
(pli  a tout  cessé,  nous  en  faisait  la  confession  dernière- 
ment ; il  serait  facile  de  citer  d’autres  exemples  (pie  nous 
avons  recueillis.  Mais  l’importance  commerciale  du  lépo- 
ride  n’est  pas  à envisager  ici;  seule,  la  question  physiolo- 
gique est  à examiner.  Or,_la  fécondité  illimitée  du  lépo- 
ride  est  assurée  et,  que  ces  animaux  soient  des  demi-sang, 
des  trois-quarts  ou  des  cinq-huit,  ils  se  montrent  toujours 
(U  en  tout  temps  prolihcptes.  Reste  le  caractère  de  perma- 
nence (pii  n’a  pu  encore  être  élal)li.  Arrivera-t-on  un 
jour  par  une  sélectioif  bien  ordonnée  à la  maintenir?  il  est 
permis  d’en  douter  après  tous  les  essais  (pie  l’on  a tentés 
depuis  trente  ans  et  (pii 'sont  jus(pi’ici  restés  infructueux. 
Cependant,  à en  croire  deux  éleveurs  qui  nous  envoient 
des  renseignements  complémentaires  pendant  que  nous 
écrivons  ces  lignes,  il  suffirait  pour  empêcher  le  retour 
au  type  lapin  de  n’accoupler  jamais  ensemble  les  produits 
d’une  même  portée,  et  de  les  unir  aux  descendants  d’un 
autre  couple  ; avec  ces  précautions  la  dégénérescence  ne 
.s'opère  pas,  et  les  races  demi-sang  et  trois-quarts  se  main- 
tiennent avec  leurs  caractères.  ^Malheureusement  le  pre- 
mier de  ces  éleveurs  n’a  point  encore  dépassé  la  troisième 
génération  ; quant  au  second,  nous  ignorons  absolument 
h'  nomlire  des  générations  obtenues  par  ce  procédé.  Nous 
lui  avons  écrit  trois  lettres  successives  auxquelles  il  a bien 
voulu  répondre;  mais, sur  la  question  qui  nous  intéresse  en 
ce  moment,  il  s’est  toujours  renfermé  dans  le  plus  complet 
silence.  Nous  en  ignorons  la  Cause  ; en  ce  genre  d’affir- 
mations les  faits  sont  cependant  nécessaires,  d’autant  plus 
(pie  la  méthode  enseignée  est  peu  pratiquable  chez  la 
plupart  des  éleveurs.  Aussi  ne  pouvons-nous,  au  moins 


LA  QUESTION  DU  LÉPORIDE. 


l3l 


jusqu’à  nouvel  ordre,  prendre  en  considération  les  asser- 
tions de  nos  deux  derniers  correspondants  et,  sans  nier 
l’efficacité  de  leur  méthode,  nous  devons  nécessairement 
attendre  quelle  soit  confirmée  par  l’expérience. 

Il  résulte  donc  de  tous  les  exemples  authentiques  que 
nous  avons  cités  en  grand  nombre,  que  l’iiybride,  ap[>elé 
léporide,  ne  constitue  pas  en  ce  moment  une  race  durable, 
c’est-à-dire  une  nouvelle  espèce.  Les  premiers  faits  favo- 
rables à sa  fécondité  illimitée  sans  retour  au  type  lapin 
ont  été,  nous  l’avons  vu,  vivement  contestés;  les  autres 
fiiits  plus  récents,  favorables  également  à cette  fécondité 
sans  dégénérescence,  sont  sans  portée,  puisque  les  géné- 
rations ol)tenues  sont  fort  peu  nombreuses  ; les  autres 
exemples,  au  contraire,  et  ce  sont  les  plus  nombreux, 
sans  nier  la  fécondité,  prouvent  unanimement  le  retour  au 
type  lapin.  Du  reste,  il  vient  de  s’engager  au  sein  do  la 
Société  d’acclimatation  de  Paris,  une  discussion  qu’il  est 
à propos  de  rapporter  ici  et  qui  montrera  si  nos  réserves 
sont  justifiées. 

On  se  rappelle  que  cette  Société,  en  1870,  avait  décerné 
un  prix  à M.  E.  Oayot,  pour  sa  race  de  léporides  s’entre- 
tenant par  elle-même.  Or,  dans  la  séance  du  10  décembre 
dernier,  P'®  section,  la  discussion  ayant  été  mise  sur 
les  léporides,  et  un  membre,  M.  Joly,  ayant  demandé 
à prendre  connaissance  du  rapport  fait  sur  le  mémoire  do 
M.  Oayot  récompensé,  de  l’avis  unanime  on  trouva  ({uo 
les  preuves  y faisaient  défaut,  mais  non  les  affirmations; 
plusieurs  do  ces  dernières  parurent  mémo  très  embrouil- 
lées (1). 

A une  séance  suivante,  celle  du  5 janvier,  après  avoir 
entendu  diverses  communications  tendant  à démontrer 
que  le  léporide,  en  tant  que  race  hybride,  n’a  jamais  existé, 
la  section  à V unanimité,  pensant  elle-même  que  l’existence 
des  léporides  reste  des  plus  douteuses,  a décidé  de  recom- 
mencer les  expériences. 


(1)  Procès-verbaux,  Bulletin  de  janvier  1886,  p.  56. 


i32  revue  des  questions  scientifiques. 

Dans  cette  séance,  M.  A.  Geoffroy  Saint-Hilaire,  direc- 
teur du  Jardin  zoologique  d’acclimatation,  avait  déclaré 
que  les  animaux  qualifiés  léporides  existant  dans  le  Jar- 
din offraient  l’aspect  du  lapin,  que  les  femelles  donnaient 
le  jour  à des  petits  nus  et  aveugles  comme  ceux  des 
lapins  ordinaires,  et  que  rien  n’autorisait  à croire  que 
cette  race  fût  issue  de  l’accouplement  des  espèces  lièvre 
et  lapin. 

Nous  ne  venons  pas  insinuer  par  là  que  l’origine  des 
léporides,  dont  nous  avons  parlé,  soit  aussi  douteuse; 
nous  croyons,  au  contraire,  quelle  est  parfaitement  éta- 
blie dans  la  plupart  des  cas.  Nous  avons  été  nous-même 
aux  renseignements  et,  nous  pouvons  le  dire,  de  crainte 
d’enregistrer  des  erreurs,  nous  avons  multiplié  nos 
demandes  près  des  éleveurs  et  des  amateurs,  nous  les 
avons  précisées  d’une  manière  rigoureuse.  Nous  nous 
étions  vite  aperçu  que  ces  précautions  étaient  utiles,  par- 
ticulièrement pour  connaître  la  répartition  des  sangs.  Ces 
messieurs,  en  effet,  bien  plus  préoccupés  de  la  question 
économique  que  du  problème  physiologique,  n’attachent 
aucune  importance  à l’origine  plus  ou  moins  pure  des 
produits  qu’ils  cultivent,  l’ignorent  assez  souvent  et  n’hé- 
sitent point,  s’ils  y trouvent  quelque  avantage,  à croiser 
leurs  hybrides  avec  des  animaux  d’espèce  pure  ou  de  sang 
mélangé.  En  sorte  que  le  sang  des  deux  espèces  lièvre  et 
lapin  se  trouve  très  inégalement  réparti.  Mais  ce  qui 
rend  surtout  difficile  l’examen  des  documents,  c’est  le  peu 
de  précision  et  le  manque  de  clarté  qui  y régnent.  C’est 
souvent  une  confusion  inextricable,  dont  on  ne  peut  sortir 
qu’à  l’aide  de  nouveaux  renseignements  ; encore  la  tâche 
devient-elle  quelquefois  impossible,  car  les  dénominations 
de  pur  sang,  de  demi-sang  et  de  trois-quarts  sang,  cepen- 
dant si  claires,  sont  quelquefois  données,  par  erreur  ou 
par  ignorance,  à des  sujets  dont  le  sang  est  tout  autre- 
ment réparti. 

Quoi  qu’il  en  soit,  voici  les  remarques  auxquelles 
ont  donné  lieu  les  faits  que  nous  avons  recueillis. 


LA  QUESTION  DU  LÉPORIDE. 


l33 


Nous  avons  constaté  les  croisements  directs  des  deux 
espèces  pures,  donnant  les  produits  appelés  demi-sang,  et 
les  unions  fécondes  de  ceux-ci  entre  eux;  puis,  le  mélange 
de  ces  hybrides  demi-sang  avec  l’une  ou  l’autre  des  espèces 
pures,  produisant  les  animaux  appelés  quarterons,  c’est- 
à-dire  ayant  trois  quarts  de  sang  d’une  espèce  et  un  quart 
seulement  de  l’autre  ; enfin,  le  mélange  de  ces  derniers 
avec  des  individus  demi-sang,  donnant  naissance  à des 
hybrides  ayant  trois  huitièmes  du  sang  d’une  espèce  et 
cinq  huitièmes  de  l’autre.  Deux  exemples  de  croisement 
entre  quarterons  et  des  animaux  d’espèce  pure  nous  ont 
bien  été  indiqués,  mais  ce  n’était  encore  qu’à  l’état  de 
projet.  Nous  avons  aussi  recueilli  l’exemple  d’un  accou- 
plement d’un  léporide  cinq-huitièmes  avec  un  léporide 
demi-sang  ayant  donné  des  neuf-seizièmes.  Tels  sont  les 
mélanges  que  nous  avons  pu  vérifier  ; il  en  existe  certai- 
nement d’autres,  puisque  quantité  d’éleveurs,  nous  l’avons 
dit,  achètent  des  sujets  sans  s’inquiéter  de  la  répartition 
des  sangs  et  les  accouplent  de  nouveau  avec  des  hybrides 
dont  ils  ignorent  également  l’origine.  Dans  ces  cas,  toute 
vérification  devient  impossible. 

Ce  sont  les  croisements  entre  espèces  pures  et  les  croi- 
sements entre  demi-sang  et  pur  sang  qui  nous  ont  paru  le 
plus  usités.  Sur  quarante-quatre  exemples  d’hybridation 
entre  lièvres  et  lapins  que  nous  avons  recueillis,  trois 
seulement  étaient  des  cinq-huit;  les  quarante  et  un  autres 
se  répartissaient  ainsi  : vingt  et  un  demi-sang,  dix-neuf 
trois-quarts  et  un  neuf-seizièmes  (i). 

Les  croisements  entre  espèces  pures  ont  lieu  presque 
toujours  entre  lièvres  mâles  et  lapins  femelles  ; il  est  très 
rare  qu’ils  s’opèrent  en  sens  inverse.  Nous  n’en  avons 


(1)  Il  ne  faudrait  pas  inférer  de  là  que  l’hybridité  bilatérale  est  impossible. 
Nous  ne  le  pensons  nullement  et  nous  sommes  porté  à croire  que  la  semence 
du  mâle  lapin  s’adapterait  tout  aussi  bien  aux  ovules  de  la  hase  que  la 
semence  du  lièvre  aux  ovules  de  la  lapine.  Seulement,  à l’état  de  captivité,  la 
hase  se  met  peut-être  plus  difficilement  en  chaleur  que  le  lièvre  ne  se  met  en 
rut. 


i34  revue  des  questions  scientifiques. 

trouvé  que  deux  ou  trois  exemples,  encore  très  probléma- 
tiques ; car  presque  tous  les  éleveurs  qui  ont  tenté  l’accou- 
plement de  la  hase  et  du  lapin  n’ont  pu  y réussir,  tandis 
que  nous  pourrions  citer  un  grand  nombre  de  croisements 
entre  lièvres  mâles  et  lapins  femelles.  Nous  les  avons 
constatés  dans  le  Nord,  Saône-et-Loire,  les  Vosges, 
l’Yonne,  la  Loire-Inférieure,  l’Hérault,  le  Cher,  le  Tarn, 
l’Oise,  la  Seine,  la  Vendée  et  le  Pas-de-Calais. 

Dans  les  croisements  entre  léporides  demi-sang  et 
sujets  d’espèce  pure,  c’est  presque  toujours  le  lièvre  qui 
est  employé  et  non  le  lapin.  Sur  dix-neuf  exemples  de 
léporides  trois-quarts  que  nous  avons  recueillis,  nous 
avons  pu  reconnaître  l’origine  de  neuf  de  ces  hybrides  : 
un  seul  avait  eu  pour  père  un  étalon  do  l’espèce  lapin,  les 
huit  autres  étaient  fils  de  lièvres  et  de  léporides  demi- 
sang. 

Nous  avons  bien  eu  connaissance  du  croisement  de 
deux  léporides  avec  deux  femelles  lapin  ; mais  on  ignorait 
la  répartition  des  sangs  des  espèces  pures  dans  ces  deux 
hybrides  ; ils  no  peuvent  donc  être  enregistrés  et  faire 
compte. 

Nous  avons  encore  remarqué  que  le  sexe  dos  lièvres 
que  l’on  emploie  pour  obtenir  des  quarterons  est  le  sexe 
mâle;  en  sorte  que  le  lièvre  sert  toujours  d’étalon,  tandis 
que  le  léporido  demi-sang  remplit  le  rôle  do  femelle. 

Dans  les  croisements  entre  léporides  trois  quarts  et 
demi-sang,  qui  donnent  les  animaux  appelés  trois-huit, 
nous  ne  savons  si  c’est  le  sang  du  lièvre  qui  domine  ou 
au  contraire  le  sang  du  lapin.  Meme  observation  pour  le 
croisement  du  cinq-huit  avec  le  demi-sang. 

Léporides  à l’état  sauvage.  — Nous  ne  pouvons  ter- 
miner cette  étude  sans  parler  des  léporides  que  l’on  a cru 
rencontrer  à l’état  sauvage. 

« Me  trouvant  en  Afrique  en  i85i,  comme  élève  ingé- 
nieur des  ponts  et  chaussées,  dit  M.  de  Ponton  d’Amo- 


LA  QUESTION  DU  LÉPORIDE. 


l35 


court,  devenu  plus  tard  ingénieur  au  iMans,  j’eus  l’occasion 
de  tuer,  dans  un  ravin  boisé  près  do  Mustapha  supérieur, 
un  lièvre  dont  l’aspect  m’avait  paru  singulier  (juand  je 
l’ajustai.  Je  reconnus  en  etfet  que,  si  le  pelage  général 
était  celui  du  lièvre,  la  queue,  les  doux  pattes  d’un  niénu' 
côté  et  l’œil  du  côté  opposé  rappelaient  plutôt  le  lapin  ; 
quant  à la  chair,  elle  n’était  ]>as  précisément  celle  du 
lièvre  ou  du  lapin  ni  par  le  goût,  ni  par  la  couleur  (i), 

« Le  baron  de  (xleichen,  dans  sa  iJisscrfation  sur  hi 
génération,  rapporte  d’après  un  témoin  oculaire  (|U(3  la 
génération  des  métis  provenant  do  l’accouplement  des 
hases  et  des  lapins  sauvages  est  un  fait  généralemein 
connu  à Hochnig,  canton  de  la  Prusse  polonaise  (2).  •’ 

Samuel  Morton  publie  une  observation  du  révérend 
John  Rachman.  Celui-ci  a possédé  la  dé})Ouille  de  deux 
animaux  sauvages  appartenant  au  genre  Lepiis,  sembla- 
bles entre  eux,  mais  différant  de  toutes  les  espèces  con- 
nues. “ Après  avoir  pensé  d’abord  qu’il  s’agissait  d’une 
espèce  nouvelle,  il  s’arrêta  à l’idée  que  ces  deux  individus 
étaient  dj3S  hybrides  résultant  du  croisement  du  lapin 
gris  d’Amérique  (Lepus  si/lvaticns)  et  du  lièvre  des  marais 
(Lepus  paliistris.)  ^ Ceci  n’était,  bien  entendu,  (pi’une 
hypothèse  (3). 

Enfin,  d’après  M.  N.  Nicklès  (4),  il  existe  en  Alsac*' 
dans  la  vallée  du  Rhin  (à  l’état  domesti([ue,  pensons- 
nous)  une  race  do  lapins  appelés  llasen-Kaninchen  (lièvres- 
lapins,)  qui  ressemblent  beaucoup  aux  figures  que  l’on  a 
données  des  léporides  ; on  en  trouve  mémo  qui  ont  une 
des  oreilles  pendantes  comme  ces  derniers.  Cet  animal 
no  creuse  pas  do  terriers  ; il  se  contente  d’une  excava- 
tion dans  le  sol  pour  y mettre  ses  petits.  11  devient  plus 

(1)  Voy.  Journal  d’agriculture  gn-atique,  année  18G3,  p.  68. 

(2)  Nouveau  Dict.  d'hisf.  natur.  nppliqiiée  aux  arts  : Paris  1817,  in-4", 
t.  XVI,  p.  589,  art.  Lièvre  ; cité  par  Broca.  Mvm.  d’anthropologie,  éd.  cit., 
p.  473. 

(3)  Broca.  Mém.  sur  l’hghridité,  in  Mém.  D’ANTHaoPOLOciE,  éd.  cit.,  p.  475. 

(4)  Journ.  d'agricult. pratique,  année  1863,  t.  II,  pp.  67,  68, 69. 


l36  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

fort  que  le  lapin  ordinaire,  et  sa  chair  est  trouvée  meil- 
leure. Lorsque  l’on  demande  aux  campagnards  d’où 
viennent  ces  lapins,  ils  répondent  que  c’est  sans  doute 
une  race  obtenue  par  le  croisement  du  lièvre  et  du  lapin, 
comme  le  nom  l’indique.  Mais  jamais,  de  mémoired’homme, 
personne  n’a  fait  ce  croisement.  Aussi  M.  Nicklès  regarde 
simplement  cet  animal  comme  un  intermédiaire  entre  les 
deux  espèces.  11  rappelle  qu’il  existe  en  Sibérie  un  lapin 
(LepiiS  tolaï,  Gmel)  qui,  d’après  Cuvier  (Règne  animal,  I, 
p.  211),  « tient  une  sorte  de  milieu  entre  le  lièvre  et  le 
lapin  pour  les  proportions,  et  surpasse  quelquefois  le  pre- 
mier par  sa  taille.  Sans  faire  de  terriers  il  se  réfugie  dans 
les  fentes  de  rochers  et  autres  cavités.  « Du  reste,  la  race 
de  ces  lapins  d’Alsace  existe  à Paris.  Ces  faits  sont  peu 
importants,  à peine  méritent-ils  une  mention. 


André  Suchetet. 


LA  NON-INIVEHSALITÉ  DU  DÉLLGE 


RÉPONSE  AUX  OBJECTIONS. 


Le  R.  P.  Brucker  a fait  paraître,  dans  les  numéros  de 
juillet  et  d’octobre  1886  de  cette  Revue  (1),  une  impor- 
tante étude  sur  l’ouvrage  de  M.  Motais,  Le  Déluge 
hiblique  (2). 

Tandis  que  M.  l’abbé  Vigoureux  renonce  aujourd’hui  à 
dire  qu’admettre  la  non-universalité  du  déluge  quant  aux 
hommes,  c’est  foire  « un  pas  de  trop  » (3)  ; tandis  qu’aujour- 
d’hui  il  énumère  dans  une  môme  phrase,  avec  la  lignée  de 
Caïn  dont  il  no  dit  pas  le  sort,  celle  de  Seth  qui  périt 
dans  le  déluge  ^ (4)  ; le  R.  P.  Brucker  se  contente  de 
souscrire  aux  conclusions  de  M.  Motais  contre  « l’univer- 
salité absolue  j’,  et  se  déclare  partisan  do  l’imiversalitô 


(1)  L’ Universalité  du  Déluge,  par  le  R.  P.  J.  Brucker,  S.  J.,  Revue  des  ques- 
tions SCIENTIFIQUES. 

(2)  Le  Déluge  biblique,  devant  la  Foi,  l’Écriture  et  la  Science,  par  M.  Motais, 
prêtre  de  l’Oratoire  de  Rennes,  professeur  d’Ecriture  sainte  et  d’hébreu  au 
grand  séminaire;  — Paris  1885,  Berche  et  Tralin. 

(3)  Manuel  biblique,  5®  édition,  1. 1,  p.  508.  Comparer  avec  les  éditions  pré- 
cédentes. 

(4)  Étude  critique  sur  V authenticité  du  Pentateuque,  dans  la  Revue  des 
QUESTIONS  HISTORIQUES,  avril  1886,  p.  364. 


i38 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


restreinte  aux  hommes  Il  repousse  la  thèse  do  la 
non-uuiversalité  ” au  nom  du  texte  biblique,  de  la  tradi- 
tion catholique  et  de  la  science.  Ses  arguments  ne  sont 
pas  de  nature  à nous  faire  abandonner  l’opinion  émise 
par  le  regretté  et  savant  exégète  ; mais  nous  devons  con- 
stater, avec  l’iin  des  défenseurs  do  l’hypothèse  de  la  non- 
nnivey'saUté,  que  « en  combattant  les  partisans  de  cette 
opinion,  le  docte  religieux  le  fait  avec  une  élévation  de 
vues,  une  courtoisie  et  un  esprit  do  justice  pour  les  per- 
sonnes, auxquels  nous  ne  voulons  pas  tarder  plus  long- 
temps à rendre  hommage  ” (i). 

Nous  nous  etforcerons  de  l’imiter  en  examinant  ses 
arguments. 


I 

LA  BIBLE  ET  l’uNI  VERS  ALITÉ  ABSOLUE. 


Le  R.  P.  Brucker  veut  établir  sur  le  texte  même  de  la 
Genèse  l’hypothèse  de  V universalité  du  déluge  restreinte 
aiix  hommes. 

Voici  d’ailleurs  ce  qu’on  pourrait  appeler  sa  profession 
de  foi. 

« Nous  admettons,  avec  la  plupart  des  exégètes  et 


(1)  Jean  d'Eslienne,  Revue  du  monde  catholique,  sept.  1886,  p.  508.  Le 
même  écrivain  ajoute  dans  la  livraison  de  décembre,  p.  574  : “ Une  discussion, 
de  part  et  d’autre,  aussi  empreinte  d’une  éclatante  sincérité  que  de  l’urbanité 
la  plus  parfaite,  ne  peut  que  profiter,  quelle  qu’en  soit  l’issue,  à la  cause  de  la 
vérité.  Elle  repose  et  rassérène  l’esprit,  d’ailleurs,  affadi  et  énervé  par  les 
pauvretés  et  les  arguties  que  des  écrivains,  d’un  talent  moins  éminent  et  d’une 
plume  moins  élevée  assurément  que  la  plume  et  le  talent  du  R.  P.  Brucker, 
n’ont  cessé  jusqu’à  ces  derniers  temps  de  servir  à ta  simplicité  de  leurs  lec- 
teurs. , C’est  uniquement  à ces  pauvres  adversaires  qui  se  rapportent, 
croyons-nous,  les  lignes  suivantes  d’une  savante  revue,  faisant  l’éloge  de 
M.  Motais  : “ Constatons  que  ses  adversaires,  très  prudents  pendant  sa  vie, 
l’attaquent  violemment  depuis  qu’il  n’est  plus.  „ 


LA  NON-UNI  VERS  ALITÉ  DU  DÉLUGE. 


189 

des  apologistes  contemporains,  cpic  les  textes  bibliques 
VLohligent,  ni  à étendre  l’inondation  diluvienne  au  globe 
tout  entier,  ni  cà  envelopper  tous  les  êtres  vivants  dans  la 
destruction  quelle  a causée  ; mais  qu’ils  nous  imposent  de 
croire,  que  le  déluge  a atteint  toutes  les  parties  de  la  terre 
alors  habitées  par  l’espèce  humaine,  de  façon  à détruire 
tous  les  hommes  et  tous  les  animaux  qui  vivaient  qjrès 
d’eux  (1).  „ 

M.  Motais  avait  reproché  à ce  système  d’avoir  deux 
poids  et  deux  mesures  » (2).  En  effet,  d’après  les  partisans 
de  runiversalité  restreinte. 

Toute  la  terre,  cela  signifierait  non  la  terre  entière,  mais 
seulement  une  partie  de  la  terre; 

Tous  les  animaux,  cela  signitierait  non  tous  les  animaux 
qui  existent,  mais  les  animaux  d’une  partie  de  la  terre  ; 

Tous  les  hommes,  cela  signifierait  non  une  partie  des 
hommes,  mais  tous  les  hommes  qui  existent. 

En  résumé  toid,  dans  le  même  récit,  devrait  s’entendre 
une  fois  de  la  totalité  et  deux  fois  de  la  partie. 

L’illogisme  est  frappant,  nous  semble-t-il.  Le  R.  P. 
Brucker  ne  le  croit  pas  : les  critiques  sévères  « de 
M.  Motais  contre  l’opinion  qu’il  soutient  ne  lui  paraissent 
pas  fondées.  Une  étude  approfondie  du  texte  biblique 
devient  dès  lors  nécessaire  ; c’est  d’ailleurs  le  moyen  pro- 
posé par  le  savant  jésuite. 

Nous  lui  opposons  la  proposition  suivante  : 

Les  textes  bibliques  de  la  narration  du  déluge,  considé- 
rés uniquement  en  eux-mêmes,  c’est-à-dire  en  dehors  do 
toute  préoccupation  scientifique  ou  autre,  obligeraient  à 
étendre  l’inondation  diluvienne  à la  terre  entière, ai  consé- 
quemment imposeraient  de  croire  à la  destruction  totale  des 
hommes  et  des  animaux  qui  existaient  à cette  époque  sur 
toute  la  terre. 


(1)  Art.  de  juillet,  p.  126. 

(2)  Cf.  Déluge  biblique,  pp.  78-79. 


140  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

N’est-ce  pas  ainsi  qu’on  a toujours  compris  le  récit 
biblique,  avant  que  diverses  considérations  scientifiques 
ne  vinssent  faire  soupçonner  des  restrictions,  relatives 
d’abord  à la  terre  et  aux  animaux,  puis  aux  hommes? 

Pourquoi  donc,  sous  prétexte  de  ne  pas  compromettre 
la  Bible,  violenter  ses  expressions  pour  lui  faire  tenir  le 
langage  de  la  science?  Ne  doit-on  pas  plutôt  prendre  le 
sens  naturel  des  textes  de  la  Bible  et  les  affirmations 
légitimes  de  la  science  et  chercher  comment  concilier  l’une 
avec  l’autre?  C’est  ce  qu’a  fait  M.  Motais  et  c’est  ce  que 
nous  voudrions  rappeler  ici. 

Prenons  le  récit  biblique  du  déluge  et  soumettons  à 
l’examen  les  expressions  : toute  la  terre,  tous  les  hommes, 
tous  les  animaux.  — Par  quelle  expression  commencer? 
Première  difficulté.  Le  R.  P.  Brucker  a choisi  « toute  la 
terre  » ; puis,  sans  grande  forme  de  procès,  il  a appliqué 
à ces  termes  le  sens  de  “ partie  habitée  de  la  terre  , c’est- 
à-dire  qu’il  s’est  donné  raison.  Il  est  vrai  qu’il  reproche  à 
M.  Motais  d’avoir  suivi  la  même  voie  (1). 

Pour  éviter  un  semblable  reproche  nous  prendrons  un 
autre  chemin.  Hommes,  animaux,  terr e : tel  est  l’ordre  que 
nous  adoptons,  et  non  sans  cause.  Le  R.  P.  Brucker 
rappelle,  en  effet,  que  la  terre  a été  ravagée  à cause  des 
hommes.  Il  convient  donc  d’établir  d’abord  si  le  texte 
parle  de  tous  les  hommes,  afin  de  déterminer  ensuite  si 
toute  la  teï're  ou  ime  partie  seulement  a été  inondée.  Si, 
après  “ les  hommes  »,  nous  faisons  comparaître  “ les 
animaux  »,  c’est  que  les  uns  et  les  autres  sont  souvent 
compris  sous  la  dénomination  commune  : toute  chair. 

I.  — “ Les  hommes  »,  « tous  les  hommes  »,  « toute 
chair  ».  D’après  le  R.  P.  Brucker,  dans  le  récit  biblique, 
ces  expressions  désignent  tous  les  hommes  existants.  « Il 
n’y  a pas  l’ombre  d’une  restriction  à la  généralité  de  ces 


(1)  Art.  de  juillet,  pp.  129,  130. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  I4I 

formules,  clans  toute  la  relation  du  déluge,  Cela  ne  fait 
pas  pour  nous  le  moindre  doute. 

Le  savant  jésuite  veut  donner  à cette  opinion  un  appui 
scientifique,  tiré  du  mot  hébreu  traduit  par  « hommes  ” , 
dans  toute  la  narration  du  cataclysme.  C’est  le  moiha  âdâm 
{âdâm  avec  l’article,  l’homme).  Moïse,  nous  dit-il,  l’a  déjà 
employé  fréquemment  dans  les  chapitres  précédents  ; « il 
n’y  désigne  jamais  que  le  premier  homme,  Yhomme  par 
excellence,  ou  l’espèce  humaine  tout  entière...  Après  nos 
chapitres  vi-viii  (déluge),  il  ne  représente  plus  que  cette 
signification  universelle,  partout  où  le  contexte  ne  le  res- 
treint pas  expressénmit  à la  désignation  soit  d’un  individu 
déterminé,  soit  do  la  totalité  des  hommes  d’un  pays  éga- 
lement déterminé  (i).  » Si  l’on  prouvait,  par  le  plan  de  la 
Genèse,  qu’il-  ne  s’agit  dans  les  chapitres  vi-viii  que  « de 
1&.  totalité  des  hommes  d’un  pays  déterminé  »,  ({ue  devien- 
drait cet  argument  fondé  sur  un  mot?  Mais  n’oublions  pas 
que  nous  sommes  en  face  du  texte  et  que  nos  regards  ne 
doivent  pas  se  porter  ailleurs  : laissons  donc  pour  le 
moment  le  plan  do  la  Genèse. Cependant,  dans  le  seul  cha- 
pitre VI,  n’est-on  pas  forcé  de  donner  deux  sens  différents 
au  mot  hâ’âdâm  ? Au  verset  premier  nous  lisons  : ^ Alors 
que  l'homme  (hdâdâm)  commençait  à se  multiplier. . . » ; 
et  au  verset  suivant  : « Les  fils  de  Dieu  (hCiélohim)  virent 
les  filles  de  V homme  (Jm  âdâm) .. . » Le  R.  P.  Brucker  ne 
peut  pas  attribuer  au  sens  du  hâ'âdâm  du  second  verset 
la  même  étendue  qu’à  celui  du  premier,  à moins  de  voir 
des  anges  dans  les  Benê-hâ'élohim.h\n^\  il  ne  nous  semble 
pas  possible  d’asseoir  sur  ce  mot  une  démonstration. 

Bien  autrement  fortes  sont  les  raisons  tirées  de  la  com- 
paraison avec  le  récit  do  la  création,  en  dehors  du  mot 
hâ’âdâm  qui,  nous  venons  de  le  montrer,  est  indifférent. 
Au  chapitre  vi,  7,  Dieu  dit  ; « J’exterminerai  l’homme  que 
j’ai  créé  de  la  surface  de  la  terre,  depuis  l’homme  jusqu’au 


(1)  Ibid.,  p.  130. 


142 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


jusqu’aux  reptiles  et  jusqu’aux  oiseaux  des  cieux...r>  ; 
et  au  chapitre  i,  26,  Dieu  dit  : Faisons  l’homme  à notre 
image...  qu’il  domine  sur  les  poissons  de  la  mer,  sur  les 
oiseaux  des  deux,  sur  le  bétail  et  sur  tout  reptile. . . » C’est  la 
même  généralité.  Mais  il  n’est  pas  inutile  de  noter  dès 
maintenant  que  cette  généralité  s’étend  également  aux 
animaux. 

Nous  reconnaissons,  en  hn  de  compte,  avec  le 
R.  P.  Brucker  que,  d’après  le  texte  seul,  tous  les  hommes 
auraient  péri  dans  le  déluge. 

II.  — - Tous  les  animaux.  Le  R.  P.  Brucker  refuse 
de  voir  dans  le  récit  biblique  la  destruction  de  tous  les 
animaux,  alors  qu’il  déclare  le  contraire  pour  les  hommes. 
Nous  venons  de  noter,  en  comparant  le  récit  de  la  créa- 
tion des  êtres  vivants  avec  le  récit  de  leur  destruction, 
que  les  termes  sont  aussi  généraux  pour  les  animaux  que 
pour  l’homme.  Dieu  se  repent  d’avoir  fait  non  seulement 
riiomme,  mais  encore  les  quadrupèdes,  les  reptiles  et  les 
oiseaux  du  ciel  ; et  c’est  la  destruction  totale  des  uns  et 
des  autres  que  le  texte  proclame. 

CRielles  raisons  apporte-t-on  pour  restreindre  l’expres- 
sion - tous  les  animaux  ] Celle-ci,  entre  autres,  que 

partout  où  les  animaux  sont  mentionnés  à part, l’auteur 
sacré  y ajoute  la  circonstance  sur  la  terre  Or,  d’après 
le  R.  P.  Brucker,  cette  circonstance  est  restrictive  et 
signitie  une  partie  delà  /erre  déterminée  (i). 

Nous  n’admettons  pas  cette  restriction  ; nous  prétendons 
même  que  l’expression  ^ sur  la  terre  prise  à la  lettre, 
désigne  la  terre  entière. 

Qu'on  se  transporte  de  nouveau  au  premier  chapitre  de 
la  Oenèse,  et  qu’on  écoute  Dieu  soumettant  tous  les  ani- 
maux sortis  de  sa  main,  au  pouvoir  du  roi  de  la  création 

(1)  Le  R.  P.  Brucker,  dit  “ la  terre  habitée  par  les  hommes  „ -,  car  il 
suppose  prouvé  qu’il  ne  s'agit  pas  dans  le  texte  biblique  de  toute  la  terre. 
Nous  sommes  donc  obligé  de  traduire  son  expression  par  une  autre  équi- 
valente “ une  partie  de  la  terre  déterminée  Cf.  art.  de  juillet,  p.  132. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


143 

qu’il  vient  de  faire  à son  image  : ^ Qu’il  domine  sur  les 
poissons  do  la  mer,  et  sur  les  oiseaux  du  ciel,  et  sur 
le  bétail  et  sur  tous  les  animaux  sauvages  et  sur  tous 
les  reptiles  qui  se  meuvent  sur  la  terre  (al  haaretz).  » 
i-.  Dominez  sur  les  poissons  de  la  mer,  et  sur  les  oiseaux 
du  ciel,  et  sur  tous  les  animaux  qui  se  meuvent  sur  la 
terre  (al  haaretz)  r,  (ij.  Oserait-on  dire  (pi’ici  l’expression 
« sur  la  terre  (al  haaretz)  implique  une  restriction?  qu’il 
s’agit  des  animaux  iX une  partie  de  la  terre,  et  non  de  ceux 
(pli  peuplent  toutes  les  parties  de  la  terre? 

Or  ces  expressions  mêmes  se  retrouvent  dans  la  narra- 
tion diluvienne  ; - Et  toute  chair  (pii  se  mouvait  sur  la 
terre  (al  haaretz)  expira  : oiseaux,  bétail,  animaux  sau- 
vages, tous  les  reptiles  (pii  rampent  sur  la  terre  (al 
hffûretz),  tous  les  liommes.  ?»  (Gen.  vu,  21.)  (2). 

Loin  de  faire  supposer  une  restriction,  la  circonstance 

sur  la  terre  ainsi  (pi’il  ressort  du  parallélisme,  attes- 
terait donc  plut(’)t  runiversollc  submersion  du  globe  et  do 
tout  ce  qu’il  contient. 

Ainsi,  à ne  considérer  (pie  le  texte  en  lui-même,  on 
serait  contraint  d’admettre  la  destruction  de  tous  les 
animaux  répandus  sur  toute  la  terre,  à la  seule  exception 
de  ceux  que  contenait  l’arche  et  des  animaux  aquati(pies. 

Mais  (piels  étaient  ces  animaux  renfermés  dans  l’arche? 
Nouvelle  question  à étudi(U’. 

Sur  ce  point  le  R.  P.  Brucker  montre  l’arbitraire  de 
l’école  (pi’il  représente.  A l’entendre,  il  faut  restreindre  le 
plus  possible  le  nond)re  des  animaux  paiapiés  dans  l’arche; 
il  faut  se  contenter  des  - animaux  utiles  à riiommc  et 
même  d’un  choix  des  espt'ces  de  ce  genre  (3).  Pourquoi 
ces  restrictions  extrêmes  \ A cause  des  grandes  difticultés 
(pf offre  la  présence  de  tous  les  représentants  des  êtres 


(1)  Gen.,  2C),  28. 

(2)  Le  verset  22  n’est  pas  moins  e.xpiessif  : “ En  un  mot  périt  tout  ce  qui 
avait  en  soi  le  souffle  de  la  vie,  tout  ce  qui  était  sur  le  sec  (hà’ràbâh).  „ 

(3j  Art.  de  juillet,  pp.  133,  134. 


144  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

vivants  clans  l’arche;  à cause,  laisse-t-on  encore  entendre, 
des  « miracles  inutiles  » c[ue  tout  cela  supposerait.  Mais 
le  savant  jésuite  oublie  cpie  c’est  à un  examen  du  texte 
qu’il  a convié  ses  lecteurs  et  non  à l’examen  des  difficultés. 
Ce  dernier  point  sera  traité  en  son  temps  ; pour  le  moment 
la  question  qui  se  pose  est  celle-ci  : Que  dit  le  texte 
biblicpie? 

A le  lire,  on  se  croirait  encore  en  présence  du  récit  de 
la  création  des  animaux.  Voici  qu’entrent  dans  l’arche 
deux  par  deux,  tout  être  vivant  selon  son  espèce,  tout 
bétail  selon  son  espèce,  tout  reptile  se  mouvant  sur  la 
terre  selon  son  espèce,  tout  être  emplumé,  tout  être  ailé  : 
ils  entrent  avec  Noé  dans  l’arche  deux  par  deux,  de  toute 
chair  en  qui  est  le  souffle  de  vie  r>  (i).  Le  texte  est  formel  : 
avec  Noé  se  trouvent  les  représentants  de  tous  les  êtres 
vivants  dont  la  création  est  indiquée  au  premier  chapitre 
de  la  Genèse,  toujours  en  exceptant  les  animaux  aqua- 
tiques. Inutile  d’insister. 

III.  L’expression  importante  est  « la  terre  »,  toute  la 
terre  ».  Pour  le  R.  P.  Brucker,  « la  terre  » dans  la  nar- 
ration diluvienne,  ne  signifierait  qu’une  partie  de  la  terre. 
Est-ce  sur  le  texte  que  le  savant  jésuite  bâtit  son  argu- 
ment? Il  l’a  essayé,  mais  sans  succès.  « Dans  les  trois 
chapitres  de  la  Genèse  (vi-viii)  qui  nous  occupent,  on 
constate  d’abord  qu’à  s’en  tenir  au  contexte  grammatical 
et  immédiatement  voisin,  il  n’y  a pas  un  seul  endroit  où 
la  signification  la  plus  étendue  (du  mot  terre)  soit  évidem- 
ment commandée  » (2).  D’exemple,  point!  De  notre  côté, 
nous  osons  prétendre,  sans  craindre  la  contradiction, 
qu’à  s’en  tenir  « au  contexte  grammatical  et  immédiate- 
ment voisin  »,  pas  une  seule  fois,  dans  les  textes  en 
question,  le  mot  tem'e  ne  se  prête  à une  signification 


(1)  Gen.jVm,  14,  15.  Il  importe  de  remarquer  l’expression  “ selon  son 
espèce  ,,  qui  se  trouve  également  dans  le  récit  de  la  création;  Gen.,  i,  24,  25. 

(2)  Art.  de  juillet,  p.  127. 


LA  A'ON-UNIVERS ALITÉ  BU  DÉLUGE. 


145 

restreinte;  et  nous  ajoutons  ([ue,  si  par  hasard  notre 
prôh'ntion  se  trouvait  fausse,  aloi-s  il  taudrait  admettre  à 
pari  que  d’a})rès  ce  contexte  les  ex}>ressions  - hommes  ^ 
et  animaux  doivent  être  restreintes.  Les  non-univer- 
salistes auraient  encore  raison. 

Le  R.  P.  Brucker  conlinuc  : Ensuite  on  trouve  des 

passages  où  c’(‘st,au  contraire,  une  signification  restreinte 
qui  est  la  plus  naturelle.  Par  exemple,  quand  il  est  dit 
(pie  la  terre  (Hait  corrompue,  parce  (pie  toute  chair  (tfest- 
à-dire  tout  homme)  avait  corrompu  sa.  voie  sur  la  terre 
(vi,  12)  r’,  il  est  clair  qu'il  s’agit  de  la  terre  habitée  par 
les  hommes.  (1)  ^ 

L’auteur,  pour  obtenir  ici  une  restriction  est  ol)lig(i  d(' 
s’appuyer  sur  riiypotlni'se  (pi’à  cette  ('[(oque  la  terre  n’('lait 
(pi’en  ])artie  habitée.  Cette  hypothèse  sort-elle  naturelh'- 
ment  du  texte  l Le  contraire  nous  paraît  en  découler  plus 
naturellement;  car  on  pourrait  dire  que,  si  la  terre  ('si 
corrompue  par  la  corruption  de  toute  chair,  c'est  qu(>  toute- 
chair  remplit  toute  la  terre. 

D’ailleurs,  nous  no  cesserons  de  le  répéter,  ce  n'esL  p;ts 
le  moment  de  présenter  des  hypothèses.  Avant  de  s(‘ 
demander  si  par  - la  terre  il  faut  entendre  une  partie  (h* 
la  terre,  la.  partie  habitée  de  la  terre,  il  conviendrait  de 
savoir  si  la  terre  était  ou  n’était  pas  entièrement  habitée. 
Le  texte  n’en  dit  rien  ; il  n’est  donc  pas  })erniis  de  r(!s- 
treindre  ses  ('xpressions. 

U Tout  cela,  dit  lui-méme  le  R.  P.  Brucker,  ik(  suttit 
point  pour  former  un  jugement  sur  (2).  ^ Il  propose  alors 
r('xamen  du  co)dcxte  d’ensemble.  Nous  ne  pouvons  le  suivr(^ 
sur  ce  t('rrain,  avant  d’avoir  protesté  contre  sa  manièr(> 
de  procéder.  Ce  (pi’il  a])pellc  - l’examen  du  contexte  d’en- 


(l)  Le  R.  P.  Hrucker  souligne  l’expression  “ sur  la  terre,,  (al  lià’âfetz), 
sans  doute  pour  r,appeler  que,  pour  lui,  cela  indique  nécessairement  une 
restriction.  Nous  croyons  avoir,  par  le  parallélisme,  démontré  la  fausseté  de 
celte  opinion. 

(H  Ibid.,  p.  127. 

XXI 


10 


146  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

semble  » n’est  plus  l’examen  du  texte  pris  en  lui-même,  à 
la  lettre;  c’est,  pour  ainsi  dire,  l’étude  des  obstacles  natu- 
rels qui  s’opposent  à l’inondation  totale  de  la  terre.  N’est- 
ce  pas  sortir  du  programme  tracé  ? Nous  n’y  voyons  qu’un 
aveu  de  l’impossibilité  où  l’on  se  trouve  d’établir  sur  le 
texte  même  la  théorie  de  l’universalité  restreinte  aux 
hommes. 

Jetons  un  coup  d’œil  sur  ce  contexte  d’ensemble. 

« Ce  contexte  nous  apprend,  en  premier  lieu,  que,  si 
Dieu  s’est  décidé  à ravager  la  terre  par  une  inondation 

terrible,  c’est  à cause  des  péchés  des  hommes Le  but 

de  Dieu  ne  demandait  donc  pas  que  toute  la  surface  du 
globe  fût  ravagée  si,  comme  on  peut  le  supposer,  elle  n’était 
pas  encore  colonisée  tout  entière  par  le  ijenre  humain  (i). 
Il  demandait  plutôt  le  contraire,  pour  épargner  les  mira- 
cles inutiles  (2)  qu’aurait  exigés  la  submersion,  d’abord, 
puis  la  restauration  des  régions  qui  n’avaient  point  été 
souillées  du  contact  de  l’homme  prévaricateur  ^ (3). 

Ne  convient-il  pas  avant  tout  de  poser  la  question,  que 
semble  craindre  le  savant  religieux  : Quelles  étaient  à 
l’époque  du  déluge  les  limites  de  l’habitation  de  l’homme 
sur  la  surface  du  globe?  « D’après  des  calculs  très  bien 
fondés,  on  croit  que  cinq  siècles  après  la  création,  il  y 
avait  au  moins  1 200  000  hommes  sur  la  terre.  Suivant 
les  Septante,  le  déluge  ayant  eu  lieu  2262  ans  après  la 
création  d’Adam,  il  n’est  pas  étonnant  que  le  globe  ait  été 
habité  dans  toutes  ses  parties  (4).  ” Le  R.  P.  Brucker 
peut  d’autant  moins  se  refuser  à croire  à la  colonisation 
de  la  terre  entière  à l’époque  du  déluge,  qu’il  a soutenu 
ailleurs  une  opinion  (elle  nous  a procuré  une  première  fois 
riionneur  de  discuter  avec  lui)  de  laquelle  découlerait 

(1)  C’est  nous  qui  soulignons  ce  membre  de  phrase;  on  comprend  déjà 
pourquoi  nous  tenons  à y attirer  l'attention. 

(2)  C’est  encore  nous  qui  soulignons. 

(3)  Àrt.  de  juillet,  p.  128. 

(4)  Drioux,  La  Bible,  Genèse,  vu,  pp.  26,27. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  I47 

l’insuffisance  de  la  chronologie  même  des  Septante  (i).  La 
conséquence  serait  alors,  pour  le  cas  présent,  un  nombre 
d’années  plus  considérable  entre  la  création  et  le  déluge. 
— S’il  était  prouvé  que  le  genre  humain  tout  entier  a suc- 
combé dans  le  cataclysme,  l’inondation  totale  de  la  terre 
serait  donc  plus  qu’une  probabilité. 

Et  quand  bien  même  la  race  humaine  n’eût  pas  été,  à 
cette  époque,  aussi  multipliée  que  nous  le  supposons, 
voudra-t-on  la  réunir  dans  une  seule  contrée  afin  que  le 
flot  diluvien  n’ait  pas  à vaincre  des  obstacles  naturelle- 
ment insurmontables  ^ La  science  et  l’histoire  (2)  n’admet- 
tront ni  le  groupement  de  riiumanité  entière,  après  plus 
de  vingt  siècles,  sur  un  seul  point  du  globe,  ni  l’arrêt 
subit  des  eaux  vengeresses  sur  les  limites  de  l’habitation 
de  riiomme.  Ce  dernier  fait  exigerait  ce  que  le  R.  P. 
Brucker  appelle  un  ^ miracle  inutile  -n.  Voihà  le  mot  ! La 
vraie  raison  qui  fait  reculer  devant  l’inondation  totale  de 
la  terre,  c’est  qu’il  faudrait  admettre  une  série  de  faits 
extraordinaires  énumérés  par  M.  Motais  (3)  et  nommés 
par  son  contradicteur  des  « miracles  inutiles  r,  (4). 

Mais,  qu’on  y prenne  garde,  ce  n’est  point  le  texte  qui 
nous  apprend  tout  cela,  c’est  la  science  (5).  Quant  aux 


(1)  Controverse,  mars,  juillet,  septembre  1886.  Nous  verrons,  dans  la 
dernière  partie  de  ce  travail,  que  le  R.  P.  Brucker  veut  bien  allonger  la  chro- 
nologie du  déluge  à Abraham,  mais  qu’il  s’y  refuse  pour  la  chronologie  de  la 
création  au  déluge.  C’est  de  l’arbitraire  pur  ! 

(2)  L’histoire  biblique  repousse  la  première  hypothèse,  puisqu’elle  nous 

montre  la  famille  de  Caïn  émigrant  dès  le  principe  et  vouée  à des  migrations 
continuelles  : rf /u'o/’i«g'«s  in  terra.  (Gen.  iv,  12-16.).  Pour  la  seconde 

hypothèse,  on  aurait  tort  de  nous  opposer  les  eaux  de  la  mer  Rouge  se  divi- 
sant devant  le  peuple  de  Dieu  ; car,  dans  ce  cas,  le  fait  est  affirmé;  tandis 
que,  pour  le  déluge,  il  n’y  a pas  la  moindre  allusion  à rien  de  semblable. 

(3)  Le  Déluge  biblique,  pp.  210  à 214. 

(4)  Art.  de  juillet,  p.  128. 

(5)  D’après  le  R.  P.  Brucker,  une  preuve  de  la  non-universalité 

que  du  déluge,  c’est  que  rien  n’est  prescrit  pour  le  sauvetage  des  végétaux  et 
des  jooisso/is  qui  “ devaient  périr  suivant  les  lois  naturelles  dans  un  déluge 
rigoureusement  universel  , (p.  128).  Le  savant  jésuite  parle  ici  au  nom  de  la 
science  et  non  au  nom  du  texte,  quoiqu’il  prétende  trouver  cela  dans  l’étude 
du  texte  seul;  c’est  important  à noter.  Ce  qu’il  dit  des  végétaux  nous  semble. 


148  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIEiSTIFIQUES, 

textes  bibliques,  l’étude  impartiale  que  nous  venons  d’en 
faire,  nous  permet,  semble-t-il,  de  poser  cette  conclusion 
émise  par  Jean  d’Estienne  ; “ Il  est  clair  que,  à ne  se 
placer  qu’au  point  de  vue  de  la  lettre  seule  de  ces  textes, 
— sans  chercher  à éclairer  celle-ci  par  d’autres  textes 
pouvant  s’y  rapporter,  ou  à les  accorder  avec  les  connais- 
sances que  nous  possédons  aujourd’hui  et  depuis  peu  dans 
les  différentes  branches  des  sciences  naturelles,  — il  faut 
admettre  que  l’inondation  diluvienne  a recouvert  le  globe 
tout  entier,  et  jusqu’à  une  altitude  assez  élevée  pour 
engloutir  les  plus  hautes  cimes  des  Cordillères,  des  Andes, 
de  l’Himalaya.  La  conséquence  rigoureuse  d’une  telle 
interprétation,  c’est,  à l’exception  tout  au  plus  des  animaux 
aquatiques,  la  destruction  de  toutes  les  bêtes  non  embar- 
quées dans  l’arche  ; les  espèces  étaient  alors  préservées, 
étant  représentées  chacune  par  plusieurs  couples  sauvés 
avec  la  hmiille  de  Noé,  seule  du  genre  humain  échappée 
au  cataclysme  (1). 

En  un  mot  le  texte  biblique,  ainsi  considéré  isolément, 
donne  raison  aux  partisans  de  \ universalité  absolue  du 
déluge. 


II 

LA  BIBLE  ET  LA  NON-UNIVERSALITÉ. 


Comment  les  partisans  de  la  non-universalité  du  déluge 
peuvent-ils  légitimement  donner  un  sens  restreint  aux 
expressions  - toute  la  terre  -,  tous  les  hommes  - , « tous 


au  point  de  vue  scientifique,  un  peu  exagéré.  Un  an  après  le  commencement 
du  déluge,  la  terre  était  déjà  sèche  ( Gen.,  vu,  13,  14).  La  feuille  d'olivier  arra- 
chée )iar  la  colombe  prouve  que  six  ou  sept  mois  de  station  sous  l’eau  pou- 
vaient ne  pas  détruire  toute  vie  végétale. 

(1)  Jean  d'Estienne,Lc  déluge  biblique  et  les  races  antédiluviennes,  rkyve  des 
QüEST.  SCIENT.,  oct.  1885,  p,  489  ; tirage  à part  (Bruxelles  et  Rennes),  p.  26. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DELUGE. 


149 


les  animaux  alors  qu’ils  professent  que  le  texte,  pris 
en  lui-même,  ne  comporte  pas  la  moindre  restriction'? 
C’est  une  question  que  naturellement  se  posera  le  lecteur. 
Nous  y répondrons  par  une  autre  question.  Pourquoi  le 
R.  P.  Brucker  se  refuse-t-il  à croire  à l’inondation  de 
toute  la  terre?  La  seule  raison  valable,  qu’il  apporte, 
n’est-ce  pas  qu’une  telle  submersion  aurait  exigé  des 
« miracles  inutiles  " ? C'est  aussi  une  des  raisons  émises 
par  les  non  universalistes. 

Et  puisque,  do  l’aveu  de  tous,  “•  toute  la  terre  r ne 
désigne  pas  la  terre  entière  ; comme  nous  n’avons  pas 
deux  poids  et  deux  mesures  nous  disons  que,  par 
tous  les  hommes  ?•  et  par  tous  les  animaux  il  no 
fout  pas  nécessairement  entendre  tous  les  hommes  et  tous 
les  animaux  qui  existent.  D’ailleurs,  une  fois  reconnue  la 
non-universalité  (jeaefraphique , est-il  possible  de  supposer 
que  les  hommes  et  les  animaux  qui,  au  moment  du  déluge, 
étaient  répandus  comme  nous  l’avons  dit  sur  le  globe 
entier,  aient  tous  été  atteints  ? On  se  verrait,  dans  ce  cas, 
forcé  de  faire  intervenir  les  ^ miracles  inutiles 

M ais  une  nouvelle  question  se  pose.  Comment  concilier 
la  non-universalité  dn  déluge  avec  les  formules  si  géné- 
rales employées  par  l’écrivain  bibli(pie  ? 

Pour  résoudre  ce  problème,  il  convient  de  déterminer 
le  point  de  vue  auquel  se  plaçait  le  narrateur.  M.  Motais 
croit  ce  point  de  vue  purement  subjectif;  c’est-à-dire  ([ue 
« l’écrivain  mesure  le  monde  à l’horizon  de  sa  pensée... 
qu’il  nomme  universa  terra.,  un  cercle  tracé  par  son  hori- 
zon visuel  (1).  “ Le  tout,  répond  alors  le  R.  P.  Bruc- 
ker, est  de  prouver  Je  point  de  me  subjectif  du  narrateur, 
tel  que  l’expose  M.  Motais;  cette  preuve  nous  paraît  faire 
complètement  défaut  (2).  ^ Essayons  do  reproduire  cette 
preuve.  Le  savant  auteur  du  Déluge  biblique  invo(iuo  en 

(1)  Déluge  biblique,  pp.  9G,  97. 

(2j  Art.  de  juillet,  p.  135. 


i5o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


premier  lie'  i les  « usages  de  l’Écriture  On  trouve,  en 
elfet,  eu  dehors  du  récit  du  déluge,  un  grand  nombre  de 
passages  où  l’expression  toute  la  terre  omnis  terra, 
doit  se  prendre  dans  un  sens  souvent  très  restreint.  Le 
R.  P.  Brucker  n’admet  pas  le  parallélisme  entre  les  textes 
auxquels  M.  Motais  fait  allusion  et  la  relation  du  déluge. 
Concédons  que  la  Genèse  ne  veut  pas  être  interprétée 
comme  les  accents  enllammés  d’un  Isaïe,  d’un  Jérémie, 
etc.  (i).  Mais  il  en  est  autrement  lorsque  les  passages 
mis  en  parallèle  appartiennent  au  même  genre  de  littéra- 
ture. C’est  ainsi  que  l’a  compris  M.  Motais;  puisque,  en 
plus  des  comparaisons  de  la  partie  prophétique  du  chapi- 
tre VI  avec  des  passages  empruntés  aux  livres  prophéti- 
ques, il  apporte  des  extraits  de  livres  purement  histo- 
riques. Par  exemple  : la  famine  du  temps  de  Jacob  qui  se 
fit  sentir  sur  toute  la  terre  “ in  universa  terra  ; toute  la 
terre  universa  terra  ^ désirant  voir  Salomon  ; des  hom- 
mes les  nations  qui  sont  sousle ciel, natione 

quæ  sub  cœlo  est  »,  réunis  à Jérusalem  pour  la  fête  de  la 
Pentecôte  (2).  Aussi  le  R.  P.  Brucker  est-il  forcé  de  se 
rendre  ; mais  non  sans  soulever  une  autre  difficulté. 
« D’ailleurs,  écrit-il,  si  les  écrivains  bibliques  mesurent 
souvent  le  monde  à l’horizon  de  leur  pensée  restreinte,  il 
n’en  est  pas  moins  certain  que  tout  aussi  fréquemment  leur 
pensée  embrasse  le  monde  entier  (3).  » Et  il  ajoute  : « Au- 
trement que  deviend)uxient,  par  exemple,  la  plupart  des 
prophéties  messianiques?  » 

Les  auteurs  bibliques  connaissaient-ils  le  sens  typique 
de  leurs  écrits?  Lorsqu’ils  publient  que  le  royaume  de 
Juda  s’étendra  jusqu’aux  extrémités  de  la  terre,  dans  leur 
pensée  ces  paroles  s’appliquent-elles  au  royaume  du  Messie 
qui  aura  ces  limites  extrêmes?  La  pensée  de  l’écrivain  ne 

(1)  Art.  de  juillet,  p.  125,  note  1.  Le  R.  P.  Brucker  oublie  la  prophétie  du 
déluge. 

(2)  M.  Motais  cite  un  grand  nombre  de  passages  de  ce  genre  aux  pages  51 
et52  de  son  Déluge  bihliqm.  Cf.  Vigouroux,  Manuel  biblique,  1. 1,  art.  Déluge 

(3)  Art.  de  juillet,  p.  135. 


LA  NON-U]N'IVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  l5l 

voit  pas  si  loin  ; la  pensée  qui  embrasse  le  monde  tout 
entier  n’est  autre  que  celle  de  l’Esprit  divin  ; l’inspiré  la 
rend  exactement,  mais  sans  en  avoir  nécessairement  la 
pleine  intelligence. 

D’ailleurs,  ce  n’est  pas  le  moment  de  nous  occuper  du 
sens  typique;  et  nous  ne  comprenons  pas  pourquoi  le 
R.  P.  Brucker  nous  introduit  dans  les  prophéties,  après 
avoir  dit  que  « la  Genèse  ne  veut  pas  être  interprétée 
comme  les  accents  enüammés  d’un  prophète.  ?» 

Revenons  donc  au  sens  littéral,  et  continuons  de  prou- 
ver le  point  de  vue  subjectif  du  narrateur  du  déluge 
biblique. 

Nous  n’en  pouvons  apporter  de  preuve  plus  frappante 
que  celle-ci,  indiquée  par  M.  Motais  ; Quinze  jours  envi- 
ron avant  que  Noé  constatât  que  « la  surface  de  la  terre 
était  sèche  (i),  la  colombe  est  lâchée.  Elle  ne  trouve  pas 
où  mettre  le  pied;  alors  elle  revint  â Noé  dans  l'arche, 
car  les  eaux  couvraient  toute  la  terre -n  (2).  En  d’autres  ter- 
mes, Noé,  du  prompt  retour  de  la  colombe,  conclut  que 
« les  eaux  couvraient  encore  toute  la  terre  r:.  Il  ne  s’agit 
donc  pas  du  point  de  vue  de  la  colombe,  comme  l’insinue 
plaisamment  le  R.  P.  Brucker,  mais  du  point  de  vue  de 
Noé.  C’est  si  vrai  que,  deux  versets  plus  bas  (v.  11),  lors- 
que la  seconde  colombe  apporte  la  feuille  d’olivier,  il  est 
dit  ; “ Noé  connut  alors  que  les  eaux  avaient  diminué  sim 
la  terre.  » Ne  voit-on  pas  que,  poim  Noé,  toute  la  terre» 
et  « toides  les  montagnes  » , c’est  la  contrée  et  les  monta- 
gnes qu’il  a eues  sous  les  yeux  pendant  le  cataclysme  ; de 
même  que  <^tous  les  hommes  » et  “ tous  les  animaux  »,  ce 
sont  les  hommes  et  les  animaux  de  cette  contrée. 

Ce  point  de  vue  subjectif  du  narrateur  est  chose  admise 
par  plus  d’un  exégète.  Au  moment  où  l’ouvrage  de 
M.  Motais  allait  être  livré  à la  publicité,  le  savant 


(1)  Gen.,  VIII,  13. 

(2)  Gen.,  viii,  9. 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


i5‘2 

P.  Corluy,  dans  une  remarquable  étude  (i),  écrivait  que 
- certains  auteurs  croient  pouvoir  concilier  le  récit  du 
déluge  avec  l’opinion  qui  excepte  de  ce  cataclysme  une 
})artie  du  genre  humain.  Dieu,  disent-ils,  inspire  à Moïse 
de  raconter  le  déluge.  ISIoïse  se  sert  d’un  document  écrit, 
ou  invoque  la  tradition  orale  conservée  fidèlement  parmi 
la  descendance  des  patriarches.  Noé  et  les  membres  de  sa 
lamille  ont  vu  les  eaux  envahir  toutes  les  régions  qu’ils 
2)ouvaient  embrasser  du  regard,  ils  y ont  vu  périr  tous  les 
hommes  et  tous  les  animaux  ; ils  se  sont  naturellement 
persuadé  que  toute  la  terre  et  tout  ce  qui  était  vivant  à 
sa  surface  avait  subi  le  même  sort  ; de  là  dans  la  manière 
de  rapporter  l’événement  ces  expressions  universelles  : 
toute  la  terre,  tous  les  êtres  vivants,  toutes  les  montagnes 
sit  uées  sous  tous  les  deux.  Moïse  s’est  approprié  ces  docu- 
ments; et, persuadé  de  l’universalité  absolue  dudéluge(2), 
il  n’a  rien  changé  à ces  expressions.  L’Esprit-Saint,  qui 
avait  seulement  en  vue  la  narration  d’une  inondation  pro- 
digieuse destinée  à punir  les  crimes  des  hommes,  n’a  pas 
(uiipéché  riiagiographe  d’employer  ces  expressions  géné- 
rales, surtout  alors  que,  mises  en  parallèle  avec  des 
l'xpressions  semblables  en  d’autres  endroits  de  la  Bible, 
elles  étaient  susceptibles  d’un  sens  plus  restreint.  Ce  sens 
restreint,  appliqué  à ces  expressions,  devait  corriger  plus 
tard  l’inexactitude  ou  même  la  hiusseté  de  l'idée  qu’on 
s'était  faite  sur  l’étendue  du  déluge.  Voilà  ce  (pie  disent 
CCS  auteurs  r (^3).  Et  le  savant  professeur  ajoute  : Si 


(\)  L'interprétation  de  la  sainte  Ecriture  et  les  conclusions  de  la  science 
humaine,  dans  La  Controverse  ; 1"'  article,  mai  1885,  p.  74. 

(:2)  On  peut  même  supposer  que  le  rédacteur  connaissait  la  non-uni- 
versalité du  déluge  ; mais  qu'il  a laissé  aux  documents  leurs  expressions 
générales. — C.  R. 

(3)  Cette  manière  de  voir  concorde  parfaitement  avec  les  idées  émisespar 
l'éminent  professeur  d'Écriture  sainte  du  collège  de  Louvain,  sur  l’inspira- 
tion des  écrivains  sacrés.  “ La  vérité,  objet  de  la  pensée  divine,  dit-il,  c’est  le 
rerbian  formule,  venant  tout  entier  de  Dieu.  Mais  Dieu  abandonne  à son 
secrétaire  le  verhum  materiale,  c’est-à-dire  l’expression  de  cette  vérité,  les 
mots,  le  style,  l’arrangement  des  détails.  Toutefois  l’homme,  en  tirant  ainsi 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


l53 


toute  la  question  de  la  non-universalité  du  déluge  se  borna d 
à la  discussion  du  seul  texte  de  Mo'ise,  il  g aurait  dans  ce 
raisonnement  un  élément  fécond  de  solution.  Préciséiiiont 
c'cst  à la  discussion  de  ce  texte  (|ue  nous  nous  l)ornons 
pour  le  moment.  Nous  sommes  donc  heureux  d’avoir  sur 
ce  point  le  témoipnap’e  favorahle  d’un  auteur  si  comp(Ment 
dans  les  études  scrijituraires  (i). 

Une  fois  admis  le  point  de  vue  suhjc'clif  du  narrateur, 
c’est-à-dire  une  fois  admis  que  Noé  fait  le  récit  uni([U(î- 
ment  de  ce  (pi’il  a vu,  l)ien  des  points  s’éclaircisscuit. 

Ne  devient-il  pas  évident  que  dans  toute  la  relation  du 
déluge,  dès  le  commencement  du  cliapilo'  vi,on  se  trouve 
en  face  d’un  événement  ap[)artenani.  en  prcjpre  à l’iiistoire 
d('  la  contrée  li;d)ité('  par  Xoé^  C’est  dans  cett('  contréi' 
qu’ont  eu  lieu  les  alliances  fuiu'stes  entre  tils  de  Dieu  " 
et  tilles  de  l’honinu^  ^ ; c’est  cette  contrée  ([ui,  une  fois 
corrompue,  a été  inondée  par  h's  eaux  du  déluge',  et  dont 
les  liahitaiits,  hommes  et  animaux  ont  tous  pend  à l’excep- 
tion des  préservés  de  l’arche.  Nous  lu'  disons  pas  (pie 
d’autres  contrées  n’ont  pas  eu  le  même  sort;  mais  nous 
constatons  (pi(', 'dans  la  Dihle,  il  n’est  absolument  (piestion 
(pie  de  la  région  hahitée  par  Noé.  11  ne  tant  pas  le  perdre 
de  vue,  c’est  le  patriarche  ou  ses  tils  qui  seuls  oïd  purap- 


de  son  propre  fonds  l’expression  de  la  ])ensée  divine,  reste  toujours  sous 
l’influence  du  Saint-Esprit,  c[ui  le  dirige  et  l'assiste  afin  que,  dans  l’expression 
delà  pensée  divine,  il  ne  laisse  glisser  aucune  erreurni  rien  (juisoit  contraire 
à cette  même  pensée.  Entre  ces  limites  l’iiomme  inspiré  se  meut  librement  : 
d’où  il  arrive  que,  tout  en  rendant  lidèlement  la  pensée  divine,  il  laisse  par- 
fois refléter  dans  son  expression  certains  concepts  qui  s’agitent  dans  son 
esprit  en  dehors  de  l’inspiration.  Ces  concepts  cependant,  l’auteur  ne  les 
énonce  pas  ; mais  de  sa  manière  de  parler  nous  pouvons  déduire  cju’il  les  a 
dans  l’esprit.  Or  ces  concepts,  n’étant  pas  le  résultat  de  l’inspiration,  peuvent 
participer  à toutes  les  imperfections  dont  la  nature  humaine  est  susceptible., 
Loc.  cit.  dans  la  Controverse,  2®  art.,  juillet  1885,  pp.  413-414.  Cf.  Güttler, 
Naturforschung  und  Bibel,  Revue  des  quest.  scient.,  t.  VIIl,  pp.  254-255. 

(1)  Le  R.  P.  Corluy,  professeur  d’Ecriture  sainte  au  collège  théologique 
des  jésuites,  à Louvain,  a publié  des  travaux  remarquables  parmi  lesquels 
nous  citerons  : Commentarius  in  Evangelium  S.  Joannis  et  Spicileginin  dog- 
matico-biblicum. 


REVUE  DES  QUESTIO>ÎS  SCIENTIFIQUES. 


i54 

porter  cet  événement  transmis  jusqu’à  nous  par  leur  posté- 
rité, et  ils  n’ont  parlé,  nous  le  répétons,  que  de  ce  qui 
concernait  leur  région. 

11  nous  est  d’ailleurs  possible  d’appuyer  notre  hypothèse 
par  d’autres  arguments. 

Pourquoi,  demanderons-nous,  vouloir  mettre  en  cause 
le  genre  humain  tout  entier  dans  un  foit  qui,  d’après  le 
plan  même  de  la  Genèse,  n’a  rapport  qu’à  une  faible 
portion  de  rhumanité? 

Dès  le  chapitre  v,  en  effet,  commence  l’histoire  exclu- 
sive des  ancêtres  du  peuple  d’Israël,  avec  ce  titre  : 

Voici  le  livre  des  générations  d'Adam. 

Adam  engendra  Seth,  puis  des  tils  et  dos  filles;  Seth 

engendra  Enos,  puis  des  fils  et  dos  filles Lamech 

engendra  Eoé,  puis  des  fils  et  des  filles  ; Noé  engendra 
Sem,  Chain  et  Japhet. 

C’est  l’iiistoire  exclusivement  patriarcale  qui  commence  ; 
l’histoire  de  la  lignée  de  Seth  à l’exclusion  des  branches 
secondaires  qui  sont  rejetées  en  bloc  sous  le  nom  général 
de  “ fils  et  filles  r’.  Mais  le  R.  P.  Brucker  nous  arrête. 
Pour  lui.  Moïse  ne  supprime  en  aucune  manière  les 
descendants  d’Adam  autres  que  les  Séthites  (i).  La 
preuve  en  est,  dit-il,  qu’après  avoir  nommé  Seth,  on 
observe  explicitement  qu’Adam  engendra  des  fils  et  des 
filles;  et  que,  « si  Moïse  se  contente  de  mentionner  en 
bloc  les  autres  enfants  d’Adam,  c’est  qu’il  a déjà  fait 
l’histoire  des  principaux  d’entre  eux  dans  le  chapitre  pré- 
cédent (2).  Admettons  cette  raison  pour  les  ^ fils  et 
filles  ^ d’Adam.  Mais  les  ^ fils  et  filles  ?»  de  Seth, 
d’Énos,  etc.,  où  se  trouvent  leurs  noms  ou  leur  histoire 
en  dehors  du  chapitre  v de  la  Genèse  ? 

Nous  ne  connaissons  pas  de  moyen  plus  significatif 
pour  fiîire  savoir  l’intention  de  traiter  une  seule  ligne,  que 
celui  employé  ici  par  l’écrivain  sacré.  Supprimer  complè- 

(1)  Art.  de  juillet,  p.  139. 

(2)  Ibid.,  pp.  139,140. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


i55 


tement  les  fils  et  les  filles  c’eût  été  exposer  le  lecteur 
à quelque  méprise,  à supposer  par  exemple  ({ue  chaque 
patriarche  n’a  eu  qu’un  fils.  D’ailleurs,  le  R.  P.  Brucker 
avoue  que  le  but  de  Moïse  « n’est  point  de  faire  l’histoire 
générale  de  l’humanité  mais  de  retracer  les  origines  de 
l’alliance  de  Dieu  avec  son  peuple,  ^ origines  (pii  se  con- 
fondent de  fait  avec  celles  des  ancêtres  d’Israël  (i). 
Voilà  certes  le  R.  P.  Brucker  bien  d’accord  avec  l’auteur 
du  Déluge  biblique.  Cependant  le  savant  jésuite,  qui 
reproche  à M.  Motais  de  se  jeter  dans  des  considérations 
ingénieuses,  qui  s’élèvent  parfois  jusqu’à  l’éloquence,  mais 
en  somme  bien  conjecturales  ” (2),  se  lance  lui-méme  dans 
des  considérations  non  moins  conjecturales  dont  le  résultat 
définitif  est  la  conti-adiction.  En  effet,  après  avoir 
reconnu  ce  que  nous  venons  do  noter,  il  écrit  : “•  Les 
faits  consignés  dans  les  onze  premiers  chapitres  de  la 

Genèse ne  sont  pas  là  des  incidents  de  ridstoire  d'une 

race  privilégiée,  ce  sont  des  épisodes  de  Yhistoire  reli- 
gieuse du  genre  humain  r,  (3).  Au  milieu  de  ces  considéra- 
tions, nous  saisissons  qu’il  veut  faire  commencer  ^ l’his- 
toire exclusivement  pcdriarcale,  l’iiistoiro  particulière  des 
ancêtres  du  peuple  de  Dieu  ?»  après  la  dispersion  racontée 
au  chapitre  xi.  Il  déclare  que  la  fiiire  remonter  jusqu’au 
chapitre  v,  c’est  aller  contre  l’interprétation  non  seule- 
ment de  toute  la  tradition  ecclésiastique,  mais  de  toute 
l’exégèse  croyante  ou  incroyante  ^ (4).  Ne  pouvant  espérer 

(1)  Art.  de  juillet,  p.  140. 

(2)  Ibid.,  p.  142. 

(3)  Ibid.,  p.  140. 

(4)  Ibid.,  p.  141.  Le  R.  P.  Brucker  est  bien  affirmatif.  Nous  ne  chercherons 
pas  ce  que  révèlent  sur  le  sujet  toute  la  tradition  ecclésiastique  et  toute 
l’exégèse  croyante  ou  incroyante.  Nous  exposons  simplement  le  témoignage 
de  S.  Luc,  auquel  nous  allons  ajouter  ici  celui  de  D.  Calmet,  qui  généralement 
donne  le  sens  de  la  tradition  ecclésiastique  et  de  l’exégèse  croyante.  Voici  ce 
qu’il  dit,  Genèse  v,  à propos  du  Liber  generationis  Adam  ; “ Moïse  n’y  com- 
prend ni  Caïn,  ni  sa  race  : il  ne  parle  que  de  la  postérité  d’Adam  par  Seth,  qui 
était  la  souche  du  peuple  choisi,  et  des  pères  du  Messie,  auquel  toute  l’Écri- 
ture se  doit  rapporter.  » Saint  Éphrem,  pour  ne  citer  que  ce  Père,  s’exprime 
ainsi  : “ A rebus  Cainitarum  et  eorum  genealogia,  atque  Lamechi  cum 


i56 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


#• 


être  jaiimis  de  l’avis  de  tout  le  inonde  sur  ce  point,  nous 
nous  rangerons  à celui  d’un  évangéliste.  Saint  Luc  (iii, 
23-38)  ne  fait-il  pas  commencer  l’iiistoirc  particulière  des 
ancêtres  du  peuple  de  Dieu  au  chapitre  v,  lorsque,  dans 
sa  généalogie  du  Christ,  il  dit  que  Jésus  était  fils  putatif 

de  Joseph,  qui  fuit  Iléli, qui  fuit  Sem,  qui  fuit 

Noe, — qui  fuit  Ilenos,  qui  îmi  Seth,  qui  fuit  Adam,  qui 
fuit  Dei  " ? 

Nous  nous  sentons  suffisamment  autorisé  à croire  qu’à 
partir  du  chapitre  v,  nous  avons  l’histoire  exclusive  des 
ancêtres  du  peuple  de  Dieu.  En  conséquence,  nous 
sommes  à l’époque  du  déluge,  non  pas  en  face  de  l’huma- 
nité entière,  non  pas  même  en  face  de  toute  la  race 
séthite  ; mais  simplement  en  face  du  peuple  de  race  séthite 
au  milieu  duquel  vivaient  Noé  et  sa  famille. 

(hi’on  ne  nous  reproche  pas  de  renfermer  le  monde 
noachique  dans  des  limites  trop  étroites.  Car  les  textes 
qu’on  oppose  sans  cesse  aux  partisans  de  la  non-univer- 
salité du  déluge  nous  défendraient  contre  un  tel  reproche. 

Le  prince  des  apôtres  nous  montre  le  Christ  visitant 
« ceux  qui  avaient  été  autrefois  incrédules,  lorsque,  du 
temps  de  Noé,  la  patience  de  Dieu  attendait  pour  la  der- 
nière fois,  pendant  que  l’arche  se  bâtissait,  dans  laquelle 
un  petit  nombre,  savoir,  huit  personnes  furent  sauvées  au 
travers  de  l’eau  ” (i).  Noé  est  appelé  « prédicateur  de  la 
justice  !"  (2),  et  est  dit  avoir  condamné  le  monde  » par 
la  construction  de  l’arche  (3).  Demandez  aux  commenta- 
teurs ce  qu’ils  entendent  par  ces  paroles  des  apôtres,  et, 

uxoribus  colloquio  transit  Moses  ad  Sethianæ  stirpis  historiam.  , In  Genes., 
edit.  Gaillau,  1. 1,  p.  78,  n.  xvii.  — Après  la  dispersion  racontée  au  cli.  xi, 
vient  la  généalogie  des  Sémites,  qui  n’est  que  la  suite  de  la  généalogie  du 
ch.  V.  Il  faudrait  donc,  si  l’on  acceptait  la  théorie  du  P.  Brucker,  faire  com- 
mencer l’histoire  des  ancêtres  du  peuple  de  Dieu  à la  vocation  d’ Abraham, 
et  ne  voir  jusque-là  que  l’histoire  générale  du  genre  humain.  Est-ce  admis- 
sible ? 

(1)  I Petr.,  III,  20. 

(2)  III  Petr.,  Il,  5. 

(3)  Hebr,,  xi,  7. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


I 57 

sans  hésiter,  ils  vous  répondront  que  Noé  annonça  à 
ses  contemporains  les  cluitiments  dont  ils  étaient  menacés, 
et  les  exhorta,  mais  en  vain,  à la  pénitence  ; que  la  foi  de 
Noé,  en  construisant  l’arche,  « servit  à rendre  plus  cou- 
pable encore  l’incrédulité  du  monde  impénitent  qui  se  riait 
des  menaces  dont  ce  patriarche  était  auprès  de  lui  l’inter- 
prète de  la  part  de  Dieu  ” (i). 

Voudra-t-on  (pic  Noé  ait  parcouru  tout  le  monde  habité 
pour  remplir  sa  mission  de  prédicateur  ? ^mudra-t-on  que 
tous  les  hommes  aient  vu  rarche  se  construire  et  con- 
damner leur  incrédulité  ? Voilà  ce  que  les  partisans  de 
la  destruction  totale  du  genre  humain  seront  forcés 
d’admettre.  Certes  toute  difficulté  disparaîtndt,  s’il  était 
possible  de  supposer  que  tous  les  hommes  étaient  alors 
massés  sur  un  seul  point  de  la  terre.  Mais  n’est-ce  pas 
insoutenable  ? Depuis  plus  de  viufjt  siècles  — on  pourrait 
dire  au  moins  trente  si  l’hypothèse  du  R.  P.  Drucker  sur 
les  généalogies  avec  dates  se  vérifiait  — rimmanité  se 
multiplie  sur  la  terre.  Les  hommes,  nous  l’avons  déjà  dit, 
n’ont  pu  rester  groupés  autour  du  berc(‘au  primitif,  ils  S(' 
sont  forcément  dispersés  sur  tous  les  points  du  globe. 

C’est  donc  uniquement  dans  la  contrée  (pi’il  habite'  que 
se  font  les  exhortations  de  Noé.  Il  ignore  si,  au  d('là 
du  cercle  qu’il  a parcouru  autour  de  son  séjour  ordinaire, 
se  trouvent  des  peuples  qui  se  corrompent  et  (pie  le  Ilot 
diluvien  atteindra;  de  même,  les  habitants  d(î  ces  r('gions 
éloignées  ne  se  doutent  guère  qu’en  un  autre  coin  de  la, 
terre  se  construit  une  arche  destinée  à préserver  de  la 
corruption  (pii  le  menace  un  des  ancêtres  (h;  Celui  qui 
réunira  tous  les  peuples  sous  la  même  loi. 

Expliquons  maintenant.  Bible  en  main,  r(ivénement 
raconté  dans  la  Genèse  aux  chapitres  vi,  vu  et  viii. 

Cet  événement,  avons-nous  dit,  arriva,  selon  les 

(1)  Bible  de  Dracli,  Épitres  de  S.  Paul.  Jlehr.,  xi,  7.  Voir  aussi  dans  la 
même  Bible  : Ej/itrcs  catholiqnei.  S.  Pierre  I,  ch.  111,  20;  II,  ch.  11,  5.  Cf.  Dom 
Calmet. 


i58 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Septante,  vingt-trois  siècles  environ  après  la  création  de 
l’homme.  Les  diverses  races  sorties  d’Adam  étaient  alors 
dispersées  et  fractionnées  sur  toute  la  terre.  D’après  la 
Genèse,  il  semblerait  rpie  le  monde  patriarcal,  — c’est- 
à-dire,  la  fraction  sétliite  au  milieu  de  laf^uelle  vivaient 
les  patriarches  nommés  au  chapitre  v — se  fût  développé 
côte  à côte  avec  une  fraction  de  race  caïnite  (i).  Aux  uns, 
de  la  lignée  de  Seth,est  donné  le  nom  de  ^ fils  de  Dieu  », 
parce  qu’ils  auraient  été  les  fidèles  serviteurs  de  la 
divinité;  aux  autres,  de  la  race  de  Caïn  (2),  est  attribué 
le  nom  de  « fils  de  l’homme  » , à cause  de  la  malédiction 
et  des  mœurs  brutales  qu’ils  auraient  héritées  du  premier 
homicide,  leur  ancêtre. 

Cette  différence  de  race,  de  croyance  et  de  mœurs 
empêcha  pendant  quelque  temps,  nous  laisse  penser  la 
Genèse,  tout  mélange  entre  les  deux  peuples.  Ce  n’est  que 
plus  tard,  vaincus  par  les  attraits  séducteurs  des  « filles 

(1)  “ Nous  savons  aujourd’hui  que  l’humanité  a été  brassée  de  bien  bonne 
heure  par  les  migrations,  qui  mettaient  en  contact  des  populations  fort  diffé- 
rentes et  amenaient  des  croisements.  „ A.  de  Quatrefages,  Introduction  à 
l’étude  des  races  humaines:  Questions  générales.  Paris  1887,  p.  172. 

(2)  Nous  croyons  devoir  nous  écarter  de  la  thèse  de  M.  Motais  sur  la 
question  des  “ filles  de  l’homme  nous  préférons  les  croire  Gaïnites. 
(M.  Motais,  aux  pages  262  et  291  de  son  livre,  est  moins  affirmatif.) 
D’ailleurs,  pour  le  fond  de  la  thèse,  ce  point  importe  peu;  le  R.  P.  Brucker 
le  reconnaît  lui-même  (loc.  cit.,  p.  146).  Notre  opinion  n’irait  pas  davantage 
contre  le  plan  de  la  Genèse  tel  que  le  conçoit  M.  Motais  ; car,  si  l’on  fait  inter- 
venir des  Gaïnites  dans  l’histoire  des  Séthites,  ce  n’est  que  pour  l’intégrité  de 
cette  histoire;  de  même  que  dans  toute  histoire  nationale  on  est  forcé  pour 
l’intégrité  du  récit,  de  faire  allusion  à d’autres  peuples,  à moins  de  passer 
sous  silence  des  événements  très  importants  de  cette  histoire  qui  reste  néan- 
moins purement  nationale.  — Les  critiques  du  R.  P.  Brucker  contre  ce  plan 
de  la  Genèse  (p.  138)  ne  nous  arrêteront  pas  ; d’autant  qu’il  suffit  de 
suivre  ces  critiques,  sur  le  texte  biblique,  pour  s’assurer  de  leur  peu  de 
fondement. 

Ajoutons  qu’à  notre  avis  le  texte  de  la  Sagesse  (x,  3, 4)  ne  peut  être  objecté 
contre  ceux  qui,  avec  M.  Motais,  voient  dans  les  “ filles  de  l’homme  , des 
Séthites  de  bas  étage  ; car,  même  en  admettant  la  version  St’  dv,  il  n’est  point 
si  évident  qu’il  s’agisse,  dans  le  verset  4,  de  la  descendance  de  Gain.  Le  mot 
injustus  est  impersonnel;de  telle  sorte  que, si  Ton  arrivait  à prouver  l’absence 
de  tout  Gaïnite  dans  l’histoire  du  déluge,  ce  mot  s’appliquerait  aussi  exacte- 
ment aux  membres  impies  d’une  autre  race. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  iSq 

de  rhomme  »,  peut-être  sollicités  par  elles,  comme  plus 
tard  les  Israélites  par  les  tilles  de  Moab  (i),  rpie  les 
« fils  de  Dieu  » contractèrent  des  alliances  coupables 
avec  ces  femmes,  « prenant  parmi  elles  toutes  celles  qui 
leur  plurent  ».  (lien,  vi,  2.)  A l’époque  de  Noé,  la  cor- 
ruption du  monde  patriarcal  était  à son  comble.  On 
comprend  l’aflliction  du  Seigneur  et  les  plaintes  amères 
que  l’écrivain  sacré  met  sur  ses  lèvres  ; c’est  sur  cette 
lignée  de  la  race  de  Seth  qu’il  avait  jeté  les  yeux  pour 
l’accomplissement  de  ses  desseins.  Ce  n’est  pas  sur  la 
dépravation  des  « fils  de  l’homme  » qu’il  gémit  ; cette  race 
nous  apparaît  dès  le  principe  plongée  dans  le  vice.  Les 
plaintes  et  les  menaces  ne  se  font  entendre  qu’après  le 
crime  des  fils  de  Dieu  » . C’est  la  corruption  de  ses  fils 
que  le  Seigneur  déplore.  Et  si,  comme  nous  l’apprennent 
les  livres  du  Nouveau  Testament,  Noé  transmet  les 
menaces  de  la  divinité  et  prêche  la  pénitence,  ce  n’est 
sans  doute  pas  aux  corrupteurs  qu’il  s’adresse,  mais  bien 
plutôt  aux  pervertis.  Exhortations  sans  résultats,  puisque 
le  Seigneur  constate  « que  la  direction  des  pensées  du 
cœur  de  l’homme  est  constamment  tournée  vers  le  mal  » . 
(Gen.,  VI,  5.) 

On  conçoit  dès  lors  qu’au  milieu  de  la  perversion  géné- 
rale des  “fils  de  Dieu  »,  Noé  « trouve  grâce  devant  Dieu, 
non  pas  seulement  parce  qu’il  est  juste,  mais  parce  qu’il  est 
juste  et  patriarche,  le  dernier,  le  plus  jeune,  le  plus  pur 
des  patriarches,  le  sauveur  indispensable  des  traditions  du 
passé,  l’unique  espoir  de  renouvellement  pour  la  foi  et  les 
mœurs  de  l’avenir  » (2). 


(1)  Nombres,  XXV.  Comparer  la  fornication  des  Israélites  avec  celle  des 
“ fils  de  Dieu  „,  et  les  conséquences  dans  l’un  et  l’autre  cas.  C’est  tout 
d’abord  contre  son  peuple  et  non  contre  les  Moabites  corrupteurs  que  Dieu 
s’irrite  et  sévit. 

(2)  Le  Déluge  biblique,  p.89.  Comme  M.  Motais,  Mgr  Meignan,  actuellement 
archevêque  de  Tours,  voit  dans  le  déluge  autre  chose  qu’un  châtiment.  “ La 

perversité  envahit  la  terre Le  plan  de  la  régénération  de  l’humanité  par 

le  Christ  semble  à jamais  compromis  par  les  prévarications  humaines.  Dieu 


i6o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Pour  récrivain  sacré,  les  corrupteurs  et  leurs  victimes 
ont  péri  dans  le  déluge.  Les  eaux  se  sont-elles  étendues 
bien  loin  au  delà  de  la  contrée  maudite  ? D’autres  popu- 
lations ont-elles  été  atteintes  par  le  Ilot  diluvien?  Le  nar- 
rateur biblique  n’en  dit  rien;  tout  cela  n’entre  pas  dans 
son  plan.  Mais  nous  croyons  que  ce  serait  une  grande 
erreur  de  supposer  à ce  cataclysme  des  limites  très  res- 
treintes; la  science  nous  révélera  peut-être  un  jour 
rimmense  continent  témoin  de  la  vengeance  divine  (i). 

Les  arguments  apportés  jusqu’ici  par  le  R.  P.  Brucker 
contre  la  thèse  de  la  non-universalité  du  déluge  ne  nous 
semblent  pas  avoir  atteint  leur  but. 

Suivons-le  maintenant  en  dehors  de  la  Genèse. 

On  apporte  en  preuve  de  la  destruction  complète  de 
rhumanité,  ce  texte  de  la  Sagesse  (xiv,6),quc  nous  tradui- 
ons  mot  à mot  du  grec  ; 

Dans  h principe,  lorsgue  les  orgueilleux  géants  péri- 
rent, V espérance  du  monde,  réfugiée  sur  un  bateau,  laissa 
pour  l’avenir  le  germe  d’.une  postérité,  grâce  à,  ta  main  qui 
gouvernait,  r, 

On  ajoute  encore  celui-ci  extrait  de  YEcclésidstique 
(lxiv,  17,  18),  dont  nous  donnons  encore  le  mot  à mot 
d’après  le  texte  grec  : 

cependant  ne  voulait  pas  que  ses  promesses  fussent  vaines  et  que  le  premier 
type  de  l’économie  rédemptrice  fût  anéanti.  Il  résolut  de  détruire  l’humanité 
tout  entière  et  de  n’en  conserver  que  ce  qui  gardait  encore  dans  la  foi,  dans 
la  discipline,  le  type  premier  de  la  rédemption.  Le  type  de  l’œuvre  rédemp- 
trice reçut  une  nouvelle  lumière  et  une  nouvelle  consécration  par  l’événement 
du  déluge..  Prophéties  messianiques:  Livres  des  rois, Introduction,  pp.  lvi-lvii. 

(l)Des  auteurs  graves  considèrent  V Atlantide  de  Platon,  disparue  sous  les 
flots,  comme  le  continent  qui  aurait  porté  cette  partie  de  l’humanité  primitive. 
“ L’Atlantique  et  le  Pacifique,  écrivait  Jean  d'Estienne,  sont  assez  vastes  pour 
qu’aucune  objection  sérieuse  ne  puisse  être  opposée  à cette  hypothèse.  , 
(Revue  des  quest.  scientifiq.,  oct.  1882,  p.  428.)  — Un  ouvrage  dont  les  nom- 
breuses éditions  prouvent  l’intérêt  qu’il  inspire  exposait,  cesdernières  années, 
l’hypothèse  ci-dessus  : Atlantis,  the  antediluvian  world,  hq  Ignatius  Don- 
nelhj.  Un  essai  de  réfutation  peu  réussi  a paru  l’an  dernier  : The  secret  of 
Plato’s  Atlantis.  L’auteur,  Lord  Arundell  of  Wardour,  est  celui-là  même  qui, 
ayant  combattu  la  non-universalité  du  déluge,  dans  le  Tallet  (U”  mars  1884), 
reçut  dans  le  même  journal  (8  mars)  une  réplique  si  spirituelle  de  Mgr  Clif- 
ford, évêque  de  Clifton. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  l6l 

« Noéfut  trouvé  parfait  juste,  au  temps  de  la  colère  il 
devint  rédemption.  A cause  de  cela  il  y eut  un  reste  (une 
semence)  pour  la  terre,  d est  pourquoi  eut  lieu  le  déluge.  » 
Supposée  admise  la  non-universalité  du  déluge  quant 
aux  hommes,  ces  deux  textes  ne  seraient-ils  pas  aussi 
compréhensibles  que  dans  l’hypothèse  d’-une  destruction 
totale?  — Mais  ne  nous  contentons  pas  de  cette  interro- 
gation. A l’un  et  à l’autre  texte  peut  être  donnée  une 
explication  commune.  M.Motais,  qui  les  avait  passés  sous 
silence  dans  son  ouvrage,  a traité  la  question  de  VEcclé- 
siastique  dans  une  lettre  écrite  quelques  mois  avant  sa 
mort;  c’est  sa  solution  que  nous  allons  donner  : ^ Il  y a 
deux  questions  à se  poser.  La  première  est  celle-ci  : les 
paroles  de  V Ecclésiastique  doivent-elles  être  prises  au  sens 
physique  ou  au  sens  moral?  Il  n’y  a pas  un  mot  dans  te 
texte  qui  indique  qu’il  s’agisse  du  sens  physique.  Le  ver- 
set 17,  au  contraire,  insinue  clairement  qu’il  s’agit  d’une 
semence  (reste)  morale.  Si  vous  vous  souvenez  du  but 
élevé,  tout  moral,  tout  messianique,  assigné  au  déluge 
dans  mon  ouvrage,  vous  comprendrez  aisément  comment 
Noé,  en  sauvant  la  tradition  primitive  qui  se  perdait,  en 
conduisant  le  monde  à Jésus-Christ,  a vraiment  été  l’uni- 
que semence  (reste)  laissée  à la  terre.  Le  monde  était  perdu 
sans  ressources,  si  Noé  n’avait  pas  été  conservé;  et  Noé 
ne  pouvait  être  utile  à rien  sans  le  déluge  qui,  en  le  fai- 
sant rentrer  dans  l’isolement,  arrêtait  la  corruption  de  la 
branche  patriarcale.  Aussi  le  texte  grec  dit-il  que  la  vertu 
de  Noé  fut  la  base  de  la  réconciliation  (rédemption),  qu’il 
fut  laissé  en  conséquence  comme  semence  (reste)  du  monde 
et  que  « c’est  pour  cela  qu’arriva  le  déluge. 

» Or,  s’il  est  vrai  de  dire  en  ce  sens  que  Noé  fut  l’uni- 
que semence  laissée  au  monde,  peut-on  objecter  ce  texte, 
lorsque  le  contexte  et  le  but  providentiel  du  déluge  favo- 
risent cette  interprétation,  loin  de  la  combattre? 

" L’interprétation  morale  de  ce  verset  de  l’Ecclésiasti- 
que est  admise  par  les  Pères.  Aucun  n’oublie  ce  point  de 
xxi  11 


1Ô2 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES, 


vue.  Saint  Ambroise  dit  ; - Koe  ad  semen  fidurorum  est 
reservatus,  ut  ex  illo  justitiæ  semina  pullidarent.  » Et  ail- 
leurs : Deiis  Noe  ad  remvandum  semen  hominum  reser- 

vavit  ut  esset  justitiæ  seminarium.  C’est  aussi  la  pensée  • 

de  la  plupart  des  commentateurs  ; s’ils  y mêlent  la  question 
de  l’universaliUi  du  déluge,  c’est  en  vertu  de  leurs  préju-  î 
g’és,  et  non  appuyés  sur  le  texte,  • 

J’  La  seconde  question  est  celle-ci  : h' Ecclésiastique,  | 
même  en  admettant  qu’il  s’agisse  du  sens  physique,  c’est- 
à-dire  du  repeuplement  du  monde,  parle-t-il  dans  un  sens  ] 
a])Solument  rigoureux  l >• 

Je  vous  ferai  remarquer  d’abord  qu’il  ne  dit  point  que  , ; 
Aoô  avait  été  unique  semence  (reste)  à la  terre,  et  qu’il  est 
moralement  vrai  de  dire  que  Xoé  a été  laissé  pour  semence  ' 
à la  terre,  quand  on  voit  le  rôle  joué  dans  le  repeuplement 
et.  dans  la  civilisation  du  monde  par  la  race  blanche,  c|ui 
tout  entière  descend  de  lui.  A coup  sûr,  la  race  noachique  . 
a eu  cette  destinée  providentielle  dans  le  monde.  Où  en 
serait  l'iiumanité,  si  les  races  abruties  et  dégradées  qui  ^ 
survécurent  en  dehors  d’elle,  étaient  seules  restées  au  ' 
déluge  l 

^ Donc,  dans  le  sens  moral,  la  parole  de  Y Ecclésiastique  . 
osi  rigoureusenmd  Dans  le  qdnjsique,  elle  est 
moralement  vraie. 

r’  De  (piel  droit  serrer  de  plus  près  le  texte  pour  l’expli- 
(juer?  Il  y en  a mille  dans  l’Écriture  qu’on  ferait  mentir  en 
les  interprétant  autrement. 

Permettez-moi  d’ajouter  que  je  suis  convaincu  que 
l’auteur  sacré  n’avait  aucune  idée  bien  précise  sur  le  fait 
diluvien.  Il  n’a  point  voulu  faire  de  l’iiistoirc  scientitique, 
mais  de  l’histoire  morale,  d’accord  avec  le  but  de  son  livre  ; 
et  à ce  point  de  vue  sa  pensée,  comme  sa  parole,  est 
doublement  exacte.  » 

Nous  nous  garderons  bien  d’ajouter  un  mot  à cette 
solution;  d’autant  que  nous  avons  à répondre  à bien 
d'autres  objections. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


I63 


Arrivons  au  grand  argument,  <à  ce  que  le  R.  P.  Brucker 
appelle  « la  preuve  principale  » (i)  de  \ universalité 
restreinte  aux  hommes. 


III 

HORS  l’arche  et  l’église,  point  de  salut. 


L’universalité  du  déluge  intéresse-t-elle  le  dogme  ou  la 
morale?  C’est  la  question  qu’on  nous  adresse.  Distinguons. 
Le  fait  d'un  déluge,  fait  historiquement  incontestable,  est 
connexe  au  dogme  en  tant  qu’il  est  un  tgpe  prophétique. 
Cela  est  admis. 

Autre  est  la  question  do  savoir  si  la  circonstance  d'uni- 
versalité du  cataclysme  rentre  dans  le  domaine  do  la  foi. 
Sur  ce  point  le  R.  P.  Brucker,  à son  tour,  distingue. 
Pour  lui  l’iiniversalitô  equant  à la  terre  et  quant  aux  ani- 
maux n’appartient  pas  à ce  domaine  ; mais  il  parle  bien 
dilïércmment  lorsqu’il  s’agit  de  Xuniversalité  quant  aux 
hommes  : il  la  réclame  au  nom  du  dogme.  — Comme  on 
le  voit,  l’école  do  l’univorsalité  restreinte  est  toujours  et 
partout Técolo  des  deux  poids  et  doux  mesures  ».  « Elle 
concède,  écrit  le  R.  P.  Théodore  do  Regnon,  que  le 
déluge  noachiquo  n’a  pas  fait  périr  tous  les  animaux,  mais 
elle  soutient,  comme  une  vérité  ecclésiastique , que  tous  les 
hommes  ont  été  noyés  sauf  la  fomillo  renfermée  dans 

l’arche Son  tort  est  de  défendre  ces  opinions  comme 

aqeqxirtenant  en  quelque  sorte  à la  foi,  et  de  soutenir  au  nom 
dudoejme  des  qrropositions  qié on  sera  peut-être  obligé  d’aban- 
donner (2).  » 

(1)  Art.  de  juillet,  p.  147. 

(2)  C’est  là  en  effet,  le  grand  tort  de  cette  école.  “ Car,  ajoute  le  R.  P.  de 
Regnon,  ces  concessions  qu’on  ne  fait  qu’à  regret  sont  véritablement  des  con- 
cessions regrettables,  puisqu’elles  donnent  l’occasion  à l’incrédulité  de  pré- 
tendre que  le  dogme  recule  indéfiniment  devant  la  science.  Eh  non  ! le  dogme 
est  immuable;  maison  avait  laissé  des  opinions  humaines  envahir  le  terrain 


164  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Sur  quoi  se  fonde  le  R.  P.  Brucker  pour  nous  défen- 
dre au  nom  de  la  foi  de  sauver  d’autres  hommes  que  Noé 
et  sa  famille  (i)? 

Voici  rargunient  qui  lui  « paraît  le  plus  simple  et  tout 
à fait  décisif  » : 

» La  tradition  unanime  et  constante  proclame  le  fait  de 
l' universalité  du  déluge,  puant  à l’humanité,  comme  une 
vérité  connexe  avec  la  foi,  parce  qu’elle  le  donne  pour  hase  à 
un  type  certain  ou  une  figure  prophétique  de  Jésus-Christ  et 
de  l’Église  (2).  „ 

Avant  tout,  il  faut  prouver  que  ^ runiversalité  du 
déluge,  quaid  à l’humanité,  est  un  type  certain  de  Jésus- 
Christ  et  de  l’Église.  » 

Nous  reconnaissons  avec  le  savant  auteur  que  le  type 
certain  est  une  véritable  prophétie  ; que  le  vrai  type  scrip- 
tural est  au  premier  rang  des  choses  qui  doivent  s’inter- 
préter d’après  le  sentiment  de  l’Eglise  et  Vunanimité  mo- 
rale des  Pères. 

Bien  volontiers  encore  nous  admettons  qu’une  fois  un 
fait  biblique,  comme  le  déluge,  déclaré  typique  par  l’au- 
torité compétente,  cette  déclaration  rend  du  même  coup 
certaines  et  Xexistence  du  type  en  tant  que  tel,  et  la  réalité 
historique  du  fait,  sinon  quant  à toutes  les  circonstances, 
du  moins  pour  celles  qui  concoureM  à former  le  type 
d’après  ladéclaration  autorisée  (3). 


de  la  foi,  et  ce  sont  ces  opinions  qui  peu  à peu  se  flétrissent  sous  la  lumière 
de  la  science,  comme  le  lierre  qui  embrasse  un  rocher  est  desséché  par  l’ar- 
deur du  soleil.  — La  troisième  école,  et  M.  Motais  s’en  fait  le  champion,  juge 
que  le  plus  utile  dans  notre  siècle  de  critique  à outrance,  est  de  débarrasser 
le  dogme  de  toutes  ces  opinions  parasitaires.  , Th.  de  Regnon,  S.  J.,  compte 
rendu  de  l’ouvrage  de  M.  Motais,  le  Déluge  biblique,  dans  la  bibliographie 
CATHOLIQUE,  août  1885. 

(1)  Nous  ne  dirons  rien  de  la  question  du  miracle,  sur  laquelle  le  R.P.  Bruc- 
ker passe  légèrement  ; que  les  lecteurs  se  reportent  aux  pp.  99-105  du  Déluge 
biblique,  et  ils  cmprendront  pourquoi  il  n’insiste  pas.  Il  ne  tient  nullement  à 
exposer  devant  les  lecteurs  la  réfutation  de  l’école  qu'il  s’efforce  de 
défendre.  Rappelons  aussi  que  lorsqu’il  a besoin  d’un  miracle  pour  défendre 
sa  thèse  il  ne  trouve  pas  que  c’est  un  “ miracle  inutile  „. 

(2)  Art.  de  juillet,  p.  154. 

(3)  Ibid.,  p.  155. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


l65 


Mais  reste  toujours  à prouver  que  « V universalité  du 
déluge  quant  aux  hommes  est  un  élément  inséparable  d’un 
type  reconnu  comme  certain  par  la  tradition  unanime  et 
constante  de  l’Eglise.  ^ Le  R.  P.  Brucker  prétend  qu’il  suffit 
pour  cela  de  citer  le  texte  de  saint  Pierre  et  les  interpré- 
tations des  Pères  et  écrivains  ecclésiastiques. 

Dans  quelques  instants  nous  allons  examiner  ces  textes. 
Mais  dès  maintenant  rappelons  que  le  texte  de  saint  Pierre 
va  contre  runiversalité  du  déluge  quant  aux  hommes;  puis- 
que, comme  nous  l’avons  montré  plus  haut,  il  n’y  est  fait 
allusion  qu’aux  hommes  vivant  autour  do  Noé  et  dont 
celui-ci  ne  put  vaiiicre  l’incrédulité.  D’après  ce  texte, 
l’ universalité  du  déluge  quant  aux  hommes  ne  serait  donc 
pas  “ V élément  principal  » du  type. 

Le  R.  P.  Brucker  tient  à ne  pas  se  voir  enlever  cet 
« élément  principal  sa  planche  de  salut.  Le  savant  écri- 
vain Jean  d’Estienne  avait  dit  ; Qu’il  y eût  ou  qu’il  n’y 
eût  pas  (au  temps  du  déluge)  des  rameaux  de  l’humanité 
non  atteints  par  le  cataclysme,  le  symbolisme  de  l’arche 
relativement  à l’Église  n’en  est  pas  moins  frappant. ..  « (i). 
Mais  le  R.  P.  Brucker  répond  ; Est-il  bien  vrai  que 
« le  symbolisme  » ou,  pour  parler  plus  exactement,  le 
type,  la  figure  prophétique  de  l’Église,  qui  doit  englober 
toutes  les  nations  et  hors  de  laquelle  personne  ne  pourra  être 
sauvé,  restent,  nous  ne  dirons  pas  « frappants  ”,  mais 
sensibles  dans  une  arche  qui  ne  s’ouvre  qu’aux  représen- 
tants à’ une  seule  race  et  dont  les  autres,  formant  peut- 
être  la  majorité  du  genre  humain,  n’ont  jamais  eu  nul 
besoin  (2)  ? « Ainsi,  d’après  le  R.  P.  Brucker,  les  repré- 
sentants d’wwc  seule  race  ne  sauraient  être  la  figure  de 
toutes  les  nations  que  doit  englober  l’Église.  Les  Pères  ne 
sont  pas  si  difficiles.  La  maison  de  l’hôtelière  Rahab  (3) 

(1)  Jean  d'Estienne,  Le  Déluge  biblique  et  les  races  antédiluviennes,  revue 
DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES,  octobi'e  1885,  p.  532.  Tirage  à part  (Bruxelles 
et  Rennes),  p.  69. 

(2j  Art.  de  Juillet,  p.  157. 

(3)  Voir  l’histoire  de  la  prise  de  Jéricho,  Josué,  vi. 


i66 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


est  pour  eux  un  type  de  l’Église,  en  dehors  de  laquelle 
personne  ne  doit  être  sauvé.  Rahah  et  sa  famille  repré- 
sentent par  là  même  toutes  les  nations  que  l’Église  doit 
réunir  dans  son  sein.  Et  les  Pères  déclarent  que  cette  mai- 
son est,  au  même  titre  que  Yarche,\-à  figure  prophétique  de 
Y Eglise  (i).  N’est-ce  pas  toujours  dans  la  petite  histoire 
patriarcale  ou  Israélite  que  sont  pris  les  types  prophéti- 
ques du  grand  monde  chrétien? Bientôt  on  citera  l’exemple 
de  l’agneau  pascal.  11  est  un  autre  fait  biblique  non  moins 
frappant.  C’est  ce  serpent  d’airain  (2)  élevé  en  croix,  dont 
la  vue  donnait  aux  seuls  Israélites  le  salut  du  corps,  et  qui 
était  la  figure  prophétique  de  N.  S.  Jésus-Christ  crucifié, 
dont  la  vue  donne  à tout  homme  croyant  le  salut  éternel  de 
l’àme  (3).  Ce  type,  qui  a un  grand  rapport  avec  celui  du 
déluge,  n’exige  pas  que  tous  les  hommes  existants  alors 
fussent  mordus  par  les  serpents  ; rien  ne  fait  même  suppo- 
ser que  tous  les  Israélites  aient  été  frappés  de  cette  plaie. 
Voir  une  seule  race,  un  seul  peuple  figurer  l’Église  uni- 
verselle n’est  pas  moins  étonnant  que  voir  un  homme, 
quehpie  saint  qu’il  soit,  figurer  Jésus-Christ.  C’est  Salo- 


(1)  Voir  De  Area  Noe  Ecclesiæ  typo  dans  les  Opusciila  Patrum  du  P.Hurter, 
p.  221.  Voici  le  texte  de  Fulgence  : “ Et  pereunte  Hierico,  si  quos  domus 
Rahab  meretricis  inclusit,  incoluines  Jésus  serA'are  præcepit  (Jos.,  vi,  25) , 
reliques  vero  quos  ilia  non  continebat  domus,  unius  mortis  consumpsit  inte- 
ritus.  I«  ilia  igifur  area  et  in  ilia  domo  ima  eadetnque pn'æfigurahatur  Eccle- 
sia.  „ Le  P.  Hurter  ajoute  en  note  ; “ Non  solum  Fulgentius  dornum  Rahab 
typum  Ecclesiæ  fuisse  censet,  sed  phires  alii,  ut  Gyprianus,  De  unit.  Eccl.,n.  8, 
et  Ep.  ad  Magnum,  n.  4 ; Hieronymus,  Ep.  22,  n.  38;  52.ad  Nepotianum  n.3  ; 
auctor  S.  46  inter  sermones  S.  Ambrosio  adscriptos,  n.  15  ; Origenes,  Hom. 
in  Jos.,  Evagrius  monaebus  (Migne,  20, 1177),  etc.  qui  hoc  typo  idem  illustrare 
soient,  nimirum  extra  Ecclesiam  non  esse  salutem.,, 

(2)  Nombres,  xxi,  9. 

(3)  C’est  Jésus-Christ  lui-même  qui  a dénoncé  ce  type  prophétique  de  sa 
mort  devenant  le  salut  de  l’humanité  (Jean,  iii,  14, 15).  A ce  propos  S.  Augus- 
tin s’exprime  ainsi  : “ Quomodo  qui  intuebantur  ilium  serpentem  non  peri- 
bant  morsibus  serpentum,  sic  qui  intuentur  fide  mortem  Ghristi  sanantur  a 
morsibuspeccatorum.Sed  illi  sanabantur  a morte  ad  vitam  temporalem  ; hic 
autemaitrut  habeant  vitam  æternam. /foc  enim  interest  inter  figuratam 
imaginem  et  rem  ipsam  : figura prsesta bat  vitam  temporedem  ; res  ipsa,  cujus 
illafigura  erat,  præstat  vitam  æteniam.  „ Romélie  de  la  fête  du  S.  Rédemp- 
teur, 23  octobre  ; ou,  dans  les  œuvres  de  S.  Augustin,  tractatus  in  cap.  3 Joan. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


167 

mon,  cest  Jonas.  Que  d’imperfections  dans  ces  person- 
nages! Sans  doute;  mais  ce  n’est  pas  en  tout  qu’ils  pro- 
phétisent par  eux-mêmes  le  Saint  des  Saints;  ils  n’en 
approchent  que  par  un  faible  point  de  ressemblance.  Le 
sacrifice  du  fils  d’Abraham  représente  le  sacrifice  du  Fils 
de  Dieu,  mais  avec  cette  immense  différence,  entre  auti'cs. 
qu’Isaac  n’est  pas  immolé. 

La  réplique  du  R.  P.  Drucker  n'a  donc  pas  été  heu- 
reuse. Il  semble  s’en  défier,  puisqu’il  se  hâte  de  dire  que 
« la  question  n’est  pas  là  Grave  erreur!  Nous  croyons 
bien  que  les  exemples  ci-dessus  sont  de  miture  à prouver 
que  Yuniversalitê  du  déluge  quant  aux  hommes  n’est  nul- 
lement nécessaire  pour  former  le  type. 

Mais  arrivons  au  texte  allégué  de  saint  Pierre  (I,  iii, 
20,  21).  Le  prince  des  apôtres  parle  de  ceux  qui  avaient 
été  incrédules  autrefois,  lorsque  la  qxdience  de  Dieu  atten- 
dait, aux  jours  de  Noé,  alors  que  se  construisait  cette  arclm 
dans  laquelle  un  petit  nombre,  c’est-à-dire  huit  ptcrsonnes 
furent  sauvées  q>ar  Veau  (i)_,  laquelle  aussi  vous  sauve 
maintenant  par  ce  qui  en  est  l’antitupe,  le  baptême,  r 
« C’est-à-dire,  dit  le  R.  P.  Brucker  (2),  que  la  manière 
dont  Noé  et  sa  famille  ont  été  sauvés  do  la  destruction  est 
le  type  ou  la  figure  prophétique  de  ce  qui  se  passe  dans  la 
justification,  laquelle  fiait  entrer  le  chrétien  dans  l'arche 
du  sedut,  qui  est  l’Eglise,  mais  en  qmssant  par  l’eau  baptis- 
mede.  Or,  comme  le  baptême  est  le  moyen  nécessaire  et 
indispensable  de  la  justification  pour  tous  les  hommes,  il 
faut  que  le  sauvetage  qui  en  est  le  type  ait  été  également 
l'unique  moyen  de  salut  laissé  à Y humanité  (3)  au  moment 
du  déluge.  » 

Mais,  on  oublie  de  se  le  demander,  à qui  est  adressée 
la  lettre  do  saint  Pierre  1 Aux  chrétiens  du  Pont, 

(1)  M.  Motais  a expliqué  cette  première  partie,  Délurje  biblique,  pp.  G8-G0. 

(2)  Art.  de  juillet,  p.  149. 

(3)  Nous  demanderons  au  R.  P.  Brucker  quel  mot  du  texte  de  saint 
Pierre  l’autorise  à employer  l’expression  humanité  ? 


l68  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

de  la  Galatie  , de  la  Cappadoce  , de  l’Asie  et  de  la 
Bitliynie  (i).  C’est  l’eau  du  baptême  qui  maintenant 
vous  sauve  , leur  écrit-il.  Ceux-ci , en  effet  , seront 
sauvés  par  l’eau  du  baptême  , comme  Noé  et  sa 
famille  le  furent  par  l’eau  du  déluge.  Dans  les  contrées 
habitées  par  ces  chrétiens,  il  est  d’autres  hommes  qui  ne 
sont  pas  sans  avoir  entendu  prêcher  la  nouvelle  foi  ; leur 
résistance  à la  grâce  peut  les  faire  comparer  aux  « incré- 
dules » du  temps  de  Noé.  Mais,  en  dehors  de  ces  régions, 
il  existe  d’autres  régions  immenses,  peuplées  par  des 
millions  et  des  millions  d’hommes  qui,  à l’époque  de 
l’apôtre,  étaient  bien  loin  d’avoir  connaissance  de  la  doc- 
trine de  Jésus-Christ.  Ces  liommes  ne  pourront  donc  pas 
être  sauvés  par  Veau  du  baptême,  non  parce  qu’ils  seront 

incrédules  mais  parce  qu’ils  ignoreront  ce  moyen  de 
salut.  Cependant  beaucoup  échapperont  à la  mort  éter- 
nelle, car  l’Esprit-Saint , dit  le  Docteur  angélique, 
excitera  leur  cœur  à croire  en  Dieu,  et  à l’aimer  et  à se 
repentir  de  leurs  péchés  (2)  De  même  peut-on  raisonner 
pour  le  déluge.  Dans  l’hypothèse  de  M.Motais,une  partie 
seulement  de  la  terre  habitée  aurait  été  inondée.  C’est 
donc  uniquement  aux  habitants  de  cette  contrée  que  se 
serait  adressée  la  prédication  de  Noé.  Cette  grâce  leur 
fut  proposée;  bienfait  tout  spécial  de  la  part  de  Dieu, qui, 
sans  les  prévenir,  pouvait  les  perdre  à jamais.  Il  n’y  eut 
que  huit  personnes  à profiter  de  ravertissement  et  à être 
sauvées  à travers  l’eau.  (Juant  aux  peuples  qui  liabitaient 
les  autres  parties  de  la  terre,  les  eaux  ne  les  menacèrent 
point  ; l’occasion  ne  leur  fut  donc  pas  donnée  d’être 
incrédules,  pas  plus  que  de  fuir  un  danger  dont  ils 
n’étaient  point  menacés. 

Cette  réponse  ne  contentera  pas  tout  le  monde.  On 

(1) C.i,  V.  ]. 

(2)  “ Cor  per  Spiritum  Sanctum  movetur  ad  credendum  et  diligendum 
Deum,  et  pœnitendum  de  peccatis.  , Saint  Thomas,  quæst.  LXVI,  de  bap- 
tismo,  art.  xi  ; édit.  Migne,  t.  IV,  p.  621. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


169 

nous  dira  que  les  Pères  n’ont  point  compris  ainsi  ce  texte; 
que  d’après  eux  le  déluge  est  un  vrai  type  prophétique  qui 
porte  sur  V universal  Hé  du  cataclysme  quant  aux  hommes. 

Laissons  donc  à un  autre  la  solution  de  ces  questions 
délicates,  laissons  l’éminent  et  regretté  auteur  du  Déluge 
biblique  défendre  lui-môme  sa  thèse.  Defunctus  adhuc 
loquitur. 

Dans  une  longue  lettre,  dont  nous  avons  déjà  repro- 
duit une  page  — lettre  adressée  à un  savant  religieux, 
exégète  lui-même  et  ancien  élève  du  R.  P.  Cornély  (i), 
l’illustre  professeur  d’Ecriture  sainte  au  Collège  romain 
— M.  le  chanoine  Motais  répondait  aux  objections 
mêmes  que  pose  actuellement  le  R.  P.  Drucker.  Voici 
cette  lettre  in  extenso  (2). 


“ Mon  Révérend  Père, 

« Je  vous  remercie  de  l’appréciation  très  favorable  que 
vous  voulez  bien  faire  de  mon  Déluge  biblique.  J’aurais 
répondu  immédiatement  à votre  bonne  lettre  si  je  n’avais 
espéré  pouvoir  me  rendre  à Rennes  et  y prendre  tous  les 
textes  des  Pères  qui  traitent  la  question,  afin  de  répon- 
dre complètement  et  en  détail  à votre  difficulté.  Malheu- 
reusement je  ne  l’ai  pu  et  serai  obligé  de  vous  donner  une 
réponse  plus  sommaire. 


(1)  Le  R.  P.  Cornély  est  un  des  auteurs  du  grand  Cursus  scripturæ  sacræ 
publié  en  ce  moment  par  des  membres  de  la  compagnie  de  Jésus,  chez 
Lethielleux.  On  lui  doit  les  trois  volumes  d’introduction. 

(2)  Il  est  important  pour  les  lecteurs  de  savoir  que  cette  lettre  a été  écrite 
par  M.  Motais,  à la  hâte,  au  milieu  de  ses  vacances,  loin  de  son  cabinet  de 
travail  et,  par  conséquent,  de  ses  livres.  Le  destinataire  nous  écrivait  : 
“ Vous  verrez  facilement  à quelles  sortes  d’objections  il  répondait;  Cette 
réponse  m’a  paru  admirable  de  clarté,  de  précision  et  de  coup  d’œil  ingé- 
nieux. Il  me  semble  que  la  difficulté  ne  tient  plus  devant  une  pareille  répli- 
que. Et  pourtant,  de  l’aveu  du  savant  P.  C....  S.  J.,  c’était  la  plus  forte 
contre  cette  théorie.  Je  vous  l’envoie  copiée  intégralement. Vous  comprenez 
que  je  tiens  à conserver  précieusement  l’original.  Vous  en  ferez  l'usage  qui 
vous  semblera  le  meilleur.  J’avais  eu  moi-même  l’intention  de  la  publier, 
mais  je  n’ai  rien  voulu  faire  sans  l’aveu  de  l’illustre  auteur.  „ 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


170 

J’  Il  me  semble  (|ue,  pour  répondre  pleinement  à cette 
difficulté,  il  faut  envisag'er  la  question  sous  deux  faces: 

” 1“  ivc  texte  de  saint  Pierre; 

ry  2°  Les  interprètes  autorisés. 

» I.  — Voici  les  réflexions  ipie  m’a  toujours  inspirées 
le  texte  de  V apôtre.  Vous  remarquerez  d’abord  qu’il  n’est 
pas  dit  un  mot,  ni  fait  une  allusion,  au  verset  20,  à 
runiversalité  du  déluge.  Saint  Pierre  se  contente  de  dire 
par  incidence  que  Yarclie  ne  sauva  que  huit  personnes;  et 
au  verset  21,  que  l’eau  diluvienne  est  Vantitype  de  l’eau 
baptismale. 

» Le  mot  àv-ÎTu-ov  pourrait  bien  n’avoir  pas  eu,  sous  la 
plume  de  saint  Pierre, le  sens  précis  que  lui  donne  aujour- 
d’hui notre  terminologie  technique;  mais,  puisqu’il  a été 
pris  assez  généralement  dans  ce  sens  rigoureux  par  les 
Pères,  laissons  de  coté  ce  point  de  vue. 

Nous  admettons  donc  que  le  déluge  fut, dans  la  pensée 
divine,  une  flgure  prophétique  du  baptême.  Cela  posé,  je 
ne  réussis  pas  à voir  comment  Laffirmation  de  saint  Pierre 
pré'iuge,  à un  degré  (pielconque,  la  question  do  l’univer- 
salité du  déluge. 

J’  Si  je  ne  me  trompe,  sa  pensée  précise  est  celle-ci  : Au 
délaye,  les  seules  personnes  qui,  entrant  dans  V arche,  furent 
sauvées  qjctr  Veau,  représentent  celles  qui  entreront  par  le 
haptênie  dans  VEylise  et  qui,  seules  aussi,  seront  sauvées, 
et  sauvées  par  Veau. 

y A bien  y regarder,  il  y a ici,  comme  l’ont  remarqué 
les  Pères,  deux  figures  et  non  une.  L’eau  diluvienne, 
flgure  de  l’eau  baptismale  ; l’arche,  flgure  de  l’Eglise 
et  du  liaptéme.  iSlais  observons  bien  que  l’eau  joue 
un  double  rôle  dans  le  déluge  : elle  perd  les  uns  et 
sauve  les  autres.  Or  ici,  c’est  l’eau,  tant  qu’elle  sauve, 
qui  est  donnée  comme  antitype  et  non  en  tant  qu’ elle  perd. 
Ce  n’est  donc  pas  son  action  générale  qui  sert  à la  figure; 
mais  son  action  restreinte  et  exceptionnelle.  D’où  il 
résulte  que  saint  Pierre  dit  tout  simplement  : De  même 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  BU  DÉLUGE. 


171 

qu’il  n’y  eut  de  sauvés  Veau  dans  le  déluge,  que  les 
huit  personnes  qui  entrèrent  dans  l’arche,  de  môme  il  n’y 
aura  maintenant  de  sauvés  par  l’eau  baptismale  que  ceux 
qui  entreront  par  elle  dans  l’Eglise.  Or,  dites-moi,  que  le 
déluge  ait  été  universel  ou  non,  n’est-il  pas  vrai  de  dire 
qu’il  n’y  eut  de  sauvé  par  Veau  dans  V inondation  que  les 
huit  qui  entrèrent  dans  l’arche  ? 

î’  Beaucoup  d’interprètes  ne  remarquent  pas  assez  que 
c’est  Veau  qui  est  prise  comme  antitype,  et  que  saint 
Pierre  ne  parle  ici  que  du  salut  par  Veau,  0’.  ûoaToç.  Faute 
de  le  faire,  ils  voient  dans  ce  passage  une  affirmation 
générale,  au  li(ni  d’une  affirmation  très  restreinte. 
L’apotre  ne  dit  pas,  en  effet,  qu’il  n’y  eut  à échapper  dans 
le  monde  que  ceux  qui  furent  sauvés  par  l’arclic  ; il  dit 
qu’il  n’y  eut  à échapper  Veau  à l’inondation  (pie  ceux 
qui  entrèrent  dans  Y arche.  Ce  (pii  est  d’une  vérité  absolue, 
qu’elle  qu’ait  été  l’étend uc  du  déluge. 

» devais  plus  loin,  et  je  crois  interpréter  très  rigoureu- 
sement le  texte  de  saint  Pierre,  en  disant  que,  si  dans 
l’étendue  du  déluge  certaines  populations  s’étaient  trou- 
vées dans  des  conditions  de  nature  à les  empêcher  d’ôtre 
atteintes  par  le  fléau,  la  parole  de  saint  Pierre  serait 
encore  d’une  justesse  parfaite,  et  la  figure  qu’il  dénonce 
aurait  également  floiit  le  sens  (pfellc  peut  avoir.  L’eau, 
sous  sa  plume,  n’est  figurative  que  comme  moyen  de  salut, 
avons-nous  dit  ; et  c’est  à ce  titre  seul  (pi’ellc  peut  repré- 
senter l’eau  baptismale,  n’est-il  pas  vrai  t Or  les  personnes 
préservées  de  l’inondation  par  des  circonstances  qui  eus- 
sent empêché  l’eau  de  parvenir  jusqu’à  elles,  auraient-elles 
été  sauvées  par  Veau?  Eh,  non!  Elles  auraient  été  préser- 
vées de  Veau,  ce  qui  est  tout  le  contraire.  Leur  préserva- 
tion n’a  donc  rien  à faire  avec  la  pensée  de  saint  Pierre  et 
la  figure  qu’il  révèle. 

J»  Dans  ce  cas  encore,  il  resterait  admirablement  vrai  et 
juste  de  dire  qu’il  n’y  eut  de  sauvés  par  Veau  que  les 
hôtes  de  l’arche:  e'!?  f,v  oXiyat,  û'.eTtôGrja-av  od  ûoaTOç.  Ce 


172  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

qui  est  d’autant  plus  facile  à admettre  que  nous  savons 
que  la  surprise  fut  générale,  et  que  Noé  seul  se  prépara 
une  embarcation, 

" Aussi,  quand  j’étudie  la  parole  de  l’Ecriture,  j’admire 
la  manière  dont  s’exprime  saint  Pierre  et  dont  l’Esprit- 
Saint  le  garde.  Il  est  très  possible  qu’il  n’eût  point  sur 
l’étendue  du  déluge  d’idées  arrêtées  ; et  je  ne  vois  aucune 
nécessité  ni  motif  pour  que  Dieu  lui  eût  fait  des  révéla- 
tions à ce  sujet.  Ce  qui  importe,  c’est  qu’en  tant  qu’écri- 
vain  biblique  il  ne  préjuge  point  en  matière  ignorée  de 
lui,  et  ne  donne  point  à sa  phrase  un  tour  qui  jetterait  les 
esprits  dans  les  travers. 

r Eh  bien,  mon  révérend  père,  examinez  sa  phrase  et 
vous  verrez  comme  l’Esprit-Saint  la  lui  fait  écrire  vague 
et  peu  décisive.  Il  ne  dit  même  pas,  au  verset  20,  qu’^7 
n'y  eut  dans  le  déluge  de  sauvés  l’eau  que  les  huit 
personnes  de  l’arche  ; mais  simplement  que  l’arche  en 
sauva  huit. 

w En  résumé,  saint  Pierre  part  d’un  fait  historique 
connu,  une  inondation.  Dans  cette  inondation,  il  aperçoit 
huit  personnes  sauvées  par  l’eau,  et  il  nous  révèle  que 
cette  eau  est  la  figure  prophétique  de  l’eau  qui  aujourd’hui 
nous  sauve  : ô xat.  ’avTtTUîiov  vüv  aw^e'.  jSâTTT'.a-pa.  Voilà 
tout.  Je  ne  sais  pas  en  quoi  cette  parole  a trait  à l’univer- 
salité du  déluge. 

r Je  prévois  bien  l’objection  qui  se  peut  faire.  Parce 
que  l’eau  baptismale  est  le  seul  moyen  de  salut  pour  le 
monde  entier,  par  institution  divine,  on  dira  que  l’eau  qui, 
dans  le  déluge,  sauva  les  huit,  ne  peut  être  adéquatement 
une  figure  de  la  première  que  si  elle  fut  aussi  dans  le 
monde  entier  le  seul  moyen  de  salut, 

w J’ai  répondu  à cette  objection  dans  mon  livre,  en 
montrant  (pp.  66,  72)  qu’on  fait  de  mauvaise  exégèse  lors- 
qu’on veut  donner  aux  rapprochements  figuratifs  ou  com- 
paratifs, faits  par  les  auteurs  sacrés,  une  plus  grande 
étendue  que  celle  qu’ils  leur  donnent  eux-mêmes.  Il  suffit, 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  lyS 

VOUS  le  savez  bien,  qu’un  événement  ancien  soit  sons  un 
seul  rapport  comparable  à un  fait  évangélique  pour  qu’il 
en  puisse  être  la  figure  ; comme  il  suffit  qu’un  homme  soit 
par  un  seul  trait  de  sa  vie  comparable  à Jésus  pour  qu’il 
lui  serve  d’antitype.  Quel  événement  ou  quel  personnage 
pourrait  être  figuratif  dans  l’Ancien  Testament,  s’il  devait 
par  tous  les  côtés  ressembler  au  type.  Avec  ce  système, 
on  supprimerait  tout  simplement  de  la  Bible  la  figure 
prophétique  et  le  mysticisme.  C’est  massacrer  l’exégèse 
que  de  donner  à une  figure  et  à une  comparaison  une 
étendue  plus  grande  que  celle  que  lui  donne  l’auteur 
sacré. 

» Or,  mon  révérend  père,  relisez  saint  Pierre,  et  voyez 
s’il  fait  autre  chose  que  de  présenter  l’eau  comme  moyen 
de  salut  dans  le  déluge,  et  l’eau  comme  moyen  de  salut  dans 
la  rédemption,  sans  même  déterminer  la  mesure  de  sa 
nécessité. 

» Supposez  un  moment  qu’il  fût  avéré,  explicitement 
proclamé  par  l’Écriture  que  le  déluge  fut  une  inondation 
très  partielle,  et  demandez-vous  quelle  loi,  quel  motif 
empêcherait  Dieu  d’y  prendre  la  figure  d’un  fait  général 
chrétien.  L’agneau  pascal  ne  se  mangeait  que  chez  les 
Juifs;  eux  seuls  avaient  ordre  d’y  participer.  En  est-il 
moins  la  figure  de  l’Eucharistie,  auquel  le  monde  entier 
est  appelé  à participer,  comme  aux  eaux  du  baptême  ? 

» Permettez,  mon  cher  père,  une  dernière  réflexion 
sur  ce  point.  J’ai  présenté  le  déluge  noachique  et  mosaï- 
que surtout  comme  la  peinture  du  déluge  patriarcal.  Eh 
bien,  c’est  dans  la  vie,  dans  l’iiistoire^ja/r/a/’ca/c  d’abord, 
dans  la  vie,  dans  l’histoire  Israélite  ensuite,  (pie  sont  pri- 
ses toutes  les  figures  de  la  vie  et  de  l’histoire  du  christia- 
nisme. Les  peuples  profanes  et  les  événements  qui  les 
affectent  ne  pouvaient  servir  de  base  au  mysticisme  scriji- 
turaire  (si  ce  n’est  dans  et  par  leurs  rapports  avec  le  peu- 
ple choisi,  le  peuple  figuratif),  parce  qu’il  n’y  a point  de 
lien  généalogique  entre  leur  vie  et  celle  de  l’Église.  Le 


174 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


monde  figuratif  est  donc  le  monde  patriarcal  et  israélUe; 
c’est  pourquoi  un  événement  qui  affecte  universellement 
l’un  ou  l’autre  est  une  figure  adéquate  de  ce  qui  doit  affec- 
ter le  monde  racheté.  Même  en  restant  dans  la  rigueur, 
le  déluge  patriarcal  peut  et  doit  servir  de  base,  comme 
figure  prophétique,  aux  événements  du  monde  chrétien 
tout  entier;  et  c’est  pour  cela  que  l’arche,  dans  ce  déluge 
restreint  géographiquement  et  humainement,  est  la  figure 
jxirfûite  du  haptéme  ou  de  l’Eglise  dans  l’univers  entier. 
Parcourez  la  Bible,  et  vous  verrez  qu’^7  ii’g  a pas  d^ autre 
monde  figuratif  que  le  monde  pcdriarcal  et  Israélite;  il  en 
résulte  que  les  faits  universels  de  ce  monde  représentent  les 
faits  universels  du  monde  chrétien. 

Donc,  en  admettant  un  déluge  simplement  patriarcal, 
la  figure  de  saint  Pierre  est  d’une  rigueur  parfaite.  Sa 
pensée  est  celle-ci  : Dans  l’Eglise  patriarcede,  l’Eglise 
figurative^  l’Eglise  antitgpe,  les  huit  personnes  sauvées  du 
déluge  le  furent  p>ar  l’eau;  ce  qui  nous  apprend  que,  dans 
l’économie  nouvelle,  il  n’y  aura  de  sauvés  que  ceux  qui  le 
seront  p>ar  Veau.  Dans  le  monde  figuratif,  il  n’y  eut  de 
sauvés  que  ceux  qui  entrèrent  dans  l’arche;  ce  qui  nous 
apprend  que,  dans  le  monde  de  la  réalisation  des  figures, 
il  ny  aura  de  sauvés  que  ceux  qui  entreront  par  l’eau  dans 
l’Église. 

?!  11.  — Cela  posé,  mon  révérend  père,  la  seconde 
question,  celle  du  consensus  Patrum  me  semble  facile  à 
résoudre. 

Les  Pères  déclarent  que  les  eaux  du  déluge  ont  une 
signification  typique,  et  ils  s’appuient  en  général  sur 
saint  Pierre.  Ils  ont  raison  en  cela  ; voilà  le  point  dogma- 
tique atteint  par  le  consensus.  Point  de  salut  dans  le 
monde  actuel,  sans  le  baptême  ; comme  point  de  salut 
dans  le  monde  diluvien  (c’est-à-dire  dans  le  monde  inondé), 
sans  l’arche  portée  sur  les  eaux.  L’eau  fut  jadis  le  moyen 
providentiel,  nécessaire  partout  où  l’inondation  s’avança. 
L’eau  est  maintenant  le  moyen  nécessaire,  d’institution 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


175 

divine,  partout  où  le  péché  originel  règne.  L’existence, 
la  rigueur  et  la  vérité  du  type  et  de  rantitype,  c’est-à-dire, 
de  renseignement  dogmatique  trouvé  dans  saint  Pierre 
par  les  Pères,  existe  par  là  mémo  aussi  bien  dans  le  cas 
d’un  déluge  patriarcal  et  restreint,  que  dans  le  cas  d’un 
déluge  universel.  Ce  ne  peut  donc  être  sur  V universalité 
du  déluge  que  reposent  et  l’enseignement  de  saint  Pierre 
et  le  consensus  des  Pères.  D’où  il  suit  que  mon  interpré- 
tation n’enlève  pas  une  parcelle  de  vérité  à l’un  ou  à 
l’autre,  et  ([u’en  supposant  ce  consensus  revêtu  de  toutes 
les  qualités  exigées  par  la  loi  conciliaire  pour  acquérir 
force  directive  (ce  qui  serait  à vérifier),  il  est  absolument 
respecté  par  mon  interprétation. 

« Ce  qui  fait  illusion  dans  cotte  question,  c’est  (pi’on  no 
dégage  pas  les  bases  réelles  de  l’exist(mce  du  type.  A la 
lecture  des  Pères,  on  s’imagine  ([ue  c’est  l’bypotbèse  do 
Yuniversalité  du  déluge  (pii  soiùient  le  ty[)0.  11  n’en  est 
rien,  puis([ue  toute  la  dogmati(pie  de  la  tradition  et  de 
l’apotro  demeure  intacte  en  debors  de  cotte  bypolbèse. 
Les  Pères,  sans  doute,  ont  mêlé  à cela  Yunicersalité  du 
déluge  parce  qu’ils  y cro3adent.  Mais  cette  croyance,  inu- 
tile à la  tlièse  ({u’ils  appuient  sur  saint  Pierre,  c'st  aussi 
en  debors  do  ce  qu’il  y a do  dogmati([ue  dans  la  parole 
de  saint  Pierre,  que  leur  interprétation  do  Yomnes  est 
en  debors  do  ce  qu’il  y a de  dogmati(pio  dans  la  narration 
do  Moïse.  Vous  pourriez  vous  en  convaincre  à la  simple 
lecture  des  commentaires. 

Restent  les  paroles  de  YEccIésiasti<j[ue,  cb.  xliv, 
17,  18  . . . . (Voir  le  précédent  paragraphe) . 

» Veuillez  agréer,  mon  révérend  père,  etc... 

Al.  Motais. 

» Grand  Saint-Méen  (LUe-et-Y'ilaifie),  10  août  1885.  y 


Qu’opposerait-on  à une  solution  si  claire  ? Des  textes  de 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


176 

Pères  ? Mais  nous  venons  de  voir  que  les  Pères  n’ont  pas 
autorité  poui’  faire  dire  à saint  Pierre  ce  qu’il  ne  dit  pas. 
Le  R.  P.  Brucker  nous  apporte  cependant  des  textes  choisis 
parmi  ceux  qui  peuvent  se  passer  decommentaire»’.  Nous 
ne  pouvons  nous  refuser  à en  faire  l’examen  ; d’autant 
que  nous  sommes  persuadé  qu’ils  vont  affermir  notre 
croyance. 

Les  Pères  dont  on  apporte  les  témoignages  sont  au 
nombre  de  douze. 

C’est  d’abord  saint  Justin  ( i ),  interprétant  un  texte  d’Isaie 
qui  n’a  jamais  existé  (2).  En  dehors  de  cela,  le  passage 
de  ce  Père  pourrait  avoir  une  certaine  valeur  si  la  traduc- 
tion du  R.  P.  Brucker  était  exacte;  malheureusement  le 
mot  qu’il  traduit  par  « humanité  ” signifie  tout  simple- 
ment race  (3).  Ce  qui  fait  disparaître  le  type  entrevu. 

C’est  saint  Fuhjence  (4)  qui  a lu  dans  l’Épître  de  saint 
Pierre  qu’  « aux  jours  du  déluge,  personne  n’a  pu  être 
sauvé  hors  de  l’arche  « ; alors  que  le  prince  des  apôtres  a 
écrit  : Dans  V arche,  il  n’y  a eu  que  huit  personnes  à se 

sauver  : in  qua  pauci,  id  est  octo  animæ  salvæ  factæ  sunt.  » 
C’est  saint  Cyprien  (5),  saint  Ambroise  (6),  saint  Augus- 

(1)  Dialog.  cum  Trypli.,  n.  138. 

(2)  Saint  Justin  cite  Isaïe  liv,9;  il  a lu  ceci:  “Lors  du  déluge,  je  t’ai  sauvé.. 
Voici  d’après  la  Vulgate,  conforme  sur  ce  point  avec  les  autres  versions,  la 
traduction  de  ce  verset:  “ Il  en  sera  pour  moi  comme  au  temps  de  Noé:  je  jurai 
que  je  n’amènerais  plus  les  eaux  de  Noé  sur  la  terre  ; de  même  je  jure  que  je 
ne  m’irriterai  plus  contre  toi  et  que  je  ne  te  maudirai  plus. , 

(3)  Le  R.  P.  Brucker  fait  dire  à saint  Justin  que  Jésus-Christ  est  devenu  “ le 
principe  d’une  autre  humanité....  „ ; nous  lisons  : “ le  principe  d’une  autre 
race  (y^vou;)....  „ Sa  traduction  nous  étonne  d’autant  plus  que  ce  même  mot 
Y^voî,  il  le  traduit  quelques  lignes  plus  bas  par  race  (la  race  des  Juifs). 
Pourquoi  ces  “ deux  poids  et  deux  mesures  , ? Ce  n’est  pas  un  point  indif- 
férent, Noé  étant  comparé  à Jésus-Christ;  c’est  solliciter  le  texte  à dire  ce 
qu’on  désire. 

(4)  Defidead  Petrum,  cap.  xxxvii.  (P.  L.,  t.  LXV,  col.  703.) 

(5)  De  unitate  Ecclesiæ,  n.  6.  (P.  L.,  t.  IV,  col.  503.)  On  sait  que  ce  Père  a 
abusé  du  type  du  déluge  : “ Longius  tamen  progressi  sunt  Cyprianus  et 
Firmilianus,  cum  hac  similitudine  abutentes  non  solum  sacramenta  extra 
Ecclesiam  non  prodesse,  sed  ne  valere  quidem  ex  ea  deduxerint.  , Hurter, 
De  Area  Xoe  Ecclesiæ' typo,  dans  les  Opuscula  Pafrum,  t.  III,  pp.  222-223. 

(6)  De  Sacramentis,  1.  II,  c.  i,  n.  1.  (P.  L.,  t.  XVI,  col.  423.) 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUOE. 


177 


tin  (i),  saint  Jérôme  (2),  saint  Isidore  (3)  qui,  exposant  la 
figure  prophétique,  n’avancent  rien  d’inexplicable  dans 
l’hypothèse  d’un  déluge  restreint  au  inonde  patriarcal; 
car  ils  ne  posent  pas  la  destruction  du  genre  humain  tout 
entier  comme  élément  nécessaire  dans  la  formation  du 
type. 

C’est  saint  Jean  CIt rijsostume  (4),  et  l’auteur  de  l’opuscuh^ 
De  vocatione  omnium  gentivm  (5)  qui,  toujours  dans 
l’exposé  du  sens  typique,  ne  s’avancent  {>as  plus  que  les 
Pères  déjà  cités,  et  pour  (|ui  tout  est  figure  : Noé,  l’arche, 
la  colombe,  la  feuille  d’olivier,  les  animaux. 

Restent  les  témoignages  de  saint  Gandence[6),  de  saint 
Paidin  de  Noie  (7)  et  de  saint  Jean  Damascène  (8).  Dans  les 
textes  cités,  ces  Pères  introduisent  explicitement  dans  la 
formation  de  la  figure  prophéti(iue,  la  destruction  du  genre 
humain.  C’est  évident.  Mais  est-ce  là  un  consensus  una- 
nime de  la  tradition? 

Veut-on  savoir  sur  quel  point  la  vraie  tradition  a établi 
son  consensus?  Qu’on  écoute  saint  Thomas,  - h'Eylise, 
écrit  le  Docteur  angélique,  est  figurée  par  Varchc,  comme 
il  est  dit  (I  Petr.  iii)  ; parce  que,  de  meme  que  dans  V arche 
unjM'tit  nombre  de  personnes  o)d  été  sauvées,  tandis  que  les 
autres  périssaient;  de  même  dans  l'Eglise,  un  petit  iunnhre, 
c'est-à-dire  les  seuls  élus,  seront  sauvés  - (9). 

(1)  De  Catechiz.  riid.,  c.  19,  n.  3ï2  et  c.  37,  n.  .“i3,  colt.  c.  20,  n.  (R.  L 
t.  XL.) 

(2)  Epist.  XV,  ad  Damas.,  n.  2.  (P.  L , t.  XXII,  col.  355.) 

(3)  Allegor.  ex  V.  T.,  n.  12  (P.  L.,  t.  LXXXIII,  col.  192.) 

(4)  Homil.  in  Lazar.  vi,  édit.  Gaume,  t.  I,  pp.  958-959. 

(5)  Dans  les  Opusciila  Patnim  du  P.  Hurter,  t.  III  : De  vocat.  gent.,  lil).  2, 
cap.  X,  n.  24,  p.  119  ; ou  dans  Migne  (P.  L..  t.  LI,  col.  098).  L’auteur  dit  ceci  ; 
*....  Dum  in  ilia  mirandæ  capacitatis  area,  loüversi  generis  animalium,  (luan- 
tum  reparationi  sat  erat,  réceptrice,  congregatura  ad  se  omne  hominum  geuus 
Ecclesia  figuratur.  , 

(0)  Serm.  vm  (P.  L.,  t.  XX,  col.  897.) 

(7)  Epist.  XII.  n.  2.  (P.  L.,  t.  LXI,  col.  201.) 

(8)  Homil.  in  Sabb.  Sanct.,  n.  25. 

(9)  “ Ecclesia  figuratur  per  arcam,  sicut  dicitur  I Petr.  3,  quia,  sicut  in 
area  cæteris  pereuntibus  paucæ  animæ  salvatæ  sunt,  ita  in  Ecclesia  jiauci, 
id  est,  soli  electi  salvabuntur.  , Exposit.  super  1 epist.  ad  Thessal.  Prolog. 

XXI  12 


lyS  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Voilà  le  texte  de  saint  Pierre  admirablement  interprété; 
le  point  dogmatique  exactement  indiqué.  L’Ange  de 
l’école  reste  dans  de  sages  limites,  il  ne  compromet  rien. 
Que  le  déluge  ait  été  absolument  universel  ou  qu’il  ait  été 
restreint  au  monde  patriarcal  primitif,  son  interprétation 
sera  toujours  la  vraie. 

En  résumé, le  vrai  des  Pères  porte  uniquement 

sur  le  fait  d’ioi  déluge  auquel  huit  personnes  ont  échappé 
dans  une  arche,  figure  prophétique  de  l’Eglise.  Voilà  le 
seul  point  dogmatique.  En  dehors  de  cela,  les  Pères 
peuvent  laisser  percer  leur  opinion  personnelle  sur 
l’étendue  du  déluge  ; mais  ce  n’est  plus  l’opinion  formelle 
des  témoins  de  la  foi  catholique  (i). 

Les  partisans  de  la  non-universalité  du  déluge  sont 
donc  aussi  bien  en  droit  que  leurs  adversaires  de  dire  : 
Hors  r Arche  et  VEqlise,  point  de  salut  ! 

(La  fin  prochainement.) 

Ch.  Robert, 

Prêtre  de  l’Oratoire  de  Rennes. 

(1)  Le  R.  P.  Corluy,  rendant  compte  de  l’ai  ticle  du  R.  P.  Brucker,  émet  à 
propos  de  la  typologie  une  opinion  identique  à la  nôtre.  L’autorité  du  savant 
professeur  est  précieuse  dans  cette  question  délicate.  {Scietice  catholique, 
déc.  1886,  p.  66. 


CORIIESPONDANCE 


LE  NOM  UE  LA  GROTTE  DE  SPY. 

Le  Frère  Alexis,  des  Écoles  chrétiennes,  nous  écrivait,  quel- 
ques jours  après  la  publication  de  notre  dernière  livraison,  une 
lettre  dont  nous  extrayons  le  passage  suivant  : 

“ La  4®  livraison  de  1886  de  la  Repue  des  questions  scienti- 
fiques coniïeni  (page  56 1)  un  article  intéressant  de  M.  de  Nadail- 
lac  relatif  aux  découvertes  préhistoriques  de  la  grotte  de  Spy. 

„ Cette  grotte  y est  désignée,  à tort  selon  moi,  sous  le  nom  de 
la  Biche-aux-Eoches.  Dans  d’autres  revues  savantes,  j’ai  aussi 
relevé  pour  cette  même  grotte  les  noms  de  Dêche-aux- Roches, 
de  Biche-aux-Koches,  et  enfin  de  Biche-au-Bois  ! 

„ Ainsi  s’est  déjà  métamorphosé  un  nom  qui  n’a  guère  qu’un 
mois  de  célébrité.  Qu’en  adviendra-t-il  dans  l’avenir,  et  com- 
ment pourra-t-on  se  faire  comprendre  dans  l’histoire,  si  dès  le 
début  il  y a une  telle  divergence  de  désignation  pour  un  même 
objet  ? 

„ Pensant  qu’il  est  toujours  préférable  de  désigner  les  choses 
par  leur  nom,  je  propose  une  rectification. 

„ La  localité  de  Spy,  commune  de  3ooo  habitants,  près  de 
Namur,  se  trouve  dans  mon  pays  natal.  Je  l’ai  même  habitée, 
étant  écolier,  pendant  trois  ans,  et  plus  d’une  fois  avec  les 


l8o  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

camarades  je  suis  allé  jouer  dans  cette  grotte  devenue  tout  à 
coup  une  célébrité  scientifique.  De  plus,  je  l’ai  revue  au  mois 
d’août  dernier. 

„ Or,  le  nom  qu’on  lui  donnait  autrefois  et  qu’on  lui  donne 
encore  aujourd’hui  dans  le  pays  se  dit  en  patois  wallon: 
Betche-aux-Eoches,  ce  qui  se  traduit  littéralement  par  Bec-anx- 
EocJies,  et  ce  nom  a sa  raison  d’être. 

„ En  effet,  l’entrée  de  la  caverne,  ouverte  à mi-hauteur  dans 
un  talus  escarpé,  est  caractérisée  et  signalée  au  loin  par  un 
énorme  rocher  troué,  simulant  une  sorte  de  bec  d’aigle  très 
crochu.  C'est  donc  la  grotte  de  Bec-aux-Roches  ou  de  Bec-au- 
Eoc  qu’il  faut  dire  pour  être  d’accord  avec  l’appellation  locale. 
D’un  “ bec,  „ chose  significative,  faire  une  “ bêche  „ ou  une 
* biche  „ et  d’une  pointe  de  rocher  une  “ biche  au  bois  l’écart 
est  trop  fantaisiste  pour  qu’il  soit  indifférent  de  le  signaler  aux 
auteurs  que  la  chose  intéresse.  „ 

Paris,  25  octobre  1886. 


F.  Alexis  M.  G. 


ninuoriUAPiiiE 


1 


(îÉOLOGiE  DE  Jersey,  par  le  P.  Ch.  Noumy,  S.  J.  i vol.  de 
'77  avec  earte  en  couleurs.  Paris,  Savy  ; et  Jersey, 

Le  Feuvre.  1886. 

Chaque  année  de  nombreux  touristes  parlent  de  Saint-Malo, 
de  Granville  ou  des  côtes  anglaises,  pour  aller  visiter  l'îte  de 
Jersey,  et  tous  reviennent  en  vantant  les  charmes  de  ce  jardin 
anglais,  dit  Yémeraiide  de  VAmjleferre,  l’agrément  de  ses  prome- 
nades, la  douceur  de  son  climat,  la  bonne  humeur  de  ses  habi- 
tants. Mais  il  est  rare  qu'on  y aille  chercher  un  sujet  d’études,  et 
seuls,  les  archéologues  et  les  jurisconsultes  ont  jusqu’ici  trouvé 
quelque  intérêt  à cet  échantillon  toujours  vivant  du  passé  où,  à 
la  faveur  de  circonstances  parliculières,  les  vieilles  coutumes  ont 
pu  se  conserver  sans  altération. 

J1  s'en  faut  de  beaucoup  cej)endant  que  File  de  Jersey  doive 
demeurer  indifférente  aux  savants.  Ce  massif  de  quelques  lieues 
de  tour,  complètement  entouré  par  la  mer,  a fait  autrefois  partie 
du  Cotentin.  Au  début  de  l'ère  chrétienne,  il  n’était,  à marée 
basse,  séparé  de  la  terre  ferme  que  par  un  filet  d’eau,  et  c’est 
peu  à peu  que  la  mer,  poursuivant  son  œuvre  de  destruction, en 
a complété  l’isolement.  D’autre  part,  bien  que  reliée  géologique- 
ment au  Cotentin.  File  de  Jersey  en  diffère  beaucoup  par  la 


i82 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


nature  de  .ses  roches.  Les  porphyres,  si  peu  représentés  dans  la 
presqu'île  de  la  Manche,  y sont  abondants  et  offri'nt  des  variétés 
tout  à fait  exceptionnelles.  Pourtant,  presque  personne  ne  .s’en 
est  occupé.  La  carte  géologique  de  France,  publiée  en  1840, donne 
une  idée  tout  à fait  inexacte  delà  structure  de  l’ile.  Si,  en  i85i, 
un  savant  ingénieur  des  mines  français, M.  Transon,  a publié  une 
bonne  description  géologique  et  une  carte  de  Jersey,  il  a encore 
laissé  beaucoup  à faire  cà  ses  successeurs,  et  les  quelques  notes 
subséquentes  de  savants  anglais,  tels  que  MM.  Ansted,  Birds  et 
Davies,  n'ont  pas  ajouté  grand’  chose  à nos  connaissances. 

Il  était  réservé  à un  jésuite  français,  le  R.  P.  Ch.  Noury,  de 
combler  cette  lacune.  Nommé  professeur  à la  maison  Saint-Louis, 
à Saint-Hélier,le  P.  Noury  ne  tarda  pas  à s’intéresser  aux  diverses 
variétés  de  roches  qu’il  rencontrait  dans  ses  promenades.  11  en 
envoya  quelques  échantillons  à Paris,  d’où  on  lui  fit  connaître  le 
grand  intérêt  que  présentaient  certains  types  et  l’avantage  qu’il 
y aurait  à en  préciser  les  relations.  De  là  est  sorti  le  travail  que 
nous  signalons  aux  lecteurs  de  la  /?crac,  c’e.st-à-dire  une  descrip- 
tion géologique  complète  de  Jersey,  avec  une  carte  très  exacte, 
à l’échelle  d'environ  un  cent-millième,  où  douze  terrains  diffé- 
rents, dont  six  d’origine  éruptive,  ont  été  distingués.  De  ce 
nombre  sont  le  granité  à am))hibole,  à structure  porphyroïde, 
qui  forme  la  partie  occidentale  de  l'îleda  granulite,(|ui  travei  sece 
granité  en  grands  filons,  les  porphyres  petrosiliceux,  abondants 
vers  l’extrémité  nord-est,  et  cette  magnifique  pyroméride,  à glo- 
bules capables  d'acquérir  par  places  un  diamètre  de  trente  cen- 
timètres, qui  assure  à Jersey  la  palme  parmi  tous  les  gisements 
de  cette  variété  globulaire  de  porphyre.  Ajoutons  que  la  pyro- 
méride est  subordonnée  à un  tuf,  où  l’on  voit  tous  les  passages 
possibles,  depuis  la  roche  éruptive  franche  jusqu'à  un  terrain  de 
conglomérat  nettement  sédimentaire;  enfin,  qu’en  divers  points 
se  présentent  des  veines  minces,  les  unes  de  diabase,  les  autres 
de  porphyrite  micacée,  dont  l’auteur  a donné,  dans  le  cours  de 
son  livre,  d’excellents  diagrammes. 

Le  R.  P.  Noury  ne  s’est  pas  borné  à une  sèche  exposition  scien- 
tifique de  la  géologie  de  l’île.  11  a voulu  que  son  livre  pût  servir 
de  guide  à des  touristes,  et  intéresser  les  Jersiais  à la  structure 
du  pays  qu’ils  habitent.  De  là  des  détails,  inutiles  sans  doute  aux 
géologues  de  profession,  mais  présentés  avec  une  clarté  qui  doit 
rendre  l’ouvrage  intelligible  à tous. En  outre,  l’action  quotidienne 
de  la  mer  y est  étudiée  avec  soin,  et  cette  partie  du  livre  reporte 
le  lecteur  à l’état  ancien  de  l’île,  en  même  temps  qu’elle  fait  pré- 


BIBLIOGRAPHIE.  l83 

voir  le  destin  qui  ruttend  après  nu  certain  nombre  de  généra- 
tions. 

La  Géologie  de  Jersey  est  donc  un  livre  excellent  et  utile.  C’est 
de  plus  un  charmant  volume,  d’une  belle  impression,  d’un  format 
commode,  d'une  lecture  agrémentée  par  de  bonnes  illustrations. 
En  voyant  cette  publication,  on  se  prendrait  jiresque  de  recon- 
naissance pour  les  mesures  odieuses  qui,  en  obligeant  des  reli- 
gieux français  à aller  cbercber  un  refuge  dans  une  île  anglaise, 
ont  valu  à un  père  jésuite  l’iionneur  de  mettre  dans  tout  leur 
jour  les  mérites  géologiques  d’un  pays  jusqu’alors  tant  soit  peu 
négligé  par  ceux  qui  le  possèdent  depuis  tantôt  huit  siècles. 

A.  DE  Lappahent. 


H 

Stabilité  des  constructions.  IIésistance  des  matériaux,  par 
A.  Flamant,  ingénieur  en  chef,  professeur  à l’École  centrale  des 
arts  et  manufactures  et  à l’École  des  ponts  et  chaussées;  i vol. 
in-8°  de  632  pages,  1 886  ( i ). 

Le  titre  de  cet  ouvrage  résume  les  deux  grands  problèmes 
qu’ont  à traiter  les  ingénieurs  dans  la  préparation  de  leurs 
projets. 

Les  constructions  qu’ils  édifient  doivent  être  stables  et  résis- 
tantes : stables,  c’est-à-dire  que  leurs  diverses  parties  doivent 
être  en  équilibre  sous  l’action  des  forces  qui  leur  sont  appli- 
quée.-, forces  qui  naissent  de  leurs  réactions  respectives  et  de  la 
pesanteur;  résistantes,  c’est-à-dire  que  les  efforts  auxquels 
elles  sont  soumises  ne  doivent  pas  être  de  nature  à amener  de 
modification  permanente  dans  les  matériaux  qui  les  consti- 
tuent. 

Si  les  corps  que  nous  trouvons  dans  la  nature  (pierre,  bois, 
fer,  etc.),  pour  les  mettre  en  œuvre  dans  nos  constructions, 
n’étaient  susceptibles  ni  de  s’écraser,  ni  de  s'arracher,  ni  de  se 
rompre,  la  seconde  des  conditions  qui  viennent  d’être  énoncées 
serait  sans  signification;  mais  il  est  loin  d’en  être  ainsi.  Quant  à 


(1)  Encyclopédie  des  travaux  publics,  fondée  par  M.  Lechalas,  inspecteur 
général  des  ponts  et  chaussées;  Paris,  Baudry  et  G‘*,  libraires-éditeurs,  rue 
des  Saints-Pères,  15;  même  maison  à Liège. 


184  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

la  première,  il  faudrait,  pour  qu’on  la  négligeât,  que  la  pesanteur 
n’existât  point. 

Il  est  des  cas  où  les  conditions  de  résistance  se  trouvent  rem- 
plies lorsque  celles  de  stabilité  le  sont,  ce  qui  fait  que  parfois  les 
deux  problèmes  se  confondent.  Pour  cette  raison  certains 
auteurs  font  marcher  les  deux  études  parallèlement.  M.  Flamant 
ne  procède  pas  ainsi;  dans  son  livre  la  distinction  est  nettement 
tranchée  et  donne  lieu  à deux  parties  principales.  Avant  de 
traiter  ces  deux  sujets  capitaux,  l’auteur  expose  quelques  notions 
préliminaires  touchant  les  centres  de  gravité,  les  moments 
d’inertie  et  la  répartition  des  efforts  sur  une  surface  plane.  Cette 
dernière  question  introduit  dans  la  théorie  une  hypothèse  sans 
laquelle  les  problèmes  considérés  resteraient  analytiquement 
indéterminés.  Cette  hypothèse  connue  sous  le  nom  de  loi  du 
trapèze  revient  à substituer,  sur  une  petite  étendue,  à la  surface 
inconnue  qui  représente  réellement  la  loi  de  répartition  des 
efforts,  son  plan  tangent  en  un  point  déterminé.  L’expérience  a 
démontré  que  l’approximation  ainsi  obtenue  était  très  suffisante 
pour  les  cas  que  présente  la  pratique. 

Abordant  ensuite  le  problème  général  de  la  stabilité  des  con- 
struclions,  M.  Flamant  commence  par  examiner  quelles  sont  les 
conditions  générales  de  la  stabilité  des  maçonneries,  puis  il 
prend  le  cas  d'un  massif  de  maçonnerie  isolé  soustrait  à toute 
action  autre  que  celle  de  la  pesanteur,  cas  qui  ue  présente  par 
lui-même  qu'un  intérêt  purement  théorique,  mais  qui  sert 
d’introduction  aux  exemples  qu’offre  la  pratique.  Ceux-ci  sont 
nombreux  et  importants  (tours  de  phares,  clochers,  cheminées 
d’usine,  etc.).  La  question  vaut  donc  la  peine  d’être  traitée  avec 
les  détails  que  lui  consacre  l’auteur.  Celui-ci  commence  par  étu- 
dier faction  du  veut  sur  de  tels  massifs.  On  sait  combien  est 
parfois  puissante  cette  action,  capable,  en  certains  cas,  de  ren- 
verser un  train  de  chemin  de  fer  (accident  de  l’étang  de  Leucate). 
Quoiqu’on  ait,  tout  exceptionnellement,  constaté  une  pression 
de  455  kil.  par  mètre  carré,  on  peut  se  considérer  comme  à l’abri 
de  toute  fâcheuse  éventualité  en  comptant  sur  une  pression 
maxima  de  3oo  kil.  par  mètre  carré.  En  général  même  il  suffira 
de  réduire  ce  chiffre  à i5o  kil.  M.  Flamant  étudie  la  façon  dont 
varie  l’effort  exercé  par  le  veut  avec  l’inclinaison  du  })arement 
sur  lequel  il  vient  frapper,  ainsi  qu’avec  la  hauteur;  il  donne  la 
règle  à appliquer  dans  la  pratique  et  fait  une  comparaison  des 
tours  rondes  et  des  tours  carrées.  Les  jiremières  — est-il  besoin 
de  le  dire?  — sont  dans  de  meilleures  conditions  pour  résister  à 


BIBLIOGRAPHIE. 


l85 


l’action  du  vent,  inai.s  leur  avantage  est,  .somme  toute,  assez 
faible.  L’auteur  trouve,  en  effet,  que,  toutes  choses  égales  d’ail- 
leurs, la  stabilité  du  massif  circulaire  est  à celle  du  massif  carré, 
dans  le  rapport  de  g à 8. 

M.  Flamant  donne  aussi  quelques  renseignements  sommaires 
sur  les  murs  de  réservoir  et  sur  les  culées  de  ponts  suspendus. 

Un  des  problèmes  capitaux  de  stabilité,  celui  de  la  poussée 
des  terres  qui  permet  de  déterminer  les  conditions  de  stabilité 
des  murs  de  soutènement,  est  traité  par  l’auteur  avec  d’assez 
grands  détails.  Avant  d’aborder  l’étude  de  la  théorie  analytique 
moderne,  M.  Flamant  fait  l’instorique  des  anciennes  théories 
passant  successivement  en  revue  les  travaux  de  Coulomb,  de 
Prony,  de  Français,  de  Poncelet,  etc.  Il  développe  ensuite  la 
théorie  rationnelle  qui  a pris  son  origine  dans  les  travaux  de 
Rankine  et  de  M.  Maurice  Lévy,  et  qui  a reçu  de  notables  per- 
fectionnements de  la  part  de  M.  Boussinesq.  Enfin,  il  fait  con- 
naître les  règles  pratiques  à suivre  pour  la  construction  des  murs 
de  soutènement. 

Un  autre  problème  de  stabilité  non  moins  important  que  le 
précédent  est  celui  des  voûtes  en  maçonnerie,  à propos  duquel 
l’auteur  développe  les  classiques  méthodes  de  Méry  et  de 
M.  Alfred  Durand-Glaye. 

Enfin,  la  première  partie  se  termine  par  l’étude  des  systèmes 
articulés  pour  laquelle  l’auteur  fait  usage  dès  principes  de  la 
statique  graphique.  C’est  en  effet  là  un  des  cas  oii  l’emploi  de 
ces  principes  se  présente  le  plus  naturellement. 

La  deuxième  partie,  avons-nous  dit,  est  consacrée  à la  résis- 
tance des  matériaux. 

M.  Flamant  commence  par  exposer  les  principes  relatifs  à 
l’extension  et  à la  compression  simple,  en  indiquant  les  impor- 
tantes recherches  de  M.  Considère  sur  la  résistance  des  métaux, 
et  celles  de  M.  Wœhler,  dont  les  résultats  ont  été  énoncés  sous 
forme  de  lois  qui  portent  aujourd’hui  le  nom  de  ce  savant,  lois 
qui  ont  sensiblement  modifié  le  mode  de  calcul  adopté  jusqu’à 
ce  jour  pour  les  pièces  métalliques. 

L’auteur  fait  l’application  immédiate  des  principes  précédents 
à l’étude  de  la  déformation  des  systèmes  articulés,  ainsi  qu’à 
celle  des  enveloppes  et  supports  cylindriques  et  sphériques. 

M.  Flamant  expose  ensuite  les  principes  relatifs  au  glissement 
et  à la  torsion,  auxquels  il  rattache  les  |)hénomèncs  de  l’écou- 
lement dos  solides,  spécialement  étudiés  par  M.  Tresca. 

Puis  il  développe  une  élude  générale  de  la  flexion  qui  le  cou- 


i86 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


duit  à comparer  les  formes  des  sections  transversales,  de  façon  à 
justifier  les  dispositions  adoptées  dans  la  pratique.  Il  examine 
aussi  le  cas  où  la  limite  d’élasticité  est  dépassée,  cas  que  les 
ouvrages  parus  jusqu’à  ce  jour  semblent  avoir  laissé  de  côté,  et 
qui  a pourtant  de  l'intérêt  lorsqu’il  s’agit  de  constructions  tem- 
poraires telles  qu’échafaudages,  cintres,  ponts  de  service,  dans 
lesquelles  on  ne  recherche  pas  l’invariabilité  absolue  de  la 
forme. 

M. Flamant  applique  successivement  les  résultats  obtenus  dans 
l’étude  générale  aux  cas  suivants  : poutres  posées  sur  deux  appuis 
simples;  poutres  encastrées;poutres  reposant  sur  plusieurs  appuis. 
A propos  de  ce  dernier  problème,  dont  la  solution  a passé  par 
bien  des  transformations  successives,  avant  d’arriver  au  degré 
de  simplicité  qu’on  lui  connaît  aujourd’hui,  l’auteur  ne  se  con- 
tente pas  d’exposer  la  classique  méthode  de  Glapeyron;  il  fait 
connaître  aussi  celle,  toute  récente  et  fort  ingénieuse,  de 
M.  Maurice  Lévy  (i),  qui  permet  de  calculer  directement  le 
moment  fléchissant  sur  un  appui  quelconque  sans  qu’il  soit 
besoin  de  calculer  les  autres. 

Ayant  ainsi  fait  voir  comment  s'opère  la  détermination  ana- 
lytique des  moments  fléchissants  dans  les  exemples  usuels, 
l’auteur  considère  qu’il  ne  peut  complètement  passer  sous 
silence  la  détermination  graphique  de  ces  moments,  bien  que  ce 
sujet  doive  être  amplement  traité  dans  la  Statique  graphique 
que  M.  Rouché,  l’éminent  examinateur  de  l’Ecole  polytechnique 
et  professeur  au  Conservatoire  des  arts  et  métiers,  est  en  train 
de  préparer  pour  l’Encyclopédie.  Il  consacre  donc  un  chapitre  à 
ce  sujet  important. 

La  détermination  des  moments  fléchissants,  opérée  par  l’ime 
ou  l’autre  des  méthodes  qui  viennent  d’être  indiquées,  est  faite 
en  vue  du  calcul  des  dimensions  transversales  des  pièces  fléchies, 
calcul  dont  M.  Flamant  indique  la  marche  pour  tous  les  cas  qui 
intéressent  la  pratique. 

En  dehors  des  efforts  agissant  normalement  à l’axe  d’une  pièce 
prismatique  donnée  — ce  (|ui  est  de  beaucoup  le  cas  le  plus 
fréquent  — il  y a lieu  de  considérer  aussi  les  efforts  longitudi- 
naux et  les  efforts  obliques,  pour  la  flexion  qu’ils  produisent  dans 
la  pièce.  L’auteur  examine  donc  également  ces  deux  cas  en 
détail.  Il  étudie  enfin,  d’après  M.  Gollignon,  la  similitude  des 


(1)  Comptes  rendue  des  séances  de  V Académie  des  sciences,  1*'' mars  1886, 
p.  470. 


BIBLIOGRAPHIE. 


187 

poutres  au  point  de  vue  de  la  résistance  à la  flexion,  théoi  io  qui 
permet,  lorsque  l’on  connaît  les  conditions  de  résistance  d’une 
poutre  soumise  à des  efforts  donnés,  de  déterminer  immédia- 
tement les  conditions  de  résistance  d'une  autre  poutre  soumise 
aux  mêmes  efforts. 

M.  Flamant  se  contente  de  traiter  sur  un  cas  simple  — le  cas 
général  présentant  à la  fois  de  grosses  difficultés  théoriques  (i) 
et  pou  d’applications  pratiques  — le  problème  des  poutres 
armées.  11  s’étend,  au  contraire,  en  détail,  sur  le  problème  des 
poutres  arc-boutées,  qui  sert  d’introduction  à la  théorie  des 
arcs. 

Celle-ci  fait  l'objet  du  chapitre  suivant.  Ayant  établi  les  for- 
mules générales  de  la  flexion  des  arcs,  l’auteur, remarquant,  que 
le  problème  se  réduit  à la  détermination  des  réactions  des 
appuis,  détermination  impossible  à faire  rigoureusement  la  plu- 
part du  temps,  indique  divers  cas  où  on  peut  cependant  l’efTec- 
tuer,  et  donne,  pour  les  autres,  les  formules  approximatives  dont 
l’expérience  a démontré  la  légitimité.  Il  s’étend  assez  longuement 
sur  la  théorie  des  arcs  encastrés,  rectifiant  une  légère  inadver- 
tance qui  a échappé  à M.  -J.  Résal  dans  son  beau  traité  de  J^onta 
méfalliqiies  dont  il  va  être  rendu  compte  plus  loin,  et  indique,  à 
titre  de  complément,  la  méthode  graphi(iue  de  Culmann  })Our 
l’étude  de  la  flexion  des  arcs. 

Dans  toutes  les  questions  traitées  jusqu’à  cet  endroit,  les 
pièces  fléchies  sont  supposées  avoir  des  dimensions  transver- 
sales suffisamment  petites  par  ra})port  à leur  longueur  pour 
pouvoir  être  assimilées  à des  lignes.  Si  l’on  sujipose  maintenant 
une  seule  dimension  très  petite  relativement  aux  deux  autres 
considérées  comme  de  même  ordre,  on  est  amené  à étudier  la 
flexion,  non  plus  des  lignes,  mais  des  surfaces,  sujet  difficile  qui 
rentre  dans  le  cadre  de  la  théorie  générale  de  l’élasticité.  Il 
existe  pourtant  (pielques  cas  qui  ont  été  traités  directement  par 
certains  auteurs.  M.  Flamant  en  donne  trois  excnq>les  : 

C’est,  en  premier  lieu,  le  problème  des  plaques  circulaires,  qui 
a été  très  heureusement  résolu,  d’une  manière  largement  appro- 
ximative, par  M.  Brune,  ancien  élève  de  l’École  polytechnicjue, 
professeur  à l’École  des  Beaux-Arts;  en  second  lieu,  le  problème 
des  plaques  rectangulaires,  traité  par  M.  Flamant,  au  moyen 
des  équations  générales  de  l’élasticité;  enfin,  le  problème  dos 
portes  d’écluses  dont  la  solution  excessivement  remarquable  est 


(1)  Clebsch,  Théorie  de  l’élasticité  des  corps  solides,  § 91. 


i88 


REVUE  DBS  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


due  à Lavoinne  (i),  ingénieur  éminent  dont  la  science  théorique 
était  à la  hauteur  de  la  compétence  pratique. 

M.  Flamant  expose  ensuite  la  théorie  des  ressorts  de  suspen- 
sion de  voitures,  d’après  M.  Phillips  qui  en  est  l’auteur.  Il  déter- 
mine la  variation  du  rayon  de  courbure,  la  flèche  en  supposant 
le  ressort  formé  de  feuilles  circulaires,  l’allongement  maximum, 
etc. 

Pour  terminer,  l’auteur  examine  quel  est  l’effet  produit  sur 
les  pièces  d’une  construction,  par  un  effort  accidentel,  comme 
un  choc  ou  le  passage  d’une  charge  roulante. 

Tel  est,  en  substance,  l’ouvrage  dont  M.  Flamant  vient  d’enri- 
chir des  travaux  publics.  On  a pu  se  convaincre, 

par  la  simple  lecture  du  sommaire  rapide  qui  précède,  que  ce 
livre  se  distingue,  par  son  plan  général  et  par  le  développement 
donné  à certaines  théories,  des  traités  déjà  connus  sur  la 
matière.  Ajoutons  qu’il  ne  laisse  rien  à désirer  sous  le  rapport 
de  la  précision  et  de  la  clarté. 

Maurice  d’Ocagne, 

ingénieur  des  ponts  et  chaussées. 


III 


Ponts  métalliques,  par  Jean  Résal,  ingénieur  des  ponts  et 
chaussées;  i vol.  In-S”  de  xi — 528  pages,  i885  (2). 

Quelque  complet  que  soit  un  traité  de  résistance  des  maté- 
riaux, il  ne  saurait  entrer  dans  le  détail  de  tous  les  problèmes 
que  soulève  la  science  des  constructions.  Nous  ajouterons  qu’il 
ne  le  doit  pas.  11  en  résulterait,  en  effet,  pour  lui,  des  dévelop- 
pements au  milieu  desquels  le  lecteur  aurait  mille  peines  à dis- 
cerner les  questions  de  principe  des  applications.  Est-ce  à dire 
qu’un  tel  traité  doive  complètement  laisser  de  côté  les  applica- 
tions? Assurément  non.  La  théorie,  sans  exemple,  ne  saurait  se 
graver  dans  l'esprit.  Mais  les  exemples,  qui  servent  à en  mettre 
la  véritable  portée  en  pleine  lumière,  doivent  être  simples, 

(1)  C'est  Lavoinne  qui  est  l'auteur  de  l'ouvrage  intitulé  la  Seine  mari- 
time et  son,  estuaire,  dont  nous  rendions  compte  ici  tout  dernièrement 
(Juillet  1886). 

(2)  Eiiri/clopédie  des  travaux  jiuhlics. 


BIBLIOGRArHIK. 


189 

autant  que  possible. Les  applications  compliquées  — et  celles-ci, 
il  faut  bien  le  dire,  naissent  à chaque  pas  dans  la  science  des 
constructions  — doivent  faire  l’objet  d’ouvrages  spéciaux,  qui 
supposent  connus  les  principes  enseignés  dans  les  traités  géné- 
raux et  s’efforcent  d’épuiser  dans  ses  moindres  détails  la  (}ues- 
tion  particulière  qu’ils  ont  en  vue. 

C’est  à un  pareil  besoin  que  répond  le  traité  de  ponts  ■métulli- 
(jiies  que  M.  l’ingénieur  .T.  Résal,  fils  de  l’éminent  académicien  et 
professeur  de  mécanique  à l’École  polytecbnique,  a rédigé  pour 
V Encyclopédie  des  travaux  publics. 

Nul,  mieux  que  M.  .1.  Résal,  n’était  à mèire  de  traiter  un 
pareil  sujet.  Cet  ingénieur  très  distingué,  joint,  en  effet,  à une 
science  étendue,  une  connaissance  approfondie  des  choses  de  la 
pratique.  Il  est  l’auteur  de  nombreux  ouvi’ages  métalliques  dont 
plusieurs,  fort  importants,  tels  que  le  pont  de  la  ligne  de  raccor- 
dement sur  la  Loire  à Nantes  et  le  pont  de  Barbin  sur  l’Erdre, 
sont,  à juste  titre,  considérés  comme  des  modèles. 

Nous  ne  saurions,  en  commençant,  mieux  faire  ressortir  l'im- 
portance de  ce  livre  qu’en  empruntant  à l’auteur  quelques-unes 
des  idées  qu’il  émet  dans  l’Introduction  très  remarquable  et  très 
développée  dont  il  le  fait  précéder. 

M.  J.  Résal  fait  voir,  avec  une  abondance  de  preuves  tout  à 
fait  frappante,  que  l’expansion  des  ponts  métalliques  a été  une 
consé(|uence  nécessaire,  fatale,  inéluctable  du  développement 
des  chemins  de  fer.  La  construction  d’un  pont  en  maçonnerie 
est  soumise  à un  ensemble  de  règles  imprescriptibles  qui  ne  sont 
pas  toujours  — qui  sont  même  rarement  — conciliables  avec  les 
nombreuses  sujétions  inhérentes  à l’établissement  d’une  voie 
ferrée.  Ainsi,  l’ouverture  et  la  hauteur  d’un  pont  en  maçonnerie 
ne  sauraient  franchir  certaines  limites  que  la  pratique  a assi- 
gnées; ses  fondations  doivent  être  absolument  inébranlables; 
suivant  qu’il  est  placé  au  milieu  d’une  plaine,  ou  au  fond  d’une 
gorge,  on  est  généralement  obligé,  en  raison  des  autres  exigen- 
ces de  sa  construction,  de  l’aborder  au  moyen  de  rampes  ou 
de  pentes  assez  prononcées  ; l’énorme  poids  des  matériaux 
nécessaires  à son  édification  rend  indispensable  la  proximité  du 
chantier  et  du  lieu  d’extraction  ; son  tracé  ne  doit,  autant  que 
possible,  être  que  rectiligne;  s’il  est  placé  en  biais,  sa  construc- 
tion devient,  comme  on  sait,  extrêmement  délicate,  exige  des 
épures  compliquées  et  ne  saurait  être  confiée  qu’à  des  ouvriers 
spéciaux,  etc.,  etc. 

Une  route,  dont  le  tracé  est  généralement,  pour  ainsi  dire, 


igo  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

malléable  à merci  entre  les  mains  de  l’ingénieur,  peut,  à de 
rares  exceptions  près,  être  soumise  à ces  exigences  multiples. 
11  n’en  va  pas  de  même  pour  un  chemin  de  fer  dont  le  tracé,  tant 
dans  le  sens  vertical  que  dans  le  sens  horizontal,  doit  obéir  à 
des  règles  assez  étroites;  les  inflexions  trop  brusques,  non  plus 
que  les  inclinaisons  trop  rapides,  n’y  sauraient  être  admises.  On 
peut,  à la  rigueur,  dans  le  cas  d’une  route,  lorsque  les  difficultés 
semblent  trop  nombreuses,  se  contenter  d’un  bac.  Une  telle 
solution  ne  conviendrait  pas  à un  chemin  de  fer. 

Ces  considérations  rapides  et  abrégées  suffiront  sans  doute  à 
faire  pressentir  tout  l’intérêt  qu’a  pris  la  question  des  ouvrages 
métalliques,  en  raison  du  développement  des  chemins  de  fer. 

Nécessité,  on  peut  bien  le  dire,  est  mère  de  l’industrie.  Les 
ingénieurs,  placés  dans  l’obligation  absolue  de  recourir  au  métal 
pour  leurs  grandes  constructions,  n’ont  pas  tardé  à découvrir  les 
meilleurs  modes  d’emploi  de  ce  matériau  — c’est  le  terme  tech- 
nique — et  celte  branche  spéciale  de  l’art  du  constructeur  a fait, 
dans  la  seconde  moitié  de  ce  siècle,  des  progrès  considérables. 

Ce  fut  d’abord  à la  fonte  qu’on  eut  recours,  mais  on  ne  tarda 
point,  dans  la  plupart  des  cas,  à en  abandonner  l’emploi  pour 
celui  du  fer,  infiniment  plus  maniable  et  plus  commode.  Dans 
ces  dernières  années  facier,  dont  des  perfectionnements  impor- 
tants de  fabrication  ont  considérablement  réduit  le  prix,  a fait 
aussi  son  apparition  sur  les  chantiers;  mais  on  en  est  encore  un 
peu,  pour  ce  dernier  métal,  à la  période  d’essai. 

La  construction  d'un  pont  métallique  est,parmi  les  opérations 
qui  incombent  aux  ingénieurs,  une  de  celles  où  le  calcul  a la  part 
plus  large  et  la  plus  importante.  Comme  le  remarque  en  effet 
M.  J.  Résal,  “ au  fur  et  à mesure  que  la  science  de  la  résistance 
des  matériaux  s’est  développée,  on  a fait  une  application  de 
plus  en  plus  fréquente  de  ses  formules  au  calcul  des  ouvrages  en 
métal,  et  cette  substitution  d’une  méthode  exacte  et  sûre  aux 
règles  empiriques  suivies  dans  le  début  a permis  d’accroître  la 
stabilité  des  ouvrages  tout  en  réduisant  le  poids  du  métal.  On 
admet  aujourd’hui  que,  pour  obtenir  le  maximum  de  sécurité 
avec  le  minimum  de  dépense,  il  convient  de  faire  le  calcul  exact 
de  toutes  les  pièces  qui  entrent  dans  la  composition  des  ponts 
métalliques...  , 

C’est  donc  un  traité  de  calcul  des  ponts  métalliques  que  nous 
offre  M.  J.  Résal  ; il  renvoie  le  lecteur  aux  traités  de  construc- 
tion pour  les  détails  de  l’exécution  tels,  par  exemple,  que  le  choix 
des  modes  d’assemblage. 


BIBLIOGRAPHIE. 


191 

“ Nous  nous  sommes,  dit  l’auteur,  proposé  d’étudier  successi- 
vement tous  les  types  de  ponts  classés  suivant  un  ordre  logique, 
en  donnant  pour  chacun  une  méthode  de  calcul  aussi  complète 
que  j)ossible  basée  sur  des  formules  ramenées  à une  forme  com- 
mode. de  façon  à supprimer  le  travail  préliminaire,  quelquefois 
pénible  et  compliqué,  que  les  ingénieurs  doivent  faire  pour 
adapter  à cha([ue  cas  particulier  les  méthodes  et  les  équations 
générales  qui  leur  sont  fournies  par  les  traités  de  résistance 
(les  mafériaax  et  les  entraînent  souvent  sans  utilité  à des  calculs 
longs  et  fastidieux.  „ 

M.  Hésal  admet,  pour  les  ouvrages  métalliques,  la  classifica- 
tion suivante  : 

Poutres  droites  à travées  indépendantes, 

Ponts  suspendus. 

Ponts  en  arc, 

Bow-strings, 

Poutres  droites  à travées  solidaires. 

Ponts-grues, 

Piles  métalliques. 

Seules  les  trois  premières  catégories  out  trouvé  place  dans 
l’ouvrage  actuel.  Les  occupations  professionnelles,  très  absor- 
bantes, de  l’auteur  no  lui  ont  pas  permis  jusqu’ici  d’aller  plus 
loin.  Espérons  qu’il  lui  sera  donné,  dans  un  avenir  prochain,  de 
compléter  son  œuvre.  Le  vœu  que  nous  exprimons  ici  est  celui 
de  tous  les  ingénieurs,  que  la  publication  d’un  tel  ouvrage  inté- 
resse au  plus  haut  point,  en  raison  de  son  incontestable  utilité. 

Avant  d’aborder  l’étude  des  divers  types  de  ponts  mentionnés 
plus  haut,  M.  Résal  fait  un  rappel  des  notions  générales  de 
résistance  des  matériaux  dont  il  aura  à faire  usage.  11  se  contente 
d’énoncer  les  principes  et  de  transcrire  les  formules  sans  don- 
ner les  démonstrations  qui  se  trouvent  dans  les  traités  généraux, 
comme  celui  de  M.  Flamant,  dont  nous  venons  de  parler.  Les 
deux  premiers  chapitres  sont  consacrés  à cet  objet. 

Dans  le  premier,  l’auteur,  après  avoir  rappelé  que  dans  le 
calcul  des  pièces  prismatiques,  on  réduit  toutes  les  forces 
entrant  en  jeu  à deux  forces  (tension  ou  compression  longitudi- 
nale et  effort  tranchant)  et  à deux  couples  (moment  fléchissant 
et  moment  de  torsion),  indique  la  façon  dont  la  connaissance  de 
ces  éléments  conduit  à la  détermination  des  dimensions  à donner 
aux  pièces  d’un  ouvrage.  La  question  se  trouvant  ainsi  résolue 
une  fois  pour  toutes,  l’auteur  n’aura  plus  à y revenir  dans  le 
cours  de  son  livre;  il  lui  suffira  de  donner  le  calcul  des  quatre 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ig2 

éléments  qui  viennent  d’ètre  mentionnés;  le  lecteur,  en  se  repor- 
tant au  chapitre  i^r,  en  déduira  les  dimensions  à donner  aux 
pièces  de  l’ouvrage  considéré. 

Le  second  chapitre  est  intitulé  : Renseignements  pratiques. 
Formules  usuelles.  L’auteur  y donne  d’abord  la  manière  de 
déterminer  les  forces  extérieures  qui  interviennent  dans 
l’étude  de  la  résistance  d’un  pont  : charge  permanente  (poids 
propre)  évaluée  approximativement,  soit  au  moyen  de  for- 
mules empiriques,  soit  par  comparaison  avec  un  ouvrage 
analogue  existant;  charge  accidentelle,  ou  plutôt  sa  limite  supé- 
rieure, la  surcharge  d’épreuve;  effets  du  vent;  effets  de  la  tem- 
pérature. L’auteur  rappelle  ensuite,  à cause  de  l’application 
continuelle  qu’il  aura  à en  faire,  les  formules  relatives  aux 
poutres  droites  à âme  pleine.  Enfin,  il  indique  la  façon  dont  se 
calculent  les  pièces  accessoires  qui  se  rencontrent  dans  tous  les 
types  de  ponts  : boulons,  chevilles,  .supports  cylindriques,  sup- 
ports sphériques,  rivets  et  couvre-joints. 

Après  ces  généralités,  M.  Résal  entame  l’étude  des  différentes 
classes  qu’il  envisage  parmi  les  ponts  métalliques. 

Ce  sont,  en  premier  lieu,  les  poutres  à travées  indépendantes, 
pour  lesquelles  on  peut  considérer  deux  grandes  catégories  com- 
portant de  nombreuses  variétés  ; les  poutres  ariictdées  (système 
américain)  et  les  poutres  à assenddages  rigides  (système  euro- 
péen). 

Les  poutres  américaines  sont  caractérisées  par  ce  fait  que  les 
pièces  n’y  travaillent  qu’à  l’extension  ou  à la  compression,  et 
point  à la  flexion.  L’auteur  en  fait  d’abord  la  théorie  générale, 
puis  il  examine  en  détail  les  différentes  variétés  qu’elles  pré- 
sentent ; poutres  simples  ("Warren,  Howe,  Pratt);  poutres  com- 
posées(Warren  double  ou  quadruple, Howe  double,  Pratt  double 
ou  Linville,  Post,  Bollmann);  poutres  complexes  (Warren,  Pratt 
ou  Pettil,  Howe,  Fink).  Pour  les  poutres  à assemblages  rigides, 
l’auteur  envisage  successivement  trois  types  : poutres  à âme 
pleine,  poutres  à treillis,  poutres  à montants  et  croix  de 
Saint-André. 

M.  Résal  complète  ces  divers  renseignements  par  une  étude 
spéciale  de  la  déformation  et  du  contreventement  des  poutres 
droites,  étude  qui  n’a  pas  encore  été  présentée  avec  de  tels 
développements  et  dont  l’importance  est  considérable,  et  par 
un  savant  examen  comparatif  des  différents  systèmes  de  poutres 
droites,  examen  où  se  révèle  d’une  façon  éclatante  le  haut  mérite 
de  M.  Résal  en  tant  que  praticien. 


BIHLIOGRAPHIE. 


193 

L’auteur  aborde  ensuite  l’étude  des  ponts  siispendus.  On  a pu 
croire,  à un  certain  moment,  que  ce  genre  d’ouvrage  allait  à 
jamais  être  abandonné.  Plusieurs  graves  accidents  avaient  fait 
naître  contre  lui  des  préventions  très  sérieuses.  Pourtant  on 
commence  à revenir  de  ce  jugement  sans  doute  trop  sévère. 
M.  Résal  partage  avec  un  certain  nombre  d’ingénieurs  l’opinion 
que  les  mécomptes  que  l’on  a éprouvés  tenaient  à certains 
défauts  de  conception  et  d’exécution  de  ce  genre  d’ouvrage. 
Aujourd’hui  que  la  science  du  constructeur  a progressé,  de  tels 
mécomptes  ne  seraient  plus  à craindre.  Les  Américains  ont, 
d’ailleurs,  largement  contribué  à nous  faire  revenir  de  nos 
anciennes  appréhensions  à cet  égard. 

Les  ponts  suspendus  se  classent  en  deux  grandes  catégories  : 
les  ponts  suspendus  flexibles  et  les  ponts  suspendus  rigides. 

Pour  les  ponts  suspendus  flexibles,  l’auteur  fait  le  calcul  et 
détermine  la  déformation  des  câbles  principaux;  il  fait  le  calcul 
des  câbles  de  retenue  et  d’ancrage;  il  signale  les  inconvénients 
de  la  flexibilité  et  indique  les  moyens  propres  à l’atténuer 
(poutres  auxiliaires,  haubans)  ; enfin  il  traite  la  question  du  con- 
treventement  tant  horizontal  que  vertical,  d’une  importance 
capitale  pour  les  ponts  suspendus. 

Les  inconvénients  indéniables  de  la  trop  grande  flexibilité  des 
ponts  suspendus  ordinaires  ont  fait  naître,  en  Amérique,  le 
pont  suspendu  rigide,  dont  la  seule  analogie  avec  les  premiers 
est  qu’il  exerce  aussi  un  effort  de  traction  sur  les  culées.  Dans 
un  tel  pont,  le  câble  flexible  des  anciens  ponts  est  remplacé  par 
deux  poutres  rigides  articulées  entre  elles  au  milieu  de  la  portée, 
chacune  d’elles  l’étant  avec  une  des  culées. 

M.  Résal  étudie  avec  soin  trois  types  de  ponts  suspendus 
rigides :1e  pont  à câble  parabolique  et  entraits  rectilignes;  le  pont 
à câble  et  entraits  paraboliques;  le  pont  à câble  parabolique  et 
longei'on  horizontal.  Les  formules  répondant  à ces  divers  cas 
sont  résumées  dans  des  tableaux  très  clairs,  très  faciles  à con- 
sulter. 

Ici  encore  l’auteur  fait  une  étude  détaillée  du  contreventement 
et  de  la  déformation.  Il  s’étend  également  sur  la  question  de  la 
détermination  du  poids  propre  des  ponts  suspendus. 

Le  reste  du  volume  (soit  plus  de  200  pages)  est  consacré  aux 
ponts  en  arc.  Ce  chapitre  à lui  seul  est  un  traité  fort  complet  et 
fort  important  appelé  à rendre  aux  ingénieurs  les  plus  éminents 
services. 

M.  Résal  distingue  trois  grandes  catégories  de  ponts  en  arc  : 
XXI  13 


1Q4  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

1°  les  ponts  articulés  aux  deux  points  d’appui  et  au  milieu  de 
l’ouverture  ; 2°  les  ponts  articulés  aux  deux  points  d’appui  seule- 
ment; 3°  les  ponts  encastrés  sur  leurs  points  d’appui. 

Nous  n’entrerons  pas  dans  le  détail  de  la  théorie  développée 
au  sujet  de  ces  divers  types  de  ponts  et  de  leurs  variétés  par 
M.  Résal.  Cela  nous  entraînerait  à des  explications  par  trop 
techniques  pour  la  plupart  des  lecteurs  de  cette  revue.  Mais 
nous  tenons  à dire  que  le  mode  d’exposition  de  M.  Résal  ne 
nous  semble  absolument  rien  laisser  à désirer  sous  le  rapport  de 
l’ordre,  de  la  clarté,  de  la  précision  et  du  fini.  Jamais  les  ingé- 
nieurs n’ont  eu  sous  la  main  d’ouvrage  plus  achevé  à tous  les 
points  de  vue;  jamais  ils  n’ont  eu  de  guide  à la  fois  plus  sûr  et 
plus  facile  à suivre. 

A titre  d’observation  générale,  nous  signalerons  trois  points 
auxquels  l’auteur  s’est  particulièrement  attaché  dans  l’étude  des 
différents  systèmes  de  ponts,  et  qui  n’avaient  jamais  été  de  la 
part  d’aucun  auteur  l’objet  d’un  examen  aussi  savant  et  aussi 
approfondi.  Nous  voulons  parler  de  la  déformation,  du  contre- 
ventement  et  du  poids. 

L'observation  très  judicieuse  de  M.  Résal  au  sujet  de  l’impor- 
tance que  présente  l’étude  de  la  déformation  vaut  la  peine  qu’on 
s’y  arrête  un  instant.  Un  pont,  cà  moins  d’avoir  été  construit  en 
dépit  du  simple  lion  sens,  résistera  toujours,  quelque  défectueux 
qu’il  soit,  à la  surcharge  d’épreuve  qui  n’est  qu’une  petite  partie 
de  la  charge  de  rupture.  Cet  te  simple  constatation  ne  donne  donc 
aucune  indication  utile  sur  la  façon  dont  se  comporte,  dont 
résiste  le  pont.  On  ne  saurait  obtenir  de  renseignement  ayant 
une  valeur  réelle  que  par  la  comparaison  de  la  déformation 
effectivement  subie  par  le  pont  sous  la  surcharge  d’épreuve  avec 
la  déformation  théorique. 

Pour  se  rendre  compte  également  de  l’importance  de  l’étude 
du  contreventement,  il  suffit  do  remarquer  que  l’action  des 
vents  violents  sur  les  ouvrages  de  grande  portée  est  comparable 
à celle  de  la  surcharge. 

Enfin,  la  détermination  du  poids  a un  intérêt  capital,  d’abord 
parce  qu  elle  sert  de  base  aux  calculs  de  résistance,  ensuite 
parce  qu’elle  permet  de  fixer  la  valeur  économique  d’un  type 
donné. 

En  outre  d’une  science  très  étendue  et  d'une  méthode  très 
sûre,  M.  Résal  fait  preuve,  dans  ce  bel  ouvrage,  d’une  merveil- 
leuse netteté  d’esprit,  d’une  claire  intuition  des  besoins  vrais  de 
la  pratique.  On  sent  bien  que  ce  livre  n'est  pas  seulement  l’œuvre 


BIBLIOGRAPHIK. 


195 

d’un  maître  en  théorie,  mais  aussi  d'un  ingénieur  rompu  aux 
exigences  de  son  art;  on  sent  que  l’auteur  ne  perd  jamais  de  vue 
le  but  qu’il  s’est  proposé,  à savoir  l’application  pratique,  et  qu’il 
va  droit  à ce  but  sans  se  laisser  distraire  par  les  satisfactions  que 
peut  donner  à l’esprit,  mais  à l’esprit  seul,  la  théorie  prise  en 
elle-même.  Ce  caractère  très  net  fait  incontestablement  du  livre 
de  M.  Résal  un  des  exemples  les  plus  frappants  de  Futilité  pra- 
tique des  mathématiques,  que  certaines  personnes  considèrent,  à 
grand  tort,  comme  un  luxe  dont  on  pourrait  à la  rigueur  se  pas- 
ser dans  les  problèmes  que  soulève  l’industrie. 

Maurice  d’Ocagne. 


IV 

Les  Intégraphes.  La  courbe  inté(/rale  et  ses  applications.  Etude 
sur  uyi  nouveau  si/stèine  d' intégrateurs  /«écrt«/g»C6',parBr.  Abdank- 
Abakanowicz ; i vol.  in-8'’  de  x-i56  pages.  Paris,  Gauthier- 
Villars,  1886. 

L’intégration  est  une  opération  qui  se  présente  constamment 
dans  les  sciences  applicjuées,  pour  certaines  déterminations 
d’aires,  de  centres  de  gravité,  de  moments  d’inertie,  de  travaux 
mécaniques,  etc.  Or  elle  doit,  la  plupart  du  temps,  être  effec- 
tuée sur  des  fonctions  dont  la  nature  analytique  est  inconnue,  ou 
trop  complexe  pour  que  l’on  puisse  faire  usage  des  règles  ordi- 
naires du  calcul  intégral.  La  difficulté  qui  naît  de  cette  circon- 
stance est  très  heureusement  tournée  par  la  méthode  graphique, 
dont  l’importance  n’éclate  nulle  part  ailleurs  d’une  façon  plus 
évidente.  Si,  en  effet,  à la  représentation  analytique  de  la  fonc- 
tion sur  laquelle  on  opère,  on  substitue  sa  représentation  géo- 
métrique qui  est  parfois  la  donnée  même  de  la  question,  ou  qui 
peut  être  aisément  obtenue,  on  sait,  dans  tous  les  cas  usuels, 
ramener  la  question  à résoudre  à une  simple  évaluation  d’aire. 
Or  les  méthodes  de  quadrature  approchée  ne  font  pas  défaut, 
mais  elles  exigent  des  opérations  laborieuses,  susceptibles 
d’erreurs,  et  dont  il  y a grand  intérêt  à s’affranchir.  De  la  l'idée 
qui  a donné  naissance  aux  intégrateurs  : obtenir  mécanique- 
ment, sans  aucune  opération  mentale,  le  résultat  de  l’inté- 
gration. 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


196 

Les  inlégrateurs  les  plus  connus,  ceux  d’Amsler  et  de  Marcel 
Deprez  sont  venus  répondre  à ce  desideraluni  dé  la  façon  la  plus 
heureuse.  Nous  n’avons  plus  à faire  l’éloge  de  ces  ingénieux 
instruments  fort  répandus  aujourd’hui.  Gcs  intégrateurs  rendent 
d’éminents  services  ; mais  ils  ne  répondent  pas  absolument  à 
tous  les  besoins  de  la  pratique.  Ce  ne  sont,  en  effet,  que  des 
fotah'sateurs  ; ils  fournissent  le  nombre  qui  représente  le  résultat 
final  de  l'intégration,  sans  plus  ; en  un  mot,  ils  permettent  de 
calculer  des  intégrales  définies  ; dans  beaucoup  de  cas,  et  de 
fort  importants,  cela  suffit;  mais  non  pas  toujours.  On  a parfois 
besoin  de  connaître  les  variations  de  l’intégrale  répondant  à une 
fonction  donnée.  Ces  variations  sont  données  par  la  courbe  qui 
a reçu  le  nom  de  courbe  intégrale,  dont  la  définition  et  les  pro- 
priétés sont  bien  connues  (i). 

On  sait  graphiquement  construire  des  polygones,  soit  inscrits, 
soit  circonscrits  à cette  courbe,  et  on  peut  suffisamment  multi- 
plier les  côtés  de  ces  polygones  pour  qu’ils  puissent,  avec  une 
approximation  convenable,  être  substitués  à la  courbe  intégrale 
même.  Mais,  en  somme,  cette  opération  n’est  pas  des  plus 
simples,  et,  pour  faire  un  usage  véritablement  courant  de  la 
courbe  intégrale,  on  conçoit  qu’il  faille  avoir  le  moyen  de  tracer 
mécaniquement  la  courbe  intégrale  d'une  courbe  donnée  sur  un 
dessin. 

Ce  sont  des  appareils  destinés  à effectuer  cette  opération  qui 
ont  été  imaginés  par  M.  Abdank-Abakanowicz,  et  auxquels  il  a 
donné  le  nom  à'intégraphes. 

Le  problème  cinématique  à résoudre  pour  la  construction  de 
ces  appareils  peut  s’énoncer  ainsi  : En  supgmsant  qu’un  point 
mobile  parcoure  une  courbe  tracée  sur  un  plan,  faire  en  sorte  qu'un 
second  point,  ayant  constamment  même  abscisse  que  le  premier, 
décrive  à chaque  instant  un  élément  infiniment  petit  q)arallèle  à une 
droite  passant  par  le  piremier  point  et  coupant  V axe  des  x à une 
distance  constante  du  pied  de  l’ordonnée  commune  aux  deux  points 
mobiles. 

On  voit  c[ue  cet  énoncé  comporte  trois  conditions  distinctes  (2). 

La  première  et  la  troisième  sont  bien  simples  à réaliser  : il 

(1)  Voir  la  Statique  graphique  de  Favaro,  traduite  et  augmentée  par  Ter- 
rier, t.  II  : Calcul  graphique,  p.  367. 

(2)  L’auteur  du  livre  que  nous  analysons,  en  énonçant  ces  trois  conditions, 
a fait  une  omission  importante  dans  la  condition  [b).  Il  y manque  les  mots  ; 
“....  et  être  constante  „.  Il  est  vrai  que  le  reste  du  texte  ne  permet  pas  au  lec- 
teur le  moindre  doute  à cet  égard. 


BIBLIOGRAPHIE. 


197 


suffit  de  concevoir  un  chariot  glissant  le  long  de  Taxe  des  x et 
portant  une  règle  perpendiculaire  à cet  axe.  Les  points  mobiles 
seront  guidés  par  une  glissière  praticpiée  dans  cette  règle.  En 
outre,  le  premier  point  sera  muni  d’une  règle  astreinte  à glisser 
dans  une  douille  ou  entre  deux  galets  fixés  au  chariot  mobile. 

Le  point  délicat  était  la  réalisation  de  la  seconde  condition. 
M.  Abdank-Abakanowicz  y a satisfait  de  la  façon  la  plus  heu- 
reuse à notre  avis,  en  faisant  appel  à une  propriété  curieuse  de 
la  roulette. 

Que  l’on  conçoive  une  roulette,  d’une  épaisseur  très  petite  par 
rapport  à son  diamètre,  dont  l’axe,  horizontal,  soit  supporté  par 
un  étrier,  et  qui  soit  suffisamment  appuyée  sur  un  plan.  Le  plan 
de  la  roulotte  étant  vertical,  si  l’on  applique  à l’étrier  qui  la  sup- 
porte un  effort  horizontal  oblique  par  rapport  au  plan  de  la  rou- 
lette, cet  effort  pourra  se  décomposer  en  un  effort  normal  au 
plan  de  la  roulette  qui  — s’il  reste  inférieur  à une  certaine  limite 
— sera  détruit  par  le  frottement  transversal  de  la  roulette,  et 
en  un  effort  situé  dans  le  plan  de  cette  roulette,  et  qui  détermi- 
nera le  mouvement  de  celle-ci.  On  peut  donc  dire,  en  somme, 
que  — au-dessous  d’une  certaine  limite  assignée  par  l’expé- 
rience — la  roulette,  cjuelle  que  soit  la  direction,  dans  un  plan 
horizontal,  de  l'effort  qu'on  lui  applique,  ne  se  déplace  que  dans 
son  plan. 

Il  suffira  donc,  pour  l’objet  qui  nous  occupe,  de  placer  au 
second  plan  mobile  une  roulette  astreinte  à avoir  son  plan  con- 
stamment parallèle  à la  règle  liée,  de  la  façon  que  nous  avons 
dite,  au  premier  point  mobile,  pour  que  cette  roulette  trace  la 
courbe  intégrale  de  la  courbe  décrite  par  ce  premier  point. 

Le  problème  se  trouve  ainsi  complètement  résolu,  en  principe. 
Quant  au  dispositif  destiné  à en  réaliser  pratiquement  la  solu- 
tion, il  pourra  être  varié  de  mille  manières  différentes  : le  mou- 
vement du  chariot  le  long  de  l’axe  des  x , et  le  mouvement  des 
points  mobiles  dans  le  sens  perpendiculaire  à cet  axe,  pourront 
être  remplacés  par  des  mouvements  égaux  et  de  sens  contraire 
de  la  planche  à dessin  ; à celle-ci  même,  on  pourra  substituer 
un  cylindre  tournant  autour  d’un  axe  horizontal,  mobile  ou  non 
dans  le  sens  de  cet  axe,  etc. 

L’auteur  décrit  en  détail  les  différents  types  qu’il  a successi- 
vement imaginés,  en  partant  des  remarques  précédentes. 

L’organe  le  plus  intéressant,  dans  ces  divers  mécanismes,  est 
celui  qui  sert  à assurer,  dans  un  plan  invariable,  le  })arallélisme 
de  deux  axes  dont  la  distance  mutuelle,  dans  tous  les  sens,  et 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


198 

l’orientation  dans  leur  plan  commun  changent  à chaque  instant. 
Le  dispositif  qui  se  présente  le  plus  naturellement  à l’esprit  con- 
siste à réunir  ces  deux  axes  par  deux  parallélogrammes  articulés 
ayant  un  côté  commun  parallèle  à ces  deux  axes.  C’est  là,  au 
fond,  l’idée  qui  a été  appliquée  par  M.  Boys,  professeur  à l’École 
royale  des  mines  de  Londres,  dans  l’intégraphe  très  simple  que 
ce  savant  a imaginé  et  que  notre  auteur  décrit,  en  déclarant  que, 
au  moment  de  cette  découverte,  ses  propres  travaux  étaient 
inconnus  à M.  Boys. 

M.  Abdank-Abakanowicz  indique  les  divers  dispositifs  qu’il  a 
lui-même  adoptés  (parallélogramme  à glissières,  roues  d’an- 
gle, etc.)  pour  opérer  cette  transformation.  11  a été  aidé,  dans 
le  choix  des  meilleures  dispositions  à donner  à ses  appareils, par 
M.  Napoli,  l’habile  chef  du  laboratoire  du  chemin  de  fer  de 
l’Est. 

Nous  nous  contenterons  de  cette  rapide  indication,  renvoyant 
pour  le  détail  à la  brochure  très  claire  de  M.  Abdank-Abaka- 
nowicz. 

L’auteur,  après  avoir  exposé  en  détail  le  résultat  de  ses  recher- 
ches, décrit  quelques  appareils  imaginés  pour  le  même  but,  tels 
que  l'intégraplie  de  Zmurko,  l'intégrateur  de  M.  Mestre,  les  plani- 
mètres  de  Wettli-Starke  et  d’Amsler,  l’intégrateur  du  profes- 
seur James  Thomson. 

A la  suite  de  cette  étude  des  appareils  destinés  à tracer  la 
courbe  intégrale,  l’auteur  s’étend,  avec  assez  de  détail,  sur  les 
principales  applications  qui  peuvent  en  être  effectuées  : problè- 
mes planimétriques;  tracé  de  quelques  courbes  (parabole,  expo- 
nentielle); résolution  des  équations  numériques,  car  la  courbe 
représentative  d'un  polynôme  du  degré  m est  la  courbe 

intégrale  d'une  droite;  intégration  de  certaines  équations  diffé- 
rentielles; détermination  des  moments,  des  centres  de  gravité, 
des  moments  d’inertie;  problème  du  mouvement  des  terres 
(détermination  de  la  ligne  de  compensation);  problèmes  de 
résistance  des  matériaux  (détermination  des  efforts  tranchants 
et  des  moments  fléchissants  dans  les  poutres,  tracé  de  la  courbe 
élastique,  tracé  des  courbes  de  pression  pour  la  recherche  de  la 
stabilité  des  voûtes);  problèmes  de  construction  navale  (étude 
géométrique  des  carènes  de  navires,  résistance  de  la  coque,  etc...); 
étude  des  systèmes  en  mouvement  avec  application  à la  balisti- 
que; applications  électriques,  etc. 

On  peut  se  rendre  compte,  par  ce  rapide  sommaire, de  l’impor- 
tance et  de  la  variété  des  usages  auxquels  se  prêtent  les  inté- 
graphes. 


BIBMOGRArHIE. 


199 


Dans  un  appendice,  l'auteur  indique  l’application  au  tracé  de 
quelques  courbes  de  la  propriété  de  la  roulette  qui  sert  de  base 
à ses  appareils  ; il  présente  aussi  une  étude  détaillée  du  dyna- 
momètre d’inertie  de  M.  Desdouits,  qui  a rendu  de  grands  ser- 
vices pour  l’étude  des  efforts  moteurs  et  résistants  développés 
dans  la  traction  des  trains  de  chemins  de  fer;  enfin,  il  expose  les 
recherches  de  Coriolis  sur  le  tracé  mécanique  de  certaines  cour- 
bes au  moyen  d’un  fil  tendu,  enroulé  autour  d’un  cylindre  et 
adhérant  par  frottement  à sa  surface. 

En  somme,  le  livre  de  M.  Ahdank-Ahakanowicz  nous  a paru 
fort  intéressant, et  nous  en  recommandons  bien  vivement  la  lec- 
ture aux  ingénieurs. 


.Mauiuge  u'Ocagne. 


\ 


Emmanuel  Gosquin.  — Contes  uouulaibes  de  Lohraine,  comparés 
avec  les  contes  des  autres  provinces  de  France  et  des  pays 
étrangers,  et  précédés  d’un  Essai  sur  l’origine  et  la  propagation 
des  contes  populaires  européens.  — 2 vol.  in  8“  de  lxvii,  290  et 
376  pages.  — Paris,  ’V’ieweg. 

Le  livre  de  M.  Emm.  Cosquin  n’est  pas,  comme  on  pourrait  le 
supposer,  un  simple  recueil  de  contes  populaires  destinés  à 
l’amusement  des  gens  du  peuple  ou  des  enfants  petits  et  grands. 
Nous  avons  ici  un  ouvrage  d'une  réelle  valeur  scientifique,  et 
c’est  à ce  litre  que  nous  croyons  devoir  le  signaler  aux  lecteurs 
de  la  Eei'up. 

“ Cette  collection  de  récits  populaires,  nous  dit  l’auteur  dans 
son  avant-propos,  présente  ce  caractère  particulier  que  pour  les 
former  on  n’a  puisé  que  dans  la  tradition  orale  d’un  seulvillage.. 
Les  cent  contes  et  variantes  dont  elle  se  compose  ont  été 
recueillis  dans  la  commune  de  Monliers-sur-Saulx,  chef-lieu  de 
canton  du  département  de  la  Meuse.  Après  les  avoir  rassemblés 
avec  autant  de  précision  que  de  patience,  M.  Cosciuin  les  a 
reproduits  sans  aucun  apprêt  littéraire,  avec  une  parfaite 
simplicité,  tels  qu’ils  circulent  encore  de  bouche  en  bouche 
parmi  les  paysans  de  l’ancienne  Lorraine.  Cette  absolue  sin- 
cérité nous  semble  un  mérite  essentiel  dans  ce  genre  d’études; 


200  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

nous  sommes  assurés  de  trouver  ici,  non  le  travail  plus  ou  moins 
factice,  le  produit  de  l’imagination  de  quelque  littérateur,  — et 
c’est  assez  souvent  le  cas  pour  les  anciens  recueils  de  contes, 
— mais  le  récit  véritablement  traditionnel  et  populaire. 

Ce  qui  fait  surtout  le  prix  de  cette  collection,  c’est  le  com- 
mentaire perpétuel  qui  l’accompagne.  Chacun  de  ces  contes 
lorrains  est  suivi  de  notes  et  de  remarques  dans  lesquelles 
M.  Cosquin  le  compare  aux  contes  analogues  qui  ont  cours 
chez  tous  les  autres  peuples,  se  trouvent  éparpillés  dans  une 
foule  d’ouvrages  anciens  et  modernes,  et  constituent  ce  qu’on 
appelle  la  littérature  du  folk-Iore.  Cette  littérature  est  considé- 
rable aujourd’hui  et,  pour  la  posséder  comme  M.  Cosquin  la 
possède, il  a fallud’immenses  recherches,  des  aptitudes  spéciales, 
et  une  persévérance  à toute  épreuve.  Pour  se  faire  une  idée  de 
ce  travail  d’érudition,  il  suffit  de  jeter  un  coup  d’œil  .sur  l’index 
bibliographique  inséré  à la  fin  du  second  volume.  M.  Cosquin 
a dû  compulser,  étudier,  analyser  des  milliers  de  contes  populai- 
res publiés  dans  tous  les  pays,  écrits  dans  toutes  les  langues.  On 
n’est  pas  peu  étonné  quand  on  voit  chacun  des  contes  lorrains 
rapproché,  dans  l’ensemble  comme  dans  les  détails,  de  centaines 
de  contes  orientaux,  européens,  américains,  et  cela  avec  une 
aisance  parfaite  et  une  méthode  rigoureusement  scientifique. 

M.  Cosquin  avait  déjà  publié  sa  collection  de  contes  lorrains, 
avec  les  remarques  et  les  commentaires,  dans  une  savante 
revue  philologique,  la  (1876  à 1881),  et  les  spécialistes 

l’avaient  vivement  engagé  à donner  au  public  une  seconde 
édition  de  son  ouvrage  ; c’est  cette  nouvelle  édition  que  l’auteur 
nous  présente  aujourd’hui,  et  l’on  peut  croire  qu’elle  est  défini- 
tive, tant  elle  a été  revue  avec  soin  et  notablement  augmentée. 

En  tête  de  son  livre  l’auteur  a placé  une  courte  et  substantielle 
introduction  ; il  nous  y expose  ses  idées  sur  l'origine  et  la  propa- 
gation des  contes  européeni^  ; \[  avait  déjà  donné  une  première 
esquisse  de  ce  travail  dans  le  Correspondant  du  25  juin  1873. 
Après  douze  ans  d’études  nouvelles  et  approfondies,  il  a été  à 
même  de  la  compléter  et  de  la  perfectionner.  A la  suite  de  cette 
introduction  viennent  deux  dissertations  : l’une,  parue  d’abord 
dans  la  Revue  des  questions  historiques  (octobre  1880)  compare  la 
vie  des  saints  Barlaam  et  Josaphat  à la  légende  du  Bouddha  ; 
l’autre,  publiée  dans  le  même  recueil  (octobre  1887)  étudie  le 
vieux  conte  égyptien  des  Deux  Frères.  Ces  deux  belles  études 
sont  comme  des  applications  spéciales  et  des  preuves  démon- 
stratives de  la  théorie  adoptée  par  l’auteur  sur  l’origine  des 
contes  européens. 


BIBLIOGRAPHIE. 


201 


On  sait  que,  depuis  un  siècle,  toute  une  école  de  savants, 
entraînée  par  les  rapides  et  incontestables  progrès  de  la  linguis- 
tique et  de  l’ethnographie  comparées,  s’est  ingéniée  à trouver 
dans  les  contes  populaires  de  l’Asie  et  de  l’Europe,  les  anciens 
mythes,  les  idées  religieuses  de  l’humanité  primitive,  ou  tout  au 
moins  les  premières  croyances  de  la  race  aryenne,  à laquelle 
appartiennent  la  plupart  des  nations  de  l’Europe.  M.  Cosquin 
ne  partage  aucunement  sous  ce  rapport  les  théories  des  frères 
Guillaume  et  Jacques  Grimm,  qui  pensent  que  nos  “ contes  popu- 
laires sont  les  derniers  échos  des  mythes  antiques  „ ; il  repousse 
également  les  systèmes  de  MM.  Max  Muller,  de  Hahn  et  de  leurs 
nombreux  élèves  qui  font  remonter  “ les  éléments  des  contes  de 
fées  jusqu’à  la  période  qui  précéda  la  dispersion  de  la  race 
aryenne  „.  11  démontre  en  peu  de  pages  que  ces  systèmes  sont 
pleins  d’hypothèses  inadmissibles,  d’obscurités  profondes,  de 
contradictions  palpables  et  d'impossibilités  manifestes  ; il  n’a 
pas  de  peine  à établir  que,  pour  découvrir  les  mythes  primitifs 
dans  nos  contes  européens,  il  faut  dénaturer  les  uns  et  les  autres, 
les  altérer,  les  torturer  de  toutes  les  manières  ; il  nous  prouve 
ensuite  que  ces  contes  se  retrouvent  très  souvent,  et  cela  avec 
des  ressemblances  de  détails  secondaires  et  bizarres,  chez  des 
peuples  très  divers  d’origine  et  qui  n'appartiennent  à aucun 
titre  à la  race  aryenne,  chez  les  Tartares,  les  Sémites,  les  Egyp- 
tiens,etc.  D’ailleurs,  les  frères  Grimm  et  leurs  premiers  adhérents 
faisaient  reposer  leurs  théories  sur  des  données  très  incomplètes. 
Les  plus  récentes  découvertes  de  la  science  ont  permis  d’éta- 
blir une  synthèse  beaucoup  plus  générale,  en  tenant  compte 
des  traditions  populaires  d’une  foule  de  nations  non  aryennes- 
Après  avoir  ainsi  réfuté  la  théorie  qui  veut  voir  partout  les 
mythes  de  l’humanité  primitive  ou,  du  moins,  ceux  des  anciens 
peuples  indo-européens,  M.  Cosquin  réfute  en  passant  un 
système  analogue  qui  s’est  produit  tout  dernièrement.  Un  écri- 
vain anglais.  M.  A.  Lang,  a supposé  fort  gratuitement  que  les 
premiers  ancêtres  de  toutes  les  races  humaines  ont  vécu  long- 
temps à l’état  sauvage  ; l’examen  très  superficiel  de  quelques 
traditions  trouvées  chez  certaines  tribus  l’a  porté  à croire  que 
nos  contes  populaires  ne  sont  pas  autre  chose  que  l’incar- 
nation d’idées  communes  à ces  sauvages,  qui  auraient  été  les 
ancêtres  primitifs  des  différentes  races  qui  peuplent  l’univers. 
M.  Cosquin  montre  facilement  que  tout  ici  n’est  qu’hypothèse  et 
pure  affirmation  sans  l’ombre  d’une  preuve. 

Mais  il  ne  suffit  pas  seulement  de  renverser  les  fausses  théo- 


202 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ries,  il  faut  encore  donner  la  véritable  explication  ou,  du  moins, 
la  plus  probable  de  la  première  origine  de  nos  contes  populaires. 

D’après  M.  Gosquin,  qui  adopte  en  général  les  idées  émises 
par  les  savants  allemands  Théodore  Benfey  et  Reinhold 
Koehler,  la  question  de  l’origine  des  contes  est  avant  tout  une 
question  de  fait  : il  faudra  donc  scrupuleusement,  complètement 
analyser  tous  les  faits  quelconques  qui  se  rapportent  plus  ou 
moins  au  folk-lore;  il  faudra  prendre  successivement  chaque 
type  de  contes,  il  faudra  le  suivre  d’âge  en  âge,  de  peuple  en 
peuple  et  voir  où  nous  conduit  ce  voyage  de  découvertes.  Or  ce 
travail  d’investigation  complète  et  de  patiente  analyse  est  en 
voie  de  se  faire,  il  est  même  bien  près  d’aboutir.  En  cheminant 
ainsi  méthodiquement  de  proche  en  proche,  par  plusieurs  routes, 
et  en  partant  de  points  divers,  on  est  presque  toujours  arrivé  au 
même  centre,  à l’tnde  asiatique:  non  pas  à l’Inde  des  temps 
fabuleux,  mais  à l’Inde  historique,  à l’Inde  qui  nous  est  parfaite- 
ment connue.  C'est  à cette  source  que  remontent  indubitable- 
ment les  contes  populaires  écrits  déjà  depuis  plusieurs  siècles 
dans  les  livres  arabes,  persans,  tartares,  chinois,  etc.  C’est  à 
cette  même  source  que  l’on  peut  attribuer  la  plupart  des  contes 
populaires  recueillis  au  moyen  âge  et  dans  les  temps  actuels 
chez  presque  tous  les  peuples  de  l’Europe.  Au  surplus,  un  exa- 
men attentif  et  minutieux  démontre  qu’un  très  grand  nombre  de 
nos  récits  merveilleux  et  populaires  renferment  une  foule  d’idées 
fondamentales,  une  foule  de  détails  de  tout  point  conformes  aux 
idées,  aux  traditions,  aux  mœurs  et  aux  usages  de  l’Inde  brah- 
manique ou  bouddhique  ; telles  sont,  par  exemple,  la  métem- 
psycose, la  polygamie,  la  manière  de  considérer  certains  ani- 
maux. Enfin,  pour  une  multitude  de  contes,  on  peut  suivre 
historiquement  et  pas  à pas  les  différentes  étapes  du  voyage 
qu’ils  ont  dû  faire  pour  arriver  jusqu’à  nous.  On  parvient  égale- 
ment à démontrer  par  des  procédés  analogues  qu’un  bon  nom- 
bre des  légendes  mythologiques  de  l’Hellade,  de  l’Italie,  de  la 
Germanie,  qui  nous  ont  été  transmises  par  les  poètes  et  les  écri- 
vains de  ces  contrées,  ne  sont  que  des  récits  merveilleux  emprun- 
tés aux  mêmes  sources  que  nos  contes  populaires. 

Quant  à la  manière  dont  ces  contes  se  sont  répandus  partout 
aux  époques  peu  littéraires  et  peu  civilisées,  tout  indique 
qu’elle  s’est  produite  autrefois  comme  aujourd'hui  et  plus 
encore  qu’aujourd’hui  parla  transmission  orale,  par  la  circulation 
des  voyageurs,  des  marchands,  des  soldats,  des  ouvriers,  par  les 
pérégrinations  de  conteurs  de  profession,  comme  les  ménestrels, 


BIBLIOGRxVPHIE. 


2o3 


les  baladins,  les  orateurs  de  foires,  etc.  etc.  M.  Cosquin  peut 
donc  conclure  à bon  droit  que  la  voie  orale  explique  sans  diffi- 
culté et  sans  avoir  besoin  de  recourir  à des  hypothèses  plus 
ingénieuses  que  fondées,  la  diffusion,  l’émigration  successive  des 
contes  dans  toutes  les  parties  du  monde,  surtout  parmi  les 
classes  inférieures  des  sociétés. 

Après  s’être  ainsi  placé  sur  le  terrain  solide  des  faits  histo- 
riques, faciles  à contrôler,  M.  Cosquin  fait  très  aisément  ressor- 
tir l’absurdité  et  le  ridicule  de  ces  thèses  prétendues  savantes 
qui  s’efforcent  de  nous  montrer,  dans  les  naifs  récits  des  veillées 
populaires,  de  petits  drames  cosmiques  „ ayant  pour  acteurs 
le  soleil,  l’aurore,  les  nuages,  la  nuit,  l’iiiver,  l’ouragan,  et  qui 
vont  même  jusqu’à  trouver  dans  La  laitière  et  le  pot  au  lait,  ou 
dans  la  fable  du  Renard  et  du  Corbeau,  des  mythes  solaires  et 
lunaires,  dans  lesquels  nous  voyons  l’aurore  rire,  danser,  célé- 
brer ses  noces  avec  le  soleil,  et  la  lune  tomber  devant  l’aurore 
matinale  comme  le  renard  fait  tomber  le  fromage  du  bec  du  cor- 
beau. 

C’est  ainsi  que  M.  Cosquin  fait  justice  deces  théories  hasardées 
et  prétentieuses  qui  ne  peuvent  que  jeter  le  discrédit  sur  la 
science  des  origines;  c’est  ainsi  qu'il  réduit  la  question  des 
contes  populaires  à ses  justes  proportions.  Si  elle  ne  peut  plus 
s’appeler  du  nom  ambitieux  de  mythographie,  elle  n’en  reste  pas 
moins  une  science  très  intéressante  et  très  utile  à l’iiistoire  géné- 
rale, à rethnographie,  etc.  Poursuivie  méthodiquement,  elle 
peut  donner  des  résultats  très  importants  pour  l’étude  com- 
parée des  races,  des  langues  et  des  littératures.  M.  Cosquin 
n’aura  pas  peu  contribué  à lui  assigner  son  véritable  but  et  son 
vrai  rôle.  Telles  sont,  en  résumé,  les  idées  principales  qu’il  déve- 
loppe dans  l’introduction  ; pour  les  mieux  faire  connaître,  nous 
nous  sommes  servi  le  plus  souvent  de  ses  propres  expressions. 

Nous  ne  pouvons,  on  le  comprend,  examiner  ici  chacun  des 
cent  contes  lorrains  publiés  par  M.  Cosquin;  encore  moins  pou- 
vons-nous analyser  en  détail  les  savantes  remarques  dont  il  fait 
suivre  chacun  do  ces  récits  populaires  ; ce  genre  de  commen- 
taires n’est  guère  susceptible  d’analyse.  Les  contes  lorrains  y 
sont  rapprochés  de  milliers  de  contes  semblables  ; l’auteur  nous 
fait  comme  toucher  du  doigt  leurs  origines  et  leurs  migrations, 
les  transformations  et  les  modifications  qu’ils  ont  subies  d’après 
le  génie,  les  mœurs,  les  caractères  des  peuples  divers  qui  leur 
ont  donné  l'hospitalité.  Avec  les  deux  appendices,  sur  la  légende 
de  Barlaam  et  Josaphat  et  les  deux  Frères  égyptiens,  ces  lumi- 


204  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

neux  commentaires  prouvent  surabondamment,  dans  leur 
ensemble,  l’opinion  que  l’auteur  a cru  devoir  embrasser  sur  l'ori- 
gine des  contes  européens.  La  vaste  et  sûre  érudition  de  M.  Cos- 
quin,  son  jugement  exquis,  la  clarté  de  ses  déductions,  la  sobriété 
de  ses  conclusions,  tout -cela  donne  à son  livre  une  grande  et 
légitime  autorité.  Même  les  savants  qui  n’admettront  pas  toutes 
les  idées  de  l’auteur  ne  pourront  s’empêcher  de  voir  dans  les 
Contes  lorrains  un  des  ouvrages  les  plus  complets,  les  plus  soli- 
des sur  la  matière. 

Ce  qui  rehausse  encore  les  nombreux  mérites  de  ce  livre, 
c’est,  au  contraire  de  tant  d’auteurs  médiocres  qui  ne  savent 
assez  faire  ressortir  la  valeur  de  leurs  soi-disant  découver- 
tes, c’est  l'absence  de  toute  prétention,  de  toute  exagération. 
Que  de  lectures,  que  de  recherches,  que  de  travaux  prélimi- 
naires, que  de  textes  sévèrement  contrôlés,  il  a fallu  accumuler 
pour  arriver  au  résultat  où  est  parvenu  M.  Cosquin.  Il  n’en  fait 
aucun  étalage;  on  n’y  trouve  pas  la  moindre  affectation  dans 
l’énumération  de  tant  de  sources,  dans  la  citation  de  tant 
d’ouvrages.  Malgré  l'immense  savoir  de  l’auteur,  tout  est  clair, 
net,  simple,  parfaitement  digéré,  facile  h saisir  et  à comprendre. 
Tout  se  déroule  naturellement,  sans  effort  et  sans  fatigue.  On 
sent  que  l’auteur  est  absolument  maître  de  son  sujet,  et  la 
manière  dont  il  dispose  et  développe  ses  arguments  fait  que  les 
preuves  parlent  suffisamment  d'elles-mêmes.  Si  nous  ne  nous 
trompons,  cette  sobriété,  cette  clarté  et  cette  modestie  sont  la 
marque  du  vrai  talent  et  de  la  véritable  science. 


V.  B. 


VI 


La  France  coloniale  : Algérie,  Tunisie,  Congo....  et  les  autres 
colonies  françaises  considérées  au  point  de  vue  historique,  géo- 
graphique, ethnographique  et  commercial,  par  A.  M.  G.  (Frère 
Alexis-Marie  Gochet),  membre  des  Sociétés  de  géographie  de 
Bruxelles  et  de  Paris,  etc.  Grand  in-8°,  de  Syo  pages,  orné  de 
nombreuses  gravures  et  de  cartes.  — Tours,  Marne  et  fils,  édi- 
teurs, 1886. 

La  question  coloniale  est  toute  d’actualité,  et  le  livre  qui  nous 


BIBLIOGRAPHIE. 


20  5 

occupe  arrive  en  son  temps.  Plusieurs  nations  sont  prises  en 
vérité  de  la  fièvre  des  annexions  coloniales,  et  la  France  notam- 
ment y cherche,  dirait-on,  le  remède  au  malaise  social  qui  la 
trouble  et  à l’impuissance  où  elle  est  de  s’étendre  en  Europe. 

L’Allemagne  fait  de  même,  sans  doute  pour  une  autre  cause  : 
elle  a une  remarquable  exubérance  de  population  qui  s’expatrie 
aux  États-Unis,  à la  Plata  et  ailleurs,  au  milieu  de  pays  qui  ne 
sont  pas  allemands. 

Le  prince  de  Bismarck,  en  homme  d’État  qui  voit  l’avenir, s’est 
dit  qu’il  était  préférable  de  diriger  ce  flot  de  peuple  germanique 
vers  des  contrées  sans  maître,  pour  y fonder  des  colonies  qui 
fussent  allemandes,  ethnographiquement  et  politiquement  par- 
lant. 

Dans  l'exécution  de  ce  projet,  il  devait  se  trouver  en  pré- 
sence d'une  puissance,  l’Angleterre,  dont  le  pavillon  couvrait  non 
seulement  toutes  les  côtes  fertiles  et  colonisahles  de  l’Afrique  et 
de  l’Océanie,  mais  qui  pouvait  prétendre  à la  possession  d’une 
foule  de  points  sur  lesquels  les  nalionaux  anglais  trafiquaient 
en  maîtres,  sans  que  leur  gouvernement  eût  pris  la  précaution 
de  se  les  annexer  officiellement. 

Pour  faire  échec  à l’Angleterre  et  lui  arracher  des  lambeaux 
de  possessions  douteuses,  l’Allemagne  seule  était  trop  faible, 
c’est  pourquoi  elle  sentit  le  besoin  de  s’unir  dans  ce  but  à la 
France,  qui  avait  les  mêmes  visées.  Cet  accord  tacite  explique  la 
facilité  avec  laquelle  la  France  a pu  en  quelques  années  s’em- 
parer d’importants  pays,  nonobstant  la  résistance  anglaise,  mais 
sans  exciter  aucune  réclamation  de  la  part  du  gouvernement 
allemand,  c^ui  y a cependant  aussi  intérêt.  Pendant  ce  temps, 
l’Allemagne  faisait  reculer  les  Anglais  à Angra-Pequena_,  au 
Cameron,  à Zanzibar,  dans  la  Nouvelle-Guinée  et  ailleurs. 

L’Angleterre,  préoccupée  par  les  graves  embarras  qui  lui 
étaient  suscités  par  le  Mabdi  en  Afrique,  et  par  les  Russes  en 
Asie,  a dû  céder  ses  droits  de  premier  occupant  dans  beaucoup 
de  lieux,  dont  l’Allemagne  a fait  ses  colonies  et  dont  l’étendue 
nous  étonne  déjà.  Celle-ci  n’avait  rien  il  y a quatre  ans,  et  aujour- 
d’hui elle  possède  officiellement  un  territoire,  peu  peuplé  il  est 
vrai,  mais  d’une  surface  de  plus  de  2 000  000  kilomètres  carrés, 
soit  4 fois  celle  de  la  métropole,  avec  la  perspective  d’une  aug- 
mentation certaine  dans  l’avenir. 

Quant  à la  France,  l’auteur  de  l’ouvrage  que  nous  analysons 
nous  dit  qu’elle  n’est  pas  restée  en  arrière  dans  cette  chasse  aux 
colonies,  et  que  même  elle  en  a pris  l’initiative  en  1881  par  l’an- 


2o6  revue  des  questions  scientifiques. 

nexion  de  la  Tunisie  ; en  même  temps,  elle  a su  profiter  d’heu- 
reuses circonstances  pour  s’annexer  en  Afrique,  outre  la  Tunisie, 
le  haut  Sénégal,  le  haut  Niger,  le  Congo  occidental,  et  préparer 
la  soumission  de  Madagascar  ; en  Asie,  elle  a conquis  le  Tonkin 
et  l’Annam,  qui,  ajoutés  à la  Cochinchine  et  au  Cambodge,  lui 
présagent  un  établissement  du  premier  ordre,  avantageusement 
situé  aux  portes  de  l’immense  empire  chinois. 

“ En  somme,  c’est  la  France  qui  a le  plus  grandement  étendu 
son  domaine  colonial  dans  ces  derniers  temps.  Alors  que,  il  y a 
six  ans,  ses  possessions  se  chiffraient  par  une  population  de  5 à 
6 millions  d’habitants  sur  un  territoire  de  i ooo  ooo  de  kilomè- 
tres carrés,  aujourd’hui  elle  peut  prétendre  dominer,  si  elle  le 
veut  sérieusement,  sur  3oooo  ooo  d’âmes,  occupant  un  territoire 
cinq  ou  six  fois  plus  étendu  que  la  métropole.  „ 

Si  telle  est  l'importance  politique  et  commerciale  des  colonies 
françaises,  ajoute  l’auteur,  “ il  est  du  devoir  de  chaque  citoyen 
français,  quel  que  soit  son  âge  et  sa  position  sociale,  d’en  avoir 
une  notion  exacte,  raisonnée,  réfléchie,  basée  sur  une  étude 
sérieuse.  Un  dédain  trop  absolu,  une  ignorance  trop  accusée 
serait  tout  aussi  coupable  qu’une  forfanterie  exagérée,  qu’un 
enthousiasme  trompeur  et  imprudent.  En  pareille  matière,  il  faut 
juger  sainement  des  choses,  et  pour  bien  juger,  il  faut  con- 
naître. , 

Après  cette  introduction,  le  F.  Alexis  examine  ce  qu’il  faut 
entendre  par  colonies,  et  il  en  distingue  de  plusieurs  sortes  : 

1°  Les  simples  comptoirs  de  commerce,  loges  ou  factoreries,  qui 
sont  établis  plus  ou  moins  temporairement,  sur  les  côtes 
d’Afrique  par  exemple,  pour  faciliter  les  échanges  avec  les  indi- 
gènes. 

Les  colonies  de  commerce  servent  aussi  à exploiter  des  pays 
riches  et  peuplés,  mais  elles  ne  sont  profitables  qu’aux  nations 
dont  la  marine  atteint  une  certaine  supériorité.  La  prospérité 
de  ces  établissements  dépend  de  leur  situation  et  non  de  leur 
étendue. 

2“  Les  colonies  dites  à cidtures,  ayant  pour  objet  les  planta- 
tions de  denrées  qui  exigent  le  climat  tropical  ; coton,  café, 
épices;  elles  demandent  de  puissants  capitaux, et  sont  exploitées 
par  dos  colons  européens  dirigeant  le  travail  des  indigènes  ou 
des  races  propres  au  climat  chaud  : telles  sont  les  Antilles,  Bour- 
bon, l'Inde,  la  Cochinchine,  le  Tonkin. 

3'^  Les  possessions  proprement  dites,  ou  les  colonies  de  peuple- 
ment, qui  sont  de  vastes  territoires  acquis  pour  des  raisons  poli- 


BIBLIOGRAPHIE. 


207 

tique.s  mitant  que  coinmerciales.  Situées  sous  un  climat  sup- 
portable pour  notre  race,  elles  sont  susceptibles  d’être  peuplées 
de  colons  européens,  tout  en  conservant  plus  ou  moins  leurs 
races  indigènes  : Algérie,  Australie,  Canada. 

Mais  quels  sont  les  avantages  des  colonies  ? C’est  de  dévelop- 
per le  commerce,  la  marine,  l’influence  politique  de  la  métro- 
pole. Elles  lui  procurent  des  matières  premières  pour  l’industrie, 
telles  que  le  coton,  la  soie,  les  métaux,  ainsi  que  les  denrées 
coloniales  que  l’Europe  ne  cultive  pas,  comme  le  caf<*,  les  épices. 
Les  colonies  reçoivent  en  retour  de  la  métropole  les  produits 
manufacturés;  des  tissus,  des  armes,  des  machines;  elles  réagis- 
sent ainsi  sur  l’industrie  même  de  la  mère  patrie  en  lui  donnant 
du  travail  et  des  bénéfices,  par  suite  un  accroissement  de  la 
richesse  publique. 

Les  colonies  profitent  à la  marine  marchande  nationale,  en 
utilisant  ses  navires,  et  à la  flotte  de  guerre  en  lui  donnant  des 
points  de  ravitaillement  de  munitions  et  de  charbon,  des  chan- 
tiers de  construction  et  de  réparation,  qui  lui  permettent  de 
stationner  dans  .les  mers  lointaines,  d’y  combattre  l’ennemi, 
sans  être  obligée  de  rentrer  intempestivement  dans  les  ports 
nationaux. 

“ La  colonisation  est  la  forme  expansive  d’un  peuple,  dit 
M.  Leroy-Beaulieu,  c’est  sa  puissance  de  reproduction;  c’est  sa 
dilatation  et  sa  multiplication  à travers  les  espaces  ; c’est  la 
soumission  de  l’univers  ou  d’une  vaste  partie  à sa  langue,  à ses 
mœurs,  à ses  idées  et  à ses  lois.  „ Il  ajoute  un  mot  d’une  incon- 
testable vérité  ; “ Le  peuple  qui  colonise  le  plus  est  le  premier 
peuple;  s’il  ne  l’est  pas  aujourd’hui,  il  le  sera  demain.  „ 

“ La  colonisation  est  pour  la  France  une  question  de  vie  ou 
de  mort,  continue-t-il;  ou  la  France  deviendra  une  grande  puis- 
sance africaine,  ou  elle  ne  sera,  dans  un  siècle  ou  deux,  qu'une 
puissance  européenne  secondaire;  elle  comptera  alors  dans  le 
monde  cà  peu  près  comme  la  Grèce  compte  en  Europe.  „ 

Ce  qui  a manqué  jusqu’ici  à la  France,  c’est  l’esprit  de  suite 
dans  sa  politique  coloniale.  La  colonisation  a été  reléguée  au 
second  plan  dans  la  conscience  nationale. 

Malheureusement,  une  chose  plus  importante  encore  manque 
à la  France  pour  coloniser  : ce  sont  les  colons. 

On  sait  avec  quelle  lenteur  désespérante  s’accroît  la  popula- 
tion de  la  France,  où  beaucoup  de  départements  se  dépeuplent 
même.  Au  dehors,  la  race  française  n’est  vraiment  prospère 
qu’au  Canada,  où  elle  compte  plus  de  i million  de  descendants. 


2o8 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


magnifique  résultat,  dû  surtout  à la  conservation  de  la  foi  et  à la 
simplicité  de  mœurs  des  premiers  colons,  aussi  bien  qu’au  régime 
de  liberté  dont  ils  ont  joui  sous  la  domination  anglaise.En  réunis- 
sant tous  les  représentants  de  race  française  à l’étranger,  on 
arrive  à un  total  de  deux  millions  ou  deux  millions  et  demi  d’in- 
dividus, ce  qui  est  bien  peu  dans  la  masse  des  8o  millions  de 
descendants  de  races  européennes,  peuplant  l’Amérique,  ou 
dispersés  dans  les  quatre  parties  du  monde,  et  parmi  lesquels 
domine  le  sajig  anglais,  germain,  espagnol  et  portugais. 

L’auteur  passe  ensuite  en  revue  l'histoire  de  la  colonisation 
française  depuis  les  temps  gaulois  jusqu'à  nos  jours. 

La  France  a plus  d’une  fois  fait  des  conquêtes  au  dehors  de 
son  territoire  actuel  ; mais,  comme  le  faisait  déjà  remarquer 
M.  d’Omalius  d’Halloy  dans  son  ouvrage  sur  les  races  humaines, 
elles  lui  ont  généralement  échappé,  sans  doute  à cause  de  ses 
trop  nombreuses  aventures  guerrières  en  Europe. 

Après  la  chute  de  Napoléon,  il  ne  lui  restait  rien,  et  il  a fallu 
tout  recommencer.  Quelques  lambeaux  lui  ont  été  rendus 
en  i8i5  par  l’Angleterre;  puis,  en  i83o,  les  circonstances  ont 
provoqué  la  conquête  de  l’Algérie.  Napoléon  III  a commencé 
celle  de  l’Indochine  française,  que  la  République  a eu  la  chance 
d’achever,  en  s'emparant  en  outre  de  pays  importants,  tels  que 
la  Tunisie,  le  Congo,  Madagascar,  etc. 

En  somme,  la  France  est  maintenant  bien  pourvue  de  colo- 
nies excellentes  et  peut  se  passer  d’en  chercher  encore.  L’ave- 
nir nous  dira  le  parti  qu’elle  saura  en  tirer,  il  nous  dira  si  cette 
expansion  ne  lui  apportera  pas  plus  d’embarras  que  de  profit. 

Après  ces  considérations  générales,  l’ouvrage  du  frère  Alexis 
ouvre  un  chapitre  particulier  pour  chaque  colonie.  Il  en  fait 
d’abord  l’historique,  en  notant  les  circonstances  qui  en  ont  amené 
la  première  occupation  et  le  développement.  La  description 
géographique  est  ensuite  traitée,  puis  le  côté  économique  et 
commercial  est  passé  en  revue  ; de  nombreuses  notes  descrip- 
tives extraites  de  divers  écrivains  donnent  à cette  exposition  un 
aspect  varié,  pittoresque  et  agréable  et  rendent  la  lecture  de 
l’ouvrage  plus  intéressant. 

11  faut  signaler  aussi  les  cartes  géographiques  et  les  nom- 
breuses gravures  dont  les  pages  sont  enrichies,  et  l’excellente 
exécution  typographique  dont  M.  Marne  a voulu  favoriser  l’œu- 
vre de  notre  auteur.  Un  livre  gagne  beaucoup  a être  bien 
imprimé. 

Rappelons  en  terminant  que  le  frère  Alexis  n’est  pas  pour 


BIBLIOGRAPHIE. 


209 


nous  un  inconnu.  Il  est  membre  de  notre  Société  scientifique,  et 
plusieurs  fois  ses  nombreux  ouvrages  de  géographie  scolaire  ont 
été  mentionnés  dans  cette  revue  bibliographique. 


X. 


VII 


Les  Aztèques,  histoire,  mœurs,  coutumes,  par  Lucien  Biart. 
Paris,  Hennuyer  i885. 

La  Bibliothèque  ethnographique  ou  Histoire  générale  des  races 
humaines,  publiée  à Paris  avec  la  collaboration  de  MM.  de 
Quatrefages  et  Hamy,  doit  comprendre  plus  d’un  ouvrage  sur 
les  peuples  du  nouveau  monde.  M.  Biart  lui-même  compte  leur 
consacrer  de  nombreuses  monographies.  Sans  attendre  qu’il  y 
complète  son  tableau  ethnographique,  il  convient  de  signaler 
dès  aujourd’hui  son  intéressante  esquisse  de  la  tribu  des 
Aztèques. 

Sur  cette  race  étrange,  qui  a fourni  à tant  d’écrivains  un 
thème  inépuisable,  la  science  est  très  loin  d’avoir  dit  son  der- 
nier mot.  Il  reste  à déchiffrer  maints  hiéroglyphes  et  à explorer 
plus  de  monuments  que  l’on  ne  pense.  La  question  des  origines 
surtout  est  toute  hérissée  de  problèmes  ardus.  Mais  les  conscien- 
cieuses recherches  commencées  dès  le  xvi®  siècle  par  les  mis- 
sionnaires, et  poursuivies  maintenant  avec  ardeur,  au  Mexique 
comme  en  Europe,  ont  réuni  assez  d’informations  pour  qu’il 
soit  possible  de  reconstituer  en  partie,  dans  ses  grandes  lignes, 
ce  mystérieux  Anahuac.  M.  Biart  s’y  est  essayé.  Dans  un  livre 
substantiel,  agréable,  orné  de  bonnes  gravures,  il  a groupé  les 
traits  saillants,  épars  jusqu’ici  dans  des  ouvrages  sans  nombre. 
Il  s’en  est  tenu  principalement  à Glavigero,  tout  en  consultant 
les  autres  sources  de  l’érudition  américaine.  Les  Aztèques  sont 
un  résumé  judicieux,  quelquefois  pourtant  trop  fidèle,  des 
travaux  antérieurs.  Ceux-ci  auraient  dû  passer  plus  souvent  au 
crible.  En  y puisant  de  confiance,  on  s’exposait  à répéter  des 
erreurs. 

Il  y aurait  donc  lieu  à des  réserves,  et  sur  le  fond  du  livre,  et 
sur  quelques  expressions  écrites,  pensons-nous,  sans  intention 
XXI  U 


210 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


désobligeante  pour  les  croyances  chrétiennes,  mais  en  tout  cas 
malheureuses. 

L'Aztèque  contemporain. 

Les  pages  où  l’auteur  nous  a le  plus  charmé  par  son  exacti- 
tude et  son  talent  d’exposition  sont  celles  où  il  nous  présente 
l’Aztèque  moderne.  Coutumes,  traditions,  remèdes  populaires, 
préjugés,  y figurent  avec  des  détails  qu’un  long  séjour  au  milieu 
des  indigènes  et  une  observation  patiente  ont  seuls  pu  révéler. 

Ici  encore  pourtant  un  Mexicain  trouverait  à chicaner  sur 
quelques  descriptions  superficielles  ou  inexactes,  sur  des  usages 
trop  généralisés.  11  n'eût  pas  été  inutile  non  plus  de  signaler 
certains  faits,  assez  caractéristiques,  et, par  exemple,  cette  extra- 
ordinaire longévité  des  Indiens  consacrée  par  le  proverbe  : 
Cuando  el  Indio  canece,  el  EsqxiTiol  no  parece  ; puis  encore  l’in- 
croyable force  de  leurs  jarrets  (i).  Même  dans  des  districts 
sillonnés  de  caminos  reales  ou  de  voies  ferrées,  nous  les  voyons, 
le  corps  fortement  incliné  en  avant,  conservant  toujours  le  petit 
trot,  transporter  à dix  lieues  et  plus  de  pesants  fardeaux.  Il 
semble  même  qu’ils  cheminent  moins  à l’aise  sans  le  filet  chargé 
ou  la  cage  à claire-voie.  La  corde  qui  retient  celle-ci,  le 
mecapal,  leur  passe  sur  le  front  et  fait  supporter  à la  tête  une 
bonne  partie  du  poids,  à peu  près  comme  chez  les  huit  cents 
porteurs  d’eau  de  la  capitale,  et  exactement  comme  chez  les 
anciens  Aztèques  de  plusieurs  provinces  (2).  Cette  coutume  ne 
rendrait-elle  pas  compte  de  la  déformation  que  présentent 
quelques  crânes  ? L’aplatissement,  fréquent  et  intentionnel  chez 
d’autres  peuples  de  race  nahuatl,  ne  l’était  pas  chez  les 
Aztèques,  du  moins  aux  derniers  temps  de  leur  empire. 

A mentionner  encore  leur  ambition  de  posséder  un  peu  de 
terre  et  d’agrandir  sournoisement  leurs  propriétés.  C’est  souvent 
le  but  de  leurs  intrigues  et  de  leurs  coalitions  contre  les 
blancs  (3).  On  nous  cite  telle  localité  où,  de  génération  en 

(1)  On  sait  que  beaucoup  d’indiens  du  Michoacan  visitent  fréquemment  le 
Santo  Cn'sto  de  Esquipulas,  bien  avant  dans  le  Guatemala.  Ils  font  ainsi  à 
pied,  à l’aller  et  au  retour,  un  millier  de  lieues  par  des  chemins  difficiles. 

(2)  Get  usage  semble  originaire  du  sud,  à en  juger  par  d’antiques  figurines 
mayas  conservées  à Mérida  et  ailleurs.  Voyez  aussi  Mendieta,  Historia  eccl. 
indiana,  lib.  II,  c.  xx,  p.  1 1 2. 

(3)  Pimentel,  Memoria  sobre  las  cctusas  que  han  originado  la  siiuacion 
actuttl  de  la  raza  indîgena,  p.  205. 


BIBLIOÜRAPHIE. 


21  1 


génération  depuis  près  d’un  siècle,  chaque  lialiitant  donne  un 
Üaco  (i)  tous  les  dimanches,  pour  les  frais  d’uii  procès  toujours 
renouvelé  : il  s’agit  de  disputer  à un  créole  un  petit  champ, 
que  les  Indiens  prétendent  avoir  été  donné  à leur  village  par  les 
rois  d’Espagne. 

Au  point  de  vue  des  études  ethnographiques,  il  est  utile  de 
constater  chez  les  Aztèques  actuels  la  persistance  des  antiques 
coutumes.  Citons,  entre  mille  autres  détails  ; leur  système  de 
labourage  et  do  culture  ; leurs  procédés  pour  trouver  dans  les 
végétaux  des  couleurs  vives  et  des  mordants  ; la  manière  de 
travailler  V'dztli  ou  obsidienne,  justement  comme  faisaient  leurs 
ancêtres  12)  ; cet  art  admirable  de  reproduire  toutes  sortes  d’ob- 
jets et  de  graver  finement  la  calebasse  (3)  ; les  secrets  qu'ils  se 
transmettent  do  père  en  fils  sur  des  gisements  aurifères  ; la 
vénération  dont  jouissent  les  descendants  des  caciques  ; les 
règles  très  précises  de  savoir-vivre  qu’ils  observent  entre  eux. 
Rien  n’est  curieux  comme  de  voir  deux  Indiens  déguenillés, 
s’aborder  le  chapeau  bas,  se  baiser  l’un  à l’autre  leurs  mains 
calleuses  et  noires,  puis,  dans  leur  langue  si  harmonieuse  et  si 
expressive,  réciter  tous  les  deux  en  même  temps  les  nombreuses 
salutations  que  prescrit  leur  antique  code  de  politesse. 

Les  danses  de  caractère  subsistent  sur  quelques  points,  et 
dans  les  récitatifs  qui  les  accompagnent  parfois,  se  retrouvent 
des  débris  de  traditions  primitives  (4).  De  temps  en  temps  l’on 
y voit  reparaître  les  masques,  les  manteaux  de  plume,  le  huehueti 
et  le  ieponaztU  aux  sons  lugubres.  Les  danses  religieuses  sont 
plus  fréquentes  que  ne  le  ditM.  Biart,  et  nous  savons  avec  quelle 
peine  le  clergé  les  bannit  de  l’église.  Il  est  vrai  que  les  danseurs 
alors  sont  graves  et  réservés  : souvent  tout  se  réduit  à maiapier 
le  pas  en  mesure. 

Quelques-uns  de  ces  traits  ont  été  signalés  chez  d'autres  races 

(1)  Sept  ou  liuit  centimes  de  la  monnaie  française. 

(2)  Gfr.  Mendieta,  Ilistoria  eccl.  indiana,  édition  G.  lcazhalceta,\.  IV,  c.  xii, 
p.  406. 

(3)  La  joaillerie,  si  florissante  autrefois,  a disparu,  mais  en  laissant  bien 
des  traces.  M.  Biart  se  trompe,  quand  il  dit  qu’on  ne  trouverait  au  nouveau 
monde  aucun  spécimen  de  cet  art  merveilleux  (Aztèques,  p.  243).  Il  existe,  en 
assez  bon  nombre,  des  anneaux  en  filigrane  et  d’autres  bijoux  du  travail  le 
plus  fin. 

(4)  Gfr.  Archives  de  lu  Commission  scientifique  du  Mexique,  tom.  1,  p.  136. 
Si  nous  ne  nous  trompons,  plusieurs  de  ces  danses  ont  une  origine  maya, 
et  peut-être  asiatique.  La  peinture  76  du  codex  Borgiano  parait  la  reproduc- 
tion d’une  danse  orientale. 


212 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


américaines,  plusieurs  sont  un  héritage  datant  de  bien  loin,  et 
font  mieux  comprendre  certaines  figures  de  la  pictographie 
mexicaine.  Que  ce  soit  notre  excuse  pour  les  avoir  consignés 
ici. 

Au  résumé,  ces  détails,  et  d’autres  cjue  M.  Biart  fournit  en 
grand  nombre  tu,  accusent  non  seulement  la  fixité  de  la 
race,  la  pureté  du  type,  l’identité  du  caractère,  mais  encore  une 
invincible  obstination  dans  les  usages  d’autrefois.  De  la  vie 
antique,  un  seul  côté  s'est  effacé  sans  retour.  Féroce  autrefois, 
cruel  jusque  dans  l’éducation  domestique,  voué  à un  culte 
abominable,  l’Aztèque  s’est  adouci  en  devenant  chrétien.  Les 
indigènes  convertis  sont  généralement  humains,  pacifiques, 
indifférents  même  aux  jeux  sanglants  des  taureaux.  Mais,  par- 
tout ailleurs,  c{uelle  ressemblance  saisissante  avec  l’ancienne 
société  mexicaine  ! Les  peintures  et  les  chroniques  du  xvi'  siècle 
semblent  copiées  de  scènes  que  nous  avons  sous  les  yeux. 
Aujourd’hui  encore,  les  débris  des  anciennes  peuplades  conti- 
nuent à défendre,  contre  les  envahissements  de  la  civilisation 
étrangère,  leurs  institutions  sociales  et  administratives,  les  céré- 
monies des  mariages  et  des  sépultures,  les  marchés,  les  fêtes,  et 
ces  repas  où  dominent  toujours  la  tortilla,  les  frijoles,  Yatole  (2), 
avec  exclusion  systématique  des  usages  européens. 

Les  lacs  de  Texcoco  et  de  Ghalco  portent  encore  des  Chinam- 
pas,  ces  îlots  artificiels  flottants,  que  la  nécessité  força  les 
Aztèques  du  xiv®  siècle  à transformer  en  jardins  potagers. 
C’est  toujours  aussi  dans  les  fêtes  cette  profusion  de  fleurs,  ce 
goût  passionné  et  universel  pour  les  fleurs,  dont  tous  les  docu- 
ments primitifs  nous  apportent  de  si  curieux  témoignages. 

Par  un  contraste  étrange,  tandis  que  les  indigènes  demeurent 
réfractaires  à notre  civilisation,tandis  que  beaucoup  de  coutumes 
héréditaires  restent  debout  immuables  et  comme  indestructibles, 
le  climat  en  bien  des  points  s’altère  sensiblement.  Telles  villes, 
jadis  réputées  salubres,  sont  d’un  séjour  dangereux.  Pour  ne 
mentionner  ici  qu'une  des  causes  de  cette  transformation,  cer- 

(1  ) Les  Aztèques,  pp.  217  sqq.,  p.  249,  etc. 

(2)  Pour  figurer  la  prononciation  des  noms  hispano-mexicains,  M.  Biart 
écrit  atoll',  frijolès,  zapoté,  etc.  Nous  n'oserions  suivre  ce  système,  qui  ne  tient 
nul  compte  de  l'accent  tonique,  et  qui  nous  paraît  peu  conséquent  : il  aurait 
fallu  également  représenter  pulque  par  poulgué,  chico  par  tchico,  et  ainsi  de 
suite.  Au  lieu  de  transcrire  simplement  les  noms  aztèques,  et  d'observer  les 
règles  grammaticales,  qui  exigent,  par  exemple,  mexicatl  au  singulier,  mexica 
au  pluriel,  nous  nous  sommes  tenu  à l'orthographe  communément  adoptée. 


BIBLIOGRAPHIE. 


2i3 


tains  districts  se  déboisent  avec  une  rapidité  alarmante.  Comme 
l’a  justement  remarqué  M.  Biart,  on  voit  presque  du  jour  au 
lendemain  les  champs  s’élargir  et  les  forêts  disparaître,  surtout 
depuis  la  construction  des  chemins  de  fer.  Faute  de  houille,  les 
machines  à vapeur  ne  consument  guère  que  du  bois.  Nous  pou- 
vons ajouter  que  les  coupes  imprudentes,  faites  depuis  vingt 
ans,  au  Rio-Frio  par  exemple,  non  seulement  ont  modifié  le 
régime  des  pluies,  mais  encore  ont  notablement  changé  l’état 
sanitaire  de  Mexico.  Les  vents  violents  des  plaines  d’Apam, 
arrêtés  autrefois  au  Rio-Frio  et  par  les  hauteurs  voisines,  arri- 
vent maintenant  à la  capitale  dans  toute  leur  force,  et,  au  dire 
des  médecins,  y ont  rendu  la  pneumonie  endémique  (i). 

En  voilà  assez  pour  le  Mexique  moderne.  Plusieurs  écrivains, 
à force  d’exagérer  et  de  dénigrer,  n’en  ont  produit  que  des  cari- 
catures. M.  Biart  nous  donne  un  tableau  vivant  et  réel,  (pioiqu’il 
n’ait  touché  ce  sujet  qu’en  passant  (2).  Son  objet  principal  était 
de  révéler  le  Mexique  ancien,  de  réunir  tout  ce  que  l’on  en  sait 
pertinemment. 

On  n’attend  pas  que  nous  analysions  à ce  point  de  vue  un 
livre  qui  est  lui-même  un  rapide  résumé.  Sans  nous  attarder  à 
tous  les  details  qui  nous  paraissent  contestables,  bornons-nous 
à quelques  remarques  sur  des  questions  générales  : sur  l’ethno- 
génie  des  Aztèques  et  des  diverses  races  qui  peuplèrent  le  Mexi- 
que, sur  les  relations  qu’elles  eurent  entre  elles  et  avec  l’Asie, 
sur  les  constructeurs  de  pyramides,  enfin  sur  la  destruction  des 
pictographies,  qui  constituent  une  source  importante  de  l’eth- 
nographie aztèque. 


Ethnologie  mexicaine. 


Dans  les  lettres  de  Fernand  Cortès  et  d’autres  relations  bien 
authentiques,  M.  Biart  a pris  sur  le  vif  la  société  mexicaine  au 


(1)  C'est  une  des  causes  de  la  grande  mortalité  de  Mexico.  Pour  une  popu- 
lation de  300  000  âmes  environ,  les  statistiques  officielles  accusaient,  en  1885, 
13189  décès  et  1753  naissances.  Ce  dernier  cliiü're  est  pourtant  beaucoup 
trop  faible.  Il  ne  représente  sans  doute  que  les  naissances  enregistrées  à 
l’état  civil.  Or  un  grand  nombre  de  familles  négligent  les  formalités  légales. 
Le  fait  est  qu’en  dépit  des  chiffres  officiels,  la  population  paraît  augmenter. 

(2)  Il  l’a  développé  en  d’autres  publications,  que  nous  n’avons  pu  con- 
sulter. 


214 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


temps  de  Moteciihzoma  Xocoyotzin  (i).  Il  a pu  raconter  aussi  les 
règnes  précédents,  et  fournir  sur  les  pérégrinations  aztèques 
quelques  données  généralement  admises.  Au  delà,  dans  l’ethno- 
génie  des  Nahoas,  on  se  heurte  à des  c|uestions  plus  obscures 
encore  qu'intéressantes.  Il  n'y  a plus,  à première  vue,  qu'un 
pêle-mêle  inextricable  d’opinions  contradictoires.  Quand  on  étu- 
die les  origines,  la  première  impression,  et  chez  beaucoup  aussi 
la  dernière,  est  le  découragement  et  le  scepticisme.  Mais,  s'il  est 
difficile  de  donner  à ces  problèmes  une  solution  définitive,  ne 
peut-on  au  moins  en  poser  nettement  les  ternies,  et  chercher  à 
fixer  le  point  où  s’arrêtent  nos  connaissances?  M.  Biart  n’y  a 
peut-être  pas  toujours  réussi.  Sur  les  questions  d’origine  qu’il 
effleure,  son  livre  contient  quelques  jugements  sommaires, 
parfois  bien  hasardés. 

Il  serait  moins  utile  de  les  discuter  un  à un  que  d’exposer  à 
grands  traits  l’ensemble  de  la  question.  Soit  dit  une  fois  pour 
toutes  : les  conclusions  acquises  à la  science  sont  en  petit  nom- 
bre, presque  tout  est  conjecture;  mais,  hypothèses  pour  hypothè- 
ses, nous  avons  tâché  d’exposer  ici  les  plus  plausibles.  Nos  indi- 
cations seront  forcément  un  peu  vagues  : pour  traiter  en  détail 
ce  sujet  où  convergent  tant  de  sciences,  il  eût  fallu  écrire  un 
volume,  et  consigner  ici  des  théories  dont  demain  peut-être  il  ne 
restera  rien. 

En  prenant  pour  base  les  traditions,  les  usages,  la  classification 
des  langues  et  quelques  caractères  anthropologiques,  les  peuples 
de  rAnahuac  (2)  se  ramènent  à trois  groupes  : les  Otomis  au 
centre,  les  Mayas-Quichés  au  sud,  les  Nahoas  qui  vinrent  du 
nord  se  superposer  aux  habitants  primitifs.  Ces  peuples  se  sont 
plus  ou  moins  mêlés  et  leurs  civilisations  ont  déteint  les  unes  sur 
les  autres.  Un  mot  sur  chacune  d’elles,  afin  de  mieux  compren- 
dre les  Nahoas,  ainsi  que  les  Aztèques,  qui  leur  appartiennent. 

I,  Otomis.  — Les  Otomis,  répartis  actuellement  dans  les  États 
de  Queretaro,  Puebla,  Vera-Cruz,  Michoacan  (3),  etc.,  présentent 
un  caractère  essentiellement  primitif,  et  mériteraient  de  fixer 

(Ij  Tel  est,  d’.nprès  Orozco  y Berra,  le  vrai  nom  de  Montéztima  IL  La  forme 
Mouteczuma  se  rencontre  fréquemment  aussi. 

{‘■2)  Ce  nom,  réservé  d’abord  à la  vallée  de  Mexico,  a désigné  plus  tard  tout 
l'empire  aztèque,  avec  les  royaumes  des  Acolhuacan,  Tlacopan,  Michoacan 
et  d’autres  de  moindre  importance;  Bancroft  l’étend  au  territoire  compris 
entre  18®  et  21*  sur  l’Atlantique,  et  14*  et  19*  sur  l’océan  Pacifique. 

(3)  Gfr.  Apitntes  para  la  corografia  g la  estadistica  de  Michoacan. 


BIBLIOGRAPHIE. 


2i5 


davantage  l’attention  des  ethnographes  : confinées  de  bonne 
heure  dans  les  montagnes  et  vivant  isolées,  plusieurs  de  ces  tri- 
bus virent  passer  à leurs  pieds  les  flots  des  émigrations  étrangè- 
res, sans  guère  en  subir  le  contact.  Beaucoup  ne  sortirent  de 
l’état  sauvage  que  vers  le  xv®  siècle. 

Antérieurs  aux  premiers  Nahoas,  qui  semblent  remonter  à la 
pierre  polie;  antérieurs  à la  race  Maya-Quiché  qui  travaille  déjà 
le  cuivre  à l’état  natif;  antérieurs  probablement  aussi  aux  colo- 
nies nègres,  dont  le  Mexique  a gardé  des  traces  non  équivo- 
ques (i),  les  fils  d’Otomitl  apparaissent  dès  l’époque  paléolithi- 
que, habitant  les  cavernes,  menant  une  vie  sauvage  et  adonnés 
à la  chasse.  Ils  ont  laissé  dos  vestiges,  assez  douteux  il  est  vrai, 
d’un  culte  zoolâtrique.  Leurs  nombreux  dialectes,  cpii  aujourd’hui 
encore  varient  d’un  village  à l’autre  et  qu’ils  appellent  hiâ-hiü, 
sont  nettement  monosyllabiques.  Le  type,  tel  qu’il  s’est  conservé 
à travers  tant  de  siècles,  les  rapproche  de  la  race  mongole. 

L’homme  vivait  au  Mexique  avant  les  derniers  bouleverse- 
ments qui  ont  donné  au  continent  américain  sa  configuration 
actuelle  (2).  Cette  race,  contemporaine  des  grands  proboscidions 
disparus,  n’est  peut-être  autre  que  les  Quinames  ou  Quinametzi 
des  traditions  mexicaines,  et  ceux-ci  doivent  s’identifier  avec  les 
Otomis. 

A eux  aussi  se  rattachent  les  Meca.  Les  Nahoas  appelèrent 
ainsi  les  tribus  qui  peuplaient  l'immense  région  couverte  par  le 
maguey  (3).  Les  Ameca,  Chahneca,  Mexcalteca,  Teochichimeca, 
et  nombre  d’autres,  étaient,  suivant  toute  apparence,  des  Otomis 
modifiés  par  des  influences  étrangères.  Plusieurs,  comme  les 
Jonaz  des  hauteurs  de  Guanajuato,  avaient  gardé  la  langue  et 
les  coutumes  primitives;  tandis  que  les  Tarahuinares  de  Chi- 
huahua  parlaient  déjà  un  dialecte  nahoa.  Un  mélange  plus 
intime  encore  avec  les  Nahoas  du  nord  produisit  des  tribus 
mixtes. 

Chichi mecati,  dans  la  langue  aztèque,  est  devenu  synonyme  de 
sauvage,  et,  sous  la  plume  des  premiers  historiens,  Chichiineca 
désigne  les  tribus  de  civilisation  inférieure.  Toutes  paraissent 


(1)  Chavero,  Mexico  « tracés  de  los  siglos,  1. 1,  p.  63.--Orozco  y Berra,///sl. 
antigua  de  Mexico,  1.  I,  p.  107  sqq. 

C2)  M.  Adrien  Arcelin,  avec  la  très  haute  compétence  qu'on  lui  connaît, 
a tenu  les  lecteurs  de  la  Revue  des  questions  scientifiques  au  courant  des  tra- 
vaux récents  sur  l’existence  de  l’iiomine  en  Amérique  aux  débuts  de  l’époque 
quaternaire. 

(3)  Metl  (maguey)  donne  par  formation  régulière  meca  (gens  du  maguey). 


2i6  revue  des  questions  scientifiques. 

avoir  été  altérées  dans  des  proportions  diverses,  par  l’absorp- 
tion d’élément  i nahoas.  Mais,  au  fond,  elles  rentrent  plutôt  dans 
la  catégorie  des  Meca  et  des  Otomis,  à en  juger  par  les  usages, 
par  les  dialectes  et  par  les  traditions  (i).  Les  Ohneca  n’ont  de 
commun  avec  les  vrais  Meca,  que  le  radical  de  leur  nom  : ils 
dérivent,  semble-t-il,  de  la  race  du  sud.  Les  descendants  d’Ulme- 
catl,  qui  formèrent  probablement  un  seul  peuple  avec  ceux  de 
Xicalancatl,  sont  nombreux  aujourd’hui  encore  dans  l’État  de 
Puebla. 

2.  Manas-Quichés.  Cette  race,  dit  M.  Biart,  est  la  plus  ancienne 
dont  on  trouve  la  trace  sur  un  des  points  du  Mexique  moderne. 
Elle  nous  paraît,  au  contraire,  postérieure  aux  Otomis  et  aux 
Nahoas  prétoltèques.  Rien  ne  permet  de  la  reculer  au  delà  de 
l’âge  du  cuivre,  ou  du  moins  de  la  période  néolithique  qui, 
en  Amérique,  le  précéda  immédiatement. 

Quoiqu’ils  n’aient  pas  été  les  premiers  en  date,  ces  hommes 
peuplèrent  cependant  dès  une  haute  antiquité  le  Mexique  méri- 
dional. D’après  leurs  traditions,  ils  vinrent  par  mer,  huit  siècles 
avant  l’ère  chrétienne,  passant  par  les  Antilles,  où  aujourd’hui 
encore  les  aborigènes  parlent  une  langue  apparentée  au  Maya. 
Votan,  leur  chef,  fonda  un  empire  bientôt  florissant. 

Leur  civilisation,  concentrée  surtout  dans  les  États  actuels  de 
Yucatan,  Gampèche,  Tabasco  et  Chiapas,  a débordé  sur  l’Amé- 
rique centrale  et  reflué  vers  le  nord,  couvrant  ces  pays  de  tem- 
ples, de  palais  et  de  forteresses.  Ces  monuments,  remarquables 
par  la  belle  coupe  des  pierres,  l’élégance  de  l’architecture,  le 
goût  et  la  richesse  de  l’ornementation,  ne  sont  point  l’œuvre 
d’une  génération  ni  d’un  peuple.  Les  uns  appartiennent  aux 
Mayas,  qui  s’étendaient  dans  la  péninsule  yucatèque  jusqu’au 
Rio  Usumacinta,  les  autres  aux  Quichés  proprement  dits,  et  aux 
Cak-Chiquels,  compris  entre  l’Usumacinta  et  le  Soconusco, 
embrassant  le  Chiapas,  le  Tabasco  et  même  les  terres  hautes 
du  Guatemala.  Les  deux  groupes  se  subdivisent  encore,  et  au 
total  Mayapam  Uxmal,  Palenque  (le  vrai  nom  est  Palemke),  les 
villes  saintes  de  Itzâmal  et  de  Chichen-Itza,  le  Lorillard-city  de 
M.  Désiré  Gharnay,  offrent  des  différences  assez  marquées. 
Partout  cependant  les  constructions  s’élèvent  sur  la  pyramide 
tronquée,  sur  le  mound  terminé  en  plate-forme;  partout  se 
révèle  le  même  caractère  architectural,  et,  si  les  détails  varient 


(l)Ges  traditions  ont  été  conservées  en  partie  par  Motolinta  et  parMendieta, 
Hist.  eccl.  indiana,  lib.  II,  cap.  xxxii  et  sq. 


BIBLIOGRAPHIE. 


217 


notablement,  il  y a telles  ruines,  celles  de  Copan,  par  exemple, 
qui  paraissent  former  le  trait  d’union  entre  les  types  extrêmes  et 
marquer  la  transition  (i). 

Des  hiéroglyphes  gravés  sur  la  pierre,  des  figures  en  relief  aux 
proportions  correctes,  aux  formes  élégantes,  nous  montrent  chez 
les  peuples  du  sud  une  sculpture  et  une  statuaire  assez  parfaites. 
L’art  maya-quiché,  dans  son  ensemble,  a parfois  des  tendances 
égyptiennes  ou,  plutôt  peut-être, assyriennes. Il  trahit  clairement 
aussi  à Nachan  (Palenque)  des  influences  nahoas,  apportées 
sans  doute  par  les  Zapotèques. 

Avec  des  connaissances  techniques  et  scientifiques  surprenan- 
tes, avec  un  degré  de  culture  élevé,  les  rites  et  les  idées  religieu- 
ses sont  dégradés  et  inférieurs.  Ils  accusent  de  nombreux 
emprunts  à des  peuplades  distinctes.  Le  temps  se  calculait  comme 
chez  les  Nahoas. 

Mais,  si  la  civilisation  maya-quiché  a été  fortement  imprégnée 
d’éléments  étrangers,  le  caractère  primordial  et  traditionnel  a 
toujours  prévalu.  Aujourd’hui  encore  quelques-unes  des  popula- 
tions indigènes  gardent,  dans  sa  pureté,  la  langue  et  le  type  des 
Votanides. 

L’Indien  yucatèque  est  brachycéphale,  il  a le  front  large,  le 
regard  assuré  et,  par  ses  traits  comme  par  son  caractère,  il  oc- 
cupe un  rang  à part  parmi  les  indigènes  du  Mexique. 

La  langue  maya  paraît  formée  d'un  élément  agglutinant  nahoa, 
et  d’un  élément  d’aspect  monosyllabique.  Elle  est  manifeste- 
ment de  la  même  famille  que  le  quiché,  le  cak-chiquel  et  le 
zutuhil  (2). 

Malheureusement,  ces  peuples  qui  attirent  si  vivement  notre 
intérêt  sont  un  des  plus  grands  mystères  de  ce  mystérieux  nou- 
veau monde.  Les  fouilles  ont  amené  peu  ou  point  de  résultats. 
Les  hiéroglyphes,  tout  différents  des  pictographies  nahoas,  sont 
muets  pour  nous,  ou  du  moins  aucun  essai  de  déchiffrement  des 
caractères  calculiformes  n’a  rallié  jusqu’ici  tous  les  suffrages.  Les 
traditions  sont  enveloppées  d’incertitude,  et  ici  plus  qu'ailleurs 
l’imagination  de  certains  auteurs  s’est  donné  carrière.  Si  la 
lumière  se  fait  peu  à peu,  c’est  gi'âce  aux  explorations  de 
M.  Gharnay,  grâce  surtout  aux  patientes  investigations  de  M.  de 
Gharenceyet  d’autres  américanistes(3).Getteannéemôme,rillus- 

( 1)  Gfr.  Nadaillac,  U Amérique  préhistorique,  pag.  332. 

(2)  Gfr.  Fr.  Pimentel,  Cuadro  descriptive  y comparativo  de  las  leuguas  tndi- 
genas  de  México. 

(3)  Gfr.  Philipp  Valentini,  The  Katunes  of  Maya  hisiory,WoTcester  1880. 
— Léon  de  Rosny,  L’Interprétation  des  anciens  textes  Mayas,  Paris  1875. 


2i8  revue  des  questions  scientifiques. 

tre  savant  a publié  le  titulo  de  Totonicapan,  document  précieux 
sur  les  légendes  des  Quichés  du  Guatémala.  M.  Brinton  nous  fait 
connaîtreun  travail  du  professeur  Cyrus  Thomas  sur  des  manus- 
crits mayas  et  nous  annonce,  de  la  part  du  docteur  Forstemann 
et  du  docteur  Scliellhas,  une  étude  complète  sur  le  codex  de 
Dresde,  qui  forme  avec  les  codices  Peresiano,  Troano  et  Corte- 
siano  la  bibliothèque  hiéroglyphique  des  Mayas. 

Il  n’entre  pas  dans  notre  plan  d’indiquer  toutes  les  questions 
ethnographiques  qu’ont  soulevées  les  Mayas  ; car  ceux-ci  n’ont 
exercé  sur  les  Aztèques  qu’une  influence  médiate  et  indirecte. 
Du  reste,sur  ce  point  comme  sur  toute  l’Amérique  préhistorique, 
le  bel  ouvrage  cle  M.  de  Nadaillac  fournit  des  données  exactes 
et  suffisamment  complètes. 

3.  XaJioas.  Ce  dernier  groupe  comprend  les  nations  et  les 
tribus  de  langue  naliuatl  ou  naJioa,  chez  lesquelles,  du  reste, 
les  institutions,  les  coutumes  et  les  croyances  attestent  une 
origine  commune. 

Le  naJioa,  qu’on  a moins  heureusement  appelé  idiome  aztèque 
ou  mexicain,  est  aujourd'hui  encore  la  plus  répandue  des  lan- 
gues indigènes.  Elle  a couvert  de  ses  ramifications  un  vaste 
territoire,  depuis  le  Gila  jusqu’au  Soconusco,  avec  des  inter- 
ruptions peu  considérables.  Des  dialectes  de  la  haute  Californie, 
d’Arizona,  du  Nouveau-Mexique,du  Texas  en  ont  gardé  la  trace. 
En  descendant,  nous  la  retrouvons  tout  le  long  de  l’océan  Paci- 
fique, puis  de  cette  côte  jusqu'à  Vera-Cruz,  et  plus  bas  jusqu’à 
Escuintla.  A une  époque  déjà  lointaine,  elle  était  pour  l’Anahuac 
et  plusieurs  pays  de  l’Ainériquecentrale  (i)lalangue  commerciale 
et  officielle,  celle  des  cours  et  des  ambassadeurs.  Les  marchands 
aztèques  l’établirent  avec  leurs  comptoirs  dans  la  péninsule 
yucatèque  et  sur  les  côtes  des  deux  océans. 

Cette  prodigieuse  expansion  n'a  rien  qui  doive  surprendre. 
Polysynthétique  et  agglutinant,  comme  la  plupart  des  langues 
avec  lesquelles  il  est  en  contact,  le  nahoa  est  pourtant  d’une 
structure  à la  fois  plus  savante  et  plus  simple.  Abondante, 
harmonieuse,  définissant  la  plupart  des  objets  par  leur  nom 


Mémoire  sur  la  numération  ...  des  anciens  Mayas,  Nancy  1875.  Essai  sur  le 
déchiffrement  de  l’écriture  hiératique  de  l’Amérique  centrale,  Paris  1876.  — 
Le  Muséon  de  Louvain  a publié  un  travail  de  M.  Henri  de  Charencey  sur  le 
système  de  numération  et  tes  conjugaisons  des  Mayas-Quichés. 

(1)  11  est  douteux  que  le  Guatemala  et  le  Nicaragua  aient  jamais  été  soumis 
à l’empire  de  Tenochtitlan  ; mais  ces  pays  furent  certainement  visités  par 
des  tribus  nahoas. 


BIBLIOGRAPHIE. 


219 


même,  plus  régulière  dans  ses  fo  mes  grammalicales,  plus 
facile  que  l’otomi  et  d’autres  idiomes  voisins,  la  langue  hien- 
i<onnante  (c’est  le  sens  du  mot  aztèque  iiahicafl),  représente  un 
des  types  les  plus  élevés  des  langues  américaines,  et  devait 
naturellement  dominer.  Sa  littérature  n’est  pas  à dédaigner  et, 
avec  les  poèmes  du  roi  Texcuan  Nezahualcoyotl,  elle  a inspiré 
des  œuvres  de  mérite.  D’assez  nombreux  travaux  lexicographi- 
ques,  et  tout  récemment  le  dictionnaire  de  M.  Ilemi  Siméon, 
ont  permis  d’apprécier  la  richesse  et  la  perfection  du  vocaliulaire 
mexicain  (i). 

La  race  qui  propagea  cette  langue  a marqué  plus  que  toute 
autre  dans  la  civilisation  américaine.  En  dehors  de  l’Anahuac, 
elle  a laissé  un  profond  sillon  dans  les  vallées  de  l’Ühio  et  du 
Mississipi,  comme  dans  toute  l’Amérique  centrale.  Au  IMexique 
même,  trois  noms,  d’après  de  récents  ouvrages  français,  résu- 
meraient son  histoire  : Toltèques,  Ghichimèques,  Aztèques;  mais 
il  faudrait  s’entendre  sur  la  valeur  des  deux  premiers  termes, 
et  en  ajouter  un  quatrième, celui  des  Nahoas  jirétoltèques.  Ex])li- 
quons-nous. 

Nahoas  fhipaltèqaes.  Bien  avant  la  fondation  de  ce  qu’on 
appelle  “ la  monarchie  toltèque  „,  les  Nahoas  occupaient  plu- 
sieurs points  du  Mexique  actuel.  Des  différents  peuples  (pii  cou- 
vraient l’Anahuac  alors  que  Tollan  n’existait  point  encore,  les 
uns  (comme  les  Quinanies)  sont  Otomis;  d'autres,  les  Olmèques 
par  exemple,  représentent  la  race  du  sud  débordant  sur  le  pla- 
teau central;  mais  les  Zapotèques,  qui  nous  ont  laissé  les  admira- 
bles ruines  de  JMitla,  et  les  Mixtèqucs  étaient,  suivant  toute 
apparence,  des  Nahoas,  mêlés  peut-être  d'éléments  otomis,  et  cer- 
tainement d’éléments  mayas  (2).  Ils  formaient  les  avant-postes 
de  la  grande  armée  émigrante  qui,  depuis  plusieurs  siècles,  des- 
cendait lentement  vers  le  sud. 

Les  Nahoas,  arrivés  d’Asie,  semhle-t-il,'dans  la  période  néo- 
lithique, se  trouvaient  établis,  longtemps  avant  notre  ère,  dans 
la  vallée  du  Mississipi,  et  même  d’un  océan  à l'autre.  Refoulés 
par  des  envahisseurs  que  M.  Alfred  Ghavero  rattaclie  à la  race 
maya-quiché  (3),  ils  se  groupèrent  vers  l’occident,  et  c’est  de  là 

(1)  Gfr.  Briaton,  The  Studjj  of  the  Nahuatl  langnage,  reprint  from  the 
American  Antiquarian,  janvier  188G. 

(2)  Gfr.  Bancroft,  The  Native  liaces,  t.  V,  p.  195,  20G  sqq.  — Nadaillac, 
L Amérique  préhistorique,  p.  3G2.  — Ghavero,  Mexico  et  tracés  de  los  siglos, 
1. 1,  pp.  239, 248  sqq.,  272. 

(3)  Oqi.  cit.,  p.  177. 


220  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

qu’ils  entrèrent  dans  les  régions  nord-ouest  du  Mexique  moderne 
pour  se  jeter  plus  tard  en  hordes  serrées  dans  les  fertiles  pro- 
vinces du  centre. 

La  tradition  les  fait  venir  de  Chicomoztoc^  les  sept  caves,  sept 
centres  de  tribus  distinctes  ; Huehnetlapallan^le.  premier  Tollan, 
AtzÜan,  etc.  M.  Bancroft,  dont  les  ouvrages  sont  un  des  meil- 
leurs répertoires  de  l’érudition  américaine,  mais  qui  n’a  pas 
toujours  discuté  les  témoignages  qu’il  accumule,  cherche  au  sud 
le  point  de  départ,  et  dirige  le  courant  vers  le  nord  (i).  Nous 
doutons  fort  que  ce  paradoxe  s’implante  dans  la  science.  A notre 
avis,  il  n’a  été  produit  aucun  argument  qui  doive  prévaloir 
contre  les  itinéraires  hiéroglyphiques  et  leur  interprétation  tra- 
ditionnelle. La  route  suivie  pendant  ces  déplacements  ethni- 
ques nous  apparaît  encore  dans  les  noms  de  villes,  dans  les 
dialectes  et  dans  certains  types  actuels  des  provinces  septentrio- 
nales. Sans  être  tout  à fait  concluantes,  de  récentes  explorations 
nous  autorisent  à placer  Huehuetlapallan,  un  des  principaux 
centres  nahoas,  entre  le  Xila  ou  Gila  et  le  Colorado,  et  la 
majeure  partie  du  Chicomoztoc  dans  les  États  deSonora  (2)  et 
Sinaloa.  Là  se  serait  écoulée,  depuis  le  iii^  siècle  avant  J.-C. 
jusqu’au  vF  de  notre  ère,  la  période  tlapaltèque,  représentée  par 
les  monuments  du  Gila.  Les  Nahoas  d’alors,  ainsi  que  les  Yaquis, 
les  Opatas,  les  Mayos  (3),  qui  en  ont  perpétué  le  type  jusqu’à 
nous,  semblent,  au  point  de  vue  physique,  supérieurs  aux  hom- 
mes de  la  même  race  que  nous  rencontrons  plus  tard  dans 
l’Anahuac  (4). 

Ces  inductions,  pour  la  plupart,  ne  dépassent  guère  la  proba- 
bilité. Il  fallait  néanmoins  parler  des  prétoltèqnes,  surtout  des 
derniers  en  date,  c’est-à-dire  des  Tlapaltèques,  parce  que  dans 
leur  civilisation  primitive  se  trouve  en  germe  tout  l’avenir  de  la 
race.  Même  dans  les  Aztèques  nous  reconnaîtrons  plus  d’un  trait 
de  leurs  lointains  ancêtres. 

Toltèques.  Au  sein  des  tribus  groupées  autour  de  Huehuetla- 


(1)  Bancroft,  The  Native  Races,  t.  II,  p.  1 17  et  t.  V,  p.  219. 

(2j  En  1885,  des  explorateurs  ont  découvert,  au  milieu  des  forêts,  à une 
vingtaine  de  lieues  de  la  vallée  de  Magdalena  (Sonora),  une  pyramide  de 
4350  pieds  de  base  et  750  de  hauteur  ; le  revêtement  est  en  blocs  de  granit 
parfaitement  travaillés.  Nous  ignorons  si  ces  détails  ont  été  contrôlés.  Dans 
tous  les  cas,  ils  sont  encore  trop  vagues  pour  que  nous  osions  rien  en  con- 
clure. 

(3)  Faut-il  rappeler  que  les  Mayos  n’ont  rien  de  commun  avec  les  Mayas  ? 

(4)  Cfr.  Chavero,  Op.  cit.,  pp.  107  sqq.,  115,  269  sqq. 


BIBLIOGRAPHIE. 


221 


pallan,  éclata  une  longue  et  formidable  révolution,  qui  inonda 
bientôt  l’Anahuac  de  hordes  émigrantes.  L’histoire  de  ces 
déchirements  est  confuse.  Toujours  est-il  que  vers  la  fin  du  vi® 
siècle  de  notre  ère,  sept  tribus  principales  et  d’autres  moins  con- 
sidérables s’ébranlèrent  et  envahirent  les  provinces  du  sud  et  de 
l’est.  Sahagun  appelle  Toltèqne  celle  qui  devait  exercer  sur  le 
Mexique  une  influence  si  décisive;  mais  ce  mot,  dans  l’ethnogra- 
phie américaine,  n’a  qu’une  valeur  douteuse,  et  l’on  se  demande 
s’il  a existé  une  nation  historique  ainsi  nommée.  Acceptons-le 
faute  de  mieux,  avec  les  renseignements  que  nous  fournissent 
les  premiers  historiens. 

Une  confédération  de  tribus,  que  nous  confondons  sous  le  nom 
générique  de  Toltèques,  quitta  l’antique  Tollan  au  vi®  siècle,  se 
dirigea  vers  le  sud  et  marqua,  dans  les  villes  de  Tlapallanconco, 
Xalisco  et  autres,  les  étapes  de  ses  pérégrinations.  Aux  popu- 
lations qu’elle  rencontra  en  chemin,  elle  laissa  bien  des  souve- 
nirs de  sa  langue,  de  son  calendrier,  de  son  culte;  mais  elle- 
même  ne  fut  point  entamée,  et  les  émigrants  étaient  encore  des 
Nahoas  sans  mélange,  lorsqu’ils  se  fixèrent  enfin  à une  dizaine 
de  lieues  du  Mexico  actuel.  Les  annales  de  Cuauhtitlan  (appelées 
aussi  codex  Ghimalpopoca,  du  nom  de  leur  interprète)  rappor- 
tent à l’année  674  l’arrivée  des  Toltèques  et  la  fondation  de 
de  leur  capitale,  la  nouvelle  Tollan  ou  Tula.  D’autres  assignent 
les  années  660  ou  71 3 (i). 

Dans  les  souvenirs  des  peuples  de  l’Anahuac,  les  Toltèques 
personnifient  les  connaissances  techniques,  les  sciences,,  la  civi- 
lisation et  c’est  d’eux  que  toutes  les  nations  postérieures  en 
reçurent  l’héritage.  Leurs  notions  astronomiques  étaient  déjà 
remarquables.  Les  explorations  faites  cette  année  même  à San 
Juan  Teotihuacan,  les  fouilles  plus  anciennes  de  Tula  et  Gholulo, 
ont  révélé  un  assez  haut  degré  de  civilisation  matérielle.  Est-ce 
à dire  que  les  Toltèques  fabriquaient  le  verre  et  la  porcelaine? 
M.  Désiré  Gharnay  en  a cru  tenir  la  preuve  à Tula.  Malgré  toute 
l’autorité  de  ce  nom,  il  est  douteux  que  les  objets  aient  été  trou- 
vés dans  un  terrain  non  remanié.  Plusieurs  savants,  M.  de  Na- 
daillac  entre  autres,  avaient  exprimé  déjà  leurs  craintes  à ce 
sujet  ; et  nous  croyons  celles-ci  pleinement  confirmées,  à la  suite 
d’une  excursion  scientifique  faite  à Tula,  il  y a quelques  mois  à 
peine. 

Les  chroniqueurs  nous  ont  conservé  quelques  renseignements 


(1)  Gfr.  Biart,  Op.  cit.,  p.  19.  — Ghavero,  Op.  cit-,  pp.  354  sqq. 


222  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

positifs  sur  la  “ monarchie  toltèque  „ ; tous  disent  aussi  qu’elle 
s’effrondra  à la  fin  du  xu  siècle,  ou  au  commencement  du  xii®, 
pour  faire  place  à la  puissance  chicliimèque  ; mais  à la  suite  de 
quels  événements  ? Ici  les  données  historiques  et  chronologiques 
redeviennent  des  plus  obscures.  Une  longue  série  de  malheurs, 
une  sécheresse  persistante,  la  famine,  des  maladies  pestilentiel- 
les, un  schisme  religieux  et  des  divisions  sanglantes  détruisirent 
en  grande  partie  la  nation  : sauf  quelques  familles,  le  reste 
émigra  au  Yucatan,  à Chiapas,  au  Guatemala.  Telle  est  la  ver- 
sion d’Ixtlilxochitl.  D'après  d’autres,  l’empire,  sans  doute  très 
affaibli  déjà,  ne  serait  pourtant  tombé  que  sous  les  coups  des 
Ghichimèques. 

Chichi inècpf es.  — Sur  ce  groupe  considérable,  qui  depuis  long- 
temps s'imposait  aux  recherches  des  historiens,  il  règne  parmi 
les  savants  une  anarchie  complète.  Pour  les  uns,  c’est  le  peuple 
déjà  policé  d’Acolhuacan,  avec  Texcoco  comme  capitale  ; d’au- 
tres y voient  des  tribus  barbares  venues  des  montagnes  du  nord, 
ou  bien  les  deux  forces  réunies  (i).  Alexandre  de  Humboldt, 
Buschmann  et  plusieurs  ethnographes  contemporains  les  mettent, 
à côté  des  Aztèques,au  nombre  des  Nahoas.Pimentel  était  mieux 
fondé  à en  faire  un  rameau  du  tronc  otomi.  Effectivement,  les 
Chichimèques  parlaient  bien  au  xiv®  siècle  la  langue  de  Tenoch- 
titlan;  mais  ils  gardaient  de  nombreux  débris  d’un  idiome  plus 
ancien,  que  nul  Aztèque  ne  parvenait  à entendre.  Les  tribus 
chichimèques  du  nord  différaient  radicalement  des  Nahoas  par 
leur  état  social,  leurs  mœurs,  leurs  rites  et  leurs  croyances.  Enfin, 
et  l’on  "a  eu  tort  de  ne  point  signaler  ce  témoignage,  le  codex 
Ramirez  distingue  très  nettement  les  Xahiiatlocales  des  Chichi- 
mecas,  et  donne  à ceux-ci,  pour  second  nom,  celui  d:  Otomies  (2). 

En  coordonnant  les  traditions  conservées  par  Juan  de  Tovar, 
Mendieta,  Pomar  et  Ixtlilxochitl,  nous  inclinerions  à voir  dans 
les  Ghichimèques,  vainqueurs  ou  successeurs  des  Toltèques,  des 
tribus  otomis  déjà  modifiées  par  le  voisinage  des  Nahoas 
tlapaltèques.  Elles  auraient  subi  le  contre-coup  des  révolutions 
qui  bouleversèrent  le  Chicomoztoc,  et  ébranlées,  poussées  dès 
le  vil®  siècle,  elles  se  replièrent  lentement  vers  le  sud  jusqu’à 
Guauhtitlan  et  Amecameca.  Les  Toltèques  les  y rencontrèrent. 


(1)  Cfr.  El  Mapa  Tlotziii,  Ilistoria  de  los  rei/es  de  Acolhuacau,  Anales  del 
MUSEO  NACiONAL  MEXicANo,  tom.  III,  p.  394,  Mexico  1886. 

(■2)  Crônica  mexicana  escrita  par  Tezozomoc,  y precedida  del  Codice 
Bamirez;  édition  de  José  Maria  Vigil,  Mexico  1878,  pp.  17  sqq. 


BIBLIOGRAPHIE. 


223 


quand  ils  envahirent  la  vallée  de  Mexico.  Plus  tard,  les  Chichi- 
mèques-Nahoas  s’allièrent  à des  familles  toltèques  et  se  laissè- 
rent alors  civiliser.  Les  premiers  habitants  leur  apprirent  à cul- 
tiver la  terre. 

Aztèques.  — Vers  l’époque  où  disparut  la  puissance  toltèque, 
nous  voyons  surgir  dans  l’Anahuac,  à côté  des  Chichimèques, 
les  Xochimilcos,  les  Chalquès,  les  Tépanèques,  les  Tlahuicas,  les 
Colhuas,  les  Tlaxcaltèques  et  enfin  les  Aztèques,  tous  de  même 
langue  et  de  même  origine  entre  eux,  mais  bien  distincts  des 
barbares  Chichimèques. 

Ce  mystérieux  Atztlan,  dont  la  tradition  mexicaine  fait  sortir 
les  Aztèques,  et  d’où  ont  essaimé  tant  de  peuples,  n’a  pu  être 
déterminé  avec  certitude.  D’après  ce  que  nous  avons  dit  plus 
haut,  il  faudrait  le  placer  au  nord-ouest  et  vers  le  Gila. 

C’est  à' Atztlan  que  les  Azteca  prirent  leur  nom.  De  Mexitli 
ou  Huitzilopochtli,  leur  principale  divinité  (i),  ils  s’appelèrent 
Mexitzin,  Mexi.  — Leur  capitale,  Mexico,  reproduit  ce  radical 
avec  CO,  la  caractéristique  des  noms  de  lieux  ; et  Mexico  à son 
tour  forme  régulièrement  Mexicatl,  Mexicu.  Tenoch,  second  fils 
de  Ixtacmixcoatl  et  de  llancueitl,  fut  un  des  chefs  qui  présidèrent 
à la  fondation  de  la  ville  nouvelle,  ce  qui  valut  à celle-ci  le  nom 
de  TenocJditlan,  et  au  peuple  celui  de  Tenochea  (2). 

Les  Aztèques  avaient  quitté  la  patrie  commune  en  même 
temps  que  les  autres  tribus  princijiales  des  Nahoas.  Mais  ils  se 
séparèrent  bientôt,  et  l’on  sait  à la  suite  de  quelles  aventures 
ils  vinrent  se  fixer  à Chapultepec  (vers  la  fin  du  xa^  siècle),  fon- 
dèrent Mexico-Tenochtitlan  en  1 325  ; s’allièrent  aux  Acolhuas  de 
Texcoco  et  aux  Tépanèqnes  de  Tlacopan,  et,  après  des  alterna- 
tives de  succès  et  de  revers,  finirent  par  dominer  seuls,  ou  à jieu 
près,  sur  tout  l’Anabuac. 

Malgré  les  subtilités  d’un  récent  écrivain,  la  filiation  ethnogé- 
nique  des  Aztèques  ne  laisse  aucune  incertitude:  ils  forment, 
avec  les  Toltèques  et  avec  les  confédérations  que  nous  voyons 
en  lutte  sur  le  haut  plateau  des  Cordillères,  un  groupe  compact, 
homogène,  de  sang  purement  nahoa.  Si  l’on  excepte  les  Chichi- 
mèques, il  règne  entre  tous  une  si  intime  ressemblance  de  cou- 
tumes, de  traditions,  de  rites,  de  croyances,  de  langue  et  d’écri- 
ture, d’organisation  religieuse  et  sociale,  que  l’identité  ethnique 
éclate  à première  vue. 


(1)  Cronica  mexicaua  escrita  por  D.  llenuindo  Alrarado  Tezo::o)iioc,  c.  1, 
pp.  2-23  sqcp 

(2)  Orozeo  y Berra,  Op.  cit.,  t.  I,  pp.  4(i0, 513. 


224  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Ces  analogies  sont  trop  connues  pour  qu’il  faille  insister.  Mais 
il  en  est  une  que  nous  voudrions  défendre  contre  M.  Biart  et  con- 
tre les  savants  américanistes  dont  il  s’est  inspiré.  “ Chez  les 
Aztèques,  disent-ils  après  Torquemada,  la  royauté  passait  non  pas 
du  père  au  fils,  mais  du  frère  au  frère,  de  l’oncle  au  neveu  (i). 
Dans  aucun  cas  la  priniogéniture  ne  conférait  de  privilège.  „ 
Prise  dans  un  sens  absolu,  cette  assertion  a d’abord  contre  elle 
la  pratique  constante  de  Texcoco,  de  Tlaltelolco,  et  d’autres 
peuples  voisins  et  parents.  Une  anomalie  si  étrange  devrait  se 
prouver.  Or  rien  n’est  moins  établi.  Des  indications  de  quelques 
historiens  primitifs,  et  des  tableaux  dynastiques  qu’une  étude 
attentive  du  codex  Ramirez  et  de  Tezozomoc  ont  permis  de 
dresser,  se  dégage  la  loi  suivante  : A son  avènement,  chaque 
empereur  pouvait  désigner  une  de  ses  femmes  comme  reine  ; et 
les  fils  de  celle-ci,  d’après  leur  rang  d’âge,  étaientles  héritiers  de 
la  couronne.  Le  frère  de  l’empereur  ne  devenait  son  successeur 
qu’à  défaut  des  fils.  Mais  lorsque,  à la  vacance  du  trône,  le  pré- 
tendant légitime  était  hors  d’état  de  gouverner,  faute  d’âge  ou  de 
santé  par  exemple,  il  perdait  tout  droit  à l’empire,  et  celui-ci 
passait  définitivement  au  plus  proche  héritier.  Ces  règles  s’ap- 
pliquent à toutes  les  successions  royales  de  Mexico,  jusqu’au 
dernier  Motecuhzoma.  Les  exceptions  sont  apparentes  ou  fon- 
dées uniquement  sur  des  erreurs  de  généalogie. 

Mais  la  royauté  n’était-elle  pas  élective,  et  pouvait-elle  par 
conséquent  se  transmettre  suivant  des  règles  si  précises?  Nous 
répondrons  c]ue  l’élection  ne  tarda  pas  en  effet  à devenir  illu- 
soire, et  se  borna  bientôt  à une  simple  vérification  de  titres. 
Cette  opinion,  qu’il  serait  trop  long  de  développer  ici,  s’appuie 
sur  les  meilleurs  témoignages  (2).  Nous  croyons  que  MM.  de 
Nadaillac  (3)  et  Biart  ne  l’auraient  pas  si  vivement  combattue, 
s’ils  avaient  pu  consulter  les  textes  inédits  récemment  publiés. 

L’étude  des  institutions  confirme  les  données  delà  linguistique 
et  de  l’anthropologie  : la  famille  nahoa  est  parfaitement  une. 
Reste  à voir  si,  en  remontant  assez  haut  dans  son  passé,  elle 
rentre  dans  une  classe  commune  avec  les  Otomis  et  les  Mayas. 

Affinité  des  Otomis,  des  Mayas  et  des  Nahoas. 

Les  difficultés  inhérentes  à toute  étude  ethnogénique  gran- 

(1)  Biart,  cit.,  p.  131. — ütadaUlàc,  L'Atvérique  2»'étiistorigue,  p.  309.  — 

Orozco  y Berra,  Cp.  cit.,  pp.  3Gi  sq. 

(2)  A.  Ghavero,  Op.  cit.,  pp.  640  sqq. 

(3)  U Amérique  préhistorique,  p.  309. 


BIBLIOGRAPHIE. 


225 


dissent  ici  énormément.  Reliant  les  deux  moitiés  du  continent 
américain,  le  Mexique  a été  le  point  de  passage  et  de  stationne- 
ment'de  presque  toutes  les  grandes  migrations  qui  entraînèrent 
les  peuples  du  nord  vers  le  midi  et  firent  refluer  vers  le  nord  la 
race  exubérante  du  sud.  Ces  mouvements  aboutissent  à l’Ana- 
huac  : là  se  sont  heurtées,  juxtaposées,  mélangées  toutes  les 
hordes  tour  à tour  dominatrices  et  subjuguées  (i).  Là  encore  se 
rencontrèrent  des  colons  et  des  aventuriers  de  l’ancien  continent. 

Ce  fait,  que  l’Anahuac  a été  le  rendez-vous  de  tant  de  nations 
immigrantes  explique  l’aspect  bigarré  que  présente  la  civilisa- 
tion aztèque.  Avec  un  fond  évidemment  nahoa,  ses  coutumes, 
ses  mythes  cosmogoniques  et  astronomiques,  son  culte  et  ses 
croyances  forment  un  mélange  bizarre  et  incohérent.  Dans  ces 
éléments  disparates,  parfois  contradictoires,  se  reflètent  les 
influences  étrangères  que  les  Aztèques  ont  forcément  subies.  Il 
en  va  de  même,  à des  degrés  divers,  pour  tout  rensemble  de  la 
famille  nahoa  et  pour  les  Mayas-Quichés. 

Au  milieu  de  cette  confusion,  il  est  long  et  malaisé  de  démê- 
ler exactement  ce  qui  revient  à chacune  des  races  concurrentes.. 
La  nature  de  ce  compte  rendu  ne  comporte  que  de  brèves  indi- 
cations. 

Les  Nahoas  se  séparent  nettement  des  Mayas-Quichés  : écri- 
ture,langue,  architecture, mythologie,  usages,  tout  offre  de  perpé- 
tuels contrastes,  et  semble  révéler,  au  premier  abord,  des  famil- 
les etimiques  radicalement  distinctes.  Mais  un  examen  attentif 
découvre  aussi  bien  des  points  de  contact. 

L’architecture,  dans  son  trait  le  plus  saillant,  est  la  même. 
Chez  les  Quichés,  les  Cak-Ghiquels  et  les  Mayas, chez  les  Nahoas 
primitifs,  les  Toltèques  et  les  Aztèques,  dans  le  Honduras,  le 
Chiapas,  le  Yucatan  et  tout  l’Anahuac  jusqu’au  nord,  partout  le 
mound  et  la  pyramide  tronquée  (2).  Nous  avons  dit  plus  haut 
que  les  langues  mayas-quichés  contiennent  des  éléments  fran- 
chement nahoas.  Le  calendrier  et  le  système  de  numération 
reposent  sur  les  mêmes  bases.  Moins  féroces  que  les  Aztèques, 
les  hommes  du  sud  pratiquaient  cependant  eux  aussi  des  rites 
sanglants.  Comme  les  dévots  de  Huitzilopochtli,  ils  se  perçaient 
les  oreilles  et  la  langue.  Pour  obtenir  la  pluie,les  Itzas  et  d’autres 
sacrifiaient  de  jeunes  vierges  ou  des  enfants  à la  mamelle,  avec 


(1)  Quatrefages,  Archives  de  la  Commission  scientifique  du  Mexique,  1. 1, 
pp.  23,  408. 

(2)  Cfr.  Nadaillac,  U Anu'-rique  préhistorique,  pp.  336,  371. 

XXI 


15 


22Ô  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

la  même  cruauté  que  les  Aztèques.  Comme  eux  aussi,  les  Qui- 
ches ouvraient  la  poitrine  des  victimes,  en  arrachaient  le  cœur 
pour  Toffrir  tout  palpitant  aux  dieux,  barbouillaient  de  sang- 
leurs  idoles  et  mangeaient  la  chair  humaine.  Les  sacrifices 
étaient  accompagnés  de  danses  (i).  Ce  que  noiis  savons  des 
vases,  des  outils,  des  ornements  mayas  prête  à de  nouvelles 
comparaisons.  Les  armes  des  Toltèques,  leurs  vêtements,  ces 
bourrelets  remplis  de  coton  et  impénétrables  aux  flèches  rap- 
pellent les  tribus  yucatèques.  Nous  trouvons  des  traits  com- 
muns jusque  dans  les  usages  les  plus  bizarres  et,  par  exemple, 
dans  les  mutilations  dentaires  (2). 

Que  penser  de  ces  analogies,  qu'il  serait  facile  de  multiplier  ? 
Des  esprits  de  premier  ordre  les  attribuent,  non  pas  à la  com- 
munauté d’origine,  mais  à une  lente  compénétration  de  deux 
races  voisines.  Des  idées  et  des  coutumes  toltèques  s’infiltrèrent 
de  bonne  heure  chez  les  Mayas.  Puis  vinrent  les  colonies.  Les 
Cak-Chiquels  (le  second  des  deux  groupes  qui  portèrent  le  nom 
deQuicbés)  auraient  été  notablement  modifiés  à la  suite  d’immi- 
.grations  nahoas.  D’après  M.  Orozco  y Berra,  Quetzalcoatl  intro- 
duisit au  Yucatan  et  au  Guatemala,  vers  le  xi«  siècle,  les  rites  et 
les  croyances  du  nord. 

Quelque  naturelles  que  soient  ces  explications,  gardons-nous 
d’en  exagérer  la  portée.  Certains  partisans  des  “ races  irréducti- 
bles „ font  un  partage  assez  arbitraire  entre  éléments  primitifs 
et  éléments  importés.  D’autres  semblent  oublier  les  ressemblan- 
ces que  nous  constatons  déjà  à une  époque  où  les  Nahoas 
n’avaient  probablement  pas  pénétré  dans  les  provinces  du  sud. 
Enfin  nous  ne  concevons  pas  l’assurance  des  savants  qui,  pour 
multiplier  les  races  et  dégager  les  principes  constitutifs  de  cha- 
cune d’elles,  s’en  réfèrent  aveuglément  à la  morphologie  crâ- 
nienne ou  à des  comparaisons  linguistiques.  Dans  les  détails 
anatomiques  de  certain  ordre  les  modifications  sont  faciles  et 
naissent  promptement  sous  des  influences  diverses.  En  Améri- 
que moins  qu’ailleurs,  la  forme  de  la  tête  ne  saurait  être  le  prin- 
cipal caractère  distinctif  d’une  race.  Quant  à la  philologie  amé- 
ricaine, les  travaux  si  méritants  des  dernières  années  n’ont  pu 
dissiper,  il  s’en  faut,  toutes  les  obscurités.  Un  fait  reconnu,  c'est 
que  des  langues  sorties  d’un  tronc  unique,  se  défigurent  facile- 
ment par  la  superposition,  le  croisement,  le  déplacement  des 


(I)  Ghavero,  Op.  cit.,  pp.  22:2  sqq. 

(2j  Bulletin  de  la  Société d'anthro])ologie,  année  1882,  p.  879. 


BIBLIOGRAPHIE. 


227 


peuples.  Surtout  chez  les  tribus  de  civilisation  inférieure,  les 
idiomes  sont  extrêmement  mobiles.  Malgré  cette  instabilité,  et 
une  variété  presque  infinie  de  vocabulaires,  la  plupart  des  idio- 
mes américains  présentent  entre  eux  d’assez  frappantes  analo- 
gies de  structure  (t). 

En  nous  restreignant  au  Mexique,  il  faut  bien  avouer  que  les 
ressemblances  signalées  jusque  aujourd'hui  ne  suffisent  pas  pour 
assigner  auxNahoas  et  aux  Mayas  une  même  origine  immédiate. 
11  serait  moins  difficile  de  voir  dans  les  Otomis  et  les  Mayas  des 
populations  parentes,  mais  détachées  depuis  longtemps  de  la 
souche  commune.  Les  Nahoas  de  leur  côté  revendiquent  la 
parenté  des  fils  d’Otoniitl  ; dans  les  traditions  mexicaines,  tous 
les  peuples  soumis  à Tenochtitlan  étaient  issus  d’un  même  père 
et  d’une  même  mère.  Des  traces  d’un  ancien  culte  zoolâtrique 
et  d’autres  souvenirs  d’une  époque  primitive  rapprocheraient 
aussi  les  deux  familles.  Mais  longtemps  encore  ces  problèmes 
exerceront  la  sagacité  des  ethnographes  sans  recevoir  de  solution 
satisfaisante.  Plus  tard,  quand  les  types  intermédiaires  auront 
été  étudiés  do  plus  près,  et  les  caractères  de  certaines  langues 
mieux  définis  ; quand  nous  connaîtrons  les  Mayas,  non  plus  au 
moment  où  ils  font  brusquement  irruption  dans  fbistoire,  tout 
d’une  pièce,  et  déjà  sur  le  point  do  décliner,  mais  dans  leurs 
origines  et  avant  leur  mélange  avec  d’autres  races;  alors  peut-être 
nous  apparaîtra  la  source  unique,  le  point  de  départ  commun 
qui  maintenant  nous  échappe.  Et  les  idiomes  mexicains  ne 
finiront-ils  point  par  se  rencontrer  dans  cette  langue  primitive, 
antérieure  à chacun  d’eux  (2),  et  dont  les  chants  mythologiques 
nous  ont  transmis  de  trop  rares  vestiges  ? Aiftotal,  la  science  ne 
saurait  démontrer  actuellement  l’identité  d’origine  : elle  entrevoit 
seulement  la  possibilité  de  l’établir  quelque  jour.  L’étude  des 
monuments  laissés  par  chaque  peuple  prépare  déjà  les  voies 
à une  prochaine  solution. 


Les  constructeurs  des  moiinds,  des  [ujramides,  des  cités  mayas. 

A un  point  de  vue  plus  restreint,  et  sans  rien  préjuger  encore 
de  la  filiation  ethnique,  il  nous  importe  de  savoir  si  une  seule 
et  même  race  a couvert  de  constructions  grandioses  l’Aiiahuac 
et  l’Amérique  centrale.  Parmi  ceux  qui  raffirment,  les  uns 

(1)  Ct'r.  Nadaillac,  Op.  cif.,  pp.  543  sqq. 

(2)  C,fr.  Bancroft,  The  Native  Races,  t.  III,  pp.  724. 


228  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

tiennent  pour  les  Mayas-Quichés,  les  autres  pour  les  Nahoas. 
D’après  M.  Désiré  Gharnay,  les  Toltèques  furent  les  initiateurs 
de  tout  progrès  au  Mexique  ; toutes  les  autres  civilisations 
sont  filles  de  la  leur.  Eux  seuls  bâtirent  les  cités  et  les  su- 
perbes monuments  du  Yucatan^  de  Chiapas,  de  Tabasco,  du 
Guatemala,  lorsque,  émigrés  des  hauts  plateaux  de  l’Anahuac, 
ils  se  répandirent  dans  les  régions  méridionales.  Les  villes 
mystérieuses  dont  on  vantait  l’antiquité  dateraient  ainsi  tout 
au  plus  du  XII®  siècle. 

Ces  propositions  font  bondir  les  archéologues  américains  (i).  i 
Plusieurs  protestent  contre  l’existence  d’une  “ nation  toltèque  „, 
et,  même  en  l’accordant  comme  problématique,  ce  n’est  point 
elle,  mais  la  race  du  sud  qui  a peuplé  de  monuments  si  caracté-  i 
ristiques  les  régions  comprises  entre  le  Gila  et  le  Soconusco.  A 
les  entendre,  les  Nahoas  n’ont  fait  qu’utiliser  les  œuvres  de  leurs  j 
devanciers. 

Mentionnons  ici  la  théorie  que  M.  Alfredo  Chavero  est  en  train  i 
de  publier.  ' 

La  race  du  sud,  que  nous  appellerons  Mayo,  aurait  étendu  ses  } 
puissants  rameaux  à travers  tout  le  Mexique,  jusque  bien  avant  1 
dans  le  nord.  Des  peuples  d’une  même  famille,  mais  à des  1 
époques  et  à des  phases  diverses  de  civilisation,  construisirent  ( 
les  pyramides  tronquées  en  pierres  appareillées  ou  en  adobes,  j| 
les  tumuli,  les  animal-mounds  (tertres  gigantesques  en  forme  i 
d’animaux),de  vastes  amoncellements  de  terre,  pour  dresser  des  |j 
autels,  ensevelir  les  morts,  s’abriter  contre  l’ennemi  et  défendre  II 
le  territoire.  Tandis  que  les  Mayas  de  la  péninsule  yucatèque 
représentent  la  race  du  sud  déjà  élevée  à d’étonnants  progrès, 
grâce  à des  rapports  suivis  avec  d’autres  peuples,  les  mound- 
builders  nous  révèlent  les  humbles  débuts  de  la  race  et  son 
développement  graduel.  I 

Nous  la  voyons,  au  Wisconsin,  vouée  à la  zoolâtrie,  population  jj 
agricole  et  non  pastorale,  habitant  des  huttes.  Ses  terrassements  il 
annoncent  déjà  certaine  organisation  militaire.  J 

Dans  l’Illinois,  les  hommes  du  sud  sont  plus  avancés  : ils  i 
groupent  des  tumuli  et  des  habitations  autour  de  la  pyramide,  * 
qui  sert  à la  fois  de  temple  et  de  forteresse.  C’est  toute  une  ^ 
cité,  régie  théocratiquement.  A cet  état  social  répondrait  aussi  t 
la  fondation  du  premier  Nachan,  près  de  l’Usumacinta,  et 


(1)  Gfi’.  D.  Brinton,  loc.  cit.  — Bancroft,  The  Native  Races,  t.  IV,  p.  362. 


BIBLIOGRAPHIE.  22Q 

d’Itzamal  dans  la  péninsule,  mais  sans  les  temples  somptueux 
qui  s’y  élevèrent  plus  tard. 

Une  troisième  phase  de  cette  civilisation  nous  apparaît  dans 
les  régions  centrales  du  Mississipi,  avec  des  villes  déjà  mieux 
ordonnées,  des  systèmes  de  pyramides  reliées  entre  elles.  L’orga- 
nisation militaire  se  développe,  et  le  culte  est  plus  parfait.  Il  faut 
rapporter  à cette  époque  Quilemaqui  (appelé  Teotihuacan,depuis 
les  Toltèques),  Cholollan  (Gholula),  les  constructions  en  pierres 
de  Nachan  et  d’Itzamal,  et  d’autres  villes  aujourd’hui  en  ruines. 

Dans  rOhio,  des  cités  entourées  de  murs,  des  forteresses 
dans  les  gorges  des  montagnes  et,  plus  bas,  les  constructions 
échelonnées  sur  la  côte  depuis  Vera-Gruz  attestent  un  plus  haut 
degré  de  civilisation  matérielle. 

Mais  en  arrivant  au  nord,  dans  les  vallées  du  Mississipi  et  de 
l’Ohio,  les  Mayas  en  avaient  délogé  les  Nahoas,  et  lorsque  ceux- 
ci  commencèrent  à descendre  il  s’établit  un  double  courant 
parallèle  de  migrations  : l’un  du  nord  au  sud,  le  long  de  l’océan 
Pacifique;  l’autre  du  sud  au  nord,  suivant  surtout  le  littoral  du 
golfe  mexicain. 

Les  Mayas  ont  laissé  partout  sur, le  chemin  des  vestiges  de 
leur  langue  et  de  leur  architecture.  Tiixtla,  l’île  de  Sacrificios 
près  de  Vera-Gruz,  avec  ses  squelettes,  ses  ornements  et  ses 
vases;  les  terre-pleins  et  les  tumuli  si  nombreux  entre  Vera- 
Gruz  et  le  plateau  central;  l'admirable  système  de  défense  de 
Gentla,  les  fortifications  de  Galcahualco,  Tlacotepec,  Pahnillas, 
Tenampa,  etc.;  Xochicalco,  d’apect  si  semblable  aux  ruines  de 
Zaachila  et  de  Gopan,  Papantla,  Gholula,  San  Juan  Teotihuacan, 
ces  monumenis  et  bien  d’autres,  par  leur  caractère  architecto- 
nique et  par  les  trouvailles  qu’on  y a faites,  rappellent  la  race 
maya;  ils  jalonnent  les  routes  parcourues  par  diverses  tribus  et 
les  étapes  de  leurs  colonies.  Dans  ce  voyage,  les  Nonoalques  (i)se 
heurtèrent  aux  Otomis,  qui,  poussés  de  différents  côtés  à la  fois, 
avaient  fini  par  former  un  groupe  compact  dans  la  vallée  de 
Mexico  et  dans  les  Etats  actuels  de  Mexico,  Queretaro,  Guana- 
juato,  et  San  Luis  Potosi.  Ges  populations  encore  sauvages 
barrèrent  le  chemin  aux  envahisseurs,  et  ceux-ci  dévièrent  vers 
l’ouest,  marquant  leur  passage  dans  le  Michoacan,  dans  les 

(1)  Ce  nom  générique  désigna  toutes  les  populations  qui  se  rattachaient  à la 
race  et  à la  civilisation  du  sud.  Nous  trouvons  parmi  eux,  à une  époque  très 
reculée,  trois  nationalités  distinctes  : les  Olmèques  et  les  Xicalanques,  les 
Mayas,  les  Quichés. 


23o  revue  des  questions  scientifiques. 

ruines  de  Quemada,  dans  les  idoles  de  Tampico,  et  jusqu’aux 
Casas  Grandes,  où  nous  trouvons  cependant  aussi  les  souvenirs 
de  la  civilisation  nahoa. 

On  le  voit,  les  deux  écoles  archéologiques  Jet  ethnographiques 
aboutissent,  par  des  voies  diamétralement  opposées,  à une  con- 
clusion semblable  : les  constructions  si  caractéristiques  de  la 
région  des  mounds,  de  l’Anahuac,  du  Yucatan,  de  Chiapas,  sont 
l’œuvre  d’une  seule  et  même  race  : des  Mayas  pour  les  uns,  des 
Nahoas,  pour  les  autres. 

Une  opinion  intermédiaire  répartit  entre  les  deux  groupes 
ethniques  les  pyramides,  les  temples  et  les  forteresses.  Dans  ce 
partage,  Cholula  et  Teotihuacan  reviendraient  aux  Toltèques, 
suivant  la  plupart  des  savants  européens  (i). 

Sur  ce  point  important,  le  livre  de  M.  Biart  offre  une  contra- 
diction fâcheuse  : tantôt  il  affirme  expressément,  tantôt  il  nie 
avec  la  même  force  que  les  Toltèques  aient  élevé  ces  pyra- 
mides (2).  Y aurait-il  quelque  faute  d’impression  ? 

Si  nous  avions  à exprimer  notre  avis,  ce  serait  la  troisième 
opinion,  qui,  dans  l’état  incomplet  de  nos  informations  actuelles, 
serait  la  moins  aventureuse,  sauf  en  ce  qui  touche  Cholula  et 
Teotihuacan.  Ceux  qui  attribuent  tout  aux  Nonoalques  ou  aux 
hommes  du  sud  à l’exclusion  des  Nahoas  s’appuient  sur  des  sup- 
positions gratuites  et  outrent  le  sens  de  certaines  découvertes. 
Peut-être  cependant  l’avenir  leur  donnera-t-il  raison.  Quant  à 
l'autre  théorie  extrême,  le  terrain  serait  déblayé  d’une  question 
gênante,  et  l’ethnographie  aurait  fait  un  grand  pas,  s’il  était 
reconnu  que  les  merveilleuses  constructions  de  Chiapas  et  du 
Yucatan  dérivent  de  la  civilisation  de  Tula.  Seulement,  atten- 
dons les  preuves.  Sans  doute  M.  Charnay  répond  victorieusement 
à quelques  objections  ; il  dément  cette  antiquité  fabuleuse  qu’on 
prêtait  aux  cités  du  sud  ; il  explique  comment  une  végétation 
d'apparence  si  ancienne  a pu  envahir  les  ruines,  et  dit  avec  rai- 
son qu'aucune  construction,  ni  surtout  les  ornementations  déli- 
cates du  Yucatan,  n’auraient  pu  résister  de  longs  siècles  à l’action 
d’un  climat  aussi  destructeur  que  celui  des  tropiques  (3).  Malgré 
tout,  des  savants  distingués,  qui  seraient  heureux  de  se  rallier 
aux  théories  séduisantes  de  M.  Charnay,  n’ont  rien  vu  dans  ses 
arguments  qui  les  obligeât  à lui  donner  leur  suffrage. 

(1)  Cfr.  Botui'ini,  Hea  de  u»a  niteva  historia  de  la  America  Sept., sqq. 

(2)  Les  Aztèques,  pp.  20,  lOi,  etc. 

(3)  Cfr.  Nadaillac,  Op.  cit.,  p.  323.  — Bancroft,  The  Native  Races,  t.  IV, 
p.  362. 


BIBLIOGRAPHIE. 


23  I 

Nous  irions  plus  loin;  Cholula  et  Teotihuacan  eux-mêmes  n’ap- 
partiennent probablement  pas  aux  Toltèques.  Ceux-ci  y ont  cer- 
tainement vécu  et  en  ont  fait  des  cités  saintes,  des  centres  actifs 
et  populeux.  Ils  dédièrent  à Quelzalcoatl  la  pyramide  de  Cholula, 
au  soleil  et  à la  lune  celles  de  Teotihuacan.  Mais  prouve-t-on 
qu’ils  les  avaient  construites  ? Le  commentaire  du  Codex  Yati- 
canus  et  les  souvenirs  gardés  par  les  peuplades  nahoas  attri- 
buent ces  feocallis  aux  géants,  c’est-à-dire  à des  habitants  primi- 
tifs de  l’Anabuac,  et,  en  précisant  encore,  aux  Vixtoti,  tribu  de 
la  race  du  sud,  commandée  par  XelJiua  ou  Xelva.  Ces  traditions 
et  celles  que  nous  avons  alléguées  plus  haut,  ne  sauraient  se 
manier  avec  trop  de  tact  et  de  prudence  : elles  ont  égaré  plus 
d’un  historien  ; mais  lorsqu’elles  se  présentent  anciennes,  en 
nombre  imposant,  corroborées  par  des  découvertes  quoti- 
diennes, leur  témoignage  ne  saurait  se  récuser.  Précisément,  à 
côté  de  nombreux  débris  de  l'industrie  toltèque  et  aztèque,  les 
explorateurs  trouvent  à Teotihuacan  des  figurines,  des  idoles, 
des  ornements  qui  paraissent  d’une  époque  antérieure  et  rap- 
pellent, jusque  dans  leurs  détails,  le  style  de  Copan.  Des  terres 
cuites  que  nous  avons  recueillies  à Cholula  et  sur  d’autres  points 
de  la  même  aire,  comme  au  Tepozuchitl,  accusent  selon  nous  un 
faire  tout  différent  de  l’art  toltèque.  Quelque  peuplade  du  sud 
nous  paraît  avoir  passé  par  là,  bien  avant  les  émigrés  de  Ilue- 
huetlapallan.  Ces  faits  constituent  une  forte  présomption  en 
faveur  de  l’origine  olmèque  ou  vixtoti  des  pyramides,  mais  sans 
la  laisser  à l’abri  de  toute  controverse. 

En  faisant  la  part  de  la  race  maya,  il  faut  reconnaître  que  les 
Nahoas  eux  aussi  exécutèrent  des  travaux  importants.  Des 
pyramides  formées  de  terrasses  en  retrait  les  unes  sur  les  autres, 
des  tumuli  funéraires,  des  tertres  en  adobes  avec  destination 
religieuse,  des  enceintes  fortifiées  avec  art,  sont  dus  aux  Aztèques, 
aux  Toltèques,  et  avant  eux  aux  mound-builders.  Il  semble  bien 
naturel  en  effet  d’assimiler  ceux-ci  aux  Nahoas.  Les  construc- 
teurs des  mounds,  répandus  des  côtes  du  Pacifique  à celles  de 
l’Atlantique,  mais  concentrés  surtout  dans  les  bassins  de  l'Ohio, 
et  du  Missouri,  se  trouvaient,  dès  la  période  néolithique,  à 
un  degré  de  culture  comparativement  élevé,  et  bien  supérieur 
à celui  des  Indiens  qui  leur  succédèrent  en  ces  pays.  Avons- 
nous  donc  affaire  à des  strates  ethniques  distincts?  Peut- 
être  bien  ; car  d’illustres  savants  l’affirment,  mais,  pour  mon 
compte,  je  n’oserais  m’en  porter  garant.  Les  conditions  sociales 
de  ces  peuplades,  l'immixtion  d’éléments  barbares,  mille  autres 


232 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


causes  ont  pu  altérer  la  race  dans  la  pureté  du  sang  et  la  jeter 
hors  du  chemin  de  sa  civilisation  primitive.  Ce  n’est  pas  le 
premier  exemple  d’une  famille  humaine  se  dégradant  au  point 
de  devenir  méconnaissable.  Bref,  ce  pourraient  être  là  les 
fils  dégénérés  des  constructeurs  de  mounds.  Mais,  les  descen- 
dants directs  et  authentiques,  M.  de  Nadaillac  avance  avec  preu- 
ves à l'appui,  qu’il  faut  les  chercher  dans  l’Anahuac  (i). 

Ici,  de  même  qu’en  d’autres  questions  d’identité  ethnique,  nous 
n’osons  guère  nous  aventurer  sur  le  terrain  de  l’anthropologie  : 
les  faits  invoqués  n’ont  pas  subi  toujours  ce  contrôle  minutieux 
qui  seul  les  érige  en  observations  utiles;  puis  les  mensurations 
se  font  d’après  des  méthodes  et  avec  des  unités  multiples  ; 
ajoutez  les  déformations  artificielles,  si  familières  aux  anciennes 
races  américaines.  En  dépit  de  ces  difficultés,  les  savants  ont  pu 
établir  par  les  mound-builders  quelques  caractères  anthropolo- 
giques généraux  : la  brach)  céphalie,  la  faible  capacité  du  crâne, 
la  dépression  frontale,  la  platycnémie,  la  perforation  de  l’humé- 
rus, etc.  Il  y a là  des  traits  communs  avec  les  Nahoas  qui  nous 
sont  connus.  Rappelons  cependant  que  chez  les  Aztèques  l’apla- 
tissement artificiel  de  la  tête  est  beaucoup  moins  fréquent  et 
moins  prononcé  qu’on  n’a  coutume  de  le  dire.  Dans  tous  les  cas, 
nous  voyons  une  énorme  distance  entre  le  crâne  aztèque  et  le 
front  fuyant  des  Palenquéens. 

Plus  encore  peut-être  que  les  détails  anatomiques,  les  mounds 
eux-mêmes,  les  objets  qu’on  y a déterrés,  les  vestiges  de  l’état 
social  et  de  l’organisation  religieuse,  font  croire  à une  parenté 
assez  proche  entre  les  mound-builders  et  les  constructeurs  de 
pyramides  dans  certaines  provinces  du  Mexique.  Qui  sait  si  nous 
ne  découvrirons  pas  aussi  bientôt  le  lien  qui  rattache  ces  popu- 
lations aux  Mayas-Quichés.  Alors  une  race  uniciue  aurait  semé 
ces  immenses  territoires  de  monuments  grandioses.  Mais,  pour 
le  moment,  ce  serait  une  assertion  téméraire  : la  question  reste 
ouverte. 


Eclations  avec  V ancien  continent. 

Ce  travail  de  concentration  dans  l’ethnographie  mexicaine 
doit,  plus  que  tout  autre,  s’aborder  sans  arrière-pensée  d’apo- 
logie ou  d’attaque.  Le  “ monogénisme  , pour  l’appeler  par  son 


(1)  L’ Amérique  préhistorique,  ç’p.  483,  503. 


BIBLIOGRAPHIE. 


233 


nom,  n’en  a nul  besoin  et  n’en  redoute  aucun  dommage  ; il  a ses 
coudées  franches.  Pour  lui  faire  échec,  plusieurs  partisans  de 
l’homme  strictement  autochtone  insistent  complaisamment 
sur  l’origine  variée  des  races  américaines.  Ils  battent  en  brèche 
leurs  propres  opinions;  car,  si  les  populations  du  nouveau  monde 
sont  vraiment  “ irréductibles  „ , voilà  les  centres  de  création 
indéfiniment  multipliés  ; et  alors^  demanderons-nous  avec 
M.  deNadaillac  (i),  comment  se  fait-il  que  des  conditions  biolo- 
giques et  climatologiques  différentes,  qu’une  flore  et  une  faune 
différentes,  aient  abouti  en  fin  de  compte  à un  homme  partout 
semblable  à lui-même,  partout  semblable  à l’homme  de  l’ancien 
continent,  par  ses  détails  anatomiques  et  physiologiques,  par 
son  instinct  comme  par  son  intelligence  et  par  son  génie  créa- 
teur ? 

Sur  la  première  origine  de  toute  race  humaine,  la  révélation 
chrétienne  est  explicite.  A n’interroger  que  la  science,  ce  sera, 
sinon  une  conclusion  démontrée,  du  moins  une  hypothèse  des 
plus  respectables,  que  de  voir  dans  les  populations  américaines 
les  fils  des  émigrants  de  l’ancien  monde.  Quand  même  ils 
n’auraient  point  passé  par  cette  mystérieuse  Atlantide,  dont 
fexistence  est  probable,  les  voies  ne  manquaient  pas  aux  colons 
qui,  dès  les  temps  quaternaires,  abordèrent  au  nouveau  continent. 
A ce  premier  fond  de  population  probablement  dolichocéphale, 
se  seraient  mêlés  successivement  de  nombreux  éléments  hétéro- 
gènes. Les  trois  grandes  familles,  blanche,  jaune  et  noire, 
auraient  fourni  leur  contingent  (2),  et  par  des  croisements  mul- 
tiples produit  les  types  américains. 

M.  de  Nadaillac  a supérieurement  traité  cette  question  dans 
le  dernier  chapitre  de  V Amérique  préhistorique.  Nous  entendons 
parfois  ici  combattre  ses  conclusions  et  ses  arguments.  Mais, 
franchement,  on  s’exprime  avec  tant  de  passion,  on  nie  des  faits 
si  palpables,  que  le  parti  pris  éclate  à l’évidence.  Le  siège  est  fait. 

Le  seul  point  sur  lequel  M.  Biart  nous  oblige  à insister  est 
celui  des  relations  particulières  des  races  mexicaines  avec  celles 
de  l’ancien  continent.  Tout  en  reconnaissant,  entre  autres  ana- 
logies, “ que  le  calendrier  toltèque  présente  à la  fois  les  principes 
des  calendriers  égyptiens  et  des  calendriers  asiatiques  il 

(1)  Cfr.  ibid.,  p.  571. 

(2)  Dans  les  mythes  cosmogoniques  des  Nahoas  Tonacatécuhli,  le  dieu 
suprême  procréa  quatre  fils,  dont  l’un  avait  la  peau  rouge,  le  deuxième  avait 
la  peau  noire  et  de  mauvais  instincts,  le  troisième  possédait  une  peau  blanche, 
le  quatrième  était  un  simple  squelette  couvert  d’un  peau  jaune,  etc. 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


234 

repousse  comme  improbable  tout  contact  même  accidentel 
avec  les  peuples  d’Asie  et  d’Europe.  Ailleurs  il  est  plus  absolu 
encore  (i).  M.  Biart  dit  trop  ou  trop  peu.  On  pouvait  se  taire  sur 
ce  grave  et  délicat  problème;  mais,  si  on  l’abordait, il  fallait  autre 
chose  que  la  condamnation  sommaire  et  sans  preuves  d’une  opi- 
nion qui  s’autorise  de  noms  illustres. 

Les  caractères  anthropologiques,  les  croyances,  les  fables  théo- 
goniques  et  cosmogoniques,  les  coutumes,  les  mœurs,  les  arts,  les 
superstitions  même  et  les  goûts  les  plus  étranges  (2)  révèlent, 
entre  les  populations  du  Mexique  et  celles  du  vieux  monde,  des 
ressemblances  trop  nombreuses  pour  être  de  simple  hasard.  Elles 
établissent,  ou  l’origine  asiatique  des  Mahoas  et  des  Otomis, 
ou  le  fait  de  relations  suivies  entre  les  deux  continents.  Quelle 
fut  la  part  de  chaque  groupe  humain  dans  le  peuplement  ou 
dans  la  civilisation  des  régions  centrales  de  l'Amérique?  Il  serait 
prématuré  de  chercher  une  réponse  complète  et  précise.  Mais, 
où  nous  sommes  bien  fixés,  c’est  sur  les  influences  mongoliques  : 
celles  de  la  Chine  notamment  ne  sauraient  se  méconnaître. 

Quand  il  s’agit  d’origines  mexicaines,  ce  sont  toujours  les 
Otomis  qui  se  présentent  d’abord  : leur  langue  d’aspect  si  pri- 
mitif, le  caractère  tranché  de  leurs  usages,  leur  physionomie  à 
part,  l’isolement  où  ils  vécurent  dans  les  montagnes,  nous  font 
croire  qu’ils  gardèrent  en  son  intégrité  un  des  types  primor- 
diaux. Eh  bien,  leur  idiome  offre  avec  ceux  de  la  Chine  une 
étonnante  conformité.  Il  représente  en  Amérique  le  groupe  des 
langues  monosyllabiques  cantonnées  dans  l’Asie  orientale.  Sur 
la  valeur  de  cette  classification  nous  devons  rappeler  la  récente 
conférence  de  M.  Terrien  de  la  Couperie,  parfaitement  résumée 
par  le  P.  Van  den  Gheyn  dans  ses  savantes  revues  etbnogra- 
phiques  (3).  Mais  ce  n’est  pas  seulement  par  la  forme  syntaxique 
que  le  hia-hiu  compte  parmi  les  langues  isolantes  : son  élément 
phonétique  le  rattache,  lui  aussi,  aux  idiomes  transgangétiques. 
Les  objections  de  i\I.  François  Pimentel  n’y  peuvent  rien  faire. 

Les  Otomis,  ainsi  que  les  Toltèques  et  les  diverses  peuplades 
de  la  famille  nahoa  employaient  des  caractères  figuratifs,  qu’ils 
gravaient  sur  la  pierre  ou  peignaient  sur  du  papier  de  maguey 
et  sur  des  peaux  parfaitement  préparées.  Or,  des  dix-huit  signes 
primitifs  présentés  par  M.  de  Rosny  (4)  pour  la  Chine,  si  l’on 

(1)  Les  Aztèques,  pp.  19, 112,  sq. 

(2)  L' Amérique  pre'historique,  p.  515. 

(3)  Rerue  des  questions  scientifiques,  20  janvier  1886,  pp.  332  sq. 

(4)  Les  Écritures  hiéroghjqdiiques  des  différents  peuples,  Paris  1870. 


BlBLIOdUAPHIE. 


235 


défalque  les  objets  inconnus  aux  Américains,  il  en  reste  six,  dit 
M.  Orozco  y Berra,  égaux  ou  fort  semblables  aux  caractères 
aztèques  (i).  Il  serait  aisé  de  multiplier  ces  comparaisons. 

En  Chine,  comme  chez  les  peuplades  indigènes  de  l’Analiuac, 
l’écriture  hiéroglyphique  avait  succédé  aux  Quipos  (les  Qquippoii 
des  Péruviens),  cordelettes  où  la  couleur  des  fils,  le  nombre  et  la 
distance  des  nœuds  formaient  un  véritable  langage.  Les  Chinois 
employèrent  ce  mode  primitif  de  communication  depuis 
Soui-jin  (2).  Quant  au  Mexique,  Boturini  trouva  des  quipos  chez 
les  Indiens  de  Tlaxcalla  qui  l’appelaient  nepohmiUzitzin  (3). 
Plus  tard,  lors  du  soulèvement  du  Nouveau-Mexique,  les  insur- 
gés correspondirent  entre  eux  au  moyen  de  cordelettes  à 
nœuds  (4).  Peut-être  encore  est-ce  le  quipo  qu’un  voyageur  a 
trouvé  dernièrement  dans  la  Guyane  hollandaise,  où  le  calcul 
du  temps  se  marque,  dit-il,  par  des  nœuds  faits  à une 
ficelle  (5). 

Au  point  de  vue  de  l’anthropologie, les  traces  du  sang  asiatique 
sont  manifestes  dans  plusieurs  de  nos  tribus  indigènes.  Nous 
avons  vu  beaucoup  d’hommes  au  teint  jaune,  aux  yeux  fendus 
obliquement  et  déviés  vers  le  haut  par  leur  côté  extérieur,  le  nez 
écrasé,  le  visage  aplati,  sans  barbe.  Et  ce  n’est  point  l’effet  de 
croisements  ou  de  métissages  récents.  L'antique  idole  en  diorite 
trouvée  à Ichcaqiiixtha  (État  de  Puebla),  des  figurines  de  Teoti- 
huacan,  d’autres  trouvées  cette  année  même  à Tula,  présentent 
un  type  mongoloïde  très  prononcé.  Parmi  les  tètes  que  nous 
avons  recueillies  aux  environs  de  Cholula,  il  y 011  a de  bien  chi- 
noises. Et  ces  terres  cuites  n’étaient  pas  façonnées  au  hasard  : 
elles  ont  un  tel  cachet  d’individualité,  que  nous  n’hésitons  pas 
à y voir  de  véritables  portraits.  Les  petites  têtes,  rencontrées  en 
nombre  prodigieux  dans  les  tumuli  de  San  Juan  Teotihuacan 
munies  d’un  appendice  en  forme  de  cou,  reproduisent  des  phy- 
sionomies bien  déterminées  : chaque  famille  conservait  ainsi, 
dans  les  tertres  funéraires,  les  images  des  défunts.  Il  ressort 
une  conclusion  analogue  des  trouvailles  faites  dernièrement 
par  M.  Hermann  Strebel,  près  de  la  côte  du  golfe  du  Mexique, 


(1)  Histon'a  antigua  de  Mexico,  1. 1,  p.  436. 

(2)  Gfr.  Rosny,  6p.  cit.,  p.  13. 

(3)  Boturini,  Idea  de  tina  mieva  hintoria,  p.  85. 

(4)  Alf.  Gliavero,  Op.  cit.,  p.  157. 

(5)  Van  den  Gheyn,  Bulletin  ethnographique,  dans  la  Revue  des  questions 
SCIENTIFIQUES,  avril  1885. 


236 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


à une  quinzaine  de  lieues  de  Vera-Cruz.  Ces  figurines  peuvent 
donc  nous  fournir  des  indications  assez  précises. 

Nous  trouverions  de  nouveaux  arguments  en  faveur  d’une 
immigration  asiatique  dans  les  mythes  cosmogoniques  des 
Nahoas,  dans  la  philologie  comparée,  dans  cette  suite  non  inter- 
rompue de  monuments  qui  semble  jalonner  à travers  l’ancien 
monde  jusqu'au  nouveau  le  chemin  parcouru  par  une  race  voya- 
geuse. Toutes  les  probabilités  tendent  dans  le  même  sens  : c’est 
d’Asie  que  tout  a rayonné. 

Mais  en  définitive,  malgré  ces  rapprochements,  qui  oserait 
ranger  l’ensemble  des  tribus  mexicaines  dans  le  groupe  classi- 
que des  Mongols?  Si  l’élément  mongolique  est  entré  pour  une 
large  part  dans  la  composition  des  races  qui  peuplèrent  l’Ana- 
huac,  d’autres  influences  ont  agi  ci  leur  tour.  Il  n'y  a point  ici 
de  races  pures.  La  civilisation,  elle  aussi,  se  forma  des  épaves 
amenées  des  points  les  plus  opposés  de  l’ancien  continent.  Pour 
assigner  la  provenance  de  chacune  d’elles,  il  faudra  encore  bien 
de  patientes  analyses  et  bien  des  comparaisons  minutieuses. 

Ce  que  l'on  peut  tenir  pour  établi,  ce  sont  les  rapports  origi- 
naires des  Nahoas  avec  des  races  brachycéphales  et  jaunes  de 
l’Asie.  Ces  Asiatiques,  pendant  de  longs  siècles,  pénétrèrent  dans 
l’Amérique  du  Nord,  et  descendirent  graduellement  jusqu’au 
Mexique  actuel.  On  s'en  convaincrait,  à défaut  d’autres  preuves, 
rien  qu’à  voir  les  théories  excentriques  et  parfois  divertissantes, 
où  quelques  Américanistes  se  jettent  à corps  perdu,  pour  expli- 
quer des  analogies  dont  ils  veulent  à priori  éviter  les  consé- 
quences. 

11  aurait  fallu  discuter  ici  quelques  assertions  de  l’auteur  des 
Aztèques  sur  les  relations  du  Mexicjue  avec  l’Égypte,  sur  l’évan- 
gélisation précolombienne,  sur  les  missions  bouddhiques,  etc. 
Mais  ce  serait  écrire  un  livre  à propos  du  livre  de  M.  Biart. 

Le  seul  point  que  nous  voudrions  toucher  encore,  c'est  celui 
des  peintures  figuratives  et  de  leur  destruction  : il  circule  à ce 
sujet  des  préjugés  aussi  anciens  qu’injustes,  et  que  M.  Biart 
accueille  un  peu  à la  légère.  Leur  réfutation  servira  aussi  à ven- 
ger contre  certains  sceptiques  la  valeur  de  nos  connaissances 
ethnographiques  et  historiques  sur  les  Aztèques. 

Pictographies  mexicaines.  Leur  destruction. 

Dans  une  étude  ethnographique  sérieuse  des  Nahoas,  il  faut 
tenir  grand  compte  des  monuments  architectoniques.  Non  seu- 


BIBLIOGRAPHIE. 


287 

lement  les  inscriptions  sculptées  ou  peintes  sur  la  pierre,  mais 
les  constructions  elles-mêmes  nous  permettent  de  .suivre  d’étape 
en  étape  le  progrès  et  le  développement  de  la  race.  C’est  tout 
un  livre  aussi  que  les  sépultures,  les  ossements,  l’outillage,  les 
débris  industriels,  les  objets  du  culte  et  ces  trouvailles  diverses 
dont  l’archéologie  mexicaine  s’enrichit  incessamment.  Mais  les 
témoignages  historiques  directs,  précis,  coordonnés,  ne  se  trou- 
vent que  dans  les  peintures  figuratives  et  chez  les  premiers 
chroniqueurs  qui  les  ont  interprétées  et  complétées  au  moyen 
de  la  tradition  vivante. 

Il  serait  superflu  de  décrire  ces  pictographies,  que  le  mémoire 
de  M.  Aubin  et  beaucoup  d’autres  travaux  ont  popularisées.  Un 
mot  seulement  sur  deux  points  controversés. 

Les  caractères  de  l’écriture  atzèque  sont,  les  uns  purement 
figuratifs,  représentant  un  objet  au  naturel,  par  son  image  ; les 
autres  conventionnels.  Ceux-ci,  à l’aide  d’un  signe  plus  ou  moins 
arbitraire,  ou  bien  expriment  un  objet  visible  dont  l'imitation 
exacte  est  difficile,  comme  lorsque  la  plante  du  pied  ou  la  trace 
des  pieds  sur  le  sol  signifie  mouvement,  fuite;  ou  bien  rendent 
une  idée  abstraite,  un  être  immatériel  : le  soleil  exprime  l’idée 
de  Dieu. 

A côté  de  ces  caractères  figuratifs,  symboliques,  idéographi- 
ques, les  Mexicains  employaient  aussi  des  signes  phonétiques 
qui  peignaient  uniquement  le  son.  Un  savant  d’une  autorité 
grande  et  justifiée  (i)  vient  d’en  contester  l’existence. Entendons- 
nous.  Un  alphabet  phonétique  régulier,  une  série  complète  de 
caractères  plus  ou  moins  syllabiques,  n’existe  pas  dans  l’écriture 
aztèque  ; mais  il  est  aussi  constaté  qu’un  bon  nombre  de  signes 
rendaient  les  objets,  non  point  par  leur  vraie  figure,  ni  par  un 
symbole  convenu,  mais  par  le  nom  cp’ils  portaient  dans  l’idiome 
parlé.  La  peinture  144  du  codex  Vaticanus  représente  Antoine 
Mendoza  par  une  taupe  surmontée  de  la  plante  de  maguey  : 
metl,  maguey,  taupe,  désignent  phonétiquement  en  aztèque 
le  vice-roi  Mendoza.  Parce  que  tefl  signifie  pierre,  il  .suffira  de 
peindre  une  pierre  pour  exprimer  le  son  te,  dans  quelque  mot 
qu’il  se  rencontre  et  avec  n’importe  quel  sens.  Il  en  va  de  même 
pour  ma  de  maitl,  et  une  foule  d’autres  qui  ont  certainement 
une  valeur  phonétique. 

De  ce  que  les  peintures  sont  de  contours  anguleux,  d’un  dessin 
fort  incorrect  et  sans  proportions,  nous  sommes  surpris  d’en-. 


(1)  M.  Joachim  Garcia  Icazbalceta. 


238 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


tendre  un  Américaniste  distingué  conclure  que  l’art  chez  les 
Mexicains  était  resté  en  enfance.  Après  tout,  leurs  manuscrits 
n’étaient  pas  des  tableaux;  leurs  caractères  formaient  de  simples 
signes  graphiques  destinés  à éveiller  des  idées.  Le  tlacuilo  ou 
peintre,  comme  le  XiuhÜacuilo,  l’annaliste,  devaient,  sous  peine 
d’être  illisibles,  s'astreindre  aux  formes  reçues  et  traditionnelles. 
L’art  n’était  peut-être  pas  bien  avancé;  mais  nous  pouvons 
assurer,  qu’en  dehors  de  l’écriture  figurative,  les  Aztèques 
savaient  peindre  et  façonner  des  représentations  humaines  nul- 
lement grotesques. 

La  valeur  de  l’écriture  mexicaine  a été  l’objet  de  vifs  débats. 
A l’admiration  exagérée  des  uns,  d’autres  répondent  que  ce 
langage  écrit  était  embrouillé,  équivoque,  impuissant  à rendre 
avec  précision  les  idées  et  les  faits.  La  vérité  est  entre  ces  appré- 
ciations extrêmes.  Les  pictograpbies  ne  contenaient  point  à coup 
sûr  de  traités  didactiques,  ni  de  récits,  ni  d’annales  détaillées, 
comme  nous  les  entendons.  Leur  destination  était  tout  autre. 
Elles  servaient  de  points  de  repère,  et  généralement  de  tables 
chronologiques  pour  l’enseignement  oral  de  l’histoire  et  des 
antiquités  nationales,  qui  se  transmettait  avec  un  soin  scru- 
puleux dans  les  familles  et  les  écoles.  D’autre  part,  les  conqui- 
stadores et  les  premiers  missionnaires,  qui  avaient  eux  encore  la 
clef  des  hiéroglyphes,  s’extasient  devant  ces  caractères,  qui 
expriment,  disent-ils,  les  idées  abstraites  comme  les  objets  maté- 
riels, et  traduisent  bien  les  fables  cosmogoniques,  les  récits 
guerriers,  les  croyances  et  les  prescriptions  rituelles.  Ce  mode 
d’écriture  était  si  familier  aux  Aztèques  instruits,  qu’ils  l’em- 
ployèrent même  quelque  temps  après  la  conquête,  et  lisaient 
couramment,  dit-on,  tous  les  textes  (i). 

Nous  n’en  sommes  pas  là  malheureusement.  Sauf  pour  quel- 
({ues  manuscrits  expliqués  et  traduits  dès  le  xvi®  siècle,  l’inter- 
prétation est  indécise,  et  flotte  toujours  un  peu  à la  dérive,  à la 
merci  de  toutes  les  conjectures.  Sahagun  et  d’autres  mission- 
naires, plus  tard  Siguenza,  et  quelques  jésuites  expatriés  en 
Italie,  comme  Clavigero  et  Fabrega,  parvinrent  à déchiffrer 
l’écriture  hiéroglyphique  ; mais  leur  secret  se  perdit  et,  là  où 
leur  travail  fait  défaut,  nous  sommes  sur  un  terrain  mouvant. 


(1)  Voyez  la  lettre  du  P.  Juan  de  Tovar  au  P.  José  de  Acosta,  publiée  par 
M.  Icazbalceta.  — Las  Casas,  Hist.  flpo%cV/c«,  c.  235. --- Acosta. //’/s;.  ««<«- 
ral  de  las  Indias,  lib.  VI,  c.  vu.  — Orozco  y Berra,  Ilistoria  antiqua  de  Mexico, 
t.  I,  p.  398. 


BIBLIOGRAPHIE. 


23g 

Humbolclt  lisait  le  déluge,  Babel,  la  dispersion  du  genre 
humain,  dans  une  peinture  qui  représente  un  modeste  voyage 
des  Aztèques  dans  la  vallée  de  Mexico.  Les  mésaventures  de 
ce  genre  ne  se  comptent  plus. 

On  aurait  tort  pourtant  de  perdre  courage.  Après  de  longs 
tâtonnements  et  bien  des  méprises,  MM.  Fernandez  Ramirez, 
Emmanuel  Orozco  y Berra,  Chavero,  pour  ne  citer  que  des 
savants  mexicains, ont  établi  déjà  quelques  règles  assez  sures,  et 
tout  fait  entrevoir  que  ces  énigmes,  pour  nous  si  intéressantes, 
livreront  bientôt  leurs  secrets. 

Nous  n’aurions  qu’à  regretter  plus  vivement  la  perte  de 
tant  de  trésors  archéologiques  et  historiques,  s’il  est  vrai,  comme 
on  l’affirme,  que  la  plupart  des  pictographies  mexicaines,  et  les 
meilleures,  furent  détruites  par  le  zèle  ignorant  des  premiei’s 
missionnaires.  Voici  comment  s’exprime  M.  Biart  (i)  : “ Les 
peintures  étaient  innombrables...  Si  ces  documents  eussent  été 
recueillis  et  conservés,  nous  conpaîtrions  dans  ses  détails  l'his- 
toire des  peuples  de  l’Anahuac.  Par  malheur,  les  premiers  mis- 
sionnaires... recherchèrent  avec  soin  ces  peintures  pour  les 
détruire  : tous  ceux  dont  ils  purent  s’emparer  à Texcoco,  où  se 
trouvait  la  principale  école  de  peinture,  furent  amoncelés  sur  la 
place  du  marché  et  impitoyablement  brûlés.  Les  annales  mexi- 
caines furent  ainsi  réduites  en  cendre,  et  avec  elles  périt  le  sou- 
venir de  faits  importants.  „ Plus  tard,  “ les  missionnaires 
cherchèrent  à réparer  le  mal  et  s’occupèrent  do  recueillir  les 
peintures  qui  avaient  échappé  à leur  vigilance.  „ Juan  do  Zumar- 
raga,  premier  évêque  de  Mexico,  avait  été  le  plus  coupable. 
“ Par  zèle  religieux,  il  fit  une  guerre  implacable  aux  idoles  et 
aux  manuscrits  idéographiques.  „ 

Ce  sont  là  de  vieilles  exagérations  et  des  erreurs  de  fait  qu'on 
ne  devrait  plus  se  permettre,  après  que  M.  Garcia  Icazhalceta  a 
épuisé  la  question  dans  son  magistral  ouvrage  sur  Juan  de 
Zumârraga  (2).  Ce  savant  illustre,  une  des  premières  autorités 
du  nouveau  monde  en  fait  d’érudition  américaine,  a partàite- 
ment  vengé  le  premier  évêque  de  Mexico.  A un  point  de  vue  plus 
général,  il  paraît  avéré  aujourd’hui  que,  si  quelques  mission- 
naires se  sont  trompés  sur  la  valeur  des  pictographies  aztèques, 
ils  ne  leur  ont  pourtant  pas  causé  un  dommage  bien  considéra- 


(1)  Op.  cit.,p.  238. 

(2)  Don  Frai/  Juan  de  Zumârraga,  primer  Obispo  g Arzobispo  de  Mexico, 
Estudio  biogrâficoy  bibîiogrâfico.  Mexico  1881. 


240  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

ble,  et  qu'ils  furent,  de  plus,  les  premiers  à le  réparer.  Dans  tous 
les  cas,  ils  ne  furent  pas  responsables  de  l’incendie  de  Texcoco. 

L’opinion  contraire,  nous  le  savons,  est  profondément  enra- 
cinée. Sur  la  foi  de  quelques  témoignages  anciens,  qu’ils  n’ont 
pas  cru  devoir  contrôler,  qu’ils  ont  parfois  interprété  à rebours, 
et  dont  ils  n’ont  pas,  semble-t-il,  aperçu  les  contradictions, 
Robertson,  Glavigero.  Prescott,  Bancroft,  Sanchez  (i)  et  bien 
d’autres,  nous  montrent  des  moines  ignorants,  brûlant  par  fana- 
tisme des  montagnes  de  manuscrits.  Ces  déclamations  passion- 
nées ne  résistent  pas  à un  examen  même  superficiel.  Sur  le  point 
qui  nous  occupe,  les  auteurs  se  copient  manifestement,  oubliant 
qu’un  fait,  pour  être  affirmé  mille  fois,  n’en  est  pas  mieux  prouvé, 
et  que  les  travaux  de  seconde  main  méritent,  au  plus,  autant  de 
crédit  que  les  ouvrages  dont  ils  s'inspirent. 

Si  M.  Biart  avait  indiqué  ses  sources,  il  y aurait  plaisir  à les 
discuter  ici.  Devant  son  silence,  nous  en  sommes  réduit  à quel- 
ques observations  générales,  appuyées  principalement  sur  les 
récentes  recherches  de  M.  Icazbalceta. 

Les  documents  cités  contre  les  missionnaires  ne  parlent 
souvent  que  de  temples  ou  d’idoles  ; les  textes  qui  mentionnent 
positivement  les  peintures  dérivent  d’un  très  petit  nombre  de 
témoignages  originaux,  ceux  de  Duran,  Sahagun,  Torquemada 
et  Ixtlilxcohitl;  ou  plus  probablement  encore  ceux  des  indigènes 
qui  prétendaient  expliquer  les  hiéroglyphes.  Eux-mêmes  n’y 
voyaient  guère  : Ixtlilxochitl  ne  trouva  que  deux  interprètes  à son 
goût.  Les  autres,  pour  excuser  leur  ignorance,  s’en  prenaient  au 
manque  d’anciens  “ livres  qui  eussent  fourni  la  clef  des  mystères. 
Bien  entendu,leurs  ancêtres  possédaient  ces  peintures  anciennes 
en  grand  nombre,  mais  les  Espagnols  avaient  tout  détruit  (2).  , 

Cette  accusation  intéressée,  ou  du  moins  tardive,  produite 
vers  la  fin  du  xvi®  siècle,  quand  il  y avait  peu  ou  point  de  chance 
de  la  voir  démentie,  nous  est  suspecte  et  par  son  origine,  et  par 
les  termes  contradictoires  où  nous  la  voyons  souvent  formulée. 
Mais,  où  elle  est  en  opposition  flagrante  avec  des  faits  certains, 
c’est  dans  la  destruction  des  archives  texcuanes.  Il  nous  sera 
facile  de  réduire  cette  légende  à néant. 

Fernando  de  Alva  Ixtlilxochitl,  descendant  des  rois  de 
Texcoco,  réduit  à solliciter  les  faveurs  du  roi  d’Espagne, 


(1)  Anales  del  museo  nacional  de  Mexico,  pp.  1 sqq.;  47  sqq.,  Mexico  1877. 

(2)  Icazbalceta.  De  la  destruccion  de  las  antigu'édades  mexicanas,  pp.  56  sq., 
Mexico  1881. 


BIBLIOGRAPHIE. 


241 


exagérait  volontiers  les  splendeurs  de  son  empire  disparu.  Ses 
descriptions  enthousiastes  de  la  civilisation  acolliua  ne  cadrent 
guère  avec  des  documents  contemporains  d'une  autorité  incon- 
testable. On  ne  peut  lire  ce  c|u’a  publié  de  lui  Kingsborough  et 
d’autres  œuvres  restées  manuscrites,  sans  être  frappé  de  la 
contradiction  de  ses  récits  (i). 

Or  tel  est  le  premier  historien  qui  nous  révèle  les  immenses 
archives  texcuanes,  le  premier  qui  en  impute  la  destruction  aux 
missionnaires  (2).  Ces  montagnes  de  documents  n’ont  peut-être 
existé  que  dans  son  imagination;  mais,  qu’il  en  soit  comme  l’on 
voudra,  lui-même  a pris  la  peine  de  se  démentir.  “ Les  Tlaxcal- 
tèques  et  autres  alliés  de  Cortès,  dit-il  au  chapitre  xoi  de  son 
histoire  des  Chichimèques,  mirent  le  feu  au  palais  principal  du 
roi  Nezahualpitzintli,  de  manière  que  périrent  alors  dans  les 
flammes  toutes  les  archives  royales  de  toute  la  Nouvelle- 

Espagne Tout  souvenir  de  ses  antiquités  périt.  „ Mais  alors 

qu’ont  trouvé  à détruire  les  prêtres  catholiques  ? — L’incendie 
de  Texcoco  (raconté  aussi  par  un  autre  descendant  de  la  famille 
royale,  Jean-Baptiste  Pomar)  eut  lieu  au  dernier  jour  de  i52o  et 
au  commencement  de  i52i,  c’est-à-dire  huit  ans  avant  que 
Zumarraga  débarquât  au  Mexique  (3). 

11  est  triste  de  voir  Prescott,  et  plus  d’un  auteur  qu’il  nous 
coûterait  de  citer  ici,  dénoncer  le  brutal  et  superstitieux  Zumar- 
raga comme  l’incendiaire  des  peintures  texcuanes  ; puis 
raconter  ailleurs,  et  cette  fois  sans  émotion  , que  les  Tlaxcal- 
tèques  avaient  tout  brûlé  (4).  Ces  contradictions  sont  signifi- 
catives. 

M.  Biart  s’est  donc  fait,  sans  le  vouloir,  l’écho  d'une  calomnie  : 
et  il  est  heureux,  comme  il  le  dit  ailleurs,  que  nous  ne  soyons 
pas  soumis  à l’ancien  régime  acolhua,  où  l’on  punissait  de 
mort  les  historiens  inexacts. 

Répondons  maintenant  à quelques  imputations  plus  vagues. 

Pour  affirmer  avec  quelques  écrivains^  d’ailleurs  estimables, 
que  le  fanatisme  religieux  ne  fît  grâce  à aucune  peinture 
ancienne,  il  faudrait  n’avoir  jamais  entendu  parler  de  la  publi- 

(1)  Alfredo  Ghavero,  dans  Mexico  â travês  de  los  siglos,  tom.  I,  p.  xlvii.  - - 
Gfr.  Brasseur  de  Bourbourg,  Lettres  pour  servir  d’introduction  à l’histoire 
2)rimitive  des  nations  civilisées  de  F Amérique  Septentr.,  \:)p.  16  et  32,  notes  ; 
Mexico  1851.  — Orozco  y Berra,  llist.  antig.,  torn.  I,  p.  402. 

(2)  Gfr.  Kingsborough,  tom.  IX,  pp.  322  et  344. 

(3)  Icazbalceta,  Op.  cit.,  p.  47. 

(4)  Conquest  of  Mexico,  \.  I,  c.  iv;  1.  V,  c.  vu.—  Icazbalceta,  p.  49. 

XXI  • 


16 


242  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

cation  où  lord  Kingsborough  engloutit  sa  fortune,  ni  des  grandes 
bibliothèques  d’Europe,  ni  des  trésors  amassés  par  M.  Aubin  à 
Paris  (i),  ni  des  pictographies  du  musée  national  de  Mexico,  ni 
d’autres  en  grand  nombre  que  nous  avons  vues  dans  des  musées 
de  province  ou  dans  des  collections  particulières.  Ce  n’est  certes 
point  là  une  quantité  négligeable,  et  la  liste  déjà  longue,  que  nous 
pourrions  dresser  sans  peine,  est  loin  d’être  fermée.  Des  docu- 
ments que  l’on  disait  perdus  sans  retour  reviennent  à la 
lumière,  comme  le  tonalainafl  dont  parle  Sahagun.  M.  Icazbal- 
cetafa)  possède  l’original  d’un  autre  calendrier,  que  Mendieta 
croyait  détruit  (3).  En  somme,  nous  dit  un  auteur  dont  le  témoi- 
gnage ne  saurait  être  suspect  ici,  il  reste  assez  de  documents 
originaux  pour  faire  revivre  l’ancien  peuple  aztèque  (4). 

Il  en  existait  un  plus  grand  nombre  encore  au  moment  même 
où  Ixtlilxochitl  et  Torquemada  pleuraient  sur  les  manuscrits 
disparus.  Nous  ne  saurions  prendre  ces  lamentations  bien  au 
sérieux,  quand  nous  voyons  les  chroniqueurs  de  cette  époque 
ne  rien  avancer  qu’ils  n’aient  pris  des  anciennes  peintures  (5). 
D’une  correspondence  du  jésuite  Jean  de  Tovar,  que  M.  Icazbal- 
ceta  nous  a obligeamment  fait  connaître,  il  résulte  c^u’à  la  fin  du 
xvie  siècle,  trois  villes  au  moins,  Mexico,  Texcoco  et  Tula,  possé- 
daient des  dépôts  de  pictographies,  et  que  Tovar  les  eut  à sa 
disposition. 

Que  si  tout  cela  est  loin  de  représenter  la  masse  d’œuvres 
produites  par  les  Aztèques,  il  faut  surtout  s’en  prendre  à d’autres 
barbares  que  les  missionnaires,  au  roi  Itzcohuatl,  aux  Mexicains 
guerroyeurs,  aux  vandales  du  xix®  siècle. 

-A. vaut  la  conquête,  “ Itzcohuatl,  d’accord  avec  sa  noblesse, 
fit  brûler  les  peintures  historiques,  afin  qu’elles  ne  tombassent 
pas  aux  mains  du  vulgaire  (6).  „ 

Des  guerres  incessantes  déchiraient  l’Anahuac.  Or  le  premier 
soin  de  l’ennemi,  en  pénétrant  dans  une  place,  était  de  détruire 
le  temple  principal,  et  par  suite  les  archives  qui  s’y  gardaient  : 
habitude  invétérée,  dont  ne  surent  se  défaire  les  indigènes  alliés 
de  Cortès,  lors  de  la  prise  de  Texcoco  et  de  Mexico.  Dans  les 

(1)  Cfr.  Biart,  Les  Aztèques,  p.  238. 

(2)  De  la  destruccion  de  antig.  mexic.,  pp.  60  sq. 

(3)  Hist.  eccl.  indiana,  I.  II,  c.  xiv.  p.  98. 

(4i  Cfr.  Alfredo  Chavero,  Mexico  â través  de  los  siglos,  1. 1,  p.  xvi. 

(5)  Icazbalceta,  p.  61.  — Cfr.  Sahagun,  Historia  general  de  las  cosas  de 
Nueva  Espana,  I.  X,  c.  xxvii.  — Cfr.  Biart,  Op.  cit.,  p.  41. 

l6)  Sahagun,  1.  X,  c.  xxix,  tom.  III,  pp.  140  sq. 


BIBLIOGRAPHIE.  248 

hiéroglyphes,  l’incendie  du  teocalli  était  le  symbole  de  la  vic- 
toire. 

Instruits  par  ces  désastres,  les  Mexicains  finirent  par  cacher 
leurs  pictographies,  et  celles-ci,  à la  mort  des  dépositaires,  deve- 
naient introuvables.  On  en  était  là,  quand  arrivèrent  les  premiers 
religieux. 

Rien  n’eût  survécu  peut-être  sans  les  bibliothèques  monas- 
tiques qui  recueillirent  à grande  peine  et  à grands  frais  tout  ce 
que  l’on  put  découvrir.  Plus  tard,  lors  des  derniers  troubles 
religieux,  ces  trésors  passèrent,  pour  une  bonne  part,  en  des 
mains  négligentes  ou  cupides,  qui  les  laissèrent  périr  ou  les 
vendirent  à l'étranger.  Qu’est  devenu  le  fameux  Uenzo  de 
Tlaxcalla,  et  cet  itinéraire  hiéroglyphique,  de  tous  le  plus  ancien 
comme  le  plus  authentique,  qui  avait  passé  du  collège  des  jésui- 
tes au  musée  national  ? Qui  a dispersé  l’incomparable  collection 
Boturini  ? La  dilapidation  se  fit  par  quelques-uns  de  ceux-là 
mêmes  qui  avaient  le  plus  bruyamment  accusé  les  missionnaires 
de  la  perte  des  pictographies  et  qui,  du  reste,  ne  songeaient  à en 
étudier  aucune. 

Que  reste-t-il  à la  charge  des  franciscains  et  des  dominicains  ? 
Naturellement  ils  ne  durent  pas  tolérer  les  divinités  peintes  sur 
toile  ou  sur  papier.  L’existence  de  ces  singulières  idoles,  rare- 
ment signalées  par  les  auteurs  modernes,  est  un  fait  acquis  (i). 

Eux-mêmes  avouent  avoir  brûlé  d’autres  peintures,  celles  qui 
contenaient  des  divinations  ou  des  sortilèges.  Auront-ils  parfois 
prêté  un  caractère  idolàtrique  à de  simples  annales?  C’est  fort 
possible,  mais  le  dommage  n’a  pu  être  fort  considérable,  ni  par 
le  nombre,  ni  par  la  valeur  des  documents.  Les  grands  dépôts 
n’existaient  plus;  quant  aux  pièces  isolées,  les  missionnaires 
comprirent  bien  vite  quel  intérêt  elles  pouvaient  offrir.  Dès  i SBq, 
et  bien  avant  peut-être,  ils  les  recherchaient  avidement,’ étu- 
diaient le  codice  Zumàrraga,  quoique  tout  souillé  de  sang 
humain  et,  un  peu  plus  tard,  adressaient  au  concile  de  Trente, 
par  l’évêque  de  Mexico,  un  mémoire  sur  les  antiquités  mexicai- 
nes (2). 


(1)  Cfr.  Toribio  de  Motolinia,  Ilisf.  de  los  Iiidios  de  Nueva-Espana,  Irai.  I, 
c.  IV.  — Herrera,  decad.  III,  1.  ii,  c.  15.  — Cfr.  Mendieta,  1.  II,  c.  viii,  p.  SS.Nous 
croyons  voir  aussi  une  allusion  dans  la  fameuse  lettre  que  Zumarraga 
adressa  au  chapitre  général  de  son  ordre  en  1531,  et  dont  M.  Icazbalceta,  avec 
son  érudition  si  sûre,  a indiqué  les  vingt  et  une  éditions  et  établi  le  texte 
original. 

(2)  Icazbalceta,  loc.  cit.,  pp.  59«q. 


244 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Aucun  écrivain  sérieux  ne  le  conteste  aujourd’hui,  et  M.  Biart 
moins  que  personne  : ce  que  nous  savons  des  antiquités  mexicai- 
nes, nous  en  sommes  redevables  aux  premiers  religieux. S’entou- 
rant des  indigènes  les  plus  instruits,  recueillant  les  débris  des 
archives,  les  chants  sacrés,  les  harangues,  toutes  les  traditions, 
ils  nous  ont  fourni,  avec  d’inappréciables  documents,  l’unique 
moyen  de  les  comprendre.  Sans  eux,  les  hiéroglyphes  mexicains 
seraient  un  livre  fermé,  une  énigme  aussi  indéchiffrable  que  les 
katunes  mayas.  Là  où  ils  nous  manquent,  comme  nous  l’avons 
vu  récemment  pour  une  peinture  figurative,  aucun  Champollion 
n‘a  trouvé  juscju'ici  une  solution  qui  satisfasse  pleinement  (i). 
Si  ces  pionniers  de  la  première  heure  n’avaient  eu  le  tort  d’être 
prêtres  et  espagnols,  c’eût  été  depuis  longtemps  un  blasphème 
historique  que  de  mettre  en  doute  leur  science  et  leur  zèle. 

Nous  n’avons  qu'un  mot  à dire  sur  un  autre  reproche  qu’on  leur 
fait  souvent  avec  plus  de  chaleur  que  do  justice,  celui  de  n’avoir 
pas  épargné  les  idoles  ni  les  temples.  Ces  murs  de  pierres  ou  de 
bric[ues  creuses,  couverts  d’épaisses  croûtes  de  sang,  infects, 
hideux  (2),  n’offraient  peut-être  pas  grand  intérêt  historique.  Il 
n’était  pas  aisé  non  plus  de  les  conserver  en  les  désaffectant.  Et, 
si  leur  destruction  était  indispensable  pour  inspirer  l’horreur  des 
boucheries  humaines  et  d’un  culte  abominable,  il  ne  faut  point  y 
trouver  à redire.  Surtout  quand  on  voit  Mexico  démolir  périodi- 
quement quelque  “ bastille  „,  renverser  des  hospices  qui  pou- 
vaient éveiller  des  idées  “ superstitieuses,,,  et,  pour  accommoder 
un  temple  catholique  au  culte  baptiste,  mutiler  des  chefs-d’œu- 
vre de  sculpture.  N’oublions  pas  non  plus  que,  les  Teocalli  étant 
de  véritables  forteresses,  les  Espagnols  n’auraient  pas  consenti 
à les  laisser  debout.  Ils  disparurent  donc,  mais  sans  scandale, 
lentement  et  avec  le  concours  empressé  de  beaucoup  d’indi- 
gènes. 

Il  périt  aussi  beaucoup  de  statues.  Les  missionnaires,  qui 
après  tout  n’étaient  pas  venus  pour  monter  des  musées,  appri- 
rent par  expérience  que,  sans  faire  la  guerre  aux  idoles,  il  était 
impossible  d’en  finir  avec  l’ancien  culte  (3).  Si  les  sacrifices 


( 1 ) Icazbalceta,  pp.  63  sqq. 

(2)  Un  témoin  oculaire,  qui  est  la  sincérité  même,  Bernai  Diaz,  nous  a laissé 
du  grand  Teocalli  de  Mexico  une  description  plus  horrible  encore  que  celle 
que  donne  M.  Biart.  Il  parle  notamment  de  ces  ossuaires  répugnants  que  les 
Aztèques  nommaient  trompantli.  — Cfr.  Tezozomoc,  Crônica  mexicana, 
cap.i.xx,  édition  Vigil,  pp.  514  sqq.  — Biart,  p.  ItXJ.  — Icazbalceta,  pp.  40  sqq. 

(3)  Icazbalceta,  p.  43.  ^ 


BIBLIOGRAPHIE, 


245 

humains  continuaient  à se  pratiquer,  c’était  précisément  autour 
do  ces  odieuses  statues,  restées  debout  et  chaque  jour  barbouil- 
lées de  sang  (i  ).  Le  TIaloc,  qu’à  tort  ou  à raison  l’on  dit  renversé 
par  Zumarraga,  s’était  vu  immoler  plus  de  vingt  mille  enfants. 
Les  autres  idoles  furent  mises  en  pièces  dans  la  mesure  qui  parut 
indispensable.  A un  assez  bon  nombre  de  ces  images,  à celles 
sans  doute  qui  pouvaient  se  garder  sans  péril,  il  fut  fait  grâce; 
et,  quand  l’auteur  des  Aztèques  écrit  qu’il  est  difficile  d’en 
trouver  une  aujourd’hui  (2),  il  copie,  sans  la  contrôler,  l’asser- 
tion d’un  historien  inexact.  Actuellement  encore,  les  musées  du 
Mexique  possèdent  le  panthéon  aztèque  au  complet,  ou  peu  s’en 
faut,  et  chacun  de  ces  dieux  y figure  avec  ses  multiples  repré- 
sentations (3).  Au  résumé,  il  est  temps  d’en  finir  avec  cette  sotte 
invention  de  moines  incendiaires  et  iconoclastes.  On  n'y  peut 
souscrire  sans  violer  au  premier  chef  les  lois  de  la  critique.  Sans 
doute  l’accusation  est  ancienne  et  a été  surtout  répétée;  mais  il 
n’y  a pas  prescription  dans  l'histoire,  et  déjà  les  meilleurs  esprits 
adhèrent  au  jugement  c|ui  a réhabilité  Zumarraga  et  très  nota- 
blement diminué  les  torts  de  ses  collègues.  Si, par  zèle  religieux, 
ils  brûlèrent  quelques  peintures  figuratives  aztèques,  cette 
erreur  ne  dura  guère  et  fut  bientôt  réparée  au  prix  de  labo- 
rieuses recherches.  Eux-mêmes  nous  ont  transmis  de  précieux 
monuments. 

Ils  ont  fait  mieux  encore  que  de  conserver  les  antiquités, la  lan- 
gue (4)  et  les  traditions  aztèques.  C’est  la  race  elle-même  qu’ils 
ont  sauvée.  Sans  le  courage  de  Zumarraga,  Las  Casas,  Ohnos, 
Toribio  de  Motolinia  et  bien  d’autres,  les  Aztèques  ne  seraient 
plus,  comme  les  tribus  indigènes  des  États-Unis,  qu’un  débris, 
qu’un  souvenir,  au  lieu  d’être,  ce  que  nous  les  voyons  aujour- 
d’hui, une  race  forte,  compacte  et  qui  peut  aspirer  encore  à de 
glorieuses  destinées. 


A.  Gerste,  s.  -J. 


Puebla,  Juillet  1886. 


(1)  Motolinia,  trat.  I,  c.  ni. 

(2)  P.  246. 

(3)  Gfr.  Ghavero,  Op.  cit.,  p.  xx. 

(4)  Les  précieux  travaux  linguistiques,  grammaires,  vocabulaires  et  autres, 
composés  par  les  missionnaires,  sont  décrits  par  M.  G.  Pilling  dans  ses  Froof- 
Sheets  of  a bibliographi/  of  the  languages  of  tJie  North- American  Indiuns 
Washington  1885,  publié  par  le  Smithsonian  Institution,  Bureau  of  ethnologg. 


246  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


VIII 

LtNCtUISTISGH-HISTORISGHE  FoRSGHaXGEN  ZUR  Handelsgesghighte 
UND  Warenkunde,  von  D’^  O.  Sghrader.  Erster  Teil.  — lena, 
Hermann  Gostenoble,  1886.  In-8°,  pp.  xii-291. 

Nous  avons  fait  connaître  autrefois  l’ouvrage  du  D''  Schrader 
sur  l'ancienne  civilisation  des  Aryas,  étudiée  à la  lumière  de  la 
philologie  comparée  (i).Le  savant  auteur  a poussé  plus  avant^ses 
recherches  et, afin  de  refaire  dans  ses  grandes  lignes  le  tableau  de 
l’état  social  des  anciens  peuples,  il  a entrepris  d’étudier  les  ori- 
gines du  commerce  et  de  l’industrie  dans  le  monde  aryen  pri- 
mitif. Assurément,  ce  sujet  constitue  l’un  des  côtés  les  plus  inté- 
ressants et  les  plus  importants  de  l'histoire  des  sociétés  et  il 
s'impose  à toute  l’attention  de  l’ethnographe.  Voilà  pourquoi 
nous  n'hésitons  pas  à signaler  aux  lecteurs  de  la  Revue  le  nou- 
veau travail  du  professeur  d’Iéna,  qui  du  reste  cite  avec  honneur 
notre  appréciation  sur  son  précédent  essai  parmi  celles  des  prin- 
cipaux critiques  dont  il  a rencontré  l’adhésion. 

Jetons  d’abord  un  coup  d’œil  d'ensemble.  Dans  une  disserta- 
tion préliminaire,  le  D''  Schrader  expose  les  origines  du  com- 
merce sur  terre  et  sur  mer,  il  étudie  la  terminologie  commer- 
ciale, recherche  le  développement  de  la  monnaie,  des  poids  et 
des  mesures.  Après  cette  introduction,  l’auteur  aborde  son  sujet 
dans  une  sérié  de  monographies  dont  ce  volume,  qui  doit  être 
suivi  d'un  second,  donne  la  première.  Elle  a trait  à l'industrie  du 
vêtement  : un  premier  chapitre  examine  l’importance  civilisa- 
trice du  tissage,  un  second  est  consacré  à sa  terminologie,  dans 
un  troisième,  nous  apprenons  tous  les  détails  concernant  la  cul- 
ture et  l'emploi  préhistorique  du  lin,  du  chanvre,  de  la  laine  et 
du  coton,  enfin  M.  Schrader  termine  par  une  curieuse  étude  sur 
le  trafic  de  la  soie  et  ses  migrations  d’Asie  en  Europe. 

Nous  sommes  heureux  de  pouvoir  donner  à la  nouvelle  œuvre 
du  D'^  Schrader  les  mêmes  éloges  qu’à  son  précédent  ouvrage, 
et  d'y  signaler  une  égale  justesse  de  vues,  autant  de  rigueur 
dans  les  principes  et  non  moins  de  prudence  et  de  modération 
scientifique  dans  les  assertions.  Et,  cette  fois,  sans  réserve 
aucune  pour  la  plupart  des  questions  traitées. 


(1)  Rerue  des  quest.  scient.,  t.  XV,  p.  28k 


BIBLIOGRAPHIE. 


247 


Justifions  cette  appréciation  par  l’examen  de  quelques  détails 
et  une  synthèse  sommaire  des  principaux  résultats  que  les 
recherches  de  M.  Schrader  apportent  à l’ethnographie  primi- 
tive. 

En  ce  qui  concerne  le  tissage  par  exemple,  il  ressort  de  l’exa- 
men des  différents  termes  qui  expriment  ce  concept  dans  les  lan- 
gues aryennes  que  primitivement  cette  industrie  se  distinguait 
peu  de  l’art  du  cordier  dont  elle  n’est,  du  reste,  qu’une  extension. 
En  effet, on  peut  établir  une  série  de  mots  qui, de  nuances  en  nuan- 
ces, partent  de  l’idée  de  tresser, corder,  pour  arriver  àcelle  de  tis- 
ser.Toutefois,  l’argument  linguistique,  à cause  des  divergences  et 
surtout  à cause  du  groupement  des  termes  différents,  est  insuf- 
fisant pour  démontrer  que  l’industrie  du  tissage  était  pratiquée 
par  les  Aryas  primitifs.  Heureusement,  l'archéologie  supplée  à 
cette  insuffisance  ; car  elle  atteste  que  le  fuseau,  l’instrument 
principal  du  tissage,  remonte  aux  premières  époques.  On  l’a 
retrouvé  dans  les  palafittes  de  Suisse,  même  dans  celles  qui 
datent  de  l’âge  de  la  pierre,  dans  les  terramares  de  la  vallée 
du  Pô,  dans  les  nécropoles  d’Hissarlik. 

M.  Schrader,  à propos  des  plantes  textiles  dont  se  servaient 
nos  premiers  ancêtres,  revient  sur  le  caractère  peu  primitif  du 
chanvre,  et  s’efforce  de  réfuter  une  objection  que  lui  adressait 
notre  précédent  compte  rendu.  Pour  infirmer  l’identification 
établie  par  lui  entre  les  habitants  des  cités  lacustres  et  les 
Aryas,  nous  observions  que  le  chanvre,  inconnu  aux  construc- 
teurs des  palafittes,  paraît,  à s’en  tenir  aux  déductions  linguisti- 
ques, avoir  été  cultivé  au  temps  de  l’unité  aryenne  (1).  En  effet, 
les  termes  sont  partout  identiques,  x-iwïpti;,  konop,haenep,hanaf, 
canih,  kunah,  kanaph,  kane})h  (2);  et  nous  terminions  en  citant  le 
sanscrit  kunapa.  M.  Schrader  fait  remarquer,  et  très  justement, 
que  ce  mot  sanscrit  n’existe  pas  (3)  : nous  lui  donnons  volontiers 
acte  de  cette  rectification.  Mais  la  conclusion  tirée  par  lui  ne  nous 
paraît  pas  inéluctable,  car  l’accord  des  termes  européens  cités, 
avec  le  persan  kanah  et  l’arménien  kanaph  garde  toute  sa  valeur 
pour  inférer  l’emploi  préhistorique  du  chanvre.  Sans  doute, 
M.  Schrader  n'admet  pas  la  primitive  parenté  de  ces  différents 
mots  ; comme  il  ne  donne  aucune  raison  de  ses  défiances,  nous 
nous  croyons  en  droit  de  ne  pas  nous  rendre  à une  simple 


(1)  Revue  des  quest.  scient.,  t.  XV,  p.  288. 

(2)  Fick,  Verf/l.  Wôrterb.  der  indogerm.  Sprachen,‘2,'^  éd.,  p.  34G. 

(3)  Du  moins  pas  dans  le  sens  de  chanvre.  Car  kanapa  est  un  mot  sanscrit 
désignant  une  espèce  de  lance,  cfr  Mahâbhûrata,  III,  810. 


248  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

affirmation.  Nous  ne  comprenons  pas  non  plus  comment  la 
thèse  de  l’origine  asiatique  des  Aryas  est  contredite  par  le 
témoignage  de  M.  de  Gandolle  qui  enseigne  l’indigénéité  de 
Cannabis  sativa  au  sud  de  la  Caspienne,  en  Sibérie,  dans  les  step- 
pes des  Kirghizes  et  sur  les  rives  du  lac  Baïkal  (i).  M.  Schrader 
trouve  cette  orientation  trop  peu  précise.  Sans  doute  elle  ne  per- 
mettrait pas  de  fixer  entre  des  limites  très  définies  le  berceau 
des  Aryas  ; mais  assurément  elle  ne  contredit  pas,  elle  confirme 
de  tout  point  la  provenance  asiatique. 

Avec  le  chanvre  et  le  lin,  h;  coton  ne  tarda  pas  à être  travaillé 
pour  les  tissus.  Mais  cette  industrie  semble  avoir  été  restreinte 
à rinde,  les  produits  que  l’on  a retrouvés  en  Égypte,  par  exemple 
les  bouffettes  en  coton  qui  ornent  la  cuirasse  du  roi  Amasis,  en 
Syrie  et  en  Palestine  sont  certainement  exportés.  On  oppose 
l’hébren  shêsli;  or  ce  terme  est  emprunté  à l’Égypte  et,  dans 
l'idiome  de  Misraïm,il  désigne  une  espèce  de  lin  : autant  faut-il 
en  dire  du  syriaque  hûz^  d’où  est  venu  le  grec  En  effet  hiiz 

sert  à dénommer  le  lin,  et  c’est  seulement  au  ii®  siècle  de  notre 
ère  que  le  terme  grec  pÛTJoi;  a servi  à désigner  le  coton.  C’est 
encore  le  cas  des  expressions  grecques  et  o3dvcüv  qui  sont, 
l’une,  d’origine  arabe,  qnthn  (2),  l’autre  phénicienne,  et  qui, 
après  avoir  signifié  “ lin  ont  acquis  beaucoup  plus  tard  (au 
I®*’  siècle  après  J.-C.)  le  sens  de  coton. 

Ce  sont  les  conquêtes  d’Alexandre  le  Grand  qui  semblent 
avoir  introduit  en  Europe  le  tissage  du  coton,  et  de  cette  épo- 
que date  le  changement  de  sens  que  les  récents  classiques  con- 
signent pour  les  noms  de  vêtements.  Il  n’est  pas  impossi- 
ble de  tracer  la  voie  commerciale  que  suivait  l’exportation  du 
coton,  de  l’Inde  jusqu’en  Europe  ; elle  semble  avoir  passé  par 
l’Arabie  et  l’Égypte,  comme  l’insinue  le  groupe  linguistic^ue 
karpasa  (sanscrit),  devenu  en  arabe  korsofah  et  transformé  fina- 
lement en  gossypium  (latin).  Le  terme  latin  carhasns  qui  est 
l’équivalent  exact  du  sanscrit  karpûsa  est  postérieur,  il  ne  péné- 
tra chez  les  Romains  que  vers  le  commencement  du  n®  siècle 
avant  notre  ère. 

Résumons  de  la  même  façon  les  déductions  générales,  qui  se 
dégagent  de  l'intéressante  étude  consacrée  par  le  D""  Schrader  à 
l’origine  de  la  sériciculture. 


(1)  Der  Urspning  der  Kidtinyflanzeii,  pp.  183-185. 

(2)  De  là  le  mot  français  coton,  en  bas  latin  du  moyen  âge  cotonum,  coto; 
en  germanique  kattun,  en  roumain  kittnie. 


BIBLIOGRAPHIE. 


249 


C’est  en  Chine  que  les  plus  anciens  raoninnents  constatent  la 
plus  antique  mise  en  œuvre  des  cocons  du  Bombyx  mori.  Les 
recherches  entreprises  dans  le  but  d’établir  si  les  peuples  classi- 
ques ont  connu  et  imité  cette  industrie  chinoise  sont  restées 
infructueuses.  D’autre  part  on  sait  que,  dès  l’époque  d’Aristote, 
les  Grecs  connaissaient  plusieurs  espèces  de  vers  à soie.  Surtout 
ceux  de  l’île  de  Cos  étaient  renommés  et  les  vestes  coæ  et  homhy- 
cinæ  donnaient  lien  à un  grand  commerce.  L’Inde  aussi  était  un 
centre  actif  de  sériciculture  comme  en  témoigne  sa  littérature  ; 
malheureusement,la  chronologie  incertaine  de  l’histoire  indienne 
ne  fournit  aucune  donnée  pour  préciser  l’époque  à laquelle 
remontent  les  premières  origines  de  cette  industrie  dans  la  pres- 
qu’île gangétlque.  Il  n’est  pas  impossible  que  les  Indiens  soient 
en  ce  point  tributaires  des  Chinois,  s’il  faut  ajouter  quelque 
importance  au  terme  cmâneul-a  qui  en  sanscrit  désigne  la  soie. 

C’est  un  siècle  avant  l’ère  chrétienne  que  les  Romains  arrivent 
à connaître  la  soie  des  Chinois.  Ces  deux  peuples  furent  en  effet 
quelque  temps  en  contact,  alors  que  l’empire  romain  se  fut 
étendu  jusqu’au  delà  de  la  Syrie  et  que  la  Chine  dominait  aux 
rives  de  l’Oxus.  Le  terme  sericum,  qui  paraît  dérivé  du  mogol 
sirkek,  et  le  peuple  des  Sèves,  avec  leur  pays  Serica,  sont  les 
témoins  de  l’emprunt  fait  par  Rome  à la  Chine. 

Un  point  qu’il  nous  paraît  encore  intéressant  de  relever  dans 
le  livre  du  D''  Schrader,  c’est  l’influence  prépondérante  que  la 
Germanie  a eue  sur  la  France  en  ce  qui  concerne  la  navigation. 
Cette  influence  est  nettement  démontrée  par  les  nombreux  ter- 
mes d’origine  germanique  qui  se  rencontrent  dans  le  vocabulaire 
français  de  la  marine.  La  flotte  doit  son  origine  à l’ancien-nor- 
rois  floti,  Xesquif  vient  de  l’ancien  haut-allemand  sdf.  C’est 
encore  du  norrois  que  sont  issus  les  bateaux  (norrois  iédr)  et  la 
barque  (norrois  barki)  ; la  pinque  (navire  à fond  plat)  porte  un 
nom  essentiellement  germanique  (qnnke,  pink).  Pour  abréger, 
nous  réunissons  les  autres  mots  apparentés  dans  le  tableau  sui- 
vant : 


Mât  (portug.  mastro)  = 
Hune 

Cingler  (espagn.  singlar)  = 
Quille  = 

Bord  = 

Laste  (poids  de  deux  tonnes)  == 
Frêt  = 

Amarrer  = 


norrois  mastr. 
norrois  hûnn. 
anc.  h^^  ail.  ségel. 

„ „ chiol. 

„ „ bovt. 

lilast,  hlest,  lüst. 
frêht,  vracht. 
merren,  marrjan. 


25o  revue  des  questions  scientifiques. 

Nous  arrêtons  là  ce  rapide  aperçu  de  l’ouvrage  du  D'^'Schra- 
der.  Ce  que  nous  en  avons  dit  a pu  donner  une  idée  de  l’intérêt 
des  questions  qui  y sont  agitées  et  de  l’érudition  étendue  avec 
laquelle  l’auteur  a réussi  à les  traiter. 

J.  G. 


IX 


UnGEDRUCKTE  WISSENSGHAFTl.IGHE  CORRESPONDENZ  ZWISGHEN 

Johann  Kepler  und  Herwart  von  Hohenburg,  i Sgg.  Ergânzung 
zu  Kepler  i Opéra  omnia,  ed.  Ghr.  Frisch.  Nach  den  Mss.  in 
München  und  Pulkowa  edirt  von  G.  Ansghûtz,  S.  J.  Separat- 
abdruck  aus  den  Sitzungsbericbten  der  Kônigl.  Bôhm.  Geseli- 
schaft  der  Wissenschaften.  Prag.In  Commission  bei  Victor  Dietz 
in  Altenburg  (Sachsen-A.)  1886.  Une  brochure  grand  in-8“  de 
1 18  pages  et  une  planche. 

Voici,  d’après  Tintroduction  du  savant  éditeur,  l’objet  de  cette 
publication.  L’éditeur  des  Opéra  omnia  de  Képler,  Chr.  v.  Frisch 
(mort  le  2g  mars  1881),  conjecturait  que  Képler  avait  écrit  en 
mars,  mai  et  juillet  1599  des  lettres  au  chancelier  bavarois  Her- 
wart von  Hohenbourg.  Mais,  par  suite  d’une  lacune  du  catalogue 
des  manuscrits,  il  n’avait  pu  découvrir  ces  lettres,  qui  se  trou- 
vaient pourtant  à la  bibliothèque  de  Munich,  dans  le  Cod.  lat. 
1 607.  Le  R.  P.  C.  Anschütz,  S.  J.  a mis  la  main  sur  les  trois  lettres 
de  Képler  en  examinant  le  manuscrit  1607,  et  il  vient  de  les 
publier  dans  les  bulletins  de  la  Société  royale  des  sciences  de 
Bohême. 

La  première,  datée  du  g et  du  10  avril,  est  une  réponse  à une 
lettre  de  Herwart  du  10  mars.  La  seconde  est  du  3o  mai  et  est 
aussi  une  réponse  à une  lettre  du  chancelier  bavarois  du  1 6 mai. 
Celui-ci  écrit  encore  à Képler  le  20  juillet  ; Képler  lui  envoie  sa 
troisième  lettre  le  6 août;  enfin  une  lettre  plus  courte  de  Herwart 
du  2g  du  même  mois  (Kepler i 0pp. ^ V,p.  20)  termine  cette  cor- 
respondance. 

Les  trois  lettres  de  Képler  sont  plus  riches  en  rensei- 
gnements de  tout  genre  que  ne  l’avait  conjecturé  Frisch,  d’après 
les  réponses  de  Herwart.  Képler  s’y  occupe  de  diverses  ques- 
tions de  chronologie,  de  la  déclinaison  de  l’aiguille  aimantée,  de 


BIBLIOGRAPHIE. 


25i 


la  réfraction  astronomique;  du  calcul  des  éclipses,  des  systèmes 
de  Copernic  et  de  Ticho-Brahé,  d’astrologie,  etc.  Képler 
n’épargne  pas  les  éloges  à Ticho-Brahé,  mais  il  se  déclare 
partisan  des  idées  de  Copernic  : observons,  en  passant,  qu’il 
confond  à tort  le  système  de  Copernic  avec  celui  des  Pythagori- 
ciens ou  plutôt  de  Philolaüs,  comme  on  l’a  fait  souvent  depuis 
Copernic,  qui  pourtant  n’est  pas  tombé  dans  cette  erreur.  Ké- 
pler appelle  l’astrologie  une  fille  folle  de  l’astronomie,  mais  une 
fille  qui  empêche  sa  mère  de  mourir  de  faim  ; d’ailleurs,  comme 
le  prouvent  encore  les  trois  lettres  publiées  par  le  P.  Anschütz, 
il  n’est  pas  sans  croire,  dans  une  certaine  mesure,  à cette  science 
illusoire.  Il  la  défend  contre  les  attaques  de  Herwart  au  nom 
d’analogies  géométriques  existant  entre  la  musique  et  l’astro- 
logie. Les  idées  mystiques  de  Képler  sur  ce  sujet  et  sur  les  rap- 
ports de  la  musique  avec  le  système  du  monde  sont  le  premier 
germe  de  son  plus  célèbre  ouvrage  : Hannouia  mundi. 

Le  supplément  aux  œuvres  de  Képler  publié  par  le  Pi.  P.  An- 
schütz semble  digne  du  monument  élevé  i>ar  Frisch  à la  gloire  du 
grand  astronome  allemand.  Nous  venons  de  résumer  l’introduc- 
tion (pp.  3-9).  Les  lettres  de  Képler  occupent  63  pages  (pp.  10- 
33;  3q-53;  53-74).  Viennent  ensuite  les  nombreuses  notes  expli- 
catives de  l’éditeur,  en  petit  texte  (pp.  yS-iog),  enfin  un  Index 
rerum  et  auctonim  fait  avec  le  plus  grand  soin  (1 1 i-i  18)  (1). 

P.  M. 


X 

Langue  mandarine  du  nord.  Guide  de  la  conversation  f.ian- 
çAis-ANGLAis-GiiiNois,  Contenant  un  vocabulaire  et  des  dialogues 
familiers,  par  le  R.  P.  Séraphin  Couvreur  de  la  compagnie  de 
Jésus,  missionnaire  au  Tcheu-li  S.  E.  — Llo-kien-fou,  imprimerie 
de  la  mission  catholique,  1886.  i vol.  grand  in-8",  pp.  xii-204. 

Le  R.  P.  Couvreur  publiait  naguère,  cà  fimprimerie  catholique 


(1)  Sigaalons  ici,  aux  amateurs  d’histoire  de  l’astronomie,  un  autre  travail 
du  R. P.  Anschütz  ; Ueber  die  Entdeclcunj  der  Variation  und  der  jalndichen 
Gleichimg  des  Mondes,  dans  le  journal  de  Schlomilch  (Hist.  lit.  Ahtheilung, 
t.  XXXI,  pp.  168-171,  :20"2-218  ; XXXII,  pp.  1-15)  qui  se  rattache  à la  publica- 
tion que  nous  annonçons.  Il  y prouve  que  Ticho-Brahé  a trouvé  la  variation 
de  la  lune,  mais  non  l’équation  annuelle  ; cette  dernière  découverte  est  due 
Képler,  qui  en  parle  dans  les  lettres  à Herwart  plus  claire- 
ment que  partout  ailleurs. 


252 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


de  Ilo-kien-fon,  un  Dictionnaire  français-chinois  contenant  les 
expressions  les  plus  usitées  delà  langue  mandarine.  IjQ?,  lettrés 
du  céleste  empire,  les  savants  anglais  et  les  sinologues  les  plus 
distingués  ont  envoyé  à l’auteur  leurs  félicitations  chaleureuses 
avec  des  témoignages  flatteurs  d’admiration.  C’est  à la  suite  de 
cette  importante  publication  que  le  missionnaire  écrivain  a été 
nommé  membre  de  l’Académie  anglo-américaine  de  Pékin,  et 
que,  par  une  faveur  singulière,  l’Institut  de  France  lui  a décerné 
le  prix  Stanislas  Julien. 

Travailleur  infatigable,  le  P.  Couvreur  a publié,  il  y a quelques 
mois,  un  nouvel  ouvrage  d’une  utilité  peut-être  encore  plus 
grande,  savoir  : un  Guide  de  la  conversation  français-anglais- 
chinois. 

A Shang-hai  les  Anglais  ont  déjà  introduit  ce  livre  dans  leurs 
maisons  d’éducation.  Le  directeur  général  des  douanes^M.  Hart, 
a vivement  applaudi  à la  publication  du  Guide,  et  il  l’a  immé- 
diatement adopté  pour  l’école  d’interprètes  qu’il  a établie  à 
Pékin. 

L’auteur  a choisi  la  langue  mandarine,  particulièrement  en 
usage  dans  les  provinces  septentrionales  de  l’empire  du  milieu. 
“ La  langue  mandarine,  lisons-nous  dans  la  préface  du  Guide, 
est  la  langue  familière  non  seulement  des  officiers  du  gouver- 
nement et  de  toutes  les  personnes  instruites,  mais  aussi  des 
quatre  cinquièmes  de  la  population.  Elle  se  divise  en  trois 
dialectes  principaux  : le  dialecte  de  Tch’eng-tou-fou  dans  le 
Seu-tch’oen,  le  dialecte  de  Nankin  et  celui  de  Pékin.  Ce  dernier, 
étant  la  langue  de  la  cour  impériale,  est  en  vogue  dans  tout 
l’empire.  L’étudiant,  comme  le  dit  M.  Wade,  peut  se  tenir  assuré 
que,  s’il  possède,  bien  le  langage  du  nord,  partout  où  il  ren- 
contrera des  Chinois  parlant  le  mandarin,  il  les  comprendra  et 
s’en  fera  comprendre  sans  difficulté.  , 

En  tête  du  livre  (pp.  i-vii),  un  tableau  synoptique  donne  les 
sons,  figurés  à l’européenne  et  d’après  le  système  de  M.  Wade, 
l'illustre  sinologue  anglais.  Mais,  les  sons  franchement  distincts 
étant  peu  nombreux,  l’accent  seul  peut  dans  beaucoup  de  cas 
en  préciser  le  sens.  De  plus,  dans  chaque  caractère  on  distingue 
la  racine  ou  mère,  et  la  notation  du  son,  de  laquelle  dépend  très 
souvent  la  signification  du  mot.  Et  ici,  il  est  aisé  de  le  concevoir, 
les  étrangers  rencontrent  des  difficultés  sérieuses;  c’est  pourquoi 
l’auteur  a présenté  une  étude  courte,  mais  claire  et  exacte,  des 
cinq  tons  et  des  traits  qui  les  marquent  (i). 


(1)  Guide,  pp.  X et  suiv. 


BIBLIOGRAPHIE. 


253 


Pour  faciliter  la  prononciation,  il  essaie  de  déterminer  la 
valeur  des  sons,  et  de  les  représenter  d’une  manière  aussi  par- 
faite que  possible,  suivant  l’orthographe  française  et  conformé- 
ment cà  l’usage  des  lexicographes  chinois  (pp.  vii-xi). 

Après  cette  introduction  nécessaire,  commence  le  Guide 
proprement  dit.  Ce  Guide  est  fait  sur  le  modèle  de  ceux  que  nous 
employons  pour  l'étude  des  langues  européennes.  En  voici  les 
trois  divisions  principales  : le  Vocabulaire,  un  choix  de  Fhmses 
usuelles,  un  recueil  de  Dialogues. 

Au  Vocabulaire  (pp.  i-68),  chaque  page  est  partagée  en  quatre 
colonnes  : la  première  contient  un  mot  français,  parfois  une 
expression;  la  seconde  en  donne  la  traduction  anglaise;  dans  la 
troisième,  se  lisent  les  caractères  chinois;  et  dans  la  quatrième, 
la  manière  de  les  prononcer.  Cette  disposition  est  conservée  au 
cours  de  tout  l’ouvrage.  L'auteur  a beaucoup  restreint  le  nombre 
des  mots,  et  a évité  les  interminables  nomenclatures  que  trop  de 
Guides  de  conversation  affectionnent;  il  a préféré  les  termes 
les  plus  en  usage  dans  une  conversation  chinoise,  et  il  s’est  préoc- 
cupé en  premier  lieu  du  soin  de  suivre  un  ordre  simple  et  logique. 
C'est  dire  qu’il  a rendu  son  Vocabulaire  avant  tout  pratique  et 
aussi  commode  à manier  qu'un  dictionnaire.  Inutile  de  s’arrêter 
au  détail  des  diverses  classes  de  mots  et  de  leurs  subdivisions 
destinées  à diminuer  les  recherches  : la  table  des  matières  rend, 
à cet  égard,  tous  les  services  désirables. 

Les  Phrases  usuelles  (pp.  69-1 1 5)  forment  la  seconde  partie  de 
l’ouvrage.  C'était,  en  quelque  façon,  un  complément  obligé  de  la 
partie  précédente,  nécessairement  plus  sèche  et  plus  difllcile  à 
la  lecture.  Pendant  un  séjour  de  quinze  années  dans  le  pays,  le 
P.  Couvreur  a recueilli  les  expressions  familières,  les  tournures 
locales  et  tous  les  idiotismes.  Non  content  de  les  soumettre  au 
contrôle  des  lettrés  chinois,  dont  plusieurs  sont  initiés  aux  lan- 
gues de  l’Europe,  il  a encore  voulu  en  vérifier  par  lui-même  la 
correction  et  l’exactitude  sur  les  monuments  littéraires  en  style 
simple.  Remarquons,  en  outre,  que  l'écrivain  a su  éviter  ici  un 
double  écueil,  en  rejetant  d'une  part  les  phrases  banales,  pau- 
vres de  sens  et  d’à-propos,  afin  d’adopter  celles-là  seules  qu’il 
reconnaissait  de  mise  en  bonne  compagnie;  d’antre  part,  en 
évitant  les  formes  hyperboliques  et  toute  recherche  outrée. 
Aussi,  les  Phrases  usuelles  nous  paraissent  le  morceau  capital  du 
livre. 

La  troisième 'partie,  renfermant  les  Dialogues  116-192'', 
doit  avoir  été  l’objet  d’un  travail  pénible  et  de  recherches 


254  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

patientes.  On  la  voudrait  réduite  à des  proportions  moins  consi- 
dérables : quelques-uns  de  ces  dialogues  font  à certains  endroits 
double  emploi  avec  les  phrases  usuelles;  plusieurs  nous  sem- 
blent trop  étendus  et  surchargés  de  détails.  Il  est  juste  de  con- 
venir toutefois  que  les  appréciations  d’un  critique  placé  unique- 
ment au  point  de  vue  européen  perdent  peut-être  toute  leur 
valeur  au  sentiment  des  habitants  de  la  Chine;  aussi,  n’est-ce 
que  sous  réserve  que  nous  hasardons  notre  opinion.  Quatre 
pages  de  proverbes  familiers  (pp.  igS-igô)  terminent  le  recueil 
des  dialogues. 

A tout  prendre  donc,  le  Vocabulaire,  les  Phrases  usuelles  et  les 
Dialof/ueSf  ces  trois  grandes  parties  du  Guide,  constituent  une 
œuvre  de  mérite,  une  œuvre  d'une  utilité  incontestable.  Français 
et  Anglais  peuvent  s'en  servir  avec  une  égale  facilité.  Autre 
avantage  fort  appréciable,  il  n’est  nullement  nécessaire,  pour 
l’employer,  d’avoir  appris  à déchiffrer  l’écriture  mandarine. 
L'auteur,  en  effet,  écrit  à côté  de  chaque  terme,  de  chaque 
expression,  la  manière  de  les  prononcer.  C’est  aplanir  aux 
étrangers  les  difficultés  presque  insurmontables  que  leur  offre  la 
lecture  du  chinois;  car,  on  le  sait,  cette  langue  n’a  pas  d’alpha- 
bet : tous  les  caractères  se  rapportent  à deux  cent  quatorze 
racines,  qui  se  distinguent  entre  elles  uniquement  par  le  nombre 
de  traits  ; une  seule  racine  en  compte  parfois  dix-sept.  La  com- 
binaison de  ces  formes-mères  multiplie  le  nombre  des  traits,  et, 
jointe  aux  exigences  de  l’accentuation  et  de  la  phonétique,  elle 
complique  singulièrement  la  lecture  des  mots. 

Comme  dans  son  Dictionnaire  français-chinois,  le  P.  Couvreur 
place  là  la  fin  du  Guide  quatre  tableaux  indiquant  les  poids  et  les 
mesures  du  pays,  la  division  du  temps,  le  cycle  de  soixante  ans  et 
la  division  de  l’année  en  vinyt-quatre  parties.  Les  Chinois  divisent 
le  jour  en  douze  heures  chêu-tch’ ênn,  dont  chacune  équivaut  à 
deux  des  nôtres,  et  se  subdivise  en  huit  k’ô.  Ils  les  représentent 
par  douze  caractères. 

Ces  douze  caractères  horaires,  nommés  ti-tcheu,  se  combinent 
avec  dix  autres,  qu’on  appelle  t’ien-kan,  pour  former  le  cycle  de 
soixante  ans.  Aux  douze  lettres  des  heures  correspondent  les 
noms  de  douze  animaux,  qui  servent  aussi  à marquer  les  années. 
Ainsi,  pour  demander  à un  Chinois  quel  est  son  âge,  rien  n’est 
plus  ordinaire  que  de  dire  : “ Quel  animal  désigne  l’année  de 
votre  naissance?  , Et  il  répondra  : “ C’est  le  bœuf,  ou  c’est  le 
dragon,  etc.  „ (i). 


(1)  Guide,  p.  198. 


BIBLIOGRAPHIE. 


255 


L’année  1886,  dans  cette  supputation,  est  marquée  par  K'iuèn, 
le  nom  du  chien  ; et  le  nom  du  porc,  Tchou  désignera  l’année 
1887  (i). 

Quant  aux  vingt-quatre  parties  de  l’année,  elles  se  règlent  sur 
les  phénomènes  de  la  nature,  auxquels  elles  empruntent  d’ail- 
leurs leur  dénomination  (2). 

C’est  ainsi,  pour  ne  citer  qu’un  exemple,  que  les  mois  de  la 
première  saison  chinoise  s’appellent;  commencement  du  prin- 
temps (5  février),  eau  de  pluie  (ig  février),  réveil  des  insectes 
(5  mars),  équinoxe  (20  mars),  lumière  pure  (5  avril)  ai  pluie  des 
céréales  (20  avril). 

Deux  mots  encore  touchant  l’exécution  typographique.  Bien 
qu’il  cherchât  avant  tout  à favoriser  la  diffusion  de  son  ouvrage 
et  à publier  une  édition  modeste,  le  P.  Couvreur  a veillé  avec  un 
soin  tout  particulier  à obtenir  une  grande  correction  du  texte,  la 
netteté  du  tirage  et  une  disposition  extérieure  parfaite.  Chaque 
caractère  chinois  a tous  les  traits  distincts  et  bien  dessinés  : on 
entrevoit,  à l’ensemble  de  ces  détails  encore,  quelle  attention  et 
quelle  persévérance  il  a fallu  pour  arriver  à un  si  beau  résultat. 
Mais  la  critique  fera  un  reproche  à l’auteur  d’avoir  choisi  le  for- 
mat grand  in-8°  pour  un  livre  dont  beaucoup  en  Chine  aimeront 
à faire  leur  vade-mecum. 


J.  L. 


XI 


Du  BIEN  AU  POINT  DE  VUE  ONTOLOGIQUE  ET  MORAL,  dissertation 
pour  le  doctorat  en  philosophie  selon  saint  Thomas,  par 
Léon  De  Lantsheere,  docteur  en  droit.  Louvain,  188G. 

L’université  de  Louvain  vient  de  créer  son  second  docteur 
en  philosophie  selon  saint  Thomas.  En  décembre  dernier, 
M.  Léon  De  Lantsheere  soutenait,  pour  l’obtention  de  ce  grade, 
une  série  de  thèses  sur  les  problèmes  les  plus  élevés  de  la  philo- 
sophie et  présentait  en  même  temps  une  dissertation,  dont  nous 
voulons  dire  un  mot. 

En  exposant  et  développant  les  enseignements  du  Docteur 


(1)  Ihid.,  p.  199.  — (2)  Ibid.,  p.  200. 


256 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES, 


angélique  sur  le  bien  au  point  de  vue  ontologique  et  moral, 
M.  De  Lantsheere,  à côté  des  questions  propres  à la  scolastique, 
accorde  une  large  part  à la  réfutation  de  certaines  théories  de 
Kant.  Est-ce  pour  ce  motif  que  des  critiques  ont  écrit  ; “ Cette 
dissertation  n’a  rien  de  scolastique  „ ? L’auteur  cependant  s’était 
expliqué  à ce  sujet  ; car  il  nous  prévient  dans  sa  préface  que  : 
“ Montrer  comment  les  mêmes  problèmes,  les  mêmes  données 
sont  à la  base  de  la  philosophie  scolastique  et  de  la  philosophie 
de  Kant,  faire  saisir  exactement  dans  la  marche  dialectique  de 
celui-ci  le  paralogisme,  la  pétition  de  principe,  l’hypothèse 
hasardée  qui  le  font  dévier  de  la  vérité,  placer  par  là  même  les 
solutions  de  l’école  dans  une  lumière  plus  vive  par  le  contraste 
tel  est  le  point  de  vue  spécial  auquel  il  a voulu  se  placer. 
Le  champ  de  la  scolastique  a étendu  ses  frontières  au  delà  des 
limites  que  les  âges  passés  semblaient  lui  tracer;  car,  du  moment 
qu’on  défend  contre  Victor  Cousin  l’immutahilité  de  la  vérité^ 
on  comprend  que  la  vraie  et  la  saine  philosophie  renferme,  dans 
ses  invariables  principes,  la  condamnation  de  tous  les  s3^stèmes 
qui  s’en  séparent. 

Au  chapitre  premier,  M.  De  Lantsheere  soulève  et  résout  le 
problème  des  causes  finales  : la  notion  du  bien  repose  en  effet 
sur  celle  de  la  fin.  La  tin,  ce  n’est  pas  seulement  le  but  d’une 
action,  c'est  encore  et  surtout  le  but  conçu  d’abord  et  réalisé 
ensuite  dans  nos  actes.  Mais  dans  quel  sens  faut-il  appliquer 
cette  notion  de  fin  aux  êtres?  Les  êtres  doivent  être  distingués 
en  deux  grandes  classes  : les  uns,  doués  de  connaissance,  agissent 
certainement  et  visiblement  pour  des  fins  qu’eux-mêmes  se  pro- 
posent; les  autres,  privés  de  raison,  sont  dirigés  par  une  fin 
connue  au  sens  matériel.  Mais  y a-t-il  dans  la  nature  des  fins 
poursuivies?  D’après  l'hypothèse  du  pur  mécanisme,  professé 
par  Démocrite  et  Empédocle,  et  devenu  la  base  du  matérialisme 
et  de  l’évolutionnisme  contemporains,  les  agents  naturels  agissent 
sous  la  seule  impulsion  des  causes  efficientes  antérieures.  Saint 
Thomas,  au  contraire,  en  divers  endroits,  résout  le  problème  en 
recourant  à l’influence  d'une  cause  finale,  qui  dirige  et  met  en 
action  ces  causes  efficientes.  Les  arguments  en  faveur  de  cette 
thèse  permettent  à l’auteur  de  conclure  : “ Tous  les  êtres  sont 
régis  par  la  loi  de  la  finalité  : ce  vaste  ensemble  du  monde  maté- 
riel et  spirituel  est  fait  en  vue  d’une  fin  à laquelle  sont  subor- 
données, et  d’après  laquelle  sont  délimitées  les  fins  et  les  activités 
particulières  des  êtres.  „ 

La  question,  au  chapitre  ii,  se  restreint  à l’homme,  chez  qui  la 


BIBLIOGRAPHIE. 


257 

fin  est  consciente.  Tous  les  êtres  se  développent  dans  le  sens  de 
leur  nature,  et  l’être,  en  tant  qu’il  a avec  la  tendance  d’un  autre 
être  la  relation  transcendentale  de  convenance,  s’appelle  le  bien. 
C’est  assez  dire  (\\x' au  point  de  eue  logique, \q  bien,  comme  l’unité, 
la  vérité,  n’est  qu’une  des  faces  particulières  de  l’idée  d’être: 
c’est  l’être  en  tant  qu’il  est  conforme  à la  tendance  naturelle. 

Avant  de  donner  la  signification  ontologique  de  l'idée  du  bien, 
M.  De  Lantsheere  a eu  à cœur  de  répondre  aux  reproches  for- 
mulés par  Kant  contre  les  notions  transcendentales,  telles 
qu’Aristote  les  a déduites  et  formées. 

Si  l’on  se  rappelle  comment  naît  en  nous  l’idée  du  bien,  on 
verra  aussitôt  que,  pris  ontologiquement,  le  bien  et  l’être  se  con- 
fondent. Les  arguments  de  saint  Thomas  1e  prouvent  surabon- 
damment ; on  pourrait  même  l’établir  d’une  manière  générale  en 
étudiant  la  hiérarchie  ontologique  : à chaque  degré  d’être,  la 
chose  existante  est  bonne,  et  nous  ne  lui  refusons  ce  prédicat  que 
lorsque  nous  avons  en  face  de  nous  un  non-être  sous  quelque 
rapport.  La  conclusion  qui  s’en  dégage,  — elle  fut  d’ailleurs  de 
tout  temps  celle  de  la  scolastique,  — c’est  qu’il  faut  admettre  au 
sommet  des  choses,  comme  explication  et  cause  nécessaire,  un 
être  qui  soit  tel  sous  tous  les  rapports,  sans  aucun  mélange 
de  puissance  ou  de  non-être.  On  voit  quelle  corrélation  intime 
unit  les  idées  de  fin,  de  bien  et  de  perfection. 

Dans  la  seconde  partie  du  travail  (chapitre  iii),  on  considère  le 
bien  au  point  de  vue  moral.  La  théorie  de  la  bonté  des  choses  se 
lie  étroitement  à celle  de  la  bonté  de  la  vie,  qui  en  somme  est 
toute  la  morale. 

Depuis  Aristote  déjà  la  distinction,  supposée  ou  admise  par 
tous  les  systèmes  de  morale,  a été  établie  entre  les  biens  honnê- 
tes, agréables  et  utiles.  Il  nous  faut  maintenant  passer  à l’exa- 
men des  principes  fondamentaux  de  la  morale  et  de  leurs 
rapports  avec  l’idée  du  bien. 

Qu’est-ce  qui  détermine  un  objet  à être  moralement  bon? 
Est-ce  la  législation  autonome  de  la  volonté,  comme  le  veut 
Kant,  ou  bien  est-ce  l’objet  lui-même  qui  s’arroge  l’autorité  qu’il 
veut  faire  subir  à notre  faculté  appétitive  ? Cette  solution,  qui 
est  celle  du  Docteur  angélique,  donne  à la  morale  un  caractère 
objectif.  Au  sommet  de  toutes  les  motions  de  la  volonté,  vient 
se  placer  la  motion  nécessaire  de  la  volonté  vers  la  béatitude  : 
dès  lors,  un  objet  ne  deviendra  capable  de  déterminer  notre 
volonté  que  pour  autant  qu’il  sera  en  connexion  avec  l’objet 
necessaire  immédiat.  Cette  connexion  était-elle  nécessaire  elle- 


XXI 


17 


258  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

même,  alors  apparaîtra  le  devoir,  dont  l’explication  dernière  se 
trouve  dans  la  nécessité  naturelle  et  absolue  de  vouloir  le  bien 
infini,  total,  qui  est  Dieu.  Nous  voyons  donc  la  règle  suprême  des 
actes  humains  dans  la  tendance  nécessaire  qui  nous  pousse  vers 
la  contemplation  de  l’objet  infini,  et  par  conséquent  vers  notre 
bonheur. 

M.  De  Lantsheere,  à la  fin  de  sa  dissertation,  examine  et  dis- 
cute longuement  la  valeur  des  objections  que  Kant  oppose  à la 
doctrine  scolastique,  appelée  par  lui  l’hétéronomie  de  la  volonté. 
Cette  partie  polémique  du  travail  mérite  toute  attention  et  tout 
éloge:  elle  montre  l’opportunité  des  études  scolastiques, à l’heure 
où  le  mouvement  philosophique  actuel  en  Allemagne,  dans  ses 
représentants  les  plus  sérieux,  revient  évidemment  au  point  de 
départ  que  lui  a donné  autrefois  le  philosophe  de  Kœnigsberg. 
Cette  discussion  témoigne  chez  l’auteur  d’un  esprit  de  critique 
impartiale  et  judicieuse  et  d’une  connaissance  approfondie  de  la 
philosophie  kantienne. 

Nous  ajouterons  volontiers  en  finissant,  que,  scolastique  pour 
le  fond,  — nous  espérons  l’avoir  montré,  ■ — cette  dissertation 
l’est  aussi  pour  la  forme  : elle  n’est  pas  en  effet  œuvre  de  vulga- 
risation. Ceux  qui  croiraient  devoir  s’en  plaindre  ne  devront  pas 
oublier  qu’écrite  en  vue  d’un  doctorat  la  thèse  de  M.  De  Lants- 
heere, dans  sa  forme  un  peu  sévère,  servait  pleinement  le  but  de 
l’auteur. 


Abbé  Gabriel  Vanden  Gheyn. 


\mm 

DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES 


ANTHROPOLOGIE 


Carte  préhistorique  de  la  Tunisie  n).  — M.  le  D‘'  Gollignon 
a présenté  au  congrès  de  l’Association  française  pour  l’avance- 
inent  des  sciences,  qui  s’est  tenu  cette  année  à Nancy,  une 
carte  préhistorique  de  la  Tunisie,  qui  confirme  ce  que  l’on  savait 
déjà  des  instruments  de  pierre  du  nord  de  l’Afrique.  Les  types 
moustériens  y sont  très  répandus.  A Gafsa,  M.  Gollignon  aurait 
observé  un  gisement  moustérien  reposant  sur  un  poudingue  à 
coups-de-poing  chelléens.  L’industrie  néolithique  est  représen- 
tée à Gabès  et  dans  les  environs  de  Sbeitha,  où  l’on  trouve  des 
pointes  de  flèches  en  nombre  considérable. 

Les  mégalithes  de  la  Nièvre  (2).  — D’après  la  commis- 
sion des  monuments  mégalithiques,  il  y aurait  dans  la  Nièvre 
12  dolmens  et  10  menhirs.  M.  le  D'^  Jacquinot,  qui  connaît 


(1)  Matériaux  pour  Vhist.primit.  et  naturelle  de  l'homme,  sept.  1886,  p.  461. 
(âj  Ballet,  delà  Soc.  d’anthrop.  de  Paris,  3® série,  t,  IX,  p.  323. 


2Ô0 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


bien  son  département,  déclare  qu’on  n’y  trouve  ni  dolmens,  ni 
menhirs,  mais  seulement  ce  qu'il  appelle  des  pierres  à sacrifices, 
au  nombre  d’une  quinzaine  environ.  Ce  sont  de  gros  blocs  de 
granit,  sur  lescpiels  on  constate  des  cavités  artificielles.  Chacun 
d’eux  porte  une  figure  humaine  de  grandeur  naturelle,  grossiè- 
rement taillée  en  creux,  entourée  de  G ou  8 bassins  plus  petits. 
M.  Jaccpiinot  rattache  ces  pierres  aux  rites  druidiques. 


L’origine  du  bronze  et  de  l'étain  (i).  — On  sait  que,  d’après 
le  système  imaginé  par  M.  de  Mortillet,  la  découverte  du  bronze 
aurait  été  faite  dans  l’Inde,  et  les  premiers  instruments  de 
bronze  seraient  venus  de  ce  pays  à une  époque  préhistorique, 
antérieure  à toutes  les  données  de  l’histoire.  M.  de  Mortillet  a 
naturellement  cherché  à étayer  ce  système  sur  des  faits.  Pour 
obtenir  du  bronze,  il  faut  avoir  à sa  disposition  les  deux  métaux 
constituants,  le  cuivre  et  l’étain.  Or  si  le  cuivre  est  assez  abon- 
dant et  d’extraction  facile  aussi  bien  en  Europe  qu’en  Asie,  il 
n’en  est  pas  de  même  de  l’étain,  d’après  M.  de  Mortillet.  Tous 
les  gisements  de  l’Europe  auraient  été  impropres  à alimenter 
l’industrie  de  l’âge  du  bronze.  Il  n’y  a cpie  ceux  de  Banca  et  de 
Malacca,  les  plus  riches  du  monde,  qui  aient  pu  satisfaire  aux 
besoins  des  peuples  préhistoriques  ou  protohistoriques.  A ce 
premier  argument,  M.  de  Mortillet  ajoute  des  considérations 
d'un  autre  ordre  ; l’étroitesse  des  poignées  de  sabres  et  d’outils 
de  l’âge  du  bronze  ; l’usage  de  sistres  analogues  à ceux  de  l’Inde 
moderne  ; des  motifs  d’ornementation  comme  le  swastika  ; la 
coutume  de  la  crémation,  qui  s’est  répandue  en  Occident  en 
même  temps  que  l’industrie  du  bronze. 

M“®  Clémence  Royer  s’est  appliquée  à démolir  ce  système 
pièce  à pièce  ; ce  qui  ne  lui  a pas  coûté  beaucoup  de  peine,  tant 
l’édifice  était  léger.  Mais  encore  fallait-il  faire  justice  d’une  doc- 
trine que  M.  de  Mortillet  a réussi  à faire  accepter  de  bien  des 
gens,  au  moyen  de  ses  livres  et  de  son  enseignement.  Le  profes- 
seur de  l’École  d’anthropologie  de  Paris,  d’après  M“®  Royer,  ne 
tient  pas  assez  compte  de  l’importance  des  gisements  d’étain 
européens,  et  notamment  de  ceux  d’Angleterre,  d’Espagne,  de 
Bohême  et  de  Saxe.  Mais  M“®  Royer  tombe  dans  un  système 
opposé  à celui  de  M.  de  Mortillet  et  qui  n’est  pas  plus  soutena- 
ble. D’après  elle,  l'industrie  du  bronze  serait  venue  d’Espagne. 

(1)  Bidlet.  de  U(^  Soc.  d’aiifhrop.  de  Paris,  3®  série,  t.  IX,  pp.  290, 306. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


261 


I 


On  sait  que  Royer  s’est  donné  la  tâche  de  prendre  en  toute 
circonstance  le  contre-pied  des  traditions  qui  désignent  l’Orient 
connue  le  point  de  départ  des  races  et  des  civilisations  euro- 
péennes.Faire  naître  l’industrie  métallurgique  à l’extrême  Occi- 
dent devait  la  tenter.  Elle  établit  d’après  les  données  de  la  lin- 
guistique que  la  connaissance  du  bronze  est  postérieure  à la 
dispersion  des  Aryas,  à leur  expansion  en  Europe,  mais  anté- 
rieure à leur  arrivée  dans  l’Inde.  Les  Latins,  les  Slaves,  les  Grecs 
ont  des  mots  différents  pour  désigner  l’étain.  Il  en  est  de  même 
pour  le  cuivre.  En  sanscrit,  le  vocable  du  cuivre,  Tami'a,  se  rap- 
porte à notre  mot  airain,  ce  qui  prouverait  que  les  Aryas  de 
l’Inde  ont  connu  d’abord  le  cuivre  sous  forme  d’alliage.  L’airain 
fut  pendant  longtemps  un  mot  générique  pour  désigner  le  métal, 
bronze,  cuivre  ou  fer.  Il  est  resté  chez  les  Anglo-Saxons  et  les 
Celtes  comme  le  vocable  du  fer,  iron,  eisern,  eisarn.  Après  la 
découverte  du  fer,  il  y eut  pour  l’airain  un  autre  vocable  ; on 
l’appela  le  bronze, et  les  Latins  donnèrent  au  fer  un  nom  spécial, 
feryHm,ferreus.?)^m  aller  chercher  l’origine  du  bronze  cuEspagne 
avec  Royer,  dans  l’Inde  avec  M.  de  Mortillet,  nous  savons 
par  les  sources  historiquesde  l’anti  quité,  cjuel’étainétalt  exploité 
de  toute  ancienneté  dans  l’Ibérie  caucasienne.  Les  Eraniens  de 
la  Susiane,  du  bassin  du  Tigre  et  de  l’Euphrate,  tiraient  ce 
métal  de  la  Géorgie  et  du  Kurdistan.  Tout  récemment,  à l’Aca- 
démie des  inscriptions  et  belles-lettres,  M.  Pavet  de  Cour- 
teille  faisait  remarcpier  que,  dans  la  langue  turque,  le  mot  c[ui 
désigne  l’étain  n’est  emprunté  à aucune  autre  langue  : que  par 
conséquent  il  faudrait  s’assurer  s'il  n’y  a pas  des  mines  d’étain 
dans  la  région  de  l’Altap  lieu  d’habitation  primitif  de  la  race 
turque.  D’après  M.  d’Hervey  de  Saint -Denys,  l’étain  était  connu 
en  Chine  dès  le  xii®  siècle  avant  J.-C.  Des  témoignages  certains 
disent  ejue  les  mines  d’étain  étaient  dans  les  montagnes  du 
Thibet  oriental.  Le  mot  étain,  de  la  langue  chinoise,  qui  se  pro- 
nonce si,  a tous  les  caractères  de  la  plus  haute  antiquité.  Il  est 
donc  bien  possible  qu’avant  d’être  exploité  à Banca  et  à Malacca, 
l’étain  ait  été  connu  simultanément  sur  différents  points  de 
l’Asie  orientale  et  occidentale.  En  ce  qui  concerne  l’âge  du  bronze 
européen,  il  semble  que  les  régions  caucasiennes,  voisines  de 
l’Arménie,  sont  suffisamment  désignées  par  les  traditions 
antiques  comme  le  point  de  départ  d’où  cette  industrie  s'est 
répandue  en  Occident. 

Il  est  naturel  de  penser  que  le  bronze  a été  inventé  dans  les 
localités  où  l’on  trouve  à la  fois  le  cuivre  et  l’étain.  Or  on  sait  que 


2Ô2 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


souvent  les  filons  d’étain  deviennent  en  profondeur  des  mines  de 
cuivre  ou  réciproquement.  C’est  ce  qui  se  produit,  par  exemple, 
dans  les  Cornouailles.  N’est-ce  pas  à cette  circonstance  que  fut 
due  l’idée  première  de  la  combinaison  des  deux  métaux  ? Il  n'y 
aurait  qu'à  chercher  si  pareil  fait  ne  se  présente  pas  dans  les 
régions  de  l’Asie  occidentale  désignées  plus  haut.  Cela  viendrait 
à l’appui  de  la  tradition. 

Clémence  Royer  réfute  également  les  arguments  em- 
pruntés par  M.  de  Mortillet  à l’ethnographie  de  l’àge  de  bronze. 
La  petitesse  des  poignées  d’épées,  d’outils  ainsi  que  des  bracelets, 
ne  prouve  rien  en  faveur  de  leur  origine  étrangère.  Car,  en  défi- 
nitive, les  Européens  .s’en  servaient  tels  qu’ils  étaient,  et  s’ils 
s'en  servaient,  c'est  qu'ils  les  trouvaient  à la  mesure  de  leurs 
mams  et  de  leurs  bras.  Il  y avait  donc  de  petites  mains  en 
Europe  comme  aux  Indes. 

Quant  au  svastika,  c’est  un  signe  aryen;  or  les  Aryas  ne  sont 
allés  dans  l’Inde  que  deux  mille  ans  au  plus  avant  notre  ère, 
tandis  que  le  bronze  et  le  svastika  sont  bien  plus  anciennement 
connus  en  Occident  ('Q.  Le  signe  du  svastika  ne  nous  est  pas 
plus  venu  de  l'Inde  que  le  bronze. 

Il  en  est  de  même  du  sistre,  connu  des  Égyptiens  bien  avant 
qu'il  y eût  des  Aryas  dans  l’Inde.  Les  Aryas  peuvent  avoir 
emprunté  le  titinnabulum  aux  bacchantes  de  Dyonisios,  aux 
pleureuses  d’Adona’i,  aux  Curètes,  aux  Corybantes  de  Phrygie 
et  de  Crète,  aux  initiés  de  Phrygie,  aux  pythonisses  de  Del- 
phes, etc.  Notre  âge  du  bronze  n’est  pas  plus  ancien  que  les 
vieilles  civilisations  de  l’Égypte  et  de  la  Chaldéc  et  que  les 
peuples  protohistoriques  qu’on  vit  apparaître  à l’origine  de 
l’histoire  sur  le  pourtour  de  la  Méditerranée.  Les  préhistoriens 
ont  fait  fausse  route  en  le  refoulant  dans  un  passé  inconnu 
séparé  par  un  abîme  des  temps  historiques.  Les  progrès  de 
l’archéologie  orientale  tendent,  au  contraire,  de  plus  en  plus,  à 
rapprocher  les  distances. 

]\Ième  observation  à propos  de  l'incinération.  Rien  ne  prouve 
qu’elle  fût  d’usage  ancien  dans  l’Inde.  Tous  les  textes  qui  en 
parlent  sont  récents.  Il  est  douteux  qu’elle  y soit  antérieure  au 
code  de  Manou  et  à la  guerre  de  Troie,  époque  à laquelle  les 
Pélasges,  les  Hellènes,  les  Étrusques  la  pratiquaient  depuis 
longtemps. 

En  résumé,  comme  le  fait  très  bien  remarquer  M"’®  Royer,  il 
n’y  a pas  un  des  arguments  de  M.  de  Mortillet  en  faveur  de 
l’origine  indienne  du  bronze  qui  ne  se  retourne  contre  son 
liypothèse. 


i 


S 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


203 


L’origine  du  verre  (i).  — M.  de  Mortillet  est-il  plus  heureux 
quand  il  cherche  à établir  l'origine  du  verre?  Le  verre  est  encore 
inconnu  pendant  l’âge  de  la  pierre  européen  ; on  commence  à 
le  rencontrer  à l’âge  du  bronze.  Ce  sont  d’abord  des  perles  de 
verre  opaque,  comparable,  dit-il,  à des  laitiers.  Dès  qu’on  a 
fondu  des  minerais,  on  a dû  produire  des  laitiers.  Il  s’en  est 
trouvé  qui  avaient  de  vives  couleurs.  On  s’en  est  servi  pour  l’orne- 
mentation. M.  de  Mortillet  présente  à l’appui  de  sa  thèse  des 
laitiers  modernes  rapportés  d'une  fonderie  de  fer  des  Eyzies.  Il 
y aurait  bien  quelque  réserve  à faire  à ce  sujet.  On  donne  le 
nom  de  laitiers  à des  silicates  doubles  d’alumine  et  de  chaux, 
obtenus  dans  la  fabrication  moderne  du  fer.  Les  anciens  métal- 
lurgistes n’employaient  pas  la  chaux  comme  fondant  des  mine- 
rais de  fer,  et  les  résidus  de  leurs  opérations  sont  des  scories 
noires  et  opaques  très  riches  en  fer,  très  impropres  à l’ornemen- 
tation. Il  devait  en  être  de  même  des  scories  des  premiers  métal- 
lurgistes de  l’âge  du  bronze.  Que  la  production  des  scories  ait 
donné  l’idée  de  fondre  des  matières  siliceuses  pour  rornementa- 
tion,  c’est  po.ssible  ; mais  cela  ne  constituait  pas  des  laitiers  dans 
le  sens  exact  du  mot.  Quelques  analyses  nous  en  apprendraient 
plus  long  à ce  sujet  que  des  hypothèses.  Dans  tous  les  cas  le 
verre  transparent  est  d’invention  beaucoup  plus  récente.  Son 
introduction  en  Gaule  ne  date  que  de  l’époque  romaine. 

La  dolichocéphalie  anormale  par  synostose  prématurée 
de  la  suture  sagittale  (2).  — Sous  ce  litre  MM.  Manouvrier  et 
Chantre  ont  présenté  à la  Société  d’anthropologie  de  Lyon  d’in- 
génieuses observations.  La  synostose  prématurée  d’une  suture 
est  un  obstacle  à l’accroissement  du  crâne  dans  le  sens  perpen- 
diculaire à cette  suture.  La  synostose  de  la  sagittale  entraîne  la 
dolichocéphalie,  qui  est  anormale  dans  le  cas  de  synostose  pré- 
maturée. “ Dans  beaucoup  de  cas  la  dolichocéphalie  ne  serait 
donc  plus,  comme  on  l’a  cru  généralement  jusque-là,  un  carac- 
tère ethnique  ; elle  serait  due  à une  cause  purement  patholo- 
gique. „ Il  faut  tenir  compte  de  ces  effets  anormaux  dans  l’étude 
d’une  population,  car  ils  peuvent  modifier  sensiblement  les 
moyennes. 

La  mâchoire  de  la  Naulette  (3).  — La  fameuse  mâchoire 

(1)  Bulletin,  de  la  Suc.  d’anthrop.  de  Paris,  8®  série,  t.  IX,  p.  261. 

(2)  Matériaux,  oct.  1886,  p.511. 

(3)  Revue  d’anthrop.,  15«  année,  3®  fascicule,  juillet  1886. 


264  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

de  la  Naulette,  découverte  en  1864  par  M.  Édouard  Dupont  dans 
une  caverne  de  la  commune  de  Furfooz,  a servi,  comme  l’on 
sait,  de  thème  aux  partisans  de  l’origine  simienne  de  l’homme 
qui  ont  prétendu  y trouver  un  grand  nombre  de  caractères  d’in- 
fériorité dont  quelques-uns  seraient  simiens.  M.  Topinard  est 
venu  étudier  cette  pièce  à Bruxelles,  et  le  résultat  de  son  examen 
tend  à modifier  certaines  idées  ayant  cours.  Ainsi  la  mâchoire 
de  la  Naulette  offre  un  prognathisme  interne,  modéré,  c’est  un 
caractère  négroïde,  non  simien.  L’arcade  alvéolaire  n’est  pas 
convergente,  comme  on  l’a  dit,  mais  divergente,  parabolique, 
très  humaine.  On  a parlé  de  l’absence  d’apophyses  géni.  C’est 
une  erreur.  La  pièce  était  mal  lavée  quand  on  a dit  cela.  Elle 
présente  de  magnifiques  fosses  digastriques.  Le  menton  est  très 
fuyant,  mais  très  humain.  Si  elle  offre  quelques  dispositions 
simiennes,  aucune  d’elles  n’a  de  valeur  absolue.  Tel  est,  par 
exemple,  le  bourrelet  ou  promontoire  génien,  analogue  à celui 
du  type  courant  des  anthropoïdes,  mais  qui  peut  se  rencontrer 
aussi  dans  toutes  les  races.  Tels  sont  aussi  l’épaisseur  du  corps 
de  l’os  par  rapport  à sa  hauteur,  l’accroissement  de  volume  des 
grosses  molaires  d’avant  en  arrière,  etc.  Le  témoignage  de 
M.  Topinard  est  bon  à enregistrer. 


La  série  paléoethuologique  des  ossements  primatiens  (i). 

— M.  Salmon  n’y  regarde  pas  de  si  près.  D’après  lui,  on  peut 
établir,  depuis  les  singes  tertiaires  jnsqu’à  l’homme  moderne, 
une  série  continue  où  la  mâchoire  de  la  Naulette  figure  un  des 
types  de  passage.  “ A ceux,  dit-il,  qui  traiteraient  l’entreprise  de 
prématurée,  il  est  facile  de  répondre  que  les  lacunes  de  ce  cadre 
intéressant  seront  comblées  au  fur  et  à mesure  des  découvertes.. 
C’est  en  effet  très  facile  et  très  simple.  Cela  supprime  les  diffi- 
cultés. Mais  M.  Salmon  demande  en  faveur  de  sa  théorie  un 
vote  de  confiance,  qu’on  pourrait  bien  ne  pas  lui  accorder  si  faci- 
lement, en  l’absence  de  preuves. 


Les  sépultures  à deux  degrés  et  les  rites  funéraires  de 
l’âge  de  la  pierre  (2).  — M.  Salmon  déclare  qu’il  n’existe  pas 
de  sépulture  de  l’époque  quaternaire.  Ce  n’est  pas  l’avis  de 

(1)  Matériaux, ocL  1886,  p.  482. 

(2)  Matériaux, sept.  1886,  p.  441  et  aussi  Revue  d’anthropologie,M>  juill.  1886. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


265 


M.  Cartailhtac.  On  ne  sait  rien,  dit-il,  des  rites  funéraires  de 
l’époque  de  Chelles  et  du  Moustier.  Mais,  à partir  de  l’époque 
de  Solutré,  il  y a des  sépultures  parfaitement  authentiques. 
Après  avoir  passé  les  faits  en  revue,  il  conclut  à un  rite  très  con- 
stant et  très  bien  défini,  qui  consistait  à décharner  d’abord  les 
corps,  et  à transporter  ensuite  les  ossements  dans  les  grottes 
sépulcrales,  où  leur  présence  n’excluait  pas  l’habitation.  Cette 
coutume  est  encore  très  répandue  actuellement.  Elle  commence 
à l’époque  quaternaire,  se  conserve  pendant  celle  de  la  pierre 
polie,  jusqu’au  moment  où  apparaît  on  Europe  l’usage  de  la  cré- 
mation, qui  fut  usitée  longtemps  avant  l’ère  métallique.  Cela 
permettait  de  former  de  vastes  ossuaires  qui  tombèrent  en 
désuétude  après  les  débuts  de  l’âge  du  bronze,  mais  pas  com- 
plètement, puisqu’on  en  trouve  encore  des  exemples.  Tantôt  les 
ossements  sont  enterrés  pêle-mêle,  tantôt  les  ligaments  rete- 
naient encore  les  os  dans  leur  connexion  naturelle.  On  a trouvé 
parfois  des  ossements  peints  en  rouge,  ce  qui  ne  laisse  aucun 
doute  sur  la  coutume  du  décharnement.  Cette  peinture  funèbre 
se  pratique  encore  en  Australie.  Beaucoup  de  dolmens  sont  per- 
cés d’un  trou  trop  étroit  pour  laisser  passer  un  corps  entier, 
mais  suffisant  pour  y introduire  des  os  détachés.  Les  perfora- 
tions crâniennes  posthumes,  dont  on  a relevé  tant  d’exemples, 
servaient  à nettoyer  l’intérieur  du  crâne  ou  à le  porter  en  guise 
de  relique. 


La  date  de  Tâge  du  renne  à Genève  (i).  — Le  lac  de 

Genève  atteignait  autrefois  un  niveau  bien  plus  élevé  qu’aujour- 
d’hui.  Il  est  actuellement  à la  cote  de  372  mètres,  tandis  que  ses 
terrasses  anciennes  s’élèvent  jusqu’à  ygS"'  d’altitude.  Or,  à la 
cote  45 1™  on  trouve  une  terrasse  supportant  un  éboulis  du 
Salève  avec  débris  de  l’âge  du  renne.  De  l’autre  côté  du  lac,  on 
relève,  à la  même  cote,  un  fait  absolument  identique.  D’autre 
part,  on  connaît  le  niveau  d’une  terrasse  renfermant  des  antiqui- 
tés romaines,  notamment  une  monnaie  de  Valentinien,  et  l’on 
constate  que  depuis  cette  époque  (364-375),  le  niveau  du  lac  a 
baissé  de  cinq  mètres.  M.  le  D^’  Gosse  estime  qu’il  y aurait  là  les 
éléments  d’un  chronomètre  naturel.  Tenant  compte  des  travaux 
faits  pour  abaisser  artificiellement  le  niveau  du  lac,  il  évalue 
l’abaissement  naturel  à o'",4o  par  siècle.  Étant  donné  le  niveau 


(1)  Matériaux,  sept.  1886,  p.  464 


266 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


de  l'âge  du  renne,  il  se  serait  écoulé,  depuis  .cette  époque, 
i8  280  ans.  Malheureusement,  ce  chronomètre  a le  défaut  de  tous 
les  chronomètres  naturels.  Il  repose  sur  des  faits  dont  la  régula- 
rité est  très  problématique.  Il  est  même  certain  que  l’énergie  des 
agents  naturels  ayant  varié  depuis  l’époque  du  renne,  l’abaisse- 
ment du  plan  d’eau  a dû  se  faire  d’une  manière  irrégulière, 
comme  l’indiquent  d’ailleurs  les  terrasses,  signes  certains  de 
temps  d'arrêt  dans  la  marche  du  phénomène. 


La  grottî  de  Montgaudier  (i).  — Jusqu’à  présent  il  a sem- 
blé que  les  gravures  d'un  caractère  artistique,  rencontrées  dans 
des  gisements  quaternaires,  n’appartenaient  qu’à  la  fin  des 
temps  quaternaires,  alors  que  les  animaux  de  races  ou  d’espèces 
éteintes  avaient  en  grande  partie  disparu.  Cependant,  en  i865, 
M.  l’abbé  Bourgeois  avait  signalé  deux  os  avec  des  gravures 
représentant  des  animaux,'trouvés  dans  la  grotte  de  la  Chaise, au 
milieu  d’une  couche  à Bhinoceros  tichorhinus  et  à Vrsus  spe- 
læus.  On  éleva  des  doutes  sur  l’exactitude  de  cette  observation, 
et  l’on  pensa  qu’elle  devait,  dans  tous  les  cas,s’exifiiquer  par  un 
remaniement  du  sol.  Il  y a quelques  mois,  M.  Albert  Gaudry 
présenta  à l’Acadéjnie  des  sciences  un  bâton  de  commandement 
orné  de  remarquables  gravures,  trouvé  par  M.  Eugène  Paignon, 
dans  la  grotte  de  Montgaudier  (Charente)  et  dans  des  circon- 
stances qui  confirment  l’observation  de  M.  l’abbé  Bourgeois. 

La  grotte  de  Montgaudier  a servi  d’habitation  à l’homme  pen- 
dant un  long  espace  de  temps,  comme  l’indique  une  accumula- 
tion de  12  mètres  de  limon,  rempli  des  débris  de  son  industrie 
du  sommet  à la  base.  Ce  remplissage  est  formé  de  zones  super- 
posées bien  distinctes,  alternant  avec  des  foyers  et  des  cendres. 
M.  Gaudry  a fait  opérer,  en  sa  présence,  des  fouilles  au  niveau 
où  avait  été  trouvé  ce  bâton  de  commandement.  On  découvrit, 
devant  lui  et  M.  Paignon,  deux  morceaux  d’ivoire  avec  des  gra- 
vures, une  côte  d’aurochs  également  travaillée,  de  nombreux 
éclats  de  silex  dont  plusieurs  ont  été  retouchés,  des  restes  de 
Felis  spelseus,  cVHi/æna  spelæa,  à'Ursus  spelæus,  de  renne,  de 
Cervus  canadensis,  de  Rhinocéros  tichorhinus^  etc. 

A i"",  (o  plus  bas,  les  mêmes  fouilles  ont  fait  découvrir  encore 
des  silex  taillés,  des  poinçons  en  os,  un  harpon  barbelé  comme 


(l)  Comptes  rendus  des  séances  de  V Académie  des  sciences,  t.  GUI,  22  nov. 
1886. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  267 

ceux  de  la  Madeleine,  des  os  concassés  de  renne,  de  bison  et  de 
cheval,  etc.  “ Par  leur  multitude,  dit  M.  Gaudry,  cos  débris  don- 
nent aux  foyers  inférieurs  une  telle  ressemblance  avec  les  foyers 
de  la  fin  des  âges  du  renne,  que,  si  on  ne  les  voyait  nettement  en 
place  au-dessous  des  limons  où  abondent  les  os  des  grandes 
races  éteintes,  on  risquerait  de  les  croire  plus  récents.  „ Voilà  des 
résultats  très  importants,  au  point  de  vue  de  la  classification 
quaternaire,  et  qui  bouleversent  certaines  théories  prématurées. 


Les  trépanations  préhistoriques  (i).  — En  1873,  M.  le 
D""  Prunières  présentait  à l’Association  française  pour  l'avance- 
ment des  sciences,  réunie  à Lyon,  une  rondelle  osseuse  plus 
grande  qu’une  pièce  de  cinq  francs,  taillée  dans  un  pariétal 
humain  de  l’âge  de  la  pierre  polie.  Depuis  cette  époque,  les 
découvertes  du  même  genre  se  sont  multipliées  et  M.  do  Nadail- 
lac,  dans  un  mémoire  récent,  lu  à l’Académie  des  inscriptions  et 
belles-lettres,  a groupé  tous  les  faits  qui  se  rapportent  à cette 
intéressante  question.  Depuis  l’époque  de  la  pierre  polie,  l'usage 
de  la  trépanation  se  rencontre  un  peu  partout,  aussi  bien  en 
Amérique  que  dans  l’ancien  monde.  L’opération  se  pratiquait 
soit  pendant  la  vie,  soit  après  la  mort.  Dans  le  premier  cas,  elle 
avait  un  but  thérapeutitpie;  dans  le  second,  elle  devait  être, 
d’après  M.  de  Nadaillac,  une  pratique  religieuse.  Le  savant 
auteur  tire  de  ces  faits  des  conclusions  intéressantes  sur  l’état 
social  des  races  qui  les  ont  pratiqués.  Des  opérations  si  délicates 
indiquent  une  grande  habileté  chirurgicale.  Elles  seraient  incom- 
patibles avec  les  habitudes  nomades;  elles  révèlent  des  croyan- 
ces religieuses  et  affirment  l’imité  morale  et  intellectuelle  des 
races  humaines.  On  a vu  précédemment  que,  d’après  M.  Gartail- 
hac,  les  trépanations  posthumes  auraient  eu  aussi  pour  but  de 
faciliter  le  nettoyage  intérieur  des  crânes. 


Les  races  néolithiques  (2).  — La  grotte  des  Beaumes- 
Chaudes,  étudiée  et  fouillée  par  M.le  D‘‘  Prunières,  renfermait  le 
plus  vaste  ossuaire  néolithique  connu.  M.  Prunières  en  a extrait 
les  restes  de  plus  de  3oo  sujets.  M.  Topinard  comparant  les 
crânes  des  Beaumes-Chaudes  à ceux  de  la  grotte  de  l’Homme- 


U)  Comptes  rendus  des  séances  de  V Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres, 
tirage  à part,  1886. 

(2)  Revue  d’anthropologie,  15"  année,  2"  fascicule,  1880. 


268 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Mort  (Lozère)  tire  de  cet  examen  les  conclusions  qui  suivent  : 

Il  a dû  exister  dans  le  sud  de  la  France,  à l’âge  du  renne,  une 
race  sauvage  misérable,  dont  les  restes  n’ont  pas  encore  été 
retrouvés. 

La  race  de  Cro-Magnon,  à la  même  époque,  était  la  race  rela- 
tivement supérieure.  Elle  serait  le  produit  du  croisement  de  cette 
race  sauvage  avec  uue  autre  race  qui  pourrait  bien  être  la  race 
blonde,  de  haute  taille  et  dolichocéphale,  qui  plus  tard  a joué  un 
rôle  considérable. 

La  race  de  V Homme-Mort  serait  également  une  race  croisée, 
le  produit  des  deux  races  paléolithiques  précédentes  avec  la 
population  intervenue  à l’époque  néolithique.  Sa  parenté  avec 
celle  de  Gro-Magnon  ne  serait  donc  qu’incomplète. 

La  race  des  Beaumes-Chaudes  aurait  la  même  origine,  mais 
avec  une  proportion  plus  forte  de  la  race  sauvage  de  l’âge  du 
renne. 

La  race  qui  prédomine  dans  la  plupart  des  stations  néoli- 
thiques. grottes  de  Baye,  dolmens,  etc.,  est  la  race  sauvage  de 
l’âge  du  renne.  C'est  elle  qui  donne  à un  grand  nombre  de  crânes 
de  l’époque  néolithique  et  du  groupe  ultérieur  méditerranéen 
cette  physionomie  si  frappante  que  Broca  qualifiait  de  type  de 
la  pierre  polie.  „ 


Un  rapport  archéologique  entre  l'ancien  et  le  nouveau 
continent  (i).  — M.  Putnam  a communiqué,  au  commencement 
de  1 886,  à la  Société  historique  du  Ma.ssachusetts  une  note  sur 
une  série  de  celts,  haches,  ornements  en  jadéite,  trouvés  dans 
les  sépultures  du  Nicaragua  et  du  Costa-Rica.  Ces  objets  pro- 
viennent particulièrement  des  fouilles  du  Flint.  Ils  ont  la 
même  pesanteur  spécifique  et  la  même  couleur  que  les  objets 
en  jadéite  de  provenance  asiatique.  Comme  il  n’y  a pas  de  gise- 
ment connu  de  cette  substance  en  Amérique,  M.  Putnam  pense 
qu’ils  ont  été  apportés  tout  travaillés  d’Asie.  M.  le  B°"  de  Baye 
conclut  de  ces  faits  que  des  émigrations  se  seraient  produites 
vers  la  même  époque  d’Asie  en  Europe  et  en  Amérique. 

Essai  d'interprétation  d’un  des  monuments  de  Copan 
(Honduras)  (2).  — Voici  encore  un  de  ces  rapports  qui 

(1)  Matériaux,  oct.  1886,  p.  477. 

(2)  Soc.  de  géographie  de  Paris,  2 juLI.  1886;  et  Matériaux,  oct.  1886,  p.  497. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


269 

parais.sent  se  multiplier  entre  l’Amérique  et  l’Europe.  M.  Hamy, 
étudiant  un  dos  monuments  de  Gopan,  croit  y reconnaître  le 
tracé  d’un  symbole  chinois,  connu  sous  le  nom  de  Tai-ki.  Le 
Taï-ki, suivant  l’école  de  Tchou-li,  est  le  grand  absolu,  le  modèle, 
la  source  de  toute  chose,  l’essence  de  tous  les  êtres.  C’est  seule- 
ment sous  la  dynastie  de  Song  (i  126-1278  de  notre  ère)  que  la 
doctrine  qui  fait  de  ce  symbole  le  principe  de  toute  chose  a 
commencé  à se  répandre  en  Chine.  C’est  donc  au  xiiU  siècle,  au 
plus  tôt,  qu’on  devrait  faire  remonter  le  monument  de  Copan. 

A propos  de  la  communication  précédente,  faite  à la  Société 
de  géographie  de  Paris,  M.  de  Quatrefages,  qui  ne  doute  pas  du 
peuplement  de  l’Amérique  par  le  vieux  monde,  a rapi)elé  que  de 
Guignes  a signalé  le  ])remier  les  rapports  entre  les  bouddhistes 
d’Asie  et  les  populations  américaines,  antérieurs  à Christophe 
Colomb.  Les  Chinois  sont  arrivés  en  Amérique  vers  le  iv®  ou  le 
V®  siècle  de  notre  ère. 


Les  colliers  de  pierre  trouvés  à,  Puerto -Rico  et  en 
Écosse  (i).  — De  son  côté  M.  Beauvois  appelle  l’attention  sur 
la  similitude  de  colliersde  pierre  trouvés  enAmérique  à San-Juan 
de  Puerto-Rico,  par  M.  Georges  Latinier,  et  d’autres  du  même 
genre  rencontrés  en  Écosse  dans  les  Highlands,  près  d’inver- 
ness,  décrits  par  M.  Wilson.  On  dirait  de  petits  colliers  de  che- 
vaux. Mais  il  n’y  avait  pas  de  chevaux  en  Amérique  avant  Chris- 
tophe Colomb.  Faut-il  donc  chercher  dans  l’ancien  monde  le  pro- 
totype des  colliers  de  Puerto-Rico  ? “ On  peut  voir  dans  ceux-ci, 
dit  M.  Beauvois,  des  vestiges  des  relations  des  anciens  Celtes 
avec  l’Amérique,  relations  attestées  non  seulement  par  les  Sagas, 
les  vies  de  Saints,  les  légendes,  mais  encore  par  une  série  de 
faits  archéologiques.  „ On  a rapproché  aussi  ces  colliers  d’objets 
mexicains,  également  en  pierre,  mais  en  forme  de  fer  à cheval. 


La  Guadeloupe  préhistorique  (2).  — M.  de  Nadaillac  fait 
encore  ressortir,  à propos  de  la  collection  Guesde,  recueillie  à la 
Guadeloupe  et  décrite  par  M.  Otis  T.  Mason,  l’analogie  de  l’âge 
de  pierre  américain  avec  l’âge  de  pierre  dans  le  vieux  monde. 
Les  ancêtres  des  Caraïbes  des  grandes  et  petites  Antilles,  se  ser- 
vaient de  hachettes  polies  à simple  ou  double  tranchant,  de  lan- 

(1)  Matériaux,  août  1886,  p.  388. 

(2)  Matériaux,  août  1886,  p.  373, 


270 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ces,  de  casse-têtes,  de  mortiers  et  de  pilons  soit  en  roches 
locales,  soit  en  roches  étrangères,  jade,  jadéite,  marbre  ou  silex. 
Il  y a beaucoup  d’objets  en  bois  dans  la  collection  Guesde  ; ce 
qui  indique  bien  qu’il  ne  s’agit  pas  de  temps  préhistoriques  fort 
reculés. 

La  pierre  de  Lénape  (i).  — Nous  sommes  encore  en  Anié- 
rique.La  pierre  de  Lénape  est  un  de  ces  ornements  des  guerriers 
indiens,  (joriiel  stone,  qu’on  trouve  souvent  sur  la  poitrine  des 
squelettes.  “ Celle-ci,  nous  apprend  M.  de  Nadaillac,  représente 
un  mammouth.  Il  s’approche  d’un  village  indien  dont  on  prétend 
découvrir  les  wigwams  à travers  les  sapins.  Quatre  hommes  se 
présentent  devant  le  monstre.  L’un  d’eux  tient  un  arc,  et  la  flèche 
qu’il  vient  de  décocher  entre  dans  le  flanc  de  l’éléphant.  Plus 
loin  se  tient  un  autre  guerrier  avec  une  couronne  de  plumes.  Un 
troisième  est  assis  et  semble  fumer  sa  pipe,  tandis  que  le  qua- 
trième gisant  sous  les  pieds  de  l’animal  irrité  est  écrasé  sous 
son  poids.  Le  soleil,  la  lune  et  les  étoiles  président  au  combat,  et 
les  éclats  de  la  foudre  viennent  frapper  le  mammouth,  au 
moment  où  tout  va  disparaître  devant  lui.  „ C’est  la  représenta- 
tion d'une  vieille  légende  qui  a cours  chez  les  Léni-Lénapes,  les 
Delaware  et  la  plupart  des  tribus  indiennes.  M.  de  Nadaillac  ne 
doute  pas  de  l’authenticité  de  la  pierre  en  question  trouvée 
en  1872  par  un  jeune  laboureur.  Il  y voit  une  preuve  nouvelle 
que  les  éléphants  ont  vécu  avec  l’homme  en  Amérique,  à une 
époque  peu  reculée. 


L'origine  du  langage  (2).  — Au  dernier  congrès  de  l’Asso- 
ciation américaine  pour  l’avancement  des  sciences,  M.  Horatio 
Haie  a présenté  un  travail  sur  l’origine  du  langage,  dont  il  fait 
une  question  purement  anthropologique.  Les  linguistes  ont 
classé  les  langues  humaines  en  un  certain  nombre  de  familles 
qui  forment  des  groupes  irréductibles  entre  eux.  Comment 
expliquer  ces  différences  profondes  des  familles  linguistiques  ? 
D’après  M.  Haie,  la  solution  de  cette  difficulté  consiste  dans 
l’instinct  propre  à tous  les  enfants  de  fabriquer  une  langue  pour 
leur  usage.  Que  deux  jeunes  enfants,  principalement  des 


fl)  Bullet.  de  la  Soc-  d’anthrop.  de  Paris,  3®  série,  t.  IX,  p 118. 

(2)  Proceedhigs  of  the  American  Associât,  for  the  advancement  of  science, 
vol.  XXXV,  Buffalo  1886. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


271 


jumeaux,  soient  laissés  seuls  ensemble  et  séparés  de  leurs  aînés, 
il  n’est  pas  rare  de  leur  voir  créer  une  langue  qu’eux  seuls  com- 
prennent. M.  Haie  en  cite  plusieurs  exemples  qui  mériteraient 
peut-être  d’être  contrôlés.  Il  est  même  arrivé,  paraît-il,  aux  pa- 
rents ou  aux  bonnes  de  ces  enfants  de  se  familiariser  avec  le  dia- 
lecte de  leurs  nourrissons,  et  de  parvenir  à le  comprendre  sinon 
à le  parler.  Supposons  maintenant,  aux  temps  primitifs  de  l’hu- 
manité, un  couple  émigrant  au  loin  avec  de  jeunes  enfants,  les 
parents  surpris  par  la  mort  et  les  enfants  restant  seuls,  abandon- 
nés à eux-mêmes  ; ils  se  trouveront  dans  les  conditions  rappor- 
tées ci-dessus,  et  l’on  pourra  voir  une  langue  nouvelle  naître  de 
toutes  pièces.  Voilà  pour  l’origine  des  familles  linguistiques  ; 
mais  comment  le  langage  lui-même  a-t-il  commencé  ? M.  Horatio 
Haie,  se  basant  .sur  les  caractères  faussement  attribués  à la 
mâchoire  de  la  Naulette,  admet  avec  l’école  de  M.  de  Mortillet, 
que  l’homme  quaternaire  des  temps  primitifs  ne  parlait  pas  ; 
plus  tard,  à l’époque  de  Cro-Magnon,  l’homme  aurait  acquis  tout 
à coup  la  parole,  par  suite  du  développement  de  la  troisième 
circonvolution  frontale  gauche  du  cerveau,  où  Broca  localisait  la 
faculté  du  langage  articulé.  Gela  se  serait  produit  il  y a une 
dizaine  de  mille  ans  tout  au  plus,  dans  quelque  oasis  de  l’Arabie, 
et  l’on  trouverait  encore  aujourd’hui  la  .survivance  du  langage 
primitif  dans  la  famille  chamito-sémitique.  Cette  doctrine 
soulève  une  foule  d’objections  qu’il  serait  trop  long  d’examiner. 
Constatons  seulement  que  le  fait  qui  sert  de  base  à l’hypothèse 
évolutionniste  de  M.  Haie,  l’absence  des  apophyses  géni  à la 
mâchoire  de  la  Naulette,  est  aujourd’hui  reconnu  faux. 


Le  cerveau  de  Gambetta  (i).  — Le  cerveau  de  Gambetta 
a comparu  devant  la  Société  d’anthropologie  de  Paris.  MM.  Chud- 
zinski  et  Mathias  Duval  en  ont  présenté  une  description  détaillée. 
Au  point  de  vue  morphologique,  il  offrait  quelques  particularités 
remarquables.  D’abord  le  grand  développement  de  la  troisième 
circonvolution  frontale  gauche,  ce  qui  ne  doit  pas  surprendre 
chez  un  avocat  et  confirme  les  observations  de  Broca;  puis  la 
complication  du  lobule  quadrilatère  droit  et  le  faible  développe- 
ment du  lobe  occipital,  notamment  du  côté  droit.  “ Je  dirais 
volontiers,  conclut  M.  Raoul  Duval,  que  ce  cerveau  me  paraît 
beau  en  ce  que  ses  plis,  malgré  leur  complexité,  présentent,  dans 


(I)  Ballet,  de  la  Soc.  d’ anthrop.  de  Paria,  t.  IX,  3'  série,  pp.  129  el399. 


272 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


leur  disposition,  une  régularité  en  quelque  sorte  schématique.  „ 
Mais  voici  le  revers  de  la  médaille.  Le  poids  total  du  cerveau  du 
fameux  politicien  était  de  1246  grammes,  chiffre  de  beaucoup 
inférieur  à la  moyenne,  qui  est  de  i36ogr.  M.  Mathias  Duval, 
surpris  par  ce  résultat,  pense  qu’il  faut  encore  réunir  des 
matériaux  avant  de  porter  un  jugement  définitif  pour  ou  contre 
la  théorie  du  poids  cérébral,  telle  qu’elle  est  actuellement  admise 
par  les  anthropologistes,  à savoir  que  le  poids  du  cerveau  est 
en  rapport  avec  l'intelligence.  M.  Sanson  est  du  même  avis.  '*  Il 
y a lieu  d’être  désagréablement  impressionné,  s’écrie-t-il,  quand 
on  entend  qualifier  d’exceptionnels  à la  loi  qui  régit  le  rapport 
entre  le  poids  du  cerveau  et  le  développement  de  l’intelligence, 
des  faits  comme  ceux  qui  viennent  d’être  communiqués.  Gom- 
ment ! voilà  un  homme  dont  la  puissance  intellectuelle  supé- 
rieure ne  peut  évidemment  être  mise  en  doute  par  personne  (?)... 
et  dont  le  cerveau  avait  un  poids  inférieur  de  beaucoup  à celui 
qui  est  admis  comme  moyenne  ! C’est  qu’il  n’y  a aucun  rapport 
entre  le  poids  du  cerveau  et  l’intelligence.  Le  cas  de  Gambetta, 
fût-il  seul,  suffirait  à l’affirmer.  „ M.  Manouvrier,  lui,  n’est  pas 
disposé  à faire  du  sentiment  à propos  de  Gambetta.  Il  ose  répli- 
quer que  le  cas  de  Gambetta  confirme  la  règle  ; que,  si  son  cer- 
veau pèse  peu,  c’est  que  sou  intelligence,  brillante  sous  certains 
rapports,  était  incomplète  sous  d’autres.  On  voulait  mêler  la 
politique  à la  science.  M.  Manouvrier  rétablit  les  droits  de  cette 
dernière. 


A.  Argelin. 


PHYSIQUE 


Vitesse  de  propagation  de  la  lumière.  — Deux  savants 
américains,  MM.  Michelson  et  Newcomb,  ont  déterminé  récem- 
ment, dans  des  conditions  d’exactitude  plus  grandes  que  celles 
qui  avaient  été  réalisées  jusqu’ici,  la  valeur  de  la  propagation 
de  la  lumière. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


273 

C’est  à Galilée  que  l’on  doit  la  première  idée  d’une  méthode 
propre  à évaluer  cette  vitesse  de  propagation.  L’astronome  flo- 
rentin proposait  de  placer  deux  expérimentateurs,  munis  de  lan- 
ternes allumées,  en  deux  points  éloignés  A et  B.  Les  lanternes 
étaient  couv2rtes  au  début  de  l’expérience,  l’expérimentateur  A 
devait  découvrir  sa  lanterne  à un  moment  donné,  et  l’expérimen- 
tateur B en  faire  autant  à l’instant  où  il  apercevrait  la  lumière 
envoyée  par  la  lanterne  A.  L’expérimentateur  A était  chargé 
d’apprécier  l’intervalle  de  temps  compris  entre  le  moment  où  il 
découvrait  sa  lanterne  et  le  moment  où  il  apercevait  la  lumière 
de  la  lanterne  B.  Dans  la  pensée  de  Galilée,  cet  intervalle  de  temps 
était  égal  au  tenqis  employé  par  la  lumière  pour  aller  de  A en  B 
et  revenir  en  A.  Mais,  de  fait,  cet  intervalle  renferme,  en  outre, 
tes  temps  qui  séparent  la  perception  visuelle  de  l'impression 
faite  sur  la  rétine,  ainsi  que  le  temps  compris  entre  la  percep- 
tion visuelle  et  le  mouvement  imprimé  aux  muscles  du  bras  de 
l’observateur  B.  Or,  au  point  de  vue  relatif,  ces  temps  forment 
une  partie  considérable  du  temps  total  que  l’expérimentateur 
A a charge  d’apprécier. 

La  méthode  suggérée  par  le  fondateur  de  la  physique  moderne 
fut  réalisée,  avec  toute  la  perfection  dont  elle  est  susceptible, 
d’abord  par  M.  Fizeau,  puis  par  M.  Cornu. 

Les  dispositions  expérimentales  adoptées  par  M.  Fizeau  dans 
ses  célèbres  expériences  sont  connues. 

Deux  lunettes  étaient  installées  à huit  kilomètres  environ  de 
distance  et  dirigées  l'une  vers  l’autre.  Lorsque  cette  direction 
commune  avait  été  donnée  aux  deux  lunettes,  l’image  de  l’objec- 
tif de  chacune  d’elles  vu  de  face,  se  faisait  très  nettement  au 
foyer  de  l’autre.  Une  petite  lame  transparente  à faces  parallèles, 
faisant  office  de  miroir,  était  placée  dans  le  tube  oculaire  de  la 
première  lunette  entre  l’oculaire  et  le  foyer  principal  de  l'objec- 
tif. Cette  lame  était  inclinée  à 45°  sur  l’axe  de  la  lunette.  Un 
miroir  métallique  avait  été  établi  à l’extrémité  du  tube  de  la 
seconde  lunette  dans  le  plan  focal  principal  de  l’objectif.  L'axe 
de  ce  miroir  coïncidait  avec  celui  de  la  lunette. 

Dans  le  voisinage  de  la  première  lunette  se  trouvait  une  len- 
tille d’éclairage  ayant  son  axe  dirigé  perpendiculairement  à Taxe 
de  la  lunette.  Cette  lentille  recevait  par  l’ouverture  rectangulaire 
d’un  diaphragme  la  lumière  d'une  lampe  et  la  faisait  converger, 
grâce  à la  réflexion  subie  par  les  rayons  .sur  la  petite  lame  trans- 
parente à faces  parallèles,  au  foyer  principal  de  l’objectif  de  la 
lunette.  ’ 


XXI 


274 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Une  roue  dentée  pouvant  tourner  autour  d’un  axe  parallèle  à 
Taxe  de  la  lunette  avait  été  disposée  au  foyer  principal  de  manière 
à ce  que  les  dents  vinssent  passer  successivement  par  le  point 
focal  durant  la  rotation.  Par  cette  disposition,  la  ligne  centrale 
de  l'image  de  l’ouverture  du  diaphragme  co'incidait  tantôt  avec 
quelqu’un  des  rayons  de  la  roue  dentée  aboutissant  à l’intervalle 
compris  entre  deux  dents  consécutives,  tantôt  avec  quelqu’un  des 
rayons  aboutissant  à une  dent.Lorsque  dans  la  rotation  de  la  roue 
la  ligne  centrale  de  l'image  de  l'ouverture  du  diaphragme  co'i'nci- 
dait  avec  quelqu’un  des  rayons  aboutissant  à l’intervalle  compris 
entre  deux  dents  consécutives,  les  rayons  émis  par  l’image  pou- 
vaient, du  moins  en  partie,  traverser  l’objectif  de  la  première 
lunette,  sortir  parallèlement  à l’axe  de  l’instrument,  parcourir  la 
distance  comprise  entre  les  deux  lunettes,  traverser  en  se  réfrac- 
tant l'objectif  de  la  seconde  lunette,  puis,  après  s’être  concentrés 
au  foyer  principal  de  cet  objectif  et  y avoir  été  réfléchis  par  le 
mii’oir  métallique  mentionné  ci-dessus,  parcourir  une  seconde 
fois  la  distance  comprise  entre  ce  miroir  et  l’objectif  de  la  pre- 
mière lunette  et,  après  réfraction,  aller  concourir  de  nouveau  au 
]joint  de  départ.  Quand  au  contraire  la  ligne  centrale  de  l'image 
de  l'ouverture  du  diaphragme  co'incidait  avec  un  rayon  de  la 
roue  aboutissant  à quelque  dent^  tout  le  rayonnement  de  cette 
ligne  centrale  sur  la  seconde  lunette  était  arrêté. 

Les  rayons  émanés  de  l'image  de  l’ouverture  du  diaphragme 
et  concentrés  au  retour  dans  le  plan  focal  principal  de  la  pre- 
mière lunette  pouvaient  donc,  eu  égard  au  mouvement  de  la 
roue,  faire  image  à la  fin  de  leur  parcours,  ou  bien  dans  l’inter- 
valle compris  entre  deux  dents  consécutives,  ou  bien  à la  surface 
de  quelque  dent.  Dans  le  premier  cas,  un  observateur  regardant 
par  l'oculaire  de  la  lunette  apercevait  au  foyer  principal  de 
l'objectif,  sous  forme  de  point,  une  petite  image  lumineuse;  dans 
le  second  cas.  la  perception  visuelle  de  l’image  lumineuse  cessait 
pour  l’observateur. 

Il  est  aisé  de  voir  que  la  disparition  de  l'image  lumineuse  a lieu 
lorsque  le  déplacement  angulaire  de  la  roue, pendant  le  temps 
que  la  lumière  met  à parcourir  le  double  de  la  distance  com- 
prise entre  les  foyers  principaux  des  deux  lunettes,  équivaut  à 
une  fois,  trois  fois,  cinq  fois....  la  grandeur  angulaire  d'une  dent 
de  la  roue. 

Voici  la  suite  des  phénomènes  que  l’on  observe  à l'oculaire  de 
la  première  lunette,  durant  le  cours  d’une  expérience,  dans  les 
disi)ositions  instrumentales  adoptées  par  M.  Fizeau. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  2y5 

A l’origine,  lorsque  la  roue  tourne  lentement,  l’observateur 
aperçoit  un  point  lumineux  au  foyer  principal  de  l’objectif  de  la 
lunette,mais  par  intervalles  seulement.La  roue  tournant  plus  vite, 
la  perception  du  point  lumineux  devient  continue,  eu  égard  à la 
persistance  des  impressions  lumineuses  faites  sur  la  rétine.  Après 
cela,  on  ne  tarde  pas  à remarquer  que  par  l’accélération  du 
mouvement,  le  pointlumineux,  après  s’être  effacé  graduellement, 
disparaît  tout  à fait.  Cette  extinction  ou  éclipse  ne  dure  c{ue 
quelques  instants,  car  on  voit  tout  aussitôt  le  point  lumineux 
reparaître  au  foyer  de  l’objectif  et  repasser,  en  sens  inverse,  jiar 
les  mêmes  variations  d’intensité  que  celles  qui  l’avaient  affecté 
avant  l’extinction. 

L’éclipse  a lieu  lorsque  la  roue  dentée  se  déplace  précisément 
*e  la  grandeur  angulaire  d’une  dent,  pendant  le  temps  employé 
par  la  lumière  à aller  du  foyer  principal  de  l’objectif  de  la  pre- 
mière lunette  au  foyer  principal  de  la  seconde  lunette  et  à reve- 
nir au  point  de  départ.  En  continuant  à faire  croître  la  vitesse 
de  rotation  de  la  roue,  on  obtient  bientôt  une  deuxième  éclipse, 
puis  une  troisième  et  ainsi  de  suite. 

On  a vu,  par  les  explications  théoriques  données  ci-dessus, 
que  ces  éclipses  permettent  de  mesurer  la  vitesse  de  propaga- 
tion de  la  lumière  dans  le  milieu  atmosphérique  interposé  entre 
les  lunettes,  lorsqu’on  connaît  la  vitesse  de  rotation  de  la  roue 
à l’époque  où  chacune  d’elles  se  produit. 

La  détermination  de  la  vitesse  de  rotation  de  la  roue  dentée 
à l’époque  des  éclipses  est  le  point  faible  de  la  méthode  que 
nous  analysons.  Pour  la  faire,  il  faut,  en  effet,  ou  bien  maintenir 
l’éclipse  durant  le  temps  nécessaire  à l’évaluation  de  la  vitesse 
de  rotation  de  la  roue  au  moyen  d’un  compteur,  ce  qui  exige 
que  l’on  rende  le  mouvement  uniforme,  ou  bien  mesure'r  les 
vitesses  de  rotation  de  la  roue  à des  époques  successives  très 
rapprochées,  afin  de  pouvoir  déterminer  par  interpolation  la 
valeur  de  cette  vitesse  à l’époque  des  éclipses. 

Le  premier  moyen  a été  adopté  par  M.  Fizeau.  La  roue  den- 
tée était  reliée  à un  système  de  rouages  à dents  beliçoïdales 
mis  en  mouvement  par  l'action  d’un  poids.  Au  moment  où  une 
éclipse  se  manifestait,  l’observateur  pressait  un  frein  enserrant 
l’axe  d’un  des  rouages  et  par  un  ralentissement  convenable  com- 
muniqué à la  roue  prolongeait  la  durée  de  l’éclipse.  La  vitesse  de 
rotation  se  déterminait  ensuite  au  moyen  d’un  compteur. 

Le  défaut  de  ce  procédé  est  saillant.  Outre  la  difficulté  de 
produire  un  mouvement  uniforme  par  l’action  d’un  frein,  il  est 


276  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

évident  que  le  phénomène  de  l’éclipse,  quant  à l’époque  où  il 
se  produit,  est  un  phénomène  pratiquement  indéterminé.  En 
effet,  il  faut  bien  admettre  qu’un  foyer  lumineux  dont  l’intensité 
devient  nulle,  au  point  de  vue  théorique,  pour  une  valeur  parti- 
culière de  la  variable  dont  cette  intensité  dépend,  est  invisible 
en  fait  sur  une  étendue  plus  ou  moins  considérable  des  variations 
de  la  variable. 

Pour  se  soustraire  à cette  cause  d’erreur,  M.  Comu  adopta, 
dans  ses  déterminations  expérimentales,  le  second  procédé  et 
substitua,  à l’observation  de  l’extinction  complète  du  point 
lumineux,  celle  de  deux  couples  d’intensités  égales  de  part  et 
d’autre  de  l’extinction. 

La  façon  dont  cet  habile  expérimentateur  détermine  les 
vitesses  de  rotation  de  la  roue  dentée  aux  époques  des  obser- 
vations est  extrêmement  ingénieuse  et  comporte  une  très  grande 
exactitude  ; c’est  une  extension  du  procédé  graphique  employé 
par  Régnault  dans  ses  recherches  sur  la  vitesse  du  son. 

Un  cylindre  enregistreur  recouvert  de  papier  enfumé  est 
mis  en  rotation  autour  de  son  axe  par  un  appareil  d’horlogerie 
à pendule  conique  ; le  mouvement  est  rendu  uniforme  par  un 
régulateur  à ailettes. 

Dans  les  expériences  de  M.  Cornu,  le  cylindre  avait  un  mètre 
de  circonférence  et  faisait  un  tour  en  cinquante  secondes  ; par 
suite,  l’intervalle  d’une  seconde  correspondait,  dans  la  rotation, 
à une  longueur  de  20  millimètres. 

Quatre  styles  fixés  à un  chariot  qu’une  longue  vis,  mue  par 
l’appareil  d’horlogerie,  entraînait  parallèlement  à l’axe  du 
cylindre,  traçaient  sur  le  papier  noir,  en  traits  blancs,  des  hélices 
parallèles.  Chaque  style  pouvait  se  déplacer  légèrement  dans  le 
sens  latéral.  Le  déplacement  était  produit  par  l’attraction  instan- 
tanée d’un  électro-aimant,  à certaines  époques  déterminées.  Il 
y avait  autant  d'électro-aimants  établis  sur  le  chariot  que  de 
styles.  Ces  déplacements  latéraux  des  styles  avaient  pour  effet 
d’interrompre  la  continuité  des  traits  héliço’îdaux  et  d’y  insérer 
çà  et  là  de  petits  crochets. 

Au  moyen  de  ces  crochets,  le  premier  style  marquait  sur  le 
cylindre  la  division  du  temps  en  secondes;  le  deuxième  indiquait, 
de  la  même  manière,  les  dixièmes  de  seconde.  Les  secondes 
étaient  données  par  une  horloge  astronomique,  et  les  dixièmes 
de  seconde  par  une  lame  vibrante.  Le  mouvement  de  cette  lame 
était  entretenu  par  le  courant  amenant  la  seconde. 

Le  troisième  style  marquait  un  crochet  sur  le  cylindre  tous 
les  40  ou  tous  les  400  tours  de  la  roue  dentée.  Ces  crochets  se 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  277 

succédaient  sur  l’hélice  d’autant  plus  vite  que  le  mouvement 
de  rotation  de  la  roue  était  plus  rapide. 

Quant  au  quatrième  style,  il  était  sous  la  dépendance  de 
l’observateur  ; il  suffisait  d’appuyer  sur  un  bouton  au  moment 
d’une  observation,  pour  rompre  la  continuité  de  l’hélice  et  y faire 
naître  un  crochet. 

Les  éléments  définissant  la  loi  du  mouvement  de  la  roue  sont 
renfermés  dans  les  trois  premiers  tracés  héliçoïdaux  ; M.  Cornu 
les  relevait  au  microscope.  La  loi  du  mouvement  mie  fois  con- 
nue, il  était  possible  d’apprécier  fort  exactement  la  vitesse  de  la 
roue  au  moment  des  signaux  domiés  par  l’observateur  et  notés 
sur  le  quatrième  tracé  héliçoïdal.  Ces  signaux  étaient  relevés 
aussi  au  microscope. 

Il  serait  difficile  d’imaginer  un  procédé  plus  exact  que  celui 
que  nous  venons  d’analyser  pour  mesurer  la  vitesse  de  rota- 
tion de  la  roue  dentée  à un  moment  donné.  Sous  ce  rapport  le 
procédé  expérimental  de  M.  Cornu  l’emporte  de  beaucoup  sur 
celui  de  M.  Fizeau.  Mais  l’appréciation  de  l’égale  intensité  du 
foyer  lumineux  avant  et  après  l’extinction  constitue-t-elle  une 
opération  plus  à l’abri. de  l’erreur  que  l’appréciation  du  moment 
de  l’extinction  ? 

L’incertitude  qui  plane  sur  la  détermination  du  moment 
précis  de  ■ l’éclipse,  dans  la  méthode  adoptée  par  M.  Fizeau, 
n’affecte-t-elle  pas  la  détermination  des  époques  où  les  intensités 
du  point  lumineux  sont  égales  ? Nous  avons  quelque  peine  à 
ne  pas  l’admettre. 

Le  procédé  employé  par  Foucault  en  1862  à l’effet  de  mesurer 
la  vitesse  absolue  de  propagation  de  la  lumière  est  le  môme,  à 
peu  de  choses  près,  que  celui  mis  en  usage  par  l’habile  physi- 
cien, en  i85o,  pour  déterminer  la  vitesse  relative  de  propagation 
de  la  lumière  dans  l’air  et  dans  l’eau. 

Une  ligne  lumineuse  verticale, d’une  faible  hauteur,  envoie  ses 
rayons,  à quelque  distance,  sur  un  miroir  à faces  planes  égale- 
ment vertical,  et  tournant  autour  d’un  axe  parallèle  à la  ligne 
lumineuse.  Cet  axe  passe  par  le  centre  du  miroir. 

Dans  l’expérience  de  Foucault  la  ligne  lumineuse  était  le 
trait  d’une  mire  microinétrique  divisée  au  dixième  de  milli- 
mètre et  éclairée  par  un  faisceau  de  lumière  solaire  réfléchi 
horizontalement  par  un  héliostat  (1). 

(I)  Dans  les  expériences  de  1S50,  Foucault  avait  employé  comme  objet 
rayonnant  un  fil  fin  de  platine  tendu  au  milieu  d’une  petite  ouverture  carrée 
de  deux  millimètres  de  côté. 


278  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Arrivés  au  contact  du  miroir  tournant,  les  rayons  émis  par  la 
ligne  lumineuse  subissent  une  réflexion  qui  les  renvoie  sur  un 
miroir  sphérique  concave,  à quatre  mètres  de  distance  du  miroir 
plan.  Dans  le  trajet,  ils  ont  traversé  une  lentille  achromatique 
placée  entre  le  miroir  plan  et  le  miroir  concave.  Cette  lentille 
est  très  rapprochée  du  miroir  plan  et  deux  de  ses  foyers  conju- 
gués sont  occupés,  l'un  par  le  centre  de  l’image  virtuelle  de  la 
ligne  lumineuse  formée  par  le  miroir  plan,  et  l’autre  par  le 
centre  du  miroir  concave  (i). 

Dans  ces  conditions,  une  image  réelle  de  la  ligne  lumineuse  se 
fait  à la  surface  du  miroir  concave,  et  les  faisceaux  de  lumière, 
formant  cône,  dont  les  sommets  coïncident  avec  les  différents 
points  de  cette  image,  sont  réfléchis  par  le  miroir  suivant  une 
direction  peu  différente  de  celle  qu’ils  avaient  avant  l’incidence. 
Ils  sont  reçus  à quatre  mètres  de  distance  sur  un  deuxième 
miroir  concave  situé  à côté  du  miroir  tournant  ; ce  miroir  con- 
cave les  réfléchit  et  les  envoie  former  une  image  réelle  de  la 
ligne  lumineuse  à la  surface  d’un  troisième  miroir  concave 
placé  à proximité  du  premier  ; de  là,  ils  sont  dirigés  par  la 
réflexion  sur  un  quatrième  miroir  concave,  puis  sur  un  cinquième 
où  ils  vont  former  une  nouvelle  image  réelle  de  la  ligne  lumi- 
neuse. 

Ce  cinquième  miroir  concave  fait  face  au  précédent  de  façon 
à réfléchir  les  faisceaux  incidents  suivant  la  direction  qu’ils 
avaient  avant  la  réflexion.  De  cette  sorte,  les  rayons  lumineux 
retournent  au  miroir  plan  en  rotation,  y sont  réfléchis  et  vont 
former  sur  la  mire  micrométrique  une  image  de  la  ligne  lumi- 
neuse, dans  le  voisinage  du  trait  d’origine. 

L’intervalle  qui  sépare  le  trait  d’origine  de  son  image  est 
mesuré  au  microscope.  Cet  intervalle  augmente  avec  la  vitesse 
de  rotation  du  miroir  plan  et  aussi  avec  la  longueur  du  trajet 
parcouru  par  les  rayons  lumineux. 

Dans  l’expérience  de  Foucault,  ce  trajet  des  rayons  lumineux 
était  de  quarante  mètres,  aller  et  retour  compris. 

Une  formule  très  simple  fait  connaître  la  vitesse  de  propaga- 
tion de  la  lumière,  quand  on  a déterminé  sur  la  mire  l’intervalle 
compris  entre  le  trait  lumineux  et  son  image,  la  vitesse  de  rota- 
tion du  miroir  plan  et  la  longueur  du  trajet  des  rayons.  Cette 
vitesse  est  la  vitesse  de  propagation  de  la  lumière  dans  le  milieu 
atmosphérique,  tel  que  celui-ci  est  constitué  à l’époque  des 


(1)  Recueil  des  travaux  scientifiques  de  Léon  Foucault,  p.  220. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  279 

expériences.  Pour  avoir  la  vitesse  de  propagation  de  la  lumière 
dans  le  vide,  il  suffit  de  multiplier  la  vitesse  de  propagation 
trouvée  par  l’observation,  par  l’indice  principal  de  l’air,  dans  les 
conditions  de  température  et  de  pression  où  il  se  trouvait  au 
moment  des  expériences. 

L’écart  sur  la  mire  entre  le  trait  lumineux  et  son  image 
dépend  exclusivement  du  déplacement  angulaire  du  miroir 
plan  durant  le  temps  que  ta  lumière  met  à aller  du  miroir  tour- 
nant au  dernier  miroir  concave  et  à revenir  au  miroir  plan. 
Grâce  à cette  propriété,  le  lieu  de  la  mire  où  se  fait  l'image  du 
trait  lumineux  ne  change  pas  dans  la  rotation  du  miroir  plan  ; 
il  est  indépendant  de  l’orientation  de  ce  miroir  et  de  la  position 
des  points  d’incidence  des  pinceaux  coniques  de  lumière  sur  les 
miroirs  concaves. 

Foucault  n’est  pas  parvenu  à donner  à l’intervalle  compris 
entre  le  trait  lumineux  et  son  image  une  valeur  plus  grande  que 
sept  dixièmes  de  millimètre.  Pour  atteindre  ce  faible  écart,  il  a 
même  fallu  donner  au  miroir  plan  une  vitesse  de  rotation  consi- 
dérable. Ce  mouvement  était  communiqué  au  miroir  par  une 
turbine  à air  mise  en  communication  avec  une  soufflerie  à pres- 
sion constante. 

Le  moyen  imaginé  par  Foucault  pour  apprécier  la  vitesse  de 
rotation  du  miroir  est  très  ingénieux  ; il  mérite  d’être  relaté. 

Entre  le  microscope  d’observation  et  l’image  du  trait  lumi- 
neux se  trouve  placé  un  disque  finement  denté  empiétant  un 
peu  sur  l’image  et  l’interceptant  en  partie.  Le  disque  peut  tour- 
ner autour  d’un  axe  perpendiculaire  au  plan  de  ses  bases  et  pas- 
sant par  son  centre.  Si  le  disque  a n dents  et  qu'il  accomplisse 
une  révolution  pendant  que  le  miroir  fait  n tours, la  discontinuité 
de  l’éclairement  fera  apparaître  la  denture  du  disque  dans  un 
état  parfait  d’immobilité.  Ce  repos  apparent  est  lié  aux  condi- 
tions que  nous  venons  de  mentionner. 

La  vitesse  de  rotation  du  disque  était  accusée  par  un  rouage 
chronométrique.  Pour  mesurer  la  vitesse  de  rotation  du  miroir, 
il  suffisait  de  faire  agir  la  soufflerie  et  de  régler  la  vitesse  du 
vent  jusqu’à  ce  qu’on  obtînt,  d’une  manière  permanente,  la  fixité 
apparente  des  dents. 

La  méthode  adoptée  par  Foucault  dans  la  mesure  de  ta 
vitesse  de  propagation  de  la  lumière  a reçu  dernièrement  en 
Amérique,  des  améliorations  importantes. 

La  principale  de  ces  améliorations  consiste  dans  l’agrandi.sse- 


28o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ment  donné  à l’intervalle  compris  sur  la  mire  entre  le  trait  lumi- 
neux et  son  image. 

Les  recherches  de  M.  Michelson,  capitaine  de  marine  aux 
États-Unis,  sont  les  premières  en  date. 

Ce  physicien  substitua  au  trait  mince  et  faiblement  lumineux 
du  dispositif  de  Foucault,  une  fente  vivement  éclairée  par  la 
lumière  solaire  et  de  largeur  convenable.  11  fit  coïncider  l’image 
virtuelle  de  cette  fente  engendrée  par  la  réflexion  des  rayons 
solaires  sur  le  miroir  tournant  avec  le  foyer  principal  de  la  len- 
tille achromaticiue  du  même  dispositif. 

Cette  lentille  avait  8 pouces  d’ouverture  et  1 5o  pieds  de  dis- 
tance focale.  Un  réflecteur  plan  ayant  à peu  près  les  mêmes 
dimensions  superficielles  que  la  lentille  était  placé  à 2000  pieds 
du  miroir  tournant  et  installé  perpendiculairement  à l’axe  de  la 
lentille. 

Par  ces  dispositions,  il  se  faisait  que  toute  la  lumière  recueil- 
lie par  le  miroir  tournant  dans  son  orientation  la  plus  favorable 
à la  formation  de  l'image  de  la  fente  lumineuse  au  centre  du 
champ  d’observation,  c’est-à-dire  à l’endroit  où  Foucault,  dans 
son  procédé,  plaçait  la  mire  micrométrique,  se  réfractait  dans  la 
lentille,  et  après  avoir  traversé  sans  trop  de  perte  la  distance 
comprise  entre  la  lentille  et  le  réflecteur  plan  immobile,  était 
réfléchie  en  totalité  par  ce  dernier. 

Avec  la  vitesse  de  rotation  relativement  modérée  de  256  révo- 
lutions du  miroir  tournant  à la  seconde,  M.  Michelson  a pu 
obtenir  un  écart  de  1 33  millimètres  dans  le  champ  d’observation 
entre  la  partie  centrale  de  la  fente  et  la  partie  centrale  de  son 
image.  C’est  200  fois  environ  la  valeur  de  l’écart  obtenu  par 
Foucault.  On  pouvait  apprécier  cet  écart  à 3 ou  4 centièmes  de 
millimètre  près. 

La  mesure  se  faisait  au  moyen  d’une  loupe  à réticule  sem- 
blable à celle  dont  Fresnel  s’est  servi  dans  ses  mesures  relatives 
aux  phénomènes  d’interférence.  La  loupe  était  mue  par  une  vis 
micrométrique  à tête  divisée,  et  le  fil  du  réticule  était  porté  suc- 
cessivement sur  le  centre  de  la  fente  et  sur  le  centre  de  l’image. 
Une  observation  exigeait  trois  ou  quatre  secondes. 

Le  procédé  mis  en  usage  par  le  savant  américain  pour  estimer 
la  vitesse  de  rotation  du  miroir  tournant  au  moment  de  l’obser- 
vation est  très  remarquable. 

Une  petite  lame  transparente  à faces  parallèles  pouvant  ser- 
vir de  miroir  se  trouvait  placée  entre  l’œil  de  l’observateur  et 
l’oculaire  de  la  loupe  ; elle  était  inclinée  de  45°  sur  l’axe  de  la 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


281 

lentille.  Un  diapason  portant  un  miroir  d’acier  sur  une  de  ses 
branches  était  disposé  de  façon  à permettre  cà  l’observateur  de 
voir  dans  la  direction  de  l’axe  de  la  loupe  oculaire  l’image  du 
miroir  tournant.  Cette  image  est  formée  par  deux  réflexions:  la 
première  a lieu  sur  le  miroir  d’acier,  et  la  seconde  sur  la  petite 
lame  transparente  à faces  parallèles. 

Lorsque  le  miroir  tournant  est  immobile  et  que  le  diapason 
vibre,  l’observateur  aperçoit  une  image  allongée  du  petit  miroir. 
Celte  image  présente  l’aspect  d’une  bande  lumineuse  assez  large. 
Dès  que  le  miroir  tourne,  la  bande  se  divise  en  un  grand  nombre 
de  bandes  lumineuses  plus  étroites.  Le  plus  souvent  ces  bandes 
se  déplacent  ; mais  le  déplacement  cesse  lorsque  le  nombre  de 
tours  faits  par  le  miroir  rotatif  dans  un  temps  donné  est  un  mul- 
tiple ou  un  sous-multiple  exact  du  nombre  des  vibrations  du  dia- 
pason durant  le  même  temps.  M.  Michelson  appréciait  la  valeur 
du  rapport  de  ces  deux  nombres,  dans  chaque  cas  particulier, 
par  le  nombre  et  les  positions  relatives  des  bandes,  lorsque 
celles-ci  étaient  arrivées  à l’état  de  fixité. 

Dans  les  expériences  du  physicien  américain,  le  diapason  don- 
nait 128  vibrations  à la  seconde.  La  vitesse  de  rotation  du  miroir 
tournant  était,  comme  nous  l’avons  déjà  dit,  de  256  révolutions 
à la  seconde.  On  pouvait  apprécier  facilement  une  variation  de 
vitesse  de  2 centièmes  de  tour  par  seconde. 

Les  époques  du  jour  les  plus  favorables  aux  observations 
étaient  l’heure  qui  suit  le  lever  du  soleil  et  celle  qui  précède  son 
coucher  ; aux  autres  heures  de  la  journée  l’agitation  de  l’at- 
mosphère nuisait  beaucoup  à la  netteté  de  l’image  de  la  fente. 
Une  expérience  fut  faite  pendant  la  nuit  avec  la  lumière  élec- 
trique ; la  netteté  de  l’image  ne  fut  pas  plus  grande  en  cette  cir- 
constance que  dans  les  observations  du  soir  et  du  matin. 

Durant  ces  observations  la  rotation  du  miroir  se  faisait  de 
gauche  à droite.  Afin  d’éliminer  de  la  moyenne  des  résultats 
toute  erreur  constante  liée  au  sens  de  la  rotation,  M.  Michelson 
fit  tourner  le  miroir  de  droite  à gauche  dans  les  huit  dernières 
observations,  ce  qui  changea  nécessairement  le  sens  de  la  dévia- 
tion de  l’image  de  la  fente  sur  la  mire.  Cette  modification  n'ap- 
porta aucune  altération  sensible  dans  les  résultats. 

La  vitesse  de  rotation  du  miroir  fut  ensuite  abaissée  jusqu’à 
n’être  plus  que  do  192,  128,96  et  64  tours  par  seconde.  Le  but  de 
cet  abaissement  était  de  mettre  l’observateur  à même  de  recon- 
naître si  les  courants  d’air  produits  dans  le  voisinage  du  miroir 
tournant  avaient  quelque  influence  sur  la  vitesse  de  propagation 


282  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

de  la  lumière.  M.  Michelson  ne  trouva  dans  les  résultats  aucune 
trace  d’une  influence  de  cette  nature. 

Enfin  pour  se  prémunir  contre  toute  erreur  personnelle, 
M.  Michelson  eut  soin  dans  plusieurs  expériences  de  comparer 
ses  propres  lectures  aux  lectures  faites  par  un  second  observa- 
teur. La  concordance  des  résultats  fut  aussi  satisfaisante  qu’on 
pouvait  le  désirer. 

Nous  donnerons  plus  loin  la  vitesse  de  propagation  de  la 
lumière  dans  le  vide  obtenue  par  M.  Michelson. 

Dans  les  dessins  minutes  de  l’appareil  de  Foucault  pour  l’éva- 
luation de  la  vitesse  absolue  de  propagation  de  la  lumière,  la 
lentille  achromatique  n’est  pas  placée  sur  le  trajet  des  rayons 
lumineux  à la  suite  du  miroir  tournant,  mais  bien,  comme  dans 
les  expériences  exécutées  pour  la  détermination  de  la  vitesse 
relative  de  propagation  de  la  lumière  dans  l’air  et  dans  l’eau, 
entre  la  ligne  lumineuse  et  le  miroir  tournant  (i). 

Foucault  n’a  indiqué  nulle  part  les  raisons  qui  l’ont  décidé  à 
changer  dans  les  expériences  défmitivesles  dispositions  adoptées 
dans  les  dessins  minutes.  Chose  plus  regrettable  encore,  il  n’a 
jamais  publié  d’une  manière  complète  les  détails  de  son  procédé 
et  de  ses  observations.  C’est  ce  qui  a permis  à M.  Cornu  de  dire 
que  les  expériences  de  Foucault  exigeaient  une  vérification. 

M.  Michelson  plaçait  lui  aussi,  comme  nous  l’avons  vu,  la  len- 
tille achromatique  à la  suite  du  miroir  tournant  sur  le  chemin 
parcouru  par  la  lumière.  En  adoptant  cette  disposition,  son  but 
était  probablement  de  prévenir  l’influence  fâcheuse  que  le  pas- 
sage oblique  de  la  lumière  à travers  la  lentille  pouvait  avoir  sur 
la  netteté  de  l’image  de  la  fente  , dans  le  retour  des  rayons  lumi- 
neux. 

Au  moment  où  M.  Michelson  terminait  sa  détermination  expé- 
rimentale de  la  vitesse  de  propagation  de  la  lumière  par  la 
méthode  suivie  par  Foucault  dans  la  dernière  période  de  ses 
recherches  sur  ce  sujet,  M.  Newcomb,  professeur  à l’école  navale 
de  l’Union  américaine,  commençait  ses  propres  déterminations 
par  le  procédé  que  l’habile  physicien  français  avait  cru  devoir 
abandonner. 

M.  Newcomb  substitua  au  faible  éclat  de  la  ligne  lumineuse 
employée  par  Foucault  l’éclat  beaucoup  plus  vif  d’une  fente 
verticale  éclairée  par  la  lumière  solaire,  ainsi  que  M.  Michelson 

(1)  Recueil  des  travaux  scientifiques  de  Léon  Foucault,  p.  547. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  283 

l’avait  fait  avant  lui.  La  lentille  achromatique,  au  lieu  d’être  placée 
après  le  miroir  tournant  sur  le  trajet  des  rayons  lumineux,  fut 
établie,  comme  nous  l’avons  déjà  dit,  entre  la  fente  lumineuse 
et  le  miroir  rotatif. 

Les  rayons  solaires  qui  ont  passé  par  la  fente  forment  au  sor- 
tir de  l’ouverture  un  faisceau  divergent.  Dans  les  dispositions 
adoptées  par  M.  Newcomb  l’axe  de  ce  faisceau  allait  couper 
normalement,  à peu  de  distance  de  la  fente,  l’axe  optique  d’une 
lunette  astronomique  d’assez  grande  ouverture.  Un  petit  miroir 
plan  établi  dans  le  tube  de  la  lunette  recevait  les  rayons'  com- 
posant le  faisceau  et,  après  les  avoir  réfléchis,  les  dirigeait  sur 
l’objectif  de  la  lunette. 

A leur  sortie  de  l’objectif,  les  rayons  rencontraient  le  miroir 
tournant,  et  leur  réflexion  sur  ce  miroir  donnait  naissance  à une 
image  de  la  fente  dont  le  rayonnement  sur  un  miroir  sphérique 
concave,  situé  à une  très  grande  distance,  devait  produire  au 
foyer  conjugué  de  celui-ci  une  image  réelle  de  la  fente  lumi- 
neuse, dans  le'cas,  bien  entendu,  où  on  ne  détournait  pas  de 
leur  direction  les  rayons  réfléchis  par  le  miroir  sphérique. 

L’image  produite  par  la  réflexion  des  rayons  émanés  de  la 
fente  sur  le  miroir  tournant  peut  être  virtuelle  ou  réelle  ; cela 
dépend  de  la  longueur  donnée  au  trajet  des  rayons  depuis  la 
fente  jusqu’à  l’objectif  do  la  junette  et  de  la  longueur  focale  de 
cette  dernière. 

Le  miroir  sphérique  dont  il  est  ici  question  était  formé  de 
deux  miroirs  concaves  ayant  chacun  un  rayon  de  courbure  de 
3ooo  mètres  et  un  diamètre  de  4 décimètres.  Ils  étaient  placés 
côte  à côte,  et  leurs  centres  de  courbure  coïncidaient  en  un  point 
de  l’espace  placé  dans  le  voisinage  du  lieu  d’observation. 

Dans  une  première  série  d’expériences,  la  distance  du  miroir 
tournant  aux  miroirs  sphériques  était  de  255 1 mètres  ; dans  une 
seconde  série,  cette  distance  fut  de  3721  mètres.  La  fente,  le 
miroir  tournant  et  la  lunette  d’observation  dont  il  sera  question 
ci-après,  avaient  été  établis  au  fort  Meyer,  sur  la  rive  du  Poto- 
mac,  près  de  la  ville  de  "Washington  ; les  miroirs  sphériques 
avaient  été  placés,  pour  la  première  série  d’expériences,  dans 
une  dépendance  de  l’Observatoire  naval,  et  pour  la  seconde 
série,  à la  base  du  monument  élevé  à la  mémoire  du  fondateur 
de  l’indépendance  américaine. 

Le  miroir  tournant  était  formé  par  un  prisme  quadrangulaire 
d’acier  poli,  parfaitement  nickelé.  La  hauteur  du  prisme  était  de 
85  millimètres.  Il  était  vertical,  et  on  le  mettait  en  rotation 


284  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

autour  de  son  axe  de  figure  par  le  moyen  de  deux  turbines  à 
air,  dont  fune  agissait  sur  la  tète  et  l’autre  sur  la  base. 

Ces  turbines  permettaient  de  donner  au  prisme  des  mouve- 
ments de  rotation  successifs  de  sens  contraires;  chacune  servait 
en  outre  à rendre  uniforme  le  mouvement  de  rotation  commu- 
niqué par  l’autre. 

La  vitesse  de  rotation  du  miroir  prismatique  était  relevée 
graphiquement  par  le  trait  qu’un  électro-aimant,  actionné  par  un 
courant  intermittent,  traçait  sur  un  cylindre  enregistreur,  à la  fin 
de  chaque  série  de  28  révolutions  du  miroir. 

L’image  de  la  fente  produite  par  la  réflexion  des  rayons  sur  le 
miroir  tournant  au  sortir  de  l’objectif  de  la  lunette  d’émission, 
le  centre  de  courbure  des  miroirs  sphériques  et  le  foyer  conjugué 
de  cette  image  par  rapport  aux  miroirs  sphériques  étaient  peu 
éloignés  l’un  de  l’autre.  Tous  trois  étaient  de  plus  situés  dans  le 
voisinage  de  l’observateur. 

Au  retour,  les  rayons  réfléchis  par  les  miroirs  sphériques 
allaient  frapper  la  partie  inférieure  du  miroir  tournant,  et  de  là 
étaient  dirigés  sur  la  lentille  objective  d’une  deuxième  lunette 
astronomique  placée  un  peu  au-dessous  de  la  première.  Au 
• départ,  nous  avons  négligé  de  le  dire,  ces  mômes  rayons  avaient 
été  réfléchis  par  la  partie  supérieure  du  miroir  tournant. 

La  deuxième  lunette  faisait  l’office  d’alidade;  elle  pouvait 
tourner,  dans  un  plan  légèrement  incliné  sur  le  plan  horizontal, 
autour  d'un  axe  passant  par  le  centre  du  miroir  prismatique  et 
faisant  un  très  petit  angle  avec  l’axe  de  rotation  de  ce  miroir.  De 
cotte  façon  on  pouvait,  par  un  mouvement  convenable,  amener 
la  lunette  à recevoir  de  front  les  rayons  lumineux  à leur  retour. 

Deux  miscroscopes  attachés  à la  lunette  permettaient  de  lire 
sur  un  cercle  divisé  l’angle  dont  celle-ci  avait  tourné  pour  passer 
de  la  direction  que  les  rayons  lumineux  avaient  à leur  départ  à 
la  direction  des  mômes  rayons  à leur  retour.  Le  trajet  parcouru 
par  les  rayons  était,  dans  l’expérience  de  M.  Newcomb,  1 5o  ou 
200  fois  plus  grand  que  le  trajet  parcouru  par  les  rayons  dans 
l’expérience  de  Foucault. 

Après  avoir  été  réfractés  par  la  lentille  objective  de  la  lunette 
alidade,  les  rayons  allaient  concourir  dans  le  plan  focal  de  cette 
lentille  et  former  dans  ce  plan  une  image  réelle  de  la  fente  lumi- 
neuse. En  regardant  cette  image  avec  la  loupe  oculaire,  l’obser- 
vateur amenait  aisément  le  fil  réticulaire  en  co'mcidence  avec  la 
ligne  centrale  de  l'image. 

Un  des  perfectionnements  les  plus  considérables  apportés  par 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


285 


M.  Newcomb  au  procédé  primitif  de  Foucault  consiste  dans  la 
manière  dont  le  physicien  américain  mesurait,  dans  le  plan  d’ob- 
servation, l’intervalle  angulaire  compris  entre  le  centre  de 
l’image  de  la  fente  et  l’axe  de  la  première  lunetle. 

Nous  avons  dit  que  le  miroir  pr  ismatique  pouvait  tourner  dans 
deux  sens  opposés, au  gré  de  l’expérimentateur.  La  lunette  d’ob- 
servation étant  donc  fixée  à une  des  extrémités  de  l’arc  divisé, 
et,  le  miroir  mis  en  rotation  dans  le  sens  requis,  M.  Newcomb 
amenait  peu  à peu  la  partie  centrale  de  l’image  sur  le  fil  réticu- 
laire de  la  lunette.  Pour  cela,  il  n’avait  qu’à  faire  agir  sur  le 
miroir  la  turbine  motrice  et  à se  servir  de  l’autre  turbine  comme 
de  régulateur.  Dès  que  la  coïncidence  des  deux  lignes  avait  été 
obtenue,  il  la  maintenait  pendant  quelque  temps  et  enregistrait  la 
vitesse  de  rotation  du  miroir  au  moyen  du  chronographe.  Puis, 
il  lisait  la  position  delà  lunette  sur  le  cercle  divisé  en  se  servant 
des  microscopes.  Gela  fait,  il  déplaçait  la  lunette  d’observation 
et  la  portait  à l’autre  extrémité  du  cercle  divisé.  Communiquant 
ensuite  au  miroir  un  mouvement  de  rotation  de  sens  opposé  à 
celui  du  mouvement  précédent,  il  répétait  les  opérations  déjà 
décrites  et  faisait  les  lectures.  Ces  données  permettent  de  cal- 
culer le  temps  que  la  lumière  met  à franchir  l’intervalle  compris 
entre  le  miroir  prismatique  et  les  miroirs  sphériques. 

Dans  ce  procédé,  la  vitesse  du  miroir  ne  dépassant  pas  2 3o 
révolutions  par  seconde,  le  déplacement  de  la  lunette,  pour  aller 
d’une  extrémité  de  l’arc  divisé  à l’autre,  pouvait  atteindre  jus- 
qu’à 8 degrés. 

M.  Newcomb  recommande  cette  méthode  des  déviations  con- 
traires aux  physiciens;  elle  a l’avantage  de  doubler  l’angle  à 
mesurer  et  de  supprimer  les  erreurs  que  la  détermination  du 
point  zéro  peut  introduire  dans  le  résultat. 

Une  autre  précaution  prise  par  M.  Newcomb  ne  contribua  pas 
peu  à augmenter  la  précision  des  mesures. 

Dans  les  conditions  de  distances  où  opérait  le  physicien  amé- 
ricain, la  lumière  reçue  par  les  miroirs  sphériques  n’était  que  la 
3oooo®  partie  de  la  lumière  réfléchie  par  le  miroir  prismatique. 
A cette  diminution  d'intensité  venait  encore  s'ajouter  l'influence 
de  l’absorption  atmosphérique  et  des  réflexions  sur  les  rayons 
qui  pénétraient  dans  la  lunette  d’observation.  Ces  pertes  avaient 
pour  effet  d’amoindrir  l’éclat  de  l’image  de  la  fente  formée  au 
foyer  de  la  lunette;  de  sorte  qu’on  pouvait  craindre  avec  raison 
que,  dans  des  observations  faites  à la  lumière  du  jour,  l’éclaire- 
ment du  plan  focal  de  la  lunette  et  l’illumination  de  la  rétine  par 


286 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


la  lumière  diffuse  de  l’atmosphère  ne  missent  obstacle  à la  vision. 
Au  moyen  de  quelques  dispositions  optiques,  M.  Newcomb  par- 
vint à réduire  au  millième  l’influence  de  la  lumière  atmosphé- 
rique et  à donner,  par  cette  précaution,  une  grande  netteté  à 
l’image  de  la  fente  lumineuse. 

Les  déterminations  expérimentales  de  M.  Newcomb  assignent 
à la  vitesse  de  propagation  de  la  lumière  dans  le  vide  la  valeur 
de  299  860  kilomètres  par  seconde.  L’erreur  probable  de  cette 
détermination  est  de  ± 3o  kilomètres  (i). 

La  vitesse  de  propagation  de  la  lumière  dans  le  vide  trouvée 
par  M.  Michelson  est  de  299  944  kilomètres  par  seconde,  avec 
une  erreur  probable  de  ± 5o  kilomètres. 

i\L  Cornu  avait  obtenu,  pour  la  valeur  de  la  même  vitesse, 
3oo  400  kilomètres  par  seconde,  avec  une  erreur  probable  de  un 
millième  en  valeur  relative.  Foucault  avait  trouvé  de  son  côté, 
pour  la  vitesse  de  propagation  de  la  lumière  dans  le  vide,  298000 
kilomètres  par  seconde,  avec  une  approximation  indéterminée. 

La  vraie  valeur  de  la  vitesse  de  propagation  de  la  lumière 
diffère  donc  fort  peu  de  la  valeur  qui  résulte  des  détermina- 
tions expérimentales  de  M.  Newcomb. 

Quand  on  connaît  la  vitesse  de  propagation  de  la  lumière 
dans  le  vide,  on  peut  en  déduire  la  valeur  de  la  parallaxe  solaire. 
Il  faut  pour  cela  avoir  recours  soit  au  phénomène  découvert  par 
Rœmer,  relativement  aux  éclipses  des  satellites  de  Jupiter,  soit 
au  phénomène  de  l’aberration  de  la  lumière  analysé  par 
Bradley. 

Le  retard  ou  l’avance  que  l’on  constate  dans  les  époques  des 
éclipses  des  satellites  de  -Jupiter  dépendent  de  la  variation  de 
distance  de  la  terre  au  satellite,  durant  le  temps  compris  entre 
les  deux  éclipses  que  l'on  compare.  Si  les  deux  éclipses  ont  eu 
lieu,  l’une  à l'époque  de  l’opposition  de  .Jupiter,  l’autre  à l’épo- 
que de  la  conjonction  de  cette  planète,  la  variation  de  distance 

(1)  L'erreur  probable  fait  connaître  d'une  certaine  manière  la  précision 
des  observations.  On  dit  que  dans  une  série  nombreuse  de  mesures  l'erreur 
proliable  est  + r,  lorsqu’il  y -a  autant  de  mesures  observées  dont  l’écart 
de  la  moyenne  arithmétique  de  toutes  les  mesures  est  inférieur  en  valeur 
absolue  à v,  qu’il  y en  a dont  l'écart  de  la  moyenne  est  supérieur,  en  valeur 
absolue,  à la  même  quantité. 

Dans  une  série  où  les  mesures  ne  sont  entachées  que  d'erreurs  acciden- 
telles, toutes  les  mesures  observées  se  groupent  symétriquement  de  part  et 
d’autre  de  la  moyenne. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


287 

de  la  terre  au  satellite  est  égale,  dans  ce  cas,  au  diamètre  de 
l’orbite  terrestre,  et  le  retard  ou  l’avance  de  l’époque  observée 
de  la  dernière  éclipse  sur  l’époque  normale  exprime  le  temps 
que  la  lumière  met  à parcourir  ce  diamètre. 

Rœmer  estimait  qu’il  fallait  1 1 minutes  à la  lumière  pour  par- 
courir la  moitié  du  diamètre  de  l’orbite  terrestre.  Delambre, 
par  un  examen  attentif  des  époques  d’observation  de  mille 
éclipses  du  premier  satellite  de  Jupiter,  réduisit  cette  durée  à 
8 minutes  i3  secondes  (i).  Mais,  par  une  discussion  plus  appro- 
fondie des  éclipses  de  ce  premier  satellite,  durant  la  période  qui 
s’étend  de  1848  à 1870,  M.  de  Glasenapp,  alors  astronome  de 
l’observatoire  de  Pulkova,  montra  que  le  temps  employé  par  la 
lumière  à parcourir  le  rayon  de  l’orbite  terrestre  est  compris 
entre  496  et  5oi  secondes,  c’est-à-dire,  entre  8 minutes  16  secon- 
des et  8 minutes  21  secondes,  sans  qu’il  soit  possible  aujour- 
d’hui do  préciser  davantage  cette  durée  (2).  La  consé({uence  qui 
ressort  de  ce  résultat  est  que  le  phénomène  découvert  par 
Rœmer  n’est  pas  apte  à servir  de  donnée  présentement  dans 
l’évaluation  de  la  parallaxe  solaire. 

Tel  n’est  pas  le  cas  du  phénomène  de  l’aberration,  découvert 
et  étudié  par  Rradley. 

En  vertu  de  la  vitesse  dont  la  terre  est  animée  dans  son  mou- 
vement de  translation  autour  du  soleil  et  à laquelle  participent 
nécessairement  les  instruments  d’observation,  chaque  étoile 
semble  décrire  sur  la  sphère  céleste, durant  l’espace  d’un  an,  une 
petite  ellipse  dont  le  grand  axe  est  parallèle  au  plan  de  l’éclip- 
tique. La  valeur  angulaire  de  cet  axe  est  la  môme  pour  toutes 
les  étoiles;  celle  du  petit  axe  diffère  seule  d’une  étoile  à l’autre. 

D’après  les  évaluations  de  Struve,  publiées  en  1846,  la  valeur 
angulaire  du  demi-grand  axe  des  ellipses  d’aberration  est  de  20 
secondes  445  millièmes  de  seconde.  Suivant  les  calculs  récents 
de  M.  Nysen  fondés  sur  un  plus  grand  nombre  d’observations, 
cette  valeur  est  de  20  secondes  492  millièmes  de  seconde,  avec 
une  erreur  probable  de  ± 6 millièmes  de  seconde  (3). 

D’autre  part,  la  valeur  angulaire  du  demi-grand  axe  des  ellip- 
ses d’aberration  est  égale  au  rapport  de  la  vitesse  de  translation 
de  la  terre  à la  vitesse  de  propagation  de  la  lumière.  La  vitesse 
de  translation  de  la  terre  et,  par  suite,  la  distance  moyenne  de 
la  terre  au  soleil  sont  donc  déterminées,  ainsi  que  la  parallaxe 

(1)  Delambre,  Abré<jé  d’astronomie,  p.  571. 

(2)  Journal  anglais  Nature,  vol.  XXXIV,  p.  29. 

(3)  Bulletin  astronomique  publié  par  M.  Tisserand,  t.  1,  p.  202. 


288  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

solaire,  par  le  phénomène  de  l’aberration  combiné  avec  l’évalua- 
tion de  la  vitesse  de  propagation  de  la  lumière  dans  le  vide. 

Les  résultats  des  expériences  de  M.  Nev'comb  assignent,  à la 
vitesse  de  propagation  de  la  lumière  dans  le  vide,  la  valeur  de 
74965  lieues  de  4 kilomètres;  à la  distance  moyenne  delà  terre 
au  soleil,  la  valeur  de  3y  402  5oo  lieues  également  de  quatre 
kilomètres,  et  à la  parallaxe  solaire,  la  valeur  de  8 secondes  794 
millièmes  de  seconde  (1  ). 

M.  Newcomb  est  persuadé  que  la  méthode  du  miroir  tournant 
est,  de  toutes  les  méthodes  employées  jusqu’ici  dans  la  détermi- 
nation de  la  vitesse  de  propagation  de  la  luuiière,de  loin  la  meil- 
leure. Il  pense  même  que,  grâce  cà  quelques  améliorations  de 
détail,  cette  méthode  permettrait  d’évaluer  la  vitesse  de  propa- 
gation de  la  lumière  à 5 ou  10  kilomètres  près. 

Une  de  ces  améliorations  consisterait  à substituer  au  miroir 
tournant  quadrangulaire  un  miroir  tournant  pentagonal.  Les 
lunettes  dirigées  vers  le  miroir  tournant  seraient  placées,  dans 
un  plan  horizontal,  de  part  et  d’autre  de  la  ligne  allant  de  l’axe 
du  miroir  tournant  au  centre  du  miroir  sphérique.  La  lumière  de 
la  fente  réfléchie  par  une  face  du  prisme  serait  reçue  au  retour 
sur  la  face  adjacente  après  réflexion  à la  surface  du  miroir 
sphérique.  Cela  dispenserait  de  donner  au  miroir  sphérique 
l’inclinaison  exigée  par  la  réflexion  des  rayons  sur  le  miroir 
tournant  quadrangulaire.  Cette  réflexion  se  fait,  comme  nous 
l’avons  dit,  sur  la  partie  supérieure  de  la  face  réfléchissante  du 
prisme  au  départ  des  rayons,  et  sur  la  partie  inférieure  de  la 
même  face  au  retour. 

De  plus,  en  employant  la  méthode  des  rotations  contraires,  on 
n’aurait  à déplacer  la  lunette  d'observation  que  d’un  petit  angle, 
et  toute  la  mesure  angulaire  se  réduirait  à la  détermination  de 
cet  angle  sur  le  cercle  divisé. 

Une  vitesse  de  rotation  du  miroir  tournant  de  5oo  tours  à la 
seconde  donnerait  à ce  miroir  un  déplacement  angulaire  de  36 
degrés  environ  durant  le  trajet  fait  par  la  lumière,  si  la  dib- 
tance  du  miroir  pentagonal  aux  miroirs  sphériques  était  de  3o 
kilomètres. 

M. Newcomb  assure  qu’il  serait  facile  de  trouver  dans  les  Mon- 
tagnes rocheuses  ou  dans  la  Sierra  Nevada  américaine  des  sta- 
tions propres  aux  expériences  et  éloignées  de  30,40  et  même  3o 
kilomètres.  L’adoption  de  telles  distances  exigerait,  il  est  vrai,  que 


(1)  Journal  anglais  Nature,  vol.  XXXIV,  p.  173. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


289 

l’on  augmentât  proportionnellement  la  surface  réfléchissante 
fixe.  Mais  on  pourrait  éviter  la  construction  d’un  réflecteur  de 
grande  dimension,  en  établissant  à l’extrémité  du  parcours  des 
rayons  une  couronne  de  10  réflecteurs  sphériques  ayant  chacun 
6 ou  8 décimètres  de  diamètre;  cela  suffirait,  d’après  M.  New- 
comb,  à assurer  la  visibilité  de  l’image  de  la  fente  à la  station 
d’observation.  Le  savant  américain  promet  son  concours  et  ses 
conseils  au  ])hysicien  qui  voudrait  expérimenter  à nouveau  dans 
ces  conditions  éminemment  favorables. 

En  terminant  ce  bulletin,  je  tiens  à indiquer  les  sources  où  j’ai 
puisé. 

Tous  les  détails  relatifs  aux  expériences  de  MM.  Michelson  et 
Newcomb  sont  tirés,  ainsi  que  plusieurs  appréciations,  d’une 
série  d’articles  publiés  par  le  journal  scientifique  anglais  Nature 
et  dont  le  dernier  est  signé  A.  M.  Clerke.  Voir  le  volume  XXI, 
pp.  94  1196,  120  à 122  et  226;  item,  le  volume  XXXIV,  pp.  29  à 
32,  et  170  à iy3. 

Je  me  suis  servi  aussi  des  articles  de  M.  Cornu  sur  la 
vitesse  de  propagation  de  la  lumière  : Comptes  rendus  des  séances 
de  V Académie  des  sciences^  t.  LXVI,  pp.  338  à 342,  et  t.  LXXIX, 
pp.  i36i  à i365.  — Journal  de  physique  théorique  et  apptliquée, 
t.  II,  pp.  172  à 177  et  t.  IV,  pp.  104  à III. 

Enfin  j’ai  consulté  le  Recueil  des  travaux  scientifiques  de  Léon 
Foticaidt,  pp.  173  à 226. 


Joseph  Delsaulx,  S.  J. 


INVERTÉBRÉS 


Les  Mollusques  du  Tanganyka(i).  — M.  le  capitaine  Storms 
a offert  au  Musée  d’histoire  naturelle  de  Belgique  une  importante 
collection  d’animaux  qu’il  a recueillis  pendant  son  séjour  dans 
la  région  du  lac  Tanganyka. 


{\)  Bulletin  du  Musée  royal  d'histoire  naturelle  de  Belgique,  i.  IV,  1886. 
XXI  19 


2gO  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Déjà  les  mollusques  qu’elle  comprend  ont  été  étudiés  par 
M.  Pelseneer;  ce  sont  des  Gastropodes  pulmonés,  tels  que  Hélix, 
Bulimus,  Achatina,  Planorbis,  etc.,  des  Gastroprodes  proso- 
branches,  Ampullaria,Paludina,  etc.,  puis  des  Acéphales,  notam- 
ment Unio  et  Pliodon. 

Avant  le  travail  de  M.  Pelseneer,  Smith  avait  déjà  décrit,  dans 
ses  points  essentiels,  la  faune  malacologique  du  lac  Tanganyka  ; 
à peine  fut-elle  connue,  que  plusieurs  géographes,  frappés  par  le 
fades  marin  do  certaines  formes  de  Prosobranches,  prétendirent 
que  le  grand  lac  africain  était  une  mer  intérieure  séparée  depuis 
peu  de  l’océan  Indien;  elle  aurait  d’abord  conservé,  pensaient- 
ils,  la  faune  de  cet  océan;  puis,  comme  la  salure  de  ses  eaux 
diminuait  progressivement,  ses  habitants  auraient  évolué  et 
revêtu  enfin  le  cachet  actuel. 

M.  Pelseneer  oppose  à cette  hypothèse  d’excellentes  raisons  : 
1°  Les  animaux  du  lac,  autres  que  les  mollusques,  ne  présentent 
absolument  pas  le  fades  marin.  On  ne  le  trouve  que  sur  les  mol- 
lusques du  lac  ou  plutôt,  pour  être  exact,  dans  un  seul  ordre  de 
la  classe  des  Gastropodes,  celui  des  Prosobranches. 

Ainsi  donc,  non  seulement  les  poissons,  les  vers  et  les  crusta- 
cés ne  le  possèdent  pas,  mais  il  n’existe  pas  davantage  chez  aucun 
Puhnoné  ou  aucun  Bivalve. 

2°  D’ailleurs  n’observe-t-on  pas  souvent  des  ressemblances 
avec  des  formes  marines  sur  un  grand  nombre  de  mollusques  qui 
sont  incontestablement  fluviatiles? 

3°  Si  les  eaux  et  la  faune  du  Tanganyka  ont  une  origine  marine 
récente,  on  peut,  à plus  forte  raison,  assigner  le  même  mode  de 
formation  aux  lacs  Victoria  Nyanza,  Nyassa,  etc.,  qui  sont  plus 
rapprochés  que  lui  de  l'Océan. 

Cependant  leur  faune  n’a  jamais  fourni  d’arguments  favora- 
bles à une  telle  hypothèse. 

Cette  conception  erronée  sur  l’origine  du  Tanganyka  provient 
de  ce  que  jamais  on  n’a  vu  autant  de  formes  à cachet  marin 
réunies  à un  même  endroit. 

D’ailleurs  cette  association  s’explique  naturellement,  si  l’on 
considère  que  le  Tanganyka,  un  des  plus  grands  lacs  de  la  terre, 
est  plus  étendu  que  plusieurs  véritables  mers  intérieures.  Or, 
“ d’après  le  témoignage  des  explorateurs,  dit  M.  Pelseneer,  les 
formes  à,  faciès  marin  sont  surtout  localisées  dans  les  endroits 
où  les  eaux  sont  le  plus  agitées.  „ 

M.  Pelseneer  consacre  la  plus  grande  partie  de  sa  notice  à 
exposer,  avec  sa  haute  compétence  et  sa  grande  clarté  habituel- 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  29 1 

les,  rorganisation  du  genre  bivalve  Pliodon,dont  les  parties  mol- 
les étaient  complètement  inconnues  avant  lui;  le  manteau  et  les 
muscles  fixeront  seuls  notre  attention. 

Le  manteau  ou  pallmm  est  cette  tunique  qui  enveloppe  les 
mollusques  et  qui,  indépendamment  d'autres  fonctions,  sécrète 
la  coquille. 

Chez  les  Céphalopodes  et  les  Gastropodes,  les  bords  de  cette 
enveloppe  ne  se  soudent  en  aucun  point. 

Le  même  stade  se  rencontre  aussi  parmi  les  Bivalves,  précisc- 
ment  chez  les  types  les  plus  primitifs;  dans  ce  cas  les  deux  moi- 
tiés du  manteau,  ayant  leurs  marges  complètement  libres,  limi- 
tent une  longue  fente  ininterrompue. 

Chez  des  formes  plus  spécialisées,  une  suture  survient  vers 
l’extrémité  postérieure  du  manteau,  et  par  le  fait  même  la  fente 
palléale  primitivement  unique  fait  place  à deux  orifices  distincts: 
par  l’im  sortent  les  déjections  ainsi  que  l’eau  qui  a servi  à la 
respiration;  l’autre  sert  à l’introduction  des  aliments  et  de  l’eau 
aérée  qui  va  baigner  les  branchies.  C’est  ce  que  présentent  notam- 
ment la  Moule  et  l’Anodonte  ou  moule  des  étangs. 

Chez  d’autres  Bivalves,  la  soudure  se  fait  à deux  endroits  dif- 
férents, ce  qui  sépare  trois  orifices  palléaux  distincts  : Vanal,  le 
branchial,  dont  les  bords  portent  des  papilles  sensorielles  desti- 
nées à contrôler  les  qualités  de  l’eau  qui  entre  par  cette  ouver- 
ture pour  aller  baigner  les  branchies,  et  \q  pédieux  dont  le  calibre 
est  proportionnel  au  développement  du  pied. 

C'est  précisément  ce  stade  qui  est  réalisé  chez  Pliodon. 

11  ne  se  produit  jamais  dé  spécialisation  plus  avancée,  sauf 
toutefois  chez  les  Bivalves  qui  s’enfoncent  habituellement  dans 
la  vase  ou  qui  creusent  le  bois  ou  la  pierre. 

En  effet,  par  suite  de  leurs  habitudes  toutes  spéciales,  ces  ani- 
maux se  trouvent  séparés  de  l’eau  pour  un  temps  plus  ou  inoims 
long;  aussi  importe-t-il  beaucoup  que  chez  ces  formes  les  deux 
orifices  postérieurs  du  manteau,  par  lesquels  se  font  respective- 
ment l’entrée  et  la  sortie  de  l’eau,  puissent,  eux  du  moins,  con- 
server alors  une  communication  avec  le  milieu  aquatique;  pour 
l’établir,  les  bords  de  ces  deux  ouvertures  se  prolongent  consi- 
dérablement en  dehors  du  manteau,  donnant  ainsi  naissance  à 
deux  tubes  creux,  très  extensibles,  qu’on  appelle  siphons.  (Mye, 
Couteau,  Arrosoir,  Pholade,  Taret  des  vaisseaux.) 

Quant  aux  muscles,  les  uns  dépendent  du  manteau  et  les  autres 
du  pied. 

Parmi  les  premiers,  ne  citons  que  les  deux  muscles  adducteurs 


292 


REVUE  DES  QUESTIONS^  SCIENTIFIQUES. 


des  valves,  l’im  en  avant,  l’autre  en  arrière.  C’est  dans  ce  dernier 
que  Ray-Lankester  a voulu  voir  l’homologue  du  muscle  colu- 
mellaire  des  Gastropodes;  mais  M.Pelseueer  pense  qu’il  doit  être 
cherché  parmi  les  muscles  du  pied  des  Acéphales. 

Pour  établir  cette  homologie,  notre  auteur  choisit  une  forme 
archaïque  de  Bivalve,  Leda,  et  un  Gastropode  qui  est  resté  bila- 
téralement symétrique,  Patella. 

Or,  quand  on  compare  ces  deux  types,  l’analogie  est  saisis- 
sante ; chez  Leda,  “ les  muscles  du  pied  forment  de  chaque  côté 
une  série  presque  ininterrompue,  entre  l’adducteur  antérieur  et 
l’adducteur  postérieur.  Ces  deux  séries  constituent,  par  leur  réu- 
nion, une  ligne  musculaire  ovale,  allongée,  correspondant  à 
l’area  musculaire  circulaire,  si  bien  connue,  de  Patella.  „ Chez  les 
deux  genres  “ l’origine  est  sur  la  coquille  et  l’insertion,  au  pied, 
dans  la  masse  musculaire  du(|uel  ils  vont  se  perdre.  En  outre  les 
muscles  du.j[)ied  des  Pélécypodes  (Acéphales)  et  le  muscle  colu- 
mellaire  des  Gastropodes  sont  innervés  par  les  mêmes  centres  : 
ganglions  pédieux  et  viscéraux.  „ 

Malheureusement,  cette  homologie  est  complètement  voilée 
quand  on  compare  la  majorité  des  Bivalves  aux  Gastropodes 
ordinaires;  en  effet,  beaucoup  de  ceux-ci  ont  le  corps  enroulé  ; 
de  leur  côté,  les  premiers  ont  souvent  des  pieds  adaptés  à des 
usages  spéciaux  et  très  divers,  soit  qu’ils  sécrètent  le  byssus, 
soit  cju'ils  servent  à fouir,  etc. 

Aussi,  comme  on  n’a  jamais  étudié  comparativement  la  mus- 
culature pédieuse  des  Bivalves,  la  plus  grande  confusion  règne 
encore  dans  ce  chapitre  ; le  même  muscle  porte  presque  tou- 
jours des  noms  très  différents,  soit  qu’on  passe  d’un  animal  un 
autre,  soit  qu'on  s’en  rapporte  à des  auteurs  différents. 

Cependant  M.  Pelseneer  montre  qu'on  peut  ramener  les  diffé- 
rents faciès  de  musculature  pédieuse  à un  type  unique,  celui  de 
Pliodon;  il  comprend  quatre  faisceaux  : le  protracteur  du  pied  , 
qui  se  rencontre  très  probablement,  d’après  M.  Pelseneer,  chez 
tous  les  Pélécypodes  où  cet  organe  est  susceptible  de  mouve- 
ments étendus;  le  rétracteur  antérieur,  V élévateur  et  le  rétracteur 
postérieur  du  pied. 

Le  système  nerveux  et  les  appendices  céphaliques  des 
Ptéropodes  (i).  — Sur  les  trois  paires  de  cônes  céphaliques 

(1)  P.  Pelseneer,  r/fe  cephalic  appendagesof  the  Gyimiosomatous  Pteropoda, 
in  Quart.  Journ.  of  micr.  Sc. 

Id.  Recherches  sur  te  système  nervenec  des  Ptéropodes,  in  Archives  de  Bio- 
logie, t.  VII,  1886. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


293 

issus  de  la  tête  de  Clione  borealis, genre  de  mollusque  ptéropode 
qui  forme  la  principale  nourriture  des  baleines,  Eschricht  a 
trouvé  des  organes  qiuil  a décrits  et  figurés  comme  s'ils  étaient 
des  ventouses. 

De  tels  faits  paraissaient  donner  raison  à Leuckarl,qui  assimi- 
lait les  six  appendices  de  la  tête  de  Clione  aux  bras  des  Cépha- 
lopodes. Cependant  un  naturaliste  qui  avait  observé  Clione 
vivante  ne  l’avait  jamais  vu  se  fixer  par  ses  cônes  buccaux.  C’est 
ce  qui  engagea  M.  Pelseneer  à reprendre  l'étude  de  ces  forma- 
tions. 

Les  appendices  insérés  sur  la  tête  de  Clione  sont  de  deux  sor- 
tes : trois  paires  de  cônes  buccaux  et  quatre  tentacules;  deux  de 
ceux-ci,  situés  en  avant,  sont  longs, et  des  muscles  longitudinaux 
puissants  les  rendent  rétractiles  ; ils  ne  portent  aucune  termi- 
naison nerveuse  d’un  caractère  spécial:  c'est  la  paire  labiale  ; au 
contraire  l’autre  paire  de  tentacules,  implantée  sur  la  nuque,  se 
termine  par  des  yeux,  quoi  qu’en  ait  dit  Jhering. 

Quant  aux  cônes  buccaux,  ils  sont  creux  et  très  extensibles  ; 
dans  leur  tunique  se  trouvent  principalement  des  cellules  glan- 
dulaires, tellement  nombreuses  que  leur  sécrétion  doit  remplir 
un  rôle  important;  enfin  leur  épiderme  possède  des  cellules 
sensorielles  qui  s’élargissent  au  dehors  en  forme  de  bouton;  ce 
sont  précisément  ces  dernières  parties  qui  ont  causé  l'illusion  de 
ventouses  aux  premiers  observateurs. 

M.  Pelseneer  pense  plutôt  qu’elles  doivent  être  le  siège  d'un 
sens  spécial  aux  animaux  aquatiques,  qui  serait  intermédiaire 
entre  le  goût  et  le  toucher. 

Tous  les  Ptéropodes  ne  présentent  pas  les  mêmes  appendices 
céphaliques  ; ainsi,  d’une  part,  les  Ptéropodes  nus,  Clione  et  Clio- 
nopsis  par  exemple,  possèdent  toujours  deux  paires  de  tenta- 
cules qu’on  peut  identifier  avec  celles  des  Gastropodes  opistho- 
branches  et  pulmonés. 

Au  contraire,  chez  les  Ptéropodt^s  enfermés,  les  Thécosomes,  il 
n’y  a qu’une  paire  de  tentacules  rudimentaires,  avec  des  yeux 
très  simples;  elle  équivaut,  d’après  M.  Pelseneer,  à la  paire  issue 
de  la  nuque  des  Ptéropodes  gymnosomes. 

Enfin,  les  cônes  buccaux  ne  se  rencontent  que  chez  la  plupart 
des  Ptéropodes  nus. 

Ces  recherches  ont  déterminé  notre  savant  et  infatigable  com- 
patriote à en  entreprendre  d’autres  sur  le  système  nerveux  des 
Ptéropodes  ; d’abord,  parce  que  plusieurs  assertions  erronées 
de  Jhering  sont  reproduites  par  les  traités  les  plus  récents  et 


294 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


les  plus  répandus,  comme  si  elles  faisaient  encore  autorité; 
ensuite,  parce  que  la  connaissance  du  système  nerveux  des  Pté-  , 
ropodes  permettra  d’élucider  leur  morphologie  et  leur  position 
systématique. 

Jusqu’ici,  presque  tous  les  auteurs  ne  placent-ils  pas  les  Ptéro- 
podes  dans  le  voisinage  des  Céphalopodes?  Ray  Lankester  ne 
va-t-il  pas  même  jusqu’à  les  réunir  sous  un  nom  commun?  Et  ce 
qui  incline  les  naturalistes  vers  un  tel  rapprochement,  n’est- ce 
]»as  surtout  la  nature  soi-disant  pédieuse  qu’ils  assignent  aux 
appendices  buccaux  des  Ptéropodes,  ce  qui  permet  de  les  assi- 
miler aux  bras  des  Poulpes? 

Mais  aujourd’hui  le  travail  de  M.  Pelseneer  apprend  que  les 
cônes  oraux  des  Ptéropodes  sont  innervés,  non  pas,  comme  les 
bras  des  Céphalopodes,  par  les  ganglions  pédieux,  mais  par  les 
ganglions  cérébraux.  Ce  résultat  fera  certainement  écarter  les 
Ptéropodes  des  Céphalopodes  ; de  plus,  d’autres  particularités, 
très  importantes,  de  leur  système  nerveux  central  doivent  les 
éloigner  de  tous  les  mollusques  à commissure  viscérale  symé- 
trique, notamment  des  Poulpes,  pour  les  rapprocher  au  con- 
traire des  Gastropodes,  surtout  des  pulrnonés  et  des  opisthobran- 
ches  ; c’est  d’ailleurs  la  position  systématique  que  leur  assignait  ^ 
déjà  Spengel. 

M.  Pelseneer,  qui  est  chargé  du  “ Report  „ sur  les  Ptéropodes  ; 
du  ChaUenger^  annonce  que  les  organes  autres  que  le  système  ^ 
nerveux  démontrent  plus  rigoureusement  encore  cette  affinité,  j 


Y a-t-il  des  mouvements  respiratoires  chez  les  Arach- 
nides ^(i)  — En  1884,  M.  Plateau  a publié  les  résultats  de  , 
ses  ingénieuses  recherches  sur  les  mouvements  respiratoires  des  ‘ 
Insectes.  ; 

Comme  l’observation  directe,  à l’œil  nu  ou  à la  loupe,  expose 
à beaucoup  d’erreurs,  il  s’était  adressé  à la  méthode  graphique;  ' 
sur  les  téguments  de  l’abdomen,  il  fixait  des  leviers  en  carton,  j 
très  légers,  qui  inscrivaient  les  mouvements  respiratoires  sur  un  t 
cylindre  enfumé  qui  tournait.  ? 

Dans  une  autre  série  d’expériences,  M.  Plateau  projetait  sur  % 
un  écran  l’image  de  ces  mouvements  en  enfermant,  dans  une  j:' 
grande  lanterne  magique,  l’insecte,  convenablement  tixé. 


(1)  Archives  de  biologie,  publiées  par  MM.  E.Van  Beneden  et  Van  Bambeke,  > 
t.  VII,  1886. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


295 

Grâce  à ces  différentes  méthodes  qui  se  contrôlent  muluelle- 
ment,il  a constaté  que  les  mouvements  respiratoires  des  Insectes 
sont  localisés  dans  la  région  abdominale,  et  consistent  en  dimi- 
nutions et  rétablissements  successifs  de  ses  deux  diamètres,  le 
vertical  et  le  transversal;  l’air  est  expiré  quand,  sous  l’influence 
de  muscles  verticaux,  les  parties  dorsale  et  ventrale  des 
anneaux  de  l’abdomen  se  rapprochent:  quant  à l’inspiration,  elle 
est  simplement  passive,  parce  qu’elle  n’est  due  qu’à  l’élasticité 
des  téguments  et  des  parois  trachéennes. 

En  abordant  l’étude  des  mouvements  de  la  respiration  chez 
les  Arachnides, M.  Plateau  croyait  que  les  muscles  pairs  qui  tra- 
versent, du  dos  vers  le  ventre,  l’abdomen  de  la  plupart  de  ces 
animaux,  étaient  homologues  des  muscles  expirateurs  des 
Insectes  ; aussi  s’attendait-il  à retrouver  un  des  types  de  mouve- 
ments respiratoires  rencontrés  chez  les  Insectes. 

D’ailleurs,  Émile  Blanchard  avait  déjà  affirmé,  dans  son  Orga- 
nisation du  règne  animal,  l’existence  chez  les  Scorpions  d’un 
mécanisme  respiratoire  analogue  à celui  des  Insectes;  il  allait 
même  jusqu’à  signaler  des  changements  dans  les  dimensions  des 
stigmates. 

M.  Plateau,  ayant  pu  garder  des  Scorpions  en  vie  pendant 
longtemps,  a institué  sur  eux  des  observations  et  des  expé- 
riences nombreuses  et  variées.  Or,  jamais  les  Scorpions,  quelque 
vifs  et’ quelque  surexcités  qu’ils  fussent,  n’ont  montré  le  moindre 
mouvement;  cependant  M.  Plateau  avait  eu  soin  de  coller  de 
petits  stylets  de  papier  sur  plusieurs  segments  de  l’abdomen 
pour  rendre  apparents  des  mouvements  peut-être  impercep- 
tibles; pour  la  projection,  il  a eu  recours  à un  grossissement  de 
8 diamètres, ce  qui  permettait  d’apprécier  une  excursion  de  '/s 
millimètre;  il  prenait  encore  la  précaution  de  regarder  avec  une 
forte  loupe  tous  les  points  du  contour  de  la  silhouette  projetée. 
Et  jamais  il  n’aperçut  le  moindre  changement  dans  le  diamètre 
vertical  de  l’abdomen. 

Cependant,  si  l’on  détache  l’animal  après  de  telles  expé- 
riences, il  “ court  de  côté  et  d’autre,  ajoute  M.  Plateau,  et  frappe 
les  parois  du  bocal  de  coups  de  queue  expressifs,  prouvant 
ainsi,  par  sa  vivacité,  que  ce  n’est  pas  sa  faute  s’il  n’a  pas  offert 
les  mouvements  respiratoires  désirés.  „ 

Quant  aux  stigmates,  M.  Plateau  n'a  pas  réussi  plus  que  Léon 
Dufour  à y voir  les  mouvements  signalés  par  E.  Blanchard. 

Les  mêmes  expériences  ont  été  répétées  par  M.  Plateau  sur 
plusieurs  Araignées,  l’Épéire  diadème  et  la  Tégénaire  dômes- 


296  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

tique,  puis  sur  le  Faucheur.  Chez  tous,  les  parois  abdominales 
restent  immobiles. 

Et  cependant  les  Arachnides  ont  une  respiration  aérienne  assez 
active.  Comment  s’opèrent  donc  chez  eux  l’appel  et  l’expulsion 
de  l’air?  Ce  doit  être  évidemment  d’une  tout  autre  façon  que 
chez  les  Insectes. 

Cette  grave  divergence  ne  doit  plus  étonner,  si  l’on  adopte  sur 
la  position  systématique  des  Arachnides  la  nouvelle  opinion 
défendue  surtout  en  Angleterre  par  Ray-Lankester  et  en  Belgique 
par  M.  Mac  Leod  (i). 

D’après  ces  naturalistes,  on  ne  doit  pas  rapporter  les  pou- 
mons des  Scorpions  et  des  Araignées,ni  les  trachées  de  celles-ci 
aux  trachées  des  Insectes,  mais  aux  branchies  des  Crustacés, 
notamment  des  Limules. 

S’il  en  est  ainsi,  le  mécanisme  respiratoire  des  Arachnides  ne 
doit  pas  ressembler  à celui  des  vrais  Articulés  trachéales. 

Après  ses  expériences  et  ces  considérations,  M.  Plateau  s’est 
demandé  si  les  mouvements  respiratoires  des  Arachnides  ne 
s’effectuaient  pas  dans  les  parois  des  feuillets  pulmonaires  eux- 
mêmes. 

Déjcà  M.  Mac  Leod,  dans  le  mémoire  que  nous  avons  analysé 
ici,  décrivait  entre  les  deux  membranes  qui  constituent  chaque 
feuillet  pulmonaire,  de  petites  colonnettes  accompagnées  d’une 
bandelette  qu’il  croyait  musculaire.  N’est-ce  pas  elle  qui  pourrait 
amincir  les  feuillets  pulmonaires  d’une  façon  rythmique  et  déter- 
miner ainsi  l’appel  et  le  départ  de  l’air  ? 

“ Quel  sera  l’effet  de  cet  amincissement  des  lamelles  (feuillets), 
se  demandait  M.  Mac  Leod?  D’abord  les  lamelles  devenant  plus 
minces,  l’espace  compris  entre  elles  devient  plus  considérable; 
une  certaine  quantité  d’air  doit  donc  pénétrer  entre  les  lamelles 
à chaque  contraction;  cette  dernière  doit  également  chasser  le 
sang  contenu  dans  l’épaisseur  même  des  lamelles.  „ 

Malheureusement,  M.  William  Locy,  pendant  de  récentes 
recherches,  n’a  pas  pu  voir  la  moindre  différenciation  musculaire 
dans  les  colonnettes  qui  traversent  chaque  feuillet  respiratoire; 
aussi  la  solution  du  problème  est-elle  encore  reculée. 

Le  rôle  des  palpes  chez  les  Articulés  à mâchoires.  — 

1°  Jusqu’en  ces  derniers  temps,  on  croyait  que  les  Insectes 

(1)  Archives  de  biologie,  tom.  V,  1884.  Cet  article  a été  résumé  par  nous 
dans  la  Eevue  des  questions  scientifiques,  janvier  1885. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  297 

broyeurs,  c’est-à-dire  les  Coléoptères  et  les  Orthoptères,  choi- 
sissent et  introduisent  la  nourriture  dans  la  bouche  en  s’aidant 
des  palpes  portés  par  leurs  mâchoires.  Mais,  en  i885,  M.  Plateau 
a démontré  que  le  rôle  des  palpes  est,  en  réalité,  beaucoup  plus 
modeste  ; aussi  a-t-il  pu  les  enlever  à ces  Insectes  sans  qu’ils 
aient  manifesté  le  moindre  trouble  dans  leur  nulrition. 

2°  Quant  aux  mille-pattes,  M.  Plateau  avait  déjà  conclu,  en 
1876,  dans  son  mémoire  sur  la  Digestion  chez  les  Myriopodes, 
que  leurs  palpes  servent  seulement  “ à tourner  la  proie  dans  les 
directions  les  plus  convenables  pour  que  celle-ci  puisse  être 
découpée  par  les  mandibules.  „ 

Dans  sa  dernière  série  d’expériences  (i),  M.  Plateau  a coupé 
les  palpes  à quatre  Lithobies,  et  après  s’être  entouré  de  toutes 
les  précautions  nécessaires,  il  a reconnu  qu’elles  avaient  capturé 
et  mangé  des  mouches  vivantes,  comme  si  de  rien  n’était. 

De  plus,  il  a observé  que  les  Myriopodes  se  servent  habituel- 
lement de  leurs  palpes  pour  brosser  minutieusement  leurs  anten- 
nes et  même  leurs  palpes. 

3°  Autour  de  la  bouche  des  Araignées  se  trouvent  deux 
paires  d’appendices:  les  crochets  venimeux,  appelés  ordinaire- 
ment chélicères,  qui  sont  homologues,  non  pas  des  antennes  des 
Insectes,  mais  de  leurs  mandibules  ; puis  les  mâchoires,  qui 
portent  des  palpes.  Chez  les  mâles,  ceux-ci  participent  à 
l’accouplement  ; chez  les  femelles,  ce  seraient  des  organes 
tactiles  plus  sensibles  que  les  pattes,  d’après  V.  Audouin  ; ils 
aideraient  à saisir  et  à maintenir  la  proie,  au  dire  de  Blan- 
chard; Glaus  leur  attribue  une  part  dans  la  confection  des 
toiles;  enfin  Dabi  y a décrit  des  poils  spéciaux  dans  lesquels  il 
place  le  sens  de  l’ouïe. 

Pour  élucider  cette  question,  M.  Plateau  a coupé  les  palpes  à 
plusieurs  individus  de  Tegenaria  domestica,  Epeira  diadema, 
Amaurobius  ferox,  Agelena  labyrinthica  et  Meta  segmentata. 

Or,  les  Araignées  ainsi  mutilées  ont  continué,  sans  le  moindre 
trouble,  à capturer  et  manger  leur  proie  et  à tisser  leur  toile  à la 
façon  ordinaire. 

M.  Plateau  conclut  de  ses  expériences  que  les  palpes  des 
Insectes  broyeurs,  des  Myriopodes  et  des  Araignées  femelles 
sont  des  orçianes  inutiles,  comme  le  mamelon  des  mammifères 
mâles,  les  muscles  de  l’oreille  humaine,  les  yeux  recouverts 
parla  peau  chez  certains  animaux  souterrains,  etc. 


(1)  Bulletin  de  la  Société  zoologique  de  France,  t.  XI,  1886. 


298  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

La  fonction  des  antennes  chez  la  Blatte  (i).  — L’année 
dernière,  M.  A.  Graber,  professeur  à l’université  de  Czernowitz, 
qui  applique  sa  grande  habileté  d’expérimentateur  à l’étude  de 
la  physiologie  comparée  des  Arthropodes,  est  venu  ébranler 
l’opinion  qui  régnait  sur  le  rôle  des  antennes  chez  les  Insectes  ; 
avant  lui,  tous  les  naturalistes  professaient  c{u’ elles  étaient  le 
siège  de  1 odorat.  Par  ses  nombreuses  et  ingénieuses  expériences, 
M.  Graber  a cru  établir  que  parfois  les  antennes  sont  réellement 
les  organes  les  plus  sensildes  aux  émanations  odorantes  ; mais  il 
a vu  cette  sensibilité  persister  chez  des  Fourmis  privées  de  leurs 
antennes  ; ce  n’est  donc  pas  par  celles-ci  exclusivement  que 
s’exercerait  l’odorat  ; il  arriverait  même,  notamment  chez  la 
Courtilière,  que  les  palpes  seraient  plus  sensibles  aux  odeurs 
que  les  antennes;  ailleurs,  chez  la  Blatte  par  exemple,  les  cer- 
ques  pourraient  aussi  les  percevoir  ; en  faisant  varier  les  sub- 
stances odorantes,  M.  Graber  observait  que  tantôt  les  palpes, 
tantôt  les  antennes  étaient  plus  rapidement  excités. 

En  résumé,  il  concluait  que  les  Insectes  perçoivent  les  odeurs, 
non  pas  par  un  organe  spécial,  mais  par  toute  portion  de  tégu- 
ment mince  et  munie  de  terminaisons  nerveuses  excitables. 

iMais  M.  Plateau  fait  observer  très  judicieusement  que  les 
Insectes,  dans  leur  vie  normale,  qu’ils  cherchent  leur  nourriture 
ou  qu’ils  soient  préoccupés  du  rapprochement  sexuel,  ne  sont 
pas  guidés  par  des  odeurs  intenses,  comme  celles  que  M.  Graber 
essayait  sur  eux  dans  son  laboratoire,  mais  par  des  émanations 
tellement  faibles  qu’elles  nous  échappent  le  plus  souvent. 

La  peau  suffit-elle  pour  les  percevoir?  Évidemment  non;  elles 
ne  peuvent  impressionner  que  les  organes  les  plus  sensibles,  et 
M.  Plateau  prouve  définitivement,  par  une  expérience  qu’on 
peut  répéter  facilement,  que  ce  sont  les  antennes. 

Pendant  un  mois,  il  a tenu,  enfermées  dans  un  grand  cristal- 
lisoir,  deux  Blattes  auxquelles  il  avait  coupé  les  antennes,  et 
deux  autres  dont  il  avait  enlevé  les  palpes.  Au  milieu  du  cristal- 
lisoir,  dans  une  boîte  en  carton  assez  haute,  il  a mis  du  pain 
humecté  de  bière;  ce  liquide  a une  odeur  faible,  et  les  Blattes  en 
sont  très  friandes.  Chaque  soir,M.  Plateau  venait  constater  quels 
étaient  les  individus  qui  avaient  réussi  à découvrir  les  aliments. 

Or  jamais  une  seule  des  Blattes  qui  avaient  perdu  leurs 
antennes  n’y  est  parvenue  ; leurs  palpes  et  leurs  cerques,  qui 
étaient  intacts,  n’avaient  donc  pas  été  impressionnés  par  l’odeur 
de  la  bière. 


(1)  Comptes  rendus  de  la  Société  entomologique  de  Belgique,  juin  1886. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  299 

L’odorat  est  donc  établi  chez  les  Insectes  dans  les  mêmes  con- 
ditions que  le  tact  chez  les  Vertébrés  ; certes  notre  peau  presque 
tout  entière  exerce  un  toucher  vague,  mais  les  doigts  ne  sont-ils 
pas  les  organes  spéciaux  réservés  à ses  opérations  les  plus  déli- 
cates ? Pareillement,  chez  les  Insectes,  les  antennes  seules  per- 
çoivent les  odeurs  faibles,  qui  échappent  à la  grossière  olfaction 
de  certaines  portions  du  tégument. 


Les  animaux  cosmopolites  (i).  — Les  études  embryolo- 
giques et  anatomiques  absorbent  aujourd'hui  à peu  près  exclu- 
sivement l’activité  des  naturalistes  et  occupent  presque  toute 
l’étendue  des  traités  ; quant  à la  distribution  des  animaux  à la 
surface  du  globe  et  aux  lois  qui  la  régissent,  on  la  jiasse  sous 
silence  complètement  ou  peu  s’en  faut;  aussi  s'accrédite-t-il  à ce 
sujet  beaucoup  d’idées  inexactes.  C’est  ce  (pie  déplore  un  inter- 
prète, certainement  très  autorisé,  de  la  zoologie  actuelle, 
M.  Plateau. 

S’il  est  une  erreur  profondément  enracinée,  c’esl  la  croyance 
que  chaque  espèce  est  cantonnée  rigoureusement  dans  une  aire 
circonscrite  par  des  mers,  des  fleuves,  des  chaînes  de  montagnes, 
ou  par  des  différences  dans  le  climat,  la  végétation,  la  tempéra- 
ture et  la  profondeur  des  eaux,  etc. 

A la  vérité,  ce  cantonnement  se  vérifie  pour  certaines  espèces, 
entre  autres  pour  l’ürang-outang  et  l’Aye-aye  (pii  sont  en 
quelque  sorte  parqués,  run  à Bornéo,  l’autre  à Madagascar. 

Mais,  si  l’on  néglige  ces  quelques  exceptions,  on  doit  reconnaî- 
tre que  la  plupart  des  formes  ont  une  aire  de  dispersion  très 
étendue  ; on  constate  môme  que  plusieurs  espèces  s’étendent 
dans  les  deux  hémisphères  et  que  certaines  font  môme  le  tour 
entier  de  la  terre.  La  liste  de  ces  animaux,  complètement  ou 
presque  cosmopolites,  est  singulièrement  augmentée  depuis  les 
grandes  croisières  scientifiques  effectuées  en  ce  siècle. 

En  voici  quelques  exemples,  extraits  du  très  intéressant  arti- 
cle de  M.  Plateau. 

La  Taupe  commune  se  rencontre  depuis  l’ouest  de  l’Europe 
jusqu’au  Japon  ; il  en  est  de  même  de  l’Oreillard  ; une  autre 
espèce  de  chauve-souris,  la  Sérotine,  s’observe  depuis  l’Europe 
occidentale  jusqu’en  Chine,  en  Californie  et  dans  l’Amérique 
centrale. 


(1)  Revue  (Je  Genève,  l.  Il,  1886. 


3oo 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Le  cachalot  habite  les  océans  des  deux  hémisphères. 

L’albatros  fait  presque  le  tour  du  globe. 

La  tortue  franche  peut  être  regardée  comme  absolument 
cosmopolite. 

Une  dispersion  énorme  est  même  présentée  par  des  Inverté- 
brés dont  les  habitudes  sont  éminemment  sédentaires.  Ainsi,  le 
Poulpe  habite  les  Antilles,  les  côtes  du  Brésil,  les  côtes  euro- 
péennes, Natal,  l’île  Maurice  et  l’Inde. 

Plusieurs  Crustacés  marins  se  retrouvent  sous  des  latitudes 
très  différentes.  D’ailleurs  il  faut  s’attendre  à constater  une 
grande  uniformité  dans  les  faunes  abyssales,  parce  que  la  tem- 
pérature, qui  est  l'élément  dominant  dans  la  distribution  des 
animaux,  est  à peu  près  constante  dans  les  grandes  profon- 
deurs. 

On  rencontre  notre  Araignée  domestique  en  Asie,  en  Océanie, 
et  en  Amérique;  à la  Nouvelle-Zélande,  on  a trouvé  l’Amaurobie 
féroce,  sorte  d’Araignée  qui  habite  toute  l’Europe. 

La  Sauterelle  voyageuse  habite  normalement  un  énorme  ter- 
ritoire qui  s’étend  entre  Madère  à l’ouest  et  les  îles  Fidji  à l’est, 
et  d’autre  part  depuis  le  5o®  degré  de  latitude  nord  jusqu’au 
40®  de  latitude  sud. 

Parmi  les  Papillons,  la  Vanesse  du  chardon  habite  toute 
l’étendue  des  continents,  sauf  l’Amérique  méridionale  et  les 
régions  arctiques. 


A.  Buisseret. 


VERTÉBRÉS 


L’œil  pariétal  (i).  — Chacun  sait  que  la  glande  pinéale,  ou 
épiphyse,  est  une  sorte  d’excroissance  posée  sur  le  plafond  du 

(1)  E.  D.  Gope.  The  position  of  PterichtJii/s  in  the  System.  American  Natu- 
RALiST,  mars  1885,  pp.  289-291. 

H.  W.  de  Graaf.  Anatomie  und  Entwicklung  der  E2}iphyse  bei  Amphi- 
bien  und  Reptilien.  Zoologischer  Anzeiger,  1886,  n“  219,  pp.  191-194  etl  gr. 
dans  le  texte. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  3oi 

troisième  ventricule  du  cerveau  des  Vertébrés.  C’est,  si  je  ne  me 
trompe,  dans  cet  organe  que  Descartes  plaçait  le  siège  de  l’aine 
chez  l’homme.  Il  est  connu,  en  outre,  que  nombre  de  Reptiles  et 
de  Batraciens  exhibent,  soit  entre  les  pariétaux,  soit  à la  limite 
de  ces  os  et  des  frontaux,  un  trou,  rempli  pendant  la  vie  de  tissu 
connectif,  et  au-dessous  duquel  se  trouve  précisément  la  glande 
pinéale.  La  signification  morphologique  de  cette  glande  pinéale 
est  restée  obscure  jusipie  dans  ces  derniers  temps.  Les  uns,  avec 
Geoffroy  Saint-Hilaire,  Owen  et  Ray-Lankester  la  considéraient 
comme  marquant  la  position  de  la  bouche  primitive  ; d’autres, 
avec  Ahlborn  et  Rabl-Ruckard,  croyaient  qu’elle  était  le  reste 
d’un  organe  spécial  de  sens,  bien  développé  jadis  et  devenu  rudi- 
mentaire. 

Un  naturaliste  hollandais,  M.  H.  W.  de  Graaf,  en  a fait  récem- 
ment l’objet  d’une  étude  monographi(jue,et  a notamment  consi- 
gné les  conclusions  de  ses  recherches  dans  le  Zoologischer 
Anzeiger.  La  lecture  de  sa  notice  engagea  M.  W.  Baldwin  Spen- 
cer, élève  de  M.  le  professeur  Moseley  à l’université  d'Oxford, 
à examiner  la  structure  de  ladite  glande  chez  TLuffcrm,  curieux 
lézard  néo-zélandais  dont  il  s’occupait  alors.  Les  résultats  furent 
surprenants,  cet  organe  exposant  dans  l’animal  en  question  sa 
véritable  nature  avec  une  clarté  admirable.  Il  n’y  avait  plus  de 
doute  : lu  glande  pinéale  était  un  œil  (qu’on  nomma  œil  pariétal), 
rudimentaire  il  est  vrai,  mais  avec  cornée,  cristallin,  rétine  et 
nerf  optique  ! 

Comme  divers  Reptiles  et  Amphibiens  fossiles  montrent  un 
large  trou  pariétal,  et  qu’ils  devaient  en  conséquence  posséder 
une  glande  pinéale  volumineuse,  plusieurs  auteiu's  ont  pensé 
qu’elle  fonctionnait  encore  chez  eux  comme  organe  de  vision. 
Ç’aurait  donc  été  des  Vertébrés  à trois  getix  ! M.  Wiedershehn, 
professeur  d’anatomie  à l’université  de  Fribourg,  prétend  même 
que  la  glande  pinéale  joue  encore  aujourd’hui,  chez  plusieurs 
lézards,  le  rôle  d’un  œil  ; car,  dit-il,  la  peau  qui  la  recouvre  est 
transparente. 


W.  Baldwin  Spencer.  The  Pariétal  Eye  of  Hatteria.  Nature,  13  mai  1886, 
pp.  33-35  et  2 gr.  dans  le  texte. 

H.  W.  de  Graaf.  Bijdrage  tôt  de  kennis  van  den  Borne  en  de  Onticikkeling 
der  Epiphyse  hij  Amphibiën  en  Reptilien.  Leyde,  A.  H.  Adriani,  1886. 

R.  Wiedersheim.  Veber  das  Parietalauge  der  Satirier.  Anatomischer 
Anzeiger,  15  août  1886,  pp.  148-149. 

E.  D.  Gope.  The  Sense  Organ  in  the  Pineal  Gland.  American  Naturalist, 
août  1886,  p.  736. 


3o2 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Enfin,  des  Poissons  placodermes  du  Vieux  Grès  Rouge  étant 
dépourvus  d’orbites  paires,  mais  ayant  un  énorme  trou  pariétal, 
M.  Cope  est  disposé  à croire  que  ces  animaux  énigmatiques 
n’avaient  qu’im  seul  œil  au  sommet  du  crâne,  l’œil  pariétal.  Pour 
diverses  raisons,  que  j’exposerai  en  temps  et  lieu  convenables, 
j’adhère  à cette  opinion.  Toutefois,  je  ne  puis  considérer,  ainsi 
que  le  fait  le  célèbre  naturaliste  de  Philadelphie,  l’œil  pariétal 
comme  étant  la  source,  par  dédoublement  (Ceplialaspis  for- 
mant le  passage,  selon  M.  Cope)  des  yeux  pairs  ordinaires  des 
Vertébrés.  La  présence  simultanée  (chez  Hatteria,  par  exemple) 
de  l’œil  pariétal  et  des  yeux  pairs  montre  bien  que  le  premier 
est  un  organe  tout  à fait  indépendant  des  seconds. 

J\  S.  Depuis  l'époque  où  j’écrivais  les  lignes  qui  précèdent, 
(juelques  ti’avaux  importants  se  sont  ajoutés  à ceux  mention- 
nés plus  haut.  Ce  sont  : une  communication  préliminaire  de 
M.  W.  Baldwin  Spencer,  dans  les  Proceedings  de  la  Société 
royale  de  Londres  (1886)  ; puis,  le  mémoire  définitif  de  cet 
auteur  (W.  Baldwin  Spencer;  On  the presence  and  structure 
of  the  pinecd  eye  in  Lacertilia.  Quart.  Journ.  Migrosc.  Science. 
1886.  76  p.  8°  et  7 pl.  col.)  ; enfin,  une  publication  de  M.  le 
professeur  IL  Gredner,  dont  nous  aurons  l’occasion  de  parler 
})lus  loin. 

Voici  les  conclusions  de  M.  Baldwin  Spencer  : 

I.  Nos  connaissances  actuelles  sont  insuffisantes  pour  déter- 
miner, chez  Amphioxus,  wne  structure  homologue  de  l’œil  impair 
des  Tuniciers  ou  de  l’œil  pinéal. 

IL  L’épiphyse  des  Chordata  (animaux  pourvus,  à l’état  adulte 
ou  à l’état  larvaire,  d’un  axe  squelettique  appelé  corde  dorsale) 
.supérieurs  est  homologue  de  l’œil  larvaire  des  Tuniciers. 

III.  L’œil  pinéal  était  surtout  développé  : 

1.  Chez  les  Amphibiens  fossiles  (Labyrinthodontes)  ; 

2.  Chez  ces  formes  éteintes  (Ichthyosaurus,  Plesiosaurus, 
Iguanodon,  etc.)  qui  peuvent  être  regardées  comme  les  ancêtres 
des  Reptiles  et  des  Oiseaux  actuels. 

.le  ferai  sur  ces  conclusions  les  remarques  suivantes  : 

I.  Il  y a lieu  de  féliciter  M.  Spencer  de  ce  qu’il  a changé  le  nom 
à' œil  pariétal  en  celui  à' œil  pinéal  ; car,  indépendamment  de 
toute  autre  considération,  le  trou  pariétal  n’est  point  toujours 
percé  exclusivement  dans  l’os  pariétal. 

II.  Je  m’étonne  quelque  peu  de  ce  que  les  Placodermes  du 
Vieux  Grès  Rouge  n’aient  point  appelé  l’attention  du  naturaliste 
anglais.  Ce  sont  là  des  types  dont  la  position  est  encore  bien 


REVUE  DES  RECUEILS  PERIODIQUES. 


• 3o3 


incertaine  malgré  les  travaux  d’Huxley, et  ils  me  semblent  repré- 
senter une  phase  inattendue  et  très  ancienne  de  l’évolution  des 
Vertébrés. 

III.  Je  crois  que  l’énumération  cV IcJifhi/osain-us,  de  Plesiosan- 
riis  et  d'iguanodon  comme  ancêtres  des  Reptiles  et  des  Oiseaux 
n’est  pas  très  heureuse.  Les  êtres  en  question  sont  des  types 
beaucoup  trop  spécialisés  pour  avoir  laissé  une  descendance 
parmi  les  Sauropsides  de  nos  jours. 

IV.  Enfin,  sauf  de  très  rares  exceptions  (moule  do  la  cavité 
cérébrale  conservé),  on  no  peut  juger,  chez  les  fossiles,  du  déve- 
loppement de  l’œil  pinéal  que  par  la  grandeur  du  trou  pariétal. 
Or,  Iguanodon  n’a  pas  de  trou  pariétal  (L.  Dollo.  Quatrième  note 
sur  tes  Dinosauriens  de  Bernissart.  Bull.  Mus.  roy.  IIist.  naï. 
Belg.  t.  II.  i883);  M.  Spencer  a donc  tort  de  dire  que  l’œil  pinéal 
était  “ most  highly  developed  „ dans  le  Dinosaurien  dont  il 
s’agit. 


Les  ornements  dans  lacouleur  des  animaux (i).— Th.  Eimer 
a émis  l’opinion  que  les  dessins,  dans  la  coloration  des  animaux, 
formaient  primitivement  des  bandes  longitudinales,  qui  furent 
interrompues  ultérieurement  pour  constituer  des  taches,  lesquel- 
les se  soudèrent  à leur  tour  pour  composer  des  anneaux  ou  ocel- 
les. Cette  idée  reçoit  une  confirmation  par  l’étude  du  développe- 
ment de  beaucoup  de  types.  Cependant  le  docteur  W.  Ilaacke 
vient  de  signaler  un  poisson  australien  iHelodes  scotus)  (jui 
s’écarte  de  cette  règle.  En  effet,  à l’état  adulte, il  est  orné  de  huit 
bandes  longitudinales  noires  ; les  jeunes,  au  contraire,  ont  en 
outre  une  série  de  lignes  transversales  moins  foncées,  qui  dispa- 
raissent lorsque  le  poisson  arrive  à maturité. 


Embryogénie  des  Marsupiaux  (2).  — L’étude  du  dévelop- 
pement de  ce  groupe  intéressant  était  de  nature, selon  l’éminent 
embryologiste  d’Erlangen,  à éclairer  la  .signification  d’un  grand 
nombre  de  problèmes,  particulièrement  la  fonnation  spéciale  des 
feuillets  blastodermiques  chez  les  Mammifères  placentaires,  la 
métamorphose  d’un  appareil  respiratoire  transpiratoire  (fallan- 
toïde)en  un  appareil  de  nutrition  pour  fombryon(le  placenta), la 

(1)  Journ.  Ro;/.  Micr.  Soc.  Février  188G. 

(2) E.  Selenka.  Ueber  die  Entwickehmg  des  Opossums  (Didelpliys  viigi- 
niana).  Biolog.  Centralelatï.  V.  n“  10,  pp.  294-295. 


3o4  revue  des  questions  scientifiques. 

différenciation  de  certains  organes,  etc.  C’est  pourquoiM.  Selenka 
fit  tous  ses  efforts  pour  entreprendre  cette  étude.  Ce  n’était  pas 
chose  aisée,  car,  durant  son  séjour  au  Brésil  (en  hiver),  il  ne  put 
obtenir  de  Marsupiaux  arrivés  à maturité  sexuelle.  De  plus,  il  lui 
fut  impossible  de  rien  avoir  de  convenable  des  jardins  zoologi- 
ques. Il  fit  venir  alors  buit  de  ces  Mammifères  à Erlangen,  mais 
tous  moururent  avant  d’avoir  atteint  l’état  adulte.  Enfin,  grâce 
à M.  K.  Hagenbeck,  de  Hambourg,  il  parvint  à s’en  procurer  une 
nouvelle  série,  c[ui  résistèrent  bien  à l’hiver  et  qui  commencè- 
rent à se  reproduire  au  printemps.  Sept  femelles  fourniront, 
en  quelques  semaines,  une  centaine  d’embryons  donnant  tous 
les  stades  du  développement.  Voici  maintenant  les  principaux 
résultats  du  naturaliste  allemand  : 

1 . Deux  spermatozoïdes  se  développent  dans  chaque  sperma- 
toblastc  du  mâle.  Ces  spermatozoïdes  restent  unis,  toutefois, 
pendant  très  longtemps.  Les  spermatozoïdes  arrivés  à maturité 
et  qui  sont  pris  dans  le  vagin  de  la  femelle  quelque  temps  après 
la  copulation,  sont  tous  des  cellules  couplées  avec  un  double 
fouet  ; néanmoins  celles-ci  se  séparent  quelque  temps  après. 

2.  La  fertilisation  des  œufs  a toujours  lieu  cinq  jours  après  la 
copulation. 

3.  Treize  jours  après  la  copulation, des  jeunes  sont  déjà  dans 
la  poche. 

4.  Trois  jours  seulement  avant  la  naissance,  les  plis  amnioti- 
ques se  rejoignent  au-dessus  du  dos  de  l’embryon. 

5.  Des  restes  du  vitellus  persistent  jusqu’au  troisième  jour 
avant  la  naissance. 

6.  L’œuf  fécondé,  mais  non  segmenté,  mesure  de  dia- 
mètre. 

7.  Il  n’y  a jamais  plus  de  6 jeunes  (chez  Didelphys  virginiana) 
dans  la  poche  de  la  mère.  Toutefois,  le  nombre  des  embryons 
rencontré  dans  l’utérus  est  beaucoup  plus  fort,  il  varie  entre  9 
et  27. 

La  vessie  natatoire  des  poissons  et  les  poumons.  — 

Le  professeur  Paul  Albrecht  (i)  se  refuse  à reconnaître  comme 
exacte  l'homologie  des  poumons  et  de  la  vessie  natatoire,  généra- 
lement admise  jusqu’à  ce  jour.  La  raison  qu’il  donne  est  que  la 
vessie  natatoire  est  placée  du  côté  dorsal  de  l’œsophage,  tandis 


(1)  Paris,  Carré,  1886. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  3o5 

que  les  poumons  sont  situés  ventralement.  Il  regarde,  dès  lors, 
la  vessie  natatoire  de  Pohjpfenis  comme  un  vrai  poumon,  tandis 
que  celle  de  Lepidostens  ne  serait  qu’une  vessie  et  rien  de  plus. 
Il  ajoute  encore  que  Diodon  et  Tetrodon  possèdent  à la  fois, 
morphologiquement,  une  vessie  natatoire  et  des  poumons.  Il 
considère  enfin,  comme  un  dernier  reste  de  la  vessie  natatoire, 
le  diverticulum  de  l’ccsophage  de  certains  animaux  comme  le 
porc,  par  exemple. 


Les  ligaments  ossifiés  des  Iguanodons  (i).  — Lorsqu’on 
examine  les  squelettes,  pour  la  plupart  entiers,  des  Iguanodons 
recueillis  k Bernissart,  notamment  ceux  des  individus  Q {lyiia- 
nodon  hernissartensis,  Blgr.)  et  T [Igumwdon  Mcmtelli,  Owen), 
actuellement  exposés  dans  la  cour  des  Musées  de  Bruxelles, 
l’attention  se  trouve  immédiatement  appelée  sur  un  système  de 
petites  cordelettes  osseuses  qui  parcourent  la  colonne  vertébrale 
dans  presque  toute  son  étendue  : ces  cordelettes  sont  connues 
sous  le  nom  de  ligaments  ossifiés.  Je  me  jiropose  de  leur  consa- 
crer un  chapitre  important  dans  ma  future  monographie  des 
Dinosauriens  de  Bernissart,  et  j’ai  même  l’intention  d’en  faire, 
en  attendant,  l’objet  d’un  mémoire  spécial  dans  le  Bulletin  du 
Musée  roycd  d'histoire  naturelle,  mémoire  destiné  à attirer  la  cri- 
tique sur  mon  interprétation  avant  de  l’introduire  dans  un  tra- 
vail définitif.  Cependant,  comme  je  ne  pourrai  mettre  de  sitôt  ce 
projet  à exécution,  j’ai  publié,  à titre  de  communication  prélimi- 
naire, dans  le  Livre  jubilaire  composé  à l’occasion  du  cinquante- 
naire de  professorat  de  l’illustre  naturaliste  de  Louvain,  M.  P.  J. 
Van  Beneden,  une  notice,  que  je  vais  résumer  brièvement  et  où 
sont  relatés  les  résultats  auxquels  je  suis  arrivé  jusqu’à  ce  jour. 

Et  d’abord,  les  ligaments  ossifiés  sont-ils  bien  ossifiés  ? ne  sont- 
ils  pas  plutôt  pétrifiés.  J’ai  cru  pouvoir  répondre  affirmativement 
à la  première  question,  pour  dos  raisons  qu’il  serait  trop  long 
d’exposer  ici. 

Cela  posé,  quelle  disposition  les  ligaments  ossifiés  présentent- 
ils  ? Comme  nous  l’avons  indiqué  plus  haut,  ce  sont  des  sortes  de 
cordelettes  osseuses,  embrassant,  à droite  et  à gauche,  la  colonne 
vertébrale  dorsalement  aux  apophyses  transverses,  et  commen- 
çant généralement  à la  fin  de  la  région  cervicale  pour  se  conti- 


(1)  L.  Dollo.  Note  sitr  les  ligaments  ossifiés  des  Dinosauriens  de  Bernissart. 
Archives  de  Biologie  de  Ed.  Van  Beneden  et  Ch.  Van  Bambeke,  1886,  vol. 
VII,  pp.  249-262  et  2 PL 
XXI 


20 


3o6  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

nuer,  sans  interruption,  dans  les  régions  dorso-lombaire  et  cau- 
dale, ne  s’arrêtant  que  quand  les  apophyses  épineuses  cessent 
d’exister. 

La  position  des  ligaments  ossifiés  étant,  de  cette  manière, 
déterminée,  cherchons  quelles  sont  leurs  relations  entre  eux. Ils 
sont  groupés  essentiellement  suivant  deux  systèmes  différents 
formés  de  plusieurs  couches  superposées  ; 

1.  Masses  longitudinales  de  cordelettes  serrées,  confusément 
entrelacées,  inextricable  fouillis  accompagnant  le  squelette  axial 
dans  les  parties  susmentionnées. 

2.  Treillis  à mailles  rhombiques. 

Quelle  est,  de  ces  deux  dispositions,  celle  qui  est  normale  et 
celle  qui  est  accidentelle?  Car  l’une  d’elles  est  nécessairement 
accidentelle,  puisqu'on  les  rencontre  toutes  deux  sur  le  même 
animal.  Il  m’a  paru  que  le  treillis,  pour  divers  motifs,  était  la 
structure  normale  et,  par  conséquent,  la  seule  à interpréter  dans 
la  suite. 

Avant  d’aller  plus  loin,  il  y a lieu  de  se  poser  cette  question  : 
les  ligaments  ossifiés  ont-ils  déjà  été  rencontrés  chez  d’autres 
Dinosauriens  que  chez  les  Iguanodons?  Lorsque  j’ai  écrit  la 
notice  que  j’analyse,  j’ai  répondu:  non,  pour  autant  que  je  sache. 
Cependant,  un  illustre  savant  anglais,  qui  veut  bien  m’honorer  de 
son  amitié,  M.  J.  W.  Hulke,  m’apprend,  dans  une  lettre  que  j’ai 
reçue  il  y a quelques  jours,  que  deux  autres  Dinosauriens,  le 
minuscule  Hijpsilophodon  et  le  curieux  Polacanthus,  possèdent 
aussi  des  ligaments  ossifiés. 

Ce  nouveau  pas  fait,  à quoi  correspondent,  chez  les  autres  Ver- 
tébrés, les  ligaments  ossifiés  des  Dinosauriens,  notamment  des 
Iguanodons?  J’espère  avoir  démontré  qu’ils  représentent  princi- 
palement la  musculature  de  la  région  dorso-lombaire  devenue 
ligamenteuse,  par  suppression  des  fibres  musculaires,  puis 
ossifiée. 

Mais,  qui  dit  muscle,  dit  organe  de  mouvement.  La  suppres- 
sion des  muscles  entraîne  donc  la  suppression  du  mouvement,et 
les  ligaments  ossifiés  nous  indiquent  que  la  colonne  vertébrale 
des  Iguanodons  était  d'une  grande  rigidité,  sauf  dans  la  région 
cervicale.  Cette  structure  est,  d’ailleurs,  parfaitement  compré- 
hensible, surtout  pour  la  région  dorso-lombaire;  car  il  était 
nécessaire  que  le  thorax  de  ces  animaux  adaptés  à la  station 
droite  représentât  un  complexe  solide  fortement  fixé  sur  le  bas- 
sin. Peur  le  même  motif,  une  pareille  disposition  n’était  pas 
moins  indispensable  chez  les  Oiseaux  ; aussi  la  rencontrons-nous 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  Soy 

également  dans  la  plupart  d’entre  eux,  mais  les  moyens  employés 
pour  arriver  au  résultat  voulu  sont  différents.  En  effet,  chez  les 
Oiseaux,  c’est  la  synostose  des  vertèbres  qui  rend  la  muscula- 
ture, devenue  inutile,  rudimentaire,  puis  ligamenteuse,  puis  ossi- 
fiée; au  contraire,  chez  les  Iguanodons,  c’est  la  musculature 
devenue  rudimentaire,  puis  ligamenteuse,  puis  ossifiée,  qui  con- 
stitue les  liens  destinés  à assurer  la  rigidité. 

Un  détail,  intéressant  au  point  de  vue  physiologique,  est  que 
les  ligaments  ossifiés  sont  continus  du  sacrum  sur  la  queue.  Dès 
lors,  celle-ci  doit  être  privée  de  mouvement  de  latéralité  à sa 
racine,  sans  quoi  les  ligaments  qui  embrassent  son  axe  osseux  à 
droite  et  à gauche  auraient  été  brisés  à chaque  déplacement. 
C’est  pour  établir  cette  particularité  que  nous  nous  sommes 
attaché  à démontrer  que  les  ligaments  ossifiés  étaient  bien  ossi- 
fiés et  non  pétrifiés;  autrement,  on  aurait  pu  nous  objecter  que 
les  ligaments  étaient  élastiques  pendant  la  vie,  permettant  par 
conséquent  la  flexion  de  l'appendice  caudal,  et  n’étaient  deve- 
nus rigides  que  par  la  fossilisation.  Mais,  si  cette  énorme  queue 
ne  pouvait  bouger  latéralement,  à quoi  servait-elle  donc?  Nous 
pouvons  répondre  qu’en  premier  lieu  elle  était  employée  comme 
contre-poids  à la  portion  antérieure  du  corps,  en  quoi  elle  était 
aidée  par  les  muscles  caudo-fémoraux,  car  ceux-ci,  lorsqu'ils 
agissent  simultanément,  au  repos,  ou  pendant  la  marche,  tirent  la 
queue  en  bas.  De  plus,  quand  l’animal  était  à terre,  l’appendice 
caudal  était  susceptible  d’être  déplacé  d’une  pièce  avec  le  thorax, 
et  les  coups  de  queue  de  l’Iguanodon  devaient  être  terribles  pour 
ses  ennemis.  J’avoue  que,  pour  le  moment,  je  ne  m’explique  pas 
aussi  bien  comment  son  propriétaire  l’utilLsait  dans  l'eau. 


Reproduction  et  gestation  des  Balénoptères  du  nord  de 
l’Atlantique  (i).  — Dans  un  intéressant  mémoire,  publié  dans 
le  dernier  fascicule  des  ZooJogische  Jahrbücher,  M.  le  docteur 
G.  A.  Guldberg,  de  Christiania,  s’occupe,  d’une  manière  détail- 
lée, de  la  reproduction  et  de  la  gestation  des  Balénoptères  du 
nord  de  l’Atlantique.  Voici  le  résumé  de  ses  observations  ; 

1 . La  femelle  pleine  est,  règle  générale,  d’une  grosseur  remai  - 
quable  et  plus  grande  que  le  mâle. 

2.  La  longueur  du  jeune  nouveau-né,  qui,  d’ordinaire  chez  les 


(l)  G.  A.  Guldberg.  Zur  Biologie  der  nordatlantischen  Finimlarten.  Zo.o- 
LociscHE  Jahrbücher  (J.  W.  Spengel).  léna,  1886,  vol.  II,  fasc.  1,  pp.  126-174. 


3o8  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Cétacés,  varie  entre  ^ et  i de  celle  de  la  mère,  ne  paraît  pas  des-  ^ 
cendre  au-dessous  de  mais  n'atteint  pourtant  jamais  -,  chez  ’ 

les  Balénoptères.  A cet  égard,  il  y a une  différence  entre  les  S 

Mystacocètes  et  les  Gétodontes  ; car,  chez  les  Dauphins,  le  jeune  "j 
nouveau-né  a fréquemment  et  même  plus  de  la  longueur  de  la  , 
mère. 

3.  La  gestation  dure  de  lo  à 12  mois  pour  les  types  suivants  : ^ 

Mer/aptera  boops,  Fahv. , Balænojjfera  rostrafa,  Fabr.,  Balænop-  [ 
fera  bovealis,  Less.  et  BaJænoptera  musculus,  Companyo. 

4.  Pour  ces  espèces,  l’accouplement  et  la  naissance  des  jeunes 
a lieu  en  hiver. 

5.  Le  jeune  accompagne  lanière  pendant  longtemps;  vrai- 
semblablement jusqu’à  ce  qu’il  ait  atteint  la  moitié  de  la  taille  de 
celle-ci. 

6.  La  duree  de  la  gestation  dépasse  une  année  chez  Balænop- 
fera  Sibbaldii,  Gray;  il  n’y  a pas  d’époque  fixe  pour  l’accouple- 
rnent  et  la  naissance  des  jeunes. 

7.  Les  deux  plus  grandes  espèces  de  Balénoptères  (Balænop- 

fera  muscuJus  et  Balænoptem  Sibbaldii)  n’ont  pas  un  jeune  \ 
chaque  année.  * 

Puisque  nous  sommes  sur  ce  sujet,  ajoutons,  avant  de  finir,  v 
quelques  renseignements  sur  la  durée  de  la  gestation  chez 
d’autres  Mammifères  : 

> 

650  jours.  ^ 

63  semaines. 

390  jours.  A 

18  mois.  y 

340  jours.  ~ 

Tous  ces  animaux  n’ont  qu’un  jeune  à la  fois,  lequel  est  d’assez 
grande  taille.  Chez  les  phocpies,  la  durée  de  la  gestation  varie  de 
9 à 1 2 mois  ; pour  le  morse,  elle  est  d’une  année. 

Distribution  géographique  des  Zèbres  et  autres  espèces 
chevalines  à robe  rayée  (1).  — E.  v.  Baer  a écrit  quelque  part  : 

“ Toutes  les  espèces  chevalines  de  l’Afrique  sont  rayées  et  toutes 
celles  de  l’Asie  ne  le  sont  point.  „ Dans  le  travail  que  nous  signa-  ' 
Ions  aux  lecteurs  de  la  Berne  des  questions  scientifiq}ies,lA.\Q  doc- 

I 

(1)  B.  Langkavel.  Tigerpferde.  Zoologische  Jahbbücher  (V.  \V.  Spengel). 
léna.  1886,  vol.  II,  fasc.  i,  pp.  117-126. 


Eléphant  (Elephas  indiens) 

Girafe  (Camelopardalis  giraffa) 

Chameau 

Rhinocéros 

Cheval 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  SOQ 

teur  B.  Langkavel  s’occupe  de  la  distribution  géographique  des 
premières.  Son  mémoire  est  malheureusement  peu  susceptible 
d’analyse,  mais  il  renferme  de  riches  documents,  auxquels 
nous  renvoyons  les  amateurs,  sur  la  question  traitée. 


Sur  la  nature  cétoïde  des  Promammalia  (i).  — Selon  le 
professeur  Paul  Albrecht,  qui  appuie  sa  manière  de  voir  de 
38  arguments,  si  l’on  admet  la  théorie  de  l’évolution,  il  faut  con- 
venir que  les  Cétacés  se  rapprochent  le  plus  des  premiers  Mam- 
mifères qui  apparurent  sur  notre  globe.  Sans  prétendre  à une 
parenté  nécessaire  entre  les  Cétacés  et  les  Carnivores  ])innipè- 
des  (Phoques,  etc....),  parenté  que  repousse  d'ailleurs  le  profes- 
seur VV.  H.  Flower,  il  nous  semble  que  la  thèse  du  savant  natu- 
raliste allemand  est  très  discutable  ; nous  nous  réservons  de 
l’examiner  en  détail  ailleurs  et  à une  autre  occasion. 

L’origine  des  Athecæ(2).  — On  sait  que  les  tortues  actuelles 
se  divisent  en  deux  groupes  : 

1.  Athecæ.  Tortues  exclusivement  marines  et  chez  lesquel-: 

les  la  carapace  est  indépendante  des  côtes  : 
elles  ne  comprennent  plus  qu'un  seul  genre  : 
Sphargis. 

2.  Tliecophom.  Tortues  marines,  fluviales,  paludines  et  terres- 

tres, chez  lesquelles  la  carapace  et  les  côtes  for- 
ment un  bouclier  continu.  Elles  renferment  la 
presque  totalité  des  tortues  qui  vivent  de  nos 
jours. 

Jusqu'à  présent,  on  admettait  que  les  Athecæ  constituaient, au 
moins  au  point  de  vue  de  la  carapace,  le  type  le  plus  primitif  et 
que  les  Thecophoca  en  étaient  dérivés.  M.  G.  Baur,  du  Muséum 
de  Yale  College,  renverse  ces  rapports  et  croit  que  les  Athecæ 
proviennent  des  Thecophora^  par  une  sorte  de  délamination  de 
la  couche  superficielle  de  la  carapace.  Je  ne  pense  pas  (et  j'espère 
le  démontrer  sous  peu  dans  le  Bulletin  du  Musée  rouai  d'histoire 
naturelle)  que  cette  opinion  soit  fondée,  malgré  les  observations 
du  savant  naturaliste  de  New-Haven,  d’ordinaire  si  clairvoyant. 

(1) P.  Albrecht.  Ueber  die  celoide  Natur  der  Promammalia.  An.vtomischer. 
Anzeiger  (K.  Bardeleben).  léna,  1886, 1®*'  décembre,  pp.  338-348. 

(2)  G.  Baur.  Osteologische  Notizen  iiber  Reptilien.  Zoologisgher  Anzeiger 
J.  V.  Carus).  Leipzig,  1886,  22  novembre,  pp.  685-690. 


3io 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Sans  en  dire  plus,  pour  le  moment,  je  ne  vois  pas  comment,  dans 
sa  théorie,  il  peut  exister  des  parties  molles  entre  la  carapace  et 
les  côtes  de  Sphargis.. 

Puisque  nous  parlons  de  M.  Baur,  nous  saisirons  cette  cir- 
constance pour  le  remercier  notamment  d’avoir  reconnu  que 
nous  avons,  le  premier,  correctement  déterminé  le  quadrato- 
jugal  de  Hatteria.  Nous  ajouterons  qu’il  a parfaitement  raison 
de  nous  critiquer  à l’égard  de  Vépiotique  des  Amphibiens,qui  est 
bien  V opisthotigue ; nous  avions  été  trompé  par  une  figure  du 
Mauual  of  the  comparative  Anatomy  of  Verfebrated  Animais, 
ouvrage  d'ailleurs  excellent,  du  professeur  Huxley. 

Enfin,  relativement  au  vomer  dentifère  de  Hatteria,  nous 
signalerons,  comme  autre  Reptile  se  trouvant  dans  le  même  cas, 
Pseadopus.  11  faudra  probablement  y ajouter  Champsosanrus  ; 
c’est  un  point  que  je  compte  éclaircir  dans  ma  Deuxième  note  sur 
le  Simædosaurien  d’ Erqnelinnes. 


Développement  de  Branehiosaurus  (i  ).  — L’étude  du  déve- 
loppement des  êtres  vivants  est,  comme  chacun  sait,  entourée 
de  nombreuses  difficultés  et,  bien  qu’on  s’en  occupe  activement 
depuis  un  certain  nombre  d’années,  elle  laisse  encore  actuelle- 
ment une  foule  de  questions  à résoudre.  Que  dire,  dès  lors,  de 
celle  des  métamorphoses  des  êtres  fossiles '.Malgré  la  délicatesse 
du  sujet,  l’éminent  paléontologiste  et  géologue  allemand  Prof. 
D*'  H.  Credner,  de  Leipzig,  vient  d’aborder  la  reconstitution  des 
divers  stades  par  lesquels  passait,  pour  arriver  à l’âge  adulte,  ce 
curieux  Amphibien  stégocéphale  du  Rothliegende  qui  a nom 
Branehiosaurus.  Voici  les  résultats  les  plus  importants  de  ce 
travail. 

Les  plus  petits  squelettes  de  Branehiosaurus  amblgstomus 
susceptibles  de  conservation,  grâce  à un  commencement  d’ossi- 
fication, mesurent  environ  2 5““. 

Les  larves  dont  ils  proviennent,  autrefois  nommées  Branchio- 
saurus  graeiUs,  respiraient  par  des  branchies.  Celles-ci  étaient 
supportées  par  4 paires  d’arcs  branchiaux.  Le  segment  dorsal, 
cartilagineux,  de  ces  derniers  était,  sur  la  face  tournée  vers  l’arc 
précédent,  ou  le  suivant,  garni  de  dents  calcifiées  qui  ont  été 

^1)  H.  Credner.  Die  Stegocephalen  aus  dent  Rothliegenden  des  Plauen'schen 
Grundes  hei  Dresden.  VI.  Theil.  Die  Entwickelungs  gescliichte  po»  Branchio- 
saurus  amblystomus,  Credner.  Zeitschrift  d.  deütsch.  geol.  gezells.,  1886, 
pp.  576-632,  4 planches  et  13  figures  dans  le  texte. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


3i  I 

préservées.  Le  segment  dorsal  du  premier  arc  branchial  est  déjà 
ossifié  chez  les  larves  et,  par  conséquent,conservé  dans  les  sque- 
lettes fossiles. 

Dès  que  les  individus  de  Branchiosaurus  atteignent  une  lon- 
gueur de  6o  à 70  millimètres,  ils  perdent  leurs  arcs  branchiaux 
et  respirent  alors  par  des  poumons  au  lieu  de  branchies,  arri- 
vant ainsi  à l’état  de  maturité.  Leur  croissance  continuant,  d’ail- 
leurs, ils  finissent  par  mesurer  une  longueur  de  100  à i3o  milli- 
mètres. 

Le  développement  du  Branchiosaurus  amblijstomus  repose 
donc  sur  une  métamorphose,  qui  vient  le  placer  dans  le  voisi- 
nage des  Salamandres  actuelles. 

Cette  métamorphose  est  accompagnée  des  modifications  ci- 
après  dans  le  squelette  ; 

Le  crâne  court  et  arrondi  antérieurement  de  la  larve  prend 
ultérieurement  une  forme  plus  grêle  et  plus  étirée.  Cette  trans- 
formation se  fait  surtout  dans  la  moitié  antérieure  du  crâne,  par 
l’allongement  des  os  nasaux.  , 

Les  dimensions  des  orbites  diminuent  avec  l’âge,et  ce  rétrécis- 
sement est  dû  au  bord  postérieur  osseux  de  ces  cavités  qui 
s’étend  de  plus  en  plus  vers  l’intérieur. 

A l’anneau  sclérotique,  vient  s’ajouter,  chez  l’adulte,  une 
mosaïque  de  petites  écailles  calcaires,  remplissant  l’espace  com- 
pris entre  ledit  anneau  et  le  bord  frontal  de  l’orbite. 

Le  trou  pariétal,  qui  servait  d’orbite  à l’œil  pariétal  {v.  supra) 
est  déjà  bien  exprimé  chez  la  larve. 

Les  éléments  de  la  ceinture  scapulaire  ne  subissent,  pour 
ainsi  dire,  point  de  modification  de  forme  lorsqu’on  passe  du 
jeune  à l’adulte.  Le  sternum,  au  contraire,  prend  un  contour 
plus  net. 

Le  nombre  des  vertèbres  présacrales  passe  de  20  à 26,  et  il  y a 
un  raccourcissement  relatif  de  la  queue,  ce  qui  s’explique  par  un 
déplacement  caudo-cranial  du  bassin. 

Les  membres  deviennent  plus  massifs  et  le  corps  se  recouvre 
de  l’armure  écailleuse  caractéristique. 


Les  osselets  de  l'ouïe  et  l'os  carré  des  Mammifères(i).— 

Parmi  les  Vertébrés,  la  mâchoire  inférieure  s’articule  sur  le  crâne, 

(1)  G.  Raur.  Ueber  das  Quadratum  der  Sciugethiere.  Gesells.  f.  Morpholo- 
gie U.  Physiologie  zu  München,  1886,  pp.  45-57. 


3 12  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

chez  les  Oiseaux,  Reptiles,  Batraciens  et  Poissons,  à l’aide  d’un 
os  intermédiaire  très  net,  mobile  ou  non,  l’os  carré.  Chez  les 
Mammifères,  au  contraire,  cet  os  est  loin  d’être  apparent  et, 
grâce  à l’autorité  de  naturalistes  illustres  (Huxley,  Gegen- 
baur,etc.),  il  est  d’usage  de  dire  dans  les  manuels  que,  s’il  existe, 
il  n’occupe  pas,  en  tout  cas,  sa  place  normale;  il  serait  relégué 
parmi  les  osselets  de  l’ouïe  (tantôt  c’est  le  marteau,  et  tantôt 
l’enclume). 

Le  professeur  Paul  Albrecht  et  moi-même  nous  sommes  éle- 
vés, pour  des  raisons  bien  différentes  et  qu’il  serait  trop  long  de 
rapporter  ici,  contre  cette  interprétation.  Qu’il  suffise  de  dire 
que  le  professeur  Albrecht  a trouvé,  après  Duvernoy,  le  vérita- 
ble os  carré  des  mammifères,  occupant  la  même  position  que  la 
pièce  homologue  des  autres  Vertébrés,  et  cela  simultanément 
avec  tous  les  osselets  de  l’ouïe;  et  que  j’ai  vu,  après  Peters,  un 
marteau  bien  caractérisé  chez  les  Reptiles,  et  cela  simultanément 
avec  un  os  carré  normal. 

M.  G.  Baur  vient,  aujourd’hui,  sur  de  nouvelles  données 
embryologiques  et  paléontologiques,  nous  donner  raison. 


Longévité  des  Tortues  (i).  — M.  J.  Schreck  signale  un  cas, 
authentique,  dit-il,  d’une  tortue,  Testudo  carolina,  L.,  qui  aurait 
vécu  soixante-deux  ans,  sans  changement  notable  de  taille  pen- 
dant un  grand  nombre  d’années,  et  qui  serait  morte  par  accident. 


Pourquoi  ies  œufs  de  certains  Poissons  flottent-ils (2)? — 
Les  œufs  de  certains  poissons  flottent  parce  qu'ils  adhèrent  à 
des  corps  flottants  (Baudroie);  d’autres,  parce  qu’ils  ont  un 
vitellus  homogène  moins  dense  que  l’eau  de  mer  (Morue)  ; 
d’autres,  enfin,  parce  que,  tout  en  ayant  un  vitellus  plus  dense 
que  l’eau,  ils  renferment,  à leur  intérieur,  une  goutte  d'huile 
plus  ou  moins  volumineuse  (Macropodus). 


Les  mamelles  de  l Éléphant  (3).  — Tandis  que  les  Ongulés 


(1)  J.  Schreck.  Lo>igeviti/  of  Tartles.  American  Naturalist,  octobre  1886, 
p.  897. 

(2)  J.  Ryder.  IVhg  do  certain  Fish  Oea  float  ? American  Naturalist, 
novembre  1886,  p.  986. 

(3)  Spencer  Trotter.  The  Mammary  Gland  of  tlie  Eléphant.  American 
Naturalist,  novembre  1886,  p.  9-27. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


3l3 


ont  les  mâmelles  sur  l’abdomen,  l’éléphant,  comme  l’homme, 
les  a sur  la  poitrine.  M.  Spencer  Trotter  se  demande  pourcpioi 
une  telle  divergence  chez  des  animaux  d’aspect  si  semblable.  Il 
croit  en  trouver  la  raison  dans  ce  fait  c{ue,  chez  les  Ongulés,  la 
ligne  médiane  de  l’abdomen  remonte  en  arrière,  laissant  ainsi 
un  grand  espace  au  jeune  pour  téter  commodément;  chez  l’Élé- 
phant, au  contraire,  l’inverse  a lieu  et  c’est  la  région  pectorale 
qui  présente  le  plus  de  facilités. 

Le  Bœuf  musqué.  — Le  Bœuf  musqué  (Ovibos  mosc/iatus, 
Gm.);  qui  est  aujourd’hui  relégué  en  Amérique,  au  nord  du 
5y®  parallèle  et  qui  remonte  jusqu’à  82027’  lat.  N.,  habitait,  à 
l’époque  quaternaire,  tout  le  nord  de  l’ancien  monde  et  descen- 
dait jusqu’aux  Alpes  et  aux  Pyrénées  ; on  l’a  rencontré  égale- 
ment, dans  les  dépôts  de  cet  âge,  près  du  détroit  de  Behring, 
dans  la  presqu'île  d’Alaska.  Ses  re.stes  sont  associés,  dans  les 
terrains,  à ceux  du  Mammouth,  du  Renne,  de  l’Élan,  etc. 

Contrairement  à ce  qu’on  serait  tenté  de  croire,  d’après  son 
nom,  cet  animal  n’appartient  pas  à la  famille  des  Bovidæ,  mais 
à celle  des  'Ovidæ;  on  d’autres  termes,  comme  de  Blainville  l’a 
reconnu  le  premier,  ce  n’est  pas  une  espèce  de  bœuf,  mais  une 
sorte  de  mouton. 

Le  musée  de  Bruxelles  vient  d’exposer,  dans  ses  galeries,  de 
beaux  restes  d'un  individu  recueilli  dans  une  tranchée,  à l'inté- 
rieur de  couches  de  l’âge  du  Mammouth,  près  de  Tirlemont.  La 
présence  de  l’ Ow/àos  n’avait  pas  encore  été,  croyons-nous,  signa- 
lée en  Belgique,  quoique  sa  distribution  géographique  à l’époque 
quaternaire  la  rendît  indubitable. 

J’espère  pouvoir  bientôt  entretenir  plus  au  long  les  lecteurs  de 
la  Revue  des  questions  scientifiques  de  cet  intéressant  Mammifère, 
sur  lequel  je  prépare  en  ce  moment  un  mémoire  original, destiné 
à la  Société  d’anthropologie  de  Bruxelles. 


Les  Carcharodons.  — Les  Carcharodons  sont  de  grands 
requins  qui  ne  sont  plus  représentés  de  nos  jours,  que  par  une 
seule  espèce  (C.Rondeleti).  Mais,  durant  les  temps  géologiques, 
ils  offrirent  une  grande  variété  de  formes.  Les  dépôts  rupéliens 
(oligocène_moyen)  des  environs  de  Boom  et  de  Rupelmonde  ont 
fourni  de  beaux  débris  d’une  espèce  éteinte  : C.  hetevodon,  Ag. 
Le  musée  de  Bruxelles  a acquis,  dans  le  courant  de  cette  année, 
la  plus  grande  partie  de  deux  magnifiques  squelettes  de  ce  type. 


3 14  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

mesurant,  Fun  8“6o,  l’autre  7“.  Ces  ossements  ont  fait  l’objet 
d’un  essai  de  restauration,  pour  lequel  un  jeune  (7.  i?owde^ei/,que 
j’ai  pu  étudier  auBritish  Muséum, grâce  à l’obligeance  du  D’' A.  Gün- 
ther  et  de  M.  G.  A.  Boulenger,  a servi  de  base.  Une  portion  des 
mâchoires  cartilagineuses  calcifiées  a été  préservée.  Les  deux 
spécimens  sont  actuellement  visibles  dans  la  Salle  d’ Anvers  de 
l’établissement.  De  même  que  pour  le  Bœuf  musqué,  je  compte 
pouvoir  revenir  prochainement  dans  la  Revue  sur  ces  remar- 
quables Sélaciens. 

Les  espèces  de  Maehærodus  (i).  — Tout  le  monde  connaît 
les  redoutables  Félins  à dents  en  lame  de  sabre  qui  vécurent  dans 
l’ancien  et  le  nouveau  monde  aux  époques  géologiques.  Sans 
parler  des  nombreux  caractères  qui  en  font  le  groupe  le  plus 
spécialisé  des  Chats,  dans  le  sens  le  plus  large  du  mot,  on  sait 
que,  notamment,  au  lieu  d’avoir  les  canines,  supérieure  et  infé- 
rieure, sensiblement  de  même  volume,  comme  chez  les  types 
actuels,  les  canines  supérieures  étaient,  chez  eux,  infiniment 
plus  développées,  descendant  le  long  de  la  mâchoire  inférieure, 
dans  un  évidement  spécial,  et  protégées  par  une  apophyse 
bizarre,  partant  de  la  région  symphysienne  de  la  mandibule;  en 
outre,  au  lieu  d’être  à section  ronde  ou  ovale,  elles  étaient  tran- 
chantes et  dentelées  en  arrière. 

Dans  le  travail  que  nous  signalons  aujourd’hui,  M.  R.  Lydek- 
ker  s’occupe  des  espèces  d’un  des  geiu’es  de  Félins  à dents  en 
lame  de  sabre  : le  genre  Maehærodus. 

Selon  lui,  les  formes  miocènes  de  Pikermi  et  d’Eppelsheim 
seraient  identiques  et  appartiendraient  à M.  aplumistus,  Kaup, 
= M.  leoninus,  Wagner.  Elles  seraient  caractérisés  par  la  pré- 
sence de  deux  prémolaires  dans  la  mandibule,  et  par  ce  fait  que 
les  rameaux  de  cette  dernière  sont  relativement  assez  allongés. 

4/.  du  pliocène  du  Val  d’Orno  et  du  Forest-Bed,  a 

les  rameaux  de  la  mâchoire  inférieure  plus  courts  et  ne  montre 
plus  qu’une  prémolaire  dans  la  mandibule. 

M.  latidens,  du  quaternaire,  est  vraisemblablement  identique 
avec  M.  cultridens. 

M.  neogæus,  de  l’Amérique  du  Nord,  n’a  également  qu’une 
prémolaire,  mais  elle  est  plus  forte  que  celle  de  M.  cultridens. 

(1)  J.  Backhouse.  On  a Mandihle  of  Maehærodus  front  the  Forest-Bed  ; 
with  an  Appendix  by  R.  Lydekker.  Quart.  Journ.  Geol.  Soc.  London,  1886, 
p.  130. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES,  3l5 

M.  megmithereon,  enfin,  est  un  type  de  petite  taille  dont  les 
incisives  supérieures  ne  sont  pas  dentelées. 

Un  Cachalot  fossile  (i).  — Le  savant  paléontologiste  du 
Geological  Siirvey  du  Royaume-Uni,  M.  E.  T.  Newton,  vient  de 
publier  un  travail  sur  quelques  Cétacés  fossiles  de  l’Angleterre, 
notamment  sur  le  Cachalot. 

Aujourd’hui,  ce  dernier  animal  habite  les  mers  tropicales  et 
les  parties  chaudes  des  régions  tempérées,  quoiqu’il  ne  soit  pas 
rare  qu’on  le  rencontre  sporadiquement  plus  au  nord,  ou  plus  au 
sud.  C’est  ainsi  que  sa  présence  a été  assez  souvent  signalée  sur 
les  côtes  d’Angleterre;  un  spécimen  échoua,  en  particulier,  sur 
l’île  de  Skye,  en  1871.  Jusqu’à  présent,  les  Cétacés  fossiles  phy- 
sétéroïdes  n’avaient  pu  être  identifiés  avec  le  véritable  Cacha- 
lot; il  est  donc  intéressant  de  constater,  avec  certitude,  que  cette 
forme  existait  déjà  à l’époque  pliocène. 

Outre  le  Cachalot,  M.  E.  T.  Newton  signale  encore,  dans  le 
Forest-Bed,  une  Balénoptère,  une  vraie  Baleine,  un  Narwal  et 
deux  espèces  de  Dauphins  proprement  dits. 

Le  susmaxillaire  de  l’Iguanodon  (2).  — Il  semblerait 
qu’après  la  découverte  de  Bernissart,  toute  lumière  dût  désor- 
mais venir  de  Belgique  sur  les  Iguanodons.  L’éminent  paléonto- 
logiste anglais,  M.  J.  W.  Hulke,  vient  pourtant  de  faire  connaître 
une  pièce  d’autant  plus  intéressante  de  ces  gigantesques  Repti- 
les, qu’elle  provient  de  Cuckfield,  la  localité  oii  G.  Mantell 
recueillit  les  premiers  restes  qui  lui  servirent  plus  tard  à établir 
le  genre  Iguanodon.  M.  Hulke  la  rapporte  à I.MantelU,  Ow.,  tout 
en  admettant  l’existence  autonome  de  I.  her ni ssar ternis,  Blgr.  Il 
résulte  de  là  que  le  type  de  Mantell  serait  bien,  comme  le  bloc 
de  Maidstone,  I.  Mantelli,  et  que  7.  bernissarfensis  est,  de  son 
côté,  une  forme  nouvelle,  autrefois  confondue  avec  la  première. 

L.  Dollo. 

(1)  E.  T.  Newton.  A contribution  to  the  History  of  the  Norfolk  Forest-Bed, 
Quart.  Journ.  Geol.  Soc.  London,  1886,  p.  316. 

(î2)  J.  W.  Hulke.  On  the  MaxiUa  of  lyuanodon.  Quart.  Journ.  Geol.  Soc. 
London,  1886,  p.  435. 


3i6 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


CHIMIE  MINÉRALE 


Partage  d’une  base  entre  deux  acides.  — Lorsque  dans 
une  solution  deux  acides  se  trouvent  en  présence  d’une  base 
avec  laquelle  ils  peuvent  l’un  et  l’autre  former  des  composés 
solubles,  ils  se  partagent  ordinairement  cette  base.  D’après 
M.  Berthelot,  l’acide  susceptible  de  dégager  par  sa  neutralisa- 
tion la  plus  grande  quantité  de  chaleur  devrait  s’emparer  de 
toute  la  base  ; mais  en  pratique  les  choses  se  passent  différem- 
ment, par  suite  des  actions  secondaires  et  dissociantes  qui  se 
produisent  au  sein  du  liquide. 

M.  P.  Sabatier  (i)  a examiné  la  façon  dont  se  comportent  en 
présence  des  bases  alcalines  la  première  fonction  de  l’acide 
chromique  (celle  qui  donne  des  chromâtes  acides  ou  bichro- 
mates) et  la  seconde  fonction  de  cet  acide  (celle  qui  se  trouve 
dans  les  bichromates  et  peut  donner  des  chromâtes  neutres), 
se  rencontrant  dans  une  solution  avec  d’autres  acides  d’énergie 
variable. 

Il  a reconnu  què,  si  ces  derniers  sont  des  acides  forts,  ils 
empêchent  presque  totalement  la  formation  de  chromate  neutre, 
mais  non  celle  de  bichromate  : tel  est  le  cas  pour  les  acides  sul- 
furique (première  et  deuxième  fonction,  acide  libre  et  sulfate 
acide),  chlorhydrique  et  phosphorique  (première  fonction,  acide 
phosphorique  libre).  Les  acides  moins  forts,  tels  que  l'acide 
acétique,  l’acide  citrique  (i'’®,  2^  et  3®  fonctions),  la  2®  fonction  de 
l’acide  phosphorique  (phosphate  monopotassique)  et  l’acide  car- 
bonique (U®  fonction)  n’empêchent  que  parliellement  la  forma- 
tion de  chromate  neutre  par  le  bichromate  ; la  3®  fonction  de 
l’acide  phosphorique  (phosphate  bipotassique),  la  2®  fonction  de 
l’acide  carbonique  (carbonate  monopotassique)  et  l’acide  borique 
ne  l'empêchent  presque  pas. 

On  voit  que  les  fonctions  acides  l’emportant  nettement  sur 
celle  du  bichromate  (2®  fonction  de  l’acide  chromique)  sont 
en  effet  celles  qui  lui  sont  aussi  supérieures  au  point  de  vue 
thermique  : 


(1)  Communication  à la  Société  chimique  de  Paris. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


3iy 


COMBINAISON 

DE  CES  ACIDES  avec  K2O 

DÉSIGNATION  DES  FONCTIONS 
ACIDES. 

Produit  obtenu. 

Nombre  de  calories  dé- 
gagé, ces  corps  étant  rame- 

P® fonction  de  SO4 

2KHSO4 

nés  à l'état  solide. 
30,9 

Fonction  unique  de  4HC1 

4KG1 

28,3 

P*  fonction  de  2H2  Cr04 

K^Gr^Oj 

27,3 

2*  fonction  de  2H2  SO4 

2K2SO4 

24„ 

Fonction  unique  de  4G2  H4O2 

4KG2Hi02 

22!s 

P®  fonction  de  2H2  COi 

2KHGO; 

18,8 

2®  fonction  de  2H2  Cr04 

2K2GrOt 

11,9 

2®  fonction  de  2H2  CO; 

2K-=GO; 

0,8 

Solubilité  des  mélanges  salins.  — Lorsque  deux  sels  ne 
sont  pas  susceptibles  de  former  un  sel  double,  ni  de  cristalliser 
ensemble,  la  solubilité  de  chacun  d’eux  est  indépendante  de  la 
proportion  de  l’autre  qui  peut  y être  mélangée.  Tels  est  le  cas 
pour  les  mélanges  de  : 

Azotate  potassique  et  azotate  plombique. 

Chlorure  barytique  et  chlorure  ammonique. 

Chlorure  barytique  et  chlorure  sodique. 

Sulfate  lithique  et  sulfate  cuivrique. 

Sulfate  sodique  et  phosphate  sodique. 

Mais,  lorsque  les  sels  mélangés  ont  une  tendance  à s’unir  en 
certaines  proportions  pour  donner  des  sels  doubles,  leur  solubi- 
lité respective  dépend  de  la  composition  du  mélange.  Une  solu- 
tion saturée  des  deux  sels  étant  additionnée  d’une  nouvelle 
quantité  de  l’un  de  ces  sels,  les  proportions  des  quantités  dis- 
soutes de  chacun  d’eux  changent;  le  sel  ajouté  déplace  de  l’autre 
sel  une  quantité  variable,  suivant  les  proportions  relatives  des 
matières  dissoutes.  C’est  ce  qui  a lieu  notamment  pour  les 
mélanges  de  : 

Chlorure  ammonique  et  chlorure  cuivrique. 

Azotate  potassique  et  azotate  ammonique. 

Sulfate  ammonique  et  sulfate  cuivrique. 

Sulfate  ammonique  et  sulfate  cadmique. 

Sulfate  magnésique  et  sulfate  zincique. 

Sulfate  cuivrique  et  sulfate  ferreux. 

Sulfate  .sodique  et  sulfate  cadmique. 

Sulfate  sodique  et  sulfate  zincique. 


3l8  REVUE  DES^  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Ainsi,  par  exemple,  la  solution  saturée  à i8“5  d’alun  ammo- 
niacal renferme  : 

Sulfate  ammonique  . . . i ,42  p.  c. 

Sulfate  d’alumine  . . . 3,69  — 

Si  à 20  c.  c.  de  cette  solution  on  ajoute  6 gr.  de  sulfate  d’alu- 
mine cristallisé,  le  liquide  renferme  : 

Sulfate  ammonique  . . . 0,45  p.  c. 

Sulfate  d’alumine  . . . 16,09  — 

Si  au  contraire  la  solution  d’alun  est  additionnée  de  4 gr.  de 
sulfate  ammonique  pour  20  c.  c.,  on  obtient  : 

Sulfate  ammonique  . . . 20,81p.  c. 

Sulfate  d’alumine  . . . 0,2g  — (i). 

Lorsqu’à  une  solution  saturée  de  sulfate  cuivrique  (conte- 
nant 14,92  parties  de  ce  sel  à l’état  anhydre  pour  100  parties 
d’eau  à 0°),  on  ajoute  du  sulfate  ammonique  en  quantité  crois- 
sant suivant  une  progression  géométrique,  la  quantité  de  sulfate 
de  cuivre  dissoute  décroît  suivant  une  progression  géométrique  ; 
et  la  courbe  de  solubilité  pourra  être  représentée  par  une  équa- 
tion de  la  forme  : 

ni  log  y = logA:  — logx, 

dans  laquelle 

y = la  quantité  de  sulfate  cuivrique  dissous  (exprimée  en  équi- 
x=  — — ammonique  dissous  [valents). 

On  trouve  par  l’expérience  pour  les  valeurs  des  constantes  : 

ni  = 0,438  en  moyenne 
log  A’  = 1,295460  — 

On  remarque  que  le  minimum  de  matières  salines  totales 
dissoutes  correspond  à un  nombre  de  molécules  de  sulfate 
ammonique  plus  grand  que  celui  des  molécules  de  sulfate  cui- 
vrique; et  que  l’influence  du  sulfate  ammonique  en  proportion 
donnée  sur  la  solubilité  du  sulfate  cuivrique  n-’est  pas  la  même 
que  celle  du  sulfate  cuivrique  en  proportion  identique  sur  la  solu- 
bilité du  sulfate  ammonique  (2). 

(1)  Communication  de  M.  Rudorfàla  Deutsche  chemische  Gesellschaft. 

(!2)  Mémoire  de  M.  Engel  à la  Société  chimique  de  Paris. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  819 

Nouvelles  méthodes  de  dosage  volumétrique  du  sou- 
fre. — Pour  doser  le  soufre  dans  les  sulfures,  polysulfures, 
sulfites,  hyposulfites,  dithionates,  tétrathionates,  etc.,  on  traite 
ces  corps  par  un  acide  de  façon  à mettre  en  liberté  l’hydrogène 
sulfuré,  l’acide  sulfureux  et  le  soufre  ; l’acide  sulfureux  et  le 
soufre  sont  transformés  en  hydrogène  sulfuré  au  moyen  d’hy- 
drogène naissant  ; puis  l’hydrogène  sulfuré  total  est  reçu  dans 
une  solution  titrée  d’iode,  des  solutions  de  potasse  caustique  et 
d’iodure  potassique  étant  disposées  à la  suite  de  celle-ci  pour 
retenir  l’iode  qui  pourrait  être  entraîné  ; enfin  les  liquides 
d’absorption  sont  réunis  et  l’on  y dose  l’iode  resté  en  excès. 
De  la  quantité  d’iode  disparu,  on  déduit  celle  de  l’hydrogène 
sulfuré  formé  et  partant  celle  du  soufre  existant  dans  le  com- 
posé. L’acide  sulfurique  pouvant  exister  dans  la  substance  ou 
provenant  de  l’action  de  l’acide  ajouté  (par  exemple,  en  cas  de 
polythionates)  n’est  pas  réduit  par  l’hydrogène  naissant  ; on  le 
dose  par  le  procédé  ordinaire  (i). 

Un  autre  procédé  de  dosage  volumétrique  du  soufre  dans  les 
sulfures  consiste  à attaquer  ceux-ci  par  de  l’acide  sulfurique 
ou  de  l’acide  chlorhydrique  (on  peut  ajouter  une  petite  quan- 
tité de  zinc  pour  faciliter  l’attaque)  ; recevoir  l’hydrogène  sulfuré 
qui  se  dégage  dans  une  quantité  mesurée  de  solution  titrée  de 
cuivre  ammoniacal  ; transformer  en  chlorure  le  cuivre  non 
précipité  comme  sulfure  ; et  titrer  la  solution  de  chlorure  cui- 
vrique au  moyen  du  chlorure  stanneux  (2). 

On  peut  encore  doser  volumétriquement  le  soufre  dans  un 
sulfure  en  se  basant  sur  la  propriété  qu’a  le  bioxyde  d’hydrogène 
de  transformer  l’hydrogène  sulfuré  en  acide  sulfurique.  L’hydro- 
gène sulfuré  dégagé  sous  l’action  d’un  acide  est  reçu  dans  un 
mélange  de  bioxyde  d’hydrogène  neutre  et  d’une  quantité 
déterminée  de  solution  titrée  de  soude  ; puis  on  vérifie  la  perte 
de  titre  de  cette  solution  (3). 

Dosage  acidimétrique  de  l'acide  sulfureux.  — Il  est  basé 
sur  ces  faits  que  l’acide  sulfureux  est  bibaslque  en  présence  de 
la  phénolphtaléine,  et  monobasique  en  présence  de  la  teinture 
de  cochenille  ou  de  l’hélianthine  : 1 c.  c.  d’alcali  décinormal 
représente  o,oo32  gr.  de  SO^  avec  la  phénolphtaléine  comme 
indicateur,  et  0,0064  gr.  avec  la  cochenille  ou  l’hélianthine. 

(1)  D''après  M.  von  Klobukow,  Deutsche  chem.  Geseïlschaft. 

(2)  D’après  M.  Fr.  Weil,  Société  chimique  de  Paris. 

(3)  D’après  M.  Eliasberg,  Deutsche  chem.  Geseïlschaft. 


320 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


On  peut,  d’après  cela,  doser  l’acide  sulfureux  en  présence 
d'autres  acides  assez  énergiques  pour  donner  avec  la  cochenille 
ou  l’hélianthine  la  mesure  de  leur  basicité  absolue. 

Les  sulfites  acides  sont  neutres  à la  cochenille  et  à l’hélian- 
thine ; avec  la  phénolphtaléine  ils  sont  acides  et  ils  exigent, 
pour  donner  la  coloration  rosée  de  l'indicateur,  autant  d’alcali 
qu’ils  en  renferment  déjà. 

Les  sulfites  neutres  peuvent  être  rei'^dus  acides  par  addition 
d’acide  sulfureux  ou  d’acide  chlorhydrique  (i). 

Emploi  de  l’orange  n“  3 comme  indicateur  dans  l’alcali- 
métrie. — On  trouve  aujourd'hui  dans  le  commerce  plu- 
sieurs produits  portant  le  nom  d'Orange  n°  3 : ils  sont  loin 
d’être  tous  également  propres  à servir  d'indicateurs. 

Celui  qui  convient  le  mieux  est  Vomnçje  n°  3 ancien^  dit 
encoi'Q  méthijJoranrfe  : du  diméthylaniline  diazo  phényl- 

sulfite  potassique.  Sous  l'action  de  la  plus  petite  quantité  d’acide 
fort,  il  passe  nettement  du  jaune  au  rose  (pourvu  toutefois  qu’il 
n’y  ait  pas  de  fer  dans  la  solution,  cas  auquel  le  jaune  vire  à 
l’orangé  avant  d’arriver  au  rose).  Il  est  insensible  à l'action  des 
acides  carbonique  et  sulfhydrique  ; il  permet  donc  de  doser  les 
acides  forts,  comme  l’acide  sulfurique,  en  présence  de  ces  der- 
niers. 

Vorange  n°  3 nouveau  de  la  maison  Poivrier  ne  peut  servir 
comme  indicateur. 

L'orange  3 de  Stebhins  (»i-nitrobenzol  azo-|3-naphtol  disul- 
fite  sodiquei  ne  semble  pas  non  plus  pouvoir  convenir. 

L'orange  n°  3 de  Wett  et  Miller  ou  la  tropéoline  00  (diphényl- 
amidoazo  benzolsulfite  potassique)  vire  du  jaune  au  rouge 
violacé  sous  l’action  des  acides,  en  passant  d’abord  par  le  jaune 
foncé  au  moment  de  la  neutralisation.  La  réaction  est  moins 
nette  et  moins  rapide  qu’avec  le  méthylorange. 

On  distingue  la  tropéoline  00  à ce  qu’une  solution  étendue  de 
celle-ci,  traitée  par  le  chlorure  d’or,  donne  une  coloration  vio- 
lette passant  rapidement  au  vert  et  se  maintenant  pendant  plu- 
sieurs jours  ; tandis  que  le  méthylorange,  sous  l’action  du  chlo- 
rure d’or,  devient  et  reste  rouge  (2). 

Dosage  volumétrique  du  chrome.  — Depuis  longtemps  on 

(1)  D’après  M.  Ch.  Blarez,  Société  chimique  de  Paris. 

(2)  D’après  M.  Engel,  Société  chimique  de  Paris. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


321 


dose  le  chrome  par  un  procédé  volumétrique  basé  sur  la  réduc- 
tion de  l'acide  chromique  par  un  sel  ferreux  en  excès  et  le  titrage 
de  l’excès  de  sel  ferreux  par  le  permanganate  potassique. 

6 FeO  -}-  2 Gr  O3  = 2 Fe.,  O3  + Gro  O^j 
6 Fe  = 336  2 Gr  = 104,96 
(1,000)  (0,3 1 3) 

Le  meilleur  moyen  d’amener  à l’état  de  solution  d'acide  chro- 
mique (exempte  d’acide  azoteux,  de  chlore  libre  et  de  tout  autre 
corps  étranger  pouvant  oxyder  les  sels  ferreux)  le  chrome  ren- 
fermé dans  les  minerais  et  dans  les  produits  de  fabrication  est, 
d’après  M.  Vignal,  de  traiter  la  solution  azotique  ou  sulfurique 
concentrée  et  bouillante  de  la  substance  par  du  permanganate 
potassique  jusqu’à  formation  d’un  précipité  brun  persistant,  et 
de  filtrer  sur  de  l’amiante  pour  séparer  le  bioxyde  de  manga- 
nèse précipité. 

5 Giv,  O.J  6 KMnO^  ==  3 Ü 1 10  GrO.,  j 6 MnO, 

10  Gr  524,8  948,78 

(1,00)  O181) 

MnO  -1  2 KMnü.,  = K,  O f O [-  3 MnO  ,. 

On  peut  déjà,  d’après  la  quantité  de  permanganate  potassique 
nécessaire  pour  produire  un  précipité  de  bioxyde,  se  rendre 
compte  approximativement  de  la  quantité  de  chrome  renfermée 
dans  la  solution.  Il  faut,  dans  cette  évaluation,  tenir  compte  de 
la  nécessité  d’employer  un  léger  excès  de  permanganate 
(soit  ^ environ)  pour  obtenir  un  précipité  bien  apparent  et 
persistant. 

On  prend  alors  une  quantité  déterminée  de  la  solution  sufli- 
samment  diluée,  et  on  y ajoute  un  excès  de  solution  titrée  de 
sel  ferreux.  L’acide  azotique  étendu  que  peut  contenir  le  liquide 
est  sans  action  sur  ce  sel. 

Pour  le  dosage  de  l’excès  de  sel  ferreux  dans  la  solution  verte 
d’oxyde  chromique,  on  ajoute  le  permanganate  titré  jusqu'à 
production  d'une  teinte  vert  sale. 

Les  aciers  chromés  et  les  laitiers  de  haut  fourneau  au  ferro- 
chrome,  attaquables  directement  par  l’acide  azotic{ue  à 22"^, 
comme  aussi  le  ferro-chrome  et  les  fontes  au  chrome  solubles 
dans  l’acide  sulfurique  étendu  de  trois  fois  son  volume  d’eau, 
peuvent  donc  être  analysés  facilement  par  ce  procédé. 

Pour  les  minerais  de  chrome,  il  est  souvent  nécessaire  de  les 


XXI 


21 


322 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


désagréger  avec  une  partie  de  carbonate  sodique  et  une  partie 
de  nitrate  potassique  dans  un  creuset  de  platine.  La  masse 
fondue,  reprise  par  l’eau,  abandonne  à celle-ci  le  chrome  à 
l’état  d’acide  chromique,  qu’on  peut  doser  directement  par  le 
sel  ferreux  (i  ). 


Production  de  taches  noires  sur  la  patine  des  monu- 
ments en  bronze.  — L’action  de  l’eau  et  de  l’acide  carbonique 
renfermés  dans  l’air  forme  sur  le  bronze  des  monuments  une 
couche  verte  d’hydrocarbonate  cuivrique  qu’on  nomme  patine. 
Cette  couche  retient  les  poussières,  surtout  dans  les  parties 
plus  ou  moins  rugueuses  ; et  ces  poussières  à leur  tour,  consti- 
tuées de  matières  minérales  et  organiques  diverses,  réagissent 
chimiquement  sur  le  carbonate  et  l'hydroxyde  cuivriques  de  la 
patine.  Elles  agissent  notamment  par  l’ammoniaque  et  aussi 
par  les  corps  réducteurs  provenant  de  la  décomposition  des 
matières  d’origine  organique.  M.  C.  Hassack  a en  effet  étudié 
l’action  de  ces  divers  agents  sur  le  carbonate  de  cuivre  basique  ; 
et  il  a reconnu  que  sous  l’action  des  alcalis,  et  surtout  sous  celle 
des  réducteurs,  te  carbonate  perd  presque  tout  son  acide  car- 
bonique et  passe  du  vert  au  brun  noir.  Bref  les  taches  de  cou- 
leur foncée  altérant  le  vert  de  la  patine  sont  formées  d’un 
mélange  d’oxyde  cuivrique,  cuivre  métallique,  sels  aminoniques, 
silice,  etc.  On  peut  les  enlever  par  le  lavage  avec  une  solution 
de  cyanure  potassique,  lequel  dissout  les  composés  noirs  du 
cuivre  sans  attaquer  le  bronze  (2). 

J.  B.  Axdré. 


SCIENCES  INDUSTRIELLES 


jËvaporation  des  dissolutions  salines  par  l’application 
des  forces  mécaniques.  — La  réduction  de  i kilogr.  d’eau  en 

(1)  Bulletin  de  la  Société  chimique  de  Paris. 

(2)  DinglePs  polytechnisehes  Journal. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  323 

vapeur  exige,  comme  on  sait,  d’abord  loo  calories  pour  élever 
sa  température  à ioo°,  puis  53y  calories  pour  déterminer  sa 
vaporisation.  Ces  ôSy  calories  sont  entièrement  perdues  si  la 
vapeur  est  abandonnée  librement  à l’atmosphère  ; on  peut  au 
contraire  les  récupérer  presque  totalement  et  les  apjdiquer  à 
la  vaporisation  d’un  second  kilogramme  d’eau,  en  suivant  le 
procédé  imagiiKÎ  par  M.  Piccard. 

Ce  procédé  est  appliqué  déjà  en  maints  endroits  à l’évapora- 
tion de  la  saumure  (eau  salée),  notamment  à Bex  (Vaud),  à 
Ebensee  (Salzkammergut),  à Schoenebeck  (Prusse),  à Maixe 
(Meurthe-et-Moselle)  et  à Salies-du-Salat  (Basses-Pyrénées). 
L’économie  réalisée  sur  les  anciens  procédés  y est,  paraît-il,  de 
plus  de  90  p.  c. 

La  vapeur  émise  par  la  solution  saline  est  aspirée  dans  le 
cylindre  d’une  pompe,  puis  comprimée  dans  ce  cylindre  jusqu’à 
2 atmosphères  par  le  mouvement  rétrograde  du  piston  ; sa  tem- 
pérature s’élève,  par  suite  de  cette  compression,  à 126“  environ. 
Elle  est  ensuite  refoulée  par  le  piston  dans  un  serpentin  immergé 
dans  la  saumure.  Celle-ci,  n’ayant  qu’une  température  de  ioo°, 
agit  sur  la  vapeur  du  serpentin  à la  façon  d'un  réfrigérant  ; cette 
vapeur  revient  elle-même  à la  température  de  100°  et,  en  se 
condensant,  communique  à travers  le  métal  du  serpentin  au 
bain  d’évaporation  toute  sa  chaleur  latente,  ainsi  que  l’excédent 
de  26  calories  résultant  de  la  compression  dans  la  pompe,  soit 
563  calories.  Finalement  l’eau  provenant  de  la  condensation 
de  la  vapeur  est  amenée  dans  un  second  serpentin  au  con- 
tact de  la  saumure  froide;  elle  transmet  à celle-ci  les  100  calories 
qu’elle  retenait  encore.  Bref  la  saumure  récupère  ainsi,  théori- 
quement, les  637  calories  par  kilogramme  entraînées  avec  la 
vapeur,  et  elle  acquiert  en  plus  les  26  calories  produites  par  la 
compression.  Dans  la  pratique,  il  se  perd  une  quantité  de  chaleur 
équivalant  à peu  près  à ces  26  calories  ; mais  toujours  est-il 
qu’après  réchauffement  initial  du  bain  d’évaporation  la  seule 
dépense  à faire  est  celle  de  la  force  motrice  nécessaire  à la 
manœuvre  de  la  pompe  : le  faible  dégagement  de  chaleur  cor- 
respondant au  fonctionnement  de  cette  pompe  suffit  à provo- 
quer à peu  près  indéfiniment  la  récupération  du  calorique  exigé 
pour  la  suite  de  l'opération  (i). 

Four  électrique  à aluminium.  — M.  Gowless  est  parvenu 


(1)  Bulletin  de  la  Société  d’encouragement. 


324  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

à réduire  l’oxyde  aluminique  en  aluminium  métallique,  sous 
l’action  du  charbon  et  avec  l’aide  de  la  chaleur  de  l’arc  voltaï- 
que, dans  des  fours  spéciaux. 

La  “ Cowless  electric  smelting  and  aluminium  Company  „ à 
Gleveland  (Ohio^,  possède  un  grand  nombre  de  ces  fours,  des- 
servis par  plusieurs  machines  dynamo. 

Les  premiers  fours  établis  par  M.  Cowless  ont  des  parois 
réfractaires  de  oi^.ac  d’épaisseur.  Leur  section  est  rectangulaire: 
longueur  i"’,5o,  largeur  o"’,3o,  profondeur  o"',3o.  Au-dessus  est 
placé  un  couvercle  en  fonte,  muni  de  deux  ouvertures  de  7 cen- 
timètres de  diamètre  pour  l’échappement  des  gaz.  Aux  deux 
extrémités  du  four  sont  ménagées  des  ouvertures  laissant  pas- 
sage à des  charbons  de  7 centimètres  de  diamètre  et  o'",75  de 
longueur,  lesquels  sont  reliés  par  des  armatures  en  cuivre  au 
circuit  électrique. 

Avant  de  charger  le  four,  on  le  garnit  avec  de  la  chaux  ou 
plutôt  avec  un  mélange  de  chaux  et  de  poudre  de  charbon,  pour 
empêcher  sa  destruction  rapide  sous  l’action  de  la  chaleur.  On 
étend  d’abord  une  couche  de  ce  mélange  sur  la  sole  du  four 
jusqu'à  la  hauteur  des  charbons  ; puis,  ceux-ci  étant  rapprochés 
de  façon  à ce  que  leurs  extrémités  ne  soient  plus  distantes  que 
de  quelques  centimètres,  on  place  au-dessus  un  cadre  rectan- 
gulaire en  fer,  laissant  entre  son  pourtour  et  la  paroi  du  four  un 
espace  de  6 centimètres  environ  : cet  espace  est  également 
rempli  du  mélange  de  charbon  et  de  chaux. 

Dans  la  partie  libre  du  milieu,  qui  présente  environ  o™,9o  de 
longueur,  sur  o'",2o  de  largeur  et  o™,i5  de  profondeur,  et  où  se 
trouvent  les  extrémités  des  électrodes  de  charbon,  on  introduit 
alors  la  charge.  Si  l’on  veut  produire  du  bronze  d’aluminium, 
cette  charge  est  composée  de  : 

Cuivre  granulé  . . . . 7 à 8 kilos. 

Corindon  brisé 5 à 6 — 

Charbon  grossièrement  concassé  . Quelques  kilos. 

On  enlève  ensuite  le  cadre  en  fer,  on  répand  sur  toute  la 
masse  une  couche  de  charbon  brut,  on  met  le  couvercle,  on  lute 
avec  de  l'argile  et  on  introduit  le  courant. 

On  a construit  récemment  à l'usine  de  Cleveland  des  fours  de 
dimensions  plus  grandes,  où  l’on  charge  jusqu’au  delà  de  5o 
kilos. 

Les  machines  dynamo  sont  aussi  de  puissance  diverse.  La 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


325 


plus  petite  peut  produire  un  courant  d'environ  1 600  ampères, 
avec  une  force  électroniotrice  de  45  volts.  La  plus  grande  peut 
fournir  un  courant  de  3200  ampères  et  80  volts  : c’est  la  plus 
forte  machine  que  l’on  ait  construite  jusqu’ici;  elle  sort  des  ate- 
liers de  la  compagnie  Brush. 

Voici  quelle  est  la  marche  de  l’opération  avec  les  petits  fours 
et  les  petites  machines. 

Au  début,  l’intensité  du  courant  est  ramenée,  au  moyen  d’une 
boîte  de  résistance,  à 1000  ampères  environ.  Bientôt  il  se  pro- 
duit dans  le  four  un  sifflement  et  un  bruit  aigu  ; par  l’orifice  du 
couvercle  s’échappe  une  longue  flamme  vert-jaune,  puis  passent 
des  vapeurs  légères,  ensuite  apparaît  une  flamme  jaune-blanc. 
On  laisse  alors  l’intensité  du  courant  s’élever  jusque  vers  1400 
ampères.  Puis  on  retire  peu  à peu  les  électrodes,  do  façon  à 
réduire  progressivement  toute  la  charge  : au  bout  d’une  heure 
environ  la  réduction  est  complète. 

Dans  les  fours  de  grandes  dimensions,  l’opération  dure  tà  peu 
près  5 heures. 

La  réduction  terminée,  on  interrompt  l’arrivée  du  courant,  on 
laisse  refroidir  pendant  une  heure  au  moins,  puis  on  ôte  le  cou- 
vercle, on  verse  de  l’eau  dans  le  four  pour  achever  de  refroidir, 
et  on  retire  la  masse  fondue  de  bronze  blanc.  On  recueille  aussi, 
autour  de  cette  masse,  une  quantité  considérable  de  carbure 
d'aluminium  ou  plutôt  d’un  mélange  de  carbone  et  d’aluminium 
fondu. 

Le  bronze  blanc  renferme  i5  à 35  p.  c.  (soit  en  moyenne  20  à 
22  p.  c.,)  d’aluminium,  avec  une  petite  quantité  de  silicium.  On 
le  refond  dans  un  creuset  de  graphite  par  le  procédé  ordinaire  et 
on  le  coule  en  lingots  de  25  à 3o  kilos.  Ces  lingots  sont  ensuite 
analysés  soigneusement,  puis  refondus  avec  la  proportion  de 
cuivre  nécessaire  pour  obtenir  un  alliage  à 10  p.  c.  d’aluminium. 
Les  lingols  de  bronze  à 10  p.  c.  sont  soumis  à une  épreuve  à la 
traction  : leur  ténacité  doit  être  de  70  kilos  par  millimètre  carré. 

Le  carbure  d’aluminium  renferme  3o  à 60  p.  c.  d’aluminium 
métallique.  On  en  élimine  le  carbone  avec  la  plus  grande  facilité. 

La  production  de  l’usine  de  la  compagnie  Cowless,  lorsque 
il  y avait  8 petits  fours  seulement,  était  par  24  heures  de  45  kilos 
d’aluminium,  à savoir  : 1 5o  kilos  de  bronze  à 10  p.  c.  et  3o  kilos 
d’aluminium  métallique  en  sous-produits.  La  consommation  de 
force  motrice  par  kilo  d’aluminium  et  par  heure  était  de  60  che- 
vaux-vapeur environ.  Depuis  la  construction  des  nouveaux  fours, 
cette  dépense  a été  réduite  à 3o  ou  40  chevaux  par  kilogr.  d’alu- 


326 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


minium  et  par  heure.  La  consommation  ne  devrait  être,  d’après 
la  tliéorie,  que  de  9 chevaux. 

Ce  procédé  semble  appelé  à un  grand  avenir.  Le  prix  du 
bronze  aluminium,  qui  est  aujourd’hui  de  5 fr.  le  kilo,  pourra, 
selon  les  prévisioils,  être  abaissé  à i fr.  5o  environ.  Dans  ces 
conditions,  il  est  très  probable  que  les  usages  du  bronze  alumi- 
nium s’étendront  beaucoup,  notamment  à la  fabrication  des 
canons  et  des  armes  à feu  de  tout  calibre,  des  cartouches,  des 
plaques  de  blindage,  des  pièces  de  machines,  des  tubes  sans 
soudure,  des  rivets,  des  boulons,  etc.,  etc. 

L’aluminium  métallique  ne  vaudra  bientôi,  plus  que  4,5o  à 5 
francs  le  kilo  et  pourra  dès  lors,  comme  tel  ou  sous  forme  d’al- 
liages divers,  recevoir  maintes  applications  utiles  (i). 

Pipette  à densité  de  M.  Amat.  — Cet  appareil  est  d’un  usage 
très  commode  j)our  la  détermination  de  la  densité  des  liquides. 
Son  emploi  conduit  plus  rapidement  au  but  que  la  méthode  du 
flacon;  et  la  pipette  à densité  a sur  les  aréomètres  l’avantage  de 
n’exiger  qu’une  petite  quantité  de  liquide,  de  ne  présenter 
aucune  difficulté  pour  le  tracé  et  la  vérification  de  la  graduation, 
et  enfin  de  permettre  l’exécution  facile  des  corrections  relatives 
à la  capillarité. 

C’est  une  pipette  graduée  ordinaire,  avec  un  manomètre  en 
forme  de  U soudé  latéralement  à la  partie  supérieure.  Lors- 
qu’on aspire  avec  la  pipette  le  liquide  dont  il  faut  déterminer  la 
densité,  le  liquide  du  manomètre  s’élève  en  même  temps  dans 
la  branche  voisine  de  la  pipette,  et  les  deux  colonnes  liquides 
se  font  équilibre. 

Si  l’on  représente  par 

d la  densité  cherchée, 
d' la  densité  du  liquide  manométrique, 
a la  hauteur  de  liquide  soulevé  dans  la  pipette, 
a'  la  différence  de  niveau  dans  les  deux  branches  du 
manomètre,  on  aura; 


Si  le  liquide  manométrique  est  de  l’eau,  d'  peut  être  consi- 
déré comme  égal  à i , et 


a d' 

a'  d 


d’où  d = d' 


a 


a 


d 


a 


a 


(1)  Journal  of  ihe  Franklin  Institute. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


327 

De  la  hauteur  a,  il  convient  de  déduire  la  partie  c qui  reste 
suspendue  par  la  capillarité  et  qu’on  mesure  après  avoir  laissé 
s’écouler  le  liquide  ; donc 


a — c 


Pyrométrie.  — Le  procédé  pyroinétrique  qui  est  à la  fois 
le  plus  simple  et  le  plus  fidèle,  au  moins  pour  ce  qui  concerne 
les  températures  élevées,  consiste  dans  l’emploi  de  montres  fusi- 
bles dont  on  connaît  le  point  de  fusion. 

On  peut  faire  usage,  pour  des  températures  comprises  entre 
g6o“  et  1075°,  des  alliages  d’or  et  d’argent  ; et,  pour  des  tempé- 
ratures plus  élevées,  des  alliages  d’or  et  de  platine.  Mais  ces 
montres  sont  coûteuses  et  assez  difficiles  à préparer  ; et  les 
renseignements  qu’elles  donnent  à partir  de  1160°  manquent 
d’exactitude. 

Il  est  préférable  d’employer  des  matières  terreuses  frittées. 
Ainsi  l’on  obtient  une  montre  fondant  à 625°  en  mélangeant 
ensemble  : 


Pegmatite 

5i  partie.' 

Sable 

14  — 

Craie 

20  — 

Borax  fondu  . 

i5  — 
100  — 

M.  Seger  a établi  pour  les  températures  de  1 1 5o  à 1700  degrés 
une  série  de  20  montres  dont  voici  quelques  termes  : 


COMPOSITION 


N“ 

d’ordbe. 

Feldspath 

Marbre 

Quartz 

Oxyde  de  fer 

Kaolin 

TEMPÉRATURE 
DE  FUSION. 

1 

83,55 

3.5., 

06., 

16., 

ll.X» 

5 

83,55 

35., 

84., 

25., 

1260“ 

9 

83, ,55 

35., 

180., 

77., 

1381“ 

13 

83,55 

35., 

348., 

g 

168,35 

1497“ 

17 

83,55 

35.  „ 

612., 

310.,, 

1613“ 

20 

83, .55 

35., 

900., 

n 

460., 

1700“  (2)- 

Emploi  du  chlorure  de  chaux  dans  le  blanchiment  des  fi- 
bres textiles.  — L’addition  d’acide  sulfurique,  chlorhydrique  ou 

(l)  Bulletin  delà  Société  chimique  de  Paris. 

Î2)  Ibid. 


328 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


oxalique  au  chlorure  de  chaux  met  en  liberté  du  chlore  libre, 
qui  agit  trop  fortement  sur  la  fibre  et  dont  les  émanations  sont 
malsaines. 

L’acide  carbonique  met  en  liberté  de  l'acide  hypochloreux,  au 
heu  de  chlore.  Mais  l’inconvénient  de  l’emploi  de  l’acide  carbo- 
nique réside  dans  son  état  gazeux  et  dans  la  formation  de  carbo- 
nate calcique  insoluble. 

M.  Lunge  propose  de  traiter  le  chlorure  de  chaux  par  une 
petite  quantité  d’acide  acétique  ; il  se  dégage  ainsi  de  l’acide 
liypochloreux,  lequel  se  décompose  en  acide  chlorhydrique  et 
oxygène.  L’oxygène  agit  sur  la  fibre  ; l'acide  chlorhydrique  réagit 
sur  l'acétate  calcique  pour  régénérer  l'acide  acétique  (i). 


Emploi  de  l orpin  pour  l’épilage  des  peaux.  — Le  bisulfure 
d’arsenic,  mélangéd’une  petite  quantité  detrisulfure,  est  employé 
sous  le  nom  à'orpin  pour  l'épilage  des  peaux  dans  la  tannerie, 
en  l’additionnant  à de  la  bouillie  ou  à du  lait  de  chaux.  Il  se 
forme  du  sulfosel  calcique  soluble,  lequel  réagit  sur  le  tissu  de 
façon  à permettre  aux  poils  de  se  détacher. 

Les  impuretés  que  peut  renfermer  l'orpin  commercial  sont 
principalement  de  l’acide  arsénieux,  du  sulfure  et  du  sulfo- 
arséniate  calcique,  du  sulfure  ferreux,  du  sulfure  mercurique 
(orpin  de  provenance  espagnole),  de  l’argile  et  du  quartz. 

Les  taches  noires  qui  se  forment  quelquefois  sur  les  peaux  au 
contact  de  l'orpin  sont  dues  à la  présence,  sur  ces  peaux,  de  ma- 
tières ferrugineuses  provenant  du  contact  avec  des  objets  rouil- 
les ou  de  l'addition  de  substances  plus  ou  moins  ferrugineuses 
(sel,  alun,  etc.)  faite  en  vue  de  leur  conservation.  Ces  matières 
ferrugineuses  réagissent  sur  le  sulfosel  calcique  et  forment  du 
sulfure  ferreux  noir  (2). 


Cochenille  et  carmin  de  cochenille. — Les  meilleures  qualités 
de  cochenille  contiennent  14  p.  c.  de  matière  colorante  brute  ou 
O à 10  p.  c.  de  principe  colorant  pur.  Pour  doser  dans  la  coche- 
nille la  matière  colorante,  on  l’épuise  par  l’eau  bouillante  ; la 
solution  est  précipitée  par  l’acétate  plomhique,et  le  précipité  est 
filtré,  lavé,  séché  et  pesé.  Dans  ce  précipité,  on  dose  ensuite  le 

(1)  Berichte  dev  deufsche  chemische  Gesellscliaft. 

(2)  Bulletin  de  la  Société  chimique  de  Paris. 


REVUE  DES  RECUEILS  DÉRIODIQUES.  32g 

plomb,  et  l'on  déduit  du  poids  total  le  poids  du  composé  plom- 
bique  : on  obtient  ainsi  par  différence  le  poids  de  la  matière 
colorante. 

Voici  la  moyenne  des  résultats  de  l’analyse  d’un  grand  nombre 
de  carmins  de  cochenille  : 


Perte  d’eau  par  dessiccation  à ioo°  . 

I 7 p.  c. 

Matière  protéique  , . . . 

20  — 

Cendres  

7 

Matière  colorante  . . . . 

56  -- 

Cires  

Traces  - ' 

Total. 

100 

Les  cendres  ont  la  composition  suivante  : 

Oxyde  stannique  .... 

0,67 

Alumine  ...... 

43,00 

Chaux  . 

• 44.85 

Magnésie 

1,02 

Oxyde  sodique 

3,23 

— potassique  .... 

3,56 

Anhydride  phosphoricpie  . 

. 3,20 

99,62 

Le  carmin  de  cochenille  est  donc  un  composé  alumino-calcique 
de  la  matière  colorante  et  de  protéine.  Sa  nature  est  acide.  Il 

se  dissout  entièrement  dans  l’ammoniaque  (u. 

J.  B.  Axdhé. 


ETPlNOCdtAPHlE  ET  LINGUISTIQUE 


La  langue  bretonne.  — M.  P.  Sébillot  nous  fournit  sur  l’aire 
géographique  actuelle  de  l’ancien  idiome  des  Celtes  les  détails 
intéressants  qui  suivent  (2). 

(1)  D’après  une  communication  de  M.  C.  Liebermann  à la  Deutsche  che- 
mische  Gesellschaft. 

{‘1)  Revue  d’ Eth)Wfiraphie,i.  V,  n“  1,  pp.  1-30. 


33o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


La  langue  liretonne  s’étend,  depuis  la  baie  de  Saint-Brieuc 
jusqu’à  l’embouchure  de  la  Vblaine,  le  long  d’une  ligne  idéale 
qui  coupe  transversalement  la  province  de  Bretagne,  les  dépar- 
tements actuels  des  Côtes-du-Nord,  du  Morbihan  et  du  Finistère. 

Le  nombre  des  Bretons  bretoimants  s’y  répartit  de  la  manière 
que  voici.  Pour  le  premier  de  ces  départements,  on  en  compte 
285  800  sur  627  600  habitants.  Le  Morbihan  est  encore  mieux  par- 
tagé : sur  52 1 600  habitants,  362800  ont  le  breton  comme  langue 
maternelle.  Mais  c’est  le  Finistère  qui  garde  le  plus  précieusement 
l’ancien  idiome  : il  ne  s’y  trouve  aucune  commune  où  l’on  se 
serve  exclusivement  de  la  langue  française.  Aussi  le  chiffre  des 
celtisants  s’élève  jusqu’à  622000. 

n y a,  dans  diverses  régions  de  la  France,  un  nombre  assez 
considérable  de  colonies  bretonnes  : Saint-Brieuc  en  a une 
forte  de  2000  habitants.  Rennes  et  Pontpéan,  dans  l’Ille-et- 
Vilaine,  comptent  2600  Bretons;  1 1 000  Bretons  ont  émigré  dans 
la  Loire-Inférieure,  à Nantes  et  à Saint-Nazaire.  Enfin,  dans 
Maine-et-Loire,  Angers  et  Trélazé  possèdent  8400  Bretons,  et, 
si  nous  ajoutons  à ces  chiffres  les-38oo  Bretons  du  Havre  et  les 
7000  de  Paris  et  de  Saint-Denis,  nous  arrivons,  pour  le  nombre 
total  des  Bretons  qui  ont  quitté  le  sol  de  la  patrie,  au  chiffre 
rond  de  34000. 

A ces  renseignements  sur  les  Bretons  de  France,  M.  Sébillot  a 
joint  quelques  remarques  non  moins  intéressantes  sur  les  Celtes 
d’Europe  et  d’Amérique.  Il  reste  dans  la  Grande-Bretagne  et 
en  Irlande,  à peu  près  417  400  habitants  qui  ne  comprennent 
que  le  celtique  ; i 528  200  comprennent  le  celtique  et  l’anglais. 
Aux  États-Unis,  il  existe  3oo  000  Gallois.  En  Patagonie,  sur  le 
Rio  Chubut,  s’est  établie  une  colonie  galloise  qui  se  sert  encore 
du  celtique,  et  nous  avons  le  témoignage  de  M.  Thiessé,  député 
de  la  Seine-Inférieure,  pour  évaluer  leur  nombre  à i5  000.  Dans 
la  Nouvelle-Éco.sse  et  à file  du  Prince-Édouard,  des  villages 
entiers  parlent  encore  le  gaélique,  et  des  prêtres  écossais  y 
accomplissent  en  cette  langue  tout  le  ministère  religieux. 
Toutefois  le  nombre  de  ces  Celtes  ne  dépa.sse  pas  3ooo. 

Pour  résumer  cette  statistique,  nous  citerons  le  résultat  final 
des  recherches  de  M.  Sébillot  : à l’heure  présente,  dans  le  monde 
entier,  quatre  millions  d’hommes  peuvent  encore  se  servir  de 
l’ancienne  langue  des  Celtes,  un  million  ne  se  sert  que  de  cet 
idiome,  et  deux  millions  comprennent  en  outre  une  autre  langue. 

Les  Nègres  du  haut  Congo  et  du  Tanganyka  occi- 
dental. — Nos  explorateurs  belges  dans  l’Afrique  centrale  n’ont 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


33i 


pas  seulement  jeté  les  fondements  d’une  œuvre  de  colonisation, 
ils  ont  aussi  travaillé  pour  la  science  etlmograi)hique,  comme 
le  montrent  deux  récentes  communications  du  D*'  Houzé  (i). 

Le  lieutenant  Van  Gele  a fourni  d’utiles  contributions  pour 
l’ethnographie  des  Baroiinihé  du  haut  Congo,  et  le  capitaine 
Storms  a précisé  les  caractères  ethniques  des  tribus  occidentales 
du  Tanganyka  (2). 

L’examen  craniométrique  des  Baroumbé,  du  moins  pour  les 
deux  sujets  étudiés  par  M.  Houzé,  les  rattache  à la  race  brachy- 
céphale différente  des  Nigritiens  proprement  dits.  La  couleur  de 
la  peau  confinne  cette  manière  de  voir  : les  Baroumbé  n’ont  pas 
le  teint  noir  de  jais  des  Sénégalais  et  des  Guinéens,  leur  peau 
est  couleur  chocolat. 

B semblerait  que  chez  les  Baroumbé  il  y a une  diminution 
réelle  de  la  sensibilité  périphérique.  Aussi  praticjuent-ils  sans  se 
plaindre  toutes  sortes  de  mutilations:  perforation  de  la  cloison 
nasale  et  de  la  lèvre,  circoncision,  tatouage.  Le  régime  alimen- 
taire consiste  presque  tout  entier  en  végétaux  et  en  poissons, 
le  costume  est  des  plus  simples,  bien  que  le  goiit  pour  la 
parure  soit  très  prononcé. 

Signalons  encore  la  polygamie,  le  culte  des  morts  qui  con- 
stitue à peu  près  tout  l’ensemble  des  idées  religieuses.  Le 
commerce  est  nul  et  ne  se  fait  que  j^ar  échange. 

Pour  les  mœurs  et  les  usages,  il  y a d’assez  grandes  ressem- 
blances entre  les  Baroumbé  du  haut  Congo  et  les  tribus  du 
Tanganyka.  S’il  y a des  divergences  craniologiques,M.  Houzé  est 
cependant  d’avis  que,  comme  les  Baroumbé,  les  riverains  du 
Tanganyka  sont  les  descendants,  altérés  sans  doute,  des 
Akkas. 

Cette  double  étude  fournit  à M.  Ilouzé  l'occasion  de  formuler 
les  conclusions  générales  que  voici  sur  l’état  présent  de  l’ethno- 
logie africaine. 

Sans  parler  des  Méditerranéens,!!  y a en  Afrique  trois  grandes 
races  : une  race  rouge,  de  taille  élevée,  sous-dolichocéphale, 
au  nez  droit  et  aux  cheveux  noirs  non  laineux.  C’est  à elle 
qu’appartiennent  les  Égyptiens  et  les  Cafres.  Ces  derniers  cepen- 
dant ont  perdu  la  couleur  de  la  peau  et  modifié  la  chevelure 


(1)  A la  Société  d'anthropologie  de  Bruxelles,  séance  du  29  juin  1885  et  du 
3 mai  1886. 

(2)  Rappelons  que  ces  officiers  avaient  été  précédés  dans  la  voie  par  le 
Dutrieux  qui  a étudié  les  Oimyamonésis  de  Zanzibar.  Bull.  Soc.  belge 

de  Géogr.,\^S^,  n°  1. 


332  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

qui  ont  pris  un  caractère  nigritien  à cause  de  l’influence  numé- 
rique de  l’élément  conquis. 

Une  seconde  race  est  celle  des  Akkas  brachycéphales,  de 
petite  taille,  les  pygmées  d’Hérodote,  qui  ont  aujourd’hui  pres- 
que disparu,  mais  qui  ont  marqué  leur  empreinte  sur  la  plupart 
des  tribus  de  la  zone  équatoriale  dont  ils  ont  abaissé  la  taille 
et  fait  monter  l'indice  céphalique. 

Les  Bushman  constituent  une  race  jaunâtre  également  de 
petite  taille.  Nous  en  avons  parlé  dans  un  précédent  bulletin  (i). 

Enfin  il  y a la  race  noire  proprement  dite,  les  Nigritiens  doli- 
chocéphales, aux  traits  grossiers,  aux  cheveux  laineux. 

Il  est  rare  toutefois,  conclut  M.  Houzé,  de  rencontrer  encore 
des  types  purs,  tous  les  caractères  sont  mélangés,  intriqués,  et 
il  faudra  que  l'on  possède  des  séries  nouvelles  et  nombreuses 
avant  d’arriver  à lever  le  voile  qui  couvre  encore  le  continent 
mystérieux. 


Les  Bangallas.  — Dans  une  conférence  faite  le  mai  1886 
à la  Société  de  géographie  commerciale  de  Paris,  M.  Westmark 
donne  les  détails  suivants  sur  ces  cannibales  du  haut  Congo  (2). 

Les  Bangallas,  on  Mangallas  dans  la  langue  indigène,  occu- 
pent sur  les  rives  du  Congo  les  territoires  d’Iboko,de  Boukounzi, 
de  Boukouinbi,  de  N’Pombo  Bongate,  de  Roulanza,  de  Loubou- 
lon  et  de  Hokomila.  Piobustes  et  bien  constitués,  les  Mangallas 
ont  les  traits  du  visage  très  réguliers,  le  regard  vif  et  la  physio- 
nomie intelligente.  Ils  se  divisent  en  quatre  castes  : les  chefs 
ou  Monangas,  les  Moukounzis  ou  notables,  les  hommes  libres, 
N’Sommis,  et  les  esclaves,  Mombos. 

La  polygamie  se  pratique  chez  les  Mangallas,  comme  chez  la 
plupart  des  tribus  congolaises.  La  condition  de  la  femme  est  très 
misérable;  la  famille  est  l’objet  d’un  trafic,  les  fils  devenant  des 
guerriers  au  service  du  chef  et  les  filles  étant  vendues  comme 
épouses. 

C’est  à l’occasion  des  funérailles  que  s’immolent  et  se  mangent 
des  victimes  humaines.  Quand  un  riche  Mangalla  meurt,  on  croit 
indispensable  de  le  faire  accompagner  de  quelques-unes  de  ses 
femmes  et  de  ses  esclaves,  pour  le  servir.  Une  vingtaine  de 
malheureux  sont  destinés  au  sacrifice  ; on  leur  tranche  la  tête, 

(1)  Rev.  des  quest.  scient.,  juillet  1886,  p.  300. 

(2)  La  Gazette  géographique  et  V Exploration,  n“  du  20  mai  1886,  pp.  .384- 
387. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


333 


une  moitié  du  corps  est  enterrée  avec  le  maître,  l’autre  moitié 
est  servie  clans  les  repas  solennels  des  funérailles.  Heureuse- 
ment^l’influence  des  blancs  tend  à faire  disparaître  cette  coutume 
barbare. 


Les  dialectes  turcs  (i).  — Les  idiomes  turcs  appartiennent 
à la  famille  ouralo-altaîque,  à cette  grande  famille  linguisticiue 
c]ui  comprend  en  outre  les  langues  finnoises,  samoyèdes,  mand- 
choues et  mogoles.  On  peut  distinguer  en  cinc^  rameaux  princi- 
paux les  dilférents  dialectes  turcs  : le  Uirc  proprement  dit,  le  turc 
no()al,\'iiignr,\e  hirghize  et  le  yal'oute.'M?às^  comme  nous  le 
dirons,  chacune  de  ces  divisions  doit  en  subir  d’autres  cjui  portent 
à cjuatorze  le  nombre  total  des  dialectes  turcs. 

Des  différences  assez  considérables  les  séparent.  Dans  la  pro- 
nonciation des  voyelles  et  des  consonnes,  la  plionéticiue  accuse 
des  variétés  si  caractéristiciues  c|uepasunedes  lettres  de  l’alpha- 
bet ne  garde  le  même  son  dans  deux  des  ciuatorze  dialectes. 
Toutefois  on  constate  une  plus  grande  fixité  dans  le  vocabulaire 
et  dans  la  syntaxe. 

Les  langues  turques  sont  répandues  dans  les  immenses  régions 
de  l’Asie  septentrionale  et  centrale  qui  s’étendent  depuis  Con- 
stantinople jusqu’aux  rives  de  la  Léna  et  depuis  l’embouchure  du 
Yenisséi  jusqu’aux  sources  de  l’Indus,  c’est-à-dire  entre  3o"  et 
I So"  de  longitude  et  jusqu’à  40^  de  latitude.  Plus  de  vingt-deux 
millions  d'hommes  parlent  le  turc  sous  ses  diverses  formes. 

On  distingue  dans  le  turc  proprement  dit  trois  dialectes  : 
Vosmanli,  le  tchouvache  et  Vadjerbljani.  L’osmanli  se  parle  chez 
les  Turcs  de  l’empire  ottoman  et  de  l’Asie  Mineure.  C’est  chez 
les  Turcs  de  la  Russie  (districts  de  Nijni  Novgorod,  Kazan, 
Simbirsk,  Viatka  et  Orenbourg)  que  le  tchouvache  est  en  usage. 
Le  district  d’Adjerbaijan,au  delà  du  Caucase  dans  la  Perse  occi- 
dentale, a modifié  l’osmanli  au  point  d’en  faire  un  dialecte  spé- 
cial. Ces  trois  dialectes  sont,  à eux  seuls,  parlés  par  plus  de 
quatorze  millions  d’hommes. 

Le  nogaï  se  divise  en  quatre  dialectes,  le  noyai,  le  kninul-,  le 
bashkir  et  le  patois  de  Kazan  à l’usage  des  huit  cent  mille  Turcs 
répandus  en  Bessarabie,  en  Crimée,  dans  le  Daghestan  et  les 
gouvernements  d’Astrakhan  et  d’Ufa. 


(1)  Nous  résumons  en  quelques  lignes  un  intéressant  mémoire  de  M.  Mor- 
rison  publié  clans  Jourxai.  of  the  R.  Asiatic  Society  of  G.  B.  and  I.,  t.XVIII, 
avril  1886,  jip.  177-193. 


334  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Il  est  à remarquer  que  les  Bashkirs,pour  se  servir  d’un  idiome 
turc, n’en  sont  pas  moins  de  race  mogole,du  moins  d’après  l’opi- 
nion la  plus  répandue  des  ethnologistes.Le  dialecte  de  Kazan  est 
fortement  pénétré  de  finnois,  d’arabe  et  de  persan. 

Au  troisième  rameau  des  langues  turques,  Vnigur,  se  ratta- 
chent les  dialectes  en  usage  chez  quatre  millions  d’habitants  du 
Turkestan.  Ce  sont  : le  i/arkandi,  parlé  à Yarkand  et  dans  la 
Tartarie  chinoise,  le  iranscaspien  des  districts  de  Tekké  et  du 
Zerafschan,  le  dialecte  de  Khiva  et  le  farnachi  des  habitants  du 
Kouldja.  Plusieurs  philologues,  M.  Vambéry  par  exemple,  consi- 
dèrent le  yarkandi  comme  présentant  les  formes  les  plus  pures 
et  les  plus  archaïques  du  turc  : de  fait,  c’est  après  l’osmanli 
celui  de  tous  les  dialectes  turcs  qui  a atteint  la  plus  haute  cul- 
ture littéraire.  Dès  le  v®  siècle,  les  Chinois  s’en  servaient  comme 
langue  écrite  et,  au  viii®  siècle,  des  missionnaires  chrétiens  venus 
de  Syrie  composèrent  un  alphabet  du  yarkandi.  Le  même  carac- 
tère d’antiquité  se  constate  dans  le  taranchi  et  dans  le  dialecte 
de  Khiva. 

Les  deux  millions  de  Kirghizes  nomades  répandus  depuis  le 
Volga  et  le  Caucase  jusqu'aux  Tian  Chan  parlent  un  idiome  turc 
qui  n’offre,  malgré  son  extension  sur  un  si  grand  espace,  aucune 
divergence  dialectale. 

Pi.estent  enfin  les  dialectes  turcs  du  nord-est  de  l’empire  russe  : 
ïalfa^pie  et  le  i/akoufe.  L’altaïque  est  en  usage  chez  les  tribus 
des  Koibals  et  des  Karagas.  Quant  au  yakoufe  c[ue  parlent  les 
riverains  de  la  Léna,  c’est  assurément  la  langue  la  plus  intéres- 
sante pour  les  philologues,  car  elle  a gardé  pures  de  toute 
influence  étrangère  ses  formes  primitives. 

Les  indigènes  de  Bornéo.  — M.  Pryer,  ingénieur  civil 
dans  la  colonie  anglaise  du  nord  de  Bornéo,  nous  donne  les  ren- 
seignements suivants  sur  les  populations  de  cette  île. 

La  race  principale  est  celle  des  Dousoiins,(\\xe  l’on  croit  être  les 
descendants  d’ancêtres  aborigènes  croisés  avec  des  Chinois.  Ils 
sont  surtout  établis  sur  la  côte  occidentale;  tandis  que, sur  le  litto- 
ral de  l’est,  le  type  originaire  tend  à disparaître  devant  une  popu- 
lation d’origine  cosmopolite. 

Les  Dousonns  sont  voisins  des  Dyciks  ou  proprement 

dits  : autrefois  ennemies,  ces  deux  tribus  vivent  aujourd’hui  en 
bonne  intelligence.  Les  Bajors  sont  une  troisième  race  du  litto- 
ral et,  avec  les  Soojoos,  ils  se  livrent  à la  pêche. 

A l'intérieur,  on  signale  comme  la  principale  tribu  vraiment 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


335 


indigène  celle  des  Booloodoopus.  Le  type  de  ces  insulaires  est 
fort  curieux,  il  reproduit  d’une  façon  étrange  les  trails  de  phy- 
sionomie de  la  race  canadienne  et  en  tout  cas  ils  n’ont  rien  du 
type  niogol. 

La  conclusion  capitale  qui  se  dégage  de  l'étude  de  M.  Pryer, 
c’est  que  le  type  chinois  prédomine  à Bornéo,  même  pai'ini  les 
Dyalis.  Toutefois,  les  Chinois  ne  sont  pas  venus  par  groupes  au 
nord  de  BornéO;  mais  le  sang  chinois  a pu  s’infiltrer  lentement  et 
sans  interruption,  depuis  tant  de  siècles  que  dure  le  commerce 
des  Chinois  dans  file,  et  cela  sans  que  les  insulaires  aient  adopté 
en  même  temps  la  langue  et  les  usages  de  la  Chine. 


Le  sanscrit  mixte  et  le  sanscrit  classique  (i  ).  — Les 

travaux  vigoureusement  poussés  en  ces  dernières  années  sur 
l’épigraphie  indienne  ont  constaté  l’existence  dans  l’Inde  d’une 
langue  des  monuments  assez  différente  pour  que  de  graves  auto- 
rités aient  proposé  naguère  de  lui  faire,  dans  l’histoire  littéraire 
de  l’Inde,  une  place  à part  sous  le  nom  de'su/i.sovY  mixte. 

Le  sanscrit  mixte  des  inscriptions  consiste  dans  un  mélange 
capricieux  et  inégal  de  formes  classiques  et  populaires  ; c’est 
l’idiome  déjà  connu  chez  les  bouddhistes  du  nord  sous  le  nom 
de  “ dialecte  des  Gàthâs  „ et  dans  un  traité  profane,  le  manus- 
crit de  Bashkhali,  qui  sera  prochainement  publié  par  M.  Ilœrnle. 

L’existence  du  sanscrit  mixte  est  donc  aujourd’hui  un  fait 
avéré. 

On  est  moins  universellement  d’accord  sur  son  origine.  Bur- 
nouf  y voyait  un  jargon  créé  par  le  savoir  incomplet  des  scribes, 
qui  voulaient  écrire  dans  la  langue  littéraire  sans  en  posséder 
une  connaissance  suffisante.  Un  savant  hindou,  Râjendralâla 
Mitra,  le  considère  comme  fidiome  spécial  des  bardes,  qui 
auraient  pris  une  moyenne  entre  le  parler  populaire  et  la  langue 
savante. 

M.  Sénart  ne  partage  aucune  de  ces  deux  opinions.  Pour  lui, 
le  sanscrit  mixte  s’est  formé  à l’époque  où  l’écriture  fit  son 
introduction  dans  l’Inde.  A ce  moment,  il  existait  “ une  langue 
religieuse  archaïque,  conservée  par  une  caste  privilégiée  dans 
des  manuscrits  qui  sont  entourés  d’un  respect  traditionnel  „,  c’est 
lesanscrit  classique.Les  brahmanes  semblent  n’avoir  pas  eu  hâte 
de  fixer  leur  idiome  par  l’écriture,  et  ils  ne  le  firent  que  jde 

(1)  Journal  asiatique,  t.  VIII,  8®  série,  sept.-oct.  1886.  Article  de  M.  Sénart, 
Etude  sur  les  hiscri plions  de  Fii/adasi,  pp.  318-339. 


?36 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


longue  main.  Au  contraire,  les  bouddhistes,  pour  répandre  leur 
doctrine,  se  hâtèrent  de  se  servir  de  l’écriture:  mais  évidem- 
ment les  langues  vulgaires  furent  l’instrument  de  cette  propa- 
gande. 

Voilà  comment  le  sanscrit  mixte  fit  son  apparition  dans  la 
littérature  ; mais,  comme  les  bouddhistes  d’autre  part  se  recru- 
taient dans  la  classe  brahmanique  non  moins  que  dans  les 
autres,  ils  ne  tardèrent  pas  à rapprocher  l’orthographe  popu- 
laire de  la  correction  savante. 

Ainsi,  ce  fut  sous  l’influence  commune,  mais  directe  d’un  côté, 
de  l'autre  indirecte,  d'une  langue  religieuse  ancienne  que  se  pro- 
duisit parallèlement  et  dans  des  milieux  différents,  non  sans 
une  série  continue  de  réactions  réciproques,  le  double  dévelop- 
pement du  sanscrit  classique  et  du  sanscrit  mixte.  Le  sanscrit 
mixte  n’est  ni  la  copie  ni  la  source  du  sanscrit  régulier,  et  il  est 
quelque  chose  de  l’un  et  de  l’autre;  le  sanscrit  classique  sans 
existence  publique  et  affermj^  dans  l’âge  du  sanscrit  mixte, 
existe  cependant  dans  le  milieu  fermé  des  écoles,  à l’état  de 
formation. 

J.  G. 


' SCIENCES  AGRICOLES 


S'il  est  une  question  actuelle  en  matière  d’agriculture,  c’est 
bien  celle  des  champs  d’expérience  et  de  démonstration,  que 
tous  les  gouvernements  préconisent  aujourd’hui  à l’envi.  Il  n’en 
fut  pas  toujours  ainsi;  il  y a dix  ans  encore,  les  champs  d’ex- 
périence de  Vincennes,  popularisés  par  les  conférences  de 
M.  G.  Ville,  monopolisaient  en  quelque  sorte  l’enseignement 
intuitif  des  principes  de  la  chimie  agricole.  Lorsque  nous 
ouvrîmes,  avec  le  concours  de  M.  G.  Ville,  il  y a treize  ans  (i),  la 
campagne  en  faveur  de  la  création  des  champs  d’expérience 
dans  les  écoles  et  dans  les  exploitations  rurales,  nous  nous  heur- 
tâmes, en  France  comme  en  Belgique,  à des  préventions  invété- 


(Ij  Voir  les  premières  conférences  de  M.  G.  Ville  à la  Société  centrale 
d'agriculture  de  Belgique.  Bulletins  de  la  Société,  1874. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


337 

rées  dans  les  régions  officielles.  Il  fallait  toute  l’intensité  de  la 
crise  agricole  qui  détermina  la  création  d’un  ministère  de  l’agri- 
culture, pour  fixer  l’attention  sur  ces  méthodes  d’enseignement 
intuitif,  si  simples  et  si  pratiques. 

En  187g,  nous  décidâmes  M.Pouyer, président  du  tribunal  civil 
de  Rouen  et  président  de  la  Société  centrale  d’agriculture  de 
la  Seine-Inférieure,  à prendre  l’initiative  de  la  création  des 
champs  d’expérience  près  des  écoles  primaires  de  la  Normandie. 

Ueux  ans  après,  la  presse  agricole  enregistrait  le  succès  ines- 
péré de  cette  campagne  ( 1 ),  qui  parut  néanmoins  porter  ombrage 
aux  fonctionnaires  du  temps;  car  le  gouvernement  d’alors  jugea 
bon  de  ne  pas  encourager  plus  longtemps  l’initiative  indivi- 
duelle. 

En  i883,  sur  l’invitation  de  M.le  Gh^*"  de  Moreau  et  du  regretté 
frère  Mémoire,  directeur  du  pensionnat  de  Malonne,  nous  eûmes 
l’honneur  de  donner,  aux  instituteurs  libres  des  provinces  de 
Namur  et  du  Luxembourg,  les  premières  instructions  pour  la 
création  des  champs  d’expérience  annexés  aux  écoles  primaires, 
à l’instar  des  champs  d’expérience  de  la  Normandie.  Un  an  plus 
tard,  M.  de  Moreau,  devenu  ministre  de  l’agriculture,  réalisait 
partiellement  le  programme  que  nous  avions  tracé,  par  la  créa- 
tion des  champs  d’expérience  de  l’État.  Depuis  lors,  tous  les  gou- 
vernements de  l’Europe  rivalisent  de  zèle  pour  favoriser  la  dif- 
fusion de  celte  méthode  d’enseignement  et  de  vulgarisation,  trop 
longtemps  dédaignée. 

M.  l’ingénieur  Bolle,  ingénieur  agricole  de  l’université  de 
Louvain,  vient  de  publier  dans  les  Annales  de  la  Société  centrale 
d’agriculture  (2)  un  excellent  mémoire  sur  l’utilité  des  champs 
d’expérience.  Prenant  pour  exemple  le  champ  d’expérience 
pour  pommes  de  terre  que  nous  avons  institué  aux  portes  de 
Louvain  et  qui  nous  a permis  d’élever  en  deux  ans  le  rendement 
de  la  variété  locale  de  1 3 000  à 3q  000  kilogrammes  (3),  M.  Bolle 
établit  les  diverses  méthodes  de  calcul  qui  permettent  de  tirer 
des  indications  de  l’analyse  du  sol  par  la  plante  toutes  les  con- 
clusions pratiques  désirables. 

M.  le  professeur  Dehérain,  de  Grignon,  est  arrivé  à des  résul- 
tats identiques  par  des  méthodes  analogues  (4). 

(1)  Bulletins  de  l'agriculture,  publiés  en  exécution  de  l'arrêté  royal  du 
16  juillet  1885,  t.  I,  première  année. 

(2)  de  juin  et  juillet  1886. 

(3)  L'année  scientifique  et  agricole. 

(4)  Annules  agronomiques,  1885-86. 

XXI 


22 


338 


REVDE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Il  nous  a été  donné  de  visiter,  dans  le  courant  de  l’été  dernier, 
les  divers  champs  d’expérience  de  Grignon,  de  Joinville  (Insti- 
tut agronomique),  de  Gennevilliers  (irrigation  par  les  eaux 
d’égout). 

Ges  champs  d’expérience  sont  institués  sur  un  sol  sablonneux, 
formé  par  les  alluvions  de  la  Seine  et  de  la  Marne.  A Joinville, 
c’est  du  sable  presque  pur,  mélangé  de  gravier  et  ne  contenant 
guère  plus  de  3 p.  c.  d’argile  et  i p.  c.  de  chaux. 

De  nombreuses  parcelles  ont  été  consacrées  à l’essai  de  nou- 
velles variétés  de  blés  semés  en  ligne  et  de  divers  engrains  chi- 
miques nouveaux  ; d’autres,  à des  cultures  de  pommes  de  terre 
de  diverses  races  allemandes,  en  vue  de  déterminer  le  rende- 
ment en  fécule  au  point  de  vue  spécial  de  la  distillation.  On 
obtient,  paraît-il,  en  Allemagne  des  rendements  en  alcool 
doubles  ou  triples  des  rendements  obtenus  jusqu’à  pi'ésent  en 
France. 

M.  Aimé  Girard  poursuit  avec  prédilection  à Joinville  ses  expé- 
riences sur  la  destruction  d’un  des  parasites  les  plus  redoutables 
de  la  betterave  à sucre,  qui  a déjà  envahi  certaines  de  nos  pro- 
vinces. Je  veux  parler  de  la  nématode,  qui,  d’après  les  observa- 
tions du  savant  professeur,  se  répand  par  l’intermédiaire  des 
pulpes  et  des  fumiers.  Les  germes  des  anguillules  qui  s’attaquent 
principalement  aux  radicelles  passent  inattaqués,  paraît-il,  à 
travers  les  presses  des  sucreries,  comme  à ti’avers  le  tube  digestif 
des  ruminants  (i). 

M.  Aimé  Gérard,  en  dépit  des  affirmations  des  chimistes  et 
des  agronomes  allemands,  espère  avoir  découvert  le  moyen 
d'entraver  l’évolution  des  nématodes,  voire  même  de  les  détruire 
complètement.  Il  constate  que  jusqu’à  présent,  à Joinville,  les  plus 
redoutables  ennemis  des  champs  d’expérience  sont  les  lièvres 
et  les  moineaux.  On  est  obligé  d’entourer  les  carrés  de  treillis 
de  fils  de  fer  pour  arrêter  les  premiers,  mais  il  semble  impos- 
sible d’entraver  efticacement  les  déprédations  des  seconds.  Ges 
petits  ravageurs  s’attaquent  principalement  aux  céréales  dont 
ils  dégarnissent  les  épis,  et  déroutent  ainsi  tous  les  calculs  de 
l’analyse.  D'après  M.  Vilmorin,  le  seul  moyen  de  les  éloigner 
consiste  à étendre  des  toiles  sur  des  cordes  au-dessus  des  carrés, 
ou  à les  entourer  de  blés  précoces,  qui  arrêtent  les  pillards 
jusqu'à  l’époque  o'a  les  céréales  mùi'issent  partout  dans  les  cam- 
pagnes. 

(1)  Cette  opinion  est  très  controversée.  (Voir  le  Journal  de  la  Société  cen- 
trale d'agriculture  de  Belgique,  bulletin  de  Juillet  1886,  p.  284.) 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


339 

Les  légumineuses  prospèrent  parfaitement  dans  ces  champs 
d’expérience.  On  y voit  pousser  côte  à côte  les  céréales,  les  pois, 
les  fèves,  les  trèfles,  les  luzernes,  les  sainfoins.  Des  houblons 
superbes,  cjui  depuis  plusieurs  années  déjà  donnent,  paraît-il.  un 
excellent  rendement,  végètent  à côté  de  plantes  potagères 
diverses,  et  même  de  plantes  pharmaceuticjues  cjui  atteignent 
des  proportions  énormes.  Du  seigle,  fauché  au  commencement 
de  mai,  présente  déjà  des  épis  parfaitement  formés,  grâce  aux 
arrrosages  fréquents  d'eau  d’égout. 

Plus  loin,  l’on  voit  se  dérouler  à perte  de  vue  les  célèbres 
prairies  de  raygrass,  de  houlque,  de  palurin  et  de  fléole,  qui 
donnent  jusqu'à  huit  et  neuf  coupes,  et  permettent  d'entretenir 
aujourd’hui  un  nombreux  bétail  dans  ces  plaines  jadis  stériles 
et  presque  inhabitées.  Car  il  est  à remarquer  cpie, contrairement 
à ce  qui  se  présente  dans  notre  vallée  de  la  Senne,  les  alluvions 
de  la  Seine  aux  environs  d’Asnières  ne  forment  pas  un  sol 
arable,  mais  une  mince  couche  de  sable  plus  ou  moins  calcareux 
reposant  immédiatement  sur  un  gravier  siliceux  analogue  à 
celui  de  la  craie  ; la  couche  de  sable  qui  constitue  la  surface 
végétale  n’atteint  souvent  pas  vingt  centimètres,  et  la  nappe 
d’eau  souterraine  se  trouve  à moins  de  deux  mètres  sous  le 
gravier.  C’est  dans  ces  conditions  éminemment  défavorables  que 
la  science  agricole,  en  utilisant  les  résidus  des  grandes  cités, 
qui  jusqu’alors  constituaient  une  source  permanente  d’infection 
et  de  maladies,  a réussi  à produire  en  quelciues  années  cette 
admirable  métamorphose. 

Nous  avons  été  particulièrement  frappé  de  la  beauté  et  de  la 
fécondité  extraordinaires  des  arbres  fruitiers  obtenus  par  les 
pépiniéristes  et  les  horticulteurs,  qui  travaillent  pour  leur  compte 
en  utilisant  à leur  grêles  eaux  d’égout. 

Nous  avons  vu  notamment  chez  M.  Janiaud,  horticulteur 
pépiniériste  à Asnières,  des  collections  de  poiriers  et  de  pom- 
miers magnifiques,  chez  lesquels  la  vigueur  de  végétation  mar- 
chait de  pair  avec  une  production  des  plus  intensives,  grâce  à 
l’emploi  intelligent  des  eaux  d’égout,  dont  l’habile  horticulteur 
mesure  les  doses  aux  diverses  variétés  d’arbres  et  de  fleurs. 

M.  G.  Ville  persiste  à croire  cpie  la  doctrine  de  la  sidération, 
reposant  sur  la  fixation  de  l’azote  atmosphérique  par  l'inter- 
médiaire des  légumineuses  et  des  prairies,  permettra  de  réaliser 
dans  un  avenir  très  prochain  des  bénéfices  considérables  en 
agriculture,  puisqu'il  ne  faudra  plus  guère  restituer  au  sol  que 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


340 

des  engrais  minéraux  représentant  à peine  le  tiers  du  prix  des 
tnigrais  complets.  M.  Ville  affirme  que  l'on  pourra  élever  consi- 
dérablement le  rendement  des  céréales,  parce  que  la  substitu- 
tion de  fengrais  vert  à l’engrais  chimique  azoté  permettra 
d'éviter  la  verse,  tout  en  forçant  les  rendements  en  paille  et  en 
grain.  Dans  ces  conditions,  le  rendement  deviendrait  véritable- 
ment fonction  de  l’engrais,  pour  parler  le  langage  des  mathéma- 
tiques, et  l’on  pourrait  impunément  semer  dru,  puisque  la  verse 
ne  serait  pas  à craindre. 

Les  dernières  recherches  du  D''  Helbriegel  (i)  confirment 
la  manière  de  voir  de  M.  Ville  en  ce  qui  concerne  la  fixation  de 
l'azote  par  les  légumineuses.  Il  affirme  que,  contrairement  aux 
graminées,  aux  crucifères  et  aux  chéiiopodées,  qui  puisent  leur 
azote  exclusivement  dans  le  sol  sous  forme  d’azote  nitrique,  les 
pa])ilionacées  puisent  surtout  leur  azote  dans  l'air;  mais  les  légu- 
mineuses à racines  profondes  enlèveraient  plus  d’acide  nitrique 
au  sol  que  les  légumineuses  à racines  superficielles.  M.  Helbriegel 
a attaché  son  nom  à la  méthode  de  culture  dans  des  pots  con- 
tenant du  sable  afin  de  déterminer  rigoureusement  l'influence 
des  matières  fertilisantes  snrles  végétaux. 

Cette  méthode  seule,  en  effet,  permet  d’obtenir  des  conditions 
suffisantes  d'identité  pour  en  tirer  des  déductions  rigoureuses. 

Les  expériences  que  j’ai  instituées  moi-même  depuis  trois  ans 
au  -Tardiii  botanique  de  Louvain  suivant  ce  procédé  ont  donné 
des  indications  très  nettes  sur  les  diverses  facultés  d’assimila- 
tion des  plantes. 

On  a pu  voir,  cette  année  comme  l’année  dernière,  des  légu- 
mineuses et  des  céréales  superbes  végétant  dans  une  couche  de 
sable  de  5 à 6 centimètres  seulement,  sur  un  lit  de  cailloux,  et 
n'ayant  reçu  pour  unique  aliment  que  de  l’eau  additionnée  de 
deux  sels  cristallisés  qui  renferment  les  quatre  éléments  de  la 
restitution. 

L’an  dernier,  les  diverses  céréales  mises  en  expérience  avaient 
résisté,  dans  ces  conditions,  à la  verse  qui  se  produisit  dans  les 
plus  fortes  terres  des  environs,  à la  suite  des  pluies  prolongées 
du  mois  de  mai.  D'où  je  conclus  que  cet  accident  est  dû  beau- 
coup plus  à la  misère  ou  à la  pléthore  physiologique,  c’est-à-dire 
à une  nutrition  défectueuse,  qu’à  l'état  physique  du  sol. 

Au  lieu  d'opérer  exclusivement  cette  fois  dans  des  sables 
dépourvus  par  le  lavage  des  principes  fertilisants  solubles  et  des 


(T)  Congrès  des  naturalistes  allemands,  59'  session,  tenue  à Berlin  en  1886. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


341 

matières  organiques,  j’ai  institué  des  essais  directs  dans  des 
sables  stériles  de  nos  diverses  provinces,  notamment  dans  les 
sables  bruxellien,  tongrien,  rupélien,  diestien,  quaternaires  et 
modernes,  comme  les  sables  des  dunes  de  notre  littoral.  Le 
rapport  détaillé  sur  les  résultats  de  ces  expériences  vient  d’être 
adressé  au  ministre  de  l’agriculture  par  le  directeur  du  Jardin 
botanique  de  Louvain. 

La  doctrine  de  IM.  Ville  paraît  singulièrement  confirmée  par 
les  analyses  de  MM.  Debérain,  Joulie  et  Lawes,  qui  tendent  à 
démontrer  ejue  la  culture  épuise  le  sol  beaucoup  plus  que  la 
plante.  Plus  un  sol  est  labouré,  plus  il  perd  d'azote  sous  forme 
de  nitrate.  Ce  nitrate,  résultant  de  la  combustion  des  matières 
organiques  azotées  du  sol,  pénètre  dans  le  sons-sol,  où  il  se  dis- 
sout dans  les  nappes  d’ean  souterraines. 

Si  donc  il  existe  une  source  permanente  de  déperdition  de  cet 
élément,  il  doit  nécessairement  exister  une  source  permanente  et 
naturelle  de  restitution,  ce  que  tendent  à démontrer  d’ailleurs 
les  belles  recherches  de  M.  Berthelot  sur  la  fixation  continue  de 
l’azote  par  les  matières  organiques  hydrocarbonées  et  par  les 
microbes  de  l’argile. 

D’après  M.  Ville,  cette  source  ne  peut  être  que  le  grand  réser- 
voir atmosphérique,  où  la  plante  puise  d’ailleurs  ses  autres  élé- 
ments, le  carbone,  l’hydrogène  et  l’oxygène. 

D’après  M.  Deliérain,  la  suppression  des  labours  par  la  prairie 
suffirait  à entraver  la  déperdition  de  l’azote  et  favoriserait  son 
ascension  du  sous-sol  dans  le  sol. 

Il  ne  faudrait  pas  chercher  ailleurs  l’explication  du  phéno- 
mène. 

Si  le  sol  cultivé  perd  rapidement  son  azote,  le  sol  recouvert 
de  prairies  temporaires  ou  permanentes,  de  légumineuses  ou  de 
graminées  s’enrichit,  au  contraire,  en  principes  fertilisants.  Un 
sol  richement  fumé,  qui  souvent  ne  contient  pas  un  gramme 
d’azote  par  kilogramme  après  la  récolte,  ne  tarde  pas  à en 
emmagasiner  plusieurs  grammes,  après  quelques  années  de 
mise  en  prairie.  M.  Truchot  a trouvé  jusqu’ cà  9 grammes  d'azote 
par  kilogramme  dans  certaines  prairies  naturelles  de  l’Auvergne. 

Voilà  pourquoi  les  défrichements  des  grandes  prairies  du 
Far-W est  américain  produisent  des  sols  arables  d’une  richesse 
extraordinaire. 

M.  Dehérain  se  base  non  seulement  sur  des  observations  per- 
sonnelles et  sur  les  analyses  effectuées  dans  son  laboratoire, 
mais  aussi  et  surtout  sur  les  analyses  de  MM.  Lawes  et  Gilbert. 


342  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Le  savant  professeur  du  Muséum  a fait  tracer  pour  son  ensei- 
gnement une  série  de  diagrammes  qui  font  sauter  aux  yeux  la 
déperdition  de  l’azote  dans  les  terres  arables  par  la  comparai- 
son des  quantités  d’éléments  fertilisants  retrouvés  dans  les 
récoltes  et  dans  les  eaux  de  drainage.  C4es  observations  portant 
sur  une  période  d’années  déjà  longue,  il  est  impossible  de  nier 
l'existence  et  la  constance  du  phénomène.  M.  Dehérain  constate 
d’autre  part  que  l’enrichissement  du  sol  en  azote  est  toujours 
concomitant  de  son  enrichissement  en  inatièrescarbonées. 

Le  carbone  semble  retenir  les  sels  ammoniacaux  et  les  nitra- 
tes comme  les  verres  d’une  serre  retiennent  la  chaleur  qui  le  s 
a traversés. 

“ Toutes  les  fois,  dit  M.  Uehérain,  que  le  dosage  du  carbone 
a accompagné  celui  de  l’azote,  on  a trouvé  que  ces  sols  étaient 
extrêmement  riches  on  carbone  organique  ; dans  les  analyses  de 
M.  Truchot,  les  terres  renferment  plus  de  100  grammes  de  car- 
bone combiné  par  kilogramme,  tandis  que  dans  les  terres  labou- 
rées on  n'en  trouve  guère  que  1 5 à 20  grammes.  A Grignon,  de 
1878  a 1881,  la  proportion  du  carbone  combiné  a baissé  de 
moitié  quand  on  a cultivé  du  maïs  ou  des  pommes  de  terre;  elle 
est  au  contraire  restée  stationnaire  dans  les  parcelles  emblavées 
de  sainfoin.  „ 

Les  nitrates  provenant  de  l’atmosphère,  amenés  par  les  pluies 
dans  les  profondeurs  du  sol  et  rencontrant  des  microbes  du 
genre  du  vibrion  butyrique,  seraient  décomposés  à l’abri  de 
l’oxygène  de  l’air,  et  l’azote  retournerait,  suivant  MM.  Dehérain 
et  Maquenne,  à l’atmosphère  à l’état  libre  et  sous  forme  de  pro- 
toxyde d’azote.  D’autre  part,  les  observations  des  chimistes  ont 
établi  que  la  décomposition  des  matières  azotées  dans  le  sol 
oxygéné,  comme  à l’air  libre,  est  toujours  accompagnée  d’une 
déperdition  d'azote  qui  retourne  à l'atmosphère.  11  nous  paraît 
donc  bien  difficile  d’expliquer  le  phénomène  de  l’enrichissement 
du  sol  par  les  prairies  naturelles  et  artificielles,  sans  admettre 
l’hypothèse  de  la  fixation  de  l’azote  libre  ou  combiné  par  les 
plantes. 

INI.  Dehérain  a proposé  de  substituer  aux  mots  plantes  épui- 
santes, plantes  améliorantes,  les  mots  cultures  épuisantes,  cultures 
améliorantes,  afin  d’exprimer  que  ce  ne  sont  pas  les  exigences 
des  plantes  qui  fatiguent  la  terre,  et  que  la  perte  d'azote  provient 
moins  de  leurs  prélèvements  que  des  phénomènes  d'oxydation 
facilités  par  les  labours. 

Je  me  suis  rendu  en  compagnie  de  M.  Dehérain  à l’école  de 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  343 

Grignon,  où  il  professe  depuis  longtemps  la  chimie  agricole  et 
dirige  avec  succès  les  champs  d’expérience  de  la  ferme.  Tous 
les  résultats  obtenus  depuis  dix  ans  sont  indiqués  par  des  tableaux 
graphiques  suspendus  aux  murailles  d’un  pavillon  voisin. 
L’analyse  chimique  des  récoltes  et  des  diverses  parties  des  plantes 
cultivées,  au  point  de  vue  de  la  migration  des  éléments  fertili- 
sants, a donné  les  résultats  les  plus  intéressants  que  M.  Dehérain 
se  réserve  de  publier  un  jour. 

Le  sol  de  Grignon  est  un  sol  léger,  mais  plus  argileux  que 
celui  de  Joinville  et  de  Vincennes  ; il  contient  environ  8 p.  c. 
d’argile  et  4 p.  c.  de  chaux. 

Chose  curieuse,  dans  ce  sol,  comme  dans  certaines  parties  de 
notre  région  campinicnne,  le  chantage  exerce  ime  action  nuisible 
sur  les  récoltes. 

La  sélection  naturelle  des  graminées  de  prairie  s’accuse  très 
nettement  par  la  prédominance  des  dactyles  et  du  fvomental 
sur  les  autres  espèces  introduites  dans  les  mélanges.  C’est  à 
peine  si  l’on  retrouve  encore  quelques  mdpins  et  quelques  fiéoles 
parmi  les  graminées  triomphantes.  Les  crucifères,  comme  le 
colza  et  le  navet,  ne  prospèrent  guère  dans  ce  sol,  où  les  céréales 
et  les  betteraves  poussent  vigoureusement  sous  l’influence  des 
engrais  chimiques  et  du  fumier  de  ferme  combinés.  Le  fumier 
est  traité  méthodiquement  à l’air  libre  dans  la  cour  de  la  ferme. 
Sous  l’influence  d’un  tassement  régulier,  un  suintement  con- 
tinu de  fumât e de  potasse  se  produit  sur  les  flancs  de  la 
masse  cubique  qu'il  forme. 

M.  Dehérain  a constaté, au  moyen  d'une  pompe  à mercure,  que 
les  gaz  qui  se  forment  dans  cette  masse  sont  essentiellement  con- 
stitués par  de  l’acide  carbonique  et  du  for  mène  on  gaz  des  marais. 
Il  en  conclut  que  ia  quantité  d’azote  qui  se  dégage  dans  cette 
fermentation  est  relativement  fort  minime  (i). 

Dans  le  courant  du  mois  de  juin  M.  Vilmorin  a bien  voulu 
nous  initier  aux  procédés  de  la  sélection  artificielle  du  blé  par 
hybridalion.  C.’est  par  ce  procédé  que  le  savant  agronome  horti- 
culteur a obtenu  ces  remarquables  variétés  de  blé,  produits  du 
croisement  de  blés  indigènes  avec  les  blés  anglais,  ou  de  blés 
anglais  entre  eux,  qui  réunissent  les  qualités  des  deux  races 
fécondées  l’une  par  l’autre.  Par  exemple,  le  blé  Dattel,  issu  du 
croisemenl  du  blé  Prince  Albert  avec  le  Chiddam  d’automne  à 


(1)  Annales  agronomiques,  1885  18S6. 


344  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

épi  rouge,  présente  tous  les  avantages  de  ce  dernier  au  point  de 
vue  de  la  qualité  de  la  farine,  et  donne  en  outre  un  grain  plus 
gros  et  plus  de  paille.  Le  blé  Lamed,  issu  de  même  du  blé 
Prince  Albert  et  du  blé  bleu  de  Noé,  présente  la  précocité  de  ce 
dernier  et  les  qualités  du  premier. 

Nous  avons  croisé  le  blé  rouge  d’Ecosse,  qui  présente  les  qua- 
lités recherchées  dans  les  blés  exotiques,  avec  le  Chiddam 
d’automne  à épi  blanc.  Rien  de  plus  curieux  que  les  produits  de 
ces  unions  artificielles,  où  l'influence  prédominante  du  mâle  est 
parfois  aussi  marquée  que  chez  les  animaux,  notamment  dans 
les  croisements  de  blés  barbus  par  les  fleurs  mâles  de  blés  sans 
barbes,  qui  donnent  des  hybrides  également  sans  barbes,  et 
d'autres  hybrides  retournant  sensiblement  à la  forme  de 
l’épeautre. 

Chacun  sait  que  le  froment  est  hermaphrodite  et  que  la  fécon- 
dation des  pistils  par  les  étamines  se  fait  à huis-clos  dans  les 
épillets  dont  la  réunion  constitue  l’épi.  Ce  n’est  guère  que 
lorsque  les  étamines  avortent  que  le  pistil  du  froment  se 
découvre  par  suite  de  l’entrebâillement  des  glumes.  Alors,  par 
une  de  ces  admirables  prévisions  dont  l’étude  de  la  nature  nous 
montre  tant  d’exemples,  le  pollen  d’un  grain  étranger  peut  se 
déposer  sur  les  stigmates,  et  donner  naissance  à une  variété 
naturelle. 

. C'est  une  erreur  de  croire  que  les  blés  qui  donnent  de  si 
remarquables  produits  en  Amérique  et  en  Australie  puissent 
s’acclimater  dans  les  régions  humides.  Ils  sont  tous  atteints 
de  la  rouille  dans  les  champs  d’expérience  de  M.  Vilmorin,  à 
côté  de  blés  indigènes  parfaitement  sains.  Ce  qui  démontre  une 
fois  de  plus  que  le  parasitisme  est  le  plus  souvent  l’expression 
de  la  misère  physiologique  du  végétal,  et  que  le  parasite  ne  fait 
qu’achever  l’œuvre  de  la  maladie.  Un  fait  plus  remarquable 
encore,  c’est  que  des  blés  comme  le  Sheritf,  qui  donnent  dans 
nos  climats,  et  sous  le  ciel  brumeux  de  l’Angleterre,  d’excellents 
produits, ne  sont  guère  appréciés  des  cultivateurs  des  environs  de 
Paris  et  du  centre  de  la  France,  où  ils  souffrent  de  la  chaleur  et 
ne  donnent  que  des  rendements  médiocres,  à tel  point  que 
M.  Vilmorin  y avait  presque  renoncé.  Après  la  guerre  de  1870, 
des  comités  de  secours  anglais  distribuèrent  aux  cultivateurs 
français  ruinés  par  la  guerre  des  semences  de  blés,  qui  ne  don- 
nèrent que  des  épis  vides.  On  crut  que  les  donateurs  s’étaient 
trompés  en  distribuant  des  blés  d’hiver  au  printemps,  mais  on 
ne  tarda  pas  à reconnaître  qu’on  avait  affaire  à des  variétés 


REVUE  DES  RECT’EILS  l’ÉRIODIQUES.  345 

anglaises,  qui  végètent  plus  lentement  sous  un  ciel  brumeux  et 
ne  supportent  pas  les  chaleurs  du  centre  de  TEurope. 

M.  Vilmorin  insiste  avec  raison  sur  la  nécessité  de  semer  les 
blés  de  bonne  heure,  de  les  rouler  énergiquement  et  de  semer 
clair  afin  d’obtenir  un  bon  tallage.  Le  roulage  entrave  la  végé- 
tation hâtive  de  la  tige  et  augmente  singulièrement  sa  vigueur. 
Il  a obtenu  jusqu’à  i5o  épis  d’un  seul  grain  par  ces  pro- 
cédés. Pour  lui,  les  meilleures  plantes  sont  celles  qui,  tallées 
sans  excès,  présentent  une  paille  de  bonne  force,  de  hauteur 
moyenne,  des  épis  égaux  entre  eux  et  surtout  une  haideur 
égale  de  tous  les  brins.  Cependant  les  épis  ne  sont  jamais  exac- 
tement à la  même  hauteur.  11  y a entre  les  talles  des  différences 
do  hauteur  variant  du  quart  à la  longueur  totale  de  l’épi,  ce  qui 
permet  l’aération  de  ces  inflorescences  et  l’action  de  la  lumière 
sur  elles. 

M.  Vilmorin  a constaté,  dans  les  champs  d’expérience  de  Ver- 
rière, un  fait  rarement  observé  jusqu’ici.  C’est  que  le  sol  ne  con- 
tient pas  de  magnésie  en  quantité  suffisante  pour  assurer  la 
croissance  régulière  et  la  maturation.  Il  a suffi  de  mélanger 
au  fumier  un  peu  de  magnésie  pour  assurer  la  récolte  du  lin, 
dont  les  cendres  contiennent,  en  effet,  une  proportion  notable  de 
cet  élément.  Ce  qui  est  plus  étrange  encore,  c’est  que  l’orge  et 
l’escourgeon,  également  avides  de  magnésie,  n’aient  cependant 
point  manifesté  jusqu’ici  les  mêmes  exigences.  A notre  avis, 
la  magnésie  peut  être  remplacée  partiellement  par  la  chaux 
dans  les  céréales,  comme  dans  la  betterave,  où  elle  diminue 
le  poids  des  cendres  en  substituant  à la  chaux  équivalent 
pour  équivalent.  Ainsi  l’on  peut  obtenir  artificiellement  des 
jus  contenant  très  peu  de  cendres,  bien  que  la  somme  des  acides 
neutralisés  reste  la  même.  Cette  substitution  atomique  a été  éga- 
lement observée  dans  la  famille  des  conifères,  notamment  chez 
le  pin  sylvestre,  qui  s’accommode  de  sols  si  divers. 


A.  Proost. 


Comptes  rendus  de  V Académie  des  sciences  de  Paris,  t.  GUI, 
octobre,  novembre,  décembre  1886. 

N°  14.  Faye  : Spôrer  admet  que  les  facules  et  les  taches  du 
Soleil  sont  les  résultats  de  la  circulation  de  l’hydrogène.  Des 
courants  ascendants,  dont  il  n’assigne  pas  la  cause,  déterminent 
au  milieu  de  ces  facules  la  production  d’un  courant  descendant, 
lequel  pénètre  en  bas  dans  le  corps  du  Soleil  en  faisant  naître 
une  tache.  Pour  M.  Faye,  le  courant  descendant  est  antécédent 
et  engendré  par  les  inégalités  de  vitesse  des  courants  existants  à 
la  surface  de  l’astre.  Marey  : Dans  la  marche,  la  dépense  de  tra- 
vail croît  toujours  avec  la  vitesse  de  progression,  et  cet  accrois- 
sement est  très  grand  pour  les  allures  qui  dépassent  les  caden- 
ces normales  de  55  à 65  doubles  pas  à la  minute.  Dans  la  course, 
la  dépense  de  travail  pour  une  vitesse  de  progression  peu  supé- 
rieure à celle  de  la  marche  est  plus  grande  que  pour  celle-ci, mais 
la  dépense  décroît  pour  une  course  plus  rapide,  et  s’élève  ensuite 
régulièrement,  mais  beaucoi;p  moins  vite  que  dans  la  marche. 
Guccia  fait  connaître  le  moyen  de  trouver  le  nombre  de  condi- 
tions simples  auquel  équivaut,  pour  une  courbe  algébrique,  la 
condition  de  posséder  on  un  point  une  singularité  donnée. 
L.  Henry  compare  la  volatilité  des  composés  méthyliques,  dans 
les  diverses  familles  des  éléments  négatifs,  et  arrive  à cette  con- 
clusion: A poids  atomique  égal,  la  diminution  de  volatilité  déter- 
minée dans  le  méthane  G H.,  par  la  substitution  à l’hydrogène 
d’un  élément  négatif  est  d’autant  plus  grande  que  cet  élément 
est  plus  négatif  et,  par  conséquent,  plus  éloigné  de  l'hydrogène. 
La  raison  de  cette  loi,  en  apparence  anormale,  doit  évidemment 
être  cherchée  dans  ce  fait  : les  chaleurs  de  combinaison  du  car- 
que  avec  les  éléments  négatifs  vont  dans  chaque  famille  en 


NOTES. 


347 

diminuant  à mesure  que  s’élèvent  les  poids  atomiques.?.  Hallez: 
Chez  les  insectes  la  cellule-œuf  possède  la  même  orientation  que 
l’organisme  maternel  qui  l’a  produite. 

N°  i5.  Vulpian,  après  de  nouvelles  observations  sur  une  carpe 
à laquelle  il  avait  enlevé  les  lobes  cérébraux,  conclut  ainsi  : 
L’instinct  et  la  volonté,  facultés  dont  le  siège,  chez  les  balraciens, 
les  reptiles,  les  oiseaux  et  les  mammifères,  paraît  être  dans  les 
lobes  cérébraux,  peuvent  se  manifester,  chez  les  poissons  osseux, 
après  ablation  complète  de  ces  lobes.  Brown-Séquard  : La  rigi- 
dité cadavérique  ne  dépend  ni  entièrement, ni  ])rincipaloment  de 
la  coagulation  de  diverses  substances  albumineuses  dans  le  tissu 
musculaire  ou  baignant  ses  éléments.  (iV  16)  La  rigidité  cada- 
vérique dépend  principalement  d’une  contracture,  c’est-à-dire 
d’un  acte  de  vie  des  muscles,  commençant  ou  se  continuant  après 
la  mort  générale.  Poucet  est  parvenu  à refaire,  à un  enfant  de 
onze  ans, tout  un  tibia  au  moyen  de  greffes  osseuses  de  nom- 
breux os  très  petits. 

N“  16.  Berthelot  et  André  ; Le  gaz  carbonique  et  le  gaz  ammo- 
niac, même  en  grand  excès,  n’ont  pas  une  influence  sensible  sur 
la  tension  du  bicarbonate  ammoniacal,  à la  température  ordi- 
naire; l'eauliquide, au  contraire,  en  détermine  la  décomposition, 
indépendamment  des  lois  de  la  dissociation  proprement  dite  du 
sel  et  probablement  en  raison  de  ses  combinaisons  particulières 
avec  le  sel  ou  avec  ses  composant.5  (voir  aussi  11°  17).  Norden- 
skiôld  : On  a recueilli, près  de  San  Fernando,  au  Chili, une  pous- 
sière qui  est  certainement  d’origine  cosmique.  Hatt,  en  compa- 
rant les  latitudes  astronomique  et  géodésique  de  Nice,  a été 
conduit  à admettre,  comme  M.  B\aye,  une  beaucoup  j)lus  grande 
épaisseur  des  couches  terrestres  sous-marines  (pie  des  autres. 
(No  21)  De  Lapparent  : C’est  plutôt  une  plus  grande  densité  ipCil 
faut  admettre  ; car  la  température  moyenne  du  fond  de  la  Médi- 
terranée diffère  trop  peu  de  celle  de  Nice,  pour  i{ue  l’on  jaiisse 
y appliquer  la  théorie  de  M.  Faye.  (N°  23)  Faye  : La  différence  de 
température  du  fond  do  la  Méditerranée  et  celle  de  la  couche  de 
même  profondeur  à Nice  est  considérable,  100  degrés,  et  c'est 
celle-là  qu'il  faut  considérer.  Renou:  On  a observé,  le  16  octobre, 
au  Parc  de  Saint-Maur,  un  minimum  barométrique  équivalant  à 
73jmm57  niveau  de  la  mer,  ce  qui  est  sans  exemple,  en  octo- 
bre, depuis  1757.  Dareste  : Les  œufs  de  ])oule  soumis  à l'incuba- 
tion dans  la  position  verticale,  ne  donnent  de  monstruosités  que 
si  le  petit  bout  est  en  haut.  DelagerLes  Leptocé])halides  sont  des 
formes  larvaires  des  Congres.  Gurlt  a trouvé  du  fer  météorique 
dans  une  lignite  tertiaire,  où  il  n'a  pu  pénétrer  accidentellement. 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


348 

N°  17.  De  Quatrefages  vient  de  publier  une  Introduction  à 
V étude  des  races  humaines^  où  il  admet  que, dès  les  temps  quater- 
naires, l’homme  occupait  la  terre  entière  ; la  race  de  Cannstadt, 
d’après  lui,  remonte  aux  temps  tertiaires.  Aucune  des  races  qua- 
ternaires ou  paléolithiques  n’a  disparu,  et  il  n’y  a pas  d’hiatus 
entre  elles  et  les  races  de  l’âge  de  la  pierre  polie.  Le  berceau  de 
la  race  humaine  semble  devoir  être  cherché  dans  l’extrême  nord 
de  l’Asie.  Parmi  les  caractères  physiques  qui  distinguent  les  races 
humaines,  les  particularités  anatomiques,  surtout  celles  du 
crâne,  tiennent  le  premier  rang;  mais  il  est  absurde  de  vouloir 
établir  une  relation  intime  entre  certains  caractères  physiques 
et  les  facultés  intellectuelles  et  morales.  Stroumbo  recompose  la 
lumière  blanche  à l’aide  des  couleurs  du  specti-e,  en  donnant  au 
prisme  qui  le  produit  uu  mouvement  de  rotation  autour  d’un 
axe  parallèle  à ses  arêtes.  A.  Poincarré:  La  proportionnalité  entre 
l’amplitude  de  l’oscillation  de  la  Lune  en  déclinaison  avec  les 
déplacements  du  champ  des  alizés  boréaux  n’est  pas  toujours 
rigoureusement  exacte.  L.  Guignard  ; L’hybridité  exerce  une 
influence  délétère  moindre  sur  les  ovules  que  sur  le  pollen;  mais 
elle  peut  se  constater  directement  sur  ceux-ci,  contrairement  à 
l’opinion  de  Darwin.  De  Lapparent  ; La  faible  conductibilité  des 
roches  semble  contraire  à la  théorie  de  M.  Paye  sur  le  refroidis- 
sement plus  rapide  de  la  croûte  terrestre  sous  les  mers.  (N°  19. 
Paye  : La  durée  des  temps  géologiques  compense  le  peu  de  con- 
ductibilité des  roches.)  Le  long  du  littoral  des  mers,  sur  une  lar- 
geur de  3oo  kilomètres,  l épaisseur  de  la  croûte  terrestre  s’accroît 
par  sédimentation  de  détritus  divers;  ces  sédiments,  à la  longue, 
ont  une  épaisseur  énorme  et  ils  viennent  s’adjoindre  à la  terre 
ferme.  (Paye  : Des  géologues  expérimentés  ne  voient  dans  ce 
fait  rien  qui  infirme  ma  théorie.) 

No  18.  Pasteur  a modifié  son  traitement  préventif  de  tarage  : 
il  le  fait  à la  fois  plus  actif  et  plus  rapide  dans  tous  les  cas,  et 
plus  rapide  encore,  plus  énergique  pour  les  morsures  de  la  face 
ou  pour  les  morsures  profondes  et  multiples  sur  parties  nues. 
Grâce  à cette  modification,  on  sauve  les  personnes  mordues  dans 
des  cas  où  le  traitement  euntérieur  eût  été  inefficace.  Jusqu’à  pré- 
sent, 2490  personnes  ont  subi  le  traitement  préventif  de  la  rage; 
sur  les  1700  qui  appartiennent  à la  France  et  à l’Algérie,  10  seu- 
lement ont  succombé.  Sur  le  faible  nombre  de  ceux  qui  ne  sont 
pas  venus  se  faire  inoculer,  1 7 au  moins  sont  morts.  En  moyenne, 
à Paris,  avant  l’inoculation  préventive, il  y avait,  par  an,  12  morts 
de  la  rage,  rien  que  dans  les  hôpitaux.  Dans  de  nouvelles  expérien- 
ces sur  des  chiens.  Pasteur  a constaté  que  la  vaccination  rapide 


NOTES . 


349 

et  énergique  peut  même  sauver  des  chiens  auxquels  il  a inoculé  la 
rage  dans  le  cerveau.  Brown-Séquard  : Tous  les  neifs  moteurs 
et  presque  toutes  les  parties  excitables  des  centres  nerveux  peu- 
vent éprouver  des  modifications  très  notables  de  leur  excitabilité, 
sous  l'influence  d’irritations  lointaines,  même  peu  considérables, 
de  la  plupart  des  parties  du  système  nerveux.  Nordenskiôld  : 
On  peut  appeler  oxyde  de  gadolinium,  un  certain  mélange  des 
sesquioxydes  isomorphes  d’yttrium,  d’erbium  et  d'ytterbium 
trouvé  dans  la  gadolinite  d’Itterby,  en  Suède,  ces  éléments  ayant 
pour  poids  atomiques  respectifs  (O  = 16)  227.2,  38o,  392. L’oxyde 
de  gadolinium,  quoiqu’il  ne  soit  pas  l’oxyde  d’un  corps  simple, 
possède  un  poids  atomique  constant,  même  lorsqu’il  provient  de 
minéraux  tout  à fait  différents  et  trouvés  dans  des  localités  très 
éloignées  les  unes  des  autres.  Les  trois  éléments  composants  du 
gadolinium  sont  toujours  ensemble  et  dans  les  mêmes  propor- 
tions. Yves  Delage  : Les  otocystes  de  maints  invertébrés  jouent 
non  seulement  un  rôle  dans  l'audition,  mais  ils  servent  à a.ssurer 
la  locomotion  correcte  des  animaux  qui  les  possèdent  (mollu.s- 
ques  et  crustacés  supérieurs).  Pouchet  : Le  Pohj- 

lihemus,  être  monocellulaire,  que  l’on  prendrait  volontiers  pour 
un  végétal  voisin  des  Diatomées, a un  véritableœil  composé  d'une 
cboro'i'de  et  d’un  cristallin.  L.  Errera  : Une  membrane  cellulaire, 
au  moment  de  sa  genese,tend  à prendre  la  forme  que  prendrail, 
dans  les  mêmes  conditions,  une  lame  licpiide  sans  pesanteur. 
H.  Hermite  : De  simples  oscillations  du  niveau  des  mers  produi- 
tes par  des  causes  météorologiques  suffisent  pour  explic{uer,  sans 
l'intervention  des  agents  internes,  les  oscillations  apparentes  du 
sol,  en  rapport  avec  la  latitude,  qui  caractérisent  l'époque  (juater- 
naire. 

N°  19.  Moissan, d'après  M.  Debray,  est  parvenu  à décomposer, 
par  l'électricité,  l’acide  fluorhydrique  anhydre.  Le  fluor  est  un 
gaz  jouissant  des  propriétés  suivantes  : Il  est  absorbé  complète- 
ment par  le  mercure;  il  décompose  l’eau  à froid  en  produisant 
un  dégagement  d’ozone;  il  brûle  le  phosphore,  l’iode,  l'arsenic, 
l'antimoine,  le  silicium  cristallisé,  le  bore  adamantin,  le  fer,  le 
manganèse.  11  échauffe,  fond,  puis  enflamme  le  soufre.  Il  est  sans 
action  sur  le  carbone.  H. Fontaine  parvient  à transporter  52  pour 
cent  d’une  force  do  5o  chevaux,  en  employant  des  dynamos  ne 
pesant  que  8400  kilogrammes  et  ne  coûtant  cpie  1 6 qSo  francs; 
résistance  100  ohms.  Duclaux  : La  lumière  solaire,  aidée  quel- 
quefois, mais  non  toujours,  de  la  chaleur  .solaire,  agit  dans  le 
même  sens  que  les  microbes,  et  disloque  comme  eux  les  molécu- 
les chimiques  compliquées  en  groupements  plus  simples  (eau. 


35o 


REVUE  UES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


acide  carboniciue,  etc.).  Gayon  et  Dupetit  empêchent  les  fermen- 
tations secondaires  de  se  produire  dans  les  fermentations  afcoo- 
liques  de  l'industrie,  au  moyen  des  sels  de  bismuth  employés, 
comme  antiseptiques,  à de  faibles  doses.  Marcel  de  Puydt  et 
Lohest  n'ont  pas  trouvé  dans  la  grotte  de  laBêche-aux-Roches, 
à Spy,  une  vraie  sépulture,  ni  ivoire  travaillé,  ni  vase  en  terre 
cuite  au  feu. 

20.  P.  Bert  est  mort  au  Tonkin  le  lo  novendire  1886.  On 
lui  doit  diverses  recherches  de  physiologie,  particulièrement  tou- 
chant rinfluence  exercée  sur  l’homme,  sur  les  animaux,  sur  les 
végétaux,  sur  les  ferments,  par  l’augmentation  ou  la  diminution 
de  pression,  soit  do  l'air  atmosphérique,  soit  de  l'acide  carboni- 
({ue,soit  de  l'oxygène.  De  Rochebrune  : Le  vrai  platyrhinisme  se 
rencontre  dans  un  groupe  de  singes  africains.  11  ne  caractérise 
donc  pas  les  singes  du  nouveau  continent.  G.  Bonnier  prouve, 
par  synthèse,  cette  vérité  déjà  établie  analytiquement  : Un  lichen 
est  formé  par  l'association  d'une  algue  et  d'un  champignon. 

N°  21.  Bornet  donne  un  catalogue  des  écrits  de  Tulasne 
(12  septembre  i8i5-2  décembre  i885)  et  une  notice  sur  sa  vio. 
Parmi  se.s  ouvrages,  il  faut  citer  surtout  Fiuigi  hi/por/æi,  et  Selecta 
Fungonim  Carpologia.  Le  savant  botaniste  était  extrêmement 
charitable  ; on  doit,  à lui  et  à son  frère,  une  série  de  fondations 
pieuses  et  charitables  (écoles,  hospices,  églises '.A.  Gaudry,  après 
avoir  examiné  lui-même  la  grotte  préhistorique  de  Montgaudier 
(Charente) conclut,  comme  ses  devanciers, que  les  dessins  remar- 
quables qui  ornent  le  bâton  de  commandement  qu’on  y a trouvé 
sont  bien  de  l’époque  du  Rhinocéros  ticliorhinus  et  des  autres 
animaux  caractéristiques  de  l’époque  quaternaire.  A.  Chauveau 
(aussi  n°s  22  et  23)  : Le  foie  est  bien,  comme  l’affirmait  Ci.  Ber- 
nard, un  foyer  de  production  de  sucre  ; ce  sucre  n’est  pas  détruit 
dans  le  poumon,  comme  il  le  pensa  d’abord,  mais  dans  les  capil- 
laires, avec  production  de  chaleur,  tandis  qu’il  se  transforme  en 
eau  et  en  acide  carbonique.  Le  foie  fonctionne  plus  rapidement 
comme  organe  glycogène,  chaque  fois  qu’il  se  produit  du  travail 
quelque  part  dans  l’économie.  Si  le  foie  cesse  de  produire  du 
sucre,  il  y a arrêt  des  combustions,  refroidissement  et  mort. 
Audoynaud  ; Le  plâtrage  des  vendanges  active  la  vie  du  ferment, 
enrichit  laliqueur  en  alcool,  abrège  la  durée  de  lafermentationet 
ainsi  empêche  les  ferments  secondaires  nuisibles  de  se  dévelop- 
per. DeLapparent  : La  forme  de  la  Terre  n’est  probablement  pas 
symétrique  par  rapport  à l’équateur;  on  ne  sait  pas  avec  certi- 
tude si  l’aplatissement,  mesuré  presque  exclusivement  dans 
l’hémisphère  nord,  a la  valeur  admise  par  les  astronomes  (N°  2 3. 


NOTES. 


35  I 

Faye  : L’aplatissement  a été  obtenu  par  des  observations  du 
pendule  très  nombreuses,  par  toute  la  Terre;  la  mesure  faite  de 
plusieurs  degrés  au  Cap  permet  d’ailleurs  d’arriver  à une  valeur 
très  exacte  de  l’aplatissement,'. 

N°  22.Arloinget  Cornevin  augmentent  la  virulence  du  microbe 
du  charbon  symptomatique  au  moyen  de  l’acide  lactique.  De 
Rochebrune  conclut  une  étude  sur  des  singes  anthropomorphes 
du  genre  Troglodytes^  en  disant  ciu'ils  n’ont  que  des  relations 
apparentes  avec  l’homme. 

N°  23.  Berthelot  et  André,  dans  certaines  expériences  sur  la 
terre  végétale, ont  trouvé  que  l’ammoniaque  qu’ils  en  extrayaient 
provenait  presque  en  totalité  de  certains  dédoublements  opérés 
sons  l'influence  de  l’acide  chlorhydrique  aux  dépens  des  princi- 
pes azotés  insolubles  contenus  dans  cette  terre.  Pionchon:  La  toi 
de  Dulong  et  Petit  n’est  vraie  approximativement  qu’entre  zéro 
et  cent  degrés.  Maumené  : L’alun  de  potasse  ne  contient  pas 
24  équivalents  d’eau. 

N“  24.Sappey  est  élu  membre  de  l’Académie  en  remplacement 
de  H.  Milne  Edwards.  Bureau  a observé  la  formation  de  Bilo- 
bites  à l’époque  actuelle.  Ce  sont  de  sini})les  traces  laissées  sur 
le  sable  parles  crevettes  et  les  boucauds.  Folie,  ((ui  a découvert 
analytiquement  l’existence  de  la  natation  diurne,  dans  l’hypo- 
thèse où  la  terre  est  encore  fluide  à l'intérieur,  fait  savoir  que 
l’on  est  parvenu  à constater  pratiquement  l’existence  de  cette 
nutation.  Rivière  a trouvé  dans  les  grottes  préhistoriques  de 
Menton  plus  de  800  000  pièces  appartenant  à des  animaux,  ver- 
tébrés pour  la  plupart  (i  1 1 espèces).  L’homme  de  Menton  avait 
des  relations  avec  des  peuplades  habitant  les  bords  de  l’Océan 
ou  des  fleuves  qui  s’y  déversent,  car  on  rencontre  dans  les  grot- 
tes des  vertèbres  de  saumon  et  des  coquilles  inconnues  dans  le 
bassin  de  la  Méditerranée. 

N°  25.  Léon  'Vaillant  : Les  Élasmobranches  et  les  Téléos- 
téens,  surtout  les  seconds,  sont  les  véritables  poissons  bathyoi- 
késites;  les  sous-ordres  des  Abdominales  et  des  Anacanthini 
y sont  les  plus  fréquents.  Les  poissons  du  premier  de  ces  sous- 
ordi’es,  dans  les  faunes  profondes,  appartiennent  surtout  à des 
familles  établissant  le  passage  entre  les  groupes  que  l’on  peut 
rattacher  aux  grands  types  Silure,  Cyprin,  Saumon,  Brochet  et 
Clupe.  Moissan  : Le  pentafluorure  de  phosphore  ne  se  dédouble 
que  sous  l’action  de  très  fortes  étincelles  d’induction.  Maupas  : 
Les  leucophres  (Leucophnjs  patula),  abondamment  nourries,  se 
dédoublent  rapidement  chaque  fois  qu’elles  arrivent  à leur 
maximum  de  développement,  comme  cela  a lieu  pour  les  autres 


352  REVUE  DES  QUESFIONS  SCIENTIFIQUES. 

infusoires  ciliés.  Mais,  si  elles  manquent  de  nourriture,  la  plu- 
part se  dédoublent  par  disette,  plusieurs  fois  de  suite;  les  petites 
leucophres  nouvelles,  d’une  forme  très  différente  de  celles  qui 
leur  ont  donné  naissance,  peuvent  reprendre  cette  forme  si  on 
leur  donne  de  la  nourriture;  sinon,  elles  sont  mangées  parles 
grandes  non  encore  subdivisées;  celles-ci,  à leur  tour,  peuvent 
se  subdiviser,  soit  par  abondance  de  nourriture  en  donnant 
naissance  à des  leucophres  qui  arrivent  au  maximum  de  déve- 
loppement, soit  par  disette,  et  ainsi  de  suite.  Cette  espèce  peut 
donc  se  conserver  par  autophagie.  P.  Mégnin  : Les  acariens  gly- 
ciphages  ont  des  organes  respiratoires  et  peuvent  se  transformer, 
en  cas  de  disette,  en  kystes,  affectant  la  forme  d’un  grain  de 
poussière,  et  recommençant  à vivre  quand  ils  retrouvent  un 
milieu  approprié. 

N°  26.  L’Académie  décerne,  dans  sa  dernière  séance  de  l’an- 
née, les  différents  prix  dont  elle  dispose,et  le  président  fait  l’éloge 
des  membres  décédés  depuis  le  23  décembre  i885  ; Tulasne, 
Jamin,  de  Saint-Venant,  Laguerre,  P.  Bert.  Fleuriais  obtient  le 
prix  de  mécanique  pour  son  gyroscope  collimateur,  qui,  adjoint 
au  sextant,  permet,  en  tout  temps,  d’avoir,  en  mer,  un  horizon 
artificiel  ; O.  Backlund,  le  prix  Lalande  pour  ses  recherches 
sur  la  comète  d’Encke,dans  lesquelles  il  a prouvé  que  l’accéléra- 
tion du  moyen  mouvement  de  cet  astre  subsiste  toujours,  mais 
va  en  décroissant  ; Colson,  le  prix  Jecker,  pour  ses  travaux  de 
chimie,  particulièrement  ceux  qui  sont  relatifs  au  carbure  de 
silicium  ; Pasteur  reçoit  le  prix  .Jean  Reynaud  pour  sa  méthode 
prophylactique  de  la  rage.  Vulpian  fait  à ce  propos  un  his- 
torique complet  des  admirables  recherches  de  Pasteur,  depuis  la 
première  communication  de  l’auteur,  le  24  janvier  1881.  Il  rap- 
pelle en  outre  ses  travaux  antérieurs  sur  le  vin,  la  bière,  les 
maladies  des  vers  à soie,  le  choléra  des  poules,  le  rouget  des 
porcs  et  le  charbon.  Parmi  les  Olivrages  qui  ont  obtenu 
un  prix, on  peut  citer  encore:  Si/nopsis  des  Diatomées  de  Belgique, 
qxtr  Van  Heurck  et  Grunow;  la  Flore  du  nord  de  la  France,  de 
E.  G.  Camus  et  la  Flore  du  nord  de  la  France  de  G.  Bonnier  et 
G.  de  Layens.  Le  prix  Jay  a été  accordé  à Hatt  pour  son 
Mémoire  sur  la  déviation  de  la  verticale  dans  le  voisinage  des 
Alpes,  qui  semble  corroborer  la  théorie  de  Paye  sur  la  plus 
grande  épaisseur  de  la  croûte  terrestre  sous  les  mers. 

P.  M. 


Bru.^,  Iivp.  Polleunis,  Ceuterick  & Lefcbure. 


LES  AGENTS  EXPLOSIFS 


L’histoire  des  agents  explosifs  est  pleine  d’intérêt  ; leur 
nature,  restée  inconnue  et  mystérieuse  jusqu’au  jour  où  la 
thermodynamique  en  a pénétré  le  secret,  leurs  propriétés 
étonnantes,  leurs  applications  innombrables  ont  le  rare 
privilège  d’exciter  la  curiosité  do  tous  et  de  captiver 
l’attention,  des  esprits  les  plus  cultivés  : militaires  et 
marins,  ingénieurs  et  savants,  badauds  et  gens  instruits, 
philanthropes  et  penseurs  parlent  de  la  poudre, de  la  dyna- 
mite, des  composés  ni  très,  du  picrate  de  potasse,  do  la 
mélinite  et  de  la  roburite,  créations  admirables  du  génie 
de  l’homme,  dont  il^eût  pu  faire  de  puissants  auxiliaires, 
qu’il  n’utilise  guère  que  pour  tuer  et  détruire. 

Nous  étudierons  tour  à tour  leur  histoire,  leurs  pro- 
priétés, leur  théorie  et  nous  exposerons  ensuite  les 
ravages  qu’elles  peuvent  exercer  et  les  services  qu’on  a le 
droit  d’en  attendre. 


XXI 


23 


354  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

I 

HISTOIRE  ET  PROPRIÉTÉS  DES  AGENTS  EXPLOSIFS. 

La  poudre  à canon  a été  sans  doute  le  premier  explosif 
connu  : les  uns  en  attribuent  l’invention  aux  Chinois,  les 
autres  aux  Arabes  ; des  traditions  mieux  accréditées  per- 
mettent de  suivre  en  Angleterre  et  en  Allemagne  l’iiistoire 
de  ses  perfectionnements  successifs,  et  les  noms  de  Mar- 
cus Græcus,  d’Albert  le  Grand,  de  Roger  Bacon  et  de 
Berthold  Schwarz  doivent  à la  poudre  de  guerre  la  popu- 
larité dont  ils  jouissent  : c’étaient  des  moines.  Depuis 
lors,  les  chimistes  les  plus  habiles  se  sont  efforcés  d’aug- 
menter sa  puissance  balistique,  mais  on  applique  encore 
aujourd’hui  dans  les  arsenaux  la  formule  du  xvC  siècle 
six  de  saJiMre,  as  et  as  de  soufre  et  de  charbon  : peut-être 
renforce-t-on  un  peu  la  proportion  du  charbon  pour  dimi- 
nuer d’autant  celle  du  soufre,  mais  la  modification  porte 
sur  un  ou  deux  centièmes  au  plus.  Si  le  dosage  des  élé- 
ments a peu  varié,  il  faut  reconnaître  qu’on  a grandement 
amélioré  la  qualité  du  produit  en  changeant  son  état  phy- 
sique : le  lissage,  la  forme,  la  grosseur  et  la  densité  des 
grains  ont  en  effet  une  grande  influence,  et  c’est  dans  cette 
voie  qu’on  a réalisé  les  plus  sérieux  progrès. 

On  avait  cherché  longtemps  le  moyen  d’augmenter  la 
force  propulsive  de  la  poudre  en  remplaçant  le  salpêtre 
par  des  oxydants  plus  énergiques  : telle  était  la  poudre  de 
Berthollet  au  chlorate  de  potasse  ; malheureusement  on 
réalisait  un  mélange  explosible  par  le  frottement.  Berthol- 
let expérimentait  à Essonnes,  en  1792;  la  France  était 
envahie  et  elle  demandait  de  la  poudre  pour  ses  soldats  : 
le  grand  chimiste  crut  qu’il  avait  trouvé  le  moyen  de  bra- 
ver toutes  les  coalitions.  Un  jour,  il  faisait  parcourir  son 
usine  à quelques  dames,  et  leur  montrait  les  mortiers  de 
bois  dans  lesquels  on  triturait  avec  de  l’eau  le  terrible 


LES  AGENTS  EXPLOSIFS. 


355 


mélanine  : le  bout  métallique  de  sa  camie  rencontra  sans 
doute  un  grain  desséclié  de  la  substance,  car  il  se  produi- 
sit tout  à coup  une  explosion  formidable.  Sur  huit  per- 
sonnes présentes,  sept  furent  tuées,  une  seule  survécut, 
Berthollet.  En  1849,  Augendre  inventa  une  poudre  blan- 
che, composée,  comme  la  précédente,  de  chlorate  de 
potasse  mêlé  au  prussiate  jaune  et  au  sucre  ; on  voulut 
l’employer  à Paris,  en  1870;  mais  le  7 octobre  une  explo- 
sion terrible  détruisait  l’usine  de  la  rue  de  Javel,  où  M.  de 
Plazanet  avait  accepté  par  patriotisim;  de  fabriquer  cett(' 
poudre  néhiste.  L’expérience  en  est  faite  aujourd’hui  et  l’on 
y a définitivement  renoncé  ; du  reste,  ces  produits  si  sen- 
sibles ont  le  grave  défaut  d’être  brisants  et  de  détériorer 
les  armes  à feu.  Voilà  pourquoi  on  reviendra  toujours  au 
mélange  de  Berthold  Sclnvarz. 

La  poudre  ordinaire  a l’immense  avantage  de  ne  pas 
s’enriammer  au  choc  : elle  brûle  ipiand  on  élève  sa  tempé- 
rature à 3oo  degrés,  et  il  se  forme  alors  de  l’azote,  de 
l’acide  carbonique,  de  l’oxyde  de  carlione,  de  la  vapeur 
d’eau  et  quelques  autres  gaz  qui  occupent,  à la  température 
élevée  développée  par  la  réaction,  65oo  fois  le  volume 
primitif  de  la  substance  solide, en  exerçant  par  conséquent 
environ  65oo  atmosphères  de  pression  sur  les  parois  de 
l’enceinte  qui  les  renferme  (1).  Cette  pression  détermine 
l’explosion,  qu’on  utilise  pour  lancer  un  projectile  ou  pour 
disloquer  un  front  de  taille  dans  l’industrie  minière. 

A l’état  de  pulvérin,  la  poudre  brûle  lentement  et  fort 


(1)  Le  comte  Rumford  avait  déjà  essayé  de  mesurer  la  pression  explosive 
de  la  poudre  en  1793;  il  crut  observer  100  000  atmosphères.  En  1857,  le 
major  américain  Rodman  et,  presqu’en  même  temps,  la  commission  d’artil- 
lerie prussienne  concluaient  à 1.309  atmosphères  ; puis  MM.  Bunsen  et 
Schischkoff  trouvèrent  4374  atmosphères  ; le  général  Piohert  doubla  ce 
chiffre.  Théoriquement  M.  Berthelot  évalue  la  pression  à 6:2  700  atmosphè- 
res, mais  la  dissociation  réduit  le  chiffre  calculé  dans  une  proportion  incon- 
nue ; nous  estimons  à 6500  atmosphères  la  pression  effective  réalisable  dans 
un  vase  clos.  Le  général  Mayewski  a relevé  une  pression  de  601  kilogrammes 
dans  une  pièce  de  4 : ce  serait  le  dixième  de  la  pression  effective  et  le  cen- 
tième de  la  pression  théorique. 


356 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


mal,  parce  que  la  flamme  ne  s’y  propage  qu'avec  difficulté 
et  de  proche  en  proche  ; la  poudre  en  grains  s’enflamme 
au  contraire  très  vite,  si  les  grains  ne  dépassent  pas  i à 
2 millimètres  de  diamètre.  Les  poudres  grenées  sont  en 
usage  depuis  le  xvfl  siècle  ; suivant  leur  état  de  granula- 
tion, on  les  rend  aptes  aux  mousquets  ou  bien  aux  canons. 
La  règle  qui  permet  d’approprier  chaque  espèce  de  poudre 
aux  nécessités  de  son  emploi  est  très  simple  ; le  maximum 
d’eflét  est  produit,  dans  une  arme  donnée,  par  la  poudre 
qui,  brûle  complètement  dans  le  temps  que  le  projectile 
met  à parcourir  l’ànie  de  la  pièce  ; elle  imprime  alors  à ce 
dernier  progressivement,  et  non  pas  instantanément,  toute 
la  force  de  projection  dont  elle  est  capable.  Le  diamètre 
des  grains  sera  donc  calculé  d’après  le  calibre  et  la  lon- 
gueur d'àme  de  la  bouche  à feu  à laquelle  la  poudre  est 
destinée  ; tout  cela  se  détermine  mathématiquement,  et 
l'on  en  déduit  l’impulsion  du  boulet  à un  moment  donné, 
sa  vitesse  au  môme  instant,  et  la  quantité  totale  de  mou- 
vement avec  laquelle  il  commence  sa  trajectoire  exté- 
rieure, c’est-à-dire  en  d’autres  termes,  la  puissance  de 
destruction  qu’il  possède.  Les  comités  d’artillerie  sont 
devenus  de  véritables  académies  de  savants,  et  il  faut  aux 
ingénieurs  des  poudres  tout  le  bagage  scientifique  d’un 
polytechnicien  sérieux. 

Cluupie  arme  a donc  sa  poudre.  L’adoption  du  chasse- 
pot  en  1866  nécessita  la  mise  en  service  d’une  poudre 
nouvelle  ; avec  les  canons  rayés  se  chargeant  par  la 
culasse,  on  a été  amené  à la  poudre  ijehhle,  ce  qui  veut 
dire  la  poudre  caillou;  les  pièces  de  marine  enqfloient 
(Mifin  des  poudres  prismatiques  comptant  i5  grains  au 
kilogramme.  La  France  fal)rique  des  poudres  à grains 
plats  : l’Angleterre  emploie  les  grains  cylindriques  évi- 
dés  et  l’Allemagne,  les  grains  prismatiques  hexagonaux 
percés  de  sept  canaux.  Le  but  que  l’on  poursuit  dans  tous 
les  pays,  c’est  d’obtenir  une  poudre  progressive,  répondant 
à la  règle  formulée  ci-dessus  ; c’est  le  dernier  mot  de 


LES  AGENTS  EXPLOSIFS.  35y 

l’artillerie  savante,  et  celle-ci  décide  aujourd’hui  du 
son  des  batailles. 

Mais  la  vieille  poudre  des  moines,  bien  ([ue  modernisée, 
est  restée  un  ('xplosif  bien  discret  à côté  de  ceux  (lu’a 
découverts  et  créés  la  chimie  contem})oraine.  Ce  ne  sont 
plus  des  mélang'es,  mais  de  véritables  condjinaisons. 
Faites  a;.i'ir  l’azotate  de  mercure  sur  l’alcool,  vous  ])ro- 
duisez  le  bdminatc  d(>  mercim',  (uiiployé  dans  la  confec- 
tion des  amorc('S  de  cartouches  et  des  étoupilh's.  Traitez 
l’indig'o  par  l’acide  azoti([U(>,  comme  le  faisait  en  1788 
Jean  Michel  llaussmaiin,  chimiste',  de  Colmar  en  Alsace, 
vous  obtT'udrez  l’amer  d’indip-o,  plus  connu  aujourd’hui 
sous  le  nom  d’acide  carbazotiepie  ou  d’acide  picriepie  ou 
enfin  de  trinitrophénol,  d('i)uis  fpi’on  le  fabriepio  à l’aide 
de  l’acide  phéniepie  (1).  liC  fulmic'oton  est  le  résultat  de 
l’action  de  l’acide  azotiepie  sur  du  coton;  de  mémo  la 
paille  donne  le  fulmipaille,  la  glycérine  la  nitroglycé- 
rine, l’amidon  la  xyloïdine,  le  sucre  la  vigorite,  la  lien- 
zine  la  nitrobenzine,  etc.  (2).  Ce  sont,  là  dos  agents  auj)rès 
desepiels  la  poudre  n’est  [)lus  qu’un  jouet  inoffi'iisif  : il 
suffira  de  (juelques  exemples  pour  le  démontrer  surabon- 
damment. 

Vers  la  fin  du  mois  d’avril  1866,  arrivait  à Aspin- 
wall  (Nouvelle-Grenade)  un  navire  anglais,  V European, 
avec  un  chargement  do  70  petites  l)oîtes  niétalli(|ues, 
contenant  un  produit  nouveau,  désigné  sous  le  nom  de 
ghjnoin  oil.  Les  ouvriers  procédaient  au  déchargement 

(1)  Le  phénol  a pour  formule  C'^  H*  (H^  0^);  en  substituant  Az  0'  à trois 
équivalents  d’hydrogène,  on  forme  le  trinitrophénol,  G‘^  H (Az  (H“  0^). 
Celte  découverte  a fait  baisser  à 10  francs  le  prix  du  kilogramme  d’acide 
picrique,  lequel  coûtait  encore  30  francs  en  1802. 

(2)  La  nitroglycérine  peut  être  prise  comme  type  de  la  réaction  ; la  glycé- 
rine a pour  composition  C”H^(H^0^)^  ; remplaçons  les  trois  équivalents 
d’eau  par  autant  d’équivalents  d’acide  azotique,  nous  formons  la  nitroglycé- 
rine dont  la  formule  s’écrit  G*  H'^  (Az  0',  HO)y  G’est  une  ti  initrine.  La  con- 
stitution de  la  cellulose  nitrique  est  un  peu  différente,  mais  il  serait  difficile 
de  la  discuter  ici  sans  aborder  l’exposé  complet  de  cette  belle  et  intéressante 
théorie. 


358 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


des  marchandises,  lors({iie  soudain  éclate  une  explosion 
épouvantable  : le  sol  tremble,  une  trombe  d’eau  se  sou- 
lève, une  colonne  de  poussière  et  do  fumée  monte  dans 
les  airs  ; le  navire  est  brisé,  les  pierres  du  (piai  arrachées, 
et  l’on  voit  retomber  partout  des  membres  épars,  d’affreux 
et  sanglants  débris.  L’entrepôt  fut  détruit  par  l’ex[)losion, 
et  dix  millions  ne  suffirent  pas  pour  réparer  le  désastre, 
dans  lequel  soixante  personnes  perdirent  la  vie.  C’est 
ainsi  (pie  se  ht  connaître  en  Amérique  le  glynoin  oil, 
autrement  dit,  la  nitrogdycérine. 

A Paris,  le  i6  mars  1869,  à 4 heures  du  soir,  une 
détonation  terrible  mettait  en  émoi  le  quartier  latin  : les 
maisons  étaient  secouées  comme  par  un  tremblement  de 
terre,  des  passants  étaient  renversés  sur  la  place  de  la 
Sorbonne,  des  projectiles  de  toute  nature  volaient  dans 
les  airs  et  plus  de  dix  mille  carreaux  de  vitre  se  brisaient 
du  boulevard  Saint-Germain  au  Panthéon  : le  magasin  de 
produits  chimiipies  do  M.  Fontaine  venait  de  sauter! 
J’étais  étudiant  à cette  époque  et  je  courus  dans  la  soirée, 
comme  tout  le  monde,  pour  voir  l’horrible  spectacle  : je 
ne  l’oublierai  pas  do  ma  vie.  Un  éclat  do  bois  avait  été 
lancé  à travers  la  place,  et  il  s’était  implanté  comme  une 
rièche  dans  l’enseigne  de  l’hôtel  du  Périgord  ; la  façade 
de  cet  hôtel  était  criblée  de  mitraille;  on  retrouvait  une 
léte  sanglante  sur  un  balcon  du  cinquième  étage;  le  sol 
était  raviné  devant  la  boutique  où  l’explosion  s’était 
produite.  Tout  Paris  avait  entendu  le  lu’uit,  et  l’on  fut 
heureusement  surpris  d’apprendre  qu’il  n’y  avait  que  six 
victimes  de  la  catastrophe  ; mais  la  Sorbonne  recueillit 
une  vingtaine  do  blessés.  Ce  désastre  avait  été  causé  par 
du  picrate  dépotasse,  dont  le  laboratoire  do  M.  Fontaine 
était  trop  largement  muni  pour  la  fabrication  de  la  poudre 
Dosignolle  ; l’emiuéte,  qui  suivit  comme  toujours  l’acci- 
dent, eut  le  succès  haliituel  des  enquêtes,  elle  no  donna 
aucune  explication  de  l’explosion. 

Nous  pourrions  encore  raconter  le  désastre  de  Brcmer- 


LES  AGENTS  EXPLOSIFS. 


359 


haven  on  187 5,  celui  du  fort  de  doux,  en  1877;  mais 
pourquoi  multiplier  ces  terrifiants  exemples  et  prolonger 
ce  lugubre  récit? 

Les  expériences  suivantes  feront  mieux  connaître  la 
puissance  dos  nouveaux  agents  explosifs  ; elles  ont  été 
signalées  à l’Académie  par  iSI.  Abel,  directeur  de  l’arsenal 
deWoohvich.  Une  cartouche  de  coton-poudre  comprimé 
écrase  et  pulvérise  un  bloc  d(‘  pierre  de  taille  de  5o  cen- 
timètres de  côté;  placée  sans  liourrage  dans  un  trou  de 
3o  millimètres  do  diamètre  foré  au  centre  d’un  bloc  de 
fonte,  elle  détermine  la  rupture  de  ce  liloc,  eût-il  même 
40  centimètres  de  diamètre;  elle  rase  et  projette  au  loin 
une  palissade  de  pieux  de  35  centimètres  d’équarrissage. 

La  nitroglycérine  est  bien  autreimmt  active  : elle  donne 
effectivement  près  de  43000  fois  son  volume  de  gaz  et 
peut  développer  en  vase  clos  plus  de  40000  atmosphères 
de  pression. 

11  existe  dans  l’industrie  une  nitroglycérine  atténuée, 
inventée  par  No)>ol  et  devenue  célèbre  sous  le  nom  de 
dynamite.  La  nitroglycérine,  qui  est  une  huile,  est  mêlée  à 
une  silice  poreuse,  le  kieselguhr  (1);  on  obtient  alors  une 
pâte  lu'une,  plastique,  onctueuse  au  toucher.  Sa  teneur 
est  d’au  plus  80  pour  cent  de  glycérine  nitrée:  or,  voici 
les  terribles  effets  de  la  dynamite.  Une  cartouche  de 
3o  grammes  creuse  un  trou  rond  de  5o  millimètres 
de  diamètre  dans  une  plaque  de  tôle  de  6 millimètres 
d’épaisseur.  Une  charge  de  2 kilos,  détonant  dans  l’air 
à i'"20  d’une  enclume  trouée,  moule  dans  cette  cavité  une 
plaque  d’acier  doux  de  3 millimètres,  par  le  choc  de  l’air 
ébranlé.  11  suffit  d('  7 kilos  pour  renverser  un  mur  de 
pierre  de  taille  de  3'"  de  long,  2"'  de  haut  et  o"'5o  d’épais- 


(1)  Cette  silice  est  constituée  par  l’enveloppe  fossile  d’une  algue,  la  diato- 
mée  : on  la  trouve  en  abondance  à Oberlohe,  en  Hanovre  ; mais  on  a décou- 
vert en  France,  dans  le  Puy-de-Dôme,  des  gisements  de  même  nature,  formés 
d’une  silice  également  poreuse  et  perméable,  appelée  la  randanite.  Notre 
pays  a donc  cessé  d’être  le  tributaire  de  l’Allemagne. 


36o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


seur.  EnHii,  une  torpille  chargée  de  i5  kilos  produit,  en 
éclatant  sous  l’eau,  une  trombe  de  loo™  de  hauteur. 

Tels  sont  les  puissants  agents  dont  nous  disposons  : ce 
sont  des  créations  du  génie  humain  ; les  ingénieurs  en 
ont  tiré  un  parti  merveilleux  en  même  temps  qu’on  en 
faisait  le  plus  terrible  usage  dans  les  luttes  homicides  qui 
ensanglantent  périodiquement  le  monde.  Nous  montre- 
rons plus  loin  le  double  rôle  des  corps  explosifs  dans  les 
féconds  travaux  de  la  paix  et  dans  les  horreurs  glorieuses 
de  la  guerre  ; mais  nous  aurons  d’abord  à établir  la. 
théorie  chimique  et  mécanique  de  leur  action. 

Avant  d’aborder  ce  point,  relevons  une  chose  étrange  : 
ces  produits  foudroyants  sont  susceptibles  d’être  utilisés 
des  manières  les  plus  diverses  et  les  plus  inattendues. 
Ainsi,  l’acide  picrique  est  une  matière  colorante,  employée 
pour  teindre  la  soie  en  jaune  ; heureusement  qu’il  suffit 
d’un  gramme  pour  colorer  un  kilo  de  tissu.  Le  fulmi- 
coton,  dissous  dans  l’éther,  constitue  le  collodion  des 
photographes  et  des  pharmaciens  ; mêlé  au  camphre,  il 
donne  la  celluloïde  et  le  corail  artificiel  ; la  nitrobenzine 
est  un  parfum  délicat,  connu  sous  le  nom  trompeur  d’es- 
sence de  myrbane  ; enfin  la  nitroglycérine,  le  plus  terrible 
des  explosifs,  est  un  médicament  pour  l’usage  interne  ! 


II 

THÉORIE  DES  EXPLOSIFS. 

Quelle  définition  donnerons-nous  des  corps  explosifs  ? 

On  dit  généralement  que  toute  substance  susceptible 
de  se  transformer  subitement  en  un  volume  beaucoup 
plus  considérable  de  gaz  est  explosive  ; c’est  en  effet  une 
condition  de  l’explosion.  Ainsi,  la  poudre  donne  65oo 
volumes  de  gaz  chauds,  et  il  se  développe  conséquemment, 
dans  l’espace  clos  qui  enserrait  la  matière  solide,  une 


LES  AGENTS  EXPLOSIFS. 


36i 


pression  énorme  ; c’esL  cette  pression  qui  chasse  le  pro- 
jectile et  fait  éclater  l’obus  ou  le  shrapnel.  Le  fulnii- 
coton  (i)  donne  de  l’azote,  de  l’iiydrof^’ène,  du  bioxyde 
d’azote,  de  l’oxyde  de  carbone,  de  l’acide  carbuni(jue,  de 
la  vapeur  d’eau,  du  formène  et  de  l’acide  cyanhydrique  ; 
quand  le  pyroxyle  a été  Ibrtement  com])rinié,  les  gaz 
chauds  égalent  22  000  fois  le  volume  ])rimitif.  La  nitro- 
glycérine fournit  q3  000  volumes.  Les  etî'ets  de  rupture 
s’expliquent  donc  aisément  })ar  les  pri'ssions  dévcdoppées 
dans  la  combinaison  d('S  éléments  d(^  la  poudre  ou  dans  la 
décomposition  des  produits  nitrés. 

Toutefois  la  pression  n’est  (ju’un  des  facteurs  de  l'explo- 
sion. Renfermez  de  l’eau  dans  un  obus  et  failes  la  con- 
geler ; en  changeant  d’état,  l’c'aii  augnamte  aussi  de 
volume,  et  il  naît  um*  pression  énorme  ipii  aura  raisoii  des 
enveloppes  les  plus  résistantes,  voire*  même*  d’une  enceinte 
de  fer  forgé  (pie  la  poudre*  ne*  brise*rait  pas  ; imiis  ces  enve- 
loppes, epii  s’ouvrent  ave*c  fracas,  n’(*xploseront  pas  e*t  il 
n’y  aura  pas  de  projeciion  d’éclats.  La  pression  ne  suttit 
donc  pas  pour  expliejuer  h*s  phénomèmes  exi)losifs.  C’est 
que,  dans  rex})losion,  il  y a de;  plus  un  travail  à effectuer, 
et  il  est  absolument  néct'ssaire  d’en  tenir  compte  ; cette 
considération  nous  amène  à considérer  la  chaleur  rendue 
disponible  dans  le  phénomène. 

Tout  le  monde  sait  aujourd’hui  qu’une  re*lation  mathé- 
matique lie  tout  travail  dépensé  d’un  côté  à la  chaleur 
recueillie  d’autre  pari  ; un  kilogrammètre  é([uivaut 
de  calorie,  une  calorie  à 425  kilogrammètres.  Or,  c’est 
un  travail  que  de  faire  voler  dans  l’espace  les  fragments 
brisés  d’une  enveloppe  de  fonte;  il  faut  donc  de  la  chaleur 
disponible  pour  effectuer  ce  travail.  En  se  congelant, 
Teau  n’a  fourni  que  80  calories  par  kilogramme  ; voilà 

(1)  M.  Berthelot  propose  l’équation  suivante  pour  le  fulmicoton: 

2 Hi»  O'®  (Az  O',  HO)®  = 2Az  + H + 5Az0»+12C203+7G®0*  + 

9 H'^02+2G*H^  + 3G®AzH. 


362 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


pourquoi  la  congélation  n’a  produit  qu’un  effet  de  rupture 
sans  projection  d’éclats. 

Ne  séparons  donc  pas  ces  deux  facteurs  importants  de 
l’explosion  ; la  pression  produite  et  la  chaleur  rendue 
disponible  ; ils  ne  sont  pas  absolument  indépendants,  je  le 
reconnais,  mais  ils  sont  certainement  distincts.  Un  corps 
sera  d’autant  plus  explosif  qu’il  produira  plus  de  gaz  et  de 
chaleur;  et  l’on  mesurera  très  correctement  sa  puissance 
relative  en  multipliant  les  volumes  engendrés  par  les 
calories  dégagées,  ainsi  que  l’a  fait  M.  Berthelot.  Le 
tableau  suivant  explique  très  bien  les  différences  d’effets 
obtenus  avec  les  divers  explosifs. 


VOLUME  DU  GAZ 

CALORIES  DÉGAGÉES 

FORCE 

SUBSTANCE 

A FROID 

PAR  KILOGRAMME 

EXPLOSIVE 

V 

G 

VG 

Poudre  de  guerre 

22ô  litres 

608  000 

137  000 

Poudre  Berlhollet 

238  , 

764  000 

190  000 

Fulminate  de  mercure 

801  , 

590  000 

472  OÜO 

Pyroxyle 

805  , 

631  000 

508  000 

Acide  picrique 

780  „ 

687  COO 

536000 

Nitroglycérine 

710  , 

1320000 

939  000 

Les  produits  VC  sont  caractéristiques  des  substances 
auxquelles  ils  se  rapportent  : ils  sont  proportionnels  à 
peu  près  au  travail  maximum  produit  dans  l’explosion,  et 
nous  voyons  que  la  réputation  do  la  nitroglycérine  est 
bien  justifiée. 

Mais  nous  n’avons  pas  encore  signalé  tous  les  éléments 
de  la  théorie  des  corps  tonnants  ; outre  l’énergie  dispo- 
nible, il  faut  encore  considérer  le  temps  nécessaire  pour 
l’actualisation  de  cette  énergie  potentielle.  En  effet,  il  est 
important  que  la  réaction  s’achève  dans  le  moins  de  temps 
possible,  sinon  la  chaleur  produite  se  dissiperait  par 
rayonnement  et  conductibilité  au  fur  et  à mesure  de  sa 
formation,  sans  créer  de  travail.  Ainsi  l’acide  formique 
donne  en  se  décomposant  (i)  un  volume  considérable 

(1)  Suivant  la  formule  : H®  O*  = G*  O®  + O*. 


LES  AGENTS  EXPLOSIFS. 


363 


d’oxyde  de  carbone  et  de  vapeur  d’eau  avec  un  dégage- 
ment de  126  calories  par  gramme  ; et  pourtant  ce  n’est  pas 
un  corps  explosif,  attendu  cpie  cette  réaction  exige  des 
heures  pour  se  parachever.  Môme  remarcpie  pour  l’acéty- 
lène, qui  se  transforme  en  vapeur  de  benzine  (1)  en  déga- 
geant lentenumt  2192  calories  par  gramme  : ce  n’i'st  pas 
davantage  un  explosif,  pour  la  même  raison.  L’élénumt 
vitesse  est  donc  prépondérant  en  bicm  des  cas  ; ainsi  le 
pyroxyle,  qui  ne  dégage  guèr('  i)lus  de  calories  que  la 
poudre,  doit  à la  rapidité  de  sa  décomposition  les  avan- 
tages particuliers  qu’il  présente,  et  l’expéricuice  suivante 
permet  d’apprécicu'  cette  vitesse  com[>arativenient  à celle 
de  la  poudre;  qu’on  endamme  une  mèche  do  fulmi-colon 
sur  un  lit  do  poudre  ordinaire,  la  poudre  ne  brûlera  pas. 

Il  faut  donc  trois  choses  pour  constituer  un  ('X})losif, 
doué  de  propriétés  disruptivc's  énergiques  ; la  production 
d’un  grand  volume  de  gaz,  un  dégagement  do  chaleur  con- 
sidéral)le  et  une  vitesse  suffisante  de  réaction. 

Il  semblerait  qu’une  quatrième  condition  dût  être 
adjointe  aux  précédent('S  : la  présence  de  l’azote  dans  la 
composition  des  corps  ('xplosifs.  C’('st  en  effet  une  coïnci- 
dence qui  parut  étrange  aux  premiers  savants  dont  les 
études  se  portèrent  sur  les  corps  ('xplosifs  ; tous  con- 
tiennent de  l’azote.  Le  fulmicoton,  la  nitromannite,  la 
nitroglycérine,  la  vigorite  et  t ous  h's  explosifs  définis  sont 
des  étlu'rs  azolicpies  (2).  Sont-ils  explosifs  parce  qu’ils  sont 
azotés  ? 

On  peut  répondre  très  catégoriquement  à cette  ques- 
tion : ces  corps  sont  explosifs  parce  (pi’ils  appartiennent 
tous  à la  classe'  des  corps  endothermiques,  c’est-à-dire  des 
corps  formés,  non  pas  avec  dégagement  de  calorique,  mais 
avec  alisorption  de  calorique  ; or,  les  corps  azotés  sont 

(1) 3G‘H2  = C>2H6. 

(2)  En  effet,  l’eau  et  les  alcalis  les  décomposent,  et  reproduisent  l’alcool 
générateur  et  l’acide  azotique  ; car  on  sait  que  la  nitroglycérine,  par  exemple^ 
est  un  alcool  triatomique  et  la  mannite  un  alcool  polyatomique. 


3Ô4  revue  des  questions  scientifiques. 


pour  la  plupart  endotliormlques.  Nous  touchons  ici  à une 
des  plus  belles  théories  de  la  mécanique  chimique  : arrê- 
tons-nous y un  instant  (i). 

Les  combinaisons  endothermiques  ne  se  forment  pas 
d’elles-mêmes,  mais  (dles  exigent  l’intervention  d’une 
énergie  étrangère;  il  faut  dépenser  du  travail  pour  édifier 
ces  composés.  Ce  travail  a pour  résultat  de  disposer  côte 
à côte,  dans  un  état  passif,  d('s  éléments  (pii  sont  doués 
d’une  grande  affinité  récipnupie  ; ({ue  cet  assemblage 
anormal  vienne  à être  défait , et  les  affinités  se  satisferont 
avec  dégagement  de  chaleur  (2).  A ce  moment,  toute  l’éner- 
gie emmagasinée  dans  le  corps  s’actualisera,  et  le  dégage- 
ment de  calorique  sera  d’autant  plus  grand  que  le  corps 
aura  été  plus  lu'ttement  endothermicpie.  Cela  nous  explique 
pourquoi  la  nitroglycérine  est  plus  puissante  que  la  nitro- 
benzine,  qui  s’est  formée  en  absorbant  moins  d’énergie. 

On  peut  dire,  en  reprenant  une  comparaison  devenue 
classique  de  Boerhaave,  que  les  endothermiques  sont  des 
unions  factices,  sur  lesquelles  pèse  une  menace  perpé- 
tuelle de  divorce.  On  pourrait  les  dépeindre  encore  comme 
des  édifices  moléculaires  délicats  et  fragiles  à l’égal  d’un 
château  de  cartes  : un  souffle  les  fait  crouler.  Telles  sont, 
au  point  de  vue  physi(]ue,  les  larmes  bataviques  : il  suffit 
d’en  briser  la  pointe  pour  que  tout  tombe  en  poussière; 
tels  sont  les  composés  nitreux.  Le  chlorure  d’azote  déposé 
sur  une  corde  de  violon  détone  aussitôt  qu’on  fait  vibrer 
cette  corde  ; l’acide  azoteux  fait  explosion  dans  un  tube 
auquel  on  foit  rendre  un  son  aigu  en  le  frottant  longitudi- 
nalement avec  un  doigt  de  gant  enduit  de  colophane. 
L’explosion  d’une  cartouche  de  pyroxyle  suffit  pour  pro- 
voquer la  détonation  d’une  cartouche  semblable  placée 
dans  le  voisinage. 

(1) Nous  avons  déjà  exposé  cette  théorie  dans  la  Renie  des  questions 
scientifiques,  en  octobre  1878  : nous  en  donnons  ici  un  résumé  succinct. 

(2)  Tel  est  le  cas  de  la  nitroglycérine,  dans  laquelle  l’hydrogène,  le  carbone 
et  l’oxygène  se  combinent  dans  la  décomposition  du  produit  : 

C«H2(i^zO’,HOP=  ü G02  + 5H0  +3  Az  + 0. 


LES  AGENTS  EXPLOSIFS. 


365 


A Vaiives,  un  enfant  s’amusait  avec  un  de  ces  pistolets 
minuscules  qu’on  vend  sur  les  champs  de  foire  : il  s’eu 
donnait  à cœur  joie,  le  {)auvre  petit,  et  fatiguait  les  oreilles 
de  tout  le  monde;  il  avait  acheté  de  ses  économies  une 
certaine  provision  d’amorces,  qui  devait  l’occuper  de 
longues  heures,  et  les  précieuses  petites  boîtes  étaient 
placées  à côté  de  lui  sur  un  guéridon.  Soudain  se  produit 
une  explosion  formidable,  la  tabh;  est  pulvérisée,  le  sol 
creusé,  et  l’enfant  est  tué  sur  le  coup.  Qu’était-il  arrivé^ 
La  commotion  de  l’air  avait  rompu  l’équilibre  instable  du 
fulminate,  et  il  avait  détoné  ; une  allumette  n’aurait  pu 
produire  cet  etfet.  Ces  actions  à distance  sont  tonjours  à 
redouter":  à Paris,  en  1878,  ces  mêmes  amorces  au 
fulminate  faisaient  sauter  un  bazar  de  la  rue  Béranger  : 
huit  millions  de  ces  petites  rondelles  de  papier  rose 
explosaient  simultanément  et  dévastaient  le  quartier  ; 
l’enquête  démontra  à l’évidence  que  le  phénomène  avait 
été  spontané.  Ces  explosions  sympathiques  sont  du  reste 
connues,  et  elles  s’expliquent  par  la  composition  même  et 
la  nature  des  explosifs.  Abel  avait  observé  de  nombreux 
cas  de  décomposition  provoqués  par  l’explosion  d’un  corps 
voisin  : la  nitroglycérine  fait  détoner  la  nitroglycérine, 
le  fulmicoton  fait  détoner  le  fulmicoton  ; mais,  chose 
curieuse,  le  fulmicoton  n’a  pas  d’action  semblable  sur  la 
nitroglycérine,  comme  s’il  y avait  là  une  sorte  de  réso- 
nance harmonique  analogue  à celle  qu’on  étudie  en 
acoustique. 

Autre  particularité  : une  cartouche  de  dynamite  peut 
être  allumée  dans  la.  main,  car  elle  brûlera  comme  un 
feu  de  bengale,  sans  exploser;  mais  endammez-la  par  une 
capsule,  et  elle  détonera  avec  violence.  On  peut  sans 
danger  démolir  l’édifice  pierre  par  pierre,  molécule  par 
molécule,  mais  on  ne  doit  pas  le  fiiire  crouler  tout  d’un 
coup  parce  qu’ alors  il  restitue  instantanément  tout  le  calo- 
rique absorbé  dans  sa  formation,  et  met  en  action 
l’énergie  dépensée  pour  élever  ce  château  branlant 


366 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


construit  sur  le  sable.  La  théorie  est  d’accord  avec  la 
pratique. 

Les  considérations  que  nous  venons  de  présenter 
l)rièvenient  rendent  compte  de  la  présence  constante  de 
l’azote  dans  les  corps  explosifs,  en  même  temps  qu’elles 
expliquent  leur  peu  de  maniabilité,  leur  étonnante  sensi- 
bilité et  leur  désastreuse  instabilité  jointe  à une  puissance 
colossale. 


111 


LES  EXPLOSIFS  DANS  LES  ARJIES  DE  GUERRE. 

En  1347,  Hugues  de  Cardailliac  recommandait  aux 
défenseurs  de  Brioule,  par  un  ordre  du  jour  qui  nous  a 
été  conservé  dans  les  chroniques  de  Froissart,  de  tirer 
d’abord  sur  les  assaillants  avec  des  arbalètes  à tour,  puis 
avec  des  arbalètes  à pied  et  enfin  seulement  avec  les 
inerres  et  canons,  “ qui  portent  le  moins  loin.  » 

Trois  siècles  plus  tard,  Vauban  traçait  ses  fortifica- 
tions en  comptant  sur  une  portée  d’artillerie  de  1200 
mètres  et  de  mousqueterie  de  200  mètres  : en  1870,  son 
chef-d’œuvre,  Strasbourg,  n’était  plus  qu’un  nid  à bombes! 

Aujourd’hui,  les  pièces  de  siège  ont  une  portée  de 
18  kilomètres.  L’étude  théoricpie  des  poudres  progressives 
et  l’application  des  derniers  progrès  de  la  métallurgie  ont 
réalisé  ces  étonnants  progrès,  qui  ont  révolutionné  l’art 
de  la  guerre. 

Tous  les  vingt  ans,  l’armement  se  modifie  et  se  perfec- 
tionne. 

“ (iu’on  le  sache  bien,  la  guerre  de  1870  n’aura  été 
qu’un  jeu  d’enfants  à côté  de  celle  qui  éclatera,  » disait,  il 
y a quelques  jours,  le  prince  de  Bismark  ; on  peut  l’en 
croire  sur  parole.  En  effet,  les  armes  de  guerre  ont  été 
singulièrement  améliorées  depuis  Metz  et  Sedan,  et  l’on 


LES  AGENTS  EXPLOSIFS. 


36y 


frémit  en  envisageant  les  conditions  nouvelles  d’une  lutte 
qui  peut  mettre  demain  des  millions  d’hommes  aux  prises. 
Les  circonstances  critiques  que  nous  traversons  en  ce 
moment  donnent  un  intérêt  particulier  à l’étude  des  armes 
qui  entreront  en  lice. 

Nous  no  parlerons  que  pour  mémoire  des  canons  géants 
construits  dans  ces  dernières  années,  le  King-Gun  de 
loo  tonnes  du  Duilio,  les  Infants  de  Woohvicli,  le  Krupp 
de  124  tonnes,  le  Fraser  do  200  tonnes,  ce  dernier 
lançant  <à  19000  mètres  un  projectile  do  2000  kilos.  Le 
rapport  du  poids  du  boulot  à celui  do  la  pièce  étant  de  1 
à 100,  il  n’y  a plus  de  limites,  et  l’on  pourrait  lancer  des 
masses  de  fer  do  3ooo  et  do  4000  kilos  avec  des  bouches  à 
feu  do  3oo  tonnes,  voire  même  de  400.  Ces  canons  sont 
des  monstres  dont  il  est  difficile  de  prévoir  le  rôle  ; cpii 
no  se  rappelle  ce  formidable  canon  de  l’usine  d’Essen, 
exposé  à Paris,  on  1867;  il  fut  amené  devant  Belfort, 
mais  on  prétend  qu’il  ne  tira  qu’un  seul  coup,  une  pièce 
de  rempart  l’ayant  culbulté  aussitôt  et  mis  hors  d’état  do 
suivre.  Ce  sont  des  leçons  dont  on  ti(mt  compte  dans  tous 
les  camps  : ces  engins  formidables  resteront  peut-être  les 
princes  de  la  mer  ; mais,  sur  terre,  leur  masse  limitera 
heureusement  leur  emploi. 

C’est  dans  une  autre  voie  que  le  canon  s’est  perfec- 
tionné. 

Et  d’abord,  la  construction  desliouchcs  à feu  est  entrée 
depuis  quelques  années  dans  une  phase  nouvelle.  On  a 
réussi  aujourd’hui  à augmenter  la  résistance  des  tulies 
tout  en  dimijiiiant  leur  poids,  en  les  enveloppant  de 
manchons  métalliques,  dont  le  diamètre  intérieur  est  un 
pou  moindre  que  le  diamètre  extérieur  au  point  corres- 
pondant du  tube.  On  pose  ces  frottes  à chaud,  mais  à 
une  température  modérée,  et  non  point  au  rouge, 
comme  on  l’a  écrit  par  erreur.  Le  refroidissement  entraîne 
une  contraction,  d’où  résulte  un  serrage,  qui  augmente  la 
résistance  de  la  bouche  à feu  s’il  no  dépasse  pas  une 


368 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


certaine  limite,  et  la  compromet  s’il  devient  trop  considé- 
rable. On  fait  mieux  encore  en  frettant  la  pièce  par  un 
lil  d’acier,  formant  autour  d’elle  une  sorte  de  bobine  aux 
spires  serrées;  les  bouts  des  fils  sont  réunis  par  une 
forte  brasure,  et  le  tout  est  encore  recouvert  d’une  jaquette 
d’acier.  Les  ingénieurs  de  Woohvich  ont  créé  par  ce 
procédé  une  pièce  de  25o  millimètres  de  diamètre,  sup- 
portant une  pression  de  lo  tonnes  par  centimètre  carré,  et 
ne  pesant  que  25  tonnes.  Les  forges  d’Elswick  ont  réalisé 
un  autre  type  do  41 1 millimètres,  éprouvé  à des  pressions 
de  i5  tonnes,  sans  érosion  de  l’âme.  Les  maisons  Krupp 
d’Essen  et  Cail  do  Paris,  cette  dernière  dirigée  par  le 
colonel  de  Bange,  ont  aussi  leurs  modèles  ; ces  pièces, 
dont  la  longueur  est  d’environ  35  calibres,  et  dont  Fàme 
présente  jusqu’à  i5o  rayures  de  pas  croissant,  ont  une 
rectitude  de  tir  étonnante  et  une  puissance  formidable 
de  pénétration.  (.Trace  aux  progrès  simultanés  de  la  fabri- 
cation de  la  poudre,  qui  s’est  développée  parallèlement 
avec  la  construction  des  liouches  à feu,  les  projectiles  ont 
des  vitesses  de  400  à 700  mètres  par  seconde  à la  sortie 
de  la  gueule  ; leur  énergie  égale  dix  à quinze  mille 
tonnes-mètres;  leur  (piantité  de  mouvement  dépasse 
450  000  unités,  et  leur  puissance  de  pénétration  atteint 
5ü  000  tonnes  par  pied  carré  (1),  ainsi  qu’on  l’a  constaté 
dernièrement  en  Angleterre,  avec  des  projectiles  de  goo 
kilos  et  des  charges  de  400  kilos  de  poudre.  Un  boulet, 
animé  d’une  telle  force  de  pénétration,  percerait  une  armure 
de  plus  de  70  centimètres  d’épaisseur. 

En  somme,  on  a remar([uabloment  modifié  le  canon  en 
diminuant  son  poids  tout  en  augmentant  sa  résistance  ; 
on  a admirablement  tiré  parti  des  poudres  progressives  en 
augmentant  la  vitesse  initiale  du  projectile  et  son  énergie, 
sans  atteindre  des  pressions  trop  élevées.  Ce  n’étaient  pas 
de  vulgaires  artilleurs,  ceux  qui  ont  inauguré  ces  voies 
nouvelles,  c’étaient  de  véritables  savants. 

(1)  Soit  5500  tonnes  environ  par  décimètre  carré. 


LES  AGENTS  EXPLOSIFS. 


369 

Le  fusil  n’est  pas  resté  en  arrière,  et  voici  que  la 
France  étudie  à Châlons,  l’Allemagne  à Spandau  des 
armes  qui  portent  à 2000  mètres  et  impriment  à la 
balle  une  vitesse  initiale  de  5oo  mètres.  Ces  résultats 
sont  obtenus,  il  est  vrai,  avec  des  poudres  spéciales  : 
ainsi  le  fusil  Lebel  qui  sera  probablement  adopté  en 
France,  emploie  la  poudre  du  général  Brugère  (1). 

Cette  poudre,  dont  on  parlera  peut-être  beaucoup,  a 
été  présentée  en  1870  à l’Académie  des  sciences  ; elle  est 
formée  de  54  parties  de  picrate  d’ammoniaque  et  de 
46  parties  de  salpêtre,  et  possède  dos  qualités  propulsives 
remarquables,  sans  être  spontanément  explosive,  ni  bri- 
sante. A cet  égard,  elle  est  même  supérieure  à la  poudre 
ordinaire,  attendu  quelle  est  plus  lente  ; en  effet,  réduite 
à l’état  de  galette,  elle  brûle  avec  une  vitesse  moyenne 
de  6 millimètres  par  seconde  alors  que  la  poudre  a une 
vitesse  de  1 1 millimètres.  De  plus,  elle  est  moins  hygro- 
métrique, et  elle  donne  moins  do  fumée  et  moins  de 
dépôts  solides  (2)  : on  peut  la  chauffer  jusqu’à  3 10  degrés 
sans  explosion.  Cos  résultats  étaient  inattendus  pour  un 
produit  au  picrate  : mais  nous  verrons  dans  la  suite  de 
cette  étude,  que  certains  mélanges  peuvent  atténuer  sensi- 
blement les  propriétés  des  composants,  au  point  que 
l’azotate  d’ammoniaque  fait  du  coton-poudre  un  agent 
qui  fuse  et  n’explose  plus.  En  substituant  le  picrate 
d’ammoniaque  au  picrate  de  potasse,  employé  d’abord  par 
M.  Désignolle,  M.  Brugère  a réalisé  un  perfectionnement 
considérable  ; il  a pu  être  conduit  à cette  découverte  par 
une  déduction  rationnelle  des  principes. 

La  poudre  Désignolle,  qui  a causé  le  désastre  du  maga- 
sin Fontaine,  était  destinée  spécialement  au  chargement 

(1)  On  hésite  encore  entre  le  fusil  Lebel  et  le  fusil  Gras  à magasin. 

(2)  La  réaction  de  combustion  peut  être  représentée  par  la  formule  sui- 
vante ; 

(Az  Oq3  AzH*  -b  2 KO  AzO«  = 2 KO,  GO^  -f  10  GO»  -b  6 Az  -b  6 H. 

Le  résidu  se  compose  donc  uniquement  de  carbonate  de  potasse. 


XXI 


21 


3yO  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

des  torpilles,  car  elle  était  excessivement  brisante  ; on 
n’en  parle  plus  guère,  attendu  qu’elle  est  bien  inférieure 
au  fulmicoton  comprimé  et  à la  dynamite. 

Nous  voilà  amenés  à parler  des  torpilles,  ces  armes 
nouvelles,  défensives  et  offensives  à la  fois,  qui  sont 
intervenues  naguère  dans  la  lutte  que  se  livraient  les 
canons  et  les  cuirassés,  et  desquelles  on  pourra  dire: 
ceci  tuera  cela,  car  aucune  forteresse  flottante  ne  saurait 
leur  résister.  Inventées  au  xvii®  siècle,  appliquées  avec 
succès  par  Fulton  en  1810,  elles  ont  joué  un  rôle  considé- 
rable dans  la  guerre  de  sécession  d’Amérique  et  aujour- 
d’hui elles  ont  acquis  une  puissance  tellement  formidable 
que  les  amirautés  hésitent  à construire  de  nouveaux  cui- 
rassés. 

Tout  le  monde  parle  des  torpilles,  mais  on  ne  les  con- 
naît guère  : qu’est-ce  donc  qu’une  torpille  ? 

Imaginez  une  bombe  ou  une  enceinte  de  fer,  aux  parois 
résistantes,  remplie  de  dynamite,  munie  d’un  appareil 
quelconque  permettant  de  la  faire  éclater  à un  moment 
donné  : ce  sera  une  amorce  de  percussion,  ou  une  capsule 
à mèche,  ou  bien  une  amorce  électrique  placée  dans  le 
circuit  d’une  bobine  d’induction  ou  d’un  exploseur  Bré- 
guet  à coup  de  poing  (i).  Admettez  que  cette  machine 
infernale  se  trouve  adossée  contre  les  flancs  d’un  navire 
et  quelle  fasse  explosion.  Les  gaz  produits  opéreront  en 
tous  sens  un  refoulement  des  molécules  liquides  et  se 
créeront  une  chambre  sphérique,  qui  tendra  vers  la  sur- 
face et  soulèvera  une  colonne  d’eau  énorme,  en  même 
temps  que  les  points  voisins  subiront  une  commotion  vio- 
lente produite  par  le  choc  de  l’onde  liquide,  refoulée  en 
tous  sens  autour  du  fourneau.  Cette  action  sera  tellement 
instantanée  que  tout  l’effort  portera  sur  la  paroi,  et  le  ter- 
rible engin  fera  brèche  dans  la  cuirasse  la  plus  épaisse 
et  ruinera  les  plus  fortes  membrures,  sans  que  le  cercle 


(1)  La  mise  du  feu  par  détonation  est  requise. 


LES  AGENTS  EXPLOSIFS. 


371 

dangereux  dépasse  vingt  mètres  ; de  plus,  l’action  de  la 
torpille  ne  s’exercera  efficacement  que  sur  un  obstacle 
doté  d’une  certaine  inertie,  et  elle  sera  très  faible  sur 
une  coquille  de  noix  qui  fuira  devant  l’onde  de  compres- 
sion. Ce  point  est  important  à noter. 

Toute  la  difficulté  consiste  à réaliser  le  contact  entre 
la  torpille  et  la  carène  à éventrer  : à cet  effet,  on  em- 
ploiera, suivant  les  cas,  des  torpilles  fixes,  ou  des  tor- 
pilles portées,  ou  des  torpilles  projetées,  ou  enfin  des  tor- 
pilles automobiles  dirigeables.  Mais  nous  n’avons  pas  la 
prétention  d’exposer  ici  toutes  les  tactiques  de  combat 
torpédique  : signalons  seulement  le  cas  si  fréquent  où 
de  légers  bateaux  porte-torpilles  iront  attacher  l’engin  des- 
tructeur contre  la  paroi  d’un  formidable  monitor,  et 
essayons  de  reconstituer  la  scène  émouvante  de  ce  drame 
naval. 

Le  cuirassé  est  au  mouillage  : les  servants  de  sa  redou- 
table artillerie  passent  la  nuit  sur  le  pont  et  de  nombreux 
factionnaires  ont  l’oreille  et  l’œil  au  guet.  Profitant  de 
l’obscurité,  un  bateau  Tliornicroft  tentera  la  fortune  ; 
c’est  un  frêle  esquif,  une  petite  chaloupe  à vapeur  longue 
de  20  mètres,  large  de  2,  presque  entièrement  submergée, 
d’une  mobilité  extrême,  filant  20  nœuds  à l’heure,  soit 
10  mètres  à la  seconde  ; elle  porte  deux  espars,  c’est-à-dire 
deux  longues  perches  de  14  mètres  de  long,  à l’extrémité 
desquelles  est  fixée  une  torpille  de  3o  kilos  de  dyna- 
mite. L’objectif  est  de  placer  cette  torpille  contre  les 
flancs  du  navire,  à une  profondeur  d’au  moins  3 mètres 
sous  l’eau  et  de  la  faire  sauter.  On  s’approchera  du  colosse 
on  grand  silence,  lentement  d’abord,  pour  atténuer  h' 
bruit  des  machines  et  du  sillage  et  rester  inaperçu  le  plus 
longtemps  possible.  Découvert  à quelques  centaines  de 
mètres,  le  torpilleur  ne  répondra  rien  au  qui-vive  du  fac- 
tionnaire ; il  mettra  les  espars  en  garde  et  avancera  de 
toute  sa  vitesse.  11  arrive  sur  le  navire  en  moins  d’une 
minute,  à travers  une  grêle  d’obus,  de  balles  et  de 


3y2  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


mitraille  et  le  frappe  au  point  marcpié  ; la  torpille  éclate 
contre  les  œuvres  vives  de  l’ennemi  et  ouvre  clans  sa 
cof^iie  une  large  voie  d’eau.  Une  gerbe  lic^uide  se  soulève 
et  couvre  la  petite  embarcation  de  l’assaillant,  (j^ui  fait 
machine  arrière  et  s’enfuit  pour  assister  de  loin  aux  der- 
nières péripéties  de  ce  terrible  coup  de  théâtre.  Dans  ce 
combat  corps  à corps,  les  chances  sont  fort  inégales  et  le 
pygmée  a prescpie  toujours  raison  du  géant.  Plus  do 
dix  monitors  ont  péri  dans  la  guerre  d’Amérique  sous  les 
coups  des  Davids  et  des  screivpîcket  bouts;  dans  la  guerre 
russo-turque,  les  Ottomans  perdirent  ainsi  trois  cuirassés  ; 
dans  la  guerre  du  Chili  et  du  Pérou,  les  monitors  eurent 
encore  le  dessous;  à Foutchéou,  l’illustre  amiral  Cour- 
bet employa  avec  succès  ses  doux  torpilleurs  45  et  46. 
Dref,  le  torpilleur  est  un  assaillant  formidable,  et  l’on  a 
vu  de  grands  navires  fuir  devant  do  petites  baleinières 
munies  d’espars.  En  général,  avec  de  l’intrépidité  et  du 
sang  froid,  les  plus  frôles  embarcations  peuvent  se  déga- 
ger du  tourbillon  produit  par  le  navire  qui  saute  et  coule 
à pic,  et  l’on  ne  connaît  qu’un  seul  cas  où  un  david  amé- 
ricain s’abîma  avec  le  cuirassé  ; les  Russes  no  perdirent 
(i[u’un  do  leurs  canots,  qui  fut  défoncé  par  l’artillerie  d’un 
navire  turc. 

Pour  conserver  l’empire  des  mers,  les  forteresses  flot- 
tantes doivent  nécessairement  maintenir  leurs  terribles 
adversaires  à distance  ; à cet  effet,  on  couvre  le  pont  de 
canons  Hotchkiss,  de  mitrailleuses  et  do  canons-revolvers, 
en  même  temps  qu’on  emploie  de  puissants  foyers  électri- 
(jucs  pour  inonder  l’horizon  de  lumière  ; mais  le  torpilleur 
se  rend  invulnérable  et  invisible  en  se  bardant  de  fer,  en 
supprimant  sa  cheminée  et  en  prenant  la  couleur  de  l’eau. 
Bien  plus,  il  devient  sous-marin  : tous  les  journaux  ont 
parlé  du  bateau  Nordenfeldt,  qui  .s’immerge  à 20  mètres 
de  profondeur,  à l’aide  de  deux  hélices  latérales  à axe  ver- 
tical et  d’un  lest  variable,  analogue  à la  vessie  natatoire 
des  poissons.  Contre  de  tels  ennemis,  les  cuirassés  n’ont 


LES  AGENTS  EXPLOSIFS. 


373 

plus  qu’une  protection  : ils  s’entourent  de  filets  et  de  cri- 
nolines de  fer;  le  filet  Bullivant  semble  assurer  pour  le 
moment  leur  sécurité.  Le  torpilleur  renonce  dès  lors  ù 
porter  ses  engins  explosifs  au  bout  de  ses  espars  : il  les 
lance  de  loin,  do  manière  à percer  le  filet,  ou  bien  il 
emploie  des  torpilles  automol)iles  Whitehead  ; elles  coû- 
tent un  peu  cher,  mais  (pi’est-ce  que  cim[  ou  dix  mille 
francs  dans  le  l)udget  de  la  marine  (juand  on  espère 
détruire  à ce  prix  un  géant  qui  a coûté  des  millions  I La 
torpille  Berdan  est  plus  ingénieuse  encore'  : grâce  à une 
combinaison  mécanique  assez  simple,  (‘('(te  machine  de 
guerre  plonge  automatiquement  dès  qu’elle  louclie  le  filet 
et  elle  va  se  relever  contre  le  flanc  du  navire;  on  la  dirige 
à volonté  à i5oo  mètres  de  distance,  et  elle  ol)éit  comim' 
un  être  raisonnable  à la  volonté  de  celui  (pii  la  gouverne. 
11  était  donc  bien  vrai  de  dire  ([ue  « ceci  tuera  cela  ",  ('t 
les  amirautés  sont  aux  abois  pour  défendre  ces  formidal)les 
navires  dont  les  carapaces  de  fer  semblaient  défier  toutes 
les  attaques  ; trente  kilos  de  dynamite  ont  raison  en 
etfet  d’un  vaillant  équipage,  et  quelques  secondes  suffisent 
pour  détruire  le  travail  de  plusieurs  années  et  le  fruit  des 
épargnes  d’un  peuple. 

L’efficacité  des  explosifs  dans  les  luttes  navales  devait 
réveiller  l’ardeur  des  ingénieurs  militaires,  (pii  cherchaient 
depuis  si  longtemps  à utiliser  la  dynamite  i>our  h'  char- 
gement des  obus  et  de  tous  les  projectiles  creux. 

On  avait  essayé  successivement  les  picrates,  le  fulmi- 
coton  et  la  dynamite  ; mais  on  avait  échoué  contre  deux 
écueils.  Et  d’abord,  ces  .sulistances  faisaient  éclat('r  fré- 
quemment l’obus  dans  la  pièce,  par  suite  du  choc  au 
départ  et  de  réchauffement  du  métal  occasionné  par  le  tir 
et  par  le  frottement  dans  les  rayures  de  l’âme  ; de  plus, 
on  n’avait  pas  réussi  à régler  l’éclatement  de  ces  projec- 
tiles, qui  sautaient  dès  qu’ils  touchaient  le  but  ; or,  dans 
le  tir  en  brèche,  il  faut  que  les  obus  pénètrent  dans  les 
maçonneries  avant  de  se  briser,  sinon  ils  ne  produii-aient 


3?4 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


que  des  dégâts  siiperticiels,  sans  disjonction  des  matériaux. 
On  cherchait  depuis  longtemps  à corriger  ces  deux  défauts^ 
mais  la  question  semblait  désespérée,  lorsque  tout  à coup 
les  Allemands  ont  découvert  la  roburite  ou  la  hellhofite, 
les  Russes  le  silotwaar,  les  Suédois  la  bellite  et  les  Fran- 
çais la  mélinite  : la  nature  et  la  composition  de  ces  sub- 
stances sont  restées  secrètes,  et  nous  ne  pouvons  que 
former  des  conjectures  à cet  égard  (i).  Par  contre,  on  a eu 
soin  de  laire  connaître  leurs  propriétés  ; ainsi  la  mélinite 
a.,  dit-on,  une  force  explosive  très  supérieure  à celle  de  la 
nitroglycérine,  et  elle  produit  dans  les  maçonneries  et  les 
terre-pleins  des  effets  de  destruction  et  de  bouleversement 
(i[ui  dépassent  tout  ce  qu’on  peut  réver.  Dans  les  fameuses 
expériences  de  la  Malmaison,  de  la  Fère  et  de  Bourges, 
on  employait  des  obus  de  2 mètres  de  long,  qui  étaient 
lancés  par  un  mortier  de  220  millimètres  ; aucune  tourelle; 
aucune  casemate  ne  put  résister  à un  tir  vertical  ; aucune 
muraille  ne  resta  debout  sous  un  tir  de  plein  fouet  ; un  seul 
obus  suffit  pour  bouleverser  de  fond  en  comble  un  magasin 
à poudre.  Au  début  des  essais,  un  projectile  éclata  dans 
la  pièce  ; celle-ci  fut  pulvérisée  et  l’on  en  retrouva  de 
menus  éclats  à 1 200  mètres  du  champ  d’expériences  ; 
c'était  une  pièce  d’acier  parfaitement  usinée,  presque  neuve 
et  soigneusemeut  éprouvée  à l’avance.  Les  obus  allemands 
ont,  il  est  vrai,  un  pouvoir  de.structeur  égal  à celui  de  ces 


(1)  Le  général  Rosset  avait  créé  un  obus-torpille,  qui  pouvait  être  lancé  par 
des  pièces  de  320  millimètres  avec  une  vitesse  initiale  de  400  mètres;  il  utili- 
sait probablement  des  gélatines  nitroglycérinées,  mais  on  dut  renoncer  à ces 
produits  qui  explosent  spontanément.  Plus  tard,  M.  Turpin  proposa  la  pan- 
clastite  pour  le  chargement  des  projectiles  creux  : ses  éléments  qui,  séparé- 
ment, étaient  inoffensifs,  n’étaient  réunis  qu'au  moment  où  l’explosion  devait 
se  produire.  Les  Allemands  paraissent  avoir  adopté  ce  mode  d’emploi,  l’un 
des  éléments  étant  renfermé  dans  une  ampoule  de  verre  qui  se  brise  au 
moment  du  choc.  Mais  ce  n’est  là  qu’une  hypothèse.  Pour  nous,  il  nous  sem- 
ble qu’on  obtiendra  la  meilleure  solution  du  problème  en  mélangeant  du 
coton-poudre  en  pâte  au  collodion  avec  du  chlorate  de  potasse,  ou  bien  de  la 
nitrobenzine  avec  du  nitrate  d’ammoniaque  ou  quelque  produit  semblable, 
qui  serait  facilement  maniable  tout  en  gardant  une  grande  énergie  disponi- 
ble : la  bellite  est  un  composé  de  ce  genre. 


LES  AGENTS  EXPLOSIFS. 


375 


obus  sur  lesquels  on  comptait  si  bien  en  France  pour  faire 
face  à notre  redoutable  voisin  de  l’est  : une  revue  mili- 
taire prussienne  a déclaré  qu’un  ouvrage  permanent  quel- 
conque, battu  durant  dix  à douze  heures,  ne  serait  plus 
qu’un  monceau  de  décombres,  et  le  major  Sclieibert  (1) 
n’hésite  pas  à affirmer  que  Toul  et  Verdun,  nos  deux  bou- 
levards de  défense,  pourraient  sans  peine  être  pris 
d’assaut.  Dans  ces  conditions,  c’en  est  fait  des  théories  de 

4 

Vauban,  de  Cohorn  et  de  Cormontaigne,  et  nous  nous 
rallions  à l’opinion  de  ce  sceptique  déclarant  que  désor- 
mais un  large  fossé  restait  la  seule  partie  utile  d’une  forte- 
resse, et  une  haute  escarpe  la  seule  protection  efficace 
contre  une  surprise.  Nos  places  fortes  auraient  donc  la 
même  valeur  et  elles  seraient  vouées  au  même  sort  que 
les  castels  et  les  donjons  d’autrefois  ; on  pouvait  s’atten- 
dre à cette  évolution  de  l’art  militaire,  elle  a été  produite 
par  les  agents  explosifs  découverts  récemment. 


IV 

LES  CORPS  EXPLOSIFS  DANS  LES  TRAVAUX  DE  LA  PAIX. 

« Adieu,  courage  et  bravoure  »,  telle  est  la  conclusion 
qui  semble  ressortir  fatalement  des  considérations  précé- 
dentes. En  effet,  s’il  faut  toujours  de  l’héroïsme  pour  affron- 
ter une  pluie  de  fer  et  de  feu  et  rester  ferme  et  iné- 
branlable à un  poste  d’honneur,  par  contre  l’initiative 
personnelle,  la  décision,  l’élan  et  les  brillantes  qualités 
militaires  qui  décidaient  autrefois  du  sort  des  batailles 
paraissent  bien  inutiles,  alors  que  les  rencontres  à l’arme 
blanche  et  les  charges  furieuses  ne  sont  plus  que  des  sou- 
venirs historiques  : le  dernier  mot  est  aujourd’hui  aux 
fusils  à répétition,  aux  canons  à longue  portée  et  à tir 

(1)  Le  major  Scheibert  est  l’auteur  d’un  excellent  traité  de  fortifications. 


376  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

rapide  et  aux  obus  chargés  de  roburite  et  de  mélinite.  Il 
est  bien  loin  de  nous  le  temps  des  paladins  et  des  preux 
chevaliers  Bayard  et  Du  Guesclin  ! 

On  pourrait  se  demander  dès  lors  si  les  admirables 
découvertes  de  la  science  moderne  ont  été  un  bienfait 
pour  rhumanité  ; par  bonheur,  les  agents  explosifs  ont  eu 
d'autres  résultats  tpie  de  révolutionner  l’art  de  la  guerre,  et 
on  peut  les  employer  mieux  qu’à  faire  des  hécatombes 
d’hommes  et  à détruire  des  forteresses. 

Voyons  les  ingénieurs  à l’œuvre  : leur  tâche  est  peut- 
être  moins  glorieuse  que  celle  des  hommes  de  guerre,  mais 
elle  est  assurément  plus  féconde.  Les  agents  explosifs 
ont  décuplé  les  forces  des  travailleurs,  et, pour  le  prouver, 
il  suffit  de  montrer  comment  la  main  de  l’homme  est 
devenue  puissante  depuis  qu’elle,  sait  ‘manier  ces  auxi- 
liaires auxquels  rien  ne  peut  résister.  Un  des  plus  beaux 
travaux  effectués  dans  ces  dernières  années,  la  destruc- 
tion du  récif  de  Hell-Gate  à l’entrée  du  port  de  New-York, 
est  un  exemple  frappant  de  ce  qu’on  peut  réaliser  par  la 
dynamite  : notre  illustre  confrère  de  la  Société  scientifique 
de  Bruxelles  (pii  dirigeait  cette  entreprise,  le  général 
Newton,  a disloqué  un  banc  de  rocher  de  plus  d’un  hectare 
de  superficie  en  l’attaquant  par  22  600  kilos  de  corps 
explosifs  de  diverse  nature,  dynamite,  rendrock  et  vulcan- 
powder  (1).  On  travailla  huit  ans  à préparer  les  galeries 
et  les  trous  d’explosion;  puis,  il  suffit  d’une  seconde  pour 
consommer  l’émiettement  du  récif,  dont  il  fallut  draguer  les 
débris  pendant  huit  autres  années.  Chaque  gramme  de 
dynamite  a soulevé  et  brisé  6 kilos  de  roche  dure;  l’aba- 
tage de  5oooo  mètres  cubes  a coûté  moins  de  dix  millions, 
soit  moins  de  200  francs  par  mètre  cube.  Ces  rapproche- 
ments nous  dispensent  do  tout  commentaire. 

Les  deux  grands  tunnels  transalpins  du  mont  Cenis  et 

(1)  Le  rendrock  est  formé  de  nitroglycérine  et  de  nitrate  de  potasse  ; le 
vulcan-powder  est  à base:  de  nitrate  de  soude. 


LES  AGENTS  EXPLOSIFS. 


377 


du  Saint-Gothard  sont  un  autre  exemple  de  ce  cpi’on  peut 
attendre  des  substances  explosives  ; le  premier  a été 
percé  à la  poudre  jlans  des  schistes  relativement  tendres, 
le  second  à la  dynamite  dans  des  roches  granitiques  très 
dures.  Au  mont  Cenis  l’avancement  était  d’environ  65 
mètres  par  quinzaine;  au  Saint-Gothard, oneût  pu  progres- 
ser beaucoup  plus  rapidement,  attendu  qu’il  ne  fallait  que 
4 trous  de  mine  par  mètre  carré  de  front  de  taille  au  lieu 
de  10  ; l’économie  qui  en  est  résultée  est  considérable.  En 
effet,  le  percement  d’une  galerie  souterraine  comprend 
trois  opérations  fondamentales  : le  forage  des  trous,  le 
sautage  et  le  relevage  des  débris.  L’emploi  des  perfora- 
teurs mécaniques  et  des  baveuses  a singulièrement  facilité 
la  première  opération,  qui  exige  cependant  encore  quatre 
heures  en  moyenne  qliand  on  fait  quatre  trous  par  mètre 
carré  et  huit  heures  quand  on  fait  10  trous  (1)  : c’est  par 
là  que  la  dynamite  l’emporte  sur  la  poudre,  car  le  reste 
du  travail  est  identique. 

Chaque  trou  de  mine  reçoit  environ  un  kilo  de  dyna- 
mite, en  dix  cartouches  de  cent  grammes,  que  l’on  bourre 
avec  des  cylindres  de  terre  glaise  comprimée  à l’aide  d’un 
bourroir  de  bois.  Une  capsule  fulminante,  placée  au  cœur 
de  la  cartouche,  est  en  communication  avec  une  mèche 
Bickford  qui  sert  à l’allumage  ; le  foughiste  y met  le  feu 
et  s’éloigne  rapidement.  L’explosion  a lieu,  on  compte 
les  coups  et,  lorsqu’on  s’est  assuré  qu’ils  sont  tous  partis, 
on  vient  relever  les  déblais  du  rocher  pulvérisé.  On  a 
dépensé  de  la  sorte  1 5ooooo  kilos  de  dynamite  pour 
percer  les  i5  kilomètres  du  grand  tunnel  qui  relie  la  Suisse 
et  l’Italie.  Autrefois  l’empereur  Claude  fit  travailler 
3oooo  esclaves  au  petit  tunnel  de  l’émissaire  du  lac 
Fuccino;que  de  bras  eût-il  fallu  pour  hiire  le  travail  de 
la  dynamite  au  Saint-Gothard? 


(1)  On  ne  peut  percer  plus  de  cinq  trous  à la  fois  par  mètre  carré  ; il  faut 
donc  deux  opérations  pour  dix  trous. 


3j8  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES.  ^ 

On  manie  aujourd’hui  la  dynamite  avec  une  science  \ 

profonde  : il  faut  lire  la  communication  que  faisait  l’an  ] 

dernier  à l’Académie  des  sciences  notre  grand  perceur  -| 

d’isthmes,  et  l’on  verra  avec  quel  art  consommé  les  ingé-  ! 

nieurs  du  canal  de  Panama  ont  fait  sauter  la  butte  de  \ 

Gramboa.  Dans  le  calcul  de  la  charge,  il  fallait  aussi  bien  ' 

éviter  toute  projection  d’éclats  que  chercher  à produire  le 
broiement  le  plus  avantageux  pour  le  déblai  : or,  la  ; 
poudre  projette,  la  dynamite  pulvérise  ; il  convenait 
donc  d’employer  une  charge  mixte.  Deux  paquets  de 
dynamite  furent  adjoints  à un  paquet  de  poudre  en  grains, 
et  la  charge  C se  détermina  par  la  formule  G = KGR® 
dans  laquelle  K est  une  fonction  qui  dépend  de  la  compo- 
sition du  mélange  explosif,  G la  dureté  de  la  roche  et  K 
le  rayon  de  moindre  résistance.  Des  formules  mathéma- 
tiques permettent  donc  de  calculer  les  charges  nécessaires  ^ 

pour  disloquer  une  roche  dont  on  connaît  la  dureté  ainsi  ! 

que  ses  divers  accidents  de  stratification.  Mais  ce  n’est  ! 

pas  tout  de  connaître  les  poids  de  poudre  et  de  dynamite  ^ 

nécessaires  pour  abattre  un  cube  déterminé,  il  faut  j 

encore,  savoir  où  placer  le  foyer  de  l’explosion,  et  pour  1 

cela  il  faut  tenir  compte  de  la  ligne  de  moindre  résistance  : j 

des  règles  empiriques,  celle  de  Burgoyne  par  exemple,  ^ 

viendront  encore  guider  l’ingénieur.  Bref,  c’est  un  art  j 

que  de  savoir  tirer  le  meilleur  parti  des  explosifs,  c’est  'î 

même  un  art  difficile,  mais  cet  art  est  éminemment  utile,  | 

et  nous  devions  en  signaler  les  difficultés  et  l’importance.  * 

La  science  pure  a aussi  utilisé  les  pressions  explosives  i 

des  composés  nitrés,  et  M.  Daubrée  a pu  suivre  expéri-  ? 

mentalement  les  transformations  mystérieuses  des  miné-  ’ 

raux,  en  reproduisant  les  pressions  qu’ils  ont  subies  dans 
l’intérieur  du  globe.  Les  tensions  qui  font  monter  la  lave 
au  sommet  de  l’Etna,  à 3ooo  mètres  au-dessus  du  niveau 
de  la  mer,  peuvent  être  provoquées  au  gré  du  savant.  Le 
géologue  vérifiera  de  la  sorte  le  bien  fondé  des  hypothèses 
qu’il  aura  été  amené  à faire.  M.  Daubrée  a eu  cette 


LES  AGENTS  EXPLOSIFS.  SyÇ 

bonne  fortune,  car  il  a réussi  à former  du  fer  météo- 
rique. 

Les  applications  de  la  dynamite  se  multiplient,  et  nous 
voyons  ce  même  produit  faisant  face  à tous  les  besoins. 
A l’entrée  du  port  de  Boulogne,  on  brise  à la  dynamite  la 
carapace  d’un  navire  incendié  qui  en  obstruait  l’entrée  ; 
sur  nos  fleuves,  on  fait  sauter  les  glaces  qui  forment  une 
embâcle  d’une  masse  colossale  ; en  Amérique,  on  coupe 
les  arbres  ; dans  les  abattoirs,  on  tue  à la  dynamite  ; les 
amateurs  pêchent  à la  dynamite,  et  enfln,  le  dirai-je,  un 
insensé  se  suicide  à la  dynamite. 

Quinze  millions  de  kilogrammes  de  dynamite  se  fabri- 
quent annuellement,  et  les  célèbres  usines  de  Christiania, 
de  Krümmel  (Hambourg),  de  Schlebucli  (province  rhénane), 
d’Isleten  (Suisse),  d’Avigliana  (Piémont),  de  (laldacano 
(Bilbao), de  Trafaria  (Portugal), d’Ardeer  (Ecosse), de  Pau- 
lille  (Pyrénées-Orientales),  de  San-Francisco  et  de  New- 
York,  etc.,  ne  suffisent  pas  à la  demande  et  multiplient 
leurs  succursales. 

L’énergie  disponible  dans  ces  produits  de  l’industrie 
privée  forme  une  somme  qui  étonne  et  terrifie  ; elle  est 
de  kilogrammètres  ! Mais  ce  chilfre  colossal  ne 

dit  rien  à l’esprit;  en  voici  un  autre  qui  sera  plus  éloquent, 
il  est  relatif  à la  poudre  de  guerre.  Les  canons  de  Wool- 
wich,  dont  la  charge  atteint  qSo  kilos  de  poudre,  trans- 
forment en  travail  3oo  millions  de  calories;  ils  développent 
donc  un  travail  de  128  milliards  de  kilogrammètres,  c’est- 
à-dire  de  quoi  faire  marcher  pendant  un  an  une  machine 
de  cent  cheAmux  (1).  On  ne  sait  pas  ce  que  coûte  à la  civili- 
sation un  coup  de  canon  : les  ligues  de  la  paix  ne  sauraient 
produire  de  meilleur  argument  pour  faire  prendre  la 


(1)  Il  y a cinquante  ans,  un  canon  du  plus  gros  calibre  coûtait  10  000  francs 
et  son  chargement  ne  revenait  pas  à 30  francs.  Actuellement,  on  fait  des 
canons  d’un  million,  dont  chaque  coup  occasionne  à l’État  une  dépense 
de  5000  francs  au  moins.  L’Angleterre  vient  de  commander  à nos  usines 
françaises  de  Firminy  400  obus  d’acier  au  prix  de  500  000  franes. 


38o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


guerre  en  horreur.  Tout  ce  travail  énorme  est  non  seule- 
ment dépensé  en  pure  perte,  mais  il  est  employé  par 
l'homme  à détruire  ses  semblables  ; au  lieu  d'étre  utilisé 
à édifier,  il  ne  sert  qu’à  amonceler  des  ruines  ; au  lieu 
d’enrichir  le  genre  humain,  il  l’appauvrit  et  tarit  ses  res- 
sources. Je  sais  bien  cpie  la  guerre  est  nécessaire,  inévi- 
table, que  c’est  une  loi  du  monde,  qu’elle  est  divine  en 
elle-même,  dans  ses  moyens  et  dans  ses  résultats.  Mais 
voici  que  le  fiéau  de  Dieu  devient  de  plus  en  plus  épou- 
vantable, et  l’on  envisage  avec  stupeur  l’avenir  que  nous 
réservent  ces  inventeurs  infatigables  qui  proposent  chaque 
jour  à l’Eui’ope  sous  les  armes  un  nouvel  engin  de  des- 
truction plus  meurtrier  et  plus  redoutable.  Que  l’huma- 
nité serait  donc  plus  riche  et  plus  heureuse,  si  elle 
utilisait  son  génie  et  ses  ressources  à des  objets  utiles  au 
bien  général.  Ces  regrets  seront  traités  d’utopie,  et  l’on 
sourira  à l’idée  que  je  vais  exposer  d’utiliser  la  poudre  et 
la  dynamite  pour  animer  des  machines  motrices  ; une 
machine  à la  poudre  semble  paradoxale  ! 

Et  pourtant,  Huyghens  avait  réalisé  un  semblable 
moteur,  il  y a plus  de  deux  siècles  déjà.  Son  idée,  long- 
temps abandonnée,  a été  reprise  il  y a soixante  ans,  et  les 
ingénieurs  ont  su  discipliné!’  les  mélanges  tonnants  les 
plus  énergiques,  pour  faire  marcher  docilement  des 
moteurs  qui  rendent  déjà  les  plus  grands  services  à 
l’industrie  et  se  substitueront  probablement  un  jour  à la 
machine  à vapeur,  car  ils  seront  plus  économiques  (i). 

Mais  ce  résultat  peut  être  dépassé  : nos  explosifs  sont, 
en  effet,  de  bien  plus  riches  trésors  de  travail  et  des 
sources  d’énergie  bien  plus  puissantes.  Un  jeune  physi- 
cien, obsédé  par  cette  idée,  avait  cherché,  il  y a quelques 
années,  à employer  le  fulmicoton  à la  production  du 

(1)  J’étais  appelé  à essayerces  jours  derniers  un  moteur  alimenté  au  gaz  à 
l’eau,  produisant  25  chevaux  avec  une  dépense  de  750  grammes  d’anthracite 
par  cheval-heure.  Le  gazogène  n’est  pas  loin  de  supplanter  la  chaudière  à 
vapeur. 


LES  AGENTS  EXPLOSIFS. 


38l 


travail  : il  le  mélangeait  d’azotate  d’ammoniaque,  et  il  pré- 
parait de  la  sorte  une  substance  qui  fusait  san  s détoner 
et  sans  laisser  de  résidu,  de  manière  à utiliser,  au  cœur 
même  du  cylindre  moteur,  toute  la  chaleur  disponible.  Il 
touchait  au  succès  lorsque,  malheureusement,  un  jour 
une  explosion  se  produisit  qui  faillit  lui  coûter  la  vie  ; 
ses  travaux  furent  interrompus,  mais  ils  seront  repris 
un  jour;  peut-être  le  silicate  de  potasse  réussira-t-il  mieux 
que  le  nitrate  d’ammoniaque.  Mais  je  ne  doute  pas  qu’on 
ne  trouve  le  moyen  de  discipliner  les  composés  nitrés. 
L’homme  a asservi  la  foudre,  que  Dieu  semblait  s’étre 
réservée;  il  domptera  bien  ces  produits  qui  sont  l’œuvre 
de  ses  mains,  et  ces  éléments  de  mort  et  de  destruction 
deviendront  des  sources  de  richesse  et  de  bien-être.  Il 
nous  plaît  de  terminer  par  ces  considérations  réconfor- 
tantes une  étude  dans  laquelle  nous  avons  trop  parlé  des 
ravages  exercés  par  la  poudre,  la  nitroglycérine,  la 
roburite  et  la  mélinite. 


Aimé  AVitz. 


LES  CHÉLONIENS 


“ Des  êtres  qui  transportent  avec  eux  une  sorte  de 
maison,  où  ils  se  renferment  et  vivent  en  sécurité, 
devaient  exciter  l’intérêt  des  hommes  les  moins  attentifs 
aux  merveilles  de  la  nature  ; aussi  voyons-nous  qu’on 
connut  les  tortues  de  tous  les  temps  (i).  » 

N éanmoins  l’étude  de  cet  ordre  de  reptiles  est  loin 
d’étre  aussi  avancée  que  celle  d’autres  groupes  zoologi- 
ques : la  classilication  des  chéloniens,  leur  ostéologie,  la 
physiologie  de  la  nutrition  et  de  la  respiration  sont  autant 
de  champs  encore  incomplètement  explorés  aujourd’hui. 
Les  faits  acquis  ne  sont  pas  encore  consignés  dans  les 
ouvrages  de  zoologie  générale,  qui,  à l’envi,  notamment 
pour  la  respiration  et  l’ostéologie,  reproduisent  les  erreurs 
des  premiers  anatomistes. 

Beaucoup  de  naturalistes  modernes  se  portent  exclusi- 
vement vers  le  monde  des  infiniment  petits,  et  il  en  est 

(1)  Geoffroy  Saint-Hilaire,  Mémoire  sur  les  tortues  molles  (Annales  du 
Muséum  d'histoire  naturelle,  XIV,  1809,  p.  1). 


LES  CHÉLONIENS. 


383 


qui  professent  un  certain  dédain  pour  l’anatomie  descrip- 
tive et  pour  l’étude  des  êtres  supérieurs.  Cet  abandon  est 
préjudiciable  à la  science  : « L’anatomie  comparée  est  la 
seule  base  solide  sur  laquelle  puisse  être  fondé  l’éditice  de 
la  science  zoologique  (i).  » 

Un  écrivain  moderne  critique  à bon  droit  cet  exclusi- 
visme. M.  Houba  (2)  raille  spirituellement  « le  jeune 
homme  qui  ferait  dix  lieues  pour  rencontrer  une  plante 
invisible  à l’œil  nu,  perceptible  seulement  à la  loupe  ou  au 
miscroscope,  et  qui  ne  saurait  dire  sous  quel  arbre  il 
s’est  abrité  quand  l’orage  est  venu  le  surprendre  au 
moment  de  ses  recherches.  » 

Aucun  ordre  d’animaux  n’est  aussi  naturel,  ni  aussi 
nettement  délimité  à l’époque  actuelle  que  celui  des  chélo- 
niens.  Dans  l’histoire  de  la  zoologie,  on  ne  cite  qu’un 
naturaliste  qui  ait  classé  à tort  un  animal  d’un  autre  ordre 
dans  celui  des  tortues  (3). 

Cependant,  aux  périodes  reculées  de  l’histoire  de  notre 
globe,  cet  ordre  n’était  pas  si  nettement  distinct  des 
autres  reptiles.  Le  Nestor  des  naturalistes  belges,  M.  Vau 
Beneden,  assure  « qu’il  n’est  pas  impossible  que  plus  d’une 
tortue  de  l’époque  secondaire  ligure  dans  les  musées  sous 
un  nom  crocodilien.  C’est  à cette  époque,  ajoute-t-il,  que 
l’on  voit  prédominer  ces  formes,  dites  collectives,  (jui  réu- 
nissent d’abord  à plusieurs  certaines  particularités  et  qui 
semblent  plus  tard  se  séparer  complètement  les  unes  des 
autres  (4).  »» 

Si  l’on  définissait  ces  animaux  « des  reptiles  dont  le 
tronc  est  protégé  dorsalement  par  une  carapace  et  ventra- 

(1)  Duméril  et  Bibron,  Erpétologie,  1. 1,  p.  xxn. 

(2)  J.  Houba,  Les  chênes  de  V Amérique  septentrionale,  etc.  Hasselt,  1887, 
p.  25. 

(3)  Ce  fut  J.  Bontius.  Gfr.  Strauch,  Chelonologische  Studien,  Saint-Péters- 
bourg 1862,  p.  5. 

(4)  Van  Beneden,  Note  sur  les  ossements  de  Sphargis,  etc.  Bulletin  de 
l’Académie  royale  de  Belgique,  3®  série,  t.  VI,  p.  677,  1883. 


384  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

lement  par  un  plastron  »,  on  délimiterait  vaguement  les 
représentants  actuels  de  cet  ordre  ; mais  la  paléontologie 
opposerait  à cette  définition  un  vrai  chélonien  des  schistes 
lithographiques  de  Kelheim,  Aplax  Ohendot-feri  (i).  Von 
Mey.,  presque  complètement  dépourvu  de  carapace. 

Les  chéloniens  se  distinguent  des  autres  reptiles  par  un 
ensemble  de  caractères  bien  tranchés,  sans  compter  la 
boîte  osseuse  qui  les  enveloppe.  Contrairement  aux  autres 
animaux  de  cette  classe,  ils  ont  un  corps  court  et  ramassé, 
des  mâchoires  édentées  entourées  d’une  gaine  cornée  et 
tranchante,  un  tronc  complètement  immobile,  seuls  le  cou 
et  la  queue  sont  doués  d’une  grande  flexibilité.  Leur  crâne 
est  remarqual)le  par  la  soudure  et  l’aplatissement  de  ses 
os  ; dans  plusieurs,  il  présente  une  double  voûte  osseuse, 
dont  la  supérieure,  produite  par  l’épanouissement  du 
pariétal,  protège  les  muscles  temporaux.  Dans  un  très 
grand  nombre  de  tortues,  les  os  nasaux  font  défaut  ou, 
plutôt,  les  cartilages  précurseurs  des  os  nasaux  n’ossifient 
plus  et  sont  refoulés  par  les  préfrontaux  et  résorbés.  On 
dit  communément  qu’il  y a coossification  des  os  nasaux 
avec  les  préfrontaux  ; nous  croyons  que  c’est  une  erreur  ; 
plusieurs  chéloniens,  tant  vivants  que  fossiles  (Pachyrhyn- 
chus  (2),  Dollo,  Chelodina,  Chelymys,  Platemys  (3),  Hy- 
dromedusa  (4),  ) ont  des  os  nasaux  séparés,  normalement 
développés.  Le  Sphargis,  à l’état  adulte,  ne  présente  plus 
de  trace  de  ces  os  ; mais  Paul  Oervais  (5)  remarque  que, 
dans  un  jeune  individu,  « les  frontaux  antérieurs  sont 
séparés  en  avant  par  un  petit  cartilage  représentant  les 
cartilages  du  nez  ». 

(1)  Giebel,  Faitna  de  Vonvelt,  1. 1,  p.  75. 

(2)  L.  Dollo,  Note  sur  les  chéloniens  landéniens,  Bulletin  du  Musée  royal, 
t.  IV,  1886,  p.  132. 

(3)  Rulimeyer,  Ueher  den  Ban  von  Schale  und  Schüdel  hei  lebenden  und 
fossilen  Schildkrôter,  p.  62. 

(4)  G.  C.  H.  Peters,  Descriptio  osteologica  Hydrontedusæ  Maxiniiliani, 
Berolini  1838,  p.  13, 

(5)  P.  Gei'vais,  Ostéologie  du  Sphargis  Luth,  Nouvelles  Archives  du 
Muséum,  t.  VIII,  p.220  et  pl.  8,  fig.  1'’. 


LES  CHÉLONIENS. 


385 


La  symphyse  mandibulairo  (i)  est  généralement  courte, 
et  plus  ou  moins  concave  transversalement  et  longitudi- 
nalement ; rarement  elle  est  longue,  mais  jamais  l’élé- 
ment splénial  ne  concourt  à sa  formation  ; la  mandibule 
à longue  symphyse  ne  semble  se  rencontrer  que  dans  les 
tortues  conchifrages. 

Le  cou  présente  des  caractères  particuliers  ; il  peut 
enfermer  à la  fois  des  vertèbres  procœles,  opisthocœles, 
amphicœles,  biconvexes  et  biplanes,  des  têtes  articulaires 
simples  et  souples.  Il  est  d’une  grande  mobilité,  ce  qui 
permet  à un  grand  nombre  de  ces  animaux  de  retirer  la 
tête  sous  la  carapace  ou  de  la  replier,  sur  le  côté,  sous  le 
bord  proéminent  de  leur  test  osseux. 

Aucune  vertèbre  cervicale  ne  porte  de  côtes;  néan- 
moins le  professeur  Seeley  (2)  attribue,  dubitativement  il 
est  vrai,  à la  région  cervicale  du  fossile  Psephophorus poly- 
gonus,  une  vertèbre  ayant  donné  attache  à une  côte.  Si 
cette  observation  intéressante  est  confirmée,  elle  constitue 
un  argument  nouveau  pour  établir  la  parenté  prochaine 
des  anciens  chéloniens  avec  les  crocodiles. 

Les  vertèbres  dorsales  sont  biplanes,  et  leur  corps 
n’est  pas  soudé  aux  neurapophyses,  dont  chacune  s’appuie 
sur  deux  corps  vertébraux  voisins.  En  dehors  de  quelques 
cas  très  rares  (3),  elles  sont  dépourvues  d’apophyses  trans- 
verses. Presque  partout,  les  côtes  s’articulent  entre  deux 
corps  de  vertèbres,  avec  ces  derniers  et  avec  une  neura- 
pophyse. 

Le  sacrum  est  composé  de  deux  vertèbres.  Les  nom- 
breuses vertèbres  de  la  région  caudale,  pourvues  pres- 


(1)  Dollo,  op.  cit.,  pp.  137  et  139. 

(â)  Prof.  H.  G.  Seeley,  On  Psepliophoriis  polygonus,  Quarterly  Journal  of 
THE  GEOLOGICAL  SoGiETY,  August.  1880,  pp.  411  et  413. 

(3)  Nous  ne  connaissons  que  Psephophorus  polygonus  (Seeley,  op.  cit., 
p.  411)  et  Chersina  angulata  (Smets,  Notes  sur  trois  Testudinides,  etc.,  t.  X 
des  Annales  de  la  Société  scientifique),  qui  possèdent  des  apophyses  trans- 
verses sur  quelques  vertèbres  dorsales. 

XXI 


25 


386 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


que  toutes  d’apophyses  transverses,  sont  très  mobiles  les 
unes  sur  les  autres.  Généralement  la  queue,  comme  les 
membres,  peut  s’abriter  sous  la  carapace. 

La  disposition  de  la  ceinture  thoracique  et  abdominale, 
en  dedans  de  la  carapace  et  sous  les  côtes,  faisait  dire  à 
Cuvier  que  les  chéloniens  étaient  des  animaux  retournés. 
Cette  anomalie  n’est  que  secondaire  ; l’étude  de  leur 
développement  montre  que,  dans  l’embryon,  ces  os  pré- 
sentent, avec  tous  les  autres  organes,  les  rapports  con- 
stants dans  tous  les  vertébrés  ; ce  n’est  que  plus  tard  que 
la  carapace  s’étend  et  recouvre  les  membres. 

La  ceinture  thoracique  se  compose  d’une  omoplate 
(stylet  ascendant)  et  d’un  précoracoïde  (i),  formant  un 
seul  os,  et  d’un  coracoïde  qui  reste  généralement  distinct. 
Il  n’existe  ni  clavicule,  ni  interclavicule,  à moins  que  les 
deux  pièces  antérieures  du  plastron  et  la  pièce  impaire, 
entoplastron,  ne  les  représente  (2).  Le  bassin  contient  les 
os  usuels  ; dans  un  groupe  important,  les  Pleurodères  ou 
les  Chélydes,  il  s’unit  au  plastron  par  suture  ou  synostose; 
ailleurs,  il  est  libre. 

Les  membres,  constamment  au  nombre  de  deux  paires, 
présentent  des  divergences  notables,  suivant  le  genre  de 
vie.  Adaptés  à la  marche  dans  les  tortues  terrestres,  ils 
sont  massifs  et  plus  ou  moins  cylindriques,  otfrant  des 
doigts  immobiles  et  soudés  jusqu’aux  ongles.  On  a com- 
paré leurs  extrémités  aux  pieds  de  l’éléphant  pour  rappe- 
ler leur  forme  massive  et  le  caractère  d’avoir  les  doigts 
distincts  par  les  ongles  seulement.  Le  nombre  de  ces 
derniers  varie  de  5 à 4;  ce  sont,  selon  l’expression  de 
Duméril  et  Bibron  (3),  des  crocs  ou  des  grappins  avec 


(1)  Gegenbauer,  Untersuchungen  zur  vergleichenden  Anatomie der  Wirbel- 
thiere  (Schultergurtel  der  Wirbelthiere)  1865,  p.  35  et  suivantes. 

(2)  Dollo,  Première  note  sur  les  chéloniens  du  Bruxellien  (Bulletin  du 
Musée,  t.  IV,  1886,  pp.  84  et  suivantes). 

(3)  Duméril  et  Bibron,  Erpétologie,  t.  II,  p.  11. 


LES  CHÉLONIENS, 


387 


lesquels  la  tortue  fliit  en  sorte  de  s’accrocher  sur  les 
corps  lixes  et  consistants  pour  y trouver  un  point  d’appui 
sur  lequel  se  transportent  alors  tous  les  efforts  musculai- 
res. Ces  animaux  sont  réellement  digitigrades. 

Quand  ils  ont  des  habitudes  amphibiotiques,  comme  les 
tortues  paludines,  les  membres  s’aplatissent,  les  doigts 
devenus  libres  s’allongent,  et  une  membrane  interdigitale 
se  développe  : ils  sont  plantigrades  ou  semi-plantigra- 
des (1). 

Dans  les  chéloniens  exclusivement  fluviatilcs,  les  mem- 
bres sont  plus  aplatis,  pentadactyles,  trois  doigts  seuls 
portent  des  ongles  : l’allongement  des  doigts  et  le  déve- 
loppement de  la  membrane  interdigitale  ont  justifié  le 
nom  de  irnttes  en  palettes  donné  aux  extrémités  des  mem- 
bres du  TrionifcJiida. 

Les  tortues  marines  sont  pinnigrades  ;les  doigts  s’allon- 
gent, se  recouvrent,  comme  dans  les  cétacés,  d’un  tégu- 
ment commun,  et  le  membre  présente  la  forme  d’une 
rame,  sans  doigts  extérieurement  distincts. 

Ainsi,  dans  les  mammifères  comme  dans  les  chéloniens 
d’eau  douce,  les  membres  s’adaptent  à l’habitat,  par 
l’allongement  des  doigts  et  la  formation  de  meinbranes 
interdigitales  ; tandis  que,  dans  les  représentants  pélagi- 
ques de  ces  groupes,  les  doigts,  considérablement  allon- 
gés, se  recouvrent  d’une  membrane  commune,  transfor- 
mant le  membre  en  nageoire.  Dans  les  mammifères  péla- 
giques, les  membres  postérieurs  ont  complètement  dis- 
paru, tandis  que,  chez  les  tortues  thalassites,  ils  n’ont 
subi  qu’une  forte  réduction;  ce  qui  s’explique  par  l’absence, 
dans  les  dernières,  de  la  nageoire  caudale  si  puissante 
dans  les  premiers. 

Les  chéloniens,  qui  vivent  aujourd’hui  dans  le  même 
milieu,  présentent  aussi  des  caractères  anatomiques  et 


(1)  Strauch,  Die  Vertheiliing  der  SchUdkroten  ilber  den  Erdbcdl,  Saint- 
Pétersbourg,  1865,  p.  153. 


388 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ostéologiques  communs,  et  réciproquement.  Ainsi,  étant 
donné  un  animal  à doigts  palmés,  on  est  certain  qu’on  a 
affaire  à une  tortue  d’eau  douce.  Mais  « un  des  faits  les 
plus  remarquables  de  la  distribution  géographique  des 
chéloniens  (fossiles),  dit  Pictet,  est  le  mélange  qui  existe 
souvent  entre  les  tortues  de  mer  et  celles  d’eau  douce; 
tandis  que,  de  nos  jours,  les  chélonées  sont  exclusivement 
marines,  et  que  les  émydes  et  les  trionyx  n’habitent  que  les 
fleuves,  les  lacs  et  les  marais  d’eau  douce  (i). 

Plusieurs  hypothèses  ont  été  suggérées  pour  expliquer 
ces  curieuses  associations.  11  nous  semble  qu’il  faut  admet- 
tre que  les  tortues  du  monde  ancien  avaient  une  habita- 
tion moins  stricte  que  celles  du  monde  actuel  et  que  les 
émydes  pouvaient  vivre  dans  la  mer  (2).  » 

Le  sternum  fait  défaut  dans  tous  les  représentants  de 
cet  ordre,  du  moins  à l’époque  actuelle;  la  plupart  des  ana- 
tomistes sont  unanimes  à déclarer  que  toute  assimilation 
du  plastron  avec  un  appareil  sternal  doit  être  rejetée. 
M.  Wiedersheim  (3)  croit  que  les  anciens  chéloniens  ont 
possédé  un  sternum  ; mais  le  plastron,  qui  le  remplace, 
non  pas  morphologiquement  mais  jusqu’à  un  certain 
point  fonctionnellement,  fait  très  tôt  son  apparition  dans 
le  développement  embryonnaire,  attestant  par  là  sa 
grande  ancienneté.  Aussi,  il  nous  semble  également  pro- 
bable que  les  chéloniens  s'enchaînent,  à leur  origine, 
avec  d’autres  reptiles,  non  chéloniens,  déjà  dépourvus  de 
sternum.  On  pourrait  faire  la  même  observation  pour  les 
dents  ; que  des  espèces  encore  inconnues  de  chéloniens 
aient  été  dentées,  il  n’y  a rien  d’impossible,  attendu  que 
dans  les  Trionyx  on  a rencontré  des  dents  embryonnaires 


(1)  Pictet,  IVaité  de  paléontologie,  1. 1,  p.  439, 1853. 

(2)  Pictet,  ibid.,  p.  440. 

(3)  Wiedersheim,  Lehrhuch  der  vergleichenden  Anatomie  der  Wirbelthiere, 
1«  partie,  1882,  p.  42. 


LES  CHÉLONIENS. 


389 


comme  dans  les  oiseaux,  et  que  les  problématiques  Mace- 
lognatha  (1),  de  Marsh,  qui  sont  dentés,  pourraient  être 
chéloniens.  Mais  déduire  do  là  l’existence  certaine  de  ces 
formes  dentées,  cela  ne  nous  paraît  guère  possible. 

L’épiderme  des  tortues  se  présente  sous  trois  Ibrmes 
différentes  : dans  les  unes  (tortues  terrestres,  paludines 
et  marines,  sauf  le  Spliargis),  la  carapace  et  le  plastron 
sont  recouverts  de  plaques  cornées,  portant  dans  le  com- 
merce le  nom  lï écailles.  M.  Seeley  a proposé  de  les  réunir 
toutes  dans  une  division  unique,  pour  laquelle  il  a proposé 
le  nom  do  Aspidochehjidæ  (2).  Ces  productions  ectodcr- 
miques  doivent  être  distinguées  dos  parties  constitutives 
de  l’exosquelette  osseux,  d’origine  mésodormiquc  ; bien  que 
l’arrangement  des  unes  et  dos  autres  soit  fait  d’après  un 
même  type,  elles  no  se  correspondent  ni  en  nombre,  ni 
en  forme,  ni  en  grandeur.  La  carapace  présente  une 
série  médiane,  plaques  vertébrales,  deux  séries  laté- 
rales, plaques  dorsales,  enfin  deux  rangées,  droite  et 
gauche,  bordant  le  limbe  et  s’infléchissant  sur  le  plastron. 
Ce  dernier  porto  4,  5 ou  6 paires  de  plaques  paires  et 
souvent  une  antérieure  impaire  (plaque  gidaire  : Cher- 
sina). 

L’industrie  fait  un  grand  usage  de  ces  plaques  ; celles 
des  tortues  terrestres  et  d’eau  douce  sont  trop  minces  et 
de  mauvaise  qualité.  Elles  n’étaient  guère  utilisées;  mais 
aujourd’hui,  l’industrie  sait  tout  employer  et  tout  fal- 
sifier, et  l’on  parvient  à donner  à ces  écailles  une  teinte 
agréable,  mais  passagère.  On  utilise  surtout  les  écailles 
de  deux  tortues  marines,  la  tortue  franche  et  le  caret.  Ce 
sont  les  plaques  neurales  et  costales  qui  ont  le  plus  de 
valeur;  les  marginales  et  les  plastrales  constituent  un 
produit  accessoire,  et  se  vendent  avec  les  onglons  ou  ergot 

(1)  Maish,  A Neiv  Order  of  extinct  Jurassic  Reptiles  (Americ.  Jüurn. 
Sc.)  1884,  p.  341. 

(2)  Seeley,  On  Psephophorus  pohjgonus,  etc.,  p.  412. 


3gO  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

(les  membres.  L’écaille  de  la  tortue  franche  (Chelone 
Mydas)  est  transparente  et  plus  agréablement  nuancée 
(gie  celle  du  ca7’et  et  paraît  d’un  vert  noir  avec  quelques 
taches  jaunâtres.  Son  peu  d’épaisseur  ne  permet  do  l’em- 
ployer que  pour  le  placage  et  le  marquetage. 

Les  écailles  du  caret  (Chelone  imhricata)  imbriquées  les 
unes  sur  les  autres,  ont  de  2 à 9 millimètres  d’épaisseur, 
mais  le  bord  postérieur  en  est  tranchant  ; elles  sont 
noires  avec  des  taches  irrégulières  et  transparentes  d’un 
jaune  doré  et  jaspées  de  rouge  et  de  blanc. 

Dans  les  cliéloniens  Üuviatiles  (Trionychida)  la  carapace 
et  le  plastron  sont  recouverts  d’une  peau  molle  et  souple  ; 
ce  sont  les  PeJtochehjidæ  de  Seeley. 

Enfin  la  troisième  division,  comprenant  le  seul  genre 
Sphcü'gis,  dans  la  nature  actuelle,  est  caractérisée  par  une 
peau  coriace,  semblable  à du  cuir,  recouvrant  une  singu- 
lière carapace;  ce  seraient  les  Dermatochehjidæ. 

L’exosquelotte,  proprement  dit,  osseux,  formé  dans  la 
somatopleure,  et  constituant  la  carapace  et  le  plastron, 
est  construit  sur  deux  types  différents.  Dans  les  Theco- 
phora  (i),  comprenant  toutes  les  tortues  sauf  le  Sphai'gis 
et  ses  congénères  fossiles,  la  carapace  est  constituée  par 
cinq  séries  de  pièces  unies  par  des  sutures  : une  série 
médiane,  série  neurale  ou  vertébrale,  dont  les  éléments 
se  soudent  aux  neurapophyses  des  vertèbres  dorsales  ; 
deux  séries  bordent  cette  première,  à droite  et  à gauche, 
ce  sont  les  pièces  costales,  se  coossifiant  avec  les  côtes  et 
considérées  jadis  comme  produites  par  l’épatement  de  ces 
dernières;  le  bord  de  la  carapace  est  formé  par  deux 
séries  (t’écailles  marginales,  restant  parfois  cartilagi- 
neuses (quelques  Trmiychida)',  elles  ont  été  considérées 
à tort  comme  des  cartilages  costaux  ossifiés  ou  des  épi- 
physes  des  vraies  côtes.  Les  pièces  costales  peuvent  être 


(1)  L.  Dollo,  J^^ote  sur  les  chélonieus  du  Bruxellien,  op.  ciT.,  p.  79. 


LES  CHÉLONIENS. 


391 

complètes  et  se  réunir  avec  les  pièces  marginales  ; ailleurs 
elles  sont  incomplètes  dans  la  partie  inférieure,  et  la  côte 
se  prolonge  libre  jusqu’à  la  série  marginale. 

Le  plastron  est  formé  typiquement  de  9,  plus  rarement 
de  1 1 pièces,  dont  une  médiane  impaire  et  4 ou  5 laté- 
rales paires.  Ces  éléments  peuvent  se  réunir  pour  former 
une  plaque  osseuse  continue  ou  laisser  entre  elles  des 
fontanelles  plus  ou  moins  grandes. 

Dans  le  Sphargis  et  ses  congénères,  pour  lesquels 
Cope  (1)  a proposé  le  nom  (^Athecæ,  l’exosquelette  est 
formé  d’une  multitude  do  pièces  osseuses  polygonales, 
formant  une  mosaïque,  unies  par  des  sutures  dentelées  ; 
il  ne  s’appuie  pas  sur  l’endosquolette  ; les  côtes  sont  libres 
et  mobiles  (2).  Indépendamment  de  ces  pièces,  il  existe 
“ une  grande  plaque  osseuse  en  forme  de  disque  rayonné, 
pourvue  d’une  facette  s’articulant  avec  la  dernière  ver- 
tèbre cervicale  ; cette  plaque  est  considérée  comme  repré- 
sentant la  carapace  véritable  (3). 

La  forme  extérieure  do  la  carapace  est  très  variable  ; 
elle  est  fortement  bombée  dans  les  tortues  terrestres  ; 
elle  se  déprime  déjà  dans  les  tortues  paludines,  encore 
davantage  dans  les  Trionyx,  enfin  elle  est  aplatie  et  cor- 
diforme  dans  les  tortues  de  mer,  qui  ne  peuvent  plus  y 
abriter  la  tête  ; la  dernière  forme  facilite  évidemment  la 
progression  au  sein  des  Ilots. 

Avec  la  carapace  des  tortues,  on  a fait  des  boucliers, 
des  vases,  des  berceaux,  des  tabatières.  Mercure  aurait 
construit  la  première  lyre  avec  une  carapace  de  tortue 
(Testudo  græca)  ; do  là  dériverait  le  nom  de  testudo,  donné 
par  les  Romains  à ces  instruments  de  musique. 

Des  parties  du  plastron  et  de  la  carapace  peuvent  être 

(1)  Cope,  Americ.  Associât,  for  advancement  of  Science,  t.  XIX,  p.  235, 
1871. 

(2)  Depuis  quelque  temps,  le  musée  de  Bruxelles  possède  un  individu  de 
cette  espèce  si  rare. 

(3)  Van  Beneden,  Note  sur  les  ossements  de  Sphargis,  etc.,  op.  cit.,  p.  676, 


392  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

mobiles  dans  quelques  genres,  afin  de  déterminer  l’occlu- 
sion complète  de  la  boîte  osseuse.  Dans  les  Kinyxis,  la 
partie  postérieure  de  la  carapace  est  mobile,  et  celle  du 
plastron  dans  les  Pyxis.  Les  deux  moitiés  du  plastron 
sont  mobiles  dans  le  genre  Termpene;  Sternoihærus  est 
caractérisé  par  la  particularité  que  la  partie  antérieure  et 
postérieure  du  plastron  se  meuvent  sur  la  partie  centrale, 
au  moyen  de  ligaments. 

Le  tube  digestif  est  plus  ou  moins  allongé  suivant  que 
le  régime  est  herbivore  ou  carnassier.  Toutes  les  tortues 
terrestres  sont  herbivores  ; on  trouve  parfois  dans  leur 
estomac  des  vers,  des  mollusques  ou  des  insectes;  néan- 
moins c’est  à tort  que  l’on  place  quelquefois  la  tortue 
mauritanique  dans  les  jardins,  espérant  lui  voir  détruire 
les  mollusques  et  les  insectes  (i). 

Ln  nourriture  des  tortues  d’eau  douce  se  compose  de 
vers,  mollusques,  grenouilles,  poissons,  etc.  Cependant  le 
contenu  de  leur  estomac  indique  que,  au  besoin,  elles 
peuvent  satisfaire  leur  appétit  par  une  nourriture  végé- 
tale. 

Les  tortues  marines  paissent  les  plantes  marines,  fucus, 
varechs,  etc.,  au  fond  des  mers  chaudes.  A diverses 
reprises,  on  a aussi  cité  des  cas  d’alimentation  exclusive- 
ment animale.  Ainsi  une  tortue  franche  (Chelone  Mydas) 
échouée  près  d’Ostende  avait  dans  son  estomac  un  grand 
nombre  d’opercules  de  Buccinuni  undatum  et  un  certaine 
quantité  de  pattes  de  Pagurus  bernhardus  (2). 

Récemment  encore,  MM.  Pouchet  (3)  et  de  Guerne  ont 
montré  que  Thalassochelys  caretta,  loin  de  tout  rivage,  en 
dehors  de  la  région  des  algues  flottantes  et  sur  des  points 


(1)  Brocchi,  Traité  de  zoologie  agricole,  Paris  1886,  p.  222. 

(2)  Van  Beneden,  La  tortue  franche  dans  la  mer  du  Nord.  Bulleti:»  de 
l’Acad.  ROY.  DE  Belgique,  2'  série,  t.  VI,  1859,  p.  71. 

(3)  Pouchet  et  de  Guerne,  Sur  l’alimentation  des  tortues  marines  (Séance 
du  12  avril  1886  de  l’Académie  des  sciences  de  Paris). 


LES  CHÉLOMENS. 


3g3 


OÙ  la  mer  a une  profondeur  considérable,  vit  aux  dépens 
de  la  faune  pélagique.  « Cette  nourriture  animale  des 
tortues  marines,  ajoutent-ils,  explique  la  variété  des  vers 
intestinaux  signalés  chez  elles,  mieux  peut-être  que  ne  le 
pourrait  faire  le  régime  végétal  qu’elles  suivent,  dit-on, 
quand  elles  se  rapprochent  des  côtes  pour  pondre, 

Cette  indilférence  pour  le  régime  végétal  ou  animal  se 
comprend  aisément,  parce  que  les  sensations  du  goût  sont 
très  faibles,  les  moyens  de  locomotion  généralement 
bornés  et  la  gloutonnerie  excessive.  La  digestion  se  fait 
avec  une  grande  lenteur  ; aussi  n’est-il  pas  étonnant  que 
ces  animaux  sachent  supporter  un  jeûne  prolongé.  Récem- 
ment, en  ouvrant  l’estomac  d’une  tortue  terrestre  (Chersina 
angnlata),  qui  n’avait  plus  pris  de  nourriture  depuis  six 
semaines,  au  moins,  et  qui  était  morte  durant  l’hiver, 
nous  ne  fumes  pas  peu  surpris  de  rencontrer  encore  dans 
l’estomac  une  grande  quantité  d’herbe  non  digérée, 
broutée  par  l’animal  avant  de  tomber  dans  l’état  de 
léthargie.  Les  feuilles  étaient  encore  assez  fraîches  pour 
déterminer  l’espèce  de  plante  dont  elles  provenaient  ; la 
décomposition  putride  est  empêchée,  sans  doute,  par  le 
peu  d’élévation  de  la  température  animale  aussi  bien  que 
par  l’acidité  du  suc  gastrique. 

Le  mécanisme  de  la  respiration  a été  longtemps  inconnu  ; 
un  travail  magistral  de  deux  savants  américains,  MM.  S. 
W eir  Mitchell  et  George  R.  Morehouse  (i),  a jeté  une 
lumière  nouvelle  et  inattendue  sur  cette  intéressante 
question. 

L’immobilité  des  côtes  et  du  plastron,  l’absence  du  ster- 
num et  de  diaphragme  montraient  que  l’acte  de  la  respi- 
ration ne  pouvait  s’effectuer  de  la  même  manière  que 


(1)  s.  Weir  Mitchell  and  George  R.  Morehouse,  Researches  itpon  the  ana- 
torny  and  pliysiology  of  respiration  (Smithsonian  contributions  to  know- 
ledge, April  i863). 


3g4  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

dans  les  vertébrés  élevés.  Aussi  plusieurs  hypothèses 
avaient  été  émises  pour  l’expliquer.  « M.  Tauvry  (i) 
s’est  avisé  d’en  rapporter  la  cause  au  mouvement  de 
marche;  quand  la  tortue  est  en  repos,  sa  tête  et  ses  pieds 
sont  retirés  sous  l’écaille  supérieure,  et  la  peau  qui  l’en- 
veloppe entièrement  est  plissée,  mais  quand  l’animal 
marche,  il  pousse  au  dehors  sa  tête  et  ses  pieds  ; sa  peau 
s’étend,  puisqu’elle  est  tirée  par  ces  parties,  et  par  consé- 
quent elle  forme  intérieurement  un  plus  grand  espace,  et 
c’est  dans  cet  espace  vide  que  l’air  extérieur  est  obligé 
d’entrer.  » 

“Je  parvins  à me  démontrer,  dit  Varnier  (2),  que  le 
poumon  de  la  tortue  était  entouré  d’un  réseau  musculaire, 
que  par  ce  moyen  il  était  parfaitement  irritable,  qu’il 
avait  une  action  propre,  indépendante  des  autres  agents 
de  la  respiration  et  qu’il  pouvait  inspirer  par  lui-même.  » 
Longtemps  a prévalu  l’opinion  de  Cuvier,  qui  compa- 
rait la  respiration  des  tortues  à celle  des  grenouilles  : 
“ Le  même  mécanisme,  dit-il,  est  mis  en  jeu  dans  les 
chéloniens.  La  déglutition  de  l’air  est  le  seul  moyen  dont 
ils  puissent  se  servir  pour  faire  entrer  ce  fluide  dans  leurs 
poumons.  Ils  dilatent  et  contractent  leur  gorge  alterna- 
tivement, ayant  la  bouche  fermée,  absolument  comme  les 
batraciens  et  par  les  mêmes  puissances.  Il  est  expulsé  par 
deux  paires  de  muscles  analogues  à ceux  du  bas-ventre 
des  animaux  précédents  (3).  » 

Des  dissections  habiles  et  de  nombreuses  expériences 
ont  permis  aux  savants  américains  de  constater  que  le 
mécanisme  est  plus  parfait.  L’inspiration  est  déterminée 
par  la  contraction  de  muscles  spéciaux  ayant  la  même 
fonction  que  le  diaphragme  des  vertébrés  élevés.  L’expi- 
ration est  eflectuée  par  l’action  de  muscles  respiratoires, 
comprimant  les  poumons  et  diminuant  la  capacité  de  ces 

(1)  Mitchell  et  Morehouse,  p.  3. 

(2)  Mitchell,  etc.,  p.  3. 

(3)  Cuvier,  Leçons  d’anatomie  comparée,  1840,  VII,  216. 


LES  CHÉLONIEXS. 


395 

derniers.  La  glotte  se  ferme,  en  partie  automatiquement, 
et  ne  s’ouvre  que  durant  les  deux  phases  delà  respiration. 
Nous  donnons  en  note  la  synthèse  du  travail  des  savants 
américains  (1). 

Ainsi  les  physiologistes  ont  versé  dans  une  grave  erreur 
en  comparant  la  respiration  des  tortues  à celle  des  batra- 
ciens ; elle  se  rapproche  plutôt  du  même  acte  des  vertébrés 
supérieurs,  ce  qui  concorde  avec  la  place  que  tous  les 
zoologistes  attribuent  aux  chéloniens,  à la  tète  des  rep- 
tiles. 

C’est  une  nécessité  pour  beaucoup  de  tortues,  qui 
passent  un  temps  notable  sous  l’eau,  de  pouvoir  fermer 
hermétiquement  la  glotte. 

()uand  les  physiologistes  américains  divisaient  la  tra- 
chée ou  paralysaient  les  muscles  de  la  glotte  d’un  de  ces 
animaux,  les  poumons  perdaient  la  faculté  de  retenir  l’air 
pour  un  certain  temps.  Mais,  après  un  jour  ou  deux,  un 
curieux  changement  se  produisait,  la  tortue  respirait 
régulièrement,  au  lieu  de  laisser  échapper  l’air  par  la 
trachée  ouverte,  l’animal  maintenait  les  muscles  inspira- 
toires contractés  et  parvenait  de  la  sorte  à retenir  l’air 
dans  les  poumons  pour  l’hématose. 

Les  chéloniens  ne  se  départissent  pas  de  leur  lenteur 
ordinaire,  quand  il  s’agit  d’accomplir  les  actes  qui  servent 
à perpétuer  l’espèce.  Le  rapprochement  dure  parfois  plu- 
sieurs jours,  des  semaines  même  pour  quelques  espèces, 
au  dire  de  quelques  naturalistes.  « Il  est  vrai,  dit  le 
D'’  Sauvé,  il  est  vrai  que  les  tortues  sont  peu  prestes 
dans  leurs  mouvements,  mais  dans  ces  circonstances 

(1)  Mitchell  et  Morehouse,  op.  cil.,  pp.  38  et  39. 

1"  In  Chelonians  the  superior  laryngeal  nerve  is  distributed  both  to  the 
opening  and  closing  muscles  of  the  glottis. 

2”  The  inferior  laryngeal  nerve  is  distributed  solely  to  the  opening  muscle 
of  the  glottis. 

3“  A true  chiasm  exists  between  the  two  superior  laryngeal  nerves. 

4"  The  expiratory  muscle  lies  within  the  breast-box,  and  consists  of  ante- 


396  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

n’abusent-elles  pas  du  privilège  de  leur  proverbiale  len- 
teur ( 1 ) ? ri 

Les  chéloniens  sont  ovipares;  ils  déposent  leurs  œufs 
dans  des  trous  creusés  en  terre,  où  la  chaleur  du  soleil 
doit  faire  éclore  l’embryon.  Quand  l’époque  de  la  ponte 
est  arrivée  pour  les  tortues  marines,  elles  se  dirigent  en 
grand  nombre  vers  des  îles  sablonneuses,  y atterrissent, 
sortent  de  l’eau  au  coucher  du  soleil  et  se  rendent  avec  de 
grands  efforts  jusqu’au  niveau  des  plus  hautes  eaux.  Là, 
elles  creusent  des  trous  dans  le  sable,  y déposent  leurs 
œufs,  toujours  très  nombreux  (environ  100  dans  le  Sphar- 
gis).  Après  avoir  recouvert  la  nichée  avec  du  sable, 
l’animal  regagne  la  mer.  C’est  durant  ces  voyages  qu’on 
les  surprend.  Quand  on  les  rencontre  sur  des  plages  de 
sable,  dit  le  D^'  Sauvé,  on  les  retourne  au  moyen  do  leviers 
et  il  leur  est  alors  impossible  de  reprendre  leur  attitude 
naturelle.  Après  leur  éclosion,  les  petites  tortues  se  diri- 
gent à la  hâte  vers  la  mer  ; déjà  durant  ce  court  trajet,  de 
grands  dangers  les  menacent  : des  oiseaux  de  proie 
guettent  leur  éclosion. 

La  durée  de  l’incubation  est  généralement  très  longue  : 
la  cistude  européenne  (Cistudo  europæa  = Eimjs  lutaria), 
dit  le  professeur  Miram  (2),  qui  a eu  l’occasion  de  l’obser- 


rior  and  posterior  bellies  connected  by  a strong  tendon  continuons  across 
the  niiddle  line,  and  common  to  both  sides  of  the  animal. 

5°  The  inspiratory  muscles  occupy  tbe  flank  spaces  on  either  side. 

G“  Inspiration  is  efîected  by  the  contraction  of  the  flank  muscles,  which  in 
appearance  strongly  resemble  the  diaphragms  of  superior  animais. 

7°  E.xpiration  is  effected  by  the  consentaneous  action  of  the  four  mus- 
cular  bellies  above  described,  which  thus  compress  the  viscera  against  the 
lungs.  The  act  of  respiration  consist  of  an  expiration  and  an  inspiration, 
during  which  the  glottis  remains  open. 

8°  The  opening  of  the  glottis  is  effected  through  the  agency  of  the  supe- 
rior and  inferior  laryngeal  nerves,  both  of  which  are  distributed  to  the 
dilating  muscle  of  the  glottis.  The  superior  laryngeal  nerve  présidés  over 
the  closure  of  the  glottis,  being  in  part  distributed  to  its  sphincter  muscle. 
The  elastic  contractility  of  the  glottic  cartilages  aids  in  closing  this  orifice. 

(1)  D''  Sauvé,  Observations  sur  une  tortue  de  mer,  Sphargis  Luth,  p.  121. 

(2)  Prof.  Miram,  Beitrüge  zur  Naturgeschichte  der  Sumpfschildkroten, 

p.  482,  1887. 


LES  CHÉLONIENS. 


397 


ver  dans  les  marais  de  Kiew,  pond  à la  fin  de  mai  ou  au 
commencement  do  juin,  et  c’est  seulement  au  mois  d’avril 
de  l’année  suivante  que  les  jeunes  éclosent.  Ce  développe- 
ment embryonnaire  est  en  harmonie  avec  la  lenteur  do  la 
croissance  de  ces  animaux  et  leur  longévité.  Même  quand 
les  œufs  pondus  sont  nombreux  et  soigneusement  cachés 
par  la  mère,  les  dangers  qu’ils  courent  durant  la  longue 
période  d’incubation  empêchent  la  multiplication  et  l’ex- 
tension de  l’espèce. 

Presque  toutes  les  espèces  de  cet  ordre  appartiennent 
aux  contrées  chaudes  ; leur  existence,  en  grand  nombre, 
dans  les  terrains  du  nord  de  l’Europe,  a permis  aux  pre- 
miers géologues  do  démontrer  l’abaissement  du  climat  de- 
nos  contrées.  Entre  les  tropiques,  elles  se  retirent  dans 
une  retraite,  sous  le  feuillage,  durant  la  saison  sèche  et 
brûlante,  sans  prendre  de  nourriture.  Les  tortues,  qui 
vivent  dans  les  régions  tempérées,  s’enfouissent  avant 
l’hiver  dans  un  trou  creusé  en  terre  et  s’endorment  d’un 
profond  sommeil  hibernal,  interrompu  par  quelques 
réveils.  Les  tortues  des  contrées  tropicales,  introduites 
sous  notre  climat,  tombent  dans  une  profonde  léthargie 
à l’approche  de  l’hiver,  durant  lequel  elles  succombent 
généralement. 

« Les  tortues,  dit  Claus  (1),  sont  des  animaux  lourds  et 
paresseux,  chez  lesquels  les  fonctions  végétatives  sont 
très  développées  et  l’activité  physique,  au  contraire,  très 
limitée,  On  ne  leur  connaît  aucune  de  ces  industries 
qui  nous  font  admirer  d’autres  animaux.  On  a vu  quelque- 
fois des  tortues  captives  devenir  familières  et  prendre  une 
personne  particulière  en  affection.  11  nous  a été  donné 
d’observer  un  cas  assez  remarquable  : Une  Oiersina 
amjulata,  dès  qu’on  la  touchait,  même  dès  qu’on  l’appro- 
chait, se  retirait  dans  sa  “ coquille  ”,  et  elle  exprimait  sa 
mauvaise  humeur  par  un  sourd  grincement.  Mais  elle  se 


(1)  Claus,  Zoologie  générale,  Paris  1885,  p.  1348. 


3g8  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

laissait  caresser,  tirailler,  placer  sur  le  dos,  tirer  les  pattes, 
par  une  enfant  cpii  avait  l’habitude  de  lui  couper  de  l’herbe 
et  de  lui  apporter  des  feuilles  de  salade  ; elle  ne  montrait 
alors  ni  mécontentement, ni  mauvaise  humeur;  elle  recon- 
naissait l’enfant  de  loin  et  allait  à sa  rencontre,  tandis 
quelle  fuyait  toutes  les  autres  personnes.  Les  tortues  ter- 
restres captives  mangent  de  toutes  les  herbes,  tout  en 
montrant  une  prédilection  marquée  pour  la  laitue  ; elles 
saisissent  les  feuilles  dans  leur  bec  corné  et  soulèvent 
brusquement  la  tête  pour  les  couper,  ou  elles  appuient  un 
pied  sur  une  feuille  plus  consistante  qu’elles  veulent 
déchirer. 

Beaucoup  de  ces  êtres  sont  sauvages  et  colères  et, 
quand  on  les  approche,  ils  mordent  avec  acharnement 
et  fureur.  On  tire  parfois  profit  de  la  gloutonnerie 
des  tortues  d’eau  douce  pour  les  prendre  à l’hameçon. 
En  général  leur  chair  est  peu  estimée,  elle  exhale 
une  odeur  si  désagréable  que  partout  on  les  rejette. 
On  a utilisé,  en  pharmacie,  la  petite  cistude  européenne, 
pour  la  fabrication  des  sirops  et  bouillons  pectoraux 
de  tortue.  Malgré  son  aspect  repoussant,  on  estime  en 
Amérique  la  Clielydra  metamata,  pour  sa  chair  savou- 
reuse. La  chélonée  franche  est  la  seule  dont  on  fasse  une 
grande  consommation;  elle  est  l’objet  d’un  commerce  con- 
sidérable et  d’une  pêche  active.  Suivant  Commerson  et 
Sait,  les  habitants  de  la  côte  de  Mozambique  emploient  le 
Naucrate  (=  Rémora)  pour  la  pêche  de  cette  espèce. 
On  serait  tenté  de  reléguer  parmi  les  contes  ce  procédé 
de  pêche,  s’il  n’était  attesté  par  des  auteurs  sérieux  (i). 

« On  attache  à la  queue  du  poisson  vivant  un  anneau 
d’un  diamètre  assez  large  pour  ne  point  l’incommoder, 
mais  assez  étroit  pour  être  retenu  par  la  nageoire 
caudale.  Une  corde  très  longue  est  fixée  à cet  anneau. 
L’échineis,  ainsi  préparé,  est  conservé  dans  un  vase 

(t)  Cfr.  VanBeneden,  Commensaux  et  parasites, ’ç.  24,  1878. 


LES  CHÉLONIENS. 


399 


plein  d’eau  salée,  qu’on  renouvelle  très  souvent  ; les 
pêcheurs  mettent  le  vase  dans  leur  barque  et  se  dirigent 
vers  les  parages  fréquentés  par  les  tortues  marines,  qui 
ont  l’habitude  de  dormir  à la  surface  des  flots,  mais  que 
le  moindre  bruit  réveille  et  fait  échapper  à l’avidité  de 
l’homme.  Quand  on  en  aperçoit  une  de  loin,  on  jette  le 
naucrate  à la  mer,  en  lâchant  une  longueur  égale  à la 
distance  où  se  trouve  la  tortue.  Le  poisson  cherche  à fuir 
de  tous  côtés,  et  parcourt  tout  le  cercle  dont  cotte  corde 
est  pour  ainsi  dire  le  rayon.  Enfin  rencontrant  un  point 
d’appui  sous  le  plastron  do  l’animal  endormi,  il  s’y  attache 
et  donne  ainsi  aux  pêclieurs  le  moyen  d’amener  à eux  la 
tortue  en  retirant  la  corde.  Cette  pêche  est  donc,  selon 
l’expression  do  M.  VanBeneden,  le  pendant  do  la  chasse 
au  faucon. 

La  force  musculaire  des  chéloniens  est  assez  grande  ; 
quand  une  Emijcle  a saisi  le  bâton  avec  lequel  on  la  har- 
celait au  fond  de  l’eau,  on  ne  peut  presque  lui  faire  lâcher 
prise.  Nous  avons  cité  ailleurs  le  fait  d’une  Testudo  sid- 
cata,  de  45  centimètres  de  long,  qui  a été  en  vio  à Hasselt, 
traînant  à travers  un  jardin  une  petite  voiture,  dans 
laquelle  un  enfant  prenait  place. 

Rien  n’est  plus  remarquable  que  la  résistance  vitale  do 
ces  animaux.  Cuvier  a vu  des  tortues  se  mouvoir  plusieurs 
heures  après  la  décapitation  ou  après  l’extraction  d’orga- 
nes intérieurs  essentiels.  Les  savants  américains  qui  ont 
fait  connaître  la  respiration  de  ces  reptiles  ont  été  favo- 
risés dans  leurs  recherches  par  cotte  circonstance  que  les 
animaux  à l’éprouve  restaient  longtemps  en  vie  et  no 
semblaient  guère  souffrir  quand  on  avait  enlevé  le  plas- 
tron, ouvert  le  corps  et  mis  à nu  les  organes  internes;  ces 
naturalistes  ont  pu  ainsi  saisir,  sur  l’animal  vivant,  toutes 
les  circonstances  de  l’acte  respiratoire. 

Les  chéloniens  se  rapprochent,  par  les  organes  internes, 
des  oiseaux  et  des  crocodiles  : aussi  les  zoologistes  sont- 


400  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

ils  unanimes  à les  placer  en  tête  de  la  classe  des  reptiles. 
M.  VanBeneden  croit  que  les  Sphargis  (i)  se  placent  entre 
les  crocodiles  et  les  Trionyx,  et  que  celles-ci  conduisent 
aux  tortues  marines,  puis  aux  tortues  terrestres;  que,  par 
conséquent,  ces  animaux  s’enchaînent  aux  autres  reptiles 
en  passant  par  les  crocodiliens.  Le  savant  professeur 
parle  évidemment  des  Sphargis  fossiles;  car  l’espèce  de 
la  nature  actuelle  est  trop  spécialisée  pour  pouvoir  entrer 
dans  cette  série. 

Les  précurseurs  de  nos  tortues  ne  sont  pas  des  animaux 
déjà  pourvus  de  plaques  cornées,  mais  il  faut  les  recher- 
cher parmi  ceux  dont  le  corps  est  encore  couvert  d’une 
peau  continue. 

En  effet,  si  l’on  suit  les  transformations  des  faunes  à 
travers  les  âges  géologiques,  on  constate  presque  toujours 
que,  dans  l’évolution  d’un  groupe  naturel  d’êtres,  ses 
représentants  ne  retournent  plus  à une  conformation 
modifiée  durant  les  époques  antérieures.  Ainsi,  comme  on 
l’a  dit,  le  canon  des  ruminants  ne  se  résoudra  plus  en  ses 
éléments,  et  cet  os  ne  retournera  plus  à l’état  que  nous 
montre  l’Anoplotheriimi.  Utilisant  ce  même  argument, 
nous  dirons  que  l’on  ne  peut  supposer  qu’une  fois  les 
plaques  cornées  acquises,  elles  se  perdent  de  nouveau 
pour  donner  naissance  à la  disposition  qu’on  constate  dans 
les  Trionyx  et  le  Sphargis  : c’est  donc  à juste  titre  que 
M.  Van  Beneden  dit  que  ces  deux  groupes  renferment, 
tous  deux,  des  formes  archaïques. 

L’histoire  paléontologique  de  cet  ordre  est  encore 
incomplète  et  renferme  des  lacunes  considérables.  « C’est 
avec  la  période  oolithique,  que  se  manifestent  les  premiers 
chéloniens  » (2)  ; les  divers  groupes  font  à peu  près  simul- 
tanément leur  apparition  tant  en  Amérique  qu’en  Europe. 
Leur  existence,  antérieurement  au  jurassique,  est  néan- 


(1)  Van  Beneden,  Note  sur  les  ossements  de  Sphargis,  etc.,  op.  cit.,  p.  677. 

(2)  Lapparent,  Traité  de  Géologie,  Paris  1883,  p.  842. 


LES  CHÉLONIENS. 


401 


moins  très  probable  (1).  On  a cru  trouver  des  impressions 
de  pieds  de  tortues  sur  les  vieux  grès  rouges  (terrain  dévo- 
nien), dans  le  Morayshire.  “ Ces  traces,  dit  Pictet,  sont 
évidemment  dues  à un  animal  à quatre  pieds  ; leur  forme 
arrondie,  sans  doigts  bien  marqués,  leur  absence  même 
de  caractères  précis,  peuvent  les  faire  attribuer  à des  tor- 
tues de  terre  ; mais  je  ne  saurais  voir  là  qu’une  présomp- 
tion peu  démontrée.  D’autres  traces  plus  récentes  ont  été 
découvertes,  sur  le  nouveau  grès  rouge  (terrain  triasique). . . 
dans  le  comté  de  Dumfries  et  décrites  par  Duncan.  Leur 
comparaison  avec  des  impressions  que  des  reptiles  du 
monde  actuel  formeraient  sur  le  sable  montre  que  c’est  avec 
celles  des  tortues  de  terre  qu’elles  ont  le  plus  de  rapports. 
On  ne  peut  également  voir  dans  ces  faits  qu’une  probabi- 
lité, et  il  faut  attendre  la  découverte  de  quelques  osse- 
ments, pour  pouvoir  prononcer  avec  certitude  que  les 
tortues  de  terre  ont  vécu  dès  l’époque  primaire  (2).  » 

Contrairement  aux  autres  groupes  de  reptiles,  les  tor- 
tues paraissent  avoir  été  à leur  apogée  durant  l’ère  ter- 
tiaire, tant  pour  le  nombre  que  pour  la  variété  do  leurs 
représentants.  Le  fait  est  incontestable  pour  les  tortues 
marines,  car  presque  tous  les  dépôts  marins  tertiaires 
recèlent  de  nombreux  restes  de  thalassites. 

La  taille  des  fossiles  ne  paraît  guère  avoir  excédé  celle 
des  représentants  actuels  de  cet  ordre,  si  l’on  excepte  le 
groupe  des  Athecæ.  Le  Spliargis  du  Muséum  de  la 
Rochelle,  un  des  plus  grands  exemplaires  connus,  atteint 
2™20  de  longueur  totale  (3).  Protosphargis  veronensis  (4), 
Cap,  atteignait  2”'g6,  et  le  Protostega  gigas  (5)  de  Copc 
atteignait  quatre  mètres. 

Les  tortues  marines  sont  actuellement  toutes  d’une 

(1)  Lombart  Brichenden,  in  Pictet,  Traité  de  paléontologie,  I,  p.  442. 

(2)  Pictet,  op.  cit.,  p.  442. 

(3)  Sauvé,  op.  cit.,  p.  147. 

(4)  Gapellini,  Il  Chelonio  Veronese,  Reale  Accademia  dei  Lincei,  1884,  p.  28. 

(5)  Gepe,  The  Vertebrata  of  the  Cretaceous  formations  of  the  West,  Was- 
hington 1875,  p.  99. 

XXI 


26 


402 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


grande  taille  ; parmi  les  fossiles,  on  en  trouve  qui  n’ont  que 
quelques  centimètres  de  longueur,  et  d’autres  comme  la 
Chelonia  gerundica  (i)  dont  la  carapace,  d’après  Del- 
fortrie,  atteignait  deux  mètres.  Aux  pieds  de  l’Himalaja, 
Cautley  et  Falconer  ont  retrouvé  des  débris  d’une  tortue 
terrestre  gigantesque,  dépassant  de  beaucoup  tous  les  ché- 
loniens  actuels  : la  carapace  avait  12  1/2  pieds  anglais 
de  long,  8 de  large  et  6 de  haut.  Si  l’on  prend,  comme 
terme  de  comparaison,  la  Testudo  indica,  l’animal  attei- 
gnait près  de  20  pieds  de  longueur. 

Malgré  un  grand  nombre  de  beaux  travaux,  la  classi- 
fication des  chéloniens  laisse  beaucoup  à désirer  : la 
plupart  des  coupes  que  l’on  a faites  reposent  sur  des 
caractères  secondaires  et  des  considérations  vagues. 

Les  premiers  naturalistes,  dit  Geoffroy  Saint-Hilaire  (2), 
s’apercevant  qu’il  en  existait  dans  la  mer,  dans  les  fieuves 
et  sur  la  terre,  et  dans  la  persuasion  que  cette  diversité 
de  séjour  tenait  à quelque  chose  d’essentiel  dans  leur 
organisation,  ont  pris  l’habitude  de  les  distinguer  sous 
les  noms  de  tortues  de  mer,  tortues  de  fieuve  et  tortues 
terrestres. 

Linné  les  réunissait  toutes  dans  un  seul  genre  et  y 
distinguait  trois  groupes  : 1°)  Testudines  marinæ,  pedibus 
pinniformibus  ; 2°)  Testudines  fluviatiles,  pedibus  pal- 
matis  ; 3°)  Testudines  terrestres,  pedibus  clavatis. 

Le  comte  de  Lacépède,  en  1778,  les  partageait  en  deux 
genres  : le  premier  comprenant  les  tortues  marines,  à 
doigts  réunis,  allongés,  aplatis  et  conformés  en  nageoire  ; 
le  second  contenant  celles  qui  ont  les  doigts  séparés  et 
distincts. 

Brongniart  ajouta  le  genre  Emys ; Duméril  celui  de 
Chelys;  Geoffroy  Saint-Hilaire,  celui  de  Trionyx. 


(1)  Delfortrie,  Les  chéloniens  du  miocène  de  la  Gironde  (t.  XXVII  des  Actes 
DE  LA  Société  linnéenne  de  Bordeaux,  p.  4). 

(2)  Geoffroy  Saint-Hilaire,  op.  cit.,  p.  1. 


LES  CHÉLONIENS. 


40  3 

Dans  l’erpétologie,  Duméril  et  Bibron  ont  établi  une 
classification  qui,  sauf  quelques  légères  modifications,  a 
été  adoptée  jusque  dans  ces  dernières  années.  Ils  divisent 
cet  ordre  en  quatre  familles  : 1°  Les  Chersites,  comprenant 
les  tortues  terrestres  ; 2°  les  Élodites  ou  tortues  palu- 
dines  ; 3°  les  Fotmnites,  fluviatiles;  4“  les  ThaJassites  ou 
tortues  marines. 

La  seconde  famille  comprend  le  groupe  des  Cryptodères 
ou  des  Émydes,  caractérisés  par  un  bassin  non  soudé  au 
plastron,  ce  dernier  recouvert  de  12  plaques  cornées 
seulement,  une  tête  comprimée  latéralement,  et  la  faculté 
de  retirer  la  tête  complètement  sous  la  carapace. 

Les  espèces  du  second  groupe,  des  Pleurodères  ou  des 
Chélydes,  ont  le  bassin  soudé  au  plastron,  ce  dernier 
recouvert  par  1 3 plaques,  une  tête  plus  déprimée,  et  ils 
ne  peuvent  généralement  abriter  la  tête  sous  la  carapace, 
mais  seulement  sous  son  bord  proéminent. 

Dans  l’impossibilité  d’établir  une  ligne  de  démarcation 
bien  nette,  entre  les  deux  premières  familles,  le  P“  Cli.  L. 
Bonaparte  (1)  et,  à sa  suite,  Strauch  (2)  les  ont  réunies 
en  une  seule  sous  la  dénomination  de  Testiidinides  ; ce 
dernier  auteur  établit  pour  les  Chersites  et  les  Emydes  la 
tribu  des  Chersémydes,  et  les  Chélydes  constituent  la 
seconde.  Dautres  classifications  ont  été  proposées  par 
(Iray  (3j  et  par  Agassiz  (4). 

Ces  classifications  artificielles  ont  le  mérite  de  la  sim- 
plicité et  celui  de  réunir  les  animaux  qui  ont  un  régime  et 
des  mœurs  communs.  Néanmoins  tous  les  auteurs  qui 
ont  parlé  du  Sphargis  sont  unanimes  adiré  que  ce  remar- 
quable reptile  ne  pouvait  être  placé  à côté  des  autres 


(1  ) Bonaparte,  Saggio  di  lum  distribiizione  metodica  degli  animali  veiie- 
feran',  Borna,  1831,  pp.  70  et  71. 

(2J  Strauch,  Chelonologische  Studicn,  t.  V des  Mémoires  de  i, 'Académie 
IMPÉRIALE  DE  Saint-Pétersbourg,  VIP  Série,  p.64. 

(3)  Gray,  Catalogue  ofShield  Reptiles,  etc.,  London  1855,  p.  2. 

(4)  Agassiz,  Contributions  to  the  Nalural  Tlistorg  of  the  United  States  of 
Ainerica,  1. 1,  p.  321 . 


404 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


cliélonées  (i)  ; ou  créa  pour  lui  une  division  à part  sous  le 
nom  de  Sphargidæ  {(jVAy),Dermatochehjidæ  (Fitz.),  Athecæ 
(Cope),  Derniatochehjidæ  (Seeley).  La  dénomination  Athecæ 
semble  devoir  être  admise,  parce  cpie  Cope,  le  premier,  a 
établi  pour  le  Spliargis  un  groupe  indépendant,  non 
accolé  aux  autres  tortues  marines. 

A cette  division,  comprenant  les  cliéloniens  dont  la 
carapace  est  construite  d’après  un  type  spécial,  les  côtes 
et  les  vertèbres  dorsales  libres  et  indépendantes  du  der- 
matosquelette,  pourraient  être  opposés  tous  les  autres, 
dont  la  carapace  est  construite  d’après  un  autre  type 
uniforme,  les  cotes  et  les  vertèbres  dorsales  soudées  à 
l’exosquelette  ; ce  seraient  les  Thecophnra  (L)ollo)  (2). 

Ces  derniers  sont  divisés  par  Cope  en  Pleurodira, 
dont  le  bassin  est  soudé  au  plastron  (Clielydes)  et  qui  sont 
actuellement  confinés  dans  l’iiémisphère  austral,  et  en 
Crppiodira,  dont  le  bassin  n’est  pas  soudé  au  plastron  et 
comprenant  tous  les  autres  groupes  des  anciens  zoolo- 
gistes. Ces  deux  subdivisions  sont  à leur  tour  scindées  en 
un  grand  nombre  de  groupes,  dont  l’énumération  et  la 
caractérisation  dépasseraient  le  but  que  nous  nous  sommes 
proposé.  Cette  classification  de  Cope  a le  tort,  croyons- 
nous,  de  trop  se  baser  sur  les  caractères  tirés  de  l’exo- 
squelette  : ces  caractères  ne  nous  semblent  ni  essentiels, 
ni  primaires  ; les  productions  dermiques  ne  sont  .pas  en 
relation  si  intime  avec  les  organes  essentiels  qu’on  puisse 
leur  accorder  une  telle  importance,  hormis  dans  les 
Athecæ  Qt  les  T7?cco^;/mra,  lesquels,  par  suite  de  leur  cara- 


(1)  Gray,  Ann.  of  Philosophy,  t.  X,  p.  21i2,  1825.  Id.  Catalogue  of  Shield 
Reptiles,  p.  70. 

Fitzinger,  Sgst.  Rept.,  p.  30. 

Cope,  Aineric.  Assoc.  for  Advancement  of  Science,  t.  XIX,  p.  235;  et 
Description  of  tlie  gênas  Protosfega  (Am.  Phil.  Society,  mars  1872). 

Gervais,  Ostéologie  du  Sphargis  Luth,  p.  225. 

Seeley,  On  Psephophorus  polygonus,  op.  ciT.,  p.  412. 

(2)  L.  Dollo,  Note  sur  les  cliéloniens  du  Bruxellien  (Bulletix  du  Musée, 
1886,  t.  IV,  p.  79). 


LES  CHÉLONIENS.  4o5 

pace  et  de  ses  rapports  avec  les  organes  internes,  repré- 
sentent deux  types  d’organisation  bien  distincts. 

Le  D*'  Baur  (i)  rejette  cette  division  primordiale  des 
chéloniens  ; il  considère  les  Athecæ,  comme  les  formes 
les  plus  spécialisées  des  tortues  marines,  dont  ils  ne 
pourraient  être  séparés.  Tout  récemment  (2),  il  propose 
à son  tour  de  diviser  cet  ordre  en  deux  groupes  : 1°  Les 
Diacostoidea,  comprenant  les  seules  tortues. Il uviatiles  ou 
Trionychida  ; 2°  les  Paradiacostoidea,  comprenant  tous 
les  autres  chéloniens.  Il  s’appuie  sur  des  caractères  tirés 
de  l’entoplastron,  des  côtes  sacrées  et  caudales,  et  sur  le 
nombre  des  phalanges  des  doigts  4 et  5. 

Quoicpie  la  classification  de  Seeley,  basée  sur  les  carac- 
tères de  l’épiderme,  n’ait  été  guère  adoptée,  on  semble  y 
aboutir  par  degrés  ; les  uns,  isolant  les  Athecæ  à peau 
coriace  pour  des  raisons  plausibles,  d’autres  les  Triomj- 
chidœk  peau  molle,  on  laisse  les  autres  chéloniens,  réunis 
en  un  seul  groupe. 

En  i865,  M.  Strauch  (3)  comptait  194  tortues  vivantes, 
dont  36  Chersites,  89  Émydes,  40  Chélydes,  24  Triony- 
chida, enfin  5 tortues  marines,  y compris  le  Sphargis. 

Le  même  savant  chélonographe  a publié  sur  la  distribu- 
tion géographique  de  ces  animaux  un  travail  considérable, 
fruit  de  longues  et  patientes  recherches.  Il  a divisé  la 
terre  ferme  en  six  régions  fauniques  (Faunengebiete)  : la 
région  circumméditerranéenne,  comprenant  le  sud  de 
l’Europe,  le  nord  de  l’Afrique  et  les  contrées  occidentales 
de  l’Asie  bordant  la  Méditerranée  et  la  mer  Noire,  est 
très  pauvre  en  tortues;  on  n’y  rencontre  que  six  espèces, 
dont  trois  Chersites  et  trois  Plmydes  ; l’une  d’elles,  Emijs 
hitaria  (=Cistudo  ei(ropæa)  habite  la  majeure  partie  de 


(1)  D''  Baur,  Zoologischer  Anzeiger,  n°  244,  1887. 

(2)  D''  Baur.  Zoologischer  Anzeiger,  n"  238,  1886. 

(3)  Strauch,  I)ie  Vertheilung  (1er  Schildkrôten  iiber  den  ErdbaU,  Saint- 
Pétersbourg  1865,  p.  154. 


4o6  revue  des  questions  scientifiques. 

cetto  zone.  En  Espagne,  on  la  rencontre  avec  Clemmys 
lejn'osa,  autre  émyde,en  Italie,  avec  la  T.  græca,  terrestre. 
Les  tortues  captives  que  l’on  rencontre  en  Belgique  sont 
la  T.  pusilla  (=  mauritanica),  parfois  les  T.  campanulaia 
et  græca,  plus  rarement  encore  Emys  lutaria,  à doigts 
palmés.  L’an  dernier(i886),on  avait  observé  dans  le  Vieux- 
Démer,  à Béverst,  village  à deux  lieues  de  Hasselt,  un 
animal  étrange,  dont  la  présence  dans  cette  rivière  avait 
étonné  ou  plutôt  effrayé  les  braves  cultivateurs  dont  les 
prairies  longent  cette  eau.  Plusieurs  personnes  nous  attes- 
taient avoir  vu,  à diverses  reprises,  un  animal  inconnu 
se  précipiter  dans  l’eau  à leur  approche.  Bientôt  on 
nous  annonça  la  capture  d’un  tortue,  suivie  immédiatement 
d’une  seconde  ; c’étaient  deux  cistudes  européennes;  nous 
apprîmes  dans  la  suite  que  deux  tortues  s’étaient  échappées 
du  parc  d’un  château  voisin.  Ces  deux  animaux  avaient 
vécu  plus  d’une  année  en  liberté. 

L’aire  géographique  de  cette  espèce  s’étend  au  nord 
jusqu’à  la  Baltique  ; mais  elle  n’atteint  les  rivages  de 
l’Atlantique  que  dans  le  sud  de  la  France  et  au  nord  de 
l’Allemagne  (à  Wismar),  où  elle  est  très  répandue. 

La  région  géographique  africaine  comprend  tout  le  con- 
tinent et  les  îles  voisines,  sauf  le  nord  qui  appartient  à la 
région  méditerranéenne  ; elle  est  caractérisée  par  la  prédo- 
minance des  tortues  terrestres  (14),  la  présence  simultanée 
d’une  émyde,  des  chélydes(9)  et  des  tortues  fluviatiles(8).  Le 
caractère  prédominant  est  la  coexistence  des  deux  derniers 
groupes,  qui  s’excluent  mutuellement  ailleurs.  Cette  faune 
renferme  des  genres  spéciaux  de  ces  divers  groupes,  dont 
aucune  espèce  ne  se  retrouve  ailleurs,  Cimjxis  et  Chersina 
parmi  les  Chersites,  Sternothærus  et  Pelomedusa  parmi  les 
Chélydes,  Cycloderma  dans  les  Potamites.  C’est  un  fait 
connu  que  les  animaux  africains  ont  une  extension  géogra- 
phique considérable,  et  que  beaucoup  d’entre  eux  se 
retrouvent  dans  les  îles.  La  plupart  des  tortues  font 
exception  à cette  règle,  et  ne  s’étendent  que  sur  une 


LES  CHÉLONIENS. 


407 


partie  restreinte  du  continent.  L’île  de  Madagascar,  au 
point  de  vue  chélonologique,  doit  être  considérée  comme 
une  dépendance  de  l’Afrique  ; la  ressemblance  frappante 
que  l’on  observe  entre  la  faune  de  cette  île  et  celle  des 
Indes  orientales  fait  ici  complètement  défaut  ; des  huit 
tortues  habitant  Madagascar,  sept  se  retrouvent  sur  le 
continent,  une  seule,  Pyxis  arachnoïdes , est  commune  à 
cette  île  et  aux  Indes  et  manque  en  Afrique.  Sur  les  îles 
du  canal  de  Mozambique  et  les  Seychelles,  on  trouve  une 
tortue  terrestre  géante,  atteignant  parfois  un  poids  de 
25o  kilogrammes,  Testudo  elephantina,  que  l’on  ne  trouve 
ni  à Madagascar,  ni  sur  le  continent.  Strauch  fait  observer 
que  ce  fait  n’est  pas  isolé  ; sur  les  îles  Galapagos,  on 
rencontre  également  une  grande  tortue  qui  ne  vit  pas  à 
l’état  sauvage  dans  l’Amérique  du  Sud. 

La  région  asiatique  est  caractérisée  par  la  prédo- 
minance des  Émydes  (3i)  la  présence  de  quelques  Cher- 
sites[(^),  et  tortues  fluviatiles  (14),  comprenant  plus  de  la 
moitié  des  Trionychida  vivants.  Par  la  prédominance  des 
Émydes  Qi  la  communauté  de  plusieurs  genres, cette  région 
offre  une  grande  ressemblance  avec  l’Amérique  septen- 
trionale. 

La  région  australienne,  c’est-à-dire  le  continent  austra- 
lien seul,  les  tortues  faisant  défaut  ailleurs,  n’a  que  des 
Chéhjdes,  offrant  une  ressemblance  frappante  avec  celles 
de  l’Amérique  méridionale.  On  y a trouvé  un  individu 
d’une  espèce  terrestre  que  l’on  rencontre  également  en 
Asie. 

L’Amérique  méridionale,  formant  la  cinquième  région, 
est  habitée  par  3 Chersites,  23  Chélydes  et  9 Emydes. 

L’Amérique  septentrionale  n’a  de  commun  avec  la 
région  précédente  qu’une  seule  tortue  (Cinosternon 
leucostomum) ; elle  contient  2 tortues  terrestres,  40  palu- 
dines  et  2 Üuviatiles.  Toutes  les  paludines  appartiennent 
au  groupe  des  Emydes,  et  les  espèces  propres  à l’Amé- 
rique du  Nord  possèdent  des  barbillons,  rappelant  les 


4o8  revue  des  questions  scientifiques. 

Chélydes  de  la  région  sud-américaine,  presque  toutes  pour- 
vues des  mêmes  organes,  que  les  Eniydes  et  les  Chélydes 
de  l’ancien  continent  ne  possèdent  jamais. 

C’est  un  fait  unique  dans  la  distribution  géographique 
des  vertébrés  actuels,  qu’un  genre  (TestudoJ  a des  espèces 
dans  toutes  les  parties  du  monde,  à l’exclusion  de 
l’Australie. 

Enfin  la  région  océanique  comprend  les  mers  de  la  zone 
tropicale  et  des  zones  tempérées  ; la  mer,  si  riche  en  Thalas- 
sites  durant  l’èrc  tertiaire,  ne  renferme  plus  que  cinq 
espèces.  Les  tortues  marines  ne  paraissent  dépasser  que 
exceptionnellement  le  42°  N.  et  le  40°  S.  ; celles  que  l’on 
trouve  au  delà  de  ces  latitudes  semblent  y avoir  été 
entraînées  par  les  courants,  ou  par  les  tempêtes.  Ces 
animaux,  dont  les  organes  de  locomotion  sont  très 
puissants,  ont  une  extension  géographique  étendue. 
Chelone  Mydas  (=  viridis),\-à  tortue  comestible,  ainsi  que 
Ch.  imbricata,  si  recherchée  pour  ses  plaques  cornées,  se 
rencontrent  dans  toutes  les  mers  excepté  la  Méditer- 
ranée. Le  Sphargis  (Dermatochelys  coriacea)  et  Thalasso- 
chelys  corticata,  plus  commune,  se  rencontrent  surtout 
dans  l’Atlantique,  la  Méditerranée  et  l’océan  Indien; 
tandis  que  Thalassochelys  olivacea  ne  se  rencontre  que 
dans  l’hémisphère  oriental,  la  mer  de  Chine,  la  mer  de 
la  Sonde,  l’océan  Pacifique  et  la  mer  Rouge;  en  sorte  que 
les  deux  Thalassochelys  semblent  s’exclure  mutuellement. 


Abbé  G.  Smets, 

Docteur  en  sciences. 


LA  NOIV-UMVERSALITÉ  Dll  DÉLOGE 


RÉPONSE  AUX  OBJECTIONS. 


IV 

LE  DÉLUGE  ET  LA  CROYANCE  TRADITIONNELLE. 

Le  fait  de  l’universalité  ethnographique  du  déluge, 
laissé  en  dehors  du  domaine  de  la'foi  par  saint  Pierre,  ne 
se  trouve  pas  dans  renseignement  dogmatique  des  Pères. 
Les  textes  apportés  par  le  R.  P.  Brucker  l’ont  grande- 
ment prouvé.  Nous  serions  donc  en  droit  do  passer  à 
d’autres  points.  Mais  le  docte  religieux  insiste. 

« L’examen  de  quelques  objections  servira  à confirmer 
l’argument  que  nous  venons  de  [développer  »,  écrit-il  au 
début  de  son  article  d’octobre  (i).  « II  n’est  plus  néces- 
saire, pensons-nous,  de  réfuter  longuement  l’assimilation 
entre  le  consensus  des  Pères  sur  la  question  qui  nous 


(1)  L’universalité  du  déluge,  2'  article,  Revue  des  questions  scientifiques, 
octobre  188G,  pp.  438-486. 


410 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


occupe  et  celui  qui  existait,  dit-on,  au  sujet  du  mouve- 
ment du  soleil  par  rapport  à la  terre,  de  la  forme  de 
notre  globe  (i),  etc.  Car,  d’abord,  il  n’y  a jamais  eu  de 
consentement  unanime  de  la  tradition  sur  les  opinions 
cosmograpliiques  auxquelles  on  fait  allusion  ; la  plupart 
des  Pères  n’en  ont  même  pas  dit  un  mot.  Ensuite,  et 
surtout,  l’accord  qui  a pu  exister  là-dessus  n’a  certaine- 
ment rien  de  commun  avec  le  consensus  que  nous  venons 
de  constater.  A aucune  époque  ces  opinions  n’ont  fait 
partie  de  l’enseignement  religieux,  public  de  l’Eglise 
universelle  (2);  un  très  petit  nombre  d’auteurs  ecclésias- 
tiques, parmi  lesquels  on  peut  citer  un  ou  deux  Pères, 
les  ont  proposées  comme  appartenant  en  quelque  manière 
à la  foi.  Passons  à des  difficultés  plus  sérieuses  (3).  ” 

Le  savant  jésuite  sent  le  danger  de  s’arrêter  sur  ce 
terrain.  Ce  qui  frappe  dans  le  paragraphe  que  nous 
venons  de  transcrire,  c’est,  avec  de  légères  contradic- 
tions, la  crainte  de  se  voir  opposer  certains  faits  histo- 


(1)  Au  XV'  siècle,  comme  le  dit  M.  Motais  (p.  157,  n.  4),  on  admettait  encore 
la  non-sphéricité  de  la  terre.  “ Cette  interprétation  fausse,  dit  M.  Vigoureux 
( Cosmogonie,  p.  56),  avait  néanmoins  fait  si  bien  son  chemin  parmi  un  certain 
nombre  de  commentateurs,  que,  vers  l’époque  même  où  Christophe  Colomb 
découvrait  l’Amérique,  un  Espagnol,  "Tostat,  évêque  d’Avila,  prétendait, 
d’après  ce  que  rapporte  Mont^ucon,  que  l’opinion  qui  enseigne  la  sphéricité 
delà  terre  est  téméraire  et  in  fide  nontuta.  „ Cela  suppose  que  la  croyance  à 
la  non-sphéi’icité  de  la  terre  était  alors  assez  commune.  M.  Vigoureux  ajoute: 
“ Cet  exemple  est  bien  propre  à montrer  aux  exégètes  quelle  réserve  ils  doi- 
vent apporter  à l’explication  scientifique  Aes  saintes  Ecritures.  Il  prouve  aussi, 
par  l’accord  unanime  de  tous  les  commentateurs  d’aujourd’hui  à admettre  la 
sphéricité  de  la  terre,  que,  lorsqu’une  vérité  scientifique  est  solidement  éta- 
blie, ce  n’est  pas  l’Église  qui  la  repousse  , (p.  57).  Nous  sommes  étonné  que 
le  R.  P.  Brucker  n’ait  pas  lu  cela  dans  cet  ouvrage  qu’il  invoque  contre 
M.  Motais.  Les  autres  travaux  auxquels  il  renvoie  ne  conti’edisent  pas  à 
Taffii-mation  de  M.  Motais. 

(2)  Nous  ne  savons  ce  que  le  R.  P.  Brucker  entend  ici  par  “ enseignement 

religieux,  public  de  l’Église  universelle.  , Il  ne  veut  évidemment  pas  parler 
de  l’enseignement  ; s’il  avait  cette  pensée,  ce  qu’il  dit  là  serait 

bien  grave  et  rendrait  difficile  l’explication  de  l’affaire  de  Galilée.  Car  dans 
quelques  Instants  nous  allons  entendre  le  cardinal  Bellarmin  donner  un 
démenti  formel  au  R.  P.  Brucker. 

(3)  Art.  d’octobre,  p.  437. 


• LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  41 1 

riques.  L’auteur  a évidemment  devant  les . yeux  les 
spectres  de  Josué  et  de  Galilée  : « La  plupart  des  Pères 

n’en  ont  pas  dit  un  mot Passons.  » Pardon!  Le  cardinal 

Bellarmin,  « l’homme  de  la  tradition  et  l’adversaire  des 
nouveautés  ’î,  n’est  pas  de  cet  avis.  Eu  l’écoutant,  on 
pourra  constater  quel  rapport  il  y a,  au  point  de  vue  de 
l’enseignement  des  Pères,  entre  la  question  scientifique 
du  mouvement  du  soleil  et  la  question  historique  de 
l’universalité  du  déluge  (i). 

Qu’on  nous  pardonne  cette  digression , dont  on 
verra  facilement  l’importance  et  l’intérêt  pour  le  cas  qui 
nous  occupe. 

« Dans  une  lettre  adressée  le  12  avril  161 5 au  carme 
Foscarini,  en  réponse  à l’envoi  que  lui  avait  fait  celui-ci 
de  sa  conciliation  du  système  de  Copernic  avec  la  Bible, 
Bellarmin  lui  donnait  en  ces  termes  son  avis  sur  la 
question  ; 

« 1°  Je  dis  qu’à  mon  sens  V.  P.  et  le  S.  Galilée  feraient 
prudemment  en  se  contentant  de  parler  « ex  suppositione  » 
et  non  d’une  manière  absolue,  comme  j’ai  toujours  cru 
qu’avait  parlé  Copernic.  En  effet,  dire  que,  la  terre  étant 
supposée  mobile  et  le  soleil  en  repos,  toutes  les  apparences 
{célestes)  s’expliquent  mieux  qu’en  admettant  les  excen- 
triques et  les  épicycles,  c’est  parfaitement  dit,  cela  n’offre 
aucun  péril,  et  suffit  d’ailleurs  au  mathématicien.  Mais 
vouloir  affirmer  que  réellement  le  soleil  occupe  le  centre 
du  monde  et  ne  fait  que  tourner  sur  lui-mème  sans  se 
mouvoir  d’Orient  en  Occident,  et  que  la  terre,  placée 
dans  le  ciel,  tourne  avec  une  grande  vitesse  autour  du 
soleil,  c’est  chose  fort  dangereuse,  non  seulement  parce 
qu’on  irrite  ainsi  les  philosophes  et  les  théologiens 
scolastiques,  mais  parce  que  l’on  nuit  à la  foi  en  attri- 


(1)  Les  documents  que  nous  allons  produire  ont  été  recueillis  par  D.  Berti  ; 
Copernico  e le  vicende  del  sistenia  Copernicano  iii  Italia,  Rome  187ti;  cité  par 
Ph.  Gilbert,  professeur  à TUniveisité  de  Louvain  ; La  condamnation  de  Gali- 
lée, dans  la  Revue  des  quest.  sciestif.,  juillet  1877,  pp.  17U-174. 


412  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

biiant  aux  Ecritiiros  un  langage  faux.  Sans  doute  V.  P. 
a bien  montré  qu’il  existe  diverses  manières  d’interpréter 
les  Livres  saints,  mais  elle  n’en  a pas  fait  l’application  à 
des  cas  particuliers,  à quoi  elle  eût  rencontré  de  grandes 
difficultés,  ne  fût-ce  que  sur  les  passages  mêmes  quelle  a 
cités. 

« 2°  Je  dis  que,  comme  vous  le  savez,  le  Concile  a 
défendu  d’expliquer  les  saints  Livres  en  opposition  avec 
le  sentiment  commun  des  saints  Pères  : or,  si  V.  P.  veut 
lire,  non  seulement  les  saints  Pères,  mais  les  commen- 
taires modernes  sur  la  Genèse,  sur  les  Psaumes,  sur 
l’Ecclésiaste,  sur  Josué,  elle  y trouvera  que  tous  tombent 
d’accord  pour  expliquer,  à la  lettre,  que  le  soleil  est  dans 
le  ciel  et  tourne  rapidement  autour  de  la  terre,  tandis  que 
la  terre  est  bien  loin  du  ciel  et  occupe,  immobile,  le  centre 
du  monde.  Considérez  maintenant,  dans  votre  prudence, si 
l’Eglise  peut  supporter  que  l’on  donne  à l’Ecriture  un  sens 
opposé  à celui  que  les  saints  Pères  ont  admis,  ainsi  que 
tous  les  exégètes  grecs  et  latins.  — On  pourrait  répondre, 
il  est  vrai,  qu’il  n’y  a pas  ici  matière  de  foi  ; mais  s’il  n’y  a 
pas  matière  de  foi  ex  parte  ohjecti,  il  y a matière  de  foi  ex 
parte  dicentis ; et  c’est  ainsi,  par  exemple,  qu’il  y aurait 
hérésie  à prétendre  qu’Abraham  n’a  pas  eu  deux  fils 

î»  3°  Je  dis  enfin  que,  s’il  se  trouvait  une  vraie  démons- 
tration que  le  soleil  est  placé  au  centre  du  monde  et  la 
terre  dans  le  troisième  ciel,  et  que  le  soleil  ne  tourne 
pas  autour  de  la  terre  mais  celle-ci  autour  du  soleil,  alors 
il  serait  nécessaire  de  procéder  avec  une  grande  prudence 
dans  l’explication  des  Ecritures  qui  semblent  dire  le  con- 
traire, et  plutôt  avouer  que  nous  ne  l’avions  pas  comprise 
que  de  déclarer  fausse  une  chose  démontrée.  Mais,  quant  à 
moi,  je  ne  croirai  pas  qu’une  telle  démonstration  existe 
avant  qu’on  me  l’ait  fait  voir  ; car  ce  n’est  nullement  la 
même  chose  de  démontrer  qu’en  supposant  le  soleil  au 
centre  et  la  terre  dans  le  ciel,  toutes  les  apparences 
s’expliquent,  et  de  démontrer  qu’en  réalité  le  soleil 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


4i3 


occupe  le  centre  du  monde  et  que  la  terre  se  meut  dans 
le  ciel.  La  première  démonstration,  je  crois  quelle  se 
peut  faire;  mais,  quant  à la  seconde,  j’ai  de  grands  doutes 
là-dessus  et,  en  cas  de  doute,  on  ne  doit  pas  s’écarter  de 
l’Ecriture  exposée  suivant  le  sentiment  des  Pères.  » 

(jralilée  répondit  par  divers  écrits  aux  déclarations  >du 
cardinal  Bellarmin.  En  réfutant  l’objection  tirée  de  la 
sainte  Ecriture,  dit  M.  Gilbert,  il  se  montre,  me  semble- 
t-il,  théologien  plus  perspicace  que  son  illustre  adver- 
saire. Notre  ignorance,  répond-il,  nous  empêche  parfois 
de  bien  interpréter  le  sens  du  texte  sacré,  et  le  défaut 
d’accord  provient,  non  pas  cVime  erreur  de  celui-ci,  mais 
de  nos  fausses  interprétations. 

()uant  à dire  que  telle  proposition  donnée  est  de  fde 
ratione  dicentis,  lorsqu’elle  ne  l’est  pas  ratione  ohjecti,  et 
quelle  tombe  ainsi  sous  l’application  de  la  règle  établie 
par  le  concile,  je  réponds  que  tout  ce  qui  se  trouve  dans 
l’Ecriture  est  de  fde  ratione  dicentis  et  devrait,  en  sui- 
vant le  même  raisonnement,  se  trouver  aussi  compris 
dans  la  règle  du  concile  ; ce  qui  n’esc  pas  évidemment, 
car  le  concile  aurait  dit  alors  ; in  omni  verho  scriptu- 
r arum  se  pie  mla  est  expositio  Patrum, oie...  et  non )'ebus 
fidei  et  morum.  Donc  puisqu’il  a employé  l’expression  in 
7’ehus  fidei  et  morum,  il  laisse  bien  voir  par  là  qu’il  a 
voulu  entendre  les  choses  qui  sont  de  foi  ratione  oh- 
jecti. „ 

Los  lecteurs  peuvent  maintenant  juger  combien  les 
quelques  lignes  du  R.  P.  Brucker  touchant  le  consente- 
ment des  Pères  sur  le  mouvement  du  soleil  autour  de  la 
terre  sont  en  plein  désaccord  avec  les  affirmations  de  Bel- 
larmin. 

Ne  trouvons-nous  pas  la  même  situation  dans  la  ques- 
tion do  l’universalité  du  déluge  l Avec  cette  différence 
cependant  qu’un  certain  nombre  d’autours  ccclésiasti(pies 
parmi  lesquels  « à peine  un  ou  deux  Pères  « (ce  (gii  géné- 
ralement signifie  plus  de  deux)  proposent  l’opinion  cosmo- 


414  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

gonique  combattue  par  Galilée  comme  appartenant,  selon 
le  R.  P.  Brucker,  « en  quelque  manière  à la  foi  » ; tandis 
qu’on  peut  à peine  trouver  trois  Pères  qui,  dans  la  forma- 
tion du  type  prophétique  de  l’Église,  introduisent  la  des- 
truction totale  du  genre  humain,  et  encore  sans  la  propo- 
sei»  expressément  comme  matière  de  foi.  Mais  aussi  on 
constate  cette  autre  dilférence,  que  les  Pères,  pour  le  mou- 
vement du  soleil,  s’appuient  sur  un  texte  proclamant  posi- 
tivement la  rotation  de  cet  astre  autour  de  la  terre  ; tandis 
que  pour  Y universalité  du  déluge,  il  n’est  pas  un  texte  qui 
ne  prête  à l’équivoque.  Et  cependant,  il  n’y  a pas  le  moin- 
dre doute  ; Bellarmin  se  trompait  avec  les  Pères  ; et  Gali- 
lée avec  Copernic  était  dans  le  vrai.  Aujourd’hui  il  n’est 
pas  un  catholique  qui  n’admette  le  mouvement  de  la  terre 
autour  du  soleil,  — opinion  considérée  comme  libre,  même 
avant  que  Galilée,  par  ses  imprudences,  n’eût  amené  les 
théologiens  à lui  imposer  silence  (1).  Après  un  tel  exem- 
ple, ne  con\dent-il  pas,  dans  la  question  de  l’universalité  du 
déluge,  d’observer  les  règles  de  la  prudence,  c’est-à-dire 
de  ne  point  compromettre  les  Pères  dans  des  théories  fort 
discutables  ? 

Que  reproche-t-on  alors  à M.  Motais  de  n’avoir  pas 
apporté  tous  les  témoignages  des  Pères.  Cette  exigence 
nous  étonne  surtout  de  la  part  d’un  auteur  déclaré  en 
défaut  d’exactitude  par  le  cardinal  Bellarmin  ; et  dont  les 
recherches,  pour  combler  les  lacunes  des  citations  de 
M.  Motais,  ont  abouti  à la  découverte  d’un  consensus 
formé  par  ü^ois  Pères. 

Certains  adversaires  rendent  bien  épineuse  la  défense 
du  Déluge  hihlique. 

— M.  Motais  rit,  plaisante  des  Pères,  dit  l’un. 

— 11  n’a  fait  que  reproduire  exactement  les  opinions  de 

(1)  Voir  les  articles  déjà  cités  de  M.  Gilbert,  dans  la  Revue  des  quest. 
SCIENT.,  avril  et  juillet  1877  ; et  Girodon,  Exposé  de  la  doctrine  catholique, 
t.  I,  p.  28,  note  1. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  4l5 

ces  saints  auteurs,  avec  textes  originaux  à l’appui,  répon- 
dons-nous. 

— Il  eût  été  préférable  que  ces  textes  ne  fussent  pas 
produits,  nous  dit  un  autre. 

— Les  recherches  de  M.  Motais  sur  les  Pères  « n’ont 
pas  été  assez  complètes  écrit  de  son  côté  le  R.  P.  Bruc- 
ker; il  y a bien  des  lacunes  dans  ses  citations. 

En  vérité,  nous  voilà  dans  la  situation  critique  dépeinte 
jadis  par  le  bon  La  Fontaine.  Nous  n’y  resterons  pas. 

Que  les  Pères  aient  cru  ‘personnellement  à l’universalité 
du  déluge,  c’est  un  point  que  nous  ne  nierons  pas.  Mais 
il  faut  bien  reconnaître  avec  M.  Motais  qu’ils  ne  se 
gênaient  pas  pour  faire  des  brèches  à cette  croyance  et  se 
contredire  (i).  Le  R. P. Brucker  a beau  protester,  il  est  évi- 
dent que  saint  Jérôme  ne  se  refuse  pas  à croire  à la  préser- 
vation d’autres  hommes,  en  dehors  de  V arche  bien  entendu; 
ce  qu’Eusèbe  admet  volontiers  avec  saint  Augustin  pour 
Mathusalem  (2).  Mais  ne  serions-nous  pas  en  droit  d’être 
aussi  dur  envers  le  R.  P.  Brucker,  que  celui-ci  l’est 
envers  M.  Motais?  Ce  dernier  cite  des  passages  de  saint 
Augustin  où  on  lit  « qu’on  peid  croire  au  salut  de  Mathu- 
salem bien  qu’«7  ait  vécu  pendant  le  déluge  et  en  dehors  de 
V arche  y>  ; et  qu’on  peut  se  tromper  tout  à l’aise  sur  cette 
question,  puisqu’elle  ne  touche  pas  le  moins  du  monde  à 
la  foi  (3).  Le  contradicteur  de  M.  Motais  prend  bien  garde 
de  toucher  à ces  textes  (4). 

On  s’explique  facilement  les  opinions  contradictoires  des 
Pères  sur  des  sujets  qui  n’appartiennent  point  au  dogme, 
comme  le  fait  de  l’universalité  du  déluge.  Ils  sont  les  pre- 


(1)  Déluge  biblique,  pp.  154  suiv. 

(2)  Ibid'.,  pp.  161-1C4. 

(3)  S.  Augustin,  De  peccat.  origin.  cont.  Faust,  et  Celest.,  n.  27,  cité  par 
M.  Motais,  Déluge  biblique,  p.  163. 

(4)  V.  art.  d’oct.,  p.  443.  Ailleurs  (p.  444)  le  R.  P.  Brucker  fait  à M.  Motais  le 
reproche  d’avoir  lu  “ trop  superficiellement  , saint  Augustin.  “ Le  grand 
docteur,  dit-il,  affirme  à plusieurs  reprises  comme  absolument  certain,  que 
YarcJie,  dans  l’intention  de  l’Esprit-Saint,  est  figure  de  l’Église.  , Si  le  savant 


4i6 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


miers  à recommander  de  ne  point’engager  de  vains  conflits 
entre  la  Bible  et  la  science.  On  lira  avec  fruit,  sur  ce 
sujet,  les  conseils  de  saint  Augustin  (i),  de  saint 
Jérôme  (2),  et  de  saint  Thomas  d’Aquin  (3). 

Le  R.  P.  Brucker  a prévu  l’objection  très  grave  qu’on 
peut  opposer  à ceux  qui,  comme  lui,  partisans  de  l’univer- 
salité restreinte  à une  partie  de  la  terre,  veulent  s’appuyer 
sur  la  tradition.  En  effet,  le  consentement  unanime  des 
Pères  porterait  aussi  bien  sur  l’universalité  géographique 
et  zoologique  que  sur  l’universalité  ethnographique.  La 
thèse  de  l’universalité  restreinte  serait  donc  condamnée  par 
la  tradition.  Le  R.  P.  Brucker  répond  que  dans  les  textes 
des  Pères  les  expressions  toute  la  terre  et  tous  les  animaux 
peuvent  s’entendre  « sans  violence  » comme  les  mêmes 
expressions  dans  les  textes  de  la  Genèse.  Outre  l’étran- 
geté de  cette  prétention,  les  vains  efforts  de  l’auteur 
pour  démontrer  que,  dans  la  Genèse,  ces  expressions 
signifient  - la  terre  habitée  « et  les  animaux  de  la  terre 
habitée  »,  suffisent  pour  donner  une  idée  de  la  valeur  de 
l’argument  (4). 

Poussé  à bout,  le  savant  jésuite  déclare  que,  si  l’una- 
niniité  des  Pères  était  acquise  également  à l’universalité 
de  ces  trois  points  (terre,  animaux,  hommes),  il  n’hésite- 
rait pas  cà  les  admettre  tous  trois  ; d’autant  plus  que  « l’ini- 

écrivain  avait  lui-même  lu  moins  superficiellement  l’ouvrage  de  M.  Motais,  il 
n’eût  point  fait  ce  reproche  ; car  il  y est  dit  (p.  148)  que  dans  la  Cité  de  Dieu, 
saint  Augustin  “ se  propose  d’établir  que  Varche  de  Noé  est,  dans  les  moin- 
dres détails,  le  sipnhole  de  Jésus- Christ  et  de  son  Église.  „ Mais  le  saint  auteur 
ne  dit  point  ce  que  le  R.  P.  Brucker  dit  pour  lui.  Nous  ne  nous  attarderons 
pas  à relever  les  inexactitudes  commises  à l’occasion  des  Pères  dans  le 
travail  que  nous  examinons. 

(1)  De  Genesi  ad  litter.,  lib.  II,  in  fine  ; lib.  I,  cap.  9 ; lib.  II,  capp.  18  et  19. 

(2)  In  Jerem.  proph.,  cap.  xxviii. 

(3)  In  Job,  cap.  xxvii  ; opusc.  x.  Cf.  Pereirius,  in  Genesim,  ad  princip. 

(4)  Le  R.  P.  Brucker  prétend  (p.  447)  que  la  plupart  des  Pères  laissent  la 
question  des  animaux  en  dehors  du  type.  Il  suffit  de  parcourir  le  De  area  Noe 
(Opuscula  Patrüm  de  Hurter,  t.  III),  pour  s’assurer  que,  d’après  les  Pères, 
toutes  les  espèces  d’animaux  étaient  représentées  dans  l’arche  pour  figurer 
toutes  les  nations  appelées  à entrer  dans  l’Eglise,  ou  encore  le  mélange  des 
bons  et  des  méchants. 


LA  NON-UNIVERSALITE  DU  DÉLUGE. 


417 


possibilité  d’im  déluge  absolument  universel  (quoique  non 
simultané)  ne  lui  paraît  pas  évidemment  démontrée  (1).  r» 
Sans  doute,  runiversalité  absolue  est  plus  logique  que 
runiversalité  restreinte  ; mais  le  grand  obstacle  dans  la 
première  hypothèse  ce  sont  les  « miracles  inutiles  » qu'il 
faut  admettre  et  que  le  R.  P.  Brucker  a déjà  proscrits. 
Les  voici  donc  qui  reparaissent.  « On  peut  soutenir,  écrit- 
il  en  effet  (2),  que  la  difficulté  principale  (dans  la  thèse  de 
l’universalité  absolue),  celle  qui  provient  de  la  submersion 
des  hautes  montagnes,  a déjà  été  résolue  par  saint  Ephrem, 
qui  explique  le  ffiit  par  un  affaissement  momentané  des 
montagnes  combiné  avec  un  exhaussement,  momentané 
aussi,  des  parties  basses  du  glol)e.  ” Cet  affaissement 
momentané  et  cet  exhaussement  momentané , se  produisant 
en  moins  d’une  année  sur  tout  le  globe,  ne  sont  certaine- 
ment pas  impossibles  ; rien  n’est  impossible  à Dieu.  Nous 
dirons  même  que  ce  procédé  miraculeux,  limité  à une  partie 
de  la  terre,  est  considéré  par  quelques-uns  comme  résol- 
vant mieux  les  difficultés  de  l’hypothèse  de  l’universalité 
relative  que  tout  autre  système.  Hugh  Miller  veut 
appliquer  ce  phénomène  au  déluge  restreint  à la  partie 
habitée  de  la  terre.  La  grande  difficulté,  il  l’avoue,  c’est  le 
peu  de  durée  du  cataclysme  (3).  Cependant,  il  suppose  que 
la  dépression  durant  les  40  premiers  jours  peut  avoir  été 
si  graduelle  qu’elle  ait  été  imperceptible,  excepté  toutefois 
dans  ses  effets  : déversement  des  eaux  des  mers  voisines 
dans  l’immense  dépression,  et  disparition  des  pics  monta- 
gneux. Après  i5o  jours,  la  dépression  aurait  peu  à peu 
disparu  ; cette  mer  illimitée  qui  entourait  l’arche  se  serait 
retirée  vers  l’Océan  lointain,  et  Noé  aurait  vu  « que  les 
fontaines  de  l’abîme  étaient  closes  w et  que  « les  eaux  s’en 

(1)  Art.  d’oct.,  p.  447. 

(2)  Ibid.,  p.  447,  note  1. 

(3)  Testimony  of  the  Rocks,  cité  par  John  Pratt,  Science  and  Scripture  not 
at  variance,  p.  83  : ‘ Thougli  the  periods  in  which  these  vast  oscillations 
occur  are  of  imineasurably  longer  duration  than  that  of  the  Deluge.  , 


XXI 


27 


4i8 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


étaient  allées  de  dessus  la  terre  (i).  » Que  le  R,  P.  Bruc- 
ker adopte  l’universalité  absolue  ou  l’iiniversalité  relative, 
il  pourra  avoir  recours  à cet  étrange  mouvement  des  mon- 
tagnes. Évidemment  il  répugne  au  savant  écrivain  de 
l’admettre,  mais  il  se  trouve  fort  embarrassé  ; aussi  vou- 
drait-il introduire  cette  opinion  dans  la  thèse  des  non-uni- 
versalistes.  “ Les  partisans  de  la  non-universalité  seront 
bien  obligés  eux-mêmes,  écrit-il,  de  supposer  un  phéno- 
mène semblable  dans  une  mesure  plus  ou  moins  éten- 
due. n Sans  doute,  il  leur  sera  aussi  loisible  qu’aux  autres 
de  foire  appel  à un  miracle  de  cette  sorte.  Quant  à nous, 
nous  préférons  croire  à un  affiiissement  non  momentané, 
correspondant,  si  l’on  veut,  à un  exhaussement  également 
'non  momentané.  Nous  ne  ferons  pas  courber  un  instant  la 
tête  aux  montagnes  pour  laisser  passer  le  flot  diluvien  ; 
avec  de  savants  auteurs,  nous  supposerons  la  disparition 
complète  et  permanente,  sous  les  eaux,  d’un  immense  con- 
tinent (2). 

Mais  revenons  à la  tradition.  Ce  qui  a frappé  le  plus  le 
R.  P.  Brucker  dans  la  thèse  de  M.  Motais  sur  l’autorité 
des  Pères,  c’est  la  partie  où  le  savant  exégète  montre  que 
« les  Pères  n’ont  aucune  connaissance  exacte  de  l’état  du 
monde  et  des  lois  qui  le  régissent  au  point  do  vue  du 
phénomène  en  question  (3).  ?»  « On  doit  lui  accorder  (à 

(1)  “ He  (Mr.  Hugh  Miller)  shows  that  the  dépréssion  during  the  first  forly 
days  might  nevertheless  hâve  been  so  graduai  as  to  hâve  been  impercepti- 
ble, except  from  the  effects  — the  pouring  in  of  the  mighty  waters  from  the 
neighbouring  seas  into  the  growing  hollow,  and  the  disappearance  of  the 
mountain  tops.  And  when,  after  a hundred  and  fifty  days  had  elapsed,  the 
depressed  hollow  began  slowly  to  rise  again,  the  boundless  sea  around  the 
ark  would  flow  outwards  again  towards  the  distant  Océan,  and  Noah  would 
seethat  “ thefountains  of  the  deep  were  stopped  ,,  and  “ the  waters  were 
returning  from  off  the  earth  continually.  , (Gen.  vu,  2,  3.)  John  Pratt, 
Scripture  ad  science  uot  at  variance,  8'*'  edit.,  London  1878,  p.  83. 

(2)  Cf.  Hamy,  Précis  de  paléontologie  (1870),  pp.  70-73  ; Ch. 

Fréd.  Klee,  Le  Déluge,  considérations  géologiques  et  historiques,  Paris,  1853; 
Lyell,  L’ancienneté  de  l'homme,  2'  édit.  1870,  trad.  Chaper,  pp.  480-485;  Jean 
d’Estienne,  L’humanité  primitive  et  ses  origines:  Revue  des  quest.  scientif., 
oct.  1882;  Donnelly,  Atlantis:  the  antediluvian  world  ; Frederico  de  Botella. 
La  Atlantida,  etc 

(3)  Déluge  biblique,  pp.  155-159. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


419 


M.  Motais),  écrit-il,  que  les  Pères  et  les  anciens  exégètes 
n’avaient  qu’une  idée  très  imparfaite  des  difficultés  que 
souffre  leur  interprétation  du  récit  du  déluge  dans  le  sens 
universaliste.  Et  cela  suffirait,  croyons-nous,  pour  priver 
leur  consentement  d’une  autorité  doctrinale  rigoureuse, 
si  la  question  était  purement  historique  ou  scientifique 
et,  par  suite,  indifférente  à la  foi  ” (1).  Nous  croyons 
bien  avoir  montré,  que  la  question  à'nniversalité  n’est 
point  du  domaine  de  la  foi,  et  que  par  là-même  nous 
sommes  en  présence  d’une  question  purement  historique 
et  scientifique. 

Nous  no  pouvons  pas  refuser  notre  assentiment  à ce 
que  dit  ensuite  le  R.  P.  Brucker,  à savoir  que  l’infailli- 
bilité doctrinale  est  indépendante  de  la  valeur  des  argu- 
ments (|ui  accompagnent  les  décisions. 

C’est  d’ailleurs  ce  qu’a  dit  expressément  M.  Motais 
dans  une  longue  note  qui  semble  avoir  échappé  à l’atten- 
tion de  son  contradicteur.  « Nous  savons  bien,  écrivait 
l’auteur  du  Déluge  hihlique,  qu’il  faut  distinguer,  comme, 
le  remarque  Perrone,  Vohjet  de  la  fol,  des  motifs  sur  les- 
quels les  Pères  l’appuient.  Nous  savons  bien  que  les 
erreurs  de  critique,  de  physique,  d’exégèse,  d’histoire 
n’infirment  pas  leur  autorité,  quando  veluti  testes  tradi- 
tionis  atque  communis  fidei  se  qjræhent.  Mais,  comme  le 
remarque  bien  aussi  le  P.  Perrone,  il  faut  que  cette  inten- 
tion do  leur  part  soit  constatée  modo  exposiias  régu- 
las. C’est,  nous  venons  de  le  démontrer,  ce  qui  ne  peut 
se  faire  aucunement  sur  le  point  on  litige  ; et,  dès  lors, 
leur  doctrine  n’a  d’autre  autorité  que  celle  des  motifs  qui 
la  soutiennent,  et  talis  non  est  eorum  auctoritas,  ut,  si 
graves  præsertim  rationes  ita  postulent,  piaculuni  sit, 
débita  semper  cum  reverentia,  ah  eorum  pAacitis  rece- 
dere  (2). 

(1)  Art.  d’oct.,  p.  448. 

(2)  Aussi  Perrone  ajoute-t-il  avec  raison  : “ Inepte  prorsus  ad  Patium 
auctoritatem  minuendam  ejusmodi  errores  ab  hæreticis  objiciuntur  cum 
nemo  catholicorum  sit  qui  régulas  non  assigne!  adhibendas  in  recto  auctori- 


420  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Pour  résumer,  disons  avec  M.  Duillié  de  Saint-Projet 
que  «on  peut,  sans  aller  contre  renseignement  de  l’Eglise, 
défendre  l’interprétation  nouvelle  (la  non-universalité 
ethnographique  du  déluge),  et  ceux  qui  la  soutiennent  ne 
doivent  pas  être  taxés  d’erreur  en  matière  de  foi  catho- 
lique. L’Eglise  ne  s’est  pas  prononcée  explicitement  dans 
ce  débat  ; et,  d’autre  part,  l’enseignement  commun  sur  ce 
point  ne  possède  pas  les  caractères  requis  pour  être  une 
règle  de  la  croyance  catholique  ” (i). 

Ici  se  termine  ce  que  M.  Motais  appelle  la  « partie 
négative  » de  l’hypothèse.  Nous  croyons  avoir  suffisam- 
ment répondu  aux  objections  posées  par  le  R.  P.  Bruc- 
ker. Il  resterait  donc  que  la  Genèse  non  seulement  se 
prête  à l’interprétation  dite  nouvelle,  mais  y sollicite  (2)  ; 
et  que  les  autres  écrits  bibliques  ainsi  que  les  travaux  des 
Pères  ne  s’y  opposent  point. 

Le  rôle  de  l’exégète  prend  fin,  avec  la  « partie  néga- 
tive quand  il  a dit  à la  science  ; Si  vos  découvertes 
exigent  un  déluge  dans  lequel  n’a  péri  c^iime  pariie  de 
l’humanité,  la  Bible  n’y  contredira  pas;  elle  sera  même 
plus  compréhensible  que  dans  toute  autre  hypothèse. 

Nous  nous  trouvons  maintenant  en  présence  des  objec- 
tions dirigées  contre  la  i-;  partie  positive  » de  la  non- 
universalité  du  déluge  quant  aux  hommes.  Mais  avant 
d’aborder  cette  partie  scientifique,  nous  devons  rappeler 
que  les  études  concernant  la  linguistique  et  l’ethnologie, 
entre  autres,  n’ont  pas  encore  produit  un  résultat  tel 

tatis  Patrum  usu.  , Tract,  de  locis  theolog.,  part.  II,  sect.  u,  cap.  ii,  col.  1242- 
43.  Cf.  S.  Augustin,  in  Æ7j:)est.'GXLVIII  ad  Fortunatianum,  n.  15.  — Déluge 
biblique,  p.  159,  note  1.  Cette  note  correspondant  à une  citation  qu'il  a faite 
du  texte  de  M.  Motais,  nous  ne  comprenons  pas  que  le  R.  P.  Brucker  ne  l’ait 
pas  remarquée. 

(1)  Apologie  scientifique  de  la  foi  chrétienne,  p.  443. 2®  édition  (1885)  hono- 
rée d’un  bref  de  S.  S.  Léon  XIII. 

(2)  Aux  auteurs  cités  dans  le  2®  paragraphe,  qui  prétendent  le  récit  bibli- 
que du  déluge  fait  d’après  le  point  de  vue  de  Noé,  nous  devons  ajouter  le 
R.  P.  de  Hummelauer,qui  a émis  cette  opinion  dans  les  Stimmen  ans  Maria- 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


421 


quelles  puissent  servir  à trancher  définitivement  ces 
questions  pendantes.  Dans  beaucoup  de  cas,  un  doute 
prudent  sera  donc  de  mise. 

V 

LE  DÉLUGE  ET  LA  GÉOLOGIE  ET  I.A  LINGUISTIQUE. 

La  science  est-elle  contraire  à l’hypothèse  de  la  non- 
universalité  du  déluge  , ou  s’accorde-t-elle  avec  cette 
théorie  i Tel  est  le  point  que  nous  allons  étudier. 

Interrogeons  d’abord  la  Géologie. 

S’autorisant  des  aveux  de  l’abbé  Lamlierl,  géologue 
estimé,  d’accord  en  cela  avec  MM.  Sedgwich,  de  Blain- 
ville  et  autres,  M.  Motais  objectait  qu’il  n’y  a point  de 
traces  géologiques  d’un  déluge  universel  (i).  Le  R.  P. 
Brucker  (2),  oubliant  un  moment  que  lui-même  est  un 
adversaire  de  cette  universalité  absolue,  menace  l’auteur 
du  Déluge  biblique  de  témoignages  contraires  que  pour- 
raient fournir  M.  l’abbé  Gainet,  le  P.  Hâté,  etc.  Mais  ce 
n’est  qu’une  menace,  puisque  aussitôt,  se  rangeant  du 
côté  de  M.  Motais,  il  accorde  « que  la  géologie  ne  trouve 
plus  de  vestiges  certains  de  la  grande  inondation  rap- 
portée dans  la  Genèse  r.  u Le  contraire,  ajoute-t-il,  serait 
plutôt  fait  pour  surprendre.  « Puis  il  nous  donne  à penser 
que  le  déluge  tel  qu’il  l’entend  était  très  restreint.  - D’ail- 


Laach,  1879,  t.  XVI,  pp.  31  et  suiv.,  lül  et  suiv.,  395  et  suiv.  Nous  croyons 
savoir  que  c’est  également  le  sentiment  du  R.  P.  Knabenbauer.  Celui-ci  et  le 
R.  P.  de  Hummelauer  sont  avec  le  R.  P.  Gornély,  du  Collège  romain,  les  prin- 
cipaux rédacteurs  du  grand  Sacræ  Scripturæ  Cursus,  en  publication  chez 
Lethielleux  à Paris.  La  parfaite  connaissance  que  ces  savants  jésuites  ont  de 
l’exégèse  allemande  (comme  nous  avons  pu  le  constater  dans  le  remarquable 
commentaire  du  R.  P.  Knabenbauer  sur  le  Livre  de  Job),  et  par  là  même  des 
objections  actuelles  dirigées  contre  la  Bible,  donnera  une  grande  valeur  à 
cette  importante  entreprise. 

(1)  Di-luge  biblique,  pp.  229-230. 

(2)  Art.  d’oct.,  p.  451. 


422 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


leurs  , écrit-il  en  effet,  supposé  cpie  les  résultats  de 
l’action  du  déluge  mosaïque  subsistent  encore  dans  l’écorce 
du  globe  terrestre,  comment  la  géologie  pourrait-elle  les 
discerner  et  les  nommer  au  milieu  d’effets  semblables  et 
sans  doute  inlininient  plus  considérables  qu’ont  produits 
tant  de  déliujes  naturels  durant  les  âges  quaternaires  (i)  l r> 
Ces  - déluges  naturels  les  fait-il  contemporains  de 
riiommc  comme  le  déluge  mosaïque,  qui,  dit-il,  tombe 
certainement  dans  la  période  quaternaire } La  citation  ci- 
dessus  le  laisserait  supposer.  Comment  alors  comprendre 
le  silence  des  peuples  sur  ces  déluges  « infiniment  plus 
considérables  ?»  et  cependant  inoffensifs  pour  l’humanité; 
tandis  que  de  nombreuses  traditions  relatent  le  déluge 
infninienf  moins  considérahle  qui  a fait  périr  une  partie 
de  riiumanité^  Le  déluge  de  l’école  mixte  devient  bien 
restreint.  Les  non-universalistes  donnent  à ce  cataclysme 
une  bien  autre  étendue. 

Quoi  qu’il  en  soit,  la  géologie  ne  nous  est  pas  défavo- 
rable, pas  plus  que  la  pcdéontoloyie.  Aussi  nous  conten- 
terons-nous pour  celle-ci  de  citer  une  phrase  de  M.  de 
(luatrefages,  l’éminent  professeur  du  Muséum.  « Une 
multitude  de  faits,  écrivait-il  récemment,  chaque  jour  plus 
nombreux  et  se  rattachant  à ces  divers  genres  de  preuves 
(tirées  de  la  paléonioloyie  humai  ne),  aujourd’hui 

d’affirmer  que  , dès  les  temps  quaternaires  , l’homme 
occupait  les  quatre  parties  du  monde,  qu’il  avait  atteint 
les  extrémités  de  l’ancien  continent  et  touchait  à celles  du 
nouveau  (2).  S’il  en  était  ainsi,  le  déluge  pour  être 
universel  selon  le  sens  du  R.  P.  Brucker,  c’est-à- 
dire  quant  aux  hommes,  dut  aussi  l’être  quant  à la  terre 
et  aux  animaux.  La  paléontologie  condamnerait  donc 
indirectement  le  déluge  de  l’école  mitoyenne. 

Mais  la  linguistique  \>av\e  plus  haut...  Sans  doute, 

(1)  Ibid.,  pp.  451-45:2. 

(2)  A.  de  Qualrefages,  Introduction  à l'élude  des  races  humaines  : questions 
générales.  Paris  1887,  p.  64. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DELUGE.  423 

nous  croyons  fermement,  comme  le  disait  naguère  M.  G. 
de  Dubor,  citant  Max  Müller  et  M.  Renan,  que  le  grand 
» dogme  de  l’unité  de  l’espèce  humaine  n’a  rien  à crain- 
w dre  des  découvertes  de  la  science  ” (i).  Nous  croyons 
fermement  avec  Mgr  de  Harlez,  que  l’irréductibilité  de 
certaines  familles  de  langues  est  loin  d’être  démontrée  et 
ne  le  sera  jamais.  Nous  le  croyons  d’autant  mieux  avec 
lui,  qu’il  le  prouve  d’une  façon  irréfutable,  et  détruit, 
avec  une  aisance  remarquable  et  une  abondance  de  preuves 
saisissante,  et  les  principes  et  les  faits  sur  lesquels 
s’appuie  ou  tente  en  vain  de  s’appuyer  l’école  polygé- 
niste  (2).  Mais  s’il  est  rigoureusement  possible  de  prouver 
que  les  langues  pourraient  être  toutes  filles  d’Adam,  l’est- 
il  autant  de  montrer  quelles  peuvent  également  descendre 
de  Noé  et  de  ses  trois  fils  (3)?  » M.  Motais,  se  fondant 
sur  les  affirmations  d’hommes  compétents,  répond  néga- 
tivement. Les  langues  n’auraient  pas  eu  le  temps  de  se 
diversifier  depuis  le  déluge  jusqu’aux  époques  oii  on  les 
voit  toutes  formées.  Comment  alors  trouver  le  temps 
réclamé  par  les  linguistes  pour  la  formation  des  idiomes? 
C’était  la  question,  lorsque  M.  Motais  proposa  sa  théorie 
sur  le  déluge.  Si  une  partie  seulement  de  l’humanité  a 
péri  sous  le  flot  diluvien,  on  s’explique  la  différence  pro- 
fonde qui  sépare  certaines  familles  de  langues. 

Mais  le  R.  P.  Brucker,  n’admettant  pas  la  non- 
universalité  du  déluge  quant  aux  hommes,  se  voit  forcé 
de  recourir  à un  autre  moyen  pour  fournir  aux  langues 
le  temps  de  se  spécifier.  Il  propose  de  reculer  la  date  du 
déluge , en  d’autres  termes  d’allonger  la  chronologie. 

Disons  d’abord  que  cette  hypothèse  n’irait  nullement 
contre  celle  de  la  non-universalité  du  déluge  ; les  deux 
pourraient  subsister  côte  à côte.  Mais  quelles  sont  les 


(1)  Muséon,  janvier  1884  : Les  langues  et  respèce7u</na(«e,p.  107. Cf.  Renan, 
Histoire  générale  des  langues  sémitiques. 

(2)  Voir  Controverse,  U''  juillet  1883  : La  linguistique  et  la  Bible. 
t3)  Motais,  Le  Déluge  biblique,  pp.  231-232. 


424  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

bases  de  ce  nouveau  système  chronologique  ? Quoique 
cette  question  ait  déjà  été  débattue  entre  le  savant  jésuite 
et  nous  dans  une  autre  revue  (1),  nous  l’exposerons 
cependant,  mais  rapidement,  de  manière  que  les  lecteurs 
puissent  juger  en  connaissance  de  cause. 

Le  cliapitre  v de  la  Genèse  contient  la  généalogie  des 
patriarches  antédiluviens;  elle  va  d’Adam  par  Seth  à Noé. 
De  même,  le  chapitre  xi  contient  la  généalogie  des  pa- 
triarches postdiluviens  ; elle  va  de  Sem  à Abraham.  Ces 
généalogies  donnent  l’âge  de  chaque  patriarche  au  moment 
de  la  naissance  du  lils  successeur,  ainsi  que  la  durée  de 
sa  vie  depuis  cet  événement  jusqu’à  sa  mort.  Par  exemple, 
Phaleg  à 3o  ans  engendra  Reu,  et  ensuite  il  vécut  encore 
209  ans  ; et  Reu  à 32  ans  engendra  Serug  et  ensuite  il 
vécut  encore  207  ans,  etc. 

D’après  l’interprétation  proposée  par  le  R.  P. 
Brucker  dans  le  but  d’allonger  la  chronologie,  il  faudrait 
supposer,  par  exemple,  que  Phaleg  n’est  pas  le  père  de 
Reu,  mais  son  aïeul  ou  son  bisaïeul.  11  y aurait  alors  des 
lacunes  dans  ces  généalogies.  Mais  « comment  peut-on 
saisir  des  lacunes  dans  une  succession  aussi  nettement 
définie  ? D’ailleurs  il  ne  servirait  de  rien  de  dire  que  les 
usages  de  la  langue  biblique  (2)  permettent  de  prendre 
Énos,  Reu,  poui’  des  petits-fils,  ou  même  des  descendants 
beaucoup  plus  éloignés  du  patriarche  dont  ils  sont  dits 
» engendrés  »,  cela  ne  changerait  nullement  la  chrono- 
logie qu’on  obtient  en  admettant  que  la  série  se  propage 

de  père  en  fils.  Moïse  met 3o  ans  entre  Péleg  (Phaleg) 

et  Reu,  32  entre  Reu  et  Saroug,  etc...  Que  Reu,  Saroug, 


(1)  Controverse  : Brucker,  Za  chronologie  des  premiers  âges  de  Vliuma- 
«i<c,  mars  1886;  Ch.  Robert,  La  chronologie  et  les  généalogies  de  la  juil- 
let 1886; — Brucker.  Quelques  éclaircissements  sur  la  chronologie  biblique, 
septembre  1886.  L’occasion  va  nous  être  donnée  de  faire  quelques  observa- 
tions sur  la  partie  de  ce  dernier  article  qui  a rapport  à l’étude  présente. 

(2)  Allusion  au  mot  “ engendrer  , qui  peut  également  indiquer  une  filiation 
immédiate  ou  médiate. 


LA  A’ÜN-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


425 


etc.,  soient  fils,  petits-fils  ou  arrière-petits-neveux  du 
patriarche  qui  les  précède  dans  la  liste,  cela  n’augmente 
ni  ne  diminue  d’une  année  l’intervalle  qui  les  sépare  de  lui, 
ni  par  conséquent  la  sonune  des  années  patriarcales, 
formée  par  l’addition  de  tous  les  intervalles  de  ce 
genre  (1)  ”. 

A cette  objection,  que  le  R.  P.  Brucker  se  pose  lui- 
même,  que  répond-iP  Rien;  car  apporter  des  preuves  de 
lacunes  volontaires  dans  des  généalogies  non  formées  sur 
le  même  moule,  c’est-à-dire  dépourvues  de  dates,  c’est, 
nous  semble-t-il,  passer  à côté  de  la  question  {2). 

Ce  qui  étonne  le  plus  dans  le  système  chronologique 
'personnel  au  R.  P.  Brucker,  c’est  l’arbitraire.  Nous 
venons  de  le  constater,  il  croit  aux  lacunes  des  généa- 
logies patriarcales.  Distinguons  cependant  : ces  lacunes, 
d’après  lui,  existeraient  dans  la  liste  postdiluvienne, 
mais  non  dans  la  liste  antédiluvienne.  Par  consé- 
quent la  chronologie  biblique  du  chapitre  xi  serait 
bien  au-dessous  de  la  réalité,  tandis  que  la  chronologie 
du  chapitre  v serait  assez  exacte.  « L’intervalle  entre  la 
création  de  l’homme  et  le  déluge  n’a  pas  été  bien  considé- 
rable 55,  écrit-il  ; mais  on  peut  reculer  la  date  du  déluge 


(1)  Controverse,  sept.  1886,  pp.  96-07,  réponse  à notre  article  de  juillet. 

(2)  Pour  n’avoir  pas  à répéter  ce  que  nous  avons  écrit  ailleurs,  on  nous 
permettra  de  renvoyer  à notre  article  sur  La  chronologie  et  les  généalogies  de 
Za  ittWe,  dans  la  Controverse,  juillet  1886,  pp.  367-374;  voir  aussi  l’article 
déjà  cité  du  R.  P.  Brucker,  dans  la  même  revue  (sept.  1886).  Ce  dernier  cite 
le  P.  Knabenbauer  qui,  dans  la  revue  des  jésuites  allemands,  Stimmen  aus 
Maria-Laach  (t.  VI,  p.'370),  aurait  professé  la  même  opinion.  A notre  avis,  le 
P,  Knabenbauer  a le  tort  d’appuyer  son  hypothèse  sur  l’ahsence  de  Caïnan 
dans  les  te.vtes  autres  que  ceux  des  Septante.  Ce  Caïnan  est  très  problémati- 
que ; et  le  R.  P.  Brucker  tient  à faire  observer  que,  pour  lui,  il  s'abstient 
d’invoquer  cet  argument.  Et  cependant  le  “ P.  Knabenbauer  appuie  princi- 
palement sur  ce  fait  son  hypothèse  des  lacunes  dans  les  généalogies  patriar- 
cales. , (Controverse,  sept.,  p.  99.)  — De  son  côté,  le  P.  Corluy  ne  peut  se 
résoudre  à souscrire  au  système  chronologique  du  R.  P.  Brucker.  “ Cette 
théorie,  écrit-il,  nous  apparaît  toujours  comme  un  deus  ex  machina  inventé 
pour  sortir  d’un  pas  difficile  ; , pas  difficile,  ajouterons-nous,  d’où  nous  retire 
sans  grand  effort  la  théorie  de  la  non-universalité  ethnologique  du  déluge. 
(Science  catholique,  déc.  1886,  p.  65.) 


426  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


beaucoup  au  delà  de  l’époque  fournie  par  une  interpréta- 
tion étroite  des  données  chronologfques  de  la  Bible  (i).  » 
Citons  encore  quelques-unes  de  ces  affirmations  gratuites 
et  très  intéressées  : « On  peut  douter  que  rintorvalle  entre 
la  création  de  rhoinmc  et  le  déluge  ait  été  très  long,  nous 
l’avons  (b'jà  dit,  et  il  est  probable  que  Je  chiffre  minimum 
d’environ  1600  ans,  que  fournit  le  texte  hébreu,  11  est  guère 
inférieur  à la  réalité  (2).  » Nous  sommes  donc  libres 
d’ajouter  à la  date  vulgaire  du  déluge  aidant  de  siècles  que 
des  raisons  scientifiques  et  sérieuses  pourront  l’exi- 
ger(3).  ^ 

11  faudrait  être  bien  aveugle  pour  ne  pas  reconnaître 
l’ar})itraire  de  cette  théorie  chronologique.  N’est-ce  pas  la 
réapparition  des  deux  poids  et  deux  mesures? 

Mais  poimpioi  tendre  plutôt  à raccourcir  la  chronologie 
antédiluvienne,  alors  qu’on  allonge  avec  excès  la  chrono- 
logie postdiluvionne  ? Ne  l’a-t-on  pas  deviné?  Si  l’on  assi- 
gne un  temps  plus  considérable  que  ne  le  marque  la  Bible, 
entre  la  création  de  l’homme  et  le  déluge,  il  devient  incon- 
testable qu’à  l’époque  du  cataclysme  l’humanité  était 
répandue  sur  toute  la  surface  de  la  terre.  Or,  c’est  là  ce 
que  le  R.  P.  Brucker  ne  peut  admettre,  sans  voir  crouler 
son  hypothèse  d’un  déluge  restreint  à une  partie  de  la 
terre,  partie  occupée  par  riiumanité  entière.  Loin  d’aug- 
menter le  temps,  il  le  diminuerait  plutôt.  Ne  l’a-t-il  pas 
fait  en  proposant  pour  cette  période  le  chiffre  si  restreint 
du  texte  hébreu,  i656  ans;  alors  que  généralement  on 
recourt  aux  dates  des  Septante  qui  donnent  pour  le  cas 
2242  ans?  Mais  c’est  tout  différent  pour  la  période  post- 
diluvienne; il  faut  que  le  R.  P.  Brucker  en  augmente  la 
chronologie  pour  laisser,  entre  le  déluge  et  Abraham,  le 
temps  à la  nouvelle  humanité  de  former  ses  différents 


(1)  Art.  d’octobre,  p.  453. 

(2)  Ibid.,  p.  461. 

(3)  Ibid.,  p.  453. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


427 


types  ethnologi({ucs  et  linguistiques.  C’est  eneore,  croit-il 
à faux,  un  moyen  de  faire  échec  à la  non-universalité  du 
déluge. 

Mais,  chose  étrange,  avec  le  R.  P.  Brucker  on  arrive  à 
des  résultats  diamétralement  opposés  à ceux  que  nous 
donnent  les  diverses  chronologies  bihli(pies  (i).  Qu’on 
primne  les  chitïres  si  différents  du  t(\xte  héhnui  (\hilgate), 
de  la  version  des  Septante  et  du  texlc  samaritain,  et  on 
constatera  que  tous  donnent  une  somme  plus  considérable 
pour  la  période  antédiluvienne  (pie  pour  la  période  post- 
diluvienne. 


Hébreu  et  Vulejate  : 
Septante  : 
Samaritain  : 


d’adam  au  du  déluge  a i.a  voca- 

DÉLUGE.  TION  d’aBRAIIAM. 


i656  367 
2242  1147 
i3o7  1017. 


Au  contraire,  le  procédé  du  R.  P.  Brucker  rend  la 
chronologie  postdiluvienne  plus  forte  que  la  chronologie 
antédiluvienne.  C’est  un  point  bon  à noter. 

Mais,  dit-on,  la  science  proclame  rapparitionde  l’homme 
sur  la  terre  bien  plus  ancienne  ({ue  ne  le  disent  les  chro- 
nologies bibliques.  Celles-ci  sont  donc  défectueuses. 

En  suivant  la  chronologie  des  Septante,  on  attribue  à 
riiomme  une  antiquité  d’environ  8000  ans.  La  science 
demande-t-elle  davantage?  Sans  doute,  il  est  des  préhis- 
toriens qui  réelament  des  centaines  de  mille  années  ; mais 
on  en  revient  de  ces  excès.  M.  l’abbé  Haniard,  dans  scs 


(1)  Nous  déclarons  une  fois  pour  toutes  que  nous  admettons  la  liberté 
complète  de  l’exégète  dans  ces  questions  de  chronologie.  Le  jour  où  il  sera 
évident  que  la  science  exige  plus  de  temps  que  n’en  donnent  les  chronologies 
bibliques,  nous  serons  des  premiers  à chercher  une  explication  de  ce  désac- 
cord peu  important  au  point  de  vue  dogmatique  ; mais  d’ici  là  nous  tenons  à 
nous  contenter  de  ce  qui  suffit. 


428  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


savantes  études  sur  L' archéologie préJiistorique etVantiqiiité 
de  l’homme  (i)  demande,  au  nom  de  la  science,  qu’on 
réduise  la  durée  des  temps  préhistoriques.  « Qu’il  faille 
s’en  tenir  do  préférence  à la  chronologie  des  Septante, 
notablement  plus  large  que  celle  du  texte  hébreu,  nous  en 
sommes  convaincu  — écrivait-il  dans  le  même  recueil 
qui  contenait  la  théorie  du  R.  P.  Brucker  sur  la  chrono- 
logie (2)  — mais  nous  ne  voyons  aucun  motif  de  dépasser 
les  huit  ou  dix  mille  ans  que  nous  accorde,  au  maximum, 
cette  chronologie  (3). 

Serait-ce  l’histoire  profane  qui  protesterait  contre  la 
date  des  Septante?  M.  Vigoureux,  si  bien  renseigné  sur  les 
découvertes  modernes,  écrivait  récemment,  dans  une  étude 
sur  la  question,  que  jusqu’ici  pour  la  Babylonien  il  n’existe 
aucune  preuve  positive  et  rigoureuse,  que  les  chitfres  de  la 
version  grecque  ne  suffisent  pas.  L’histoire  de  l’Inde,  et 
même  celle  de  la  Chine,  dans  ses  parties  authentiques, 
peuvent  s’encadrer  sans  trop  de  peine  dans  les  siècles 
admis  par  les  Pères  grecs  et  latins.  Quant  à l’Egypte, 
la  haute  antiquité  do  Ménès  est  loin  d’être  démontrée,  et 
de  nombreuses  raisons  tendent  à en  abaisser  la  date  (4).  « 

(1)  Controverse,  août-novembre  1886.  Voir  également  : L'âgede  la  pierre 
et  l’homme  primitif,  par  l’abbé  Hamard.de  l’Oratoire  de  Rennes  (Paris, 
Haton  1883);  Cari  Güttler,  Naturforschimg  iimi  Bihel,  Fribourg  1877,  compte 
rendu  dans  la  Revue  des  questions  scientifiques,  t.  VllI,  pp.  255-257.  — On 
n’accorde  plus  autant  de  siècles  pour  la  formation  des  récifs  coralliens,  et  on 
abandonne  les  millions  d’années  autrefois  jugés  nécessaires  pour  la  forma- 
tion de  la  houille.  Voir  à ce  sujet  les  travaux  de  M.  de  Lapparent,  publiés 
dans  la  Revue  scientifique  (2  mai  1885),  la  Revue  des  quest.  scientif.  (1885), 
le  Correspondant  (10  avril  1886),  et  surtout  sots.  Traité  de  géologie 

1885).  Ces  travaux  ont  été  résumés  par  M.  Hamard,  dans  son  Bulletin  scienti- 
fique de  la  Controverse  (nov.  1886,  pp.  430-438)  et  en  brochure  chez  Haton, 
Paris,  sous  le  titre  : Les  sciences  et  l’apologétique  chrétienne  en  1886. 

(2)  Controverse,  mars  1886,  p.  519. 

(3)  M.  Horatio  Haie  trouve  ces  huit  ou  dix  mille  ans  bien  suffisants,  dans 
son  travail  sur  La  pluralité  des  langues  et  l’ancienneté  de  l’homme,  inséré  au 
XXXV'  volume  de  l’Association  américaine  pour  l’avancement  des  sciences 
(1886).  Voir  le  compterendu  qu’en  donne  M.  Abel  Hovelacque  dans  la  revue 
L’Homme,  25  sept.  1886,  pp.  545-555. 

(4)  Vigouroux,  La  chronologie  des  .temps  primitifs,  d’après  la  Bible  et  les 
sources p>rofanes.  Revue  des  quest.  scientif.,  octobre  1886,  p.  406. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


429 


D’après  CCS  témoignages,  il  ressort  que  le  R.  P.  Bruc- 
ker n’est  pas  en  droit  d’allonger  la  chronologie  biblique. 
L’hypothèse  de  la  non-universalité  du  déluge  est  donc 
jusqu’ici  le  seul  moyen  qui  s’offre  avec  quelque  garantie 
pour  faire  gagner  le  temps  nécessaire  à la  diversitication 
des  langues. 

M ais  voici  une  objection  très  spécieuse.  Les  Egyptiens, 
dit-on,  sont  donnés  comme  descendants  de  Chain,  fils  de 
Noé  ; or,  l’Ancien  Empire  égyptien  remonte  - à 5oo  ans 
au  moins  au  delà  de  la  date  la  plus  haute  qu’on  puisse 
assigner  au  déluge  d’après  les  chronologies  dites  bibli- 
ques. Comment  les  non-universalistes  se  tireront-ils  de 
la  difficulté  (i)  ^ 

Répondons  d’abord  que,  comme  nous  l’avons  déjà  dit, 
l’hypothèse  de  la  non-universalité  du  déluge  n’est  pas 
inconciliable  avec  une  augmentation  de  la  clironologie 
reconnue  évidemment  nécessaire.  Mais,  sur  la  question 
égyptienne,  il  y a bien  d’autres  difficultés  à résoudre  : 
absence  de  tradition  du  déluge  (2);  langue  formant  une 
famille  à part  (3),  plus  analogue  au  chinois  (4)  qu’aux 
langues  sémitiques;  difficultés  sur  l’origine,  etc...  Et 
n’entendions-nous  pas,  il  n’y  a qu’un  instant,  l’abbé 
Vigouroux  dire  : « La  haute  antiquité  de  Ménès  est  loin 
d’être  démontrée,  et  de  nombreuses  raisons  tendent  à en 
abaisser  la  date  » ? 

Mais,  n’a-t-on  pas  le  droit  de  se  le  demander,  à l’époque 
de  Ménès  les  descendants  de  Chain  étaient-ils  arrivés  en 
Egypte?  La  vieille  civilisation  égyptienne  est-elle  le  fait 
de  ces  races  postdiluviennes?  Celles-ci  ne  l’ont-elles  pas 


(1)  Brucker,  art.  d'oct.,  pp.  453-454. 

(2)  La  substitution  du  massacre  à la  noyade  nous  paraît  bien  douteuse; 
car  elle  demande  un  changement  complet  sur  le  point  principal.^—  Les  prê- 
tres égyptiens  disaient  que  la  vallée  du  Nil  a été  préservée  du  déluge.  Diod. 
Sic.,  I,  10;  Cf.  Lenormant,  Origines  de  l’histoire,  1. 1,  p.  445. 

(3)  Lenormant,  Histoire  ancienne  de  l’Orient,  9®  édit.,  1. 1,  p.  277  ; Ern. 
Renan,  Histoire  des  langues  sémitiques,  3®  édit.,  p.  87  ; Revillout,  Cours  de 
langue  démotique.  Discours  d’ouverture  de  l’École  du  Louvre,  1883,  p.  4. 

(4)  Renan,  op.  cit.,  pp.  87-88. 


43o  revue  des  questions  scientifiques. 


trouvée  solidement  fondée,  et  ne  se  sont-elles  pas  simple- 
ment et  discrètement  mêlées  à ces  constructeurs  de  gran- 
dioses monuments,  plus  matérialistes  et  plus  industriels 
(pie  les  Sémites  (i)?  Ces  idées  soulèveront  peut-être  des 
protestations,  mais  nous  no  croyons  pas  c|u’on  puisse  leur 
opposer  un  seul  fait. 

Quoi  cpi’il  en  soit,  le  système  chronologique  du  R.  P. 
Brucker  n’est  point  à même  de  résoudre  tant  de  difficultés 
de  riiistoire  de  l’Egypte.  Sachons  donc,  en  attendant  plus 
de  lumière,  être  sur  ces  points  très  réservés. 

En  dehors  de  l’hypothèse  de  la  non-universalité  du 
déluge,  une  autre  hypothèse  s’offre  pour  expliquer  la 
différenciation  des  langues.  C’est  la  confusion  des  langues 
à Babel.  En  effet,  avec  le  miracle,  tout  s’explique. 
M.  Motais  a longuement  exposé  la  question  de  la 
célèbre  Tour  de  Babel,  dans  le  Déluge  hihligm  (2);  et  les 
conclusions  qu’il  émet  sont  celles-ci  : 1°  tous  les  hommes 
n’étaient  pas  réunis  dans  les  plaines  de  Sennaar;  2°  il  n’y 
a pas  eu  confusion  de  langues,  mais  confusion  d’idées. 
L’événement  de  Babel  n’aurait  dès  lors  rien  à voir  avec  la 
linguistique. 

Le  R.  P.  Brucker  (3)  combat  les  conclusions  du  savant 
exégète.  Que  les  faits  racontés  dans  la  première  partie  du 
chapitre  xi  de  la  Clenèse,  c’est-à-dire  l’histoire  de  l’essai 
de  construction  d’une  ville  et  d’une  tour  dans  les  plaines 
de  Sennaar,  ne  se  rapportent  qu’à  une  fraction  de  l’huma- 
nité, il  ne  veut  pas  en  discuter  la  possibilité.  « En  tout 
cas,  se  contente-t-il  de  dire,  l’interprétation  dans  le  sens 
universel  reste  probable.  » 

Il  semble,  à notre  avis,  que  les  nombreux  arguments 
apportés  non  seulement  par  M.  Motais,  mais  encore  par 

(1)  Voir  F.  Lenormant,  Hist.  anc.  de  l’Orient,  9'  édit.,  1. 1,  La  descendance 
des  fils  de  Na’h  dans  la  Genèse,  pp.  263-312,  — Ern.  Renan,  Histoire  des  lan- 
(jues  sémitiques,  ch.  ii,  passim. 

(2)  Pp.  238-251. 

(3)  Art.  d’oct.,  p.  454. 


LA  NON-UMVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  43 1 

le  P.  Delattre  (i),  Mgr  de  Mariez  (2),  M.  Vigoiiroux  (3), 
qui  ne  sont  que  les  échos  de  l’opinion  émise  par  des 
commentateurs  du  x\f  siècle  (4),  parmi  lesquels  le  cardi- 
nal Cajétan  (5),  rendent  la  présence  de  tous  les  hommes  à 
Babel  bien  problématique. 

Rien  que  la  pensée  de  cette  foule  immense  voyageant 
de  concert  et  s’installant  dans  une  même  contrée  suffit 
pour  en  faire  sentir  l’impossibilité  ; car,  suivant  la  chro- 
nologie des  Septante,  c’est  400  ans  après  le  déluge  — 
bien  davantage  suivant  le  système  chronologique  du 
R.  P.  Brucker  — qu’aurait  eu  lieu  cette  migration  de 
tous  les  descendants  de  Noé,  répartis  déjà  en  d’innom- 
brables tribus.  La  difficulté  ne  serait  pas  de  leur  trouver 
de  la  place  dans  la  Babylonie,  mais  de  les  y faire  venir 
tous  sans  la  moindre  défection  dans  le  voyage,  etc... 

Et  la  ville  (6)  ? Si  tous  les  descendants  de  Noé  étaient 
à Sennaar,  dit  le  cardinal  Cajétan,  fuissent  valde  stulti, 
cogitando  et  dicendo  : ædificemus  nobis  civitatem.  Ce  n’est 
pas  une  ville  qu’il  leur  eût  fallu,  mais  une  quantité  de 
villes.  Supposez  une  seule  race  à Bal)el,  celle  de  Sem, 
par  exemple;  vous  diminuez  la  foule  des  deux  tiers,  et 
tout  se  comprend.  Ces  arguments  contre  la  présence  de 
tous  les  Noachides  à la  construction  de  la  fameuse  tour 
ont  frappé  M.  Joseph  Halévy.  Dans  la  Bevue  des  études 
juives^  où  il  publie  ses  remarquables  et  intéressantes 
Recherches  bibliques,  le  savant  orientaliste  déclarait  réccm- 

(1)  Le  plan  de  la  Genèse,  Revue  des  questions  historiques,  juillet  187G, 
p.33. 

(2)  La  linguistique  et  la  Bible,  Controverse,  R’’  juin  1883,  p.  547  ; voir  aussi 
dans  la  même  revue,  R'' juillet  1883,  un  article  de  M.  Motais  : Réponse  à trois 
questions,  p.  93. 

(3)  Manuel  biblique.  5'  édit.,  1. 1,  n”  337. 

(4)  Bonfrère,  in  Genesim,  cap.  xi  : “ Sed  quinam  profecti  ? Omnesne  qui 
tum  erant  homines  ? Negant  aliqui,  verisimilius,  omnes...  „ 

(5)  In  Genesim,  cap.  xi  : ‘ Non  intelligas  universum  genus  humanum  pro- 
fectum  fuisse  ab  Oriente,  et  ivisse  in  regionem  Sinhar...  , 

(6)  “ Ce  point  seul,  dit  M.  J.  Halévy,  suffirait  déjà  pour  démontrer  que 
l’auteur  n’avait  pas  songé  à faire  séjourner  les  Japhétites  et  les  Chamites  sur 
la  plaine  de  Sennaar.  „ Revue  des  études  juives,  sept.  1886,  p.  28,  n.  2. 


432  REVUE  UES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES 

ment  (septembre  1886)  que  le  chapitre  vi,  1-9,  a été 
« méconnu  par  presque  tous  les  commentateurs,  lesquels, 
se  faisant  Féclio  de  l’exégèse  ancienne,  attribuent  à 
l’auteur  l’idée  que  tout  le  genre  humain  (i)  a participé  à 
la  construction  de  la  Tour  de  Babel  et  à la  confusion  des 
langues  qui  s’ensuivit"  (2).  11  reconnaît  que  les  “ Sémites 
seuls  " sont  les  constructeurs  de  la  ville;  le  nom  de 
Phaleg  l’indique,  le  jeu  de  mots  schêm  schâniaïm  le 
proclame.  En  un  mot,Al.  J.  Halévy  apporte, pour  montrer 
les  seuls  Sémites  réunis  dans  les  plaines  de  la  Babylonie, 
les  arguments  mêmes  développés  dans  le  Déluge  biblique. 
11  n’est  pas  jusqu’au  jeu  de  mots,  qui  ne  lui  était  pas 
inconnu  (3),  dans  lequel  il  ne  reconnaisse  avec  M.  Motais 
le  cri  des  Sémites  (4). 

Quelles  raisons  apporte  le  contradicteur  de  M.  Motais, 
pour  se  refuser  à croire  à la  présence  des  seuls  Sémites  à 
BabeU  Voici  la  principale.  C’est  que  l’interprétation  dans 
le  sens  universel  est  “ seule  en  harmonie  avec  la  place 
qu’occupe  ce  récit  dans  l’histoire  primitive  à\\  genre  humain 
et  avec  le  lien  bien  sensible  qui  le  rattache  au  Tableau  des 
peujdes  du.  chapitre  précédent.  » Nous  avons  déjà  montré, 
dans  la  première  partie  de  ce  travail,  que,  d’après  le  plan 
de  la  Genèse,  il  ne  s’agit  plus,  à partir  du  chapitre  v,  de 
l’histoire  du  genre  humain  ",  mais  de  l’histoire  des 
ancêtres  du  peuple  hébreu.  L’élimination  des  lignes  col- 
latérales que  nous  avions  notée  dès  le  principe  se  retrouve 
ici.  Après  l’histoire  longuement  développée  du  patriarche 
Noé,  paraît  la  liste  de  ses  descendants  développée  davan- 
tage pour  Cham  et  Japhet  qui  vont  être  éliminés  (5)  ; de 
même  qu’après  l’histoire  longuement  tracée  d’Adam,  on 


(Ij  L’expression  Côl  haaretz  (toute  la  terre)  du  verset  1 ne  doit  pas  égarer, 
car  elle  est  aussi  élastique  que  notre  “ tout  le  monde  Halévy,  Revue  des 
études  juives,  n“  25  (septembre  1886),  p.  27. 

(2)  Ibid.,  p.  26. 

(3)  Cf.  Revue  critique  d’histoire  et  de  littérature,  15  oct.  1883,  p.  292. 

(4)  Revue  des  études  juives,  sept.  1886,  pp.  26-32. 

(5)  Cf.  Halévy,  Revue  des  études  juives,  p.  27. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  433 

nomme  ses  descendants  en  développant  spécialement  la 
généalogie  de  Caïn  qui  doit  être  éliminée.  On  reprend 
ensuite  la  ligne  choisie  qui  conduit  directement  dans  le 
premier  cas  à Noé,  et  dans  le  second  cas  à Abraham. 

Quant  au  lien  qui  rattache  les  premiers  versets  du  cha- 
pitre XI  au  Tableau  des  peuples  noachides,  il  est  bien  plus 
sensible  dans  notre  hypothèse.  Si  l’événement  de  Babel  se 
rapportait  à la  dispersion  de  tous  les  descendants  de  Noé, 
ce  récit  ne  serait  pas  à sa  place  ; car,  après  avoir  montré 
les  peuples  se  dispersant,  il  convenait  d’indiquer  les  con- 
trées où  chacun  se  retira  ; or  il  n’en  est  pas  dit  mot  avant, 
au  chapitre  x.  En  assignant  cette  dispersion  aux  Sémites, 
on  a cette  indication  après  l’événement  pour  la  ligne 
choisie,  dont  on  hiit  l’histoire  et  qui  resta  dans  la  Chaldée, 
d’où  sort,  en  effet,  plus  tard  Abraham. 

“ C’est,  dit  M.  Motais,  une  transition  admirablement 
choisie  entre  l’histoire  générale  des  Noachides  qui  vient 
de  finir  avec  le  chapitre  x,  et  l’histoire  particulière  des 
Sémites,  ligne  héritière,  qui  va  commencer  au  cha- 
pitre XI  (i).  » 

S’il  y eût  eu  confusion  de  langues,  ce  n’eût  dès  lors  été 
que  parmi  la  race  de  Seth.  Ce  qui  n’avancerait  pas  la 
question  de  spécification  des  langues  en  général. 

Mais  y a-t-il  eu  à Babel  une  « confusion  de  langues  » 

Dans  les  passages  suivants  du  chapitre  xi  que  nous  tra- 
duisons de  l’hébreu  ; 

La  terre  n’avait  qu’une  seule  lèvre  (sâphâh).... 

Là  fut  brouillée  la  lèvre  (sâphâh) , 

M.  Motais  ne  veut  pas  donner  au  mot  hébreu  sâphâh 
(lèvre)  le  sens  de  langue,  dialecte,  mais  celui  de  sentiment, 
idée,  doctrine;  et  il  prétend  même  que,  pas  une  fois  dans  la 
Bible,  ce  mot  sâphâh  n’a  la  signification  de  “ langue 

(1)  Le  Déluge  biblique,  p.  245.  — M.  J.  Halévy  s’exprime  dans  les  mêmes 
termes.  “ Ce  récit,  qui  ne  concerne  que  les  Sémites  seuls,  fournit  ainsi  une 
belle  transition  pour  arriver  à la  généalogie  d’Eber  et  à la  famille  de  Taré.  „ 
Revue  des  études  Juives,  septembre  1886,  p.  28. 


XXI 


28 


434  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Le  R.  P.  Bmckcr  trouve  cette  assertion  si  inconce- 
vable que,  sans  daigner  même  l’examiner',  il  renvoie  le 
lecteur  au  dictionnaire  de  Gcseuius. 

Eh  bien,  que  dit  (Tesonius^  Qu’en  effet  le  mot  sûphâh 
signifie  quehgicfois  langue,  dialecte;  et,  comme  exemple, 
il  cite  trois  textes  en  plus  de  celui  que  nous  examinons  : 
Isa'ie  XIX,  18;  Isai'e  XXXIII,  19;  Ezécliiel,  iii,  5,  6.  N’in- 
diquer que  3 passages  oii  le  mot  sâphâh  signifierait 
w langue  »,  alors  que  ce  mot  est  employé  176  fois(i)  dans 
l’Ancien  Testament,  ce  n’est  certes  pas  un  excès  ; aussi 
pensons-nous  que  ces  3 textes  ont  été  choisis  parmi  les 
indiscutables.  Si  nous  arrivions  à prouver  que,  dans  le 
chapitre  xix,  v.  18  d’Isa'ie,  le  mot  sdphah  ne  signifie  pas 
X langue  »,  nous  sommes  persuadé  que  les  hébra'isants 
nous  accorderont  les  autres  passages  indiqués. 

^'oici  ce  texte  traduit  mot  à mot  do  l’hébreu  : 

En  ce  jour-là, il  y aura  cinq  villes  dans  la  terre  d’Égypte  disant  la  lèvre 
(sâpJuth)  de  Ghanaan  et  jurant  par  Jéhovah.  . 

Le  plus  généralement  on  traduit  comme  ceci  ; 

Il  y aura  cinq  villes  qui  parleront  la  langue  de  Ghanaan. 

Fait  grave!  c’est  sur  ce  texte  que  la  majorité  des 
auteurs  s'appuient  pour  prétendre  que  la  langue  parlée 
par  les  Hébreux  a été  empruntée  par  Abraham  aux  habi- 
tants du  pays  de  Ghanaan.  Mais  si  on  leur  demande  sur 
([uelles  autres  raisons  on  peut  appuyer  cotte  assertion,  ils 
restent  muets.  Rien  mieux,  ils  avouent  ne  pas  connaître 
un  seul  monument  littéraire  de  langue  chananéenne;  ils  se 
trouvent  fort  étonnés  d’entendre  les  Chananéens,  fils  de 
Chain,  parler  une  langue  sémitique,  et  comme  consé- 
(pience  ils  se  lancent  dans  toute  sorte  d’hypothèses  (2).  Et 

(1)  On  pourra  s’en  rendre  compte  en  consultant  la  Concordance  hébraïque 
et  chaJdaïque,  de  Furst.  — Nous  ne  pourrons  que  discuter  rapidement  le  sens 
de  quelques  versets;  une  étude  complète  sur  ce  point  demanderait  de  longs 
développements. 

(2)  F.  Lenormant,  Histoire  ancienne  de  l’Orient,  9®  édit.,  t.  I,  pp.  274,  374, 
— Munk,  Palestine,  pp.  86-8S.  — Renan,  Histoire  des  langues  sémitiques, 
3'  édit.,  pp.  111-113.  — Preiswerk,  Grammaire  hébraïque,  3*  édit..  Introduc- 
tion, p.  vin.  — Reuss,  L’Histoire  sainte  et  la  Loi,  1. 1,  p.  333, 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


435 


tout  cela,  parce  que  pour  eux  Isaïe  aurait  dit  que  la  langue 
des  Hébreux  était  la  langue  de  Chanaan.  Est-il  bien  vrai 
que  le  prophète  l’ait  dit  ? 

Mais  M.  Reuss  soulève  une  autre  difficulté  (1).  Il 
demande  la  suppression  do  cette  phrase  comme  apo- 
cryphe. Pourquoi  ? Parce  que  “ d’abord  elle  no  cadre  pas 
avec  ce  qui  suit,  où  il  est  question  d’iiwe  conversion  de 

toute  (?)  l’Egypte; ensuite  ce  serait  une  singulière 

prédiction  de  dire  que  les  Egyptiens  parleraient  V hébreu, 

Mais,  puisqu’il  s’agit  do  « une  conversion  » de  quelques 
villes  d’Egypte,  si,  au  lieu  de  faire  parler  aux  Egyptiens 
la  langue  de  Chanaan,  on  leur  faisait  célébrer  (2)  la  doctrine 
de  Chanaan,  c’est-à-dire  la  doctrine  de  Jéliovali  pratiquée 
par  les  Israélites  habitants  de  Chanaan,  la  terre  des  pro- 
messes et  des  bénédictions  — no  serait-ce  pas  plus 
naturel  ? 

Le  contexte  (3)  demande  mémo  cette  interprétation,  qui 
par  ailleurs  est  de  nature  à résoudre  bien  des  problèmes. 

Les  autres  passages  de  Gesenius  s’interprètent  de  même, 
chacun  peut  s’en  convaincre  (4). 

Dès  lors,  dans  le  chapitre  xi  de  la  Genèse,  on  ne  peut 

(1)  Ed.  Reuss,  La  Bible  : Les  prophètes,  1. 1,  p.  30?,  note  14. 

(2)  Ce  sens  est  donné  au  mot  dahar  par  Gesenius,  Thésaurus. 

(3)  “ 11  y aura  un  autel  à Jéhovah  au  milieu  de  l’Egypte...  Jéhovah  sera 
connu  des  Egyptiens,  qui  lui  feront  des  sacrifices  et  des  vœux.  „ — Rosenmül- 
1er,  Scholia  in  Vet.  Test,  rapproche  ce  passage  de  Sophonie,  ni,  9 : “ Alors  je 
tournerai  vers  les  peuples  la  /èrre  (sâphâh)  pure,  pour  qu’ils  invoquent  tous 
par  le  nom  de  Jéhovah  et  qu’ils  se  soumettent  à son  joug.  „ Evidemment  ici, 
par  “ lèvre  pure  ,,  il  faut  entendre  la  doctrine  pure,  sainte. 

D’après  l’examen  des  176  versets  où  se  trouve  le  mot  sâjdiâh,  il  résulte  que 
SAPHAH  signifie  : 

I.  Lèvre  : 1“  instrument  de  la  parole,  voix  ; 2"  discours,  doctrine,  idée,  sen- 
timent ; V.  g.  lèvre  perverse.  Insensée,  menteuse,  grave,  sage,  etc.,  ce  qui 
exprime  manifestement  des  doctrines,  des  sentiments  pervers,  insensés,  etc... 

II.  Bord  : bord  de  la  mer,  d’un  vase... 

(4)  Dans  Lsaïe,  xxxni,  19,  le  prophète,  annonçant  la  destruction  du  peuple 
oppresseur  d’Israël,  s’exprime  ainsi  : ‘ Tu  ne  verras  plus  ce  peuple  impudent, 
tu  n’entendras  plus  ce  peuple  dont  la  lèvre  (sâphâh)  épaisse  balbutie  une  lan- 
gue (lâschôn)  inintelligible.  „ La  différence  &nire\sâphâh  et  le  mot  qui  signifie 
langue,  idiome  est  ici  bien  marquée.  Pour  les  Hébreux,  les  peuples  étrangers 
balbutient  ; balbutiement  qu’ils  attribuent  à Vêpaisseur  des  lèvres.  Le  mot 


436  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


refuser  de  donner  au  mot  sâphâh  le  sens  de  sentiments, 
idées,  à moins  d’admettre  une  seule  exception  sur  176 
cas.  Ce  qui  n’est  pas  admissible.  D’ailleurs,  lorsqu’on  jette 
les  yeux  sur  le  chapitre  de  la  Table  généalogique  qui  pré- 
cède immédiatement  celui  de  la  Tour  de  Babel,  on  remar- 
que que,  par  trois  fois,  il  y est  parlé  de  langues  ou  idiomes 
(ch.  X,  5,  20,  3i).  Est-ce  le  mot  sâphâh  qui  y est  employé? 
Nullement,  c’est  le  mot  lâschôn  (i). 

Il  serait  étrange  qu’à  quelques  lignes  de  distance  on  se 
servît  d’expressions  différentes  pour  signifier  absolument 
la  même  chose  (2). 

Il  y avait  donc  entre  les  hommes  venus  dans  les  plaines 
de  Sennaar  un  accord  complet  de  sentiments,  àéidées  qu’ils 
exprimaient  de  la  même  manière  (v.  i).  Jéhovah  voulant 
empêcher  ce  peuple,  à idées  si  concordantes,  de  consom- 
mer son  entreprise  (v.  6),  dit  : Allons  et  brouillons  là 

leurs  idées  afin  que  chacun  n’écoute  plus,  n’entende  plus  (3) 
les  idées  de  son  voisin  (v.  7).  « Dieu  jetait  ainsi  le  dissen- 

“ lèvre  , (sâphâh)  désigne  donc  l’organe  matériel.  Il  en  est  de  même  pour 
Isaie,  xxvni,  11  et  pour  Ezéchiel,  ni,  5,  6. 

On  a cité  aussi,  contre  l’interprétation  de  M.  Motais,  le  v.6  du  psaume  lxxx 
(hébreu  lxxxi),  dont  voici  la  vraie  traduction  selon  nous  : “ J’entends  une 
voix  (lèvre,  sâphâh)  inconnue  qui  dit  : J’ai  brisé  le  joug...  , Si  ici  sâphâh  veut 
dire  langue,  idiome,  on  se  demande  comment  le  psalmiste  a pu  comprendre 
des  paroles  prononcées  dans  une  langue  qu’il  déclare  lui  être  inconnue  ! 

(1)  Le  mot  lâschôn  se  rencontre  116  fois  dans  l’Ancien  Testament.  Dans  16 
versets,  il  a le  sens  de  langue,  idiome,  dialecte. 

(2)  M.  J.  Halévy  (Revue  des  études  juives,  sept.  1886,  page  28)  qui,  comme  la 
plupart  des  auteurs,  donne  à sâphâh  le  sens  de  langue,  est  visiblement  décon- 
certé devant  cette  différence  d’expression  dans  deux  chapitres  qu’il  déclare 
être  l’œuvre  de  la  même  main.  Pour  expliquer  cette  différence,  il  se  contente 
de  dire  que  l’emploi  de  sâphâh  était  inévitable  parce  que  BU  Ischôn  est 
impossible  en  hébreu.  , Pourquoi  ? serait-ce  à cause  des  trois  l qui  se  sui- 
vent ? Mais  le  savant  orientaliste  peut  se  convaincre  que  pas  une  seule  fois  ce 
rapprochement  ne  devait  avoir  lieu.  Ainsi  au  v.  7 et  au  v.  9,  qu’on  mette 
lâschôn  au  lieu  de  sâj)hâh,  on  n’a  pas  le  rapprochement  qui  aurait  pu  rendre 
impossible  (?)  cette  expression. 

(3)  “ Il  est  à remarquer,  dit  Mgr  de  Harlez,  qu’il  n’est  point  dit  que  les 
hommes  ne  se  comprirent  plus,  mais  “ qu’«7s  n’entendirent  ou  n’écoutèrent 
plus  la  voix  de  leurs  compagnons  ,.  C’est  ce  que  les  Septante  rendent  avec 
soin  et  exactitude  par  “ Iva  [xl)  àxouuwji  t7)v  tpwvTiv  ; ut  nonaudiant  vocem  „• 
La  linguistique  et  la  Bible,  Controverse,  juin  1883,  p.  580. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 

timent,  la  discorde  parmi  ces  hommes,  et  par  suite  les 
forçait  à se  disperser  (i). 

S’il  n’y  eut  pas  à Babel  une  confusion  de  langue,  mais 
simplement  une  confusion  d’idées  (2),  on  ne  peut  rien  tirer 
de  cet  épisode  pour  expliquer  la  spécification  des  langues. 

Il  semble  donc  que  jusqu’ici  l’hypothèse  de  la  non-uyii- 
versalité  du  déluge  est  le  seul  système  probable  pouvant 
rendre  compte  de  cette  spécification. 

Nous  reviendrons  sur  la  linguistique  (3)  dans  le  para- 
graphe suivant  à l’occasion  de  l’ethnologie. 


(1)  M.  J.  Halévy  (loc.  cit.,  pp.  21-22)  constatant  que,  dans  le  chapitre  x,  des 
dispersions  soni  indiquées  à deux  reprises  et  qu’on  a employé  des  mots  diffé- 
rents pour  les  exprimer,  les  verbes  passifs  niphrad  (v.  5)  et  nâphats  (v.  18), 
donne  la  différence  de  sens  entre  ces  deux  verbes. 

“ Niphrad,  dit-il,  marque  une  séparation  lente  et  paisible,  tandis  que 
nâphats  exprime  l’idée  d’une  dispersion  involontaire  et  subite,  résultant  d’une 
action  extérieure.  Dans  la  phrase  (ensuite  se  dispersèrent  naphetsu  les  famil- 
les chananéennes,  v.  18),  l’auteur  veut  dire  que,  par  suite  de  dissensions  poli- 
tiques, plusieurs  familles  chananéennes  ont  été  morcelées  et  se  sont  dépla- 
cées du  sud  au  nord  et  du  nord  au  sud,  loin  de  leur  demeure  primitive  ,.  Or, 
dans  le  récit  de  la  Tour  de  Babel,  c’est  précisément  ce  verbe  nâphats  qui  est 
employé  pour  exprimer  la  dispersion  des  constructeurs.  Il  s’agit  donc  bien 
d’une  dispersion  involontaire  et  subite,  venant  à la  suite  de  dissensions  poli- 
tiques. 

(2)  Le  récit  de  la  construction  de  la  Tour  de  Babel,  expliqué  après  une 

étude  sérieuse  du  texte,  comme  nous  croyons  l’avoir  fait,  montre  le  non- 
fondé  des  prétentions  de  M.  Reuss.  L’école  rationaliste  dont  il  est  un  des 
chefs,  veut  voir  partout  dans  la  Bible  des  morceaux  à double  emploi. 
M.  Reuss  est  souvent  malheureux  dans  les  exemples  qu’il  apporte.  Voici  ce 
qu’il  écrit  sur  Tépisode  de  Babel  : “ Nous  avons  déjà  eu  l’occasion  de  dire  que 
ce  morceau  (de  la  Tour  de  Babel)  fai*  en  quelque  sorte  double  emploi 

avec  le  morceau  élohiste  (Tableau  des  peuples,  ch.  x)  qui  précède  et  qui  est 
également  destiné  à rendre  compte,  à sa  manière,  de  la  diversité  des  peu- 
ples et  de  leurs  langues.  Notre  auteur  suppose  l’humanité  encore  réunie  bien 
longtemps  après  le  déluge,  et  son  récit  ne  peut  se  combiner  en  aucune  façon 
avec  celui  après  lequel  il  se  trouve  intercalé.  , ( La  Bible.  : L’histoire  sainte  et 
la  loi,  1. 1,  pp.  336-337.)  On  voit  à quelles  difficultés  on  échappe  avec  le  plan 
de  la  Genèse  qui  explique  admirablement  bien  la  présence  légitime  des  pre- 
miers versets  du  chapitre  xi,  et  avec  la  traduction  exacte  du  mot  sâphâh  par 
idées  et  non  par  langues.  On  voit  en  même  temps  que  le  système  rationaliste 
ne  gagne  pas  à être  examiné  de  trop  près. 

(3)  Le  R.  P.  Brucker  dit  (p.  456)  que  le  monosyllabisme  des  racines  et  le 
passage  primitif  des  langues  flexionnelles  par  les  deux  autres  états  sont  cho- 
ses contestées.  Cette  assertion  nous  semble  en  partie  inexacte.  Le  monosyl- 
labisme des  racines  est  contesté,  il  est  vrai  ; mais  ce  qui  ne  l’est  pas,  c’est  la 
triple  phase  par  lesquelles  ont  passé  les  langues  flexionnelles.  On  ne  met  pas 


438  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


VI 

LE  DÉLUGE  ET  l’eTHNOLOGIE. 

La  question  que  nous  abordons  est  grave  : grave  sur- 
tout si,  avec  le  R.  P.  Brucker,  il  faut  admettre  un  déluge 
ethnographiquement  universel,  c’est-à-dire  un  déluge  dans 
lequel  toutes  les  races  existantes  auraient  péri  à l’excep- 
tion de  la  seule  famille  de  Xoé.  Il  nous  semble  qu’il  fau- 
drait alors  rompre  complètement  avec  la  science. 

En  effet,  on  rapporte  généralement  les  races  humaines 
à trois  types  élémentaires  : race  nègre  ou  éthiopique, 
jaune  ou  mongolique,  blanche  ou  caucasique.  Or,  depuis 
le  déluge  jusqu’au  temps  où  l’on  voit  ces  types  formés, 
c’est-à-dire  bien  avant  Abraham  (i),  il  serait  absolument 
impossible  de  trouver  le  temps  exigé  pour  cette  différen- 
ciation profonde. 

C'est  vrai,  répond  le  R.  P.  Brucker,  mais  « il  nous 
est  loisible  d’ajouter  à la  date  vulgaire  du  déluge  autant 
de  siècles  que  l’anthropologie  peut  en  réclamer  pour  les 
résultats  à expliquer  (2).  » Eh  bien!  concédons  cela,  pour 
un  moment.  Ajoutons  dix  siècles  aux  1 147  ans  donnés  par 
la  version  grecque  depuis  le  déluge  jusqu’à  Abraham. 
L’anthropologie  se  contentera-t-elle  de  2147  ans?  Nous 
ne  le  croyons  pas. 

Ecoutons  les  polygénistes  nous  dire  que  le  laps  de 
temps  de  la  création  aux  temps  historiques  « est  insuffi- 
sant, que,  dans  les  conditions  actuelles  et  sous  nos  yeux, 
les  types  sont  permanents  et,  par  conséquent,  qu’ils  ont 


en  doute  le  passage  de  celles-ci  par  une  étape  où  les  racines  existaient  à l’état 
libre  et  indépendant  des  formes  flexionnelles.  C’est  ce  que  dit  Delbrück  dans 
son  Introduction  à l’étude  du  langage  (2®  édit,  allemande,  p.  76),  ouvrage  dont 
le  R.  P.  Brucker  lui-même  invoque  l’autorité.  Cf.  Hovelacque,  La  Linguis- 
tique, pp.  38-39. 

(1)  Du  déluge  à la  vocation  de  ce  patriarche,  il  y a,  d’après  les  Septante, 
1147  ans. 

(2)  Art.  d’octobre,  p.  460. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


439 


dû  être  multiples  dans  le  passé  (i).  Trois  mille  ans  ne 
leur  suffisent  pas  ; aussi  préfèrent-ils  croire  que  les  divers 
types  humains  ne  descendent  pas  d’un  même  couple. 

Tout  en  repoussant  cette  théorie  pour  adhérer  à la 
théorie  monogéniste,  défendue  de  nouveau  par  M.  de  Qua- 
trefages,  l’illustre  professeur  du  Muséum  (2),  nous  recon- 
naissons que  les  difficultés  sont  grandes. 

Sur  quoi  les  polygénistes  appuient-ils  leurs  prétentions? 
Sur  la  permanence  des  types.  Bien  entendu,  il  ne  peut 
s’agir  ici  de  l’influence  du  croisement,  mais  simplement  de 
l’influence  des  milieux  et  de  l’hérédité.  « Les  actions  de 
milieu  ont  seules  pu  donner  naissance  aux  premières  races 
humaines  (3);  aussi,  pour  que  les  comparaisons  soient 
légitimes,  doit-on  rechercher  ce  que  cette  seule  influence 
peut  produire. 

Le  R.  P.  Brucker  met  en  avant  M.  de  Quatrefages  pour 
proclamer  que  « ce  qui  est  démontré  par  les  recherches 
des  anthropologistes  et  des  ethnologistes,  c’est  que  les 
types  humains,  même  fixés  depuis  des  centaines,  depuis 
des  milliers  d’années,  même  « protégés  par  toutes  les  res- 
ü sources  d’une  civilisation  avancée  î’,  qui  leur  permettent 
de  résister  à beaucoup  de  causes  modificatrices,  n’en  res- 
tent pas  moins  aptes  à subir  l’action  des  milieux  nouveaux, 
et  les  subissent  inévitablement  dans  une  mesure  très  sen- 
sible (4).  J» 

Rien  de  plus  vrai.  Mais  l’éminent  professeur  du  Muséum 
n’entend  pas  par  là  que  le  type  physique  change  tellement 
que  le  nègre  pur  devienne  un  vrai  blanc,  ou  le  blanc  pur 
un  vrai  nègre.  C’est  ce  qui  ressort  des  lignes  suivantes 


(1)  D''  P.  Topinard,  L’ Anthropologie,  p.  544,  dans  la  Bibliothèque  des  scien- 
ces CONTEMPORAINES. 

(2)  Introduction  à Vétude  des  races  humaines,  t.  I,  Questions  générales, 
Paris,  A.  Hennuyer,  1887.  Le  savant  membre  de  l’Institut  a développé  dans 
cet  ouvrage  la  thèse  monogéniste  et  la  thèse  antitransformiste  qu’il  a déjà 
soutenues  dans  ses  ouvrages  sur  L’espèce  humaine  et  L'unité  de  l’espèce 
humaine. 

(3)  Quatrefages,  Introduction  à l'étude  des  races  humaines,  1. 1,  p.  172. 

(4)  Art.  d’oct.,  p.  461. 


440  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

empruntées  à l’ouvrage  invoqué  par  le  R.  P.  Brucker.  Il 
s’agit  des  blancs  et  des  nègres  immigrés  en  Amérique. 
M.  Reclus  et  l’abbé  Brasseur  de  Bourbourg,  frappés  des 
modifications  survenues  chez  ces  deux  races,  avaient  sup- 
posé qu’au  bout  d’un  certain  temps  tous  les  descendants 
de  ces  blancs  et  de  ces  nègres  seraient  transformés  en 
Peaux-Rouges.  M.  de  Quatrefages  combat  cette  exagéra- 
tion (i).  « Que  le  nègre  et  le  blanc  remplacent  quelques- 
uns  de  leurs  traits,  de  leurs  caractères,  par  des  traits,  par 
des  caractères  analogues  à ceux  des  indigènes,  il  n’y  a là 
rien  que  de  fort  naturel.  Soumis  à l’action  du  milieu  qui  a 
façonné  les  races  locales,  ils  ne  peuvent  qu’en  subir  l’em- 
preinte dans  une  certaine  mesure.  Mais  ils  ne  se  confon- 
dront pour  cela  ni  avec  elles,  ni  entre  eux,  pas  plus  que 
le  blanc  transporté  en  Afrique  ne  deviendra  jamais  un 
vrai  nègre,  pas  plus  que  les  descendants  européens  d’un 
nègre  ne  seront  jamais  de  vrais  blancs.  » Et  dans  son 
nouvel  ouvrage  ; « Ni  le  blanc,  ni  le  nègre  ne  se  trans- 
formeront définitivement  en  véritable  Peau-Rouge  ou  en 
(iuarani  (2).  » 

Cette  absence  de  modifications  essentielles  dans  les 
races  sous  la  seule  influence  du  milieu,  depuis  le  commen- 
cement des  temps  historiques,  est  un  fait  constaté  en 
anthropologie  et  en  ethnologie  (3).  « Partout  où  se  ren- 
contrent des  Arabes,  des  Juifs,  leur  type  est  le  même,  tel 
que  nous  le  font  connaître  les  monuments  égyptiens.  A 
Leyde,  le  Juif  est  plus  clair;  à Alger,  d’un  ton  jaunâtre, 
dit-on  ; aux  Indes,  foncé  (darh).  Dans  ce  dernier  cas  sur- 
tout, l’expérience  est  décisive;  il  existe  à Cochin,  sur  la 
côte  de  Malabar  ; 1°  des  Juifs  noirs,  ce  sont  des  indigènes 

(\)  L’Espèce  humaine,  4®  édit.  (1878)  p.  191;  Unité  de  l’espèce  humaine, 
1861,  pp.  353-354. 

(2)  Quatrefages,  Introduction  à l’étude  des  races  humaines,  1. 1,  p.  170. 

(3)  Cf.  A.  de  Gobineau,  Essai  sur  l’inégalité  de  races  humaines,  1. 1,  pp.  202- 
206;  D'' Topinard,  L’Anthropologie,  pp.  409-414;  Hovelacque  et  G.  Hervé, 
Précis  d’anthropologie,  1887,  pp.  193-198;  Gustave  Le  Bon,  Les  civilisations 
de  l’Inde,  Paris  Didot  1887,  p.  71. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  44 1 

convertis  ; 2°  des  Juifs  blancs,  venus  à l’époque  de  la  des- 
truction de  Jérusalem  et  dont  on  retrace  l’histoire  pour  le 
moins  jusqu’à  dix  siècles  en  arrière;  or,  ils  sont  restés 
blancs,  ou  mieux,  bruns  à cause  du  climat  et  par  rapport 
à nous,  mais  blancs  par  rapport  aux  populations  environ- 
nantes; leurs  enfants  naissent  blancs;  leurs  femmes,  lors- 
qu’elles n’affrontent  pas  les  rayons  du  soleil,  restent 
blanches  (i).  » « L’histoire  est  là,  écrit  de  son  côté  un 
éminent  ethnographe  belge,  pour  attester  la  persistance 
des  types  anthropologiques  depuis  quatre  et  même  depuis 
cinq  mille  ans  (2).  « En  remontant  plus  haut,  nous  ren- 
controns l’inconnu  ; nous  ne  pouvons  dès  lors  que  répéter 
avec  M,  de  Quatrefages  : « L’origine  des  grandes  races 
humaines,  la  blanche,  la  jaune  et  la  noire,  se  perd  abso- 
lument dans  la  nuit  des  temps  antéhistoriques  (3). 

Les  libéralités  chronologiques  du  R.  P.  Brucker  ne 
seront  pas  assez  grandes  même  pour  satisfaire  Ch,  Dar- 
win, qui  est  fort  embarrassé  pour  expliquer  l’évolution  en 
face  de  la  permanence  des  types.  « Ainsi  que  l’a  montré 
Darwin  lui-même  (4),  écrit  un  transformiste  ardent,  les 
influences  des  milieux,  telles  que  les  climats,  l’alimen- 
tation, le  genre  de  vie,  sont  en  effet  complètement 
impuissantes  à expliquer  les  caractères  distinctifs  des 
races  humaines,  en  admettant  même  que  ces  conditions 
soient  restées  semblables  pendant  wnQ.  énorme  période{5).r> 

Ce  n’est  donc  pas  aux  siècles  accumulés,  pas  plus 
qu'aux  conditions  atmosphériques  actuelles  qu’il  faut 


(1)  Topinard,  L’ Anthropologie,  p.  413.  — A.  de  Gobineau,  op.  cit.,  t.  I, 
pp.  205-207,  apporte  également  comme  exemple  les  Arabes  et  les  Juifs. 
L’exemple  de  ces  derniers  est  surtout  précieux,  car  lesJuifs  se  trouvent  sous 
toutes  les  latitudes  et  ne  s’allient  généralement  qu’entre  eux.  Or  partout  le 
visage  juif  “ a conservé,  dans  ses  traits  principaux  et  vraiment  caractéristi- 
ques, l’aspect  qu’on  lui  voit  sur  les  peintures  égyptiennes  exécutées  il  y a 
trois  ou  quatre  mille  ans  ou  plus.  , 

(2)  J.  Van  den  Gheyn,  S.  J.,  Origines  Ariacæ,  dans  la  Revue  des  quest. 
sciENTiF.,  avril  1884. 

(3)  Unité  de  l’espèce  humaine,  pp.  213-214. 

(4)  La  descendance  de  l’homme,  1. 1,  ch.  vu  (trad.  Barbier,  2"  édit.). 

(5)  Hovelacque  et  G.  Hervé,  l’récis d’ anthropologie  (1887),  p.  193. 


442  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

demander  les  raisons  des  différences  essentielles  qui  dis- 
tinguent les  types  humains. 

Il  fut  un  temps  où  certainement  les  climats  eurent  une 
plus  grande  influence.  « Les  variations  de  milieux  et  de 
condition  de  vie  sont  très  faibles  aujourd’hui  relativement 
à ce  qu’elles  ont  dû  être  à certains  moments  de  l’existence 
du  globe  (i),  J’ 

« Les  plus  anciennes  races  humaines  se  sont  donc 
formées,  selon  toute  apparence,  à la  suite  des  changements 
qu’a  subis  notre  globe  et  des  premières  migrations  (2). 

Ainsi,  ce  serait  dans  les  temps  qui  suivirent  immédia- 
tement la  création  de  l’homme,  que  les  anthropologistes 
et  les  ethnologistes  partisans  du  monogénisme  placeraient 
la  séparation  des  différents  types, 

« Deux  points  ne  sont  pas  douteux  : c’est  que  les  prin- 
cipales différences  qui  séparent  les  branches  de  notre 
espèce  ont  été  fixées  dans  la  première  moitié  de  notre 
existence  terrestre  ; et  ensuite  que,  pour  concevoir  un 
moment  où,  dans  cette  première  moitié,  ces  séparations 
physiologiques  aient  pu  s’effectuer,  il  faut  remonter  aux 
temps  où  l’influence  des  agents  extérieurs'  a été  plus 
active  que  nous  ne  la  voyons  être  dans  l’état  ordinaire 
du  monde,  dans  sa  santé  normale.  Cette  époque  ne  saurait 
être  autre  que  celle  qui  a immédiatement  entouré  la  créa- 
tion, alors  qu’émue  encore  par  les  dernières  catastrophes, 
elle  était  soumise  sans  réserve  aux  influences  horribles 
de  leurs  derniers  tressaillements  (3).  » 

Ecoutons  encore  cet  auteur  qui  résume  si  bien  la 

(1)  D''  Topinard,  L’ Anthropologie,  p.  417. 

(2)  Quatrefages,  Introduction, 169. 

(3)  A.  de  Gobineau,  Essai  sur  l’inégalité  des  races  humaines,  1. 1,  pp.  231- 
232.  “ Cuvier,  écrit-il  encore,  affirme,  dans  son  Discours  sur  les  révolutions 
du  globe,  que  l’état  actuel  des  forces  inorganiques  ne  pourrait,  en  aucune 
façon,  déterminer  des  convulsions  terrestres,  des  soulèvements,  des  forma- 
tions semblables  à celles  dont  la  géologie  constate  les  effets.  Ce  que  cette 
nature,  si  terriblement  douée,  exerçait  alors  sur  elle-même  de  modifications 
devenues  aujourd’hui  impossibles,  elle  le  pou  vait  aussi  sur  l’espèce  humaine, 
et  ne  le  peut  plus  désormais.  , Ibid.,  pp.  230-231. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  448 

pensée  des  savants  monogénistes  sur  cette  importante 
matière. 

Les  causes  de  différenciation  des  types  humains,  « on 
peut  les  apercevoir  dans  l’énergie  climatérirpie  que  pos- 
sédait notre  globe  aux  premiers  temps  où  parut  la  race 
humaine.  Il  n’y  a pas  de  doute  que  les  conditions  de  force 
de  la  nature  inorganique  étaient  alors  tout  autrement 
puissantes  qu’on  no  les  a connues  depuis,  et  il  a pu 
s’accomplir,  sous  leur  pression,  des  modifications  eth- 
niques devenues  impossibles.  Probablement  aussi,  les 
êtres  exposés  à cette  action  redoutable  s'y  prêtaient  beau- 
coup mieux  que  ne  le  pourraient  les  types  actuels.  L’homme 
étant  nouvellement  créé,  présentait  des  for^nes  encore  incer- 
taines (i),  peut-être  mémo  n’appartenait  d’une  manière 
bien  tranchée  ni  à la  variété  blanche,  ni  à la  noire,  ni  à 
la  jaune  (2).  Dans  ce  cas  les  déviations  qui  portèrent  les 
caractères  primitifs  do  l’espèce  vers  les  variétés  aujour- 
d’hui établies  eurent  beaucoup  moins  de  chemin  à foire 
que  n’en  aurait  maintenant  la  race  noire,  par  exemple, 
pour  être  ramenée  au  type  blanc,  ou  la  jaune  pour  être 
confondue  avec  la  noire  (3).  ?» 

De  ces  considérations  résulte,  pour  la  spécification  des 
types  humains,  un  laps  do  temps  relativement  peu  consi- 
dérable. Le  R.  P.  Brucker,  si  prodigue  lorsqu’il  s’agit 
des  temps  postdiluviens,  est  d’une  avarice  extrême  en 
siècles  antédiluviens.  C’est  à peine  s’il  veut  nous  aban- 
donner le  chiffre  minimum  du  texte  hébreu,  1600  ans  ; 
alors  que  nous  avons  un  droit  indéniable  à plus  de  2200 


(1)  C’est  ce  que  dit  M.  Motais,  Déluge  biblique,  p.  264.  Le  R.  P.  Brucker 
(art.  d'oct.,  p.  461)  répond  que  cette  raison  est  “ bonne  tout  au  plus  à satis- 
faire un  darwiniste.  , Le  R.  P.  Brucker  est-il  monogéniste  ? Admet-il  la 
transformation  d’un  premier  type  humain  en  plusieurs  types  ? Il  y aurait  donc 
du  vrai  dans  cette  parole  rapportée  par  M.  Hovelacque  dans  son  récent  Pré- 
cis d'anthropologie,  p.211  ; “ On  a dit  que  le  monogénisme  était  une  doctrine 
transformiste.  , 

(2)  Cf.  Quatrefages,  Introduction,  etc.,  pp.  156-157. 

(3)  Gobineau,  Op.  cit.,  p.  235. 


444  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

ans,  assignés  par  les  Septante  et  qui  nous  suffisent  ample- 
ment. 

L’extinction  de  toutes  les  races  humaines  par  le  déluge 
et  leur  reformation  après  le  cataclysme  sont-elles  choses 
scientifiquement  admissibles  ^ Aux  lecteurs  de  juger 
d’après  ce  qui  précède  ! Mais  l’ethnologie  a encore  la 
parole.  M.  de  Quatrefages,  après  étude  des  divers  carac- 
tères des  races  humaines,  classe  celles-ci  selon  leur  ordre 
d' apparition  ainsi  qu’il  suit  : 

1°  Des  Jaunes,  2°  d’autres  Jaunes,  les  Noirs  et  les 
Blancs  allophyles,  3°  les  Sémite?,,  4°  les  Arijans  (i).  Cette 
classification  n’apporte-t-elle  pas  uu  nouvel  appui  à la 
théorie  que  nous  défendons  ? D’après  l’ethnologie,  ce  sont 
ceux  que  les  exégètes  appellent  Noachides,  ou  fils  de 
Noé,  qui  apparaissent  les  derniers;  car  par  Sémites  on 
entend  ici  les  descendants  de  Sem  et  de  Cham,  et  par 
Arijans  les  descendants  de  Japhet.  N’est-ce  pas  ce  que 
prétendent  les  partisans  de  la  non-universalité  ethno- 
graphique du  déluge^  La  famille  de  Noé,  échappée 
à un  déluge  sur  lequel  les  traditions  des  races  jaune 
et  noire  sont  muettes,  serait  la  souche  de  la  race 
blanche  postdiluvienne.  Celle-ci,  en  se  répandant  sur  la 
terre,  rencontra,  l’histoire  et  l’ethnologie  le  disent,  de 
vieilles  races  jaunes  et  noires  auxquelles  souvent  elle  se 
mêla.  Au  fond  d’un  grand  nombre  de  peuples  se  trouvent 
en  effet  ces  races  antiques. 

Ce  sont  des  populations  noires  (2),  peut-être  rouges  (3), 
que  les  Chamites,  ou  Protosémites,  rencontrent  sur 
les  bords  du  Nil  ; de  leurs  alliances  résulte  pour  les 
envahisseurs  un  changement  de  couleur  et  peut-être  de 
langue,  si  encore  l’influence  de  cette  race  antédiluvienne 


(1)  Introduction  à l'étude  des  races  humaines,'  1887,  t.  I,  p.  161.  M.  de  Qua- 
trefages croit  que  le  type  primitif  fut  jaune. 

(2)  F.  Lenormant,  Histoire  ancienne  de  l’Orient,  9°  édit.,  t.  II,  p.  47.  — 
Maspero,  Histoire  ancienne  des  peuples  de  l’Orient,  4®  édit.,  p.  17. 

(3)  Hovelacque  et  Hervé,  Précis  d’anthropologie,  pp.  423-424. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  445 

ne  leur  fit  pas  oublier  la  tradition  du  cataclysme  dont 
leurs  frères  transmettront  le  souvenir  aux  quatre  coins 
du  monde. 

Ce  sont  aussi  des  peuples  antédiluviens,  les  Shouméro- 
Accadiens,  que  les  Chamites  et  les  Sémites  auraient  trou- 
vés établis  sur  les  bords  du  Tigre  et  de  l’Euphrate  (i). 

Et  lorsque  les  Aryans,  fils  de  Japhet,  envahissent 
rinde,  ne  sont-ils  pas  arrêtés  par  d’antiques  occupants  ? 
Sur  les  bords  de  l’Indus  et  du  Gange  vivaient,  en  effet, 
des  races  jaunes,  qui  depuis  longtemps  avaient  chassé  de 
ces  lieux  mêmes  les  habitants  primitifs  de  race  noire  et 
les  avaient  refoulés  dans  les  forêts  et  les  montagnes  du 
Deccan.  Les  blancs  Aryans,  dans  leurs  livres  sacrés,  nous 
décrivent  ces  populations  antédiluviennes  sous  des  traits 
peu  flatteurs,  mais  significatifs.  Ils  les  distinguent  en 
jaunes  et  en  noirs,  et  les  traitent  ôiesclaves,  de  démons, 
de  géants,  d’hommes  méprisables,  à tête  de  bœuf,  sans 
nez,  etc...  (2). 

L’histoire  ne  s’accorde-t-elle  pas  avec  l’ethnologie  pour 
affirmer  l’antiquité  de  certaines  races,  comme  bien  supé- 
rieure à celle  des  descendants  de  Noé  ? Mais  n’anticipons 
pas  ; dans  un  prochain  et  dernier  paragraphe,  nous  aurons 
à parler  de  ces  races  antédiluviennes. 

La  linguistique  vient  renforcer  l’argument  ethnologi- 
que. C’est  en  effet  à la  linguistique  que  fait  surtout  appel 
M.  de  Quatrefages  pour  la  classification  des  types  humains. 
Et  il  arrive  à ce  résultat  remarquable,  que 

1°  Les  langues  monosyllabiques  sont  parlées  par  une 
partie  de  la  jaune; 


(1)  Maspero,  Hist.  anc.  des  peuples  de  l’Orient,  4:^  édit.,  pp.  126-137;  F.  Le- 
normant,  Hist.  anc.  de  l'Orient,  9®  édit.,  p.  308;  idem,  La  magie  chez  les 
Chaldéens  et  les  origines  accadiennes,  ch.  vu. 

(2)  MgrLaouenan,  vicaire  apostolique  de  Pondichéry,  Du  brahmanisme  et 
de  ses  rapports  avec  le  judaïsme  et  le  christianisme,  Pondichéry,  1884,  t.  I, 
pp.  88-89  (ouvrage  couronné  par  l’Académie).  Des  peuples  de  l’Inde  ancienne 
et  moderne,  conférence  de  M.  Guimet,  dans  les  Matériaux  pour  l’histoire  de 
l’homme,  XVIII®  année  (1882),  pp.  187  etsuiv.  D''  Gustave  Le  Bon,  Les  Civili- 
sations de  l’Inde,  Paris  1887,  pp.  78-85.  Hovelacque  et  G.  Hervé,  Précis 
d’anthropologie,  Paris  1887,  pp.  317-318  et  552. 


446  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


2°  Les  langues  aggluthmntes,  par  beaucoup  Aq  jaunes, 
tous  les  nègres  et  les  blancs  allophyles  ; 

3°  Les  langues  fiexionnelles,  par  les  Arijans  et  les  Sémi- 
tes (1). 

\’oilà  encore  les  Aryans  et  les  Sémites,  les  descendants 
de  Noé  énumérés  au  chapitre  x de  la  Genèse,  — que  nous 
venons  de  voir  séparés  des  autres  races  et  par  le  temps  et 
par  le  type  — distingués  des  jaunes  et  des  noirs  par  un 
langage  plus  perfectionné.  C’est  la  race  blanche  noacliique 
qui  parle  les  langues  à Üexion. 

Sans  doute,  le  R.  P.  Brucker  se  hâte  de  protester.  Les 
Egyptiens,  écrit-il,  faisaient  partie  des  races  blanches  et 
cependant  leur  langue  n’est  jamais  devenue  une  langue 
à flexion  (2).  Rien  de  plus  vrai  que  cette  étrange  excep- 
tion à la  règle  générale.  Mais  comment  l’expliquer?  Le 
champ  des  hypothèses  est  vaste,  nous  l’avons  déjà  vu. 
Qui  empêcherait  de  croire,  par  exemple,  qu’au  moment  de 
leur  entrée  en  Egypte,  ces  descendants  de  Cham  parlaient 
une  langue  plus  perfectionnée;  mais  que, par  leur  contact 
avec  les  populations  primitives  et  peut-être  très  civilisées 
de  ce  pays,  ils  aient  abandonné,  comme  nous  l’avons  déjà 
laissé  entendre,  leur  langue  maternelle  pour  adopter  celle 
des  premiers  possesseurs  d('  l’Egypte  ? « On  cite  mille 
exemples  de  peuples  renonçant  à leur  idiome  pour  adop- 
ter celui  de  l’étranger  (3).  « 11  est  vrai  que  « une  popula- 
tion conquise  oublie  assez  souvent  le  langage  de  ses  pères 
pour  celui  des  envahisseurs Parfois  aussi  les  conqué- 

rants, se  trouvant  en  minorité  relative,  sont  absorbés  par 
la  race  conquise  et  en  adoptent  jusqu’au  langage...  A 
plus  forte  raison  en  est-il  de  même  pour  les  immigrants 
pacifiques  (4).  Que  la  conquête  de  l’Egypte  par  les 

(1)  Quatrefages,  Introduction  à l’étude  des  races  humaines,  1. 1,  p.  161. 

(2)  Art.  d’oct.,  p.  462.  Voir  ce  que  nous  avons  dit  dans  le  paragraphe  pré- 
cédent sur  l’arrivée  des  Ghamites  en  Égypte,  arrivée  qui  pourrait  être  bien 
plus  récente  qu’on  ne  le  croit  généralement. 

(3)  J.  Van  den  Glieyn,  Origines  Ariacæ,  loc.  cit. 

(4)  Quatrefages,  Intiyduction,  etc...,  t.  I,  pp.  233-234  et  p.  164. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


447 


Cliainites  ait  été  brutale  ou  pacifique,  l’abandon  fait  par 
ceux-ci  de  leur  langue  maternelle  est  donc  possible.  Pour 
le  comte  A.  de  (xobineau  cela  ne  fait  pas  de  doute.  « Les 
premiers  Chamites,  écrit-il,  avaient  apporté  du  nord-est 
un  dialecte  de  cet  idiome  originellement  commun  aux 
fiimilles  blanches,  dont  il  est  encore  aujourd’hui  si  facile 
de  reconnaître  les  vestiges  dans  toutes  les  langues  de  nos 
races  européennes.  A mesure  que  les  tribus  immigrantes 
s’étaient  trouvées  en  contact  avec  les  multitudes  noires, 
elles  n’avaient  pas  pu  empêcher  leur  langage  naturel  de 
s’altérer;  et  quand  elles  se  trouvèrent  alliées  de  plus  en 
plus  avec  les  noirs,  elles  le  perdirent  tout  à fait.  Elles 
l’avaient  laissé  envahir  par  des  dialectes  mélaniens  de 
façon  à le  défigurer  (i).  » 

Les  races  blanches,  aryancs  et  sémites,  peuvent  donc 
être  considérées  comme  parlant  et  parlant  seules  les  lan- 
gues à flexion  ; ce  qui  les  sépare  profondément  des  races 
noire  et  jaune,  dont  le  langage  est  moins  parfait.  Cepen- 
dant il  faut  bien  admettre  que  toutes  les  langues  ont  pro- 
cédé d’une  .seule  et  même  langue-mère.  Nous  avons 
exposé  dans  un  précédent  paragraphe  comment  il  est 
impossible  d’expliquer  à partir  du  déluge  la  différencia- 
tion des  langues,  l’événement  de  Babel  n’y  ayant  en  rien 
contribué. 

Il  faut  donc  que  ce  soit  dès  le  principe  que  se  sont 
opérées  ces  diversifications  des  langues,  alors  que  se 
diversifiaient  les  types  sous  des  climats  différents. 
On  n’admettra  pas  plus  pour  tous  les  hommes,  au  moment 
du  déluge,  un  seul  et  même  langage,  qu’un  seul  et  même 
type.  On  n’admettra  pas  qu’à  l’époque  de  Noé,  plus  de 
vingt  siècles  après  la  création  d’Adam,  tous  les  hommes 

(1)  Gobineau,  Essai  sur  l’inégalité  des  races  humaines,  1. 1,  p.  386. 

Les  Élamites,  fils  de  Sem,  ont  de  même  adopté  la  langue  agglutinative  des 
premiers  habitants  du  pays  auxquels  ils  se  sont  cependant  moins  mélangés. 
F. Lenormant,  Ilist.  anc.  deVOrient,  9'  édit.,  1. 1,  pp.  280-281.  Cf.  J,  Oppert, 
La  langue  des  Elamites,  Ascas  la  Revue  d’assyriologie,  U®  année  (1885),  n“  2. 


448  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

en  étaient  encore  au  langage  le  plus  primitif,  le  monosyl- 
labisme. Il  faut  bien  croire  que  le  patriarche  et  sa  race 
étaient  en  possession  d’une  langue  plus  perfectionnée, 
qui  se  retrouve  au  lendemain  du  déluge  chez  les  peuples 
sémites  et  aryans,  divisée  en  nombreux  idiomes  de  plus 
en  plus  supérieurs.  Car  toutes  ces  langues  des  peuples 
énumérés  au  chapitre  x,  comme  flls  de  Seni,  Chain, 
Japliet,  toutes  ces  langues  dites  à flexion  et  parlées  par 
la  seule  race  blanche,  la  science  philologique  atteste  la 
possibilité  de  leur  réduction  en  une  langue  unique. 

Le  R.  P.  Brucker  n’est  point  de  cet  avis  ; il  fait 
observer  que,  « dans  l’état  actuel  de  la  science  >»,  la  plu- 
part des  philologues  déclarent  absolument  irréductibles 
tous  les  grands  groupes  de  langues  des  races  blanches, 
c’est-à-dire  qu’ils  se  déclarent  incapables  d’établir  l’ori- 
gine commune  soit  des  idiomes  sémitiques  et  chami- 
tiques,  tels  que  l’hébreu  et  l’égyptien  (1),  soit  des  idiomes 
sémitiques  et  aryens  ou  indo-européens  (2).  » 

A cela  nous  répondrons,  avec  un  auteur  bien  compétent 
dans  cette  question,  que  sans  doute  « dernièrement 
encore  on  donnait  comme  incontestable  l’irréductibilité 
des  langues  sémitiques  et  indo-européennes.  Quelques 
dileitanti  sans  principes  pouvaient  seuls  parler  du  lien 
qui  unit  l’hébreu,  le  latin,  l’arabe  et  le  germanique. 
Aujourd’hui  cette  irréductibilité  est  fortement  battue  en 
brèche.  Ce  ne  sont  plus  des  linguistes  amateurs,  des  cher- 
cheurs aventureux,  qui  prétendent  ramener  ces  langues  à 
une  source  commune,  ce  sont  les  savants  les  plus  distin- 
gués et  les  plus  compétents,  les  Lepsius,  les  Raunier,  les 
Frédéric  Müller,  les  Ascoli,  les  Frédéric  Delitzsch.  Cette 
opinion  a reçu  droit  de  bourgeoisie  dans  la  célèbre  Revue 
de  science  comparée  des  langues  que  dirige  le  docteur  Kuhn 


(1)  Nous  nous  sommes  expliqué  ci-dessus  sur  la  langue  égyptienne. 

(2)  Art.  d’oct.,  p.  463. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  449 

et  qui  n’ouvre  point  ses  colonnes  aux  aventuriers  de  la 
science  (i).  » 

Le  R.  P.  Brucker  est  lui-même  forcé  de  se  rendre. 
“ Nous  savons,  dit-il,  que  quelques  savants  très  distin- 
gués sont  d’une  opinion  contraire  (à  l’irréductibilité  des 
langues  flexionnelles),  et  nous  ne  nierons  pas  la  haute 
valeur  de  leurs  raisons  (2). 

Si  on  arrive  à l’unification  des  langues  des  races 
blanches  noachiques,  il  en  est  tout  autrement  pour  les 
langues  des  races  noires  et  jaunes.  Quoique,  comme  le 
professe  Mgr  de  Harlez  (3),  il  n’y  ait  point  de  doute  que 
toutes  les  langues  ont  une  origine  commune,  il  faut  cepen- 
dant reconnaître  que  les  multiples  idiomes  des  races  jaunes 
et  noires  sont  jusqu’ici  irréductibles  entre  eux  et  sans 
lien  visible  avec  les  langues  des  blancs. 

Pourquoi  cette  unification  plus  facile  des  langues 
sémitiques  et  aryanes,  sinon  parce  que  celles-ci  se  sont 
séparées  de  leur  langue-mère  depuis  une  époque  relative- 
ment peu  éloignée  ? En  mettant  cette  langue-mère  dans 
la  bouche  de  Noé,  on  trouve  suffisamment  de  temps  pour 
expliquer  la  production  des  langues  flexionnelles  ; car, 
comme  nous  l’avons  dit,  la  langue  parlée  par  Noé  devait 
déjà  posséder  un  certain  degré  de  perfection  qu’il  est 
actuellement  difficile  d’assigner. 

Les  races  blanches  se  trouvent  donc,  par  leurs  langues 
elles-mêmes,  insinuer  une  formation  ou  plutôt  une  refor- 
mation récente  relativement  à la  formation  des  races  à 


(1)  Mgr  de  Harlez,  La  linguistique  et  la  Bible,  dans  la  Controverse, 
1"  juillet  1883,  pp.  59-60.  Le  savant  linguiste  renvoie  aux  travaux  suivants  : 
R.  von  Raumer,  Die  Urverivandtschaft  der  sentit,  und  indo-europ.  Spva- 
chen,  1',  2®,  3®,  Fortsetzung,  etc.  — Lepsius,  Ascoli,  DeZ  nesso  ario- 
semitico,  Studi  ario-semitici.  — F.  Millier,  Fr.  Delitzsch,  Studien  über  iiido- 
germ.  semit.  Wurzelverwandtschaft,  etc.  Dans  le  Muséon,  janvier  1884, p.  103, 
M.  G.  de  Dubor  s’exprime  dans  le  même  sens. 

(2)  Art.  d’oct.,  p.  464.  Pourquoi  après  cela  l’auteur  raisonne-t-il  donc 
comme  si  ces  langues  étaient  reconnues  irréductibles  ? 

(3)  On  lira  avec  fruit  les  très  remarquables  articles  de  l’éminent  auteur  sur 
La  linguistique  et  la  Bible.  (Controverse,  juin  et  juillet  1883.J 

XXI 


«9 


45o  revue  des  question's  scientifiques. 

langues  plus  primitives,  des  races  noires  et  jaunes  séparées 
les  unes  des  autres  depuis  les  premières  migrations.  Si 
ces  dernières  sortaient,  comme  les  Sémites  et  les  Aryens, 
du  patriarche  Noé,  il  n’y  aurait  pas  plus  de  différences 
entre  leurs  idiomes  cpi’entre  les  divers  groupes  des  langues 
à flexion  : un  rapport  plus  étroit  se  découvrirait  entre 
toutes  les  langues  humaines. 

La  linguistique  montre,  nous  semble-t-il,  un  lien 
intime  entre  les  races  blanches,  tandis  qu’elle  est  impuis- 
sante à combler  l’abîme  qui  sépare  celles-ci  des  races 
noire  et  jaune. 

En  faisant  ces  deux  races  échapper  au  déluge  qui 
aurait  occasionné  une  régénération  de  la  race  blanche,  on 
arriverait  à résoudre  une  grande  difficulté.  « Si  la  race 
de  Caïn  a été  épargnée  en  tout  ou  en  partie,  écrit 
Mgr  de  Harlez,  on  pourra  rapporter  à ses  descendants 
les  langues  dont  la  nature  s’éloigne  le  plus  des  idiomes  à 
flexion,  et  l’on  gagnera  le  temps  nécessaire  pour  expli- 
quer la  formation  des  langues  chinoise,  japonaise,  nègres, 
australiennes,  américaines,  etc.,  à côté  des  langues 
aryaques  et  sémitiques  (i).  » 

La  linguistique  ne  semble-t-elle  pas  répugner  à entendre 
Noé  parler  la  langue-mère  de  tous  les  idiomes  monosyl- 
labiques, agglutinants  et  flexionnels,  alors  que  de  son 
côté  l’ethnologie  ne  peut  se  résoudre  à voir  dans  ce 
patriarche  le  père  des  races  blanche,  jaune  et  noire? 


VII 


RACES  ANTÉDILUVIENNES. 

A-t-on  des  indices  de  l'existence  de  véritables  races 
antédiluviennes  en  dehors  de  la  famille  de  Noé  ? L’absence 
au  chapitre  x de  la  Genèse  de  certains  peuples' et  les 


(1)  Controverse,  juin  1883,  art.  cité,  p.  577. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  45  I 

caractères  spéciaux  de  ceux-ci  d’après  la  Bible  ont 
conduit  M.  Motais  à les  supposer  antédiluviens  et  non 
noacliiques.  Parmi  ces  peuples  il  place  les  Caïnites,  les 
Amalécites,  les  Sodomites  et  les  Géants  de  la  Palestine. 
Le  R.  P.  Brucker  (i)  a entrepris  de  démolir  un  à un  les 
arguments  apportés  'sur  ce  point  par  l’auteur  du  Déluge 
biblique.  Pesons  les  raisons  pour  et  contre. 

Voici  d’abord  les  Caïnites  (2).  A plusieurs  reprises 
après  le  déluge,  la  Bible  parle  de  peuplades  portant  ce 
nom  qui  leur  vient  d’un  Caïn  (homme  ou  pays,  c’est  la 
question). 

M.  Motais  demande  s’il  ne  faut  pas  voir  dans  ces 
Caïnites  des  descendants  du  meurtrier  d’Abel  épargnés 
par  le  flot  diluvien. 

Mais,  écrit  son  contradicteur  « le  nom  do  Qaïn  no 
paraît  jamais  dans  la  Bible  comme  nom  d’un  père  do  ces 
Qénites  (Caïnites).  ^ — Lorscpi’on  voit  cité  à plusieurs 
reprises  « Haber  le  Caïnite  r>,  n’est-on  pas  porté  à penser 
que  ce  Haber  descend  d’un  nommé  “ Caïn  w ? Ne  donnc- 
rait-on  pas  ainsi  pour  ancêtre  Amalec  ou  Moab  à tout  per- 
sonnage dit  l’Amalécito  ou  « le  Moabite  ? Et  par  là 
même  qu’il  se  rencontre  dans  l’iiistoiro  biblique  un  per- 
sonnage portant  le  nom  de  ^ Caïn  et  connu  comme  père 
d’une  célèbre  race,  n’a-t-on  pas  sérieusement  le  droit  de 
se  demander  si  les  Caïnites,  dont  faisait  partie  Haber,  ne 
sont  point  les  descendants  éloignés  du  Caïn  des  premiers 


(1)  Art.  (l’oct.,  p.  468  ad  fi7iem. 

(;2)  Il  est  bon  de  s'entendre  sur  la  manière  d’écrire  le  nom  de  ce  peuple.  La 
Vulgate  écrit  Cin,  Cinéens  (qu’il  faut  prononcer,  comme  le  fait  remarquer  le 
R.  P.  Brucker,  avec  un  c dur  : Km,  Kinéens).  C’est  le  mot  hébreu  même, non 
ponctué  : Qin,  Qmi.  Or  le  “ Gain  ,,  fils  d’Adam,  est  également  en  hébreu 
non  ponctué  Qin  ; après  comme  avant  le  déluge,  ce  terme  se  trouve  ponctué 
par  les  Massorètes  Qa'in.  De  l’avis  de  tous,  il  n’y  a pas  de  différence  comme 
mot  entre  “ Caïn  , antédiluvien  et  “ Caïn  , postdiluvien.  Mais  le  dérivatif 
de  “ Caïn  pour  la  Vulgate  Cinéens  (Kinéens),  ponctué  par  la  Massore 
Qeint,  doit  évidemment  se  dire  en  français  ; Caïnites.  Au  lieu  de  “ Cin, 
Cinéens  “ Qaïn,  Qénites  ,,  nous  dirons  donc  tout  simplement  * Caïn, 
Caïnites ,. 


452  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

temps,  surtout  alors  qu’on  ne  sait  à quel  fils  de  Noé  attri- 
buer la  paternité  de  ce  peuple? 

Dire  que  le  nom  Gain  apparaît  dans  la  Bible  après  le 
déluge  seulement  comme  nom  du  'pays  des  Caïnites  ou  de 
l’ensemble  de  leur  race,  c’est  oublier  que  les  noms  Israël, 
Madian,  Moab,  etc...,  tout  en  désignant  le  pays  ou 
l’ensemble  de  la  race  des  Israélites,  des  Madianites,  des 
Moabites,  etc...,  n’en  sont  pas  moins  des  noms  d’hommes, 
pères  de  ces  peuples.  Le  R.  P.  Brucker  n’a  visiblement 
pas  grande  confiance  dans  cet  argument;  mais  celui  qu’il 
lui  substitue  n’a  guère  plus  de  portée.  “ Et  quand  il  en 
serait  autrement,  écrit-il,  cela  ne  prouverait  en  aucune 
façon  que  ce  père  fut  le  fils  d’Adam.  « Sans  doute  cela  ne 
prouve  pas;  mais  cela  rend  une  hypothèse  possible,  et 
c’est  beaucoup.  Le  docte  religieux  vient  lui-même  apporter 
un  appui  à cette  hypothèse,  lorsqu’il  prétend  que  le  mot 
Caïn  “ est  aussi  un  simple  appellatif,  particulièrement  en 
usage  parmi  les  tribus  arabes.  » 

Que  signifie  donc  ce  mot  pour  les  Arabes  ? A-t-il  le  sens 
que  lui  donne  le  rédacteur  de  la  Genèse  (iv,  i),  le  sens  de 
« possession  n?  Nullement.  Gesenius  (i)  et,  après  lui, 
M.  Joseph  Halévy  (2)  nous  disent  qu’en  arabe  le  mot  Caïn 
signifie  : artisan,  forgeron,  esclave,  chanteur.  Ces  sens 
n’ont  pas  grand  rapport  avec  celui  qu’indique  l’écrivain 
sacré.  Si  les  Arabes  traduisent  ainsi  cette  expression,  ne 
serait-ce  pas  que  l’idée  de  Caïn  et  de  sa  race  est  pour  eux 
unie  aux  états  d’artisans,  de  forgerons,  d’esclaves,  de 
chanteurs  ou  musiciens,  et  qu’ils  traduisent  le  nom  plutôt 
par  l’état  social  que  par  son  sens  premier? 

Serait-ce  donc  que  les  Caïnites  postdiluviens  exerçaient 

(1)  Thésaurus.  L’auteur  du  récit  biblique  fait  venir  le  mot  Caïn  de  Qanah. 

(2)  Bevue  critique,  13  décembre  1880,  note,  p.  465.  Le  R.  P.  Brucker  rap- 
pelle qu’une  ville  de  Juda  portait  le  nom  de  Haqqaîn  (le  Caïn).  Nous  ne 
sommes  nullement  surpris  de  trouver  dans  un  pays  habité  par  des  Caïnites 
une  ville  portant  le  nom  de  Caïn,  le  constructeur  de  la  première  ville,  à 
laquelle  il  avait  donné  le  nom  de  son  fils  Hénoch  (Gen.,  iv,  17). 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  453 

les  fonctions  dénommées  ci-dessus  ? Qu’on  se  reporte  alors 
au  chapitre  iv,  21-22,  de  la  Genèse,  où  les  descendants 
de  Caïn  sont  cités  comme  musiciens,  forgerons,  artisans 
en  métaux;  n’y  pourra-t-on  pas  comprendre  qu’il  s’agit 
d’esclaves,  de  nègres,  appartenant  à cette  race  et,  par  con- 
séquent, échappés  au  déluge  ? 

Il  n’y  a pas  lieu  de  s’étonner  « qu’un  petit  peuple 
comme  l’était  celui  dont  il  s’agit,  fût  dénommé  d’après  un 
ascendant  aussi  éloigné.  « D’abord  il  faudrait  savoir  si  on 
a affaire  à un  grand  ou  à un  petit  peuple.  Ces  Caïnites 
sont  signalés  dans  le  pays  de  Madian,  dans  le  pays  de 
Moab,  dans  le  pays  de  Chanaan:  encore  on  ne  parle  que 
des  tribus  rencontrées  par  les  Israélites.  N’y  en  avait-il 
pas  d’autres  ailleurs?  Et  ces  tribus  de  Réphaïm,  de  Zom- 
zommim,  d’Emim,  etc.,  qu’on  ne  sait  à quelle  race  ratta- 
cher, ne  seraient-elles  pas  elles-mêmes  des  tribus  caïnites? 
Elles  ne  portent  pas  ce  nom,  sans  doute;  mais  ce.  ne 
serait  pas  une  raison  de  nier  leur  descendance  de  Caïn. 
Les  peuples  qui  ont  Chanaan  pour  père  ne  sont  pas  tous 
désignés  sous  le  nom  de  Chananéens;  les  Jébusiens,  les 
Amorrhéens,  les  Girgasciens,  etc , sont  aussi  chana- 

néens que  ceux  qui  ont  conservé  le  nom  patronymique. 

Comment  peut-on  encore  objecter  que  « pas  un  seul  des 
anciens  patriarches  n’a  laissé  son  nom  à une  race  issue  de 
lui  »?  Se  peut-il  que  des  peuples  aient  reçu  leur  nom  de 
patriarches  séthites  antédiluviens  énumérés  au  chapitre  v 
de  la  Genèse,  si  la  postérité  de  ces  personnages  a péri 
dans  le  déluge?  Le  seul  patriarche  séthite  survivant  au 
cataclysme,  Noé,  n’a  point  laissé,  il  est  vrai,  son  nom  à 
des  peuples  cités  dans  la  Bible,  et  il  faut  en  dire  autant 
de  ses  fils  ; mais  il  n’en  est  déjà  plus  de  même  pour  ses 
petits-fils. 

Cette  première  série  d’arguments  contre  la  descendance 
des  Caïnites  postdiluviens  du  Caïn  primitif  ne  nous  paraît 
donc  pas  avoir  atteint  son  but. 

Abordons  un  autre  point,  délicat  entre  tous,  la  pro- 


454  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


phétie  de  Balaam  (1).  Les  noms  Caïn  et  Caïnites  y sont 
employés.  D’après  M.  Motais  (2),  il  s’y  trouverait  en 
même  temps  des  descriptions  et  des  rapprochements  qui 
enlèveraient  tout  doute  sur  l’origine  antédiluvienne  de  ces 
peuples.  Le  R.  P.  Brucker  le  conteste.  Exposons  la  pro- 
phétie pour  l’étudier  plus  à l’aise. 


PROPHÉTIE  DE  BALAAM. 

Une  étoile  sortira  de  Jacob  et  un  sceptre  surgira  d'Israël  ; 

Il  frappera  les  deux  frontières  de  Moah  et  détruira  tous  les  fils  de  Seth; 
Eâom  sera  sa  possession  et  Séir  sera  la  possession  de  ses  ennemis  ; 
Israël  se  montrera  intrépide  ; de  Jacob  viendra  le  dominateur  qui  perdra 
les  survivants  des  cités. 

Il  vit  aussi  Amalec  et  il  prononça  son  oracle  : 

Amalec  est  le  commencement  des  nations,  mais  sa  fin  est  la  ruine. 

Il  vit  aussi  le  Cahtife  et  il  prononça  son  oracle  : 

Solide  est  ta  demeure  et  posé  sur  le  r«cher  est  ton  nid  ; 

Cependant  Ca7n  sera  ravagé  jusqu’à  ce  qu’Assur  te  mène  en  captivité. 


Dans  la  première  partie  de  la  prophétie,  il  est  dit  que 
le  roi  d’Israël  frappera  les  deux  frontières  de  Moah  et 
détruira  tous  les  fis  de  Seth.  Le  R.  P.  Brucker  trouve 
cette  traduction  inexacte,  et  il  prétend  que  « l’immense  (!) 
majorité  des  exégètes  modernes  traduit  fis  de  Seth  par 
fis  de  tumulte,  et  entend  que  par  là  les  Moabites  sont 

désignés  comme  aimant  le  tumulte  guerrier  (3) » Nous 

savons  que  c’est  entre  autres  l’opinion  de  M.  Reuss  (4), 
qui  veut  substituer  « tumulte  » à « Seth  »,  parce  qu’à 
cette  époque  tous  les  hommes  étaient  Séthites,  « la  race 
de  Caïn  ayant  péri  dans  le  déluge  » . 

C’est  précisément  la  question. 

Nous  croyons  devoir  soutenir  la  traduction  de  M.  Mo- 
tais^  pour  des  raisons  qui  nous  semblent  d’une  grande 


(1)  Livre  des  Nombres,  xxiv,  17-22. 

(2)  Le  Déluge  biblique,  pp.  3(^316. 

(.3)  Art.  d'oct.,  p.  470. 

(4)  La  Bible  ; L’histoire  sainte  et  la  Loi,  t.  II,  p.  243,  note  2. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


455 


valeur.  Et  d’abord,  traduire  « fils  de  tumulte  » au  lieu 
de  “ fils  de  Setli  u’est-ce  pas  enlever  au  morceau  son 
cachet,  le  parallélisme?  Dans  notre  traduction,  il  y a en 
effet  parallélisme  entre  noms  propres  synonymies  ; Jacoh 
et  Israël  sont  les  noms  d’un  même  peuple,  de  même 
Édom  et  Séir;  il  ne  peut  en  être  différemment  de  Moab 
et  Seth.  Si,  au  lieu  du  nom  propre  « Sctli  î’,  on  met  le 
nom  commun  « tumulte  Moab  n’a  plus  de  synonyme 
géographique  qui  lui  corresponde  (i). 

Mais,  deniandc-t-on,  que  signifie  alors  « fils  de  Seth  r.  ? 
vSi  Caïn  et  toute  sa  race  ont  péri  dans  le  déluge,  tous  les 
hommes  sont  fils  de  Seth.  11  y a là  une  grande  difficulté. 
Mais  d’oïl  vient-elle  ? Uniquement  de  ce  qu’on  Interprète 
cette  prophétie  dans  l’hypothèse  d’un  déluge  universel  ? 
Interprétons-la  au  contraire  dans  l’hypothèse  d’un  déluge 
qui  a épargné  une  partie  de  la  descendance  de  Caïn,  et 
toute  difficulté  s’évanouira. 

Il  frappera  les  deux  frontières  de  Moah  et  détruira 
tous  les  fils  de  Seth.  Ce  n’est  pas  le  pays  do  Moab  setih'- 
ment  qui  sera  frappé,  ce  sont  aussi  les  peuples  ipii 
habitent  sur  ses  “ deux  frontières  Quels  sont-ils  ? Les 
Ammonites  et  les  Chananéons,  dont  on  connaît  l’origine 
noachique  et  par  conséipient  séthite.  Moabites,  Ammo- 
nites et  Chananéens,  sont  donc  tous  ^ fils  de  Seth  ^ ; et 
ce  sont  tous  (2)  ces  fils  de  Seth  qui  sont  voués  à la  des- 
truction. 


(1)  Voir  à ce  sujet  ; Schroeder,  Jaiiua  hebraica,  t.l,  au  cli.xxiv,  v.  17  du 
livre  des  Nombres  : “ Parallelismus  tamen  nomen  propr.  postulat,  synon. 
vijf)  Moab;  nullusigitur  dubito,  cuin  antiquioribus  filios  SetJii  vertere,  præ- 
sertim  curn  et  in  seqq.  unieuique  membre  nomen  geograph.  sit  additum.  „ 

(2)  On  sait  quel  sens  donner  au  mot  tous.  Comme  dans  bien  d’autres  passa- 
ges de  la  Bible,  cités  dans  la  première  partie  de  ce  travail,  il  a un  sens  relatif. 
Il  ne  s’agit  pas  de  ‘ tous  les  descendants  de  Seth  ,,  mais  simplement  de  tons 
ceux  qui  sont  en  Moab  ou  sur  ses  frontières. 

Les  Israélites  ne  sont  donc  point  compris  dans  ce  nombre,  comme  l'insi- 
nue le  R.  P.  Brucker,  qui,  passant  du  sens  littéral  au  sens  mystique,  conclut 
qu’avec  la  traduction  de  M.  Motais,  il  faudrait  admettre  que  “ le  Messie 
détruira  tous  les  hommes  ! , 


456  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Mais  au  milieu  de  ces  « fils  de  Seth  »,  dans  le  pays  de 
Moab,  comme  sur  ses  frontières  parmi  les  Ammonites 
et  les  Cliananéens,  l’œil  du  prophète  a découvert  des  tri- 
bus d’une  autre  race. 

“ Il  vit  Amalec il  vit  le  Caïnite.  » 

Les  Amalécites  et  les  Caïnites  sont-ils  inscrits  au  tableau 
généalogique  du  chapitre  x?  Non.  Ils  ne  seraient  donc  pas 
fils  de  Noé,  ni,  par  conséquent  fils  de  Seth  ».  Ce  qui 
ne  fait  point  de  doute,  c’est  que  les  Amalécites  et  les 
Caïnites  occupaient  le  pays  bien  avant  les  Moabites  et  les 
Ammonites  ; cela  ressort  avec  évidence  de  l’histoire 
d’Abraham.  C’est  d’ailleurs  le  prophète  lui-même  qui 
affirme  l’ancienneté  de  ces  peuples.  Pour  lui,  Amalec  est 
le  principe,  la  tête  des  nations.  Il  semble  que  le  peuple 
qui  se  cache  sous  ce  nom  (i)  descend  du  premier  construc- 
teur de  villes.  Quant  aux  Caïnites,  il  est  écrit  en  toutes 
lettres,  dans  l’oracle  de  Balaam,  que  leur  nom  vient  de 
Caïn  (2),  et  que,  comme  le  meurtrier  d’Abel,  ils  se  cachent 
derrière  des  fortifications  inexpugnables. 

N’est-il  pas  naturel^  si  nous  sommes  en  présence  de 
“ fils  de  Caïn  »,  que  le  prophète  ait  établi  entre  les  peu- 
ples qu’il  a sous  les  yeux  la  grande  distinction  primitive  ? 
Au  nom  de  Caïn  qu’il  emploie,  il  ne  pouvait  opposer 


(1)  n’est  pas  le  nom  primitif  de  ce  peuple.  Amalec  est  un  des- 
cendant d’Ésaü,  qui  imposa  son  nom  à cette  peuplade  à laquelle  il  s’unit.  Par 
là-même  qu’on  trouve  les  Amalécites  bien  avant  la  naissance  d’Ésaü,  il  est 
évident  qu'ils  ne  sont  pas  désignés  parleur  nom  ancien. 

(2)  On  a dit  que  le  mol  Caln  ou  Qin  de  la  prophétie  avait  été  employé 
pour  former  un  jeu  de  mots  avec  Qen,  nid  ; que,  par  conséquent,  il  ne  fal- 
lait pas  attacher  d’importance  à ce  nom.  Nous  ferons  observer  que,  dans  le 
même  verset,  il  est  parlé  du  Caïnite  ou  Qinite,  mot  qui  vient  évidemment,  — 
comme  nous  l’avons  dit  au  commencement  de  ce  paragraphe  (note)  — de 
Caïn  ou  Qin,  ainsi  que  cela  ressort  également  de  Juges,  i\,  11.  La  consé- 
quence est  que,  s’il  y a eu  un  mot  apporté  uniquement  pour  faire  le  jeu  de 
mots,  ce  n’est  pas  le  nom  propre  de  Caïn  ou  Qin,  mais  le  nom  commun  Qen. 
nid,  à la  place  duquel  on  aurait  pu  employer  un  mot  plus  exact  pour  désigner 
des  forteresses,  mais  moins  poétique  et  sans  assonance  avec  le  nom  Caïn. 

Notons  dans  l’oracle  d’Amalec  une  opposition  de  mots  ; rêschît,  commen- 
cement — allant,  fin. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


457 


qu’un  nom,  celui  de  Seth,  son  frère,  avec  lequel  il  s’est 
partagé  le  monde.  Telle  est  l’explication  que  nous  don- 
nons, après  M.  Motais,  de  la  célèbre  prophétie  de 
Balaam,  dans  l’hypothèse  d’un  déluge  non  universel. 

On  ne  niera  pas  qu’ainsi  interprétée,  sans  torture  pour 
le  texte,  la  prophétie  est  plus  belle  et  plus  compréhensi- 
ble que  dans  l”interprétation  qui  emploie  « fils  de  tunndte  ” 
au  lieu  de  fils  de  Seth  «. 

Nous  savons  qu’à  notre  traduction  on  peut  opposer  une 
objection  très  spécieuse. 

“ Jérémie,  écrit-on,  dans  sa  prophétie  contre  Moab, 
rappelle  l’oracle  de  Balaam  : Le  feu,  dit-il,  sortira 

d'’Hesehon et  dévorera  Je  côté  de  Moal)  et  la  tête  des 

fils  de  tumulte  r,  (1),  Le  mot  hébreu  traduit  dans  cette 
citation  par  tumulte  est  schéton ; tandis  que  dans  la 
prophétie  de  Balaam,  c’est  le  mot  schêth  (2).  Ce  n’est  pas 
d’ailleurs  le  seul  cliangenient  à constater.  Et  on  doit  dire 
que  la  traduction  donnée  par  le  savant  jésuite,  du  texte  de 
Jérémie,  est  sujette  à caution.  Si  on  étudie  de  près  ce 
texte,  on  s’aperçoit  que  Jérémie  avait  dans  l’esprit  l’ora- 
cle de  Balaam,  mais  qu’il  en  a modifié  presque  tous  les 
mots,  visant  à les  remplacer  par  des  mots  à sens  diffé- 
rents, mais  à configuration  et  assonances  identiques  ; de 
telle  sorte  qu’on  a sous  les  yeux  un  texte  qui,  pour  la 
forme  matérielle,  rappelle  celui  de  Balaam,  mais  (jui, 
pour  le  sens,  en  diffère  complètement  (3).  Qu’on  en  juge. 

(1)  JpV/w/V,  XLViii,  45.  Le  R.  P.  Brucker,  art.  d’oct.,  p.  471. 

(2)  Le  mot  scheth  n’est  pas  une  seule  fois  employé  dans  la  Bible  comme 
nom  commun  ; toujours  on  le  rencontre  pour  désigner  Seth,  fils  d’Adam.  Il  y 
aurait  donc  une  exception  pour  la  prophétie  de  Balaam  : la  démonsti-ation 
n’en  est  dès  lors  pas  facile. 

(3)  Dans  la  prophétie  de  Balaam,  il  est  question  d’un  dominateur,  et  dans 
celle  de  Jérémie  d’une  flamme  qui  dévore.  Le  style  de  Jérémie  est  évidem- 
ment plus  figuré  que  celui  de  Balaam.  Ce  dernier  parle  d’un  dominateur  qui 
frappe  certains  peuples;  et  le  premier  d’une  flamme  (figure  d’un  destructeur) 
qui  dévore  la  barbe  et  la  chevelure  de  Moab  (figure  du  deuil  et  de  l’humilia- 
tion). On  comprend  que  Jérémie  tenant  à rappeler  une  ancienne  prophétie 
concernant  Moab,  sans  exprimer  la  même  pensée,  ait  modifié  les  mots  de 


438  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Balaam  disait  : qrqr  benê-schêth,  “ il  détruira  les  fils  de 
Seth  n ; et  Jérémie  ; qdqd  henê-schaôn,  « chevelure  des  fils 
de  tumulte  «.-Si  le  R.  P.  Brucker  veut  que  Jérémie  ait 
employé  le  mot  schaôn  (tumulte)  pour  expliquer  le  mot 
schêth  (Setli)  de  Balaam,  il  faudra  qu’il  admette  aussi  que 
qdqd  (chevelure)  est  employé  pour  expliquer  qrqr  (il 
détruira).  On  voit  à quelle  conséquence  inadmissible  con- 
duit sa  manière  de  voir. 

Nous  croyons  donc  devoir,  à la  suite  de  beaucoup 
d’exégètes,  traduire  comme  il  suit  la  parole  de  Jérémie  ; 

« Le  feu..,,  dévorera  la  barbe  de  Moab  et  la  chevelure 
des  fils  de  tumulte,  ?? 

Pour  les  peuples  orientaux,  c’est  la  dernière  des  humi- 
liations de  se  voir  raser  la  tête  et  le  visage,  c’est  aussi  un 
signe  de  deuil.  Par  cet  oracle,  le  prophète  annonce  donc 
aux  Moabites  qu’ils  vont  être  soumis  à toute  sorte  de 
déshonneurs  et  d’humiliations,  et  par  là  même  au  plus 
grand  des  deuils  (i).  Avec  cette  traduction,  la  prophétie 
n’est  plus  un  mystère. 


Balaam  de  manière  à leur  enlever  leur  sens.  Ainsi  Balaam  annonce  que  le 
dominateur  frappera  “ paiM  de  Moab  „ : la  racine  de  ce  mot  signifie  “ bou- 
che, visage,  côté  , ; le  mot  étant  au  duel,  on  traduira  “ les  deux  côtés  ou  fron- 
tières de  Moab  „,  c’est-à-dire  tous  les  peuples  qui  autour  de  Moab  sont  “ fils 
de  Seth  Quant  à Jérémie,  il  annonce  que  le  feu  sorti  de  Hesebon  dévorera 
* path  de  Moab  „ ; c'est  le  même  mot  que  ci-dessus,  mais  au  singulier.  Il  ne 
s’agit  pas  ici  de  “ côté  ou  frontière  Il  est  d’ailleurs  plus  naturel  de  dire  que 
“ le  feu  dévore  le  visage  , et  mieux  encore  “ la  barbe  ,,  comme  traduisent 
beaucoup  d’exégètes  (Rosenmüller,  Schroeder,  Reuss...l,  qui  aussi  justement 
traduisent  qdqd  par  “ chevelure  „ (le  mot  hébreu  signifiant  plus  spécialement 
‘ sommet  de  la  tête  , ou  partie  qui  porte  les  cheveux,  comme  path  signifie 
“ bouche,  visage  , ou  partie  qui  porte  la  barbe).  Mais  par  là  même  que  Jéré- 
mie ne  parle  pas  de  “ frontières  de  Moab  ,,  il  n’avait  que  faire  de  parler  des 
“ fils  de  Seth  „ ; aussi  a-t-il  cherché,  semble-t-il,  pour  continuer  ses  jeux  de 
mots,  quelque  chose  d’approchant  quant  à la  forme  ; c’est  schaôn  qu’il  a 
choisi  ou  que  lui  a inspiré  Amos  (n,  2)  par  ces  paroles  : “ Moab  périra  dans 
\t  tumulte  au  milieu  des  clameurs  et  du  son  des  trompettes.  , Chez 

ce  dernier,  qu’on  le  remarque  bien,  Moab  n’est  point  désigné  comme  peuple 
de  tumulte.  — Dans  Jérémie  (xlvi,  17)  Pharaon,  roi  d’Égypte,  est  appelé 
‘ tumulte  , schaôn. 

(1)  Le  prophète,  quelques  versets  plus  haut  (37-38),  exprime  d’ailleurs 
cette  même  idée  sans  figure  et  sans  jeu  de  mots.  “ Toute  tête  sera  chauve  et 
toute  barbe  rasée...  Ce  ne  sera  que  deuil  sur  tous  les  toits  de  Moab  et  sur  ses 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


459 


Certes,  si  Jérémie  au  lieu  de  se  servir  du  mot  schaôn 
avait  employé  le  mot  scheth,  nous  nous  serions  plus  facile- 
ment rendu  à l’avis  du  R.  P.  Brucker;  car,  si  nous 
croyons  voir  dans  le  scheth  de  Balaain,  le  nom  du  fils 
d’Adam,  c’est  qu’en  face  se  trouve  un  nom,  Caïn^  qui  fut 
celui  d’un  autre  fils  du  premier  homme.  Il  y aurait  donc 
là  opposition  des  races  de  deux  frères.  Mais  que  serait 
venu  faire  le  nom  de  “ Setli  » dans  Jérémie,  puisque  le 
nom  de  “ Caïn  » ne  s’y  trouve  pas? 

Notre  réponse  à cette  objection  nous  paraît  suffisante. 
Si,  contre  notre  attente,  on  nous  montrait  par  d’autres 
arguments  qu’il  ne  s’agit  pas  de  « Seth  » dans  la  prophétie 
de  Balaam,  et  conséquemment  qu’il  n’y  a point  d’opposi- 
tion entre  les  deux  fils  d’Adam,  il  resterait  encore  que 
Balaam  parle  de  « Caïn  ^ et  des.«  Caïnites  ” (1). 

Du  pays  de  Moab  passons  à celui  de  Sodonie.  A quelle 
famille  appartenaient  les  habitants  de  la  Sodomitide? 
M.  Motais  a prétendu,  sans  être  contredit  par  le 
R.  P.  Brucker,  que  cette  contrée  n’était  pas  renfermée 
dans  les  frontières  du  territoire  chananéen  (2).  « Or,  si 
la  Sodomitide  n’est  pas  chananéenne,  il  en  résulte  très 
naturellement  qu’elle  n’est  pas  chamite.  C’est  donc  pour 
cela  que  Moïse  l’exclut  nommément,  à l’occasion  de  sa 
table  des  peuples,  de  sa  géographie  de  Chanaan,  et  ne 
l’insère  point  dans  la  partie  ethnographique  de  ce  célèbre 

places. , Après  cela,  le  doute  ne  semble  plus  possible,  d’autant  que  la  traduc- 
tion proposée  par  le  R.  P.  Brucker  : “ Le  feu  dévorera  le  coté  de  Moab  et  la 
tête  des  fils  de  tumulte  ,,  est  absolument  incompréhensible. 

(1)  On  a prétendu  que  ce  Caïn  et  ces  Caïnites  descendent  de  Cousch,  fils  de 
Gham.  Qu’on  nous  les  montre  alors  dans  la  généalogie  des  fils  de  Noé.  Ils  n’y 
sont  pas  mentionnés.  C'est  parce  qu’on  rencontre  ces  Caïnites  mêlés  à des 
Couschites,  qu’on  les  dit  de  cette  race.  Mais  il  faudrait  aussi  les  confondre 
avec  les  Madianites,  les  Moabites,  les  Chananéens,  etc.,  parmi  lesquels  on  les 
trouve  également.  C’est  en  vain  qu’on  a cherché  à les  rattacher  à l’un  ou  à 
l’autre  des  fils  de  Noé.  Ceux  qui  leur  donnent  Jéthro  pour  père,  oublient  que 
les  Caïnites  sont  nommés  dans  la  Bible  dès  le  temps  d’ Abraham  {Gen.  xv, 
19). 

(2)  Déluge  biblique,  pp.  324  etsuiv.  Cf.  Munk,  La  Palestine,  p.  76. 


460  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

chapitre  x (1).  » Le  R.  P.  Brucker  réplique  : Cette  rai- 

son est  sans  valeur,  puisque  les  Sodomites  n’existaient 
plus  depuis  six  ou  sept  siècles,  lors  de  la  rédaction  de 
cette  table  (2).  » Raison  de  valeur  fort  douteuse,  répon- 
drons-nous à notre  tour  à l’érudit  contradicteur  de 
M.  Motais  ; car  il  faudrait  d’abord  savoir  si  la  Table  des 
peuples  noachiques  a été  rédigée  « six  ou  sept  siècles  » 
après  la  disparition  de  la  Sodomitide,  ou  si  Moïse  l’a 
trouvée  toute  rédigée  et  remontant  déjà  à plusieurs  siè- 
cles. Et  puis,  en  admettant  avec  le  R.  P.  Brucker  que  le 
châtiment  de  Sodome  ait  précédé  la  composition  de  ce 
tableau,  aurait-ce  été  une  raison  d’en  exclure  ces  anciens 
peuples,  alors  que  l’écrivain  sacré  nous  donne  la  généa- 
logie très  circonstanciée  de  Caïn  et  de  sa  race,  disparue 
d’après  les  universalistes  bien  des  siècles  avant  les  Sodo- 
mites? Mais  ce  ne  sont  pas  seulement  ces  derniers  qui 
sont  exclus  du  chapitre  x;  ce  sont  aussi  des  peuples  dont 
la  haute  antiquité  est  reconnue  et  que  les  Israélites  ren- 
contrent sur  leur  chemin  ; les  Amalécites,  les  Caïnites, 

les  Cénézéens,  les  Cadmonéens,  etc Il  en  est  de  même 

des  habitants  géants  de  la  Palestine.  Non  inscrits  dans 
la  descendance  des  fils  de  Noé,  ces  peuples  sont  réputés 
par  l’écrivain  sacré  si  anciens,  que  lui-même  déclare  ne 
rien  connaître  de  leur  passé  que  « par  les  légendes  cou- 
rant au  milieu  de  leurs  tardifs  vainqueurs  » (3).  Le 
R.  P.  Brucker  (4)  conteste  l’ancienneté  de  ces  peuples 
étranges. . “ Ce  que  Moïse  nous  a conservé  de  l’histoire  de 
cette  race,  dit-il,  ne  remonte  pas  plus  haut  que  le  temps 

(!)  Déluge  biblique,  p.  326. 

(2)  Art.  d'oct.,  p.  472. 

(3)  Déluge  biblique,  p.  321.  ‘ Terra  gigantum  reputata  est...  Quos  Ammo- 
nitæ  vocant  Zomzommitn  {Deutér.  ii,  20).  Quasi  gigantes  crederentur ; Moa- 
bitæ  appellant  eos  Emim  (Deutér.  ii,  11). 

(4)  Il  prétend  aussi  que  “ l’Écriture  a stigmatisé  l’exagération  , du  portrait 
des  géants  de  Chanaan,  fait  par  les  espions.  Nous  n’avons  rien  vu  de  cela  à 
l’endroit  indiqué  (Nombres  xiii,  33-34),  Dans  tout  ce  chapitre,  la  taille  gigan- 
tesque de  ces  peuplades  est  attestée,  ainsi  que  dans  bien  d’autres  passages 
de  la  Bible  ; nulle  part  il  n’y  a sur  ce  point  la  moindre  dénégation. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  46 1 

d’ Abraham.  » En  résulte-t-il  qu’ils  n’existaient  pas  aupa- 
ravant? 

D’après  \q  plan  de  la  Genèse,  il  ne  serait  question,  dans 
la  Bible,  des  peuples  étrangers  à la  ligne  patriarcale 
qu’autant  qu’ils  sont  mêlés  à l’histoire  de  cette  lignée.  Si 
avant  Abraham  on  s’est  tû  sur  l’existence  de  ces  peuples, 
c’est  que  cette  raison  d’en  parler  ne  s’est  pas  présentée. 

Le  R.  P.  Brucker  voudrait  des  preuves  de  l’antiquité 
de  ces  nations;  les  arguments  de  Fr.  Lenormant,  de  Jean 
d’Estienne  et  de  l’abbé  Motais  ne  l’ont  pas  satisfait.  Ajou- 
tons donc  les  arguments  d’un  orientaliste  très  estimé  qui, 
il  y a plus  de  trente  ans,  écrivait  les  lignes  suivantes  (i)  : 

“ Je  ne  quitterai  pas  les  Israélites  sans  avoir  touché 
quelques  mots  de  certaines  tribus  qui  vécurent  longtemps 
parmi  eux,  dans  les  districts  situés  au  nord  du  Jourdain. 
Cette  population  mystérieuse  paraît  n’avoir  été  autre  que 
les  débris  restés  purs  de  quelques-unes  des  lamilles 
mélaniennes,  de  ces  noirs  jadis  seuls  maîtres  de  l’Asie 
antérieure  avant  la  venue  des  Chamites  blancs  (2).  La 
description  que  les  livres  saints  nous  font  de  ces  hommes 
misérables  est  précise,  caractéristique,  terrible  par  l’idée 
de  dégradation  profonde  qu’elle  éveille. 

» Ils  n’habitaient  plus,  au  temps  de  Job,  que  dans  le 
district  montagneux  de  Séir  ou  Edom,  au  sud  du  Jour- 
dain. Abraham  les  y avait  déjà  connus.  Esaü,  ce  ne  fut 
vraisemblablement  pas  sa  moindre  faute,  habita  parmi 
eux  (3),  et,  conséquence  naturelle  dans  ces  temps-là,  il 
prit,  au  nombre  de  ses  épouses,  une  de  leurs  femmes, 
Oolibama,  fille  d’Ana,  fiUe  de  Sébéon,  de  sorte  que  les 
fils  qu’il  en  eut,  Jehus,  Jhelon  et  Coré,  se  trouvèrent  liés 
très  directement  par  leur  mère  à la  race  noire. 


(1)  G‘«  de  Gobineau,  Æ’ssa»  sur  l’inégalité  des  races  humaines,  Paris  1853, 
t.  I,  pp.  484-489. 

(2j  A ce  propos  voir  Fr.  Lenormant,  La  magie  chez  les  Chaldéens  et  les 
origines  accadiennes. 

(3)  Gen.  xxxvi,  8 : “ Habita vitque  Esau  in  monte  Seir.  , 


462  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

» Les  Septante  appellent  ces  peuplades  les  Chorréens  ; 
la  Vulgate  les  nomme  moins  justement  les  Horréens,  et 
il  en  est  fait  mention  en  plusieurs  endroits  do  l’Ecriture. 
Ils  vivaient  au  milieu  des  rochers  et  se  blottissaient  dans 
des  cavernes.  Leur  nom  même  signifie  troglodytes  (1). 
Leurs  tribus  avaient  des  chefs,  et  formaient  des  commu- 
nautés indépendantes.  Toute  l’année,  errant  au  hasard, 
ils  allaient  volant  ce  qu’ils  trouvaient,  assassinant  quand 
ils  pouvaient.  Leur  taille  était  très  élevée.  Misérables  à 
l’excès,  les  voyageurs  les  redoutaient  pour  leur  férocité. 
Mais  toute  description  pâlit  en  face  des  versets  de  Job, 
où  M.  d’Evald  (2)  reconnaît  leur  portrait.  Voici  le 
passage  ; « Ils  se  moquent  de  moi,  ceux-là  même  dont  je 
» n’aurais  pas  daigné  mettre  les  pères  avec  les  chiens  de 
w mon  troupeau 

?»  De  disette  et  de  faim,  ils  se  tenaient  à l’écart,  fuyant 
?»  dans  les  lieux  arides,  ténébreux,  désolés  et  déserts. 


(1)  llori  de  Iwr,  trou,  caverne. 

(2)  Ewald,  GeschicJite  des  Volkes  Israël,  t.I,  p.  273.  “ Les  Chorréens  avaient 
occupé,  à des  époques  plus  anciennes,  les  deux  rives  du  Jourdain  jusqu’à 
l’Euphrate  vers  le  nord-est,  et  au  sud  jusqu’à  la  mer  Rouge.  Il  est  d’ailleurs 
assez  fréquemment  question  de  ces  peuplades  noires  (?)  dans  la  Genèse,  le 
Deutéronome  et  les  Paralipomènes,  partout,  enfin,  où  paraissent  des  aborigè- 
nes. Elles  ne  sont  pas  connues  que  sous  un  seul  nom.  Appelées  Chorréens 
dans  la  Genèse,  le  Deutéronome  les  nomme  aussi  Emhn,  dont  le  singulier  est 
Emah,  qui  signifie  terreur.  Les  Emim  seraient  donc  les  Terreurs,  les  gens 
dont  l’aspect  épouvante  (Deutér.  ii,  10  et  11).  On  trouve  encore  une  tribu  par- 
ticulière, anciennement  établie  sur  le  territoire  d’Ar,  assigné  depuis  aux 
Ammonites.  Ces  derniers  les  nommaient  les  Zomzommim.  Le  texte  décrit 
ainsi  leur  pays  et  eux-mêmes  (Deutér.  n,  20).  “ Terra  gigantum  reputata  est, 
, et  in  ipsa  olim  habitaverunt  gigantes,  quos  Ammonitæ  vocant  Zomzom- 
, mirn.  21.  Populus  magnus  et  multus  et  proceræ  longitudinis,sicut  Enacim, 
, quos  delevit  Dominus  a facie  eorum...  „ Gesenius  rapporte  la  racine  de  ce 
nom  de  peuple  au  quadrilitère  inusité  Zhnzarn  (murmuravit.  fremuit).  Enfin 
les  Chorréens,  les  Emim,  les  Zomzommim,  ces  hommes  de  terreur  et  de 
bruit,  sont  toujours  comparés  aux  Enacim,  les  hommes  aux  longs  cous,  les 
géants  par  excellence.  Ces  derniers,  avant  l’arrivée  des  Israélites,  habitaient 
les  environs  d’Hébron.  En  partie  exterminés,  ce  qui  en  survécut  se  réfugia 
dans  les  villes  des  Philistins,  où  l’on  en  rencontrait  encore  à une  époque 
assez  basse.  11  n’est  pas  douteux  que  le  célèbre  champion  qui  combattit  con- 
tre le  berger  David,  Goliath  (dont  le  nom  signifie  l'exilé,  le  réfugié),  apparte- 
nait à cette  famille  proscrite. , 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  468 

" Ils  coupaient  des  herbes  sauvages  auprès  des  arbris- 
» seaux  et  la  racine  des  genévriers  pour  se  chauffer. 

r>  Ils  étaient  chassés  d’entre  les  autres  hommes,  et  l’on 
« criait  après  eux  comme  après  un  larron. 

« Ils  habitaient  dans  les  creux  des  torrents,  dans  les 
r trous  de  la  terre  et  des  rochers. 

n Ils  faisaient  du  bruit  entre  les  arbrisseaux,  et  ils 
» s’attroupaient  entre  les  chardons. 

» Ce  sont  des  hommes  de  néant  et  sans  nom  rpii  ont  été 
n abaissés  plus  bas  que  la  terre.  » (,Job,  xxx,  i,  3-8.) 

» Ne  croit-on  pas  lire,  dans  les  paroles  du  saint  homme, 
une  description  exacte  du  Boschisman  et  du  Pélagien?  En 
réalité,  la  parenté  qui  unissait  l’antique  Chorréen  à ces 
nègres  al)rutis  est  intime 

» Dépossédés  du  peu  qui  leur  restait,  par  leurs  parents, 
fils  d’Ésaii,  enfants  d’Oolibania,  Edomites  (i),  ils  (les 
Chorréens)  s’éteignirent  devant  la  civilisation,  comme 
s’éteignent  aujourd’hui  les  aborigènes  de  l’Amérique 
septentrionale.  Ils  ne  jouèrent  aucun  rôle  politiipie.  Leurs 
expéditions  no  furent  que  des  brigandages.  On  sait  par 
l’histoire  de  Goliath  (pi’ils  n’avaient  plus  d’autre  rôle  que 
de  servir  les  haines  de  leurs  spoliateurs  contre  les 
Israélites.  » 

Nous  croyons  que  cette  page  vaut  la  peine  d’étre  prise 
en  considération  ; d’autant  plus  qu’on  retrouve  les  mêmes 
opinions  chez  beaucoup  de  savants  qui  ont  fait  sur  la 
Bible  des  études  spéciales. 

Ils  s’accordent  à dire  qu’au  moment  de  l’arrivée  des 
Hébreux,  la  Palestine  était  occupée  par  do  nombreux 
peuples,  qui  eux-mêmes  l’avaient  trouvée  habitée  par  dos 
tribus  plus  anciennes.  Nous  serions  ainsi  on  présence  do 
trois  races  superposées  (2)  ; 

(1)  Deutéron.,  ii,  12.  — “In  Seir  autem  prias  habitaverunt  Horrhæi,  quibus 
expulsis  atque  deletis,  babitaverunt  filii  Esau,  sicut  fecit  Israël  in  terra  pos- 
sessionis  suæ,  quam  dédit  illi  Dominus.  , 

(2)  Cf.  Gratz,  Théâtre  des  événements  racontés  dans  les  divines  Écritures, 


464  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

1°  Dans  les  profondeurs  les  plus  reculées  de  l’antiquité, 
les  tribus  gigantesques  des  Émim,  des  Réphaïm,  des 
Zouzim,  des  Zoinzommim,  etc.,  et  en  outre  les  Cliorréens, 
les  Caïnites,  les  Cénézéens,  les  Cadmonéens,  les  Auialé- 
cites...  ; 

2°  A ces  possesseurs  primitifs  vinrent  s’ajouter  les  des- 
cendants de  Chain,  les  Chananéens; 

3°  Enfin  paraissent  « les  peuplades  sémitiques  des 
Ammonites,  des  Edomites,  des  Madianites,  qui  toutes  sont 
déjà  établies  au  sud-est  et  au  midi  de  la  Palestine,  quand 
leurs  frères,  les  Israélites,  traversent  le  Jourdain  sous  la 
conduite  de  Josué.  ■>? 

Cette  superposition  de  peuples  ne  rappelle-t-elle  pas  ce 
que  nous  avons  constaté,  dans  le  précédent  paragraphe,  à 
propos  de  l’Egypte,  de  la  Chaldée  et  surtout  de  l’Inde? 
Partout  la  race  blanche  noachique  a trouvé  le  sol  occupé 
par  ces  vieilles  races,  qui  peu  à peu  ont  succombé  devant 
les  envahisseurs,  comme  succombent  et  disparaissent 
aujourd’hui  les  aborigènes  de  l’Amérique  devant  les  colo- 
nies européennes. 

D’où  sortent  donc  ces  premières  populations?  Elles  ne 
sont  pas  issues  de  Chanaan,  puisqu’on  les  prétend  plus 
anciennes  que  ce  descendant  de  Noé.  Ne  serait-il  pas  d’ail- 
leurs étrange  que  le  rédacteur  de  la  Table  des  peuples, 
donnant  une  longue  liste  des  descendants  de  Chanaan,  ait 
passé  sous  silence  ceux-là  mêmes  avec  lesquels  les  Israé- 
lites allaient  avoir  à compter  dans  leur  conquête  de  la 
terre  promise?  M.  Motais  et  Jean  d’Estienne,  devant  ce 
silence,  se  demandaient  s’il  ne  fallait  point  en  conclure 
que  Noé  n’était  pas  le  père  de  ces  peuples.  Voici  la  réponse 
du  R.  P.  Brucker.  « On  pourrait  dissiper  d’un  mot  cette 


t,  I,  pp.  339  et  suiv.  ; — Munk,  La  Palestine,  pp.  75  et  suiv.  ; — Ad.  Franck, 
Études  orientales,  1861,  p.  412; — Renan,  Histoire  des  langues  sémitiques 
3*  édit.,  p.  109,  qui  cite  lui-même  Bertheau,  Zur  GeschicJUe  der  Israeliten, 
pp.  318  et  suiv.';  — Ewald,  Geschiclite'des  Volke^  Israël,  t.  I,  pp.  274  et  suiv.  ; 
— Lengerke,  Kenaan,  pp.  178  et  suiv. 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  405 

grosse  difficulté,  en  disant  que  Fauteur  de  la  Genèse  a 
laissé  ces  peuples  en  dehors  de  son  tableau,  tout  simple- 
ment parce  qu’il  ne  savait  pas  auquel  des  fils  de  Noé  rap- 
porter leur  origine.  Cette  solution,  qui  ne  figure  pas  dans 
le  long  catalogue  des  réponses  que  M.  Motais  s’est  donné 
la  peine  de  réfuter,  ne  souffrirait  aucune  réplique 
sérieuse.  » Y aurait-il  une  ^ réplique  sérieuse  » à faire  à 
celui  qui  soutiendrait  la  possibilité  pour  Dieu  d’accomplir 
ce  que  le  docte  jésuite  appelle  des  ^ miracles  inutiles  ? 
Comme  si  on  peut  conclure  du  possible  à l’acte!  Nous 
ne  nous  attarderons  pas  à examiner  les  conjectures  » du 
R.  P.  Brucker  sur  les  lacunes  du  chapitre  x de  la 
Genèse.  Nous  constatons  que,  dans  ce  tableau  des  peuples 
issus  de  Noé,  ne  figurent  pas  des  peuplades  de  la 
Palestine.  Nous  constatons  que  ces  peuplades  diffèrent  à 
tous  points  de  vue  des  populatioms  chananéennes  pro- 
prement dites  et  sémitiques  qui  les  ont  subjuguées  tour  à 
tour.  Nous  constatons  que  plusieurs  d’entre  elles  sont  des 
peuplades  de  géants  qui  rappellent  naturellement  les 
géants  antédiluviens.  Nous  constatons  que  certaines  de 
ces  tribus  portent  le  nom  de  Caïnites  et  sont  dites  issues 
d’un  Caïn,  nom  que  portait  le  meurtrier  d’Abel. 

Nous  nous  contentons  de  constater.  Mais  que,  pour  ter- 
miner (i),  on  nous  permette  un  retour  vers  les  premiers 
âges  de  l’humanité. 

Au  chapitre  iv  de  la  Genèse,  nous  lisons  que  Caïn,  après 
son  crime,  s’enfuit  vers  l’orient  et  bâtit  une  ville  ou  forte- 
resse à laquelle  il  donna  le  nom  de  son  fils  Héiioch. 
Celui-ci,  ajoute  l’écrivain  sacré,  engendra  Irad,  lequel 
engendra  Maviaël,  lequel  engendi'a  Mathusaël,  lequel 
engendra  Lamech.  La  généalogie  du  Caïnite  Lamech  est 
des  plus  précieuses.  Il  eut  deux  épouses,  Ada  et  Sella. 

(l)Nous  n’avons  fait  qu’ébaucher  la  question  des  races  antédilurieii nés 
d’après  la  Bible;  mais  le  temps  et  l'espace  nous  manquent.  M.  Motais  avait 
espéré  donner  un  travail  sur  cette  question;  la  mort  l’en  a malheureusement 
empêché,  et  le  regretté  exégète  n’a  pas  même  laissé  une  seule  note  sur  ce 
sujet. 


XXI 


30 


466  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


« Ada  engendra  Jabel  qui  fut  père  des  habitants  des 
tentes  et  des  pasteurs  ; 

Et  le  nom  de  son  frère  était  Jubal  qui  fut  père  des 
joueurs  de  cithare  et  de  flûte. 

« Et  Sella  engendra  Tubal  le  forgeron  (Tubalcaïn), 
fabricant  de  toutes  sortes  d’instruments  d’airain  et  de 
fer ?? 

On  est  porté  à se  demander  ; Pourquoi  cette  indication 
si  précise  de  l’état  et  des  manières  de  vivre  de  ces  Caï- 
nites,  si  toute  cette  race  a succombé  dans  le  déluge  ? Pour 
(jui  ont  été  écrits  ces  mémoires  ? N’est-ce  pas  pour  un 
peuple  postdiluvien,  pour  le  peuple  hébreu  ? Or  quel 
intérêt  pouvait-il  y avoir  pour  ce  peuple  à apprendre  que 
les  habitants  des  tentes  et  les  pasteurs  antédiluviens  des- 
cendaient de  Jabel  ? que  les  musiciens  d’alors  étaient  flls 
de  JubaU  que  Tubalcaïn  et  sa  postérité  forgeaient  et  tra- 
vaillaient le  fer  et  l’airain  ? On  ne.  comprend  guère  ce  luxe 
de  détails. 

Mais  si,  comme  nous  osons  le  supposer,  tous  les 
Caïnites  n’ont  point  péri  dans  le  cataclysme  diluvien  ; si, 
entre  autres,  la  ligne  de  Lamech  y a échappé  ; alors  nous 
comprenons  que  l’écrivain  sacré  dise  à des  descendants  de 
Noé  : 

Ces  peuplades  qui  habitent  sous  les  tentes  et  paissent 
des  troupeaux  sont  des  Caïnites,  des  fils  de  Jabel. 

Ces  joueurs  de  cithare  et  de  flûte  sont  les  descendanis 
du  Caïnite  Jubal  ; 

Ces  forgerons,  ces  fabricants  d’instruments  de  fer  et 
d’airain  sont  fils  de  Tubalcaïn. 

()ui  empêche  d’interpréter  ainsi  ces  versets  ? Ce  n’est 
certes  ni  le  texte,  ni  le  contexte. 

Aux  lecteurs  de  juger. 

Conclurons-nous?  Nullement.  Nous  ne  pouvons  être 
juge  et  partie.  Nous  avons  examiné  point  par  point  les 
objections  opposées  à l’hypothèse  de  la  non-universalité 
du  déluge.  Si  nous  nous  sommes  écarté  de  M.  Motais  sur 


LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE. 


467 

des  points  de  détail,  nous  n’avons  pas  cru  devoir  le  l'aire 
sur  les  points  importants  ^ (i),  parce  que  nous  ne  les 
avons  pas  vus  ébranlés  par  l’olyection. 

Nous  ne  demandons  qu’une  chose,  qu’on  permette  à 
riiypothèse  de  la  non-universalité  de  prendre  place  auprès 
des  deux  autres  hypothèses.  Elle  a plus  de  droit  à la 
tolérance  que  l’hypothèse  de  l’universalité  restreinte, 
parce  qu’elle  est  plus  loghpie  ; et,  plus  que  l’hypothèse  d(' 
l’iiniversalité  absolue,  elle  offre  des  ressources  contre  les 
objections  de  l’exégèse  rationaliste  et  de  la  science  (2). 


(1)  Le  R.  P.  Brucker,  dans  la  Science  catholique  de  février  1887,  nous  félici- 
tait d’avoir  abandonné  l’argumentation  de  notre  maître  “ siir  jdusieurs  points 
importants.  , Nous  n’avons  pas  conscience  de  cet  abandon  sur  des  points 
importants  ; nous  aurions  cru  devoir  le  faire,  que  nous  n’aurions  pas  hésité, 
mais  l’occasion  ne  s’en  est  pas  offerte.  — De  plus,  notre  argument  de  la  tra- 
dition lui  laisse  des  doutes.  A ce  propos  nous  dirons,  qu'à  l’apparition  de  la 
première  partie  de  cette  étude,  un  jésuite  allemand,  auteur  de  Commentai- 
res très  estimés,  nous  écrivait  qu’il  serait  bon  de  conseillera  ceux  qui  pres- 
sent le  passage  de  saint  Pierre,  une  méditation  sur  la  typologie  que  saint 
Paul  nous  enseigne  dans  son  épitre  aux  Hébreux,  vu,  3,  où  il  est  dit  que  Mel- 
chisédech  était  “ sans  père,  sans  mère,  sans  commencement  de  jours,  ni  lin 
de  vie  „.  Rien  de  cela  n’est  dit  dans  la  Genèse.  C’est  donc  l’image  de  Melchi- 
sédech,  peinte  d’après  le  silence  de  la  Genèse  sur  des  choses  qui  existaient 
certainement,  que  l’Apôtre  a sous  les  yeux.  Le  R.  P.  Gorluy  a d’ailleurs  posé 
cette  objection  (Science  catholique,  déc.  1886)  au  R.  P.  Brucker,  qui  a essayé 
de  se  tirer  d’affaire  en  niant  la  similitude  des  cas  (Science  cath.,  fév.  1887). 

(2)  Ajoutons  que  c’est  à tort  qu’on  donne  à cette  hypothèse  l’épithète  de 
nouvelle.  Au  xvU  siècle,  nous  voyons  Oleaster,  dominicain  inquisiteur  du 
Portugal,  avancer  l’hypothèse  de  la  non-universalité  du  déluge  même  quant 
aux  hommes;  c’est  l’étude  de  la  prophétie  de  Balaam  qui  lui  inspirait  cette 
idée.  En  16.56,  c’est  Isaac  La  Peyrière,  dans  ses  Præadarnitæ,  ouvrage 
très  remarquable  en  dehors  de  la  question  du  Préadamisme.  En  1667,  c’est 
Abraham  Mil  : De  diluvii  universitate.  En  1726,  c’est  Guillaume  Whiston  : 
Supplément  au  Traité  de  l’accomplissement  littéral  des  prophéties.  En  1733, 
c’est  le  Mémoire  sur  l’Origine  des  Nègres  et  des  Américains  {JovayAL  de 
Trévoux),  du  P.  Auguste  Malfert.  En  1853,  c’est  Frédérik  Klee  : Le  Déluge, 
considérations  géologiques  et  historiques.  En  1856,  c’est  Ch.  Schœbel  ; De 
T universalité  du  Déluge,  et  en  1876  dans  les  Annales  de  philosopihie  chré- 
tienne. En  1866,  c’est  d’Omalius  d’Halloy  : Discours  à la  classe  des  sciences  de 
l'Académie  de  Belgique.  En  1869  et  surtout  depuis,  c’est  Fr.  Lenormant.  En 
1877,  c’est  le  D'  Scholz,  professeur  à l’Université  catholique  de  Wurzbourg. 
En  1881  et  1882,  c’est  Jean  d’Estienne,  dans  la  Revue  des  questions  scienti- 
fiques. En  1883,  c’est  Mgr  de  Harlez,  professeur  à l’Université  de  Louvain, 
dans  la  Controverse.  En  1884,  c’est  M.  G.  de  Dubor,  dans  le  Muséon  et 
Mgr  Clifford,  évêque  de  Clifton,  dans  \e]Tablet.  Enfin,  M.  Motais.  Ce  n’est  là 


468  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Qu'on  écoute,  en  effet,  l’un  des  chefs  (1)  du  rationa- 
lisme déclarer  que  le  récit  biblique  du  déluge  est  « le  pro- 
duit de  l’imagination 

Qu’on  écoute  d’autre  part  la  science  incrédule  s’écrier  : 
« Partout  nous  avons  occasion  de  faire  des  observations 
qui  renvoient  le  déluge  dans  le  domaine  auquel  il  appar- 
tient, celui  des  mythes  et  des  légendes  (2).  ^ 

Pourquoi  ces  dénégations  ? Parce  qu’on  veut  donner  au 
récit  biblique  une  interprétation  que  le  texte  n’exige  point 
et  qui  va  à l’encontre  des  données  scientifiques.  Si  le  sens 
le  plus  naturel  du  texte  est  favorable  à la  non-universa- 
lité du  déluge,  et  si  cette  hypothèse  est  à même  de  résou- 
dre toutes  les  objections  de  la  science,  pourquoi  ne  pas 
saisir  cette  occasion  de  fermer  une  fois  de  plus  la  bouche 
aux  rationalistes  et  aux  savants  libres-penseurs  ? 

Ch.  Robert, 

prêtre  de  l’Oratoire  de  Rennes. 


qu’une  course  rapide  à travers  l’histoire  de  l’exégèse  biblique,  mais  suffi- 
sante pour  montrer  que  l’hypothèse  de  la  non-universalité  du  déluge  n’est 
point  nouvelle,  et  que  M.  Motais  n’est  point  un  novateur. 

(1)  Ed.  Reuss,  La  Bible  : L’histoire  sainte  et  la  Loi,  t.  I,  p.  320. 

(2)  Cari  Vogt,  Leçons  sur  l’homme,  11*  leçon,  p.  436. 


])E  L’AFGHANISTAN 


L’Afghanistan  a eu  une  large  part  dans  les  travaux 
récents  qui,  depuis  une  dizaine  d’années  surtout,  se  sont 
multipliés  pour  faire  connaître  les  caractères  physiques, 
topographiques  et  ethnologiques  de  l’Asie.  Il  y a donc 
quelque  intérêt  à réunir  en  faisceau  les  résultats  les  plus 
importants  de  ces  recherches,  et  à présenter  en  un  tableau 
d’ensemble  les  données  relatives  à une  région  appelée, 
dans  un  avenir  peut-être  prochain,  <à  devenir  le  champ 
clos  des  rivalités  anglaises  et  moscovites.  Tandis  qu’il  en 
est  temps  encore,  étudions  à l’aise  le  théâtre  du  futur  duel 
de  la  baleine  et  de  l’éléphant. 

Quoique  placé  « sur  le  chemin  historique  des  migra- 
tions et  des  invasions  » (i)  entre  l’Inde  et  l’Asie  antérieure, 
l’Afghanistan  (2)  n’était  guère  connu  j usqu’au  commence- 
ment de  ce  siècle.  Cela  s’explique.  La  conquête  de  ce  pays 


(1)  Reclus,  Géogr.  univ. 

(2)  Onpeut  consulter  pour  l’histoire  des  Historg  ofthe  Afghans  ^ 

traduit  du  persan  de  NeametUllah  par  Bernhard  Dorn.  Londres,  1836. 


470 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ne  lut  jamais  que  passagère,  et  l’œuvre  du  vainqueur  se 
bornait  à y lancer  des  armées,  sans  chercher  à étudier  le 
sol  où  s’exerçait  sa  domination. 

Les  explorateurs  de  leur  côté  étaient  peu  nombreux  ; 
la  région,  hors  du  rayon  d’action  des  puissances  euro- 
péennes, ne  tentait  pas  même  les  esprits  aventureux. 

Pour  rendre  l’Afghanistan  accessible  aux  Européens, 
il  a fallu  que  trois  fois,  dans  h'  courant  du  siècle,  les 
canons  anglais  lissent  résonner  les  échos  des  montagnes, 
nous  allions  dire  des  formidables  bastions  afghans. 
Quoique  la  plupart  des  explorateurs  se  soient  bornés  à 
suivre  les  voies  stratégiques  pratiquées  par  les  armées  en 
marche,  on  peut  néanmoins  affirmer  que  les  reconnais- 
sances et  les  expéditions  scientilîques  ont  ffiit  faire  un 
grand  pas  à la  cartographie  afghane.  Faisons  des  vœux 
jK)ur  que  le  Surveij  of  India  (i)  (Bureau  géographique 
et  trigonométrique)  porte  ses  vues  sur  ce  pays  et  ne  tarde 
pas  à en  terminer  les  levés  topographiques. 

Avant  d’aborder  le  sujet  de  ce  travail,  indiquons  rapi- 
dement les  principales  explorations  dont  l’Afghanistan 
a été  le  théâtre. 

Après  l’expédition  d’Alexandre  dans  les  Indes  (827 
avant  Jésus-Christ),  l’antiquité  no  possède  que  des  rensei- 
gnementspeu  importants  sur  le  Paropamise  (Selid  Koh),  le 
Caucase  indien  (Hindou-Kouch)  et  quelques  rivières 
afghanes. 

Six  siècles  se  passent  avant  que  les  pèlerins  bouddhistes 
du  Céleste  Empire  (257  après  Jésus-Christ)  et  surtout 
Hiouen-Thsang(2),  nous  apportent  des  données  plus  com- 
plètes et  plus  sérieuses  sur  la  géographie  de  l’Asie  centrale. 

De  645  à 1800,  nouvelle  et  longue  période  d’accalmie, 

(1)  La  Revue  militaire  de  l'étranger  (Paris,  novembre  1886),  vient  de 
publier  une  bonne  notice  sur  le  Surve;/  of  India. 

(2)  Son  récit,  intitulé  Si-ru-ki  ou  “ Description  des  pays  de  l’Occident ,,  a 
été  publié  en  1838  par  Stanislas  Julien. 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE  DE  l’aFGHANISTAN.  47 1 


à peine  interrompue  par  les  voyages  du  marchand  vénitien 
Marco  Polo(i)  (vers  i296),fpii  traversa  l’Asie  de  l’ Arménie 
à l’océan  Pacilicpic  ; par  ceux  du  jésuite  portugais  Béné- 
dict  Goëz,  qui  quitta  Lahore  en  i6o3  pour  se  diriger  sur 
Caboul  et  de  là  vers  le  plateau  de  Pamir,  et  dont  la  relation 
de  voyage  se  trouve  en  abrégé  dans  la  China  iUuHtrafa  de 
Kircher  ; et  par  ceux  de  Georges  Forster,  employé  au 
service  de  la  compagnie  des  Indes.  Parti  de  Calcutta  le 
23  mai  1782,  il  traversa  le  Kasclimir  et  le  Candahar  pour 
arriver  à Saint-Pétersbourg  (2). 

C'est  là  fort  peu  de  chose,  on  en  conviendra,  et  l’on 
peut  dire  que  l’Afghanistan,  comme  les  autres  contrées  de 
l’Asie  centrale,  restait  la  terra  incognita,  la  terre  de  la 
légende  et  du  mystère. 

Les  choses  changent  d’aspect  avec  le  xix®  siècle,  qui 
ouvre  l’ère  des  explorations  fructueuses. 

La  domination  anglaise  dans  les  Indes  portait  ombrage 
au  czar  Paul  P*'  et  au  grand  conquérant  français.  De 
commun  accord,  ils  élaborèrent  un  projet  d’invasion  dans  la 
péninsule  hindoustanique,et  en  1807  Napoléon  P*'  chargea 
le  général  Gardanne  de  foire  accepter  ses  vues  par  le  shah 
de  Perse. 

L’Angleterre  eut  connaissance  du  complot  ourdi  contre 
le  joyau  le  plus  précieux  de  sa  couronne.  En  vain  elle 
essaya  d’enchaîner  à ses  intérêts  la  Perse,  qui  se  refusa 
à ses  avances  et  préféra  se  jeter  du  côté  de  l’Empire,  dont 
elle  connaissait  les  victoires  et  la  puissance.  Cependant  il 
fallait  à tout  prix  un  tampon  pour  amortir  le  choc  de 
l’invasion  franco-moscovite  ; l’Angleterre  s’adressa  donc  à 
l’émir  d’Afghanistan. 

Ce  fut  Mounstuart  Elphinstone,  otficier  de  l’armée  des 
Indes,  qui  fut  chargé  en  1809  de  cette  délicate  mission. 


(1)  La  U®  édition  imprimée  de  sa  relation  parut  à Venise  en  1496  : Viaggi 
di  Marco  Polo  e dette  maraviglie  del  mondo,  da  lui  vedute...,  in-8“. 

(2)  A Journeg  front  Bengal  to  Eiigland.  Calcutta  1790,  2 vol.  in-4“,  traduit 
en  français  et  publié  à Paris  en  1802,3  vol.  in-8“. 


472 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Son  œuvre  fut  couronnée  de  succès,  et  elle  eut  pour 
résultat  l'alliance  tant  désirée  par  le  gouvernement  bri- 
tannique. 

Telles  furent  les  premières  relations  officielles  de  l’An- 
gleterre avec  les  souverains  afghans. 

Le  récit  du  voyage  d’Elphinstone,  An  account  of  the 
Kingdoni  of  Caubuf  paru  en  i8i5,  est  des  plus  intéres- 
sants (i).  11  attira  l’attention,  et  donna  l’essor  à des  expé- 
ditions plus  suivies.  La  Russie  dès  lors  ne  perd  plus  de  vue 
ce  pays,  dont  elle  est  encore  bien  éloignée,  mais  où  elle 
envoie  déjà  ses  officiers  en  ambassade  ; car  elle  entrevoit 
le  moment  où,  l’Asie  centrale  soumise,  elle  sera  aux  portes 
de  l’Afghanistan. 

Mais  l’Angleterre  veille  et,  en  i833,  le  capitaine 
Burnes  (2)  part  en  mission  auprès  de  l’émir  ; il  revient  peu 
satisfait  et,  quatre  années  après,  en  i838,  la  guerre  est 
déclarée.  On  en  reviendra  aux  mains  en  1843  et  en  1879. 
A chaque  lutte  armée  correspondra  une  recrudescence 
dans  les  explorations.  Petit  à petit  se  dissipera  le  brouil- 
lard mystérieux  qui  couvre  le  pays,  et  la  littérature 
géographique  de  l’Afghanistan  s’enrichira  de  nouveaux 
matériaux. 

Bornons-nous  à citer  les  relations  du  lieutenant 
Wood  (3),  du  général  Ferrier  (4),  d’Arminius  Vam- 
bery  (5)  et,  plus  près  de  nous,  de  Mac  Gregor  (6),  de  Gro- 
dekov  (7),  du  major  Biddulph,  (8),  de  Mac  Nair  (9),  le 

(1)  Il  a eu  en  1838  les  honneurs  d’une  seconde  édition. 

(2)  TraiWs  7?!fo  üoMrtra,  London  1834. — Cahool,heing  a personal  nar- 
rative of  a journey  to  that  city,  London  1842. 

(3)  A Personal  narrative  of  a journey  tothe  source  of  the  river  Oxus.  Lon- 
don 1841. 

(4)  Voyages  en  Perse,  dans  V Afghanistan,  le  Béloutchistan  et  le  Turkestan. 
Paris  1860,  2 voL  in-8°.  Cette  excursion  date  de  1845. 

(5)  Relation  d’un  voyage  dans  l'Asie  centrale,  pendant  les  années  1862-1864, 
par  un  faux  derviche.  Paris  1865.  — La  Possession  de  l’Inde.  Paris  1885. 
Œuvre  de  polémique. 

(6)  Journey  through  the  province  of  Khorassan  in  1875. 

(7)  Bulletin  de  la  Société  de  géographie  de  Paris.  Août  188<). 

(8)  Tribesofthe  Uindoo-Koosh. 

(9)  Proceedings,  1884. 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE  DE  l’aFGHANISTAN.  478 


seul  européen,  croyons-nous,  qui  ait  pu  explorer  et  quit- 
ter sain  et  sauf  le  Kafiristan,  de  M.  Lessar  (i),  de  sir 
Peters  Lumsden  (2)  et  du  major  Holdicli  (3),  sans 
oublier  ceux  qui  payèrent  de  leur  vie  leurs  audacieuses 
équipées,  les  Forbes,  les  Connolly,  etc. 

On  doit  reconnaître  que  les  renseignements  sur  l’Afgha- 
nistan nous  viennent  surtout  des  Anglais.  Ce  n’est  pas  que 
les  Russes  soient  restés  inactifs  dans  l’exploration  de 
l’Asie  ; mais  ils  ont  assigné  pour  théâtre  à leurs  travaux  le 
versant  septentrional  du  continent,  abandonnant  à leurs 
rivaux  le  versant  méridional.  Ils  étaient  d’ailleurs  trop 
éloignés  de  ce  pays  pour  y pousser  leurs  explorations; 
mais,  maintenant  qu’ils  sont  arrivés  à ses  confins,  on  peut 
se  demander  si  leur  activité  ne  s’y  fera  pas  sentir  à 
son  tour. 

Le  voisinage  des  Russes  et  des  Anglais  donne  au  pays 
afghan  une  importance  considérable. 

Il  se  dresse  maintenant,  comme  un  puissant  rempart, 
entre  les  deux  colosses  asiatiques  : à l’orient,  l’empire 
anglo-indien  (4)  avec  un  territoire  de  3 000  000  de  kilomè- 
tres carrés,  une  population  de  260  000  000  d’âmes,  envi- 
ron un  cinquième  de  la  population  totale  du  globe,  mais  avec 
une  armée  peu  nombreuse  (200  000  hommes  au  maximum); 
au  nord,  l’empire  des  czars,  dont  le  domaine  européen 
et  asiatique  formait,  au  P*’ janvier  1881,  une  masse  com- 
pacte de  19  498  188  verstes  carrées  (5)  peuplées  par 
120  à i3o  millions  d’âmes,  qui  lève  25o  000  recrues  par 
an  et  pourrait  mettre  sous  les  armes  en  cas  de  danger 
deux  millions  de  soldats. 

Un  pays  qui  jouit  d’une  pareille  situation  mérite  d’être 


(1)  Proceedings,  janvier  1885. 

(2)  Proceedings,  1885. 

(3)  Proceedmgs,  1885. 

(4)  Son  chiffre  annuel  d’affaires  est  de  trois  milliards  et  demi. 

(5)  4 845979  en  Europe  et  14  652  209  en  Asie.  Général  Strebnitsky.  Journal 
de  Saint-Pétersbourg.  10  juin  1881. 


474 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


connu.  Montrons-en  les  grandes  lignes  (i)  et,  bien  que  la 
tache  soit  rude,  délicate  et  digne  de  toute  la  science  de 
l’érudit,  abordons-la  résolument. 

Toutefois,  il  est  indispensable,  pour  mieux  préciser  la 
situation  de  ce  pays,  de  jeter  d’abord  un  coup  d’œil  sur 
l’orographie  de  l’Asie  intérieure.  Sans  notions  préalables 
sur  ce  point,  on  s’exposerait  à des  méprises  sur  la 
configuration  de  l’Afghanistan,  qui  est  intimement  lié  au 
grand  système  montagneux  dans  le  centre  du  continent 
asiatique.  Après  cette  introduction  nécessaire , nous 
diviserons  notre  étude  en  trois  parties  ; nous  examinerons 
d’abord  l’orographie  de  l’Afghanistan  ; puis  nous  étu- 
dierons la  contrée  au  point  do  vue  de  ses  voies  de  commu- 
nication (chemins  de  fer,  routes  et  rivières),  de  son  climat, 
de  sa  fiore,  de  sa  faune,  de  sa  productivité  et  de  son 
industrie  ; dans  la  troisième  partie,  la  plus  intéressante, 
nous  ferons  connaître  le  peuple  afghan,  son  organisation 
sociale,  politique,  judiciaire  et  militaire. 


I 

OROGRAPHIE  DE  l’aSIE  CENTRALE. 

Un  long  axe  continental,  irrégulier,  et  composé  de 
massifs  de  hautes  terres,  divise  l’Asie  en  deux  versants: 
l’un  septentrional,  l’autre  méridional.  C’est  l’épine  dorsale 
du  continent  , le  diaphragme  des  géographes  grecs, 
Dicéarque  et  Eratosthène. 

A l’ouest,  cet  axe  est  simple. 

Il  a son  origine  au  sud-ouest  de  l’Asie  Mineure,  tra- 
verse la  Lycie,  la  Cilicie,  l’Arménie,  et  aboutit  à l’angle 

(1)  On  peut  consulter  les  cartes  de  Chavannes,  Freytag,  Stanford  et 
Stieler. 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE  DE  L AFGHANISTAN.  4y5 


sud-est  de  la  mer  Caspienne,  après  avoir  porté  les  appel- 
lations successives  de  Taurus,  Anti-Taurus,  Karabel- 
Dagh,  Ararat,  Kara  Dagli,  Elbourz.  Il  suit  alors  les  monts 
du  nord  de  l’Iran,  c’est-à-dire  du  Kliorassan,  et  parle 
massif  de  Do  Shakh  au  sud  de  Gliurian,  il  rejoint  le 
Siali-Koh,  le  Koh-i-Baba , rHindou-Koucli  et  le  Kara- 
koroum. 

A l’est,  la  ligne  do  faîte  nous  semble  double  : au  nord- 
est,  l’Altaï  et  le  Tliian-Chan  (monts  célestes)  : au  sud-est, 
les  monts  Himalayas  (monts  neigeux). 

Au  centre  de  ce  double  faîte,  se  dresse  le  Kouen-Lun 
que  des  auteurs,  parmi  lesquels  Klisé('  Reclus,  considèrent 
comme  le  prolongement  oriental  de  l’IIindou-Kouch  et  des 
montagnes  de  l’Asie  antérieure.  Sir  Henry  Rawlinson  (i) 
est  d’avis  que  ce  rôle  revient  plutôt  au  Karakoroum. 

Le  Kouen-Lun,  la  plus  haute  chaîne  du  monde  par 
l’ensemble  de  sa  masse,  se  dirige  ])robablement  de  l’ouest 
à l’est,  du  Pamir  à ses  derniers  contn'forts  orientaux 
entre  le  Iloang-Ho  (fleuve  Jaune)  et  le  Yantze-Kiang 
(fleuve  Bleu),  sur  un  espace  de  42  degrés,  soit  3825  kilo- 
mètres (2). 

Plusieurs  de  ces  masses,  Himalayas,  Kouen-Lun,  Altaï, 
Thian-Chan,  ne  sont  pas  des  chaînes  simples,  mais  multi- 
ples, et  ont  un  développement  considérable. 

Le  Thian-Chan  s’éhmd  sur  une  largeur  moyenne  de  400 
kilomètres  et  une  longueur  do  25oo  kilomètres  environ. 
Il  est  vingt-cin([  fois  plus  grand  que  les  Alpes  de  la  Suisse. 
Son  faîte  varie  do  4000  à 6000  mètres. 

Les  Himalayas  couvrent  un  espace  long  de  25oo  kilo- 
mètres et  largo  de  25o.  Le  colonel  Montgomerie  croyait 
pouvoir  affirmer,  en  1875,  à la  Société  royale  de  géogra- 
phie de  Londres  (3),  que  M.  Johnson,  après  avoir  traversé 
ces  massifs,  dans  la  direction  de  Yarkand,  appréciait  leur 

(1)  Mémoire  lu  en  1868  à la  Société  de  géographie  de  Londres. 

(2)  E.  Reclus,  Géograj)hie  universelle,  t.  VI,  p.  4,  d’après  von  Riclitliofen. 

(3)  Proceedings  of  the  Royal  Geographical  Society,  1875,  p.343. 


476  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


largeur  à 65o  kilomètres  ; à notre  avis,  il  y a là  exagéra- 
tion évidente, 

La  chaîne  liimalayenne  possède  le  sommet  le  plus  . 
élevé  de  l’Asie  et  peut-être  du  globe.  Pour  les  Hindous, 
c’est  le  Gaourisankar ; mais  les  Anglais,  ignorant  son  véri- 
table nom,  l’appelèrent  Mont  Everest.  Il  se  dresse  dans 
l’Himalaya  du  Népal  par  27°  5g'  3",  lat.  N.  et  86°  54' 
7"  long.  E.  Or.  (1),  à l’altitude  de  888g  mètres  (8840 
mètres  seulement  d’après  l’atlas  de  Stieler).Il  a donc  1669 
mètres  de  plus  que  l’Aconcagua,  le  pic  le  plus  haut  des 
Andes  et  4079  mètres  de  plus  que  le  géant  des  Alpes, 
le  mont  Blanc. 

On  cite  encore  le  Kitchindjinga  (8588  mètres),  le  Dawa- 
lagiri  (8486  mètres),  et  le  Djawahir  (7846  mètres). 

Les  glaciers  des  Himalayas  sont  superbes.  Dans  la 
partie  occidentale  se  trouve  le  Remou,  d’une  altitude  de 
7800  mètres  environ  et  d’une  longueur  de  35  kilomètres. 

Plusieurs  de  ces  colosses  asiatiques  sont  couverts  de 
neiges  éternelles.  En  1877,  dans  un  rapport  adressé  à 
l’Académie  des  sciences  de  Berlin  , Hermann  Schla- 
gintweit  comparait  la  limite  de  ces  neiges  avec  celles  des 
Alpes  suisses.  Sur  les  monts  Neigeux,  elle  est  à une  alti- 
tude de  16600  pieds  (2)  ou  52 10  mètres  sur  le  versant 
septentrional,  et  de  16200  pieds  ou  5o85  mètres  sur  le 
versant  méridional.  Dans  le  Kouen-Lun,  cette  limite 
n’atteint  que  4789  mètres  sur  le  tlanc  nord,  et  495g  sur 
le  liane  sud.  Enlin  les  neiges  des  Alpes  sont  à une  hauteur 
de  2793  mètres  au  nord  et  de  2887  mètres  au  midi  (3). 

Il  est  souvent  question,  dans  la  géographie  de  l’Asie 
centrale,  du  Karakoroum  et  du  Bolor. 

(1)  Robert  de  Scblagintweit,  Exploration  de  la  haute  Asie. 

(2)  Le  pied  de  Prusse  vaut  0“3139. 

(3)  En  Afrique,  le  pic  de  Renia,  situé  au  sud  de  l’équateur,  entre  le  lac 
Victoria  Nyanza  et  la  côte,  a une  altitude  de  4600  mètres  environ.  La  limite 
des  neiges  éternelles  est  à 3600  mètres.  Joseph  Thomson,  Ait  jjaystfes  Mas- 
sai. Mouvement  géographique,  3 octobre  1886. 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE  DE  l’ AFGHANISTAN.  477 


Le  Karakoroum  « pfiys  des  moraines  » projette  ses 
sommets  à l’est  du  Pamir,  parallèlement  à l’Hinialaya  et 
forme  la  limite  septentrionale  des  états  du  Maharajah  de 
Kaschmir.  Prolongement  oriental  de  l’Hindou-Kouch,  il 
se  continue  à l’est,  au  nord  de  la  vallée  du  Satledj  par  les 
monts  Gangri,  Tsang  (qui  passent  au  sud  du  Tengri-nor) 
et  Tang-la. 

Il  forme  la  ligne  de  partage  des  eaux  entre  le  Thibet 
et  le  Turkestan  chinois  (1). 

Un  de  ses  sommets  le  Dapsang,  se  dresse  à 8619 
mètres  (2).  C’est  un  gigantesque  amas  de  glaciers,  dont,  au 
dire  deM.  de  UjMvy,  ])lusicurs  semblent  avoir  l’étendue 
d’un  royaume  européen,  Nos  Alpes,  dit-il  (3),  ne  sont 
qu’une  édition  réduite,  et  qu’on  nous  passe  cette  traduc- 
tion littérale  du  pittoresque  terme  germanique  Taschen- 
Ausgahe,  qu’une  édition  de  poche  de  PHimalaya  et  du 
KarakorQum.  ^ 

M.  Robert  Shaw,  planteur  de  thé  à Kungra,  combat 
l’existence  du  Karakoroum  comme  chaîne  de  montagnes. 
Pour  lui,  il  n’y  a pas  plus  de  chaîne  de  Karakoroum  qu’il 
n’y  a de  chaîne  du  Bolor  (4),  et  c’est  l’appellation  de  Muz- 
Tagh  qui  devrait  être  employée. 

Quoique  la  science  n’ait  pas  ratifié  ses  conclusions, 
nous  trouvons  cependant  les  deux  dénominations  sur  la 
dernière  édition  de  la  carte  58  de  l’atlas  de  Stieler. 

Le  mythe  du  Bolor  est  né  au  xviii®  siècle,  d’une  finisse 


(1)  Vivien  de  Saint-Martin,  Année  géographique. 

(2)  Sans  vouloir  diriger  de  mesquines  critiques  contre  les  remarquables  tra- 
vaux de  l’Institut  Justus  Pertlies,  à Gotha,  nous  nous  permettrons  néanmoins 
de  relever  plusieurs  différences  d’altitude,  quelques-unes  assez  notables,  sur 
les  cartes  de  l'atlas  de  Stieler,  édition  1886. 


Carte  58. 


Carte  59. 


Pic  de  Demavend  : 6130  m 

Mont  de  Dapsang  : 8620  , 

Téhéran  : 1160  „ 


5628  m, 

8619  , 

1280  , 

Herat  : 808  , 

Caboul  : 1959  , 


(3)  Aus  dem  ivestlichen  Himalaya. 

(4)  Geological  Magazine,  1874. 


Carte  62. 

26086  pieds  ou  7951  m. 


4142  pieds  ou  1262  m. 
2500  „ , 762  . 
6400  . , 1951  . 


478  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


interprétation  donnée  par  les  jésuites  aux  travaux  du  mis- 
sionnaire portugais  Bénédict  CToëz(i).Ils  considéraient  le 
Bolor  comme  une  chaîne  de  montagnes,  et  appliquaient  ce 
nom  au  talus  oriental  du  Pamir. 

En  1 843,  Alexandre  de  Humboldt  donnait  à cette  erreur 
la  sanction  de  sa  haute  autorité  scientifique.  Et  voilà 
comment  le  Bolor  ou  Belourtagh  devint  la  chaîne  méri- 
dienne, longue  de  290  lieues  et  base  du  système  orogra- 
phi(]uc  de  l’Asie.  L’école  allemande  surtout  adopta  les 
idées  du  maître. 

11  a fallu  les  explorations  contemporaines  et  notamment 
les  remarquables  travaux  (1870-1880)  de  deux  savants 
géologues  russes,  MM.  Sevcrtzolîet  Mouschketof(2),pour 
avoir  raison  de  ces  théories.  La  campagne  (pi’ils  ont 
entreprise  avec  sir  Henry  Ravdinson  (3)  et  le  colonel 
Yule  a eu  pour  résultat  de  bannir  la  dénomination  arbi- 
traire de  Bolor,  en  tant  que  chaîne  de  montagnes  (4),  du 
domaine  de  la  science  géographique. 

(1)  Son  voyage  en  Asie  centrale  remonte  à 1603. 

(:2)  M.  Mouschketof  a contribué,  avec  M.  Venioukof  et  le  général  Kolpa- 
tovsky,  à ruiner  la  théorie  du  volcanisme  de  l’Asie  centrale.  Se  basant  sur  des 
données,  empruntées  à des  sources  chinoises,  qu’Alexandre  de  Humboldt 
vint  fortifier,  le  monde  scientifique  croyait  à l’existence  de  volcans  en  Asie 
centrale.  Des  explorations  sérieuses  et  l’étude  de  la  structure  géologique  de 
localités  dites  volcaniques,  ont  permis  d’établir  la  fausseté  de  cette  doctrine. 
Les  Chinois,  encore  une  fois,  avaient  joué  la  science  européenne.  Il  faut  attri- 
buer cette  erreur  à ce  qu’on  a trouvé  de  grandes  quantités  de  charbon  de 
terre  qui  s'étaient  calcinées  dans  les  territoires  avoisinant  le  Thian-Ghan  où 
existent  de  forts  gisements  de  houille,  et  parfois  aussi  des  cavernes  exhalant 
de  la  fumée  et  des  gaz  grisâtres.  Messager  officiel  russe  dans  I'Exploratiox, 
1881,  t.  XII,  p.  573. 

(3)  Proceedisgs  of  the  Royal  Geographical  Society  of  London,  ISTâ. 
Monograpliy  of  the  Oxus.  “ C’est  le  pivot  de  cette  géographie  fantaisiste  qui, 
pendant  plus  d’un  siècle,  surtout  depuis  Klaproth  et  Macartney,a  envahi  nos 
cartes  et  nos  atlas.  , 

(4)  Bolor  ne  serait-il  pas  le  nom  d'un  peuple  ou  d’une  tribu  ? L’abbé  Gue- 
luy  a publié  dans  le  Muséon  de  1885  la  traduction  d’une  “ Description  de  la 
Chine  occidentale  faite  par  un  voyageur  Ce  travail,  où  il  est  question, 
p.  500,  des  Bolor,  race  de  Musulmans,  à l’ouest  d’Yrakand,  date  de  1804.  Il 
est  fait  d’après  celui  que  Tch’ouenn,  mandarin  chinois,  publia  en  1778. 
L’auteur  y parle  des  Bolor  qui  donnaient  leurs  enfants  en  tribut  aux  riches 
musulmans.  Le  major  Biddulpb  nous  apprend  aussi  que  le  nom  de  Bolor  est 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE  DE  l’ AFGHANISTAN.  479 


L’ancienne  appellation  chinoise  do  Tsoiimj-Ling  monts 
des  Oignons  t’,  adoptée  par  les  pèlerins  honddhistes,  est 
aujourd’hui  employée  par  bon  nombre  de  géographes.  La 
Russie,  l’Angleterre  et  l’Allemagne  (i)  ont  tracé  la  voie. 
Aux  autres  pays  à suivre  leur  exemple  et  à rompre  une 
bonne  fois  avec  la  routine,  en  rayant  le  mot  Bolor  do  leurs 
manuels  et  atlas. 

Au  milieu  des  massifs  de  l’Asie  centrale,  soutenus,  limi- 
tés ou  dominés  par  eux,  se  dressent  d’immenses  plateaux. 
Citons  le  grand  plateau  central  ou  plateau  de  Mongolie, 
composé  du  Turkestan  chinois  et  du  désert  do  Gobi,  le 
Thibet,  l’Hindoustan,  le  Pamir  et  l’Iran. 

Cos  plateaux  sont  comme  un  second  continent,  qui 
appuie  sa  charpente  do  roche  et  do  granit  sur  les  plaines 
de  l’Asie  inférieure. 

D’après  le  colonel  russe  Préjevalsky  qui  vient  de  par- 
courir ces  régions,  le  désert  de  Goln  im^sure  plus  de  4000 
verstes  ou  do  4267  kilomètres  do  longueur  do  l’ouest  à 
l’est,  du  Pamir  à Khingan,  et  1000  verstes  ou  1066  kilo- 
mètres de  largeur  du  nord  au  sud.  L’hiver  y est  très  rigou- 
reux et  les  chaleurs  do  l’été  sont  sénégaliennes. 

M.  do  Lapparent  estime  que  le  Thibet  présente  une 
superficie  de  2400  kilomètres  do  longueur  avec  une  lar- 
geur moyenne  de  600  kilomètres.  Il  n'y  a pas  un  seul 
point  dont  l’altitude  ne  soit  supérieure  à 4000  mètres. 
Elisée  Reclus  donne  une  étendue  de  1 700  000  kilomètres 
carrés,  soit  trois  fois  le  territoire  do  la  France. 

Le  Pamir  (2)  est  appelé  par  les  Orientaux  Bam-i-Uu- 
niah,  « Toit  du  monde».  Pour  le  lieutenant  Wood,  il  est 
le  radiating  point,  le  véritable  nœud  orographique  et 

appliqué  par  les  Kirghizes  au  district  du  Chitral  et  que,  d’après  le  général 
Cunningham,  cette  même  dénomination,  altérée  en  Falor,  Balors,  Balornts, 
est  donnée  à la  ville  d’Iskardo. 

(1)  Les  cartes  de  Stieler  ne  portent  pas  cette  appellation. 

(2)  Voir  dans  cette  Revue,  20  octobre  1883,  la  belle  étude  sur  le  Pamir  du 
R.  P.  Van  den  Gheyn,  comme  aussi  Le,  Pamir,  travail  publié  en  1876  par 
M.  J.  B.  Paquier. 


480  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


hydrographique  de  l’Asie  centrale.  M.  Severtzoff  est  d’avis 
que  ce  n’est  pas  un  véritable  plateau,  mais  bien  un  vaste 
système  de  montagnes,  entrecoupé  de  vallées,  dont  la 
largeur  ne  dépasse  pas  3o  milles. 

Le  Pamir  a une  superticie  de  80000  kilomètres  carrés, 
plus  du  double  de  celle  de  la  Belgique.  Son  altitude 
moyenne  est  de  4000  mètres.  Le  froid  y est  très  vif,  et 
du  commencement  de  mars  à la  tin  de  septembre  la  neige 
est  assez  abondante. 

Les  peuplades  du  Pamir  sont  réparties  en  cinq  districts  : 
à l’est  le  Sarikol,  aux  mains  des  Chinois;  sur  les  pentes 
occidentales,  le  Darwaz  et  le  Rochan,  qui  sont  sous  la 
dépendance  de  l’émir  de  Boukhara  ; le  Chignan  et  le 
AVakhan,au  pouvoir  d’Abdurhaman,  souverain  de  Caboul, 

Le  plateau  de  l’Iran  comprend  la  plus  grande  partie  de 
l’Afghanistan,  du  Béloutchistan  et  de  la  Perse. 

1 )ans  un  résumé  fait  d’après  une  dissertation  insérée  au 
tome  premier  de  V Hérodote  de  Georges  Rawlinson,  le 
R.  P.  Delattre  (i)  s’exprime  ainsi  à ce  sujet  : « L’Iran 
est  un  immense  plateau  terminé  au  nord  par  la  chaîne 
de  l’Elbourz  (2),  qui,  se  détachant  des  monts  de  l’Armé- 
nie, court  vers  la  mer  Caspienne  dont  elle  longe  le  rivage 
méridional  et  va  bien  au  delà,  suivant  la  même  direction, 
se  joindre  à rHindou-Kouch  au-dessous  de  Caboul;  à 
l’ouest,  par  le  Zagros,  qui  se  développe  sur  la  rive  gauche 
du  Tigre  en  cinq  ou  six  rangées  parallèles  de  hautes  mon- 
tagnes dans  le  sens  du  tleuve,  jusqu’au  Farsistan;  au  sud, 
par  une  ligne  de  collines  qui  longe  la  Perse  et  le  Bélout- 
chistan, se  tenant  toujours  à une  faible  distance  de  la  mer 
des  Indes;  à l’est,  enlin,  par  le  Soliman  et  d’autres  mon- 
tagnes qui  le  séparent  do  la  vallée  de  l’Indus.  Le  quadrila- 
tère ainsi  formé  surpasse  en  étendue  la  Prusse,  l’Autri- 
che et  la  France.  - 

(\)  Le  Peuple  et  l’empire  des  Mèdes  jusqu’à  la  fin  de  Cyaxare,  dans  les 
MÉ.MOmES  PUBLIÉS  PAR  l’AcADÉMIE  ROYALE  DE  BELGIQUE,  1883,  p.  2. 

(2)  L'Elbourz  prend  naissance  vers  le  46'  degré  de  longitude,  où  il  mesure 
en  largeur  32  kilomètres  pour  en  atteindre  300  à son  extrémité  orientale. 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE  DE  l’aFGHANISTAÏS.  48 1 


II 

OROGRAPHIE  DE  l’aFGHAjSHSTAN  . 

L’Afghanistan  proprement  dit  a pour  limites  naturelles 
au  nord,  rHindou-Kouch  et  ses  prolongements  occiden- 
taux ; à l’est,  les  monts  Soulaïman. 

Considéré  comme  état  politicpie,  il  a beaucoup  plus 
d’étendue,  mais  ses  frontières  sont  purement  conven- 
tionnelles et  généralement  assez  mal  déterminées. 

La  frontière  septentrionale,  dont  la  connaissance  nous 
paraît  surtout  importante,  a été  fixée  par  le  truité 
de  1873(1)  conclu  entre  les  chancelleries  russeet  anglaise. 
Elle  suivait  le  Pendja,  cours  supérieur  de  l’Oxus,  qui  a sa 
source  dans  le  lac  Victoria.  Cette  limite  doit  aujourd’hui 
être  reculée  vers  le  nord;  car,  en  i883,  l’émir  de  Caboul, 
sans  souci  du  traité,  fit  occuper  par  ses  troupes  le  district 
pamirien  de  Chignan,  sur  la  rive  droite  du  Pendja.  Puis 
la  frontière  longeait  l’Oxus  proprement  dit  jusque  pi‘ès 
du  village  de  Khodja-Saleh,  et  traçait  de  là  une  ligne  idéale 
jusqu’à  Robat  Abdulan-Khan,  sur  le  Mourgab,  et  de  là  à 
l’Héri-Rud,  au  sud  de  Sarakhs. 

A la  suite  du  conflit  qui  éclata  en  1884  entre  Afghans 
et  Russes,  ces  dernières  limites  furent  de  nouveau  modi- 
fiées. 

Par  convention  (2)  conclue  le  10  septembre  i885,  la 
frontière  part  de  l’IIéri-Rud  à deux  verstes  (3j  environ  en 
aval  de  la  tour  de  Zulficar,  située  à 80  milles  de  Sarakhs, 
passe  ail  nord  de  Kehriz-Soumé  qui  reste  aux  Afghans,  et 
traverse  l’Egri-Gueuk,  laissant  Islim  à la  Russie.  Après 

(I.)  Par  ce  traité  l’Afghanistan  s’augmentait  du  Wakhan,  du  Badakchan, 
du  Koundouz,  de  Balk,  Meiinené,  etc. 

(2)  Convention  tout  à l’avantage  de  la  Russie  qui  s’est  réservé  la  majeure 
partie  des  pâturages,  des  terres  cultivées  et  le  nœud  de  plusieurs  routes 
menant  au  Sefid-Koh. 

(3)  La  verste  russe  vaut  1*K)668. 

XXI 


34 


482 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


avoir  suivi  les  crêtes  des  collines,  qui  bordent  la  rive  droite 
de  rEgri-Gueuk  et  du  Kousclik,  jusqu’à  Hauzi-Klian,  le 
tracé  forme  une  ligne  presque  droite  jusqu’à  un  certain 
])oint  sur  le  Mourgab,  au  nord  de  Méroutchak,  fixé  de 
manière  à céder  à la  Russie  les  pâturages  et  les  terres 
cultivées  des  Saryks. 

A l’est  du  Mourgab,  la  fromière  suit  une  ligne  au 
nord  de  la  vallée  de  Kaïssor  et  à l’ouest  de  celle  de  San- 
galak  (Abi-Andkoï),  et  rejoint  Kliodja  Saleli  sur  l’Oxus. 

A l’ouest,  au  sud  et  à l’est,  le  pays  confine  à la  Perse, 
au  Béloutcliistan  et  à l’empire'  anglo-indien. 

Ainsi  limité,  l’Afghanistan  est  compris  entre  60°  48' 
et  74“  42'  long.  E.  Gr;  29”  26'  et  38“  22' lat.  N.  environ. 

Du  nord-est  au  sud-ouest,  du  seuil  de  Barogliil 
(3658  mètres),  situé  au  nord  du  Kafiristan  à la  dépression 
marécageuse  du  Hamoun  (890  mètres  d’après  M.  Lentz, 
nu'inbre  de  l’expédition  russe  de  1878),  il  forme  un 
immense  plan  incliné  (i)  de  forme  quadrangulairc  et  d’une 
ahilude  moyenne  considérable  (2).  Il  mesure  95o  kilomè- 
tres de  l'est  à l’ouest  (parallèle  de  Pécha weij  et  840  du  nord 
au  sud  (méridien  de  Khodja-Saleh).  Sa  superficie  appro- 
ximaiivo  est  de  778  35o  kilomètres  carrés,  soit  638  35o 
pour  l'Afghanistan  proprement  dit  et  1 35  000  pour  le 
Turkestan  afghan  (3). 

L('  pays  est  essentiellement  montagneux,  surtout  au 
nord-est  et  à l’est.  La  partie  nord-orientale,  au  sud  de 
rilindou-Kûuch,  a un  caractère  particulier. 

Le  Kafiristan  et  le  Chitral  constituent  une  région  très 


(1)  Vivien  de  Saint-Martin  l’appelle  un  plateau  montagneux.  Dictionnaire 
de  (léofirajdiie. 

(2)  6000  pieds  anglais,  soit  1S29  mètres,  d'après  Rodenbough,  Afghanistan 
and  the  Anglo-Russian  dispute,  1885. 

(3)  È.  Reclus,  loc.  cit.  L’empire  austro-hongrois  ne  compte  que  624  040 
kilomètres  carrés.  Les  géographes  ne  sont  pas  fixés  sur  la  superficie  de 
l’Afghanistan.  Les  uns  lui  donnent  l’étendue  de  l’Allemagne,  soit  539  740 
kilomètres  carrés;  d’autres,  parmi  lesquels  le  Bureau  de  statistique  de  l’Inde, 
vont  jusqu’à  doubler  cette  superficie.  Ces  divergences  sont  dues  à l’inexacte 
délimitation  des  frontières  et  à la  nature  accidentée  du  sol. 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE  DE  l’aFGHANISTAN.  488 


tourmentée  ; c’est  une  barrière  quasi-insurmontable  ; les 
passages  y sont  particulièrement  difficiles,  les  accès  sau- 
vages et  élevés. 

La  contrée  devient  moins  alpestre  à mesure  qu’on 
avance  vers  l’ouest.  Les  hautes  terres  diminuant  de  puis- 
sance, les  altitudes  sont  moins  fortes  et  les  défilés  plus 
aisés  à franchir. 

D’après  le  capitaine.  Le  Marchand (1),  «c’est  dans  le  sud 
un  désert  de  sable,  dans  le  nord  une  steppe  aride,  et  au 
milieu  de  tout  cela  des  massifs  et  des  chaînes  de  hautes 
montagnes  (pii  rappellent  la  Suisse.  « 

(^n  sait  (hqà  (pie  deux  puissantes  crêtes  constituent  les 
limites  naturelles  du  plateau  afghan  au  nord  et  à l’est  ; à 
l’est  les  Soulaïman-dagh  ; au  nord  rHindou-Kouch,  le 
Koh-i-Baba,  le  Siah-Koh,  le  Sefid-Koh  et  le  Tirband-i- 
Turkestan,  auxquels  on  donne  parfois  la  dénomination 
classique  de  Baropamisade. 

Entre  ces  deux  imposants  systèmes  qui  emprisonnent 
les  vallées  et  les  rivières  afghanes,  courent  dans  tous  les 
sens,  se  ramifiant,  s’entrecroisant,  s’enchevêtrant,  de  nom- 
breuses arêtes  assez  faciles  <à  traverser  et  dont  l’altitude 
diminue  plus  on  se  dirige  vers  le  sud.  La  topographie  du 
pays  n’est  pas  assez  connue  pour  nous  permettre  de  leur 
donner  des  noms  et  surtout  do  les  décrire.  Nous  ne  donne- 
rons que  les  traits  ('aractéristiques  des  principales  arêtes 
montagneuses. 

(iu’on  nous  permette  ici  une  digression. 

Les  études  géographi(pies  se  réclament  aujourd’hui  de 
deux  (îcoles  à tendances  bien  différentes  et  présentant, 
chacune,  leurs  écueils. 

Pour  les  uns,  il  s’agit  de  brosser  de  magnifiques  pano- 
ramas avec  de  brillants  effets  do  soleil,  et  d’exciter  l’enthou- 
siasme qu’éprouvent  les  ascenseurs  des  monts  helvéti([ues. 
Ce  sont  des  « dômes  puissants  » , des  « châteaux  gothiques 


(1)  Campagne  des  Anglais  dans  V Afghanistan  (en  1879),  p.  1(D8. 


484  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

aux  découpures  bizarres  »,  des  « asiles  enchantés  »,  des 
a palais  de  fées  »,  que  sais-je,  le  tout  taillé  dans  les 
rochers  éternels. 

Descriptions  attrayantes,  sans  doute,  mais  géographie 
trop  souvent  fantaisiste,  qui  sacrifie  l’utile  à l’agréable  et 
est,  à notre  avis,  incompatible  avec  la  vraie  science. 

La  seconde  école  ne  pense  pas  qu’il  faille  donner  aux 
études  de  géographie  physique  de  ces  parures  qui  cap- 
tivent sans  instruire.  Leur  unique  channe  doit  résider 
dans  la  vérité  ; il  faut  s’en  contenter,  dût  le  sujet  traité 
de  cette  façon  être  même  quelque  peu  aride  et  présenter 
une  écorce  rugueuse. 

L’orographie  siu’tout,  objet  de  ce  premier  article,  se 
trouve  alors  dans  des  conditions  défavorables,  et  pour- 
tant son  importance  est  capitale. 

iS’est-elle  pas  à un  pays  ce  que  l’anatomie  est  au  corps 
humain  ? 

Pas  de  connaissance  sérieuse  de  la  machine  animale 
sans  bonne  étude  anatomique.  Ainsi  en  est-il  de  l’orogra- 
phie. Les  montagnes  sont  le  squelette  des  continents,  et 
sur  ce  squelette  viennent  se  rattacher  les  voies  de  commu- 
nication, ferrées,  fluviales  ou  terrestres,  le  climat,  la 
faune,  la  flore,  les  populations.  L’orographie  doit  donc 
constituer  la  base  fondamentale  de  toute  étude  géogra- 
phique. En  ce  qui  concerne  l’Afghanistan,  son  manque 
d’agrément  sera,  croyons-nous,  compensé  par  l’intérêt 
que  doit  oflHr  la  connaissance  d’un  pays  qui  joue  un  si 
grand  rôle  en  Asie  et  peut  être  appelé  à servir  de  digue  à 
l’extension  indéfinie  du  colosse  moscovite. 

Au  nord,  se  dresse  le  puissant  et  majestueux  soulève- 
ment de  l’Hindou-Kouch  « meurtrier  des  Hindous  »,  plus 
rarement  appelé  Hindou-Koh  « mont  des  Hindous  ».  Les 
historiens  d’Alexandre,  pour  flatter  l’orgueil  du  conqué- 
rant, lui  donnèrent  la  dénomination  de  Caucase,  à laquelle 
des  auteurs  modernes  ajoutèrent  le  mot  indien. 


ESQUISSE  &BOGRAPHIQUB  DE  l’ AFGHANISTAN.  485 

D’après  Elisée  Reclus  (i),  “ la  limite  de  séparatiGn  entre 
l’Himalaja,  rHiiidou-Kouch  et  le  Karakorauni  est  pure- 
ment conventionnelle le  pajs  n’est  qu’un  labyrinthe 

de  massifs  et  de  chaînons  qui  se  rattachent  diversement 
aux  arêtes  principales,  soit  par  la  nature  géologique  des 
roches,  soit  par  la  forme  du  relief  ou  la  direction  moyenne 
des  rangées  ; les  trois  systèmes  orogTaphiques  s’entre- 
mêlent et  se  pénètrent  ».  Toutefois  il  est  généralement 
admis  que  rHindou-Koueh  a son  origine  au  nord  de  la 
vallée  de  Yassin,  au  col  de  Baroghil,  où  ses  contreforts 
s’unissent  à ceux  du  Karakoroum.  L’interruption  entre  les 
deux  chaînes  est  presque  complète. 

En  elfet,  le  Baroghil  n’a  que  3658  mètres,  tandis  que 
les  masses  qui  le  dominent  en  ont  4000,  5ooo  et  au 
delà. 

Du  73°  3o'  long.  E.  Gr.,  THindou-Kouch  s’étend 
jusqu’au  67°  5o'  long,  (col  de  Hadjikak).  Il  embrasse 
donc  5°  40',  ce  qui  fait  un  développement  de  63o  kilo- 
mètres (2). 

Après  avoir  formé,  du  Baroghil  à la  passe  de  Nuksan, 
la  limite  méridionale  du  Pamir,  il  court  dans  la  direction 
sud-ouest  pour  se  terminer  au  Koh-i-Baba.  Sur  ce 
parcours,  il  constitue  la  ligne  de  séparation  entre  les 
bassins  de  l’Lidus  et  de  l’Oxus. 

Plusieurs  auteurs  anglais  considèrent  l’Inde  comme 
une  puissante  forteresse  qui  s’appuierait  à l’ouest  à 
l’Afghanistan. 

Pour  Markham  (3),  l’Hindou-Kouch  est  “ la  crête  du 
parapet  de  la  forteresse.  Les  talus  du  Kunduz  et  du 
Badakchan  en  sont  le  glacis,  et  l’Oxus  l’infranchissable 
fossé  ». 

Ce  système  montagneux  est  le  plus  élevé  de  l’Afgha- 
nistan. 

(1)  Gêogr.  Untv. 

(2)  D’après  Markham  (P.  R.  G.  S.  1879),  le  développement  n’est  que  de 
300  milles  ou  480  kilomètres  environ. 

(3)  P.  R.  G.  S.  1885,  p.  110. 


486  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Sa  hauteur  moyenne  est  de  4200  mètres  d’après  les 
uns;  de  6000  mètres  d’après  d’autres.  Sa  largeur,  à 
l’ouest  de  Bamian,  est  de  35o  à 400  kilomètres  (1). 

La  ligne  des  neiges  éternelles  est  à l’altitude  de  4500 
mètres  environ,  mais  elle  est  plus  basse  sur  le  versant 
du  nord  que  sur  celui  du  sud. 

Au  nord,  la  pente  de  rHindou-Kouch  est  rapide. 
Kunduz,  à 180  kilomètres  de  la  crête,  n’est  qu’à  i52 
mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  La  pente  méridio- 
nale est  plus  douce  : c’est  une  succession  de  gradins  dont 
l’inclinaison  n’a  rien  d’excessif. 

Les  hautes  terres,  où  s’agitent  des  populations  assez 
denses,  ayant  leurs  industries,  leurs  institutions,  leur  vie 
propre  (2),  sont  traversées  par  des  chemins  qui  gravissent 
des  passes  de  35oo  et  4000  mètres.  « La  crête  de 
l’Hindou-Kouch,  dit  Elisée  Reclus,  présente  les  passages 
les  plus  fréquentés  de  tout  temps  entre  les  plaines  du 
Turkestan  et  la  vallée  de  l’indus;  de  là  l’extrême  impor- 
tance militaire  de  l’Afghanistan  et  son  rôle  plus  grand 
encore  dans  l’histoire  du  commerce  et  des  migrations.  » 

Ces  passages  ne  sont  pas  tous  également  suivis  par  les 
voyageurs  et  les  caravanes. 

Parmi  les  plus  remarquables  figurent  les  suivants  : 

D’abord  le  Baroghü,  d’ascension  aisée  et  d’une  altitude 
de  3658  mètres.  Ce  défilé,  le  moins  élevé  de  rHindou- 
Kouch,  n’est  pas  un  col  pi-oprement  dit,  mais  bien  un 
large  seuil  herbeux,  praticable  aux  voitures  (3)  neuf  mois 
de  l’année. 

Point  de  passage  entre  les  districts  de  Wakhan  et  de 
Chitral,  le  Baroghil  met  en  communication  l’Indus  et 
l’Oxus.  Deux  artères  se  détachent  du  premier  fleuve  pour 
aboutir  au  Baroghil.  On  suit  le  Caboul,  le  Kunar,  le 


(1)  Paquier,  Asie  centrale,  p.  90.  Reclus  en  estime  la  largeur  à 200kilom. 

(2)  Biddulph,  Tribes  of  the  Hindoo-Koosh. 

(3)  Biddulph,  Tribes  of  the  Hindoo-Koosh. 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE  DE  LAPGHAMSTAN.  487 


Chitral  (i)  et  le  Mastoudj,  nom  donné  au  cours  supérieur 
du  Kunar,  ou  bien  il  suffit  de  remonter  les  hautes  vallées 
de  Gilgit  et  d’Yassin  et  de  franchir  la  Darkott  Pass. 

Du  Baroghil  on  descend  au  haut  Oxus  par  le  Sarhadd, 
un  de  ses  tributaires. 

En  été,  la  brèche  présente  de  riches  pâturages  ; les 
neiges  robstruent  une  bonne  moitié  de  riiiver. 

La  seconde  passe  est  celle  du  Nukmn  - pas  du 
malheur  à 5o2g  mètres,  au  fond  de  la  vallée  d’Arkari, 
dont  l’entrée  est  commandée  par  la  forteresse  d’Andor- 
thé  (2).  Cette  passe  qu’on  atteint  en  contournant  le  Tiritch 
Mir  à l’ouest,  est  d’un  accès  fatigant  et  n’est  praticabh' 
que  pendant  l’été.  Sa  crête  est  couverte  de  glace.  Quoii[ue, 
à partir  d’octobre,  il  soit  impossible  de  s’y  frayer  un 
passage  à cause  des  neiges,  les  caravanes  en  route  poul- 
ie Badakchan  préfèrent  suivre  le  Nuksan,  plutôt  (|ue  d(‘ 
s’aventurer  dans  la  Dora,  <^ui  n’a  que  4267  mètres 
d’altitude  et  présente  aux  bétes  de  somme  beaucoup 
moins  de -difficultés  d'ascension.  C’est  que  les  indigènes  de 
la  Dora  sont  la  terreur  des  voyageurs. 

La  neige  abonde  au  Nuksan  dès  le  mois  de  novembre. 

D’après  Mac  Nair  (3),  les  deux  derniers  défilés  ne 
seraient  ouverts  que  trois  mois  par  an  à la  circulation. 

DucoldeKawak(4025  mètres)  à celui  d’IIadjikak,  c’est- 
à-dire  sur  un  développement  de  220  kilomètres,  iSlar- 
khani  (4)  signale  seize  brèches  d’une  altitude  de  35oo  à 
4500  mètres.  Citons  entre  autres  ; le  Thaï,  franchi  par 
Tamerlan  ; le  Kushan  (4500  mètres).  Ce  long  défilé,  d’un 
abord  facile,  est  fort  fréquenté,  quoique  obstrué  par  les 
neiges  du  P'' novembre  au  i5  juin  (5).  Le  Tchibr,  par  où 
passa  le  sultan  Baber,  descend  vers  le  Surk-ab,  qui  tra- 

(1)  A Caboul,  la  vallée  de  Chitral  est  appelée  “ la  porte  du  Turkestan 
Sir  Henry  C.  Rawlinson,  dans  Proceedings,  1868. 

(2)  Mac  Nair,  P.  R.  G.  S.,  1884. 

(3)  P.  R.  G.  S.,  1884. 

(4)  P.  R.  G.  S.,  1879. 

(5)  Markham,  loc.  cit. 


488  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIPIQUES . 


verse  Bamian.  Le  fameux  Hadjikak  (87 10  mètres)  est 
d’accès  pénible,  mais  très  suivi  par  les  caravanes,  auxquelles 
il  n’est  ouvert  que  sept  mois  par  an.  11  est  plus  connu  sous 
le  nom  de  porte  de  Bamian  »,  sans  doute  parce  qu’il 
conduit  à cette  localité.  C’est  en  ce  point  qu’Alexandre  le 
Grand  franchit  la  chaîne  du  Caucase  indien,  en  dix-sept 
jours  d’après  Quinte-Curce,  en  dix  jours  seulement  au  dire 
d’Arrien.  U Irak  (3g32  mètres)  est  très  abordable.  La 
route,  à la  montée  et  à la  descente,  va  en  pente  assez 
douce.  Au  sommet,  se  dresse  un  pl  iteau  froid,  couvert  de 
neiges  et  toujours  balayé  par  des  vents  violents. 

Des  deux  côtés  de  l’Hindou-Kouch,  mais  surtout  au  sud, 
on  connaît  quelques  ramifications  ou  chaînes  assez  puis- 
santes. 

Les  monts  LaJiori  naissent  à l’extrémité  occidentale  du 
Karakoroum  (6858  mètres).  Ils  se  dirigent  au  sud-ouest 
entre  la  vallée  du  Mastoudj  et  celle  du  Pandjkora,  et  vont 
se  croiser  avec  les  promontoires  du  Sefid-Koh  oriental 
dont  ils  sont  séparés  par  la  rivière  de  Caboul. 

Leur  altitude  , généralement  supérieure  à celle  de 
rHindou-Kouch,  décroît  à mesure  qu’on  se  rapproche  de 
cette  rivière.  Un  pic,  situé  à 40  kilomètres  au  sud-ouest 
du  seuil  de  Baroghil,  a 6838  mètres  (1);  à la  hauteur  de 
Cintrai  est  une  cime  de  5760  mètres.  Près  de  Chigar- 
Séraï  (environ  35°  lat.  X.)  la  chaîne  à 8048  mètres,  plus 
bas  2488,  et  non  loin  du  Caboul  Daria  i525  mètres  (2). 

Entre  les  Lahori  et  rHindou-Kouch  s'étend  un  vaste 
espace  triangulaire  “ occupé  presque  en  entier  par  des 
montagnes  qui  s’abaissent  graduellement  vers  le  sud- 
ouest  (3).  » Plusieurs  mesurent  plus  de  4000  mètres. 

Par  36°  3o'  lat.  N.  et  72°  long  E.  Gr.  environ, 
l’Hindou-Kouch  a une  élévation  moyenne  de  4876  mètres. 

(1)  Reclus,  Gèogr.  Unh\,  t.  IX,  p.  32. 

(2)  Markham,  loc.  cit. 

(3)  Reclus,  OUI'!',  cité,  t.  IX,  p.  34. 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE  DE  l’aPGHANISTAN  . 489 


Il  lance  au  sud,  près  de  la  passe  de  Nuksan,  un  chaînon 
de  même  altitude  où  se  dresse,  à 2743  mètres,  un  puissant 
sommet,  le  Tiritch  Mir.  Celui-ci  est  donc  à 7819  mètres 
ou  25  426  pieds  (1)  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  C’est 
le  levé  trigonométrique  du  colonel  Tanner. 

A l’est  de  la  passe  d’Andjouman,  se  détache  de  la  chaîne 
une  l'amification  très  importante,  orientée  vers  le  sud- 
ouest.  A 100  kilomètres  de  l’Andjouman,  près  de  Tehari- 
kar,  elle  est  coupée  par  le  Corhand,  le  Parvan  et  le 
Pandjchir,  affluent  du  Caboul.  (’’est  au  delà  de  ces  trois 
brèches,  par  environ  69"  long.  E.  (Ir.,  ([ue  commence  la 
chaîne  de  Paginan  (2). 

D’un  développement  supérieur  à 3oo  kilomètres,  elle 
sépare  la  vallée  de  rHilmend  de  la  plaine  de  l)aman-i- 
Koh  et  de  la  vallée  de  l’Argand-ab.  Ses  versants  sont 
coupés  de  nombreuses  ravines,  où  croissent  des  mûriers  et 
autres  espèces  d’arbres  fruitiers.  Le  Paginan  est  traversé, 
à la  passe  d’Uniah,  345o  mètres,  par  la  route  de  Caboul 
îi  Bamian. 

1 )u  Pagman  se  détache  vers  l’est  le  Scher-1  )ahan  dont 
une  brèche  est  à l’altitude  de  2743  mètres.  Il  s’étend  au 
nord  de  Gazni,  et  est  prolongé  par  l’Uruk-Koh,  avec  lequel 
il  sépare  le  bassin  du  Caboul  de  celui  de  l’Abistada. 

Avant  d’en  tinir  avec  rHindou-Kouch,  il  nous  paraît 
intéressant  d’emprunter  à un  petit  travail  (3)  de  M.  Pa- 
quier  une  page  où  se  trouve  esquissée  une  coupe  nord-sud 
de  l’Afghanistan.  « C’est  de  Balk,  que  nous  devons  partir. 
Balk,  autrefois  Bactres,  ville  florissante  et  célèbre,  rivale 
de  Samarcande  et  berceau  de  la  doctrine  de  Zoroastre, 
aujourd’hui  bien  déchue  de  son  antique  splendeur,  ne  vit 
plus  pour  ainsi  dire  que  des  glorieux  souvenirs  de  son 
passé...  Aucun  monument  ne  peut  y arrêter  le  touriste. 
Passons  et  remontons  l’étroite  et  longue  vallée  que  creuse 

(1)  Mac  Nair,  P.  P.  G.  S.,  1884,  p.3. 

(2)  Reclus,  loc.  cH. 

(3;  L’Asie  centrale  à roi  d’oiseau,  pp.  89  et  seqq. 


490 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


une  rivière  quelconque  et  qui  doit  nous  conduire  au  sommet 
de  rHindou-Kouch.  Nous  allons  “ par  monts  et  par 
vaux  7»,  escaladant  des  hauteurs  que  percent  des  cols 
d’accès  souvent  difficile,  pour  retomber  immédiatement 
dans  des  bas-fonds  resserrés,  au  milieu  de  niasses  dénu- 
dées, et  remonter  de  nouveau  brusquement  jusqu’à  l’entrée 
d’un  autre  passage  plus  étroit  encore  que  le  premier. 
Nous  parcourons  ainsi  près  de  trois  degrés  de  latitude  en 
ligne  droite,  sans  sortir  d’un  vaste  système  de  montagnes 
entrecoupées  de  vallées,  de  précipices  et  de  cols  nom- 
breux. 

» Nous  voyons  là  un  soulèvement  considérable  de  35o 
à 400  kilomètres  de  large,  d’origine  volcanique  et  profon- 
dément travaillé  par  les  révolutions  intérieures  du  globe, 
où  tout  se  croise  et  se  confond , sans  permettre  à l’œil  le 
plus  exercé  de  trouver  une  ligne  de  faîte  nettement 
définie. 

« Et  cependant  nous  sommes  là  sur  la  grande  route 
historique  suivie,  dès  la  plus  haute  antiquité,  par  tous  les 
conquérants  asiatiques  qu’attirait  au  midi  la  renommée 
des  Indes...  Alexandre  le  Grand...,  Gengis-Klian,  Ta- 
merlan  et  Baber... 

Remontons  plus  au  sud,  pour  arriver  au  pied  même  de 
rHindou-Kouch  ; nous  nous  trouvons  en  présence  de 
ruines  grandioses,  d’idoles  en  pierre,  d’inscriptions,  etc., 

qui  ont  rendu  célèlire  la  vallée  de  Bamian Mais  nous 

voici  au  sommet  de  l’Hindou-Ivouch  et  sur  la  limite  même 
de  l’Afghanistan  proprement  dit  ou  Caboulistan. 

» Le  Caboulistan  forme  comme  une^  énorme  forteresse 
de  45  000  k.  c.  de  superficie  et  d’une  altitude  moyenne  de 

1800  à 1400  mètres Adossé  du  côté  du  nord  et  du 

nord-ouest  au  Caucase  indien,  le  Caboulistan  va  en  s’abais- 
sant, étage  par  étage,  jusqu’aux  basses  plaines  de  l’indus, 
dont  le  col  de  Khaïber  lui  livre  l’entrée  ; et  chacun  de  ces 
étages  forme  comme  un  compartiment  distinct,  qui  ne 
communique  avec  le  compartiment  voisin  que  par  une 
porte  étroite  et  généralement  fort  difficile  à franchir. 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE  DE  l’aFGHANISTAN.  49 1 


75  En  arrivant  de  rHincloii-Konch,  nous  trouvons  d’abord 
le  Koli-i-Stan,  de  2800  à 3ooo  mètres  d’élévation  ; puis  le 
Koh-i-Daman,  à 25oo  mètres  ; le  territoire  de  Caboul  à 
2100  mètres;  le  Lanighan  à 1400  mètres  ; le  Jalalabad 
à 700  mètres  et,  enfin,  Lalpoura  à 45o  mètres,  (pii  nous 
conduit  à l’extrême  frontière  anglo-indienne. 

» Quant  à la  région  du  nord-est,  on  y voit  se  creuser, 
dans  la  direction  du  Pendjab,  de  rHindou-Koucli  oriental 
et  des  Himalayas,  d’étroites  et  longues  vallées  appelées  le 
Kafiristan,  le  Yassin  et  le  Clptral. 

Continué  à l’est  par  les  monts  Karakoroum,  le  Caucase 
indien  est  en  cpiebpie  sorte  prolongé  à l’ouest  par  le  mas- 
sif du  Koh-i-Baba. 

Les  deux  systèmes,  en  se  soudant,  forment  un  puissant 
nœud  orographicpie  oii  se  trouvent  les  sources  du  Caboul, 
de  rHilniend  et  de  l’Ak-Seraï  ou  rivière  de  Kunduz. 

Dans  le  langage  imagé  des  indigènes,  le  Koli-i-Baba, 
c’est  le  « père  des  montagnes  11  forme  une  niasse 
presipie  isolée  de  4870  mètres  de  hauteur,  avec  sommets 
de  5ooo  et  5334  luôfres  couverts  de  neiges  éternelles  (1). 

Du  66°  20'  long.  E.  Gr.  (col  de  Hadjikak),  il  se  pro- 
longe jusc|u’au  67”  5o'  environ,  soit  un  développement  de 
160  kilomètres  (2),  où  l’on  ne  voit  aucune  trace  de  végéta- 
tion. 

Sa  direction  générale  est  de  l’est  à l’ouest.  Il  forme 
avec  le  Siah-Koh  le  foîte  de  séparation  entre  les  bassins 
de  rOxus  et  de  l’Hilmend. 

Du  Koli-i-Baba  se  détache  le  Siah-Koh  ou  « montagne 
noire  Au  nord  do  celui-ci,  courent  dans  des  directions 
parallèles  deux  antres  massifs  montagneux,  le  Sefid-Koh 
et  le  Tirband-i-Turkestan. 

Jus(pio  aujourd’hui  les  cartes  et  les  données  géogra- 

(1)  Markham,  loc.  c/n 

(2)  lüü  milles  d’après  Markham,  P.  B.  G.  S.  1879,  p.  192. 


4Q2  REVUE  DBS  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

phiques  relatives  à cette  partie  de  l’Afghanistan  étaient 
incomplètes  et  inexactes.  Grâce  aux  travaux  persévérants 
de  la  Commission  de  délimitation  de  la  frontière  afghane, 
de  nombreuses  erreurs  disparaissent,  et  l’on  peut  prévoir 
le  jour  prochain  où  le  pays  sera  parfaitement  connu. 

Comme  nous  l’avons  dit  au  début  de  ce  travail,  le 
Siah-Koh  forme,  par  sa  jonction  avec  les  montagnes  du 
Khorassan,  c’est-à-dire  avec  le  Karah-Koh,  le  faîte  de 
partage  du  continent  asiatique.  Le  point  de  soudure  est  le 
Do  S/iakh,  sommet  situé  au  sud  de  Ghurian,  par  envi- 
ron 34°  i5'  lat.  N.  et  61°  3o'  long.  E.  Gr.,  mesurant 
ySoo  pieds  (2286  mètres),  et  non  1 2 200  pieds  comme  le 
renseignent  certaines  cartes  contemporaines,  entre  autres 
celles  du  colonel  Stewart  (i). 

Au  nord,  la  *4  montagne  noire  « est  séparée  du  Sefid- 
Koh  par  la  vallée  de  l’Héri-Rud,  qu’il  sépare  de  son  côté 
du  bassin  de  l’ELilmend  et  des  rivières  tributaires  du  lac 
de  Seïstan. 

D’après  le  major  Holdich  (2),  le  Siah-Koh  est  d’assez 
faible  altitude  au  sud  de  Hérat  ; Markliam  lui  donne 
65oo  pieds  ou  1981  mètres. 

Du  66°  20'  au  61°  long.  E.  Gr.,  il  couvre  un  espace 
de  5g3  kilomètres,  à peu  près  la  longueur  de  l’Hindou- 
Kouch. 

Voilà  donc,  flanquant  tout  le  nord  de  l’Afghanistan,  un 
formidable  rempart  de  plus  de  1 3oo  kilomètres,  dont  les 
Anglais,  peut-on  dire,  coimnandent  les  divers  accès. 

Le  Sefid-Koh  occidental  ou  “ montagne  blanche  », 
long  de  475  kilomètres,  est  compris  entre  66°  20'  et 
62°  5'  long.  E.  Gr.,  point  où  il  se  soude  aux  monts 
Borkout  par  le  col  d’Ardevan. 

Cette  chaîne  sépare  les  sources  du  Mourgab  du  cours 
supérieur  de  l’Héri-Rud,  qui  baigne  sa  base  sur  une 

(1)  P.  B.  G.  s.,  1886. 

(2)  P.  R.  G.  S.,  1885.  Afghan  Boundarg  commission,  p.  276. 


ESQUISSE  UhÉOQ-RAPHIQÜE  DE  l/ AFGHANISTAN.  4q3 


glande  étendue.  Elle  se  compose  de  gi’ès  très  résistants. 
Pas  plus  que  rHindou-Kouch,  elle  n’est  formée  par  une 
seule  arête  se  profilant  sur  une  grande  étendue,  mais  bien 
par  divers  chaînons  d’inégale  altitude. 

Des  neiges  éternelles  (i)  recouvrent  en  tout  temps  ses 
cimes  élevées.  Ce  phénomène,  il  est  vrai,  ne  se  mani- 
feste que  dans  la  partie  orientale  de  la  masse  montagneuse, 
où  certains  sommets  mesurent  plus  de  3ooo  mètres. 

L’altitude,  qui  décroît  à mesure  que  l’on  avance  vers 
l’ouest,  n’atteint  que  looo  à 1600  mètres  au  nord  et  au 
nord-ouest  de  Hérat. 

Les  qualifications  ne  manquent  pas  au  Sefid-Koh  ; pour 
sir  Peters  Lumsden  (2),  les  montagnes  du  nord  de  Hérat 
s’appellent  : monts  Barkhout  à l’ouest  (nous  en  repar- 
lerons), Siah  Bubuk  au  centre,  et  Koh-i-Baba  (3)  à l’est. 

Tout  en  reconnaissant  que  le  général  anglais  applique 
avec  beaucoup  d’à  propos  à chaque  masse  le  mot  propre 
sous  lequel  elle  est  connue  dans  le  pays,  sir  Henry 
Rawlinson  (4),  dont  on  connaît  la  compétence  en  la 
matière,  ajoute  cependant  que  sa  nomenclature  est  con- 
traire à l’usage,  et  que  ces  montagnes  sont  ordinairement 
désignées  sous  le  nom  de  Paropaniisus,  terme  employé 
par  les  classiques  grecs. 

Au  nord-est  de  Hérat,  le  Sefid-Koh  est  traversé  par 
trois  passes  bien  connues,  qui  servent  de  voies  commer- 
ciales (5)  à certaines  saisons  : l’Ardevan,  i6o5  mètres, 
le  Zirmust,  et  enfin  le  Karrel-i-Baba,  1920  mètres, 
intenlit  aux  caravanes  de  décembre  à mai  à cause  des 
neiges  (6)  et  point  de  passage  de  la  route  de  Meïmené. 
D’après  le  capitaine  James  Abbott  et  le  colonel  russe 


(1)  J.  Ferrier,  Voyages  en  Perse,  dans  V Afghanistan,  etc.,  t.  I,  p.  444. 

(2)  Proceedings,  1885. 

(3j  Ne  pas  confondre  avec  la  chaîne  de  même  nom  qui  prolonge  l’Hindou- 
Kouch. 

(4)  Proceedings,  1885,  p.  581. 

(5)  Proceedings,  1885.  Major  Holdich, 

(6)  Bulletin  de  la  Société  de  géographie  de  Paris,  août  1880. 


494 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Grodekoff  qui  franchit  ce  déülé,  la  traversée  des  brèches 
serait  pénible  et  leur  accès  difficile,  voire  même  dange- 
reux. 

A partir  du  col  d’Ardevan,  le  Sefid-Koh  change  de  nom; 
ce  sont  les  monts  Borkhout  (i)  pour  les  uns,  monts 
Kaïtou  pour  les  autres  (par  exemple,  Stieler).  Nous 
adoptons  la  première  dénomination,  car  elle  est  employée 
par  les  membres  anglais  de  la  Commission  de  délimitation 
et  par  M.  Lessar,  ingénieur  russe  qui  parcourut  cette 
partie  du  territoire  afghan  en  1882  et  en  1884. 

Les  monts  Borkhout  forment  donc  le  prolongement  du 
Selid-Koh. 

Composés  de  diverses  arêtes,  de  directions  presque 
parallèles,  ils  présentent,  du  col  d'Ardevan  à celui  de 
Chasma  Sabz,  une  dépression  bien  caractérisée  où  l’on  ne 
rencontre  qu’ondulations  et  collines  peu  élevées  (2).  Les 
ramilications  les  plus  méridionales,  donc  les  plus  voisines 
de  l’Héri-Rud,  ont  le  moins  de  hauteur.  Même,  vers 
Ktishan,  le  pays  est  absolument  plat  et  uni,  et  n’otfre  pas 
d’obstacles  à la  marche.  Le  voyageur  peut  se  rendre 
aisément  en  calèche,  en  - fotir-in-hand  de  Saraks  à 
Hérat  (3).  La  chaîne  est  assez  riche  en  puits  et  en  sources 
dont  l’eau  est  potable  aussi  longtemps  (pi’elle  n’a  pas 
traversé  un  sol  imprégné  de  sel.  De  plus,  elle  présente 
diverses  brèches  qu'il  serait  aisé  de  rendre  carrossables, 
parmi  lesquelles  le  Khumbao,  1057  mètres,  mais  à 3oo 
mètres  seulement  au-dessus  du  plateau,  et  le  Chasma  vSabz, 
1020  mètres,  traversé  par  la  route,  à pente  douce,  de 
Ktishan  à Ak-Tépé  sur  le  Mourgab. 

A partir  de  ce  dernier  point,  la  ligne  de  hauteurs  se 

(1)  Les  géographes  grecs  employaient  l’appellation  de  Sariplii,  équivalent 
du  persan  Arsif.  Proceedings,  1885.  Rawlinson. 

(2)  Lessar,  Proceedings,  janvier  1883,  et  un  intéressant  article  sur  les  ter- 
ritoires contestés  et  la  situation  de  la  Russie  et  de  l’Angleterre  en  Asie  cen- 
trale, dans  le  Scottish  geographical  Magazine,  mai  1885. 

(3)  A.  Vambery,  La  lutte  future  pour  la  possession  de  l’Inde,  p.  115. 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE  DE  l’ AFGHANISTAN.  495 


tlirig-0  nettement  vers  le  nord  et  se  relève  pour  atteindre, 
près  de  l’Héri-Rud,  1200  mètres  d’altitude.  Elle  se 
bifurque  à l’ouest  du  défilé  de  Kliumbao. 

Les  deux  chaînes  secondaires  courent  vers  l’Héri-Rud: 
celle  du  nord,  de  faible  altitude,  s’arrête  à la  rivière,  par 
environ  35"  20'  lat.  N.  ; l’embranchement  méridional  au 
contraire,  qui  conserve  l’appellation  de  - monts  Rork- 
liout  7’,  s’étend  juscpi’en  Perse  sous  la  dénomination  de 
Kargala  (1),  et  est  séparé  de  la  crête  persane  par  une 
g’org-e  étroite,  profonde,  longue  de  21  kilomètres  (2),  où 
coule  l’Héri-Rud.  En  Perse,  les  Kargala  présentent  au  sud 
de  Mcclied  une  nouvelle  dépression  et,  après  avoir  formé 
la  limite  du  l)assin  de  la  Kacliaf-Rud,  tributaire  d(‘  la 
rivière  de  Hérat,  ils  se  prolongent  à l’ouest  par  les  monts 
Binalud  et  Ala-l)agh,  parallèh's  au  Kopet-Dagli. 

La  troisième  arête,  que  nous  avons  signalée,  mais  (pii  ne 
figure  pas  sur  les  cartes  de  Stieler,  nous  paraît  avoir 
moins  d’importance;  c’est  le  Tirband-i-Turkestan.  Elle  a 
scs  sommets  couverts  de  neiges. 

Le  major  Holdicli  (3)  en  fait  une  ramification  du  Paro- 
pamisus.  11  peut  être  considéré,  croyons-nous,  comme  une 
chaîne  distincte  couvrant  un  espace  de  33q  kilomètres  du 
63°  au  66"  long.  E.  Gr. 

Sur  son  versant  méridional  rien  que  précipices  et 
rochers  escarpés  ; à son  flanc  nord,  au  contraire,  sont 
soudés  des  contreforts  assez  étendus,  mais  à pente  lAgu- 
lière. 

Le  Tirband-i-Turkestan  court  dans  la  direction  de  Bala- 
Murgab  et  forme  la  limite  septentrionale  de  la  vallée  du 
Mourgab,  qu’il  sépare  de  la  rivière  de  Balk  et  de  quelques 
autres  cours  d’eau  peu  importants. 


(1)  Lessar,  loc.  cit. 

(2)  20  verstes,  dit  M.  Lessar. 

(3)  P.  R.  G.  S.,  1885. 


496  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Transportons-nous  maintenant  dans  la  partie  orientale 
du  pays  afghan,  et  voyons  si  la  frontière  est  munie  comme 
au  nord  de  puissants  remparts.  Au  sud  de  la  vallée  de 
Caboid,  s’élève,  suivant  la  direction  du  84®  parallèle lat.  N. , 
le  Sefid-Koh  oriental,  formé  de  longs  contreforts  paral- 
lèles (1),  couverts  de  neiges  de  janvier  en  août  et  d’une  alti- 
tude moyenne  de  3900  mètres  (2).  Le  plus  haut  sommet  est 
le  Sikaram,  colosse  qui  se  di’essc,  par  69°  56'  35"  long.  E. 
Gr.  et  34°  2'  21"  lat.  N., à une  hauteur  de  i56Ô2  pieds  ou 
4773  mètres  (3). 

Cette  chaîne,  dont  la  branche  principale  a ses  assises, 
près  d’Attock,sur  l’Indus,  passe  entre  Pechawer  et  Kohat, 
et  forme  la  ligne  de  faîte  entre  les  bassins  du  Gaziii  et  du 
Caboul,  en  se  prolongeant  de  l’est  à l’ouest,  sans  compter 
ses  contreforts  occidentaux,  sur  une  longueur  de  3o  milles 
géographiques  ou  222  kilomètres.  D’après  Markham,  son 
développement  serait  de  1 00  milles  anglais  ou  1 60  kilo- 
mètres seulement. 

Au  nord,  les  pentes  du  Sefid-Koh  sont  douces,  tandis 
qu’elles  présentent  une  inclinaison  assez  raide  sur  le  ver- 
sant méridional  de  la  chaîne. 

La  passe  de  Choiitar-Gardan  le  sépare  au  sud  du  Sou- 
laïman-Dagh  occidental . 

Et  le  versant  septentrional,  à quoi  le  rattacher  ? deman- 
dera-t-on.  D’après  E.  Reclus:  « A son  extrémité  occiden- 
tale, il  projette  vers  le  nord  tout  un  éventail  de  chaînons, 
qui  vont  à l’encontre  d’arêtes  appartenant  au  système  de 
rriindou-Kouch ; les  écluses  delà  rivière  de  Caboul  sont 
la  seule  interruption  entre  les  roches  opposées  (4). 

Markham  partage  la  même  opinion.  La  chaîne  de  Kar- 
kacha  (nous  y reviendrons)  se  prolonge  vers  le  nord-est 
jus(iu’à  la  rive  droite  du  Caboul.  Celui-ci  la  séparant  d’une 

(1)  F.  R.  G.  S.,  1879,  pp.  38  et  seqq.  Markham. 

(2)  Markham,  loc.  cit. 

(3)  Markham,  loc.  cit. 

(4)  Geogr.  Univ.,  t.  IX,  p.  38. 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE  DE  l’ AFGHANISTAN.  497 


arête  située  sui*  la  rive  gauche  et  qui  serait  la  continua- 
tion des  Hiinalayas,  la  Karkaclia  peut  donc  être  considé- 
rée comme  un  anneau  reliant  les  monts  Neigeux  » au 
Soulaïman-Dagli . 

Ainsi  l’Afghanistan  oriental  est  tianqué,  comme  la  partie 
nord  du  pays,  d’une  épaisse  muraille  courant  du  Baroghil- 
pass  au  nord-est,  à la  plaine  de  Pishin  au  sud,  et  formée 
des  monts  Lahori,  Sehd-Koh  et  Soulaïman-Dagh  occi- 
dental. 

Nous  venons  de  parler  de  chaînons  issus  du  Sefid-Koh. 

Le  premier  contrefort  septentrional  limite  à l’est  la  val- 
lée du  Logar,  un  des  tributaires  du  Caboul.  Il  se  continue 
au  sud-ouest  sous  le  nom  de  Chari-Koh,  dans  la  direction 
de  Gazni,  se  croise  avec  le  Soulaïman-Dagh  occidental  et 
forme  à l’ouest,  avec  rUruk-Koh,  prolongement  du  Sher- 
Dahan,  la  limite  septentrionale  du  bassin  de  (laziii. 

Plus  à l’est  SC  trouve  le  Karkacha,  formant  la  limite  de 
la  vallée  duTezin,  dont  le  cours  est  de  64  kilomètres  (1). 
Il  doit  son  nom  au  lieutenant  Wood,  qui  parcourut  le 
pays  en  i838.  C’est  la  plus  haute  ramification  du  Sefid- 
Koh.  Plusieurs  brèches  en  facilitent  l’ascension;  le  Karka- 
cha, 2440  mètres,  le  plus  élevé  et  le  plus  méridional  des 
défilés,  le  Sokhta,  le  Chinar  et  le  Djagdallak. 

Au  pied  du  Sikaram,  se  projette  vers  le  sud  une  arête 
traversée  par  la  route  de  Bannu  à fxazni  et  par  le  défilé 
de  Païwar,  2400  mètres,  dans  les  parages  duquel  on  ren- 
contre' des  forêts  de  pins. 

Signalons  encore  les  chaînons  où  se  trouvent  le  Haft- 
Kotal,  long  de  5 kilomètres,  et  le  Lataband,  d’un  dévelop- 
pement de  9 kilomètres,  par  lequel  on  contourne  leKourd- 
Caboul. 

Le  Kourd-Caboul  ou  petit  Caboul  est  le  défilé  de  san- 
glante mémoire  où  le  général  Elphinstone,  battant  en 
retraite  de  Caboul  sur  l’Inde,  fut  massacré  en  janvier 


(1)  Markham,  loc.cit. 
XXI 


a 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


1842,  avec  les  10000  braves  qui  marchaient  sous  ses 
ordres. 

Situé  à 3 lieues  environ  au  sud-est  de  Caboul,  ce  défilé 
est  long  de  10  kilomètres  et  large  de  90  à 180  mètres.  Ses 
parois  sont  très  élevées  et  son  altitude  est  de 2275  mètres. 

Aux  pieds  du  versant  septentrional  du  Sefid-Koh,  res- 
serrée entre  les  monts  Karkaclia  et  le  Kaïber,  passe  très 
dangereuse  à quelques  kilomètres  à l’ouest  de  PecliaAver, 
se  déroule  jusqu’au  Caboul  la  région  de  Xangnaliar  ou 
- des  neuf  rivières  ^ . 

Longue  de  1 3o  kilomètres  et  large  de  60,  elle  est  par- 
courue par  plusieurs  arêtes,  absolument  parallèles,  (|ui  se 
détachent  de  la  « Montagne  blanche  et  ont  de  1800  à 
2400  mètres  d’altitude  (1).  Ces  ramifications  limitent  de 
belles  vallées  parfaitement  peuplées  et  redevables  de  leurs 
richesses  à de  noudjreux  torrents  et  de  petits  cours  d’eau. 

Le  Sefid-Koh  oriental  constitue  une  barrière  tellement 
infranchissable  qu’il  serait  impossible,  à une  armée  mar- 
chant sur  deux  colonnes,  de  faire  passer  des  troupes  de  la 
vallée  de  Caboul  dans  celle  de  Korum. 

Les  deux  colonnes,  pourtant  bien  voisines,  puisqu’une 
centaine  de  kilomètres  à peine  sépare  les  passes  de  Korum 
et  de  Kaïber,  seraient  absolument  isolées  et  ne  pourraient 
se  mettre  en  relations  que  par  des  postes  de  télégraphie 
optique  placés  sur  les  sommets  de  la  chaîne  (2). 

Un  vaste  système  de  montagnes,  où  se  rencontrent 
j)lusieurs  plateaux  et  vallées  remarquables,  se  prolonge 
de.  la  base  du  Sefid-Koh  oriental  jusqu’à  la  limite  sud  de 
l’Afghanistan.  Ce  sont  les  monts  Soulaïman.- 

Frontière  nord-oue.st  de  l’empire  anglo-indien,  ils  se 
composent  de  rangées  parallèles,  dont  les  trois  principales 
s’appellent  : 


(1)  Markham,  loc.  cit. 

(2)  Le  Marchand,  Campagne  des  Anglais  dans  V Afghanistan. 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE  DE  L AFGHANISTAN.  499 


Lo  Soulaïman-Dag’li  occidental,  ou  Koh-i-Siali,  ou 
montagne  noire  ; 

Le  Soulaïman-Dagh  central  ; 

Lo  Soiilaïman-Dagli  oriental,  ou  Koli-i-Surkh,  ou 
montagne  rouge. 

En  général  on  néglige  lo  Soulaïman-Dagh  central,  formé 
par  (pieh^ues  hauteurs  peu  remarquahles. 

Restent  donc  les  deux  autres  massifs. 

Le  Soulaïman-Dagh  occidental  (1)  constitue  le  faîte  de 
partage  entre  les  tril)utaires  de  l'indus  et  les  l)assins  fer- 
més de  l’Afghanistan,  les  lacs  Seïstan  et  Ahistada. 

Au  nord,  il  se  rattache  parle  Choutar-Gardan  au  Setid- 
Koh  oriental,  et  court  au  midi  jus([u’aux  monts  Taka- 
tou  (2),  qui  commandent  (iuettah  (4  la  passe  de  Dolan. 

Au  sud  de  la  passe  de  Bolan,  la  chaîne  se  prolonge 
sous  le.  nom  d('  Ilala  (3)  juscpi’à  la  mer  d’Arabie,  ca[> 
Monze,  sur  une  distance  de  3oo  milles. 

Plusieurs  rivières  ou  torrents,  le  Koruin,  le  Totchi,  le 
(lomul,  h'  Souri,  le.  Zdiol),  etc.,  desccuident  de  son  ver- 
sant oriental,  ({ui  se  trouve  à environ  35o  kilomètrc's  de 
l’indus. 

A un  développement  nord-sud  de  600  kilomètres,  la 
chaîne  joint  une  altitude  moyenne  de  21 33  mètres  (4),  (pii 
est  un  peu  supérieure  à celle  de  sa  voisine:  le  Soulaïman- 
Dagh  oriental. 

Au  sud,  cette  masse  envoie  diverses  arêtes,  qui  vont  S(> 
croiser  avec  de  hautes  chaînes  siiué('s  dans  la  plaine  de 
Candahar.  Elles  forment  du  ccité  du  Baloutchistan  un 
double  rempart  de  frontières  que  les  Anglais  ont  eu  soin 
de  lU'  pas  abandonner  (5).  •'  Les  positions  dominantes 
sont  occupées  par  les  vedettes  britanniques. 

(1)  “ Il  est,  comme  l’Hindou-Kouchet  l’Himalaya,  l’arête  hordière  d’un  pla- 
teau, mais  non  une  chaîne  indépendante. , É.  Reclus. 

(2)  Un  des  pics  mesure  3657  mètres. 

(3)  La  carte  de  Poltinger  et  de  Stieler  lui  donne  le  nom  de  montagnes 
de  Brahuik. 

(4)  Markham,  loc.  cit. 

(5)  Reclus,  Géogr.,  t.  IX,  p.  40. 


5oo 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Le  mur  septentrional,  le  Kliodja-Aniran,  610  mètres 
au-dessus  de  la  vallée  de  Pisliin,  présente  plusieurs  cols  : 
le  Kliodja,  225o  mètres,  maintes  fois  franchi  par  les  forces 
anglo-indiennes  ; à l’ouest  de  celui-ci,  le  Owadja  (1400 
mètres  seulement),  lieu  de  passage  du  chemin  de  fer 
encore  inachevé  de  Sibi  à Candahar  ; enfin,  à 16  kilomètres 
plus  à l\)uest,  rispintaza  ou  Spinatija  Kotal,  2100  mètres  ; 
c’est  une  rampe  de  o’"o43  par  mètre  (1). 

A })arrir  de  Spinatija  Kotal,  le  Khodja-Amran  est  con- 
tinué sous  les  noms  de  Ashusta  ou  Shista,  puis  de  Tang, 
pour  S(‘  terminer  près  de  Poti,  à 3i  milles  au  sud-ouest 
d’Ispintaza. 

Le  rempart  méridional  est  plus  haut  que  le  Khodja- 
Amran,  11000  à 12000  pieds  ou  365o  mètres,  mais  il 
présente  des  passages  plus  faciles  : ce  sont  les  monts 
Takatou.  Kous  avons  déj<à  dit  qu’ils  dominaient  la  passe 
de  Bolan. 

Entre  les  deux  murailles  s’étend  la  plaine  du  Pisliin, 

- territoire  d’une  extrême  importance  militaire  par  les 
approvisionnements  qu’il  fournit  en  abondance  aux  garni- 
sons et  aux  armées  en  marche  (2)  j’.  Cette  région,  qui  n’est 
pas  encore  complètement  cultivée,  est  traversée  par  la 
rivière  Lora. 

Celle-ci,  descendue  des  monts  Takatou,  va  se  perdre  ! 
dans  le  Béloutchistan. 

A l’est  du  Soulaïman-Dagh  occidental,  on  voit  se  dérou-  ' 
1er  une  nouvelle  masse  ; le  Soulaïman-Dagh  oriental, 
beaucoup  mieux  connu  que  le  système  orographique  de  : 
l’ouest. 

Le  Soulaïman  oriental,  qui  suit  la  direction  du  70®  mé-  ; 
ridien  long.  E.  Cr.  se  dresse  à 70  kilomètres  environ  , 
des  bords  de  l’Indus,  à une  altitude  de  3ooo  à 35oo  mètres. 

D'un  développement  nord-sud  de  5°  environ,  il  s’arrête 
au  midi  par  29°,  en  lançant  quelques  ramifications  à l’est 

(1)  F.  RG.  s.,  1880. 

(2)  Reclus,  loc.  cit. 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE  DE  L AFGHANISTAN.  5oi 


et  à l’ouest.  Son  extrémité  méridionale  se  termine,  dans 
le  Béloutchistan,  par  les  monts  Gandari,  d’une  altitude 
inférieure  au  restant  de  la  chaîne.  Cette  région  présente 
des  vallées  bien  peuplées  et  cultivées,  entre  autres  la 
vallée  formée  par  le  lleuve  Boraï,  dont  les  eaux  se  perdent 
dans  les  sables. 

Au  sud  du  bassin  du  Korum,  le  Soulaïman-Dagh 
oriental,  formé  de  nombreuses  crêtes  parallèles  (i),  est 
coupé  par  divers  torrents  et  rivières  issus  du  Soulaïman- 
Dagh  occidental,  et  dont  les  espaces  intermédiaires  sont 
habités  par  la  tribu  assez  dense  des  Waziris. 

A chaque  rivière  correspond  une  brèche  plus  ou  moins 
importante  et  presque  toujours  à parois  verticales.  Des 
auteurs  parlent  d’une  centaine  de  passes  praticaljles, 
d’autres  d’une  quinzaine  seulement  (2). 

11  doit  y avoir  de  l’exagération  dans  le  premier  de  ces 
chiffres.  En  tout  cas,  nous  avons  peine  à croire  qu’une 
armée  en  marche,  traînant  après  elle  son  artillerie  et  ses 
divers  convois,  puisse  trouver  partout  un  passage  conve- 
nable. 

Parmi  les  passes  suivies  et  les  plus  connues,  on  cite  : 
le  Korum,  qui  relie  Kohat  à Gazni  ; à too  kilomètres  au 
sud  du  Kaïlier,  le  Gomul  (3),  de  Dera  Ismaïl  Khan  à 
(fazni  ; à i5o  kilomètres  au  sud  de  la  précédente,  le 
Sakhi-Sarwar.  Elle  donne  accès  de  Dera  Ghazi  Khan  à. 
Candahar.  Les  populations  y sont  hostiles  aux  voyageurs. 

(1)  D’après  Elisée  Reclus,  “ les  diverses  chaînes  latérales  du  système,  grès 
ou  calcaires,  ont  toutes  leur  longue  pente  regardant  vers  le  plateau,  tandis 
que  du  côté  de  l’Inde  les  escarpements  sont  abrupts  ,.  Ne  trouvons-nous  pas 
ici  une  application  de  la  règle  posée  par  M.  de  Lapparent  dans  son  savant 
Traité  de  géologie?  “ Toute  grande  ligne  de  hauteurs,  émergée  ou  non,  est 
une  arête  saillante  formée  par  l’intersection  de  2 versants  inégalement 
inclinés.  Le  plus  abrupt  plonge  vers  une  grande  dépression,  habituellement 
occupée  par  la  mer;  le  moins  raide  s’abaisse  doucement,  sous  la  forme 
d’ondulations  successives,  vers  une  dépression  moins  marquée,  qui.  le  plus 
souvent,  peut  rester  continentale.  , 

(2)  Markbam  signale  entre  le  Korum  et  la  passe  de  Tank.  32  liasses  don- 
nant accès  dans  la  partie  nord  de  la  plaine  de  Dérajat. 

(3)  En  un  an  (1809-70)  la  valeur  des  échanges  faits  par  cette  passe  a monté 
à huit  millions  de  francs. 


5o2 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


t 


Enfin  lo  Bolan,  do  Jacobabad  à Qucttali  ot  Candaliar.  Les 
Angdais  y ont  construit  une  très  bonne  route  jusqu’à 
(iuettah,  qui  est  en  leur  possession  depuis  1877, 

Sur  les  masses  du  Soulaïman,  le  sol  est  aride  et  dessé- 
ché, et  l’on  n’y  rencontre  qu’une  maigre  végétation.  Lo 
])in  ne  croit  pas  en  dessous  de  2748  mètres. 

Le  Takt-i-Soulaïman  ou  trône  de  Salomon  » domine 
])resque  tous  les  massifs.  11  mesure  8348  mètres  (1).  On 
avait  toujours  cru  que  sa  cime  était  pointue.  Aujourd’hui 
l’on  sait  avec  certitude  que  son  sommet  est  un  plateau 
étroit,  long  do  8 kilomètres,  à l’extrémité  duquel  se  dres- 
sent deux  pics  do  8444  et  3383  mètres  d’altitude.  Les 
talus  nord,  sud  et  ouest  sont  ardus,  de  sorte  qu’il  n’est 
accessible  que  du  côté  de  l’est  (2). 

Signalons  deux  autres  crêtes:  lo  Pirgoul,353o  mètres, 
le  plus  élevé  de  la  chaîne,  au  nord  du  Gomul,  et  le  Shak 
Haïdar,  2748  mètres,  par  environ  82“  3o' lat.  N.  et  69° 
3o' long.  E.  Or. 

A l’est  , le  Soulaïman-Dagh  oriental  s’unit  par  dos 
arêtes  latérales  aux  prolongements  do  la  chaîne  saline 

Sait  Range  ??  qui  se  développe  entre  l’Indus  et  son 
afiluent  lo  Djhilam,  en  passant  au  nord  du  82°  3o'  lat. 
N.,  donc  au  sud  de  Bannu. 

La  plaine  traversée  par  ces  arêtes,  et  située  entre  les 
l>ieds  du  wSoulaïman  et  l’indus  s’appelle  Dérajat.  C’est  un 
amas  confus  de  hauteurs  et  d’anciens  lits  do  rivières,  d’une 
aridité  et  d’une  sécheresse  excessive.  Sa  maigre  verdure 
fait  contraste  avec  les  arbres  fleuris  et  les  riches  campa- 
gnes do  Dora  Ohazi  Khan. 

Entre  les  derniers  contreforts  de  la  chaîne  au  nord  et 
à l’est,  et  les  hauteurs  du  Béloutchistan  à l’ouest,  s’étale 
la  plaine  de  Katchi  Gandava,  de  9000  milles  carrés.  C’est 
un  pays  plat,  sablonneux,  souffrant  du  manque  d’eau  et 
do  la  grande  chaleur. 

(1)  E.  Reclus  ; 3910  mètres  d’après  Vivien  de  Saint-Martin,  D/rf.  rfe 
p.  24. 

(2)  Arminius  Vambery,  dans  Mouvement  géograj)htque,\^^,'^.  7. 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE  DE  l’aFGHANISTAN.  5o3 


Do  la  frontière  persane  aux  crêtes  rpii  relient  le  Pag- 
man  au  Sefid-Koli  oriental,  et  du  Soulaïinan-Dagh  occi- 
dental à rHindou-Koucli  et  à ses  prolongements  , le 
plateau  afghan  présente  une  vaste  région  montagneuse  de 
675  kilomètres  de  longueur  et  de  400  kilomètres  dans  sa 
plus  grande  largeur  (1). 

Los  rangées  do  hauteurs,  d’un  accès  facile  et  d’une 
altitude  moyenne  de  2000  mètres  ne  dépassent  cependant 
leur  socle  que  de  600  à 800  mètres  (2).  C'est  une  chose 
caractéristique  que  le  parallélisme  de  toutes  ces  chaînes, 
dont  la  direction  générale  est  nord-est  sud-ouest. 

Au  sud  du  Siah-Koh  s’étend  le  pays  de  Gour.  Entre 
ses  arêtes  coulent  diverses  rivières,  dont  les  eaux  se 
déversent  dans  le  lac  de  Scistan. 

Du  Sher  Dahan,28oo  mètres,  ramification  du  Pagman, 
se  dirige  au  sud,  vers  Candahar,  le  (xul-Koli  ou  mon- 
tagne bleue  ",  haut  de  8962  mètres.  Au  delà  de  Candahar, 
la  chaîne,  (pii  est  la  plus  importante  de  cette  région,  a son 
promontoire  extrême  coupé  par  le  col  de  Baba-Wali. 

Le  Gul-Koh  sépare  la  vallée  de  l’Argand-ab,  du  bassin 
do  Gazni,  puis  de  la  rivière  de  Tarnak.  11  est  couvert  de 
quehpics  espèces  d’arbres,  et  traversé  par  six  passes  don- 
nant accès  dans  la  vallée  de  l’Argand-ab. 

La  vallée  do  Tarnak,  limitée  au  sud  et  à l’est  par  le 
Surkh-Koh  ou  » montagne  rouge  ",est  séparée  par  lui  du 
lac  Abistada  et,  plus  en  aval,  do  la  vallée  de  l’Argand-ab. 

A l’est  do  Farah,  par  33*’  lat.  N.  et  62"  3o'  long.  E. 
Gr.  l’angle  sud-occidental  do  tout  le  système  orogra- 
phi(pie  de  l’Afghanistan  est  formé  par  le  Koh  Pandj 
Angoucht  ou  ^ mont  des  cinq  doigts  " (3). 

(A  continue)’.)  F.  Van  Ortroy, 

Lieutenant  de  cavalerie. 


(1)  Markham,  ?oc. 

(2)  Reclus,  Géogr.  Unit). 

(3)  Reclus,  Gco,7/-.  {7/e»c.,  t.lX,p.  42. 


LE  HAINOSAURE 


ET  LES  NOUVEAUX 

VERTÉBRÉS  FOSSILES  DU  MUSÉE  DE  BRUXELLES. 


Depuis  l’époque  où  j’ai  décrit  clans  cette  Revue  la  faune 
éteinte  de  Bernissart  et  en  particulier  les  gigantesques 
Iguanodons,  le  musée  de  Bruxelles  s’est  graduellement 
enriclii  de  nouveaux  et  nombreux  ossements  fossiles,  dont 
une  partie,  préparée  dans  son  atelier  de  paléontologie,  est 
aujourd’hui  placée  dans  les  galeries  publiques.  Ayant  été 
chargé  de  diriger  le  travail  de  restauration,  je  suis  heu- 
reux de  répondre  à l’invitation  que  le  directeur  de  la  Revue 
a bien  voulu  m’adresser  d’en  exposer  ici  les  résultats  ; et, 
réservant  pour  l’avenir  l’immense  matériel  encore  ren- 
fermé dans  les  magasins  du  Musée,  je  me  limiterai  aux 
pièces  installées  les  plus  importantes.  Je  décrirai  donc  les 
animaux  suivants  ; 

Le  Hainosaure,  bizarre  et  terrible  reptile,  depuis  long- 
temps totalement  disparu,  ne  mesurant  pas  moins  de 
i6  mètres  de  long,  représenté  dans  nos  collections  par  un 
squelette  presque  complet. 


LE  HAÎNOSAURE. 


5o5 


Le  Champsosaure,  curieux  lézard  aquatique  de  grande 
taille,  dont  le  plus  proche  parent  est  actuellement  relégué 
à la  Nouvelle-Zélande. 

Le  Pachijrhynque,  singulière  tortue  marine  se  nourris- 
sant exclusivement  de  coquillages. 

Le  Gastornis,  énorme  oiseau,  dépassant  l’autruche  en 
volume. 

Le  Carcharodon,  requin  dont  une  espèce  existe  (mcore 
de  nos  jours. 

Le  Rhinocéros  à narines  cloisonnées,  se  distinguant  des 
rhinocéros  vivants  par  d'importaiits  caractères,  et  notam- 
ment par  l’épaisse  toison  qui  le  couvrait. 

Un  tout  jeune  Mammouth,  dont  les  restes  sont  malheu- 
reusement fort  incomplets,  (pioique  très  instructifs. 

Le  Bœuf  musqué,  ruminant,  n’habitant  plus  maintenant 
que  les  régions  arctiques. 

On  peut,  relativement  à tous  ces  êtres,  aimer  à con- 
naître l’histoire  de  leur  découverte,  la  nature  du  gisement 
où  ils  ont  été  recueillis,  leur  structure,  leur  position  dans 
le  règne  animal,  leurs  mœurs,  comment  ils  ont  été  enfouis 
à l’endroit  où  on  les  a trouvés,  l’état  de  notre  sol  à l’époque 
où  ils  existaient,  quels  étaient  leurs  contemporains,  etc. 
Je  vais  essayer  de  répondre  cà  ces  multiples  questions, 
après  avoir  fait  remarquer  que  l’énumération  ci-dessus  des 
formes  à examiner  a été  dressée  en  observant  l’(n'dre 
chronologique  et  en  allant  du  type  le  plus  ancien  au  plus 
récent. 


1 

LE  HAINOSAURE. 

I.  Histoire  de  la  découverte.  — Au  mois  de  novembre 
1884,  un  chimiste  bien  connu,  qui  est  aussi  un  géologue 
distingué  dans  ses  heures  de  loisir,  et  avec  lequel  je  suis 
heureux  d’entretenir  d’agréables  relations,  M.  Jean  Ortlieb, 


5o6 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


m’apprenait  que  ringénicur-réf^isseur  des  usines  de  la 
Société  Solvay  et  C**’  à Mesvin-Ciply,  près  Mous,  M.  Alfred 
Lemonnier,  dont  l’intérêt  pour  la  science  et  pour  le  musée  de 
Bruxelles  s’était  déjà  manifesté  en  plusieurs  circonstances 
et  particulièrement  par  le  don  d’un  fragment  de  fémur  du 
Gaston)  is,  avait  en  sa  possession  divers  ossements  qui 
m’étaient  destinés.  J’écrivis  sur-lc-cliamp  à M.  Lemonnier, 
pensant  (juil  s’agissait  encore  de  restes  du  Gastoniis;  mais 
je  sus  bientôt  que  les  pièces  en  question  appartenaient  au 
Mammouth  et  au  Rhinocéros  à narines  cloisonnées. 
M.  I jemonnier,  dans  sa  réponse,  ajoutait  qu’il  venait  de 
recevoir  une  vertèbre  de  Mosasaure  et  qu’il  en  attendait 
une  douzaine  d’autres.  Je  le  priai  alors  de  vouloir  bien 
me  communiquer  au  plus  tôt  ces  fossiles;  mais,  soit  qu’il 
ait  eu  de  la  peine  à obtenir  le  complément  qu’il  espérait, 
soit  qu’il  ait  été,  chose  fort  naturelle,  absorbé  par 
ses  occupations  industrielles,  il  resta  quelque  temps  sans 
me  donner  do  ses  nouvelles.  J’attendais  toujours  sa 
réponse,  lorsqu’au  mois  de  janvier  i885,  un  ouvrier  du 
hameau  de  la  Beuverie,  nommé  Constant  Degossely,  offrit 
en  vente  au  Musée  royal  d’histoire  naturelle,  avec  de 
nombreuses  coquilles,  huit  vertèbres  qui,  bien  (j[ue  diffé- 
rentes de  celles  du  vrai  IMosasaure  de  Maestricht,  furent 
reconnues  appartenir  à un  Mosasaurien  gigantescpie.  Avec 
l'autorisation  de  M.  E.  Dupont,  directeur  du  Musée,  je 
pris  alors  des  informations  desquelles  il  résulta  que  le 
terrain  où  ces  vertèbres  avaient  été  recueillies  était  le 
même  que  celui  qui  avait  fourni  celles  de  M.  Lemonnier, 
et  qu’il  devait  encore  renfermer  une  portion  considérable 
du  squelette  de  l’animal.  Après  en  avoir  causé  avec  M.  A. 
Rutot,  conservateur  au  Musée,  je  proposai  à M.  Dupont 
de  faire  procéder  à des  fouilles,  ce  à quoi  il  consentit 
aussitôt. 

M.  L.  Bernard  s’empressa  d’autoriser,  dans  ses  exploi- 
tations de  phosphate  où  l’heureuse  trouvaille  avait  eu  lieu, 
les  fouilles  que  le  Musée  désirait  exécuter.  De  plus  cet 


LE  HAINOSÀURE. 


5o7 


industriel,  qui  conservait  de  son  côté  neuf  vertèbres,  con- 
tinuation de  celles  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  con- 
sentit à s’en  dessaisir  en  faveur  d(>s  collections  de  l’Etat. 
Enfin,  M.  Leinonnier,  <pii  avait  fini  par  ol)tenir  seize 
vertèbres,  se  fit  un  devoir  de  les  envoyer  au  i\Iusé(\  Bref, 
avant  de  commencer  les  recherches,  on  avait  réuni  trente- 
trois  vertèbrc'S  des  répions  dorsale,  lombaire  et  caudale, 
soit  un  tronçon  de  3"’3o  environ. 

M.  h'  Ministre  de  l’apriculture  (d  d(>s  travaux  i)iiblics 
ayant  permis,  sur  la  (hunande  de  M.  le  diia'cteur  du 
M usée,  de  faire  le  nécessaire  pour  ('xtraire  les  osseimuits, 
les  travaux  commencèrent  au  mois  de  février  i885  et 
j('  lus  délépué  pour  les  diriger.  J<'  nu'  fais  un  plaisir 
de  reconnaître  ici  qu’on  rencontra  chez  M.  Bernard 
un  concours  extrêmement  séri('ux  et  désintéressé,  et 
que  tout,  personnel  et  matériel,  fut  mis  à notre  dispo- 
sition. Cependant,  au  bout  de  trois  semaines  de  terras- 
sements, nous  n’étions  pas  plus  avancés  ({ue  le  premier 
jour,  et  je  commençais  à regretter  mon  initiative,  lors(pie 
enfin  on  recueillit  trois  vertèbres,  (pii  m*  tardèrent  pas  à 
être  suivies  d’autres  ossements.  Un  mois  plus  tard,  après 
avoir  déblayé  cinq  à six  ctmts  mètri's  cubes,  on  avait 
découvert  et  enlevé  les  régions  cervicale  et  dorsale  de  la 
colonne  vertébrale,  soit  soixanb'-dix  vertèbres,  ou  à peu 
près,  les  côtes,  la  ceinture  scapulaire  et  des  resb's  du 
bassin,  ainsi  que  des  membres  antérieurs  et  postérieurs. 
Le  crâne  apparut  en  dernier  lieu,  et  avait  l)ien  les  propor- 
tions que  faisaient  prévoir  les  vertèbres,  la  mâchoire  infé- 
rieure ne  mesurant  pas  moins  de  i'"63. 

L’animal  était  donc  exhumé  sur  une  longueur  de  9 à 
10  mètres.  Qu’on  me  permette  de  signaler  ici  les  difficul- 
tés qui  se  présentèrent  dans  l’extraction.  Rien  n’était  de 
trouver,  le  tout  était  de  prendre.  Comme  on  opérait  à ciel 
ouvert  et  à une  profondeur  qui  ne  dépassait  pas  cinq 
mètres,  on  s’efforça  d’abord  de  retirer  sur  place  les  os  do 
la  gangue;  mais  on  s’aperçut  immédiatement  qu’â  la 


5o8 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


moindre  percussion,  la  roche  et  les  pièces  qu’elle  contenait 
se  découpaient  en  une  foule  de  petits  cubes,  constituant 
ainsi  une  sorte  de  mosaïque  et  mettant  dans  le  plus  grand 
danger  la  conservation  du  spécimen.  Il  fallut  donc  opérer 
comme  à Bernissart,  par  blocs.  En  conséquence,  on 
commença  par  amener  l’excavation  à une  profondeur  suf- 
fisante, et  on  mit  le  squelette  à nu,  par  places,  pour  avoir 
une  notion  exacte  de  l’espace  qu’il  occupait.  On  enleva 
ensuite,  à droite  et  à gauche,  toute  la  masse  du  terrain 
jusqu’un  peu  au-dessous  du  point  le  plus  bas  atteint  par 
les  ossements.  La  fosse  exhibait  alors,  sur  son  fond  et  sur 
uu(^  ligne  diamétrale,  un  fort  bourrelet  contenant  notre 
Mosasaurien.  Ce  bourrelet  fut  divisé  en  tronçons  conve- 
nables, afin  d’éviter  de  briser  les  os  en  leur  milieu;  après 
quoi,  on  l’enduisit  de  plâtre  en  ménageant  des  solutions 
de  continuité.  On  détacha  successivement  ces  tronçons 
d’arrière  en  avant,  et  on  revêtit  également  de  plâtre  leur 
dessous  et  leurs  abouts.  Ils  furent  ensuite  cerclés  de  fer- 
railles, puis  recouverts  d’une  nouvelle  couche  épaisse  de 
plâtre.  Avant  l’enlèvement,  tous  les  blocs  furent  dessinés 
dans  la  position  où  ils  se  trouvaient,  et  chacun  d’eux  reçut, 
en  nature  comme  sur  le  plan,  un  numéro  destiné  à per- 
mettre un  assemblage  correct  à l’arrivée  au  musée.  Cela 
fait,  on  emballa  le  tout  soigneusement  dans  une  tapissière, 
qui  fut  expédiée  à Bruxelles.  Pendant  le  transport  de  ces 
ossements,  on  poursuivit  les  fouilles  dans  l’espoir  de 
mettre  la  main  sur  ce  qui  manquait  de  la  région  caudale, 
mais  ce  fut  sans  succès.  ' 

Après  le  déballage,  un  nouvel  embarras  nous  attendait. 
Les  blocs  ouverts,  c’est-à-dire  la  croûte  de  plâtre  enlevée 
d’un  côté,  il  s’agissait  de  retirer  les  os  de  la  gangue. 
Comme  on  connaissait  leur  fragilité,  on  pensa  un  instant 
se  tirer  d’affaire  en  les  solidifiant  à la  gélatine,  ainsi  qu’on 
l’avait  fait  pour  les  Iguanodons  ; mais,  tandis  que  pour 
ceux-ci,  les  fossiles  durcissaient  sans  que  leur  argile 
devînt  plus  difficile  à travailler  (au  contraire),  pour  les 


LE  HAINOSAURE. 


SOQ 

ossements  de  Mesvin-Ciply,  les  restes  du  reptile  demeu- 
rèrent plus  tendres  que  la  roche  encaissante.  Pour  réussir, 
il  fallut  (jyaiter  le  terrain  avec  les  plus  grandes  précau- 
tions, retirer  les  os  et,  alors  seulement,  les  barbouiller 
d’abord  do  colle  forte  pour  les  y plonger  ensuite.  On  peut 
dire  sans  exagération  que,  si  \ extraction  du  grand  Mosasau- 
rien  des  environs  de  Mons  fut,  malgré  sa  délicatesse  réelle, 
incomparablement  plus  commode  que  celle  d’un  Iguanodon, 
le  dégagement  des  os  fut  beaucoup  plus  laborieux  pour  le 
premier  que  pour  le  second. 

Quoi  qu’il  en  soit,  les  ossements  mis  en  liberté,  il  fallut 
procéder  au  montage.  Comme  toujours  en  pareille  cir- 
constance, on  établit  une  charpente  provisoire,  où  l’on 
suspendit  les  pièces  à l’aide  de  ficelles  dans  la  position  la 
plus  voisine  possible  de  celle  quelles  devaient  occuper 
définitivement.  On  confectionna  alors  les  ferrailles  desti- 
nées à servir  de  supports  permanents,  de  façon  qu’aucun 
os  ne  dût  être  perforé  et  que  chaque  pièce  pût  toujours 
être  enlevée  pour  l’étude  sans  exiger  le  déplacement 
d’aucune  autre.  Chaque  ossement  reçut  enfin  un  numéro 
d’inventaire  particulier,  attestant  que  tous  les  restes  pro- 
venaient bien  d’un  même  individu,  puis  une  marque 
spéciale  indiquant  sa  nature,  de  manière  que  sa  position 
pût  être  retrouvée  sans  effort,  même  par  une  personne 
inexpérimentée,  dans  le  cas  où  il  aurait  fallu  l’éloigner 
momentanément  de  la  carcasse  principale. 

Ainsi  préparé,  le  Mosasaurien  de  Mesvin-Ciply  fut  enfin 
exposé  dans  la  salle  dite  d’Anvers  au  musée  de  Bruxelles. 

II.  Le  gisement.  — Comme  nous  l’avons  dit,  notre  rep- 
tile a été  découvert  dans  une  couche  de  craie  brune  phos- 
phatée à Mesvin-Ciply,  village  situé  près  de  la  ville  de 
Mons,  dans  le  Hainaut.  Ce  terrain  a surtout  été  étudié  en 
Belgique  par  MM.  Cornet  (dont  nous  avons  à déplorer  la 
mort  récente),  Briart,  Rutot  et  Van  den  Broeck.  Voici, 
selon  M.  Rutot',  quelles  ont  été  les  épaisseurs  des  couches 
traversées  pour  atteindre  le  Mosasaurien  qui  nous  occupe  : 


5io 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


1.  Limon  quaternaire 1“,50 

2.  Sable  landénien  (éocène  inférieur)  1“,25 

3.  Craie  brune  phosphatée  ....  2“,00 

On  sait  que  la  craie  brune  phospliatée  de  Ciply  appar- 
tient à la  partie  supérieure  de  l’étage  sénonien,  qui  se 
range  lui-ménie  dans  le  crétacé  supérieur,  terme  le  plus 
élevé  des  formations  secondaires. 

On  rencontre  fréquemment  dans  cette  craie  brune 
phosphatée  des  poches  renfermant  un  produit  désigné  sous 
le  nom  de  - phosphate  riche  ?*.  Ces  poches,  d’après  les 
renseignements  que  me  communique  M.  Rutot,  résultent 
de  l’altération  sur  place  de  la  roche  normale,  par  suite  de 
l’infiltration  des  eaux  superficielles  qui  dissolvent  le  cal- 
caire, altération  qui  augmente  sa  teneur  en  phosphate. 
Nous  n’aurions  pas  eu  à parler  ici  de  cette  particularité  si 
nous  ne  lui  devions,  comme  nous  l’avons  indi(jué  plus 
haut,  la  perte  d’une  notable  portion  do  la  queue  de  notre 
Saurien. 

111.  Structure.  — Puisqu'il  ne  s’agit  pas  ici  d'un 
mémoire  original,  mais  uniquement  d’un  article  de 
vulgarisation,  nous  ferons  cette  description,  non  point 
seulement  d’après  les  ossements  préservés,  mais  en  resti- 
tuant ce  (pli  manque  à l’aide  do  ce  qu’on  sait  par  les  ani- 
maux très  voisins  découverts  dans  l’ancien  et  le  nouveau 
monde. 

Le  crâne  de  notre  reptile  est  volumineux  ; vu  par  sa 
face  supérieure,  il  présente  un  contour  triangulaire.  Il 
mesure,  ainsi  que  nous  l’avons  déjà  mentionné,  environ 
i'“,65.  Les  mâchoires  sont  garnies  de  dents  acérées,  au 
nombre  de  4,  à implantation  acrodonte,  c’est-à-dire  non 
enfoncées  dans  des  alvéoles  (comme  chez  riiomme,  qui, 
pour  cette  raison,  est  dit  thécodonte) , mais  soudées  sur  le 
liord  supérieur  de  la  mâchoire.  Les  dents  sont  compri- 
mées bilatéralement,  à section  lenticulaire  ; leurs  bords, 
antérieur  et  postérieur,  sont  dentelés.  De  même  que  chez 


LE  HAINOSAURE. 


5 1 1 

tous  les  Vertébrés,  à rcxccption  des  Maimnifèr('s  et  de 
l’homine,  elles  étaient  remplacées  indéfiniment,  au  fur  ('t 
à mesure  de  l’usure  ou  après  fracture,  par  d’autres  dents 
situées  dans  la  gencive  et  n’attendant  que  l’occasion  de: 
sortir.  L’extrémité  libre  de  la  mandibule,  ou  mâchoire 
inférieure,  est  placée  un  peu  en  arrière  de  la  partie  cor- 
respondante de  la  mâchoire  supérieure.  En  d’autres 
termes,  il  y avait  une  sorte  de  rostre  saillant  et  la  bouche 
s’ouvrait  un  peu  en  dessous  comme  chez  les  re(piins, 
quoique  d’une  manière  beaucoup  inoijis  accentuée.  De 
plus,  les  rameaux  droit  et  gauche  do  la  mandibuh'. 
n’étaient  rattachés  (|uc  par  du  fibro-cartilage,  permettant 
ainsi  un  écartement  latéral  dont  la  co]isé(|uence  était  un 
agrandissement  passager  de  la  gueule;  cette  disposition 
est  évidemment  l)ion  ditférente  do  ce  qu’on  observe  chez 
l’homme,  où  les  deux  rameaux  d(^  la  mandibule  sont  inva- 
riablement unis,  à tel  point  qu’on  ne  pourrait  les  éloigner 
à la  symphyse  sans  l)riser  l’os.  Comme  chez  beaucoup 
d’autres  Vertébrés,  la  mâchoire  inférieure  du  Saurien  de 
Mesvin-Ciply  ne  s’articule  sur  le  crâne  que  par  l’inter- 
médiaire d’une  pièce  mobile  appelée  os  carré.  Cette  pièce, 
intéressante  à plusieurs  titres,  l’est  notamment  à cause  do 
ses  rapports  avec  l’oreille.  En  effet,  chez  les  Reptiles,  il 
n’y  a pas,  si  on  excepte  les  crocodiles,  d’oreille  externe  : 
le  pavillon  et  le  conduit  auditif  externe  qui  mène  jusqu’à 
la  membrane  du  tympan  n’existent  point  ; cette  dernière 
est  située  à fleur  de  peau  et  c’est  l’os  carré  qui  la  supporte. 
Revenons,  à présent,  à la  imichoire  supérieure  ; elle  con- 
tribue à limiter  les  narines  externes  qui  sont  subtermi- 
nales, c’est-à-dire  placées  près  do  l’extrémité  du  museau. 
Outre  les  dents  qui  la  garnissent  et  qui,  de  même  que 
celles  de  la  mandibule,  servaient  non  à mastiquer,  mais  à 
diviser  do  grandes  proies,  il  y avait,  sur  le  palais,  de 
petites  dents  on  crochet,  appelées  dents  ptérygoïdiennes, 
non  placées  en  regard  d’autres  semblables,  et  destinées  à 
retenir  le  menu  fretin  pour  le  cas  oii  il  aurait  voulu 


5i2 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


retourner  en  arrière,  une  fois  entré  clans  la  gueule  du 
monstre,  et  s’échapper  par  l’orifice  buccal.  Les  orbites 
sont  de  dimensions  modérées;  un  anneau  osseux  existait 
peut-être  dans  l’œil  (anneau  sclérotique)  comme  chez  le 
Mosasaure  de  ^laestricht,  chez  plusieurs  tortues  et  chez 
c[uelques  oiseaux,  mais  nous  n’en  avons  pas  trouvé  de 
traces.  Il  y a,  à la  fois,  une  columelle  crânienne  (sorte  de 
stylet  osseux  unissant  la  voûte  du  crâne  au  palais)  et  une 
colmnelle  de  l’oreille  (un  des  osselets  de  l’ouïe),  de  même 
cpie  chez  les  lézards  proprement  dits  et  les  Dinosauriens 
ou  animaux  du  groupe  de  l’Iguanodon.  Le  crâne  s’articule 
avec  la  colonne  vcTtébrale  à l’aide  d’une  projection  osseuse 
hémisphéritiue,  placée  en  arrière  et  appelée  condijle  occi- 
pital ; ce  condyle  est  simple,  c’est-à-dire  ininterrompu  et 
non  séparé  en  deux  moitiés  comme  chez  l’homme,  par 
exemple.  Le  cerveau,  autant  qu’on  peut  en  juger  par 
l’espace  destiné  â le  loger,  était  proportionnellement  très 
petit.  De  plus,  la  paléontologie  comparée  nous  apprend 
que  les  lobes  olfactifs,  par  rapport  aux  hémisphères  (si 
exagérément  hypertrophiés  chez  l’homme),  étaient  énor- 
mément développés.  Enfin,  il  y a,  au  sommet  du  crâne, 
un  petit  trou,  appelé  trou  pariétal,  qui  fait  communiquer, 
dans  le  squelette,  la  cavité  cérébrale  avec  l’extérieur.  Ce 
trou  qu’on  se  bornait  autrefois  â citer  sans  insister,  car  on 
ignorait  sa  nature  si  intéressante,  est  reconnu  aujourd’hui 
pour  une  orbite  rudimentaire.  Sous  la  peau  (comme  c’est 
le  cas  pour  les  deux  yeux  pairs  ordinaires  de  certaines 
taupes  du  sud  de  l’Afrique),  se  trouve  un  œil  impair 
atrophié  : c’est  l’œil  pinéal  de  M.  Baldwin  Spencer  (l’an- 
cienne glande  pinéale).  Certains  Vertébrés  très  anciens, 
comme  les  Poissons  placodermes  du  vieux  grès  rouge 
(dévonien,  terme  moyen  des  teiTains  primaires)  n’avaient 
que  cet  œil  énormément  développé  au  sommet  de  la  tête 
et  pas  d’yeux  pairs  correspondant  à nos  yeux.  Au  con- 
traire, nombre  d’Ainphibiens  (animaux  du  groupe  de  la 
Salamandre  et  de  la  Crenouille)  fossiles  de  l’époque  carbo- 


LE  HÂINOSAURE. 


5i3 


nifère  (terme  le  plus  élevé  des  terrains  primaires)  avaient, 
avec  un  œil  pinéal  fonctionnel  de  dimensions  respec- 
tables, deux  yeux  latéraux  homologues  des  nôtres  ; 
ils  avaient  donc  trois  yeux  ! 

Les  vertèbres  sont  toutes  procœles,  c’est-à-dire  con- 
caves en  avant  et  convexes  en  arrière  ; et  non  point 
amphicœles,  c’est-à-dire  biconcaves,  comme  celles  des 
poissons  ; ni  opisthocœles,  c’est-à-dire  convexes  en  avant 
et  concaves  en  arrière,  comme  les  vertèbres  du  cou  de 
l’Iguanodon  ; ni  en  forme  de  selle,  comme  celles  de  la 
plupart  des  oiseaux  ; ni  biplanes,  comme  celles  de 
l’homme.  Elles  sont  au  nombre  de  98,  sans  compter 
celles  qui  sont  perdues.  Les  côtes  cervicales  (car  il  y avait 
de  petites  côtes  dans  le  cou)  ou  autres  sont  toujours 
attachées  aux  vertèbres,  d’après  la  manière  appelée 
par  Huxley  erpétospondylique,  c’est-à-dire  par  une  tête 
unique  et  non  par  deux  comme  chez  l’homme.  Le  cou 
renfermait  dix  vertèbres  et  était  relativement  court,  pas 
plus  long  que  le  crâne  en  tout  cas  ; ses  vertèbres  étaient 
toutes  isolées,  c’est-à-dire  qu’il  était  susceptible  de  flexion. 
Elles  se  distinguent  de  celles  des  autres  régions  par  un 
petit  os  placé  en  dessous  et  nommé  hypapophyse,  ou  par 
une  crête  ayant  la  même  position  et  remplaçant  ce  petit 
os.  Les  vertèbres  dorsales  ont,  par  opposition,  une  face 
inférieure  franchement  arrondie  ; elles  sont  au  nombre 
de  19.  Les  vertèbres  lomb^iires,  s’élevant  à 20,  manquent 
de  côtes  et  ont  leurs  apophyses  transverses  placées  très 
bas.  Los  vertèbres  caudales,  représentées  par  49  pièces, 
se  reconnaissent  aux  os  chevrons,  curieux  organes  ypsili- 
formes  attachés  au-dessous  des  vertèbres  sans  leur  être 
soudés.  La  queue  entière  était  très  comprimée  bilatérale- 
ment et  non  de  haut  en  bas. 

La  ceinture  scapulaire  se  compose  de  quatre  os,  pairs 
deux  à deux  : les  omoplates  et  les  coracoïdes.  Les 
omoplates  sont  à peine  plus  grandes  que  celles  de 
l’homme  (pour  un  animal  de  16  mètres  long  !),  autrement 
XXI  33 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


5 14 

dit,  elles  sont  minuscules.  Les  coracoïdes  sont  plus 
grands  ; ils  ne  correspondent  pas  à nos  clavicules,  mais  en 
ont  à peu  près  la  position  ; ils  se  reconnaissent  aisément 
à leur  trou  caractéristique  destiné  au  passage  des  nerfs 
supracoracoïdiens . 

Le  sternion  nous  manque.  Il  était  sans  doute,  comme 
nous  pouvons  l’inférer  d’après  les  formes  voisines,  con- 
stitué par  une  plaque  cartilagineuse,  dentelée  sur  ses 
bords  pour  recevoir  l’extrémité  des  côtes  sternales. 

Le  membre  antérieur  a la  forme  d’une  nageoire  plutôt 
courte  et  large  que  longue  et  étroite.  Il  nous  montre  un 
humérus  (os  du  bras)  court  et  fort,  suivi  d’un  radius  et 
d’un  cubitus  (os  de  l’avant-bras)  également  ramassés,  ces 
trois  pièces  ayant  une  forme  rappelant  assez  bien  ce  qu’on 
voit  dans  les  Cétacés  (Baleines,  Cachalots,  Marsouins). 
Le  bras  ne  pouvait  point  plier  sur  l’avant-bras  comme 
dans  les  Siréniens  (lamantin,  dugong),  pas  plus  d’ailleurs 
que  la  main  sur  l’avant-bras,  ainsi  que  le  démontre  la 
forme  de  l’articulation  du  coude  et  du  poignet  ; tout  au 
plus  y avait-il  une  certaine  élasticité.  Le  carpe  (os  du 
poignet)  était  ossifié.  La  main,  pentadactyle,  était  ter- 
minée par  des  phalanges  unguéales  n’ayant  point  la 
forme  de  griffes.  Le  plus  long  doigt  portait  six  phalanges, 
et  cette  hvperphalangie  semble  n’étre  qu’une  adaptation  à 
la  vie  aquatique,  d’autant  plus  qu’on  la  retrouve  chez  les 
Cétacés,  les  Plésiosauriens,  ks  Ichtyosauriens,  etc.  ; le 
plus  court,  quatre  ; d’après  Marsh,  le  pouce  en  aurait  eu 
trois,  ce  qui  est  tout  à fait  extraordinaire. 

La  ceinture  pelvienne  consiste  en  six  os  pairs  deux  à 
deux  ; 2 iliums  (os  de  la  hanche),  2 ischiums  (os  pour 
s’asseoir,  comme  disent  les  Allemands)  et  2 pubis  (os  pro- 
tégeant le  ventre  par  devant  à la  hauteur  des  cuisses). 
Chaque  groupe  de  trois  os  forme  une  cavité  nommée 
acetabulum,  pour  l’articulation  du  fémur  (os  de  la  cuisse). 
L’ilium  est  étroit  et  élevé  ; le  pubis  est  traversé  par  un 
trou  pour  la  transmission  du  nerf  obturateur,  les  ischi- 
ums se  réunissent  en  symphyse  sur  la  ligne  médiane. 


LE  HAIXOSAURE. 


5l5 


'Lq's,  membres  postérieurs  sont  semblables  aux  antérieurs, 
mais  plus  grands  ; les  nageoires  paires  de  derrière  étaient 
donc  plus  fortes  que  celles  de  devant. 

Selon  M.  Marsh,  des  animaux  extrêmement  voisins  de 
notre  Reptile  auraient  eu  la  peau  protégée  par  de  petites 
écailles  osseuses,  ossifications  dermiques  comme  celles  des 
Crocodiliens,  d’environ  deux  centimètres  de  côté.  Ces 
plaques,  lisses  sur  la  face  interne,  auraient  été  imbriquées. 
Je  dois  ajouter  pourtant  que  nous  n’avons  rien  rencontré 
de  semblable  avec  le  squelette  du  Saurien  de  Mesviîi- 
Ciply. 

IV.  Position  dans  le  règne  animal.  Par  tous  les  carac- 
tères de  son  squelette,  et  notamment  par  son  condyle  occi- 
pital unique,  ses  vertèbres,  ses  dents,  etc.,  c’est  un  Rep- 
tile ; mais  quel  Reptile  l Pour  répondre  à cette  question 
une  petite  digression  est  nécessaire. 

Dans  la  nature  actuelle  il  y a quatre  ordres  de  Re})tiles: 
1°  les  Chéloniens  ou  tortues;  2°  les  Crocodiliens  ou  croco- 
diles ; 3°  les  Lacertiliens  ou  lézards  ; 4°  les  Ophidiens 
ou  serpents.  Ils  sont  tous  presque  exclusivement  terres- 
tres, car  aucun  d’eux  n’est  pleinement  adapté  à la  vie 
aérienne  ou  pélagique  proprement  dite. 

Par  contre,  les  Mammifères  sont  beaucoup  plus 
variés  ; ils  comprennent  : les  Primates,  ou  singes  ; les 
Prosimiens  ou  lémuriens,  sorte  de  singes  à museau 
pointu  ; les  Chéiroptères  ou  chauves-souris  ; les  Insectivo- 
res, animaux  du  groupe  de  la  taupe  ; les  Rongeurs,  ani- 
maux du  groupe  de  la  souris  ; les  Carnivores , animaux 
du  groupe  du  chien  et  du  chat;  les  Proboscid iens  ou  élé- 
phants ; les  Hyraciens  ou  damans  (les  soi-disant  lapins  de 
la  Bible)  ; les  Cétacés  {hdloino^,  cachalots,  marsouins);  les 
Siréniens  (lamantins,  dugongs)  ; les  Ongulés  (rhinocé- 
ros, hippopotame,  cheval,  vache,  etc.)  ; les  Edentés,  ani- 
maux du  groupe  des  paresseux  ; les  Marsupiaux,  animaux 
du  groupe  de  la  sarigue  ; les  Monotrèmes,  restreints  à l’Aus- 
tralie et  pondant  des  œufs  au  lieu  de  mettre  leurs  petits 


5i6 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


vivants  au  monde.  Mais,  ’si  les  Mammifères  l’emportent 
aujourd’hui  pour  la  diversité  sur  les  Reptiles,  il  n’en  a 
pas  toujours  été  ainsi.  Cet  état  de  choses  ne  remonte  pas 
plus  haut  que  le  commencement  de  la  période  tertiaire.  En 
effet,  durant  les  temps  secondaires,  les  Mammifères 
n’étaient  représentés  que  par  des  bêtes  minuscules,  voi- 
sines des  Insectivores,  quoique  plus  généralisées,  ayant 
aussi  beaucoup  de  caractères  des  Marsupiaux,  sans  pou- 
voir être  incorporées  dans  ce  dernier  groupe  cependant. 
Et  alors  les  Reptiles  l’emportaient  considérablement  par 
la  taille  et  la  multiplicité  des  familles  ; car  ils  compre- 
naient, outre  les  quatre  ordres  énumérés  plus  haut, 
d’autres  êtres  aujourd’hui  éteints  : 

1 . Les  Flésiosauriens,  types  marins,  exclusivement 
aquatiques,  à queue  courte,  avec  deux  paires  de  nageoires, 
à la  petite  tête  dentée  et  au  long  cou  de  cygne. 

2.  Les  Ichtyosauriens , types  également  marins,  aussi 
exclusivement  aquatiques,  à queue  longue  comprimée 
bilatéralement,  avec  deux  paires  de  nageoires,  à la  tête 
volumineuse,  dentée  ou  non,  et  au  cou  très  court.  Ils 
étaient  vivipares,  chose  remarquable  pour  des  Reptiles. 

3.  Les  Dicijïiodontes,  types  terrestres,  peut-être  fouis- 
seurs, dont  la  bouche,  pour  toute  dentition,  ne  portait 
que  deux  énormes  défenses  comme  celles  du  morse. 

4.  L('S  Ptérosau7’iens,  types  aériens,  sortes  de  grandes 
chauves-souris,  nues  ou  couvertes  d’écailles,  mais  en  tout 
cas  ji’ayant  pas  de  poils,  à la  gueule  dentée  ou  non  et  pou- 
vant atteindre  7“,5o  d’envergure. 

5.  Les  Dinosauriens,  types  terrestres  ou  amphibies, 
bipèdes  ou  quadrupèdes,  herbivores  ou  carnivores  et 
extrêmement  variés. 

6.  Les  Mosasauriens,  types  marins,  exclusivement 
aquatiques,  à queue  longue  comprimée  bilatéralement,  à 
la  gueule  armée  de  dents  formidables,  avec  deux  paires 
de  nageoires,  des  vertèbres  procœles  (ce  qui  les  distingue 
des  ichtyosaures),  des  côtes  erpétospondyliques  (id.),  un 


LE  HAINOSAURE.  5iy 

COU  modérément  long  (id.),  un  os  carré  mobile  (id.).  Ils 
étaient  ovipares. 

Par  tous  ses  caractères,  le  reptile  de  Mesvin-Ciply  fait 
partie  du  groupe  des  Mosasaurieus.  Ce  sous-ordre  a donc, 
pour  nous,  un  intérêt  spécial.  Nous  commencerons,  en 
conséquence,  par  donner  quelques  détails  sur  les  animaux 
qui  le  composent  ; puis  nous  montrerons  comment  le  Sau- 
rien  du  Hainaut  se  sépare  de  toutes  les  formes  connues 
avant  sa  découverte;  après  quoi  nous  chercherons  à faire 
comprendre,  par  une  comparaison  prise  dans  les  Mammi- 
fères, quelle  était  sa  véritable  nature  et  le  rôle  qu’il 
jouait  à l’époque  crétacée. 

C’est  à l’année  1766  qu’il  nous  faut  remonter  pour  ren- 
contrer la  première  personne  qui  s’occupa  sérieusement 
de  recueillir  des  restes  de  Mosasaurieus,  ceux  du  Mosa- 
saure  proprement  dit,  du  Mosasaure  classique  de  Maes- 
triclit.  Nous  avons  exposé  autrefois,  dans  ce  recueil, 
l’histoire  de  cet  animal  et  nous  n’y  reviendrons  pas  ici. 
Après  le  Mosasaiü'us,  on  découvrit  un  type  nouveau  du 
même  groupe  en  1841,  et  sir  Richard  Owen  lui  donna  le 
nom  de  Leiodon.  En  1875,  le  professeur  E.  D.  Cope,  de 
Philadelphie,  dans  son  grand  ouvrage  sur  les  Vertébrés 
crétacés,  décrivit  trois  genres  inédits  du  nouveau  monde  ; 
Platecarpus,  Clidastes,  Sironectes.  Enfin,  en  1880,  le  pro- 
fesseur O.  C.  Marsh,  de  Nev'-Haven,  avait  caractérisé 
cinq  genres  distincts  des  précédents  : Baptosaurus,  Edes- 
tosauriis,  Holosauriis,  Lestosaurus,  Tylosaurus.  Ajoutons, 
pour  terminer,  que  l’auteur  de  ces  lignes  proposa  aussi, 
en  1882,  deux  genres  totalement  différents  des  précé- 
dents ; Pterycollosaurus  et  Plioplatecarpus . 

Voyons,  à présent,  s’il  nous  est  possible  d’identifier  le 
Reptile  de  Mesvin-Ciply  avec  l’une  des  formes  que  nous 
venons  de  nommer,  ou  si  ce  Reptile  constitue  une  forme 
différente. 

Le  Saurien  du  Hainaut  se  sépare  : 

De  Baptosaurus,  par  ses  hypapopliyses  qui  sont  libres. 


5i8 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


au  lion  detrc  coossifiécs  avec  les  vertèbres  cervicales  sus- 
jacentes. 

De  Lestosaurus,  par  ses  prémaxillaires  (portion  de  la 
mâclioire  supérieure)  prolongées  au  delà  des  dents  en  une 
sorte  de  rostre. 

De  TtjJosaurns  (B/iinosanrus),  par  son  humérus  (os  du 
bras)  large,  plat  ei  plus  court  que  le  fémur  (os  de  la 
cuisse). 

\yEdestosaurns,  par  ses  chevrons  (os  de  la  partie  infé- 
rieure de  la  queue)  qui  sont  lilires  au  lieu  d’étrc  coossifiés 
avec  les  vertèbres  sus-jacentes. 

De  Ho/osaurus,  par  ses  prémaxillaires  (portion  anté- 
rieure de  la  mâchoire  supérieure)  prolongés  au  delà  de 
leurs  dents  en  une  sorte  de  rostre. 

De  FterifcoUosaurus,  par  ses  ptérygoïdes  (os  formant  le 
fond  de  la  voûte  palatine)  qui  ne  sont  point  soudés  sur  la 
ligne  médiane. 

De  Mosasaurns,  par  ses  chevrons  (os  de  la  partie  infé- 
rieure de  la  queue)  qui  sont  libres  au  lieu  d’être  coossifiés 
avec  les  vertèbres  sus-jacentes. 

De  Platecarpus,  par  ses  prémaxillaires  prolongés  au 
delà  de  leurs  dents  en  une  sorte  de  rostre. 

De  Flioplatecarpus,  parle  défaut  de  sacrum  (vertèbres, 
ordinairement  soudées,  qui  font  suite  à la  région  lom- 
baire). 

De  Leiodon,  par  son  fémur  (os  de  la  cuisse)  plus  long  que 
riiumérus  (os  du  bras). 

De  Sironectes,  par  une  plus  grande  simplicité  dans  l’ar- 
ticulation de  scs  vertèbres. 

De  Clidastes,  par  ses  chevrons  (os  de  la  partie  inférieure 
de  la  queue)  qui  sont  libres  au  lieu  d’étre  coossifiés  avec 
les  vertèbres  sus-jacentes. 

D’ailleurs,  le  Reptile  de  Mesvin-Ciply  ne  peut  être  con- 
fondu avec  aucun  Mosasaurien  déjà  connu,  puisque,  con- 
trairement à ce  qu’on  voit  chez  eux,  il  a les  nageoires  pos- 
térieures plus  grandes  que  les  ttageoires  antérieures. 


LE  HAINOSAURE. 


519 

Notre  Saurien  constitue  donc  un  genre  nouveau.  Con- 
formément aux  instructions  reçues  de  la  direction  du 
Musée,  je  lui  ai  donné  le  nom  de  Hainosaurus  Bernardi. 
Le  premier  de  ces  mots,  signitiant  - Saurien  de  la  Haine 
a pour  but  de  répondre  au  terme  Mosasaurus,  ou  Saurien 
de  la  Meuse  j’,  l’un  se  rencontrant  dans  le  massif  crétacé 
du  Limbourg,  l’autre  dans  le  massif  crétacé  du  Hainaut. 
Le  second  mot  rappelle  l’industriel  de  Mesvin-Ciply,  dans 
l’exploitation  duquel  le  Hainosaure  fut  découvert. 

Je  publierai  prochainement  dans  le  BnUeiin  du  Musée 
rouai  d’histoire  naturelle  une  restauration  de  ce  nouveau 
genre. 

Il  reste  à définir  d’une  manière  plus  précise  la  position 
du  Hainosaure,  ou  ce  qui  revient  au  inênic  des  Mosasau- 
riens,  parmi  les  Reptiles.  Eh  l)ien!  je  crois  qu’on  peut  dire 
que  les  Mosasauriens  et  les  Ichtyosauriens,  qui  en  sont 
pourtant  fort  éloignés  par  leur  organisation  interne,  ont 
joué,  à l’époque  secondaire,  le  même  rôle  que  les  Cétacés  aux 
époques  tertiaire  et  actuelle,  les  premiers  dans  les  Reptiles, 
les  seconds  dans  les  Mammifères.  Les  Mosasauriens  étaient 
des  sortes  de  grands  dauphins,  de  gigantesques  marsouins, 
rentrant  dans  le  groupe  des  bêtes  à écailles  au  lieu  de  se 
ranger  dans  les  bêtes  à poils.  S’il  en  est  ainsi,  il  ne  sera 
pas  sans  intérêt  d’examiner  comment  marsouin  et  Hai- 
nosaurc  se  séparent  Fun  de  l’autre,  toute  question  de 
structure  fondamentale  étant  mise  de  côté;  car,  au  fond, 
les  deux  êtres  sont  bâtis  sur  dos  plans  tout  ditférents. 

Le  marsouin  et  le  Hainosaure  concordent  par  un  corps 
fusiforme,  la  présence  de  nageoires  et  de  dents,  ce  qui 
est  on  rapport  avec  leur  mode  de  vie. 

Ils  SC  distinguent  en  ce  que  ; 

1°  Les  narines  du  Hainosaure  étaient  situées  à l’extré- 
mité du  museau,  tandis  que  celles  du  marsouin  sont  placées 
au  sommet  de  la  tête,  formant  les  évents. 

2°  Le  cou  du  Hainosaure  était  modérément  long  et  très 
rtexible,  tandis  que  celui  du  marsouin  est  très  court  et 
rigide. 


520 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


3®  Le  corps  du  Hainosaure  était  recouvert  d’écailles 
osseuses  ou  cornées,  tandis  que  celui  du  marsouin  est  nu. 

4°  Le  Hainosaure  avait  4 nageoires  paires,  deux  en 
avant  et  deux  en  arrière,  tandis  que  le  marsouin  n’en  a 
que  deux  en  avant. 

5®  La  queue  du  Hainosaure  était  très  comprimée  bilaté- 
ralement, tandis  que  celle  du  marsouin  l’est  de  haut  en 
bas. 

6®  Les  dents  du  Hainosaure  se  remplaçaient  indéfini- 
ment, tandis  que  celles  du  marsouin  ne  sont  jamais  rem- 
placées. 

7®  Le  marsouin  allaite  ses  petits,  ce  que  ne  faisait  assu- 
rément pas  le  Hainosaure. 

8®  Le  marsouin  met  ses  petits  vivants  au  monde,  au 
lieu  que  le  Hainosaure  pondait  bien  certainement  des 
œufs. 

V.  Mœurs.  Nous  avons  appelé  l’attention  plus  haut  sur 
ce  fait  que  la  bouche  du  Hainosaure  n’était  pas  terminale 
comme  celle  de  la  plupart  des  Reptiles,  mais  inférieure 
comme  celle  des  requins,  quoiqu’à  un  degré  beaucoup 
moindre.  Se  retournait-il,  ainsi  que  le  font  ces  derniers, 
pour  saisir  sa  proie  l C’est  peu  probable,  car  son  rostre 
était  très  court.  11  happait  donc  directement  comme  tous 
les  Mosasauriens. 

A quelles  proies  s’adressait-il  ? A des  animaux  de  grande 
taille  ou  à de  petits  animaux?  Aux  uns  et  aux  autres 
probablement,  comme  semblent  l’indiquer  les  grandes 
dents  des  mâchoires  et  les  petites  dents  ptérygoïdiennes 
situées  sur  la  voûte  palatine.  Les  premières  servaient  à 
diviser  les  grandes  proies  qui  étaient  avalées  en  morceaux 
sans  être  broyées  et  mastiquées.  Les  secondes  avaient 
pour  but  de  retenir  le  menu  fretin  contre  toute  tentative 
d’évasion. 

Quoi  qu’il  en  soit,  le  Hainosaure  se  nourrissait  assuré- 
ment de  tortues  marines,  car  nous  en  avons  trouvé  des 
restes  dans  sa  carcasse. 


LE  HAINOSAURE. 


521 


L’œil  pinéal  avait-il  quelque  utilité  dans  la  vie  de  l’ani- 
mal? C’est  peu  probable,  malgré  l’opinion  du  professeur 
Wiedersheim.  Il  me  semble  qu’il  était,  autant  qu’on  peut 
en  juger  par  le  trou  pariétal,  beaucoup  trop  rudimentaire 
poui'  cela.  Le  Hainosaure  se  contentait  donc  de  regarder 
par  ses  yeux  pairs  latéraux,  et  non  par  l’œil  placé  au  som- 
met du  crâne. 

D’une  manière  générale,  le  Hainosaure  devait  être  un 
animal  pélagique,  c’est-à-dire  se  tenant  ordinairement 
dans  la  haute  mer. 

Comme  on  n’a,  à ma  connaissance,  jamais  trouvé  de 
restes  de  fœtus  à l’intérieur  du  corps  des  Mosasauriens, 
il  est  vraisemblable  que  ces  animaux  étaient  ovipares  et 
non  vivipares  comme  leurs  contemporains  les  Ichtyosau- 
res. Cela  n’a  rien  d’étonnant,  d’ailleurs,  puisque  l’oviparité 
est  la  règle  chez  les  Reptiles  et  la  viviparité  l’exception. 

Il  est  très  probable  que  le  Hainosaure,  comme  les  tor- 
tues marines,  s’approchait  périodiquement  des  côtes  à 
l’époque  de  la  ponte. 

Pondait-il  de  gros  ou  de  petits  œufs?  C’est  une  question 
à laquelle  il  est  bien  difficile  de  répondre.  Remarquons, 
cependant,  que  chez  les  Mammifères,  les  grands  animaux 
n’ont  que  peu  de  jeunes.  Si  cette  règle  est  applicable  aux 
Reptiles,  le  Hainosaure  devait  avoir  peu  de  petits.  Or, 
nous  savons  que,  chez  les  Vertél)rés  ovipares  (Batraciens 
anoures,  notamment),  quand  il  y a peu  d’œufs,  les  œufs 
sont  gros.  Il  est  donc  possible  (jue  le  Hainosaure  n’ait 
pondu  que  quelques  gros  œufs.  Cela  serait  assez  com- 
préhensible, d’ailleurs.  En  effet,  si  les  œufs  étaient  petits, 
le  jeune  en  sortirait  à une  taille  très  éloignée  de  celle  de 
l’adulte  ; il  lui  faudrait,  par  conséquent,  fort  longtemps 
pour  arriver  à son  maximum  de  croissance,  et  cette 
longue'  période  de  jeunes.se  serait  d’autant  plus  pleine  de 
dangers  que  les  parents  auraient  pendant  ce  temps  rega- 
gné la  haute  mer,  laissant  aux  petits  le  soin  de  se  défendre 
eux-mêmes. 


522 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Le  mâle  du  Hainosaiire  possédait,  comme  on  peut  le 
conclure  par  comparaison,  bien  certainement  des  organes 
externes  pairs  destinés  à l’accouplement.  S’enroulait-il 
en  spirale  durant  cet  acte  autour  do  sa  femelle  comme  le 
font  les  rerpiins,  ou  s’unissait-il  à elle  comme  les  cétacés  ? 
Il  est  probable  que  c’est  ce  dernier  mode  qu’il  employait. 
Pour  décider  ce  point  avec  certitude,  il  faudrait  avoir 
des  spécimens  aussi  parfaitement  conservés  que  les  êtres 
qu’on  trouve  dans  les  schistes  do  Solenliofen. 

Les  Mosasauriens  étaient  de  grands  batailleurs.  Nous 
avons,  au  musée  do  Bruxelles,  deux  animaux,  dont  un  des 
côtés  de  la  mâchoire  inférieure,  brisé  durant  la  vie,  s’est 
raccommodé  avant  la  mort,  qui  a peut-être  eu  lieu  long- 
temps après.  Ces  batailles  avaient-elles  lieu  pour  atta- 
quer une  proie,  ou  pour  se  défendre,  ou  encore  entre  les 
mâles  pour  la  possession  des  femelles  ? Il  est  assez  pro- 
bable que  toutes  ces  causes  contribuaient  à multiplier  les 
rixes. 

Mûrie  a fait  connaître  que  les  Siréniens  (lamantin,  du- 
gong), lorsqu’ils  mangent,  se  servent  do  leurs  nageoires 
paires  pour  maintenir  le  végétal  qu’ils  consomment,  grâce 
à la  possibilité  do  la  flexion  du  bras  sur  l’avant-bras. 
Pareille  chose  n’était  pas  possible  chez  le  Hainosaure 
carnivore  qui  n’avait  d’autre  moyen  de  préhension  que  sa 
gueule  puissante. 

Le  Hainosaure  n’avait  qu’un  petit  cerveau;  mais,  dans  ce 
petit  cerveau,  il  y avait  des  lobes  olfactifs  extrêmement 
développés.  On  peut  en  conclure  que,  si  notre  Mosasau- 
rien  n’avait  pas  beaucoup  de  cervelle,  au  moins  il  avait  du 
nez  ! 

Comment  le  Hainosaure  nageait-il  ? Le  véritable  organe 
do  propulsion  était  la  nageoire  caudale  ; les  nageoires 
pectorales  et  ventrales,  autrement  dit  les  nageoires 
paires,  ne  lui  servaient  que  pour  se  tenir  en  équilibre 
dans  l’eau,  et  pour  tourner  à droite  ou  à gauche.  Voici, 
du  moins,  quelques  expériences, exécutées  sur  les  Poissons, 


LE  HAINOSAURE.  523 

qui  soinblent  démontrer  cette  interprétation  d’une  manière 
péremptoire  : 

Si  on  coupe  les  nageoires  paires  antérieures  d’un  pois- 
son, il  enfonce  la  tête  dans  l’eau  et  redresse  la  (pieue. 

Si  on  coupe  les  nageoires  paires  postérieures,  il  relève 
la  tête  et  enfonce  la  queue. 

Si  on  coupe  une  nageoire  pectorale  et  une  nageoire 
ventrale  du  même  côté,  il  se  couche  sur  le  flanc  de  ce 
côté. 

Si  on  coupe  les  nageoires  verticales,  il  ne  peut  plus 
progresser  en  ligne  droite,  mais  décrit  des  sinuosités. 

Si  on  coupe  toutes  les  nageoires  paires,  il  se  retourne 
en  l’air. 

Les  nageoires  autres  que  la  caudale  sont  donc  bien  des 
organes  de  direction  ou  d’équilibre  et  non  de  propulsion. 

^"I.  Enfouissement.  L’animal  étant  mort  en  haute  mer, 
par  exemple,  commence  par  se  retourner  le  ventre  en 
l’air,  puisqu’il  ne  peut  plus  se  maintenir  en  équilibre  à 
l’aide  de  ses  nageoires  paires.  Puis,  il  est  poussé  vers  le 
rivage  par  les  courants  et  ne  tarde  pas  à échouer,  comme 
les  baleines  de  nos  jours.  Alors  de  deux  choses  l’une  ; ou 
il  est  enfoui  immédiatement  par  les  sédiments  que  les 
eaux  déposent  en  cet  endroit,  ou  il  est  peu  à peu  désa- 
grégé par  la  putréfaction  et  l’action  des  marées.  Dans  le 
premier  cas,  nous  retrouvons  un  squelette  entier  ; dans 
le  second,  on  no  recueille  plus  que  des  os  disjoints.  Il  ne 
me  semble  pas  douteux  que,  vu  l’état  do  conservation  de 
notre  Hainosaure,  cet  animal  a dû  être  enfoui  assez 
rapidement  et  non  ballotté  longtemps  par  les  vagues. 
Cette  conclusion,  d’ailleurs,  n’est  pas  en  opposition  avec 
la  nature  des  eaux  qui  l’ont  charrié  là  où  nous  l’avons 
rencontré. 

VIL  Etat  du  sol.  Selon  les  renseignements  que  me  com- 
munique M.  Rutot,  la  configuration  du  sol  belge  était, 
vers  l’époque  où  vivait  le  Hainosaure,  assez  differente  de 
ce  que  nous  constatons  aujourd’hui.  En  effet,  la  mer 


524  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

entrait  en  Belgique  de  deux  côtés  à la  fois  ; au  nord-est, 
elle  s’avançait  jusqu’à  Bruxelles,  dépassant  Malines  et 
Anvers,  débordant  un  peu  au  delà  de  Louvain,  de  Saint- 
Trond,  de  Waremme  et  de  Liège;  au  sud,  il  y avait  un 
petit  golfe  atteignant  Mons.  Se  formait-il  dans  ce  golfe  des 
sédiments  abondants'?  C’est  ce  que  l’enfouissement  proba- 
blement rapide  de  notre  Hainosaure  autoriserait  à sup- 
poser. 

VIII.  Contemporams.  Quels  étaient  les  contemporains 
du  Hainosaure  ? Pour  les  connaître  nous  avons  trois 
moyens  : les  matériaux  recueillis  avec  le  squelette  ; les 
êtres  reconnus  dans  des  dépôts  synchroniques,  mais  en 
d’autres  localités  assez  voisines  ; une  partie  des  êtres  qui 
vécurent  avant  son  époque  et  qui  survécurent  à son 
extinction. 

Excluons  d’abord  le  menu  fretin  dont  l’énumération 
comprendrait  des  pages  entières  ; nous  aurons  encore  à 
citer  les  Plésiosaures  au  cou  de  cygne,  les  Ichtyosaures 
édentés  (vraisemblablement),  les  Dinosauriens  (ces  pachy- 
dermes des  Reptiles),  les  Ptérosauriens  (chauves-souris  à 
écailles  ou  nues),  édentés  dont  la  tête  ne  mesurait  pas 
moins  de  i'",  lo  de  long,  les  Odontornithes  ou  oiseaux 
dentés,  les  Crocodiliens,  peu  différents  de  ceux  de  nos 
jours,  les  Chéloniens  ou  tortues,  peut-être  de  petits 
Mammifères  insectivores,  etc. 

IX.  Dimensions.  Quelques  dimensions,  pour  finir,  ne 
seront  pas  sans  intérêt. 

Longueur  totale  présumée  du  Hainosaure,  i6™,oo 
— Longueur  du  crâne,  i"\55  — Largeur  du  crâne  en 
arrière,  o'",5o  — Largeur  du  museau,  o"',o5  — Lon- 
gueur des  narines,  o'",43  — Longueur  de  la  mâchoire 
inférieure  (qui  fait  saillie  fortement  en  arrière  du  crâne), 
i“,63  — Longueur  d’une  vertèbre,  de  o"\o7  à o'",i3. 


LE  HAINOSAURE. 


525 


II 

LE  CHAMPSOSAURE. 

Les  lecteurs  de  la  Revue  n’ont  pas  oublié  le  Champso- 
saure,  ce  curieux  Reptile  à propos  duquel  je  dus,  à mon 
grand  regret,  soutenir  ici  même  une  polémique  contre 
M.  V.  Lemoine,  de  l’école  de  médecine  de  Reims.  Je  me 
garderai  bien  de  renouveler  dans  ce  chapitre  des  discus- 
sions techniques,  intéressantes  sans  doute  pour  les  spécia- 
listes, mais  peu  attrayantes  pour  les  autres;  j’y  suivrai 
donc  la  même  marche  que  dans  le  précédent. 

I.  Historique.  Le  26  décembre  1876,  l’éminent  natu- 
raliste américain,  M.  le  professeur  E.  D.  Cope,  publiait, 
dans  les  Proceedings  de  l’Académie  des  sciences  naturelles 
de  Philadelphie,  un  mémoire  où  il  décrivait,  entre  autres 
choses,  un  Reptile  nouveau,  pour  lequel  il  proposait  le 
nom  de  C/ianipsosaurus,  afin  de  rappeler  sa  ressemblance 
superficielle  avec  un  Crocodilien.  Les  restes  de  ce  Saurien 
se  composaient  surtout  de  vertèbres  et  de  côtes,  à l’aide 
desquelles  M.  Cope  arrivait  à distinguer  quatre  espèces. 
Il  insistait  sur  les  rapports  et  différences  du  Champso- 
saure  et  de  Hatteria,  le  curieux  lézard  actuel  néo-zélan- 
dais, et  suggérait  qu’il  conviendrait  de  fonder  pour  le 
premier  le  sous-ordre  les  Choristodera  dans  l’ordre  des 
Rhynchocephalia,  institué  pour  recevoir  presque  unique- 
ment le  Hatteria. 

L’année  suivante  (1877),  au  mois  de  février,  Paul  Ger- 
vais  écrivit  à son  tour  sur  le  Champsosaure,  d’après  des 
matériaux  <à  lui  confiés  par  M.  le  professeur  V.  Lemoine, 
mais  il  le  considéra  comme  un  type  inédit  et  l’appela 
Simœdosaurus.  Il  lui  parut  que  les  plus  proches  parents 
de  son  Simœdosaure  étaient  les  Simosauriens,  ces  curieux 
Plésiosaures  triasiques,  c’est-à-dire  du  commencement  des 
temps  secondaires,  au  museau  camus,  comparé  à celui  de 
leurs  contemporains. 


520 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Cependant,  on  no  connaissait  toujours  que  des  vertè- 
bres, quand  M.  Lemoine  annonça  (1880),  lors  de  la  réu- 
nion de  l’Association  française  pour  l’avancement  des 
sciences  à Montpellier,  qu’il  possédait  un  spécimen  presque 
entier.  11  ajouta  que  l’os  carré,  cette  pièce  intermédiaire 
par  laquelle  la  mâchoire  inférieure  s’articule  sur  le  crâne 
chez  beaucoup  deâ'ertébrés,  s’y  montrait  mobile,  que  l’in- 
sertion des  dents  était  pleurodonte,  c’est-à-dire  qu’au  lieu 
d’étre  placées  dans  des  alvéoles  ou  d’être  soudées  sur  le 
bord  des  mâchoires,  elles  étaient  appliquées  latéralement 
contre  celles-ci,  étant  ainsi  retenues  entre  ces  dernières 
d’une  part  et  les  parties  molles  internes  de  l’autre,  et  que 
h‘S  membres,  intermédiaires  entre  ceux  des  Crocodiliens 
et  des  Lacertiliens,  indiquaient  un  animal  aquatique. 
Entin  M.  Lemoine  pensait  qu’il  y avait  lieu  de  classer  le 
Simœdosaure  de  Paul'  Gervais  dans  le  voisinage  des 
Geckos,  singuliers  lézards  capables  de  se  maintenir  sur  une 
surface  verticale,  grâce  à leurs  pattes  adhérentes,  et  (|ui 
vivent  de  nos  jours. 

En  i883,  M.  E.  D.  Cope,  qui  avait  examiné  la  collec- 
tion de  M.  Lemoine  en  1878,  identifia  son  Champsosaure 
avec  le  Simœdosaure.  Cette  identification,  qui,  malgré 
l’opinion  contraire  du  savant  professeur  de  Reims,  me 
paraît  encore  aujourd’hui  pleinement  justifiée,  avait  pour 
résultat  de  faire  disparaître  le  terme  Simœdosaure  du 
vocabulaire  scientifique. 

D’un  autre  côté,  queh[UO  temps  auparavant,  le  Musée 
royal  d’histoire  naturelle  avait  acquis  un  squelette  assez 
complet  de  Reptile  provenant  des  sablières  d’Erquelinnes. 
Ce  squelette  était  malheureusement  réduit  en  menus  frag- 
ments, et  ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu’on  arriva  à le  recon- 
stituer. Les  morceaux  étaient  noyés  dans  du  sable 
humide.  11  hillut  d’abord  les  étaler  sur  des  plateaux  et 
laisser  le  tout  sécher  lentement.  On  put  alors  séparer 
les  ossements  du  sable  et  les  solidifier  en  les  plongeant 
dans  une  colle  forte  très  liquide.  La  surface  fut  ensuite 


LE  HAINOSAURE. 


527 

lavée  à l’éponge  pour  enlever  l’excès  de  gélatine  cpü  con- 
stitue un  très  vilain  vernis,  sans  compter  que  par  la  des- 
siccation il  se  produit  des  fendillements  qui  ne  sont  pas 
sans  danger  pour  la  conservation  des  pièces.  Ces  opéra- 
tions terminées,  on  passa  au  classement  des  débris,  après 
quoi  on  commença  à les  rapprocher  pour  les  recoller.  Le 
travail  fut  mené  si  méthodiquement  que,  comme  on  peut 
le  constater  avec  le  spécimen  actuellement  exposé  dans 
les  galeries  du  Musée,  il  n’y  eut  pas  d’erreurs  commises 
dans  la  restauration,  bien  qu’il  y eût  i5oo  pièces  à ratta- 
cher les  unes  aux  autres.  Chargé  de  la  surveillance  de  la 
reconstitution,  j’étudiai  ces  pièces  et  elles  me  parurent 
appartenir  au  Champsosaure  de  M.  Cope,  ou,  ce  (pii 
revient  au  même,  au  Simœdosaurc  de  Paul  Cervais. 
Envoyé,  un  peu  plus  tard,  à Reims  par  la  direction  du 
Musée  pour  y comparer  nos  ^'ertébrés  éocènes  avec  ceux 
recueillis  par  M.  Lemoine,  je  ne  tardai  pas  à me  convain- 
cre de  l’exactitude  de  mon  interprétation. 

On  connaît  donc  actuellement  le  Champsosaure  en  trois 
points  différents  du  globe:  en  Américpie  et,  en  Europe,  à 
Reims  et  à Erquelinnes. 

IL  Gisement.  Au  sud  de  la  Belgique,  le  long  de  la 
frontière  française,  au  nord-ouest  d’Erquelinnes,  de 
grandes  sablières  ont  été  ouvertes  sur  les  territoires  belge 
et  français,  pour  l’exploitation  du  sable  nécessaire  aux 
scieries  de  marbres  établies  près  de  là  à Jeumont. 

Sauf  de  petits  détails,  les  coupes  que  l’on  peut  relever 
dans  ces  sahlières  sont  identiques  et  se  réduisent,  selon 
M.  Rutot,  à la  série  suivante  prise  de  haut  en  bas  : 

1.  Limon  hesbayen 0à4  mètres. 

2.  Sables  jaunâtres  ou  verdâtres  stratifiés  horizontalement, 

devenant  de  plus  en  plus  argileux  à mesure  qu’on  s’élève.  4 mètres. 

3.  Masse  sableuse,  à grains  grossiers,  à stratification  oblique 
et  entrecroisée  indiquant  à l’évidence  une  origine 
fluviale,  renfermant  à sa  partie  supérieure  de  grandes 
masses  lenticulaires  de  marne  blanche  ou  grise,  avec 
nombreuses  empreintes  de  végétaux  (roseaux,  feuilles 
d’arbres  dicotylédonés),  et  terminée  à sa  base  par  un 
épais  gravier  de  silex  et  autres  éléments  roulés. 


8 mètres. 


528 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


4.  Sable  brunâtre,  argileux  vers  le  haut,  meuble  vers  le  bas 
et  terminé  à sa  base  par  une  ligne  de  gravier  horizontale, 
renfermant  une  grande  quantité  de  dents  de  squales  et 

de  restes  de  tortues 1 mètre. 

5.  Sable  jaunâtre,  meuble,  demi-gros,  régulièrement  stratifié, 

avec  traces  de  tubes  d’Annélides  et  renfermant  parfois, 
dans  ses  parties  les  moins  altérées,  une  huître  (Ostrea 
bellovacina)  et  des  dents  de  requins 5 mètres. 

6.  Craie  blanche  (épaisseur  indéterminée). 


Los  ossements  du  Champsosaure  ont  été  rencontrés 
dans  la  couche  4,  c’est-à-dire  à une  profondeur  d’une 
quinzaine  de  mètres  au-dessous  de  la  surface  du  sol.  A 
quel  âge  géologique  appartient-il  ? Pour  répondre  à cette 
question,  dressons  un  petit  tableau  des  formations  ter- 
tiaires en  Belgique  ; c’est  le  seul  moyen  d’apprécier  l’anti- 
quité relative  du  Reptile  qui  nous  occupe.  Voici  donc  ce 
tableau. 


Pliocène  ' 

1 supérieur  — 
1 inférieur  -- 

Scaldisien. 

Diestien. 

Miocène  — 

- Boldérien  — 

Anversien. 

1 

Oligocène  < 

1 moyen  — 

Rupélien 

\ supérieur. 
1 inférieur. 

1 inférieur  — 

Tongrien 

) supérieur. 
1 inférieur. 

Eocène  ' 

1 

' supérieur  | 
1 moyen  ^ 

Asschien. 

Weramélien. 

Laekénien. 

Bruxellien. 

Panisélien 

Yprésien. 

Landénien 

Heersien. 

1 supérieur. 
' inférieur. 

( supérieur. 
' inférieur. 

Montien. 


Le  Champsosaure  a été  recueilli  dans  les  dépôts  appar- 
tenant au  landénien  inférieur,  c’est-à-dire  à la  partie  infé- 
rieure du  terme  inférieur  des  formations  tertiaires.  Il  est 
donc  incomparablement  plus  récent  que  le  Hainosaure, 
puisque  ce  dernier  a été  trouvé  dans  le  crétacé,  c’est-à-dire 
dans  le  terme  supérieur  des  terrains  secondaires.  Toute- 
fois, ils  ont  ceci  de  commun,  qu’un  seul  individu  entier 


LE  HAINOSAURE. 


529 


de  Champsosaure  et  un  seul  individu  entier  de  Hainosaure 
ont  été  rencontrés  jusqu’à  présent,  tous  les  restes  coiuius 
en  dehors  de  ces  deux  individus  consistant  simplement  en 
ossements  isolés. 

Il  ne  sera  pas  inutile  de  rappeler,  pour  nos  lecteurs 
français,  que  le  landénien  inférieur  correspond  exacte- 
ment à la  partie  supérieure  des  sables  de  Bracheux,  c’est- 
à-dire  aux  sables  de  Cliâlon-sur-Vesde. 

Le  Champsosaure  est  aujourd’hui  visible  dans  la  Salle 
d’Anvers,  du  musée  de  Bruxelles. 

III.  Structure.  — Le  crâne  du  Champsosaure  est  grêle 
et  très  allongé,  rappelant  celui  du  Gavial,  crocodile  à long 
museau  du  Gange,  dont  il  diffère  d’ailleurs  profondénuMit 
dans  les  détails.  Il  mesure  environ  un  mètre.  L('s 
mâchoires  sont  armées  de  dents  coniques,  brillantes,  à 
plis  d’émail  vers  la  base.  La  dentition  est  acrodonte, 
c’esb-à-dire  que  les  dents  sont,  non  implantées  dans  des 
alvéoles,  mais  soudées  sur  le  bord  supérieur  ou  inférieur 
des  os  qui  les  portent.  La  mâchoire  inférieure,  ou  mandi- 
bule, est  à longue  symphyse,  autrement  dit  ses  deux 
rameaux  s’unissent  au  menton  sur  une  ^grande  partie  de 
leur  longueur.  En  dehors  des  dents  maxillaires,  il  existe 
encore  sur  le  palais  entier  (vomer,  palatins,  ptérigoïdiens) 
des  milliers  de  petites  dents,  sur  la  signification  des- 
quelles nous  reviendrons  plus  loin.  Comme  chez  le  Haino- 
saure, les  dents  du  Champsosaure  étaient  remplacées 
indéfiniment  lorsqu’elles  disparaissaient  par  usure  ou  par 
toute  autre  cause.  Les  orbites  sont  de  dimensions  modé- 
rées, et  il  ne  semble  pas  y avoir  eu  d’anneau  osseux  dans 
l’œil  (anneau  sclérotique),  comme  chez  le  Mosasaurc  de 
Maestricht.  Le  crâne,  de  même  que  dans  le  Saurien  de 
Mesvin-Ciply,  s’articule  avec  la  colonne  vertébrale  à l’aide 
d’une  projection  osseuse  hémisphérique  placée  en  arrière 
et  appelée  condyle  occipital  ; ce  condyle  est  simple.  Y 
avait-il  un  trou  pariétal  t Les  éléments  que  nous  possé- 
dons ne  nous  permettent  pas  de  l’affirmer  avec  certitude, 
XXI  3i 


53o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


mais  cela  nous  semble  éminemment  probable  pour  des 
raisons  que  nous  développerons  dans  un  instant. 

Les  vertèbres  sont  toutes  biplanes,  c’est-à-dire  que,  sous 
ce  rapport,  elles  rappellent  celles  de  riiommc  lui-même. 
Si  on  excepte  l’atlas  et  l’axis  (i'‘®  et  2®  vertèbres  à partir 
de  la  tête),  qui  possèdent  une  structure  toute  spéciale,  les 
vertèbres  cervicales  sont  caractérisées  par  une  forte 
carène  (hypapopliysienne)  au-dessous  ; elles  sont  au  nom- 
lire  de  9 en  tout,  y compris  l’atlas  et  l’axis.  Les  vertèbres 
dorso-lombaires  (on  en  compte  seize)  se  font  remarquer 
par  une  face  inférieure  arrondie.  Los  vertèbres  sacrées, 
au  nombre  de  deux,  sont  massives  et  possèdent  de  larges 
facettes  latérales  pour  les  pièces  (paradiacostoïdes)  sup- 
portant le  bassin.  Les  vertèbres  caudales  dont  nous  ne 
possédons  que  dix-huit,  car  le  reste  de  la  queue  manque, 
soutiennent  inférieurement  les  os  ypsiliformes  (chevrons) 
et,  exhibent  en  conséquence  deux  facettes  articulaires  au- 
dessous. 

Les  côtes  existent  dans  le  cou  et  dans  le  tronc.  Pour  la 
région  cervicale,  elles  sont  ornithospondyliques,  c’est-à- 
dire  à double  tête  ; pour  la  région  dorso-lombaire,  elles 
sont  erpétospondyliques,  c’est-à-dire  à tête  unique. 

La  ceinture  scapulaire  est,  à première  vue,  beaucoup 
plus  compliquée  que  celle  de  l’homme,  par  exemple.  Elle 
consiste  en  sept  os  ; deux  omoplates,  deux  coracoïdes, 
deux  clavicules  et  une  interclavicule  en  forme  de  T.  On 
retrouve,  néanmoins,  toutes  ces  pièces  chez  nous,  en 
regardant  avec  attention.  Les  coracoïdes  forment  un 
appendice  bien  connu  de  l’omoplate  (apophyse  coracoïde). 
D’autre  part,  suivant  moi,  le  ligament  en  T do  l’anatomie 
humaine  est  identique  à l’intcrclavicule. 

L(^  sternum  manque  ; il  était,  sans  doute,  comme  nous 
pouvons  l’inférer  par  comparaison,  constitué  par  une 
plaque  impaire  cartilagineuse,  dentelée  sur  ses  bords 
latéraux  pour  recevoir  l’extrémité  des  côtes  sternales. 

Le  membre  antérieur  n'est  pas'  une  nageoire  comme 


LE  HAINOSAURE. 


53l 


pour  le  Hainosaure,  mais  il  a assez  bien  l’allure  d’une 
patte  de  devant  de  Crocodile.  Il  se  compose  d’un  humérus, 
d’un  cubitus  et  d’un  radius,  du  carpe  et  de  la  main,  vrai- 
semblablement pentadactyle,  Los  phalanges  unguéales, 
notamment,  concordent  très  bien  avec  celles  des  Crocodi- 
liens. 

La  ceinture  pelvienne  (bassin)  consiste  en  trois  os 
pairs  : 2 iliums,  2 ischiums  et  2 pubis. 

Le  membre  postérieur  se  compose  du  fémur,  du  tibia  et 
du  péroné,  du  tarse  et  du  pied.  Toutes  ces  parties  diffè- 
rent peu,  dans  leur  ensemble,  des  pièces  correspondantes 
des  Crocodiles.  Cependant  le  pied,  qui  est  tétradactyle 
chez  ces  derniers,  était  très  probablement  pentadactyle 
chez  le  Champsosaure. 

IV.  Position  dans  le  règne  animal.  — Par  tous  les 
caractères  de  son  squelette  et  notamment  par  son  condyle 
occipital  unique,  le  Champsosaure  rentre  dans  les  Sau- 
ropsides  d’Huxley  (Oiseaux  + Reptiles)  ; d’autre  part,  la 
nature  de  ses  vertèbres,  le  mode  d’articulation  de  ses 
côtes,  etc.  l’éloignent  des  oiseaux  : c’est  donc  un  Reptile. 
Dans  quel  ordre  de  Reptiles  vient-il  se  placer  ? 

Lorsque  j’ai  traité  du  Hainosaure,  je  n’ai  indiqué  que 
quatre  groupes  de  Reptiles  actuels,  en  vue  de  simplifier, 
puisque  cela  ne  nuisait  en  rien  au  but  que  je  poursuivais. 
En  réalité,  il  y en  a cinq.  J’ai  rangé  avec  les  Lacertiliens 
un  animal  qui  leur  est  extérieurement  très  semblable, 
mais  que  les  particularités  de  son  organisation  ont  fait 
attribuer  à un  ordre  particulier  : les  Rhynchocéphaliens. 
Je  veux  parler  du  singulier  lézard  néo-zélandais  Hatteria 
(Splienodon,  Rhynchocephalus) . 

Les  Rhynchocéphaliens  sont  caractérisés  par  des  ver- 
tèbres biconcaves.  Leurs  côtes  possèdent,  en  leur  milieu, 
des  apophyses  récurrentes  comme  celles  des  Oiseaux  et  des 
Crocodiles.  Il  y a un  système  très  curieux  de  côtes  abdo- 
minales. L’arcade  temporale  inférieure  est  ossifiée,  ce  qui 
manque  à tous  les  lézards  aujourd’hui  vivants.  L’os 


532 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


carré  est  fixé.  Les  prémaxillaires,  extrémité  antérieure 
(le  la  mâchoire  supérieure,  sont  complètement  soudés  aux 
dents  (qu’ils  supportent  et  simulent  une  sorte  de  bec  d’oi- 
seau de  proie.  Il  y a des  dents  sur  la  mâchoire  supérieure 
et  sur  la  voûte  palatine,  et  les  dents  de  la  mâchoire  infé- 
rieure viennent  mordre  entre  ces  deux  rangées  parallèles, 
lorsque  la  bouche  est  fermée. 

Les  Rhynchocéphaliens  ne  comprennent,  dans  la  nature 
actuelle,  que  le  seul  genre  Ilatteria.  MM.  Huxley  et 
Lydekker  pensent  qu’il  faut  y joindre  les  types  triasiques 
Rhynehosaurus  et  Hyperodapedon . 

J’avais  pensé  d’abord  que  Champsosaurus  méritait  de 
constituer  un  type  à part  comme  les  Ichtyosauriens,  les 
Mosasauriens,  les  Plésiosauriens,  etc.,  et  j’avais  proposé 
d’appeler  le  nouveau  groupe  Simœdosaîiriens.  Cependant, 
pour  des  motifs  que  je  développerai  dans  ma  Deuxième 
note  sur  le  Simœdosaurien  d’ Erqiielmnes,  je  ne  suis  pas 
éloigné  de  penser  que  MM.  Cope,  Lydekker  et  Baur  ont 
raison  lorsqu’ils  placent  le  Champsosaurus  dans  le  même 
ordre  que  Hatteria.  J’avais,  il  est  vrai,  déjà  signalé 
les  relations  du  lézard  néo-zélandais  avec  l’animal  d’Er- 
quelinnes,  mais  je  ne  les  avais  pas  soupçonnés  si  intimes 
au  début  de  mes  études. 

Hatteria  et  CIia?npsosaurus  sont  donc  deux  types  par- 
faitement définis  des  Rhynchocéphaliens.  Le  premier  en 
est  la  forme  terrestre  ; il  correspond  aux  caïmans  dans  les 
Crocodiliens.  Le  second  en  est  la  forme  aquatique,  il  cor- 
respond au  Gavial  dans  le  même  ordre  de  Reptiles. 

J’ai  cité  bien  des  fois  le  nom  de  Hatteria  dans  les  lignes 
qui  précèdent.  Quelques  détails  sur  ce  type  bizarre  ne 
seront  peut-être  pas  déplacés  ici. 

Le  capitaine  Cook  paraît  l’avoir  connu  d’abord.  Dans 
son  troisième  voyage  en  Nouvelle-Zélande,  ce  célèbre 
navigateur  pénétra  dans  la  baie  de  Plenty  ; ce  fut  même 
là  que  les  insulaires  lui  tuèrent  la  moitié  de  son  équipage  ; 
et  il  fait  mention  d’un  animal  extraordinaire,  d’une  sorte 
de  lézard,  qu’il  y aperçut. 


LE  HAINOSAURE. 


533 


Le  voyageur  Dieffenbacli  semble  avoir  été  le  premier, 
en  1843,  à s’en  procurer  un  exemplaire.  Il  dit  avoir  été 
informé  de  l’existence  d’un  grand  lézard,  que  les  naturels 
appelaient  Tuatara  et  dont  ils  avaient  grand’  peur.  Mais 
il  eut  beau  le  rechercher  dans  tous  les  endroits  où, 
à ce  qu’on  disait,  on  pouvait  le  trouver;  il  eut  beau  otfrir 
de  fortes  récompenses  pour  chaque  exemplaire,  ce  ne  fut 
que  peu  de  jours  avant  son  départ  pour  la  Nouvelle- 
Zélande  qu’il  put  s’en  procurer  un,  capturé  sur  un  petit 
îlot  rocheux  appelé  Kerewa,  dans  la  baie  de  Plenty.  De 
tous  les  faits  qu’il  a pu  recueillir  sur  Hatteria,  il  résulte 
que  ce  Reptile  était  autrefois  très  commun  dans  l’île  de  la 
Baie  de  Plenty,  qu’il  vivait  dans  les  crevasses  des  rochers 
qui  bordent  le  rivage,  et  que  les  naturels  le  tuaient  pour 
s’en  nourrir.  Ce  dernier  fait  l’a  maintenant  rendu  très 
rare  ; aussi  beaucoup  des  plus  vieux  habitants  de  File  ne 
l’avaient-ils  jamais  vu. 

Le  professeur  H. -A.  Ward  éprouva  aussi,  durant  son 
séjour  à la  Nouvelle-Zélande,  de  grandes  difficultés  à se 
procurer  des  spécimens  de  Hatteria.  Il  leur  ht  la  chasse 
et  finit  pom’tant  par  en  rencontrer,  cachés  dans  les  anfrac- 
tuosités des  rochers,  dans  des  cavités  naturelles,  quel- 
quefois même  dans  une  sorte  de  terrier  comme  un  trou  de 
rat.  On  pouvait  alors  s’en  emparer  soit  avec  la  main,  soit 
avec  un  bout  de  ficelle.  Le  peu  de  vivacité  de  l’animal  per- 
mettait ce  dernier  genre  de  capture  ; rarement  il  essayait 
de  s’échapper,  et  jamais  il  ne  fit  mine  de  mordi'e.  Seule- 
ment, si  on  le  prenait  par  la  queue,  il  la  faisait  presque 
toujours  tomber  en  se  débattant,  la  laissait  dans  la  main 
de  l’agresseur  et  se  cachait  sous  les  rochers.  M.  Ward  en 
prit  quinze  mesurant  de  18  à 3o  centimètres. 

Hatteria  est  un  lézard  massif  dont  la  queue  comprimée 
est  surmontée  d’une  crête  qui  rappelle  celle  de  l’alligator. 
La  couleur  générale  du  corps  est  d’un  vert  foncé,  blan- 
châtre en  dessous  et  abondamment  parsemé  de  points 
jaunâtres.  Dans  quelques  spécimens,  la  queue,  tout  en 


534  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

étant  de  la  même  longueur  et  d’une  forme  ressemblant 
généralement  à celle  des  autres,  a une  apparence  parti- 
culière. Les  écailles  n’y  ont  pas,  comme  d’ordinaire,  la 
disposition  de  bandes  régulières  et  croisées.  De  plus,  ces 
queues  ne  présentent  pas  de  vertèbres,  mais,  à leur  place, 
un  axe  calcifié,  aplati  et  sans  articulations.  Comme  le 
Gecko,  Hatteria  est  un  de  ces  Reptiles  chez  lesquels  la 
queue  peut,  quand  elle  a été  perdue  accidentellement,  se 
reproduire.  Nous  l’avons  indiqué  plus  haut. 

Hatteria  n’a  pas  d’organes  de  copulation.il  va  s’éteignant 
avec  rapidité.  Le  professeur  J.  von  Haast  en  a apporté 
récemment  un  certain  nombre  de  vivants  en  Europe  ; ils 
doivent  être  au  jardin  zoologique  de  Londres. 

V.  Mœurs.  Le  Cliampsosaure  était  un  animal  amphibie, 
fréquentant  les  eaux  douces,  de  mœurs  très  analogues  à 
celles  du  Gavial.  Il  était,  sans  doute  ichtyophage;  ses 
dents  palatines  sont  admirablement  disposées  pour 
retenir  le  poisson. 

Dans  l’eau,  le  Champsosaure  nageait  surtout  avec  sa 
queue,  et  se  dirigeait  avec  ses  membres,  qui  n’étaient 
pourtant  pas  des  nageoires.  A terre,  c’était  un  quadru- 
pède bas  sur  ses  pattes. 

Il  était  bien  certainement  ovipare. 

VI.  Enfouissement.  Suivant  M.  Rutot,  il  y avait  à 
Erquelinnes,  à l’époque  landénienne,  le  delta  d’un  fleuve. 
D’autre  part,  les  ossements  du  Champsosaure  sont  parfai- 
tement conservés  et  aussi  beaux  que  ceux  d’un  animal 
actuel  qu’on  viendrait  de  préparer,  sans  compter  qu’on 
les  a trouvés  dans  leurs  connexions  anatomiques.  Donc, 
comme  le  Hainosaure,  le  Champsosaure  a dû  être  enfoui 
rapidement  après  sa  mort,  sinon  on  retrouverait  les  osse- 
ments disjoints  et  même  roulés. 

Notre  spécimen  aura  trouvé  la  mort  en  descendant  le 
fleuve,  et  aura  été  transporté  par  le  courant  jusque  dans 
la  mer.  Là  il  s’est  bientôt  recouvert  d’une  couche  de 
sable,  dans  laquelle  s’est  poursuivie  la  fossilisation. 


LE  HAIN(3SAURE. 


535 


VII.  Etat  du  sol.  Selon  M.  Rutot,  à l’époque  laiulé- 
nienne  inférieure,  la  mer,  qui  couvrait  toute  la  région 
occidentale  et  centrale  de  la  Belgique,  s’avançait  vers 
l’est,  au  delà  de  Bruxelles,  presque  jusqu’à  Tliiiin, 
Charleroi,  Waremme  et  Tongres.  Plus  de  la  moitié  du 
territoire  actuel  était,  par  conséquent,  sous  l’eau. 

VIII.  Contemporains.  Le  Champsosaure  avait,  avant 
tout,  comme  contemporains,  deux  autres  Sauropsides  ; 1(' 
Gastornis,  oiseau  gigantesque  dont  nous  parlerons 
bientôt,  et  le  Fachijrhynque,  singulière  tortue  marine  sur 
laquelle  nous  aurons  aussi  à revenir. 

Selon  M.  Lemoine,  il  faudrait  y joindre  parmi  les 
Mammifères  : Arctocyon,  llyænodictis,  Lophiodochœrus, 
Pleuraspidotherium,  Plesiadapis,  Adapisorex,  Neopla- 
giaulax  ] parmi  les  Oiseaux  ; Pemiornis,  Eupterornis  ; 
parmi  les  Reptiles  ; des  Caïmans,  des  Trionyx,  des 
Lézards;  et  parmi  les  Poissons  ; des  Sparoïdes,  des 
Amiadés,  des  Requins  et  des  Raies. 

IX.  Dimensions.  Le  Champsosaure  du  musée  de 
Bruxelles  mesure  environ  2"‘5o  ; il  y en  avait  de  plus 
grands.  J’en  publierai  sous  peu  une  restauration. 


III 

LE  GASTORNIS. 

I.  Historique.  Dans  la  séance  du  12  mars  i855. 
Constant  Prévost  annonça  à l’Académie  des  sciences  de 
Paris  que  M.  Gaston  Planté,  alors  préparateur  au 
Conservatoire  des  arts  et  métiers,  aujourd’hui  électricien 
célèbre  et  l’un  des  plus  anciens  membres  de  la  Société 
scientihque  de  Bruxelles,  venait  de  trouver  au  Bas-Meu- 
don,  dans  le  conglomérat  inférieur  à l’argile  plastique,  un 
tibia  provenant  d’un  oiseau  gigantesque,  que  M.  Hébert, 
aujourd’hui  professeur  à la  Sorbonne,  proposait  d’appe- 


536 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


1er  Gastornis parisiensis,  pour  indiquer  à la  fois  le  nom  de 
Fauteur  de  la  découverte  (oiseau  de  Gaston)  et  la  localité 
où  elle  avait  été  faite.  M.  Hébert  et  M.  E.  Lartet,  qui 
avaient  étudié  cet  os  au  point  de  vue  anatomique,  présen- 
tèrent dans  la  même  séance  leurs  observations  sur  la 
place  qu’ils  pensaient  que  cet  oiseau  devait  occuper  dans 
les  cadres  zoologiques. 

Quelques  mois  après,  M.  Hébert  découvrit  le  fémur 
du  même  animal,  à Meudon,  dans  la  même  couche,  à 
trois  mètres  seulement  de  distance  horizontale  du  point 
où  avait  été  trouvé  le  tibia. 

Depuis  cette  époque,  le  nombre  des  ossements  du 
Gastornis  s’est  augmenté,  mais  fort  lentement.  Ainsi, 
aujourd’hui,  la  collection  paléontologique  de  l’Ecole 
normale  supérieure  de  Paris  possède  le  tibia  recueilli  par 
M.  Gaston  Planté  à Meudon,  un  autre  tibia  plus  incomplet 
et  le  fémur  dont  j’ai  parlé  plus  haut. 

M.  Hébert  a encore  recueilli  à Passy,  lors  des  fouilles 
qu’on  a exécutées  pour  la  pose  d’un  gazomètre,  divers 
fragments  : un  péroné  presque  complet,  un  fragment  du 
même  os,  deux  trochlées  digitales  médianes  du  métatarse 
et  un  fragment  d’une  trochlée  latérale. 

Enfin,  le  Muséum  d’histoire  naturelle  de  Paris  possède 
une  trochlée  digitale  latérale  du  métatarse,  qui  semble 
provenir  d’un  oiseau  de  la  môme  espèce  et  qui  a été 
recueillie  à Passy  par  M.  Verry. 

Heureusement  pour  la  science,  les  découvertes  d’osse- 
ments de  ce  remarquable  oiseau  ne  se  bornèrent  point  là. 
Grâce  aux  patientes  recherches  de  M.  Victor  Lemoine, 
il  est  aujourd’hui  possible  de  se  faire  une  idée  d’ensemble 
du  Gastornis.  Le  savant  naturaliste  français  a,  en 
efiet,  réuni  des  pièces  du  crâne,  de  la  colonne  verté- 
brale, des  côtes,  du  sternum^  de  la  ceinture  scapulaire, 
du  membre  antérieur  (ailes),  de  la  ceinture  pelvienne 
(bassin,  os  de  la  hanche)  et  du  membre  postérieur  (pattes). 

D’autre  part,  M.  Alfred  Lemonnier,  ingénieur-régisseur 


LE  HAINOSAURE. 


537 


des  usines  à phosphates  de  la  société  Solvay  et  C‘®  à 
Mesviii-Ciply,  a trouvé,  dans  cette  localité,  l’extrémité 
inférieure  d’un  fémur.  Cette  pièce  importante  me  fut 
communiquée  par  M.  Houzeau  de  Lehaie,  membre  de  la 
chambre  des  Représentants,  qui  eut,  en  même  temps,  la 
bonté  de  m’indiquer  exactement  la  position  du  gisement  et 
l’âge  du  dépôt  qui  le  renfermait.  Je  l’ai  décrite  dans  le 
Bulletin  du  Musée  royal  d'histoire  natin’elle,  et  elle  figure 
actuellement  dans  la  Salle  d’Anvers. 

Ajoutons  que  l’Angleterre  possède  aussi  actuellement 
son  Gastoj'nis.Ku  commencement  de  i883,  M.  H.Klaassen 
a obtenu,  de  couches  éocènes  près  de  Croydon, des  restes  du 
tibia  et  du  féinur  de  cet  oiseau.  Les  pièces,  décrites  par 
le  savant  paléontologiste  anglais,  M.  E.  T.  Newton,  sont 
actuellement  déposées  dans  le  musée  du  service  géologique 
du  Royaume-Uni  (Jerniyn  Street,  à Londres),  et  nous  en 
avons  des  fac-similé  dans  la  Salle  d’ Anvers. 

IL  Gisement.  — Le  Gastornis  n’a  été  rencontré  jusqu’à 
présent  que  dans  les  couches  appartenant  aux  formations 
éocènes  inférieures. 

Le  spécimen  de  Mesvin-Cii)ly  provient  du  landénien 
inférieur,  c’est-à-dire  qu’il  est  du  môme  âge,  mais  d’une 
localité  differente,  (pie  le  Champsosaure,  et  de  la  môme 
localité,  mais  d’un  âge  différent  (plus  récent),  que  le 
Hainosaure. 

III  et  IV.  Structure  et  position  dans  le  règne  animal.  Il 
serait  fastidieux  de  décrire  ici  les  divers  ossements  du 
Gastornis  ; une  étude  comparative  sera  plus  intéressante 
car  on  se  représente  facilement,  au  moins  dans  ses  grands 
traits,  ce  que  pouvait  être  mi  oiseau  d’une  taille  non  infé- 
rieure à celle  de.  l’autruche,  mais  plus  massif,  et  qui  égala 
dans  ses  proqmiions  quelques-unes  des  formes  les  plus 
pesantes  des  Moas  de  la  Nouvelle-Zélande.  Voici  donc  les 
opinions  successives  qui  furent  émises  sur  la  position 
qu’il  doit  occuper  parmi  les  Oiseaux. 

M.  Hébert,  après  avoir  comparé  l’os  principal  de  la 


538 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


jambe  du  Gastornis  à celui  de  divers  types  d’oiseaux  actuel- 
lement existant,  ajoutait  que,  quand  on  place  son  tibia 
près  d’un  tibia  de  Cygne,  d’Oie  ou  de  Canard,  on  est 
frappé  des  ressemblances  nombreuses  que  l’on  y trouve. 
La  forme  générale  est  la  même,  surtout  pour  la  tête  infé- 
rieure. Cependant,  il  y avait  aussi  des  dilférences  d’une 
grande  signitication  qui  montraient  bien  qu’on  avait  affaire 
à un  type  nouveau. 

M.  E.  Lartet,  tout  en  signalant  les  analogies  qui  exis- 
tent entre  le  tibia  du  Gastornis  et  celui  des  Palmipèdes  de 
la  famille  des  Anatidés,  reconnut  divers  points  le  rap- 
prochant des  Plchassiers. 

Valenciennes  le  plaça  près  de  l’Albatros. 

Sir  R.  Owen  crut  qu’il  devait  être  rangé  dans  les 
Échassiers  et  plus  particulièrement  avec  les  Rallides. 

M.  Lemoine  conclut  que  le  Gastornis  était  un  type 
spécial  d’Oiseau,  totalement  différent  des  animaux  de  cette 
classe,  vivants  ou  fossiles,  mais  qu’il  présentait  certaines 
ressemblances  avec  divers  groupes  d’ailleurs  largement 
séparés. 

Les  matériaux  dont  j’ai  disposé  ne  m’ont  point  permis 
de  me  faire  une  opinion  personnelle  à cet  égard. 

Pour  M.  E.  T.  Newton,  le  type  actuel  qui  s’approche 
le  plus  du  Gastornis  est  une  oie  singulière  de  l’Australie, 
appelée  Cereopsis  Novæ  HoIIandiæ. 

V.  Mœurs.  — Le  petit  volume  des  ailes  et  la  taille 
sont  suffisants  pour  montrer  que  le  Gastornis  ne  pouvait 
point  voler. 

Selon  M.  Lartet,  c’aurait  été  un  animal  essentiellement 
nageur,  retenant  quelques-unes  des  habitudes  propres 
aux  Échassiers  qui  vivent  sur  le  bord  des  eaux  peu  pro- 
fondes. 

VI.  Enfouissement.  — L’os  de  Gastornis  du  musée  de 
Bruxelles  était  isolé  ; le  squelette  auquel  il  appartenait 
aura  donc  subi  la  putréfaction  avant  l’enfouissement. 
Cependant  la  pièce  n’est  pas  roulée  ; elle  a donc  dû  être 


LE  HAINOSAURE.  5 3g 

ensevelie  peu  de  temps  après  s’être  détachée  de  la  carcasse 
principale. 

VIL  Etat  du  sol  et  contemporains.  — L’état  du  sol  et  la 
faune  contemporaine  du  Gastornis  étaient  les  mêmes  que 
pour  le  Champsosaure,  puisque  ces  animaux  vécurent 
simultanément. 


L.  Dollo. 


(La  fin  prochainement.) 


ENTOMOLOGIE  COMPARÉE 


LES  INSTINCTS  DES  HYMÉNOPTÈRES 


L’étude  de  l’entomologie  comparée  emprunte  aux  récen- 
tes discussions  qui  se  sont  produites  dans  la  presse  scien- 
tifique sur  la  genèse  et  la  nature  des  instincts  de  certains 
hyménoptères  un  véritable  intérêt  d’actualité,  non  seule- 
ment pour  les  naturalistes,  mais  aussi  pour  les  amateurs 
de  science  spéculative. 

La  question  de  l’origine  des  instincts,  souvent  si  mer- 
veilleux, que  l’on  observe  chez  certains  insectes  au  cerveau 
rudimentaire,  passionne  même  beaucoup  plus  à l’heure 
qu’il  est  les  philosophes  que  les  spécialistes  formés  à 
l’école  des  sciences  d’observation. 

En  effet,  cette  question,  résolue  dans  un  sens  ou  dans 
un  autre,  semble  entraîner  nécessairement  le  philosophe 
à prendre  parti  pour  ou  contre  la  théorie  de  Darwin  ou, 
pour  mieux  dire,  la  doctrine  de  l’évolution  appliquée  aux 
phénomènes  de  l’ordre  psychologique. 

Tel  n’est  point  cependant  notre  avis. 


LES  INSTINCTS  DES  HYMÉNOPTÈRES.  541 

Nous  croyons  que  l’on  peut  admettre  dans  son  inté- 
grité la  théorie  de  l’acquisition  lente  et  progressive  des 
instincts  par  la  sélection  naturelle  et  les  influences  de 
milieu,  sans  être  fatalement  amené  à conclure  avec  Darwin 
et  ses  partisans  que  l’intelligence  et  la  raison  humaines 
sont  des  produits  de  l’évolution  comme  les  organismes. 
A nos  yeux,  les  phénomènes  de  la  conscience,  tels  qu’ils 
se  manifestent  chez  l’homme,  sont  d’un  tout  autre  ordre 
que  les  phénomènes  de  l’instinct,  de  la  mémoire,  voire 
même  de  l’imagination  des  animaux.  Comme  l’a  dit  excel- 
lemment un  philosophe,  “ l’animal  connaît  les  phéno- 
mènes, l’homme  seul  se  connaît.  ” 

L’animal  perçoit  comme  nous,  par  l’intermédiaire  des 
sens,  les  mo-uvements  du  monde  extérieur  ([ui  déterminent 
ses  impressions,  ses  sensations  et  ses  mouvements  réflexes 
ou  soi-disant  spontanés  et  volontaires.  Ses  impressions 
s’enchaînent,  se  groupent  et  se  coordonnent  dans  son  cer- 
veau de  façon  à déterminer  chez  lui  des  phénomènes  de 
mémoire  et  d’imagination  semblables  ou  comparables  aux 
phénomènes  correspondants  de  l’esprit  humain.  Mais  là 
s’arrêtent  les  ressemblances. 

L’homme  se  détermine,  l’animal  est  déterminé  ; ses 
actions  soi-disant  volontaires  sont  les  résultantes  du  con- 
flit des  forces  physico-chimiques  internes  et  externes. 
C’est  de  lui  que  l’on  peut  dire  qu’il  est  le  jouet  de  ses 
impulsions  provoquées  ou  modifiées  par  les  excitations  du 
milieu  dans  lequel  il  se  meut. 

Chose  curieuse  et  qui  donne  singulièrement  à réfléchir 
à,  l’observateur  impartial  et  sans  parti  pris,  attentif  aux 
differentes  phases  de  la  lutte  engagée  de  nos  jours  sur  ce 
terrain  entre  les  naturalistes  et  les  philosophes  d’écoles 
diverses,  les  mêmes  positivistes  qui  mettent  en  doute  le 
libre  arbitre  de  l’esprit  humain  attribuent  parfois  aux 
animaux  inférieurs  une  perspicacité,  un  jugement  et  une 
liberté  d’action  prodigieuses. 

Les  travaux  de  John  Lubbock  sur  les  fourmis  sont 


542  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

particulièrement  remarquables  sous  ce  rapport.  ^ Les 
fourmis,  dit-il,  doivent  être  rangées  immédiatement  après 
l’homme  au  point  de  vue  intellectuel.  » Mais,  en  lisant 
attentivement  ses  observations,  on  ne  tarde  pas  à se  con- 
vaincre que,  si  les  moeurs  de  ces  curieuses  bestioles,  qui 
réalisent  l’idéal  du  gouvernement  républicain  et  de  la 
division  du  travail  dans  l’Etat,  passant  tour  à tour  dans 
leur  évolution  sociale  (selon  John  Lubbock)  par  les  diffé- 
rentes phases  de  l’histoire  de  l’humanité  — la  chasse,  la 
période  pastorale,  la  période  agricole,  la  période  guerrière, 
industrielle,  etc.  — que  si  ces  mœurs,  disons-nous,  sont 
attribuables  à l’intelligence,  l’esprit  humain  est  singuliè- 
rement distancé  par  celui  des  fourmis. 

Les  abeilles  ne  sont  d’ailleurs  pas  moins  remarquables 
à ce  point  de  vue.  Chacun  sait  qu’elles  ont  résolu  dans  la 
construction  de  leur  ruche  un  problème  qui  arrêterait 
des  géomètres. 

Si  les  fourmis  emportent  les  nymphes  des  tribus  vain- 
cues pour  en  faire  des  esclaves,  si  elles  suivent  dans  leurs 
marclies  guerrières  un  ordre  de  bataille  qui  accuse  une 
science  approfondie  de  la  tactique  militaire,  si  elles 
élèvent  des  pucerons  pour  les  traire  comme  nous  élevons 
du  bétail,  les  abeilles  sont  des  artistes  et  des  industriels 
consommés,  qui  savent  tirer  un  parti  admirable  des  maté- 
riaux de  construction  et  des  matières  premières  placées  à 
leur  portée.  Elles  pratiquent  la  science  de  l’alimentation 
avec  une  précision  qui  ferait  envie  à nos  plus  savants 
éleveurs  ; car  elles  savent  graduer  admirablement  les 
doses  et  calculer  les  relations  nutritives  des  rations 
suivant  l’âge  et  le  sexe  de  leur  progéniture. 

Evidemment,  toutes  ces  opérations  paraissent  trahir 
chez  leurs  auteurs  une  intelligence  et  une  puissance  de 
calcul  extraordinaire. 

Cependant  l’observation  démontre  qu’il  n’en  est  rien  ; 
l’insecte  n’a  point  conscience . des  actes  qu’il  accomplit 
et  qu’il  enchaîne  si  merveilleusement  en  vue  d’un  but  à 


LES  INSTINCTS  DES  HYMÉNOPTÈRES. 


543 


atteindre.  Les  liyménoptères  les  plus  remarquables  par  le 
développement  de  leurs  instincts  et  la  complication  de 
leurs  mœurs  se  montrent  le  plus  souvent  stupides, 
pour  peu  qu’on  les  écarte  du  cycle  fatal  de  leurs  mou- 
vements coordonnés.  Ainsi  Vabeille  maçonne  et  le  Bemhex, 
qui  vole  communément  au  mois  d’août  dans  nos  Campines, 
où  il  pourchasse  les  taons  parasites  des  chevaux  et  du 
bétail,  ne  reconnaissent  leurs  cellules  que  par  leur  situa- 
tion. Si  on  échange  leurs  cellules  en  leur  absence,  elles  no 
s’en  aperçoivent  pas  et  continuent  <à  nourrir  la  progéni- 
ture de  leur  voisin.  Si  l’on  perce  à la  hase  une  cellule  à 
miel  de  l’abeille  maçonne,  elb^  continue  à verser  son 
nectar  dans  ce  tonneau  des  Danaïdes  et  y adapte  un  cou- 
vercle. « Voilà  l’instinct,  dit  très  bien  M.  Foll  ; méca- 
nisme merveilleux,  stupidité  profonde.  ^ 

Le  chasseur  do  mouches,  le  Bemhex  rostre  creuse  dans 
le  sable  une  galerie  terminée  par  une  chambre  oii  il  élève 
sa  larve,  comme  l’oiseau  élève  ses  petits,  on  lui  apportant 
des  mouches  fraîches. 

Si  on  déterre  sa  cellule  et  qu’on  la  place  entr’ouverte 
à côté  de  l’endroit  où  elle  était  enfoncée,  le  Bemhex  ne 
la  reconnaît  plus,  alors  mémo  que  sa  larve  frétille  sous 
ses  yeux. 

Il  s’obstinera  à creuser  avec  persistance  au  point  précis 
où  se  trouvait  sa  cachette.  Il  est  facile  de  répéter  cette 
expérience  qui  donne  toujours  le  môme  résultat.  Cepen- 
dant le  Bemhex  est  doué  d’une  puissance  visuelle  extra- 
ordinaire. 

Les  gros  yeux  bombés  à milliers  do  fixcottes  qu’il  porte 
sur  les  deux  côtés  de  la  tête  lui  servent  à prendre  des 
alignements  à la  façon  des  géomètres.  Ces  organes  mer- 
veilleux sont  formés  en  réalité  de  milliers  d’yeux  dis- 
posés en  éventail,  qui  lui  permettent  de  réaliser  d’un 
seul  coup  les  opérations  géodésiques  que  le  savant  ne 
peut  accomplir  que  lentement,  à l’aide  de  son  théodolite, 
par  des  triangulations  successives.  Cette  biculté  de 


544  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

mesurer  des  yeux,  en  volant,  tous  les  angles  possibles 
paraît  être  commune  à tous  les  hyménoptères  ; ce  qui 
leur  permet  de  retrouver  l’emplacement  exact  de  leur  nid, 
alors  même  qu’après  les  avoir  capturés,  on  leur  rend  la 
liberté  à de  grandes  distances  de  leurs  larves. 

Le  Bembex  fond  directement  sur  son  nid,  tout  à fait 
invisible  dans  le  sable;  car  il  a soin,  chaque  fois  qu’il  en 
sort,  d’en  dissimuler  l’entrée  par  un  soigneux  ratissage. 
La  partie  supérieure  de  la  galerie  qui  mène  à la  chambre 
de  la  larve  s’écroule  à chaque  sortie  de  la  mère  ; celle-ci 
doit  donc  se  frayer  un  passage  avec  ses  mandibules  et 
les  tarses  de  ses  pattes,  dont  le  développement  et  la  force 
correspondent  admirablement  à la  fonction  qu’ils  rem- 
plissent. 

^Malheureusement,  à la  rentrée  au  nid,  ses  pattes  sont 
paralysées  par  le  gibier  qu’elles  étreignent.  De  plus,  de 
petites  mouches  parasites  (i)  la  guettent  pour  déposer 
leur  œuf  dans  son  gibier,  afin  de  permettre  à leurs  larves 
de  vivre  aux  dépens  de  sa  progéniture,  en  dévorant  la 
proie  qui  lui  était  destinée.  Il  faut  donc  opérer  preste- 
ment. L’insecte  ne  paraît  pas  l’ignorer;  car  d’un  seul  coup 
de  tête,  accompagné  d’un  coup  de  balai  des  tarses  anté- 
rieurs, il  enfonce  sa  porte  mouvante  pour  disparaître 
dans  le  sable  de  la  galerie.  Ce  sable  a été  soigneusement 
tamisé  par  lui  dans  ses  moments  de  loisir,  de  façon  à 
n’opposer  aucune  résistance  à ses  efforts. 

La  galerie  droite  ou  curviligne  peut  atteindre  trente 
centimètres  de  profondeur,  et  la  loge  de  la  larve  plusieurs 
centimètres  de  diamètre.  Cette  cellule,  creusée  dans  le 
sable  humide  et  tassé,  • n’est  sujette  à s’écrouler  que 
lorsque  l’éducation  de  la  larve  est  terminée  et  qu’elle  est 
passée  à l’état  de  nymphe.  Alors  elle  peut  braver  les 
accidents,  à l’abri  de  la  triple  enveloppe  de  la  coque 
résistante  où  s’opère  sa  métamorphose  finale.  Dure  comme 

(Ij  Ces  mouches  appartiennent  au  genre  Tachinaire,  et  suivent  la  femelle 
an  vol  ou  montent  la  garde  antour  de  son  terrier. 


LES  INSTINCTS  DES  HYUIÉNOPTÈKES. 


545 


du  bois,  cetle  coque,  qui  mesure  environ  deux  centi- 
mètres, est  faite  de  soie  et  de  sable  aggiutiné  ; rugueuse 
à l’extérieur,  elle  est  lisse  et  vernissée  en  dedans. 

M.  Fabre  a constaté  que  l’œuf  du  Ikmibex  est  pondu 
sur  le  liane  de  la  première  mouche  capturée  et  déposée 
dans  la  cellule.  Cette  jiremièrc  pièce  de  gibier  est  géné- 
ralement plus  petite  ({ue  les  autres,  et  appartient  le  plus 
souvent  à la  famille  de  ces  mouches  vertes  et  dorées,  si 
communes  sur  les  excréments  et  les  chairs  corrompues  (1). 

Si  les  diptères  parasites  ont  réussi  à déposer  leurs 
œufs  sur  les  mouches  apportées  par  la  mère,  en  dépit  de 
.sa  vigilance  et  de  son  habileté  à conjurer  leurs  obsessions, 
le  Bembex  s’évertue  avec  une  stupidité  remarquable  à 
suffire  aux  besoins  des  ennemis  introduits  dans  la  place. 
Les  œufs  des  Tachinaires  donnent  naissance  à de  petits 
vers  transparents  rougeâtres,  ({ui  partagent  les  repas  de 
la  larve  du  Bembex  et  ne  craignent  pas  de  s'attaqueu-  à 
cette  larve  beaucoup  plus  grande  qu’eux,  lorsque  les 
vivres  font  défaut  ou  que  la  mère  tarde  à les  renouveler. 
Ce  sont  donc  des  ennemis  redoutables  quelle  sustente  au 
lieu  de  les  jeter  à la  porte.  Ce  Bembex,  qui  chasse  si  vail- 
lamment les  plus  gros  insectes  de  l’ordre  des  diptères  pour 
en  faire  la  proie  de  ses  petits,  on  peut  le  voir  prendre 
chasse  à son  tour  devant  des  mouchettes  qu’il  pourrait 
occire  d’un  coup  de  dent  ou  plutôt  de  mâchoire,  et  entrœ 
tenir  ensuite  aveuglément  les  enfants  de  ses  ennemis. 

Il  en  est  de  même  d’ailleurs  de  la  plupart  des  autri's 
hyménoptères  fouisseurs; mais  ceux-ci  se  bornent,  comim' 
nous  le  verrons  bientôt,  â pourvoir  leurs  larves  de  provi- 
sions une  fois  pour  toutes  et  â murer  dans  la  même  cellule 
les  œufs  de  la  mouche  parasite  avec  le  leur.  L'insecte 
obéit  ainsi  sans  s’en  douter  â la  grande  loi  de  pondération, 
<{ui  régit  réconomic  générale  de  la  nature  et  qui  maintient 

(1)  Lucilia  Cæsar.  Les  autres  mouches  trouvées  en  Campine  dans  les 
cellules  pendant  le  développement  de  Bembex  rostratus  appariiennent  aux 
genres  Eristale,  Si/rphuset  à différentes  espèces  de  taons. 

XXI  35 


546  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


l’équilibro  de  la  vie  à la  surface  du  globe,  en  limitant 
sans  cesse  la  génération  d’une  espèce  par  la  multiplica- 
tion d’une  autre. 

Preuve  évidente  de  l'inconscience  de  l’animal,  dont 
l’instinct  n’est  que  le  jeu  d’une  machine  nerveuse,  et  de 
l’intelligence  de  la  cause  extrinsèque  qui  a inventé  et  réglé 
c.ette  machine,  en  limitant  sagement  son  développement  ou 
sa  multiplication  dans  le  temps  et  dans  l’espace. 

Si  l’instinct  n’était  qu’une  habitude  acquise  par  des 
tâtonnements  successifs,  une  transformation  lento  et  pro- 
gressive de  mouvements  volontaires  en  mouvements 
rétlexes  ou  automatiques  par  la  répétition  des  exercices 
et  la  sélection  naturelle,  les  exemples  de  stupidité  que 
l'on  relève  à chaque  pas  dans  l’étude  des  insectes,  à côté 
des  combinaisons  les  plus  savantes,  ne  pourraient  cer- 
tainement se  produire.  Ces  co'incidencos  sont  trop  nom- 
breuses pour  que  les  observateurs  sincères  et  les  philoso- 
phes sans  parti  pris  se  refusent  plus  longtemps  à y voir 
l’expression  d’une  véritable  loi. 

Comment  ! un  animal  qui  serait  arrivé  par  des  expé- 
riences successives,  par  des  associations  d’idées  nom- 
lireuses  et  compliquées,  à conquérir  des  habitudes  aussi 
remarquables,  à réaliser  des  industries  aussi  savantes 
({ue  c(dles  des  abeilles  ou  des  Bembex,  n’aurait  jamais  pu 
se  débarrasser  de  parasites  si  faibles  et  si  faciles  à détruire 
ou  à chasser  que  ceux  qui  dévorent  ses  larves! 

M.  le  professeur  Herman  Foll  en  convient,  nous  semble- 
t-il,  ({uand  il  écrit;  - Ce  que  le  génie  n’aurait  pas  le  temps 
d’inventer,  la  petite  machine  vivante  l’exécute  du  premier 
coup,  bien,  mais  bêtement.  L’infaillibilité  même  de  l’in- 
stinct est  la  preuve  de  sa  fatalité.  Le  Bembex  élève  la 
larve  de  son  ennemi,  le  Tachhiaire,  aussi  fatalement  et 
aussi  aveuglément  que  la  fauvette  élève  le  jeune  coucou 
dont  l’reuf  a été  pondu  dans  son  nid. 

M.  H.  Foll  se  récrie  contre  « ces  inepties  de  la  nature  ”, 
et  trouve  peu  respectueux  ceux  qui,  à l’instar  de  M.  Fabre, 


LES  INSTINCTS  DES  HYMÉNOPTÈRES.  547 

le  patient  entomologiste,  attribuent  toutes  ces  inepties  à 
la  Providence. 

« Par  une  chaude  journée  du  mois  d’août,  dit-il, 
M.  Favre  était  posté  au  gai  soleil  de  Provence,  guettant 
ses  chers  hyménoptères. 

?»  Le  matin,  quelques  paysannes  passent  par  là  se  ren- 
dant au  marché  et  le  voient  dans  cette  situation.  L’après- 
midi,  elles  repassent;  vous  jugez  de  leur  ébahissement  à le 
voir  toujours  immobile  au  même  endroit.  L’une  se  détourne 
et  continue  son  chemin  avec  un  hochement  de  tête  : 

Un  paouré  inoucein,  pécaré!  » Et  elle  fait  le  signe  de 
la  croix.  Un  innocent,  en  patois  provençal,  c’est  quelque 
chose  comme  un  idiot,  et  la  croyance  populaire  veut  que 
les  idiots  soient  des  êtres  sacrés,  placés  plus  ou  moins 
directement  sous  la  protection  divine. 

J’  Or,  Fabre  lui-même  n’en  agit  pas  autrement  avec  ses 
hyménoptères.  Leur  ineptie  l’enchante  autant  que  leur 
habileté.  Il  y voit  la  prouve  que  ces  animaux  sont  guidés 
directement  par  la  Providence  et,  dans  un  langage  ditfé- 
rent,  il  s’écrie  lui  aussi  : - Un  paouré  inoucein,  pécaré!  ^ 
et  il  fait  le  signe  de  la  croix.  » 

Nous  avouons  no  pas  bien  comprendre  la  portée  des 
critiques  ironiques  de  M.  Foll. 

Est-ce  que  par  hasard  il  ne  verrait  dans  ce  (pi’il  appelle 
l’ineptie  do  l’insecte  qu’une  défaillance  do  la  nature  I Est- 
ce  qu’il  n’entrevoit  pas  la  raison  d’étro  do  cette  soi-disant 
ineptie,  évidemment  nécessaire  pour  maintenir  dans  de 
justes  limites  le  développement  do  l’espèce  d’hyménoptères 
en  question.  Est-ce  qu’il  ne  voit  pas  que  l’inconscience  de 
l’insecte  est  la  meilleure  démonstration  do  la  conscience 
de  l’auteur  de  la  naturel  N’est-co  pas  le  cas  de  lui  rappe- 
ler ici  cette  fameuse  phrase  do  Voltaire,  qui  on  matière  de 
surnaturel  n’avait  cependant  pas  l’habitude  de  se  payer 
de  mots  ; que,  si  une  montre  prouve  un  horloger,  un  palais 
un  architecte,  la  nature  prouve  un  Dieu  ? 

On  pipe  les  hommes  avec  des  mots  »,  disait  le  vieux 


548  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Montaigne.  La  vérité,  c’est  qu’à  aucune  époque  peut-être, 
n’en  déplaise  aux  contempteurs  de  la  science  du  passé,  les 
savants  ne  se  sont  plus  payés  de  mots  quand  ils  touchent 
aux  contins  de  la  science  et  de  la  philosophie.  L’école 
anglaise,  dont  Herbert  Spencer  est  le  chef,  se  distingue 
sous  ce  rapport.  Elle  a la  prétention  de  résoudre  les  pro- 
blèmes les  plus  ardus  de  la  nature  avec  quelques  formules 
plus  ou  moins  vagues  et  plus  ou  moins  sonores,  qui  font 
parfois  impression  sur  les  profanes  et  sur  les  esprits 
cantonnés  dans  un  coin  du  domaine  de  la  science,  comme 
le  sont,  hélas,  trop  de  spécialistes  aujourd’hui. 

Le  passage  de  l’homogène  incohérent  et  indéfini  à 
l’hétérogène  cohérent  et  défini,  la  loi  de  l’instabilité  de 
l’homogène  et  de  la  multiplication  des  efiets,  l’intégration 
progressive  des  mouvements,  la  loi  de  difierenciation,  de 
ségrégation,  etc.,  etc.  sont  autant  de  mots  qui  ne  corres- 
pondent pas  toujours  avec  une  grande  rigueur  à la  réalité 
des  faits.  C’est  du  moins  ce  que  nous  nous  sommes  efforcé 
de  démontrer,  il  y a plusieurs  années  déjà,  dans  cette 
Revue  (i)  sans  rencontrer  de  contradicteur.  Certes,  l’inté- 
gration progressive  des  mouvements  favorise  au  plus  haut 
point  la  transformation  des  mouvements  volontaires  en 
mouvements  réflexes.  Elle  peut  créer  des  habitudes  nou- 
velles, qui  deviennent  une  autre  nature,  comme  le  dit  si 
bien  un  ancien  proverbe.  Elle  recèle  le  secret  de  l’édu- 
cation de  la  première  enfance.  Nous  voyons  même  chaque 
jour  des  animaux  acquérir  sous  nos  yeux  des  habitudes 
nouvelles.  Mais  tous  ces  phénomènes  relèvent  beaucoup 
plus,  il  faut  en  convenir,  de  la  sélection  artificielle  que  de 
la  sélection  naturelle.  C’est  parce  que  l’homme  est,  comme 
l’a  dit  si  bien  M.  de  Quatrefages,  le  contre-maître  du 
Créateur,  parce  qu’il  a conscience  de  ses  actes,  qu’il  par- 
vient si  aisément  à modifier  par  le  dressage  les  mœurs 
des  animaux  qu’il  soumet  à son  empire  et  fait  concourir 


(I)  Tome  V,  p.  76.  1879. 


LES  INSTINCTS  DES  HYMÉNOPTÈRES. 


549 


à ses  industries.  Abandonné  à lui-niôme,  l’animal  incon- 
scient modifie  au  contraire  très  rarement  ses  habitudes. 
Les  moeurs  des  hyménoptères  décrits  par  Aiâstote  ne 
diffèrent  point  des  mœurs  des  insectes  observés  de  nos 
jours.  Il  en  est  de  même  des  autres  animaux. 

Affirmer  que  l’évolution  des  instincts  ne  paraît  pas  plus 
douteuse  que  celle  des  organes,  comme  le  faisait  récem- 
ment M.  C.  Mauvesin  dans  la  Revue  scientifique,  nous 
semble  une  proposition  plus  que  téméraire  dans  l’état 
actuel  de  la  science. 

Il  est  curieux  de  voir  avec  quelle  assurance  cet  auteur 
expose  ses  vues  prophétiques  : 

En  partant  des  TentJirédiniens,  on  devra  pouvoir 
suivre  la  série  des  instincts  jusqu’aux  Vespiens  et  aux 
Aspiens  les  plus  élevés.  Des  phytrophayes  aux  car- 

nassiers, la  transition  se  ferait  par  rintermédiaire  des 
Cynipiens  producteurs  de  galles  et  des  Chalcidiens  para- 
sites; puis  on  pourrait  comprendre  comment,  après  avoir 
été  parasite  comme  un  Ichneumon,  l’Hyménoptère  est 
arrivé  peu  à peu  à perfectionner  le  modo  d’approvisionne- 
ment de  scs  jeunes,  comme  XOdynere. 

r>  Mais  dès  que,  pour  une  cause  ou  pour  une  autre, 
l’Hyménoptère  ne  s’est  plus  servi  de  son  venin  pour 
engourdir  sa  proie,  dès  que,  connue  le  Bemhex,  par 
exemple,  il  a approvisionné  ses  larves  de  proie  morte,  mais 
toujours  fraîche,  de  nouveaux  besoins,  de  nouvelles  habi- 
tudes en  sont  résultés,  savoir  ; en  premier  lieu,  la  néces- 
sité de  pénétrer  dans  le  nid  à chaque  proie  nouvelle  ; 
puis  la  nécessité  non  moins  grande  de  fermer  chaque  fois 
le  nid  pour  empêcher  l’invasion  des  parasites.  Cette  der- 
nière condition  compliquant  singulièrement  l’approvision- 
nement, on  conçoit  qu’elle  n’ait  pu  disparaître  que  par 
l’association,  en  d’autres  ternies,  en  mettant  un  gardien  à 
la  porte  désormais  ouverte  du  nid.  La  crainte  des  parasites 
a donc  pu  contribuer  à amener  l’association  ou, si  l’on  aime 
mieux,  la  sociabilité  avec  toutes  ses  nuances.  Plus  tard 


55o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


enfin,  se  sont  produits  les  neutres,  dont  Darwin  explique 
l’apparition  de  la  manière  suivante  : 

» Une  légère  modification  de  structure  ou  d’instinct, 
corrélative  à l’état  de  stérilité  de  certains  individus,  s’est 
sans  doute  trouvée  avantageuse  à la  communauté  ; consé- 
quemment les  mâles  et  les  femelles  fécondes  de  la  même 
communauté  réussirent  mieux  dans  la  vie  que  ceux  des 
communautés  rivales  et  transmirent  à leur  postérité 
féconde  une  tendance  à reproduire  des  individus  stériles 
doués  des  mêmes  particularités  d’organisation  ou  d’instinct. 
Ce  procédé  peut  s’être  continué  jusqu’à  ce  qu’il  se  soit 
produit  entre  les  femelles  fécondes  et  les  ouvrières  stériles 
de  la  même  espèce  la  prodigieuse  difierence  que  nous 
observons  aujourd’hui  chez  beaucoup  d’espèces  sociales.  » 

On  croit  rêver  en  lisant  ces  élucubrations  soi-disant 
scientifiques,  qui  ont  la  prétention  d’expliquer  les  origines 
de  l’instinct  par  l’évolution. 

L’explication  risquée  par  M.  Mauvesin  nous  paraît 
beaucoup  moins  étrangère  au  romantisme  qu’à  la  litté- 
rature scientifique.  Tels  qu’il  les  explique,  les  phénomènes 
de  la  genèse  des  instincts  sont  certainement  plus  extraor- 
dinaires et  plus  miraculeux  que  dans  l’iiypotlièse  de  la  créa- 
tion. Cependant,  dès  que  l’auteur  en  question  cesse  de  s’in- 
spirer de  l’esprit  de  système  pour  observer  purement  et 
simplement  les  phénomènes,  il  est  amené  à confirmer  les 
observations  de  M.  Fabre,  notamment  en  ce  qui  concerne 
les  mœurs  de  YOdynère,  espèce  de  guêpe  solitaire  qui 
approvisionne  ses  jeunes  avec  des  chenilles.  M.  Mauvesin 
décrit  minutieusement  les  mœurs  de  YOdynère  antilope, 
s’attaquant  de  préférence  à la  chenille  de  la  pyralc  du 
rosier  pour  alimenter  ses  larves.  Il  montre  comment  cet 
insecte  s’y  prend  pour  paralyser  sa  proie  à coups  d’aiguil- 
lon après  l’avoir  enlevée  du  cornet  de  feuilles  de  roses  où 
elle  se  cache.  Il  compare  et  analyse  avec  soin  l’action  des 
poisons  divers  dont  les  hyménoptères  font  usage  pour  para- 
lyser leurs  victimes  ou  pour  se  défendre  contre  leurs  enne- 


LES  INSTINCTS  DES  HYMENOPTERES. 


55 1 

mis.  Mais  il  oublie  complètement  d’expliquer  dos  phéno- 
mènes du  genre  de  ceux  que  Réaumur  a observés  dans  une 
espèce  voisine  du  même  genre,  YOdijnère  de  la  ronce  (i), 
qui  fabrique  avec  du  mortier,  dans  une  tige  de  ronce,  une 
série  de  cellules  pour  y déposer  ses  œufs.  Ces  cellules 
juxtaposées  sont  murées  les  unes  après  les  autres,  après 
que  la  mère  a pourvu  aux  besoins  futurs  de  chaipic  larve 
par  la  capture  successive  d’une  série  de  larves  de  charan- 
çons, qu’elle  anesthésie  ou  paralyse,  sans  les  tuer,  avec 
un  poison  analogue  au  curare. 

M.  Blanchard,  professeur  au  Muséum  de  Ibiris,  a con- 
staté que, comme  les  premiers  onifs  pondus  par  VOdijnh'e 
occupent  le  fond  de  la  galerie,  ce  sont  les  derni(‘rs  pondus 
qui  éclosent  d’abord,  un  à un,  dans  l’ordre  inverse  de  la 
ponte. 

Ce  phénomène,  qui  a été  observé  chez  plusieurs  autres 
espèces  de  la  même  famille,  nous  paraît  de  nature  à 
embarrasser  singulièrement  les  esprits  spéculatifs  ou  les 
philosophes  ennemis  de  la  téléoloejie  (2).  Nous  avons  déjà 
appelé  à plusieurs  reprises  leur  attention  sur  ce  point, 
de  même  que  sur  certains  phénomènes  d’organisation  mis 
en  lumière  par  l’embryologie  moderne. 

Dans  l’évolution  du  fœtus  des  animaux  supérieurs,  l’on 
voit  les  diverses  parties  d’un  appareil  organique  naître 
de  tissus  éloignés  et  d’origines  différentes,  pour  marcher 
à la  rencontre  les  uns  des  autres  et  constituer  en  se  juxta- 
posant un  organe  unique. 

L('  j)hysiologiste  Longet  insistait  déjà  sur  cette  donné(' 
de  l’organogénie,  que  l’on  tenterait  vainement  de  concilier 
avec  les  doctrines  en  vogue.  M.  H.  Nicolas,  qui  prétemd 
avoir  observé  plusieurs  phénomènes  référés  sponfanés 
chez  les  hyménoptères  et  croit  pouvoir  en  conclure  (jue 
l’instinct  n’est  que  la  transmission  d’actes  intelligents, cite 

(1)  Voir  la  figure  de  cet  insecte,  Revue  des  quesf.  scient.,  t.  XIII,  p.  361. 

(2)  Voir  Revue  des  questio>’s  scientifiques,  t.  V,  p.  35, 1879  ; Entomologie 
comparée.  Les  parasites  de  l’agriculture. 


552 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


à l’appui  de  sa  thèse  des  observations  beaucoup  mieux 
faites  pour  confirmer  notre  manière  do  voir.  Par  exemple, 
il  croit  avoir  découvert  chez  les  hyménoptères  « la  faculté 
inouï('  de  pondre  à volonté  des  œufs  mâles  ou  femelles  w. 
Comme  les  femelles  exig-ent  pour  se  développer  un  espace 
('t,  une  ration  plus  considérable  que  les  mâles,  si  l’insecte 
ne  disposait  au  moment  de  la  ponte  que  d’une  galerie 
étroite,  il  construirait  des  cellules  plus  petites  et  moins 
bien  approvisionnées.M.  Nicolas, en  présentant  tour  à tour 
des  tubes  de  différentes  dimensions  à divers  hyménoptères 
fouisseurs,  prétend  avoir  obtenu  à volonté  des  œufs  de 
l’un  ou  de  l’autre  sexe. 

« Et  vous  voulez,  conclut  M.  Nicolas,  que  celui  qui 
approprie  si  bien  la  ponte  à tel  volume,  doublant  les 
provisions  de  miel,  de  chenilles,  d’araignées,  de  saute- 
relles, de  larves,  etc.,  pour  alimenter  un  œuf  femelle,  ne 
])uisse  pas  modifier  ses  actes  ou  en  changer  la  série,  enri- 
chir par  d’autres  réflexes  ceux  qu’il  possède  être  intel- 

ligent en  un  mot.  ^ 

Cette  conclusion  ne  nous  paraît  nullement  obligée,  au 
contraire  ; alors  même  que  l’insecte  modifie  ses  actes  et 
en  change  la  série  pour  les  adapter  à un  autre  milieu, 
rien  ne  prouve  qu’il  pose  un  acte  intelligent.  Certains  res- 
sorts ne  jouent,  dans  plusieurs  des  machines  inventées  par 
l’homme,  qu’cui  cas  de  dérangement  ou  de  danger.  Ne  peut- 
il  donc  en  être  d(>  même  chez  ces  machines  merveilleuses, 
sorties  directement  de  la  main  du  (Créateur,  chez  ces  orga- 
nismes vivants,  dont  l’inconscience  saute  aux  yeux  et  qui 
accomplissent  cependant  des  miracles  de  prévoyance  et  de 
calcul,  dans  le  cycle  restreint  de  leur  évolution  spéci- 
fique' t 

M.  II.  Foll  affirme  (pie  l’on  réunit  sous  h'  nom 
d’instincts  des  phénomènes  d’ordre  très  différent,  à savoir, 
les  simples  réflexes  et  les  émotions  ou  passions  innées. 
Nous  admettons  très  volontiers  cette  distinction  pour 
l’homme  ; mais  elle  nous  paraît  bien  sujette  à caution  chez 
les  animaux. 


LES  INSTINCTS  DES  HYMÉNOPTÈRES. 


553 


En  elfet,  avant  de  songer  à séparer  chez  ces  derniers 
« les  actes  conscients  de  ceux  qui  ne  le  sont  pas  il  fau- 
drait démontrer  d’abord  l’existence  de  cette  conscience 
obscure  et  insaisissable  (|ui  ne  parvient  jamais  à soustraire 
l’animal  aux  lois  du  déterminisme  le  plus  absolu.  Car,  alors 
même  que  l’animal  s’écarte  ou  paraît  s’écarter  dans  une 
certaine  mesure  du  cycle  ordinaire  de  ses  mouvements 
réflexes,  il  est  toujours  nécessairement  détmaniné  à agir 
par  les  mouvements  ou  les  excitations  du  milieu  où  il  se 
meut.  Entre  un  mouvement  réflexe  acquis  par  l’habitude 
et  flxé  par  l’hérédité  et  un  mouvement  spontané  déterminé 
par  le  milieu,  nous  ne  parvenons  pas  à découvrir  de  diffé- 
rence essentielle.  Depuis  les  degrés  les  })lus  inférieurs  de 
l’échelle  de  la  vie,  nous  voyons  les  modiflcations  du  milieu 
réagir  sans  cess('  contre  les  mouvements,  ou  les  séries 
plus  ou  moins  coordonnées  de  réflexes  Axées  par  l’hérédité. 

M.  Maeckel  a ])arlaitement  conq)ris  toute  la  portée 
de  cette  loi  quand  il  écrit  : - Dans  la  nature  vivante  les 
ressemblances  viennent  de  l’hérédité,  les  différences  de 
l’adaptation.  ^ Et  i>ar  adaptation  il  entend  précisément  la 
résultante  du  conflit  entre  les  mouvements  ou  les  forces 
internes  et  externes.  Chez  l’animal  comme  chez  l’homme,  la 
mémoire  flxe  des  impressions  et  les  évo(pie  de  telle  sorte 
que  l’on  peut  voir,  (Ui  des  circonstances  spéciales,  l’animal 
se  déterminer  à agir  dans  une  direction  différente  de  celle 
que  ses  ancêtres  ont  suivie,  non  pas  parce  qu’il  est  intelli- 
gent et  libre,  parce  qu’il  associe  des  idées,  qu’il  compare, 
qu’il  juge  et  qu’il  veut,  mais  uni([uement  parce  que  les 
mouvements  d’origine  externe,  accumulés  sous  forme 
d’impressions  dans  son  système  nerveux,  flnissent  par 
l’emporter  sur  ses  impulsions  héréditaires.  Dans  un  cas 
comme  dans  l’autre,  il  est  déterminé  et  se  meut  suivant 
la  ligne  de  la  plus  forte  traction  ou  de  la  plus  faible  résis- 
tance. 

Si  l’animal  avait  conscience  de  ses  actes,  on  verrait  ses 
instincts  se  modifler  sans  cesse,  comme  les  habitudes  de 
l’homme,  les  lois  et  les  institutions  de  l’humanité. 


554  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Or,  il  n’en  est  rien.  Nous  le  répétons,  les  mœurs  des 
jjompiles  et  des  abeilles  décrites  par  Aristote  ou  chantées 
par  Virgile  sont  restées  absolument  les  mêmes  fpie  du 
temps  des  Grecs  et  des  Romains. 

Les  guêpes  n’ont  pas  appris  à faire  du  miel  ou  de  la 
cire  comme  les  abeilles,  ni  les  abeilles  à faire  du  carton 
comme  les  guêpes.  Les  constitutions  et  les  mœurs  des 
fourmis  sont  restées  les  mêmes,  les  castes  n’ont  point 
changé.  La  division  du  travail  s’exerce  toujours  de  la 
même  façon.  Les  nourrices  et  les  ouvrières  sont  toujours 
stériles  comme  autrefois,  les  soldats  sont  toujours  armés 
de  la  même  façon.  L’ordre  et  l’harmonie  subsistent,  parce 
cpie  les  lois  de  la  nature  sont  immuables  et  quelles 
s’exercent  à l’insu  de  ces  insectes,  comme  des  autres 
animaux.  L’homme  seul  a conscience  de  ces  lois  ; plus  il 
les  connaît,  plus  il  progresse,  plus  il  agrandit  le  domaine 
de  sa  liberté. 

Nous  le  déclarons  très  sincèrement,  après  avoir  suivi  de 
très  près  toutes  les  polémiques,  après  avoir  étudié  dans 
la  nature  même  ce  problème  de  l’instinct  qui  déroute  tant 
de  penseurs,  nous  ne  comprenons  pas  comment  l’on  puisse 
encore  attribuer  à l’intelligence  des  animaux  des  opéra- 
tions d’un  ordre  purement  machinal  comme  les  mœurs  des 
insectes  dont  nous  avons  esquissé  l’histoire.  Entre  les 
séries  de  mouvements  coordonnés  en  vue  d’une  tin,  tels 
que  les  physiologistes  les  observent  dans  l’organisme,  et 
les  instincts  de  ces  insectes  nous  n’apercevons  guère  de 
différence.  L’adaptation  spontanée  d’un  œil  aux  différents 
milieux,  ses  modifications  correspondant  aux  excitations 
lumineuses,  c’est-à-dire  aux  divers  degrés  d’intensité  de 
vibration  des  ondes  éthérées,  sont  certainement  aussi 
merveilleuses  que  les  évolutions  et  les  transformations 
de  l’instinct.  Et  cependant  nul  ne  songe  aujourd’hui 
à expliquer  le  jeu  et  les  adaptations  spontanées  de  cet 
organe  au  milieu,  par  l’intervention  d'un  esprit  occulte, 
d’un  principe  vital  en  un  mot. 


LES  INSTINCTS  DES  HYMÉNOPTÈRES. 


555 


Toutes  ces  équivoques  sont  perpétuées  par  rip'uorance 
des  ressources  de  la  mécanique,  ignorance  généralement 
partagée,  il  faut  le  dire,  par  les  philosophes  et  les  natura- 
listes confinés  dans  leur  spécialité. 

Elles  prennent  également  leur  source  dans  les  passions 
antireligieuses.  Plutôt  que  d’admettre  l’existence  d’un 
Créateur,  un  grand  nombre  de  naturalistes  préfèrent 
admettre  les  explications  les  moins  plausibles,  voire  même 
les  plus  ridicules,  et  substituent  aux  principes  rigoureux 
de  la  méthode  expérimentale  les  hypothèses  les  })lus 
vaines  et  les  conceptions  à priori. 

Afin  de  permettre  au  lecteur  d’apprécier  par  lui- 
même  la  portée  de  nos  critiques,  nous  croyons  devoir 
insister  sur  les  moeurs  de  certaines  espèces  d’insectes  que 
l’on  peut  observer  en  Belgique  et  qui  ont  été  particulière- 
ment mises  en  cause  par  les  naturalistes  contemporains. 

Tels  sont  les  hyménoptères  fouisseurs,  que  nous  avons 
décrits  sommairement  dans  un  premier  article,  comme 
les  sphégides  ou  guêpes  des  sables,  dont  nous  avons 
figuré  un  représentant  (i). 

Les  régions  sablonneuses,  comme  nos  Campines  et  nos 
dunes,  ou  bien  encore  les  parties  du  Ilainaut,  des  Flan- 
dres et  du  Brabant  où  affleurent  les  divers  sables  ter- 
tiaires, sont  les  territoires  de  chasse  préférés  des  hyméno- 
ptères fouisseurs. 

Il  est  donc  facile  d’observer  ces  insectes  dans  la  plu- 
part de  nos  régions  agricoles.  Le  bassin  bruxellien  se 
prête  tout  part  iculièrement  à ces  observations,  à cause  des 
nombreuses  tranchées  qui  le  sillonnent  dans  tous  les  sens 
et  de  la  composition  particulière  du  sable,  mélangé  de 
craie  et  d’argile,  de  plusieurs  de  ses  bancs.  Aussi  est-ce 
dans  ces  régions  que  nous  avons  réussi  le  plus  souvent  à 
contrôler,  par  nos  observations  personnelles,  les  moeurs 
extraordinaires  des  hyménoptères  fouisseurs.  Cependant 


(1)  Tome  XIII,  p.364. 


556 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


quelques  espèces  font  des  sables  de  la  Campine  leur 
habitat  de  prédilection. 

La  famille  des  Sphégides  est  représentée  dans  le  midi 
de  l’Europe  par  des  espèces  plus  g-randes,  et  qui  s’atta- 
quent presque  toutes  à des  espèces  d’insectes  déterminés, 
à l’exclusion  d’autres  genres  ou  d’autres  ordres.  Ces  Sphé- 
gides  manient  toujoure  leur  dard  empoisonné  avec  un 
parfait  discernement.  Ainsi  le  Sphex  du  Languedoc  et  le 
Sphex  à ailes  jaunes,  qui  s’attaquent  aux  grillons  et  aux 
sauterelles,  donnent  invariablement  trois  coups  de  poi- 
gnard dans  le  thorax  de  leur  victime,  parce  qu’il  y a un 
ganglion  moteur  dans  chaque  anneau. 

L’anatomie  de  ces  orthoptères  montre  en  effet  qu’il  y a 
là  trois  centres  nenmux  bien  distincts  pour  animer  les 
trois  paires  de  pattes.  Le  sphex  du  Languedoc  s’attaque 
en  outre  au  cerveau  de  sa  victime,  mais  il  n’a  garde  de 
faire  usage  de  son  dard,  qui  donnerait  la  mort  ; il  se  con- 
tente de  comprimer  les  ganglions  cérébraux  entre  ses 
mâchoires  de  façon  à amener  une  torpeur  passagère  pen- 
dant le  transport  au  nid  (i). 

Le  sphex  à ailes  (flavipennis)  ne  s’attaque  qu’aux 

grillons.  Une  autre  espèce  (aJhisecta)  ne  chasse  que  les 
criquets . 

Le  sphex  du  Languedoc  s’attaque  aux  ÉpJiipigères, 
sortes  de  grandes  sauterelles  vertes  sans  ailes,  fort  com- 
munes sur  les  feuilles  de  vigne  à la  lin  de  l’été.  Ainsi 
Y Ammophile  soyeuse  ne  s’attaque  guère  qu’aux  chenilles 
des  phalènes  ou  arpenteuses.  Les  pompiles,  qui  disposent 
d’un  venin  plus  violent,  s’attaquent  de  préférence  aux 
araignées  dans  les  pays  chauds.  En  Belgique,  le  pompile 
préfère  les,  hjcoses.  11  les  transporte  dans  son  nid,  et  pond 
un  œuf  sur  leur  liane. 

Aristote  avait  déjà  signalé  ce  trait  de  mœurs  dans  son 
histoire  naturelle  des  insectes.  Le  pompile  qui  s’attaque  à 


(1)  Fabre,  Souvenirs  entomologiqu  es. 


LES  INSTINCTS  DES  HYMENOPTERES. 


557 


la  grande  araignée  des  caves,  égaleinent  année  de  fortes 
mâchoires  et  de  poison,  n’a  garde  de  se  jeter  imprudem- 
ment sur  sa  victime  embusquée  dans  un  tube  de  soie.  Il  se 
contente  do  toucher  l’orihce  de  la  toile.  L’araignée  bondit 
aussitôt  au  dehors  pour  fondre  sur  sa  proie  ; mais  le 
pompile  se  jette  sur  elle  en  volant  et  la  saisissant  par 
l’extrémité  d’une  de  ses  longues  pattes,  il  la  précipite  sur 
le  sol;  puis,  sans  lui  laisser  le  temps  de  se  reconnaitre, 
la  transperce  de  sa  lance. 

L’araignée  n’a  (pi’un  seul  ganglion  thoraci(|ue  oii  se 
concentrent  les  mouvements.  Il  ne  faut  donc  qu’un  seul 
coup  d’aiguillon  pour  la  frapper  de  paralysie.  Comme 
toujours,  l’agresseur  a visé  avec  une  précision  miraculeuse 
l’organe  invisible  qu’il  lui  importait  d’atteindre.  Les 
pompiles  qui  s’atta([uent  à des  araignées  moins  dange- 
reuses fondent  directement  sur  elles  sans  recourir  à ces 
étonnantes  ruses  de  guerre.  La  nature  ne  fait  rien  en 
vain. 

iXous  avons  jadis  décrit  dans  ces  colonnes  les  caractères 
distinctifs  de  cette  famille  d’insectes,  proches  parents  des 
abeilles,  et  qui  ne  diffèrent  des  guêpes  ({ue  par  leurs 
moeurs.  Tandis  que  les  guêpes  vivent,  comme  les  fourmis, 
dans  une  habitation  commune,  sous  un  régime  républi- 
cain, les  hyménoptères  fouisseurs  se  creusent  générale- 
ment des  terriers  pour  leur  propre  compte,  d’où  vient 
leur  nom  de  guêpes  solitaires. 

Cependant  plusieurs  espèces  ont  la  taille  plus  longue  et 
plus  fine  que  la  guêpe  ordinaire.  Leur  abdomen,  formé  de 
plusieurs  anneaux,  s’allonge  également  d’une  manière 
anormale,  comme  chez  ces  parasites  des  chenilles  (pie  l’on 
nomme  ichneumons  et  dont  nous  avons  également  décrit 
les  mœurs. 

Souvent  leur  grosse  tête,  ornée  de  cornes  recourbées, 
est  noire  ainsi  que  le  corselet;  tandis  que  l’abdomen,  en 
forme  de  poire  à la  tige  effilée,  porte  une  écharpe  rouge 
dans  sa  partie  inférieure.  Telles  sont  les  ammop]nle.s. 


553 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


désormais  célèbres  par  leurs  mœurs,  qui  semblent  au 
premier  abord  révéler  une  science  approfondie  et  des 
facultés  de  raisonnement  supérieures  à celles  de  bien  des 
savants. 

L’anatomie  nous  enseigne  que  les  chenilles  présentent, 
comiiKî  presque  tous  les  articulés,  une  chaîne  nerveuse 
située  dans  la  partie  ventrale.  Cette  chaîne  longitudinale 
présente  générahmient  autant  de  renflements  ou  ganglions 
(ju’il  y a d’articles  du  corps,  c’est-à-dire  d’anneaux  ou  do 
segments. 

La  physiologie  nous  enseigne  à son  tour  que  dans  ces 
ganglions  se  centralisent  la  sensibilité  et  le  mouvement 
de  l’animal;  en  sorte  que  si,  par  un  savant  artifice,  on 
parvient  à paralyser  les  fonctions  de  chacun  de  ces  cen- 
tres nerveux,  on  paralyse  par  le  fait  chacun  des  anneaux 
de  la  chenille. 

Pour  réussir  dans  cette  vivisection  délicate,  il  faut  être 
un  anatomiste  de  première  force,  et  encore  ce  n’est  le 
plus  souvent  qu’après  plusieurs  piqûres  que  l’on  peut  arri- 
ver à frapper  le  centre  visé.  De  plus,  il  importe  que  la 
pointe  du  stylet  ou  de  l’aiguille  soit  enduite  d’une  sub- 
stance hypnotisante  qui,  comme  le  chloroforme,  para- 
lyse ou  endort  l’animal  sans  le  tuer. 

Voilà  bien  des  conditions  requises  pour  atteindre  péni- 
blement un  but  que  Yammophile  atteint  d’enililéo  sans 
hésiter,  comme  en  se  jouant. 

Nous  possédons  en  Belgique  deux  espèces  d’ammo- 
philes  bien  distinctes  : l’ammophile  hérissée,  encore 
appelée  Psammophile  par  les  naturalistes  de  cabinet, 
préoccupés  de  compliquer  la  terminologie  scientifique. 

La  seconde  espèce,  de  beaucoup  la  plus  commune  et 
qui  voltige  dès  le  mois  do  mai  dans  des  champs,  surtout 
au  bord  des  sentiers  sablonneux  cimentés  par  un  peu  d’ar- 
gile et  do  calcaire,  est  l’ammophile  des  sables,  Ammophila 
sabulosa. 

Chez  cotte  ammophilo,  comme  chez  toutes  ses  congé- 


LES  INSTINCTS  DES  HYMÉNOPTÈRES.  5 5g 

nères,  les  tarses  des  pattes  antérieures  font  l’office  de 
rateaux,  et  les  mandilniles  de  pioche  et  do  tenailles. 

Le  terrier  cpi’elle  se  creuse  est  un  simple  tube  vertical 
de  5 centimètres  de  profondeur  environ  ; il  se  termine  par 
un  ronflement  en  forme  de  cellule,  oii  seront  déposés  côte 
à côte  l’œuf  et  la  proie  eng-ourdie  destinée  à l’alimenta- 
tion de  la  larve. 

Le  gibier  de  prédilection  de  la  femelle  d’ammopliile,  à 
l’époque  de  la  ponte,  consiste  en  ces  grosses  chenilles 
grises  et  glabres  qui  s’attaquent  au  collet  des  plantes, 
comme  le  ver  gris  de  la  betterave  et  des  choux,  ou  la 
chenille  de  la  noctuelle  des  moissons.  Elle  s’attaque  donc 
de  préférence  aux  lépidoptères  les  plus  redoutables  pour 
la  grande  culture.  On  a retiré  d(>s  mandibules  d('  l’amnio- 
phile  des  sables  des  chenilles  de  ce  gcmre  pesant  jusqu’à 
quinze  fois  le  poids  de  l’insecte  ravissc'ur.  Aucun  autre 
représentant  de  l’ordre  des  hyménoptères  ne  déploie  une 
force  musculaire  aussi  considérable  (i). 

L’ammophile  des  sables  ne  commence  à chasser  que 
lorsque  son  terrier  est  complètement  achevé.  Si  elle  est 
surprise  par  la  nuit  au  milieu  de  son  travail,  elle  ne  passe 
pas  la  soirée  dans  son  gîte,  mais  elle  en  masque  l’entrée 
avec  une  pierre  plate  qu’elle  recouvre  do  terre  comme  un 
dolmen  sous  un  tumulus.  On  peut  observer  aisément  ce 
phénomène  en  Campine  et  dans  les  dunes  de  notre  litto- 
ral au  coucher  du  soleil,  en  automne,  époque  oîi  l’ammo- 
phile  travaille  à assurer  la  conservation  de  son  espèce. 
L’insecte  qui  a mis  ainsi  les  scellés  au  logis,  selon  l’heu- 
reuse expression  d’un  naturaliste  contemporain,  sait  par- 
faitement retrouver  le  lendemain  son  domicile  abandonné. 
Il  partage,  du  reste,  avec  la  plupart  des  hyménoptères 

(1)  M.  Félix  Plateau  a démontré  par  des  expériences  ingénieuses  que, 
chez  les  insectes,  la  puissance  musculaire  relative  est  beaucoup  plus  consi- 
dérable que  chez  les  animaux  supérieurs  ; cette  puissance  est  en  raison 
inverse  de  la  taille.  Il  a établi  par  exemple,  en  faisant  traîner  des  poids  par 
des  hannetons,  que  ces  insectes  sont  relativement  vingt  fois  plus  forts  qu’un 
cheval,  les  abeilles  trente  fois,  etc. 


56o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


cette  faculté  merveilleuse  de  mesurer  de  ses  yeux  tous  les 
angles  possibles  en  volant.  « C’est  une  triangulation  con- 
tinue qui  ne  s’arrête  jamais  (i). 

Son  terrier  achevé,  l’ammophile  se  met  immédiatement 
en  chasse.  Dès  quelle  a découvert  une  chenille  à son  gré, 
l’ammophile  gratte  le  sol  au  collet  de  la  plante,  absolu- 
ment comme  un  chien  ([ui  cherche  à pénétrer  dans  le  ter- 
rier d’un  lapin.  Comme  le  chien,  l’ammophile  gratte  rapi- 
dement le  sable  avec  ses  pattes  de  devant  et  le  projette 
au  loin  comme  une  averse  entre  ses  longues  pattes  posté- 
rieures solidement  arc-boutées  sur  le  sol. 

Enfin,  elle  amène  au  jour  la  proie  dont  son  infaillible 
instinct  lui  a révélé  la  présence  sous  terre  : aussitôt  elle 
la  saisit  dans  ses  puissantes  mâchoires  par  la  peau  du 
dos  ou  de  la  nuque. 

La  chenille  se  débat  vigoureusement  ; mais,  sans  tenir 
compte  de  ses  contorsions,  le  bourreau  s’est  campé  sur 
son  dos  et  a recourbé  son  abdomen  sous  le  ventre  de  la 
victime.  C’est  l’affaire  de  quelques  secondes  : bientôt  la 
chenille  déroule  ses  anneaux  inertes  et  se  laisse  emporter 
sans  résistance.  Le  poignard,  empoisonné  comme  le  kriss 
des  Malais  ou  la  flèche  des  Botocudos,  a fait  son  œuvre. 
Il  est  allé  frapper  à coup  sûr  les  ganglions  nerveux  qui 
commandent  les  mouvements. 

L’ammophile  hérissée  donne,  paraît-il,  autant  de  coups 
d’aiguillon  que  le  corps  de  la  victime  présente  d’anneaux 
ou  de  segments,  en  procédant  par  ordre  de  l’avant  à 
l’arrière. 

Comme  cette  ammophile  est  moins  commune  que  l’autre 
en  Belgique,  nous  l’avons  observée  en  captivité,  sans 
réussir  à contrôler  toute  la  série  de  ces  manœuvres  éton- 
nantes ; mais  nous  avons  été  plus  heureux  en  ce  qui 
concerne  l’ammophile  des  sables,  qui  procède  du  reste 


(1)  Revue  scientifique.  Les  instincts  des  hyménoptères,  par  M.  Nicolas, 
II  septembre  1886. 


LES  INSTINCTS  DES  HYMÉNOPTÈRES. 


56l 


d’une  façon  beaucoup  plus  sommaire  et  peut-être  plus 
savante. 

La  chenille  est  Ibrmée  de  12  anneaux  sans  compter  la 
tête.  Les  3 premiers  portent  les  trois  paires  de  pattes 
qui  correspondent  aux  pattes  de  l’insecte  parfait,  tixêes 
sur  les  trois  anneaux  du  coi'selet  ou  du  thorax. 

Les  quatre  derniers  anneaux  portent  chacun  une  paire 
de  lausses  pattes,  qui  disparaîtront  plus  tard.  Entre  les 
vraies  et  les  fausses  pattes  se  trouvent  donc  deux  anneaux 
dépourvus  d’appendices.  C’est  là  que  l’insecte  va  frapper 
avec  une  précision  stupéfiante.  11  lui  suffit  d’un  seul  coup 
d’aiguillon  pour  introduire  son  poison  dans  le  centre,  d’où 
il  étendra  son  action  dans  les  <leux  sens,  de  la  tête  à 
la  queue. 

L’expérience  du  physiologiste  a démontré  depuis  peu 
que  ce  point  est  précisément  celui  où  la  sensibilité  de  la 
larve  est  le  moins  développée  et  d’où  le  poison  inoculé 
peut  se  répandre  le  plus  aisément  dans  la  chaîne  gan- 
glionnaire. Cette  opération  terminée,  l’ammophile  s’attelle 
à sa  proie  et  se  met  en  devoir  de  la  porter  à son  terrier. 
Elle  l’entraîne  sous  elle  en  chevauchant  sur  le  sol,  car  le 
plus  souvent  la  proie  est  trop  lourde  pour  être  trans- 
portée au  vol. 

Arrivés  au  terrier,  dit  Taschenberg,  monture  et 
cavalier  font  soudain  la  culbute;  mais  ranimophile  seule 
dégringole  au  fond  du  trou.  Elle  reparaît  bientôt,  et  com- 
mence à traîner  sa  proie  à reculons,  après  s’être  assurée 
que  la  cellule  est  prête  à recevoir  son  hôte.  Dès  ([ue  la 
chenille  est  parvenue  à destination,  ramnio})hilc  recourbe 
une  seconde  fois  son  abdomen  sur  les  segments  où  elle  a 
injecté  le  poison  ; mais,  cette  fois,  c’est  pour  déposer  son 
œuf.  M.  Fabre  a constaté  que  cet  œuf  est  invariablement 
déposé  sur  l’anneau  rendu  insensible.  C’est  en  ce  point 
seul  que  la  jeune  larve  pourra  mordre  sans  provoquer  des 
contorsions  qui  entraîneraient  sa  chute.  Où  la  piqûre  n’a 
rien  produit,  la  morsure  ne  produira  pas  davantage  de 

36 


XXI 


562 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


mouvements  compromettants.  Tout  est  pesé,  mesuré, 
calculé  ! 

On  le  voit,  l’observation  patiente  et  scrupuleuse  des 
mœurs  de  ce  chétif  insecte  nous  a ramenés  en  plein 
domaine  du  merveilleux. 

Mais  ce  n’est  pas  tout,  ^’oici  l’œuf  éclos  au  bout  de 
(juelques  jours.  Le  vermisseau  qui  en  sort  trouvera,  dans 
cette  proie  endormie  et  par  conséquent  restée  fraîche, 
juste  la  ration  nécessaire  pour  atteindre  son  entier  déve- 
loppement et  réaliser  sa  métamorphose.  La  dernière  bou- 
chée avalée,  il  commence  immédiatement  à tisser  son  cocon, 
où  il  dormira  jusqu’ <à  la  fin  du  printemps.  Ce  cocon  est 
également  un  miracle  de  prévoyance.  Il  se  compose  d’une 
triple  enveloppe  entourée  d’une  trame  à claire  voie,  sorte 
de  hamac  où  la  larve  s’étend  pour  construire  son  cocon 
proprement  dit.  La  première  et  la  deuxième  enveloppe 
forment  deux  bourses  cylindriques  feutrées  et  emboîtées. 
La  seconde,  qui  sert  d’étui  à la  nymphe,  est  un  feutre  de 
soie  ; elle  est  tapissée  à l’intérieur  d’une  couche  de  laque 
absolument  imperméable  à l’eau  ; disposition  indispen- 
sable chez  tous  les  insectes  dont  les  galeries  ne  sont  pas 
maçonnées  par  un  ciment  spécial  fabriqué  par  la  mère. 
Ainsi  l’on  voit  toujours,  dans  la  nature,  l’industrie  de  la 
mère  ou  de  la  larve  se  suppléer  mutuellement.  Comment 
ex})liquer  cette  suppléance  par  l’évolution  pure  et  simple, 
sans  l’intervention  d’une  intelligence  extrinsèque  qui  pré- 
side au  progrès  organique  et  fonctionnel,  et  qui  maintient 
l’équilibre  de  la  vie  dans  les  transformations  des  milieux  l 

(A  continuer.) 


A.  Proost. 


IIITTIÏES  i:r  AMORri'ES 


Une  communication  faite  par  i\I.  Sayee  à YAcadenuj, 
a donné  lieu  à une  discussion  des  plus  intéressantes,  qui 
s’est  déroulée  dans  les  colonnes  de  ce  journal  (i). 

M.  Sayee,  on  le  sait,  s'occupe  très  activement  du  dé- 
chitfrement  des  inscriptions  hittites  ou  liéthéenncs.  11  a 
résumé  ses  recherches  les  plus  récentes  sur  ce  sujet  dans 
l’ouvrage  de  M.  W.  Wright,  dont  le  P.  Van  den  Gheyn 
a donné,  ici  même,  l’analyse  (2).  Depuis  la  publication  de 
la  seconde  édition  do  cet  ouvrage,  M.  Sayee  croit  être 
arrivé  <à  des  résultats  nouveaux,  dont  voici  le  principal. 
Dans  une  inscription  de  Karkemisch  (3),  un  roi,  dont 
le  ]iom  n’est  pas  entièrement  déterminé,  porte  le  titre'., 
exprimé  idéographiquement , do  roi  du  pays  do  la  tète 
de  taureau  r.  Or,  parla  comparaison  de  passages  paral- 
lèles, M.  Sayee  a été  amené  à lire  phonétiquement  le  nom 
de  CO  pays.  Le  vrai  titre  du  roi  serait,  d’après  sa.  lecture, 

(1)  acrt(Zem/y,  des  23  et  30  octobre,  6,  13, 20  novembre  188G. 

(2)  W.  Wright,  The  empire  of  the  Hittites),  2'^®  édition,  1886.  Cf.  Revue  des 
QUEST.  scient.,  juillet  1886,  pp.  220  sq. 

(3)  C’est  l’inscription  connue  sous  le  nom  de  Jerabis  II.  Voyez  Wright,  PI. 
IX,  I.  2. 


504  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


- roi  du  pays  cVE-me-er  les  caractères  phonétiques  qui 
composent  ce  nom  sont  connus  par  la  bulle  de  Jovanotf. 
Ici  viennent  se  grouper  des  rapprochements  très  curieux. 
Les  documents  assyriens  nous  font  connaître  un  district, 
situé  vers  le  nord  de  Damas  et  appelé  Gar-Emeris  (ortho- 
graphe de  M.  Sayee),  auquel  on  a comparé  les  formations 
analogues  Gar-Gamis  et  Gar-Gis\  11  laut  donc  peut-être 
expliquer  Gar-Emeris  par  l’étymologie  le  Gar  (pays)  des 
Amorites  " et  identifier  ce  pays  avec  le  pays  cYE-me-er, 
dont  le  roi  figure  sur  l’inscription  que  nous  avons  citée. 
Les  sources  égyptiennes  confirment  l’existence  d’un  pays 
des  Amorites  au  sud  de  Karkemisch.  Les  listes  et  docu- 
ments géographiques  (i),  le  traité  d’alliance  du  temps  de 
Ramsès  11,  nous  signalent  la  ville  de  Maur-mar  (ou  Maiir- 
mir)  et  le  roi  Maur-sar^  dont  les  noms  contiennent  peut- 
être  une  abbréviation  d’A-moiir.  M.  Sayee  cite  encore  les 
villes  de  Beth-ammaris  et  cVÂ2)-ammaris,  que  les  documents 
assyriens  placent  sur  l’Euphrate  et  les  noms  des  rois 
Sara  (sJ-Emeru  (s),  et  E-me-er,  qu’il  croit  avoir  déchif- 
frés (2).  Le  plus  curieux,  c’est  que  cette  association  per- 
sistante des  Hittites  et  des  Amorites  au  nord  de  la  Pales- 
tine, semble,  au  témoignage  de  la  Bible,  avoir  existé  au 
sud  du  même  pays.  Hébron  est  une  ville  à la  fois  hittite  et 
amorite(3);  de  même,  Jérusalem  (4)  ; de  même  peut-être, 
Sichem(5  ).  Ajoutons  à cela  le  passage  si  connu  du  livre  des 
Nombres  (6)  ; - car  Hébron  fut  fondée  sept  ans  avant  Tanis, 
ville  d’Egypte",  la  tradition,  rapportée  par  Manéthon,  de 

(1)  Voyez  la  3'  liste  géographique  de  Toulmès  III,  au  n°  272.Peut-être  faut- 
il  comparer  aussi  le  n®  349  : Maur-ika.  Voy.  Brugsch,  Geschichte  Aegyptens, 
n®  édition,  1877,  pp.  454, 455.  Le  traité  d’alliance  est  traduit,  ibidem  p.  519,  où 
le  nom  du  roi  est  écrit  Maro-sir.  Cf.  p.  450. 

(2)  Je  ne  sais  où  se  trouve  la  justification  du  déchiffrement  de  Saru(s)- 

Emeru(s).  Les  sceaux  de  Schlumberger  n°®  12  et  5 me  semblent  contenir  la 
mention  Cf.  Wright, p.  192et  pl.xvi. 

(3)  Gen.,  xiv,  13, 24;  et  xxxni,  pass. 

(4)  Êzéchiel,  xvi,  45. 

(5)  Gen.,  xxiv,  2 et  xlviii,  22. 

(6)  Xum.,  XIII,  23. 


HITTITES  ET  AMORITES. 


565 


la  fuite  des  Hyksos  à Jérusalem  après  leur  expulsion 
d’Égypte,  enfin  la  théorie  de  Mariette  et  d’autres  sur  la 
part  considérable  prise  par  les  Hittites  à l’invasion  des 
Hyksos,  et  nous  en  arriverons  à nous  convaincre  f[ue  l’al- 
liance du  nord  subsistait  au  sud,  conformément  au  récit 
biblicpie. 

Telles  sont  les  conclusions  de  M.  Sayce.  M.  Clieyne  y 
fait  les  objections  suivantes  ; 

Le  pays  à'Amar  ou  Anmr  (on  écrit  encore  Amaur  ou 
Aniaour  ou  Amôr)  est  mentionné  dans  une  inscription  bien 
connue  de  Séti  P‘‘,  et  dans  une  autre  de  Ramsès  III.  S’il  est 
possible,  probable  même  malgré  des  divergences  d’opi- 
nions, que  la  ville  de  Qadescli  « dans  le  pays  d’Amar  - 
mentionnée  par  la  première  inscription  soit  lucn  (Jadescli 
sur  rOronte,  la  ville  hittite,  cette  probabilité  ne  sulisiste 
pas  pour  la  ville  de  Qadesch  « dans  le  pays  d’Amar  que 
mentionne  l’inscription  de  Ramsès  111.  En  elfet,  le  pays 
d’Amar  semble  dans  cette  dernière  être  clairement 
distingué  du  pays  des  Ivhétas.  M.  Ed.  Meyer  remarque 
d’ailleurs  que,  du  temps  de  Séti  P’’,  les  expressions 
géographiques  relatives  à la  Syrie  étaient  employées  avec 
assez  peu  de  précision.  L’association  que  M.  Sayce  trouve 
entre  Hittites  et  Amorites  du  Nord  dépend  donc  de  la 
question  de  savoir  si  le  vrai  sens  de  la  phrase  pays 
d’Amar  « doit  être  cherché  dans  l’inscription  de  Séti  P’' 
ou  dans  celle  de  Ramsès  HL  Pour  les  Hittites  du  Sud, 
les  mots  Hittites,  Amorites  ont,  dans  le  l’entatfmque,  un 
sens,  tantôt  plus,  tantôt  moins  étendu.  Le  sens  large  du 
mot  « Hittites  » semble  être  caractéristique  du  document 
connu  sous  le  nom  de  Grundschrift  par  la  critique 
rationaliste  allemande.  Il  faudrait  donc  une  étude  plus 
approfondie  pour  permettre  une  conclusion  sûre  en 
s’appuyant  sur  le  texte  biblique.  Quant  à Ezéchiel,  les 
deux  termes  désignent  chez  lui,  comme  chez  plusieurs 
autres  écrivains,  les  habitants  pré-israélites  de  la 
Palestine. 


566 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


C’est  sur  la  question  ainsi  posée  que  la  discussion  s’est 
engagée.  A M.  Sayce  sont  venus  sejoindreMM.  Neubauer 
et  H. -G.  Tomkins.  Nous  allons  examiner  avec  eux  les 
points  en  litige. 

Ne  considérons  d’abord  que  les  Hittites  et  les  Amorites 
du  Nord. 

Les  mots  pays  d’Amar  ^ se  trouvent  dans  les  inscrip- 
tions de  Toutmès  III,  de  Séti  P*’,  de  Ramsès  II,  de 
Ramsès  III,  et  dans  le  poème  de  Pentaour. 

Dans  l’inscription  de  Ramsès  III  dont  il  est  question, 
rien  n’indique  que  le  pays  d’Amar  doive  être  distingué  des 
environs  de  Qadesch  sur  l’Oronte.  La  confédération  de 
peuples  septentrionaux  (pii  y est  décrite  écrase  sur  son 
passage  les  Kliétas  et  les  gens  des  pays  de  Qadi,  de 
Karkemiscli,  d’Arattou  et  de  Cpidesch  (i).  Elle  détruit  ces 
villes  et  s’arrête  dans  le  pays  d’Amar.  Certes,  dans  ce 
récit,  rien  n’exclut  formellement  la  distinction  du  pays 
d’Aniar  et  du  pays  des  Khétas;  mais,  tout  aussi  certaine- 
ment, rien  ne  prouve  qu’il  faille  la  faire.  La  confédéra- 
tion peut  très  bien  s’étre  arrêtée  dans  le  pays  d’Amar  aux 
environs  do  Qadesch  (sur  l’Oronte).  Les  noms  d’Arattou 
et  de  Qadi,  que  suit  immédiatement  celui  de  Qadescli, 
semblent  l’indiquer  assez  clairement.  Il  ne  faut  pas  oublier 
d’ailleurs  que  le  pays  d’Amar  n’était  qu’un  district  du 
pays  des  Khétas.  Rien  de  plus  conforme  à ce  que  nous 
savons  de  la  manière  dont  se  faisait  la  guerre  en  Syrie  à 
cette  époque,  que  cette  défaite  du  peuple  dos  Khétas 
confédéré,  suivie  du  siège  et  de  la  reddition  successive 
des  différentes  villes  de  la  confédération.  Dans  une  autre 
inscription,  qui  accompagne  la  représentation  des  rois  et 
princes  vaincus  par  Ramsès  III  (Medinet  Abou),  nous 

(1)  Voy.  Maspero,  Histoire  de  l’Orient,  4'  édit.,  p.  237.  Fr.  Lenormant,  His- 
toire ancienne  de  l’Orient,  9'  édit.,  t.  II,  p.  309.  Brugsch,  dans  son  histoire 
p.  598,  ne  parle  pas  de  Qadesch,  mais  d’AIus  (?),  II  assimile  Qadi  à la  Galilée. 
On  l'assimile  assez  généralement  au  pays  de  Qwê  (Goa)  d’où  Salomon  tirait 
ses  chevaux.  (I  (III)  Reg.  x,  28  ; II  Par.,  i,  16}. 


HITTITES  ET  AMORITES. 


567 


voyons  figurer  « le  misérable  roi  des  Kliétas  « et,  immé- 
diatement après,  « le  misérable  roi  des  Amorites  ” (i). 

Les  inscriptions  do  Ramsès  II  déterminent  avec  certi- 
tude la  position  de  la  ville  de  Qadesch,  autour  de  laquelle 
se  livra  une  des  plus  grandes  batailles  de  riiistoiro 
égyptienne.  C’est  bien  de  Qadesch  sur  l’Oronte  qu’il  s’agit 
ici.  Et  le  poète  Pontaour  nous  apprend  que  Qadesch  était 
située  dans  le  pays  des  Amorites  (2).  Nous  trouvons  aussi 
mentionnée  et  représentée  dans  une  inscription  du  même 
prince  la  forteresse  de  Dapur  (Thabor)  « dans  le  pays  des 
Amorites  » (3). 

L’inscription  de  Séti  P'',  dont  nous  avons  parlé  plus 
haut,  nous  montre  ce  roi  prêt  à conquérir  Qadesch  dans 
le  pays  des  Amorites  ?»  (4).  Enfin  Toutmès  III,  dans  ses 
nombreuses  expéditions  en  Syrie,  prit  et  reprit  plusieurs 
fois  la  ville  do  Qadesch  dans  le  jiays  des  Amorites  « (5). 

Toutes  ces  villes  de  tladesch  et  tous  ces  pays  d’Amar 
sont-ils  differents  ? C’est  ce  qu’il  me  paraît  presque  impos- 
sible d’admettre.  A peu  près  tous  les  égyptologues  recon- 
naissent que  Qadesch  du  temps  do  Toutmès  III  est  bien 
Qadesch  sur  l’Oronte.  Tel  est  l’avis  de  Rongé  (6), 
d’Ebers  (7),  de  Rrugsch  (8),  de  Maspero  (9);  Wiede- 
mann  (10)  laisse  la  question  indécise;  un  assyriologue, 
Fr.  Hommel  (1 1),  se  prononce  pour  Qadesch  sur  l’Oronte. 

(1)  Brugsch,  Ges.  Aeg.,  p.  602. 

(2)  p.  503. 

(3)  Ibid.,  p.  515.  Cf.  Lenormant,  op.  cit.  II,  p.  262. 

(4)  Brugscli,  p.  462. 

(5)  Ibid.,  p.  334.  Cf.  Academg,  6nov.  1886,  p.  313. 

(6)  Étude  sur  quelques  monuments  du  règne  de  Toutmès  III.Revve  archéol., 
N.  S.,  IV,  p.  355.  Cf.  Berne  arch.,  N.  S.,  II,  p.  308. 

(7)  Dus  Grabund  die  Biographie  des  Feldhauptmanns  Amén-em-héb.zmia. 
vol.  XXXI,  p.  465. 

(8)  Geographische  Inschriften.ll,  p.  21.  Cf.  p.  48. 

(9)  Notes  sur  quelques  points  de  gram7naire  et  d’histoire.  Zeitsch.  für  aeg. 
Sprache,  etc.,  1881,  p.  116. 

(10)  Geschichte  des  .vviii.  Dgn.  zdmg.,  XXXII,  p.  124.  Mariette  n’est  pas  de 
l’avis  des  égyptologues  cités.  V.  son  ouvrage  : Les  Pylônes  de  Karnak. 

(11)  Die  vorsemitischen  Kulturen,]}.  180. 


568 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Il  nous  semble  difficile  de  croire  que  la  ville  de  Qadesch 
de  Séti  ne  soit  pas  la  Qadesch  de  Toutinès  III.  En  effet, 
Qadesch  apparaît  dans  les  annales  des  rois  égyptiens 
comme  un  des  boulevards  principaux  de  leurs  ennemis 
héréditaires,  les  Khétas.  Toute  guerre  contre  ceux-ci 
comprend  toujours  la  prise  de  Qadesch.  Est-il  probable 
que  ce  centre  hittite  ait  varié  de  place  dans  le  courant  des 
siècles  que  remplit  l’histoire  des  XVIIP,  XIX®  et 
XX®  dynasties,  sans  qu’une  trace  quelconque  s’en  retrouve 
dans  les  nombreuses  mentions  qu’en  font  les  inscriptions  ? 
Sans  doute  Ed.  Meyer  remarque  que  les  inscriptions  de 
Séti  I®''  concernant  la  Syrie  manquent  de  précision.  Mais 
il  est  difficile  d’en  trouver  une  preuve  dans  son  livre,  le 
seul,  à ma  connaissance,  qui  relève  pareil  fait,  si  ce  n’est 
cette  idée,  peut-être  préconçue,  que  pour  les  Egyptiens  le 
pays  d’Amar  ne  désignait  proprement  que  la  Palestine 
(de  même  que  le  Routen  supérieur),  ainsi  que  pour  l’écri- 
vain élohiste  de  la  Bible  et  le  prophète  Amos  (i). 

Ce  qui  contribue  à rendre  probable  l’association  entre 
Hittites  et  Amorites  constatée  par  M.  Sayce,  c’est  un  bas- 
relief  du  Ramesséum,  qui  représente  la  prise  de  la  forte- 
resse de  Dapur  (Thabor)  dans  le  pays  des  Amorites  par 
Ramsès  II.  A droite  se  dresse  un  fort  que  domine  une 
tour  centrale  où  se  trouve  placé  une  sorte  d’étendard.  Le 
fort  et  la  plaine  sont  remplis  de  guerriers  hittites,  très 
reconnaissables  à leur  menton  rasé  et  à ce  singulier 
appendice  en  forme  de  queue  de  porc  que  plusieurs  d’en- 
tre eux,  les  chefs  probablement  (2),  portent  suspendu  der- 
rière la  tête.  A l’avant-plan  de  droite  les  fils  de  Ramsès, 
à celui  de  gauche  ce  prince  lui-même,  debout  sur  son  char 
de  guerre  lancé  au  galop.  Voilà  donc  une  forteresse  du 
pays  des  Amorites  défendue  par  des  Hittites. 

Je  ne  veux  pas  laisser  passer  cette  occasion  sans 

(1)  Ed.  Meyer.  Geschichte  des  Alterthums,  1 Band,  1884.  § 179,  p.  216  et 

§ 180,  p.  218. 

f2)  Cf.  Academy,  1885,  n"  du  4 avril,  p.  246.  — Cf.  Jer.  iii  et  Jer.  ii  passim. 
Cf.  aussi  les  sculptures  de  Boghaz-Keni — Wright,  pl.  xxiv,  n°®  4 et  6. 


HITTITES  ET  AMORITES. 


569 


signaler  dans  la  même  composition  deux  pei*sonnages,  à 
coup  sûr  extraordinaires,  qui  sy  trouvent  représentés. 
L’un  d’eux,  mort  peut-être,  est  étendu  sur  les  créneaux 
de  la  tour  centrale  ; l’autre  tombe  du  haut  de  cette  tour 
sur  les  murs  situés  plus  bas.  Ils  portent  chacun  deux 
cornes  fixées  au  sommet  de  la  tête.  Tout  près  d’eux,  un 
personnage  à rpieue  tient  en  main  une  sorte  de  fourche  à 
manche  court,  munie  de  quatre  dents.  Faut-il  voir  dans 
ce  dernier  instrument  un  symbole  analogue  à celui  que 
porte,  dans  certaines  représentations,  le  dieu  assyrien  de 
l’orage,  Ranian  (1)  ? Faut-il  considérer  ces  deux  hommes 
armés  de  cornes  comme  des  prêtres  de  la  déesse  honorée 
à Aschtarôth-Ciarnaïm,  peut-être  du  dieu  8andon  (2)  ? 
Faut-ilpenser  que  ce  sont  des  représentantsde  cette  popu- 
lation des  Qarnaïm,  qui  ('xistait  en  Palestine  du  temps 
d’Abraham,  qui  fut  battue  par  le  Chodorlahomor  de  la 
Vulgate,  et  (pii  paraît  alliée  aux  Amorites  de  cette 
époque  (3)  ? Je  n’oserais  trancher  la  (piestion.  Je  crois 
toutefois  que  la  présence  de  ces  personnages  au  sommet  de 
la  tour  et  leur  absence  complète  sur  le  champ  de  bataille 
doivent  faire  écarter  la  dernière  hypothèse. 

Un  texte  biblique,  rapporté  par  M.  H.  (I.  Tomkins  fait 
aussi  allusion,  semble-t-il,  aux  Amorites  du  nord  de  la 
Palestine.  C’est  un  texte  de  Josué,  xiii,  4,  qui  contient  ce 
qui  suit  ; « Et  en  partant  du  midi,  tout  le  pays  do  Cha- 
naan  et  Mearah,  qui  appartient  aux  Sidoniens,  juscju’à 
Apheq,  frontière  des  Amorites.  r’  11  faut  en  conclure  (pie, 
dans  la  direction  donnée,  c’est-à-dire  du  midi  au  nord,  le 
pays  des  Amorites  commençait  à Aphe(p 

En  résumé  donc,  et  pour  ce  ((ui  concerne  les  Hittites 
du  Nord,  la  conjecture  de  M.  Sayce  me  paraît  présenter 
une  grande  probabilité. 

(1)  Cf.  son  image  reproduite  d’aj)rès  un  cylindre  assyrien  dans  Lenor- 
mant,  Hist.  anc.,  t.  I,  p.  62. 

(2)  Le  dieu  Sandon  porte  plusieurs  cornes  sur  le  bas-relief  d’Ibriz.  — 
Wright,  pl.  XIV. 

(3)  Gen.,  xiv,  5,  7. 


570 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Il  faudrait  cependant  se  garder  de  souscrire,  sans 
examen  ultérieur,  à la  comparaison  qu’il  établit  entre 
Gar-Emeris,  E-me-er,  et  Gar-Gamis.  En  effet,  d’abord, 
des  assyriologues  du  plus  haut  mérite,  comme  M.  Fried. 
Delitzsch  (i)  et  le  P.  Delattre (2),  sans  méconnaître  la  pos- 
sibilité de  la  lecture  de  M.  Sayce,  préfèrent  lire  : mat  sa 
Imiri-su.  Ensuite  l’explication  que  donne  le  P.  Delattre 
des  mots  : mat  sa  Imiri-su,  Je  pays  de  son  âne,  est  con- 
firmée d’une  manière  si  frappante  par  les  monuments 
égyptiens,  qu’il  est  difficile  de  ne  pas  s’y  arrêter.  Nous 
voyons  dans  la  liste  des  tributs  du  pays  de  Zabi,  pour 
l’an  34  du  règne  de  Toutmès  III,  70  ânes.  Ceci  est  encore 
assez  peu  convaincant,  car  on  identifie  ordinairement  le 
pays  de  Zabi  avec  les  environs  d’Arattou  (Aradus).  Ce  qui 
l’est  plus,  ce  sont  les  84  ânes  compris  dans  le  tribut  du 
liouten  de  la  même  année,  ce  sont  les  46  ânes  compris 
dans  le  tribut  de  la  ville  d’Anaugas,  pour  l’an  38  (3).  Le 
Routen,  d’une  manière  générale,  peut  parfaitement  com- 
prendre le  nord  de  Damas  ; Anaugas  se  place  un  peu  au 
sud  d’Alep.  Or,  (pi’on  le  remarque  bien,  les  ânes  n’appa- 
raissent dans  aucun  autre  texte  ; ce  sont  les  produits 
spéciaux  de  la  Syrie.  Amenembeb  nous  raconte,  dans  sa 
biographie,  qu’il  a pris  aux  habitants  du  plateau  de  Uan, 
à l’ouest  de  Cbalibu  (Alep),  70  ânes  (4).  Wiedemann  (5), 
([ui  signale  ce  dernier  fait,  rapproche  aussi  de  l’expression 
assyrienne  citée,  la  mention  que  fait  un  fragment  de 
papyrus  du  temps  de  Toutmès  III,  conservé  à Turin, 
des  ânes  du  prince  du  pays  de  Chai  (Syrie).  Peut-être  y 
aurait-il  moyen  de  voir,  dans  la  tête  de  taureau  dont 
parle  M.  Sayce,  une  tête  d’âne  : dès  lors,  tout  serait 
concilié.  Cette  même  tête  d’âne  me  paraît  clairement 

(1)  Wo  lay  das  Parodies,  p. ‘■268. 

(2)  U Asie  occidentale  dans  les  inscriptions  assyriennes.  Revue  des  quest 
SCIENT.,  oct.  1884,  p.  .544. 

(3)  Brugsch,  Ges.  Aeg.,  pp.  315,316,  320. 

(4)  Ebers,  op.  cit.,  zdmg,  XXXI,  p.  43.5. 

(5)  Wiedemann,  op.  cit.,  zdmg,  XXXII,  p.  126,  note  4. 


HITTITES  ET  AMORITES. 


571 

représentée  à la  ligne  5 de  l’inscription  n"  2 de  Jerabis  (i). 

Reste  à parler  de  l’association  entre  Hittites  et  Amorites 
au  sud  de  la  Palestine.  Ici  les  seuls  renseignements  que 
nous  possédions  nous  sont  fournis  par  la  Bible. 
M.  Wright  (2),  il  est  vrai,  parle  à trois  reprises  différentes 
d’une  inscription  récemment  déposée  au  Louvre  et  qui 
relaterait  la  destruction  de  villes  et  de  palais  hittites  sur 
les  frontières  d’Egypte.  Cette  inscriplion  remonterait  à 
Amenemhat  II  (XIP  dynastie).  M.  Wright  cite  en  note  la 
traduction  anglaise  de  l’iiistoire  de  Brugsch.  Je  n’ai  pu 
vérifier  son  affirmation.  Il  est  inutile  d’insister  sur  son 
importance. 

Du  temps  d’Abraham  déjà  Hébron  est  une  ville,  tantôt 
commandée  par  un  chef  amorite, tantôt  par  un  chef  hittite. 
Mambré  est  un  Amorite;  il  est  frère  ou  plutôt  allié 
(l’hébreu  aJti  a les  deux  significations)  de  Aner  et 
d’Eschol  (3).  Au  contraire,  un  })0u  plus  tard,  Ephron, 
fils  de  Zohar,  semble  être  le  chef,  et  est  appelé  Hittite  (4). 
M.  Neubauer  compare  le  pays  de  Moriah  (5)  et  le  mont 
Moriali.  C’est  nne  conjecture  dont  il  est  difficile  d’appré- 
cier la  valeur.  Il  est  impossible  d’analyser  ici  tous  les 
textes  concernant  les  Hittites  et  les  Amorites,  qui  sont 
épars  dans  la  Bible.  Contentons-nous  des  principaux.  A 
partir  de  la  promesse  faite  à Abraham  (6),  nous  voyons 
toujours  la  terre  de  Chanaan  caractérisée  par  un  ensemble 
de  peuples  qui  forment, dans  l’Exode,  le  livre  des  Nombres, 
le  Deutéronome  et  le  livre  de  Josué,  une  sorte  de  formule 
consacrée,  dans  laquelle  quelques  noms  secondaires  appa- 
raissent de  temps  en  Lmips,  mais  dont  le  noyau  perpé- 
tuel est  composé  des  peuples  suivants  : les  Hittites,  les 
Amorites,  les  Chananéens,  les  Hivvites  (ou  Hévéens)  et 
Jébusites.  Les  Hittites  ont  laissé  en  Palestine  des  traces 

(1)  Jer.  II,  1.  î),  dans  Wright,  pl.  ix. 

(2)  The  empire  ofthe  Hittites,  pp.  14,  47,  99. 

(3)  Gen.,  xiv,  13,  24. 

(4)  Gen.,  xxiii,  passim.  Cf.  xxv,  9. 

(5)  Gen.,  xxn,  2et  II  Par.  iii,  1. 

(6)  C'en.,  XV,  19-21. 


5j2 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


de  leur  nom  qui  subsistent  encore  (i).  L’écrivain  sacré 
distingue  parfaitement  le  pays  des  Hittites,  le  siège  de 
leur  nationalité  situé  au  nord  do  la  Palestine,  et  les 
Hittites  qui  habitent  cette  dernière.  Par  exemple  : 
« Depuis  le  désert  et  le  Liban  jusqu’au  grand  fleuve, 
l’Euphrate,  toute  la  terre  des  Hittites,  jusqu’à  la  grande 
mer  à l’occident...  (2).  De  même,  l’habitant  de  Luz  qui 
trahit  ses  concitoyens  va  fonder  une  nouvelle  ville  dans 
le  pays  des  Hittites  (3).  Il  l’appelle  Luz,  et  l’on  croit 
l’avoir  retrouvée  dans  les  ruines  de  Lûeizoh,  non  loin  du 
lac  Mérom.  Pour  ce  qui  regarde  les  Hittites  palestiniens, 
je  crois  que  leur  situation  générale  est  indiquée  dans  le 
texte  suivant  ; - Les  Amalécites  habitaient  au  midi,  les 
Hittites,  Jébusites  et  Amorites  dans  les  montagnes,  les 
Chananéens  près  de  la  mer  et  sur  les  rives  du  Jourdain  (4).  « 
La  conquête  du  pays  de  Basan  et  des  possessions  des  fils 
de  IMoab  par  Og  et  Sehon  était  récente  (5).  Les  Hittites 
dominaient  sans  doute  la  contrée,  du  moins  la  partie 
montagneuse,  de  la  même  façon  que  les  rois  d’Egypte,  se 
bornant  à prélever  des  tributs,  quittes  à laisser  pour  le 
reste  pleine  liberté  aux  roitelets  qui  les  payaient. 

De  tout  ceci  résulte  pour  moi  la  conviction  qu’il  ne  faut 
pas  faire  deux  races  distinctes  des  Hittites  du  Nord  et  des 
Hittites  du  Sud.  Cette  distinction  m’a  toujours  paru  peu 
naturelle,  et  me  semble  avoir  été  inventée  pour  concilier  le 
texte  biblique  qui  fait  de  Heth  le  fils  de  Chanaan  d’une 
part,  avec  les  données  ethnographiques  fournies  par  les 
monuments  égyptiens  et  hittites  d’autre  part. Ne  pourrait- 
on  pas  admettre  ici  une  explication  analogue  à celle  que 
l’on  donne  de  l’inscription  d’Elam  dans  la  nomenclature 
des  fils  de  Sein.  Elam  est  certainement  fils  de  Sem.  Mais 
les  Élamites,  du  moins  le  premier  fond  de  la  population, 

(1)  Couder,  Heth  and  Moah,  p.  .ô3. 

(2)  Jos.,  1, 4. 

(3)  Jud.,  1,  26,  27. 

(4)  Hum.  xni,  30.  Cf.  Detit.  i,  7,  20,  44,  Josué,  ix,  1,  2 ; xi,  1-5  etc. 

(5)  XXI,  21  ad  fin. 


HITTITES  ET  AMORITES. 


SyS 


sont  très  probablement  non  sémitiques.  Retournons 
l’explication  : Heth  est  certainement  fils  de  Chanaan  ; les 
peuples  descendus  de  l’Amanus  qui  occupèrent  son  pays 
et  portèrent  dans  la  suite  son  nom  ne  sont  très  probable- 
ment pas  cliananéens,  ni  sémites.  Oiiy  a-t-il  une  contra- 
diction? Le  nom  do  Hittites  a été  appliqué  à la  seconde 
couche  de  populations  comme  à la  première,  de  môme 
qu’on  a appelé  les  Germains  , Allemands  , les  Italiens, 
Italiens,  en  étendant  à tout  un  pays  le  nom  du  premier 
peuple  qu’on  y a connu.  Dans  cette  hypothèse,  l’invasion 
des  peiq)lados  alarodiennes,  si  on  veut  les  appeler  ainsi, 
qui  se  fusionnèrent  avec  les  Hittites  cliananéens,  serait 
relativement  assez  récente. Les  Assyriens  et  les  Egyptiens 
auront  étendu  aux  premières  le  nom  des  seconds,  seule 
chose  qui  ait  survécu  à leur  disparition.  Les  Amorites,  au 
contraire,  auront  conservé  avec  leur  nomuno  certaine  exis- 
tence propre  : mêlés  aux  Hittito-Alarodiens  dans  le  pays 
d’Ainar  aux  environs  de  (iadoscli,  ils  seront  dc'sccndus 
avec  eux  en  Palestine.  De  là  l’association  constatée.  Ceci 
explique  aussi  les  noms  sémitico-chananéens  do  Qadesch, 
Hamath,  etc.  Si  l’on  veut  avoir  une  représentation  figurée 
de  cette  intime  alliance,  qu’on  examine  le  bas-relief  de 
Karnak,  représentant  la  prise  de  Qadesch  « dans  le  pays 
d’Amar  par  Séti  P''  (i).  On  y voit  de  purs  Cliananéens, 
mêlés  à des  guerriers  (pii  portent  comme  eux  la  barbe, mais 
qui  conservent  la  mode  nationale  hittite,  la  tète  rasée  avec 
la  mèche  en  forme  de  queue  au  sommet.  La  découverte 
du  nom  propre  que  les  Hittito-Alarodiens  se  donnaient 
fournirait  à cette  hypothèse  un  argument  fort  solide. 
Quant  à moi,  je  ne  la  propose  qu’avec  la  circonspection 
nécessaire  en  cotte  matière  plus  que  partout  ailleurs  (2). 

L.  De  Lantsheere. 

(1)  Voir  ce  bas-relief  dans  Lenorm.ont, anc.,  t.  II,  p.  23:2.  Ce  bas-relief 
confirme  ce  que  nous  disions  plus  haut  à propos  du  sens  du  pays  d’Amar  du 
temps  de  Séti 

(2)  Fr.  Hommel  insinue  une  hypothèse  analogue.  Bie  vorsemitischen  Kultu- 
ren,  p.  101, 


BIBLIOGRAPHIE 


L’age  et  l’homme  préhistoriques  et  ses  ustensiles  de  la  station 

LACUSTRE  PRÈS  DE  MAESTRIGHT,  par  CASIMIR  UbAGHS.  — 2^6  édition. 

Liège,  H.  Vaillant-Carmanne;  in-8°,  pp.  90  avec  quatre  planches. 

Nous  sommes  .en  retard  pour  présenter  aux  lecteurs  de  la 
Bevue  cette  brochure  où  M.  Ubaghs  communique  les  résultats 
d’une  découverte  importante  pour  le  préhistorique  de  nos  con- 
trées, à savoir  l’existence  d’une  station  lacustre  près  de  Maes- 
tricht.  Toutefois,  comme  jusqu’à  présent  cette  trouvaille  semble 
avoir  attiré  trop  peu  l’attention  des  savants  belges,  tandis  que, 
dès  la  première  annonce,  M.  Kerkhoffs  en  saisissait  la  Société 
d’anthropologie  de  Paris,  nous  pensons  qu’il  est  encore  de  mise 
d’en  parler  ici. 

M.  Ubaghs,  qui  explore  depuis  longtemps  avec  ardeur  et  succès 
le  Limbourg  hollandais  (i),  avait  été  frappé  de  cette  particularité 
que,  près  de  Smeermaas,  dans  la  prolongation  du  plateau  de 
Caberg  (2),  le  loess  de  l’ancien  diluvium  est  séparé  du  gravier 
par  des  couches  argilo-sablonneuses,  par  du  tuffeau  d’origine 


(1)  Voir  son  ouvrage,  Description  géologique  et  paléontologique  du  sol  du 
Limbourg.  Ruremonde,  1879. 

(2)  Voici  l’orientation  exacte  de  ce  gisement.  Quand  on  quitte  Maestricht 
par  la  porte  de  Bois-le-Duc,  la  plaine  s’étend  dans  la  direction  du  nord  vers 
Smeermaas  et  Hocht,  à deux  kilomètres  de  la  ville.  Depuis  la  pente  du  Caberg 
jusqu’à  la  Meuse,  elle  mesure  de  l’ouest  à l’est  quinze  cents  mètres  de  largeur. 
A peu  près  au  milieu,  elle  est  traversée  par  le  canal  et  en  partie  par  le  chemin 
de  fer  de  Maestricht  à Hasselt. 


BIBLIOGRAPHIE. 


575 

terrestre  avec  coquilles  fluviatiles,  enfin  par  des  alluvions  de 
vallées.  Il  y a plus  : le  tuffeau  renferme  une  quantité  considé- 
rable de  débris  végétaux,  des  arbres  de  deux  et  de  trois  mètres 
de  longueur,  transformes  en  lignite.  La  largeur  de  cet  entasse- 
ment de  bois  atteignait  vingt-cinq  mètres.  Au-dessus  de  ces 
troncs  s’étalait  une  espèce  de  litière  formée  par  des  broussailles 
de  noisetiers  et  de  chênes.  Les  noisettes  et  les  glands  recueillis 
en  grande  quantité  étaient  tellement  ramollis  qu’on  pouvait  les 
pétrir;  l’intérieur  était  rempli  du  sable  de  la  couche.  Enfin,  ce 
même  gisement  a fourni  un  contingent  considérable  d’ossements 
d’animaux,  de  restes  humains  et  d’ustensiles  travaillés  en  bois 
de  cerf. 

Voici  comment  M.  Ubaghs  interprète  la  formation  de  cette 
couche  géologique  et  la  nature  des  divers  éléments  qui  la  com- 
posent. Nous  sommes  en  présence  d’une  station  lacustre  établie 
dans  les  eaux  stagnantes  de  la  plaine,  sur  la  couche  de  gravier. 
Elle  formait  un  petit  îlot  élevé,  au  moins  en  partie,  par  rhomme  ; 
plus  tard,  les  eaux  en  l’envahissant  ont  formé  par-dessus  le 
dépôt  tufacé  terrestre  dont  nous  avons  parlé.  Cette  espèce  de 
refuge  offre  un  rapport  frappant  d’identité  avec  les  CraHiio(/es 
d’Irlande,  les  Terramares  d’Italie  et  les  Knilppelbau  de  Scliüs- 
senried  en  Bavière. 

Les  ossements  d’animaux  trouvés  par  M.  Ubaghs  à Smeer- 
maas  atteignent  le  chiffre  énorme  d’un  millier  d’échantillons.  Ce 
sont  des  restes  de  Cervus  chqiJius^dc  Cervus  aqireo/»s,de  Capra, 
de  Sus  scrofa  (les  défenses  atteignent  jusqu’à  o'"  20),  de 
Bos  prhnigeuius,  de  Bos  fannis,  d'Equns  etc.  La  plu- 

part des  os  sont  des  os  longs,  des  os  à moelle  : presque  tous  du 
reste  sont  fendus  longitudinalement  et  transversalement  à l’effet 
d’extraire  la  moelle. 

Mais  ce  qui  donne  à la  découverte  de  M.  Ubaghs  toute  sa 
valeur,  c’est  la  présence  d’ossements  humains  dans  le  gisement 
de  Smeermaas.  Les  principales  pièces  sont  un  crâne  d’homme 
en  parfait  état  de  conservation,  un  os  pariétal  d'un  autre 
crâne,  l’occiput  d’un  adolescent  et  enfin  un  fragment  d’un  qua- 
trième crâne.  C’est  à ces  mêmes  couches  qu’il  faut  rapporter  le 
maxillaire  inférieur  connu  en  anthropologie  sous  le  nom  de 
mâchoire  de  Crahay  ( i ).  Cette  pièce  trouvée  à Smeermaas  en 

(1)  M.  Crahay  était  alors  professeur  de  physique  à l’Athénée  de  Maestricht. 
Il  passa,  quelques  années  plus  tard,  en  la  même  qualité  à l’Université  de  Lou- 
vain. M.  Crahay  a publié  une  notice  sur  les  ossements  fossiles  trouvés  par  lui 
à Smeermaas  dans  le  Messager  des  sciences  et  des  arts,  Gand,  18!23. 


576  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

1823  et  déposée  d’abord  à l’Athénée  de  Maestricht,  fut  étudiée 
par  MM.  Lyell,  de  Quatrefages,  Lagneau  et  d’autres.  Pendant 
plusieurs  années  elle  a été  égarée  et,  en  i883,  M.  le  professeur 
Martin,  directeur  du  Musée  d'histoire  naturelle  de  l’État  àLeyde, 
où  on  la  croyait  déposée,  ignorait  complètement  son  existence. 
M.  Ubaghs  ayant  de  nouveau  attiré  l’attention  sur  le  maxillaire 
de  Crahay,  M.  le  D''  Leemans  de  Leyde  fut  assez  heureux  pour 
le  retrouver  au  Musée  d’anatomie  de  l’Université  de  cette  ville. 

La  population  lacustre  de  Smeermaas-lez-Maestricht  est  donc 
représentée  par  les  restes  de  cinq  individus.  11  faut  ajouter  aux 
fragments  des  crânes  dont  nous  venons  de  parler  un  certain 
nombre  d’humérus,  de  radius,  de  fémurs,  de  tibias,  de  côtes  et 
de  phalanges. 

M.  Ubaghs  a mesuré  le  premier  des  crânes  que  nous  avons 
mentionnés.  La  dolicbocéphalie  est  très  prononcée  (indice  72,9;: 
l’auteur  en  conclut  que  nous  sommes  en  présence  du  type  aryen 
ou  asiatique;  assertion  qui  appelle  bien  des  réserves.  D'abord 
cette  synonymie  d'aryen  ou  asiatique  est  étrange  et  étonnera 
tous  les  ethnographes.  Quant  à l’hypothèse  d’après  laquelle  doli- 
chocéphale et  aryen  c’est  tout  un,  elle  pourra  sourire  à un  cer- 
tain groupe  de  savants  allemands,  à l’école  de  M.  Penka  par 
exemple,  mais  d’autres  en  plus  grand  nombre  protesteront  assu- 
rément contre  l’idée  qui  tend  à faire  de  la  dolicbocéphalie  un 
caractère  distinctif  de  l'Arya.  11  faut  encore  ajouter  que  l'indus- 
trie de  la  station  lacustre  de  Maestricht,  dont  nous  allons  parler 
à l’instant,  cadre  peu  avec  l’opinion  qui  placerait  l’homme  pré- 
historique du  Limbourg  dans  la  race  aryenne.  Sans  doute,  nous 
sommes  très  heureux  de  voir  M.  Ubaghs  rejeter  les  chronologies 
fabuleuses  de  la  préhistoire,  telles  que  les  fabrique  par  exemple 
l’école  de  M.  de  Mortillet  ; mais,  d’autre  part,  la  civilisation  de  la 
cité  lacustre  de  Maestricht  accuse  évidemment  un  caractère  plus 
primitif  que  celle  de  nos  premières  populations  aryennes. 

Tous  les  ustensiles  recueilUs  à Smeermaas  sont  en  os  de  cer- 
vidés; il  n’y  a aucun  instrument  en  métal,  aucune  hache  en 
silex.  On  a aussi  trouvé  quelques  poteries.  Les  outils  en  os  taillés 
sont  des  haches-marteaux,  aiguisées  d’un  côté  depuis  le  milieu 
de  l’os  et  percées  d’un  grand  trou  près  de  la  couronne.  Citons 
encore  des  harpons  barbelés,  des  poinçons,  des  polissoirs. 
M.  Ubaghs  constate  que  l’usage  des  instruments  en  os  de  cerf 
était  rare.  11  semble  toutefois  avoir  été  assez  universel  parmi  les 
anciennes  tribus  qui  ont  occupé  nos  régions.  M.  Dupont  a 
retrouvé  des  outils  en  bois  de  cerf  dans  les  vallées  de  la  Meuse  ; 


BIBLIOGRAPHIE.  577 

le  quaternaire  d’Anvers  a fourni  également  plusieurs  poinçons 
et  aiguilles  (i). 

Enfin,  M.  Ubaghs  a retiré  de  la  station  lacustre  de  Maes- 
tricht  des  fragments  d’une  poterie  très  primitive.  La  pâte  est 
prise  dans  l’argile  bleue  du  dépôt  tufacé  terrestre  de  la  couche. 
Très  grossière,  la  fabrication  accuse  le  simple  façonnement  à 
la  main. 

Si  maintenant  nous  cherchons  à assigner  au  gisement  de 
Smeermaas  sa  date  précise  dans  la  chronologie  préhistorique, 
nous  pouvons,  avec  M.  Ubaghs,  placer  les  indigènes  de  Maes- 
tricht  à l’époque  de  la  Madeleine,  représentée  en  Belgique 
par  la  station  de  Furfooz.  Il  est  vrai  que  M.  Kerkhoffs  a 
fait  prévaloir  à la  Société  d’anthropologie  de  Paris  l’opinion 
que  le  site  paludéen  découvert  par  M.  Ubaghs  remonterait 
à l’épociue  robenhausienne.  Nous  n’entrerons  pas  plus  avant 
dans  cette  discussion  ; il  suffit  de  l’avoir  signalée  aux  lecteurs 
qui  voudraient  l’approfondir  davantage. 

Nous  n’ajouterons  plus  qu’un  mot  à ce  compte  rendu  du  tra- 
vail de  M.  Ubaghs,  et  ce  sera  pour  dire  que  sa  monographie 
constitue  une  intéressante  contribution  à l’ethnographie  préhis- 
torique de  nos  contrées. 

J.  G. 


II  . 

Die  Herkunft  der  Arier.  Neue  Beitrâge  zur  historischen 
Anthropologie  der  europâischen  Volker,  von  Karl  Pexka.  — 
Wien  und  Teschen,  Karl  Prochaska,  1886.  In-8°,  pp.  xii-182. 

En  i883,  M.  Karl  Penka,  professeur  au  gymnase  impérial  de 
Vienne,  publiait  un  ouvrage  intitulé  Origines  Ariacæ,  dans  lequel 
il  s’efforçait  de  démontrer  l’origine  Scandinave  des  Aryas  et 
revendiquait  pour  l’Europe  boréale  le  privilège  d’avoir  été  le 
point  de  départ  de  la  civilisation  attribuée  jusqu’ici  à l’Orient. 

Nous  avons  peu  après  exposé  les  arguments  de  cette  sin- 
gulière théorie,  fait  ressortir  leur  peu  de  valeur  et  opposé  les 

(1)  Dans  notre  travail  sur  l'Homme  préhistorique  d’Anvers,  publié  par 
M.  Génard  dans  son  monumental  ouvrage,  Anvers  à travers  les  âges,  nous 
avons  pu,  grâce  à l’obligeance  de  MM.  François  et  Vincent  Claes,  faire  con- 
naître un  certain  nombre  de  ces  pièces,  inédites  jusqu’ici. 


XXI 


37 


SyS  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

objections  très  sérieuses  qui  vont  à l'encontre  du  système  ethno- 
graphique de  M.  Penka  (i).  Après  nous,  la  plupart  des  savants 
ont  protesté  : citons  seulement  M.  Justi,  l’illustre  éraniste  de 
Marbourg,  M.  Frédéric  Muller,  professeur  à l’université  de 
Vienne,  M.  Kirchhoff,  M.  Mantegazza,  M.  de  Ujfalvy,  le  célè- 
bre voyageur  en  Asie  centrale  et  l’éminent  assyriologue,  M.  Fritz 
Hommel.  Tout  au  plus,  la  thèse  de  M.  Penka  peut-elle  se  pré- 
valoir d’une  demi  approbation  de  MM.Sayce  etTomaschek  cpi, 
pour  adhérer  à la  provenance  européenne  des  Aryas,  ont  émis 
cependant  des  réserves  fondamentales  sur  leur  origine  Scandi- 
nave. 

Malgré  l’accueil  peu  favorable  fait  à son  ouvrage,  malgré 
l’opposition  nette  et  formelle  du  monde  savant,  M.  Penka  n’a  pas 
perdu  courage  et,  après  trois  ans,  il  reprend  sa  thèse  de  prédi- 
lection, étayée  cette  fois,  du  moins  il  le  pense,  d’arguments  nou- 
veaux et  péremptoires,  empruntés  surtout  aux  récentes  données 
de  la  préhistoire,  de  l’archéologie  et  de  l’anthropologie. 

Voici  comment  se  présente,  dans  ses  traits  généraux,  la  nou- 
velle argumentation  de  M.  Penka:  Le  type  physique  des  habitants 
préhistoriques  de  la  Scandinavie,  la  faune  et  la  flore  primitive  de 
ce  pays,  la  civilisation  de  ces  régions  à l’époque  de  la  pierre  con- 
cordent avec  ce  que  nous  savons  des  caractères  anthropologi- 
ques des  anciens  Aryas  purs,  et  aussi  avec  ce  que  la  paléontolo- 
gie linguistique  nous  apprend  de  la  flore,  de  la  faune  et  de  l’état 
social  de  nos  premiers  ancêtres. 

Mais  suivons  le  développement  de  ces  preuves.  D’après  M.  von 
Düben,  les  Suédois  actuels  appartiennent  incontestablement  à la 
même  race  que  les  occupants  de  la  Scandinavie  pendant  l’âge 
de  la  pierre.  Et  la  raison,  c’est  que  l’examen  des  cinquante  crâ- 
nes trouvés  jusqu’ici  dans  les  sépultures  accuse  une  dollchocé- 
phalie  plus  nette  encore  et  plus  prononcée  que  celle  des  Suédois 
contemporains.  “ On  reconnaît,  dit  M.  von  Düben, trait  par  trait, 
détail  par  détail,  les  crânes  de  la  population  d’aujourd’hui.  , 

]\I.  Penka  croit  avoir  le  droit  de  conclure  immédiatement  que 
les  habitants  préhistoriques  de  la  Suède  étaient  des  Aryas,  non 
seulement  au  sens  ethnique,  mais  au  sens  de  l’anthropologie  la 
plus  stricte.  Sur  ciuoi  se  base  cette  conclusion?  Toujours  sur  la 
fausse  supposition  que  les  vrais  et  purs  Aryas  étaient  dolichocé- 
phales et  appartenaient  tous  au  type  blond.  Et  cependant  faut-il 
redire  encore  que  partout  l’anthropologie  aryenne  signale  la  dua- 


(1)  Berne  des  questions  scientifiques,  avril  1884. 


BIBLIOGRAPHIE. 


579 

]ité  des  deux  types,  brachycéphale  et  dolichocéphale,  des  deux 
variétés,  brune  et  blonde,  dans  cette  race,  une  au  point  de  vue 
linguistique.  Ainsi,  pour  ne  parler  que  de  l’Angleterre,  un  anthro- 
pologiste anglais,  M.  Thurnam,  a exhumé  des  sépultures  une 
double  série  de  crânes,  l’une  de  brachycéphales  et  de  sous-bra- 
chycéphales, l’autre  de  dolichocéphales.  En  France  et  ailleurs, 
on  a lait  des  constatations  analogues. 

Cette  fois,  M.  Penka  essaie  de  répondre  à l’objection  de  la 
dualité  des  types.  Il  ne  parvient  pas  à comprendre  comment  se 
serait  établi  le  mélange  de  deux  types  anthropologiques  au  sein 
d’une  même  race.  En  effet,  ou  bien  le  peuple  aryaque  primitif 
possédait  déjà  ces  deux  types  différents,  ou  bien  l’un  des  deux 
types  est  dérivé  de  l’autre,  soit  par  l’influence  du  climat,  de  la 
manière  de  vivre  ou  d’autres  causes  inconnues.  Or,  pour 
M.  Penka,  les  deux  hypothèses  sont  également  inadmissibles  ; la 
première  lui  semble  consacrer  le  principe  d’une  union  contre 
nature,  la  seconde  est  contredite  formellement  par  la  fixité  des 
types  affirmée  par  l’histoire.  En  outre,  M.  Penka  admet  comme 
irréfragablement  démontré  que  les  races  dolichocéphales  blon- 
des se  sont  formées  en  Europe,  tandis  que  les  brachycéphales 
bruns  sont  originaires  de  l’Asie.  Pour  lui,  tous  les  blonds  qu’on 
rencontre  en  Asie  y sont  venus  d’Europe  et  tous  les  brachycé- 
phales bruns  d’Europe  ont  émigré  d’Asie. 

Cette  dernière  considération  ne  saurait  servir  d’argument  ; 
elle  constitue  précisément  le  point  en  litige.  Nous  pouvons  donc 
nous  contenter  de  répondre  à ce  qu’affirme  M.  Penka  relative- 
ment à l'impossibilité  d’une  race  composée  de  types  anthropolo- 
giciuement  divers  et  relativement  à l’impossibilité  de  la  dériva- 
tion de  ces  types.  En  ce  qui  concerne  le  premier  point,  comment 
croire  avec  M.  Penka  que  deux  types  différents  ne  pourraient 
s’unir  en  un  corps  de  nation  ayant  l’unité  de  langue  et  de  mœurs, 
surtout  comment  adhérer  à ce  principe  que  pareille  union  serait 
contre  nature?  La  seconde  assertion  de  M.  Penka  a une  terrible 
odeur  de  polygénisme.  Si  jamais  un  type  anthropologique  n’a  pu 
dériver  d’un  autre,  il  faut  bien  en  venir  à des  créations  diverses 
de  chacun  des  deux  grands  types,  le  type  brachycéphale  et  le 
type  dolichocéphale.  Cette  conséquence  n’est  pas  de  nature  à 
donner  grand  poids  au  raisonnement  de  M.  Penka,  et  à nos  yeux 
elle  suffit  pour  condamner  des  principes  qui  conduisent  à 
pareille  conclusion. 

On  le  voit,  les  objections  présentées  par  M.  Penka  contre  la 
dualité  très  probable,  dès  l’origine,  dans  la  race  aryenne  ont  peu 


58o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


d’importance.  Au  cours  de  sa  démonstration,  M.  Penka  invoque 
l’argument  philologique  suivant  : c’est  dans  les  contrées  euro- 
péennes que  se  rencontrent  les  traces  les  plus  nombreuses  et  les 
plus  manifestes  du  nom  primitif  des  Aryas.  Ces  vestiges  si  évi- 
dents seraient  les  dénominations  ethniques  suivantes.*  Chatuarii, 
Attuarii,  Ripuarii,  Cantiiarii,  Victuarii,  ÏEUToviapioi,  etc. 

Nous  ne  dissimulerons  pas  notre  étonnement  de  voir  M.  Penka 
fonder  une  preuve  sur  de  simples  assonances,  et  nous  ne  compre- 
nons pas  comment  il  a pu  retrouver  les  Aryas  dans  cette  termi- 
naison -aril  de  quelques  tribus  germaniques.  A ce  compte,  tous 
les  lapidani^  les  argentarii,  les  legionarii,  etc.,  seraient  aussi 
des  Aryas. 

M.  Penka  insiste  également  beaucoup  sur  le  fait,  d’après  lui 
constaté,  que  la  dolichocéphalie  diminue  dans  les  régions  euro- 
péennes, à mesure  qu’on  s’avance  de  l’ouest  à l’est.  Mais  faut-il 
en  conclure,  comme  il  le  fait,  que  le  berceau  des  Aryas  se  trouve 
dans  l’Europe  occidentale?  En  aucune  façon  : ce  fait  ne  saurait 
rien  prouver  pour  le  point  de  départ  des  migrations  et  s’explique- 
rait d'une  manière  aussi  plausible  dans  notre  système.  En  effet, 
même  en  accordant  pour  un  instant  à M.  Penka  que  les  Aryas 
sont  dolichocéphales,  comme  les  Aryas  ont,  dans  notre  hypo- 
thèse, quitté  l’Asie  en  masse  à l’exception  des  Éraniens  et  des 
Hindous,  n’est-il  pas  naturel  que  les  dolichocéphales  se  trouvent 
en  plus  grand  nombre  dans  la  nouvelle  patrie,  où  ils  sont  arrivés 
plus  purs  de  tout  mélange,  et  que  la  dolichocéphalie  diminue  de 
l’ouest  à l’est?  Donc,  par  elle-même,  cette  proportion  ne  démon- 
tre rien  pour  la  détermination  du  berceau  des  Aryas  : elle 
s’interprète  également  bien  dans  la  double  hypothèse  que  l’Asie 
ou  l’Europe  aurait  abrité  les  premières  familles  aryennes. 

Après  cette  démonstration  anthropologique,  M.  Penka  aborde 
la  double  preuve  tirée  de  la  paléontologie  linguistique.  La  pre- 
mière porte  sur  l’identité  parfeite  de  la  civilisation  des  Suédois 
à l’époque  de  la  pierre  avec  celle  des  Aryas  primitifs,  pour 
autant  que  les  déductions  de  la  philologie  comparée  nous  l’ont 
révélée. 

Ainsi,  les  Aryas  ne  connaissaient  pas  les  métaux,  il  faut  cepen- 
dant excepter  le  cuivre  ; ils  ont  des  demeures  fixes,  élèvent  le 
bétail,  s’adonnent  à l’agriculture.  Tel  est  aussi  le  tableau  de  la 
civilisation  préhistorique  de  la  Suède  ; il  n’y  a que  la  pierre  pour 
ustensiles,  les  mêmes  animaux  sont  domestiqués. 

Nous  ne  dirons  qu’un  mot  de  cette  argumentation.  Les  don- 
nées que  nous  possédons  sur  la  civilisation  primordiale  des 


BIBLIOGRAPHIE. 


58l 


Aryas  sont  trop  vagues  pour  permettre  une  identification  avec 
aucun  des  peuples  anciens.  Dans  les  traits  généraux  de  l’état 
social  rudimentaire  des  premières  races,  il  y a peu  de  traits 
caractéristiques  qui  puissent  permettre  une  classification.  Aussi 
a-t-on  déjà,  au  nom  de  la  paléontologie  linguistique,  identifié  les 
Aryas  avec  la  plupart  des  peuples  préhistoriques  de  l’Europe. 
L’argument  linguistique  ne  peut  jamais  venir  que  comme  confir- 
mation,comme  contre-épreuve,  comme  critérium  négatif.  Vouloir 
en  faire  une  preuve  directe,  c’est  s’exposer  à de  singulières 
méprises.  M.  Penka  l’a  prouvé  dans  son  livre. 

J.  G. 


III 

Annuaire  pour  l’an  i 887,  publié  par  le  Bureau  des  longitudes, 
— Un  vol.  in- 18  de  891  pp.  avec  figures  et  trois  planches  hors 
texte  dont  2 en  héliogravure.  — Paris,  Gauthier-Villars. 

Nous  dirons,  cette  année,  quelques  mots  de  la  partie  technique 
de  V Annuaire  : nous  l’avions  négligée  pendant  deux  ans.  Mais 
d’intéressantes  additions  y ont  été  apportées  depuis  lors. 

Il  sera  parlé  ensuite,  avec  un  peu  plus  de  développements,  de 
la  très  importante  Notice  qui  termine  le  volume. 

I.  Partie  technique.  — Signalons  d’abord  l’inévitable  extension 
du  “ Tableau  des  éléments  des  planètes  entre  Mars  et  Jupiter,, 
c’est-à-dire  des  planètes  télescopiques.  On  en  découvre  chaque 
année  un  certain  nombre,  inconnues  jusque-là  ; il  n’y  a même 
pas  de  raison  pour  qu’on  arrive  jamais  à la  dernière  : il  faut 
donc  que  le  tableau  de  leurs  éléments  s’accroisse,  chaque  année, 
des  astéroïdes  découverts  dans  le  cours  de  l’année  précédente. 
Le  Tableau  de  l’Annuaire  de  1884  en  contenait  234;  celui  de 
i885,  244  ; celui  de  1886,  252;  enfin  le  présent  en  contient  263. 
Sur  ces  2g  découvertes  opérées  en  quatre  ans,  18  sont  dues  à 
M.  Palisa,  l’infatigable  astronome-adjoint  de  l’Observatoire 
impérial  de  Vienne. — Le  Tableau  des  comètes  apparues  jusqu’à 
i885  et  partie  de  1886  s’augmente  de  celles  qui  se  rapportent 
aux  années  i85o  à 1854,  lesquelles  ne  figuraient  pas  dans  l’An- 
nuaire de  1886.  De  ces  dernières  seules  est  fourni  l’historique  com- 
plet; pour  les  autres,  l’Annuaire  de  1887  ne  donne  que  leurs 
éléments,  renvoyant  pour  le  surplus  aux  années  précédentes.  — 


582 


REVUE  DEE  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Un  curieux  tableau  des  époques  et  positions  en  AR  et  D des  63 
essaims  d’étoiles  filantes  observées  en  1886  précède  la  longue 
suite  des  tables  et  tableaux  relatifs  aux  poids,  mesures,  mon- 
naies, tant  de  France  que  de  l’étranger,  et  aux  comparaisons 
des  diverses  unités  de  ces  quantités  entre  elles.  Cette  partie 
de  l’Annuaire  n’a  pas  subi  de  changement  appréciable.  Les 
“ Tables  d’amortissement  et  d’intérêt  composé  „ de  M.  Mathieu 
sont  les  mêmes  que  par  le  passé.  — Dans  les  documents  de 
“ Géographie  et  Statistique  l’Annuaire  de  1886  ne  portait  au 
tableau  XVII,  que  le  “ Mouvement  de  la  population  par  départe- 
ments en  France  pendant  l’année  i883  „ ; l’Annuaire  de  1887 
contient,  à la  suite  du  même  tableau  XVII  pour  1884,  un 
tableau  XVIIiw,  comprenant  les  mêmes  renseignements  pour 
i885.  On  y a joint,  plus  loin  et  inimédiatement  avant  la  Notice, 
un  supplément  contenant  le  tableau  des  résultats  provisoires  du 
dénombrement  de  la  population  présente  de  fait  au  jour  du 
recensement,  le  3o  mai  1886.  Pas  d’autres  changements 
d’ailleurs. 

Mais,  où  la  partie  technique  a reçu  une  innovation  des  plus 
heureuses,  c’est  à l’article  magnétisme.  Au  lieu  d’une  simple  et 
unique  carte  des  lignes  d’égale  déclinaison  magnétique  pour  la 
France  et  les  pays  circon voisins,  nous  avons,  en  1887,  deux  cartes 
de  la  même  région  relies  ont  été  dressées  pendantles  années  1884 
et  i885,  par  M.  Th.  Moureaux,  météorologiste-adjoint  au  Bureau 
central  météorologique,  et  sous  la  direction  de  M.  Mascart.  La 
première  donne,  pour  le  janvier  i885,  non  seulement  les 
lignes  d’égale  déclinaison,  mais  encore,  en  pointillé,  les  lignes 
d’égale  inclinaison.  Circonstance  fort  curieuse  : à leur  passage 
sur  la  Bretagne,  les  lignes  d’égale  déclinaison  n’offrent  plus, 
comme  sur  les  autres  régions,  une  courbe  à peu  près  uniforme 
et  concave  vers  l’ouest  ; elles  s’infléchissent  de  manière  à pré- 
senter dans  cette  direction  une  certaine  convexité,  pour  rede- 
venir au  sud  sensiblement  parallèles  aux  courbes  situées  plus  à 
l’est.  La  seconde  carte  donne,  en  traits  pleins,  les  méridiens 
magnétiques  et,  en  pointillé,  les  lignes  d’éjjnle  composante  hori- 
zontale. Ces  deux  importantes  cartes  sont  accompagnées  d’une 
explication  par  M.  Cornu,  et  de  tableaux  très  détaillés  indiquant, 
pour  le  i'^*'  janvier  i885,  les  valeurs  absolues  des  éléments 
magnétiques  (déclinaison  occidentale,  inclinaison,  composante 
horizontale,  longitude,  latitude):  1°  dans  les  chefs-lieux  des 
départements  français  et  dans  quelques  villes  des  pays  voisins; 
2°  dans  les  ports  français;  3“  en  différents  ports  de  l’étranger. 


BIBLIOGRAPHIE. 


583 


celles-ci  déterminées  par  M.  le  capitaine  de  frégate  de  Bénardiè- 
res  ; 4°  enfin  les  déclinaisons  et  inclinaisons  magnétiques  obser- 
vées, en  1 886,  en  Tunisie,  par  MM.  Hanusse  ingénieur  hydro- 
graphe, et  de  Pagnac,  enseigne  de  vaisseau. 

Rien  de  particulier  à signaler  dans  le  surplus  de  la  partie  tech- 
nique, sensiblement  conforme  à ce  qui  lui  correspond  dans  les 
annuaires  précédents. 

II.  Notice.  — Une  seule  notice  a trouvé  place  dans  l’Annuaire 
de  1887;  mais  son  importance  est  telle  que,  à elle  seule,  elle  en 
vaut  plusieurs  autres.  Son  titre  : La  photographie  astronomique 
à V observatoire  de  Paris  et  la  carte  du  ciel.  Son  auteur  : M.  le  con- 
tre-amiral Mouchez,  directeur  de  l’Observatoire.  Dans  ce  remar- 
quable mémoire  on  montre,  on  fait  ressortir  les  progrès  merveil- 
leux dont,  en  un  temps  relativement  court,  la  science 
astronomique,  la  science  des  espaces  célestes,  sera  redevable  à 
l’art  photographique.  Déjà  l’extrême  sensibilité  que  l’on  est 
parvenu,  à l’aide  du  gélatino-bromure,  à donner  à la  plaque 
photographique,  cette  rétine  artificielle,  a permis  de  constater 
l’existence  d’un  grand  nombre  d’astres  ou  objets  sidéraux  à 
peine  soupçonnés  jusqu’alors,  ou  qui  même  ne  l’étaient  pas 
du  tout. 

L’idée  d’appliquer  la  photographie  à l’observation  des  corps 
célestes  est  née  aussitôt  que  la  découverte  de  Niepce  et  de 
Daguerre  a été  connue,  c’est-à-dire  en  i83g.  Quelques  années 
plus  tard,  on  parvint  à obtenir  de  bonnes  images  photogra- 
phiques du  Soleil  (MM.  Fizeau  et  Foucault  en  1845),  puis  de 
la  Lune  (W.  C.  Bond  en  1849,  Hartnup  en  i853,  Phillips 
et  Bats  en  1854),  des  éclipses  de  soleil  des  28  juillet  i85i  (Ber- 
kowski  à Kœnigsberg)  et  26  mai  1854  (M.  Bartlett  à Westpoint), 
puis  de  quelques  étoiles  très  brillantes  comme  a de  la  Lyre,  a 
des  Gémeaux,  ^ (étoile  double)  de  la  Grande  Ourse,  etc.,  et  des 
planètes.  Mais  ce  n’est  que  depuis  ces  dernières  années,  et  grâce 
aux  admirables  travaux  de  MM.  Paul  et  Prosper  Henry,  astro- 
nomes de  l’observatoire  de  Paris,  que  l’on  est  parvenu  à ce 
résultat  inouï  et  plein  des  plus  belles  promesses  pour  l’avenir, 
de  fixer  sur  l’œil  photographique,  c’est-à-dire  sui'  les  clichés,  des 
régions  entières  de  la  voûte  céleste,  et  avec  une  surabondance 
de  détails  ignorés  jusque  là.  En  augmentant  convenablement  la 
durée  de  la  pose,  on  obtient  la  représentation  d’astres  que  l’œil 
humain,  même  avec  le  secours  des  plus  forts  télescopes,  n’eût 
jamais  découverts.  Ailleurs  la  photographie  révèle  l’existence  de 


584  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

nébuleuses  qu’on  n’avait  pas  soupçonnées  : telle  la  nébuleuse  de 
Maïa,  dans  les  Pléiades,  “ qui  est  venue  se  dessin ei'  comme  une 
petite  queue  de  comète  très  brillante  parlant  de  l’étoile,  et  qui 
n’avait  jamais  été  signalée.  „ Grâce  à ces  conquêtes  de  l’art  et  de 
la  science,  il  sera  possible  de  réaliser  en  quelques  années,  par 
le  concours  d’une  dizaine  seulement  d’observatoires  convenable- 
ment répartis  sur  la  surface  du  globe,  une  carte  complète  de 
l’espace  céleste,  comprenant  non  seulement  les  cinq  ou  six 
mille  étoiles  visibles  à l’œil  nu,  mais  des  millions  et  des  millions 
d’astres,  visibles  seulement  (et  même  en  partie  invisibles)  avec 
les  instruments  d’optique  les  plus  puissants.  Cette  carte,  à grande 
échelle,  se  composera  de  1 800  ou  2000  feuilles,  et  “ léguera  aux 
siècles  futurs  l’état  du  ciel  à la  fin  du  xix®  siècle  avec  une  authen- 
ticité et  une  exactitude  absolues.  , Ce  sera,  dans  les  siècles  à 
venir,  un  ensemble  de  documents  d’un  prix  inestimable,  comme 
point  de  départ  pour  apprécier  les  changements  que  la  briè- 
veté de  notre  passage  en  ce  monde  matériel  ne  nous  permet  pas 
de  discerner.  Mais  cet  avantage-là,  si  précieux  qu’il  puisse  être, 
n’intéressera  guère  que  les  arrière-neveux  de  nos  arrière- 
neveux  . 

Il  en  est  d’autres  plus  immédiats  et  plus  directs. 

La  distribution  des  astres  dans  l’immensité,  autrement  dit  la 
constitution  de  l’univers,  pourra  être  étudiée  comme  jamais  elle 
ne  l’a  encore  été.  La  détermination  exacte  de  la  position  des 
étoiles  pour  arriver  à étudier  les  lois  de  leurs  mouvements,  tâche 
laborieuse  et  ingrate  entre  toutes,  exigeant  des  années  de  calculs 
aussi  fastidieux  qu’interminables,  cette  détermination  se  fera 
désormais,  en  quelque  sorte  toute  seule  et  comme  instantané- 
ment, parla  plaque  photographique.  Les  catalogues  d’étoiles  ne 
serviront  plus  qu’à  fournir  l’emplacement  d’un  certain  nombre 
d’astres  les  plus  notoirement  apparents  et  destinés  à fournir  des 
points  de  repère  d’une  précision  parfaite,  auxquels  on  rapportera 
toutes  les  étoiles  de  chaque  feuille  de  la  carte.  Ainsi,  dans  les 
travaux  géodésiques,  on  détermine  par  la  triangulation  la  posi- 
tion très  rigoureusement  exacte  d’un  certain  nombre  de  points 
remarquables,  auxquels  on  rattache,  par  des  arpentages  simples, 
tous  les  détails  de  la  configuration  du  sol.  L’image  de  la  voûte 
céleste,  transportée  avec  ses  moindres  éléments  dans  le  cabinet 
de  travail,  permettra  à tout  amateur  de  se  livrer,  à l'aide  d’un 
micromètre  ou  d’un  appareil  à projection,  à des  recherches  et  à 
des  calculs  du  plus  puissant  intérêt,  lesquels  n’ont  été  possibles 
jusqu’ici  que  dans  les  grands  observatoires.  Sans  instruments 


BIBLIOGRAPHIE. 


585 


coûteux,  encombrants,  d’un  maniement  difficile,  sans  frais,  sans 
fatigues  comme  sans  nuits  blanches,  sans  voyages  d’un  hémi- 
sphère à l’autre,  — on  pourra,  à l’aide  d’un  modeste  microscope, 
pénétrer  plus  avant  dans  les  secrets  de  la  voûte  céleste,  que  n’ont 
pu  le  faire  jusqu’ici  la  plupart  des  astronomes.  Les  étoiles  dou- 
bles ou  multiples,  les  nébuleuses,  les  comètes,  les  planètes  et  satel- 
lites encore  inobservés  ou  inconnus,  les  spectres  des  différents 
astres,  les  éclipses,  la  nature  physique  des  grandes  planètes,  tous 
ces  objets  d’un  intérêt  scientifique  immense,  fixés  par  la  photo- 
graphie à toutes  les  phases  des  phénomènes  dont  ils  sont  le  siège, 
seront  observés,  étudiés,  comparés  avec  une  précision  et  une 
sûreté  qu’on  n’avait  jamais  connues.  Les  mouvements  propres  et 
relatifs  des  étoiles,  la  parallaxe  des  unes,  la  variabilité  de  gran- 
deur d’un  certain  nombre  d’autres,  les  différences  de  déclinaison, 
et  jusqu’aux  passages  au  méridien,  recevront,  par  l’application 
de  la  photographie,  un  développement  d’observation,  de  consta- 
tation ou  d’étude  inouï. 

Pour  que  ces  résultats  inappréciables  puissent  se  produire 
pleinement,  il  est  indispensable  qu'un  accord  intervienne  entre 
les  astronomes  du  monde  entier,  de  manière  à coordonner  et 
répartir  convenablement  le  travail,  à grouper  et  solidariser  des 
efforts  qui,  exécutés  isolément  et  sans  plan  préconçu,  perdraient 
une  grande  partie  de  leur  action  et  de  leurs  effets  utiles.  Il  y a 
lieu  d’espérer  que  la  conférence  scientifique  internationale 
d’avril  1887  entreprendra  cette  œuvre  de  coordination  et  ne 
faillira  pas  à sa  tâche. 

Tel  est,  dans  ses  lignes  essentielles,  le  cadre  de  la  très  sub- 
stantielle Notice  de  M.  le  contre-amiral  Mouchez  sur  l’application 
de  la  photographie  à l’étude  de  l’astronomie  dans  ses  différentes 
branches.  L’avenir  dira  si  ces  magnifiques  prévisions  se  réalise- 
ront toutes;  ne  fussent-elles  que  partiellement  justifiées,  que  des 
progrès  énormes  dans  la  science  de  la  voûte  céleste  n’auraient 
pas  moins  été  accomplis. 


J.  d’E. 


586 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


IV 

Manuel  du  trufficulteur,  exposé  complet  de  la  méthode  prati- 
que pour  l’entretien  et  la  création  des  truffières,  suivi  etc...  par 
A.  DE  Bosredon,  ancien  député,  ancien  sénateur,  membre  du 
Conseil  général  de  la  Dordogne,  syndic  de  la  Société  des  agricul- 
teurs du  Périgord.  —Un  vol.  petit  in-8°  de  224  pp.  1887.  — Péri- 
gueux,  imp.  Laporte.  (Planches  et  figures  dans  le  texte.) 

Bien  des  auteurs  ont  écrit  sur  la  truffe,  à commencer  par 
Théophraste  au  iv^  siècle  avant  notre  ère,  puis  Martial,  les  deux 
Pline,  Juvénal  et  Plutarque,  jusqu’à  Brillat-Savarin  et  Adrien 
de  Jussieu  dans  les  temps  modernes.  Mais  ce  n’est  guère  que 
dans  la  seconde  moitié  de  notre  siècle  que  l’on  a débuté  dans 
la  publication  d’écrits  résultant  d’observations  méthodiques  et 
suivies,  lesquels  ont  fait  faire  quelques  pas,  bien  incertains 
encore,  dans  la  connaissance  de  ce  cryptogame  aussi  bizarre  au 
point  de  vue  botanique,  que  prisé  des  gens  sensuels  de  tous  les 
temps  et  plus  spécialement  des  gourmets  du  nôtre.  M.  J.-B.  Bous- 
singault,  dans  diverses  publications;  M.  Henri  Bonnet  vice-pré- 
sident du  Comité  agricole  d’Apt  (i)  ; M.  Chatin,  le  savant 
naturaliste,  M.  George-Grimblot,  conservateur  des  forêts  à Chau- 
mont, alors  qu’il  était  inspecteur  à Avignon  (2);  enfin  M.  de 
Bosredon,  du  Manuel  de  qui  nous  avons  à rendre  compte  ; ont 
tour  à tour  abordé  et  successivement  élucidé  cette  curieuse  ques- 
tion. Nous  avons  à dessein  omis,  dans  l’énumération  qui  précède, 
la  théorie  fantastique  de  M.  Jacques  Valserres  qui  considérait 
la  truffe  comme  une  galle  prenant  naissance  sur  les  radicelles 
du  chêne,  à la  suite  de  la  piqûre  d’une  mouche  truffigène  ! Cette 
théorie,  qui  supporte  d’autant  moins  l’examen  que  jamais  la  plus 
petite  truffette  n’a  adhéré  naturellement  à la  moindre  racine 
de  chêne  ou  d’aucun  autre  arbre  ou  arbrisseau,  n’a  point  été 
prise  au  sérieux,  et  nous  ne  la  mentionnons  ici  que  pour  mé- 
moire. 

Le  Manuel  de  M.  de  Bosredon  a l’avantage,  très  grand  dans 
une  question  de  cet  ordre,  de  venir  le  dernier;  ce  qui  a permis  à 
fauteur  de  corroborer  et  de  compléter  l’expérience  et  les  obser- 
vations de  ses  devanciers  par  les  siennes  propres. 

(1)  La  truffe.  Études  sur  les  truffes  comestibles.  Paris;  Adrien  Delahaye. 

(2)  Exposition  universelle  de  1878.  — Etudes  sur  la  truffe,  par  A.  George- 
Grimblot,  inspecteur  des  forêts.  — 1878.  — Paris,  imprimerie  nationale. 


BIBLIOGRAPHIE. 


587 


11  a divisé  son  mémoire  en  deux  parts  à peu  près  égales  : une 
partie  pratique  : Création  et  entretien  des  truffières  ; — une  par- 
tie consacrée  à l’érudition  : Beclierclies  scientifiques. 

I.  Dans  la  première  partie  nous  signalerons  notamment  les  trois 
conditions  essentielles  de  climat,  de  sol  et  de  présence  de  cer- 
tains végétaux  ligneux,  principalement  chêne  et  noisetier.  Comme 
climat,  on  admet  assez  généralement  que,  là  où  croît  la  vigne 
et  mûrit  le  raisin,  peut  venir  la  truffe  comestible.  Mais  il  y a 
truffes  et  truffes,  comme  on  le  verra  plus  loin  ; et,  pour  obtenir 
ce  tubercule  avec  les  meilleures  conditions  d’espèce  et  de  qualité 
dans  leur  plénitude,  il  faut  “ l’action  successive  des  pluies  et  du 
soleil,  de  l’ombre  et  de  la  lumière,  de  la  chaleur  et  du  froid,  dit 
M.  de  Bosredon,  et  cela  à des  époques  pour  ainsi  dire  fixes  dans 
l’année.  „ En  un  mot,  il  faut  les  conditions  climatériques  qui  se 
rencontrent  en  Périgord  et  qui  ne  se  rencontrent  guère  que  là  : 
(A  tous  les  cœurs  bien  nés....!)  Quant  au  sol,  la  condition  absolue, 
sine  qua  non,  est  qu’il  contienne  une  assez  forte  proportion  de 
carbonate  de  chaux.  Les  oolithes  ferrugineuses  des  formations 
jurassiques  paraissent  être  celles  que  la  truffe  préfère,  bien 
qu’elle  se  rencontre  avec  abondance  et  qualité  dans  des  argiles 
calcareuses  très  pauvres  en  éléments  ferrugineux,  comme  dans 
des  sols  siliceux-calcaires  dépourvus  d’argile.  Il  est,  de  plus, 
indispensable  que  le  terrain  soit  dans  des  conditions  de  pente, 
d’exposition  et  de  sous-sol  qui  rendent  l’écoulement  des  eaux 
facile,  toute  humidité  stagnante  étant  incompatible  avec  l’exis- 
tence de  la  truffe.  D’autres  conditions  de  détail  doivent  encore 
être  réunies, pour  lesquelles  nous  renverrons  au  Manuel  de  M.  de 
Bosredon. 

Certains  arbres  et  arbrisseaux  ont  la  faculté  de  provoquer  la 
formation  des  truffes  dans  les  terrains  et  climats  suffisamment 
appropriés  à cette  production.  En  première  ligne,  il  faut  citer 
l’yeuse  ou  chêne  vert  (Quercus  ilex,  Linn.)  et  le  kermès  (Q.  cocci- 
fera,  Linn.)  arbrisseau  broussailleux  à feuilles  persistantes, 
essences  méridionales;  puis  le  chêne  rouvre  (Q.  robur,  Linn.) 
des  climats  tempérés,  et  sa  variété  méridionale,  le  chêne  à 
feuilles  pubescentes  ou  chêne  blanc  (Q.  pubescens,  Willd.),  voire 
le  chêne  à grappes  ( Q.  pedunculata,  Ehrh.),  enfin  le  coudrier  ou 
noisetier  (Corylus  avellana,  Linn.).  D’autres  essences  ont  aussi 
la  même  faculté;  telles  les  pins,  l’orme,  le  saule  et  jusqu’au 
châtaignier,  bien  qu’il  croisse  rarement  dans  les  sols  dont  la 
teneur  en  chaux  atteint  seulement  3 p.  c.  Mais  la  faculté  truffi- 


588 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


gène  est  moins  accusée  dans  ces  essences;  et  d’ailleurs  elles  com- 
muniquent souvent  aux  truffes  une  saveur  particulière  plus  ou 
moins  désagréable  et  qui  les  rend  peu  comestibles.  C’est  donc 
parmi  les  variétés  de  chênes  et  le  coudrier  qu’il  faudra  fixer  son 
choix,  suivant  leur  meilleure  appropriation  à la  nature  du  sol, 
lorsque  l’on  voudra  tenter  la  création  d’une  truffière  artificielle. 

Celle-ci  exige  toute  une  série  de  connaissances  sur  la  qualité 
des  glands  ou  plants  truffiers;  sur  la  préparation  du  sol;  sur  la 
forme  à donner  aux  jeunes  arbres  par  la  taille,  au  fur  et  à mesure 
de  leur  développement  ; sur  les  travaux  d’entretien  de  la  truffière 
en  formation  ; sur  les  cultures  provisoires  à faire  entre  les  lignes 
de  plants  pour  utiliser  le  terram  pendant  les  années  qui  précé- 
deront la  naissance  des  truffes  ; enfin  sur  le  prix  de  revient,  les 
produits  et  les  procédés  de  récolte  d’une  truffière  lorsque  l’opé- 
ration a réussi.  L’auteur  en  parle  avec  toute  l’autorité  qui  s’atta- 
che aux  dires  d’un  praticien  ayant  longuement  observé  et  pra- 
tiqué ce  qu’il  enseigne. 

II.  Dans  les  Recherches  scientifiques  sur  la  truffe,  l’étymologie 
et  la  synonyme  nous  paraissent  n’offrir  qu’un  intérêt  secondaire. 
La  description  de  ses  diverses  variétés  ; la  distinction  entre  les 
truffes  savoureuses  et  les  truffes  non  comestibles;  parmi  les  pre- 
mières, l’mdication  de  leur  plus  ou  moins  de  qualité  suivant  les 
espèces;  voilà  des  renseignements  qui,  étant  donnée  la  nature 
du  sujet,  sont  d’une  importance  relativement  considérable.  Lais- 
sant de  côté  la  catégorie  des  truffes  non  comestibles,  telles  que 
le  Tuber  rufuni  (Vittadimi,  Tulasne)  vulgairement  Museau-de- 
chien,  la  Balsamia  vulgaris  (id.)  appelée  en  Périgord  Tiiffé  ou 
fausse  truffe,  etc.  ; nous  dirons  que  les  truffes  bonnes  à manger 
se  répartissent  en  trois  groupes  principaux  : i°  d’iiiver,  2°  d’été 
et  3°  le  Terfez  ou  truffe  à chair  blanc  de  neige. 

1°  Les  principales  entre  les  premières,  qui  sont  aussi  les  plus 
estimées,  sont  T.  melanosporum  (Vittad.),  T.  hrumale  (id.), 
T.  moschatum  (Bonnet),  T.  hiemalbum  (Chatin)  ou  truffe  blanche 
d’hiver.  La  truffe  à spores  noires,  dont  la  grosseur  varie  de  celle 
d’une  noisette  à celle  du  poing,  est  la  meilleure  et  la  plus  parfu- 
mée. Les  verrues  prismatiques  ou  polygonales  qui  recouvrent  la 
superficie  varient  de  dimensions  suivant  les  circonstances  de  la 
production  : sous  le  chêne  vert,  elles  deviennent  très  petites  et 
valent  alors  au  tubercule  le  nom  de  trufife  à petits  grains  du 
Périgord.  Le  T.  brumale  est  une  truffe  à chair  grise,  à saveur 
légèrement  musquée,  ressemblant  beaucoup  extérieurement  à la 


BIBLIOGRAPHIE. 


589 


mélanospore.  Il  n’en  est  pas  de  môme  du  moschatuni,  qui  est  la 
truffe  du  Poitou, de  la  Touraine  et  du  Vaucluse(Apt)  : ses  verrues 
sont  beaucoup  plus  saillantes  et  plus  aiguës,  son  partum  tout 
différent  et  son  odeur  forte  et  peu  agréable.  Quant  à la  truffe 
blanche  d’hiver, le  goût  en  est  médiocre;  elle  n’a  aucune  des 
qualités  de  la  truffe  à spores  noires,  à laquelle  elle  ressemble 
extérieurement,  ce  qui  favorise  souvent  la  fraude. 

2°  Parmi  les  truffes  d’été,  le  T.  æstiviim  et  le  T.  niesentericum 
(Tul.,  Bonn.,  Chat.),  au  peridium  brun  foncé  ; aux  verrues  hau- 
tes, à arêtes  vives  et  déprimées  au  centre;  aux  spores  elliptiques, 
colorées  en  jaune  brun;  à la  chair  d’un  gris  blanchâtre,  se  res- 
semblent beaucoup  entre  eux  et  sont  souvent  confondus. 
Cependant  le  T.  mesenterhan  est  d’un  gris  plus  foncé  à l’intérieur 
et  présente  souvent  à sa  base  une  anfractuosité  caractéristique. 
Ces  deux  truffes  sont  très  répandues  sous  des  dénominations 
diverses  : “ truffes  de  la  Saint-Jean  „ en  Périgord;  * truffes  de 
mai  „ en  Provence;  Saninroques  dans  le  Gers  (Condom);  “ grosse 
et  petite  fouine  „ en  Bourgogne  ; “ truffes  cà  gros  et  à petits 
grains  „ dans  l’Ile-de-France;  Tortuff'o  nostrale  en  Italie.  (3n  les 
trouve  même  en  Bohême,  en  Allemagne  et  jusqu’en  Angleterre, 
qui  n’est  pourtant  pas,  que  l'on  sache,  un  pays  où  la  vigne  donne 
son  fruit.  Mais  aussi  ces  deux  variétés,  privées  de  saveur  autant 
que  de  parfum,  sont  de  plus  en  plus  délaissées.  Plus  estimé  est 
le  T.  magnatmn  (Chat.)  ou  gn'seum  (Person),  très  grosse  truffe 
d’Italie,  à chair  jaunâtre  fort  prisée  des  gens  à qui  le  goût  et 
l’odeur  de  l’ail  ne  déplaisent  point,  et  c{u’on  améliore  du  reste 
par  des  préparations  culinaires. 

3°  Une  seule  truffe,  le  Terfez,  qu’on  pourrait  appeler  “ truffe 
neigeuse  „ (T.  niveum^  Desf.,  Chat.),  tant  la  couleur  de  sa  chair 
est  d’un  blanc  pur,  et  dont  le  peridium  lui-même  est  blanc, 
constitue  tout  le  3®  groupe  des  truffes  comestibles.  C’est  la 
truffe  des  sables  de  l’Algérie  et  de  la  Tunisie  : les  Arabes,  qui  la 
connaissent  de  tout  temps,  en  sont  très  friands.  On  dit  qu’on  la 
rencontre  quelquefois  non  loin  de  Marseille  et  de  Tarascon. 

Ces  diverses  indications  suffiront  pour  faire  apprécier  la 
teneur  du  livre  de  M.  de  Bosredon.  Sur  les  signes  distinctifs  pour 
reconnaître  les  meilleures  truffes  entre  les  moins  bonnes;  sur  les 
diverses  méthodes  jusqu’ici  tentées  pour  créer  des  truffières;  sur 
l’histoire  gastronomique,  commerciale  et  statistique  de  la  truffe; 
sur  les  fraudes,  falsifications  et  rapines  dont  le  “ diamant  des 
gourmets  , est  souvent  l’occasion  ; plus  encore,  sur  les  recettes 
culinaires  qu’on  peut  lui  appliquer,  nous  vous  renvoyons,  lecteur, 


5gO  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES, 

à l’auleur.  Disons  quelques  mots  seulement,  pour  clore  cette 
notice,  sur  l’explication  la  plus  plausible  par  laquelle  on  est 
parvenu  à élucider  l'origine  de  la  truffe,  ce  que  les  pédants 
appellent  sa  “ genèse  , ; (la  Genèse  de  la  truffe  !) 

Végétal  sans  tige  ni  racines  apparentes,  sans  rameaux  ni 
feuilles,  la  truffe  n’en  est  pas  moins  un  végétal,  et  ce  végétal  est 
un  champignon,  mais  un  champignon  hypogé,  c’est-à-dire,  en 
bon  français,  un  champignon  souterrain.  De  nombreuses  vési- 
cules répandues  dans  le  parenchyme  de  ce  tubercule  sont  de 
véritables  thèques  ou  mieux  des  sporanges;  et  les  spores  qu’elles 
contiennent  donnent  naissance  à de  minces  filaments  qui  s'éten- 
dent en  s’entrecrotsant  dans  toutes  les  directions,  tout  à fait 
comparables  au  mgcelium  des  botanistes,  au  6/«nc  rfe 
gnons  des  simples  mortels.  C’est  sur  ce  mycélium  né  des  spores 
de  la  truffe  que  prennent  naissance  les  jeunes  truffinelles. Pour- 
quoi le  voisinage  de  certains  végétaux  ligneux  est-il  nécessaire 
à la  fertilité  des  spores?  L’observation  n’a  pas  encore  pu  péné- 
trer ce  mystère.  — Toutefois,  sans  admettre  avec  M.  George 
Grimblot  que  “ la  truffe  est  un  produit  direct  de  l’excrétion 
radiculaire  de  certains  arbres  „ (i),  ce  qui  n’est  plus  soute- 
nable aujourd’hui,  il  est  pei-mis  de  supposer  que  cette  excrétion 
des  racines  a une  influence  directe  et  nécessaire  sur  la  fertilité 
des  spores.  C’est  une  hypothèse  rationnelle  et  plausible  ; mais  ce 
n’est  encore  qu’une  hypothèse. 

Quoi  qu’il  en  soit,  si  M.  de  Bosredon  rend  service  aux  gour- 
mets et  aux  spéculateurs  ruraux  en  leur  fournissant  tous  les  ren- 
seignements nécessaires  pour  la  création  et  l’entretien  des 
truffières,  il  en  rend  un  aussi  à la  science  en  vulgarisant  la  des- 
cription botanique  du  cryptogame  souterrain  et  surtout  son 
mode  de  formation  et  de  développement. 

C.  DE  K. 


Les  grandes  écoles  de  France,  par  Mortimer  d’Ocagne  ; nou- 
velle édition  ; Paris,  Hetzel,  1887. 

Lanouvelle  édition  de  cet  ouvrage,  bien  connu  déjà  en  France, 
est  tellement  augmentée,  que  la  matière  du  livre  va  maintenant 
beaucoup  plus  loin  que  son  titre  ne  l’indique.  C’est,  à propre- 


(1)  Cf.  George  Grimblot,  Études  sur  la  truffe,  p-  85- 


BIBLIOGRAPHIE. 


591 

ment  parler,  un  recueil  de  renseignements  complets  sur  toutes 
les  écoles  spéciales  et  techniques  entretenues  par  l’État  français, 
que  nous  offre  aujourd’hui  M.  d’Ocagne,  le  père  de  notre  savant 
et  sympathique  collaborateur. 

Primitivement,  l’auteur  s’était  proposé  d’écrire  la  monographie 
de  chacune  des  grandes  écoles  de  la  France,  c’est-à-dire  des 
écoles  qui  prennent  les  jeunes  gens  au  sortir  des  classes  supé- 
rieures des  lycées,  pour  les  préparer  soit  à certaines  fonctions  de 
l’État,  soit  à diverses  carrières  libérales  exigeant  des  études 
spéciales.  Telle  était  l’idée  de  principe  qui  avait  fixé  le  cadre 
des  premières  éditions. 

Depuis  lors,  le  gouvernement  français,  cédant  à la  poussée 
démocratique  qui  lui  impose  ses  caprices,  a affirmé  sa  tendance 
à introduire  le  plus  largement  possible  dans  chaque  carrière 
l’élément  subalterne,  l’élément  “ sorti  du  rang  „,  et  il  a créé  à 
cet  effet  des  écoles  destinées  à effectuer  la  transition  des  cadres 
inférieurs  aux  cadres  supérieurs. 

Nombre  de  jeunes  gens,  ayant  échoué  aux  examens  des 
grandes  écoles,  ou  préférant  entrer  dans  la  carrière  par  une  voie 
moins  brillante  sans  doute,  et  un  peu  moins  rapide,  mais  incon- 
testablement beaucoup  plus  facile,  se  sont  portés  vers  ces 
écoles. 

On  peut  donc  dire  que  l’élargissement  des  limites  du  livre 
s’imposait  à M.  d’Ocagne,  qui  cherchait,  avant  tout,  à mettre 
entre  les  mains  des  pères  de  famille  et  des  jeunes  gens  un  recueil 
de  documents  complet.  Il  n’y  avait,  dans  cette  voie-là,  guère  de 
raison  pour  s’arrêter  ; aussi  l’auteur  s’est-il  trouvé  amené  à 
introduire  encore  dans  son  ouvrage  certaines  écoles  qu’il  avait 
laissées  de  côté  lors  de  la  première  édition.  Somme  toute, 
le  cadre  de  M.  d’Ocagne  s’est  sensiblement  agrandi,  et,  de  la 
sorte,  son  livre  tient  plus  encore  que  ne  promet  son  titre.  On 
aurait  assurément  mauvaise  grâce  à trouver  là  matière  à une 
critique. 

Dans  une  préface  alertement  écrite,  l’auteur  nous  dit,  entre 
autres  choses  excellentes,  de  quelle  façon  il  a été  amené  à écrire 
son  livre.  Nous  extrayons  ce  passage  : 

“ Le  choix  d’une  carrière,  quel  problème  ! En  est-il  pour  les 
familles  de  plus  grave,  de  plus  sérieux,  de  plus  complexe  ? C’est 
une  tâche  délicate  et  difficile  que  celle  de  guider  les  jeunes  gens 
dans  le  choix  d’une  profession  ; les  parents  seuls  peuvent,  avec 
justesse,  peser  les  conditions  intellectuelles,  morales  ou  sociales, 
particulières  à leurs  enfants  ; aussi  le  but  que  je  me  suis  pro- 


5q2  revue  des  questions  scientifiques. 

posé  a-t-il  été  seulement  de  renseigner  les  uns  et  les  autres  sur 
les  diverses  voies  qui  s’ouvrent  devant  eux. 


Quel  mobile,  d’ailleurs,  guidera  le  choix  à 

faire  ? Un  hasard  bien  souvent,  une  relation  quelconque,  l’exem- 
ple d’un  sujet  heureusement  parvenu. 

,.  On  cherche  alors  à se  renseigner  ; chose  facile,  si  l’on  a un 
objectif  bien  défini  ; mais  besogne  moins  aisée,  si  l’on  n’est  pas 
fixé  d’avance,  comme  il  arrive  souvent,  et  si  l’on  se  trouve  assailli 
par  des  hésitations  et  des  incertitudes.  Comment  prendre  un 
parti,  si  l’on  ne  peut  soi-même  comparer  les  carrières,  estimer 
les  concurrences,  les  chances  d’avancement,  les  conditions  pécu- 
niaires. 

„ C’est  dans  une  circonstance  analogue  que  la  pensée  m’est 
venue  de  publier  cet  ouvrage.  Un  renseignement  m’était 
demandé,  et,  faute  d’un  guide,  j’eus  grand’  peine  à me  le  pro- 
curer. J'usai  du  temps  à m’enquérir  de  divers  côtés,  à faire  des 
recherches  aux  bibliothèques;  mais  cette  étude  forcée  m’inté- 
ressa vivement,  et  je  pensai  que  ce  qui  m’avait  servi  utilement 
pouvait  profiter  à d’autres.  N’y  avait-il  pas  là  une  lacune  à 
combler?  Avant  de  réaliser  mon  idée,  je  consultai  quelques  bons 
esprits;  je  leur  soumis  mon  projet,  et  leurs  encouragements  me 
décidèrent  à me  mettre  à l’œuvre 

M.  d’Ocagne  classe  les  écoles  en  deux  grandes  catégories  : 
écoles  militaires,  écoles  civiles  ; et  il  les  range,  dans  chacune  de 
ces  catégories,  d’après  l’ordre  alphabétique.  Par  ce  procédé  les 
recherches  sont  rendues  très  faciles  et  très  rapides. 

Chaque  notice  comprend  : 

L’historique  de  l’institution; 

Le  programme  d’admission; 

Les  conditions  d’âge  et  autres; 

Le  nombre  d’élèves  à admettre; 

Le  prix  de  la  pension,  du  trousseau,  etc....; 

Le  séjour  à l’école  ; régime,  durée,  division  des  travaux  ; 

Les  examens  de  classement,  de  passage,  de  sortie,  avec  les 
coefficients  : 

Les  carrières  ouvertes  par  l’école. 

Ce  sont,  on  le  voit,  tous  les  points  sur  lesquels  on  peut  avoir 
besoin  d’être  renseigné. 

Il  ne  nous  est  pas  possible  d’entrer  dans  l’analyse  détaillée 
d’un  tel  ouvrage  qui  est,  avant  tout,  mi  recueil  de  documents. 


BIBLIOGRAPHIE. 


593 

Aussi  bien,  ce  que  nous  en  avons  déjà  dit,  en  indique  suffisam- 
ment le  contexte  général.  Mais  nous  appellerons  l’attention  des 
lecteurs  de  la  Revue,  pour  la  plupart  étrangers  à la  France,  sur 
une  particularité  qui  ne  saurait  être  trop  remarquée;  nous 
voulons  parler  de  l’institution  de  V Ecole  polytechnique. 

Il  existe  dans  d’autres  pays  des  établissements  portant  le 
même  nom  ; il  n’en  est  pas,  que  nous  sachions,  qui  soit  fondé  sur 
le  même  principe.  L’esprit  de  l’institution  consiste  essentielle- 
ment en  ceci  : donner  un  enseignement  théorique  commun  à 
tous  les  jeunes  gens  destinés  aux  carrières  qui  exigent  une 
culture  scientifique  développée,  avant  de  les  faire  entrer  dans  les 
écoles  d’application  qui  sont  au  seuil  de  ces  carrières. 

On  ne  saurait  contester  les  avantages  de  cette  origine 
commune  donnée  à des  jeunes  gens  voués  à des  carrières 
savantes  diverses.  Elle  crée  entre  eux  des  liens  de  confraternité 
et  d’estime  réciproque  que  le  temps  ne  peut  ensuite  que  cimenter 
davantage  ; elle  perpétue  de  génération  en  génération,  chez  les 
hommes  chargés  de  diriger  les  grands  services  de  l’État,  des 
traditions  de  devoir  et  d’honneur  dont  l’école-mère  garde  le 
dépôt;  elle  permet  de  confier  le  soin  de  répandre  la  science 
parmi  l’élite  de  la  jeunesse  studieuse  aux  maîtres  les  plus  émi- 
nents, qui  ne  sauraient,  dans  le  système  contraire,  se  multiplier 
pour  les  besoins  de  l’enseignement  théorique  des  diverses  écoles. 
En  outre,  le  choix  de  la  carrière  ayant  lieu,  à la  sortie,  dans 
l’ordre  du  classement,  il  y a là  pour  les  élèves  un  puissant  stimu- 
lant de  travail.  Nous  ne  parlerons  ici  ni  du  prestige  incontesté 
dont  jouit  l’École,  ni  des  illustrations  de  toute  sorte  qu’elle  a 
formées  dans  le  monde  de  la  science,  de  la  guerre,  de  la  marine, 
de  l’industrie  de  l’État  et  de  l’industrie  privée,  voire  même  du 
clergé,  puisque  l’École  polytechnique  a eu  t’honneur  de  produire 
des  hommes  tels  que  le  P.  Gratry,  le  P.  Clerc  et  tant  d’autres. 
Nous  avons  seulement  voulu  montrer,  par  une  indication  rapide, 
quel  est  le  principe  de  l'institution,  et  quelle  est  la  raison  d’être 
de  ce  principe. 

L'École  polytechnique  est  donc  la  pépinière  où  viennent  se 
recruter  les  grandes  écoles  d’application  de  l’État,  à savoir  les 
Écoles  des  mines,  des  ponts  et  chaussées,  du  génie  maritime,  des 
télégrapthes,  des  manufactures  de  l’Etat,  d'hydrographie,  d'appli- 
cation de  l’artillerie  et  du  génie.  Elle  fournit  en  outre  des  officiers 
à la  marine  nationale  (i),  et  des  fonctionnaires  à diverses  autres 

(1)  L’amiral  Courbet,  mort  glorieusement  pendant  la  dernière  campagne 
de  Chine,  était  un  ancien  élève  de  l’Ecole  polytechnique. 

XXI 


38 


594  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

administrations  de  l’État.  Enfin,  nombre  d’anciens  élèves  entrent 
dans  l'industrie  ou  suivent  des  carrières  libérales.  “ Le  simple 
titre  d’ancien  élève  de  l’École  polytechnique,  dit  en  effet 
M.  d’Ocagne,  n’est  pas  un  grade  ; mais  il  a une  valeur  analogue, 
et  l’on  voit  maintes  fois  s’en  prévaloir  des  hommes  distingués  cpii 
se  sont  fait  une  situation  brillante  en  dehors  des  carrières  admi- 
nistratives ou  militaires.  „ 

En  dehors  de  l’École  polytechnique  et  des  écoles  d’applica- 
tion qui  s’y  rattachent,  nous  devons  citer  au  premier  rang  des 
grandes  institutions  de  l’État  : V École  normale  supérieure,  qui 
forme  le  personnel  éminent  des  professeurs  de  l’Université  et, 
par  ses  annexes  d’Athènes,  de  Rome  et  du  Caire,  perpétue  le 
goût  de  l’étude  de  l’antiquité  ; V École  supérieure  de  guerre,  qui 
prépare  l’élite  des  officiers  au  service  de  l’état-major,  en  les  ini- 
tiant aux  problèmes  transcendants  de  l’art  militaire;  V École  cen- 
trale des  arts  et  manufactures,  pépinière  féconde  d’ingénieurs 
qui  assurent  le  progrès  continu  des  diverses  industries  et  tien- 
nent haut  et  ferme  le  drapeau  de  la  patrie  dans  les  luttes  moins 
sanglantes,  mais  aussi  acharnées,  qui  se  livrent  sur  ce  terrain; 
V Ecole  spéciale  militaire  de  Saint-Cyr ,o\x  les  officiers  d’infanterie 
et  de  cavalerie  puisent,  en  même  temps  qu’une  solide  instruc- 
tion, les  leçons  du  plus  pur  patriotisme  ; V Ecole  navale,  qui  dote 
l’armée  de  mer  d’intrépides  officiers,  inébranlablement  fidèles  à 
leur  belle  devise  : “ Honneur  et  Patrie  „ ; V École  des  forêts,  qui 
forme  un  personnel  savant  pour  le  service  de  l’administration 
des  forêts  ; les  écoles  de  Médecine,  de  Droit,  des  Beaux-Arts,  des 
Chartes,  des  Hautes- Études,  etc.... 

Nous  n’irons  pas  plus  loin  dans  cette  nomenclature  qui  ne 
comprend  qu’une  faible  partie  des  institutions  passées  en  revue 
par  M.  d’Ocagne.  Nous  renvoyons  le  lecteur  à l’excellent  ouvrage 
que  nous  analysons  pour  la’ compléter. 

Qu'il  nous  soit  permis  pourtant  de  présenter  encore  une  obser- 
vation. M.  d’Ocagne,  en  écrivant  son  livre,  a eu  surtout  en  vue  de 
mettre  entre  les  mains  des  jeunes  gens  et,  plutôt  encore,  des 
pères  de  famille  toutes  les  données  qui  peuvent  leur  être  néces- 
saires pour  le  problème  important  du  choix  d’une  carrière.  Mais 
ce  livre  a encore  un  autre  intérêt.  Aujourd’hui,  plus  que  jamais, 
la  question  de  l’enseignement  est  à l’ordre  du  jour.  Elle  préoc- 
cupe nombre  de  bons  esprits.  L’étude  de  cette  question  trouve, 
dans  le  livre  de  M.  d’Ocagne,  des  éléments  de  la  plus  haute 
importance.  A ce  titre,  ce  livre  n’mtéresse  pas  seulement  les 
Français,  mais  encore  les  hommes  de  toutes  les  nationalités  ; car 


BIBLIOaRAPHIE, 


5g5 


il  n’est  pas  moins  important,  dans  cei  ordre  d’idées,  de  se  rendre 
compte  de  ce  qui  se  pratique  à l’étranger  que  de  savoir  ce  qui 
se  passe  chez  soi.  Il  n’est  donc  pas  douteux  que  cet  ouvrage  ne 
soit  appelé  à trouver  à l’étranger,  et  particulièrement  en  Belgi- 
que, un  succès  analogue  à celui  qu’il  a remporté  en  France  dès 
sa  première  édition. 

L’auteur,  après  avoir  indiqué  les  principales  sources  aux- 
quelles il  a puisé;  dit  modestement,  à la  fin  de  sa  préface  : “ Je 
crains  d’en  oublier  encore  ; car,  je  le  dis  avec  sincérité,  il  n’y  a 
guère  qu’une  chose  qui  soit  de  moi  dans  ce  livre;  c’est  — l’idée 
de  le  faire.  „ Nous  ajouterons,  nous,  qu’il  y a aussi  la  manière 
de  le  faire,  et  que  celle-ci  fait  à M.  d’Ocagne  le  plus  grand 
honneur.  On  pourrait,  en  un  pareil  sujet,  craindre  la  sécheresse 
et  la  monotonie.  L’intérêt,  tout  au  contraire,  se  soutient  d’un 
bout  du  livre  à l’autre.  Il  faut  en  voir  la  raison  dans  les  agré- 
ments qui  parent  le  style  de  M.  d’Ocagne,  écrivain  distingué 
autant  que  modeste. 


I.  T.  H. 


VI 

Navigation  iNTÉRiEruBE.  Rivières  et  canaux  (i),  par  P.  Guille- 
MAiN,  inspecteur  général,  professeur  à l’École  nationale  des  ponts 
et  chaussées;  2 vol.  m-8°  de  564  et  592  pages,  avec  figures  dans 
le  texte  ; i885.  Paris,  Baudry  et  G'«,  i5  rue  des  Saints-Pères. 
Même  maison  à Liège. 

Nous  sommes  fort  en  retard  pour  rendre  compte  de  cet 
ouvrage  ; mais  nous  pensons  que  ce  retard,  dû  à des  causes  tou- 
tes personnelles,  ne  doit  pomt  nous  empêcher  de  signaler  aux 
ingénieurs,  nos  confrères,  qui  lisent  la  Èevite,  un  livre  qui  est 
appelé  à leur  rendre  de  si  grands  services. 

Le  livre  de  M.  Guillemain  est  la  reproduction  fidèle  et  intégrale 
du  cours  que  l’auteur  professe  avec  tant  d’éclat  et  de  succès  à 
l’École  des  ponts  et  chaussées.  Il  embrasse  l’étude  complète  et 
détaillée  de  toutes  les  questions  qui  se  rapportent  aux  voies 
navigables,  tant  naturelles  qu’artificielles. 


(l)  Ouvrage  faisant  partie  de  Ena/clopédie  des  travaux  publics,  fondée 
par  M.  l’inspecteur  général  Lechalas.  ’ 


596  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Le  sujet  — est-il  besoin  de  le  dire?  — est  d'une  importance 
capitale.  Cette  importance  s’affirme,  quant  à la  France,  par  les 
chiffres  suivants  : Les  transports  par  eau  s’effectuent,  à finté- 
rieur  du  pays,  sur  une  longueur  de  4713  km.  de  canaux  et  de 
7825  km.  de  fleuves  et  rivières.  Le  tonnage  des  embarquements 
effectués  pendant  les  huit  premiers  mois  de  l’année  1886  a été 
de  7 621  703  tonneaux  pour  les  canaux  et  de  5 83g  078  pour  les 
fleuves  et  rivières.  On  peut  juger  par  ces  chiffres  qu’il  ne  s’agit 
pas  ici  d'une  quantité  négligeable. 

D'ailleurs  “ sur  la  partie  vraiment  prospère  de  notre  système 
de  navigation  intérieure,  notamment  sur  le  réseau  du  Nord, 
l'activité  des  transports  par  eau  est  comparable  à celle  des  trans- 
ports par  les  voies  ferrées;  elle  a suivi,  depuis  trente  ans,  une 
progression  croissante;  elle  a rempli,  à l’égard  du  monopole  des 
chemins  de  fer,  le  rôle  d'un  modérateur  efficace  ; elle  a contribué 
très  largement  à la  diminution  du  prix  des  transports  (i).  , 

On  peut, par  ce  qui  précède,  se  rendre  compte  de  l’importance 
du  cours  professé  par  M.  Guillemain  à l’École  des  ponts  et 
chaussées,  et  l’on  ne  s’étonnera  pas  que  ce  cours  ait  donné  lieu 
à deux  forts  volumes  d’environ  cinq  cents  pages  chacun,  les 
développements  d’un  cours  de  construction  devant  être  en  rap- 
port avec  l'importance  de  la  spécialité  à laquelle  il  se  rattache. 

Le  traité  de  M.  Guillemain  se  divise  en  six  parties,  les  quatre 
premières  fournissant  la  matière  du  tome  I et  les  deux  autres 
celle  du  tome  II. 

La  première  partisse  compose  des  préliminaires,  c’est-à-dire 
des  notions  générales  dont  la  connaissance  doit  précéder  l’étude 
de  l’amélioration  des  rivières  et  de  la  construction  des  canaux. 

Ces  notions  générales  comprennent  en  première  ligne  la  des- 
cription de  l’état  naturel  des  cours  d’eau.  Il  est  essentiel,  en 
effet,  avant  de  rechercher  les  moyens  d'agir  sur  le  régime  des 
cours  d’eau  de  façon  à satisfaire  le  plus  largement  possible  aux 
besoins  de  la  navigation,  d’avoir  une  idée  exacte  de  ce  qu’est 
ce  régime.  Aussi  M.  Guillemain  ne  craint  pas  de  donner 
trop  de  détails  sur  l’origine  et  le  régime  des  eaux,  la  constitution 
et  la  forme  du  lit  des  rivières. 

Si,  dans  la  question  qui  occupe  notre  auteur,  le  cours  d’eau 
est  le  premier  facteur,  le  second  est  le  véhicule  approprié  à cette 
voie  particulière,  c’est-à-dire  le  bateau.  Il  était  donc  tout  naturel 


(I  l F.  Lucas,  Étude  historique  et  statistique  sur  les  voies  de  communication 
de  la  France  Paris,  Imprimerie  nationale,  1873),  page  132. 


BIBLIOGRAPHIE. 


597 

que  M.  Guillemain  indiquât  les  divers  types  de  bateaux  qui  cir- 
culent sur  nos  voies  navigables  françaises,  ainsi  que  leur  mode 
de  locomotion.  De  là,  un  deuxième  chapitre  pour  les  prélimi- 
naires, chapitre  où  l’auteur  examine  les  avantages  et  les  incon- 
vénients des  divers  modes  de  navigation  en  rivière  : lialage,  voile, 
dérive,  propulsion  par  la  vapeur,  louage. 

Enfin  les  préliminaires  comprennent  un  troisième  chapitre 
relatif  aux  opérations  à faire  pour  étudier  l’amélioration  des 
cours  d’eau,  à savoir  : nivellements,  levés  de  plans,  sondages, 
jaugeages,  observations  de  hauteurs  d’eau.  Il  n’est  pas  inutile, 
à ce  propos,  de  remarquer  combien  sont  imparfaites  les  méthodes 
de  jaugeage  dont  on  dispose  quant  à pi-ésent.  Des  expériences 
sont  en  cours,  en  France,  pour  faire  progresser  la  question.  Il  est 
bien  à souhaiter  qu’elles  soient  coui-onnées  de  succès  (i).M.  Guil- 
lemain rattache  encore  à ce  chapitre  la  question  pleine  d’intérêt, 
tant  pour  l’agriculture  que  pour  la  navigation  et  les  travaux 
hydrauliques,  de  l’annonce  des  crues.  Des  services  régulièrement 
organisés  fonctionnent  pour  cet  objet  dans  les  principaux  bassins 
français.  C’est  dans  le  bassin  de  la  Seine,  pour  lequel  Belgrand 
a formulé  des  règles  empiriques  basées  sur  de  nombreuses  obser- 
vations, que  cette  organisation  a d’abord  pris  naissance. 

Avec  la  deuxième  partie  intitulée  : Amélioration  des  rivières  à 
courant  libre,  l’auteur  entre  dans  le  vif  de  .son  sujet. 

Les  principaux  obstacles  que  rencontre  la  navigation  en  rivière 
sont  les  hauts-fonds  et  les  coudes  trop  prononcés.  M.  Guillemain 
fixe  d’abord  son  attention  sur  les  premiers.  Le  moyen  qui  se 
présente  le  plus  naturellement  à l’esprit,  pour  les  faire  dispa- 
raître, c’est  le  dragage.  Mais  la  question  est  beaucoup  plus  déli- 
cate qu’elle  ne  le  semble  à première  vue. 

Quand  il  s’agit  des  seuils  fixes,  qui  tiennent  à la  présence  d’une 
couche  assez  résistante  pour  ne  pas  se  laisser  attaquer  par 
l’action  érosive  du  courant,  le  dragage  est  un  bon  moyen  pourvu 
qu’il  soit  judicieusement  pratiqué  (2). 

Pour  les  haut.s-fonds  qui  sont  le  résultat  d’une  cause  acciden- 
telle, le  dragage  suffira  à ramener  l’ordre  dans  le  régime  du 
cours  d’eau,  pourvu  que  du  même  coup  on  supprime  la  cause 
perturbatrice. 

(1)  Depuis  la  rédaction  de  cet  article,  un  intéressant  mémoire  sur  cette 
question  a été  publié  par  M.  l'ingénieur  en  chef  Ritter  dans  les  Annales  des 
2)onts  et  chaussées.  (Livraison  de  décembre  1886.) 

(2)  Nous  citerons  à cet  égard  l’arasement  des  seuils  rocheux  de  la  Charente 
maritime,  exécuté  sur  les  propositions  de  M.  l’ingénieur  Polony. 


SgS  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Quant  aux  seuils  renouvelables,  dus  à la  marche  générale  des 
alluvions  vers  la  mer,  ils  ne  sauraient  évidemment  être  à tout 
jamais  proscrits  par  de  simples  dragages,  à moins  que  ceux-ci 
ne  fassent  appliqués  d’une  manière  permanente,  et  c’est  là  une 
solution  qui  ne  saurait  être  admise  que  dans  des  cas  tout  à fait 
spéciaux.  M.  Guillemain  insiste  sur  les  précautions  qu’exige 
l’emploi  de  ce  procédé,  et  décrit  les  principaux  appareils  destinés 
à le  mettre  en  œuvre. 

L’amélioration  des  rivières,  au  point  de  vue  de  l’abaissement 
des  hauts-fonds,  peut  encore  être  obtenue  par  le  resserrement  du 
lit,  qui  a pour  effet  d’accroître  la  puissance  érosive  du  courant. 
Ce  resserrement  s’effectue  soit  au  moyen  de  digues  longitudi- 
nales, soit  au  moyen  de  digues  transversales  ou  épis,  soit  au 
moyen  d’un  système  mixte  de  digues  basses,  d’épis  de  faible 
hauteur  et  de  seuils  de  fond,  système  qui  nous  vient  d’Allemagne, 
où  il  a,  paraît-il,  produit  de  bons  effets  sur  divers  cours  d’eau 
(la  Ruhr,  l’Elbe,  l'Oder,  le  Wéser,  la  Vistule,  le  Rhin),  et  dont  on 
fait  aujourd’hui  l’essai  sur  le  Rhône.  M.  Guillemain  donne,  au 
sujet  de  ces  divers  procédés,  des  renseignements  pratiques  dont 
les  ingénieurs  feront  sagement  de  tenir  grand  compte  dans  la 
préparation  de  leurs  projets,  et  il  les  accompagne  des  observa- 
tions les  plus  judicieuses. 

Après  l’arasement  des  seuils  (modification  du  lit  dans  le  sens 
vertical),  se  présente  la  question  du  barrement  des  bras  secon- 
daires et  du  redressement  des  coudes  (modification  du  lit  dans 
le  sens  horizontal),  que  M.  Guillemain  élucide  avec  le  même  soin 
que  la  précédente.  Nous  signalerons  la  très  sage  recommanda- 
tion qu’il  fait  de  conserver  les  bras  barrés  pour  l’écoulement 
des  crues.  “ Plus  on  aura  concentré  les  eaux  d’étiage  dans  un 
chenal  unique,  dit- il,  plus  on  aura  le  devoir  de  veiller  à ce  que 
les  hautes  eaux  retrouvent  leur  domaine  intégral;  plus  on  sera 
tenu,  par  conséquent,  de  défendre  ce  domaine  contre  les  entre- 
prises des  riverains  et  l’action  de  la  végétation.  „ Quant  au 
redressement  des  coudes,  l’éminent  inspecteur  général  insiste, 
avec  juste  raison,  sur  ce  que  les  modifications  ne  doivent  pas  dimi- 
nuer la  longueur,  précepte  que  l’on  est  trop  souvent  tenté  de 
méconnaître.  “ Tout  ce  qu’il  est  possible  de  faire,  c’est  de  substi- 
tuer à un  coude  brusque  une  courbe  adoucie,  recevant  le  cou- 
rant dans  la  direction  où  il  arrive,  le  restituant  dans  celui  où  il 
s’échappait  primitivement,  et  raccordant  ces  deux  alignements 
par  une  inflexion  régulière,  plus  favorable  au  passage  des 
bateaux.  „ 


BIBLIOGRAPHIE. 


599 


En  matière  de  rivières,  tout  est  délicat,  mais  le  sujet  devient 
encore  plus  difficile  lorsqu’on  envisage  les  fleuves  à leur  embou- 
chure, ou,  pour  mieux  dire,  dans  leur  partie  maritime.  A cette 
importante  question,  M.  Guillemain  consacre  le  dernier  chapitre 
de  la  deuxième  partie. 

Il  fait  la  distinction  des  fleuves  qui  se  jettent  dans  des  mers 
sans  marées,  et  de  ceux  qui  se  jettent  dans  des  mers  à marées. 

Parlant  des  premiers,  il  indique  les  solutions  qui  ont  été  adop- 
tées pour  le  Nil,  le  Rhône,  le  Danube,  et  le  Mississipi.  Le  carac- 
tère de  ces  fleuves  est  l’encombrement  de  leur  embouchure  par 
les  dépôts  d’alluvions,  c’est-à-dire  la  formation  de  deltas. 

Le  principe  de  toutes  les  méthodes  mises  en  pratique  pour  y 
ouvrir  et  y maintenir  une  voie  navigable  est  la  concentration 
des  eaux  du  fleuve  dans  un  chenal  unique.  Mais,  comme  le  fait 
remarquer  notre  auteur  dans  sa  conclusion,  “ en  concentrant  les 
eaux  du  fleuve,  on  concentre  aussi  les  alluvions,  et  là  où  l’eau 
courante  vient  s’amortir  dans  la  mer,  il  y a dépôt.  Les  vagues 
modifient  ce  dépôt,  le  cordon  litloral  le  consolide  et  le  déve- 
loppe, les  vents  régnants  agissent  aussi  sur  lui;  mais  le  phéno- 
mène, au  fond,  persiste  et  obéit  à sa  loi,  sauf  le  cas  où  un  autre 
grand  phénomène  naturel,  un  courant  littoral  par  exemple  (i), 
intervient  dans  la  question  avec  une  intensité  suffisante  pourdis- 
siperles  apports  fluviatiles.Si  cette  condition  n’est  pas  rcmplie,le 
succès  a grande  chance  de  n’ètre  qu’éphémère;  et  le  plus  sou- 
vent, alors,  la  vraie  solution  consiste  à remplacer  par  une  voie 
artificielle  le  cours  d’eau  naturel  dont  l’amélioration  se  présente 
avec  un  caractère  aussi  précaire.  „ Quant  aux  fleuves  débou- 
chant dans  des  mers  à marées,  M.  Guillemain  commence  par 
développer  à leur  endroit  des  considérations  générales  qui  abou- 
tissent à ce  précepte  : “ Favoriser  l’entrée  du  flot  dans  la  mesure 
la  plus  large  à la  partie  supérieure  du  lit,  au  moment  du  maxi- 
mum de  débit,  afin  d’emmagasiner  la  puissance  creusante; 
puis,  pendant  le  jusant,  et  surtout  aux  environs  de  la  mer  basse, 
alors  qu’on  peut  en  tirer  tout  le  parti  possible,  diriger  cette  puis- 
sance sur  les  points  les  plus  avantageux  à la  navigation.  „ Il  tire 
la  justification  expérimentale  de  ce  précepte  des  exemples  sui- 
vants examinés  par  lui  avec  le  plus  grand  soin  : Baie  des  Vays 
(Calvados),  Clyde,  Seine,  Loire,  côte  landaise  et  Sénégal, 
Gironde. 

M.  Guillemain  insiste  encore,  dans  ses  conclusions,  sur  divers 


(1)  C’est  le  cas  pour  le  Danube. 


6oo 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


autres  côtés  de  la  question  dont  il  faut  tenir  compte  dans  les 
études  locales,  et  termine  sur  cette  remarque,  d’une  si  haute 
sagesse  : “ En  un  mot,  la  question  est  une  des  plus  complexes, 
en  même  temps  qu’une  des  moins  connues  ; chaque  cas  parti- 
culier exige  une  observation  attentive,  les  conseils  des  hommes 
pratiques;  et  à notre  avis  elle  est  une  de  celles  où  il  est  le  plus 
permis  de  mettre  en  pratique  le  vieil  adage  : Dans  le  doute, 
abstiens-toi.  Nous  n’insisterons  donc  pas  davantage,  heureux  ^ 
si  nous  avons  pu  faire  saisir  les  idées  d’ensemble  qui  paraissent  ■ 
hors  de  conteste,  et  indiquer  en  partant  de  ces  idées,  à défaut  de 
ce  qui  est  à faire,  ce  qu’il  convient  d’éviter.  „ ; 

La  troisième  partie  traite  des  rives  des  cours  d’eau  et  des  inon- 
dations. La  question  de  la  défense  des  rives  se  présente  sous  un  j 
double  point  de  vue  : point  de  vue  technique,  point  de  vue  ; 

administratif,  que  M.  Guillemain  envisage  successivement.  Au  ^ 

point  de  vue  technique,  il  distingue  la  partie  située  au-dessus  de  / 
l’étiage  de  celle  qui  se  trouve  au-dessous,  et  indique  pour  cha- 
cune d’elles  les  moyens  de  défense  auxquels  il  convient  de  faire 
appel  suivant  le  cas.  Au  point  de  vue  administratif,  il  expose  les 
diverses  façons  de  procéder  qui  s’offrent  aux  ingénieurs  pour 
coaliser,  en  vue  du  bien-être  général,  des  intérêts  souvent  fort 
divers,  sinon  opposés,  et  pour  n’engager  l’État  que  dans  la 
mesure  de  ce  qui  est  raisonnable. 

Il  s’étend,  comme  le  sujet  l’exige,  sur  la  construction  des  quais, 
donnant  la  solution  appropriée  à chaque  espèce  de  terrain.  Nous 
signalerons,  comme  particulièrement  intéressant,  tout  ce  qui  a 
rapport  à la  construction  des  quais  en  terrain  vaseux,  et  nous 
dirons  à ce  propos,  chose  qui  a été  omise  par  l’éminent  ingé-  i 
nieur,  que  c’est  M.  Guillemain  lui-même  qui  est  l’auteur  de 
l’élégante  solution  adoptée  à Rochefort,  sur  les  bords  de  la 
Charente,  solution  qu’il  donne  comme  exemple  de  construction 
en  terrain  vaseux,  et  dont  le  succès  se  confirme  depuis  plus  de 
vingt-cinq  ans-. 

La  question  du  halage  et  de  la  délimitation  du  lit  des  cours 
d’eau  est,  avant  tout,  administrative  et  juridique.  Dans  l’état 
actuel  de  la  législation  et  de  la  jui’isprudence  françaises,  il  est 
peu  de  questions  plus  délicates  que  celle  de  la  délimitation  du  lit 
des  cours  d’eau;  il  en  est  peu  de  plus  sujettes  à contestation.  Le  , 

rôle  des  ingénieurs,  en  pareille  matière,  est  des  plus  difficiles,  et  ; 

ceux-ci  ne  sauraient  mieux  faire  à cet  égard  que  de  se  conformer 
à la  doctrine  formulée  par  M.  Guillemain,  au  nom  de  sa  longue 
et  solide  expérience. 


BIBLIOGRAPHIE. 


6oi 


Il  n’est  pas  seulement  intéressant,  pour  la  pratique,  d’envi- 
sager les  cours  d’eau  dans  leur  état  normal,  mais  encore  dans 
leur  état  exceptionnel,  en  temps  d’inondation. 

Les  inondations,  comme  beaucoup  de  choses  en  ce  monde, 
portent  en  elles  une  part  de  bien  et  une  part  de  mal,  chacune 
de  ces  parts  pouvant,  suivant  le  cas,  l’emporter  sur  l’autre.  On 
sait  quelle  est  l'influence  fertilisante  des  eaux  sur  les  terrains 
mis  en  culture;  voilà  la  part  de  bien.  On  garde  le  souvenir 
d’épouvantables  ravages  causés  dans  les  lieux  habités  par  l’inva- 
sion soudaine  d’une  crue  exceptionnelle;  voilà  la  part  de  mal.  Il 
ne  serait  donc  pas  exact  de  dire  que  l’inondation,  prise  en  elle- 
même,  est  un  fléau.  Elle  ne  le  devient  que  par  suite  d’un  certain 
concours  de  circonstances  qui  en  précipite  l’apparition. 

M.  Guillemain  étudie  les  moyens  employés  pour  se  mettre  en 
garde  contre  les  effets  dangereux  des  inondations. 

Les  curages  n’ont  pour  objet  que  de  déplacer  le  mal.  Ils  peu- 
vent, sur  un  point  spécial,  avoir  de  l’efficacité,  mais  ne  sau- 
raient, comme  remède,  être  généralisés. 

L’emmagasinement  de  l'eau  vers  les  sources,  au  contraire,  est 
un  remède  sûr  quoique  lent.  Cet  emmagasinement  est  largement 
favorisé  par  les  lacs,  les  terrains  en  culture,  les  forêts,  les  gazon- 
nements,  le  drainage.  On  a proposé,  pour  favoriser  cet  emmaga- 
sinement, la  création  de  réservoirs  artificiels.  Cette  idée  avait 
particulièrement  séduit  l’empereur  Napoléon  III.  Elle  a trouvé 
aussi  des  détracteurs,  qui  reprochaient  aux  réservoirs  artificiels 
d’exiger  un  capital  énorme  pour  leur  constructien,  d’entraîner 
un  entretien  des  plus  onéreux,  de  substituer  au  danger  de  l’inon- 
dation le  danger  bien  plus  redoutable  de  la  rupture  des  digues, 
de  commander  des  manœuvres  hydrauliques  difficiles  à réaliser 
pratiquement,  enfin  et  surtout,  de  pouvoir,  à un  moment  donné, 
être  cause  d’une  aggravation  du  mal  en  retardant  la  crue  d’un 
affluent  pour  la  jeter  sur  celle  du  cours  d’eau  principal.  Ces 
objections,  à la  vérité,  sont  assez  spécieuses.  Celles  qui  sont 
d’ordre  économique  n’infirmcnt  pas  le  principe  du  système;  il 
s’agit  simplement  d’établir  une  balance  des  intérêts  en  jeu. 
Quant  aux  objections  d’ordre  technique,  elles  pourraient,  croyons- 
nous,  être  démenties  par  les  faits.  Nous  pourrions  citer  tel  exem- 
ple— comme  celui  des  ascenseurs  hydrauliques,  en  particulier  — 
où  les  difficultés  d’exécution  ne  paraissaient  pas  moindres  et 
ont  pourtant  été  vaincues.  Et,  pour  ce  qui  est  de  l’aggravation 
de  mal  signalée  plus  haut,  on  arriverait  à la  prévenir  en  réglant 
convenablement  le  jeu  des  retenues;  c’est  là  une  affaire  d’étude. 


6o2 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Concluons  donc,  avec  M.  Guillemain,  que  “ si  l’on  a voulu 
prouver  qu’il  était  impossible  aujourd’hui,  en  France,  de  modifier 
immédiatement  le  régime  des  inondations  par  la  construction  de 
réservoirs,  le  fait  semble  établi  ; mais  il  ne  s’ensuit  pas  qu’on 
doive  renoncer  à un  développement  progressif  de  ce  système  en 
s’accordant  le  temps,  et  en  faisant  avec  discernement  un  pas  en 
avant  dans  cette  voie,  toutes  les  fois  que  l’occasion  s’en  présente.  „ 

M.  Guillemain  signale  en  outre  qu’en  ce  qui  concerne  les  réser- 
voirs artificiels,  les  inondations  ne  sont  pas  le  seul  intérêt  en  jeu. 
Ces  réservoirs  peuvent  encore  servir  à assurer  la  distribution  de 
l’eau  pour  les  besoins  des  villes  voisines.  Tel  est  le  cas  de  la 
ville  de  Saint-Etienne,  desservie  par  le  réservoir  du  Gouflfre- 
d’Enfer  (Loire). 

A défaut  de  réservoirs,  les  barrages  à pertuis  ouvert  produi- 
sent un  effet  salutaire.  M.  Guillemain  cite  à ce  propos  l’exemple 
de  la  digue  de  Pinay  (Loire)  dont  l'efficacité  est  incontestable 
pour  les  localités  situées  en  aval  et,  en  particulier,  pom*  la  ville 
de  Roanne. 

Enfin  les  étangs  ont,  sous  ce  rapport,  une  influence  qui  n’est 
pas  à dédaigner,  et  M.  Guillemain  indique,  d’après  M.  de  Saint- 
Venant,  l’illustre  ingénieur  et  mathématicien,  membre  de  l’Ins- 
titut, que  la  Société  scientifique  de  Bruxelles  a eu  l’honneur  de 
compter  dans  son  sein,  les  précautions  à prendre  pour  faire  en 
sorte  d’éviter  l'insalubrité  généralement  redoutée  de  ces  rete- 
nues d’eau  naturelles. 

M.  Guillemain  aborde  ensuite  la  question  des  endiguements. 
Il  ne  serait  pas  possible,  sm’  un  pareil  sujet,  pour  un  esprit 
sensé,  d'édifier  et  surtout  de  faire  accepter  une  théorie.  Aussi, 
M.  Guillemain,  dont  la  sûreté  de  jugement  s’affirme,  on  peut  bien 
le  dire,  à chaque  page  de  son  livre,  se  garde-t-il  de  se  lancer  en 
de  pareilles  considérations. 

Il  adopte  le  seul  parti  rationnel  à suivre  en  l’espèce,  à savoir 
d’examiner  avec  soin  des  exemples  importants  d’application  du 
système  de  l’endiguement  et  de  les  discuter  dans  leurs  moin- 
dres détails,  à tous  les  points  de  vue,  pour  en  tirer  des  conclu- 
sions pratiques.  Les  exemples  choisis  par  lui  sont  celui  du 
Pô  où  le  système  de  l’endiguement,  pratiqué  depuis  vingt 
siècles,  a pris  plus  d’extension  que  nulle  part  ailleurs,  et  celui  de 
la  Loire  où,  tout  en  critiquant  ce  qui  a déjà  été  fait,  il  indique 
les  moyens  propres  selon  lui  à tirer  le  meilleur  parti  de  la 
situation  acquise,  moyens  qui  tendent  à assurer  l’épanouisse- 
ment dans  la  vallée  des  crues  dépassant  une  certaine  cote. 


BIBLIOGRAPHIE. 


6o3 


Il  dit  encore  quelques  mots  de  l’emploi  des  digues  submersi- 
bles, qui  n’ont  pas  encore  été  appliquées  sur  une  assez  grande 
échelle  pour  qu’il  soit  possible  de  porter  cà  leur  endroit  un  juge- 
ment absolu,  puis  il  formule  ses  conclusions  que  nous  résume- 
rons ainsi  : 

Le  phénomène  des  inondations  produit  du  bien  et  du  mal.  Les 
opérations  imprudentes  ou  les  luttes  irréfléchies  de  l’homme  le 
rendent  bien  souvent  plus  dommageable  qu’il  ne  serait  naturel- 
lement. D’une  manière  générale,  les  curages  l’aggravent.  L’em- 
magasinement  des  eaux  vers  les  sources  est  la  meilleure  solu- 
tion du  problème;  on  doit  tendre  à le  favoriser.  Les  endigue- 
ments  ne  sont  pas  un  remède  : c’est  le  commencement  d’une 
lutte  sans  fin,  pleine  d’accidents  et  de  déceptions  ; ils  devraient 
être  limités  à la  protection  des  villes.  Les  terrains  cultivés  ne 
doivent  pas  être  soustraits  à l’invasion  des  eaux:  mais  on  doit 
faire  en  sorte  que  cette  invasion  soit  aussi  lente,  aussi  facile, 
aussi  paisible  que  possible,  et  amener  les  cultures  à se  modifier 
en  vue  de  submersions  fréquentes. 

La  question  présente  encore  un  autre  côté  cfui  n’en  est  pas  le 
moins  intéressant;  nous  voulons  parler  de  la  prévision  et  de  l’an- 
nonce des  inondations.  M.  Guillemain  lui  consacre  tout  un  cha- 
pitre. 

L’éminent  auteur  commence  par  faire  un  savant  exposé  des 
méthodes  de  prévision  qui  semblent  le  plus  pratiques.  En  pre- 
mier lieu,  c’est  la  méthode  des  courbes  hydrométriques,  qui 
consiste  à étudier,  pour  des  localités  échelonnées  sur  le  cours 
d’eau  et  ses  principaux  affluents,  les  variations  de  hauteur  et  à 
en  déduire  l’importance  et  la  marche  delà  crue;  c’est  ensuite  la 
méthode  udométrique,  qui  consiste  à observer  les  hauteurs  de 
pluie  tombées  sur  les  parties  hautes  de  la  vallée, et  que  M.  Guille- 
main a lui-même  appliquée  à la  vallée  de  la  Loire  au-dessus  du 
Bec-d’ Allier.  Cette  dernière  méthode  n’a  pas  encore  donné  tout 
ce  qu’on  est  en  droit  d’attendre  d’elle;  il  y a là  un  sujet  d’étude 
intéressant.  M.  Guillemain  signale  enfin  certains  pronostics  qui 
sont  le  fruit  de  l’observation  populaire  et  qui  méritent  néan- 
moins, pour  chaque  localité,  d’être  pris  en  considération. 

Quant  à l’annonce  des  inondations,  M.  Guillemain  émet  sur 
le  mode  qu’il  convient  de  suivre  pour  l’effectuer,  les  idées  les 
plus  sages. 

Nous  citerons  celle-ci  : 

“ Les  avertissements  ne  doivent  pas  être  trop  précis On 

vous  sait  gré  d’une  prévision  vague  que  l’événement  justifie, 


6o4  revue  des  questions  scientifiques. 


tandis  qu’on  vous  blâme  d’une  indication  précise  qui  n’est 
qu’approchée. 

„ Il  faut  que  les  avertissements  soient  assez  répétés  pour 
éviter  l’impatience,  et  assez  rares  pour  attirer  l’attention.  „ 

L’expérience  personnelle  de  M.  Guillemain  lui  a permis  de 
“ reconnaître  que  la  curiosité  publique  était  très  convenablement 
desservie  avec  l’émission  de  deux  prévisions  par  jour,  embras- 
sant chacune  au  moins  vingt-quatre  heures, „ 

La  quatrième  partie  traite  des  barrages. 

Lorsqu’il  n’est  pas  possible,  par  les  moyens  passés  en  revue 
jusqu’ici,  d’amélioi-er  les  conditions  de  navigabilité  d’une  rivière 
sans  modifier  profondément  son  régime,  on  est  amené  à opérer 
cette  modification  en  canalisant  cette  rivière,  c’est-à-dire  en 
recoupant  transversalement  son  lit  de  distance  en  distance  par 
des  liarrages  qui  ont  pour  effet  d’augmenter  le  mouillage  en  dimi- 
nuant la  vitesse,  ce  qui  constitue  un  double  avantage  pour  les 
bateaux. 

Après  quelques  considérations  générales  sur  les  barrages, 
M.  Guillemain  aborde  l’étude  des  divers  types  de  ce  genre  d’ou- 
vrages, qu’il  classe  comme  il  suit  ; 

1“  Barrages  fixes  ; 

2°  Barrages  à parties  mobiles  soutenues  par  des  appuis  fixes; 

3°  Barrages  à parties  mobiles  soutenues  par  des  appareils 
mobiles  eux-mêmes  et  indépendants  des  premiers; 

4°  Barrages  à vannes  tournantes  et  arc-boutées  sur  le  radier, 
formant  un  système  complet  et  solidaire  ; 

5'^  Barrages  à appareils  mobiles  mus  par  la  chute  elle-même. 

Nous  entrons  ici  dans  une  partie  du  livre  d’une  essence  trop 
technique  pour  pouvoir  être  analysée  avec  beaucoup  de  détails 
dans  la  Revue.  Nous  nous  contenterons  d’en  esquisser  les  traits 
généraux,  mais  nous  tenons  à dire  que  M.  Guillemain  entre,  pour 
l’établissement  des  barrages,dans  les  détails  les  plus  minutieux, 
et  met  à la  disposition  des  ingénieurs  un  guide  des  plus  complets 
pour  leur  venir  en  aide  dans  les  travaux  de  ce  genre. 

Parlant  des  barrages  fixes,  il  insiste  particulièrement  .sur  le 
danger  des  affouillements  et  sur  les  moyens  de  les  prévenir. 

Comme  barrages  à parties  mobiles  soutenues  par  des  appuis 
fixes,  il  décrit  les  barrages  à vannes,  les  barrages  à poutrelles 
avec  leurs  divers  modes  d’échappement,  le  bateau-porte  d’An- 
drésy  sur  la  Seine,  le  barrage  de  la  Monnaie  de  Paris  à tablier 
cylindrique,  les  portes  marinières  et  ponts  éclusés.  La  plupart  de 
ces  engins,  particulièrement  les  deux  derniers,  sont  d’un  emploi 


BIBLIOGRAPHIE. 


6o5 


de  plus  en  plus  rare.  Ils  sont,  en  général,  d'une  manœuvre  peu 
commode.  On  ne  les  adopte  guère  plus  dans  les  nouvelles  instal- 
lations. 

Le  premier  grand  progrès  qui  ait  été  réalisé  dans  la  cons- 
truction des  barrages  fut  lïnvenlion  du  barrage  à fermettes 
mobiles,  due  à M.  l’inspecteur  général  des  ponts  et  chaussées 
Poirée.  Ce  nouveau  système  supprimait  les  appuis  fixes  à con- 
struire de  distance  en  distance  dans  la  largeur  de  la  rivière. 

Cette  disposition  ingénieuse  permettait,  en  cas  de  besoin, 
d’effacer  complètement  le  barrage  et  de  rendre  la  rivière  tout  à 
fait  libre,  avantage  précieux  qui  venait  se  joindre  à la  grande 
commodité  de  la  manœuvre. 

M.  Guillemain  indique  tous  les  détails  de  ce  système  et  les 
variétés  qu’a  présentées  son  application.  Il  s’étend  en  particulier 
sur  les  divers  modes  d’échappement  qui  ont  été  imaginés  par 
MM.  Poirée  fils  et  Michal,  Chanoine,  Kummer,  Salmon  ; sur  les 
moyens  de  constituer  le  rideau  de  retenue  et  d’assurer  son  étan- 
chéité, en  insistant  tout  spécialement  sur  les  stores  d’étanche- 
ment  de  M.  Caméré  (barrage  de  Port-Villez)  et  les  panneaux  de 
M.  Boulé  (barrage  de  Port-à-f  Anglais).  Il  donne  une  méthode 
complète  pour  le  calcul  des' fermettes,  en  tire  des  conclusions 
pratiques,  et  indique  les  principaux  types  qui  ont  été  réalisés 
pour  cet  engin  (fermettes  de  M.  Poirée,  de  la  Meuse  ardennaise, 
de  Martot,  de  la  Meuse  belge,  de  Port-à-l’Anglais,  de  Port-Villez), 
sans  négliger  les  parties  accessoires  qui  s’y  rattachent  (touril- 
lons et  crapaudines,  barres  d’attache,  voie  de  fer  de  service, 
chaînes  d’attache,  etc....)  Il  fait  connaître  également  la  disposi- 
tion qu’il  convient  de  donner  au  radier.  Enfin,  il  signale  les  avan- 
tages et  les  inconvénients  du  système  des  fermettes  mobiles,  tout 
en  reconnaissant  que  les  premiers  l’emportent  très  notablement 
sur  les  seconds. 

M.  l’ingénieur  en  chef  Tavernier  a imaginé,  pour  le  problème 
des  barrages,  une  autre  solution,  dont  le  principe  consiste  à ne 
prendre  sur  le  fond  du  lit  qu’un  simple  point  d’appui  et  à sus- 
pendre les  pièces  mobiles  à une  poutre  supérieure  au  cours 
d’eau.  Cette  idée  reçoit  en  ce  moment  au  barrage  de  Poses,  sur 
la  Seine,  une  application  sur  une  vaste  échelle.  MM.  de  Lagrené 
et  Caméré  ont  imaginé,  en  vue  de  cette  application,  les  disposi- 
tions de  détail  les  plus  ingénieuses. 

Un  autre  système  de  barrage  mobile,  non  moins  classique 
aujourd’hui  que  celui  de  M.  Poirée,  est  celui  qui  a été  imaginé 
simultanément  par  M.  l’ingénieur  en  chef  Chanoine,  et  par 


6o6 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


M.  l’ingénieur  Carro,  et  qui  porte  le  nom  du  premier.  Le  prin- 
cipe de  ce  sy.stème  réside  dans  l’emploi  de  vannes  tournantes 
arc-boutées  sur  le  radier.  M.  Ctuillemain  consacre  tout  un  cha- 
pitre à ce  genre  de  barrage,  épuisant  le  sujet  dans  ses  moindres 
détails.  La  hausse,  le  chevalet,  l’arc-boutant,  la  barre  à talons,  le 
radier  font  l’objet  de  paragraphes  spéciaux  fort  étendus.  L’au- 
teur ici  encore  fait  une  judicieuse  comparaison  des  avantages  et 
des  inconvénients  du  système.  Il  reproduit  ensuite  l’instruction 
qui  a été  rédigée  sur  la  manœuvre  des  hausses  mobiles  à l’in- 
tention dés  barragisles  de  la  haute  Seine  par  M.  l’ingénieur 
Lavollée.  Enfin  il  décrit  la  modification  apportée  par  M.  l’in- 
génieur en  chef  Pasqueau  au  système  Chanoine,  en  vue  de  sup- 
primer l’emploi  de  la  barre  à talons,  et  fapplication  qui  a été 
faite  de  ce  système  au  barrage  de  la  Mulatière  sur  la  Saône. 

La  dernière  catégorie  de  barrages  examinée  par  M.  Guillemain 
comprend  les  barrages  à appareils  mobiles  mus  par  la  chute 
elle-même.  Après  divers  exemples  d’appareils  de  faible  ouver- 
ture, l’auteur  fait  la  description  et  la  théorie  complète  des 
grands  barrages  à tambours  de  M.  l’inspecteur  général  Louiche- 
Desfontaines,  dont  on  trouve  un  exemple  remarquable  sur  la 
Marne,  à Joinville-le-Pont.  Enfin,  il  décrit  sommairement  les 
systèmes  Girard  (presses  hydrauliques),  Carro  (sous-pression  et 
vannes  roulantes),  Cuvinot,  Maurice  Lévy  \hausse  articulée!, 
Boidot  (hausses  pivotantes). 

Il  clôt  toutes  ces  considérations  sur  les  barrages  mobiles 
en  indiquant  leur  mode  d’utilisation  en  vue  de  l’établissement 
d’une  retenue  d’eau.  Ce  chapitre  termine  le  premier  volume  qui 
contient  en  outre,  à titre  d’ Annexes,  le  beau  Mémoire  de 
M.  Lechalas  sur  les  rivières  à fond  de  sable,  paru  en  1871  dans  les 
Annales  des  ponts  et  chaussées,  et  l'intéressant  travail  de  Baum- 
garten  sur  les  rivières  de  la  Lombardie,  paru  en  1847  dans  le 
même  recueil. 

Le  tome  II  s’ouvre  par  la  cinquième  partie,  qui  a pour  titre  : 
Des  moyens  de  franchir  les  barrages. 

M.  Guillemain  commence  par  indiquer  le  procédé  de  la  navi- 
gation par  écl usées  — qu’il  ne  faut  pas  confondre  avec  celui  des 
écluses  à sas.  Le  procédé  des  éclusées  consiste  à entraîner  les 
bateaux  par  une  brusque  émission  d’eau,  une  lâchure,  pour 
employer  le  terme  technique,  produite  par  l’ouverture  d’une  passe 
dans  un  barrage  mobile.  Ce  procédé,  très  économique,  mais 
grossier,  ne  peut  guère  s’appliquer  que  pour  le  flottage  au  sujet 
diupiel  l’auteur  nous  donne  tons  les  renseignements  désirables 


BIBLIOGRAPHIE. 


607 


et  qui  est  encore  utilisé  pour  l’approvisionnement  de  Paris  en 
bois  de  chauffage.  La  navigation  par  éclusées  existe  encore,  pour 
le  bassin  de  la  Seine,  sur  la  haute  Yonne,  le  Beuvron^  la  Cure, 
l’Armançon  et  la  Vanne. 

Mais  la  navigation  intérieure  serait  restée  à l’état  d’enfance 
sans  l’invention  des  écluses  à sas,  “ imaginées  suivant  les  uns, 
importées  suivant  les  autres,  par  Léonard  de  Vinci  vers  1480  „, 
et  qui  “ ont  été  appliquées  pour  la  première  fois  en  France  aux 
canaux  de  Briare  et  du  Languedoc  dans  la  seconde  moitié  du 
xvii®  siècle  Nous  n’avons  ici  ni  à décrire  ces  ingénieux  appa- 
reils que  tout  le  monde  connaît,  ni  à insister  sur  les  renseigne- 
ments techniques  très  minutieux  et  très  complets  que  M.  Guille- 
main  donne  à leur  endroit.  Après  avoir  indiciué  leur  disposition 
générale,  M.  Guillemain  décrit  successivement,  avec  un  très 
grand  soin,  chacune  de  leurs  parties  constitutives,  de  même  que 
les  ouvrages  accessoires  destinés  aux  manœuvres  hydrauliques. 

Il  s’étend  particulièrement  sur  la  question  des  portes  d’écluse, 
qui  est  délicate,  et  c[ui  doit  à M.  Guillemain  lui-même  d’avoir  fait 
un  pas  important.  Après  avoir  décrit  un  grand  nombre  de  types 
de  portes  très  divers  d’ailleurs,  et  fait  nettement  ressortir  leurs 
qualités  et  leurs  défauts,  M.  Guillemain  fait  observer  qu’on  ne 
discerne,  dans  leur  ensemble,  aucune  règle  commune,  et  se  pro- 
pose de  montrer  où  lui  semble  être  la  vérité,  tout  en  se  déclarant 
prêt  à reconnaître  son  erreur  le  cas  échéant,  ce  qui  est  la  marque 
du  véritable  mérite. 

L’examen  auquel  se  livre  l’auteur  à ce  propos  est  très  déve- 
loppé. Notre  plus  grand  regret  est  de  ne  pouvoir,  sous  peine  de 
donner  à cette  analyse  des  proportions  tout  à fait  insolites,  nous 
étendre  sur  ce  sujet  comme  nous  le  voudrions.  Nous  nous  borne- 
rons à dire  qu’après  avoir  énoncé  les  qualités  que  doivent  pré- 
senter les  portes  d’écluse,  M.  Guillemain  étudie  successivement 
les  moyens  d’assurer  chacune  d’elles.  Au  sujet  de  la  résistance 
des  vantaux  à la  poussée  de  l’eau,  il  relate  les  remarf{uables  et 
concluantes  expériences  auxquelles  il  se  livra  en  1879  avec  le 
concours  de  MM. les  ingénieurs  Lavollée  et  Kleine.Il  expose  enfin 
sa  méthode  de  calcul  pour  déterminer  les  dimensions  des  pièces, 
et  condense  ses  conclusions  en  un  résumé  lumineux. 

Les  idées  de  M.  Guillemain  ont  été  appliquées  à la  construc- 
tion des  portes  de  l’écluse  d’Ablon,  sur  la  Seine,  et  du  canal  de 
l’Aisne  et  de  la  Marne.  Jusqu’à  ce  jour,  l’expérience  les  a pleine- 
ment confirmées.  Tout  fait  prévoir  que  l’avenir  leur  réserve  une 
complète  sanction. 


6o8 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


L’auteur  dit  encore  quelques  mots  des  portes  à un  seul  vantail, 
dont  l'usage  commence  à s’introduire  chez  nous  ; puis  il  passe 
en  revue  les  principales  variétés  d’écluses  à sas  qui  fonctionnent 
sur  nos  rivières,  ainsi  que  les  divers  types  de  ponts  sur  écluses, 
et  indique  les  dispositions  qu'il  convient  de  donner  aux  abbrds 
des  écluses. 

M.  Guillemain  traite  ensuite  de  la  fondation  des  écluses  à sas 
et  autres  ouvrages  hydrauliques,  d’abord  par  les  procédés 
ordinaires  appropriés  aux  divérses  natures  de  terrain,  puis  au 
moyen  de  l’air  comprimé. 

Il  est  des  cas  où  il  y a avantage,  au  lieu  de  placer  l’écluse  sur 
le  cours  même  de  la  rivière,  à la  mettre  à côté,  sur  une  dériva- 
tion pratiquée  à cet  effet.  M.  Guillemain  consacre  un  chapitre 
aux  dérivations  éclusées,  dont  il  fait  connaître  les  dispositions 
générales,  en  insistant  particulièrement  sur  l’établissement  des 
ponts  par-dessus  ces  dérivations. 

La  sixième  et  derniève partie  du  livre  est  relative  aux  canaux. 

Il  arrive  parfois  que  les  circonstances  rendent  impraticable  la 
canalisation  d'une  rivière.  On  doit  alors,  pour  répondre  aux 
besoins  de  la  navigation,  créer  à côté  de  cette  rivière  une  voie 
artificielle,  un  canal  latéral. 

M.  Guillemain  commence  par  étudier  les  dispositions  géné- 
rales d’un  canal  : section,  tracé  et  profil  en  long.  Puis  il  aborde 
la  question  importante  de  la  traversée  des  affluents.  Cette  tra- 
versée s'opère  par  deux  procédés,  soit  par-dessus,  soit  à niveau. 
Le  premier  de  ces  procédés  donne  naissance  aux  aqueducs, 
lorsqu’il  s'agit  d’un  passage  de  faible  largeur,  et  aux  ponts- 
canaux  dans  le  cas  contraire.  M.  Guillemain  s’étend,  comme  il 
convient,  sur  la  construction  de  ces  sortes  d’ouvrages.  La  con- 
struction d’un  pont-canal  ne  diffère  pas  essentiellement  de  celle 
d’un  pont  ordinaire,  aussi  l’auteur  renvoie-t-il,  pour  les  règles  à 
suivre,  aux  ouvrages  qui  traitent  de  cette  matière.  Le  seul  point 
spécial  sur  lequel  il  y ait  lieu  d’insister  et  auquel  M.  Guillemain 
s’attache,  en  effet,  tout  particulièrement,  c’est  le  moyen  d’assurer 
l’étanchéité  de  la  cuvette.il  fait  aussi  remarquer  qu’en  raison  du 
poids  considérable  qu’ont  à supporter  de  pareils  ouvrages,  il  est 
indispensable  que  leur  fondation  soit  tout  à fait  sûre.  Comme 
exemple  de  pont-canal  en  fonte,  il  décrit  celui  de  Barberey,  sur 
la  haute  Seine  ; comme  exemple  de  pont-canal  en  tôle,  celui  de 
l’Albe;  enfin,  comme  exemple  de  pont-canal  mixte  en  métal  et 
maçonnerie,  celui  de  la  Charité,  à Charenton. 

Il  est  évidemment  beaucoup  plus  économique  de  traverser  les 


BIBLIOGRAPHIE. 


609 

affluents  à niveau;  mais  une  telle  solution  n’est  acceptable  que 
lorsqu’il  s’agit  d’une  rivière  canalisée  d’un  régime  presque  aussi 
sûr  que  celui  d’un  canal.  L’auteur  cite  les  traversées  de  la  Loire 
à Ghâtillon  et  à Decize,  celle  du  Libron  par  le  canal  du  Midi. 

Il  se  livre  ensuite  à un  examen  approfondi  des  déperditions 
d’eau  dans  les  canaux.  Il  les  range  en  trois  classes  : déperditions 
apparentes,  telles  que  les  consommations  d’eau  par  les  éclusées, 
les  fuites  sur  des  points  déterminés|;  déperditions  non  appa- 
rentes, telles  que  l’évaporation  et  la  filtration,  les  pertes  par 
fausses  manœuvres  ou  pour  réparation  d’avaries;  déperditions 
douteuses,  telles  que  celles  qui  proviendraient  du  mouvement 
des  ports,  des  différences  de  longueur  dans  les  biefs  et  de  chute 
dans  les  écluses,  de  l’effet  des  écluses  échelonnées. 

Get  examen  lui  permet  d’aborder  la  question  capitale  de 
l’alimentation  des  canaux  latéraux.  Après  avoir  étudié  la  répar- 
tition des  ressources  alimentaires  sur  une  ligne  navigable,  il 
indique  les  conditions  d’établissement  de  la  prise  d’eau  princi- 
pale à l’origine  du  canal,  et  des  prises  d’eau  secondaires  sur  son 
parcours. 

Pour  ce  qui  est  de  l’expulsion  des  eaux,  l’auteur  décrit  les 
diverses  sortes  de  déversoirs  qui  sont  en  usage. 

En  outre  des  canaux  latéraux  qui  assurent  les  communica- 
tions fluviales  à l’intérieur  d’un  même  bassin,  on  construit  des 
canaux  dits  à point  de  partage,  qui  font  communiquer  deux 
vallées  avoisinantes  par  leurs  parties  supérieures.  En  France, 
l’auteur  cite  comme  canaux  de  ce  genre  ceux  de  Briare,  du  Midi, 
de  Saint-Quentin,  du  Gentre,  de  Bourgogne,  du  Nivernais,  du 
Berry,  du  Rhône  au  Rhin,  de  Bretagne,  des  Ardennes,  de  la 
Sambre  à l’Oise,  de  la  Marne  au  Rhin,  de  l’Est.  M.  Guillemain 
sigiiale,  comme  une  lacune  regrettable,  l’absence  de  communi- 
cation par  canaux  entre  les  bassins  de  la  Gliarente  et  de  la 
Garonne  d’une  part  et  le  bassin  de  la  Loire  de  l’autre.  Des 
études  sont  poursuivies  dans  ce  sens  (Pièce  A,§  iii  des  Annexes). 

La  question  de  l’alimentation,  déjà  fort  importante  lorsqu’il 
s’agit  des  canaux  latéraux,  prend  un  rôle  prépondérant  pour  les 
canaux  à point  de  partage.  M.  Guillemain  la  traite  en  détail.  La 
grosse  difficulté  réside  surtout  dans  l’alimentation  du  bief  de 
partage.  Les  eaux  pérennes  offrent  une  première  ressource,  à la 
vérité,  le  plus  souvent  assez  précaire.  A défaut  d’eaux  pérennes, 
il  faut  emmagasiner  les  eaux  d’hiver  dans  des  réservoirs.  Enfin, 
si  la  solution  des  réservoirs  échappe,  on  est  forcé  de  recourir  à 
l’emploi  de  machines  qui  remontent  l’eau  perdue  ou  la  puisent  à 
XXI  39 


6io 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


des  sources  inférieures.  Ayant,  par  un  examen  détaillé  de  ces 
diverses  questions,  fait  sentir  l’intérêt  qn’il  y a à réduire  autant 
que  possible  la  consommation  d’eau  des  écluses,  M.  Guillemain 
indique  diverses  solutions  qui  ont  été  proposées  pour  effectuer 
cette  réduction: bassin  d’épargne,  flotteur  de  M.  de  Béthancourt, 
système  de  M.  le  marquis  de  Caligny. 

Pour  opérer  à la  fois  l’économie  de  l’eau  et  la  diminution  du 
temps  consacré  au  passage  des  écluses,  on  a hnaginé  de  puis- 
sants engins  qui, en  effectuant  le  transport  mécaniquede  bateaux 
d’un  bief  à l’autre,  permettent  d’accroître  notablement  la  hau- 
teur de  chute  entre  ces  biefs.  Ces  engins  sont  les  plans  inclinés 
et  les  élévateurs.  Ils  constituent  les  plus  récents  progrès  qui 
aient  été  réalisés  dans  la  construction  des  canaux. 

Comme  exemples  de  plans  inclinés  transportant  les  bateaux  à 
sec,  M.  Guillemain  décrit  ceux  du  canal  Morris  et  de  l’Oberland 
prussien,  et, comme  exemples  de  plans  inclinés  guidant  sur  leurs 
rails  des  sas  roulants  dans  lesquels  les  bateaux  flottent  et  s’éclu- 
sent  tantôt  dans  le  bief  supérieur,  tantôt  dans  le  bief  inférieur, 
il  décrit  ceux  de  Blackhill  et  de  Georgetown. 

Quant  aux  élévateurs  hydrauliques,  M.  Guillemain  fait  connaî- 
tre ceux  du  Great  Western  et  d’Anderton.  On  trouve,  en  outre, 
parmi  les  Annexes  de  la  fin  du  volume,  des  rapports  de 
MM.  Edwin  Clark  et  Cadart,  ingénieur  des  ponts  et  chaussées, 
sur  l’accident  survenu  en  1 882  à l’élévateur  d’Anderton  et  une 
Notice  développée  de  M.  Gruson,  ingénieur  en  chef  des  voies 
navigables  du  Nord  et  du  Pas-de-Calais,  sur  l’ascenseur  des 
Fontinettes,  actuellement  en  construction  sur  le  canal  de  Neuf- 
fossé  à Arques,  près  Saint-Omer. 

Après  ces  descriptions,  M.  Guillemain  se  livre  à un  examen 
critique  très  minutieux  des  avantages  et  des  inconvénients  de  ces 
divers  modes  de  transport  mécanique,et  conclut  que  leur  emploi 
doit  être  limité  aux  cas  où  une  chute  brusque  est  commandée 
par  la  disposition  des  lieux,  ou  par  une  communication  directe  à 
établir  entre  deux  lignes  navigables  voisines. 

11  aborde  ensuite  la  construction  des  canaux  à point  de  par- 
tage. 11  commence  par  indiquer,  d’après  Brisson  principalement, 
les  règles  à suivre  pour  fixer  le  tracé  aux  environs  du  bief  de 
partage.  Il  aborde  ensuite  la  question  des  terrassements,  en  insis- 
tant sur  tous  les  soins  qu’exige  leur  exécution.  Il  s’étend  sur  les 
travaux  d’étanchement,  dont  on  conçoit  à première  vue  toute 
l'importance,  en  indiquantes  solutions  appropriées  aux  diverses 
espèces  de  sols. 

A titre  de  complément  nécessaire  des  canaux,  M.  Guillemain 


BIBLIOGRAPHIE. 


6l  1 

s’attache  ensuite  aux  réservoirs.  Après  quelques  considérations 
générales  à leur  sujet,  il  donne  les  règles  de  la  construction 
des  barrages  qui  servent  à îesconstituer.Envisageant  en  premier 
lieu  les  barrages  en  terre,  il  montre  comment  on  en  arrête  les 
dispositions  générales  ; il  indique  les  divers  modes  de  revête- 
ment dont  on  y fait  usage  et  les  soins  spéciaux  auxquels  on  doit 
s’attacher  pendant  leur  exécution.  11  examine  aussi  tous  les 
ouvrages  accessoires  qu’ils  comportent,  tels  que  prises  d’eau, 
bondes  de  fond,  bassins  de  décantation,  déversoirs.  Il  cite,  en 
particulier,  les  prises  d’eau  de  Montaubry  et  de  Pauthier,  le 
déversoir  du  Tillot,  le  déversoir-siphon  de  Mittersbeim  qui  réa- 
lise une  ingénieuse  conception  de  M.  l'ingénieur  en  chef  Hirsch. 
Pour  éclairer  la  question,  M.  Guillemain  donne  une  idée  de  ce  qui 
se  pratique  à l’étranger,  en  décrivant  certains  types  de  dignes 
tirés  de  l’Angleterre,  de  l’Inde,  de  Ceylan. 

Comme  barrage  mixte  en  terre  et  maçonnerie,  il  prend 
l’exemple  de  la  digue  de  Saint-Ferréol  (réservoir  d’alimentation 
du  canal  du  Midi). 

Pour  les  barrages  en  maçonnerie,  l’auteur,  après  avoir  exposé 
les  généralités  qui  s’y  rapportent,  fait  une  étude  consciencieuse 
de  la  résistance  de  ces  ouvrages,  étude  qui  repose,  il  est  vrai, sui- 
des principes  assez  hypothétiques,  mais  cpii  fournit  néanmoins 
d’utiles  indications  au  point  de  vue  général.  M.  Guillemain  tire 
également  d'utiles  enseignements  de  l’examen  des  conséquences 
de  certains  accidents,  tels  que  ceux  des  digues  de  Puentès,  du 
Plessis,  de  Sheffield,  de  Tabia,  de  l’Oued  Fergoug.  Il  déduit  de 
tout  ce  qui  précède  les  règles  qui  peuvent  servir  à la  détermina- 
tion de  la  forme  des  murs,  insiste  sur  la  nécessité  de  la  mise  en 
charge  progressive  des  maçonneries,  et  traite  ensuite  des  ouvra- 
ges accessoires.  Il  dit  enfin  quelques  mots  de  la  décantation  des 
réservoirs  naturels  et  des  souterrains. 

Un  dernier  chapitre  est  consacré  à l’entretien  et  à l’exploita- 
tion des  canaux.  L’auteur  décrit  les  opérations  du  curage,  du 
faucardage,  entrant  à leur  égard  dans  tous  les  détails  prati- 
ques nécessaires.  Il  examine  aussi  le  rôle.des  plantations, et  rend 
compte  des  conditions  dans  lesquelles  doit  se  pratiquer  le  chô- 
mage. Enfin,  envisageant  l’exploitation  des  canaux  sous  le  rap- 
port des  mesures  sur  lesquelles  l’administration  a une  action 
directe,  il  examine  successivement  ce  qui  a trait  au  matériel 
flottant,  aux  dispositions  propres  à faciliter  l’embarquement  et 
le  débarquement  des  marchandises,  aux  mesures  d’ordre  et  de 
police  destinées  à assurer  le  fonctionnement  des  canaux. 

M.  (Uiillemain  termine  par  une  comparaison  entre  les  che- 


612 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


mins  de  fer  et  les  canaux  au  point  de  vue  économique.  Il  con- 
state que  la  faveur  dont  les  premiers  jouissent  auprès  de  l’opi- 
nion publique  a déterminé  chez  eux  des  perfectionnements  qui 
en  ont  fait  un  merveilleux  instrument  de  transport,  mais  il 
estime  qu’il  est  désirable  que  des  améliorations  soient  aussi 
apportées  à notre  système  de  canaux.  Les  avantages  de  ce«iode 
de  transport  sont,  en  effet,  incontestables  dans  certaines  condi- 
tions que  l’auteur  énonce,  et  dont  il  faut  avant  tout,  dans  chaque 
cas,  bien  se  rendre  compte. 

En  somme,  les  canaux  présentent,  selon  M.  Guillemain,  “ des 
avantages  précieux,  dont  une  exploitation  intelligente  arrivera  à 
profiter  mieux  qu’on  ne  le  fait  aujourd’hui;  mais  ils  ne  sauraient 
infu’iner  cette  vérité  que  les  canaux  ne  peuvent  pas  lutter  par- 
tout avec  les  chemins  de  fer,  et  qu’il  ne  fout  pas  les  faire  sortir 
du  milieu  qui  leur  convient.  Leur  établissement  serait  une  perte 
pour  la  fortune  publique,  partout  où  le  transport  ne  serait  pas 
notablement  au-dessous  des  prix  applicables  aux  chemins  de 
fer;  une  fois  que  les  circonstances  locales  ont  justifié  leur  créa- 
tion, l’économie  dans  le  fret  est  la  première  cho^e  à obtenir,  en 
s’efforçant  d’ailleurs  d’y  joindre  la  sécurité  et  la  régularité, autant 
que  faire  se  peut.  „ 

Le  volume  est  complété  par  une  série  d’annexes  fort  intéres- 
santes que  nous  nous  bornerons  à mentionner. 

L’annexe  A se  compose  à' études  techniques  et  administratives 
pour  V établissement  de  grands  canaux  de  navigation.  première, 

très  développée,  due  à M.  l’ingénieur  en  chef  Flamant  (i),  a trait 
au  canal  du  Nord  sur  Paris;  la  seconde,  de  M.  Jollois,se  rapporte 
au  projet  d’un  canal  reliant  la  région  houillère  et  industrielle  de 
Saint-Etienne  avec  le  canal  latéral  à la  Loire  et  avec  le  Rhône  ; 
la  troisième,  extraite  d’un  rapport  de  M.  l'inspecteur  général 
Simonneau,  indique  sommairement  les  divers  projets  de  canaux 
qui  ont  été  mis  en  avant  pour  la  jonction  de  la  Garonne  à la 
Loire. 

L’annexe  B comprend  les  documents  sur  les  élévateurs 
hydrauliques,  dus  à MM.  Edwin  Clark,  Gadart  et  Gruson,  dont 
nous  avons  déjà  parlé  plus  haut. 

Enfin  l’annexe  G contient  des  renseignements  divers  sur  les 
canaux. 


(1)  Auteur  du  traité  de  Résistance  des  matériaux  que  nous  avons  analysé 
dans  la  livraison  de  janvier  1887. 


BIBLIOGRAPHIE. 


6l3 


Pour  terminer  cette  analyse,  nous  résumerons  en  quelques 
mots  l’impression  que  nous  avons  ressentie  en  lisant  avec  toute 
l’attention  qu’il  mérite  le  bel  ouvrage  de  M.  Guillemain. 

Ayant  eu  l’honneur  d’être,  à l’École  des  ponts  et  chaussées, 
l’élère  de  l’éminent  inspecteur  général,  nous  avons  conservé  un 
souvenir  vivace  de  son  enseignement  si  clair,  si  méthodique,  si 
attachant,  tout  imprégné  d’un  jugement  si  droit,  d’une  cri- 
tique si  sage,  d’un  esprit  de  déduction  si  prudent  et  si  réservé. 
M.  Guillemain  possède  plus  qu’aucun  autre  l’art  de  toujours 
tenir  son  auditeur  sous  le  cl  arme  de  sa  parole,  de  ne  jamais 
laisser  l’intérêt  s’alanguir,  art  difficile  en  de  telles  matières.  Ce 
qui  domine  surtout  en  lui,  c’est  cet  imperturbable  bon  sens 
qui  ne  le  laisse  jamais  s’égarer  en  des  théories  aventurées. 
M.  Guillemain  n’est  point  un  homme  à systèmes,  un  homme 
à idées  préconçues.  Il  ne  se  hasarde  jamais.  Ses  assertions  sont 
toujours  scrupuleusement  pesées  avant  d’être  formulées  et,  là 
où  l’expérience  n’a  pas  encore  permis  d’avancer  une  opinion  bien 
assise,  solidement  échafaudée,  il  se  tient  sur  la  réserve;  il  indique 
bien,  sans  doute,  ce  qui  lui  paraît  le  plus  probable,  mais  il  ne 
manque  pas  d’insister  sur  l'incertitude  qui  entoure  encore  le 
sujet,  et  il  s’en  remet  au  temps,  le  grand  éducateur,  pour  fixer  la 
vérité  dans  l’avenir.  M.  Guillemain  ne  se  contente  donc  pas 
d’exciter  l’intérêt  de  ses  auditeurs,  ce  qui  déjà  est  bien  ; il  leur 
inspire  confiance,  ce  qui  est  mieux. 

Ces  éminentes  qualités  du  professeur  se  retrouvent  tout 
entières  dans  son  livre,  qui  est,  nous  l’avons  dit,  la  fidèle  repro- 
duction de  son  cours.  Ajoutons  qu’en  celui-ci  le  classement  des 
matières  est  fait  avec  le  plus  grand  soin.  Les  divisions  sont  nettes 
et  se  prêtent  admirablement  aux  recherches.  Chaque  chapitre 
est  précédé  d’un  sommaire,  indiquant  le  développement  du  sujet 
paragraphe  par  paragraphe,  et  chacun  de  ceux-ci  porte,  imprimé 
en  larges  caractères,  un  titre  qui  en  marciue  la  substance. 

A tous  les  points  de  vue  donc,  l’œuvre  de  M.  Guillemain 
s’impose  aux  ingénieurs,  et  nous  avons  l’absolue  conviction  que 
l’appréciation  que  nous  avons  portée  ici  n’est  que  l’imparfaite 
expression  de  leurj opinion  unanime. 


Maurice  d’Ocagne. 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


614 


VII 


Atlas  des  missions  catholiques...,  par  le  K.  P.  O.  Werner,  S.  J., 
traduit  de  rallemand,  revu  et  augmenté  par  M.  Valérien 
Greffier.  Fribourg  en  Brisgau,  B.  Herder,  i886. 

Au  moment  de  s'élever  au  ciel,  le  Seigneur  ordonna  à ses 
disciples  d’aller  dans  l’univers  entier  et  de  prêcher  l’Évangile  à 
toute  créature;  les  apôtres  obéirent  à cet  ordre,  et  prof ecti præ- 
dkaverunt  uhique.  Durant  dix-huit  siècles,  leurs  successeurs, 
fidèles  au  précepte  du  Maître,  n’ont  cessé  d’étendre  les  domaines 
du  royaume  de  Dieu.  Le  monde  romain  était  plongé  dans  l'ido- 
lâtrie, ils  l'ont  rendu  chrétien  ; ils  ont  également  converti  les 
barbares  qui  détruisirent  l’empire  de  Rome.  Par  leurs  paroles 
et  leurs  exemples,  ils  ont  peu  à peu  adouci  les  mœurs,  aboli 
l’esclavage,  fait  renaître  les  lettres,  les  sciences  et  les  arts,  créé 
des  établissements  de  charité;  en  un  mot,c’est  aux  missionnaires 
chrétiens  que  l’Europe  doit  sa  civilisation  actuelle.  Quand  les 
croisades  eurent  rouvert  l'Orient  au  zèle  des  chrétiens,  deux 
ordres  religieux  nouvellement  établis,  les  franciscains  et  les 
dominicains,  se  répandirent  en  Asie  et  en  Afrique  pour  y 
annoncer  la  bonne  nouvelle.  Les  premiers  pénétrèrent  jusqu’en 
Chine,  où  ils  fondèrent  l’évêché  de  Cambalu  (Péking).  La  décou- 
verte de  l’Amérique  et  celle  du  nouveau  chemin  des  Indes  déve- 
loppèrent encore  l’esprit  de  prosélytisme  dans  l’Europe  catholi- 
que, et  un  nouvel  ordre,  celui  des  jésuites,  se  faisant  tout  à tous, 
d’un  côté  organisa  l’enseignement  chrétien  et  lutta  contre  la 
réforme,  et  de  l’autre  augmenta  le  nombre  des  missionnaires 
chez  les  nations  idolâtres. 

Les  missions  se  multipliant  de  plus  en  plus,  le  pape  Grégoire 
XV  institua  en  1622,  ponr  leur  donner  une  direction  plus  régu- 
lière, une  congrégation  spéciale,  la  Propagande,  à laquelle  cinq 
années  après  Urbain  VIII  adjoignit  un  collège  où  des  jeunes 
gens  de  diverses  nations  se  préparent  à l’exercice  de  l’apos^^olat. 
Saint  Vincent  de  Paul  établit  en  i638  les  prêtres  de  la  mission 
connus  sous  le  nom  de  Lazaristes,  et  en  1 664  le  P.  Bernard  de 
Sainte-Sabine,  évêque  de  Babylone,  fonda  la  congrégation  des 
Missions  étrangères  d’après  le  plan  proposé  par  le  P.  Alexandre 
de  Rhodes,  célèbre  missionnaire  de  la  compagnie  de  Jésus. 

11  n’entre  pas  dans  notre  plan  de  parler  ici  dos  diverses  asso- 


BIBLIOGRAPHIE. 


6l5 


dations,  congrégations,  etc.,  qui  surgirent  pour  former  des 
missionnaires  et  favoriser  les  missions  ; mais  nous  devons  citer 
l’œuvre  de  la  Propagation  de  la  foi,  fondée  à Lyon  en  1822,  et 
"dont  Dieu  a visiblement  favorisé  le  succès  et  le  développement. 
Ses  revenus,  recueillis  sou  par  sou,  sont  depuis  plus  d’un  demi- 
siècle  une  des  principales  ressources  des  missionnaires. 

Depuis  longtemps,  tous  ceux  qui  s’intéressent  à la  religion  et 
à ses  progrès  désiraient  avoir  un  ouvrage  où  il  leur  fût  possible 
de  suivre  son  expansion  continue  dans  le  monde  barbare  et 
idolâtre.  Il  existait,  il  est  vrai,  des  cartes  isolées  de  quelques 
missions  particulières;  l’excellente  revue, /es  Missions  catholiques, 
avait  même  publié  un  “ Planisphère  des  croyances  religieuses  et 
des  missions  chrétiennes  „ ; mais  personne  jusqu’ici  n’avait 
entrepris  de  donner  un  ouvrage  d’ensemble  où  l’on  pût  voir  et 
étudier  la  hiérarchie  des  nombreuses  missions  dont  l’Église  a 
couvert  le  monde.  Aujourd’hui  cette  regrettable  lacune  a été 
comblée  par  la  publication  du  Katholischer  Missions-Atlas  paru 
en  i885  et  rédigé  par  le  R.  P.  O.  Werner  S.  J.  Ce  travail,  répon- 
dant à un  véritable  besoin,  a été  rapidement  enlevé,  quoique 
tiré  à un  grand  nombre  d'exemplaires,  et  une  nouvelle  édition 
revue  et  améliorée  a été  publiée.  C’est  sur  la  seconde  édition 
qu’a  été  faite  la  traduction  française  dont  nous  nous  proposons 
d’entretenir  un  instant  les  lecteurs  de  la  Revue. 

L’ouvrage  est  divisé  en  deux  parties:  vingt  cartes  très  bien 
faites,  très  claires  et  coloriées  avec  soin,  et  une  notice  explicative 
en  43  pages  et  plusieurs  tableaux.  Celle-ci  offre  le  plus  grand 
intérêt:  elle  commence  par  une  statistique  générale  de  la  popu- 
lation catholique  du  globe,  dont  voici  le  résumé  : 


PARTIES  DU  MONDE 

SUPERFICIE 

POPULATION 

CATHOLIQUES 

Europe  (sans  l'Islande  et 

laNouï.  Zfnible) 

9 7.30  576  k.  car. 

328  000  000 

153  837  535 

Asie 

44  580  850  , 

796  000  000 

9 234  000 

Afrique 

29  82.3  253  , 

206  000  000 

2 656  000 

Amérique 

.38  473  138  , 

102  000  000 

51  033  790 

Océanie 

8 952  855  , 

4 300  000 

672  000 

Terres  polaires 

4 478  280  , 

850  000 

y 

Total 

136  038  872  „ 

1 437  150  000 

217  433  325 

Le  nombre  des  catholiques  atteint  donc  à peine  quinze  ]iour 
cent  de  la  population  de  la  terre.  Ce  nombre  si  minime  étonnera 
sans  doute  plusieurs  de  nos  lecteurs.  Toutefois  on  le  compren- 


6l6  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

dra  si  l’on  considère  qu’abstraction  faite  des  mahométans,  des 
hérétiques,  des  schismatiques  et  des  juifs,  il  se  trouve  encore  en 
Asie,  en  Océanie,  en  Amérique,  et  surtout  en  Afrique,  d’innom- 
brables idolâtres.  Mais,  tandis  que  les  dissidents  sont  divisés  à 
l’infmi,  ces  deux  cent  millions  de  catholiques  forment  un  seul 
tout, et  sont  groupés  en  un  corps  admirablement  organisé  sous  le 
successeur  de  saint  Pierre. 

Les  tableaux  joints  à ces  notices  sont  extrêmement  remar- 
quables, on  y voit  d’un  coup  d’œil  le  développement  successif 
de  la  religion  dans  les  divers  pays  évangélisés. 

Le  protestantisme  resta  longtemps  sans  songer  à accomplir  le 
précepte  du  Maître:  Allez  et  enseignez.  C’est  seulement  en  1647, 
près  d’un  siècle  et  demi  après  la  révolte  de  Luther,  que  surgit  en 
Angleterre  la  première  société  pour  la  propagation  de  l’Evangile. 
Elle  fut  suivie  de  beaucoup  d’autres,  chaque  secte  ayant  les 
siennes.  Les  protestants  des  autres  pays  ont  imité  l’Angleterre, 
surtout  dans  les  derniers  temps.  La  plus  importante  de  toutes 
ces  associations  est  la  Société  biblique  anglaise  et  étrangère 
(British  and  Foreign  Biblical  Societij),  fondée  à Londres  en  1802, 
et  qui,  il  y a dix  ans,  avait  déjà  jeté  dans  la  circulation  plus  de 
quatre-vingt  millions  d’exemplaires  de  la  Bible  en  deux  cent 
vingt  langues  et  dialectes  différents.  C’est  que  la  parole  morte  est 
le  fondement  du  protestantisme  ; son  grand  moyen  de  propa- 
gande religieuse  consiste  surtout  dans  la  distribution  des  Bibles,  et 
dans  l’érection  d’écoles  pour  apprendre  à lire  ce  livre  sacré, 
traduit  tant  bien  que  mal  en  ces  langues  barbares.  Il  n’est  donc, 
pas  étonnant  que  les  peuples  naïfs  aient  peine  à comprendre 
l’arrivée  de  ses  apôtres  dans  le  pays.  Voici  ce  que  dit  à ce  sujet  la 
femme  d’un  ministre  protestant  qui  a accompagné  son  mari 
dans  l’Afrique  australe  : “ Pour  autant  que  j’ai  pu  le  savoir,  ceux 
qui  n’ont  pas  été  à l’école  de  la  mission  commencent  à com- 
prendreque  les  missionnaires  n’aiment  pas  la  guerre  ; cependant 
ils  ne  sauraient  trouver  la  raison  pour  laquelle  ces  étrangers 
sont  venus  dans  la  contrée.  Ils  paraissent  s’imaginer  que  c’est 
une  nouvelle  tribu  qui,  comme  eux-mêmes,  est  venue  s’établir 
là  pour  y chercher  plaisir  et  profit.  Ils  les  regardent  comme  des 
colons  riches  aux  mœurs  bizarres,  aimant  à chanter  des  hymnes 
et  connaissant  une  grande  quantité  de  Monhwalla  (remèdes 
médicaux  et  magiques)  et,  ce  qui  vaut  mieux,  possédant 
beaucoup  de  calicot  pour  faire  des  cadeaux  (i).  » 


(1)  Mrs.  Fringle,  Towards  the  Moimtains  of  the  Moon,  p.  257,  citée  dans 
VAcadem;/,  May  31,  1884,  n°  630,  p.  379. 


BIBLIOGRAPHIE 


617 

Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  d’ajouter  au  témoignage 
de  cette  bonne  dame  celui  d’un  protestant  croyant,  hono- 
rable entre  tous,  et  que  sa  position  élevée  mettait  à même 
d’apprécier  la  valeur  du  plus  grand  nombre  des  missionnaires 
protestants  : “ Il  n’y  a de  vrais  missionnaires  que  les  catholiques; 
on  en  trouve  toujours,  tandis  qu’il  nous  est  très  difficile  d’avoir 
des  ministres  pour  le  service  religieux  de  nos  colonies.  Puis 
la  plupart  de  ceux  qui  y vont  jettent  le  froc  aux  orties  après 
quelques  années  de  service,  et  cherchent  un  métier  plus  lucra- 
tif; ils  nous  reviennent  gros  et  gras  et  la  bourse  bien  garnie.  Les 
missionnaires  catholiques,  au  contraire,  restent  à leur  poste  et, 
si  par  hasard  ils  reviennent  en  Europe,  c’est  pauvres,  malades  et 
épuisés.  , Voilà  ce  que  disait  feu  M.  L.,  ministre  dos  colonies  en 
Hollande,  à feu  l’évêque  d’Amorium,  qui  venait  lui  présenter 
ses  respects  avant  de  partir  pour  Suriname,  où  Pie  IX  l’envoyait 
comme  vicaire  apostolique.  C’est  de  l’évêque  lui-même  que  nous 
tenons  cette  appréciation  du  ministre. 

Mais,  si  les  missionnaires  protestants  ne  récoltent  guère  <le 
fruits  religieux,  beaucoup,  ceux  d’Angleterre  surtout,  se  montrent 
très  habiles  à favoriser  l’extension  de  la  puissance  et  de  l’indus- 
trie nationales.  Ils  en  conviennent  eux-mêmes  d’ailleurs,  et  le 
Rév.  J.  Chalmers  n’a  pas  hésité  à dire  à la  séance  de  la  Société 
géographique  de  Londres,  le  1 7 janvier  dernier,  que  le  succès  de 
l’annexion  de  la  Nouvelle-Guinée  est  dû  avant  tout  aux  agis- 
sements des  missionnaires  anglais  et  de  leurs  évangélistes 
(=  catéchistes)  polynésiens. 

Mais  nous  nous  sommes  laissé  entraîner  ; revenons  à notre 
sujet. 

Les  cartes  de  l’édition  française  sont  les  mêmes  que  celles  de 
l’édition  allemande  avec  une  seule  modification.  Le  traducteur  a 
omis  les  deux  cartes  donnant  les  missions  de  la  compagnie  de 
Jésus  dans  la  partie  nord-ouest  de  l’Amérique  du  Sud  en  175 1, 
et  celle  des  missions  du  Paraguay  en  1732;  il  a considéré  que, 
si  intéressantes  qu’elles  fussent  sous  le  rapport  historique,  elles 
présentaient  un  intérêt  trop  rétrospectif  dans  un  atlas  tout 
moderne.  Il  les  a remplacées  par  les  cartes  de  la  Grande-Bre- 
tagne et  de  l’Irlande,  qui  sont  plus  conformes  au  but  de  l’ou- 
vrage. 

La  première  carte  est  une  mappemonde  donnant  la  distri- 
bution des  catholiques  sur  toute  la  terre.  Cinq  couleurs  indiquent 
leur  nombre  relatif  dans  les  différentes  régions;  la  gamme 
adoptée  est  rose,  violet,  carmin,  bleu  et  jaune.  A notre  avis, 


6l8  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

l’auteur  eût  mieux  fait  de  prendre  la  succession  des  couleurs  du 
spectre  solaire;  la  lecture  de  la  carte  en  eût  été  facilitée. 

Les  seconde,  troisième  et  quatrième  cartes  sont  nouvelles;  les 
deux  dernières  donnent  la  hiérarchie  catholique  du  Royaume- 
Uni.  Nous  avons  vu  avec  plaisir  qu’on  a eu  soin  d’indiquer,  en 
Ecosse,  les  anciennes  résidences  épiscopales  d’avant  la  réforme. 
La  seconde  carte  représente,  sur  un  double  planisphère,  l’état 
des  missions  en  i885  et  en  1822,  année  de  la  fondation  de 
l’œuvre  de  la  Propagation  de  la  foi,  et  montre  l’extension  prodi- 
gieuse qu’elles  ont  prise  depuis  cette  époque.Plus  de  270  évêchés, 
préfectures  apostoliques  et  vicariats  nouveaux  ont  été  érigés  par 
les  souverains  pontifes  dans  les  pays  hérétiques  ou  infidèles;  le 
nombre  des  apôtres  s’est  merveilleusement  multiplié,  et  les 
missions  ne  cessent  d’être  en  progrès  dans  les  cinq  parties  du 
monde. 

La  cinquième  carte  représente  les  royaumes  Scandinaves.  On 
y trouve,  outre  les  limites  des  vicariats,  les  différentes  stations 
où  il  y a des  églises  ou  chapelles  catholiques.  La  carte  est  au 
1,7500000;  avec  une  échelle  un  peu  plus  petite,  1/9000000  par 
exemple,  on  aurait  pu  y ajouter  avec  leurs  stations  les  vicariats 
de  l’Allemagne  septentrionale  et  de  la  Saxe,  dont  les  cartes 
manquent  dans  cet  Atlas. 

Trois  cartes  sont  consacrées  aux  missions  du  Levant;  trois 
cartons  y sont  joints,  donnant  les  limites  des  quatre  délégations 
apostoliques,  ainsi  que  les  plans  de  Constantinople  et  de  Jéru- 
salem. Nous  regrettons  que  ces  cartes  ne  donnent  pas  les  noms 
de  tous  les  endroits  où  se  trouvent  des  stations  et  des  établis- 
sements catholiques.  Ces  lieux,  souvent  trop  peu  importants 
pour  figurer  sur  les  cartes  ordinaires,  doivent  avoir  leur  place 
sur  les  cartes  spéciales;  mais  l’échelle  adoptée  pour  ces 
cartes  est  trop  petite.  D’ailleurs  il  serait  très  facile  de  gagner  de 
la  place  : le  carton  des  délégations  apostoliques  aurait  pu  être 
supprimé  et  remplacé  par  des  cartons  donnant  plus  de  détails. 
Cette  suppression  n’aurait  aucun  inconvénient;  les  diocèses 
arméniens  étant  indiqués  par  des  teintes  plates,  il  suffit  d’un 
simple  filet  de  couleur  pour  les  limites  des  délégations.  Le  plan 
de  Constantinople,  quoique  d’un  tiers  plus  grand  que  celui  de 
l’Atlas  de  Stieler,  a moins  de  détails.  Il  serait  très  facile  d’y 
inscrire  des  chiffres  indiquant  la  place  des  églises  et  des  établis- 
sements catholiques;  de  plus,  en  reculant  le  plan  d’une  quinzaine 
de  millimètres  vers  la  droite,  on  pourrait  y mettre  San  Stefano 
et  Macrakjoi  (et  non  Macrakjôc,  comme  donne  la  notice).  Le  plan 


BIBLIOGRAPHIE. 


619 

de  Jérusalem  serait  à modifier,  il  est  beaucoup  moins  soigné  que 
le  reste  de  l’Atlas;  si  nous  ne  nous  trompons,  l’hospice  allemand 
(n°  14)  est  protestant;  du  moins,  c’est  dans  ces  parages  que  le 
frère  Liévin  place  l’hôpital  prussien  et  rétablissement  des 
diaconesses  prussiennes.  Nous  approuvons  beaucoup  le  système 
de  l’auteur  de  marquer  par  des  couleurs  et  des  soulignements 
différents  les  résidences  des  différents  ordres  religieux  et  les 
évêchés  des  différents  rites  orientaux;  seulement,  nous  trouvons 
que  ses  couleurs  sont  souvent  un  peu  trop  pâles,  plusieurs  se 
distinguent  avec  peine  pendant  le  jour,  et  se  confondent  totale- 
ment à la  lumière  artificielle.  En  outre,  il  faudrait  employer  sur 
toutes  les  cartes  les  mêmes  couleurs  et  les  mêmes  soulignements 
pour  indiquer  les  mêmes  religieux  et  les  mêmes  rites.  Dans 
l’Atlas  actuel,  on  trouve  sur  la  même  feuille  les  jésuites  marqués 
comme  les  maronites,  les  lazaristes  comme  les  Syriens  unis,  etc.; 
c’est  sur  deux  cartes  différentes,  il  est  vrai,  mais  elles  sont 
placées  côte  à côte  ; une  telle  méthode  ne  peut  que  dérouter  le 
lecteur. 

Nous  avons  été  très  étonné  de  ne  pas  trouver  sur  la  carte  des 
Indes  orientales  la  ville  de  Cranganore,  qui  fut  pendant  deux 
siècles  le  siège  d’un  évêché.  Du  reste,  le  pape  ayant  récemment 
établi  la  hiérarchie  de  l’Inde,  la  carte  11“  9 devra  subir  des  modifi- 
cations dans  une  édition  subséquente. 

L’échelle  de  la  carte  de  l’Indo-Ghine  est  trop  petite  pour  permet- 
tre les  détails  à l’intérieur  du  Tong-King.  Tout  le  monde  le 
regrettera,  d’autant  plus  que  ce  pays  est  aujourd’hui  en  proie  à 
une  sanglante  persécution.  Pourquoi  fauteur  n'a-t-il  pas  profité 
de  l’espace  plus  grand  que  lui  laissait  la  carte  suivante  (Chine 
occidentale)  pour  y inscrire  les  principales  stations  des  quatre 
vicariats  du  Tong-King  qui  s’y  trouvent? 

La  carte  de  l’Afrique  change  de  jour  en  jour,  grâce  à de  nou- 
velles découvertes.  Ce  n’est  pas  seulement  la'partie  géographique 
qui  se  modifie,  c’est  aussi  la  division  ecclésiastique  par  suite  des 
travaux  des  missionnaires.  En  outre,  il  est  probable  que  les 
limites  des  vicariats  apostoliques  deviendront  peu  à peu  celles 
des  possessions  européennes  dans  le  continent  noir. 

Nous  dirons  peu  de  chose  des  cartes  de  l’Amérique,  de 
f Australie  et  de  l’Océanie;  elles  sont  parmi  les  meilleures  de 
l’Atlas.  Signalons,  en  passant,  une  faute  d’impression  que  nous 
avons  remarquée  dans  le  tableau  du  développement  de  la 
hiérarchie  catholique  en  Australie,  et  d’après  laquelle  la  partie 
méridionale  du  continent  australien  aurait  appartenu  de  1845  à 
1 847  au  vicariat  apostolique  des  îles  de  la  Sonde. 


t)20  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Les  diocèses  du  Brésil  et  ceux  des  républiques  espagnoles  ne 
dépendant  pas  de  la  Propagande,  la  carte  de  l’Américiue  méri- 
dionale ne  se  trouve  pas  dans  l'Atlas.  Nous  espérons  qu’elle 
prendra  place  dans  une  nouvelle  édition.  Ces  contrées  comptent 
encore  un  grand  nombre  de  peuples  assis  à l’ombre  de  la  mort, 
et  la  Propagande  y a fondé  récemment  une  préfecture  aposto- 
lique sur  le  bord  de  la  rivière  des  Amazones,  ainsi  qu’un  vica- 
riat et  une  préfecture  dans  la  Patagonie. 

Finissons  par  une  remarque  que  nous  soumettons  à l’appré- 
ciation de  l’auteur.  Son  but,  comme  il  le  dit  dans  sa  préface,  a été 
de  tracer  l’organisation  ecclésiastique  des  pays  de  mission  soumis 
à la  sacrée  congrégation  de  la  Propagande.  “ Il  nous  a été  impos- 
sible, ajoute-t-il,  de  donner  place  à toutes  les  stations  pourvues 
de  missionnaires  ; nous  avons  dû  nous  contenter  d'indiquer  les 
plus  importantes. Dans  beaucoup  de  missions,  en  eiïet,  le  nombre 
des  chrétiens  est  si  considérable  que  leur  énumération  eût  exigé 
beaucoup  de  cartes  spéciales,  et  considérablement  augmenté  le 
prix  de  l’ouvrage.  „ Nous  comprenons  ces  raisons,  tout  en  regret- 
tant leur  conséquence;  mais,  dans  les  cartes  actuelles,  rien 
n’indique  ces  stations;  un  moyen  facile  pour  les  faire  connaître 
serait  de  les  souligner  sur  toutes  les  cartes  par  une  même  couleur, 
autre  que  celle  qui  sert  à désigner  les  résidences  des  évêques. 
L’utilité  pratique  de  l’ouvrage  serait  ainsi  augmentée  de  beau- 
coup. Une  note  ou  un  signe  quelconque  ajouté  à la  carte  indique- 
rait si  les  stations  sont  au  complet  ou  non. 

Nous  avons  été  peut-être  un  peu  long  dans  ce  compte  rendu; 
le  lecteur  nous  pardonnera,en  songeant  à l’importance  de  l’œuvre 
du  P.  Wei’uer.  Nous  avons  cru  devoir  signaler  quelques  légers 
défauts,  faciles  à corriger,  et  suggérer  quelques  améliorations 
qui  à notre  avis  augmenteraient  la  valeur  de  son  ouvrage,  déjà 
excellent,  et  dont,  nous  en  sommes  convaincu,  la  traduction 
française  aura  autant  de  succès  que  l’original  allemand. 


Louis  ÜELGEUB. 


BIBLIOGRAPHIE. 


621 


VIII 

Exposition  universelle  d’Anvers  i 885;  rapports  des  membres 
du  jury  international  des  récompenses  ; Les  j)rodnits  chimiques 
et  pharmaceutiques,  par  M.  Fr.  De  Walqüe,  professeur  à l’Uni- 
versité de  Louvain;  Bruxelles,  1886;  in-8°,  208  pages. 

Ce  livre  est  un  tableau  fidèle  de  l’état  actuel  de  l’industrie 
chimique;  il  abonde  en  appréciations  judicieuses  et  en  rensei- 
gnements intéressants.  L’éminent  professeur  passe  successive- 
ment en  revue  les  principaux  produits  de  la  grande  et  de  ta 
petite  industrie  chimique,  les  produits  divers,  les  couleurs  et  les 
matières  colorantes,  les  eaux  minérales  et  les  produits  pharma- 
ceutiques des  divers  pays.  Voici,  d’après  ce  rapport,  quelques- 
uns  des  progrès  les  plus  marquants,  récemment  réalisés  dans 
ces  industries. 

Produits  chimiques  proprement  dits.  — La  pyrite  grillée, 
résidu  de  la  fabrication  de  l’acide  sulfurique,  est  utilisée  main- 
tenant comme  minerai  de  fer  dans  les  hauts- fourneaux.  L’acide 
sulfureux  pour  les  chambres  de  plomb  est,  du  reste,  obtenu 
aujourd’hui  en  quantité  notable  par  le  grillage  de  minerais  sul- 
furés autres  c{ue  les  pyrites,  notamment  de  la  blende  (à  Stolberg, 
à la  Vieille-Montagne,  etc).  Quant  au  soufre  d’Italie,  son  emploi 
dans  la  fabrication  de  l’acide  sulfurique  est  à peu  près  aban- 
donné. 

Pour  la  fabrication  du  sulfate  de  soude  et  de  la  soude  par 
le  procédé  Leblanc,  l’emploi  des  fours  tournants  tend  à se 
répandre,  principalement  en  Angleterre  et  en  France  ; certains 
de  ces  fours  sont  chauffés  par  des  gazogènes  avec  récupéra- 
teurs. L’acide  chlorhydrique,  sous-produit  de  cette  fabrication, 
est  condensé  presque  totalement  et  utilisé  en  grande  partie, 
concurremment  avec  l’acide  sulfurique,  pour  le  traitement 
des  phosphates  et  particulièrement  des  laitiers  des  convertis- 
seurs Thomas.  La  plupart  des  fabriques  de  produits  chimiques 
se  sont  en  effet  adjoint  dans  ces  dernières  années  la  fabrication 
des  superphosphates  pour  l’agriculture,  matière  fertilisante  dont 
l’emploi  a pris  une  extension  considérable. 

Le  procédé  Solvay  pour  la  fabrication  de  la  soude  fait  une 
concurrence  de  plus  en  plus  désastreuse  au  procédé  Leblanc;  et 
il  le  détrônera  complètement  le  jour,  qui  n’est  peut-être  pas 
bien  éloigné,  où  l’on  aura  trouvé  le  moyen  pratique  de  retirer 


Ô22  REVUE  DES  QUESTIO>"S  SCIENTIFIQUES. 

des  sous-produits  (chlorure  calcique)  l’acide  chlorhydrique  ou  le 
chlore  libre. 

Pour  la  fabrication  des  chlorures  de  chaux,  le  procédé  Weldon 
est  aujourd’hui  généralement  suivi  ; celui  de  Deacon  a été  aban- 
donné en  France  et  en  Belgique. 

On  continue  à s’occuper  beaucoup  de  la  récupération  des 
sous-produits  de  la  fabrication  du  coke  métallurgique  (goudron 
et  ammoniaque). 

De  nouveaux- appareils  ont  été  imaginés  pour  l’élévation  des 
liquides  : ce  sont  les  pulsomètres  à air  comprimé,  n’ayant  pour 
tout  organe  mobile  qu’un  clapet,  et  les  émulseurs  aspirants  ou 
refoulants.  L’émulseur  refoulant  est  basé  sur  le  principe  suivant: 
Si,  dans  un  tube  en  U à branches  inégales  contenant  un  liquide, 
on  vient  à insuffler  de  l’air  comprimé  par  un  petit  trou  au  bas 
de  la  grande  branche, on  émulsionne  le  liquide  qui  s’y  trouve; 
ce  liquide  devenant  ainsi  moins  dense,  le  niveau  d’équilibre 
s’élève  dans  cette  branche.  On  conçoit  qu’au  lieu  d’insuffler  de 
l'air,  on  puisse  aspirer  par  le  haut  (émulseur  aspirant). 

Sels  de  Stassfurt.  — On  a reconnu  que  le  gisement  de 
Stassfurt  s’étend  sur  une  grande  partie  de  la  vaste  plaine  du 
nord  de  l’Allemagne.  Le  sel  gemme  s’y  présente  parfois  sous 
des  épaisseurs  de  plus  de  looo  mètres.  Les  sels  potassiques 
(carnallite,  kaïnite,  etc.),  se  rencontrent  principalement  dans  la 
poche  Stassfurt-Egeln  : la  carnallite  est  reconnue  sur  une  lon- 
gueur de  35  kilomètres  et  une  largeur  qui  atteint  en  certains 
endroits  25  kilomètres  (entre  Western-Egel  et  Aschersleben). 

La  production  de  carnallite  (MgCl.,  KCl,  6 aq)  a été  en  1884 
de  740000  tonnes;  ce  sel  renferme  1 3 à 18  p.  c.  de  KCl  et  se  vend 
en  moyenne  i fr.  2 5 les  100  kilos. 

L’extraction  de  ka'inite  (K^  SO,„  Mg  SO,„  Mg  Cl.,,  6 aq)  a été, 
durant  la  même  année,  de  207000  tonnes,  renfermant  24  p.  c. 
de  Ko  SO.,  et  valant  2 fr.  10  les  100  kilos. 

La  plus  grande  partie  de  la  kaïnite  et  du  chlorure  potassi- 
que extrait  de  la  carnallite  dans  les  trente-quatre  fabriques  des 
environs  de  Stassfurt,  est  utilisée  comme  engrais,  principale- 
ment en  Allemagne,  dans  l’Amérique  du  Nord,  en  Angleterre 
et  en  Écosse,  en  France  et  en  Belgique.  Le  chlorure  potassique 
sert  aussi  pour  la  fabrication  du  nitrate,  du  carbonate,  du  chro- 
mate  et  du  chlorate  potassiques,  de  l’alun,  etc.  Il  faut  citer 
encore,  comme  produits  accessoires  de  l’industrie  de  Stassfurt, 
les  sels  de  magnésium,  le  brome,  l’iode,  etc. 

Maltose.  — Le  maltose  est  un  sucre  résultant  de  la  saccha- 


BIBLIOGRAPHIE. 


623 


riflcalion  des  matières  amylacées  sous  l’influence  du  malt 
(procédé  Dubrunfaut-Cuisenier).  Il  se  présente  en  masse  cristal- 
line ou  en  sirop  ; son  goût  est  très  agréable  : il  no  rappelle  en 
rien  celui  des  glucoses  fabriqués  à l’acide,  lesquels  renferment 
toujours  de  la  dextrine  et  un  peu  de  sulfate  de  chaux. 

Beaucoup  de  brasseurs  substituent  aujourd’hui  en  grande 
partie  le  maltose  au  malt.  Tandis  qu’avec  ce  dernier  l’on  n’ob- 
tient que  5o  à 70  p.  c.  d’extrait,  le  maltose  permet  d’en  obtenir 
71  Û72  p.  c.  La  levure  fournie  par  le  maltose  est  de  toute  pre- 
mière qualité,  et  la  fermentation  marche  parfaitement. 

L’avantage  résultant  de  l’emploi  du  maltose  serait  peut-être 
plus  grand  encore  dans  les  distilleries.  On  n’y  retire  guère  que 
70  à 75  p.  c.  de  l’alcool  théorique,  par  suite  d’une  saccharifica- 
tion incomplète  : ]or  la  saccharification  du  maltose  peut  s'effec- 
tuer avec  une  production  de  94  à 98  p.  c.  en  sucre. 

Aseptol.  — L’antiseptique  connu  vulgairement  sous  ce  nom, 
ou  encore  sous  celui  de  sulfocarbol,  est  de  l’acide  orthoxyphé- 
nylsulfureux,  C^H  j OH  SO.  OH.  Sa  constitution  est  parallèle  à 
celle  de  l’acide  salicylique,  CgH^  OH  GO  OFI.  L’un  et  l’autre 
dérivent  du  phénol,  H,  OH  H ou  C,;  Hg  O. 

L’aseptol  s’obtient  en  mélangeant  à froid  de  l’acide  sulfurique 
concentré  avec  du  phénol  ou  de  l’acide  phénique.  C’est  donc  un 
phénol  acide. 

Il  est  très  stable,  cristallisable  à 8°,  soluble  dans  l'eau,  l’alcool, 
l’éther  et  la  glycérine.  Il  se  présente  ordinairement  sous  forme 
d’un  liquide  huileux,  un  peu  coloré,  à odeur  faible,  rappelant 
celle  de  l’acide  phénique,  mais  moins  désagréable;  il  est  peu 
acide  et  nullement  caustique. 

Ce  produit  possède  des  propriétés  antiseptiques  remarquables, 
analogues  à celles  des  acides  phénique  et  salicylique  ; il  est  sur- 
tout antifermentescible.  Il  est  moins  toxique  que  l’acide  phéni- 
que, et  il  a encore  sur  lui  l’avantage  de  la  solubilité.  L’acide 
salicylique  ne  l’emporte  sur  l’aseptol  que  par  l’absence  d’odeur 
et  de  saveur. 

Glycérine.  — Jusqu'ici,  la  glycérine  des  graisses  employées 
dans  la  fabrication  du  savon  était  complètement  perdue.  On  est 
enfin  parvenu  à l’isoler,  en  traitant  préalablement  la  graisse, 
additionnée  d’une  petite  quantité  de  gris  de  zinc,  par  de  la 
vapeur  d’eau  sous  pression  : on  obtient  ainsi,  d’une  part,  des 
acides  gras,  mélangés  d’un  peu  de  composé  zincique  et  très 
faciles  à transformer  ensuite  en  savon  ; d’autre  part,  des  eaux 
glycériques,  que  l’on  concentre  jusqu’eà  la  densité  de  1,24(28"  B) 
pour  les  livrer  ensuite  aux  raffineurs. 


624  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Le  raffinage  de  la  glycérine,  tant  de  celle  des  fabriques  de 
stéarine  que  de  celle  des  savonneries,  se  fait  par  entraînement  au 
moyen  de  vapeur  surchauffée  et  par  évaporation  dans  le  vide. 

Extraits  tannants.  — On  emploie  de  plus  en  plus  dans  la 
tannerie  l’extrait  de  Quebracho  : près  de  2000000  de  kilogr.  de 
ce  bois  arrivent  annuellemetit  en  Europe;  il  contient  de  16  à 
23  p.  c.  de  tanin.  On  consomme  de  i 2 à i kilo  d’extrait  par 
peau.  Il  parait  que  l’économie  de  temps  et  d’argent  est  considé- 
rable. 

Pepsine,  pancréatine,  peptones.  — On  sait  que  les  matières 
albuminoïdes  des  aliments  introduits  dans  l’estomac  y sont,  par 
le  fait  de  la  digestion,  sous  l’action  du  suc  gastrique  et  de  fer- 
ments divers,  transformées  en  une  substance  plus  hydratée, 
soluble  et  incoagulable  par  la  chaleur,  appelée  peptone.  On  est 
parvenu  à retirer  du  corps  des  animaux  quelques-uns  de  ces 
principes  capables  de  peptoniser  les  substances  albuminoïdes, 
notamment  la  pepsine,  que  l’on  extrait  de  l’estomac,  et  la  pan- 
créatine qui  est  fournie  par  le  pancréas. 

Le  pouvoir  digestif  de  la  pepsine  dépend  du  régime  de  l’ani- 
mal dont  elle  provient  : plus  celui-ci  est  carnivore,  plus  sa  pep- 
sine est  active.  Une  des  meilleures  est  la  pepsine  du  porc.  Cette 
substance  se  trouve  dans  le  commerce  sous  forme  d’extrait,  sous 
forme  granulée,  en  paillettes, etc.  On  a aussi  des  vins  et  des  sirops 
pepsinés. 

La  pancréatine  se  prépare  de  même  sous  des  formes  diverses. 

La  peptone,  aliment  azoté  tout  digéré  d’avance,  est  fabriquée 
aujourd’hui  dans  de  vastes  usines  par  l’action  de  la  pepsine  ou 
de  la  pancréatine  sur  les  viandes  ; elle  se  présente  sous  forme  de 
poudre,  sirops,  vins,  chocolats,  etc.  Les  peptones  du  Kochs, 
préparées  près  de  Buenos-Ayres,  se  conservent  sans  altération 
et  sont  entièrement  solubles  dans  l’eau  : elles  contiennent 
46  p.  c.  d’albumine  peptonisée. 


.J.-B.  André. 


BIBLIOGRAPHIE. 


625 


IX 

Histoire  du  Cartésianisme  en  Belgique,  par  l’abbé  Georges 
Monchamp,  professeur  de  philosophie  au  séminaire  de  Saint- 
Trond.  Bruxelles,  1886,  F.  Hayez. 

C’est  toujours  faire  œuvre  utile  que  d’étudier  le  développe- 
ment de  l’esprit  philosophique  dans  une  nation  et  d’y  suivre  les 
progrès  de  l’intelligence  humaine.  La  pensée  des  autres  sert 
souvent  de  contrôle  à nos  propres  conceptions,  et  la  vue  des 
écarts  dans  lesquels  sont  tombés  nos  devanciers  peut  nous 
faire  éviter  les  mêmes  écueils.  Tel  est  aussi  le  but  et  l’objet  du 
livre  de  M.  l’abbé  Monchamp,  qui  a pour  nous  un  intérêt  spé- 
cial, puisqu’il  remet  sous  nos  yeux  une  page  intéressante  de 
l’histoire  de  la  philosophie  en  notre  pays. 

Qu’était  la  philosophie  en  Belgique,  avant  l'introduction  du 
cartésianisme?  L’auteur  nous  le  dit  au  début  de  son  livre.  En 
dehors  des  écoles,  qui  n’étaient  autres  que  les  couvents,  les  sé- 
minaires et  l’université  de  Louvain,  l’influence  de  la  philosophie 
n’était  pas  très  considérable.  On  y professait  généralement  les 
doctrines  péripatéticiennes,  et  dans  la  plupart  des  questions  on 
ne  s’écartait  guère  d’Aristote.  A Louvain,  toutefois,  surtout  en 
dehors  de  la  faculté  des  arts  et  principalement  dans  celle  de 
médecine,  la  liberté  de  penser  était  plus  absolue.  Il  suffira  de 
rappeler  la  parole  de  Juste-Lipse  : “ Je  vénère  les  découvertes 
et  ceux  qui  les  font,  comme  on  doit  vénérer  des  hommes  qui  sont 
nos  guides  et  non  nos  maîtres.  „ Quant  à l’enseignement  pro- 
prement dit,  il  était  le  plus  souvent  fidèle  aux  doctrines  de 
l’école,  mais  on  y remarque  une  certaine  tendance  au  scepti- 
cisme; on  s’occupait  des  questions  les  plus  minutieuses  et,  en 
somme,  l’enseignement  revêtait  une  forme  peu  sérieuse. 

Parmi  les  philosophes  qui  n’occupaient  pas  de  chaire  dans  les 
établissements  d’instruction  publique,  nous  ne  voyons  cités  que 
Guillaume  Mennens  et  J.  B.  VanHelmont. 

C’est  en  1617  que  Descartes  entre  en  relations  avec  un  Belge 
du  nom  d’Isaac  Beeckman.  Quelques  années  plus  tard,  nous 
voyons  le  philosophe-soldat  porter  les  armes  sous  un  général 
choisi  parmi  les  hommes  de  guerre  les  plus  renommés  de  la 
Belgique.  C’est  un  Belge  aussi,  Reneri,  qui  lui  donne  l’idée 
d’écrire  ses  Météores,  ei  qui  le  premier  professe  franchement 
la  philosophie  cartésienne. 

XXI 


40 


626 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Toutefois  Descartes  rencontra  dans  notre  pays  de  sérieux 
contradicteurs,  et  le  Discours  sur  la  méthode  devait  donner  Heu, 
entre  le  philosophe  français  et  Libert  Froidmont,  professeur 
d’Écriture  sainte  à l’université  de  Louvain,  à une  controverse 
chaude  et  serrée,  à laquelle  ne  tarda  pas  de  prendre  part  un 
jésuite  de  Louvain,  le  P.  Ciermans.  Celui-ci  adressa  à Descartes 
une  appréciation  générale  de  son  ouvrage,  et  une  critique 
détaillée  sur  sa  théorie  de  la  nature  de  la  lumière  et  des  cou- 
leurs. 

Les  observations  faites  à Descartes  ne  portaient  alors  que  sur 
des  points  particuliers.  Mais  telle  était  la  connexion  entre  les 
diverses  parties  de  son  système,  qu’on  ne  pouvait  l’ébranler  sur 
un  point  sans  atteindre  du  même  coup  tous  les  autres.  C’est  ce 
qui  ressort  de  la  lutte  que  commença  en  i638  contre  la  physiolo- 
gie de  Descartes  un  Hollandais,  Vopiscus-Fortunatus  Plempius, 
professeur  de  renom  à l’université  de  Louvain. 

L'allié  naturel  du  cartésianisme  en  Belgique  fut  le  jansénisme. 
Car,  — c’est  Richard  Simon  qui  nous  l’apprend,  — tous  les  théo- 
logiens de  Flandre  amis  ou  disciples  de  Jansénius  ont  pris 
ouvertement  le  parti  de  Descartes,  et  se  sont  déclarés  avec  beau- 
coup de  chaleur  contre  Aristote  et  ses  partisans.  C’est  qu’en 
effet  il  est  un  point  capital  du  système  de  Jansénius  qui  éta- 
blissait un  lien  naturel  entre  sa  doctrine  et  celle  de  Descartes  : 
la  tendance  de  l’évêque  d’Ypres  “ à anéantir  l’homme  sous  la 
main  de  Dieu,  à donner  tout  à la  grâce  qui  opère  tout  en  nous 
sans  nous  (i).  „ , 

L’université  de  Louvain,  grâce  à Plempius,  se  montrait  toujours 
hostile  aux  idées  nouvelles  ; mais  en  1646  Van  Gutschoven,  qui 
avait  eu  des  rapports  personnels  avec  le  philosophe  français,  y 
fut  nommé  professeur,  et  compta  parmi  les  chefs  du  mouvement 
cartésien,  auquel  se  joignit  aussi  quelques  années  plus  tard  son 
frère  Guillaume. 

En  dehors  de  l’Université,  Caramuel,  au  nom  de  la  foi,  rejetait 
Aristote;  les  jésuites,  au  conti’aire,  ici  comme  à Rome,  furent 
les  premiers  à lutter  contre  Descartes  à visière  baissée,  et  le 
P.Compton  entre  autres,  en  attaquant  le  maître,  visait  aussi  ses 
disciples  de  l’université  de  Louvain.  Arnold  Geulinck  venait  d’y 
remplacer  dans  la  chaire  de  philosophie  Guillaume  Philippi,  qui 
exerça  une  immense  influence  sur  la  propagation  du  cartésia- 
nisme en  Belgique.  Digne  de  celui  qui  l’avait  formé,  Geulinck 


(1)  Bouillier,  t.  I,  p.  432, cité  parM.  Monchamp. 


BIBLIOGRAPHIE, 


627 


dirigea  tous  ses  coups  contre  la  physique  péripatéticienne,  et 
poursuivit  l’école  d’incessantes  plaisanteries.  Quant  aux  profes- 
seurs, il  ne  les  épargna  pas  ; car  il  avait  pour  principe  de  ne 
s’inquiéter  ni  des  éloges,  ni  des  critiques;  celles-ci  surtout,  il 
croyait  les  devoir  mépriser  hautement.  Elles  ne  lui  firent  d’ail- 
leurs pas  défaut  ; Plempius,  Froidmont  et  d’autres  prirent  la 
défense  de  l’antiquité  contre  un  novateur  trop  audacieux. 

Jusqu’ici  nous  n’avons  assisté  qu’à  des  luttes  mdividuelles,  ce 
sont  maintenant  les  autorités  qui  interviennent.  Le  L’'  juillet 
1662,  l’internonce  Jérôme  de  Vecchi  envoya  une  lettre  à la 
faculté  des  arts,  où  non  seulement  il  lui  reprochait  de  permettre 
qu’on  enseignât  la  philosophie  cartésienne,  philosophie  per- 
nicieuse à la  jeunesse,  mais  dans  laquelle  il  lui  demandait 
qu’une  ordonnance  émanée  de  la  Faculté  écartât  des  promo- 
tions ceux  qui  seraient  trouvés  sectateurs  de  cette  doctrine.  La 
Faculté  n’osa  dire  qu’elle  empêcherait  les  cartésiens  notoires 
d’être  promus,  mais  elle  avertit  les  étudiants  que  dans  les 
écrits  de  Descartes  “ on  trouve  quelques  sentiments  qui  ne  sont 
pas  suffisamment  conformes  à la  saine  et  ancienne  doctrine  de 
ladite  faculté  des  arts.  „ Le  zélé  prélat  ne  s’en  tint  pas  là:  le  27 
août,  il  s’adressa  au  recteur  magnifique  pour  obtenir  de  lui  une 
mesure  hostile  à l’enseignement  d’un  des  membres  de  la  faculté 
de  médecine,  et  la  faculté  de  théologie,'consultée  à ce  sujet, porta 
la  première  condamnation  des  principes  cartésiens  émanant 
d’une  université  catholique. 

Les  partisans  des  nouvelles  doctrines  tentèrent  alors  de  mettre 
dans  leurs  intérêts  l’autorité  civile,  tandis  que  Vecchi,  par  ses 
rapports  à Rome  sur  la  situation  de  l’école  et  les  progrès  de  la 
nouvelle  philosophie,  préparait  le  décret  de  la  congrégation  de 
l’Index  prohibant  certains  ouvrages  de  Descartes. 

Un  an  s’était  à peine  écoulé  que  la  publication  de  la  Physique 
de  Philippi  donna  l’occasion  aux  cartésiens  de  Louvain  de 
chanter  l’hymne  du  triomphe  en  l’honneur  des  nouvelles  doc- 
trines : mais  il  convient  de  noter  qu’en  changeant  certains 
points,  en  expliquant  certains  auLes,  le  cartésianisme  s’était 
fait  orthodoxe. 

M.Monchamp  continue  ses  recherches  minutieuses  dans  l’his- 
toire philosophique  des  ordres  religieux  où  Descartes,  à cette 
époque,  comptait  à la  fois  de  chauds  partisans  et  de  sérieux 
contradicteurs.  Ces  derniers  surtout  se  recrutèrent  chez  les 
jésuites  et  les  récollets  fixés  à Liège. 

La  mort,  qui  à deux  ans  de  distance  vint  enlever  Gérard  Van 


628 


REVUE  DES  QUESTIO^"S  SCIENTIFIQUES. 


Gutschoven  et  Plempius,  et  mettre  fin  à leur  querelle  scienti- 
fique, ne  put  enrayer  la  marche  progressive  du  cartésianisme  à 
l’université  de  Louvain  ; la  presque  totalité  des  professeurs  de 
philosophie  avait  adopté  l’explication  cartésienne  des  accidents 
eucharistiques,  ce  qui  impliquait  qu’au  fond  ils  étaient  partisans 
de  la  physique  de  Descartes  et  de  son  mécanisme.  Gela  ne  veut 
pas  dire  cependant  qu’on  n’y  rencontrât  plus  de  professeurs 
vigoureusement  opposés  aux  cartésiens,  mais  ce  n’étaient  plus 
que  des  luttes  d’individu  à individu. 

C’est  à Jean  Orsillon,  curé  de  Sainte-Gertrude,  dans  la  princi- 
pauté de  Liège,  que  revient  l’honneur  d’avoir  combattu  la  philo- 
sophie de  Descartes  avec  les  meilleures  armes,  et  de  les  avoir 
maniées  avec  l’adresse  et  l’élégance  d’un  homme  rompu  aux 
luttes  de  l'esprit.  Plusieurs  de  ses  coups  ont  porté  juste,  par 
exemple,  quant  à l’étendue  essentielle,  l’automatisme  et  l’argu- 
ment à priori  de  l’existence  de  Dieu.  A cette  époque,  le  cartésia- 
nisme fut  même  en  butte  à la  persécution,  témoin  le  procès  de 
Van  Velden,  professeur  tà  l’université  de  Louvain,  et  les  me- 
sures prises  contre  les  oratoriens  de  Mons. 

Le  livre  de  M.  Monchamp  se  ferme  par  un  exposé  rapide  de 
l’état  du  cartésianisme  dans  notre  pays  au  xviiU  siècle.  En  voici 
la  conclusion  : “ L’œuvre  de  Descartes  a laissé  de  profondes 
traces  dans  la  philosophie  contemporaine.  C’est  Descartes  qui  a 
donné  un  nouvel  élan  à l’étude  de  la  logique  critique  et  ouvert 
de  nouvelles  voies  à la  physique  mathématique.  „ 

Nous  n’avons  pas  à entrer  sur  ce  point  en  discussion  avec 
l’auteur.  Ce  n’est  ni  le  moment,  ni  le  lieu  d’examiner  la  valeur 
des  services  rendus  par  Descartes  à la  philosophie.  Nous  nous 
sommes  contenté  de  faire  du  livre  du  savant  professeur  un 
exposé  fidèle  et  succinct  ; nous  avons  voulu  donner  une  idée  du 
soin  qu’il  a apporté  à des  recherches  très  longues  et  très  appro- 
fondies sur  l’histoire  du  cartésianisme  en  Belgique  et  de  l’inté- 
rêt qui  s’y  attache.  Ajoutons  que  ce  mémoire  a valu  à son  au- 
teur le  prix  du  concours  à la  classe  des  lettres  de  l’Académie 
royale,  et  que  cette  distinction  était  bien  méritée. 


Abbé  Gabriel  Vax  den  Gheyx. 


BIBLIOGRAPHIE. 


629 


X 

Premiers  travaux  sur  Vhisioire  et  les  antiquités  mexicaines. 
Codex  Ramirez.  Tovar.  Acosta  (i). 

Des  écrivains  trop  prudents  ont  demandé  si  une  étude  ethno- 
logique sérieuse  sur  les  Nahoas  était  bien  possible,  puisque  tant 
de  monuments  ont  disparu,  et  que  les  documents  préservés  sont 
d’une  valeur  douteuse.  Nous  croyons,  nous,  les  annales  aztèques 
aussi  riches  et  aussi  authentiques  que  celles  de  maint  autre  peu- 
ple (2).  Avec  des  fables  et  des  mythes  cosmogoniques,  avec  des 
notions  confuses  sur  les  origines,  les  anciens  documents  contien- 
nent, pour  la  période  historique,  des  informations  assez  positi- 
ves. Ces  renseignements  sont  incomplets,  la  chronologie  de  quel- 
ques auteurs  est  pitoyable  : à la  bonne  heure  ; mais,  en  dépit  des 
erreurs  et  des  lacunes,  l’Anahuac  nous  est  incomparablement 
mieux  connu  que  beaucoup  de  pays  dont  l'histoire  est  classique. 
Il  suffira  de  citer  ici  les  lettres  de  Fernand  Cortès,  Motolinia, 
Bornai  Diaz  del  Castillo,le  conquérant  anonyme,  le  codex  Rami- 
rez, Sahagun,  Oviedo,  Munoz  Camargo,  Ixtlilxochitl,  Saavedra 
Guzman,  Mendieta,  Duran,  Tezozomoc,  et,  parmi  les  ouvrages  de 
seconde  main,  Gomara,  Herrera,  Torqueniada,  Betancourt, 
Siguenza,  Clavigero  et  Veytia. 

Les  peintures  historiques  qui  nous  manquent  se  retrouvent 
traduites  et  interprétées  dans  ces  ouvrages,  et  notamment  dans 
VHistoria  de  Indias  du  père  José  de  Acosta.  De  récentes  décou- 
vertes ont  révélé  l’importance  de  ce  livre  au  point  de  vue  des 
antiquités  mexicaines. 

M.  Biart  a répété  à ce  sujet  une  assertion  assez  commune  et 
que  nous  ne  relèverions  pas,  si  elle  ne  touchait  qu’un  point  d’his- 
toire littéraire;  mais  il  s’agit  de  “la  meilleure  de  nos  chroni- 
ques d’un  “ document  typique  et  original  „ dont  tous  les  his- 
toriens ont  largement  usé  (3).  “ Acosta,  dit  M.  Biart  (4I,  a été 
accusé,  non  sans  raison,  d’avoir  tranquillement  copié  Duran  et 

(•1)  Ces  pages  forment  le  complément  du  bel  article  sur  les  publié 

par  le  R.  P.  Gerste  dans  notre  dernière  livraison,  pp.  209  et  suiv. 

(2)  Cfr.  Orozco  y Berra,  Hist.  antigua  de  Mexico,  t.  I,  p.  407.  Chavéro, 
Mexico  â través  de  los  siglos,  1. 1,  p.  iv. 

(3)  Alfredo  Chavéro,  Manuel  Orozco  y Berra,  José  Ramirez,  in  Crônica 
Mexicana  escrita...  por  Tezozomoc,  édition  Vigil,  Mexico  1881,  pp.  9 sqq.,  1G3 
sqq. 

(4)  Les  Aztèques,  p.  vin  et  264  ; cfr.  p.  274. 


63o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Tezozomoc,  lesquels  avaient  eux-mêmes  copié  l’auteur  anonyme 
du  manuscrit  connu  aujourd’hui  sous  le  nom  de  codex  Rami- 
rez.  , Et  plus  loin  : “ Le  jésuite  Acosta  avait  copié,  sans  révéler 
à quelle  som’ce  il  puisait,  le...  codex  Ramirez.  „ Ces  lignes  déno- 
tent une  étude  bien  superficielle  de  nos  sources  historiques. 

Avant  l’importante  communication  de  M.  Bandelier  et  les 
notes  de  M.  Icazbalceta  (i),  on  pouvait  méconnaître  la  filiation 
historique  de  nos  premiers  chroniqueurs.  Mais  aujourd’hui  les 
points  suivants  semblent  établis  : Le  Codex  Ramirez  est  l’œuvre 
originale  du  jésuite  Juan  de  Tovar;  Acosta  n’a  pas  copié  Duran 
ni  Tezozomoc;  il  s’en  est  tenu  aux  écrits  de  son  collègue  Tovar, 
avec  la  pleine  autorisation  de  celui-ci  et  en  le  citant  en  toutes 
lettres.  Ce  même  travail  de  Tovar  f'C'of/cj;  ou,  plutôt,  les 

peintures  historiques  et  les  traditions  qui  en  forment  la  sub- 
stance ont  servi  de  base  aux  histoires  de  Duran  et  Tezozomoc. 
Un  mot  d’explication  est  nécessaire. 

Tovar  ou  Tobar  (2),  à qui  une  parfaite  connaissance  du  Nahoa, 
de  l’Otomi  et  du  Mazahua  valut  le  nom  de  Cicéron  mexicain, 
nous  apprend  lui-même  comment  il  écrivit  son  ouvrage.  Le  vice- 
roi  Martin  Enriquez,  nous  dit-il  dans  une  lettre  publiée  récem- 
ment, fit  réunir  les  dépôts  de  livres  et  de  documents  mexicains 
qui  se  gardaient  encore  à Mexico,  à Tula  et  à Texcoco.  Mis  en 
possession  de  ce  trésor,  le  père  Tovar  s’entoura  de  vieillards  et 
des  indigènes  les  mieux  versés  dans  les  hiéroglyphes.  Leurs 
explications  se  trouvèrent  être  conformes.  Tovar  composa  alors 
son  histoire,  dont  il  fit  plus  tard  une  seconde  rédaction  (3). 

Un  fragment  de  ce  précieux  travail,  conservé  dans  la  collection 
de  M.  Thomas  Phillips  (Middle-Hill,  Essex)  fut  publié  en  1 860. 
Nous  en  copions  littéralement  le  titre,  sur  le  seul  exemplaire  qui 
nous  soit  comiu  (4)  : Historia  de  la  benida  de  los  Yndios  à pohlar 
ù Mexico  de  las  partes  remotas  de  Occidente,  los  sucesos  1/  peri- 
grinaciones  del  camino,  su  govierno,  ydolos,  y templos,  dellos  ritos 
y cerimonias,  y sacrificios,  y sacerdotes  dellos  fiestos,  y bayles,  y 
sus  meses  y culandarios  de  los  tiempos,  los  Eeyes  que  tuvieron 
hasta  el postrero,  que  fue  Ynga,  con  otras  cosas  curiosas,  sacadas 
de  los  archicos,  y tradiciones  antiguas  dellos.  HecJia  por  el  Padre 


(1)  Frai/  Juan  de.  Zumârraga,  p.  266. 

(2)  Né  à Texcoco,  d’après  Beristain,  il  aurait  été  chanoine,  à Mexico,  avant 
d’entrer  dans  la  compagnie  de  Jésus  en  1573.  Il  mourut  en  1626. 

(3)  Icazbalceta,  Zumârraga,  pp.  264  sqq. 

(4)  Celui  de  M.  Icazbalceta. 


BIBLIOaRAPHIE. 


63  1 

Juan  de  Tovar,dela  Compania  de  Jésus,  inviada  al  Reynro 
Senor,  en  este  Original,  de  mano  escrito  (sic). 

Pour  n’avoir  pas  vu  cet  ouvrage  ni  les  lettres  qui  l’accompa- 
gnent, M.  José  Fernando  Ramirez  est  tombé  dans  d’étranges 
erreurs  (i).Sans  le  réfuter  ici,  ni  entrer  dans  d’autres  discussions 
accessoires,  nous  pouvons  avancer  que  le  Codex  Ramirez  et  la 
Historia  de  la  henida  de  los  Yndios  sont  une  seule  et  même 
œuvre,  et  que  cette  œuvre  appartient  à Tovar.  La  seule  inspec- 
tion des  textes  impose  cette  conclusion,  qui  est  celle  de  Bande- 
lier  et  de  Icazbalceta. 

Revenons  au  P.  Acosta,  que  l’on  accuse  d’avoir  copié  le  Codex 
Ramirez  sans  le  citer.  Au  livre  VI,  chapitre  i de  son  Histoire,  il 
dit  à la  lettre:  “ Pour  ce  qui  regarde  le  Mexique,  je  suis  commu- 
nément Jean  de  Tovar,  religieux  de  notre  Compagnie  (2).  „ Or 
ce  Jean  de  Tovar,  nous  le  répétons,  est  précisément  l’auteur  du 
codex  Ramirez,  qui  avait  abandonné  son  manuscrit  au  père  José 
de  Acosta,  comme  il  le  dit  lui-même  expressément  dans  sa  cor- 
respondance, et  comme  l’insinue  clairement  Dâvila  Padilla  (3). 
Où  est  le  plagiat  ? 

Ce  sont  là  des  faits  signalés  déjà  en  partie  par  Beristain  (4)  et 
Clavigéro,  mis  en  lumière  par  la  publication  de  la  correspon- 
dance du  P.  Tovar,  et  qu’en  i885  il  n’était  plus  pemiis  d’ignorer. 

Acosta  recueillit  donc  les  matériaux  amassés  et  mis  en  œuvre 
par  Tovar.  Au  surplus,  il  était  lui-même  un  chercheur  studieux; 
il  étudia,  par  exemple,  le  Codex  Vaticanus  3y38,  si  important  pour 
les  antiquités  mexicaines,  et  plus  précieux  à ce  point  de  vue 
que  le  Telleriano-Remensis  de  la  bibliothèque  nationale  de  Paris; 
car  celui-ci  est  incomplet. 

En  finissant,  signalons  comme  prêtant  plus  ou  moins  à 
critique,  ce  que  M.  Biart  avance  sur  le  calendrier  aztèque, 
sur  les  influences  chrétiennes  dans  l’Anahuac,  sur  la  moralité 
des  prêtres  des  idoles,  sur  les  pierres  des  sacrifices,  et  spéciale- 
ment sur  le  Cuauhxicalli  de  Tizoc.  Dans  les  bas-reliefs  sculptés 
sur  le  pourtour  du  célèbre  monolithe,  M.  Biart  lit  les  victoires  de 
l’empereur  : ne  sont-ce  pas  plutôt  les  danses  sacrées  qui,  dans  la 


(1)  Crônica  Mexicana  escrita  por  Te^o^owoc,  Advertencia,  pp.  11  sqq.;  cfr. 
p.  165. 

(2)  Historia  natural  y moral  de  Indias.  Sevilla,  Juan  de  Leon,  1590.  Voyez 
aussi  lib.  VI,  c.  vu,  p.  407. 

(3)  Crônica  delà  piovincia  Dominicana  de  Mexico,  in  Crônica  Mex.,  p.  11. 

(4)  Bibliotheca  hispano-americana,  t.  I,  pp.  9 sq.;  t.  III,  p.  180.  Amecameca 
1885. 


632  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

grande  fête  quadriennale  du  feu,  précédaient  immédiatement 
l’immolation  des  victimes  ? Le  plus  qu’on  doive  accorder,  c’est 
que  les  victimes  étaient  des  prisonniers  faits  par  Tizoc.  Le  savant 
auteur  ajoute  : “ Il  est  prouvé  aujourd’hui  que,  dans  ces  mono- 
lithes, il  ne  faut  plus  voir  des  autels  à sacrifices.  „ Nous  croyons 
pouvoir  établir,  au  contraire,  que  non  seulement  la  cavité  creusée 
au  milieu  du  cylindre  recevait  les  cœurs  des  victimes,  mais  que 
sur  le  Cuauhxicalli  lui-même  on  achevait  les  malheureux  à 
moitié  brûlés  et  respirant  encore.  Sur  cette  question  des  sacri- 
fices humains^  M.  Biart  nous  a paru  plus  exact  et  plus  complet 
que  la  plupart  des  auteurs  modernes.  Que  l’on  nous  pardonne  de 
relever  à ce  propos  une  comparaison  échappée  à un  écrivain 
infiniment  estimable  (i):  “ L’introduction  du  christianisme  et 
la  suppression  des  sacrifices  humains  sont  assurément  à mettre 
à l’actif  des  conquistadores  ; mais  le  souvenir  des  auto-da-fé 
vient  malheureusement  atténuer  cet  avantage,  et  rapprocher  les 
distances,  non  pas  entre  les  religions,  mais  entre  les  races.  „ Le 
savant  distingué  qui  a écrit  ces  lignes  sera  heureux  qu’à  l’en- 
contre de  ce  rapprochement  nous  citions  des  chiffres  exacts. 

Les  documents  relatifs  à l’inquisition  mexicainesont  conservés 
et  bien  connus.  Nous  avons  examiné,  dans  la  bibliothèque 
nationale  de  Mexico,  les  relations  manuscrites  des  auto-da-fé 
du  22  mai  178 5 et  du  21  juin  1789.  Les  actes  officiels  de  tous  les 
autres  audo-da-fé  (sauf  deux)  ont  été  minutieusement  dépouillés 
par  M.  Joaquin  Garcia  Icazbalceta,  qui  est  la  loyauté  et  l’impar- 
tialité mêmes.  Or  veut-on  savoir  combien  ce  relevé  a fourni 
d’éxécutions  capitales,  depuis  la  conquête  jusqu’à  la  suppres- 
sion du  tribunal?  Quarante  et  une  — et  plusieurs  d’entre  elles 
pour  des  crimes  que  nos  lois  actuelles  puniraient  sévèrement. 

Nous  devons  ce  détail  à M.  Icazbalceta, et  nous  ne  doutons  pas 
de  son  exactitude.  Mais,  quand  même  il  y aurait  erreur  et  qu’il 
fallût  décupler  le  nombre,  il  n’y  a rien  de  commun  ici  avec  les 
sacrifices  monstrueux  des  Aztèques.  M.  Arcelin  (2)  rappelle  que 
la  dédicace  du  grand  temple  de  Huitzilopochtli  à Mexico  fut 
marquée  par  l’immolation  de  72  344  victimes.  Nous  ne  répondons 
pas  de  ce  chiffre;  mais  il  est  constaté  que,  même  dans  les  années 
ordinaires,  le  nombre  des  esclaves  et  des  enfants  sacrifiés 
s’élevait  à plusieurs  milliers  dans  l’Anahuac. 

(1)  Adrien  Arcelin,  Revue  des  questions  scientifiques,  t.  XIII,  janvier  1883, 
p.  263. 

(2)  Ibid.,  p.  261. 


BIBLIOGRAPHIE. 


633 


En  résumant  les  impressions  que  nous  a laissées  le  livre  de 
M.  Biart,  nous  regrettons  certains  jugements  précipités,  des 
appréciations  inexactes.  Mais  il  faut  aussi  rendre  hommage  à 
l’intérêt,  à la  clarté,  au  mérite  réel  de  cet  ouvrage.  Plusieurs 
écrivains  ont  dénigré  le  Mexique,  et  des  esprits  éminents 
désespèrent  de  l’avenir  de  la  race  indigène.  M.  Biart  a été  autre- 
ment juste  et  perspicace.  Il  expose  impartialement  le  passé,  et 
sur  l’avenir,  sur  la  réhabilitation  des  Indiens,  il  écrit  une  page 
pleine  de  haute  et  ferme  raison.  Quoique  nous  n’osions  croire  à 
la  prochaine  réalisation  de  ses  espérances,  nous  croyons  qu’avec 
leurs  défauts  héréditaires  les  Mexicains  ont  gardé  les  qualités  qui 
élevèrent  si  haut  leurs  ancêtres.  La  décadence  est  peut-être  plus 
apparente  que  réelle  et  elle  n’est  pas  irrémédiable.  Si  les 
indigènes  secouaient  cette  torpeur  qui  paralyse  depuis  trois 
siècles  tout  effort  tenté  en  leur  faveur,  s’ils  sortaient  résolument 
de  leur  stoïque  résignation  ou  de  leur  insouciance,  ils  pourraient 
prétendre  aux  grandes  destinées  où  les  appelle  leur  nombre 
comme  les  qualités  physiques  et  intellectuelles  de  leur  race. 


A.  Gebste,  s.  J. 


REVUE 

DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES 


ANTHROPOLOGIE. 


Cavernes  de  Ffynnon  Beuno  et  Cae  Gwyn  (i).  — Ces 

cavernes,  situées  dans  la  petite  vallée  de  la  Chvyd,  au  nord  du 
pays  de  Galles,  ont  été  signalées  pour  la  première  fois  en  1884 
par  M.  H.  Hicks,  géologue  distingué  de  la  Grande-Bretagne.  Les 
premières  explorations  sérieuses  datent  de  l’été  de  i885.  Elles 
furent  dirigées  par  MM.  Hicks  et  Luxmoore,  avec  les  fonds  de 
la  Société  royale.  Une  commission  composée  de  MM.  Hughes, 
Hicks,  Woodward,  Luxmoore,  Pennant  et  E.  Morgan  les  conti- 
nua en  1 886,  sous  les  auspices  de  l’Association  britannique.  Ces 
grottes  sont  en  plein  pays  glaciaire.  Le  houlder-day  et  les  sables 
marins,  témoins  de  la  submersion  de  la  région  à l’époque  gla- 
ciaire, tapissent  tous  les  sommets  voisins.  Le  remplissage  des 
grottes  est  formé  de  différentes  zones  superposées.  A la  base  on 
a rencontré  un  gravier  d’origine  locale;  puis  par-dessus,  la  terre 
rouge  des  cavernes,  renfermant  un  grand  nombre  d’ossements 
quaternaires  et  quelques  silex  taillés  par  l’homme.  Ce  gisement 


(1)  On  some  recent  researches  in  cone-cives  in  Wales  ; Proceed.  Geologists 
Association,  vol.  IX,  n“  1.  — On  the  Ffynnon  Beuno  and  Gwyn  caves,  Geolo- 
GiCAL  Magazine,  déc.  III  ; vol.  III  ; n.  12,  p.  566,  déc.  1886. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES, 


635 


ossifère  est  généralement  recouvert  d’une  couche  de  stalagmites 
intacte  ou  remaniée.  Le  dépôt  se  termine  par  du  limon  d’apport 
récent.  Ces  faits  sont  confonnes  à ce  qui  a été  observé  dans 
toutes  les  cavernes  à ossements  de  la  Grande-Bretagne.  Mais  il 
vient  s’y  ajouter  certaines  particularités,  dues  à la  position  des 
grottes  en  pays  glaciaire  et  qui  donnent  un  intérêt  particulier 
aux  explorations  de  M.  Hicks.  Sur  certains  points  la  terre  à 
ossements  paraît  avoir  été  remaniée  et  mêlée  à des  matériaux 
glaciaires,  galets  striés,  sable,  etc.  Sur  d’autres,  des  alternances 
de  sable  et  de  terrain  erratique  ont  recouvert  tout  le  contenu  des 
grottes.  M.  Hicks  en  conclut  que  l'iiomme  et  les  animaux  de  la 
faune  quaternaire  ont  habité  ces  grottes  avant  l’époque  glaciaire 
et  la  grande  submersion  de  l’Angleterre  par  suite  d’un  affaisse- 
ment qui  atteignit  sur  certains  points  près  de  400  mètres  au-des- 
sous du  niveau  de  la  mer.  Ces  conclusions  ont  été  combattues 
devant  la  Société  géologique  de  Londres  par  MM.  Evans  et  Boyd 
Dawkins,  qui  pensent  que  le  boulder-clai/  a été  amené  des  pentes 
voisines  par  les  eaux  atmosphériques  et  par  le  ruisseau  qui 
coule  au  fond  de  la  vallée,  en  sorte  que  le  remplissage  peut  être 
de  beaucoup  postérieur  à l’époque  glaciaire.  C’est  tout  à fait 
mon  avis.  Il  y a en  Angleterre  deux  jalons  géologiques  excel- 
lents : Le  forest-bed  qui  représente  les  dernières  formations 
pliocènes  préglaciaires,  puis  les  rioer-gravels  qui  constituent 
les  premiers  dépôts  quaternaires  postglaciaires.  Entre  les  deux, 
l’époque  glaciaire  est  représentée  par  le  boulchr -clay . Or  la 
faune  des  grottes  de  la  vallée  de  la  Clwyd  ne  se  rapporte  ni  au 
forest-bed,  ni  aux  riner-ymvels.  Elle  paraît  plus  récente  encore. 
On  y trouve  le  lion,  l’hyène,  l’ours  des  cavernes,  le  grand  cerf,  le 
renne,  le  cheval, le  rhinocéros  ticborbinus  et  le  mammouth.  Mais 
il  n’y  a plus  ni  l’elephas  antiquus,ni  le  rhinocéros  Merckii  repré- 
sentés dans  la  faune  de  quelques  cavernes  de  l’Angleterre.  Les 
silex  taillés  parlent  dans  le  même  sens.  Ce  ne  sont  pas  les  types 
des  river-yraveJs.  M.  Hicks  a figuré  un  grattoir  et  une  pointe 
reto  uchée  d’un  seul  côté,  comparables  à ceux  qu’on  trouve  à la 
base  de  nos  gisements  de  l’âge  du  renne.  Il  me  paraît  donc 
nécessaire  de  chercher  d’auLes  preuves  moins  discutables,  pour 
affirmer  que  l’homme  a vécu  en  Angleterre  avant  l’époque 
glaciaire  des  géologues.  Jusqu’à  présent,  pas  un  fait  certain  ne 
milite,  à ma  connaissance,  en  faveur  de  cette  opinion. 


636 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


La  grotte  de  Spy  (i).  — Dans  une  note  rectificative  adressée 
aux  Matériaux,  les  explorateurs  de  la  grotte  de  la  Bèche-aux- 
Roches,  commune  de  Spy,  MM.  Marcel  de  Puydt  et  Lohest,  con- 
statent l’existence  de  deux  niveaux  archéologiques,  l’un  infé- 
rieur, avec  sépulture  néanderthaloïde  et  silex  moustériens; 
l’autre  supérieur,  avec  silex  moustériens,  os  et  ivoire  travaillés 
et  fragments  de  poteries.  L’intérêt  de  ces  fouilles  consiste  dans  la 
présence  simultanée,  au  même  niveau,  de  l’elephas  antiquus  (?), 
du  rhinocéros  tichorhinus,  d’un  bâton  de  commandement,  de 
plaques  d’ivoire  et  de  fragments  de  poterie,  associés  à des  silex 
taillés  du  type  moustérien.  Comment  se  fait-il,  si  la  poterie  était 
réellement  usitée  à l’époque  quaternaire,  qu’on  n’en  trouve  le 
plus  souvent  que  des  fragments  isolés,  comme  à la  grotte  de 
Spy? 


La  grotte  de  Marsoulas  (Haute-Garonne)  (2). — Cette  grotte, 
dite  Grotte  des  fées,  est  un  long  boyau, ouvert  sur  le  trajet  d’une 
faille,  dans  le  calcaire  à miliolites.  Son  explorateur,  M.  l’abbé 
Cau-Durban,  y a constaté  trois  niveaux  superposés  de  foyers, 
avec  produits  de  l’industrie  humaine  associés  à la  faune  quater- 
naire. Les  foyers  supérieurs  ont  fourni  des  os  travaillés,  percés 
de  trous  de  suspension,  ornés  de  dessins  géométriques  ou  de 
figures  d’animaux  ; des  grattoirs,  des  pointes  de  flèche  en  silex  ; 
des  burins  et  des  pointes  de  sagaie  en  bois  de  renne.  Les 
foyers  moyens,  les  plus  importants,  renfermaient  de  beaux 
grattoirs  et  des  perçoirs  en  silex,  des  pointes  de  flèche  et  de 
sagaie  en  os  ; des  os  ornés  de  dessins  géométriques  et  des 
bâtons  de  commandement.  La  faune  comprend  le  renne,  le 
cheval,  le  bœuf  et  le  renard.  Enfin,  dans  les  foyers  inférieurs,  on 
ne  trouve  plus  d’os  travaillés,  mais  des  grattoirs  courts  et  des 
pointes  rétaillées  grossièrement  d’un  seul  côté,  ainsi  que  des 
galets  ayant  servi  de  percuteurs.  M.  l’abbé  Cau-Durban,  avec 
une  prudence  très  louable,  se  borne  à constater  les  faits,  sans 
chercher  à les  rattacher  à aucun  des  systèmes  de  classification 
proposés.  On  ne  peut  cependant  méconnaître  l’analogie  des 
foyers  supérieurs  avec  ceux  de  la  Madeleine,  ni  les  rapports  des 
foyers  inférieurs  avec  la  zone  la  plus  ancienne  de  Solutré. 

(1)  Matériaux,  etc.,  n«  d’octobre,  1886,  p.  600. 

(2)  Revue  de  Comminges,  4'  trim.  1886. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


637 


Puits  préhistoriques  d’extraction  du  silex  (i).  — Le 

bourg  de  Mur-de-Barrez  (Aveyron)  domine  la  vallée  du  Goul  de 
8 1 2 mètres  d’altitude.  On  y trouve  d’abondants  gisements  natu- 
rels de  silex  tongriens  (miocène  inférieur.)  Au  lieu  dit  de  Bel- 
levue,  une  carrière  pour  l’exploitation  de  la  pierre  à cliaux  a 
mis  à découvert  d’anciennes  extractions  de  silex  datant  de 
l’époque  néolithique.  Ce  sont  des  puits  ouverts  dans  le  calcaire 
et  aboutissant  aux  bancs  de  silex  exploités  en  galeries.  M.  Boule 
a donné  dans  les  Matériaux  des  coupes  de  ces  puits,  dont  la 
largeur  était  en  moyenne  de  2 mètres  et  la  profondeur  de 
6 mètres.  Ils  paraissent  avoir  été  creusés  au  moyen  d’outils, 
pics  et  pioches,  en  bois  de  cerf,  qu'on  retrouve  dans  les  déblais 
associés  à des  haches  polies  en  andésite.  Cette  antique  exploita- 
tion est  analogue  à celles  qu’on  a observées  à Spiennes  (Bel- 
gique), à Brandon  et  à Gissbury  (Angleterre). 


Fouilles  dans  le  Turkestan  (2).  — M.  le  professeur  Wessel- 
lousky  vient  d’opérer  des  fouilles  aux  environs  de  Samarcande 
et  au  nord  du  territoire  de  Faghana.  Il  a recueilli  d’importantes 
collections  d’inscriptions,  d’objets  en  verre  et  de  poteries  ; des 
statuettes  d’hommes  et  d’animaux,  des  sarcophages  et  des  mon- 
naies. Le  Turkestan  aurait  été  le  foyer  d’un  développement 
artistique  très  remarquable  avant  la  Grèce  et  l’Asie  Mineure. 
Espérons  que  M.  Wessellousky  publiera  bientôt  le  compte 
rendu  de  ses  fouilles,  et  nous  fera  connaître  l’état  de  civilisation 
des  peuples  aryens  qui  ont  vécu  dans  cette  région. 


L’âge  du  cuivre  eu  Mésopotamie  (3).  — M.  Berthelot  a 
étudié  une  figurine  provenant  des  fouilles  de  Tello  et  représen- 
tant un  personnage  divin  qui  tient  une  sorte  de  pointe  ou  cône 
métallique.  Elle  porte  le  nom  gravé  de  Goudeah  ; c’est-à-dire 
qu’elle  répond  à l’époque  la  plus  ancienne  de  la  Ghaldée. 
M.  Oppert  lui  attribuerait  une  antiquité  de  4000  ans  avant  notre 
ère.  Elle  est  en  cuivre  sensiblement  pur,  et  M.  Berthelot  se 
demande  si  l’étain  n’arrivait  pas  jusqu’au  golfe  persique  à cette 

(1)  Matériaux  pour  l’hist.  primit.  et  naturelle  de  l’Homme,  janvier  1887; 

p.  5. 

(2)  Matériaux,  etc.,  décembre  1886,  p.  591. 

(3)  Matériaux,  etc.,  décembre  1886,  p.  580. 


638 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


époque,  ou  si  un  usage  religieux  prescrivait  l’emploi  du  cuivre 
pur. 


L’antimoine  dans  l'arntiquité  (i).  — L’antimoine  passe 
pour  avoir  été  inconnu  des  anciens  et  découvert  seulement  au 
xve  siècle  de  notre  ère.  Or  M.  Place  a trouvé  en  1864,  sous  les 
ruines  du  palais  de  Sargon  à Khorsabad,  un  fragment  de  vase 
moulé  en  antimoine  presque  pur,  et  daté  par  des  tablettes  votives 
déposées  là  au  moment  de  l’érection  du  monument,  l’an  706 
avant  Jésus-Christ.  Cette  utilisation  de  l’antimoine  métallique 
est  un  fait  jusqu’à  présent  unique,  excepté,  paraît-il,  au  Japon. 
Cependant  M.  Berthelot  pense  que  Pline  et  ses  contemporains 
connaissaient  l’antimoine  métallique,  qu’ils  confondaient  proba- 
blement avec  le  plomb.  Ainsi  nous  sommes  encore  bien  incom- 
plètement renseignés  sur  la  métallurgie  des  anciens  et  nous  pou- 
vons nous  attendre  à plus  d’une  surprise. 


L'étain  dans  l’antiquité  (2).  — Jusqu’à  ces  derniers  temps 
on  ne  connaissait  pas  d’autres  gîtes  d’étain  un  peu  abondants 
en  Asie,  que  ceux  des  îles  de  la  Sonde  et  des  provinces  méridio- 
nales de  la  Chine. 

D’après  M.  Germain  Bapst,  un  voyageur  russe,  M.  Ogo- 
rodnikoff,  aurait  appris  des  habitants  de  Méchel  qu’il  existait  à 
120  kilomètres  de  cette  ville  et  dans  divers  points  du  Khorassan, 
des  mines  d’étain,  actuellement  exploitées.  Ces  renseignements 
seraient  à contrôler.  Mais  M.  Berthelot  a fait  observer  qu’ils 
concordent  avec  un  passage  de  Strabon  (liv.  XV,  chap.  ii,  1 9)  où 
il  est  question  des  mines  d’étain  de  la  Drangiane,  région  corres- 
pondant au  sud  du  Khorassan,  au-dessus  d’Hérat,  vers  les 
limites  occidentales  de  l’Afghanistan. 

Ainsi  M.  de  Mortillet  se  serait  peut-être  trop  pressé  d’attribuer 
aux  habitants  primitifs  de  l’Inde  la  découverte  du  bronze. 


Les  peuples  finnois  (3).  — Les  Finnois  forment  à côté  des 
Basques,  un  groupe  etlmique  très  intéressant.  Ce  sont  des  blancs 


(1)  Revue  scientif.,  n“  24  ; 2®  semestre  1886  ; et  Matériaux,  etc.,  déc.  1886, 
p.  580. 

(2)  Comptes  rendus  de  l'Académie  des  sciences,  n“  5,  31  janvier  1886;  et  Ma- 
tériaux etc.,  fév.  1887,  p.  68. 

(3)  Archives  slaves  de  biologie,  Paris  1886,  et  etc.,  janvier  1887. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  689 

allophylles.  M.  Virchow  établit  trois  divisions  parmi  les  peuples 
finnois  : les  Esthoniens  au  sud,  blonds,  sous-dolichocéphales  et 
dolichocéphales:  les  Finlandais,  blonds  et  brachycéphales;  les 
Lapons,  bruns  et  brachycéphales.  MM.  de  Quatrefages  et  Hainy 
comprennent  aussi  les  Lapons  dans  le  groupe  finnois.  M.  Topi- 
nard les  place  parmi  les  Ostiaks,  les  Tchouvaches,  les  Tchéré- 
misses,  les  Morduines,  les  Finlandais,  les  Esthoniens,  les  Livo- 
niens,  les  Permiens  de  la  Russie  centrale. 

D’après  MM.  Loven,  Nordenson  et  G.  Retzius,  les  Finnois 
auraient  habité  d’abord  les  rives  de  l’Oxus,  de  l’Axarti,  de  la 
mer  Caspienne  ; puis  fuyant  devant  des  invasions,  ils  se  seraient 
répandus  dans  la  région  orientale  de  l’Oural,  et  plus  tard  en 
Finlande  et  en  Laponie.  Mais  un  certain  nombre  seraient  revenus 
sprle  Volga,  la  Dwina  et  même  jusçpi’aux  monts  Altaï. 

Les  Lapons,  au  contraire,  seraient  les  restes  d’une  vieille  popu- 
lation européenne.  On  trouve  des  crânes  laponoïdes  dans  toute 
l’Europe  occidentale.  Ils  ont  occupé  de  vastes  territoires  de  la 
Baltique  aux  monts  Ourals.  L’âge  de  pierre  des  pays  lithua- 
niens et  finlandais  est  attribuable  aux  Lapons.  On  a retrouvé  un 
âge  du  bronze  lapon  dans  le  gouvernement  de  Viatka,  près  de 
Kargopol  et  dans  le  Finmark  nonvégien. 

Devant  quel  élément  les  populations  lapones  ont-elles  été 
refoulées  dans  le  nord,  à l’ouest  comme  à l’est  de  la  Russie, 
avant  l’introduction  du  fer  ? 

Pour  M.  Zaborowski,  cet  élément  serait  le  peuple  dont  on 
retrouve  les  restes  dans  les  Kourganes  de  la  Russie  et  qu’il  assi- 
mile aux  Finnois,  race  de  haute  taille,  au  crâne  lourd,  allongé, 
voûté  en  toit,  à face  prognathe,  mêlé,  à une  époque  relativement 
récente,  avec  un  élément  brachycéphale,  qui  serait  le  peuple  des 
grands  Russes  de  race  slave. 

Ainsi  il  n’y  aurait  plus  de  race  finnoise  pure.  Les  peuples 
finnois  diffèrent  entre  eux  par  la  proportion  ou  la  nature  des 
éléments  cpii  entrent  dans  leur  composition.  Ils  n’ont,  à part  les 
Lapons  et  leurs  parents  immédiats,  les  Ostiaks  et  les  Samoyèdes, 
qu’un  élément  commun.  Cet  élément  est  la  race  des  Kourganes 
de  la  Russie. 

C’est  à ce  peuple  des  Kourganes,  qui,  jusque  dans  les  temps 
modernes,  et  pendant  plus  de  mille  ans,  a dominé  dans  les 
plaines  de  la  Russie,  en  y développant  une  importante  civilisa- 
tion, que  conviendrait  exclusivement,  d’après  M.  Zaborowski,  le 
nom  ethnique  de  Finnois. 


640  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Origines  américaines  (i).  — M.  Beauvois  a appelé  l’atten- 
tion sur  certaines  ceintures  à pendeloques  du  Mexique,  figurées 
dans  la  septième  planche  du  Codex  Borgianus^  et  montré  leur 
analogie  avec  des  ceintures  à pendeloques  de  l’âge  du  bronze 
d’origine  hongroise,  celle  de  Billy,  trouvée  par  l’abbé  Bourgeois, 
une  autre  découverte  en  Russie,  à Jouriev,  gouvernement  de 
Sousdal.  Pour  M.  Beauvois,  ces  objets  de  provenance  si  diverse 
seraient  le  produit  d’un  même  art.  Il  conclut  à des  relations  déjà 
signalées  par  Worsaae,  entre  l’Europe  et  l’Amérique,  à l’âge  du 
bronze. 

La  métallurgie  en  Amérique  (2).  — Les  Indiens  de  l’Amé- 
rique du  Nord,  à l’époque  de  la  conquête,  n’avaient  aucune  con- 
naissance métallurgique.  Ils  employaient  le  cuivre  à l’état  natif 
et  le  travaillaient  au  marteau. 

Cependant  M.  Paul  du  Chatellier  signale  les  traces,  découvertes 
dans  le  Michigan,  d’un  peuple  de  métallurgistes  antérieur  à 
l’arrivée  des  Européens.  L’extraction  du  minerai  se  faisait  à 
l’aide  de  ciseaux  en  cuivre  et  de  marteaux  en  pierre.  Le  minerai 
était  traité  par  l’eau  et  le  feu.  On  a retrouvé,  à Mihvaukee  et 
dans  d’autres  localités  du  Michigan,  des  masses  de  cuivre  fondu, 
accompagnées  de  nombreux  objets  en  pierre  et  en  cuivre. 

L’homme  quaternaire  américain  (3). — Les  trouvailles  rela- 
tives à l’homme  quaternaire  se  multiplient,  paraît-il,  en  Améri- 
que.La  Société  d’anthropologie  de  Washington  a reçu  récemment 
plusieurs  communications  à ce  sujet.  M.  Mac  Bee  a présenté  une 
pointe  d’obsidienne  trouvée  au  canon  Walker  (État  de  Nevada), 
associée  à des  ossements  à'Elephas  americanusçià.'Eq^iusameri- 
canus.  11  reste  à savoir  si  cette  faune  doit  être  considérée  comme 
synchronique  de  notre  faune  quaternaire  européenne. 

Les  Sambaquis  du  Brésil  (4).  — On  donne  le  nom  de  Sam- 
baquis,  au  Brésil,  à des  amas  de  coquillages  analogues  aux 
kjoekkenmœddings  du  Danemark  et  aux  shell-mounds  de 
l’Amérique  du  Nord.  Ces  amas  ont  parfois  6 à 7 mètres  de  hau- 

(1)  Matériaux,  eic..,  déc.  1886,  p.  575. 

(2)  Matériaux,  etc.,  février  1887,  p.  84. 

(3)  Matériaux,  etc.,  février  1887,  p.  84. 

(4)  Archivas  do  museu  nacional  de  Rio  de  Janeiro,  vol.  VI,  1885. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  64 1 

leur  et  couvrent  des  milliers  de  mètres  de  superficie.  Les  habi- 
tants du  pays  les  exploitent  pour  la  fabrication  de  la  chaux.  Les 
uns  sont  formés  de  coquilles  d’eau  douce  appartenant  aux 
genres  Castalia,Anodonte,  Hyria,  Unio  ; on  les  observe  en  grand 
nombre  le  long  du  fleuve  des  Amazones  et  de  ses  affluents. 
D’autres  ne  renferment  que  des  coquilles  marines  des  genres 
Ostrea,  Venus,  Fusus  et  Faciolaria.  Outre  les  débris  de  coquil- 
lages, on  trouve  dans  les  Sambaquis  du  Brésil  quelques  rares 
ossements  de  mammifères  et  de  poissons  d’espèces  vivantes, 
des  débris  de  poterie,  des  armes  en  pierre  et  des  ossements 
humains.  Ces  derniers,  étudiés  par  MM.  de  Lacerda  et  Peixoto, 
appartiennent  à une  race  dolichocéphale,  au  front  déprimé,  à la 
face  largement  développée,  représentant  un  type  très  inférieur. 
D’après  M.  Peixoto,  les  Botocudos  actuels  se  rapprocheraient 
par  la  face  des  hommes  des  Sambaquis  et,  par  le  crâne,  de  la 
race  de  Lagoa  Santa.  Ne  seraient-ils  pas  le  résultat  d’un  croise- 
ment entre  ces  deux  races? 

Poteries  antiques  du  Brésil  (i).  — Les  poteries  funéraires 
recueillies  en  grand  nombre  vers  l’estuaire  des  Amazones,  dans 
les  grottes  de  Maraca,  dans  l’île  de  Marajo  et  dans  celle  de  Pra- 
coval  ont  fourni  à MM.  Hartt  et  L.  Netto,  la  matière  de  mémoi- 
res extrêmement  intéressants  sur  l’art  indigène  des  temps 
antérieurs  à la  conquête.  Ces  poteries,  par  leurs  procédés  de 
fabrication,  par  leurs  formes  variées  et  leur  décoration  poly- 
chrome, témoignent  d’un  art  avancé  et  d’un  goût  artistique 
remarquable.  Les  urnes  funéraires  proprement  dites,  où  les 
ossements  des  morts  étaient  conservés  après  un  décbarnement 
préalable,  offrent  les  plus  beaux  spécimens  de  cette  industrie. 
Des  ornements  en  méandres  gravés  ou  peints,  la  figure  humaine 
et  les  types  d’animaux  les  plus  variés  forment  la  base  de  la 
décoration.  Le  règne  végétal  n’y  est  pas  représenté.  Ces  beaux 
vases  étaient  souvent  renfermés  dans  d’autres  vases  de  fabrica- 
tion plus  grossière,  et  enterrés  dans  des  collines  artificielles, 
élevées  pour  cet  usage  et  formant  de  vastes  nécropoles.  Aux 
vases  se  trouvent  associés  divers  objets  en  terre  cuite,  tels  que 
pesons  de  fuseaux,  disques,  bobines,  pipes.  Les  pipes  des  Ama- 
zones sont  très  simples  et  ne  présentent  pas  la  décoration  si 
variée  des  pipes  des  mounds  de  l’Amérique  du  Nord.  Il  n’y  a 
pas  un  seul  instrument  de  pierre  dans  les  tertres  funéraires.  Les 

(1)  Archives  do  museu  nacional  de  Rio  de  Janeiro,  loc.  cit. 

XXI 


41 


642  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

roches  dures  faisant  défaut  dans  la  contrée,  on  se  servait  exclu- 
sivement d’outils  et  d’armes  en  matières  organiques. 

Signalons  un  de  ces  rapprochements  si  fréquents  entre 
l’Europe  et  l’Amérique.  Quelques  urnes  funéraires  de  Marajo  et 
de  Pracoval  sont  décorées  d’une  figure  humaine,  et  rappellent 
exactement  certains  vases  anthropomorphes  de  la  colline  d’Issar- 
lik  ou  de  l’Allemagne  du  Nord,  ou  même  certaines  sculptures 
des  grottes  néolithiques  de  la  Marne. 

L’âge  de  la  pierre  au  Brésil  (i).  — Si  les  instruments  de 
pierre  font  défaut  dans  les  tertres  funéraires  dont  nous  venons 
de  parler,  on  les  trouve  abondamment  répandus  ailleurs.  D’après 
M.  le  D.  Netto  il  n’est  pas  possible  d’établir  plusieurs  périodes 
dans  l’âge  de  la  pierre  brésilien.  Les  instruments  en  pierre  polie 
ou  en  pierre  éclatée  se  trouvent  partout  mêlés  ensemble  sans 
qu’on  puisse  établir  que  les  uns  sont  plus  anciens  que  les  autres. 
On  y trouve  toutes  les  formes  connues  ailleurs  et  quelques  types 
particuliers  au  pays.  Outre  les  hachettes  et  les  pointes  de 
lances  et  de  flèches  on  fabriquait  encore  en  pierre  dure,  des 
racloirs,  des  grattoirs,  des  polissoirs,  des  pilons  avec  leurs  mor- 
tiers, des  disques,  des  pierres  de  fronde,  des  amulettes  et  enfin 
un  ornement  de  lèvre,  particulier  aux  vieilles  populations  brési- 
liennes, connu  sous  le  nom  de  pierre  à lèvres  ou  Tembeta, 
sorte  de  baguette,  plus  ou  moins  longue,  qui  s’insérait  dans  la 
lèvre  inférieure.  Aujourd’hui  les  sauvages  mahués  possèdent 
encore  un  ornement  semblable;  mais  ils  le  portent  suspendu 
au  cou. 

Les  roches  employées  au  Brésil  étaient,par  ordre  de  fréquence, 
la  diorite,  le  quartzite,  le  gneiss,  la  fibrolithe,  la  syénite,  la 
néphrite  et  le  porphyre. 

M.  Netto  fait  remarquer  que,  tandis  que  la  jadéite  était  assez 
commune  au  Mexique,  elle  paraît  remplacée  au  Brésil  par  la 
néphrite.  Faut-il  penser,  comme  on  l’a  suggéré,  que  néphrite  et 
jadéite  ont  été  imjDortées  d’Asie  en  Amérique?  Mais  alors  on  les 
trouverait  mélées  ensemble  aussi  bien  au  Brésil  qu’au  Mexique. 
Leur  mode  de  distribution  semble  indiquer,  au  contraire,  que  ces 
roches  sont  de  provenance  locale.  Si  leurs  gisements  américains 
sont  encore  inconnus,  il  ne  faut  pas  en  être  trop  surpris,  en 
songeant  aux  vastes  solitudes  qui  restent  à explorer. 

A.  Argklin. 


(1)  Archiv.  do  museu  nac.  de  Rio  de  Janeiro,  loc.  cit. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


643 


ETHNOGRAPHIE  ET  LINGUISTIQUE. 


Bibliothèque  ethnographique.  — Sous  ce  titre,  MM.  Mai- 
sonneuve et  Ch.  Leclerc,  éditeurs  de  la  Société  d’ethnographie 
de  France,  ont  entrepris  la  publication  de  petits  volumes  in- 18 
ressemblant,  par  le  format,  le  but  de  vulgarisation,  la  modicité 
de  leur  prix,  à ceux  de  la  Bibliothèque  utile  de  Germer  Bail- 
lière. Les  premiers  volumes  ont  paru  dès  i885  ; aujourd’hui  sept 
ont  vu  le  jour,  cinq  doivent  suivre  très  prochainement,  et  une 
quinzaine  d’autres  sont  en  préparation.  En  tout  cas,  il  y a des 
données  suffisantes  pour  faire  apprécier  aux  lecteurs  de  la  Revue 
l'esprit,  la  valeur  scientifique  et  l’intérêt  plus  ou  moins  grand 
de  ces  nouvelles  publications. 

Avant  tout,  le  lecteur  doit  savoir  que  l’œuvre  est  placée  sous 
la  direction  de  M.  Léon  de  Rosny,  secrétaire  de  la  Société  d’eth- 
nographie de  Paris,  l’un  des  orientalistes  les  plus  féconds  et  les 
plus  infatigables.  M.  de  Rosny  aura  la  grande  part  dans  le  tra- 
vail. Sur  les  sept  volumes  parus  jusqu’ici  quatre  sont  sortis  de 
sa  plume.  Parmi  les  collaborateurs,  citons  MM.  Castaing,  vice- 
président  de  la  Société  d’ethnographie,  Léon  Feer  et  Jules 
Oppert,  professeurs  au  Collège  de  France,  Carnot  de  l’Institut 
etO.  Hondas,  professeur  à l’Ecole  des  langues  orientales  vivantes. 

Le  but  poursuivi  par  M.  de  Rosny  est  assurément  méritoire. 
L’ethnographie  étant  devenue  aujourd’hui  l’indispensable  auxi- 
liaire d’un  grand  nombre  de  sciences  historiques  et  naturelles,  il 
est  grandement  désirable  que  des  notions  générales,  exactes  et 
précises  soient  à la  portée  des  travailleurs.  Mais,  si  le  but  est  des 
plus  recommandables,  que  penser  du  moyen  mis  en  œuvre  pour 
le  réaliser?  Est-ce  bien  dans  de  petits  manuels,  dans  de  rapides 
résumés,  que  l’homme  de  science  ira  puiser  les  données  ethno- 
graphiques dont  il  aura  besoin  pour  ses  déductions?  Je  l’avoue 
sans  détour:  tout  en  possédant  les  volumes  de  la  nouvelle  biblio- 
thèque ethnograjihique,  ce  n’est  pas  là  que  j’irai  chercher  la 
solution  de  mes  doutes  ou  acquérir  les  connaissances  nécessaires. 
Pour  ne  donner  qu’un  exemple,  quand  j’ai  eu  à me  renseigner 
sur  les  Populations  danubiennes,  je  me  suis  adressé  au  grand 
ouvrage  de  M.  de  Rosny  et  non  pas  à son  petit  volume  sur  les 
Romains  d' Orient.  Il  faut  donc  le  déclarer  franchement,  aux 
hommes  d’étude  la  publication  de  la  bibliothèque  ethnogra- 
phique n’apportera  pas  grand  secours  : c’est  à la  vulgarisation 


644  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

que  se  restreint  toute  son  utilité,  et,  à ce  point  de  vue,  nous  ne 
méconnaîtrons  pas  que  l’œuvre  nouvelle  peut  rendre  service. 

Après  ces  préliminaires  sur  le  caractère  général  de  l’entre- 
prise de  M.  de  Rosny,  essayons  de  caractériser  sommairemeni 
chacun  des  volumes  publiés  jusqu’à  présent.  Il  y a d’abord  les 
Premières  notions  d'ethnographie  générale,  où  l’on  trouve  assez 
bien  de  considérations  inutiles,  par  exemple  celles  qui  concer- 
nent l’humanité  dans  ses  rapports  avec  l’univers,  et  où  plqsieurs 
renseignements  importants,  ceux  de  la  méthode  ou  de  la  criti- 
que scientifique  en  ethnographie,  de  la  valeur  des  arguments 
ethnogéniques,  font  absolument  défaut.  Puis,  on  doit  relever 
bon  nombre  de  propositions  choquantes  : l’infinité  de  l’univers 
qui  se  confond  avec  les  lois  éternelles,  l’ignorance  de  l’homme 
par  rapport  à ses  origines  et  à ses  fins,  ignorance  qui  sera  com- 
blée, — M.  de  Rosny  l'espère,  — par  le  progrès  de  l’astronomie, 
le  désaccord  de  la  Genèse  avec  la  science  sur  l’antiquité  de 
l’homme,  l’origine  du  langage  donné  comme  un  perfectionne- 
ment du  cri. 

M.  A.  Castaing  a écrit  son  Ethnographie  de  la  France  pour  les 
écoles:  le  titre  même  nous  l’apprend.  Il  est  donc  équitable  de  la 
juger  seulement  comme  livre  classique. 

L’auteur  parte  successivement  du  territoire  et  des  époques 
ethnographiques,  des  habitants  préhistoriques,  des  Gaulois  et 
des  Celtes,  des  peuples  antiques  (Phéniciens,  Libyens,  Sicanes, 
Ligures)  ; des  Francs,  des  Français,  de  leur  langage,  de  leur 
mouvement  social,  moral  et  politique.  En  général,  les  asser- 
tions sont  exactes  et  assez  précises.  Pourtant  trop  d’hypo- 
thèses sont  présentées  comme  faits  acquis  ; nous  n’oserions  pas 
dire  non  plus  que  l’auteur  a choisi  toujours  la  théorie  la  plus 
plausible.  Enfin,  il  faut  signaler  certaines  assertions  contestables. 
M.  Castaing  traite  d’aveugles  déclamations  les  récents  articles 
sur  la  dépopulation  de  la  France  ; on  voudrait  pouvoir  être  de 
son  avis,  mais  la  triste  réalité  s’impose.  Il  y a aussi  une  allusion 
en  faveur  de  l’instruction  obligatoire,  dans  cette  phrase  : “ Le 
peuple  ne  s’instruit  que  lorsqu’il  y est  forcé.  , On  admettra 
difficilement  cette  exagération  manifeste  que  Notre-Dame  de 
Paris  “ a fourni  le  modèle  de  toutes  les  cathédrales  de  l’univers 

Les  deux  autres  volumes  dont  la  Bibliothèque  s’est  enrichie 
en  1 885  portent  sur  l’ethnographie  du  Siam  et  sur  celle  de  la 
Roumanie.  Ils  ont  pour  auteur  M.  de  Rosny.  Nous  avons  beau- 
coup de  bien  à dire  de  ces  deux  essais;  et,  surtout  en  faveur  du 
premier,  nous  faisons  des  réserves  sur  la  critique  générale, 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


645 


adressée  à la  collection,  d’être  trop  sommaire  et  quelque  peu 
superficielle.  Le  peuple  siamois  ou  thaï  est  convenablement 
connu  par  la  monographie  de  M.  de  Rosny  ; elle  fournit  en  effet 
des  renseignements  complets  et  sûrs  sur  lapopulation  aborigène 
du  Siam,  ses  éléments  ethniques,  leur  somatographie  et  leur  lan- 
gage. Nous  adressons  les  mêmes  éloges  à l’aperçu  ethnogra- 
phique sur  les  Coréens,  paru  en  1886.  Du  reste,  M.  de  Rosny  se 
trouve  ici  sur  le  terrain  de  ses  études  spéciales.  On  sent  comme 
d’instinct  que,  pour  tout  ce  qui  touche  à l’extrême  Orient,  il 
parle  en  maître.  Quant  à la  Roumanie,  nous  avons  dit,  dans  nos 
articles  sur  les  Populations  danubiennes,  que  nous  ne  saurions 
partager  les  vues  de  M.  de  Rosny  sur  le  caractère  celtique  des 
Gètes  et  des  Daces.  La  partie  ethnogénique  laisse  d'ailleurs  à 
désirer,  et  ne  s’appuie  pas  assez  sur  une  connaissance  appro- 
fondie de  l’antiquité  classique  et  orientale. 

L' Ethnographie  de  l’Algérie  par  M.  O.  Hondas,  professeur  à 
l’École  spéciale  des  langues  orientales  vivantes,  est  un  essai 
bien  réussi.  Gomme  nous  n’avons  pas  encore  rencontré  l'occasion 
de  parler  de  cette  région  dans  nos  bulletins,  nous  résumerons 
brièvement  les  deuxième  et  troisième  chapitres.  M.  Hondas  y 
groupe  les  données  relatives  à la  population  aborigène  et  aux 
divers  éléments  ethniques.  On  trouve  en  Algérie  900  000  Ber- 
bères purs  ou  proprement  dits , i 400  000  Berbères  arabisés, 
Sooooo  Arabes.  Par  le  mélange  des  Français  et  d’autres  Euro- 
péens, surtout  des  Italiens,  il  s’est  formé  un  nouvel  élément 
ethnique  dont  les  représentants  se  sont  appelés  du  nom  d’Algé- 
riens. Il  faut  encore  mentionner  quelques  Nègres  et  les  Coulou- 
ghlis,  métis  issus  de  Turcs  et  de  femmes  indigènes.  Les  Berbères, 
sont  les  descendants  des  Numides  de  l’antiquité  classique,  du 
moins  ceux  qui  ont  le  type  brun.  Il  y a en  effet  deux  types:  le 
type  blanc,  qui  est  en  minorité,  formerait  la  descendance  des 
anciens  Gétules  et  Libyens,  modifiés,  soit,  comme  le  veulent  les 
annales  des  rois  numides,  par  une  invasion  d’Aryens,  Mèdes  et 
Perses  (i),  soit,  d’après  des  auteurs  arabes,  par  une  migration 
chananéenne.  Les  Berbères  sont  de  même  race  que  les  Touaregs 
du  Maroc.  La  langue  des  Berbères  est  le  kabyle  qui  fait  partie 
du  groupe  chamitique;  on  y distingue  le  dialecte  de  Bougie, 
celui  des  Béni  Menacer,  le  chaouia  et  le  zenatia,  créés  surtout 
par  des  modifications  euphoniques. 

Enfin  le  dernier  volume  dont  il  nous  reste  à parler  est  con- 

(1)  Cfr  un  article  du  colonel  Pothier  sur  Les  Tumulus  de  la  Data  de 
Tilghemt  dans  Revue  d’ethnographie,  t.  V,  n“  4, 1886. 


646  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

sacré  par  M.  Léon  Feer  au  Tibet.  Sans  vouloir  nier  l’intérêt  et  • 
l’importance  de  ce  travail,  nous  regrettons  qu’il  soit  si  incom- 
plet pour  l’étude  des  races  tibétaines.  Deux  chapitres  sont 
dévolus  à la  géographie,  un  à l’histoire,  deux  à la  religion,  un  • 
aux  mœurs  et  à la  langue,  un  autre  enfin  à l’histoire.  Après  '] 
cela,  il  reste  pour  les  populations  un  paragraphe  de  deux  pages,  j 
C’est  trop  peu,  d’autant  plus  que  nous  n’avons  rien  sur  l’origine 
de  la  race  tibétaine,  ses  affinités,  son  caractère  spécial,  ses  divi-  * 
sions  et  subdivisions.  Au  point  de  vue  ethnographique,  le  volume  i 
sur  le  Tibet  est  donc  le  moins  réussi.  Hâtons-nous  d’ajouter  que  1 
M.  Feer,  qui  est  un  orientaliste  éminent,  donne  des  détails  \ 
instructifs  et  intéressants  sur  la  langue  et  la  religion  des  j 
Tibétains.  ; 

Nous  avons  exprimé  notre  avis  sur  la  Bibliothèque  ethno-  ■ 
graphique  de  M.  de  Rosny,  très  franchement  mais  sans  parti 
pris.  Nous  souhaitons  au  contraire  le  meilleur  succès  à cette  ' 
œuvre  entreprise  pour  la  diffusion  des  études  ethnographiques 
auxquelles  nous  sommes  tout  dévoué. 


Les  Pygmées  de  la  vallée  de  Ribas.  — Dans  la  partie 
orientale  des  Pyrénées,  la  vallée  de  RUias  (province  de  Gerona, 
Espagne)  a fourni  au  professeur  Miguel  Maratza  une  curieuse  '' 
découverte  ethnographique.  11  a rencontré  là  un  groupe  assez  v 
nombreux  d’individus  nommés  Nanos,  “ les  nains  par  les  ' 
autres  habitants.  La  taille  des  Nanos  ne  dépasse  pas  I^'IO  ou 
1™15.  Bien  bâtis,  ces  pygmées,  tout  en  ayant  les  extrémités 
petites,  présentent,  grâce  à la  largeur  de  leurs  épaules  et  de  • 
leurs  hanches,  une  apparence  robuste. 

Les  caractères  ethniques  de  ces  nains  les  distinguent  nette- 
ment  des  autres  habitants.  Tous  ont  les  cheveux  rouges,  la  face  1 
forme  un  carré  parfait,  les  pommettes  sont  saillantes,  les  jj 
mâchoires  fortes  et  le  nez  aplati.  Les  yeux,  légèrement  obliques,  ^ 
ressemblent  à ceux  des  Mogols.  Au  lieu  de  barbe,  il  n’y  a que  i 
quelques  poils  follets,  la  peau  est  flasque  et  pâle.  J 

Les  Nanos  n’ont  aucun  rapport  avec  les  autres  habitants  : ils 
vivent  et  se  marient  entre  eux.  Voilà  comment  la  race  s’est  per- 
pétuée pure  de  tout  mélange  ; malheureusement  cet  isolement  les  i 
a laissés  dans  un  état  voisin  de  la  barbarie.  Ils  n’ont  aucune 
instruction,  connaissent  leur  nom  mais  ignorent  celui  de  leurs 
plus  proches  parents.  M.  Maratza  affirme  qu’ils  n’ont  aucune 
idée  des  nombres. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


647 


Les  Batékés  (i).  — Les  peuplades  africaines  désignées  sous 
ce  nom  habitent  dans  le  bassin  de  l’Ogooué  la  région  arrosée  par 
les  affluents  du  Congo  inférieur  ; elles  sont  disséminées  sur  une 
immense  étendue  de  terrain.  Les  Batékés  sont  agriculteurs  ; ils 
habitent  dans  des  cases  vastes  et  bien  construites  en  feuilles  de 
palmier  et  en  lattes  tirées  de  l’écorce  irès  résistante  du  même 
arbre. 

En  général,  les  Batékés  sont  grands  et  maigres  ; ils  ont  la  peau 
extrêmement  noire,  les  traits  fins  et  purs.  Ils  se  servent  d’un 
idiome  qui  doit  avoir  de  grandes  affinités  avec  celui  des  peuples 
du  haut  Ogooué.  Un  fait  qui  le  prouve,  c’est  que  les  Adoumas 
comprennent  facilement  les  Batékés  et  s’en  font  aisément 
comprendre. 

Si  les  Batékés  sont  agriculteurs,  ce  n’est  que  pour  leur  propre 
subsistance.  Ils  ont  une  industrie  très  renommée  dans  l’Afrique 
orientale,  celle  de  la  fabrication  des  armes.  Ils  ne  produisent  pas 
eux-mêmes  le  fer,  ils  l’achètent  aux  Obambas  et  aux  Bakongas 
sous  forme  de  cylindres  ou  de  gros  clous.  Leurs  couteaux  et  leurs 
sabres  recourbés  sont  très  bien  travaillés,  avec  une  poignée  ornée 
de  lamelles  de  cuivre  et  de  laiton  d’un  bel  effet.  Ils  font  aussi 
des  haches  dont  le  fer  est  très  mince,  mais  qui  constituent  des 
armes  dangereuses.  Signalons  aussi  un  curieux  instrument 
d’agriculture  qu’on  ne  trouve  que  chez  eux.  C’est  une  palette  de 
fer  arrondie,  large  d’environ  1 5 centimètres  et  prolongée  d’un 
côté  en  une  pointe  qui  pénètre,  à angle  droit,  dans  un  manche 
long  d’à  peu  près  5o  centimètres. 

La  condition  de  la  femme  est  des  plus  misérables.  Elle  doit 
cultiver  les  plantations  et  prendre  pour  elle  tous  les  travaux  qui 
assurent  l’existence.  Le  mariage  est  un  achat  qui  se  fait  par  la 
cession  d’une  certaine  quantité  de  marchandises,  dont  les  plus 
importantes  sont  le  sel,  le  fer  et  les  étoffes.  Le  sel  est  un  grand 
article  d’échanges.  Pour  s’en  procurer,  les  Batékés  ne  reculent 
pas  devant  le  trafic  des  esclaves,  et  leurs  voisins,  les  Ballalis, 
acquièrent  souvent  un  homme  pour  un  paquet  de  sel  d’environ 
trois  kilogrammes. 

Les  rites  funéraires  des  Batékés  présentent  quelques  particu- 
larités curieuses.  On  enduit  le  mort  d’une  couche  d’huile  ou  de 
peinture,  des  fétiches  sont  placés  à ses  côtés  et  enfin,  après  trois 
ou  quatre  jours,  on  procède  à l’enterrement,  qui  se  fait  de  nuit 


(1)  Tfft’îfs  t.  V,  n"  2,  pp.  134-167.  Article  de  M.  Léon  Guiral. 


648  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

avec  grand  mystère.  La  tombe  est  un  trou  cylindrique  profondé- 
ment creusé,  dans  lequel  le  mort  est  déposé  debout.  Les  Batékés 
n’ont  pas  de  cimetières  : rien  n’indique  au  passant  la  place  où 
des  restes  humains  .ont  été  déposés,  si  ce  n’est,  comme  le  dit  le 
poète,  l’herbe  qui  croît  plus  vigoureuse  et  plus  verte. 

Gomme  pour  la  plupart  des  peuples  africains,  la  religion  des 
Batékés  consiste  en  un  gros.sier  fétichisme.  Ils  fabriquent  leurs 
fétiches  de  cornes  d’antilopes,  auxquelles  ils  attachent  cinq  ou 
six  peaux  de  petits  mammifères. Ils  remplissent  ces  peaux  de  com- 
positions variées,  dans  lesquelles  ils  plantent  quelques  plumes 
d’oiseau  de  couleurs  brillantes.  Pour  féticher  un  autre  objet,  on 
agite  autour  de  lui  une  de  ces  cornes  fétiches. 


Ethnographie  de  Sarawak.  — M.  E.  Gotteau,  le  voyageur 
bien  connu,  adresse  les  renseignements  suivants  sur  les  popula- 
tions de  cette  contrée  (i). 

L’Etat  indépendant  de  Sarawak  est  situé  dans  l’île  de  Bornéo. 
Il  faut  distinguer  dans  les  éléments  variés  de  sa  population 
deux  classes  nettement  séparées  : les  indigènes  et  les  immigrés. 
Ges  derniers  sont  les  Malais  et  les  Ghinois,  au  nombre,  les 
premiers  de  67  000,  les  autres  de  1 3 000.  Les  Malais  de  Sarawak 
sont  venus  de  Sumatra,  et,  d’après  leurs  traditions,  la  génération 
actuelle  serait  la  trente  et  unième  depuis  leur  arrivée.  Ils  sont 
les  maîtres  de  la  côte. 

Les  tribus  indigènes  sont,  d’abord,  les  Milanos  (32  000)  qui 
habitent  la  contrée  plate  située  entre  les  rivières  Réjang  et 
Baram.  Ils  vivent  de  la  culture  et  de  l’exportation  du  sagou, 
fécule  alimentaire  extraite  du  palmier  nommé  sagoutier.  Gette 
exportation  va  jusqu’à  20  000  tonnes  par  an.  Les  Milanos  sont 
intelligents,  leur  couleur  est  plus  claire  que  celle  des  autres 
aborigènes.  Gomme  certains  Indiens  d’Amérique,  ils  déforment 
en  l’aplatissant  le  crâne  de  leurs  enfants.  Les  Dayaks,  qui  se 
séparent  en  deux  branches,  les  Dayaks  maritimes  et  ceux  du 
haut  pays,  forment  le  fonds  de  la  population  primitive  : leur 
nombre  s’élève  à 1 5o  000  environ.  Les  Dayaks  maritimes 
étaient  jusqu’en  1848  de  redoutables  pirates  : aujourd’hui  ils 
s’occupent  d’agriculture  et  recueillent  les  produits  résineux 
des  jungles.  Ils  sont  plus  avancés  en  civilisation  que  les  Dayaks 
de  l’intérieur,  qui  cultivent  la  terre  par  des  méthodes  primitives, 
et  recueillent  à peine  ce  qu’il  leur  faut  pour  vivre. 


(1)  Revue  d’ethnographie,  t.  V,  n“  3.  pp.  262-271. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  649 

Outre  les  Milanos  et  les  Daijaks,  il  y a encore  les  Kaijans,  les 
Muruts  et  les  Funans,  qui  appartiennent  du  reste  à la  même 
race  que  les  Dayaks.  Les  Kaijans,  qui  occupent  les  rives  du 
Réjang  et  du  Baram  sont  industrieux,  ils  travaillent  le  fer  que 
leur  fournissent  presque  pur  les  roches  dénudées  par  les  tor- 
rents, et  ils  en  font  de  bon  acier.  Les  Muruts,  qui  sont  agricul- 
teurs, s’occupent  aussi  d’extraire  le  sel  de  l’eau  de  certains  lacs. 
Quant  aux  Funans,  ils  sont  encore  au  dernier  degré  de  l’échelle 
sociale;  ils  ne  cultivent  pas  la  terre,  ne  bâtissent  pas  de  maisons, 
vivent  du  produit  de  leur  chasse  et  de  fruits  sauvages. 

Les  indigènes  de  Sarawak  ont  l’idée  d’un  Être  suprême,  ils 
croient  aux  esprits,  à la  vie  future  et  admettent  la  métempsy- 
cose. Ils  ensevelissent  le  mort  avec  ses  armes  et  ses  ustensiles, 
et  placent  des  aliments  aux  environs  de  sa  tombe.  Leur  système 
d’augures  et  d’aruspices  aurait  fait  envie  à l’ancienne  Rome. 
Avant  d’aller  travailler  aux  champs,  on  observe  le  vol  des 
oiseaux  ; avant  de  procéder  à une  entreprise  nouvelle,  on  tue 
assez  souvent  un  porc,  et  c’est  l’état  des  entrailles  qui  présage  le 
succès  ou  l’insuccès. 


Une  nouvelle  écriture  chinoise.  — M.  Bourne^  ancien  consul 
anglais  à Tchung-King  dans  le  Sze-Tchuen,  a pu  sauver  de  la 
récente  émeute  dont  il  a failli  être  la  victime  et  déposer  au 
British  Muséum  deux  curieux  manuscrits.  L’un  d’eux  est  un 
manuscrit  en  langue (i),  il  couvre  soixante-treize  feuilles. 
L’autre,  qui  a treize  feuilles,  est  dans  un  caractère  jusqu’ici 
inconnu  aux  sinologues.  M.  Bourne  pense  que  c’est  l’écriture  de 
la  race  des  Shans  (2),  qui  habitait  le  sud-ouest  du  Kueitchou. 
Cette  tribu  se  donne  le  nom  de  Shui-Kia  ou  Fushui,  c’est-à-dire 
“ le  peuple  de  l’eau  Aussi  un  caractère  hiéroglyphique  qui 
représente  l’eau  se  reproduit-il  souvent. 

Voici  comment  M.  le  professeur  R.  K.  Douglas  décrit  la  nou- 
velle écriture  récemment  découverte.  “ Les  caractères  sont  des 
adaptations  et  des  formes  contractées  des  anciens  symboles  chi- 
nois ; il  y a aussi  des  signes  pictographiques  qui  n’ont  rien  de 
chinois  D’autre  part,  M.  Terrien  de  Lacouperie  donne  les  ren- 
seignements suivants  sur  les  Shui-Kia  et  leur  système  d’écri- 
ture (3). 

(1)  Sur  les  Loloa,  voir  notre  bulletin  d’avril  188Ô. 

('2)  Nous  avons  parlé  des  Sha>is  dans  notre  bulletin  de  juillet  1885. 

(3)  Academy,  19  février  1887,  p.  134. 


65o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


La  tribu  des  Shui  appartient  au  rameau  des  Pengon  Pan-hu, 
fameux  déjà  dans  les  annales  primitives  du  Céleste  Empire. Cette 
race  habitait  jadis  la  Chine  centrale.  Graduellement  poussés 
vers  le  sud,  ceux  de  ses  représentants  qui  ne  voulurent  pas  se 
laisser  absorber  par  les  Chinois,  ou  qui  n’avaient  pas  déjà  émigré 
ailleurs,  se  réfugièrent  dans  les  montagnes  méridionales.  De  ce 
nombre  furent  les  Shui-Kia. 

Si  les  anciens  documents  ne  disent  nulle  part  que  les  Shui-Kia 
se  servaient  d’une  écriture  spéciale,  ils  attribuent  cependant  cette 
particularité  aux  Yao-Jen.  Or,  au  témoignage  de  Min  Siu.  écri- 
vain chinois  du  xvii®  siècle,  les  Shui  formaient  une  division  eth- 
nique des  Yao-Jen.  M.  Terrien  de  Lacouperie  conclut  en  émet- 
tant l’opinion  que  le  manuscrit  des  Shui-Kia  se  rattache  par  son 
écriture  à la  catégorie  des  livres  appelés  Pang-pu,  ouvrages 
écrits  en  style  tchouen.,  c’est-à-dire  avec  le  caractère  en  usage  sur 
les  anciens  sceaux  chinois. 


Service  ethnologique  du  Bengale.  — Nous  sommes  heu- 
reux d’apprendre  qu’un  service  ethnologique  du  Bengale  vient 
d’être  formé  sur  les  mêmes  bases  que  celui  qui  fonctionne  avec 
tant  de  succès,  sous  la  direction  de  M.  Powell,  au  Smithsonian 
Institufe.  Le  service  du  Bengale  est  confié  à M.  H.  Risley.  On 
commencera  par  réunir,  sous  forme  de  glossaire  ethnologique, 
tout  ce  que  l’on  connaît  jusqu’à  présent  sur  les  tribus,  les  castes 
et  les  sectes.  Puis,  il  sera  procédé  à une  exacte  classification  des 
populations  du  Bengale  d’après  leurs  affinités  ethniques,  et  à une 
division  précise  des  divers  éléments  qui  ont  concouru  à former 
le  peuple  actuel.  A cet  effet,  on  espère  les  meilleurs  résultats  des 
mensurations  anthropologiques  qui  ont  été  opérées  dans  les 
provinces  du  Nord-Ouest  et  du  Centre  (i). 

Sur  ce  sujet,  il  est  intéressant  de  citer  quelques  extraits  d’une 
lettre  adressée  par  Max  Müller  à M.  de  Risley,  le  nouveau  direc- 
teur du  service  ethnologique  du  Bengale  (2). Le  savant  professeur 
d’Oxford  insiste  d’abord  sur  la  confusion  que  font  trop  souvent  les 
ethnologistes  entre  les  groupes  linguistiques  et  les  classifications 
ethniques.  11  faut,  sous  peine  de  tomber  dans  de  graves  erreurs, 

(1)  Nous  empruntons  ces  détails  à l’âdresse  annuelle  présentée  par  M.  At- 
kinson, du  service  civil  du  Bengale,  aux  membres  de  la  Société  asiatique  de 
Calcutta. 

(2)  Cette  lettre  se  trouve  in  extenso  dans  le  journal  The  Academy,  n®  du 
2.5  décembre  1886,  p.  430. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  65 1 

distinguer  ces  deux  ordres  de  choses  (i).  Dans  l’ethnologie 
indienne,  il  conviendra  de  séparer  avant  tout  deux  éléments 
principaux  : la  famille  noire  aborigène  et  ses  conquérants  au 
teint  moins  foncé.  Dans  ces  deux  groupes  se  sont  infiltrées  toutes 
les  populations  limitrophes  ; les  Scythes  du  nord-ouest,  les 
Mogols  du  nord-est,  les  Persans,  les  Grecs,  les  Romains,  les 
Mahométans,  les  Afghans,  les  Européens.  L’invasion  de  ces  der- 
niers ouvre  le  champ  à une  brillante  étude  sur  le  degré  de  persé- 
vérance des  caractères  ethniques  dans  une  même  race,  la  race 
aryenne,  dont  les  représentants  se  rencontrent  aujourd’hui  dans 
l’Inde  après  tant  de  siècles  de  séparation. 

M.  Max  Millier  appelle  toute  l'attention  des  ethnologistes 
indiens  sur  la  question  des  castes.  On  aurait  tort  de  se  fier  aveu- 
glément aux  assertions  des  livres  brahmaniques  sur  ce  sujet,  à 
l’exception  toutefois  des  Grihijamtras  védiques,  qui  sont  une 
source  sûre.  Enfin  le  savant  professeur  d’Oxford  met  en  garde 
contre  la  tendance  assez  générale  aujourd’hui  à voir  du  toté- 
misme et  du  fétichisme  dans  toutes  les  manifestations  religieuses 
des  races  inférieures.  Avant  de  conclure  en  ce  sens,  il  importe 
d’avoir  une  description  scrupuleuse  et  une  idée  très  exacte  du 
caractère  de  ces  manifestations.  Un  exemple  fera  comprendre 
cette  nécessité.  Le  culte  des  NCujas,  c’est-à  dire  des  serpents, 
est  répandu  dans  toute  l’Inde;  néanmoins  on  se  tromperait  fort 
en  identifiant  tous  les  Nâgas  et  en  les  confondant  dans  un  même 
symbolisme.  11  y a fagots  et  fagots  et,  comme  le  dit  très  juste- 
ment M.  Max  Müller,  tous  ceux  qui  ont  vécu  dans  l’Inde  savent 
que  les  origines,  le  but,  les  caractères  du  culte  des  Nâgas  diffè- 
rent de  tribu  à tribu. 


Un  nouveau  dialecte  aryen.  — Non  loin  de  Peshawer  en 
Afghanistan,  habite  un  peuple  nommé  Onnar;  la  même  tribu  a 
une  colonie  .à  Logur,  près  de  Caboul;  mais  son  principal  siège 
est  à Kànî-Karam  dans  le  district  de  Wazîrî.  Un  hindou  lettré 
vient  de  publier  une  grammaire  du  dialecte  de  ce  peuple;  et  c’est 
la  première  fois  que  cette  langue  est  fixée  par  l’écriture. 


(1)  M.Max  Müller  cite  uneerreurde  cegenre  dont  il  fut  lacause  involontaire. 
Tout  le  monde  parle  aujourd’hui  de  la  race  kolarienne  ou  rnunda;  c’est  celle 
de  certaines  tribus  parlant  un  idiome  qui  n’a  rien  du  sanscrit  ni  du  dravi- 
dien. Eh  bien, cette  dénomination  est  purement  linguistique,  etl’on  n’a  aucun 
fondement  pour  affirmer  que  les  tribus  qui  parlent  le  dialecte  kolarien  sont 
d’une  race  à part  et  de  sang  pur. 


652 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Le  nouvel  idiome  s’appelle  le  haragstâ.  Il  est  nettement  aryen, 
appartenant  au  type  pushtu,  c’est-à-dire  afghan,  avec  des  affi- 
nités marquées  pour  le  persan.  Tous  les  sons  se  trouvent  dans 
l’alphabet  pushtu,  à l’exception  d’une  lettre  qui  est  propre  au 
baragstâ . 


Ethnographie  de  l'Alaska  et  des  îles  Aléoutiennes.  — 

Par  leur  position  intermédiaire  entre  les  Indiens  d’Amérique  au 
sud  et  les  Esquimaux  au  nord,  les  insulaires  aléoutiens  four- 
nissent à l’ethnographe  un  intéressant  sujet  d’études.  Dans  un 
ouvrage  récemment  publié  par  M.  H.  N.  Elliott  (i)  et  dont 
M.  A.  H.  Keene  fait  une  étude  critique  (2),  nous  voyons  patronner 
la  thèse  que  les  Aléoutiens  seraient  plutôt  le  trait  d’union  entre 
les  Esquimaux  et  les  Japonais  qu’entre  ces  premiers  et  les 
Indiens.  M.  Elliott  se  fonde  principalement  sur  les  ressemblances 
avec  les  Japonais  signalées  dans  la  constitution  physique,  les 
mœurs  et  la  civilisation  des  Aléoutiens.  En  tout  cas,  M.  Keene 
pense  que,  si  les  Aléoutiens  viennent  du  Japon,  cette  migration 
remonte  à une  époque  très  reculée,  puisque  le  langage  des  deux 
peuples  est  aujourd'hui  complètement  différent. 

Un  point  curieux  à signaler, c’est  la  démarcation  franche  qu’il 
y a sur  le  territoire  de  l’Alaska  entre  les  Indiens  et  les  Esqui- 
maux. Rien  n’a  jamais  pu  réunir  les  Kenai  du  rameau  indien 
des  Athabascans  aux  Innuits,  Esquimaux  de  la  baie  de  Bristol. 
D’autre  part,  les  deux  races  se  sont  alliées  aux  Européens  : le 
sang  des  Norrois  est  encore  appréciable  dans  les  Groënlandais, 
et  l’on  sait  que  les  alliances  des  Français  et  des  Indiens  ont 
profondément  modifié  les  conditions  ethniques  de  certains 
peuples  de  l’Amérique  septentrionale.  Il  y a aussi  des  créoles 
russo-aléoutiens  : quand  il  est  issu  d’un  père  russe  et  d’une 
mère  aléoutienne,  le  créole  garde  la  physionomie  paternelle, 
mais  il  perd  de  son  énergie  et  devient  d’une  indolence  remar- 
quable. Les  descendants  de  deux  créoles  gardent  le  type  slave 
du  Russe,  tandis  que  les  enfants  d’un  créole  et  d’un  Aléoutien 
pur  retournent  à ce  dernier  type  au  physique  et  au  moral.  Chose 
étrange,  il  n’y  a donc  pas,  comme  ailleurs,  fixation  d’un  type 
nouveau  ; mais,  dans  tous  les  cas,  retour  à l’un  des  types  physi- 
ques primitifs.  La  transformation  morale  est  seule  plus  persévé- 
rante . 

J.  G. 

(1)  An  ArcHc  Province  : Alaska  and  the  Seal  Islands. 

(2)  Acadetny,  1 1 décembre  1886,  pp.  389, 390. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


653 


CHIMIE. 


Études  de  thermochimie  et  de  statique  chimique  relatives 
au  sulfure  d’antimoine.  — Voici  d’abord  quelques  données 
relatives  aux  chaleurs  de  formation  de  quantités  équivalentes  de 
divers  corps  : 


DÉSIGNATION  DES  CORPS.  FORMULE.  CHALEUR  DE  FORMATION. 


Trisulfure  d’antimoine 

Shi  S; 

17,0  calories. 

Trichlorure  — 

2 Sb  Cl, 

91,5  — 

Oxyde  — 

Sbî  0, 

83,7  — 

Anhydride  sulfureux 

3SO2 

103,8  - 

Hydrogène  sulfuré  gazeux 

3 S 

6,9  - 

— dissous 

3 H2  S -f  XH2  0 

13,8  — 

Acide  chlorhydrique  gazeux 

6 HCl 

66,0  — 

— dissous 

6HCI  + XH2O 

118,3  — 

Le  chiffre  de  17  calories,  représentant  la  chaleur  de  formation 
du  trisulfure  d’antimoine,  se  rapporte  aussi  bien  au  sulfure  noir 
cristallisé  qu’au  sulfure  orangé  amorphe  : en  effet,  le  passage  du 
sulfure  noir  au  sulfure  orangé,  par  dissolution  du  premier  dans 
le  sulfure  sodique  et  reprécipitation  au  moyen  de  l’acide  chlo- 
rhydrique, se  produit  sans  effet  thermique  sensible. 

Il  faut  remarquer  en  passant  que  les  sulfures  comme  celui 
d’antimoine  (et  aussi  ceux  de  cuivre,  de  nickel,  de  plomb,  de 
mercure,  etc.),  dont  la  chaleur  de  formation  est  faible,  conser- 
vent jusqu’à  un  certain  point  l’éclat  et  divers  caractères  des 
métaux  dont  ils  proviennent  : les  propriétés  des  corps  changent 
peu  quand  la  chaleur  dégagée  est  faible. 

La  grande  différence  entre  la  chaleur  de  formation  du  sulfure 
et  celle  de  l’oxyde  d’antimoine  explique  la  transformation  facile 
de  Sb^Sg  en  Sb^Og  par  le  grillage.  Le  dégagement  considérable 
de  chaleur,  résultant  de  la  suroxydation  partielle  de  Sb^Og  en 
Sbg04  et  de  la  formation  d’anhydride  sulfureux,  facilite  encore 
cette  transformation. 

Il  est  facile  aussi  de  se  rendre  compte,  d’après  les  principes  de 
la  thermochimie,  des  actions  inverses  et  réciproques  entre  le 
chlorure  d’antimoine  et  l’hydrogène  sulfuré  d’une  part,  et  d’autre 
part  entre  le  sulfure  d’antimoine  et  l’acide  chlorhydrique. 

L’acide  chlorhydrique  gazeux,  anhydre^  attaque  le  sulfure 
d’antimoine  avec  formation  de  chlorure  d’antimoine  et  d’hydro- 
gène sulfuré  gazeux  : 


654  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Sbî  S3  + 6 HCl  gaz.  = 2 SbCl;  crist.  + 3 HjS  gaz. 
17  «’•  + 66“>-  91  «'•'l  + 6 «'■  9 

83  «1- 


Le  d%agement  de  chaleur  est  de  98,3  — 83  calories,  soit 
1 5 3. 

Au  contraire  HCl  dissous  n’a  pas  d’action  sur  Sb^Sg,  et  le 
système  Sb2S3  + 6 HCl  dissous  s’obtient  comme  produit  de  la 
réaction  de  l’hydrogène  sulfuré  dissous  sur  le  chlorure  d’anti- 
moine : 


2 Sb  GI3  crist.  + 3 H2  S dissous  = Sb2  S5  -j-  6 HCl  dissous. 

91  cal.  4+  13  <^^>-8  17"^'  + 118  «'-3 

105  ^135  3 

Le  dégagement  de  chaleur  est  de  i35,3  — io5,2  = 3o“’  1. 

L’action  se  renverse  ainsi  par  suite  de  la  différence  entre  la 
chaleur  de  formation  de  l’acide  chlorhydrique  gazeux  anhydre 
et  celle  de  l’acide  dissous  ou  hydrate  chlorhydrique. 

HCl  réagit  sur  Sb^Sg  aussi  longtemps  que  la  proportion  de 
HgO  présente  est  moindre  que  6 à 6,5  H^O  pour  i HCl.  En 
présence  de  8 à g H^O,  l’action  de  HCl  est  presque  nulle  : c’est 
la  limite  d’ équilibre.  On  observe  d’ailleurs  qu’en  dessous  de  cette 
proportion  d’eau  l’hydracide  chlorhydrique  manifeste  à la  tem- 
pérature ordinaire  (12°  C.)  une  tension  sensible,  susceptible  de 
permettre  son  entraînement  par  un  courant  de  gaz  inerte. 

Cette  limite  d’équilibre  est  légèrement  modifiée, dans  le  cas  qui 
nous  occupe,  par  la  formation  de  composé=!  secondaires  assez 
peu  stables  : chlorhydrate  de  chlorure,  chlorosulfure  et  sulfhy- 
drate  de  sulfure  d’antimoine.  L’influence  perturbatrice  de  ces 
actions  secondaires  ne  s'exerce  que  jusqu’à  un  degré  correspon- 
dant à la  stabilité  de  ces  composés;  elle  est  en  raison  inverse  de 
la  tension  de  dissociation  de  ces  derniers. 

On  voit  donc  par  cette  étude  que  les  actions  inverses  se  pro- 
duisent lorsque  le  signe  de  la  chaleur  dégagée  par  la  réaction  de 
deux  corps  est  changé  par  suite  de  la  combinaison  de  l’un  des 
deux  avec  un  troisième  ou  avec  l’un  des  produits  de  la  réaction. 
L’action  chimique  ne  se  renverse  pas  brusquement;  il  se  forme 
des  composés  intermédiaires,  tels  qu’hydrates,  sulfhydrates, 
chlorhydrates,  oxychlorures,  chlorosulfures,  etc.,  n’existant  pour 
la  plupart  que  dans  un  état  de  dissociation  partielle,  c’est-à-dire 
de  tension,  de  leurs  composés.  Ce  sont  les  conditions  d’existence 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


655 


propre  et  de  dissociation  de  ces  composés  intermédiaires  qui 
règlent  les  équilibres  chimiques  entre  les  corps  antagonistes  (i). 


Déliquescence  et  efflorescence  — Ces  deux  phénomènes 
sont  en  relation  intime  avec  la  tension  maximum  des  solutions 
saturées. 

Supposons  en  effet  que  l’on  ajoute  progressivement  de  l’eau  à 
un  sel  anhydre,  de  façon  à obtenir  successivement  des  hydrates 
dans  lesquels  l’eau  est  chimiquement  combinée,  une  solution 
saturée,  une  solution  totale,  une  solution  diluée  et  enfin  une 
solution  très  étendue.  A chacun  de  ces  systèmes  correspondra 
une  tension  maximum  de  la  vapeur  émise  : les  hydrates  succes- 
sifs présenteront  des  tensions  de  dissociation  propres,  passant 
brusquement  de  l’une  à l’autre;  le  passage  à l’état  de  solution 
saturée  (souvent  obtenu  par  l’addition  d’une  minime  quantité 
d’eau  en  sus  de  l'eau  chimiquement  combinée)  sera  accusé  par 
un  nouveau  changement  de  tension;  puis,  à partir  de  ce  point,l  a 
variation  de  tension  ira  diminuant,  et  d’autant  plus  que  la  pro- 
portion de  sel  dissous  sera  moindre;  la  tension  maximum  de  la 
solution  tendra  d’une  façon  continue  vers  la  tension  maximum 
de  l’eau  pure. 

Dans  le  passage  de  l’état  de  solution  étendue  à celui  de  sel 
anhydre,  on  observerait  les  phénomènes  inverses. 

Si  l’on  considère  un  composé  salin  quelconque  exposé  libre- 
ment à l’air,  il  est  évident  que  la  tension  de  vapeur  de  ce  com- 
posé salin  se  mettra  en  équilibre  avec  la  force  élastique  f de  la 
vapeur  d’eau  de  l’atmosphère. 

Dans  ces  conditions,  beaucoup  de  sels  anhydres  absorbent  de 
l’eau,  en  quantité  variable  d’après  leur  nature.  Les  sels  dont  la 
solution  saturée  présente  une  tension  maximum  plus  petite  que 
/■,  absorbent  assez  d’eau  pour  que  se  produise  la  liquéfaction 
partielle  ou  la  déliquescence. 

Au  contraire,  les  solutions  salines  dont  la  tension  de  vapeur 
est  supérieure  à f émettent  de  la  vapeur  d’eau,  se  transformant 
ainsi  successivement  en  solution  saturée  et  en  hydrate  sec.  Cer- 
tains hydrates  secs  ont  eux-mêmes  une  tension  de  dissociation 
supérieure  à f : on  voit  alors  se  produire  V efflorescence. 

La  propriété  que  possèdent  certains  sels  de  tomber  en  déli- 
quescence ou  de  s’effleurir  à l’air  dépend  donc,  d’une  part,  de  la 

(1)  D'après  M.  Berlhelot,  Bulletin  de  la  Société  chimique  de  Paris. 


656  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

nature  de  ces  sels,  de  la  tension  maximum  de  la  vapeur  qu’ils 
émettent;  d’autre  part,  de  la  valeur  de  f ou.  de  l’état  hygromé- 
trique de  l’air. 

Voici  quelles  sont  à 20°  C.  les  tensions  de  vapeur  maxima  de 
quelques  solutions  saturées  et  de  quelques  hydrates.  Les  ten- 
sions de  vapeur  les  moins  élevées  fournies  par  les  solutions  satu- 
rées correspondent  donc  aux  sels  les  plus  déliquescents;  les  ten- 
sions de  dissociation  les  plus  élevées  accusées  par  les  hydrates 
annoncent  les  plus  fortes  tendances  à l’efflorescence  (i). 


DÉSIGNATION  DES 

TENSIONS  MAXIMA 

DÉSIGNATION  DES 

TENSIONS  DE 

CORPS. 

DES  SOLUTIONS 

CORPS  (hydrates). 

DISSOCIATION. 

SATURÉES. 

KHO 

0.80  millim. 

Na2HAs04,  12  aq. 

16.0 

millim. 

NaHO 

1.00 

— 

Na2S04, 10  aq. 

13.9 

— 

AsjO,- 

2.30 

— 

Na2HP04, 12  aq. 

13.5 

— 

KGzHîO" 

3.90 

- 

NaG2H302, 3 aq. 

12.4 

— 

Ga  Gh,  6 aq. 

5.60 

— 

Na2G03,  10  aq. 

12.1 

— 

Mg  Gh,  6 aq. 

5.75 

— 

Na"HP04,  7 aq. 

9.0 

— 

K2GO3 

6.90 

— 

GUSO4, 5 aq. 

6.0 

— 

Sr  Br 

9.10 

— 

SrH202,  8 aq. 

5.6 

— 

Am  NO3 

9.10 

— 

SrGb,  6 aq. 

5.6 

— 

Ga(N0i)2 

9.30 

— 

NiGh,  6 aq. 

4.6 

— 

NaGr04 

10.60 

— 

Na2HAs04,  7 aq. 

4.6 

— 

NaNOj 

11.15 

— . 

BaH202,  8 aq. 

4.2 

— 

SrGl2 

11.50 

— 

B02O3, 3 aq. 

2.0 

— 

HIoO, 

11.60 

— 

SrBr2,  6 aq. 

1.8 

— 

NaGiHjOj,  3 aq. 

12.40 

— 

G2H2O4, 4 aq. 

1.3 

— 

KGl 

13.55 

— 

KNOî 

15.00 

— 

Constitution  des  sels  hydratés.  — En  comparant  les  pertes 
d’eau  subies  dans  le  vide  sec  pendant  l’unité  de  temps  par  deux 
hydrates  d’un  même  sel  placés  dans  des  vases  identiques, 
M.  Muller-Erzbach  a été  conduit  à admettre,  d’après  les  varia- 
tions de  tensions,  l’existence  de  systèmes  moins  hydratés  et  plus 
stables. 

Ainsi  le  nitrate  zincique,  Zn  (NOj)^,  6 aq.,  perd  2 aq.  avec  la 
tension  relative  0,18,  et  la  troisième  molécule  d’eau  avec  la  ten- 
sion 0,025  ; puis  la  tension  devient  inappréciable.  Sa  constitution 
répond  donc  à la  formule  : 


1 [Zn  (N0,)2,  3 aq],  aq  j,  2 aq. 


(1)  D’après  M.  Lescœur,  Bulletin  de  la  Société  chimique  de  Paris. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  65y 

L’hydroxyde  bary tique,  BaH^O^,  8 aq,  perdant  i aq  avec  la 
tension  relative  0,9,  5 aq  avec  la  tension  0,2,  i aq  avec  la  ten- 
sion 0,1 1,  et  retenant  la  dernière  molécule  d’eau,  a pour  formule 
de  constitution  .* 


I [ (BaHiOi,  aq),  aq],  .5  aq  |,  aq. 

De  même  la  formule  du  sulfate  cuivrique.  Gu  SO4,  5 aq,  devrai 
s’écrire  : 

j [ (Cu  SO4,  aq),  aq],  aq  ; 2 aq. 

Cu  SO4,  5 aq  se  dépose  par  refroidissement  d’une  solution 
chaude;  Gu  SO4,  3 aq  est  le  vitriol  bleu  effleuri  à la  température 
ordinaire  ; Gu  SO4,  2 aq,  — Gu  SO4,  aq  — Gu  SO4  sont  des  pro- 
duits de  dessiccation  à diverses  températures  (i). 


Dissociation  du  carbonate  de  chaux.  — M.  Le  Ghâtelier, 
en  se  servant  de  couples  thermo-électriques  pour  la  mesure  des 
températures,  a déterminé  d’une  façon  précise  la  loi  de  variation 
de  la  tension  de  dissociation  du  carbonate  calcique  avec  la  tem- 
pérature. Voici  les  résultats  obtenus  ; 

TEMPÉRATURES  PRESSIONS  OBSERVÉES 


547  degrés 

27  millim. 

610  — 

46  — 

625  — 

56  — 

740  - 

255  — 

745  — 

289  — 

810  — 

678  — 

812  — 

762  — 

865  - 

1333  — 

G’est  donc  vers  812"  que  la  tension  de  dissociation  devient 
égale  à la  pression  atmosphérique.  Gcpendant,  quand  on  échauffe 
rapidement  du  carbonate  de  chaux,  on  reconnaît  que  la  tempé- 
ture  stationnaire  de  décomposition  se  fixe  à 925°  ; cela  tient  à la 
lenteur  avec  laquelle  l’équilibre  de  tension  s’établit  dans  le  phé- 
nomène de  dissociation.  D’autre  part  on  ne  peut  par  un  chauffage 
rapide  dépasser  que  d’une  quantité  limitée  la  température  nor- 

(i)  Deutsche  Chemische  Gesellschaft. 


XXI 


42 


658  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

male  de  dissociation,  parce  que  la  vitesse  de  décomposition  croît 
suivant  une  fonction  exponentielle  très  rapide  des  excès  de  tem- 
pérature. 

i\I.  Le  Ghàtelier  avait  déjà  observé  une  semblable  anomalie 
dans  la  température  de  cuisson  du  plâtre  : cette  température 
diffère  sensiblement  de  celle  à laquelle  la  tension  d’efflorescence 
du  gypse  atteint  la  pression  atmosphérique  (i). 


Influence  de  la  température  sur  la  transformation  d'un 
système  chimique  en  un  autre  système  équivalent.  — 

Lorsque  des  corps  sont  en  présence  pouvant  donner  lieu  à la 
formation  de  divers  systèmes  chimiques  équivalents,  c’est  géné- 
ralement la  température  qui  déterminera  la  formation  de  l’un  ou 
de  l’autre  de  ces  corps.  Il  y a donc  pour  les  systèmes  équivalents 
une  limite  de  température  qui  constitue  le  point  de  transition. 

Soit,  par  exemple,  un  mélange  de  quantités  équivalentes  de 
Na^SO^,  lo  aq  et  Mg  SO4,  7 aq  en  solution  aqueuse  : du  sein  de 
cette  solution  se  déposera  un  sel  double  cristallisé  Na2S04, 
Mg  SO4,  4 aq  (astrakanite),  si  la  température  est  supérieure  à 
21  ”5  ; à une  température  plus  basse,  les  deux  sels  se  déposeront 
séparément. 

Ce  point  de  transition,  2i°5,  constitue  aussi  un  point  singulier 
sous  le  rapport  de  la  solubilité  : à cette  température,  le  sel  dou- 
ble a la  même  solubilité  que  ses  composants;  au-dessus,  il  est 
moins  soluble;  au-dessous,  plus  soluble. 

On  peut  aussi  vérifier  que  les  tensions  maxima  des  solutions 
saturées  sont  en  rapport  avec  la  solubilité  : au-dessus  de  2i°5,la 
tension  de  la  solution  d’astrakanite  est  moindre  que  celle  de  la 
solution  des  deux  sulfates;  et  inversement. 

Dans  la  réaction  de  Mg  SO4,  7 aq  sur  NaCl,  le  point  de  tran- 
sition pour  la  formation  du  sulfate  double,  Na^SO^,  Mg  SO4 
4 aq,  est  3i“  : 


2 (Mg  SO4,  7 aq)  + 2 NaCl  = Na2  SO4,  Mg  SO4, 4 aq  + MgCL,  6 aq  + 4H2O  (2). 


Variations  de  la  solubilité  de  certains  chlorures  en  pré- 
sence de  l’acide  chlorhydrique.  — L’acide  chlorhydrique  pré- 


(1)  Moniteur  de  la  Céramique  et  de  la  Verrerie. 

(2)  Deutsche  Chemische  Gesellschaft. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  659 

cipite  de  leur  solution  aqueuse  certains  chlorures,  notamment 
Ba  CI,,  Sr  Cl,,  Ga  CU,  Mg  GU,  K Gl,  Na  Gl,  Li  Cl,  Am  Cl. 

La  solubilité  de  ces  chlorures  diminue,  en  présence  de  HCl, 
d’une  quantité  correspondant  sensiblement  à i équivalent  de 
chlorure  pour  i équivalent  de  HCl  ajouté,  tant  que  la  solubilité 
n’a  pas  été  diminuée  de  plus  des  trois  quarts  environ;  de  sorte 
que,  dans  ces  limites,  la  somme  des  équivalents  de  chlorure  et 
de  HCl  dissous  reste  sensiblement  constante. 

(Jet  état  spécial  d’équilibre  s’observe  également  dans  l’action 
de  l’acide  azotique  sur  les  solutions  d’azotates. 

Quant  à l’acide  sulfurique  mis  en  présence  des  sulfates  avec 
lesquels  il  ne  forme  pas  de  sulfate  acide,  il  semble  se  comporter 
différemment  (i). 


Nouveau  procédé  de  dosage  volumétrique  du  zinc.  — 

M.  Weil  propose  d’appliquer  au  dosage  du  zinc,  notamment  du 
zinc  en  poudre  (gris  d’ardoise  de  la  Vieille-Montagne),  la 
méthode  qu’il  a déjà  publiée  pour  le  dosage  du  fer,  de  l’anti- 
moine, du  soufre,  du  sucre,  etc.,  et  qui  est  basée  sur  le  dosage 
volumétrique  du  cuivre  à l’aide  d’acide  chlorhydrique  en  grand 
excès  et  de  chlorure  stanneux. 

On  traite  à froid  une  quantité  déterminée  de  zinc  en  poudre 
par  un  excès  de  solution  titrée  de  chlorure  cuivrique  (lo  gr.  de 
Gu  par  litre)  neutralisée  au  préalable  : le  zinc  se  transforme  en 
chlorure  et  précipite  du  cuivre,  équivalent  pour  équivalent.  On 
titre  ensuite  sur  une  partie  du  liquide  ou  l’excédent  de 
cuivre  resté  en  dissolution,  au  moyen  d’un  grand  excès  de  HGl 
et  d’une  solution  titrée  de  Sn  GL,  en  chauffant  à l’ébullition  : la 
différence  avec  la  quantité  de  cuivre  employé  correspond  au 
cuivre  précipité  par  le  zinc.  On  multiplie  cette  différence  par 


5? 

Gu 


3-2.5 

^7^  = 1.0236 
31. /O 


et  l’on  a la  quantité  de  zinc  renfeimiée  dans  l’échantillon  ana- 
lysé. 

On  opère,  par  exemple,  sur  0,4  gr.  de  poudre  de  zinc,  avec 
5o  c.  c.  de  solution  de  GuGL. 

M.  Kupferschlæger  fait  observer  que  le  zinc  en  poudre  glas 


(1)  D'après  M.  Engel,  Bulletin  delà  Société  chimique  de  Paris. 


66o  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

d’ardoise  contient  souvent  du  fer  et  du  cadmium,  lesquels  rédui- 
sent aussi  CuGl^:  c’est  là  une  cause  d’erreur.  Il  recommande  donc 
de  traiter  plutôt  ce  zinc  par  de  l’acide  sulfurique  très  étendu, 
précipiter  par  le  carbonate  ammonique,  filtrer,  et  doser  le  zinc 
dans  la  solution  au  moyen  de  la  solution  titrée  de  sulfure  sodi- 
que  ( i). 


Méthode  de  séparation  et  de  dosage  de  métaux  divers, 
basée  sur  l’emploi  des  hyposulfites.  — L’hyposulfite  sodique 
ou  ammonique,  réagissant  à l’ébullition  sur  une  solution  sulfuri- 
que ou  chlorhydrique  de  Cu,  Gd,  Zn,  Ni,  Go,  Fe,  Mn,  précipite  le 
cuivre  à l’état  de  Gu  S ; les  autres  métaux  restent  en  solution. 
Gette  solution,  traitée  ensuite  par  l’ammoniaque  ou  la  potasse 
caustique,  additionnée  d’acide  oxalique,  portée  à l’ébullition  et 
soumise  de  nouveau  à l’action  de  l’hyposulfite,  donne  un  préci- 
pité de  GdS  ; les  autres  métaux  restent  dissous. 

Si  l’on  a de  l'arsenic,  de  l’antimoine  et  de  l’étain,  réunis  dans 
une  solution  chlorhydrique,  on  peut  en  précipiter  l’antimoine  sous 
forme  de  Sb,0  So,  en  additionnant  d’abord  la  solution  d’ammo- 
niaque ou  de  chlorure  ammoniaque,  puis  d’acide  oxalique,  puis 
d’ammoniaque  jusqu’à  saturation  incomplète;  en  diluant  ensuite 
le  liquide,  ajoutant  une  solution  d’hyposulfite  sodiquefio  parties 
de  sel  pour  i d’antimoine  à doser),  et  chauffant  à l’ébullition. 
L’arsenic  et  l’étain  restent  en  solution  (2). 

J.  B.  André. 


SGIENGES  INDUSTRIELLES. 


Chemin  de  fer  Lartigue.  — Le  chemin  de  fer  Lartigue, 
dont  l’invention  date  de  i883,  ne  comprend  qu’un  rail  unique, 
maintenu  sur  des  supports  à o™8o  environ  au-dessus  du  sol.  Il 
a l’avantage  de  supprimer  presque  complètement  les  frais  de 
terrassement,  de  se  placer  avec  la  plus  grande  facilité  et  de 

(1)  Bulletin  de  la  Société  chimique  de  Paris. 

(2)  D’après  M.  Carnot,  Bulletin  de  la  Société  chimique  de  Paris. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  66 1 

n’exiger  qu’un  matériel  simple  et  peu  coûteux,  le  poids  utile 
transporté  étant  considérable  par  rapport  au  poids  mort  des 
véhicules. 

Gomme  moteur,  on  emploie  soit  des  moteurs  animés,  mules, 
chevaux,  etc.,  soit  des  locomotives  à vapeur  ou  électriques  : 
I cheval  ordinaire  traîne  aisément  5 tonnes  sur  la  voie  Lartigue, 
tandis  que  sur  une  route  il  faudrait  5 charrettes  au  moins, 
marchant  beaucoup  plus  lentement. 

Ce  système  est  particulièrement  avantageux  dans  les  pays  où 
le  trafic  n’est  pas  très  considérable  et  où  la  construction  de  voies 
ferrées,  même  de  voies  étroites,  coûterait  trop  cher.  Il  convient 
parfaitement  dans  les  régions  accidentées  et  dans  les  plaines 
marécageuses.  Il  peut  se  placer  sur  l’accotement  des  routes  et 
suivre  toutes  les  sinuosités  des  sentiers  de  montagnes.  On 
l’utilise  surtout  pour  les  transports  de  récoltes,  de  bois  et  de 
minerais;  il  s’adapte  aussi  au  transport  des  voyageurs.  La  forme 
des  supports  permet  de  les  employer  également  pour  les  instal- 
lations économiques  de  lignes  télégraphiques  et  téléphoniques. 

La  première  voie  Lartigue  a été  établie  aux  environs  d’Oran 
pour  le  transport  des  alfas  ; elle  se  déplace  suivant  les  besoins  de 
l’exploitation.  Cette  voie,  qui  a plus  de  loo  kilomètres,  a coûté 
6ooo  francs  environ  par  kilomètre,  tous  frais  compris  : établisse- 
ment de  la  voie,  achat  du  matériel,  etc. 

Une  ligne  semblable  a été  construite  récemment  en  Tunisie 
pour  le  même  objet. 

Aux  mines  de  Rio,  dans  les  Pyrénées  françaises,  on  a installé 
lo  kilomètres  de  voie  Lartigue,  avec  traction  électrique,  pour  le 
transport  des  minerais.  Cette  ligne  comprend  des  rampes  de  plus 
de  8 p.  c.  d’inclinaison  et  des  courbes  de  moins  de  4 mètres  de 
rayon  ; il  paraît  que,  même  dans  ces  conditions,  le  rendement  est 
considérable  et  les  frais  de  transport  minimes. 


L.es  matières  à roder,  à aiguiser  et  à polir.  — On  peut 
classifier  comme  suit  ces  matières  : i ° matières  solides  à roder 
et  à aiguiser;  2°  papiers  et  toiles  à polir;  3"  poudres  à polir. 

I.  Matières  solides  à roder  et  à aiguiser.  — L’agent  de  rodage 
par  excellence  est  l’ewe/v".  L’émeri  naturel  est  du  corindon  impur, 
provenant  de  Naxos  et  de  Smyrne.  On  trouve  souvent  dans 
l’émeri  de  Smyrne  une  certaine  proportion  de  spath  adamantin, 
c’est-à-dire  de  la  variété  de  corindon  renfermant  4 p.  c.  d’eau 
de  cristallisation  et  présentant  un  clivage  en  trois  sens  (système 


662 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


rhomboédrique).  Parfois  aussi  l’émeri  naturel  contient  du  mica. 
On  obtient  im  émeri  artificiel  par  la  calcination  de  certaines 


variétés  de  beauxite.  Voici 

quelle  est  la  composition  moyenne 

des  émeris  : 

É.MERI  NATUREL 

ÉMERI  ARTIFICIEL 

Alumine 

82 

80 

Silice 

7 

9 

Sesquioxyde  de  fer 

10 

11 

Eau  et  perte 

1 

n 

100 

100 

On  emploie  aussi  pour  les  rodages  industriels  le  silex,  le  sahle 
quartzeax,  la  poudre  de  verre,  etc. 

M.  Durrschmidt  a imaginé  une  machine  à essayer,  au  point  de 
me  de  la  dureté  et  du  mordant,  les  matières  rodantes  les  plus 
énergiques.  Dans  cette  machine,  une  quantité  déterminée  de 
matière  rodante  produit  en  un  temps  donné  une  quantité  plus 
ou  moins  grande  de  limaille  de  fonte.Les  “ coefficients  de  travail, 
fournis  par  cette  machine  pour  les  diverses  pierres  sont  les 
suivants  : 


Quartz  hyalin 1 

Sile.x 2 

Spath  adamantin  cristallisé.  ...  4 

Emeri  de  Smyrne 5 à 6 

— Naxos 7 à 8 

Emeri  artificiel 7 à 9 

Saphir ....  14 


On  emploie  beaucoup  aujourd’hui,  pour  le  travail  des  métaux, 
des  meules  en  grès,  en  émeri,  etc. 

Les  meules  en  grès  sont  de  provenance  diverse;  celles  de 
Saverne  sont  très  estimées. 

Les  meules  artificielles  se  font  en  grains  de  silex  et. émeri; 
celles  pour  affûter  les  scies,  en  sable  quartzeux.  Ces  matières 
sont  agglomérées  par  de  la  gomme  laque,  du  caoutchouc  durci 
ou,  plus  souvent  aujourd’hui,  par  du  ciment  à l’oxychlorure  de 
magnésium.  On  construit  des  meules  de  plusieurs  degrés  de 
dureté,  correspondant  aux  tailles  de  limes  très  fines,  douces, 
demi-douces,  bâtardes,  de  deux  ou  d’une,  qu’elles  sont  destinées 
à remplacer. 

En  fait  de  pierres  à aiguiser,  citons  les  pierres  à rasoir,  qui 
viennent  de  Belgique;  les  pierres  du  Levant,  de  file  de  Candie; 
les  pierres  à faux,  de  la  Lombardie.  On  fait  aussi  en  Allemagne 
et  en  France  des  pierres  à faux  artificielles. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


663 


hdi  pierre  ponce  s' Qxn'^\o\e  dans  le  travail  du  bois,  des  vernis, 
des  métaux,  des  marbres  et  des  pierres  lithographiques.  La 
pierre  ponce  naturelle  vient  d’Italie.  La  pierre  ponce  artificielle 
en  briquettes  est  du  quartz  pilé,  aggloméré  à haute  température 
au  moyen  d’une  minime  quantité  de  matière  très  fusible.  On  la 
fabrique  principalement  en  Allemagne,  sous  plusieurs  variétés 
de  dureté  (i). 

2.  Papiers  et  toiles  à polir.  — On  les  prépare  avec  de  la 
poudre  de  verre,  de  silex  ou  d’émeri.  Tout  le  monde  en  connaît 
l’usage. 

3.  Poudres  à polir  proprement  dites.  — La  plus  employée  est 
le  rouge  à polir,  sesquioxyde  de  fer  obtenu  par  la  calcination  de 
la  couperose  verte.  On  s’en  sert  pour  polir  finement  les  métaux, 
les  glaces  et  les  marbres. 

Pour  les  marbres  blancs,  on  prend  de  la  potée  d'étain  (acide 
stannique)  ou  de  \vi potée  d'émeri. 

Le  tripoli  et  la  terre  pourrie  sont  de  la  silice  en  poudre  très  fine, 
venant  de  Bohême  (tripoli  de  Venise),  de  France,  etc. 

Les  briques  anglaises  à nettoyer  les  couteaux  sont  fabriquées 
avec  une  terre  sableuse  jaune. 

La  chaux  de  Vienne  est  de  la  chaux  vive  très  pure  (2). 


Sur  l’application  des  flammes  au  chauffage.  — L’introduc- 
tion d’un  corps  froid  dans  une  flamme  peut  abaisser  la  tempéra- 
ture de  cette  flamme  jusqu’au  point  de  l’éteindre  dans  les  parties 
voisines  du  corps  froid.  Cette  couche  non  lumineuse  de  gaz  étant 
mauvaise  conductrice  de  la  chaleur,  l’échauffement  ne  peut  plus 
se  produire  alors  que  par  le  rayonnement  de  la  partie  de  la 
flamme  restée  lumineuse  à travers  cette  couche  isolante. 

Il  faut  donc,  lorsqu’on  veut  chauffer  économiquement  un  corps 
froid,  ou  bien  disposer  la  surface  à chauffer  de  façon  à ce  qu’elle 
puisse  prendre  rapidement  la  température  même  de  la  flamme 
et  n’empêche  plus  dès  lors  la  combustion  à son  contact;  ou  bien 
éviter  tout  contact  entre  la  flamme  et  le  corps  froid  et  n’utiliser 
que  le  rayonnement. 

C’est  ainsi  que  M.  Fletcher  propose  de  recouvrir  la  paroi 
externe  des  chaudières  à vapeur  de  nervures  ou  de  clous  en 
saillie,  destinés  à prendre  la  température  de  la  flamme.  Dans  le 

(1)  Voir  notre  article  d’avril  1886. 

(2)  Moniteur  de  la  Céramique  et  de  la  Verrerie. 


664  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

même  ordre  d’idées,  M.  Lodge  conseille  d’augmenter  l’épaisseur 
de  la  tôle. 

Le  procédé  de  chauffage  de  M.  Siemens  est  basé  sûr  l’autre 
principe.  Il  consiste  à employer  comme  source  de  chaleur  une 
flamme  très  éclairante,  obtenue  par  la  combustion  de  gaz  au 
moyen  d’air  chaud,  et  possédant  un  grand  pouvoir  rayonnant 
calorifique.  Ce  système  paraît  être  le  meilleur;  il  permet  en 
mê  me  temps  de  ménager  la  durée  de  la  tôle. 

Les  foyers  fumivores,  à distribution  d’air  secondaire,  ne  sont 
pas  économiques,  quelque  bien  ménagée  que  puisse  être  cette 
distribution.  Sans  doute  tout  le  combustible  y est  brûlé;  mais 
comme  la  flamme  y est  moins  éclairante  que  dans  les  foyers 
simples,  son  pouvoir  rayonnant  calorifique  est  moindre,  et  l’effet 
utile  reste  sensiblement  le  même  (i). 


Le  verre  perforé.  — MM.  Appert  frères,  auteurs  de  plusieurs 
perfectionnements  dans  la  verrerie,  fabriquent  depuis  peu 
du  verre  perforé,  destiné  à assurer  dans  de  bonnes  con- 
ditions la  ventilation  des  locaux  habités,  tels  qu’hôpitaux, 
salles  d’études  des  lycées  et  écoles,  ateliers  de  filature,  écuries, 
cabinets  d’aisance,  etc. 

Ce  verre  est  perforé  de  3ooo  à 35oo  trous  par  mètre  carré. 
Les  trous  sont  ronds,  en  forme  de  tronc  de  cône,  la  petite  base 
ayant  3 à 4 millim.  de  diamètre  et  la  grande  6 à 7,5.  Ils  sont 
espacés  de  1 5 à 20  millim.  d’axe  en  axe  et  rangés  en  quin- 
conce. La  forme  tronconique  des  trous  a pour  but  d’épanouir 
les  filets  d’air  et  d’en  faciliter  la  diffusion  et  le  mélange  avec  l’air 
de  la  pièce  à ventiler.  Ces  vitres  sont  placées  en  imposte,  à 2“5o 
environ  de  hauteur,  la  grande  section  des  trous  étant  tournée 
vers  l’intérieur. 

Le  perforage  des  trous  ne  se  fait  pas  avec  un  foret  d’acier, 
ce  qui  serait  trop  long  ; ni  par  l’action  d’un  jet  de  sable  animé 
d’une  grande  vitesse,  ce  procédé  étant  encore  trop  coûteux;  mais 
par  le  coulage  et  le  moulage,  en  versant  le  verre  liquide  sur  une 
table  en  métal  garnie  de  saillies,  et  en  exerçant  sur  ce  flot  de 
verre  la  pression  nécessaire  pour  l’amenerà  l’épaisseurvoulue(2). 


Ciment  au  chlorure  de  calcium.  — Le  ciment  Portland  de 

(1)  Moniteur  delà  Céramique  et  delà  Verrerie 

(2)  Bulletin  de  la  Société  d’encouragement  pour  l’industrie  nationale. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


665 


fabrication  récente,  gâché  avec  une  solution  de  chlorure  calci- 
que marquant  28“  à 3o°  B.,  acquiert  en  quelques  minutes  une 
dureté  et  un  résistance  à la  traction  considérables.  La  prise  est 
accompagnée  d’une  élévation  de  température  qui  peut  aller  jus- 
qu’à 70°,  ainsi  que  d’un  léger  gonflement. 

On  emploie  24  à 28  centimètres  cubes  de  solution  de  chlorure 
pour  100  grammes  de  ciment  Porlland. 

Ce  ciment  convient  parfaitement  pour  les  réparations  de  meu- 
les à ciment  (au  lieu  du  plomb  généralement  employé  pour  cet 
usage),  pour  les  scellements,  et  partout  où  l’on  se  servait  ci- 
devant  de  ciment  magnésien  (magnésie  calcinée,  gâchée  avec  du 
chlorure  de  magnésium),  moins  résistant  et  plus  cher  (i). 


Ciment  à l’oxychlorure  de  zinc.  — On  obtient  ce  ciment  en 
mélangeant  de  l’oxyde  de  zinc  dense  avec  une  quantité  équiva- 
lente de  chlorure  de  zinc  en  solution  aussi  neutre  que  possible, 
marquant  54°  à 55°  B.  et  additionnée  d’une  petite  quantité  (3  p.  c. 
environ)  de  borax,  carbonate  potassique,  carbonate  sodique  ou 
sel  ammoniac,  pour  retarder  la  solidification.  Le  produit  est 
donc  de  l’oxychlorure  zincique  mélangé  d’un  peu  de  borax  ou 
d’autre  sel. 

Ce  ciment  est  aussi  dur  que  le  marbre;  il  résiste  au  froid  et  à 
l’humidité,  et  il  est  fort  peu  attaquable  par  les  acides.  On  y 
ajoute  souvent,  dans  un  but  d’économie,  de  la  limaille  de  fer,  du 
sable,  de  l’émeri,  des  déchets  de  marbre  pulvérisés,  etc. 

Il  s’emploie  beaucoup  dans  l’industrie  du  bâtiment  pour  les 
ravalements  et  réfections,  les  scellements,  etc. 

On  prépare  aussi  une  peinture  à l’oxychlorure  de  zinc,  inalté- 
rable et  bydrofuge,  en  délayant  de  l’oxyde  de  zinc,  jusqu’à  con- 
sistance de  la  peinture  à l’huile,  dans  un  liquide  formé  de  2 par- 
ties de  chlorure  de  zinc  à 54°  — 55°  B.  et  5 parties  d’eau  tenant 
en  dissolution  i p.  c.  de  borax  ou  de  carbonate  sodique.  On 
fait  le  mélange  au  moment  de  s’en  servir,  car  il  se  solidifie  rapi- 
dement ; il  s’applique  sur  bois,  sur  métaux,  sur  toile,  etc.  11  faut 
éviter  d’employer  cette  peinture  par  la  gelée,  sous  peine  de  la 
voir  s’écailler  rapidement  (2). 

Un  bon  ciment  à l’oxychlorure  de  zinc  peut  aussi  être  obtenu 
en  gâchant  i kilogramme  de  poudre  formée  de 


(1)  Journal  du  Céramiste  et  du  Chaufournier. 

(2)  Moniteur  des  Produits  chimiques. 


666  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Oxyde  de  zinc 
Calcaire  dur  écrasé 
Grès  pilé 

Ocre,  comme  colorant 


2 parties 
2 - 
1 — 

la  quantité  nécessaire 


avec  3 litres  de  solution  saturée  de  zinc  dans  l’acide  chlorhy- 
drique du  commerce,  additionnée  d’un  peu  de  sel  ammoniac  et 
des  2/3  de  son  volume  d’eau  (i). 


L'emploi  de  la  dynamite-gomme  dans  les  travaux  en 
veine.  — Des  expériences  ont  été  entreprises  il  y a quelque 
temps  dans  le  but  de  faire  une  étude  comparative,  au  point  de 
vue  économique,  des  résultats  obtenus  par  l’emploi  de  la  pou- 
dre comprimée,  de  la  dynamite  n°  i et  de  la  dynamite-gomme 
pour  le  minage  en  veine  et  le  coupage  des  voies.  Elles  ont  con- 
duit à des  conclusions  qui  méritent  d’être  signalées. 

On  a reconnu  : i"  que,  pour  le  coupage  des  voies  aussi  bien 
que  pour  l’abatage  de  la  bouille,  la  dynamite  n"  i,  la  plus  fré- 
quemment employée,  n’offre  guère  d’avantage  sur  la  poudre 
comprimée,  et  que  son  emploi  peut  même  devenir  très  onéreux 
s’il  est  confié  à des  mains  inexpérimentées  ; 2°  que  la  dynamite- 
gomme  présente  sur  les  explosifs  précités  des  avantages  écono- 
miques très  importants,  qui  peuvent  se  chiffrer  à 25  p.  c.,  lorsque 
cette  substance  est  mise  en  œuvre  par  des  ouvriers  bien 
exercés . 

Il  faut  rapprocher  de  ces  résultats  économiques  les  avantages 
que  présente  la  dynamite-gomme  au  point  de  vue  de  la  sécurité 
et  de  l’hygiène.  En  effet,  elle  ne  donne  aucune  exsudation, même 
sous  une  forte  pression,  et  elle  est  bien  moins  sensible  au  choc 
et  aux  vibrations  que  la  dynamite  n“  i ; lorsqu’elle  détone 
complètement,  ses  fumées  sont  moins  dangereuses  à respirer 
que  celles  de  cette  dernière  substance. 

Pour  obtenir  de  la  dynamite-gomme  le  maximum  d’effet  utile 
et  éviter  les  accidents,  certaines  précautions  sont  nécessaires  et 


J.-B.  André. 


MINES. 


(1)  Bulletin  céramique. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES, 


667 


doivent  être  observées  soigneusement.  Elles  concernent  le  choix 
des  capsules  et  l’amorçage,  le  dépôt  des  cartouches  dans  la  mine, 
et  le  bourrage.  L’auteur  de  cette  notice,  M.  l’ingénieur  Mail- 
lard, des  mines  de  Lens,  expose  toutes  ces  précautions,  qui 
d’ailleurs  ne  présentent  aucune  difficulté  et  s’apprennent  vite 
aux  ouvriers  intelligents  et  prudents  (i). 


Taquet  automatique  pour  les  voies  des  plans  inclinés.  — 

Dans  l’exploitation  des  couches  dont  l’inclinaison  dépasse  3o"  à 
35°,  on  est  souvent  amené  à desservir  plusieurs  niveaux  par  un 
plan  incliné  à chariot-porteur.  Dans  ce  cas,  les  différentes  voies 
horizontales  par  lesquelles  les  produits  sont  amenés  au  plan 
incliné  doivent  être  munies  d’une  barrière  ayant  pour  but  d’ar- 
rêter les  wagonnets  chargés  en  deçà  du  garage  établi  à proxi- 
mité du  plan.  Les  barrières  très  simples  employées  d’ordinaire 
ne  constituent  pas  un  mode  d’arrêt  suffisamment  efficace,  parce 
que  les  traîneurs,  malgré  toutes  les  recommandations,  négligent 
fréquemment  de  les  fermer  en  retournant  avec  le  wagonnet  vide 
vers  les  fronts  de  taille. 

M.  Piffaiit,  ingénieur  aux  mines  d’Anzin,  a essayé  avec  succès 
un  taquet  automatique  destiné  à éviter  les  accidents  dus  à cette 
négligence.  Cet  appareil,  de  construction  simple  et  ingénieuse, 
est  placé  dans  l’intérieur  de  la  voie,  entre  le  plan  incliné  et  le 
garage  ménagé  à proximité  pour  les  manœuvres.  Le  chariot  vide, 
sortant  du  porteur,  ouvre  le  taquet  et  vient  sur  le  côté  pour  livrer 
passage  au  chariot  plein,  lequel  ferme  le  taquet  en  passant. 

Ce  dispositif  fonctionne  très  bien  à la  fosse  d’Audiffrel-Pas- 
quler,  des  mines  d’Anzin,  où  il  a d’abord  été  essayé  et  appliqué 
ensuite  à toutes  les  voies  qui  en  ont  besoin  (2). 


Abatage  de  la  houille  par  les  moyens  mécaniques.  — Il 

est  sérieusement  question  en  Angleterre  de  supprimer  l’abatage 
à la  poudre  dans  toutes  les  mines  où  l’emploi  des  lampes  do 
sûreté  est  imposé.  Les  récentes  catastrophes  du  Borinage  ont 
également  fait  surgir  cette  question  en  Belgique.  Des  systèmes 
assez  variés  ayant  pour  but  de  se  passer  complètement  de  la 
poudre  pour  l’abatage  ont  été  essayés  et  mis  en  pratique  depuis 
longtemps;  mais  l’usage  de  ces  appareils  s’appliquait  surtout, 

(1)  Bulletin  de  la  Société  de  l'industrie  minérale. 

(2)  Société  de  l’industrie  minérale,  Comptes  rendus  mensuels. 


668 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


jusqu’ici,  au  bosseiement  des  galeries  en  veine  (coupage  des 
voies)  dans  les  régions  où  la  présence  continuelle  du  grisou  ne 
permet  pas  l’emploi  des  explosifs,  et  où  les  roches  présentent 
une  dureté  trop  grande  pouf  être  travaillées  au  pic  ou  à la  poin- 
terolle.  Dans  les  houillères  belges  peu  grisouteuses  que  le  Règle- 
ment des  mines  classe  dans  la  première  catégorie  ( i ),  on  tolère 
parfois  le  minage  en  veine  pour  certaines  couches  très  dures  où 
l’abatage  par  le  procédé  ordinaire  serait  difficile  et  coûteux  au 
point  de  rendre  ces  couches  inexploitables.  Cette  tolérance  n’est 
accordée  que  moyennant  des  conditions  d’aérage  capables  d’éloi- 
gner tout  danger  d’explosion  ou  d’inflammation.  11  est  cependant 
des  couches  qui,  quoirpie  très  dures  et  bien  aérées,  ne  sont  pas 
admises  à cette  tolérance.  Un  appareil  pratique  permettant 
l’abatage  économique  de  la  houille  sans  le  secours  de  la  poudre 
serait  donc  d’une  gi’ande  utilité.  Entre  autres  systèmes  imaginés 
dans  cet  ordre  d'idée,  on  connaît  l’appareil  hydraulique  (2)  de 
M.Levet,et  le  coin  à vis  (3)  du  même  auteur.  Nous  signalerons  une 
modification  ingénieuse  de  cet  appareil,  due  à M.  Burnett  (4).  Elle 
a pour  but  d’utiliser  plus  complètement  l’effort  exercé  par  l’ou- 
vrier pour  déterminer  l’écartement  des  joues. A cette  fin,  le  frotte- 
ment de  glissement  est  remplacé  par  un  frottement  de  roulement, 
au  moyen  de  rouleaux  en  acier  interposés  entre  les  joues  et  le 
coin.  Celui-ci,  comme  dans  l’appareil  Levet,  se  termine  à l’avant 
par  une  vis  à filet  carré  sur  laquelle  agit  un  écrou  pourvu  de 
dents  à sa  circonférence;  une  sorte  de  racagnac  à leviers  com- 
binés imprime  à l’écrou  le  mouvement  de  rotation  qui  détermine 
la  translation  du  coin  et,  par  suite,  l’écartement  des  joues.  Un 
affût  spécialement  construit  pour  cet  appareil  permet  de  pousser  , 
les  opérations  activement. 

Le  diamètre  du  coin  muni  de  ses  joues  et  prêt  à être  introduit 
dans  le  trou  est  de  4 12  pouces  (o™i  1 5)  pour  le  charbon  et 
3 3/4  pouces  (o^oqS)  pour  la  pierre. 

Dans  une  série  d’expériences  exécutées  avec  cet  appareil  aux 
houillères  de  Greenfield  et  Whitehill,  le  temps  nécessaire  pour 
effectuer  une  opération  complète  a été  en  moyenne  de  2 5 mi- 
nutes, y compris  le  forage  préalable  d’un  trou,  de  4 pieds  environ 
de  profondeur  et  d’un  diamètre  mi  peu  plus  grand  que  celui  de 
l’appareil. 

Les  gisements  de  manganèse  du  Merionethshire  (pays 

(1)  Art.  24,  Règlement  de  1884. 

(2)  Évrard,  Traité  d’ exploitation,  1. 1,  p.  106. 

(3)  Haton  de  la  Goupillière,  Traité  d' exploitation,  1. 1,  p.  159. 

(4)  Engineering. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


669 


de  Galles).  — On  exploite  actuellement  le  manganèse  clans  les 
roches  cambriennes  aux  environs  de  Barmouth  et  de  Harlech. 
Le  gisement  se  présente  sous  forme  d’un  lit  stratifié  affleurant 
à plusieurs  endroits,  d’une  puissance  variant  de  quelques  pouces 
(i  pouce=o,™o2  54)  à plusieurs  pieds.  L’épaisseur  moyenne  est 
d’environ  deux  pieds.  Le  minerai  non  décomposé  contient  le 
manganèse  à l’état  de  carbonate,  mélangé  à une  faible  propor- 
tion de  silicate  : à l’affleurement  il  y a eu  altération,  comme 
d’ordinaire,  et  le  carbonate  s’est  transformé  en  oxyde  noir 
hydraté. 

Le  minerai  renferme  de  20  à 35  p.  c.  de  manganèse  métal- 
lique et  sert  à la  fabrication  du  ferro-manganèse. 

Ces  nouvelles  mines  du  Merionethshire  sont  le  premier  exem- 
ple d’exploitation  du  carbonate  de  manganèse  dans  les  îles  Bri- 
tanniques (i). 


Les  mines  de  houille  en  Russie.  — Les  gisements  de  com- 
bustible du  pays  du  Don  occupent  une  grande  surface  s’étendant 
sous  les  districts  de  Tchirkassy,  Donetz  et  Mioussy.  Les  mines 
de  Mioussy  sont  les  plus  productives  et  donnent  les  meilleures 
qualités,  surtout  dans  le  sud-ouest  du  district.  Dans  le  nord-est, 
elles  produisent  de  l’anthracite.  Les  travaux  sont  portés  à la  fois 
sous  les  terrains  privés  et  publics.  Au  i®’’  janvier  1 885, le  stock  de 
charbon  restant  surles  carreaux  des  puits  était  de  160  000  tonnes. 
Dans  le  cours  de  l’année  i885,  l’extraction  s’est  élevée  à 
800000  tonnes,  dont  la  totalité  était  ou  exportée  ou  usée  sur 
place  avant  le  commencement  de  l’année  1886.  A cette  époque, 
les  charbonnages  du  Donetz  occupaient  65oo  ouvriers  dans  les 
travaux  intérieurs  et  1 5oo  à la  surface,  le  nombre  annuel  de 
jours  de  travail  étant  de  200.  Il  y avait  à la  même  date  76  ma- 
chines à vapeur  d’une  puissance  totale  de  i258  chevaux-vapeur, 
plus  6 1 2 chevaux,  dont  77  à l’intérieur. 

Le  combustible  provenant  de  ces  mines  est  employé  pour  le 
chauffage  des  locomotives,  steamers,  manufactures,  ateliers  de 
construction,  etc.  (2). 


(1)  Engineering  and  mining  Journal. 

(2)  Colliery  Guardian. 


Ôyo  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

La  houille  à,  la  Nouvelle-Galles  du  Sud.  — Le  terrain 
houiller  présente  un  grand  développement  dans  la  partie  orien- 
tale de  l’Australie,  le  Queensland  et  la  Nouvelle-Galles  du  Sud, 
et  il  a contribué  pour  une  grande  part  au  rapide  développement 
des  colonies  anglaises  de  cette  région.  Depuis  longtemps,  les 
couches  nombreuses  de  combustible  qu’il  renferme  sont  active- 
ment exploitées  dans  les  environs  de  Newcastle.  Plusieurs  ont 
des  puissances  supérieures  à i“2o;  il  en  est  une  de  9 mètres. 

Elles  sont  l’objet  d’exploitations  importantes,  dont  les  produits 
sont  en  partie  dirigés  vers  la  Chine,  vers  l’Inde,  et  même  vers  les 
ports  de  la  Californie.  La  ville  et  le  port  de  Sydney  s’étaient 
jusqu’ici  alimentés  de  combustible  aux  houillères  du  district  de 
Newcastle,  qui  exploitent  les  diverses  qualités  de  charbon  : 
charbons  de  forge,  charbons  domestiques,charbons  à gaz,cannel- 
coal.  Cette  situation  est  probablement  appelée  à changer  dans 
un  avenir  peu  éloigné.  Des  travaux  de  recherche  ont  amené,  en 
effet,  la  découverte  de  la  houille  dans  le  district  de  Sydney  i i).  Le 
dernier  sondage,  pratiqué  à trois  quarts  de  mille  seulement  de 
l’un  des  chemins  de  fer  du  gouvernement,  a atteint  le  combus- 
tible à la  profondeur  de  2227  pieds.  La  mise  en  exploitation  de 
ce  gisement  houiller,  reconnu  sur  une  étendue  de  33  à 3q  milles, 
ne  peut  manquer  d’avoir  une  influence  très  favorable  sur  le  déve- 
loppement de  l’industrie  de  cette  région. 

V.  Lajibiotte. 


SISMOLOGIE. 


L’un  de  nos  plus  brillants  collaborateurs,  M.  de  Lapparent, 
vient  de  publier  dans  le  Correspondant  un  magnifique  article 
intitulé  : Les  tremblements  de  terre.  Beaucoup  de  nos  lecteurs 
nous  sauront  gré  de  leur  avoir  signalé  ce  travail.  Les  autres 
seront  heureux  d’en  lire  ici,  du  moins,  une  partie.  Nous  en 
extrayons  donc  textuellement  les  dernières  pages. 

Parler  des  tremblements  de  terre  sans  dire  un  mot  des  essais 
de  prévision  du  phénomène,  serait  sans  doute  mal  répondre  à 
l’attente  du  lecteur.  Bien  des  gens  se  sont  employés  avec  con- 


(1)  Colliery  Guardian. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  67 1 

viction  à cette  besogne  prophétique,  et  on  en  pourrait  citer  dont 
toute  la  carrière  a été  consacrée  à réunir  des  statisti({ues  en  vue 
de  prouver  la  concordance  des  mouvements  sismiques,  soit  avec 
les  positions  de  la  lune,  soit  avec  les  variations  de  la  tempéra- 
ture, soit  enfin  avec  les  oscillations  de  la  colonne  barométrique. 
La  plupart  de  ces  statistiques  sont  dépourvues  de  valeur,  non 
seulement  parce  qu’on  y a groupé,  pêle-mêle,  les  véritables 
tremblements  de  terre  avec  les  mouvements  locaux  dus  au 
défaut  d’assiette  du  terrain;  mais  parce  que,  institués  aune 
époque  où  l’observation  sismographique  n’existait  pas,  les  cata- 
logues sont  forcément  tout  ce  qu’il  y a de  plus  incomplet.  Une 
statistique  sérieuse  ne  pourra  être  dressée  que  quand  les  sismo- 
graphes enregistreurs  seront  partout  installés,  et  ce  n’est  pas 
s’aventurer  que  de  prédire  qu’alors  la  lune  se  montrera  aussi 
innocente  des  tremblements  de  terre  qu’elle  l'est  des  chan- 
gements de  temps  à la  surface.  Il  ne  saurait  en  être  autrement 
depuis  que  nous  savons  qu’au  lieu  d’avoir  leur  siège  entre 
l’écorce  et  une  nappe  fluide  continue,  ces  ébranlements  naissent 
tout  près  de  la  surface,  au  sommet  de  grands  sillons  où  les 
marées  intérieures,  s’il  en  existait,  n’auraient  pas  d’action. 

Il  n’est  pas  absolument  impossible  que  l’état  du  baromètre 
influe  sur  la  facilité  du  dégagement  des  gaz.  Pourtant  ce  facteur 
doit  être  de  bien  médiocre  importance,  soit  qu’on  admette  la 
théorie  du  rochage,  soit  qu’on  préfère  l’hypothèse  de  la  chute 
des  blocs  humides. 

Existe-t  il  maintenant  des  signes  précurseurs  auxquels  on  puisse 
reconnaître  l’approche  d’un  mouvement  sismique?  Les  observa- 
teurs italiens  l’affirment,  et,  à les  entendre,  toute  manifestation 
éruptive  serait  précédée  par  des  bourrasques  microsismiques, 
c’est-à-dire  par  une  agitation  particulière  qui  ne  se  traduit  pas 
au  dehors  et  n’est  perceptible  que  grâce  à des  appareils  très  déli- 
cats. On  conçoit,  à la  rigueur,  que,  s’il  s’agit  d’une^région  homo- 
gène déterminée,  il  puisse  en  être  ainsi.  Pour  être  brusque,  le 
dégagement  des  gaz  n’a  pas  besoin  d’être  instantané.  Une 
grande  explosion  peut  être  précédée  par  des  tentatives  d’ébul- 
lition de  beaucoup  moindre  importance,  et  les  appareils  installés 
au-dessüs  du  foyer  en  question  pourraient  en  percevoir  la  trace. 
Mais  si  l’explosion  doit  se  produire  dans  un  autre  sillon,  indé- 
pendant du  premier,  on  n’en  sera  pas  averti.La  meilleure  preuve 
est  que  la  catastrophe  de  la  côte  ligurienne  est  survenue  sans 
qu’aucun  des  sismographes  italiens  eût  fourni  la  moindre  indi- 
cation préalable.  Si  donc  il  n’est  pas  interdit  d’espérer  mieux 


672  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

pour  l’avenir,  on  peut  dire  que,  pour  le  moment,  l’art  de  prévoir 
les  tremblements  de  terre  est  encore  à créer. 

S’il  faut  renoncer,  jusqu’à  nouvel  ordre,  à l’espoir  de  prédire 
ces  catastrophes,  peut-on  du  moins  en  conjurer  ou  en  atténuer 
les  effets  désastreux  ? Ce  serait  le  lieu,  si  nous  voulions  rire,  de 
mentionner  la  recette  qu’un  ingénieur  anonyme  adressait,  le 
lendemain  du  tremblement  de  terre  de  Nice,  à un  journal  de 
Paris.  Déboucher  le  Vésuve  pour  rétablir  la  soupape  qui  permet 
aux  gaz  de  dépenser  leur  force  expansive  sans  dommage  pour 
l’écorce  ! Evidemment  cette  proposition  ne  peut  être  regardée 
que  comme  une  agréable  plaisanterie  ; en  revanche,  c’est  une 
idée  assez  répandue  que  celle  qui  consiste  à voir  dans  les  vol- 
cans des  appareils  de  sûreté.  A coup  sûr,  si  tous  les  orifices 
volcaniques  venaient  à être  bouchés,  l’activité  interne  se  mettrait 
en  devoir  de  les  rouvrir  et  ce  travail  souterrain  pourrait  être, 
pendant  quelque  temps,  fort  incommode  pour  nous.  Mais  il  n’en 
est  pas  moins  vrai  que  le  voisinage  de  ces  prétendues  soupapes 
est  loin  de  constituer  une  garantie  de  repos.  Qu’on  le  demande 
aux  habitants  des  Antilles,  à ceux  du  Mexique,  de  l’Équateur  et 
du  Chili  ! Dieu  sait  si  les  éruptions  y sont  fréquentes  et  si  les 
orifices  de  sortie  sont  peu  obstrués!  Pourtant  c’est  là  surtout 
que  les  tremblements  de  terre  sévissent.  D’ailleurs,  puisqu’on  a 
parlé  de  déboucher  le  Vésuve  (lequel,  pour  le  dire  en  passant, 
n’est  point  bouché  du  tout),  il  n’est  pas  mauvais  de  recourir  à 
l’histoire  pour  se  rendre  compte  du  résultat  possible  d’une  telle 
opération.  Depuis  la  fondation  de  Rome  jusqu’à  l’an  79  de  notre 
ère,  la  montagne  qui  domine  la  campagne  de  Naples  n’avait 
donné  aucun  signe  d’activité.  C’était  à coup  sûr  un  volcan,  né 
au  milieu  de  convulsions  dont  les  premiers  habitants  de  l’Italie 
avaient  peut-être  été  les  témoins.  Mais  la  tradition  n’avait  pas  ’ 
gardé  le  souvenir  de  ces  catastrophes  et,  la  géologie  n’étant  pas 
alors  inventée^  personne  ne  s'était  avisé  de  reconnaître,  dans  le 
sol  de  la  montagne,  un  produit  d’origine  ignée.  Quelques  des- 
criptions nous  disent  bien  que,sur  le  sommet  de  l’ancien  Vésuve, 
formé  par  une  sorte  de  plateau  un  peu  déprimé,  occupé  par  une 
vigne-vierge,  on  observait  des  pierres  qui  semblaient  avoir  été 
calcinées.  Mais  le  feu  du  ciel  paraissait  suffisant  pour  expliquer 
cette  particularité,  et  la  montagne,  aussi  bien  que  ses  abords, 
était  si  parfaitement  tranquille  que  Spartacus,  avec  ses  esclaves, 
n’avait  pas  hésité  à y établir  son  camp.  Tout  d’un  coup,  en  79, 
l’ancienne  cheminée  volcanique  se  déboucha  toute  seule.  Le 
Vesuve  sauta  en  l’air,  ne  laissant  subsister  que  ce  rempart  demi- 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  ÔyS 

circulaire  qu’on  appelle  la  Somma  et,  au  centre  de  l’ouverture 
béante,  les  projections  édifièrent  un  nouveau  cône,  plus  petit, 
qui  est  le  Vésuve  actuel,  celui  dont  la  naissance  a coûté  la  vie 
à Pline  et  causé  la  destruction  d'Herculanum  et  de  Pompéi.  Et 
depuis  cette  opération,  dont  la  nature  seule  avait  fait  les  frais, 
la  contrée  napolitaine  connaît  les  tremblements  de  terre,  dont 
jusqu’alors  elle  avait  été  exempte.  Qu’on  juge  par  là  de  l’effica- 
cité d’un  volcan  comme  appareil  de  protection. 

Les  habitants  des  contrées  souvent  visitées  par  les  tremble- 
ments de  terre  pratiquent  divers  moyens  pour  se  mettre  à l’abri 
du  fléau.  Les  habitations  sont  construites  en  bois  et,  au  lieu 
d’établir  les  fondations  sur  le  sol,  on  leur  donne  pour  base  une 
sorte  de  radier,  simplement  posé  sur  la  terre,  et  formé  de  pou- 
tres assemblées.  De  plus,  l’expérience  ayant  montré  que  c’est 
grâce  à la  continuité  du  terrain  que  s’opère  la  propagation  des 
secousses,  on  a soin  d’interrompre  cette  continuité  en  creusant, 
au  voisinage  des  fondations,  des  cavités  artificielles  où  la  vibra- 
tion se  dissipe  sans  donner  lieu  à des  chocs. 

Mais,  si  ces  précautions  se  recommandent  dans  les  pays  où  le 
fléau  est  endémique,  il  est  difficile  d’astreindre  à une  pareille 
sujétion  ceux  où  les  catastrophes,  quand  elles  se  produisent, 
sont  séparées  par  des  intervalles  d’un  grand  nombre  de  siècles. 
La  mémoire  de  ces  événements  se  perd  vite  et  l’insouciance 
humaine,  quand  il  s’agit  d'éviter  une  gêne,  a bientôt  fait  de 
dire  : Arrive  que  pourra!  Comment  d’ailleurs,  pour  une  per- 
spective aussi  peu  probable,  irait-on  s’interdire  les  maisons  de 
pierre,  les  grands  édifices  et  tout  ce  qui  est  précisément  l’essence 
de  la  civilisation?  On  peut  seulement  observer  certaines  règles 
de  prudence.  C’est  ainsi  qu’il  y a des  terrains,  tels  que  les  sables 
et  les  argiles  en  couches  très  épaisses,  où  la  vibration  est  moins 
à redouter,  et  nous  avons  déjà  dit  que  le  danger  était  moindre 
sur  les  massifs  très  anciennement  consolidés  qu’à  la  jonction  de 
ceux-ci  avec  des  formations  sédimentaires  beaucoup  plus 
récentes. 

Il  ne  faudrait  pas  croire,  du  reste,  que  la  menace  des  ébran- 
lements sismiques  pesât  du  même  poids  sur  tous  les  pays  indiffé- 
remment. Il  y a des  territoires  dangereux  et  d’autres  qui  le  sont 
très  peu.  Pour  les  définir,  rappelons-nous  la  liaison  des  phéno- 
mènes volcaniques  avec  les  lignes  de  dislocation.  A ce  titre,  on 
peut  réputer  dangereux  tous  les  districts  où  l’écorce  du  globe  a 
subi  de  grands  dérangements,  et,  en  particulier,  les  pays  de 
montagnes.  Mais  tous  ne  sont  pas  menacés  au  même  degré.  Les 
XXI  43 


674  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

dislocations  d’allure  rectiligne  et  de  profil  brusque  sont  plus  à 
craindre  que  les  autres,  surtout  quand  on  peut  établir,  par  la 
géologie,  qu’elles  sont  relativement  récentes  : car  il  semble  que 
le  danger  doive  s’éloigner  avec  l’âge. 

Prenons  pour  exemple  la  côte  de  Ligurie.  C’est  une  ligne  de 
relief  récente  ; car  les  Alpes  figurent  parmi  les  montagnes  les 
plus  modernes.  Elle  est  essentiellement  brusque,  puisque  la  mon- 
tagne plonge  directement  dans  la  mer.  Aussi,  bien  que  l’absence 
de  volcans  ne  la  classe  pas  parmi  les  régions  les  plus  menacées, 
néanmoins  elle  est  de  celles  où  un  tremblement  de  terre  n’a  rien 
qui  doive  étonner.  On  aurait  le  droit  d’être  plus  surpris  si  le 
fléau  s’abattait  sur  le  bassin  de  Paris,  cette  grande  cuvette  ter- 
tiaire remplie  de  sédiments  tranquilles  et  de  nature  plutôt  élas- 
tique. Enfin  la  stabilité  paraît  encore  mieux  assurée  soit  dans  les 
Pays-Bas,  soit  dans  ces  plaines  de  l’Allemagne  du  Nord,  où  une 
énorme  épaisseur  de  sables  et  argiles  glaciaires,  superposée  au 
terrain  solide,  forme  comme  un  matelas  impropre  à la  transmis- 
sion des  secousses,  enmème  temps  que  l’absence  de  toute  grande 
ligne  de  rupture  éloigne  la  probabilité  des  ébranlements.  Au 
contraire,  la  zone  méditerranéenne  et  spécialement  la  partie 
méridionale,  est  dans  des  conditions  particulièrement  défavora- 
bles. La  région  de  l’Archipel  grec  et  celle  de  la  Sicile  l’ont  trop 
souvent  appris  à leurs  dépens.  Si  l’Andalousie,  placée  aux  limites 
de  ce  domaine,  a été  éprouvée,  c’est  que  son  territoire  représente 
une  conquête  récente  opérée  sur  la  mer.  Cette  chaîne  de  la 
Sierra  Nevada,  avec  ses  cimes  de  35oo  mètres  de  hauteur,  qui 
dressent  leurs  têtes  neigeuses  en  face  de  la  Méditerranée,  à 
proximité  de  Malaga  et  de  ses  vignobles,  dit  assez  quelles  dislo- 
cations de  premier  ordre  ont  façonné  en  ce  point  l’extrémité  de 
le  péninsule  ibérique.  Plus  de  cent  ans  auparavant,  Lisbonne 
avait  appris  ce  qu’il  en  coûte  d’être  sur  le  passage  d’une  ligne 
de  fracture  récente,  aboutissant  directement  à la  mer. 

L’histoire  est  longue  des  désastres  causés  par  les  tremblements 
de  terre,  des  ruines  amoncelées,  des  richesses  anéanties,  des  vies 
humaines  sacrifiées  par  myriades!  Il  est  pourtant,  le  ci'oirait-on, 
un  service  que  les  mouvements  sismiques  ont  rendu.  Ils  ont 
permis  de  connaître,  sans  aucuns  frais  de  sondage,  la  profon- 
deur des  diverses  parties  de  l'océan  Pacifique,  et  voici  de  quelle 
façon. 

Quand  un  tremblement  de  terre  prend  naissance  au  pied  de  la 
chaîne  des  Andes,  il  se  propage  d’abord  jusqu’à  la  côte,  puis 
gagne  l’océan  Pacifique,  où  l’ébranlement  fait  naître  une  vague 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  6y5 

de  translation.  Ce  n’est  pas  seulement  une  ride  superficielle, 
c’est  un  véritable  mouvement  vibratoire  qui  agite,  sur  son  pas- 
sage, tout  l’ensemble  de  la  masse  océanique  à travers  laquelle  il 
se  transmet  régulièrement,  et  cela  (chose  curieuse  en  apparence, 
mais  conforme  à la  théorie)  avec  une  vitesse  moindre  que  dans 
un  terrain  solide.  Mais  le  calcul  indique  que,  dans  une  masse 
d’eau,  la  vitesse  de  transmission  de  l’onde  est  liée,  d’une  façon 
nécessaire,  à la  profondeur  de  la  masse  ébranlée.  Si  donc  la  pro- 
fondeur varie,  la  vitesse  variera  aussi. 

Imaginons  donc  cette  onde  partant  de  la  côte  du  Pérou  pour 
arriver  à l’Australie  (et  même  jusqu’au  Japon),  après  avoir 
touché  successivement  les  îles  de  la  Polynésie.  Si,  sur  son  par- 
cours, on  a soin  de  noter  exactement  l’heure  d’arrivée  de  la 
vague  sur  chaque  île,  en  comparant  les  différences  avec  les 
espaces  parcourus,  on  connaîtra  les  variations  de  la  vitesse  et, 
par  suite,  celles  de  la  profondeur.  Appliquée,  en  1868,  au  trem- 
blement de  terre  d’Arica,  cette  méthode  a donné  des  résultats 
très  concordants  avec  ceux  des  sondages  ultérieurement  exécutés. 
Pour  le  dire  en  passant,  la  vague  n’avait  mis  que  seize  heures 
pour  venir  d’Arica  aux  îles  Samoa  ou  des  Navigateurs,  c’est-à- 
dire  pour  franchir  une  distance  de  1 1 000  kilomètres.  C’est  juste 
le  même  temps  qu’emploie  la  marée  pour  ce  trajet. 

Nous  n’irons  pas  jusqu’à  prétendre  que  ce  résultat  bienfaisant 
doive  entrer  le  moins  du  monde  en  compensation  des  ruines 
dont  les  mouvements  sismiques  se  sont  rendus  coupables.  Il 
était  bon  de  le  mentionner  pour  montrer  qu’il  n’est  guère  de 
catastrophe  dont  la  science  ne  puisse  tirer  un  profit,  parfois  bien 
inattendu.  Mais  les  tremblements  de  terre  n’en  demeurent  pas 
moins  la  menace  la  plus  terrible  qui  puisse  peser  sur  l’humanité, 
et  leur  rôle  principal  semble  être  de  démontrer,  mieux  que  tout 
autre  événement,  la  fragilité  des  choses  humaines,  en  déconcer- 
tant les  prévisions  en  apparence  les  mieux  assises.  Je  ne  sais  si  à 
ces  heures  d’effroi,  où  les  animaux  se  troublent,  où  toute  la 
nature  frémit,  où  les  œuvres  de  l’homme  s’écroulent  avec  fracas, 
il  peut  se  trouver  encore  des  cœurs  assez  fermes  et,  surtout, 
assez  inaccessibles  à la  surprise,  pour  répéter  la  fameuse  parole  : 
Impavidum  ferlent  ruinæ.  Mais,  si  j’en  crois  ceux  qui  ont  passé 
par  ces  angoisses,  il  est  une  autre  pensée  qui  doit  venir  plus 
naturellement  à l’esprit  ; c’est  celle  qu’exprime  le  Quanius  tre- 
mor  est  futurus  de  la  terrible  prose  des  morts,  inséparable  de 
l’idée  du  juge  qui  va  demander  compte  à chacun  de  ses  actes  ! 


A.  DE  Lappadent. 


676  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


VERTÉBRÉS. 


Le  bouclier  dorsal  de  Polacanthus  (1).  — On  sait  que  les 
Dinosauriens,  ces  curieux  et  presque  toujours  gigantesques 
Reptiles  éteints  des  temps  secondaires,  se  divisent  en  deux 
groupes  : les  Carnivores  (exemple  : Mégalosaure)  et  les  Herbi- 
A’ores  (exemple  : Iguanodon).  Ceux-ci,  à leur  tour,  se  partagent 
en  trois  ordres  : les  Sauropodes,  dont  les  pattes  rappellent  plus 
ou  moins  celles  des  lézards  actuels  ; les  Ornithopodes,  dont  les 
membres  postérieurs  ressemblent  à ceux  des  oiseaux;  et  les 
Stégosauriens,  couvèrts  d’une  armure  dermique. 

Jusqu’à  présent,  ce  qu’on  savait  de  cette  armure  dermique 
nous  la  montrait  (chez  Stegosauriis,  par  exemple)  comme  com- 
posée de  plaques  isolées  de  grandeur  variable  et  d’épines. 
M.  Hulke  vient  de  découvrir  que,  chez  Polacanthus,  animal  du 
même  groupe,  il  y avait  un  grand  bouclier  dorsal  rappelant  en 
quelque  sorte  la  carapace  de  certaines  tortues  comme  Sphargis. 

La  formation  des  monstres  doubles  (2).  — La  question  de 
la  formation  des  monstres  doubles,  bien  qu’elle  ne  soit  pas 
encore  complètement  résolue,  par  suite  de  la  difficulté  très 
grande  du  sujet,  a fait  cependant,  dans  ces  dernières  années,  des 
progrès  considérables  (travaux  de  Ahlfeld,  de  Dareste,  de  Ger- 
lach,  de  Rauber,  etc.).  Nous  savons  aujourd’hui  que  les  monstres 
doubles  se  produisent  toujours  sur  une  cicatricule  unique. 

Certains  types  de  la  monstruosité  double  résultent  de  l’union 
et  de  la  fusion  plus  ou  moins  complète  de  deux  corps  embryon- 
naires produits  sur  la  cicatricule.  Ce  fait  est  parfaitement 
évident  pour  les  Céphalopages  et  les  Métopages,  dans  lesquels 
l’union  se  fait  uniquement  par  les  têtes.  Il  l’était  beaucoup  moins 
pour  les  monstres  sycéphaliens  (Janiceps,  Iniopes,  Synotes)  et 
pour  les  Déradelphes.  Et  cependant,  là  aussi,  M.  Dareste  a pu 
suivre,  dans  un  grand  nombre  de  cas,  la  manière  dont  s’opère 
la  fusion  complète  des  deux  corps  embryonnaires  primitivement 
isolés. 

(1)  J.  AV.  Hulke.  Supplementary  Note  on  Polacanthus  Foxii,  descrihing  the 
Dorsal  and  some  parts  of  the  Endoskeleton  imperfectly  known  in  1881.  Proc. 
Roy.  Soc.  London  1887,  vol.  XLII,  n°251,p.  16. 

(2)  G.  Dareste.  Nouvelles  recherches  sur  le  mode  de  formation  des  monstres 
doubles.  Comptes  rendus  de  l’Académie  des  sciences  de  Paris.  1887,  vol.  CIV, 
n“  10  (7  mars),  p.  715. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  677 

Mais  il  est  des  monstres  doubles  auxquels  ces  explications  ne 
s’appliquent  point  : ce  sont  les  monstres  désignés  sous  le  nom  de 
monstres  par  union  latérale.  Ces  monstres  ne  sont  que  partielle- 
ment doubles,  tantôt  antérieurement,  tantôt  postérieurement, 
et  parfois,  mais  plus  rarement,  antérieurement  et  postérieure- 
ment, avec  l’unité  de  la  région  médiane.  Ils  sont  très  rares 
chez  les  Oiseaux,  mais  se  produisent  au  contraire  assez 
fréquemment  dans  les  Poissons,  à la  suite  des  fécondations  arti- 
ficielles. M.  Dareste  croit  que  les  monstres  en  question  appa- 
raissent d’emblée  sur  le  blastoderme,  avec  tous  les  faits  d’orga- 
nisation qui  les  caractérisent,  et  qu’ils  contiennent  en  eux-mêmes, 
dès  leur  origine,  le  principe  de  leur  évolution  tératologique. 

L’éminent  naturaliste  français  pense  que  la  fécondation  joue 
un  rôle  considérable  dans  la  production  des  monstres  doubles. 
Peut-être  faut-il  chercher  l’explication  de  ce  rôle  dans  les  obser- 
vations de  MM.  Hertwig,  Fol,  Selenka  et  É.  Van  Beneden,  sur  les 
modifications  qu’éprouve  le  spermatozoïde  lorsqu’il  a pénétré 
dans  l’ovule  et  sur  la  formation  du  noyau  mâle.  Dans  l’état 
normal,  un  seul  spermatozoïde  doit  intervenir.  La  pénétration 
de  deux  spermatozoïdes  dans  l’ovule  déterminerait  la  formation 
de  deux  noyaux  mâles.  Ces  deux  noyaux  seraient-ils  l’origine 
des  deux  foyers  de  formation  embryonnaire,  le  point  de  départ 
d’un  monstre  double?  c’est  ce  que  l’avenir  nous  apprendra. 

La  nourriture  de  la  sardine (i).  — La  diminution  du  nom- 
bre des  sardines  sur  la  côte  bretonne  depuis  cinq  ans,  la  crise 
industrielle  qui  en  résulte  et  dont  l’Administration  de  la  marine 
française  se  préoccupe  actuellement  ajuste  titre, donnent  un  réel 
intérêt  à tout  ce  qui  touche  les  conditions  d’existence  d’une 
espèce  animale  encore  peu  connue  malgré  son  importance  éco- 
nomique. 

A Concarneau,  l’estomac  de  sardines  prises  le  17  juin  1882 
renfermait  uniquement  des  Gopépodes  appartenant  aux  espè- 
ces les  plus  grandes  des  mers  d’Europe  : Pleuromma  armata, 
Boeck,  et  Calanus  finmarchicus,  Gunner.  Ce  sont  de  petits  crus- 
tacés de  haute  mer,  que  l’on  rencontre  parfois  au  large  en 
quantités  considérables,  mais  qui  ne  se  montrent  jamais  en 
grand  nombre  à proximité  du  rivage.  Lorsqu’ils  s’y  présentent 
en  abondance  exceptionnelle, ils  constituent  un  appât  qui  paraît 

(1)  G.  Pouchetet  J.  de  Guerne.  Sur  la  nourriture  de  la  Sardine.  Comptes 
RENDUS  DE  l’Académie  DES  SCIENCES  DE  Paris.  1887,  vol.  CIV,  n"  10  (7  Riars), 
p.  712. 


678  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

correspondre  à celui  qui  semble  attirer  le  Hareng  d’été  sur  les 
côtes  de  Norvège. 

En  juillet,  août,  septembre,  toujours  dans  les  parages  de 
Concarneau,  on  observa  : des  Copépodes,  des  œufs  de  petits 
Crustacés,  des  soies  d’Annélides,  des  enveloppes  d’infusoires  de 
la  famille  des  Tintinnodea,  des  spiculés  de  Radiolaires  et  quel- 
ques débris  d’origine  végétale.  La  sardine  ne  préfère  en  aucune 
façon  les  matières  animales,  et  il  peut  même  arriver  que  sa 
nourriture  soit  exclusivement  composée  de  végétaux  micro- 
scopiques (Diatomées). 

A la  Corogne,  on  trouva  également  des  Copépodes,  des 
embryons  de  Gastropodes  et  des  quantités  considérables  dePéri- 
diniens;  il  y avait  au  moins  vingt  millions  de  ces  derniers  dans 
chaque  sardine. 

La  sardine  paraît  d’ordinaire  exempte  de  parasites;  on  y a 
cependant  rencontré  récemment  un  Trématode  (dans  l’estomac). 

Tatou  gigantesque  du  miocène  du  Kansas  (i).  — Le  musée 
de  l’Université  du  Kansas,  à Lawrence,  renferme  une  portion  de 
l’armure  dermique  d’un  tatou  appartenant  probablement  à la 
famille  des  Glyptodontidœ  et  provenant  de  la  “ Loup  Fork  for- 
mation Ce  tatou  est  nouveau;  M.  Cope  lui  a appliqué  le  nom 
de  Caryoderma  snoviamwi.  11  est  caractérisé  par  ce  fait  : qu’une 
portion  de  la  carapace  est  représentée  par  des  noyaux  osseux 
qui  ne  se  rejoignent  pas.  En  outre,  les  plaques  de  la  queue  sont 
séparées  et  non  synostosées  comme  chez  Dxdicurus. 

La  découverte  de  cet  animal  dans  le  miocène  du  Kansas  est 
intéressante  à plusieurs  titres.  Et  d’abord,  c’est  la  première  fois 
que  le  groupe  d’Édentés  auquel  il  appartient  a été  signalé  au 
nord  du  Mexique.  Ensuite,  comme  étant  plus  ancien  que  les 
Glyptodontidæ  des  Pampas  de  l’Amérique  du  Sud,  Caryoderma 
peut  jouer  le  rôle  d’ancêtre.  Enfin,  le  caractère  rudimentaire 
de  certaines  portions  de  sa  carapace  montre  que  cette  dernière 
était  en  voie  de  formation,  ce  qui  est  bien  d’accord  avec  l’âge 
géologique. 

Un  nouveau  genre  de  Placodermes  (2).  — C’est  une  chose 
bien  connue  que  le  seul  orifice  de  la  portion  crânienne  des  Pois- 
sons placodermes  du  Vieux  Grès  Rouge,  Fterichfhys  et  Boihrio- 

(1)  E.  D.  Cope.  A Giant  Armadillo  from  the  Miocene  of  Kansas.  American 
Naturalist.  December  1886,  p.  1044. 

(2)  E.  D.  Cope.  An  interesting  connecting  genus  of  Chordata.  American 
Naturalist.  December  1886,  p.  1027. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  679 

lepis,  est  impair  et  médian;  il  est  placé  transversalement  de 
façon  à occuper  l’espace  couvert  par  les  orbites  et  la  région 
interorbitaire  de  ces  Vertébrés,  qui  ont  les  yeux  supérieurs  et 
très  rapprochés.  Chez  Cephalaspis^<p\' on  a aussi  supposé  être  un 
Poisson,  il  y a deux  orbites  dans  le  bouclier  crânien.  D’autre 
part,  on  a trouvé,  dans  l’orifice  médian  de  Bothriolepis^  une 
valve  osseuse  entièrement  libre;  on  a regardé  celle-ci  comme 
homologue  de  la  partie  interorbitaire  de  Cephalaspis,  et  les  ori- 
fices restants  à droite  et  à gauche  comme  correspondant  aux 
orbites  du  même  Poisson.  M.  Cope  est  opposé  à cette  inter- 
prétation. Il  considère  l’orifice  uniiiue  de  Pterichthys  et  de 
Botkriolepis  comme  homologue  du  sac  nasal  des  lamproies,  ainsi 
que  de  la  bouche  des  Tuniciers  et  des  Invertébrés  en  général. 
Ce  caractère,  joint  à l’absence  de  mâchoire  inférieure,  nécessite- 
rait qu’on  rangeât  ces  deux  genres  parmi  les  Marsipobran- 
ches  ou  parmi  les  Tuniciers.  A cause  de  la  ressemblance  de 
la  carapace  avec  celle  de  Chelyosoma  et  de  la  similitude  des  bras 
latéraux  avec  ce  qu’on  voit  dans  Appendiciilario,  le  célèbre 
naturaliste  de  Philadelphie  a penché  pour  la  deuxième  opinion. 

Aujourd’hui,  M.  Cope,  après  quelques  considérations  géné- 
rales, décrit  un  nouveau  genre  de  Placodermes  sous  le  nom  de 
Mycterops.  La  particularité  caractéristique  de  cette  forme  con- 
siste en  ce  qu’elle  combine  la  présence  d’orbites  paires  sembla- 
bles à celles  de  Cephalaspis  avec  un  orifice  médian  situé  entre 
elles  dans  la  position  de  celui  de  Botkriolepis.  Et  cet  orifice 
médian  est,  à son  tour,  divisé  en  deux  parties  égales  par  un 
étroit  septum  longitudinal  médian.  Cette  structure  rend  proba- 
ble que  l’orifice  impair  médian  des  Fterichthyidæ  représente  à 
la  fois  les  narines  et  les  orbites  qui  ne  se  seraient  séparées  que 
plus  tard. 

Enfin,  M.  Cope  donne  la  classification  suivante  des  Chordata 
(animaux  à corde  dorsale,  comprenant  les  Vertébrés  et  les  Tuni- 
ciers) inférieurs. 

A.  Classe  : TUNICATA. 

Ordre  : Antiarcha.  Anus  postérieur  ; bouche  et  narines  pré- 
sentes? 

1.  Famille  : Bothriolepidæ.  Plus  de  queue. 

2.  Famille  : Pterichthyidæ.  Une  queue. 

B.  Classe  : AGNATHA.  Pas  de  mâchoire  inférieure,  ni  de 
ceinture  scapulaire. 

I.  Sous-classe  : Arhina.  Pas  de  narines. 


68o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Famille  : Cephalaspidæ. 

II.  Sous-classe  : Monorhina.  Narine  impaire. 

1.  Ordre  : Hyperoarti  (Myxine). 

2.  Ordre  : Hyperotreti  (Lamproie). 

III.  Sous-classe  : Diplorhina.  Deux  narines. 

Famille  Mycferopidæ.  Bouclier  céphalique  et  ventral. 

G.  Classe  : POISSONS. 

Le  genre  Ptychodus  (i).  — Le  genre  Ptychodus,  à cause  de 
l’état  d’isolement  où  on  rencontre  toujours  ses  dents,  a été, 
jusqu’ici,  mal  compris  par  les  naturalistes.  Agassiz  le  rapportait 
aux  Cestraciontidæ  (représentés  aujourd’hui  par  le  requin  de 
Port-Jackson)  et  sir  Richard  Owen  conserva  cette  interpréta- 
tion. Cependant,  le  professeur  Gope  exprima  depuis  l’opinion 
que  cette  relation  avec  les  Cestraciontidæ  n’était  qu’apparente. 
C’est  ce  que  vient  démontrer  aujourd’hui  M.  Smith  Wowdward, 
qui  fait  voir  que  Ptychodus  n’est  pas  un  requin,  mais  une  véri- 
table raie,  voisine  des  Myliobatidæ. 

Monophylétisme  et  Polyphylétisme  (2). — Les  partisans  de 
la  théorie  de  l’évolution  admettent  habituellement,pour  des  êtres 
de  structure  voisine,  une  origine  commune.  M.  Vogt,  se  basant 
sur  le  développement  paléontologique,  parallèle  et  indépendant, 
des  chevaux  en  Europe  et  en  Amérique,  croit  q ue,  le  plus  sou- 
vent, les  animaux  à structure  très  semblable  ont  une  origine  au 
contraire  fort  différente  et  qu’ils  n’ont  été  amenés  au  point  où 
nous  les  voyons  que  par  un  phénomène  de  convergence.  En 
d’autres  termes,  au  Heu  de  devoir  se  rapprocher  de  plus  en  plus 
quand  on  remonte  la  série  des  âges  géologiques,  on  les  trouve- 
rait s’écartant  toujours  davantage. 

Dromatherium  et  Microconodon  (3).  — Les  Mammifères 
secondaires  sont  si  rares  que  toute  connaissance  nouvelle  les 
concernant  doit  être  considérée  comme  précieuse.  C’est  pourquoi 
nous  saisissons  avec  empressement  l’occasion  qui  se  présente  à 

(1)  A.  Smith  Woodward.  On  the  Dentition  and  Affinities  of  the  Selachian 
Genus  Ptychodus,  Agassiz.  Geological  Mag.azine.  Février  1887,  p.90. 

(;2)  G. Vogt.  Quelques  hérésies  dar  winistes.  Revue  scientifique.  1886, 3'  série, 
t.  XXXVIII,  n“  16,  p.481. 

(3)  H.  F.  Osborn.  Observations  upm  the  Upper  Triassic  Mammals,  Droma- 
therium and  Microconodon.  Proc.  Acad.  Nat.  Sc.  Philadelphia.  1887, p.  359. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  68 1 

nous  d’entretenir  les  lecteurs  de  la  Revue  des  questions  scienti- 
fiques de  ces  intéressants  et  minuscules  animaux. 

En  1857,  le  professeur  Einmons  décrivit  des  portions  de  trois 
petites  mâchoires  de  Mammifères,  provenant  du  trias  supérieur 
de  la  Caroline  du  Nord  et  sur  lesquelles  il  fonda  le  genre  nouveau 
Dromatherium.  Le  spécimen-type  est  maintenant  dans  le  musée 
géologique  de  Williams  College.  Un  autre  échantillon  se  trouve 
dans  la  collection  de  l’Academy  of  natural  sciences,  à Phila- 
delphie. M.  Osborn  n’a  pu  savoir  ce  qu’était  devenu  le  troisième; 
mais,grâce  à l’obligeance  du  professeurs.  F.Clarke,  de  Williams 
College,  il  a pu  étudier  le  spécimen-type  dont  il  vient  d’être 
question.  Ce  spécimen,  quoique  légèrement  endommagé  par 
l’enlèvement  de  la  gangue,  est  d’une  conservation  magnifique 
et  donne  la  dentition  complète  de  la  mâchoire  inférieure,  à 
l’exception  des  couronnes  de  deux  molaires.  En  le  comparant  à 
celui  de  l’Académie,  M.  Osborn  est  arrivé  à ce  résultat  intéres- 
sant que  le  genre  Dromatherium  comprenait,  en  réalité,  deux 
genres  distincts  et  qu’Emmons  avait  composé  le  dessin  qu’il  a 
publié  avec  deux  mâchoires  totalement  différentes,  sans  s’en 
apercevoir.  11  propose  de  conserver  à l’un  des  genres  le  nom  de 
Dromatherium  et  de  donner  à l’autre  celui  de  Microconodon. 

Les  personnes  qui  sont  familières  avec  les  ouvrages  de  sir 
Richard  Owen  et  du  professeur  O.  C.  Marsh  sur  les  Mammi- 
fères mésozoïques  savent  qu’il  n’existe  pas  de  distinction  tranchée 
entre  les  molaires  de  ces  animaux;  que  la  distinction  entre  les 
molaires  et  les  prémolaires  repose  uniquement  sur  la  forme  ; 
que  nous  ne  savons  rien  sur  la  dentition  permanente  et  la  den- 
tition de  lait,  sauf  peut-être  chez  Triconodon.  On  admet  que,  si 
les  dents  postérieures  à la  canine  ne  sont  pas  toutes  semblables, 
la  série  de  celles  identiques  qui  la  suivent  sont  des  prémolaires; 
celles  situées  après  sont  alors  des  molaires.  Cette  règle  a été 
appliquée  à tous  les  genres,  sauf  Phascolotherium  et  Diplory- 
nodon,  dans  lesquels  toutes  les  dents  postcanines  sont  pratique- 
ment semblables. 

Cela  posé,  voici  maintenant  les  caractères  du  genre  Droma- 
therium, Emmons.  Les  incisives  et  les  canines  sont  dressées.  Les 
molaires  et  les  prémolaires  sont  dissemblables.  La  série  de  ces 
dernières  est  compacte,  laissant  un  large  diastème  entre  elles  et 
la  canine.  Les  prémolaires  sont  hautes,  styloïdes,  penchées  en 
avant,  sans  collet  et  probablement  à une  seule  racine.  Les  mo- 
laires sont  biradiculées,  avec  une  couronne  haute  et  pointue, 
ayant  des  cuspides  (quelquefois  bifides)  sur  les  bords  antérieur 


682 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


et  postérieur.  La  formule  dentaire  est  : incisives  : —,  canines 
—,  Pm.  -1  M. 

La  mandibule  du  Dromatherium  offre,  en  section,  un  contour 
arrondi.  Elle  est  marquée,  sur  sa  face  interne,  d’une  profonde 
gouttière  mylohyoïdienne,  s’élargissant  postérieurement  en  une 
large  fosse  ptérygoïde.  Le  bord  supérieur  s’élève,  en  arrière  des 
molaires,  pour  former  l’apophyse  coronoïde.  Le  condyle  semble 
avoir  été  placé  à mi-chemin  entre  cette  apophyse  et  l’angle  de  la 
mâchoire  inférieure,  comme  chez  Amhlotherium. 

Le  caractère  tout  à fait  unique  de  la  dentition  sépare  large- 
ment Dromatherium  de  tout  genre  vivant  ou  fossile. 

Passons,  à présent,  au  genre  Micronodon,  Osborn.  Chez  cet 
animal,  il  existe  un  large  diastème  entre  la  canine  et  la  première 
prémolaire.  Celles-ci  sont  différentes  des  molaires.  De  plus,  les 
prémolaires  sont  de  simples  cônes  dressés,  avec  un  collet  très 
net,  et  biradiculés.  Les  molaires  sont  à deux  racines,  avec  de 
larges  couronnes,  se  composant  d’un  grand  cuspide  médian  et 
de  deux  cuspides  accessoires,  l’un  antérieur  et  l’autre  postérieur. 
Il  y a un  collet  en  arrière. 

Le  rameau  de  la  mandibule  a environ  les  deux  tiers  de  celui 
de  Dromatherium.  11  y existe  une  dépression  au-dessous  des 
prémolaires;  mais,  comme  elle  est  trop  peu  profonde  pour  être 
la  gouttière  mylohyoïdienne,  M.  Osborn  croit  que  la  mâchoire, 
encore  retenue  dans  la  gangue,  est  vue  par  la  face  externe. 
L’apophyse  coronoïde  aurait  été  basse  et  arrondie.  La  moitié 
postérieure  du  bord  inférieur  de  la  mandibule  montre  une  apo- 
physe dirigée  vers  le  bas,  qui  ressemble  à ce  qu’on  voit  dans 
Peramus;  la  surface  de  cette  apophyse  porte  une  fosse  peu 
profonde. 

Microconodon  jouissait  d’une  puissance  de  mastication  nota- 
blement inférieure  à celle  de  Dromatherium. 

Les  molaires  du  premier  rappellent  celles  à' Amphitherium., 
mais  les  couronnes  y sont  plus  hautes  et  les  cuspides,  au  lieu  de 
partir  de  la  base,  sont  attachés  sur  le  cuspide  principal  lui-même. 

La  simplicité  des  prémolaires  sépare  Microconodon  du  genre 
Amphitherium. 

Gestation  des  Tatous  (i).  — Un  très  remarquable  mode  de 

(1)  Von  Jhering.  Generationswechsel  bei  Süugetieren.  Sitzungsber.d. 
Berlin.  Akad.  1885;  Du  Bois-Reymond’s  Archiv  f.  Physiologie.  1886; 
Biologisches  Centralblatt.  1886;  American  Naturalist.  1887. 


REVUE  DES  RECUEILS  PERIODIQUES, 


683 


gestation  utérine  a été  récemment  décrit,  par  M.  von  Jhering, 
dans  un  tatou  du  Brésil  (Praopus  hi/bridus).  Quoique  la  notice 
publiée  par  ce  naturaliste  soit  très  courte  et  d’un  caractère 
évidemment  préliminaire,  ses  conclusions  sont  nouvelles  et 
d’un  grand  intérêt,  en  ce  sens  qu’elles  indiquent,  chez  les 
Mammifères,  un  mode  de  développement  rappelant  la  parthé- 
nogenèse. 

Les  indigènes  avaient  dit  au  savant  allemand  que  la  femelle  du 
tatou  ne  met  bas,  dans  chaque  portée,  que  des  jeunes  d’un  seul 
sexe;  M.  von  Jhering  put  se  convaincre,  par  l’observation  directe, 
que  cette  affirmation  était  exacte.  Mais  il  vit,  de  plus,  que  tous 
les  fœtus  d’une  même  portée  étaient  enveloppés  dans  un  chorion 
commun  (on  sait  que,  lorsque  deux  jumeaux  humains  sont 
enfermés  dans  un  même  chorion,  ils  sont  toujours  du  même 
sexe)  et  que,  bien  que  le  placenta  de  chaque  fœtus  fût  discoïdal, 
l’ensemble  des  placentas  était  disposé  de  manière  à former  un 
placenta  zonaire  composé.  Il  en  conclut  que  tous  les  jeunes  d'une 
portée  sont  le  produit  de  la  fécondation  d’un  seul  œuf. 

M.  von  Jhering  fit  aussi  des  observations  sur  le  développement 
des  griffes,  qui  prouvent  une  fois  de  plus  que  l’ontogénie  répète 
la  phylogénie. 

Enfin,  notre  auteur  donne  la  classification  suivante  des  prin- 
cipaux modes  de  reproduction  : 

I.  Hologénie.  De  l’œuf  fécondé  prend  naissance  un  seul  indi- 
vidu, avec  ou  sans  métamorphoses. 

II.  Mérogénie.  De  l’œuf  fécondé  prennent  naissance  deux  ou 
plusieurs  individus  : 

1 . Qui  deviennent  identiques  à la  mère,  comme  structure  et 
comme  mode  de  reproduction  : Temnogenèse  (Tatous), 

2.  Qui  deviennent  différents  de  la  mère,  ou  fournissent  une 
série  de  générations  variant  dans  leur  mode  de  développement 
(générations  alternantes,  Métagenèse)  : 

a.  Cahjcogenhe  (Salpes,  Méduses). 

p.  Pédogenèse  (Cécidomyes). 

y.  Hétérogenèse,  dans  laquelle  : ou  les  deux  générations  sont 
reproduites  sexuellement;  ou  l’une  d’elles  l’est  parthénogenéti- 
quement. 

Le  type  spécial  de  reproduction  appelé  temnogenèse  par 
M.  von  Jhering  et  caractéristique  de  Praopus  hgbridus  amène  à 
cette  conclusion  paradoxale  : que  la  mère  peut  devenir  la  grand' 
mère  de  son  propre  enfant,  en  vertu  de  la  séparation  de  l’ovule  en 


684  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

un  certain  nombre  de  germes,  qui  donnent  naissance  à 
autant  d’individus  du  même  sexe.  Ce  serait  exactement  la  même 
chose  pour  les  jumeaux  humains  enveloppés  dans  un  chorion 
unique.  Ces  recherches  sont  intimement  liées  à l’étude  de  l’origine 
des  monstres  doubles,  dont  se  sont  spécialement  occupés  Lere- 
boullet,  Dareste,  Fol,  Kleinenberg,  Rauber  et  Ryder. 

La  couleur  des  yeux  comme  caractère  sexuel  chez  Gistu- 
do  carolina  ( i ).  Les  personnes,  dit  M.  Davis,  qui  ont  eu  l’occa- 
sion d’examiner  un  certain  nombre  de  spécimens  de  Cistudo 
Carolina  doivent  avoir  remarqué  que  quelques  individus  possè- 
dent des  yeux  d’un  rouge  brillant;  d’autres,  au  contraire,  les  ont 
bruns,  ou  même  gris.  Les  premiers  appartiennent  aux  mâles  et 
les  autres  aux  femelles. 

Les  Leptocéphales.  — Contrairement  au  savant  ichtyo- 
logiste  du  Rritish  Muséum,  le  D>^  Albert  Günther,  qui  voit  en  eux 
des  larves  dont  le  développement  a été  modifié  de  façon  qu’elles 
ne  puissent  arriver  à l’état  adulte,  M.  Yves  Delage  pense 
qu’ils  constituent  un  stade  normal  que  traversent  certains  Pois- 
sons avant  d’atteindre  leur  limite  de  croissance. 

Mammifères  de  l’Amérique  centrale.  — Il  y en  aurait 
181  espèces,  non  compris  les  Cétacés  : cinquante-deux  Chéirop- 
tères, soixante  Rongeurs  et  onze  Primates. 

Marmottes  vivantes  et  fossiles  (2).  — Dans  ce  travail, 
M.  Nehring  arrive  notamment  à la  conclusion  que  les  Marmottes 
qui  vécurent  à l’époque  quaternaire  dans  les  provinces  rhéna- 
nes n’avaient  pas  le  canal  entépicondylien  d’une  manière  aussi 
constante  que  les  marmottes  actuelles;  il  y aurait  eu  une  sorte 
de  perfectionnement  des  fossiles  aux  vivants. 

Je  regrette  de  ne  pouvoir  partager  cette  opinion.  En  effet,  le 
canal  entépicondylien  est  une  disposition  primitive  (car  elle  est 
commune  aux  Mammifères  et  aux  Reptiles).  Si  donc  les  Mar- 
mottes quaternaires  l’avaient  perdu,  il  est  peu  probable  qu’il  se 
serait  formé  à nouveau.  Je  serais  plutôt  porté  à croire  que  les 
formes  quaternaires  sans  canal  sont  des  types  spécialisés  éteints 

(1)  W.  T.  Davis.  Color  of  the  Eyes  a Sexual  Characteriatic  in  Cistudo 
carolina.  American  Naturalist.  Janvier  1887,  p.  88. 

(2)  Nehring.  U eber  fossile  Arctomys-Reste  vont  Süd-Urdl  und  von  Rhein. 
Sitzungs-Beright  der  Gesellschatt  naturforschender  Freunde  zü  Berlin, 
18  janvier  1887. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


685 


sans  laisser  de  descendance,  à moins  qu’il  ne  s’agisse  de  varia- 
^tions  individuelles. 

M.  Nehring,  qui  me  fait  l’honneur  de  mentionner  ma  Première 
note  aur  le  Simædosaurien  d'Erquelinnes,  où  je  me  suis  occupé 
du  canal  en  question,  trouve  que  j’ai  été  trop  affirmatif  sur  la 
présence  du  canal  chez  Arctonnjs,  sur  son  absence  chez  Urstis,  et 
que  ce  que  j’ai  dit  de  Trichechus  est  inexact.  Gomme  je  n’ai  eu  à 
traiter  des  Mammifères  que  par  comparaison,  j’ai  extrait  tous 
mes  renseignements  les  concernant  d’un  mémoire  étendu  de 
M.  le  professeur  W.Gruber  sur  le  sujet  qui  nous  occupe, mémoire 
que  j’ai  cité  d’ailleurs,  en  lieu  convenable,  dans  mon  travail.  Je 
repasse  donc  au  savant  russe  les  observations  de  son  confrère 
de  Berlin,  attendu  qu’elles  ne  me  concernent  pas. 

Galesaurus  (i).  — Sir  Richard  Owen  pense  que  ce 

curieux  petit  Reptde  triasique  du  sud  de  l’Afrique  se  rappro- 
chait beaucoup  des  Mammifères,  spécialement  par  la  dentition. 

M.  H.  G.  Seeley  et  R.  Lydekker  croient,  au  contraire,  qu’il  n’en 
est  rien  et  que  ces  prétendues  affinités  reposent  sur  des  appa- 
rences, en  quoi  je  suis  tout  à fait  de  leur  avis. 

Les  Cétacés  du  crag  de  SulTolk  (2).  — Les  Cétacés  fos- 
siles du  crag  de  Suffolk  ont  déjà  fait  l’objet  de  plusieurs  mémoi- 
res, quoiqu’ils  n’aient  pas  encore  été  traités  monographiquement. 
Parmi  les  travaux  les  plus  importants,  il  faut  citer  ceux  : de 
sir  R.  Owen  (1843  et  i8^6)  (Cétacés  à fanons  et  d’autres  de  la 
famille  du  Cachalot)  ; du  professeur  Ray  Lankester  (1864)  (Dau- 
phins); du  professeur  Huxley  (1864)  (espèces  de  la  famille  du 
Cachalot);  puis  de  sir  Richard  Owen,  de  nouveau  (1870)  (id.); 
puis  du  professeur  Ray  Lankester  (id.);  enfin  du  prof.  Flo- 
wer  (1884)  (Cétacés  à fanons). 

Aujourd’hui,  M.  Lydekker,  après  des  études  et  des  comparai- 
sons étendues,  vient  nous  donner  la  liste  de  ces  Cétacés.  La 
voici  réduite  aux  genres  : 

I.  Balænidæ.  (Cétacés  à fanons):  Balæna,  Megapfera,  Balænop- 
tera,  Cetotheriinn,  Herpetocetiis. 

II.  Physeteridæ.  (Animaux  de  la  famille  du  Cachalot)  : Ence- 
tus,  Honiocetns,  Balasnodon,  Phijsodon,  Hoplocetus^  Hyperoodon, 
Choneziphius,  Mesoplodon. 

(1)  R.  Owen.  On  the  Skull  and  Dentition  of  a Triassic  Saurinn  (Galesaurus 
planiceps,  Ow.).  Quart.  Joukn.  Geol.  Soc.  London.  1887,  pp.  1-Get  PI.  I. 

(2)  R.  Lydekker.  The  Cetacea  of  the  Suffolk  crag.  Quart.  Journ.  Geol.  Soc. 
London.  1887,  pp.  7-18  et  PI.  II. 


686 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Iir.  Squalodontidæ  : Squalodon. 

IV.  Delphinidæ  (Dauphins)  : Orca,  Globicephalus. 

Fœtus  arlequin  (i).  — Dans  cet  intéressant  travail, 
M.  Sutton  décrit  une  affection  très  rare  et  très  intéressante  qui 
s’observe  parfois  dans  le  fœtus  humain;  comme  ce  sujet  se 
rattache  plutôt  à la  médecine,  je  me  serais  abstenu  d’en  parler  si 
on  ne  rencontrait  aussi  des  cas  semblables  chez  les  animaux,  les 
veaux  par  exemple. 

Cette  affection  (ichtyose  congénitale),  dont  le  nom  vulgaire 
donne  une  idée  très  exacte,  consiste  en  ce  que  la  surface  du 
corps  ressemble  à un  véritable  habit  d’arlequin,  étant  à la  fois 
divisée  en  une  multitude  de  champs  polygonaux,  et  bariolée 
grâce  à la  différence  de  couleur  de  ces  champs  et  de  leurs 
limites. 

M.  Sutton  est  convaincu  qu’elle  provient  d’une  activité  exa- 
gérée des  glandes  sébacées,  qui,  pendant  le  quatrième  et  le 
cinquième  mois  de  la  vie  intra-utérine,  sont,  d’une  manière  nor- 
male, exceptionnellement  actives.  La  sécrétion  de  ces  glandes, 
mêlée  aux  produits  de  ladesquammation  deTépiderme  constitue 
d’ordinaire  le  smegma  emhnjonum  ou  veniix  caseosa ; dans 
l’ichtyose  congénitale,  ce  vernix  caseosa,  au  lieu  d’être  rejeté 
dans  le  liquide  de  l’ammios,  adhérerait  solidement  à la  surface 
du  corps  et  produirait  l’apparence  d’arlequin,  en  se  combinant 
peut-être  à une  inflammation  du  derme. 

Que  l’épaississement  anormal  de  la  peau  est  bien  dû  au  vernix 
caseosa,  c’est  une  chose  qui  reçoit  une  confirmation  de  ce  fait 
que  l’affection  est  surtout  accentuée  là  où  la  sécrétion  est  le  plus 
abondamment  formée  : sur  le  cuir  chevelu,  les  oreilles,  le 
tronc,  particulièrement  à la  face  antérieure,  les  aisselles,  les 
flancs  et  dans  le  voisinage  des  organes  génitaux  externes. 

Le  spécimen  décrit  dans  le  mémoire  de  M.  Sutton  est  actuel- 
lement au  Collège  des  chirurgiens,  à Londres. 

Nature  et  Morphologie  des  Ligaments  (2).  — Dans  ma 
dernière  revue  des  Vertébrés,  j’ai  eu  l’occasion  de  parler  des 
ligaments  ossifiés  des  Iguanodons.  Depuis  lors,  j’ai  reçu  de 
M.  le  professeur  J.  Bland  Sutton,  le  savant  anatomiste  de 


(1) J.  B.  Sutton.  A case  of  general  Seborrhæx  or  “ Harlequin  „ foetus, 
Médico-chirurgical  Transactions,  vol.  LXIX,  5 p.  et  1 pl.,  col.  1886. 

(2)  J.  B.  Sutton.  Ligaments  ; their  nature  and  inorphologg.  Londres,  i8S7. 
8°.  107  p.  et  39  fig.  d.  le  texte. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  687 

Middlesex  Hospital  (Londres),  un  joli  petit  livre  qui  va  me  per- 
mettre de  traiter  des  ligaments  à un  point  de  vue  général. 

De  même  que  la  terre,  dit  M.  Sutton  dans  l’introduction  de 
son  ouvrage,  reçoit  et  transforme  en  la  même  poussière  les 
restes  des  rois,  des  philosophes  et  des  paysans,  de  même  la 
nature  cache,  sous  forme  de  tissu  fibreux,  des  organes  qui,  au 
point  de  vue  histologique,  occupaient  autrefois  un  rang  de  beau- 
coup supérieur  à celui  de  ligament  qu’ils  revêtent  aujourd’hui, 
déguisant  ainsi  leur  état  antérieur  et  leur  vraie  signification, 
réduits  qu’ils  sont  à un  rôle  vraiment  subalterne. 

Des  problèmes  morphologiques  du  plus  haut  intérêt  peuvent 
s’élever  à propos  d’une  simple  bande  de  tissu  fibreux,  alors  que, 
dans  son  voisinage,  abonderont  des  ligaments  d’une  valeur  phy- 
siologique considérable,  mais  de  peu  d’importance  pour  l’anato- 
miste. 

D’autre  part, dans  l’immense  quantité  des  ligaments,  il  faut  bien 
choisir,  à moins  de  vouloir  écrire  un  traité  complet  de  Syndes- 
mologie  : se  borner  à ceux  d’une  “ noble  „ origine  et  poursuivre 
l’histoire  de  leur  décadence,  tel  est  le  but  que  s’est  proposé 
M.  Sutton.  Car  les  ligaments  les  plus  importants  du  corps 
dérivent  d’os,  de  cartilages  ou  de  muscles.  Examinons-en  quel- 
ques-uns avec  le  naturaliste  anglais. 

I.  Ligaments  dérivant  de  muscles.  — Les  muscles  peuvent 
donner  naissance  à des  ligaments  par  régression  ou  par  migra- 
tion. 

Dans  le  premier  cas,  le  muscle  entier,  voyant  la  proportion 
de  tissu  contractile  qu’il  renferme  diminuer,  se  transforme  peu 
à peu  en  tissu  fibreux  et  devient  ligament.  C’est  ce  qui  se  passe 
pour  la  membrane  interosseuse  de  l’avant-bras  chez  l’homme  et 
la  plupart  des  Mammifères,  membrane  qui  existe,  à l’état  de 
muscle,  chez  les  Reptiles  et  le  Wombat. 

Dans  le  second  cas,  un  ou  plusieurs  tendons  du  muscle  se 
séparent  sous  forme  de  ligaments  et  le  muscle  prend  de  nouvelles 
insertions  ou  origines.  C’est  ce  qui  arrive  avec  le  ligament  rond. 
Chacun  sait  que  ce  ligament,  chez  l’homme,  prend  naissance  sur 
le  bord  inférieur  de  la  cavité  cotyloïde,  sur  l’échancrure  coty- 
loïdienne  et  sur  le  ligament  transverse  de  la  cavité  cotyloïdienne, 
puis  va  se  fixer  sur  la  tête  du  fémur.  Cependant,  chez  une 
jeune  autruche,  M.  Sutton  le  vit  en  continuité  parfaite  avec  le 
M.  amhiens  (homologue  du  M.  p>ectineus  (pectiné)  de  l’homme  et 
des  Mammifères)  vis-à-vis  duquel  il  jouait  le  rôle  de  tendon 
d’origine. 


688 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


IL  Ligaments  dérivant  d’os.  — Telle  est  la  clavicule  des  Car- 
nivores sur  presque  toute  son  étendue,  tel  le  ligament  stylo- 
hyoïdien  de  l’anatomie  humaine. 

La  nature  de  cet  article  ne  comporte  malheureusement  pas 
un  examen  plus  détaillé  de  l’excellent  ouvrage  de  M.  Sutton, 
qui,  outre  ses  résultats  originaux,  aura,  comme  le  dit  l’auteur, 
l’avantage  de  montrer  aux  étudiants  que  les  ligaments  ne  consti- 
tuent pas  un  sujet  stérile,  mais  au  contraire  fécond  en  résultats 
importants  pour  la  morphologie. 

En  terminant,  j’appellerai  l’attention  sur  un  point  qui  me 
paraît  avoir  une  application  paléontologique  aux  Dinosau- 
riens.  On  sait  quelle  explication  j’ai  donnée  du  quatrième  tro- 
chanter de  ces  animaux  : ce  serait  une  apophyse  puissante 
destinée  à l’insertion  du  muscle  caudo-fémoral.  Une  seule  objec- 
tion sérieuse  a,  jusqu’à  présent,  été  faite  à cette  interprétation. 
Elle  est  due  à un  naturaliste  distingué,  M.  le  professeur 
B.  Vetter,  de  Dresde,  auquel  j’en  suis  profondément  recon- 
naissant. La  voici  : Il  existe  des  Dinosauriens  avec  quatrième 
trochanter  pendant,  c’est-à-dire  qu’au  lieu  d’avoir  la  forme 
d’une  simple  crête,  il  offre  l’aspect  d’un  crochet  dirigé  vers  les 
os  du  second  segment  du  membre  postérieur.  M.  Vetter  se 
demande,  dès  lors,  si  le  quatrième  trochanter  n’était  pas  plutôt 
l’origine  d’un  muscle  s’insérant  sur  la  jambe  que  l’insertion  d’un 
muscle  prenant  son  origine  sur  la  queue.  Or,  si  on  se  reporte  à 
la  fig.  1 5 (p.  44)  de  M.  Sutton,  on  voit  que,  outre  l’insertion  du 
muscle  caudo-fémoral  sur  le  fémur  (et  spécialement  sur  le  qua- 
trième trochanter,  suivant  moi,  pour  les  Dinosauriens),  il  existe, 
partant  de  ce  muscle,  un  long  tendon  (que  je  proposerai  d’ap- 
peler tendon  de  Sutton),  allant  s’insérer  au  cartilage  interarticü- 
laire  de  l’articulation  du  genou.  Les  Dinosauriens  à quatrième 
trochanter  pendant  auraient  eu  le  tendon  de  Sutton  attaché  à 
l’extrémité  dudit  trochanter  et  au  jumeau  externe;  ce  qui  expli- 
querait sa  forme,  car  les  apophyses  se  développent  toujours 
dans  le  sens  des  tractions  qu’elles  subissent. 


L.  Dollo. 


NOTES 


Comptes  rendus  de  l’Académie  des  sciences  de  Paris,  t.  CIV, 
janvier,  février  et  mars  1887. 

N“  I.  Loewy  vient  d’imaginer  une  nouvelle  méthode  pour 
déterminer  la  constante  de  l’aberration  ; cette  méthode,  basée 
sur  l’observation  simultanée  de  deux  belles  étoiles  voisines,  est 
à l’abri  de  toutes  les  causes  habituelles  d’erreurs,  provenant  de 
la  précession,  delà  nutation,  de  la  réfraction  des  instruments. 
(Voir  aussi  n°®  8,  9,  10).  Folie;  L’existence  de  la  nutation  diurne 
entraîne  des  conséquences  importantes  pour  la  géologie,  l’astro- 
nomie et  la  géodésie.  Comme  elle  ne  peut  se  concilier  qu’avec 
l’existence  d’une  croûte  solide  relativement  mince,  et  dont  le 
mouvement  serait  plus  ou  moins  indépendant  de  celui  du  noyau 
sphéroïdal,  elle  prouve  d’une  manière  indubitable  la  fluidité 
intérieure  du  globe,  ün  doit  corriger  de  la  nutation  diurne  les 
observations  diurnes  d’étoiles,  surtout  des  circumpolaires,  reviser 
la  valeur  des  constantes  fondamentales,  corriger  les  parallaxes. 
Probablement  l’axe  de  rotation  de  la  terre  est  incessamment 
variable  et  avec  lui  toutes  les  latitudes  astronomiques  ; il  en  est 
de  même  de  la  direction  de  la  verticale,  si,  par  suite  des  marées 
internes  du  globe,  la  direction  de  la  pesanteur  est  incessamment 
variable.  Balbiani:  Des  faits  semblables  à ceux  que  M.  Maupas 
a communiqués  à l’Académie,  relativement  à la  Leucophre,  sont 
connus  depuis  longtemps.  (Maupas,  n°  5, conteste  cette  analogie.) 
Fontannes,  qui  vient  de  mourir  à l’âge  de  42  ans,  a prouvé 
l’existence  de  couches  pliocènes  jusque  dans  le  Lyonnais 
vers  le  nord.  La  mer  pliocène  s’étendait,  en  un  golfe  profond, 
ou  fjord,  de  400  kilomètres  de  longueur,  depuis  la  Méditerranée 
jusqu’à  Vienne  où  elle  était  considérablement  rétrécie. 

N°2.  Oppoizer, astronome, né  en  1840,  est  mort  le  26  décem- 
bre 1886.  On  lui  doit  un  remarquable  Traité  de  la  détermination 
XXI  44 


690  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

des  orbites  des  planètes  et  des  comètes  (traduit  en  français  par 
M.  Pasquier,  professeur  à l’université  de  Louvain),  un  Rapport 
magistral  sur  le  pendule  et  ses  applications  et  un  grand  nombre 
d’autres  travaux.  F.de  Lesseps  : Il  vient  de  se  former  en  Tunisie, 
là  où  l’on  avait  établi  un  puits  artésien,  un  petit  lac  par  éboule- 
ment  du  sol,  comme  s’il  existait  une  nappe  d’eau  souterraine 
d’une  étendue  considérable.  Vaillant:  La  faune  abyssale  de 
l’Atlantique  a un  grand  nombre  d’espèces  communes  avec  celle 
de  la  Méditerranée.  Elle  semble  d’ailleurs  avoir,  pour  la  terre 
entière,  une  grande  homogénéité. 

N°  3.  Becquerel  distingue,  dans  les  cristaux  chimiquement 
purs,  trois  directions  principales  d’absorption  de  la  lumière.  Les 
cristaux  contenant  plus  d’une  substance  peuvent  être  distingués 
des  autres  en  ce  qu’ils  ne  présentent  pas  ce  caractère.  Ph.  Gil- 
bert détei’mine,  par  l’analyse,  les  expressions  de  l’accélération 
d’un  système  invariable  en  mouvement  sous  une  forme  qui  lui 
fournit  maints  théorèmes  intéressants,  particulièrement  sur 
l’axe  de  Mozzi  (axe  instantané  de  rotation  et  de  glissement). 

N°  4.  Vulpian  : Avant  l’emploi  de  la  méthode  Pasteur,  il  y 
avait  au  moins  i6  morts  sur  100  cas  de  morsure  par  tes  chiens 
enragés,  88  sur  100  cas  de  morsure  par  des  loups  enragés; 
depuis  l’emploi  de  cette  méthode,  le  nombre  des  morts  est  1 3 ou 
14  fois  moindre,  dans  l’un  et  l’autre  cas;  la  méthode  intensive  a 
même  sauvé  tous  ceux  qui  y ont  été  soumis.  Berthelot  a fait,  en 
vase  clos,  de  nouvelles  expériences,  qui  prouvent  d’une  manière 
définitive,  que  la  fixation  de  l’azote  par  la  terre  végétale,  par 
l’intermédiaire  de  microorganismes,  se  fait  même  en  dehors  de 
toute  végétation.  Ranvier  est  élu  membre  de  l’Académie. 
Phisalix,  en  étudiant  un  embryon  humain  de  trente-deux 
jours,  a prouvé  que  les  paires  crâniennes  sont  construites  d’après 
un  type  absolument  comparable  aux  paires  rachidiennes.  Mai- 
ret  et  Gombemale  : Le  méthylal  est  un  agent  hypnotique, 
faiblement  toxique.  Issel(voir  aussi  n°  5)  :Les  vallées  de  pres- 
que tous  les  cours  d’eau  de  la  Ligurie  occidentale  se  continuent 
dans  des  vallées  sous-marines  à peu  près  de  même  direction  ; 
cela  semble  prouver  qu’un  affaissement  de  la  Ligurie,  postérieur 
à la  dernière  phase  du  creusement  de  ces  vallées  (affaissement 
de  900  mètres  environ),  a eu  lieu  à la  fin  de  l’époque  messinienne. 
Rolland  donne  une  notice  sur  l’Oued  Rir’  (capitale  Tougourt) 
dans  le  Sud  algérien,  où  l’on  est  parvenu  à créer,  au  moyen  de 
puits  artésiens,  cinq  oasis  nouvelles  dans  une  vallée  de  1 3o  kilo- 
mètres, sous  laquelle  se  trouve  une  riche  nappe  aquifère  souter- 
raine. 


NOTES. 


691 

N°  5.  Berthelot  a analysé  divers  objets  provenant  de  l’ancienne 
Chaldée  ; il  signale  une  tablette  en  carbonate  de  magnésie  pur  et 
cristallisé  ; un  fragment  de  vase  de  Tello  en  antimoine  ; une 
figure  votive  en  cuivre  pur  extrêmement  ancienne,  ce  qui  semble 
prouver  l’existence  d’un  âge  du  cuivre  antérieur  à celui  du 
bronze.  L’étain  nécessaire  pour  fabriquer  le  bronze  dans  l’anti- 
quité devait  venir  de  l’Europe  barbare  ou  de  la  Chine  et  de 
l’archipel  de  la  Sonde,  à moins  que  des  mines  d’étain  ne  se  trou- 
vassent, comme  le  dit  Strabon,  au  sud  de  Hérat,  où  elles  sont 
peut-être  encore  exploitées.  Poincaré  est  nommé  membre  de 
l’Académie.  J.  C.  Houzeau  a indiqué,  dès  1871,  le  principe 
d’une  méthode  de  détermination  de  la  constante  de  l’aberration, 
identique  à celle  de  M.  Loewy  (Loewy,  dans  les  n“®  7 et  1 1 , 
soutient  qu’il  n’y  a pas  identité;  Houzeau,  dans  le  n"  9,  main- 
tient son  assertion).  Duclaux  : La  lumière  peut  produire,  outre 
les  combustions  que  produit  la  chaleur,  des  réactions  qu’elle 
seule  semble  capable  de  réaliser  ; ces  réactions  sont  des  dislo- 
cations, en  éléments  plus  simples,  des  molécules  soumises  à 
l’action  de  la  lumière.  Rummo  et  Ferrannini  ; Le  pouls  cérébral 
est  le  plus  faible,  dans  le  sommeil  normal  pendant  sa  seconde 
phase,  de  une  à quatre  heures  du  matin,  quand  le  sommeil  est 
le  plus  profond. 

N°  6.  Weiher  a fait  des  expériences  au  moyen  de  tourbillons 
aériens  artificiels  où  il  y a aspiration  de  haut  en  bas  au  centre 
du  tourbillon  (voir  aussi  n°  8). 

N"  7.  Faye  : Les  trombes  diffèrent  des  tourbillons  artificiels 
de  M.  Weiher  en  ce  qu’elles  ont  une  forme  parfaitement  définie 
et  que  l’air  est  entraîné  de  haut  en  bas.  Paul  et  Prosper  Henry 
viennent  de  trouver,  par  la  photographie,  une  nouvelle  nébu- 
leuse dans  la  constellation  d’Orion.  Aueoc  : Le  premier  chemin 
de  fer  français,  celui  de  Saint-Étienne  à Lyon,  a été  ouvert  le 
i®""  octobre  1828  ; te  transport  des  voyageurs  y a été  oi’ganisé 
en  juillet  1882  ; la  même  année  la  locomotive  a été  employée 
pour  la  traction.  Bureau  fait  connaître  le  mode  de  formation 
des  Bilobites  striés,  qui  ne  sont  que  des  moulages  naturels  de 
pistes  d'animaux.  Villemin  est  parvenu,  dans  un  cas  de  diabète 
aigu,  à arrêter  la  production  de  sucre,  par  l’action  de  la  bella- 
done et  de  l’opium  associés.  M.  d’Ocagne  donne  une  expression 
remarquable  du  terme  général  d’une  série  récurrente  dans  le  cas 
où  ce  terme  est,  par  définition,  la  somme  d’un  nombre  fixe  de 
termes  précédents.  Laborde  : S’il  y a chez  les  décapités  persis- 
tance de  la  vie  consciente,  c’est  seulement  pendant  un  temps 


692  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

extrêmement  court. (N°  g:  Hayem  et  Barbier  font  leurs  réserves 
sur  certaines  expériences  de  M.  Laborde  ; réplique  de  celui-ci 
au  n°  11.)  Viallanes  : Il  y a similitude  de  constitution  chez  les 
Crustacés  et  les  Insectes.  Meniez  : Il  existe  des  mâles,  chez  les 
Lecanium  hesperidum,  mais  on  les  trouve,  aveugles  et  sans  ailes, 
bien  constitués  au  point  de  vue  sexuel,  à l’intérieur  de  la  femelle, 
et  c’est  là  probablement  qu’a  lieu  la  fécondation  des  œufs;  il  ne 
semble  donc  pas  que  la  parthénogenèse  réelle  existe  dans  cette 
espèce. 

N°  8.  Mascart,  sans  admettre  l’opinion,  attribuée  aux  météo- 
rologistes par  M.  Faye,  que  les  trombes  peuvent  aspirer  l’eau 
comme  par  une  trompe  d’éléphant  gigantesque,  croit  néanmoins 
que  sa  théorie  des  cyclones  ne  peut  expliquer  la  composante  cen- 
tripète du  vent  dans  les  tourbillons,  le  centre  étant  supposé  le 
point  correspondant  au  minimum  de  pression.  Faye  (n°®  9 et 
10)  : Les  météorologistes  admettent  la  théorie  de  l’aspiration; 
le  centre  des  cyclones  a été  déterminé  surtout  par  la  recherche 
du  point  de  rencontre  des  normales  aux  directions  du  vent  : la 
déviation  centripète  du  vent  dans  les  cyclones  arrivés  dans  les 
hautes  latitudes  est  d’accord  avec  la  théorie  de  M.  Faye.  Chatin: 
La  flore  des  Alpes  n’est  pas  formée  de  colonies  venues  de  la 
Scandinavie  ; elle  est  autochtone  ; la  florule  montagnarde  de 
Paris  est  aussi  aborigène  ; la  plupart  des  plantes  actuelles  de 
l’Europe,  surtout  les  corolliflores,  sont  quaternaires.  Il  y a eu 
pour  les  végétaux  pluralité  et  successivité  de  centres  de  création. 
P.  Mansion  : L’expression  du  reste  dans  la  formule  de  Gauss 
donnée  dans  les  Comptes  rendus  de  1 886  est  contenue  implici- 
tement dans  une  expression  plus  générale  due  à M.  Markoff.  La 
formule  d’interpolation  de  M.  Hermite  peut  se  déduire  de  celle 
de  Newton  complétée  par  un  reste  exprimé  par  une  intégrale 
curviligne. 

N°  g.  Andouard  : Il  est  défectueux,  dans  les  engrais  chimi- 
ques, d'associer  les  nitrates  aux  superphosphates.  Lente  ou  vive, 
la  décomposition  est  certaine,  si  le  mélange  est  intime.  On  ne 
peut  la  retarder  qu’en  employant  le  nitrate  en  fragments  volu- 
mineux, c’est-à-dire  dans  un  état  préjudiciable  à sa  bonne 
répartition  dans  le  sol.  Aimé  Girard  : Les  cultivateurs  peuvent 
efficacement  lutter  contre  l’invasion  des  nématodes  de  la  bette- 
rave, sans  recourir  au  procédé  dispendieux  des  plantes  pièges, 
en  traitant  à mort,  par  le  sulfure  de  carbone,  les  taches  némato- 
dées  aussitôt  qu’ils  en  auront  constaté  la  production.  Rolland  : 
La  configuration  et  le  relief  du  sol  sont  restés  sensiblement  les 


NOTES. 


693 


mêmes,  depuis  les  temps  historiques,  en  Tunisie  centrale. Reilly: 
Les  principaux  gisements  d’étain  (à  l’exception  de  ceux  du 
Mexique  et  de  la  Bolivie)  sont  sur  un  même  grand  cercle  dit  axe 
de  Sumatra.  L.  Petit  ; En  général,  le  pétiole  a des  faisceaux 
distincts  dans  les  herbes,  fusionnés  (ou  semi-fusionnés)  en 
anneau  dans  les  plantes  ligneuses.  Daubrée  : Le  tremblement 
de  terre  à Nice,  du  2 3 février,  s’est  manifesté  au  sismoscope  à 
Washington;  la  vitesse  de  transmission  semble  avoir  été  de 
800  kilomètres  par  heure. 

N°  10.  Berthelot  : L’azote  libre  n’est  pas  fixé  par  les  plantes, 
qui,  au  contraire,  mettent  en  liberté  l’azote  combiné;  la  fixation 
de  l’azote  libre  de  l’atmosphère  s’opère  par  la  terre  végétale, 
laquelle  est  très  probablemeut  fintermédiaire  principal  de  la 
fixation  de  l’azote  libre  dans  les  tissus  des  êtres  supérieurs.  La 
culture  intensive  affaiblit  donc  la  richesse  de  la  terre,  qui  s’ac- 
croît, au  contraire,  sous  le  régime  de  la  végétation  spontanée. 
Colladon  a vu  un  tourbillon  enlever  de  menus  linges  exposés 
sur  le  sol.  Suivant  lui,  dans  une  trombe,  il  y aurait  aspiration  à 
la  fois  du  haut  et  du  bas  vers  la  partie  moyenne  (Faye,  n”®  1 1, 
12, fait  observer  que  cette  théorie  n’explique  ni  la  giration,  ni  la 
translation,  toujours  de  même  sens,  des  cyclones).  Arloing: 
Les  spores  du  Bacillus  anthracis  sont  réellement  tuées  par  la 
lumière  solaire.  G.  Pouchet  et  de  Guerne  : L’alimentation  de 
la  sardine  est  très  variable;  son  apparition  sur  les  côtes  de 
France  ne  paraît  dépendre  de  l’abondance  d’aucune  espèce 
animale  ou  végétale,  et  encore  moins  de  l’arrivée  très  probléma- 
tique, sur  les  côtes  d’Europe,  de  détritus  venus  d’outre-mer. 
Lappareat  : La  contraction  du  rayon  terrestre,  depuis  la 
formation  de  l’écorce  solide,  semble  avoir  été  tout  à fait  insigni- 
fiante. 

N°  1 1.  Fremy  et  Verneuii  sont  parvenus  à obtenir  de  petits 
rubis  artificiels.  L’alumine,  soumise  aux  émanations  du  fluorure 
de  calcium  calciné  à l’air,  se  trouve  minéralisée,  perd  son  état 
amorphe  et  se  change  en  une  masse  cristallisée.  Gaudry  : Le 
grand  âge  glaciaire  semble  antérieur  à l’époque  de  l’ Ursus  spe- 
læus.  Il  existait  simultanément  un  grand  et  un  petit  ours  des 
cavernes,  celui-ci  extrêmement  trapu,  puis  un  grand  ours  brun, 
ancêtre  sans  doute  de  l’actuel.  L’ours  des  cavernes  devait  être 
le  moins  carnivore  des  carnivores  et,  par  suite,  voisin  moins 
incommode  de  l’homme  qu’il  ne  paraît  au  premier  abord. 
Hayem  et  Barbier.  Le  temps  pendant  lequel  il  est  possible, 
après  décapitation  d’animaux,  d’entretenir  ou  de  faire  réappa- 


694  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES.  « 

raitre,  à l’aide  de  la  transfusion  de  sang  artériel,  l’activité  des 
centres  corticaux  sensitivo-moteurs,  est  extrêmement  court, 
environ  dix  secondes.  H.  de  Parville  signale  une  corrélation 
entre  les  tremblements  de  terre  et  la  déclinaison  de  la  Lune. 

No  12.  Domingos  Freire,  Gibier  et  C.  Rebourgeon  ont 
atténué  la  virulence  du  microbe  de  la  fièvre  jaune,  et  ont  employé 
le  virus  atténué  pour  faire  des  inoculations  préventives  sur 
plusieurs  milliers  d’individus. 

N°  1 3.  Berthelot  et  Recouru  ont  perfectionné  la  méthode  de 
la  bombe  calorimétrique  pour  la  mesure  des  chaleurs  de  com- 
bustion des  composés  organiques.  Cette  méthode  consiste  à 
brûler  ces  composés  instantanément  à volume  constant,  dans 
l’oxygène  comprimé  à 24  atmosphères^  au  sein  de  la  bombe 
calorimétrique.  Trois  expérimentateurs  distincts,  en  se  servant 
de  cette  méthode,sont  parvenus  à des  résultats  concordants  à un 
demi-centième  près  de  la  quantité  mesurée.  Colladon  a obtenu, 
dansune  expérience  faite  sur  un  liquide  tourbillonnant,àlafoisle 
mouvement  d’ascension  et  le  mouvement  de  descente  dont  il  a 
parlé  dans  sa  précédente  communication.  Rosenhain  est  mort 
le  14  mars.  C’est  lui  qui  a trouvé,  en  même  temps  que  Gôpel,  les 
fonctions  quadruplement  périodiques  de  deux  variables  qui  don- 
nent l’inversion  des  intégrales  hyperelliptiques  du  premier 
ordre.  Rouire  : En  Tunisie  centrale,  sur  le  territoire  de  la  grande 
plaine  de  l’Enfida,  qui  est  le  prolongement  de  l’immense  plaine 
de  Kairouan  vers  la  mer,  se  trouve  une  des  plus  remarquables 
agglomérations  de  dolmens  qui  aient  jamais  été  découvertes.  Il  y 
en  a huit  cents  environ  sur  un  espace  de  2 5o  hectares.  On  n’y 
a pas  trouvé  de  silex  jusqu’à  présent,  mais  seulement  quelques 
poteries  grossières.  Les  dimensions  intérieures  des  dolmens  sont 
faibles:  longueur  maxima  i m 5o,  largeur,  80  centimètres,  hau- 
teur un  mètre.  Poncet  a réussi  à greffer  entre  les  deux  parties 
du  tibia  brisé  d’un  jeune  homme  de  dix-neuf  ans,  séparées  par 
une  distance  d’environ  quatre  centimètres,  une  moitié  de  la 
première  phalange  du  gros  orteil  d’un  adulte,  à qui  on  avait  dû 
amputer  la  jambe. 


P.  M. 


TABLE  DES  MATIÈRES 

DU 

VINGT  ET  UNIÈME  VOLUME 


LIVRAISON  DU  20  JANVIER  1887. 

La  figure  du  globe  terrestre,  par  M.  A.  de  Lapparent  . 5 

La  vie  au  sein  des  mers  et  les  poissons  abyssaux  (fin)  par 

M.  L.  Dollo 33 

Dissociation  et  équilibres  chimiques,  par  M.  G.  Lemoine  . 65 

La  question  du  léporide,  par  M.  A.  Suchetet 103 

La  non-universalité  du  déluge.  Réponse  aux  objections,  par 

M.  l’abbé  Ch.  Robert 137 

Correspondance.  Le  nom  de  la  grotte  de  Spy,  par  le  Fr.  Alexis 
M.  G 179 

Bibliographie.  — I.  Géologie  de  Jersey, parle  P.  Ch.  Noury,  S.  J. 

M.  A.  de  Lapparent 1^1 

II.  Stabilité  des  constructions.  Résistance  des  matériaux,  par 

A.  Flamant.  M.  M.  d’Ocagne 133 

III.  Ponts  métalliques,  par  Jean  Résal.  M.  M.  d’Ocagne  . . 188 

IV.  Les  intégraphes,  par  Br.  Abdank-Abakanowicz.  M.  M. 

d’Ocagne 195 

V.  Contes  populaires  de  Lorraine,  par  Emmanuel  Cosquin.  V.  B.  199 

VI.  La  France  coloniale,  par  A.  M.  G.  X 204 

VII.  Les  Aztèques,  par  Lucien  Biart.  R.  P.  Gerste,  S.  J.  . • 209 

VIII.  Lin  guistisch-historische  Forschungen  zur  Handelsgeschicbte 

und  Warenkunde,  von  D' G.  Schrader,  erster  Teil.  J.  G.  . • 246 

IX.  Ungedruckte  wissenschaftliche  Correspondenz  zwischen 

Johann  Kepler  und  Herwart  von  Hohenburg,  edirt  von  C. 
Anscbtitz,  S.  J.  P.  M 250 

X.  Langue  mandarine  du  Nord.  Guide  de  la  conversation,  par  le 

R.  P.  Séraphin  Couvreur,  S.  J.  J.  L 251 

XI.  Du  bien  au  point  de  vue  ontologique  et  moral,  par  L.  De  Lants- 

heere.  Abbé  G.  Van  den  Ghein 255 

Revue  des  recueils  périodiques. 

Anthropologie,  par  M.  A.  Arcelin 259 

Physique,  par  le  R.  P.  Delsaulx.  S.  J 272 

Invertébrés,  par  M.  A.'Buisseret 289 

Vertébrés,  par  M.  L.  Dolio 300 

Chimie  minérale,  par  M.  J. -B.  André 316 

Sciences  industrielles, fpar  M.  J.-B.  André 322 

Ethnographie  et  linguistique,  par  J.  G 329 


696  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Sciences  agricoles,  par  M.  A.  Proost 336 

Notes.  — Comptes  rendus  de  l’Académie  des  sciences.  P.  M.  . . 346 


LIVRAISON  DU  20  AVRIL  1887. 

Les  agents  explosifs,  par  M.  Aimé  Witz 353 

Les  C4HÉLONIENS,  par  M.  l’abbé  G.  Smets 382 

La  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  RÉPONSE  AUX  OBJECTIONS,  par 

M.  l’abbé  Ch.  Robert 409 

Esquisse  géographique  de  l’Afghanistan,  par  M.  F.  Van 

Ortroy 469 

Le  Hainosaure  et  les  nouveaux  Vertébrés  fossiles  du  mu- 
sée de  Bruxelles,  par  M.  L.  Dollo 504 

Entomologie  comparée.  Les  instincts  des  hyménoptères,  par 

M.  A.  Proost 540 

Hittites  et  Amorites,  par  M.  L.  De  Lantsheere  ....  563 
Bibliographie.  — I.  L’âge  et  l’homme  préhistoriques  et  ses  usten- 
siles de  la  station  lacustre  près  de  Maestricht,  par  Casimir 

Ubaghs.  J.  G 575 

IL  Die  Herkunft  der  Arier,  von  Karl  Penka.  J.  G 577 

III.  Annuaire  pour  l’an  1887,  publié  parle  Bureau  des  longitudes, 

J.  d’E 581 

IV.  Manuel  du  trufficulteur.  par  A.  de  Bosredon.  C.  de  K.  . . 586 

V.  Les  grandes  écoles  de  France,  par  Mortimer  d’Ocagne. 

I.  T.  H 590 

VI.  Navigation  intérieure.  Rivières  et  canaux,  par  P.  Guillemain. 

M.  Maurice  d’Oeagne 595 

VIL  Atlas  des  missions  catholiques,  par  le  R.  P.  O.  Werner, 

S.  J.,  traduit  par  M.  Valérien  Greffier.  D"'  Louis  Del- 
geur 614 

VIII.  Exposition  universelle  d’Anvers.  Les  produits  chimiques 

et  pharmaceutiques,  par  M.  Fr.  De  Walque.  M.  J. -B.  André.  621 

IX.  Histoire  du  Cartésianisme  en  Belgique,  par  l’abbé  G.  Mon- 

champ.  Abbé  G.  Van  den  Gheyn 625 

X.  Premiers  travaux  sur  l’histoire  et  les  antiquités  mexicaines. 

R.  P.  Gerste,  S.  J 629 

Revue  des  recueils  périodiques. 

Anthropologie,  par  M.  A.  Areelin 634 

Ethnographie  et  linguistique,  par  J.  G 643 

Chimie,  par  M.  J.-B.  André 653 

Sciences  industrielles,  par  M.  J.-B.  André  .....  660 

Mines,  par  M.  V.  Lambiotte 666 

Sismologie,  par  M.  A.  de  Lapparent 670 

Vertébrés,  par  M.  L.  Dollo 676 

Notes.  — Comptes  rendus  de  l’Académie  des  sciences,  P.  M.  . . 689 


Bruxelles. — Imprimerie  Polleunis,  Ceuterick  et  Lefébure,  rue  des  Ursulines,  55. 


/ / V U 

REVUE 

UES 


QUESTIONS 


SCIENTIFIQUES 

PUBLIÉE 


PAR  LA  SOCIÉTÉ  SCIENTIFIQUE  DE  BRUXELLES. 

Nulla  unquam  inter  fidem  et  rationern 
vera  dissensio  esse  potest. 

Consf.  de  Fid.  cath.  c.  IV. 

ONZIÈME  ANNÉE  — PREMIÈRE  LIVRAISON 


JAIWIEH 


BRUXELLES 

SECRÉTARIAT  DE  LA  SOCIÉTÉ  SCIENTIFIQUE 
14,  RUE  DES  URSULINES 


1887 


LIVRAISON  DU  20  JANVIER  1887. 


1.  - LA  FIGURE  DU  GLOBE  TERRESTRE,  par  M.  A.  do  Lappa- 

reni,  p.  5. 

IL  — LA  VIE  AU  SEIN  DES  MERS  ET  LES  POISSONS  ABYSSAUX  (fin),  par 

]%l.  1..  £tollo.  p.  33. 

III.  - DISSOCIATION  ET  ÉOUILIBRES  CHIMIQUES,  par  M.  G.  Le- 

moine, p.  65. 

IV.  — LA  QUESTION  DU  LEPORIDE,  par  M.  A.  Suehetet,  p.  108. 

V.  — LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  RÉPONSE  AUX  OBJEC- 

TIONS, par  M.  l’abbé  Ch.  Robert,  p.  137. 

VI.  — CORRESPONDANCE.  Le  nom  de  la  grotte  de  Spy,  par  Fr.  Alexis  M.  G., 

p.  179. 

ATI.  — BIBLIOGRAPHIE.  — I.  Géologie  de  Jersey,  par  le  P.  Ch.  Noury,  S.  J. 

M.  A.  de  Lapparent,  p.  181.  — IL  Stabilité  des  constructions. 
Résistance  des  matériaux,  par  A.  Flamant.  M.  M.  d’Ocagne,  p.  183. 
— III.  Ponts  métalliques,  par  Jean  Résal.  M.  M.  d'Ocagne,  p.  188.  — 

IV.  Les  Intégraphes,  par  Br.  Abdank-Abakanowicz.  M.  M.  d’Ocagne, 
p.  195.  — V.  Contes  populaires  de  Lorraine,  par  Emmanuel  Cosquin. 

V.  B.,  p.  199.  — VI.  La  France  coloniale,  par  A.  M.  G.  X.,  p.  204.  — 
VH.  Les  Aztèques,  par  Lucien  Biart.  R.  P.  Gersie,  S.  J.,  p.  209.  — 
ATII.  Linguistisch-historische  Forschungen  zur  Handelsgeschichteund 
AA’arenkunde,  von  D'  O.,  Schrader,  Erster  Teil.  J.  G.,  p.  246.  — 
IX.  Ungedruckte  wissenschaftliche  Correspondenz  z ..  ischen  Johann 
Kepler  und  Herwart  von  Hohenburg,  edirt  von  G.  Anschütz,  S.  J., 
P.  M.,  p.  250.  — X.  Langue  mandarine  du  nord.  Guide  de  la  conver- 
sation français-anglais-chinois,  par  le  R.  P.  Séraphin  Couvreur,  S.  J. 
J.  L , p.  251.  — XL  Du  bien  au  point  de  vue  ontologique  et  moral, 
par  Léon  De  Lantsheere.  Abbé  Gabriel  Vanden  Gheyn,  p.  255. 

VTII.  - REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  - Anthropologie,  par  M.  A. 

ArceliP,  p.  259.  — Physique,  par  le  R P.  Delsaulx,  S.  J , p.  272. — 
Invertébrés,  par  IVI  A.  Buisseret,  p.  289.  — Vertébrés,  par  M.  L. 
Dollo,  p.  300.  — Chimie  minérale,  par  M.  J.  B.  André,  p.  316.  — 
Sciences  industrielles,  par  M.  J B.  André,  p.  322.  — Ethnographie  et 
linguistique,  par  J.  G.,  p.  329.  — Sciences  agricoles,  par  M.  A.  Proost., 
p.  336. 

IX.  — NOTES.  — Comptes  rendus  de  l’Académie  des  sciences,  par  P.  M.,  p.  346. 


ANNALES 


DE  LA 

SOCIÉTÉ  SCIENTIFIQUE 

DE  BRUXELLES 


Les  neuf  premières  années  sont  publiées.  Chaque  année  se  vend  séparément, 
prix  : 20  francs.  — S’adresser  au  Secrétariat  de  la  Société  scientifique, 
14,  rue  des  Ursulines,  Bruxelles. 

Ces  volumes  ont  été  envoyés  sans  frais  à tous  les  membres  qui  ont  versé 
leur  cotisation  annuelle.  Les  nouveaux  membres  peuvent  se  les  procurer 
au  prix  de  15  francs. 

La  dixième  année  sera  envoyée  dans  quelques  semaines. 


CONDITIONS  D’ABONNEMENT. 


La  Revue  des  Questions  scientifiques  paraît  tous  les  trois 
mois,  depuis  janvier  1877,  par  livraisons  de  35o  pages 
environ  ; elle  forme  chaque  année  deux  forts  volumes  in-8°. 


Le  prix  de  rabonnement,  payable  par  anticipation,  est  de 
20  francs  par  an,  pour  tous  les  pays  de  l’IInion  postale.  Les 
membres  de  la  Société  scientifique  de  Bruxelles  ont  droit  à 
une  réduction  de  25  pour  cent. 


Le  prix  de  chacune  des  années  1877  et  1878  est  porté 
à 25  francs.  Celui  des  années  suivantes  est  de  20  francs. 

On  s’abonne  à Bruxelles,  au  Secrétariat  de  la  Société, 
14,  rue  des  Ursuliues. 

Les  abonnés  sont  invités  à s'adresser  toujours  directement 
au  Secrétaire  pour  les  réclamations,  changements  et  rectifi- 
cations d’adresse,  etc.  Les  retards  et  les  inexactitudes  sont 
ordinairement  le  fait  des  intermédiaires. 


lmp.  PoÜevmis,  Ceuterick  Â'Leféburc,  rue  des  Ursuüjies,  35 


— I I r i 1^  ïïi  i‘<  II  là— «fl  ijnltAiO 


REVUE 


UES 


QUESTIONS 


PUBLIÉE 

PAR  LA  SOCIÉTÉ  SCIENTIFIQUE  DE  BRUXELLES. 


Nulla  unquam  inter  fidem  et  nitionem 
vera  dissensio  esse  potest. 

Const.  de  Fid.  catJi.  c.  IV. 


ONZIÈME  ANNÉE  — DEUXIÈME  LIVRAISON 


BRUXELLP]S 

SECRÉTARIAT  DE  LA  SOCIÉTÉ  SCIENTIFIQUE 
14,  BUE  DE.S  URSULINES 


1887 


LIVRAISON  DU  20  AVRIL  1887. 


I.  - LES  AGENTS  EXPLOSIFS,  par  M.  i^imé  Wîtz,  p.  %3. 

II.  — LES  CHÉLONIENS,  par  M.  l’abbê  G.  Smets,  p.  382. 

III.  - LA  NON-UNIVERSALITÉ  DU  DÉLUGE.  RÉPONSE  AUX  OBJEC- 

TIONS, par  M.  l’abbé  Ch.  Robert,  p.  409. 

IV.  — ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE  DE  L’AFGHANISTAN,  par  M.  F. 

’Vaii  Ortroy,  p.  469. 

V.  — LE  HAINOSAURE  ET  LES  NOUVEAUX  VERTÉBRÉS  FOSSILES  DU 
MUSÉE  DE  BRUXELLES,  par  M.  C.  Dollo.  p.  504. 

VL  — ENTOMOLOGIE  COMPARÉE.  LES  INSTINCTS  DES  HYMÉNOPTÈRES. 

par  M.  A.  Propet,  p.  540. 

VH.  - HITTITES  ET  AMORITES,  par  M.  C.  üe  Canteheere, 
p.  563. 

VIH.  — BIBLIOGRAPHIE.  — I.  L’âge  et  l’homme  préhistoriques  et  ses  ustensiles 
de  la  station  lacustre  près  de  Maestricht,  par  M.  Casimir  Ubaghs. 
J.  G.,  p.  575.  — H.  Die  Herkunft  der  Arier.  Neue  Beitrâge  zur  histo- 
rischen  Anthropologie  der  europâischen  Vülker,  von  Karl  Penka. 
1.  G.,  p.  577.  — ni.  Annuaire  pour  l’an  1887,  publié  par  le  Bureau  des 
longitudes.  J.  d’E.,  p.  581.  — IV.  Manuel  du  trufficulteur,  par  M.  A.  de 
Bosredon.  C.  de  K.,  p,  586.  — V.  Les  grandes  écoles  de  France,  par 
Mortimer  d’Ocagne.  I.  T.  H.,  p.  590.  — VL  Navigation  intérieure. 
Rivières  et  canaux,  par  P.  Guillemain.  M.  Maurice  d’Ocagne,  p.  595. 
— VIL  Atlas  des  missions  catholiques,  par  le  R.  P.  O.  Werner,  S.  J. 
0*'  Louis  Delgeur,  p.  614.  — VIH.  Exposition  universelle  d’Anvers  1885. 
Les  produits  chimiques  et  pharmaceutiques,  par  M.  Fr.  De  Walque. 
M.  J. -B.  André,  p.  621.  — IX.  Histoire  du  Cartésianisme  en  Belgique, 
par  M.  l’abbé  Georges  Monchamp.  Abbé  Gabriel  Van  den  Gheyn,  p.  625. 
— X.  Premiers  travaux  sur  l'histoire  et  les  antiquités  mexicaines. 
Codex  Ramirez.  Tovar.  Acosta.  A.  Gerste,  S.  J.,  p.  629. 

IX.  — REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  - Anthropologie,  par  M.  A. 

Arcelin,  p.  634.  — Ethnographie  et  linguistique,  par  J.  G.,  p.  643.  — 
Chimie,  par  M.  J. -B.  André,  p.  653.  — Sciences  industrielles,  par 
M.  J.»B.  André,  p.  660.  — Mines,  par  M.  V.  Lambiotte,  p.  666.  — Sismo- 
logie, par  M.  A.  de  Lapparent,  p.  670.  — Vertébrés,  par  M.  L.  Dollo, 
p.  676. 

X.  — NOTES.  — Comptes  rendus  de  l’Académie  des  sciences;  janvier,  février 
et  mars  1887.  P.  M.,  p.  689. 


ANNALES 


DE  EA 

SOCIÉTÉ  SCIENTIFIOCE 

DE  BRUXELLES 


Les  neuf  preniièies  années  sont  publiées.  Chaque  année  se  vend  séparément, 
prix  : iliü  francs.  --  S'adresser  au  Secrétariat  de  la  Société  scientifique, 
14,  rue  des  Ur.sulines,  Bruxelles. 

Ces  volumes  ont  été  envoyés  sans  frais  à tous  les  uieinbres  qui  ont  versé 
leur  cotisation  annuelle.  Les  nouveaux  lueinbres  peuvent  se  les  procurer 
au  prix  de  15  francs. 

La  dixième  année  sera  envoyée  dans  quelques  jours. 


CONDITIONS  D’ABONNEMENT. 


La  Revue  des  Questions  scientifiques  paraît  tous  les  trois 
mois,  depuis  janvier  1877,  par  livraisons  de  35o  pages 
environ  ; elle  forme  chaque  année  deux  forts  volumes  in-8°. 

Le  prix  de  rabonnement,  payable  par  anticipation,  est  de 
20  francs  par  an,  pour  tous  les  pays  de  l’Union  postale.  Les 
membres  de  la  Société  scientifique  de  Bruxelles  ont  droit  à 
une  réduction  de  25  pour  cent. 

Le  prix  de  chacune  des  années  1877  et  1878  est  porté 
à 25  francs.  Celui  des  années  suivantes  est  de  20  francs. 

On  s’abonne  à Bruxelles,  au  Secrétariat  de  la  Société, 
14,  rue  des  Ursulines. 

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lmp.  Pollcuiiis,  Ccuterick  iVLefèbure,  rue  des  Ursulines,  55 


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