FOR THE PEOPLE
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FOR SCIENCE
LIBRARY
OF
THE AMERICAN MUSEUM
OF
NATURAL HISTORY
REVUE
DES
DES
QUESTIONS SCIENTIFIQUES
PUBLIÉE
PAR LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE DE BRUXELLES.
Nulla unquam inter fidem et rationem
vera dissensio esse polest.
ConM. de Fid. cath. c. IV.
TOME VINGT ET UNIÈME
BRUXELLES
SECRÉTARIAT DE LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE
14, RUE DES URSULINES
1887
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LA FKiliUL
DU
GLOBE TERRESTRE
iVprès tant cl’etForts dépensés par les astronomes et les
géodésiens en vue de la détermination de la figure du
glol)e, il semble que rien ne devrait être aujourd’hui mieux
connu que cet élément. De fait, si l’on ouvre certains
traités didacticiues, il ne paraîtra pas qu’aucun doute
])uisse subsister à ce point de vue ; car la forme de
l’ellipsoïde terrestre y est indiquée avec une précision
suprême, comme une de ces données numériques aux-
quelles l’avenir ne peut plus apporter que d’insignifiantes
corrections.
(’ependant, en face de ce qn’on pourrait appeler les
géodésiens satisfaits, se complaisant dans une oeuvre qu’ils
considèrent comme achevée, une autre école se dresse,
représentée surtout en Allemagne, qui ne craint pas de
mettre en question plusieurs des résultats acquis. A
l’entendre, des causes d’erreur importantes ont été négli-
gé(‘s, qui doivent faire peser sur beaucoup de mesures une
légitime suspicion. Pour quelques-uns, la preuve serait
déjà faite d’irrégularités considérables, au moins par leur
vab'ur relative, dans la forme de l’ellipsoïde océanique.
6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
D’autres, sans être aussi affirmatifs, croient du moins
qu’on s’est trop pressé d’en présenter la détermination
comme définitive, et qu’il y a lieu de la reprendre confor-
mément à un programme nouveau, où l'on mènerait de
front plusieurs catégories de mesures, destinées à se
compléter et à s’éclairer les unes les autres. De plus, la
(question est sortie du domaine de la géodésie pure pour
entrer dans celui de la géologie. On en est venu à soupçon-
ner que bien des déplacements d’anciens rivages, jusqu’ alors
interprétés comme l’indice certain de mouvements succes-
sifs du sol, pourraient recevoir une autre explication,
conciliable avec l’immobilité de l’écorce terrestre et récla-
mant seulement une modification de forme du sphéroïde
marin. De cette façon le débat s’est élargi et l’intérét s’en
est accru. Aussi avons-nous pensé que les lecteurs de la
Bevue nous sauraient gré de leur présenter, en quelques
pages, un aperçu de l’état de la question.
L’idée de définir mathématiquement la figure du globe
terrestre doit sembler étrange, au premier abord, à celui
qui, n’allant pas au delà de l’observation journalière, se
rend compte des inégalités dont la surface de notre
planète est affectée. Mais ces inégalités perdent bien vite
toute signification quand on compare leur valeur absolue
avec celle du rayon terrestre. On trouve en effet que les
plus hautes montagnes, comme aussi les plus grandes
profondeurs océaniques, ne représentent pas la sept-
centième partie de ce rayon . Encore ces chiffres extrêmes
s’appliquent-ils à des points singuliers de l’écorce; et
l’ensemble des continents, si le relief y était uniformément
réparti, ne ferait qu’une saillie de cinq à six cents mètres
au-dessus d’un globe de six mille trois cent soixante-six
kilomètres de rayon, soit, en valeur relative, environ
un dix-millième. Une si minime différence est absolument
insensible à l’œil; il serait impossible de la mettre en
LA FIGURE DU GI-OBE TERRESTRE.
7
évidence sur un dessin quelconque, et dès lors notre terre,
s’il était possible de la voir de loin, se présenterait dans
les mêmes conditions que les autres planètes, c’est-à-dire
comme un disque régulier, parfaitement arrondi.
Or les disques planétaires se prêtent à des mesures
précises. On a pu définir la figure de la plupart d’entre
eux et apprécier la quantité, d’ailleurs très variable d’un
astre à l’autre, dont elle s’écarte d’un cercle parfait. De
plus, pour chaque planète, cet écart a toujours paru
constant, sous quehfue aspect (pi’clle se montrât à nous
dans son mouvement de rotation. De là cette idée bien
naturelle, que la terre, elle aussi, doit être un solide de
révolution, de forme ellipsoïdale et ([ue, pour en déter-
miner la vraie figure, il doit suffire d’en bien connaître
une ellipse méridienne. Même, les diverses ellipses méri-
diennes devant, à priori, être identiques, il n’est pas
besoin d’en chercher une (pii puisse être mesurée d’une
manière continue entre le pt)le et ré([uateur. Il suffit do
déterminer, sous diverses latitudes, des portions d’arc de
méridien de longitude quelconque et d’introduire leur
valeur dans la formule générale de l'ellipse génératrice.
Le principe des mesures est donc le suivant. On déter-
mine astronomiquement, par ladiffénmcc des hauteurs du
pôle au-dessus de l’horizon, les latitudes de deux points
situés sur un même méridien. On mesure ensuite, par les
procédés géodésiques, la distanci* réelle qui sépare ces
deux points, en la rapportant uniformément au niveau
de la mer. A différence de latitude égale, cette distanci*
devrait être la même partout, si la terre était exactement
sphérique. La forme ellipsoïdale du méridien se traduit
par l’augmentation constante de la longueur du degré à
mesure qu’on se rapproche des pôles, et la valeur de cette
augmentation fait connaître! l’e'dénient fondamental de la
figure du globe, c’est-à-dire \ aplatissement.
Ce n’est pas ici le lieu de présenter l’intéressante
histoire des mesures d’arcs, ni de rappeler les péripéties
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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
du début, alors que les résultats acquis étaient encore
assez incertains pour légitimer une dispute entre deux
écoles rivales, dont l’une croyait le globe aplati aux pôles,
tandis que l’autre le voulait renflé dans la même direc-
tion. Ce débat fut déflnitivement tranché au milieu du
dix-huitième siècle, par la comparaison de l’arc du Pérou
avec celui de la Laponie. Dès lors l’aplatissement polaire
ne fut plus mis en doute, et l’on s’appliqua seulement à le
déterminer avec une précision toujours croissante. En
1799, la commission instituée pour l’établissement de la
valeur du mètre admit que l’aplatissement (c’est-à-dire le
rapport au grand axe terrestre de la diflerence entre le
grand axe et le petit axe de l’ellipse méridienne) était de
Plus tard, de nouvelles mesures firent adopter à
Bessel le chiffre de-j^. Enfin aujourd’hui, en combinant
avec les anciennes déterminations celles qui ont été
exécutées plus récemment au Cap, en Russie et dans les
Indes, on est arrivé au chiffre de ^ , lequel, d’après
MM. Clarke et Faye, devrait être considéré comme exact
à une unité près du dénominateur.
Tel est donc l’aplatissement moyen du globe terrestre.
Mais en résulte-t-il que la surfiice océanique ait vraiment
une figure mathématique régulière? Cette conclusion
serait légitime si les diverses mesures ne présentaient pas
d’écarts notables. Tel n’est pas le cas, et l’on doit recon-
naître que, suivant celles des mesures que l’on combine
ensemble, on arrive, pour l’aplatissement, à des valeurs
très sensiblement différentes, sans que ces divergences
puissent être mises sur le compte des erreurs d’observa-
tion. 11 semble donc que, même en écartant les inégalités
du relief et en ne considérant que la surface des mers,
supposée partout prolongée , l’ellipsoïde océanique soit
affecté de déformations capables de rendre très inégales
entre elles ses diverses ellipses méridiennes, de telle sorte
qu’il différerait notablement d’une surface de révolution.
A l’appui de cette manière de voir, on peut encore
LA FIGURE DU GLOBE TERRESTRE.
9
invo(|uer les observations faites à l’aide du pendule. On
sait que cet instrument oscille sous l’intluence de la gra-
vité et (|ue, pour le régler de telle sorte qu’il batte exac-
tement la seconde , il faut lui donner une longueur
d’autant plus grande, ({ue l’intensité de la pesanteur est
elle-même plus forte. Ainsi le pcmdule à secomb's, réglé
pour les latitudes moyennes, a besoin d’être raccourci à
l’équateur et allongé dans les régions polaires. Dans le
premier cas, la pesanteur est moindre parce qu’on est plus
éloigné du centre de gravité du globe; dans le second,
pour le motif inverse, il y a augnu'iitation de la puissance
de la gravité. C’est pourcpioi la comparaison des lon-
gueurs du pendub' à secondes en divers [)oinls peut
suffire à faire connaître' la figure du sphéroïde terrestre,
en indiquant les distance's proportionnelles des points de
la surfece au centre attirant.
Or, si la forme ellipsoïdale était régulière, partout,
sous la même latitude, le pendule à secondes, observé au
niveau de la mer, devrait avoir la même longueur. Ce
n’est pas ce qu’on observe et, soit dans l’intérieur des con-
tinents, soit sur les rivages maritimes, l’étude des oscil-
lations pendulaires fait ressortir des anomalies parfois
très frappantes. D’une manière générale, on peut dire
que, sur les îles situées en plein océan, le pendule accuse
im excès de pesanteur. Vax exemple, à Calcutta, le pendule
exécute trois oscillations de moins , par vingt-quatre
heures, ([ue sur l’île Minicoy, dans les Alaldives. Pour-
tant, cet archipel étant plus voisin do l’équateur, la pe-
santeur y devrait être moins forte. A Madras, la diminu-
tion s’élève à près do cinq oscillations. L’écart est encore
bien plus fort aux îles Bonin, situées à moitié chemin
entre le Japon et les îles Mariannes. En ce point, la diffé-
rence, relativement aux côtes asiatiques voisines, atteint
quatorze oscillations. D’une manière générale, d’après les
chiffres donnés par les auteurs allemands, il y aurait en
moyenne, sur les îles placées en ])lein océan, neuf oscil-
lO
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
lations de plus, par jour, que sur les rivages des conti-
nents ou sur les îles placées dans le voisinage immédiat
de ces derniers.
En vain cliercherait-on à expliquer cet excès en faisant
remarquer que la densité de la portion immergée, dont
l’île représente la pointe, est plus forte que celle de la
mer voisine ; de telle sorte ({ue son action attractive pro-
pre intervient à part et en supplément de celle du globe
concentré en son centre. Le cas est absolument le meme
pour les côtes des continents. Là aussi, et dans une plus
forte mesure, il y a une masse immergée de terre ferme
qui attire le pendule pour son propre compte. Puis donc
que, sur les îles bien isolées, le pendule oscille plus vite
qu’à latitude égale sur les rivages des continents, cela ne
peut provenir que d’un excès d’attraction dû à la situation
de l’île elle-même. Il faut donc admettre qu’en ce point
la surbice marine est plus rapprochée du centre (pi’elle ne.
l’est au voisinage des continents, autrement dit que le
sphéroïde océanicpie est renflé autour de la terre ferme et
déprimé au milieu des mers. Quant à la valeur de ces
dépressions, elle ne serait nullement négligeable. D’après
un géodésien allemand, M. Fischer, une dilférence d’une
oscillation par vingt-quatre heures, dans le pendule,
correspond à une différence de distance au cmitre de
122 mètres, et ce chiffre est bien voisin de celui de 119,
obtenu par M. Ilann. Par suite, au centre des grands
océans, pour une différence moyenne de neuf oscilla-
tions, la surface océanique serait déprimée d’environ un
millier de mètres. Or, l’aplatissement de correspondant
à peu près à 21 ou 22 kilomètres, une telle différence ne
serait point à dédaigner.
Mais à quoi cette déformation doit-elle être attribuée ?
Il n’y a pas de doute que ce soit à l’attraction exercée sur
la masse liquide par les portions émergées de l’écorce. Il y
a longtemps qu’on sait qu’une montagne isolée agit pour
son propre compte sur le fil à plomb, indépendamment do
LA FIGURE DU GLOBE TERRESTRE.
1 1
l’attraction totale du globe et produit, sur la verticale, une
déviation sensible. Au milieu du dix-huitième siècle, cette
déviation a été utilisée au mont Schehallion, dans le
Perthshire, pour la mesure de la densité du globe terrestre.
Or, si le fil à plomb est dévié, l’horizontale, qui lui est
perpendiculaire, doit l’être aussi. Par suite la surface des
mers, dans le voisinage d’une ligne de relief brusque, ne
peut manquer de subir une déformation, (|ui l’élève au-
dessus de son niveau normal. Donc, théoriquement, dans
une section du globe parallèle à l’équateur, lors(pi’elle
rencontre à la fois de la terre ferme et de la mer, la sur-
face de cette dernière, au lieu de dessiner un cercle par-
fait, doit se décomposer en une série d’éléments courbes
non circulaires, relevés sur les bords et déprimés au cen-
tre. Dès lors les ellipses méridiennes, très inégalement
affectées par cette cause, ne doivent pas être scnddables
entre (dles.
Mais, si cette déduction est théoriquement incontestable,
il reste à savoir dans (juelle mesure la surface océanique
peut différer d’un ellipsoïde de révolution. Ce point est
affiiire de calcul et, les lois de l’attraction étant bien con-
nues, il semble qu’il doive être facile de trouver uue for-
mule exprimant l’action exercée sur la mer par un massif
continental d’amplitude déterminée. C’est ainsi (ju’en 1842
un physicien français, Saigey, avait calculé (pic le niveau
de la mer, au voisinage des côtes, devait être relevé,
en moyenne, de 36 mètres en Europe, de 144 mètres en
Asie, de 172 mètres en Afrique, de 54 dans rAniéri([ue
du Nord et de 76 dans l’Amérique du Sud.
Des idées de Saigey n’avaient pas reçu, lors do leur ap-
parition, l’accueil qu’elles semblaient mériter. En 1868, la
question fut reprise par M. Ph. Fischer, dans un impor-
tant mémoire publié à Darmstadt (1). M. Fischer s’attacha
d’abord à la critique des calculs à l’aide des({uels on avait
(1) Untersuchungen üher d. Gestalt der Erde.
12
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
généralement procédé à la combinaison des mesures
d’arcs. Il chercha à montrer que la méthode des moindres
carrés, telle qu’elle était habituellement appliquée, avait
pour principal effet de confondre les erreurs d’observation
avec les irrégularités inhérentes au phénomène étudié.
Analysant avec rigueur le fait de la déviation du fil à
plomb, il fit voir qu’à côté de déviations locales et excep-
tionnelles, dues à une saillie brusque et facilement enre-
gistrées, d’ordinaire, par les observations géodésiques, il
y en avait d’autres, plus générales, simplement causées
par le contraste réciproque des masses continentales et
des eaux océaniques, lesquelles, le plus souvent, devaient
passer inaperçues. Tel serait, suivant M. Fischer, le
motif pour lequel la grande triangulation indienne a donné
le curieux résultat que l’on sait, c’est-à-dire que le massif
de l’Himalaya semble sans action sur la verticale. Tenant
compte de ce nouvel élément, M. Fischer refît les calculs
relatifs à l’attraction des continents et trouva qu’en
moyenne elle devait produire une déviation de 70 à 80
secondes, correspondant à une surélévation littorale com-
prise entre 5 60 et 640 mètres.
En 1873, M. Listing (i), entrant dans ces vues, créa le
mot de (jéoide pour désigner la surface ellipsoïdale défor-
mée par l’attraction de la terre ferme. Enfin, trois ans
plus tard, M. Bruns (2) publiait, sous les auspices de
l’Institut géodésique de Prusse, un important mémoire où
il établissait, par des calculs faisant intervenir les inté-
grales elliptiques, ({u’un continent pouvait provoquer des
différences de plus de mille mètres entre le niveau réel de
la mer et l’ellipsoïde théorique.
La coïncidence de ce résultat avec celui que donnent
les observations du pendule semblerait de nature à entraî-
ner une adhésion unanime. Il n’en est rien pourtant et
plusieurs géodésiens, à la tête desquels se place M. Faye,
(1) Nadir . d. k. Gesellsdi. d. Wissensdi., Gôttingen (1873),
(2) Die Figur der Erde, Berlin, 1876.
LA FIGURE DU GI.OBE TERRESTRE.
l3
de rinstitut de France, persistent à soutenir ((ue les
déformations du g'éoïdc sont tout à fait négligeables.
S’appuyant sur la comparaison de certaines latitudes géo-
désiques avec les latitudes des mêmes lieux détinuninées
astronomi(iuement, ils établissent, pour la, déviation do la
verticale, des chiffres très faibles, inférieurs même, par-
fois, à ce que le calcul ferait prévoir. Tel est le cas pour
Nice oii, d’après les observai, ions de M. Hatt, même en
diminuant autant (pi’il est possible la densité des roches
qui composent le massif des Alpes, on trouve ([ue ce massif
est loin de produire, sur le til à jilomb, la déviation que
la, théorie indi({ue.
Nous pourrions entre[)rendre de rechercher si les
déterminations géodésitpies fournissent bien, pour ce
genre de vérifications, une base suffisamment solide. Car
les triangles des géodésiims ont besoin d’être réduits à
l’horizon, et cette réduction ne peut être exactement effec-
tuée que si l’horizontale est connue avec précision, (ffic
l’horizontale soit déviée et la correction cesse d’être
rigoureuse. Mais on nous réjiondrait sans doute que cette
erreur ne porte ([ue sur des quantités infiniment petites
relativement à celles (pi’il s’agit d’apprécier, et d’ailleurs
nous ne nous sentons pas suffisamment armé pour inter-
venir dans une dispute entre géodésiens. C’est pouripioi,
nous bornant à prendre acte de ce désaccord, nous insis-
terons sur un autre ordre d’arguments.
M. Faye, qui croit à l’exactitude des mesures d’arcs, ne
conteste pas les variations du pendule et, notamment,
l’excès d’attraction (pie cet instrument révèle dans les
parties centrales des océans. Mais l’éminent astronome
en cherche la raison dans un excès de densité de l’i^corce
au-dessous des mers, et voici comment il explique cet
excès ;
On sait, par l’expérience des sondages sous-marins,
que partout, dans l’Atlantique et le Pacifique, la tempé-
rature du fond de la mer est très basse. Au-dessous d’une
14 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
couche superficielle de peu d’épaisseur, toute la masse
des océans est à une température qui s’abaisse, avec la
profondeur, de quatre degrés à zéro et même au-dessous :
car la congélation de l’eau de inei* ne se fait qu’à près de
deux degrés au-dessous de zéro. La cause de ce refroidis-
sement est aujourd’hui bien connue. Elle réside dans la
libre communication des mers avec les régions antarctiques,
ce qui permet l’accès, presque sous l’équateur, des eaux
(|ue le voisinage du pôle a refroidies et fait tomber au fond,
en vertu de l’accroissement de densité produit par ce
refroidissement. Cet état de choses existe depuis qu’il y a
de la glace aux pôles. Par conséquent, tandis que règne,
à la surface des continents, une température moyenne
très supérieure à zéro, la surface de l’écorce, sous les
mers, est constamment refroidie par le contact d’une
masse capable de lui enlever, avec le temps, beaucoup de
chaleur.
D’après M. Faye, ce refroidissement se transmet de
proche en proche, par conductibilité, jusqu’à la base de
l’écorce, qui baigne dans le noyau fluide. Ce dernier en
subit donc l’influence, assez pour que sa partie supérieure
prenne l’état solide et s’incorpore à la croûte déjà formée,
qui devient plus épaisse. Or les roches, comme la plupart
des corps connus, doivent éprouver une certaine conden-
sation en passant de l’état liquide à l’état solide . Donc,
pour une profondeur donnée, ce qui existe sous les mers
doit être plus dense que ce qu’il y a sous les continents et
de là résulte l’excès de pesanteur constaté par le pendule.
Déjà cette conclusion pourrait prêter à quelque contes-
tation; car nous connaissons très mal ou, pour mieux dire,
nous ignorons tout à fait ce que peut être l’état physique
de la base de l’écorce; à tel point que, de nos jours,
nombre de savants professent l’opinion, qu’à part quelques
cavités remplies de matières fondues, la terre est tout
entière à l’état solide. Mais en admettant même, comme
nous le faisons volontiers à la suite d’Elie de Beaumont et
LA FIGURE DU GLOBE TERRESTRE.
l5
d(' tant de maîtres éminents, l’existence d’un noyau liquide
iT'Couvert par une croûte, comment affirmer que cette
croûte, parcourue par de nombreuses crevasses, ne ren-
ferme pas assez de vides pour compenser le léf2^er accrois-
sement de densité que sa consolidation aurait produit?
Ainsi l’hypothèse (|ui fait le fonds de la théorie de
M. Paye est fort loin de pouvoir s’imposer comme une
vérité démontrée.
Cependant nous ne chercherons pas à nous prévaloir de
cet argument et , admettant qu’un excès d’épaisseur
entraîne un accroissement de densité et, par suite, de
p(‘santeur, nous nous demanderons s’il est possible que la
circulation des eaux froides océaniques ait produit un
pareil résultat.
Rien n’est mieux coimu que la mauvaise conductibilité
des roches. Il suffit de se rappeler qu’on peut cheminer
sans difficulté sur la croûte refroidie d’un courant de lave,
alors que la roche fondue bouillonne encore à quelques
décimètres au-dessous, et que la lave de l’Etna peut couler
par-dessus des champs de neige sans les fondre, pourvu
qu’elle en soit séparée par une couche de petites pierres
et de cendres. L’expérience montre qu’à Paris, un chan-
gement dans la température moyenne met trente-huit
jours à se propager à travers une tronche de sol d’un
jnètre d’épaisseur et que, à dix mètres au-dessous de la
surface, toute variation thermométrique de l’air extérieur
devient absolument insensible.
Cela posé, il convient de se rappeler qu’à l’époque où
la glace a envahi les pôles, l’écorcé terrestre devait déjà
avoir une épaisseur considérable. La botanique fossile
nous enseigne qu’au milieu des temps tertiaires, les ré-
gions immédiatement voisines du pôle arctique possé-
daient une riche végétation, de caractère essentiellement
tempéré, qui certes ne se serait pas accommodée du voisi-
nage des glaces. Or c’est évidemment faire une évaluation
très modérée que de supposer qu’à cette époque la croûte
i6
REVUE DES QUESTR>NS SOIENT IPIQUES.
solide ne devait pas avoir moins de vingt mille mètres
d’épaisseur.
Représentons-nous donc cette écorce de vingt kilomè-
tres, jouissant à la surface, au début des temps tertiaires,
d’une température d’environ vingt degrés (c’est le minimum
des régions tropicales), tandis qu’à sa base régnerait une
chaleur d’à peu près deux mille degrés, nécessaire pour la
fusion des roches. Comment imaginer (pie, la température
superficielle venant à s’abaisser progressivement de vingt
degrés à zéro, un tel changement ait pu produire, même
après des millions d’années, une infiuence appréciable
jusqu’à la base l
On sait que partout la température croît régulièrement
avec la profondeur et, d’après le taux moyen de l’accrois-
sement constaté (qui est d’un degré centigrade pour trente
à trente-sept mètres), on a pu calculer le flux de chaleur
qui traverse constamment l’écorce par le lait de l’existence
du foyer interne. C’est ainsi qu’on a établi que ce flux ne
contribuait pas à l’entretien de la température extérieure
pour plus de un trentième de degré. Renversons le calcul et,
partant de cette donnée, demandons-nous pour quelle part
une température de zéro pourrait contribuer à la diminu-
tion de la chaleur qui règne sous les vingt kilomètres
d’écorce. La réponse n’est-elle pas faite d’avance ?
Mais cette réponse, nous n’en sommes pas réduits à la
conjecturer. On peut dire quelle se trouve, exprimée en
chiffres, dans le sol sibérien. Là règne, aux environs
d’Iakoutsk, une température atmosphérique si basse, que
la moyenne annuelle est seulement de dix degrés au-des-
sous de zéro. Le sol est constamment gelé dans la profon-
deur, et seule une mince couche superficielle profite en été
de l’action réchauffante du soleil. Or, en i836, un riche
négociant d’Iakoutsk, voulant utiliser le fait déjà bien
connu de la chaleur interne, fit creuser un puits dans l’es-
pérance d’atteindre une zone où l’eau existerait à l’état
liquide. Dans ce puits, qui fut poussé jusqu’à 1 15 mètres de
LA FIGURE DU GLOBE TERRESTRE.
17
profondeur, la température s’était progressivement élevée
de moins dix degrés â moins six dixièmes de degré. On
abandonna l’entreprise, parce qu’une aussi grande profon-
deur eût rendu le puits inutilisable pour le but qu’on s’était
proposé; mais un peu plus tard, dans la steppe Katclion-
gin, un autre puits atteignait l’eau, et même l’eau jaillis-
sante, à la profondeur de 126 mètres.
Donc, au-dessous du sol constamment gelé de la Sibérie,
la température passe, en cent vingt-six mètres, de moins
dix degrés à zéro. L’accroissement est ainsi d’un degré
par douze mètres et demi, c’est-à-dire trois fois plus ra-
pide que pour les régions tempérées. Qu’en faut-il conclure,
sinon qu’un grand froid superficiel n’agit que sur les
tranches immédiatement voisines de l’extérieur, qu’il a
pour effet d’y rapprocher considérablement les surfaces
successives d’égale température ou isogéothermes , et cela
de telle sorte qu’au delà d’une certaine profondeur l’in-
fluence exercée doit devenir absolument négligeable ?
En vain dirait-on que cette action, si faible qu’elle puisse
être, a dû se prolonger pendant des millions d’années.
D’abord cela n’est nullement prouvé, si l’apparition des
glaces aux pôles a été aussi tardive que nous sommes
personnellement porté à le croire. Ensuite ce n’est pas
d’une action faible qu’il est ici besoin, et il ne suffit pas
d’admettre, d’une façon générale, un refroidissement de
l’écorce jusqu’à sa base. Il faut encore que ce refroidisse-
ment ait pour conséquence wnnotable accroissement d’épais-
seur. Mais qui ne sait que l’augmentation de densité
produite par la solidification n’affecte que les centièmes
dans la valeur du poids spécifique? Par suite, pour que le
surcroît d’épaisseur produise sur le pendule l’effet que nous
avons défini, c’est-à-dire soit l’équivalent d’une tranche de
mille mètres, il faut que le flux de froid déterminé par le
contact des eaux glacées soit beaucoup plus fort qu’il ne
nous est possible de l’imaginer.
Remarquons d’ailleurs que, s’il était permis d’admettre
XXI 2
l8 RKVUE DES QUESTIONS S(TENTIFIQUES.
le refroidissement de la croûte jusqu’à sa base, les régions
marines ne devraient nullement en avoir le privilège. Biim
au contraire, il faudrait le réclamer, ce privilège, en faveur
des régions continentales des hautes latitudes et notam-
ment de la Sibérie du nord, où, comme nous le disions
précédemment, la moyenne annuelle est inférieure de dix
degrés à la température du fond des océans. Aussitôt qu’il
y a eu de la glace aux pôles, et avant même que cette
influence eût refroidi peu à peu la masse des océans, b'S
conditions de froid dont nous parlons se sont établies en
Sibérie, et comme l’air, par sa mobilité, est un véhicule au
moins aussi efficace que l’eau pour le transport de la cha-
leur, l’écorce, sous les plaines sibériennes, a dû se trou-
ver dans des circonstances encore plus défavorables que
sous l’Atlanti(|ue ou le Pacifique. C’est donc là qu’on
devrait observer, dans la marche du pendule, une accéléra-
tion exceptionnelle, dont il faut bien reconnaître que jus-
qu’ici les observateurs n’ont ou aucun soupçon. Et si la
théorie était admissible, au-dessous d’un pays comme la
Russie, où, du sud au nord, la moyenne annuelle s’abaisse
do trente-cinq degrés, l’écorce devrait présenter une aug-
mentation continue d’épaisseur et le pendule une accélé-
ration non moins continue.
Laissons donc en paix l’écorce terrestre, qui sans nul
doute se soucie aussi peu à sa base du contact des eaux
froides, que Gulliver se souciait des efforts des Lillipu-
tiens pour lui arracher les cheveux, et constatons dès lors
que le fait indéniable de l’accélération pendulaire sur les
océans entraîne, comme conséquence, une dépression sen-
sible de la figure ellipsoïdale du sphéroïde océanique.
Ce fliit admis,il sera difficile de se refuser à reconnaître,
avec M. Bruns, que toutes les mesures d’arcs jusqu’ici effec-
tuées ne peuvent être considérées que comme des travaux
préparatoires. Plusieurs d’entre elles, en raison même de
leur amplitude, ont dû laisser échapper les variations dues
à l’attraction continentale, et on ne peut attendre de résul-
LA FIGURE DU GLOBE TERRESTRE.
19
tats exacts (|uo d’un procédé qui combinerait trois catégo-
ries distinctes de mesures, conformément au programme
suivant ;
La terre peut être regardée comme un })olyèdre pourvu
d’un grand nombre de facettes. A l’aide d’observations
astronomiques et géodési([ues, il est possible de définir la
forme et les dimensions de chaque lacette plane, ainsi que
son inclinaison relativement à l’axe des pôles. Cela fait, un
nivellement de précision donnera l’altitude des sommets
du polyèdre et, en appliquant une formule que M. Bruns
a fait connaître, on pourra, de ces altitudes, déduire la
distance des points correspondants à un certain géoïde,
considéré comme surface de comparaison, pourvu que l’on
ait préalablement déterminé l’intensité de la pesanteur aux
points en question.
Cette détermination de la pesanteur se fait sur la terre
ferme <à l’aide du pendule. Il serait bien désirable de pou-
voir elfectuer la même mesure au-dessus des mers. Ce
serait chose facile, si le hathomètre de M. Siemens pouvait
donner des résultats suffisamment précis. Cet ingénieux
instrument, fondé sur renregistrement des variations
qu’éprouve le poids d’une colonne de mercure, a été ima-
giné par son auteur en vue do révaluation de la profon-
deur des mers. En chaque point de l’Océan, sur un même
parallèle supposé circulaire, l’intensité de la pesanteur se
montre d’autant moindre que la profondeur d’eau est plus
grande; car, dans ce cas, une colonne de matière solide, de
densité égale à 2,5 ou 3, se trouve remplacée par une
égale colonne d’eau de mer, do densité peu supérieure à
1 . Dès lors le changement de profondeur doit se traduire
par une variation dans le poids du mercure. Mais il est
beaucoup plus sûr (puisque le parallèle océanique ne peut
pas être exactement circulaire) de se servir du bathomètre
uniquement pour apprécier l’intensité do la pesanteur. Si,
en même temps, on mesure directement à la sonde la liau-
teur de la colonne d’eau, on aura de précieux éléments
20 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pour la connaissance de la forme de la surface marine.
Malheureusement, il ne paraît pas que l’instrument de
M. Siemens soit suffisamment approprié à ce but, et il
nous reste à souhaiter que l’habileté des constructeurs y
ait pourvu avant la reprise des grandes campagnes d’ex-
plorations sous-marines, telles que celles du et
du Talisman.
Le desideratum qui vient d’être formulé n’est pas le seul
dont la solution soit nécessaire pour qu’on puisse connaî-
tre exactement la figure du globe. 11 en est un autre, sur
lequel il ne semble pas que l’attention des géodésiens ait
été suffisamment appelée jusqu’ici. Nous voulons parler
de l’inconnu qui pèse sur la véritable forme de l’hémisphère
austral.
En effet, lorsqu’on parle de l’aplatissement du globe, on
oublie que, même en supposant le géoïde exempt de défor-
mations notables, on ne possède de données un peu préci-
ses que relativement à Yhémisphère boréal; et cela par
l’excellente raison que la terre ferme y est presque exclu-
sivement concentrée. C’est là seulement, en Russie et en
Asie, que les grandes mesures d’arcs ont été effectuées.
On en a bien fait une au Cap, dans l’Afrique australe.
Mais cette colonie ne s’étend pas au delà du trente-hui-
tième parallèle. Seule, la pointe australe de l’Amérique
atteint le cinquante-sixième degré, mais dans des condi-
tions tout à fait défavorables pour des observations géo-
désiques, tant à cause des brouillards et de l’inclémence
du climat que par suite des perturbations que pourrait
occasionner le voisinage du prolongement de la chaîne des
Andes. En tous cas, possible ou non, l’observation géodé-
sique est encore à faire en Patagonie et, jusqu’ici, on ne
possède absolument aucun document relatif à la forme de
l’hémisphère austral au delà du trente-huitième degré.
Or nous n’apprendrons rien à personne en rappelant
que, quand une ellipse est peu différente d’un cercle, son
aplatissement ne commence à se prononcer que dans les
LA FIGURE DU GLOBE TERRESTRE.
21
hautes latitudes. Pour toute mesure effectuée entre l’équa-
teur d’une telle ellipse et le parallèle de qS degrés, les
erreurs d’observation risquent fort d’être d’un ordre supé-
rieur aux écarts qu’il s’agit d’apprécier. Par conséquent il
n’est pas excessif de dire que la mesure effectuée au Cap ne
peut rien prouver, ou du moins qu’elle est absolument
insuffisante pour qu’on puisse en conclure l’identité de
figure des deux bémispbères.
Mais, demandera-t-on peut-être, pourquoi supposer que
le globe soit dyssymétrique ? Parce (pie, répondrons-nous,
cette dyssymétrie s’accuse partout dans la conformation
de notre planète. On sait que, si l’on prend pour pôle un
point situé à peu de distance de Cologne, on peut former
un bémispbère contenant, en surface, parties égales d’eau
et de terre ferme, tandis que l’hémisphère opposé renferme
huit parties d’eau pour une de terre émergée. De plus,
c’est à peine si un vingtième de la superbcie continentale
du premier a, dans le second, ses antipodes représentés
par de la terre ferme. On peut donc dire que le trait
dominant de la géographie terrestre, c’est l’opposition dia-
métrale presque constante d’un relief continental à une
dépression maritime. Il est donc très vraisemblable que la
dépression indiquée par la mer polaire arctique a sa con-
tre-partie, au pôle opposé, dans une saillie formant un
continent antarctique. On s’expliquerait bien ainsi l’im-
mense accumulation des glaces au delà du cercle polaire
austral, les banquises devant trouver un point d’appui
facile dans cette masse de terre ferme dont les volcans
Erebus et Terror doivent faire partie. Or l’existence d’un
tel continent pourrait modifier singulièrement la forme des
ellipses méridiennes de l’hémisphère austral.
A moins donc que les astronomes n’établissent par des
calculs péremptoires, tirés de l’observation des mouve-
ments de la lune, l’impossibilité d’une différence notable
dans l’aplatissement des deux hémisphères, nous tenons
cette différence pour possible et, par suite, nous n’admet-
22
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tons pas que l’aplatissement du globe entier puisse être
actuellement considéré comme connu.
La question olfre une grande importance à divers points
de vue. Pour n’en signaler qu’un, nous rappellerons qu’un
mathématicien distingué, M. Éd. Roche, avait montré
qu’un aplatissement sensiblement supérieur à serait in-
compatible avec l’existence d’un noyau fluide. Dés lors, la
valeur admise de semblerait exclure l’idée, si long-
temps admise', de la liquidité intérieure de notre planète.
Or, sans discuter la légitimité des applications qu’on fait
trop volontiers des considérations mathématiques à la
masse très complexe et très mal connue de notre terre, il
nous jiaraît (pie la conclusion de M. Roche peut être écar-
tée par ce seul fait (pi’elle appli(pie au globe tout entier
un chitfre qui n’est pas vrai, ou du moins qui n’est démon-
tré que pour l’hémisphère septentrional.
Jus(pi’ici nous avons envisagé la question au seul point
de vu(' de la géodésie et de la physique. Nous allons
maintenant aborder un autre ordre d’idées, en montrant
la signiflcation géologiqiu' ([ue pourraient avoir certaines
déformations de la surface océanique.
Le relief du globe a subi, à travers les âges, des modi-
fications parfois très considérables. Les changements
d’assiette de l’écorce ont sufli, à eux seuls, pour amener
des déplacements dans les lignes de rivage. Mais, s’il est
vrai que les massifs émergés provoquent, pour leur
compte, une surélévation des océans voisins, les modifica-
tions survenues dans la masse de la terre ferme ont dû
entraîner, dans le niveau de la mer, des variations cor-
respondantes. La géologie nous offre-t-elle quelque trace
de ces variations? C’est ce qu’il nous reste à examiner.
Dans les contrées septentrionales de notre hémisphère,
notamment en Ecosse et en Scandinavie, on observe fré-
quemment, sur les côtes découpées par de profondes
I.A FIGURE I)i: GLOBE TERRESTRE.
23
éclianci'ures ou fjords, d<‘s teiTassi's horizontales de gra-
viers, étagées à diverses hauteurs au-dessus du niveau
aetuel de la nier. Les matériaux de ces terrasses ne lais-
sent aucun doute sur leur origine. Ce sont, ou des dépôts
littoraux, ou des alluvions versées par des torrents dans
la mer. Plusieurs renferment des coquilles marines, et
chacun de ces dépôts atteste que la mer a séjourné quel-
qu(' temps au niveau correspondant. Outre ces terrasses,
on observe aussi, sur certaines côtes rocheuses, àc‘s,Ugnes
de rivage, c’est-à-dire des incisions ou cannelures hori-
zontales, évidemment dues au travail de la gelée à une
épixpie oii la mer se tenait à cette hauteur et où le jeu de
la marée laissait, pendant quelques heures, les rochers
humides exposés à l’action des intempéries.
Pendant longtemps les terrasses de la Scandinavie ont
passé pour des preuves irrécusables des oscillations de
l’écorce terrestre. Au début, observant cpie ces terrasses
étaient d’autant plus nombreuses qu’on allait plus loin
vers le nord, qu’à un certain moment elles cessaient de se
poursuivre et (pi’entin, plus au sud, la contrée semblait
en voie de submersion de plus en [)lus sensilile, on a cru
que le sol do la Scandinavie oliéissait à un mouvement de
bascule. L’axe de ce mouvement devait passer par Kalinar
et l(î sol se soulevait au nord, provoquant l’émersion du
fond du golfe de Bothnie, tandis qu’au sud la Scanie ten-
dait à s’abîmer sous les Ilots.
Cependant des observations plus récentes avaient ré-
vélé, dans le phénomène, bien des irrégularités, inexpli-
cables dans l'hypothèse d’un mouvement général de
l’écorce. 11 aurait fallu alors imaginer (pi’en Scajidinavie,
la croûte solide était découpée en compartiments, capa-
bles de se mouvoir indépendamment les uns des autres,
ceux-ci de bas en haut, ceux-là de haut en bas, et toujours
suivant le sens de la verticale ; car les terrasses ne pré-
sentent pas, en général, d’inclinaisons appréciables.
Une telle hypothèse est Inen difficile à admettre. Mais
24 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
il ne suffit pas de la rejeter opmine improbable. 11 faut
pouvoir y substituer une explication plus plausible. C’est
ce qu’a fait un savant allemand, M. A. Penok, en utili-
sant les excellentes observations de M. Pettersen.
D’après ce dernier, les terrasses ou les lignes de rivage
qui bordent un fjord se montrent à des niveaux d’autant
plus élevés qu’on s’éloigne davantage de l’embouchure. De
cette façon, leur réunion forme un escalier qui monte vers
l’intérieur. On est ainsi conduit à cette idée, que leur
formation a marché du dedans au dehors, et qu’il a dû se
produire un abaissement graduel, continu ou par saccades,
du rivage maritime le long duquel se déposaient les ter-
rasses, à des moments où certaines circonstances physi-
ques en favorisaient plus particulièrement la production.
Enfin, et c’est là un fait capital, partout il existe une
relation intime entre ces phénomènes et l’ancienne exten-
sion des glaciers Scandinaves. Ainsi les terrasses montent
jusqu’à 200 mètres d’altitude aux environs de Christiania
et de Trondheim, tandis que, plus au nord, elles n’attei-
gnent jamais une semblable hauteur. Or les parallèles
de 6o à 63 degrés encadrent justement la partie la plus
haute de la Norwège, celle qui, d’après son altitude et sa
configuration, a dû porter autrefois, comme elle le porte
encore aujourd’hui, le maximum de glaces.
En voyant le phénomène des terrasses marcher de pair
avec les traces de l’ancienne extension glaciaire, il n’est
que naturel d’établir, entre ces deux ordres de choses, une
relation de cause à effet. Prenons les chiffres des géodé-
siens de l’école allemande. D’après eux, un massif continen-
tal de 420 à 55o mètres d’altitude, bordé par une mer dix
fois plus profonde, doit dévier l’horizontale de 107 secon-
des, dont 93 résultent du contraste de la densité de la
terre ferme avec celle de l’océan, tandis que 14 représen-
tent l’action propre de la masse émergée (i).
(1) Voir Venck, Schiva)ikun(/eH des Meeresspiegels, Munich, 1883.
LA FIGURE DU GLOBE TERRESTRE.
25
D’après cela, si l’on admet qu’à une certaine époque le
continent en question ait porté une épaisseur de glace
d’un kilomètre, ce qui représente environ 3oo mètres do
terre ferme d’une densité moyenne de 2,5, cette glace a
dû produire une déviation propre de 1 1 secondes. Or
M. Fischer évalue à 8 mètres la dénivellation qui corres-
pond à une seconde de déviation. Donc, en chiffres ronds,
l’ascension du niveau de la mer, dans le voisinage du con-
tinent couvert de glace, pourrait s’élever à 'quatre-vingt-
dix métrés.
Il y a encore loin de là aux 200 mètres d’altitude de
certaines terrasses scandinaviennes. Mais d’abord remar-
quons que l’épaisseur d’un kilomètre de glace a pu être
sensiblement dépassée. Si l’on se souvient qu’au moment
de la. grande extension du phénomène, les glaces rabo-
taient le sol jusqu’au delà de Berlin et môme jusqu’au pied
du Hartz, et qu’à cette même époque les glaciers suisses,
bien moins importants que ceux du Nord, dépassaient en
maint endroit mille mètres d’épaisseur, il paraîtra vrai-
semblable que la puissance dos glaces de la Scandinavie
devait être énorme. Il ne faut pas oublier non plus que,
dans l’application des formules relatives à l’attraction, on
se place généralement dans le cas simple d’une masse atti-
rante, située en face de la masse attirée. Mais les terras-
ses s’observent surtout dans des fjords, c’est-à-dire dans
de profondes échancrures, oii un bras de mer do peu de
largeur était entouré de tous côtés par d’énormes masses
de glace. L’action des glaces sur cette quantité d’eau limi-
tée était donc convergente, et ne peut-on pas supposer qu’il
s’y passait quelque chose d’analogue à ces phénomènes de
capillarité dans lesquels un mince filet d’eau se montre si
sensible à l’action attractive des parois?
Ajoutons que l’hypothèse de l’attraction glaciaire rend
compte d’un fait singulier, signalé en i838 par Bravais et
qui, jusqu’à ces derniers temps, n’avait paru explicable
que par un mouvement oblique de l’écorce terrestre. Bra-
2Ô
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
vais a observé, dans l’AltenÇord, deux lignes de terrasses
qui, non seulement n’étaient pas horizontales, mais encore
ne demeuraient pas exactement parallèles Func à l’autre,
de telle sorte que la plus haute s’abaissait de 40 mètres
pour un parcours de 100 kilomètres, tandis que, pour le
même intervalle, la seconde subissait un abaissement de
i3 mètres seulement. En mesure d’angles, ces dénivella-
tions correspondent respectivement à 44 et 35 secondes.
A la vérité on a plus d’une fois émis l’opinion que Bra-
vais avait pu se tromper et prendre, pour une seule ter-
rasse, des dépôts en réalité discontinus et distincts. Mais
cette opinion, professée pour le besoin de la cause, n’a
jamais été appuyée par un essai quelconque de vérifica-
tion sur le terrain. Or, si l’on veut s’en tenir aux résultats
obtenus par un observateur aussi précis que l’était Bra-
vais, une seule cause paraîtra en état d’expliquer le défaut
de parallélisme des terrasses de l’Altenfjord; c’est l’attrac-
tion des glaces, dont l’elfet local a dû diminuer progres-
sivement; de façon que la première ligne de terrasses
devait être, comme elle l’est réellement, plus écartée que
la seconde de la surface actuelle du niveau de la mer.
Du reste, le fait de l’AltenQord n’est plus aujourd’hui
isolé, et l’Amérique du Nord vient de nous fournir un
exemple du meme genre, qui emprunte une importance
particulière à la précision des mesures par lesquelles il a
été mis en évidence. Nous voulons parler des anciennes
terrasses du lac Agassiz, décrites en 1884 par M. Warren
Upham, dans le onzième rapport annuel de la commission
géologique de Minnesota.
L’État de ce nom est limité à l’ouest, du côté du terri-
toire de Dakota, par un cours d’eau dirigé du sud au
nord et portant le nom de Rivière Rouge du nord. C’est
un affilient du lac Winnipeg, situé au Canada, et ce lac lui-
même se déverse, par la rivière Nelson, dans la baie
d’Hudson. De l’autre côté, au sud de la ligne de partage
entre le versant de cette baie et celui de l’Atlantique,
LA FIGURE DU GLOBE TERRESTRE.
27
réchanciTire où coule la Rivière Rouge du nord se pro-
longe en sens inverse et sert de lit à deux lacs successifs,
les lacs Traverse et Big-Stone. Tous deux écoulent leurs
eaux vers le sud-ouest, dans la rivière Minnesota, affluent
du Mississipi.
Vers la fin de l’épocpie glaciaire, qui a laissé sur lout
le nord de l’Ainéricpu^ une si puissante empreinte, un
grand lac d’eau doucx', long d’environ mille kilomètres et
<â peine inférieur, en surface, à ce qu’est de nos jours le
lac Supérieur, occupait la dépression des lacs Traverse et
Big-Stone ainsi que celle de la Rivière Rouge. Profond
de soixante mètres dans sa partie moyenne, ce lac devait
atteindre près de 200 mètres de prolondeur aux abords
du lac Winnipeg. Les Américains ont donné à cette na[)pc
lacustre de répo({ue quaternairi', n'constituée par les
observations des géologues, le nom d(^ Lac Agassiz, en
mémoire de l’illustre savant de qui les travaux ont tant
contribué à faire prévaloir la théorie des glaciers quater-
naires.
l’out d’abord, pour expliquer la formation temporaire
d(' cette grande nappe d’eau douce, on n’a rien trouvé de
mieux à faire que d’invo(pier un mouvement du sol. Le
général Warren et, avec lui, l’éminent géologue Dana ont
admis qu’à l’époque quaternaire, les régions canadiennes
dc'vaient être' plus hautes qu’elles ne sont aujourd’hui et
former obstacle à l’écoulement des eaux venant du sud.
Plus tard, le sol canadien ayant subi un affliissemcnt, les
eaux auraient repris leur cours vers le nord et le lac
Agassiz se serait vidé dans la baie d’Hudson par le lac
Winnipeg.
Mais, suivant la très juste observation do jM. Warren
üpham, une telle hypothèse est en contradiction formelle
avec ce que nous enseigne l’examen des dépôts superficiels
de l’Amérique septentrionale. En effet, partout , aux
abords du Saint-Laurent et de la baie d’Hudson, abon-
dent, à des hauteurs comprises entre 60 et 400 mètres au-
28
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dessus (le la nier actuelle, des terrasses de graviers avec
coquilles marines. Ce sont d’incontestables dépôts de
plages, preuves irrécusables du niveau, ou plutôt des ni-
veaux que la mer atteignait à cette épo([ue, qui justement
coïncide avec celle de la formation du lac Agassiz. Il en
résulte qu’au rebours de ce qu’exigerait la conception
indiquée, la terre ferme devait être, relativement à la mer,
plus déprimée qu’aujourd’hui sur toute la surface du
Canada. Par suite, cette région ne pouvait en aucune
façon faire obstacle à l’écoulement des eaux, et il faut
trouver, de la formation du lac, une tout autre explication.
Or il s’en présente une, que M. Warren Upham a très
bien fait valoir. Sur toute la surface du Minnesota s’étend
ce dépôt de transport ({uo les Américains et les Anglais
appellent drift. C’est une argile, entièrement dépourvue
de stratitication, contenant ç<à et là des lentilles de sable
et de gravier, et au milieu de laquelle se rencontrent,
disséminées sans ordre, des pierres de diverses dimen-
sions, les unes anguleuses, les autres roulées. Identique
avec ce que les Anglais appellent hoidder-clay (ou argile à
hlocaux), ce drift n’est autre chose que le terrain erratique
des régions du Nord, le même qui couvre les plaines du
Brandebourg, de la Poméranie, de la Scandinavie méri-
dionale, de la Finlande, d’une partie de la Russie, etc.
L’origine de ce terrain n’est plus douteuse ; c’est la mo-
raine profonde et terminale que semait sur son passage
l’immense calotte glaciaire, alors que, descendant des
terres d’Hudson et du Groenland, elle couvrait toute la
partie septentrionale des Etats-Unis, dépassant vers le
sud le district du Minnesota.
Par suite, au cœur de l’époque glaciaire, on doit se
représenter la contrée comme enfouie sous une grande
épaisseur de glace, qui en faisait disparaître toutes les
inégalités. Mais, lorsque les causes qui produisaient cette
remarquable accumulation vinrent à faiblir, le front, plus
ou moins dentelé, de la calotte glaciaire, dut subir une
LA FIGURE DU GLOBE TERRESTRE. 2Q
retraite progressive vers le nord. Aussitôt qu’il eut dépassé
la ligne de partage entre le bassin du Minnesota et celui
de la Rivière Rouge, il se forma, entre cette ligne et le
front des glaces, une dépression sans issue: car, à partir
de ce point, la pente naturelle du sol était dirigée vers le
nord. Il fallut donc que les eaux engendrées, soit par les
pluies, soit par la fonte progressive des glaces, vinssent
s’accumuler dans cette dépression en y formant un lac,
dont les eaux durent s’élever jusqu’au point le plus bas
par lequel il leur fût loisible de s’écouler vers le sud, c’est-
à-dire jusqu’à la hauteur du débouché méridional du lac
Big-Stone. Ainsi se forma le lac Agassiz et il persista
jusqu’à ce que, le front des glaces dépassant dans sa
retraite le lac Winnipeg, l’écoulement naturel vers la baie
d’Hudson fut définitivement reconstitué.
Nous voilà bien loin, semble-t-il, de la figure du globe
terrestre; mais ces préliminaires étaient nécessaires pour
l’intelligence de ce qui va suivre, et où nous allons retrou-
ver, mieux caractérisé encore, le fait des terrasses diver-
gentes de la Norwège.
Sur les bords du lac Agassiz, le lavage et le remanie-
ment mécani(gie du drift ont fait naître des levées de
sables et de graviers, tout à fait analogues à celles qui,
de nos jours, se forment le long des grands lacs comme
sur les côtes maritimes. Si le niveau du lac avait été
immobile, ces levées dessineraient, à une hauteur con-
stante, une ligne unique plus ou moins continue. Mais
l’émissaire méridional par lequel s’échappait le trop-plein
a progressivement creusé son lit qui, pondant la durée du
lac, a fini par s’abaisser de vingt-quatre mètres. Cet
abaissement n’a pas été continu ni régulier. Il s’est pro-
duit par saccades, séparées par des périodes, relativement
longues, où le niveau du lac demeurait assez longtemps
fixé pour permettre la formation de terrasses de graviers.
Ces périodes paraissent avoir été au nombre de trois;
car M. Warren Upham a reconnu l’existence de trois
3o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
horizons de terrasses, dont chacun se suit sur deux cent
trente ou deux cent quarante kilomètres, à partir du lac
Kig-Stone et dans la direction du nord. La continuité de
chaque horizon ne laisse, paraît-il, aucune prise au doute.
Les intervalles vides forment à peine un vingtième de la
longueur totale et, de part et d’autre de chaque lacune,
les graviers se correspondent très exactement.
La région a d’ailleurs été l’objet d’un relevé topogra-
phique soigné, et deux lignes de chemins de fer qui la tra-
versent de part en part ont fourni pour les nivellements
des points de repère tout à fait sûrs.
Or voici le fait remarquable, dont les explications qui
précèdent étaient destinées à faire ressortir toute l’impor-
tance; les irais terrasses ne sont pas horizontales et, de plus,
les distances verticales qui les séparent vont en augmen-
tant du sud au nord.
La plus élevée des trois terrasses, partie de 322 mètres
d’altitude au lac Big-Stone, atteint 36o mètres au bout de
23o kilomètres de parcours. La plus basse s’élève de 298
à 3 10 mètres pour une même distance. Ainsi, pendant ([ue
la terrasse supérieure monte de trente-huit mètres vers le
nord, la terrasse inférieure monte seulement de douze
mètres. Quant à la terrasse moyenne, son ascension est
de vingt-et-un mètres.
Si les trois terrasses étaient également inclinées, on
admettrait sans peine un mouvement général du sol, sur-
venu après la disparition du lac. Mais il est vraiment
impossible de concevoir, sur un aussi petit espace, la série
des mouvements de bascule qu’il faudrait imaginer, entre
chaque période de stagnation des eaux, pour rendre compte
de la divergence des terrasses. Au contraire, cette diver-
gence s’explique sans peine, si l’on admet que la surface
des eaux du lac Agassiz, attirée par la niasse de glaces
située au nord et au nord-est, était, en temps normal,
relevée vers le nord, et que l’intensité de cette déviation
diminuait, d’abord avec la distance au front de la calotte,
LA FIGURE DU GLOBE TERRESTRE. 3l
ensuite à mesure que s’amoindrissait et que s’éloignait la
masse attirante ?
Le lac Agassiz n’était d’ailleurs pas seul à ressentir
l’etfet de l’attraction des gdaces. Nous avons dit que h's
terrasses marines abondaient dans rAméri(|ue du Nord.
Dans le Maine et le New-IIampshire, ces terrasses se
tiennent entre zéro et 90 mètres d’altitude, tandis quelles
arrivent à 1 5o mètres sur les rives du Saint-Laurent et à
400 mètres sur la baie d’Hudson. Donc, là aussi, la hauL'ur
des terrasses atteint son maximum au nord, c’est-à-dire du
côté où s’exercait l’action attractive à laquelle nous attri-
buons ce mouvement ascensionnel de la surface marine.
En résumé, la géologie, du moins C(dle d(>. la période
glaciaire, fournit la preuve, selon nous indéniable, d(‘
l’action que les variations du reli('f terrestre peuvent
exercer sur la forme de la surface (U's eaux trampiilles.
On peut discuter sur la mesure exacte de cette action, sur
la part que pourraient réclanu'r, dans les surélévations
constatées, les inouveimmts propres de l’écorce, dont nous
ne prétendons aucunement nier la possibilité. Mais le
principe nous paraît au-dessus de toute atteinte, et ce ((ui
s’est passé durant les temps quaternaires nous autorise à
croire qu’aujourd’liui encore, conformément à ce qu’indi-
quent les oscillations du pendule, la surface des mers
s’écarte sensiblement d’un ellipsoïde de révolution. 11 ne
nous semble donc pas possible de parler, comme fait
M. Paye, de la permanence de la figure mathématique du
globe Cl travers les âges géologiques. A nos yeux cette
figure n’est ni mathémati([ue, ni permanente. De plus, elle
est mal connue et sa détermination réclame de nouvelles
mesures, conformément au programme que nous avons
tracé plus haut d’après M. Bruns. Sans doute cette con-
clusion est de nature à troubler la quiétude des géodé-
siens ([ui croyaient leur tâche terminée. Mais il vaut
32 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
mieux regarder les difficultés en face que de se complaire
dans un optimisme facile. C’est la destinée de la science
de voir sans cesse s’ouvrir devant elle de nouveaux pro-
blèmes. Ce que nous faisons ici-bas n’est que provisoire,
et, si le labeur des générations successives nous rapproche
de plus en plus de la solution des difficultés à vaincre, le
moment n’est pas encore venu de nous endormir dans la
paix d’un triomphe définitif.
A. DE Lapparent.
lA Vie AIJ SEIN DES MERS
ET
LES POISSONS ABYSSAUX
FIN (1)
III
LES POISSONS ABYSSAUX
La connaissance des poissons de nier profonde est une
des découvertes récentes de Fichtyologie. En effet, ce
n’est que depuis vingt-cinq ans environ (pie la structure
singulière de certains poissons recueillis dans le nord de
l’Atlantique amena à penser cpie ces animaux habitaient
les abysses et que leur organisation était spécialement
adaptée pour vivre dans ce milieu. Ces êtres curieux con-
cordaient dans le caractère de leur tissu conjonctif, <{ui
était, chez tous, extrêmement faible, de telle manière que,
sous la plus légère pression, leur corps tombait en lam-
beaux. De plus, quelques spécimens avaient été pris, à la
surface de l’eau, occupés à avaler ou à digérer un autre
poisson d’un volume égal ou supérieur au leur.
La première particularité fut expliquée par ce fait que,
si ces poissons hantaient réellement les grandes profon-
deurs qu’on supposait, leur soustraction à l’énorme pres-
sion sous laquelle ils vivaient devait nécessairement causer
(1) Voir avril et juillet 1886.
XXI
3
34 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
une expansion des gaz de rorganisme dans les tissus,
expansion qui détruisait la cohésion de ceux-ci et provoquait
la dislocation de l’animal. Un bon exemple de l’effet du
changement de pression sur un poisson abyssal transporté
brusquement à la surface nous est montré dans la figure 2,
que nous empruntons à M. Filhol.
Pig. 2. — Effet de l’expansion des gaz de l’organisme sur l’écaillure et la vessie nata-
toire d’un poisson [Neoscopetus) ramené d’une profondeur de 4500 mètres.
On sait qu’un grand nombre de poissons possèdent,
contre la colonne vertébrale, au-dessus du tube digestif
et fréquemment en communication avec lui, une sorte de
sac appelé vessie natatoire. La présence de cette vessie
natatoire permet au poisson de s’élever ou de descendre
LA VIE AU SEIN DES MERS.
35
dans l’eau avec une grande facilité. Mais, si on vient à
capturer un poisson de mer profonde, et si on l’entraîne
rapidement hors de son milieu habituel, les gaz de la
vessie distendent celle-ci et gondent le corps, au point que
la plupart des écailles tombent, tandis que d’autres se
hérissent véritablement. Puis, (juand la limite d’élasticité
du corps est atteinte latéralement, la vessie pousse en
avant, entre dans la bouche et s’échappe au dehors. En
même temps, la pression exercée à l’intérieur de la tète
devient si considérable que les yeux sortent des orbites.
La deuxième circonstance de la découverte des poissons
abyssaux fut interprétée de la manière suivante. Suppo-
sons, pour un instant, qu’un poisson vorace, organisé pour
vivre entre looo et 1600 mètres, en saisisse un autre se
tenant usuellement entre 600 et 1000 mètres, sur la limite
commune de leurs habitats respectifs. Dans la lutte ({u’il
engage pour échapper à son ennemi, le poisson capturé,
presque aussi volumineux ou plus volumineux même que
son agresseur, l’emmène dans des couches d’eau supé-
rieures, où la diminution de pression cause une expansion
telle de gaz dans les tissus de cet agresseur que ce dernier
s’élève jusqu’à la surface, où il arrive mort ou mourant.
Des individus dans cette condition se rencontrent assez
fréquemment flottant à la surface de l’Océan.
Ainsi, la présence de poissons particulièrement adaptés
pour la vie en mer profonde est un fliit acquis à l’ichtyo-
logie ; et, comme les mêmes genres et les mêmes espèces
ont été recueillis en des points très distants du globe, on
en conclut : d’abord, que les conditions d’existence
devaient être les mêmes pour eux partout sur le fond de
l’Océan ; ensuite, que les poissons abyssaux ne constituent
pas un ordre particulier, mais sont dos formes, de familles
diverses, spécialement adaptées à un milieu déterminé.
Ces résultats sont antérieurs aux grandes expéditions
sous-marines.
Cependant, rien n’était positivenumt connu sur l’habitat
36
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
exact des poissons do nier profonde avant le voyage du
Challenge^' , et c’est surtout grâce à ce voyage que nous
avons maintenant une base plus étendue et plus sûre pour
l’étude de ces animaux.
Los conditions pliysi(|ues des abysses qui peuvent
affecter l’organisation et la distribution des poissons sont,
selon le l)"' Güntlier (loc. cit.), les suivantes ;
1. Absence de lumière solaire. Comme nous l’avons déjà
dit, les rayons du soleil ne pénètrent probablement pas au
delà de quatre cents mètres, et c’est là que nous devons
fixer le commencement de la faune abyssale. L’absence de
lumière est nécessairement accompagnée par certaines
modifications des organes de la vision et par une simpli-
fication des couleurs.
2. L’absence de lumière solaire est, en quelque sorte,
compensée par la présence d’une lumière plios'phorescente
produite par beaucoup d’animaux marins, et notamment
par de nombreux poissons abyssaux.
3. La diminution et l’égalité de la température. A une
profondeur de looo mètres, la température de l’eau
s’abaisse à 40° F. (1) et devient tout à fait indépendante de
celle observée à la surface ; depuis 2000 mètres jus-
qu’aux plus gr.indes profondeurs, la température est uni-
formément voisine du point de congélation de l’eau. Elle
cesse donc d’être un obstacle à la distribution horizontale
en tous sens des poissons abyssaux.
4. Li accroissement de pression, par suite de la colonne
d’eau qui surmonte. La pression de l’atmosphère à la sur-
face de la mer s’élève à i5 livres anglaises par pouce
carré de la surface du corps d’un animal. Elle augmente
d’une tonne par chaque 2000 mètres de profondeur.
5. Ainsi que nous l’écrivions plus haut, avec l’absence
de la lumière solaire, la vie végétale prend fin. Tous les
poissons abyssaux sont donc carnivores. Les plus voraces
se nourrissent même de leur propre progéniture. Quant aux
(1) 4'>,4C.
LA VIE AU SEIN DES MERS.
3?
espèces édentées, elles attendent au fond les petits animal-
cules, qui, comme une pluie fine, mais constante, tombent
continuellement des eaux superficielles de l’Océan.
6. La parfaite tranquillité de l’eau. En effet, l’agitation
causée par le mouvement do l’air n’est plus sensible déjà
à quelques mètres au-dessous do la surface et, vraisembla-
blement, plus bas l’eau est à l’état de repos complet.
L’effet, sur les poissons, des conditions que nous venons
d’énumérer se traduit, d’après le savant zoologiste du
British Muséum, par la transformation d’un ou do plu-
sieurs organes, de telle façon qu’on peut toujours recon-
naître si un poisson provient des abysses, qu’on sache ou
qu’on ignore à (pielle profondeur il a été recueilli. Réci-
proquement, des formes signalées comme vivant dans les
abysses sont immédiatement reconnues comme originaires
do la surface, rien (pie par leur structure.
Une des particularités les plus caractéristiques des
poissons de mer profonde est causée par la pression colos-
sale sous laquelle ils vivent. Leurs systèmes musculaire et
osseux sont, comparés à ceux des poissons de la surface,
très faiblement développés. Leurs os ont une structure
fibreuse, fissurée et caverneuse ; ils sont légers, renfer-
mant à peine un dépcit calcaire, de sorte (pi’uno aiguille
]>eut aisément les traverser sans se briser. Toutes les
pièces squeletti({ucs, les vertèbres s[)écialement, semblent
n’être (|ue très lâchement réunies enti’C elles, et il faut les
})lus grandes précautions pour qu’elles ne se séparent
point quand on prend l’animal. Les muscles, surtout les
grands muscles latéraux du tronc et de la queue, sont
minces, facilement détachables ou destructibles, le tissu
connectif étant extrêmement peu résistant, ou totalement
absent. Ces propriétés ont été observées chez les Trachy-
pteridæ, chez Pla(jijodns,ç\\QZ Chiasmod us ,c\\ez Melanocetus
et chez Saccopharynx. Toutefois, nous n’avons pas le droit
d’affirmer que ces poissons possèdent, dans les grandes
profondeurs, l’aspect que nous leur voyons lorsqu’ils sont
38
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ramenés à la surface. Quelques-uns d’entre eux sont des
créatures extrêmement rapaces, capables d’exécuter des
mouvements rapides et puissants pour capturer leur proie;
il faut donc, pour cela, que le système musculaire, si
mince qu’il puisse être, soit résistant et que la colonne
vertébrale ait ses segments solidement réunis. C’est pour-
quoi il paraît évident, dit le D’’ Güntlier, que les change-
ments que subit le corps des poissons lorsqu’on les amène
des abysses à la surface sont entièrement analogues, quoi-
que plus graves, aux accidents éprouvés par un aéronaute
qui s’élève à de trop hautes altitudes.
Le système muqueux de beaucoup de poissons abyssaux
est extrêmement développé. Nous le trouvons déjà bien
exprimé chez ceux qui vivent à une faible profondeur
(200 à 400 mètres), si on le compare à ce qu’il est dans
les formes de la surface. Mais, pour les types habitant
une profondeur de 2000 mètres et plus, il subit une véri-
table dilatation, spécialement sur le crâne, qui renferme
de grandes cavités (Macruridæ, Ophidiidæ abyssaux).
Le corps entier est couvert d’une épaisse couche de
mucus. Les cavités aux(|uelles nous venons de faire allu-
sion se rétrécissent dans les spécimens mis en alcool,
mais rimmersion dans l’eau manifeste rapidement de
nouveau les propriétés dont il s’agit. L’usage de cette
abondante sécrétion est, à vrai dire, inconnu ; cependant,
sur des spécimens complètement frais, on a constaté
quelle était phosphorescente.
Les couleurs des poissons de mer profonde sont, en
raison de l’absence de lumière solaire, extrêmement sim-
ples ; elles se bornent au noir et à l’argenté. Quelques
espèces exhibent des tilaments ou des rayons de nageoires
du plus bel écarlate. Selon le célèbre ichtyologiste
anglais souvent cité par nous, les albinos ne sont pas
rares parmi les poissons noirs.
L’organe de la vision est le premier alfecté par le
séjour en eau profonde. Même les poissons qui ne vivent
LA VIE AU SEIN DES MERS. 3g
usuellement qu’à une profondeur de i6o mètres ont des
yeux plus grands que les formes qui ne quittent pas la
surface. Jusqu’à 400 mètres, le volume des yeux s’accroît
dans le but de réunir le plus de lumière possible, puisque
l’intensité de l’éclairage va toujours en diminuant. Au
delà de cette limite, on rencontre à la fois de très
petits yeux et d’énormes yeux. Les premiers sont com-
pensés par l’existence d’organes spéciaux de tact. Les
seconds servent à voir à l’aide de la phosphorescence des
êtres abyssaux. Enfin, tout au fond, dans les abîmes de
la mer, se trouvent des poissons à la fois aveugles et
dépourvus d’organes spéciaux pour le sens du toucher.
Beaucoup de poissons de mer profonde sont munis de
corpuscules plus ou moins nombreux, arrondis, l)rillants,
nacrés, incrustés dans la peau. Ces organes, lumineux ou
phosphorescents, sont : soit de grands corps ovales ou
d’une forme irrégulièrement ellipti(pie, placés sur la tête
dans le voisinage de l’œil; soit des corps globulaires
sphériques et plus petits, arrangés symétriquement le
long des côtés du tronc et de la queue, plus spécialement
le long de la ligne abdominale, moins souvent le long du
dos. Les premiers n’ont pas été étudiés histologiquement.
Les seconds ont surtout été examinés par MM. Ussow(i)
et Leydig. Leur nomlire est en relation directe avec celui
des segments de la colonne vertébrale (métamères). On
peut en distinguer deux catégories difierant entre elles
par leur structure intime. Les uns consistent en un corps
lenticulaire antérieur biconvexe, sorte do cristallin, qui
est transj)arent durant la vie et qui est simple ou composé
de bâtonnets (Chauliodus) , puis en une chambre posté-
rieure remplie d’un fluide également transparent et dont
le fond est revêtu d’une membrane sombre composée de
cellules hexagonales ou de bâtonnets disposés comme
(1) M. Ussow. Veher den Ban der sogenannten aitgenaehnlichen Flecken
einiger Knochenfisclie. bull. soc. imp. nat., Moscou 1879, U” 1, pp. 79-115
et4 pl.
40 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dans une rétine. On observe la disposition que nous venons
de décrire chez Astronesthes, Stomias, Chaidiodus, etc.
Les autres organes possèdent simplement une texture
glandulaire, mais dépourvue de conduits déférents (Gono-
stoma, Scopelus, MauroUciis, Argifropelecus). Des rameaux
provenant des nerfs spinaux se rendent, d’ailleurs, à
chaque sorte d’organe et se distribuent à la membrane en
forme de rétine et aux follicules glandulaires.
La première catégorie d’organes est considérée par
quelques naturalistes comme constituant de véritables
organes de vision ; la fonction du second groupe est restée
inexpliquée. Voici les arguments que M. Ussow invoque
pour assimiler certains de ces corps énigmatiques à des
yeux. Après avoir insisté sur l’identité de structure histo-
logitpie, il ajoute que leur éloignement du cerveau ne
prouve rien contre cette interprétation, car il existe
nombre d’invertébrés oii les organes des sens (vision,
Polyophthalmus, — audition, Mijsis) sont à une grande
distance des ganglions cérébraux et, pourtant, tout le
monde est d’accord sur leur signification physiologique.
M. Günther est moins enthousiaste de cette idée. Il fait
remarquer que trois hypothèses sont possibles sur la
nature des corps qui nous occupent :
1 . Tous sont des organes de sens ou, en d’autres ter-
mes, des yeux accessoires.
2. Seuls les organes pourvus d’un corps lenticulaire
sont sensoriels, et ceux caractérisés par une struc-
ture glandulaire émettent seulement de la lumière
phosphorescente .
3. Tous sont des organes producteurs de lumière.
Il y a plusieurs objections, dit l’éminent naturaliste
anglais, qui s’opposent à ce qu’on adopte la première
hypothèse. En efiet, Scopelus eV Argyropelecus ne possè-
dent pas seulement des yeux parfaitement développés,
mais même de grands yeux, particulièrement adaptés à
des mœurs nocturnes ; dès lors des organes accessoires de
LA VIE AU SEIN DES MERS.
41
vision paraissent tout à fait superflus pour ces animaux.
D’autre part, dans les poissons abyssaux dépourvus d’yeux
proprement dits, poissons qui sembleraient avoir nn besoin
spécial d’autres organes de vision, ceux-ci sont invariable-
ment absents. Enfin, il est tout à fait inconceval)le que
des dispositions glandulaires aient la faculté de trans-
mettre des impressions lumineuses aux centres nerveux.
La seconde hypothèse est, suivant M. Günther, plus
proche de la vérité. Elle est appuyée par ce fait que les
organes glandulaires de Scopelus ont été vus brillant
d’une lumière phosphorescente, et par la similitude mor-
phologique évidente existant entre les organes pourvus
d’un corps lenticulaire et d’une membrane rétinoïde avec
un œil ordinaire. Nous sommes, en outre, autorisés à
supposer que, dans les profondeurs de l’Océan oii ne
descend pas la lumière solaire, des organes spéciaux de
vision se sont développés. Cependant, d’un antre côté,
cette hypothèse est contredite i)ar l’oliservation que l)oau-
coup de poissons qui vivent dans les abysses (Trachijpte-
rus; la majeure partie des Macruridæ) sont pourvus de
grands yeux usuels ; ce qui semble prouver que ceux-ci
sont parfaitement suffisants pour voir la lumière phospho-
rescente.
Mais, tout en étant conduits à admettre que les organes
à corps lenticulaire peuvent être des organes de sens,
nous devons reconnaître que leur structure histologique
n’est pas opposée <à ce qu’ils soient, comme les organes
glandulaires, des producteurs de lumière. 11 n’est pas
impossible que la lumière, émise dans le fond de la chambre
postérieure, soit dirigée au travers du pseudo-cristallin
dans des directions déterminées. Cette troisième hypothèse
semble être moins hardie que les autres, qui exigent
notamment que, chez les Vertébrés, oii il existe un com-
plexe nerveux spécial pour recevoir les impressions sen-
sorielles, ces impressions ne soient transmises à ce
complexe que par l’intermédiaire d(' l’axe cérébro-spinal.
42
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Lorsqu’on rencontre, écrit le savant auteur de V Intro-
duction to the study of Fishes, chez un poisson quelconque,
de fins filaments en relation avec les nageoires paires ou
avec la queue, on peut conclure que l’on a devant soi un
animal sédentaire, habitant des eaux tranquilles. Nombre
de poissons abyssaux (Trachijpteridæ, Macruridæ, Ophi-
diidæ; Batlujpterois) sont pourvus de semblables prolon-
gations filamenteuses dont le développement est parfaite-
ment en rapport avec leur séjour dans les eaux absolument
stagnantes des profondeurs de l’Océan.
Nous avons parlé plus haut de la ligne latérale. Quelques
poissons abyssaux en possèdent une singulièrement confor-
mée. Selon M. J. Ryder, chez Gastrostomus,o\^o occupe une
position usuelle, commençant immédiatement en arrière
de la tète. iSIais elle porte, de distance en distance, dis-
posés métamériquement, de curieux pédoncules terminés
par un épanouissement discoïdal pigmenté, structure tout
à lait unique dans la classe des Poissons. Que ces pédon-
cules soient des organes tactiles, ou plus généralement
des organes de sens spéciaux pour la vie en mer pro-
fonde, c’est une chose dont on peut à peine douter. Ils
rappellent immédiatement à l’esprit les papilles décrites
par M. Fr. Leydig sur la tête de \ AmhUjopsis spelæus,
le poisson aveugle des cavernes du Kentucky. Il n’est pas
improbable que les extrémités pigmentées des pédoncules
que nous venons de mentionner soient phosphorescentes
pendant la vie du Gastrostomus.
Quelques-uns des voraces poissons de la mer profonde
ont un estomac si vaste et surtout si élastique qu’il est
susceptible de contenir une proie deux ou trois fois aussi
volumineuse que l’agresseur à jeun (Melanocetus, Chias-
modus, Saccophanjnx). C’est ce qu’on voit bien dans la
figure 3.
La déglutition a lieu, chez ces animaux, non à l’aide
des muscles du pharynx comme chez les autres poissons,
mais par l’action indépendante et alternative des mâchoires
LA VIE AU SEIN DES MERS.
43
comme chez les serpents. Les poissons abyssaux n’avalent
donc point leur proie à proprement parler, mais ils se
tirent plutôt eux-mêmes sur leur victime à la manière
d’une Actinie.
Avant le voyage du Challenger', on connaissait à peine
trente poissons de mer profonde. Ce nombre a été depuis
beaucoup accru par la découverte de nouvelles espèces et
de nouveaux genres. Chose curieuse, au moins d’après ce
que nous en dit le 1)'' Günther, il n’y a pas de familles
Fig. 3. — Chiusmodu.i nigcr, recueilli dans le nord de l’Atlantique à une profondeur de
3000 mètres. Ce spécimen a avalé un gros Scopelus. (D’après Cünther.)
nouvelles. 11 convient d’ajouter pourtant (|uo M. Th. Gill,
le savant ichtyologiste américain, est d’un avis tout diffé-
rent. Quoi qu’il en soit, des modifications importantes,
totalement inattendues, de certains organes, modifica-
tions du plus sérieux intérêt, ont été observées et seront
mentionnées ci-après.
En ce qui concerne les profondeurs auxquelles les pois-
sons abyssaux ont été recueillis, on ne saurait, selon le
savant conservateur du Département zoologique au British
Muséum, accueillir sans discussion les chiffres fournis par
l’expédition du Challenger . En effet, aucune précaution n’a-
vait été prise pour clore l’ouverture de la drague pendant
la descente ou pendant l’ascension. Dès lors, l’appareil a
44
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pu prendre, en remontant du fond, dans le voisinage de
la surface, des formes supposées abyssales et rpii n’ont
rien, dans leur organisation, de commun avec celles-ci.
Cela arriva plus d’une fois, car il est positif que des
types des eaux supérieures comme SternopUjx et Astro-
nesthes ne s’enfoncent jamais jusqu’à une profondeur de
5ooo mètres. Toutefois, la majorité des poissons obtenus
par des dragages profonds témoigne que ces animaux
sont incapables de vivre à la surface ou même à une
certaine distance du fond et que, par conséquent, ils ont
bien été recueillis au point le plus bas où la drague est
descendue.
Pour autant que nos connaissances actuelles nous per-
mettent d’en juger, il n’existe pas de zones batliymétri-
ques caractérisées par des formes spéciales. On remarque
seulement que, de 400 à 1200 mètres, il y a beaucoup de
types rappelant fortement les poissons de la surface. A
cette faune appartiennent notamment les Cliondroptéry-
giens de mer profonde. D’ailleurs, avant qu’une division
on zones bathymétriquos puisse être tentée, il est indis-
pensable que les observations du Challenger soient con-
firmées et étendues d’une manière systématique. C’est du
moins l’opinion d’un homme expérimenté en ces matières,
le l)’’ Oiintlier, dont le nom est déjà revenu si souvent
sous notre plume.
Ainsi, l’une dos conclusions auxquelles on arriverait,
d’après les documents du navire anglais, serait que certai-
nes espèces de poissons peuvent vivre partout entre 600 et
2000 mètres. Donc, un de ces êtres dont l’organisation
est modifiée pour exister sous une pression d’une demi-
tonne pourrait facilement s’adapter à une pression de deux
tonnes et plus ; résultat paradoxal, no concordant pas avec
les données anatomiques, et qui demande à être appuyé
par de nouvelles études.
La plus grande profondeur atteinte par une drague
ramenant un poisson est de 58oo mètres. Mais les spéci-
LA VIE AU SEIN DES MERS.
45
mens ainsi obtenus (Gonostoma microdon) semblent être
extrêmement abondants dans les eaux supérieures de
l’Atlantique et du Pacifique et ont pu, en conséquence,
être recueillis par l’appareil dans son mouvement ascen-
sionnel. Le second chiffre le plus élevé pour les profon-
deurs où l’on récolta des poissons est de 55oo mètres, et
la forme obtenue cette fois est bien, par son organisation,
un type abyssal (Bathijophis ferox).
La faune iclityologique de mer profonde se compose
de formes identiques ou voisines de celles ({u’on rencontre
à la surface dans les régions froides et teini)érées. Les
Chondroptérygiens, ou poissons cartilagineux, y sont peu
nombreux et, d’ailleurs, ne descendent pas au delà de
1200 mètres. Les Acanthoptérygiens, ou poissons osseux
à nageoires épineuses, qui constituent la majorité des
formes littorales et pélagiques, n’y sont pas non plus très
bien représentés. On y remarque toutefois des genres
identiques avec ceux de la surface, qui descendent aux
mêmes profondeurs peu considérables que les Chondro-
ptérygiens, et d’autres, véritablement spécialisés pour la
vie dans les abysses, qui sont distribués entre 400 et
4800 mètres. Il y a trois hxmilles d’ Acanthoptérygiens,
suivant M. Günther, qui appartiennent à la mer profonde ;
ce sont : les Trachÿpieridæ, les Lophotidæ et les Notacan-
thidæ. Elles consistent respectivement en trois, un ou
deux genres seulement. Au contraire, les Malacoptéry-
giens, ou poissons osseux à nageoires ôlasti({ues, sont fort
abondants dans les abysses. Ainsi, parmi les Anacan-
thini, les Gadidæ, les Ophidiidæ, et les Macruridæ y sont
très répandus à toutes les profondeurs ; ils constituent à
eux seuls environ un quart do la hume iclityologique
abyssale tout entière. D’autre part, dans les Physosto-
mes, ou poissons osseux à vessie natatoire réunie avec
le tube digestif par un conduit aérien, les familles des
Sternopiychidæ, des Scopelidæ, dos Stomiatidæ, des Sal-
monidx, des Baihyihrissidæ, des Alepocephalidæ, des
46 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Halosauridæ et des Murænidæ sont représentées; les
Scopelidæ atteignent presque un second quart des poissons
de mer profonde. Les Salnionidæ sont rares et n’ont dans
les abîmes de la mer que trois genres seulement. Les
Bathythrissidæ ne renferment qu’une espece dont la
distribution est probablement extrêmement limitée,
verticalement et horizontalement ; on l’a recueillie par
700 mètres environ dans la mer du Japon. Les Alepoce-
palidæ et les Halosauridæ, seulement par quelques
spécimens isolés avant l’expédition du Challenger, sont de
véritables types abyssaux à vaste distribution. La famille
des Anguilles aime également la mer profonde, car ses
formes ont été observées jus(|ue dans les plus grandes
profondeurs.
Après ces généralités, nous passerons à l’examen des
poissons des abysses les mieux étudiés et les plus inté-
ressants, nous attachant spécialement à appeler l’attention
sur les formes du Challenger , puisque celles du Travail-
leur et du Talisman sont bien connues, par les articles
de M. Filhol, des lecteurs des revues de langue fran-
çaise.
Dans ce qui va suivre, comme dans ce qui précède,
nous adopterons généralement les vues de M. Günther,
bien que les idées du savant naturaliste anglais sur la
systématique des poissons de mer profonde aient été vive-
ment combattues par un ichtyologiste américain des
plus distingués, M. Th. Gill. Il aurait sans doute été
très désirable d’exposer les deux opinions et de les discu-
ter ; mais, puisqu’il aurait fallu pour cela entrer dans des
considérations techniques un peu déplacées ici, je pense
qu’il sera préférable de traiter cette question ultérieure-
ment dans l’analyse de la monographie du célèbre con-
servateur au British Muséum.
Les poissons abyssaux, que nous nous proposons de
LA VIE AU SEIN DES MERS. 47
passer en revue dans ce qui va suivre, appartiennent à huit
groupes différents.
I. — Le premier, riche en formes de mer profonde, est
celui des Pedicidati. Il fait partie des Téléostéens acan-
thoptérygiens, c’est-à-dire des poissons osseux dont les
nageoires, paires ou impaires, renferment des rayons rigi-
des, de véritables épines. La tête et la portion antérieure
du corps des animaux de cette famille sont énormes, com-
parés au reste de la bête, et dépourvus d’écailles. Les dents
sont villiformes. La fraction épineuse de la nageoire dor-
sale est située très en avant, et ne se compose que d’un petit
nombre de rayons fréquemment métamorphosés en tenta-
cules. Les nageoires ventrales, qui correspondent aux
membres postérieurs des mamnifères, sont jugulaires ; en
d’autres termes, elles sont placées en avant des nageoires
pectorales, ou membres antérieurs. Il est vrai quelles
manquent parfois, comme c’est généralement le cas pour les
types vivant dans les abîmes de la mer.
Les Pedicidati constituent peut-être, parmi les pois-
sons, le groupe offrant le plus d’êtres bizarres. Mais ils
ont tous un caractère commun ; ils sont paresseux et se
déplacent difficilement, étant mauvais nageurs. On y ren-
contre trois catégories d’animaux : les espèces littorales,
les espèces pélagiques et les espèces abyssales.
La forme littorale la mieux connue est la Baudroie
(Lophius piscatorius), qu’on trouve notamment sur les
côtes européennes. Elle peut dépasser i"‘ 5o en longueur.
Aniennarius nous représente, d’autre part, un genre
adapté à des mœurs pélagiques. Toutefois, puisque, comme
ses congénères, il est mauvais nageur et que cela est
assez peu compatible avec une existence en haute mer, il
se contente de s’accrocher aux végétaux flottants qui
composent la mer des Sargasses.
Les types abyssaux des Pediculati sont assez nombreux.
Ce sont ; Ceratias, Ilimaidolop/ius, Linophriine, Melano-
cetiiH, Oneirodes et Chaunax.
48 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le Ceratias a été décrit, pour la première fois, par
M. Kroyer (i), en 1845. Depuis, il en a été découvert de
nouvelles espèces, notamment par l’expédition du Challen-
ger (2). Celle que nous figurons ci-dessous est de petite
taille : elle ne mesure que 90'"'".
Le corps du Ceratias est très comprimé bilatéralement
et d’un noir de jais. La fente de la bouche est large, pres-
que verticale. Les yeux sont extrêmement petits. Les
dents sont délicates et susceptibles d’être abaissées d’avant
en arrière sous une légère pression. Le palais est dépourvu
de dents. La portion épineuse de la nageoire dorsale se
compose essentiellement d’un long tentacule, atteignant
l’extrémité de la queue lorsqu’on le rabat suivant l’axe dû
corps. Le sommet de ce tentacule, par dérogation au reste
de l’animal, n’est pas noir, mais blanchâtre, semi-transpa-
rent, et était vraisemblablement phosphorescent pendant
la vie. La peau est parsemée de petits tubercules coni-
ques, osseux. Les nageoires ventrales manquent. Le Cera-
tias, comme la plupart de ses parents abyssaux, n’est donc
qu’un cul-do-jatte. Quant aux nageoires pectorales, elles
sont très courtes. Le squelette est mou et fibreux, ainsi
que cela arrive fréquemment chez les poissons de mer
profonde.
Le Ceratias vit, sans aucun doute, directement sur le
fond do l’Océan, où il attend sa proie, qui, attirée par
l’extrémité lumineuse du grand tentacule dorsal, vient
s’engloutir dans la large gueule du monstre, minuscule
pour nous et souvent gigantesque pour elle.
Le spécimen représenté (fig. 4) a été recueilli à une
profondeur d’environ 4800 mètres.
Himantolophus est connu du monde savant depuis
1887, grâce à M. Reinhardt père (3), qui n’eut pourtant
en sa possession que le tentacule de cet être bizarre.
(1) Naturhistorisk. Tidsskrift. 2'*““ Rœkke. 1®^' Bind, s. 639-648.
(2) Wyville Thomson. The Atlantic. London, 1877. T. II, p. 69.
(3) Vidensk. Selsk. Skr., Kjôbenhaven, 1837.
LA VIE AU SEIN UES MERS.
49
Gepeiidaiit, imo liourousc trouvaille, lait(' en 1867 dans le
voisinage du (Iroënland coninie la prennière, a permis au
professeur Chr. Liitken (i), dont les publications sont si
estimées de tous les naturalistes, d(‘ nous donm'r une des-
cription de ranimai complet.
Qu’on se ligure un Ceratias à contour ovalaire, et dont
le rayon dorsal uni([U(' serait remplacé [>ar un tentacule
ramilié dont les nombreuses branches rappellent vérita-
bleimmt celles d’un arbre, (d on aura uiu' bonne idée de
VHimantolop/ius. Ajoutons ([in* ce dernii'r Lopliionh* est
Fig. 4. — Ceruiias itraiioscnpus. Murray. (D’après Wlilaiiiic dn sir Wyville Thomson )
aussi complèbmient noir, à l’excepiion des extrémités de
tous les rameaux de son singulier tentacule qui sont blan-
ches et phosi)horescentes pendant la vie, ce qui achève d’en
rendre le propriétaire tout à fait fantastique. 1j Ilimanto-
lojjhus mesure o'"4o.
Linophri/ne appartient aux découvertes les plus récen-
tes. Bien ([ue recueilli en 1877, 4ans le voisinage de
Madère, station favorite des poissons abyssaux, il n’a été
publié, par suite de diverses circonstances, que dans le
tout dernier fascicule des Proceedings de la Société zoolo-
gique de Londres (2), par M. R. Collett, le savant conser-
(1) Chr. Lütken. Tilkundskah om to arktiske Slœgter af Dybhavs-Tud-
sefiske ■ Himantolophus og Ceratias. Vidensk. Selsk. Skr., Kjôbenhaven. 1878.
(2) R. Collett. On a new Pediculate Fish froin the sea off Madeira. Froc.
Zool. Soc. London. Août, 1880.
XXI
4
5o
REVUE DES QUESTIOÎS’S SCIENTIFIQUES.
vatour (lu musée de Christiania. Qu’on ajoute à Ceratias,
après avoir réduit au quart de sa longueur le long tenta-
cule dorsal, un grand barbillon bifide, à extrémités blan-
ches et phosphorescentes, au-dessous du menton, et on
aura produit un Liuophrtjne. On se figurera aisément la
voracité de celui-ci quand on saura qu’il a o"\o49 de long
et qu’on a trouvé à son intérieur un poisson une fois et
demie aussi volumineux que lui. Ainsi (pie les précédents
Lophioïdes, Linophnjne est complètement noir, à l’intérieur
du tube digestif comme extérieurement, à l’exception des
tentacules.
Chez Melanocetiis, le tentacule dorsal est extrême-
ment court et il iQy a pas de barbillon au menton. Cet
animal, dont nous donnons un dessin (fig. 5), est connu par
plusieurs spécimens recueillis entre 700 et 36oo mètres.
Il a été mentionné, pour la première fois, par le docteur
(xfinther, en 1864 (i), et mesure environ o’“,o8.
Oneirodes, dont nous devons la connaissance au pro-
fesseur Chr. Lütken, qui le publia en 1871 (2), se distin-
gue des Pediculati ci-dessus mentionnés en ce que, outre
le tentacule antérieur ramifié et lumineux que nous avons
rencontré d’abord chez Ceratias, il en existe un second au
milieu du dos. Oneirodes a o'",2o5.
Enfin on sait, depuis 1846 (3), qu’il existe dans les
abysses, encore près de Madère, un magnifique Lophioïde
qui a été décrit par R. T. Lowe. La tête en est large, dépri-
mée. La fente de la bouche est presque verticale. Les yeux
sont petits. Les mâchoires et le palais sont couverts de
dents villiformes. La peau contient de petites épines. La
portion épineuse de la nageoire dorsale est réduite à un
tout petit tentacule placé sur le bout du museau. Contrai-
(1) A. Günther. On a new gémis of l’ediculate Fish from the sea off Ma-
deira. Proc. Zool. Soc. London. IS64.
(2) Chr. Lütken. Oneirodes Eschrichtii, Ltk.,en ng gronlandsk Tudsefisk.
Overs. Kong. Dansk. Vidensk. Sels. Forh. 1871.
(3) R. T. Lowe. On a new genus of the family Lophidœ discovered in Ma-
deirit. Trans. Zool. Soc. London. Vol. III.
LA VIE AU SEIN DES MERS.
5i
rement aux autres Pediculaü abyssaux, il possède des
nageoires ventrales (il n’est donc pas cul-dc-jattc) et, de
plus, il n’est point noir, mais d’un beau rouge. On l’a
recueilli à 280 mètres de profondeur.
n. — Le second groupe de i)oissons de mer profonde
dont nous ayons à nous occuper est celui des Trachypte-
ridæ. Il appartient encore ;uix Téléostéens acantlioptéry-
giens ; mais, à l’encontre des Pedicnlati ([ui renferment
Fig. 5. — ^hlanocetus Johnaoni. Giinther. (l)’api'ès Günlher.)
des types littoraux, pélagiqiu's et abyssaux, les Trachyp-
ieridæ vivent exclusivement dans les abîmes de l’Océan.
liCS Trachypteridæ (1) sont des poissons rubanés dont
la nageoire dorsale est aussi longue que le corps. L’anale
est absente et la caudale est, soit rudimentaire, soit dirigée
autrement que suivant Taxe principal de la bête.
Ces animaux sont do véritables poissons abyssaux qu’on
rencontre dans tous les océans, flottant morts à la surface,
ou sur les rivages, amenés qu’ils sont en cet endroit par
les vagues de la mer. Leur corps est réellement un ruban,
les spécimens de i5 à 20 pieds de long n’ayant pas plus
(1) Nous extrayons les renseignements qui suivent de l’excellente Intro-
duction to the study of Fishes du D' A. Günther, à laquelle nous avons déjà
fait et nous ferons encore de fréquents emprunts.
52
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de un à deux pouces dans leur plus grande épaisseur.
Les yeux sont larges et latéraux, ainsi que le montre
Trachypteriis dont nous donnons une figure (fig. 6). La
bouche est petite et garnie de faibles dents. La tête est
haute et courte. La nageoire dorsale, élevée, est suppor-
tée par de nombreux rayons. Sa portion antérieure est
séparée du reste et soutenue par de très longues épines,
formant une sorte de houppe. L’anale, comme nous l’avons
déjà dit, est al)sento. La caudale, lorsqu’elle est préser-
Fig. 6. — Trachijpteius tania. (D’après Günther.)
vée, ce qui est rare, au lieu Jd’entourer l’extrémité posté-
rieure du corps, est située dorsalement et constitue une
autre houppe plus ou moins comparable à celle de la tête.
Les ventrales sont thoraciques, c’est-à-dire directement
placées au-dessous des pectorales ; en d’autres termes, les
pattes de derrière sont insérées ici au niveau des épaules.
Elles sont longues et composées de plusieurs rayons ou
réduites à un simple filament.
La coloration des Trachypteridæ est ordinairement
argentée, avec des tons rosés sur les nageoires.
On ignore à quelle profondeur vivent ces êtres singu-
liers.
Les Trachypteridæ se divisent en trois genres : Tra-
LA VIE AU SEIN DES MERS.
53
chijpterus, représenté plus haut, avec des nageoires ven-
trales possédant plusieurs rayons, c’est-à-dire constituant
de véritables nageoires. Le Musée royal de Bruxelles
vient d’en acquérir deux beaux spécimens.
Regalecus, dont les nageoirc'S ventrales sont réduites à
de simples filaments. On mi a trouvé qui mesuraient
25 pieds.
Stylophorus, connu par un seul individu conservé au
musée du College of Surgeons, à Londres. Il n’a pas de
nageoires ventrales du tout ((Uicore un cul-de-jatte).
III. — Le troisième groupe de poissons abyssaux rentre
dans les Gadidæ, làmille qui a[)partient aux Anacanthini, ou
poissons osseux à nageoires élastiques privées de rayons
épineux et à vessie natatoire dépourvue de connexion avec
le tube digestif. Les Gadidæ sont des animaux de la famille
de la morue. Ils sont caractérisés par un corps plus ou
moins allongé et couvert de petites écailles lisses. Ils pos-
sèdent deux ou trois nageoir('s dorsales occupant presque
tout le long du dos. Il y a une ou deux nageoires anales.
La caudale est nettement séparée de la dorsale ou do
l’anale. Los ventrales sont jugulaires, c’est-à-dire que les
membres postérieurs sont insérés ici sur le gosi('r.
Les Gadidæ consistent en partie (et surtout) de formes
littorales et pélagiques, en partie de formes abyssales;
quelques espèces habitent égahmient l’eau douce.
Le type de mer profonde le plus intéressant ('st le
Chiasmodus dont nous reproduisons le dessin (fig. 7).
Le corps est nu, privé d’écailles. L’estomac et l’abdo-
men sont extrêmement extensibles. Il y a deux nageoires
dorsales et une anale. La caudale (‘st franchement dis-
tincte. Les ventrales sont plutôt étroites. Les mâchoires
supérieure et inférieure sont armées de deux séries de
dents larges et pointues, dont quelques-unes sont très
mobiles. Il y a aussi des dents sur le palais, mais point de
barbillon au menton. Chiasmodus se rencontre jusqu’à
3ooo mètres de profoiahuir.
54 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
IV. — Nous arrivons maintenant au quatrième groupe,
formé par les Ophidiidæ. Il appartient, comme le précédent,
aux Anacanthini. Les animaux qu’il renferme ont un corps
nu ou écailleux. Les nageoires verticales sont générale-
ment continues. Les nageoires ventrales sont absentes ou
rudimentaires et, dans ce dernier cas, elles sont jugulaires.
Les Ophidiidæ sont des poissons presque tous marins
(à une seule exception près), en partie littoraux, en partie
abyssaux. Ils renferment notamment Fierasfer, le curieux
Fig. 7. — Chiasinodus niger. (D’après Günther.)
commensal des Holothuries (à l’intérieur desquelles il
cherche un abri, mais sans se nourrir à leurs dépens), et
Lucifuga, qui habite l’eau douce dans les cavernes de Cuba
et qui se fait remarquer par sa cécité .
Les deux formes les plus intéressantes ^ Ophidiidæ à-àns,
les mers profondes sont Acatithonus et Aphijonus.
Acanihonus a la tête forte, comme le montre la figure 8,
et défendue par un système d’épines. Le- tronc est extrê-
mement court, l’anus s’ouvrant sous la gorge. La queue
est mince et se termine en pointe. Les yeux sont petits.
Il y a des dents dans les mâchoires et sur le palais, mais
point de barbillon. Les nageoires ventrales sont réduites
LA VIE AU SEIN DES MERS.
55
à de simples filaments. Les écailles sont très petites. Les
os de la tête se font remarquer par leur peu de résistance.
Deux spécimens à' Acanthonus sont actuellement connus.
Ils mesurent o'",2Ô de long, et ont été péchés à 2000 mètres
de profondeur dans l'océan Indien.
Aphipnns (fig. 9) a la tète, le tronc ('t la queiu' fortement
comprimés et enveloppés d’iiiuî peau mince, sans écailles.
Contrairement au type précédent, nous avons ici un anus
rejeté très loin (>n arrièrin L(' musi'au est renflé et se pro-
longe au delà de la bouche. II n’y a pas de dents dans la
mâchoire supérieure et de très ]>ctites siuileimnit dans
l’inférieure. Il n’y a point d'ycmx, i)oint d(‘ barl)illon, et
Fig. 8. — Acatilhunus ariuatus. (D’après Günther.)
on observe sur le cràiu' un système d(‘ canaux minpieux
très développés.
Aphijonus est connu par un spécimen uniqu(>, de o"',io
de long, pêché à 2800 mètres de lu’ofondeur au sud de la
Nouvelle-Guinée.
V. — Le cimpiième groiqic de poissons abyssaux, consti-
tué par les Macniridæ, appartimit toujours aux Anacan-
thini. Le corps de ces animaux est terminé par une queue
longue et se rétrécissant gradiu'lh'numt (ui [>ointe. La peau
est couvi'rte d’écailles ornées de stries, d’épines, de
carènes, etc. Il y a inu' première nageoirr; dorsale courte;
puis, une seconde continue avec la caudale et l’anale. Les
nageoires ventrales sont thoraci(pies ou jugulaires. Selon
le !)’■ Günther, ce sont, en réalité, des Gadidæ de mer
profonde, sauf en ce (pii concerne h' museau et la struc-
tur(' des écailles.
56
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Les (leux types les plus curieux des Macruridæ sont
Macrurus lo) et Conjphænoides (tig. 1 1).
Chez le premier, les écailles sont de taille moyenne, le
museau est conique et se projette en avant de la bouche,
qui est inférieure.
Fig. 9. — Aphijnnus rjdaünotus. (D’après Güntber.),
Coryphænoides, au contraire, a le museau obtus et la
fente de sa bouche est latérale.
VI. — Notre sixième groupe com})rend les Scopelidæ
qui se rangent dans les Idiysostomes, ou poissons osseux
à nageoires élastiques (dépourvues d’épines osseuses) et à
vessie natatoire en communication (lorsqu'elle existe) avec
Fig. 10 — Miicrurus uusiral!)t (D’après Günlher.)
le tube digestif. Le corps des poissons de cette famille
peut être nu ou écailleux. Il n’y a jamais de barbillon chez
ces animaux. La vessie natatoire manque. On observe une
nageoire adipeuse.
Les Scopelidæ sont exclusivement marins, générale-
LA VIE AU SEIN DES MERS.
57
ment pélagiques ou abyssaux. Le type en est Scopelus,
si intéressant à cause de ses yeux accessoires ».
Les formes de mer profonde les
plus curieuses sont Bathijpterois (tig. 1 2)
et Ipnops (fig. i3).
Le corps du Bathijpterois esd, d’une
uiainère générale, plutôt allongé, l^a
tête est de grosseur moyenne, dépri-
mée antérieurement et dépourve d’é-
cailles. Le museau est bien ]:)rononcé
('t la mandibule se projette en avant
fort au delà de la mâchoire supérieure.
La fuite de la bouche (>st large ; les
susmaxillaires sont très développés,
très mobiles et extrêmement dilatés en
arrière. Les dents sont villiformes et
constituent des rangées étroites dans
l(‘s mâchoires. De chaque côté du large
vonu'r, il y a un petit groupe de sem-
blabh's dénis ; toutefois le palais pro-
jireiiKuit dit et la langue en sont
(h'qiourvus. Les yiuix sont extraordi-
nainunent petits. Les écailles sont
cycloïdes, c’est-à-diri' arrondii's en
arrière, solidement implantées et de
tailh' modérée. Les rayons de la na-
g(M)ire pi'Ctorale sont fort allongés,
((ueh[ues-uns (h's supérieurs étant .sépa-
rés du reste et composant un groupe à
part. Les nageoires ventrales sont ab-
domiiiales, c’est-à-dire en arrière des
pectorales, et leurs rayons externes
sont également de grandes dimen-
sions. La nageoire dorsale est insérée
au milieu du corps, au-dessus ou immé-
Fig. 11. — CorijplKenoiden ^en-aiu^. (D’après {'Atlantic de sir Wyville Thomson.)
58
REVUE DES QUESTR)NS SCIENTIFIQUES.
(liatomerit en arrière du point, d’attache des ventrales ; elle
est de grandeur moyenne. Il y a, on non, une nageoire
Fig. Ui. — Baihijpterois loitgipns. \e Narrative de l’expéditionidu Challenger.)
LA VIE AU SEIN DES MERS. 5g
adipeuse suivant les espèces. L’anale est courte. La caudale
est écliancrée.
Les Bathypterois pris par le ChaUenge7' étaient morts
lorsqu’on les reciK'illit, et les longs rayons de leurs nageoi-
res pectorales étaicmt alors redressés, rc'courbés au-dessus
de leur tête et si solidinnent maintenus dans cette position
qu’il fallait exercer une pression considérable pour les
ramener le long d('s cotés du coiq)s.
Ces singuliers animaux constituent une des découvertes
du Chcdlenyer, car on n’cm avait jamais entendu parler
avant le célèbre voyage' de c(' navire. Ils sont largement
distribués dans les mers de l’hémisphère' austral, à des
profondeurs variant eh' looo à 5ooo mètres. Les rayons
allongés des nageoire's jee'ctorales sont [»re)bable'ment des
organes élu toucher.
Quatre espèces eh' Bathypterois seent actuellement ce)ii-
nues. La plus granele me'sure o'", 26.
Ipnops n’est pas meiins bizarre. Sem ceerps e'st égah>
ment allongé, subcylinelriepie. Il e'st ceeuve'rt eh' graneles
écailh's minces, se délachant aiséine'iit e't elépourvues
d’organes phosphorescents. La tête est déprimée et se
termine en avant par un museau large, long, en forme de
spatule, entièrement recouvert par les yeux curieusement
modifiés, comme nous le dirons plus loin. Les os de la
tête sont bien ossifiés. La bouche est large, avec mâchoire
inférieure dépassant la supérieure. Les susmaxillaires
sont dilatés en arrière. Les deux mâchoires sont garnies
de bandes étroites de dents villiformes ; le palais est
privé de dents. Les nageoires pectorales et les nageoires
ventrales sont bien développées et, grâce â la brièveté du
tronc, placées les unes auprès des autres. La nageoire
dorsale est rejetée très peu en arrière de l’anus. Il n’y a
pas de nageoire adipeuse. La nageoire' anale est modéré-
ment longue. La nageoire caudale n’est point écliancrée.
La structure des yeux est tout â fait unique. Exté-
rieurement, ils semblent représentés par une grande
6o REVUE UES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
cornée plate, divisée longitudinalement en deux moitiés et
qui couvre la surface entière
du museau. La fonction de
ces organes est difficile à
déterminer. Selon le profes-
seur Moseley, ce seraient des
organes de vision ; d’après le
docteur Günther, au con-
traire, ils produiraient de la
lumière.
M. John Murray fut le pre-
mier à examiner leur struc-
ture au moyen de coupes
minces, et en indiqua les
principales particularités. Le
professeur Moseley a égale-
ment étudié les préparations
do M. Murray, et voici ce
qu’il en pense. Chaque œil est
recouvert par une membrane
transparente et plate qui ne
serait autre chose qu’une véri-
table cornée. Au-dessous, et
séparée d’elle par une cham-
bre peu spacieuse, remplie de
liquide, on rencontre une ré-
tine d’une constitution extra-
ordinaire, qui s’étend sur un
es})ace correspondant à celui
occiq)é par la cornée. La
rétine se compose d’une cou-
che de longs bâlonnets, sans
cônes. La choroïde est divisée
en une série d’aires hexago-
Fig. l.S. -- Ipnop^ Mnrrayi. (D’après
le Nuiralive île re)ip('clition du Challenger.)
LA VIE AU SEIN DES MERS.
6i
nales lûgèroinent concaves du côté où vicnit la lumière.
11 ny a ni iris, ni cristallin. En résumé, ces yeux
semblent adaptés pour reconnaître de très petites quan-
tités de lumièn', mais ont perdu le pouvoir de former des
images.
[pnops^ comme BaihifpÉerois, était inconnu avant l’expé-
dition du Challenger . Quatre spécimens en ont été captu-
rés à des profondeurs variant entre 3 200 et 4800 mètres,
au largrc' d('s côtes du Brésil, près de Tristan d’Acunlia et
au nord d(^ Célèbes. Ils varient en long’iumr de 8 à 1 1 cen-
timètres.
VII. — Le septième groupe de poissons de mer profonde
est constitué par les Sternoptgchklæ, qui sont encore des
Téléostéens physostomes. Cette famille comprend des
poissons pélagiques et abyssaux de petite taille. Elle est
caractérisée par des animaux à corps nu ou recouvert
d’écailles minces et peu adhérentes. Il n’y a jamais de-
barbillons. L’ouverture des ouïes est très large. La vessie
natatoire est simple, lorsqu’elle est présente. Il existe une
nageoire adipeuse, mais elle est ordinairement rudimen-
taire. Il y a des séries d’organes phosphorescents le long
de la partie inférieure du corps.
Le type abyssal le plus remarquable do ce groupe est
Chauliodiis (fig. 14). Le corps de cet animal est allongé,
couvert d’écaillos extrêmement minces et tombant avec la
plus grande facilité. Des séries d’organes phosphorescents
sont distribuées le long du bord inférieur de la tête, du
tronc et de la queue. La tête est haute et comprimée bilaté-
ralement. Ses os sont minces. La fente de la bouche est ex-
cessivement large. Chaque intermaxillaire est pourvu de
quatre grandes dents en forme de canines. Le bord du
susmaxillaire est finement dentelé. La mandibule est
pourvue de dents énormes, surtout en avant ; cependant
ces crocs restent extérieurs à la bouche lorsque celle-ci
est fermée. Le palais est garni de petites dents pointues.
Par contre, la langue en est dépourvue. Les yeux sont do
62
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
taille luoyeniie. Les nageoires pectorales et les nageoires
ventrales sont bien développées. La nageoire dorsale est
située très antérieurement, en ayant des ventrales. L’ou-
verture branchiale est large.
Le genre ChavUodiis, dont on ne connaît qu’une seule
espèce, se trouve dans les grandes profondeurs de tous les
océans et ne paraît point être rare. Il atteint une longueur
de 25 centimètres et doit être un des poissons les plus
voraces des abysses.
Fig. 14. — Chaiiliodii.s stoanii. (D'api<'s GünlLer )
VIII. — Le huitième et dernier groupe dont nous avons
à nous occuper est formé parles Stomiatidæ, qui, comme la
famille précédente, rentrent aussi dans les .Téléostéens
pliysostomes. Cette famille des Stomiatidæ ne comprend
que des types vivant dans les abîmes de la mer. Elle se
fait remarquer par une peau nue ou protégée par des
écailles extrêmement délicates. Il y a un barbillon hyoï-
dien. Le bord de la mâchoire supérieure est constitué
par l’intermaxillaire et le susmaxillaire qui sont tous
deux dentés. L’appareil operculaire est peu développé.
L’ouverture branchiale est très large.
Parmi les êtres de ce groupe les plus curieux et les
mieux connus, il convient de c\iQV Astronesthes i5)et
Echiostoma (fig. i6).
Astronesthes est caractérisé par deux nageoires dor-
sales dont la postérieure est adipeuse. Il possède plusieurs
LA VIE AU SEIN DES MERS.
63
taches blanches à la surface du corps, lesquelles ne sont
autre chose que des organes do pliosphorescence. Ce
poisson est le plus petit de la famille.
Le spécimen (VEchiostoma (pie nous représ(m1ons
mesure o"’,32.
L’extrémité de son barliillon l'st épaissie, couleur do
chair marbrée de rose. Les nageoires dorsale et anale
montrent également um' teinte rose. L(> reste du corps est
de couleur sombre avec un redet ardoisé. Les organes
phosphorescents situés le long du ventre, la ligne latérale
et les taches placées au-dessous de l’œil sont rouges.
Fig. 15. — Asiroiit'sthes niger. (D’après Günlher.)
Nous voici arrivés au ternie de cette longue et pourtant
bien incomplète énumération des poissons abyssaux les
plus importants. 11 aurait fallu, pour donner une idée
plus exacte de ces formes liizarres, parler des Enry pha-
rynx, des Saccopharynx, des MaJacosteiis, des Stomias, etc.
Mais cela nous aurait entraînés trop loin. Et puis, n’ou-
blions pas que tout ce qui précède est extrait de commu-
nications préliminaires ; que les monographies définitives
des grandes expéditions anglaise et française n’ont point
encore paru, et qu’il sera possildc de revenir ultérieure-
ment, sans préliminaires cette fois, sur le sujet que nous
n’avons fait qu’esquisser, avec des matériaux plus complets
et, partant, plus intéressants.
Qu’il me soit permis, en terminant, d’exprimer mes
sentiments de profonde reconnaissance ; àM. le I)‘‘ Gün-
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
64
ther, qui, lors d’une récente visite au Britisli Muséum, a
eu la bonté de me montrer les poissons de mer profonde
en sa possession, ainsi que les plan-
ches de son grand mémoire actuelle-
ment en préparation, et qui a bien
voulu m’autoriser à reproduire un
„ certain nombre de figures de son
I Introduction to the study of Fishes;
~ à M. A. Geikie, directeur du Geolo-
^ gical Survey du Royaume-Uni, qui a
c obligeamment prié M. Macmillan de
i m’envoyer les clichés de trois des
I gravures ci-dessus ; enfin, à M. John
Murray, directeur du Challenger Of-
I fice, qui a fait préparer pour moi trois
I autres figures de cet article.
—
-I L. Dollo.
0.
ec
h
DISSOCIATION
ET
ÉQUILIBRES CHIMIQUES (i)
Les reclierclies très noiiibreuscs laites depuis vingt-
ciiu[ ans sur la dissociation et les écpiilibres cliiniirpies
coniprinment à la fois des ({uestions d’ordre experimental
et d’ordre tliéori([ue. C’est par les enseignements de l’ex-
périence (|ue nous devons naturellement commencer cette
étude. Nous examinerons ensuite le principe des théories
(jui cherchent aujourd’hui à relier entre elles les données
nuniéri([ues résultant de l’observation des faits.
I
PREMIÈRES EXPÉRIENCES GÉNÉRALES.
La plupart des transformations chimiipies que l’on étu-
diait autrefois étaient des transformations totales : ainsi,
en cherchant à combiner l’hydrogène à l’oxygène, on
voyait la masse entière se changer en eau.
(1) Conférence faite à Bruxelles, le 'il octobre 1886, devant la Société
scientifique.
XXI
5
66 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
L’expérience a montré qu’un grand nombre de réactions
ne sont que partielles et réversibles. Un système de corps
étant maintenus en présence à une température constante,
il arrive souvent qu’une portion reste à l’état de liberté,
tandis qu’une autre portion passe à l’état de combi-
naison : inversement, si l’on part de la combinaison toute
formée, elle ne se dédouble que partiellement, quelle que
soit la durée de l’expérience. Cette situation est d’ailleurs
réversible, c’est-à-dire que l’état de combinaison des élé-
ments, modifié dans un certain sens par le changement
des conditions du système, peut être reproduit lorsqu’on
revient en sens inverse aux conditions primitives.
Des cas différents peuvent se présenter. Résumons-les
par les égalités suivantes :
A B = A + B.
Un corps composé peut être dédoublé partiellement
en ses éléments par la chaleur seule : c’est la dissocia-
tion ; telle est la dissociation de la vapeur d’eau à de très
hautes températures.
ab-fg = ac + b.
Un composé A B peut être dédoublé partiellement
par un corps C ; c’est ce qui a lieu dans la réaction du
fer sur la vapeur d’eau, ou de l’acide chlorhydrique gazeux
sur le fer.
A B -i- A' B' = A B' -1- B A'
Une double décomposition, où il y a échange des élé-
ments, peut être incomplète ; tel est le cas de beaucoup
de dissolutions salines que l’on peut mélanger sans produire
aucun précipité ; tel est encore le cas de l’éthérification
d’un alcool par un acide.
M. Henri Sainte-Claire Deville, notre grand chimiste
français, a établi la notion de la dissociation en montrant
DISSOCIATIOX ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES.
67
qu’un fiTand nombre (le corps qu’on croyait indécompo-
sables par la chaleur éprouvent à une température très
élevée une décomposition partielle et limitée. Ces expé-
riences soni aujourd’hui classiques. Si, dans les conditions
ordinaires, on n’observe pas la décomposition (h* la vapeur
d’eau chautfé(' à mille degrés par exemple, c’est (pie les
produits de la décoinjxisilion se trouvent pn'sque tou-
jours passer par iiiu' série de températures intermédiaires
où ils se recombinent au moins en partie. Il a donc fallu
faire usage d’artitices particuliers.
Ainsi, pour la vajieur d’eau, M. Deville protitait de
l’inégale diffusion de l’hydrogène et de l’oxygène. Il
faisait passer la vajKuir d’eau à travers un tul)c de tei-rc
fortement cliautfé. C(> tube de terre poreuse agissant
comme un véritable filtre, l’hydrogène, plus ditfusibhq le
traverse en plus grande quantité (pie l’oxygène ; on [»eut
recueillir dans un tulx'. concentriipie le gaz ainsi diffusé et
vérifier ({ue c’est de l’hydrogène ; du tube intérieur au
contraire il sort surtout de l’oxygène.
Un autre appareil, fré([uemment employé parM. Deville
pour les mêmes études, était celui cpi’on appelle ordinai-
rement le tube chaud et froid. Dans un tube en porcelaine
porté à une très haute fmiipérature, faisons circuler le
gaz dont on veut manifester la dissociation. Il faut pour
cela le saisir dans son état actuel et éviter toutes les
températures intermédiaires par lesipielles il repasserait
dans les conditions ordinaires et ([ui permettraient aux
éléments de se combiner de nouveau. Cette combinaison
n’est pas instantanée, pas [)lus qu’aucun phénomène chi-
mique ; on l’empêche donc en grande partie par un refroi-
dissement brusque. Plaçons à l’intérieur du tube en por-
celaine un tube métallique très mince (huit millimètres de
diamètre), traversé par un courant d’eau froide. Si le gaz
en se dissociant tend à donner un produit solide, coproduit
se fixera sur les parois froides et rugueuses du tube inté-
rieur,et on le retrouvera intact après l’expérience ; c’est ainsi
68
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
(1U(‘ l'oxydo (le cnrbone donne un léger dépcM de charbon
et d(‘ l'acide carboniqiu', lors(|u’on le porte à une tempéra-
ture extrêmement élevée. — Si le gaz, en se dissociam,
donne deux produits gazeux, on peut les mettre eu évi-
dence en perçant un trou très étroit dans le tube intérieur:
on a ainsi une sorte de trompe au moyen de laquelle on
peut aspirer les gaz les plus chauds, les refroidir instan-
tinément au contact de l’eau et les recueillir à part dans
uiu' éprouv(‘tt(*. Ce même tulic chaud et froid, fonction-
nant comme une trompe, permet de se rendre compte des
]di(‘nomènes qui se passent dans l’intérieur des tiammes ou
dans raimosphère des hauts fourneaux.
îics (bV-ouvertes de M. Deville sur la dissociation ont
une portée })hilosoi)hique considéralile. Elles montrent que
la (dialeur est, de même que l’électricité, le grand agent de
décomposition chinii(|ue, de sorte que, dans le soleil ou
dans h's étoiles plus chaudes encore que le soleil, tous les
ébbuenls sont probablement à l'état de liberté (i).
Ces ])i-emières expériences générales ont été complétées
})ar de nombreuses déterminations numériques faites par
d(‘s chinnstes de tous les pays, pour des corps très ditfé-
rents. Elles ont conduit comme résultat d’ensemble, résu-
mant tous les faits particuliers, à préciser l’existence d'une
Huiite.
Foitr fouies les réactions incomplètes qui s’effectue/if dans
u)i espace limité, maintenu tout entier à la même tempéra-
ture, une même limite, un même état d’équilibre arrive à
se produire au bout d’un temp>s qjlus ou moins loup, quel que
soit au point de départ l’état chimique du système considéré.
Nous allons examiner comment s’établit cette limite
pour ditférents corps. Mais, avant d’aller plus loin, il faut
séparer deux cas distincts, ceux des systèmes homogènes
(I) Voir à ce sujet l’article publié par M. Pli. tlilbert sur la conservation de
l’énergie solaire dans la Rerue des questions scientifiques du !2Ü avril 1885.
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES.
6(J
ot non homog-èncs. Les systèmes homogènes sont ceux où
les corps primitifs et les produits de la réaction sont tous
dans un mémo état physique, tous gazeux ou tous li(piid(‘s,
telle est la vapeur d'eau, partiellement décomposée et'
hydrogène et oxygène vers milh' degrés. Les systèmes
non homogènes sont ceux oii il n’y a [>as identité d’<*ta,t
physique, de sorte que les produits do la réaction se sé[>a-
rent en tout ou en partie des corps primilifs ; c’(‘si, ce (pii
arrive pour le carhonate de chaux (pii, au rouge, laisse
dégager de l’acide carhonique en donnani (h' la chaux
comme résidu fixe, les deux produits d('. celK' (hh’oniposi-
tion étant (railleurs capables de se comhiiK'r de nouveau
par refroidissement. Dans les S3"stèmes non hoinogèiK's,
c’est seulement à la surface de séparation existant enii’o
les corps solides et gazeux (|ue peut se manifester l'action
chimique ; de sorte (pie les lois sont dilférentes (h' celles
des systèmes homogènes, où les corps en présence p(‘uv(mt
réagir dans toute l’étendue de l’espace considéré.
L’expérience a détermine pour ces deux cas distincts
l’intluence qu’exercent la température, la pression et les
proportions relatives des coiq)S réagissants. Nous choisi-
rons, ])armi les nombreux phénomènes observés, c(‘ux (pii
mettent le mieux en évidence les lois générah's.
II
EXPÉRIENCES SUR LES SYSTÈMES NON HOMOOÈNKS.
Dans les si/stèmes non homogènes, la limite de. la traction
est caractérisée par une certaine tension atteinte par les
produits gazeux (ou par un certain degré de concentra-
tion des produits liquides).
Voyons comment l’expérience a étaldi cette loi, (ui
choisissant les exemples successivement parmi les phéno-
70 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
mènes de dissociation, de transformation allotropique et
d’équilibre chimique.
Dissociation du carbonate de chaux. — Prenons, comme
l’a fait M. Debray, du carbonate de chaux, plaçons-le dans
un tube en porcelaine et établissons la communication, d’un
côté, avec une machine pneumatique, de l’autre, avec un
manomètre. Faisons le vide, puis chauffons à une tempé-
rature constante qui peut être prolongée aussi longtemps
qu’on veut : dans le soufre bouillant à 447°, dans le
cadmium bouillant à 860°, dans le zinc bouillant à 1040°.
Dans ces conditions, on constate que la décomposition
du carbonate do chaux n’est pas illimitée ; elle se produit
seulement jus(pi’à ce que, dans l’espace clos employé,
l’acide carbonique ait atteint une certaine tension maxi-
mum. Cette tension qui définit la limite a été trouvée par
M. Debray ;
à 860°, de 85““ de mercure,
à 1040”, de 520““ de mercure.
Inversement, si l’on part de l’acide carbonique libre et de
la chaux vive en excès, on voit, en chauffant le mélange à
1040° et à 860", la tension du gaz s’abaisser respective-
ment à 520™'" et 85'"'".
Cette loi de la dissociation des systèmes non homogènes,
due à M. Debray, établit une analogie frappante entre ce
phénomène chimique et le phénomène physique de la vola-
tilisation d’un liquide. Chauffons un liquide dans un tube
scellé ; il y a vaporisation jusqu’à ce que la vapeur qui se
forme ait'atteint une certaine tension maximum; si on ouvre
le tube, la vapeur s’échappant, le liquide se réduit indéfini-
ment en vapeur, et finit par disparaître. De même, si, dans
un tube scellé où l’on chauffe du carbonate de chaux, on
ouvre la pointe, l’acide carbonique qui se forme se dégage,
la décom])Osition se poursuit et elle finit par être complète.
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES. 71
Un grand nombre d’autres corps composés offrent des
phénomènes de dissociation complètement analogues. Tels
sont :
Les sels eftiorescents, par exemple le phosphate de
soude qui cristallise avec 24 molécules d’eau (M. Debray).
Les combinaisons faibles formées par les chlorures
métalliques avec l’ammoniaque (M. Isambert).
Les combinaisons faibles formées par l’hydrogène avec
certains métaux (MM. Troost et Hautefeuille).
Transformations allotropiques. — Les transformations
allotropiques réversibles suivent une loi toute semblable à
celle de la dissociation des corps composés ; car ces réac-
tions, accomplies avec dégagement de chaleur, ne sont en
quelque sorte que la combinaison d’un corps simple à lui-
même. Tels sont les changements du phosphore ordinaire
en phosphore rouge, du paracyanogène en cyanogène.
Je suis arrivé à cette conclusion par une série d’expé-
riences sur le phosphore, confirmées depuis par celles
de MM. Troost et Hautefeuille. Introduisons dans des
ballons des poids connus de phosphore rouge ou ordinaire :
faisons le vide, fermons à la lampe, puis chauffons à
une température constante, par exemple à 447°. Nous
constatons que le phosphore rouge chauffé en vase clos
donne du phosphore ordinaire et qu’inversement le
phosphore ordinaire donne du phosphore rouge, mais la
limite de ces deux transformations est la même. Elles
s’arrêtent à 447° lorsqu’il y a par litre 3°', 6 de phosphore
ordinaire, ce qui correspond à une tension de i“^“,75.
Si à 447° on chauffe dans l’espace clos que l’on consi-
dère un poids de phosphore ordinaire moindre que 3®", 6
par litre, il ne se produit plus de phosphore rouge ; c’est
ainsi qu’une très petite quantité de liquide chauffé dans
un tube scellé se vaporise toute entière.
Dans le cas du phosphore, l’expérience montre que la
REVUE DEÿ QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
72
limite ne se produit pas iiistantanénicni; il faut doue,
outre la limite, considérer la vitesse de la réaction. On
tend très vite vers la limite, si l’on part d’un très g'rand
poids de matière !; très lentement, si l’on part do très
petites cpiantités. La transformation est d’autant plus
rapide (pie la température est plus élevée ; pour atteindre
la limite, il faut quelipies heures à 447"; il faudrait
plusieurs jours vers 3oo°. Ainsi, dans la production
industrielle du phosphore roupe, on est forcé de chauffer
pendant environ huit jours le phosphore ordinaire pour le
chancrer à j)eu près complètement en phosphori' roupe à
une température comprise entre 25o° et 280°.
Réaction de l'acide carbonique sur le gaz ammoniac. —
La combinaison incomplète du gaz ammoniac avec l’acide
carboniipie aux températures ordinaires fournit rexemple
curic'ux d’un phénomène dyssymétrique relativement aux
deux éléments qui réagissent. En effet, les volumes gazeux
(pli se combinent ne sonf pas égaux : 1 volume d’acide
carbonique réagit sur 2 volumes d’ammoniac.
Cette dyssymétrie se traduit par une inégalité d’action
des deux éléments dans la production de l’éipiilibre. Ici,
c’est sous fiitai solide (pie se trouve être le produit de la
réaction (carbonate anhydre d’ammoniaque ou carbamate
(rammoniaque), mais les deux composants sont gazeux ;
on peut donc les faire réagir en proportions non atomi-
ques ; or des excès égaux de l’un ou de l’autre gaz ne pro-
duisent pas le même effet.
Ce phénomène est connu aujourd’hui dans ses détails
ntiméri(pies par des expériences très nombretLses dues
à M. Horstimum, à MM. Entrel et Moitessier, e1 à
M. Isambert.
Lorsque l’équilibre est étaldi, soit x la pression totale
du gaz ammoniac et y la pression totale de l’acide carbo-
nique ; cette pression totale est la somme de la tension du
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES.
73
gaz libre ajouté on excès et de celle qui appartient au
même gaz dans la tension de dissociation du carbonate
aidiydre d’ammoniaque à la température considérée. Si l’on
appelle C une constante, l’exjiérience établit la rélation :
X' y = C.
Ainsi supposons deitx tubes barométriques placés sur le
mercuiT' ; leur intérieur a été préalablement tapissé de
carbonate anhydre d’ammonia({tte qui, par sa dissociation, a
produit uu(‘ (‘ertaine tension de mélange gazeux. Ajoutons
deux volumes égaitx de gaz : acide carbonicpie pour l’un
des tub('s, ammoniac pour l’autre. Nous verrons peu à
peu l(î volume gazeux diminuer dans les deux tubes, ce
qui prouve ([ue l’excès de Tun des gaz provoque une nou-
velle combinaison, ou, en d’autres termes, (pie, grâce à
cet ('xcès, la dissociation diminue. iSlais la diminution ne
sera pas égale dans les deux tubes et les pressions obser-
vées lorsque', l’équilibre sera atteint satisferont à la formule
indiepiée.
La constante 0 peut se déterminer d’après le cas parti-
culier où l’on n’ajoute pas de gaz libre, car alors la
pression p observeie est simplement la, tension de dissocia-
tion du composé solide placé dans le vide à la tempéra-
ture considérée. Comme 1 volume d’acide carbonitpte se
combine à 2 volumes d’ammoniac, la portion de^t propre
à l’acidc' carbonique est ~p et la portion propre à l’ammo-
niac est J p, de sorte qu’on a :
Action du fer sur la vapeur d’eau. — Des lois toutes
semblables se retrouvent pour les décompositions par-
tielh's o])érées par l’intervention d’un corps simple. Pre-
nons pour exemple l’expérience classique de la décom-
74
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
position de la vapeur d’eau par le fer chautfé au rouge,
qui a servi à la fin du xviifi siècle à établir la composition
de l’eau :
3 Fe + 4 H O = Fe^ 0^ + 4 H.
Cette réaction semble contradictoire avec la réduction
des oxydes de fer par l’hydrogène. On sait en effet que
dans les mêmes conditions de température, l’oxyde de fer,
chauffé dans un courant d’hydrogène, donne de la vapeur
d’eau et du fer métallique.
Mais opérons, comme l’a fait M. Deville, dans un espace
limité, chauffé à température constante : soumettons un
poids quelconque de fer à l’action de la vapeur d’eau en
empêchant toute condensation de vapeur de manière que
la tension de la vapeur d’eau soit constante. Dans ces
conditions, le fer s’oxyde seulement jusqu’à une certaine
limite, et cette limite est définie par une certaine tension
de l’hydrogène produit.
Ainsi lorsque la tension de la vapeur d’eau reste con-
stante et égale à 4™“, 6 on a les tensions suivantes de
l’hydrogène ;
Température
Tensions
du fer.
de l’hydrogène sec.
200 degrés
95,9 mill.
205 »
64,2
36o «
40,4 "
440 »
25,8 »
860 ”
12,8 »
1040
9,2 r
1600 "
5,1 ^
Pour une même température, il y a à peu près propor-
tionnalité entre les tensions de l’hydrogène et les tensions
correspondantes de la vapeur d’eau.
La décomposition est d’autant plus rapide que la tem-
pérature est plus élevée. Ainsi, à 200 degrés, la limite n’est
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES. y5
atteinte qu’au bout de plusieurs jours : à 36o degrés, il
faut quelques heures, et à 1600 degrés, quelques minutes.
La réaction de l’acide chlorhydrique gazeux sur le fer
chauffé au rouge conduit à des résultats analogues
(M. Isambert).
Doubles décompositions partielles. — Citons enfin,
comme autre exemple, l’action des sels insolubles sur les
sels solubles, telle que la décomposition du sulfate de
baryte par le carbonate de soude ;
Ba O, Sü^ + Na O, GO- = Ba O, GO- + Na O, SOh
Ce sont les expériences classiques de Dulong, com-
plétées depuis par divers chimistes.
N'ombre d’équivalents de carbonate de potasse.
Fig. I.
Cette décomposition, effectuée par voie humide, est
limitée, et la limite varie, soit avec la température, soit
avec les quantités relatives des deux corps. Mais, en pre-
nant un grand excès de carlionatc alcalin, elle devient sen-
siblement complète ; 5 ou 6 équivalents de carbonate alcalin
pour 1 équivalent de sulfate de baryte suffisent pour
obtenir ce résultat : c’est ainsi qu’on arrive en analyse
chimique à désagréger les substances minérales les plus
compactes. Cette influence, exercée sur la décomposition
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
76
par un excès de run dos corps, fournit rexomple classique
de ce ({u’on est convenu d'appeler Yaction de masse.
Le tracé graphique ci-dessus (fig'. i) montre comment
varie la décomposition à mesure qu’on augmente la pro-
portion de carbonate alcalin, à la température de 100”.
111
EXPÉRIENCES SUR LES SYSTÈMES HOMOGÈNES.
Dans les s_ystènies homogènes, où tous les corps en
présence sont liijuides ou bien tous gazeux, les équilibres
chimiques sont soumis aux lois suivantes ;
1° La limite de ht réaction, pour une température donnée,
est définie par une certaine tension des produits (jazeux si
Je système est yazeux,ou par une codai ne proportion des
éléments licpiides si le système est liquide.
2° Mais ce qui domine, c’est l’action de masse : L’excès
de l’un des corq>s actifs fait varier considérablement et
d'une manière continue la grandeur de la limite.
Dissociation de l’acide iodhydrique. — Pour étudier
la dissociation dans les systèmes homogènes, j’ai pris pour
type l’acide iodhydrique gazeux (pii, au-dessus de 200°, se
dédouble en hydrogène gazeux et en vapeur d’iode sans
changer de volume :
H1 = H ^ 1
4 vol. 2 vol. 2 vol.
Introduisons dans un liallon en verre de l’acide iodhydri-
que gazeux ; fermons à la lampe et chautfons à 447° : le
gaz se décompose, et, en refroidissant brusquement, on
trouve de l’hydrogène. Inversement, si dans un ballon
identique on chaude le même temps et à la même tempé-
rature un mélange à é(juivalents égaux d’hydrogène et de
mSSOCIATIOX ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES.
77
vapeur d’iode, il y a coiidjinaison. L'expérience luoidre
tout d'al)ord que ces deux réactions inverses tendent vers
une seule et inéiiie limite, mais avec uik' prande lenteur.
1° (Lmnd la température augment(', la limite varie, car
la décomposition aupmente : ainsi dans 1(‘S mêmes condi-
tions do pression les 19 " „ de l’acide iodhvdriipie sont dis-
sociés à 35o'’, les 0,25 à 447". La température exerce une
influence encore plus considérable sur la vitesse de la,
réaction : pour atteindre la limite, il faut compter par
mois à 260", par jours à 35o", par heures seulement à
447”-
2° A une même température la décom])osition augmente^
quand la pression diminue : il en résulte (pi’un vide
partiel peut suflire à augmenter la dissociation ; mais les
différences ne sont pas extrêmement niar(pié('s (1), conum'
on le voit par les résultats numériipies suivants :
Pression en atmosphères Proportion de II I décomposé
à 447*
à 4470
ntm.
4,5
0,24
2,3
0,25
0,9
0,26
0,2
. 0,29
3“ INlais ce qui est surtout frappant d;ms ces expt'rit'nces,
c’est l’action de masse, c’est-.à-dire les moditications ju’o-
fondes que l’excès de l’un des corps réagissants exerce sur
les conditions de l’équilibre. Clmutfons à 447" d’un côté
de l'acide iodhvdriqtu' pur, dt' l’tuitre de l’acide iodliytlrique
mêlé d’hydrogène : l’excès de ce gaz ('inpéchera la décom-
position d’être aussi complète. Ainsi à 447” on a les
(1) Dans les applications de la théorie mécanicjue de la chaleur indiquées
plus loin, on interprète ces variations de la dissociation avec la pression en
admettant que les gaz ne sont pas à l’état de gaz parfait ; car la combinaison,
se faisant sans condensation entre l’hydrogène et la vapeur d’iode, ne
correspond pas à une production de travail lorsque la température reste
constante.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
78
résultats numériques inscrits ci-dessous et représentés
grapliicpiement par la fig. 2.
H I 0.2 5 de H I décomposés
H I + H 0.16
II I + 2 H o.i3
H I + 3 H 0.12
Les expériences de M. Friedel sur la combinaison
faible formée par l’oxyde de méthyle avec l’acide clilorhy-
dri(|ue conduisent à des conclusions analogues.
Nombre d’équivalents d’hydrogène pour I équivalent d’iode.
Fig. 2.
4° En présence d’un corps poreux comme la mousse de
platine, agissant à la même température que dans les
expériences précédentes, l’acide iodhydrique se décompose
jusqu’à une limite sensiblement la même que sous l’in-
fluence de la chaleur seule; inversement, la combinaison de
l’hydrogène et de la vapeur d’iode se fait jusqu’à la même
limite (i). Seulement, avec le corps poreux, on arrive
presque immédiatement à l’équilibre, tandis qu’avec la
chaleur seule on ne l’obtient que plus ou moins lentement :
ainsi à 35o° à la pression de 2 atmosphères, il faut envi-
(1) Les données numériques sur l’influence de la mousse de platine dans la
décomposition de l’acide iodhydrique sont dues à M. Haulefeuille : elles se
trouvent coïncider avec les résultats de mes expériences sur la décompo-
sition opérée par la chaleur seule.
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES.
79
ron 3oo heures. Or cette ditférence est précisément de
même ordre que celle (pie l’on observe en variant la
pression des systèmes gazeux ; nous venons de voir en
effet que dans les gaz condensés l’équilibre se produit
beaucoup plus vite que dans les gaz raréfiés. On peut en
conclure que les corps poreux ne produisent leurs réactions
si singulières (|u’à cause de la condensation toute ])hysique
qu’ils produisent sur les gaz. En d’autres tmanes ces
expériences donnent V explication physique du rôle chimique
des corps poreux .
Transformation allotropique de la vapeur d'iode. —
Comme transformation allotropique limitée de corps gazeux,
l’exemple le plus net est fourni par la vapeur d’iode.
La densité de vapeur de l’iode, déterminée par expé-
rience jusque vers la température de 600° ou 700°, co'incide
avec le nombre théorique 8,8 nécessaire pour que les
poids moléculaires de la vapeur d’iode, de l’hydrogène
et du chlore occupent le môme volume, conformément
aux analogies chimiques les plus certaines. On avait
toujours cru que cette densité était constante à toutes les
températures. Or AI. Aleyer a constaté récemment quelle
diminue à des températures très élevées et que, vers i5oo'’,
elle est à peu près la moitié de la densité normale : il y a
donc une détente de la vapeur d’iode, et les choses se
passent comme si à ces hautes températures la molécule
d’iode SC dissociait en deux atonies, absolument comme un
corps composé se dissocie en ses éléments ;
P = 1 + 1
Ce fait si curieux étant bien établi, MAL Crafts et Aleier
ont étudié l’influence de la pression, et ils ont constaté
qu’à de très faibles pressions cette espèce de dissociation
du corps simple devient beaucoup plus marquée. Repré-
sentons les variations de densités observées par une courbe
8o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
OÙ les abscisses sont proportionnelles aux températures
et les ordonnées aux densités de vapeur (tig. 3). On voit
fpie à d’atmosphère la densité de vapeur est, pour une
même température, beaucoup plus faible qu’à une atmo-
sphère. 11 faut donc en conclure qu’un vide partiel peut
augmenter la dissociation.
Fig. 3.
Équilibre entre deux réactions chimiques dans l’éthérifi-
cation. — Ihnir les équililires entre deux réactions chimi-
ques, on retrouve des résultats analogues. Insistons surtout
sur l’étliérification des différents acides par les alcools,
étudiée dès 1862 par M.Berthelot d’une manière si précise
et si complète.
Lorsqu'un alcool réagit sur un acide, il se forme un
éther qui représente la comliinaison des deux coiq)S avec
élimination d’eau :
C'*H®0- q- HCl = H-0- + éther chlorhydrique
G‘H‘0^ = H'-O- P éther acétique.
Inversement, un éther est décomposé lentement par l’eau
en redonnant l’alcool et l’acide. Chacune de ces deux réac-
tions inverses est limitée. Les expériences ont porté sur-
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES. 8l
tout sur les corps à l’état licpiide, foriiiant un sj^stème
homogène où l’alcool, l’acide, l'éther et l’eau se trouvent
dissous les uns dans les autres.
Ici la limite reste sensiblement la même, 66 -^quelle que
soit la température. Il se trouve en outre quelle est indé-
pendante de la nature de l’alcool et de l’acide employé (i).
Mais la vitesse de la réaction varie extrêmement avec la
température. A froid, il faut des années pour arriver à la
limite : c’est ainsi que les vins acquièrent en vieillissant un
« bouquet ?» particulier, par suite de la formation de cer-
tains éthers. Vers la température de l’ébullition, l’éthérifi-
cation est encore très lente : quand on distille un mélange
d’alcool et d’acides organiques, on n’obtient que quehpies
traces d’éther. A i5o° ou 200°, en tubes scellés, quelques
heures suffisent pour atteindre la limite.
La lenteur de l’éthérification ne tient pas d’ailleurs à la
durée de la diffusion nécessaire pour établir l’homogénéité
du liquide ; en effet, à 81° après 21 heures de contact
entre l’alcool et l’acide acétique, on trouve des nombres
sensiblement identiques avec un tube scellé et immobile ou
avec un ballon renfermant le liquide en ébullition.
Le tracé graphique ci-dessous (fig. 4) représente com-
ment varie la marche progressive de la réaction avec la
température.
Dans ces phénomènes, 011 retrouve encore Vaction de
masse. Si, au lieu de prendre l’alcool et l’acide en quan-
tités équivalentes, on fait réagir un excès d’acide sur l’al-
cool, la limite change progressivement et il y a une plus
grande proportion d’alcool éthérifié. L’alcool se rappro-
che alors indéfiniment de l’état de combinaison totale,
parce que l’excès d’acide tend à atténuer l’influence anta-
(1) D’après M. Mentschutkine, la limite de l’éthérification ne devient diffé-
rente que pour les isomères des alcools ordinaires (alcools secondaires et
tertiaires), et elle fournit ainsi l’un des moyens les plus nets de reconnaître
cette isomérie.
XXI
6
82
REVUE DES yUESTRlNS SCIENTIFIQUES.
gonislc (le l’eau. En même temps, la vitesse de réth(3rifi-
cation augmente avec l’excès de l'un des corps réagissants.
Temps exprimé en jours à la température de 6“ et en heures à tOO».
Fig. i.
Équilibre entre deux réactions chimiques dans les disso-
lutions de bicarbonate de chaux. — Le carbonate de chaux
SC dissout (hins l’eau à la faveur de l’acide carbonitpie;mais
les proportions de carbonate de chaux et d’acide carbonique
dissous ensemble varient selon les circonstances et ne peu-
vent être représentées parune formule chimique; c’est que,'
dès la température ordinaire, le bicarbonate de chaux subit
une véritîible dissociation. Nous classons ce phénomène
dans l’étude des systèmes homogènes parce que, quoique
le cjirboimie neutre de chaux soit très peu soluble dans
l’eau, les corps qui réagissent sont en réalité les dissolu-
lions de carbonate neutre, de bicarbonate et d’acide carbo-
nique.
M. Schloesing a étudié avec une extrême précision com-
ment, pour une température donnée, la proportion de
Incarbonate restant en dissoltttion varie avec la tension de
l’acide carbonique contenu dans l’atmosphère gazeuse
ambiante. Entre un demi-millième d’atmosphère et une
tainosphère, les valeurs de la tension de Vaeide carbonique
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES. 83
et tes quantités de hicarhonate correspondaitf forment deux
progressions géométriques déraisons différentes.
Kn M]>polcmt X la tension de l’acide earl)oni(juo en
atmosphères, // le poids de hicarhonate fesriiné à l'état de.
carbonate neutre é(|uivalent) en milli^Tammes contenus
dans un litre, on a pour la température d(‘ i6 degrés;
X = 0,92 1 y.
L(‘ rarhouale de baryte, d’après M. Schbesing, ('t le
carbonate de magnésie, d'après M. Engel, suivent une loi
semblable loi*s(pi'ils se dissolvent dans l'eau à la tinauir de
l’acide carboniipie.
IV
INTERUUÉTATIOX DES PHÉNOMÈNES DE DISSOCIATION
ET d'équilibre CHIMIQUE.
Les i'aits d’i'xpérience constatés dans h“s réactions
partitdles s'expliipient d’une manière naturelh' et logi(|uo
(Ml considérant ces phénomènes comme le résuluit
d'un (‘(juilibre chimiipie.
Limite. — Jai limite qui caractérise toutes les réactions
partielles résulte simplement de Vantagonisme entre deux
actions inverses simultanées qui s'écpuilibrent Vune Vautre
parce que V une tend à décomposer et l’autre à reformer la
co)nhinaison.
Pour fixer les idées, attachons-nous spécialement aux
phénomènes de dissociation.
On chauffe un corps composé dans un espace clos (‘t
limité, tel (pi'un tube scellé, porté tout entier à la même
température. Alors, rien ne s’échappe, même ([uand il
s’agit d'un système non homogène tel que le carbonate de
chaux. Grâce à ces conditions particulières et eu (piehpie
84 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sorte forcées, le corps composé et les produits de sa disso-
ciation restent toujours maintenus en présence les uns des
autres : les choses se passent comme pour l’eau qu’on fait
bouillir dans la chaudière d’une machine à vapeur pour
avoir de la vapeur à forte pression au lieu de la faire
bouillir à l’air libre.
Or, dans ces conditions, il se produit deux actions
simultanées inverses, l’une qui tend à décomposer le corps
composé, l'autre à le reformer. Prenons pour exemple
l’acide iodhydrique que l’on chauffe à une température
constante. La chaleur tend à décomposer ce gaz comme
elle le fait pour tous les corps: la quantité de chaleur
versée par la source de chaleur est absorbée en partie par
le corps composé et usée à effectuer un travail chimique
de décomposition (i). Mais, d’après le mode d’expérience
adopté, c'est-à-dire en opérant en vase clos, les atomes
ainsi devenus libres ne s’en vont pas très loin: ils restent
en présence les uns des autres et finissent par se retrouver
dans le voisinage les uns des autres ; comme l’affinité chi-
mique subsiste encore à la température de l’expérience,
ils tendent à se recombiner. Il y a donc deux actions
simultanées : la chaleur qui décompose, l’affinité chimi-
que qui tend à recombiner. Il résulte de là qu’au bout
d’un temps plus ou moins long, il s’établira un équilibre
(1) La dissociation, de même que la décomposition totale, est caractérisée
par l’absorption d'une certaine quantité de chaleur par le corps composé :
elle correspond à un certain travail moléculaire consommé, aux dépens du
milieu ambiant, pour détruire la combinaison.
11 résulte de là qu'on ne peut pas appliquer sans quelque réserve aux phé-
nomènes de dissociation le principe du travail maximum enseigné en tlier-
mochimie. Ce principe est énoncé par M. Berthelet sous la forme suivante :
“ Tout changement chimique accompli sans l’intervention d’une énergie
étrangère tend vers la production du corps ou du système de corps qui
dégage le plus de chaleur. , Il faut donc.pour les phénomènes de dissocia-
tion, considérer comme une “ énergie étrangère , la chaleur versée par la
source, ou l'acte de réchauffement. On ne pourrait en faire absti-action que
pour des réactions s’opérant au zéro absolu ou à une température très infé-
rieure à celle où la décomposition commence.
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES.
85
quand, dans un temps donné, il y aura autant de composé
détruit qu’il y en a de reformé (i). En résumé, on arrivera
à un état où la décomposition ne sera pas complète, et où
la combinaison ne sera pas non plus complète ; on tendra
donc vers une limite qui pourra s’établir ou très vite, ou
très lentement, mais qui sera la môme quel que soit le
point de départ, c’est-à-dire le corps composé ou le mé-
lange des deux éléments.
Cette explication, donnée pour le cas particulier de la
dissociation, est tout à fait générale ; elle s’étend aux
équilibres entre deux réactions cliimiques telles <pie l’éthé-
rification.
Systèmes homogènes. — Dans le cas des systèmes Innno-
gènes, on a constaté par expérience qu’une inlluencc' domi-
nante est l’action de masse : si à de l’acide iodhydrique on
ajoute do l’hydrogène, il y aura moins d’acide iodlivdri(iuc
décomposé.
Ce résultat se conçoit aisément : dans une atmos[)lière
gazeuse en é(iuilibre, contenant un corps composé III et
ses deux éléments I et H, on ajoute un excès de II, lo pre-
mier élément se trouve en quelque sorte saisi de tous côtés
par le second, il peut plus facilement satisfaire son affi-
nité ; il s’en combine donc une plus forte quantité dans un
temps donné. La décomposition de l’acide iodhydri([ue par
la chaleur se fiiisant toujours de la môme manière, on voit
que la limite changera avec l’excès du second élément et
que la combinaison du premier deviendra de plus en plus
complète.
(1) Quelques personnes hésiteront peut-être à admettre, comme résul-
tant nécessairement des faits, l’existence réelle de cet équilibre mobile,
de ce perpétuel échange des atomes passant de l’état libre à l'état combiné.
Mais on doit au moins reconnaître que si l’équilibre, une fois établi, vient à
être un tant soit peu dérangé, il se rétablira nécessairement d’après les in-
dications qui précèdent. En d’autres termes, tous nos raisonnements, tous
nos calculs peuvent être repris sous la forme que l’on adopte en mécani-
que pour l’étude des vitesses virtuelles.
86
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Systèmes non homogènes. — Dans le cas des systèmes non
liomog’ènes, rexpériencc montre que la décomposition se
poursuit jusqu'à ce que les produits pazeux aient atteint une
certaine limite : le carbonate de chaux, j>ar exeiu])le, se
décompose jusqu'à ce qu’il y ait une certaine tension
d’acide carbonique produit, et pas au delà.
Ce résultat vient de ce qu’alors la répartition des élé-
UK'nis (‘St déterminée uniquement par les actions (pii
s’exercent à la surface de séparation. Il peut bien y avoir
dans l’intérii'ur des morceaux compacts de carbonate de
chaux une S(‘rie de décompositions, suivies de combi-
naisons nouvelles ; mais, ce qu’on mesure, c’est le phéno-
mène résultant de l’action de surface.
Pour préciser, supposons qu’en chauffant du carbonate
d(‘ chaux en vase clos, on ait atteint l’équilibre. A ce
UKunenl, faisons communiquer le ballon avec une ftrande
enceinte contenant de l’acide carbonique à la môme pres-
sion ; il sendde évident (pie l’équilibre ne sera en rien
troubl('“. Cet équilibre d('q)end donc uniquement de la ten-
sion du paz (‘t nullement du volume absolu.
Circonstances à l'appui des interprétations précédentes.
— Ii(‘s interprétations précédentes sont corroborées
par l’examen de toutes les circonstances qui peuvent venir
troubler la limite et empêcher l’établissement d’un équi-
libre chimique.
Si l’on prend un corps composé dont les éléments ne se
(•(jiiild lient pas à la température de l’expérience, la décom-
])osition sera indétinie, car une seule des actions inverses
se fera sentir. C’est ce qui a lieu pour la décomposition
du carbonate de plomb en oxyde de plomb et acide carbo-
nique ; elle est illimitée.
La décomposition peut être rendue illimitée pour les
corps composés solides les plus aptes aux expériences de
dissociation. C’est ce qu’apprend une expérience presque
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES.
87
vulp;air(‘ : il ny R iluVi chauffer du carhonate de chaux
dans un creuset ouvert pour le chaug'er eiitièreiiieut eu
chaux causti(jue ; le produit gazeux de la décomposition,
c'est-à-din', Tacidc carbonique, s’en va dans ratmosphèrc et,
ne restant pas eu présence de la cliaux, il ne peut plus s’y
recomhiner. Si l’on veut ([ue la décomposition marche plus
vite, on n’a qu’à faire arriver dans le ci'euset un courant
d’un gaz autre ([U(‘ l’acide carboni([ue, par exemple de l’air
et de ht vapeur d’eau, car alors l’acide caiOtonique ne peut
plus rester un seul instant eu contact avec la clmux.
liji présence d’un réactif absorbant peut rendre la
décomposition indétinie tm supprimaui l’iino des deux
actions inverses, (diauffbus du phosphort' rouge dans un
ballon vide et stxdlé à la lampe : la transformation sera
limitée. Mais mettons t*u prést'uce un petit tube contenant
du cuivre ; ce métal formera du phosphure de cuivre en
alisorbant les vapeurs de phosphore' ordinaire au fur et à
mesure de leur [iroduction, et alors la transformation du
phosphore rouge, tout en étant encore lente, deviendra
illimitée.
On voit qu’en déffnitive les phénomènes do dissociation
('t tous ceux (pii s’y rattachent sont des phénomènes de
statique chimique, absolument comparables à ceux (|ui se
trouvent résumés dans les lois de Berthollet. En versant
de l’acide sulfurique dans l’azotate de baryte, il y a au
premier moment partage, emtre les deux acides ; mais le
sulfat(' de baryte formé, étant insoluble, se trouve ('diminé
du champ de la réaction ; ré(piilibre est incessamment
rompu et la décomposition finit par devenir complète. Au
contraire, en faisant réagir de l’acide chlorhydrique sur de
l’azotate de soude, il se produit, un équilibre stable, parce
que tous les corps dont l’existence est possilile sont solu-
bles et qu’ils restent ainsi en présence les uns des autres.
Enfin, les é(piilil)res chindques peuvent se produire dans
d’autres circonstances que pour les phénomènes de disso-
ciation. Tels sont les équilibres électriques. L’oxygène
88
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
électrisé pendant longtemps en vase clos donne de l’ozone,
mais la réac lion est limitée. C’est que l’électricité tend à
changer l’oxygène en ozone en déterminant à son profit
une absorption de chaleur, mais qu’en même temps la
chaleur développée par l’étincelle ou même par l’effluve
tend à détruire l’ozone formé. En effet, lorsqu’on absorbe
l’ozone au fur et à mesure qu’il se forme, par exemple
avec l’iodure de potassium ou avec l’argent humide, la
transformation do l’oxygène peut être rendue complète
{MM. Fremy et Edm. Becquerel).
V
THÉORIE FONDÉE SUR l’ÉTUDE DE LA VITESSE DES
RÉACTIONS.
On a appliqué des considérations mathématiques à
l’étude théorique de toutes les questions dont nous venons
de résumer l’étude expérimentale. On arrive aujourd’hui,
étant donné, pour un certain corps, un seul des nombres
d’une expérience, à calculer tous les autres. Si la compa-
raison n’était pas trop ambitieuse, on pourrait dire que ce
résultat rappelle ceux de l’astronomie, où, ayant une
seule position d’un astre sur son orbite, on calcule toutes
les autres positions.
Deux théories principales ont été formulées, l’une
fondée sur l’étude de la vitesse des réactions, l’autre
s’appuyant sur la théorie mécanique de la chaleur.
La théorie fondée sur l’étude des vitesses des réactions,
telle que je l’ai présentée en 1871, n’est autre chose que
la traduction en langage matliématique de l’interprétation
que nous venons de développer pour les phénomènes
d’équilibre chimique, et où nous avons suivi pas à pas les
données de l’expérience. Nous avons vu que la limite y est
produite par l’antagonisme de deux actions inverses simul-
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES. 89
tanées. Évaluons séparément la vitesse de chacune de
ces actions.
Décomposition indéfinie. — Considérons d’abord un
corps qui se décompose à une température fixe par l’effet
d’une cause telle que la chaleur qui agit simultanément
sur toute la masse.
Chaque particule se transforme en quelque sorte pour
son compte indépendamment de ce qui se passe autour
d’elle. On doit donc admettre que la quantité décomposée
pendant un temps infiniment petit est proportionnelle
au poids de la substance employée, poids qui à l’origine
était P et qui à l’instant considéré est P — Y. On a donc
Y = « (P — Y) dt.
Combinaison illimitée dans un système non homogène. —
Considérons maintenant un corps qui, mis en présence
d’un autre, se combine plus ou moins rapidement, et sup-
posons que leur ensemble forme un système non homo-
gène. Ce* sera, par exemple, un solide réagissant sur un
liquide ou sur un gaz : tel serait le cas d’un métal attaqué
par du chlore gazeux ou on dissolution, ou bien par un
acide étendu. Soit N' le nombre des molécules du réactif
contenues dans un litre, nombre qui est proportionnel à sa
concentration s’il est liquide, à sa tension s’il est gazeux.
La quantité de composé dy formé dans le temps dt dépend
d’abord de N' et elle en est une certaine fonction /^(N').
Elle est d’ailleurs proportionnelle à la surface libre S du
corps solide, puisque la réaction est uniquement superfi-
cielle ; on a donc en appelant h' une constante :
dy=h'Sf{^') dt,
relation qui se réduit souvent à celle de simple propor-
tionnalité :
dij=^b' S. N' dt.
90
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Combinaison illimitée dans* un système homogène. —
Considérons maintenant deux corps fpii se combinent
plus ou moins rapidement, le système étant homogène ; ce
seront par exemple deux gaz. Soient X et X'' les nombres
des molécules des deux gaz à l’état de liberté contenues
dans un litre.
1° Supposons d’abord que la combinaison ait lieu à volu-
mes égaux, 1 atome du premier gaz pour un atome du
second. La quantité du composé produit dans le temps dt
dépendra à la fois du rapprocliement des molécules réagis-
santes, c’est-à-dire de la pression et de l’excès de l’un
des gaz par rapport à l’autre ; car, si pour i équivalent
du premier corps, on prend successivement 1,2, 3, 4, 5,
10 é(juivalents du second, la combinaison deviendra
de plus en plus rapide. Si l'on considère un nombre donné
d’atomes du premier gaz, il en entrera en combinaison dans
un temps donné une portion d’autant plus grande qu'il trou-
vera à sa disposition, dans son rayon d’activité chimique,
un plus grand nombre d’atomes du second gaz: cette com-
binaison du premier gaz dépend donc de X'. Réciproque-
ment, si l’on considère un même nombre d'atomes du
second gaz, la portion combinée dans le même temps
dépend de X^. 11 résulte de là que le poids dij de com-
binaison formée dans le temps dt sera représenté par une
expression telle que
dy = h^ N' dt,
ou plus généralement
dy=^h. m)f{^')dt.
2° Supposons maintenant que la combinaison ait lieu à
raison de i volume du premier gaz pour 2 volumes du
second, soit i atome pour 2 atomes. Alors il n’y a plus
symétrie entre les deux actions. Mais on peut admettre
qu’il SC forme d'abord une combinaison éphémère et insta-
ble renfermant 1 volume du premier gaz pour i volume
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES.
91
soulcmont du second : dans le temps dt, il se produd
d’abord JNN'; puis la coml)inaison détinitiv(‘ s(' forme pai-
l’iinion de N' nouveaux atomes du second paz, dc' sorte
«pi’ello correspond à iXN'". On a donc :
di/ = />NN'- dt,
expression (pi’on peut généraliseï’ comme la précédente.
La formule d(' simple proporlionnaliié s’aj)pli(pie néces-
sairement pour les gaz à pression exirémement réduiti' ;
pour préciser, su})posons (pie les atomes soient assez éloi-
gnés l’iin de l’autre pour (pie la sjdu'u’e d'action d(' chacun
d’eux, c’est-à-dire la distance à bapielle agir l'attinité chi-
miipie,soit plus petite (pie la dislanct' mo_V(‘nne tlesadnnes.
Alors, on peut calculer la probabilité pour (pie, dans b'
mouvemeni propre aux gaz, un atome du [U'emier corps
vienne en rencontr(‘r un du s('(‘(ni(l : or b' nombrt' d('
rencontres dans un volume donné ('st proporiionnel à la
concentration do chacun des (bmx corps. J’arrive ainsi,
par un calcul ([u’il S(U‘ait trop long de d('*velopper ici, à
retrouver la formule simple (b*jà obtenue tout à riieure(i).
Ces principes étant jrosés, nous pouvons revfmir aux
phénomènes (ré(juilibre cliimicjue (à notamment à ctnix (b'
dissociation. Il y a alors deux actions inverses ({ui s’exer-
(1) Ce cas d’atomes e.xlrêmeiuent éloignés les uns des autres esl laissé de
côté par la théorie mécunifiue de la chaleur ; car, pour appliquer le principe
des forces vives, de l’énergie, etc., elle supjjose toujours l’existence de forces
exercées entre les atomes suivant la ligne droite (jui les joint. 11 résulte de
là une divergence entre les formules obtenues, parce qu’elles répondent en
réalité à des conditions expérimentales distinctes : aussi, suivant les cas ([ue
l’on étudie, c’est tantôt l’une, tantôt l’autre qu’il faut prendre.
Dans le cas d’atomes extrêmement éloignés les uns des autres, c’est-à-dire
à des pressions très réduites, nous venons de dire que le calcul des prohahi-
lités de rencontre conduit à la foi-mule :
dij h N iV dt.
Dans le cas d’atomes assez rap])rochés pour exercer une action les uns sur
les autres, la théorie mécanifjue de la chaleur semble exiger, pour le cas de
combinaisons gazeuses effectuées sans condensation comme l’acide iodhy-
92
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
cent simultanément et qui finissent par s’équilibrer : nous
les évaluerons séparément l’une et l’autre.
Dissociation des systèmes non homogènes : carbonate de
chaux. — Considérons un système non homogène formé
par un corps composé et les produits de sa dissociation.
Supposons, par exemple, que, dans un espace clos, on
chauffe du carbonate de chaux à l’état de morceaux com-
pacts. Le carbonate de chaux se décompose, mais en même
temps l’acide carbonique peut se combiner à la chaux ;
seulement les réactions qu’il y a lieu de considérer ici sont
des réactions superficielles .
Soient dans un volume V, porté tout entier à la même
température,? le poids total du système et (P — Y) lepoids
actuel du carbonate de chaux ; il a déjà donné des quanti-
tés de chaux libre et d’acide carbonique qui sont propor-
tionnelles à Y et que l’on pourrait calculer avec les valeurs
numériques des équivalents. La tension de l’acide carbo-
nique, qui dépend à la fois du poids et du volume, est donc
Y
proportionnelle à y
1° La combinaison partielle de l’acide carbonique déjà
formé avec la chaux déjà mise en liberté s’effectue exclu-
sivement à la surface des morceaux do calcaire. Ces mor-
ceaux sont recouverts d’une sorte d’enduit plus ou moins
épais de chaux caustique, mais c’est seulement sur la der-
nière couche superficielle que tend à s’exercer l’action de
drique,que le changeinent dépréssion à température constante ne modifie
pas le degié de dissociation, parce qu’alorsil n’y a pas de travail produit. Si
l’on accepte cette donnée théorique, et que l’on suppose les gaz parfaits, on
est conduit pour l’acide iodhydiique à la formule :
chj = h KNKN'dq
de sorte que la fonction dont il est question ci-dessus devient une fonction
exponentielle où l’exposant est 1/2.
C’est pour n’avoir pas à distinguer entre ces différents cas que nous pre-
nons une formule générale.
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES. q3
l’acide carbonique. La quantité de carbonate de chaux
[dY)^ ainsi reformé dans le temps dt est donc, d’après les
principes admis, proportionnelle d’un coté à cette même
surface S, de l’autre <à la tension de l’acide carlumique (ou
plus généralement à une fonction de cette tension). On a
ainsi, en appelant h une constante ;
(,/Y), -iS./Y|.) rf(.
2° La décomposition du carbonate de chaux peut se
faire à l’intérieur môme des morceaux compacts de cal-
caire, mais l’acide carboni(pic qui tend à se former dans
l’intérieur de ces morceaux doit, avant de se dégager, tra-
verser les différentes couches déjà plus ou moins décom-
posées ; il peut s’y recombiner avec la chaux déjà libre, et
l’intérieur de la substance se trouve ainsi être le siège
d’une foule de réactions qui se passent chacune pour leur
compte. Mais le dégagement définitif et seul mesurable est
celui qui se fait à la surface S présentée par le calcaire à
l’absorption de la chaleur ; c’est celui de l’acide carbo-
nique qui se répand dans le volume V non occupé par le
carbonate de chaux. Nous admettrons donc que cette
quantité de gaz dégagé [dY)^ est proportionnelle à la sur-
face S, et nous poserons :
(cl Y)i = a S dt.
Réunissons les effets des deux actions élémentaires ; il
vient :
Au moment de l’équilibre, on aura
94
UKVI K DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Ainsi le phemmène est limité par une tension qui est
eonstante quAs que soient le poids et Vétat de division du
calcaire emplojfé : c'est ce que inomrem les expériences de
M. l)el)i'îiy.
Seulement, toutes choses étant- ég’ales (l’ailleurs, on ten-
dra vers la limite d'autant plus vite que l’état de division,
c’est-à-dire la surface S correspondant à un même poids,
sera i)lus pTand.
Réaction de l'acide carbonique sur l’ammoniac. —
(Jomme autre ex<miple de ilissociation pour un système
non liomoffène, prenons l’action de l'acide carbonique sur
l’ammoniac, ce qui donne un composé solide. Les deux
•raz ne se combinent pas à volumes égaux : pour uu
volume d'acide carbonique, il faut 2 volumes d’ammoniac.
Soient y et x les poids des deux gaz libres dans l'unité
de voluiiK' à un moment donné, ou, si l’on veut, les pres-
sions (pli sont lu'opcu’tionnelles à ces poids. Cherchons
(pielle est la (piantité combinée pendant le temps dt .-elle
est, d'après ce (pu' nous avons vu, proportionnelle à >j, à
X et encore à x, soit à
Mais, en même temps que les deux gaz S(‘ combinent
partiellement, le composé solide formé se détruit en partie
par l’action de la chaleur. Cette décomposition lU' dépend
que de la chaleur reçue par la masse du composé déjà
formé. (Mnime ce composé est solide, il n’y a i>as lieu de
se préoccuper des réactions qui se passent, chacune pour
leur compte, dans l'intérieur de la masse : le dégagement
détinitif et seul mesurable de gaz est celui qui se fait à la
surface du coiqis solide, ordinairement condensé sur les
parois du tube oii se fait l'expérience. Ce dégagement de-
gaz est donc indépendant de la composition de l'atmo-
sphère ambiante et par conséquent, pour une même tempé-
rature, nous pouvons le représenter par une constante K.
Dès lors l'équilibre, qui est atteint lorsqu'il se forme
DISi^OCIATIOX ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES. g5
dans un certain temps autant de compose qu’il s’en détruit,
est caractéiâsé par l’équation :
K = b X ' t/.
C'est précisément à cette relation q>ie l’expérience a
conduit.
Transformation allotropique de la vapeur d'iode. —
Pour tixer les idées, étudions la transformation allotro-
pi(|ue (pi’éprouve la vapeur d’iode eu se détendant à une
température très élevée', à différentes pressions : c’est une
sorte' ele eléceemposition :
= I -4- 1
Dans un e'space; dee un litre, on introduit un poids p
el’ioele et eni chauffe vers mille degrés. On a aleu's :
un poids y de vapeur dïode détendue (I 1 I)
■) (é — .'/) » ‘^vec la condensation ordinaire Ih
(diercheens comment varient ces proportie^ns penelani le
temps infiniment pe'tit dt.
i” La chaleur versée par la source produit une' déceeni-
position nouvelle de la vapeur d’iode condensée :
{dtjp =a{p — y) dt.
2" Mais en même temps il se refait une certaiiu.' comhi-
naison entre' les atomes d’iode détendu ([ui se trouvent
libres : il se reforme de l’iode ayant la condensation ordi-
naire. Si nous assimilons cette transformation à la coml)i-
naison de deux gaz identiques, la (|uantité transformée
sera proportionnelle au produit de ij par y, d’oti :
{dy)., = by^- dt.
Réunissons ces deux actions élémentaires inverses :
96 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
nous aurons l’action finale qui est le phénomène réel, seul
accessible directement à l’expérience :
= a{p — y) — hj-.
dt ^
Au moment de l’équilibre, il vient, tous calculs faits :
On peut déterminer la constante en prenant pour donnée
la valeur de | pour une certaine pression ; on calcule alors
la valeur de cette variable pour toutes les autres pressions.
On peut d’ailleurs passer des poids p et {-) aux densités de
vapeur par un calcul facile, puisque les poids par litre sont
proportionnels aux densités de vapeur. On arrive donc
finalement à comparer les résultats de la théorie à ceux de
l’expérience dans le tableau suivant, relatif à la tempéra-
ture de 125o° ;
Pressions exprimées
Fraction de
Densités par rapport à l’air
en atmosphères.
transformation
à 1250“
— à 1250“
d’après
d'après
P
d’après la théorie.
la théorie.
l’expérience,
1,0
0,42
6,2
5,9
0,4
0,586 (donnée) 5,54
(donnée) 5,54
0,3
0,64
5,35
5,3o
0,2
0,72
5,1
5,1
0,1
0,82
4,8
4,7
Éthérification. — Appliquons les mêmes considérations
aux phénomènes d’équilibre qui se produisent dans l’action
des alcools sur les acides, par exemple dans celle de
l’alcool ordinaire sur l’acide acétique :
Q4 JJ6 Qz q_ 0‘ = H- O- 4- éther acétique.
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES.
97
Prenons pour unité le nombre de molécules qui réagis-
sent et appelons :
I le nombre de molécules d’acide,
a „ d’alcool ajouté à l’origine,
e , d’eau
X le nombre de molécules d’éther formées à l’instant considéré.
Le liquide contient à l’instant considéré les nombres
suivants de molécules :
Éther tout formé x | Acide libre ( i — x)
Eau „ e -\- X \ Alcool libre {a — x).
Dans le temps dt, l’alcool et l’acide libre réagissent pour
former de l’étber : la quantité dx de cet éther, d’après ce
que nous avons dit des combinaisons dans les systèmes
homogènes, est proportionnelle aux masses agissantes :
rfxj = èj (i — x){a — x) dt;
mais en môme temps l’éther est décomposé par l’eau, et
cette réaction est également proportionnelle aux masses
réagissantes, éther et eau, de sorte qu’il se détruit une
quantité dx^ d’éther :
dx.^ = X [e x) dt.
La quantité d’éther dx définitivement formée dans le
temps dt est évidemment la différence de ces deux actions
inverses, d’où :
fi y»
= (i — x)\{a — x) — b.^ x{e-\- x).
dt
Cette équation donne la solution du problème dans tous
ses détails.
Si on l’intègre, on a une formule qui donne la quantité
d’éther formé au bout d’un temps quelconque.
Si l’on considère seulement l’équilibre, la formule l’ex-
XXI 7
q8 revue des questions scientieiqubs.
primo parce que, dans un temps donné, il se détruit autant
d’éther qu’il s’en forme : on a donc :
(i — x) {a — a-) = ^ a7(e -P x),
U' 1
Dans cette formule, il n’y a plus qu’une constante. On
la détermine en se donnant la proportion d’éther formé
lorsque l’alcool et l’acide sont en proportions équivalentes,
c’est-à-dire pour a = i et e = o ; on peut dès lors calcu-
ler la proportion d’éther formé pour différents excès
d’alcool ou d’eau.
Or les résultats de ces calculs, qu’on peut diversifier
presqu’à l’infini, sont tout à fait d’accord avec l’expérience.
C’est ce que montrent les nombres suivants que j’emprunte
aux mémoires publiés sur cette question par MM. Ould-
berg: et Waag’O et par M. van ’t Hoff.
Action de 1 molécule d’acide acétique sur 1 molécule d’acool à la
température ordinaire.
Nombre de jours.
Proportion x éthérifiée
observée.
calculée.
O
0
0
lO
0,087
0,054
19
0,121
0,098
41
0,200
0,190
64
o,25o
0,267
io3
0,345
0,365
i3?
0,421
0,429
167
o>474
0,472
190
0,496
o»499
infini
0,666
0,666 (donnée)
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES.
Action (l’un acide sur un alcool en excès pris en différentes proportions.
Nombre a de molécules
d’alcool pour 1 molécule
d’acide.
Proportion x
' éthérifiée
observée.
calculée.
I
0,665
0,666 (donnée)
1,5
8,819 j
0,792 i
0,785
2,0
0,858
0,845
2,24
0,876
0,864
2,8
0,892
o,8q5
3,0
0,900
0,902
8,0
0,966
0,945
Action d’un acide sur un alcool
pris en quantité
équivalente, en présence
d’un excès d’eau ajoutée en différentes [(l oportions.
Nombre e de molécules d’eau
Proportion x d’acide
en excès.
éthérifié
observée.
calculée.
0
0,665
0,666 (donnée)
o,5o
0,614
0,596
1,00
0,347 l
0,559 i
0,542
i,5o
0,486
o,5oo
2,00
0,452 1
0.458 (
0,465
3,00
0,407
0,410
6,5
0,284
0,288
1 1,5
0,1 q8
0,2 1 2
49>o
0,070
0,080
Pour les iiK^langcs où il y a à la fois excès d’alcool
('t 'excès d’eau, on trouve une concordance semblable
entre les résultats do l’expérience et ceux de la théorie.
Dissolutions de bicarbonate de chaux. — Pour don-
ner un'’exeniple de cas oi'i les formules deviennent plus
comjdexes, considérons la dissociation des dissolutions
de l)icarl)onate do chaux. On a dans un litre d’eau un
certain poids très petit p de carbonate de chaux en dis-
solution ; il reste constant, parce rpie l’eau est toujours
lOO
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
maintenue en présence d'un excès de carbonate de chaux
non dissous. Cette eau est placée en présence d’une atmo-
sphère d'acide carbonique dont la tension reste constante
pendant toute l’expérience : il en résulte un poids x de
gaz dissous dans un litre d’eau, x étant sensiblement
proportionnel à la tension do l’acide carbonique gazeux
dans l’atmosphère ambiante. L’acide carbonique ainsi
dissous se combine en partie au carbonate neutre dissous
lui-même et donne un poids y de bicarbonate qui reste à
l’état de dissolution.
Pour déterminer la relation entre y et x, remarquons
que l’équilibre, qui s’établit ici presque instantanément,
n’a lieu que parce que dans un temps donné il y a autant
de bicarbonate formé que de bicarbonate décomposé.
C’est la chaleur qui produit la décomposition, quoique
l’expérience se fasse à la température ordinaire ; c’est
l’affinité chimique qui produit la combinaison. Le poids
de bicarbonate détruit dans un temps donné est donc
proportionnel à sa masse y. Le poids de bicarbonate
formé dans le même temps dépend des masses p et x de
carbonate neutre et d’acide carbonique en état de réagir
l’une sur l’autre : il est donc proportionnel, sinon à ces
masses, au moins à des fonctions de ces masses. On peut
donc écrire l’égalité suivante, où k' désigne une constante:
= f iP) X f (•»)•
Les expériences de M. Schlœsing montrent (i) que
(1) M. vau ’t Hoff a dernièrement rattaché, par des considérations assez
plausibles, la valeur numérique de l’exposant ^ pour les milieux liquides
aux données suivantes, caractéristiques de la dissolution saline sur laquelle
porte l’expérience :
1“ Solubilité des gaz dans la dissolution ;
2" Tension de vapeur de cette dissolution comparée à celle du dissolvant ;
3° Pression osmotique, c'est-à-dire pression avec laquelle l’eau de la dis-
solution cherche à traverser une membrane poreuse en abandonnant le sel
de l’autre côté de la membrane ;
4” Température de congélation de la dissolution.
Seulement, pour le bicarbonate de chaux, les valeurs numériques de ces
données sont très incertaines.
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES.
lOl
cette fonction est une exponentielle de la forme ; d’ail-
leurs le poids P de carbonate de chaux en dissolution
dans un litre est invariable ; de sorte que, si l’on désigne
par k une nouvelle constante, on arrive à retrouver la
relation :
VI
APPLICATION DE LA THÉORIE MÉCANIQUE DE LA CHALEUR
AUX PHÉNOMÈNES d’ÉQUILIBRE CHIMIQUE.
L’étude des é(piilibres chimiques peut être al)ordée par
une tout autre méthode que celle que nous avons suivie
jusqu’ici, je veux dire en partant de la théorie mécanicpie
de la chaleur. Les principes mêmes de cett(' théorie ne
permettent que d’envisager les conditions de ré(piili))re,
abstraction faite des intermédiaires entre l’état initial et
l’état final. En revanche, ils conduisent à des indications
très précises sur l’influence de la température, et ils relient
les tensions do dissociation aux quantités de chaleur déga-
gées dans les rtlactions.
De très grands développements ont été donnés dans ces
dernières années à cette application de la thermodynami-
que. Je me bornerai, pour indiquer le principe de cette
théorie, à examiner Fun des cas les plus simples en
reproduisant un mode do calcul indiqué dès 1871 par
M. Peslin.
On sait que le second principe de la théorie mécanique
de la chaleur, le principe de Carnot ou de l’égalité de ren-
dement, consiste en ce que, pour toutes les machines ther-
miques à marche réversible, fonctionnant dans le même
102
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
intervalle de température, il y a égalité de rendement. Ce
AT
rendement est en appelant AT l’intervalle de la tem-
pérature considérée et T la température absolue égale à
(/-T 273), t étant la température en degrés centigrades.
Ce principe a permis d’établir une formule déterminant
la loi des tensions maxima des vapeurs saturées en fonc-
tion de leurs chaleurs latentes de vaporisation. Si l’on
reprend le raisonnement employé, on voit fpi'il peut exac-
tement s’applifpier aux phénomènes de dissociation. Cola se
conçoit, car, comme le laisait remarquer M. Deville, il n’y
a pas de différence ess(*ntiellc entre les transformations
d’état des corps, d’ordre physique ou d'ordre chimique : une
vapeur diffère du corps li(piide par une certaine quantité
de chaleur, la chaleur latente de vaporisation ; un corps
conqiosé diffère des éléments par une certaine quantité
de chaleur, la chaleur de combinaison. Aussi la loi des
tensions de vapeur à différentes températures est-elle
entièrement semblable à la loi des tensions de dissociation.
Pour préciser ce qui est relatif à la dissociation, imagi-
nons une machine thermique fondée sur la dissociat ion du
carbonate de chaux (tig. 5). Par exemple, on chauffe ce
corps vers mille degrés à la température T au-dessus du
zéro absolu, et l'on emploie l’acide carbonique dégagé à sou-
lever un piston ; puis on fait arriver le gaz dans un con-
denseur maintenu à une température inférieure (T — AT),
oii il trouve de la chaux vive avec laquelle il se re-
combine ; cette chaux pourrait être la mémo que celle
qui provient de la dissociation et qu’on transporterait dans
le condenseur. Ce phénomène est réversible, car si, par un
moteur extérieur, on renverse le mouvement de la machine,
la dissociation se produira dans l’enceinte à basse tempé-
rature et la combinaison se fera dans l’enceinte à haute
température.
Evaluons le travail développé en raisonnant sur une
quantité d’acide carbonique consommé é^i\\Q au poids molé-
culaire de ce gaz.
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES.
io3
Soit V son volume à T et P sa pression qui n’est autre
que la tension do dissociation. Le travail développé est :
V X AP
La chaleur transportée du générateur au condenseur
est Q : elle équivaut en travail à QE, en appelant E
l’équivalent mécanique de la chaleur, 423 kilogrammô-
tres. On a donc dépensé QE pour récolter V x AP, de
sorte que le rendement de la machine est
V X AP
QE
P —
T — AT
T
Or, d’après le principe de Carnot, toutes les machines
thermiques qui fonctionnent dans un même intervalle de
températures ont un seul et mémo rendement, savoir
Donc
V X AP AT
QE “ T ’
ou
dT~~Ÿ^ T ‘
Le volume V occupé par le poids moléculaire d’acide
carbonique à la pression P et à la température absolue T
(ou t au-dessus du zéro ordinaire) s’exprime facilement en
fonction du volume à la température de o centigrade
104 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
et à la pression normale P^. En effet, d’après les lois de
Mariette et de Gay-Liissac, on a, en appelant a le coeffi-
cient de dilatation des gaz :
VP = V,P„(i +aO = V„P,=cT.
Donc il vient finalement :
dP QE dT
P .V,P. T*-
est une constante (pielle que soit la nature du
gaz, puisque nous raisonnons sur le poids moléculaire du
gaz et que les poids moléculaires de tous les gaz supposés
à l’état parfait occupent le même volume.
Tout dépend donc de la quantité de chaleur dégagée
dans la formation du corps composé qui fait le sujet de
l’expérience. Si cette quantité de chaleur était nulle, la
tension de dissociation resterait constante à toute tempé-
rature. Si elle est positive, c’est-à-dire si le corps se forme
avec dégagement de chaleur, ce qui a presque toujours
lieu, les tensions de dissociation croissent avec la tempé-
rature, d’une manière analogue aux tensions maxima des
vapeurs.
Il y a plus : les résultats numériques auxquels conduit
cette formule sont sensiblement vérifiés par l’expérience.
On peut, par exemple, se donner la loi de variation de la
dissociation avec la température et en déduire par le cal-
cul la chaleur de combinaison : on retrouve ainsi à très
peu près le nombre fourni par l’observation directe.
Pour simplifier, nous avons, dans ce qui précède, rai-
sonné sur le cas particulier d’un corps solide qui se dis-
socie en donnant un produit solide et un produit gazeux.
On a étendu ces mêmes considérations à tous les cas que
peut présenter la dissociation, et on a obtenu des formules
semblables ; mais il est difficile de les établir sans avoir
recours à certaines hypothèses plus ou moins dissimulées,
DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES. lo5
OU sans supposer implicitement connue la loi des variations
de la dissociation lorsqu’on change la pression dans un
milieu homogène gazeux. La question, ainsi généralisée,
exige d’ailleurs des développements mathémati([ues qui
nous paraissent un peu trop compliqués pour rentrer dans
le cadre de cette publication.
VII
CONCLUSION.
Nous bornons ici l’exposé succinct de nos connaissan-
ces sur les questions d’équilibre chimique. C(' sont des
phénomènes qui sont encore à l’étude, mais qui, par leur
ensemble, forment déjà une branche nouvelle de la chimie.
Elle contraste par ses allures avec ce caractère })urement
empirique (|ue beaucoup de personnes attribuent encore à
notre science : ce ne sont plus les brillantes expériences
de cours qui nous attirent le plus. C’est que, comme le
faisait remarquer Ampère dans sa classification des con-
naissances humaines, toute recherche scientifique est à
l’origine d’ordre descriptif ; elle devient plus tard d’ordre
rationnel et philosophique, en ne se bornant plus à ras-
sembler et à coordonner des matériaux, mais (m passant
aux relations de causalité. C’est ce qui est arrivé en astro-
nomie, en physique ; c’est ce qui commence à se produire
en chimie. Le domaine nouveau que nous venons d’explo-
rer est donc comme un premier essai de cette science com-
parée que tant d’esprits élevés ont appelée de leurs vœux
et qui répond si bien aux tendances de la Société scienti-
fique de Bruxelles.
Georges Leiuoine.
io6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
INDEX BIBLIOGRAPHIQUE.
Les personnes qui désireraient prendre une connaissance plus approfon-
die des travaux relatifs à la dissociation et aux équilibres chimiques peuvent
recourir aux publications suivantes où ces questions se trouvent traitées
avec des vues d'ensemble.
Henri Sainte-Glaire Deville : Leçons professées à la Société chimique de
Paris : sur la dissociation, les 18 mars et 1®'^ avril 1864 ; sur l’aflinité, les
28 février et 6 mars 1867.
M. Berthelot : Essai de mécanique chimique fondée sur la thermochimia
(Paris, 1879, chezDunod).
MM Guldberg et Waage ; Etudes sur les affinités chimiques, publiées en
1867 à Christiania comme programme de l'Université (chez Brogger et
Christie) et Journal filr praktische Chemie, tome XVI, page 385.
M. Gibbs : Équilibre des substances hétérogènes, mémoire de 520 pages,
publié de 1875 à 1878 dans les Transactions of the Connecticut Academy of
oiis and sciences, volume III ; Mémoire sur les densités de vapeur de divers
corps, dans le American Journal of science and arts, tome XVIII, année 1879.
M. G. Lemoine : Études sur les équilibres chimiques (Paris, 1881, chez
Dunod), extrait de Y Encyclo2)édie chimique publiée sous la direction de
M. F remy.
M. Ditte : Exposé de quelques propriétés générales des corps, dans YEncy
clopédie chimique publiée sous la direction de M. Fremy,tome P’’, P' fascicule
(Paris, 1882, chez Dunod).
M. Moutier : Rapports de la chimie et de la physique, dans Y Encyclopédie
chimique publiée sous la direction de M. f'remy, tome P’’, 2® fascicule (Paris,
1882, cliez Dunod).
M. Isambert : Théorie de la dissociation dans la Revue scientifique du
11 juillet 1884 et dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences du 14
janvier 1884.
M. van’t Hoff : Études de dynamique chimique (Amsterdam, 1884, chez
Muller) ; Équilibre chimique des systèmes gazeux ou dissous à l’état dilué,
dans les Archives néerlandaises, tome XX, année 1885.
M. Duhem : Le Potentiel thermodynamique et ses applications à la méca-
nique chimique et à l’étude des phénomènes électriques (Paris, 1886, chez
Hermann).
M. H. Le Ghâtelier : Notes diverses dans les Comptes rendus de V Académie
des sciences, années 1884, 1885 et 1886, notamment celle du 26 juillet 1886,
sur les lois numériques des équilibres chimiques.
M. van ’t Hoff résume les conditions de l’équilibre chimique des systèmes
gazeux dans les deux formules suivantes ;
1® Equilibre à température constante :
C". C"'
CL C^'
K
, DISSOCIATION ET ÉQUILIBRES CHIMIQUES. I07
c et G, concentrations (pressions) des gaz, ou quantités de leurs poids molé-
culaires par mètre cube;
n et N, nombres de poids moléculaires (ou volumes gazeux) intervenant dans
la réaction chimique ;
Les petites lettres se rapportent au premier état ; les grandes lettres, au
second état résultant de la réaction.
2" Déplacement de l'équilibre par la température :
rnog-népK Q
Q, quantité de chaleur que dégagerait à volume constant la transformation
complète du poids moléculaire du système ;
T, température absolue.
Dans le cas des corps liquides, les formules ne différeraient des précé-
dentes qu’en y remplaçant n et N par ni, ni, les coefficients /, i, f, dépen-
dant de la nature des corps considérés et se rattachant à certaines de leurs
données numériques caractéristiques, comme nous l'avons indiqué pour le
bicarbonate de chaux.
S’il s’agit de systèmes non homogènes, les formules restent les mêmes à
condition de n’introduire que les nombres de molécules des corps gazeux, en
faisant abstraction des corps qui s’éliminent de l’espace considéré parle fait
de la réaction chimique : cela revient à affecter les corps dont il s’agit de
l’exposant zéro, de sorte que, dans le cas du carbonate de chaux par exemple,
la première formule se réduit à -=K, où G exprime la tension de l'acide
carbonique.
M. Le Ghâtelier est arrivé pour les systèmes gazeux à des résultats sem-
blables.
G. L.
LA OLLSÏION DU LÉPORIÛE
L’école classique s’est toujours servie des phénomènes
de reproduction pour distinguer les espèces; elle a
considéré ces i)hénomènes comme étant capables de
résoudre le grand problème de la définition de l’espèce.
Cuvier proclame que le phénomène de l’accouplement
est un des plus importants pour l'histoire naturelle, et tient
aux questions les plus élevées de la science. C’est le seul,
dit-il, sur leepiel on puisse établir la distinction dos
espèces (i). 11 suit en cela le principe posé par Bufibn, à
savoir que les animaux qui engendrent des produits
féconds sont de même espèce. Flourens partage entiè-
rement cet avis ; après des expériences faites au Muséum,
il conclut ({lie la fécondité continue est le caractère de
l’espèce, il ajoute que la fécondité bornée est le caractère
du genre (2). (3n pourrait citer de nos jours dans l’école
classique un nombre considérable de savants illustres
partageant cette manière de voir (3). C’est sur ces règles,
(1) HisT. NAT. DES MAMMIFÈRES. Ai't. : Métis femelle d’âne et de zèbre.
(2) Ontologie et De l’instinct des animaux.
(3) Consultez I. Geoffroy Sdi\a\.-\i\\a.\VQ (Hist. générale des règnes organi-
ques, t. II). La plupart des définitions de l’espèce y sont relatées.
LA QUESTION DU LÉPORIDE.
109
longuement développées, que l’éminent membre de l’Insti-
tut, M. do Quatrefages, a, dans ces (bumières années,
fondé la démonstration de l’unité de l’espèce humaine (1).
Cependant Agassiz se pose en adversaire déclaré de ce
système : c’est là, dit-il, une erreur complète, tout au moins
une pétition do principe inadmissible dans une discussion
pliilosopliique sur les traits caractéristiques de l’espèce. Il
croit même que bien des problèmes embrouillés, contenus
dans la recherche des limites naturelles de l’espèce, seraient
depuis longtemps résolus sans « l’insistance avec laquelle
on présente généralement la capacité et la disposition
naturelle des individus à un rapprochement fécond comme
preuve suffisante de leur identité spécitique Pour lui
l’espèce est fondée « sur l’exacte détermination des rap-
ports entre les individus et le monde ambiant, de leur
parenté, de leurs proportions et des rapports des parties
aussi bien que de l’ornement spécial des animaux (2), »
Quoi qu’il en soit, l’étude de ces phénomènes est d’un
intérêt capital ; car, si réellement l’accouplement de deux
individus spécifiquement distincts demeure stérile, ou si
d’une telle union ne doivent naître que des individus à
fécondité bornée dont la descendance sera frappée de sté-
rilité ou fera retour à l’un des types créateurs, la défini-
tion de l’espèce telle qu’on vient de l’indiquer repose sur
des bases solides.
Si, au contraire, de ces croisements peuvent naître des
êtres intermédiaires indéfiniment féconds et si la descen-
dance de ceux-ci est capable, en vertu de la loi d’héré-
dité, de reproduire les caractères morphologiques, anato-
miques et physiologiques du type nouvellement créé, il
faut reconnaître nécessairement que cette définition est
mal fondée.
(1) Cours professé au Muséum, in Revue des cours scientifiques, année
1868-1869.
(2) Nature et définition de V.espèce, Revue des cours scientifiques, t. VI,
pp. 166, 167 et 169.
1 lO
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Nous 110 pensons point pour cola qno les faits d’hybri-
dation, inémo dans ce cas, puissent, comme on s’est plu à
le dire, renverser la doctrine des créations indépendantes;
nous ne les croyons pas davantage capables de contirmer
les systèmes transformistes.
Si, en effet, les espèces au début de la création ont été
créées de toutes pièces, telles qu’elles apparaissent aujour-
d’hui, ne peut-on point prétendre à la rigueur que le
Créateur, qui dans un même (jenre les constituait très rap-
prochées par les formes et les mœurs, à ce point qu’il est
souvent difficile de les distinguer, ait laissé à l’état virtuel
un pouvoir qui semble découler de leur propre nature,
puisqu'il prenait soin d'imprimer à leur instinct une répul-
sion assez vive pour empêcher de mettre en acte ce pou-
voir et évitait ainsi tous mélanges (i)?
Si, au contraire, les types initiaux se sont réellement
transformés en une multitude d’espèces par l’influence des
causes secondes agissant dans le milieu cosmique, et si ces
espèces sont à la longue parvenues à se ffxer d’une fficon
dural)le, à juger des choses passées par l’état présent,
tout fait penser que l'hyliridité n’a joué aucun rôle sérieux
dans la transformation des espèces. La répulsion qui existe
aujourd’hui entre individus d’espèce différente a dû se
manifester dans les temps antérieurs comme elle se mani-
feste maintenant; rien n’autorise à croire que leur mélange
ait donné naissance cà une race intermédiaire capable de se
perpétuer (2).
(1) On peut encore le dire aujourd’hui après Duvernoy : “ L’animal a l'in-
stinct de se rapprocher de son espèce et de s’éloigner des autres, comme il a
celui de choisir ses aliments et d’éviter les poisons. ,
(2) Il n’existe aucun exemple authentique de croisement fécond entre deux
mammifères vivant à l’état sauvage. Le croisement de deux otaries des mers
arctiques a été admis par Rudolphi et, à son exemple, par G. Morton et par
plusieurs autres. Mais I. Geoffroy Saint-Hilaire a en vain cherché dans les
ouvrages de ce célèbi’e voyageur le fait qu’on lui attribue. Du reste, Rudol-
phi mentionne seulement le croisement sans le dire fécond. [Ilist. nat. des
règnes organiques, t. III, pp. 176 et 177.) — Parmi les oiseaux on cite cepen-
dant quelques croisements ayant donné des produits, notamment l’accouple-
LA QUESTION DU LEPORIDE.
1 1 1
On le voit, si la question do l’hybridité venait (hvpotlièso
peu probable) à être résolue dans le premier sens, (die
laisserait toujours subsister la division qui règne entre les
partisans des créations indépendantes et les adversaires
de cette doctrine.
Cette question, très débattue de nos jours, perd donc,
envisagée comme nous venons do le faire, une grande
partie de son intérêt; mais nous reconnaissons que jus-
qu’ici elle n’a point été considérée de la sorte, et les deux
camps ont voulu l’un et l’autre la faire servir à leur
cause.
Un des faits d’hybridation sur lequel on s’est le plus
étendu est assurément l’accouplement fécond du lièvre et
du lapin. C’est surtout sur lui que s’appuient les adver-
saires des créations indépendantes.
11 a eu l’honneur d’être la cause directe de la fondation
de la Société d’anthropologie do Paris (i); à ce titre seul
il mériterait une mention.
ment du Coq de bruyère et du Tétras à queue fourchue. M. Pichot. le direc-
teur delà Renie BrUannique, a.hïm voulu nous faire savoir qu’il a tué
lui-même en Russie des Tétras évidemment hybrides et pareils à ceux qui
figurent empaillés dans le musée de Leyde. En Asie, <\ tort ou à raison, les
voyageurs ont aussi mentionné l’existence de types intermédiaires entre les
différentes espèces d’Euplocomes; on a encore signalé des hybrides parmi
lesAnatidés. Néanmoins ces faits méritentconfirmation,car plusieurs ont été
contestés; parmi les oiseaux de ijlainesetde bosquets qni s’unissent volontiers
en bandes (tels que les bruants avec les alouettes, les grives avec les merles,
les pies avec les corbeaux, etc.,) et pour lesquels les rapprochements seraient
bien faciles, on ne remarque pas parmi eux de types présentant des caractè-
res intermédiaires et par conséquent pouvant passer pour hybrides. Derniè-
rement on a parlé, dans le Naturaliste (n” du 15 octobre, p. 351), de la capture,
aux environs de Montauban, d’un hybride provenant, disait-on, d’un Linot
et d’un Chardonneret. Cet oiseau nous a été envoyé avec beaucoup de com-
plaisance. Nous l’avons fait examiner par un de nos plus savants ornitholo-
gistes de France, et il a reconnu en lui la Linotte des montagnes. Ceci montre
le peu de confiance que l’on doit ajouter aux autres récits de ce genre. Tous
les naturalistes d’ailleurs sont unanimes à reconnaître que l’hybridilé est
extrêmement rare à l’état sauvage et qu’elle n’a pu contribuer à la transfor-
mation des espèces, si cette transformation s’est réellement accomplie dans
la suite des âges. Flourens a donc écrit à tort que : “ Si l’espèce changeait,
l’hybridation serait assurément le moyen le plus efficace d’opérer ce chan-
gement. , Journal des Savants, mai 1863, p. 272.
(1) Broca, en effet, convaincu, après les expériences de M. Roux, qu'il
112 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le premier fait authentique d’iiybridité entre lièvre et
lapin se produisit en Italie. Le 26 juillet, près du bourg
de Maro (Italie septentrionale), une jeune hase ayant été
prise dans les champs par un maçon fut remise entre
les mains do l’abbè Domenico Gagliari qui la plaça avec
un lapereau dans une pièce bien close.
Sept mois après, février 1774, la hase mettait bas deux
hybrides, l’im roussâtre comme son père, l’autre d’un gris
brun comme sa mère ; puis, quatre mois plus tard, quatre
nouveaux petits. L’un d’eux, un mâle, d’un caractère trop
belliqueux, fut pour cette raison mis à mort et mangé. Sa
chair était rouge comme celle du lièvre, elle avait aussi le
même goût.
Le lapin, père des six métis, étant mort, la base fut
successivement couverte par ses fils et petits-fils et
donna une nombreuse lignée do léporides de dilférents
sangs, mais tous féconds entre eux, « chose, dit Amoretti,
qui n’avait point encore été à ma connaissance ni vue, ni
écrite. ” L’abbé Carlo Amoretti, naturaliste connu, ayant
appris ces faits curieux, s’était en effet rendu à Maro le
17 juillet 1780, avait examiné les animaux hybrides, goûté
leur chair, en avait même rapporté une peau.
Au moment de cette visite, la hase, âgée de sept ans,
ne portait plus; mais elle était restée robuste et vigou-
reuse, plus grande, plus forte et aussi plus familière que
ses descendants. Ceux-ci présentaient de grandes varia-
avait examinées de près, de la fécondité de l'hybride du lièvre et du lapin,
fut conduit à accorder à la question de l’espèce plus d’attention qu’il n’avait
fait jusque-là. Il se mit à étudier les faits d’hybridation consignés déjà
dans la science, et entreprit bientôt la rédaction d’un mémoire sur l’hybri-
dité, qu’il présenta à la Société de biologie dont il faisait partie. Mais ce
mémoire fut retiré ; le président craignait qu’il ne suscitât des embarras
pour la Société, parce qu’il comprenait aussi l’étude de l’homme. Broca con-
vint alors avec plusieurs amis de fonder une association où cette étude pour-
rait se poursuivre librement. La première réunion eut lieu en novembre
18-58; on traça le programme de la nouvelle société, qui fut appelée Société
d’anthropologie et devint bientôt prospère. — (Voyez Mémoires d’ anthropo-
logie du D'' Broca.)
LA QUESTION DU LKPORIDE.
1 13
lions de couleur ; on en voyait de blancs, do noirs et do
tachetés. Les femelles blanches creusaient des terriers
pour leurs petits, tandis que les autres déposaient leurs
portées sur le sol. Tous ces métis avaient la cliair rouge,
et sous ce rapport auraient pu passer pour des lièvres (i).
Un croisement inverse fut observé en Angleterre en
i83i. Un gentleman avait placé avec un couple de très jeu-
nes lapins un petit lièvre paraissant du même âge. Lorsque
la lapine eut atteint la puberté, elle fut tour à tour saillie
par le lièvre et par le lapin et donna six petits dont trois
ressemblaient entièrement au lapin, tandis que les trois
autres étaient des métis. Deux de ces derniers moururent
promptement; le troisième qui restait était une femelle
qui fut accouplée avec divers lapins et donna de nouveaux
hybrides. Avec un lapin blanc, elle donna doux petits
parfaitement gris et deux autres tachetés. Ces derniers
vécurent et produisirent des portées de cinq à huit petits.
La femelle, (pie l’on croyait tille de lièvre et do lapin et
par conséquent demi-sang, fut envoyée après sa mort à
Richard Owen (|ui la disséqua. ^ Sa taille et sa couleur
étaient celles du liiAre, mais ses membres postérieurs
n’étaient pas plus longs que ceux du lapin ; le cæcum avait
sept pouces de moins ({ue dans le lièvre, la longueur de
l’intestin grêle était comme chez ce dernier, le gros intes-
tin avait un pied de plus (2). «
Les croisements qui doivent particulièrement attirer
notre attention sont ceux qui se produisirent chez M. Roux,
d’Angouléme, et furent étudiés par Broca.
(1) C’est le récit de l'abbé Carlo Amoretti, in ‘ Opiiscoli sceîti siille scienze
et sidle art!, t.lll, p. 258. Milan 1870, in- 4*. Rapporté par le Broca dans son
mémoire: Recherches sur Vhijhridtié en général, ¥l\ e:[. ¥1^ (Mémoires
d'anthropologie, 1877).
Proceedings of the Committee of science and Correspondence of the zoo-
gical Societg of London. Part, i (1830-1831), p.G6,in-8.(Séance du 10 mai 1831).
Cit. in Broca, p. 474. 1. Geoffroy Saint-Hilaire, (Hist. des règnes organiques,
t. III, pp. 172 et 173), parle aussi de ce croisement.
XXI
8
1 14 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Voici dans quelles circonstances le fondateur de la
Société d’anthropologie de Paris en eut connaissance.
Au mois d’octobre iSSy, dans un voyage qu’il lit à
Montauban, son ami M. Léonce Bergis, agronome distin-
gué, le conduisit à sa maison de campagne et lui fit voir
trois animaux métis rapportés d’Angouléme depuis peu de
temps et qu’il tenait de M. Roux. Il y avait deux femelles
demi-sang et un mâle ayant trois quarts de sang de liè-
vre. Les femelles s’étaient déjà montrées prolifiques et
avaient mis bas dix petits, ayant donc cinq huitièmes du
lièvre et trois huitièmes seulement du lapin. Un de ces
petits fut apporté à Paris par M. Broca, présenté à la
Société de biologie et ensuite, par les soins de M. Vul-
pian, élevé au Jardin des plantes.
M. Broca voulut alors se rendre à Angoulême chez
M. Roux. 11 visita minutieusement son établissement et
fut bientôt à même de reconnaître les métis des divers
degrés. On était au mois d’octobre i85y; les léporides
avaient déjà fourni six ou sept générations d’hybrides. Plus
de mille sujets avaient été vendus sur le marché d’ An-
goulême.
Deux ans plus tard, M. Broca renouvelait le voyage
d’ Angoulême, et constatait que l’établissemeMt de M. Roux
était toujours en pleine prospérité. Les léporides avaient
atteint leur dixième génération‘sans que la race fût dégé-
nérée. Les résultats constatés par M. Broca furent les
suivants :
Les lapines domestiques, couvertes par les bouquins,
donnaient de cinq à huit petits ; rarement cependant elles
atteignaient ce dernier chiffre; souvent leurs portées
n’étaient que de cinq ou six (i). Les animaux résultant de
ce premier croisement ressemblaient beaucoup plus au
lapin qu’au lièvre. A peine si dans leur poil on aperce-
(1) Ceci montre que la lapine est moins prolifique avec le lièvre qu’avec
son propre mâle, tandis que le lièvre l’est plus avec la lapine qu’avec sa
femelle. (Remarque du D' Broca.)
LA QUESTION DU LÉPORIDE.
1 ] 5
vait une légère teinte de roux. On aurait pu lacilement
les confondre avec les lapins, il fallait les considérer
avec attention pour les distinguer.
Ces hybrides de premier sang, accouplés (Uitre eux,
produisaient des animaux (gii leur ressemblaient et qui
étaient féconds. Accouplés avec des lapins, leurs petits
étaient presque entièrement semblables au lapin. Ces croi-
sements de retour vers l’espèce du lapin, jugés sans utilité
pratique, avaient été vite abandonnés.
Les léporides de second sang, issus de lièvre pur et de
femelle demi-sang, se montraient au contraire plus beaux,
plus forts et plus grands que les animaux d’espèce pure.
Cependant ces hybrides, trois quarts sang de lièvre, étaient
loin de présenter les caractères du lièvre à un degré aussi
élevé qu’on aurait pu s’y attendre. Ils tenaient, chose
bizarre, par les formes et les couleurs, autant de leur
aïeule lapine que de leurs trois aïeuls lièvres ; on aurait
pu volontiers les prendre pour des animaux demi-sang.
Ces quarterons étaient féconds entre eux, mais peu pro-
lifiques ; aussi M. Roux, préoccupé uniquement de la
question économique, avait-il eu l’idée de les croiser
avec les métis de premier sang, il obtenait ainsi des
hybrides ayant cinq huitièmes de sang de lièvre et trois
huitièmes seulement de sang do lapin. Ces animaux ont
été désignés par M. Broca sous le nom de trois-huit ;
c’était la race que cultivait de préférence M. Roux, celle
qui lui donnait ses plus beaux bénéfices. Ces animaux
s’élevaient sans difficulté, avaient même la vio plus résis-
tante que les lapins. Leur pelage était d’un gris roux,
intermédiaire entre la couleur du lièvre et celle du lapin ;
mais la consistance du poil était comme chez le lièvre.
Leurs oreilles étaient aussi longues que celles de ce der-
nier ; seulement, au lieu d’être parallèles, l’une était
redressée et l’autre pendante. Ils avaient encore la tête
plus grosse que colle du lapin, la physionomie plus éveil-
lée, plus craintive. Les membres postérieurs plus longs.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
I l6
l)res(]iic aussi longs (gic chez le lièvre, les membres anté-
rieurs plus longs d’une manière absolue. Enfin la queue
était plus courte que chez le lièvre, plus longue que chez
le lapin.
Souvent on voyait paraître parmi les léporides une
variété albinos et une autre variété à longs poils. M. Broca,
lors de sa première visite, avait été frappé du grand nom-
br(‘ des animaux de ces deux variétés ; mais, à la
seconde visite, il n’en trouva plus qu’un très petit nom-
br('. Du reste, les léporides albinos considérés comme
inférieurs n’avaient pas été accouplés ; les angoras au
contraire l’avaient été, quoique leurs portées fussent peu
nombreuses.
'i’ous h's léporides, quels (|u’ils fussent, avaient la chair
semblable à celle du lapin sauvage ; les (piarterons eux-
mêmes, sous ce rapport, étaient beaucoup plus rapprochés
du lapin (pie du lièvre (i).
Ces renseignements sont tirés du grand mémoire de
M. Broca, Becherches sur Vhijhridité animale en (jéné-
ral y etc. (2) ; nous les avons considérablement abrégés.
'Lors de son premier voyage à Angoulême, M. Broca
ayant attiré l'attention de M. Roux sur le cas particulier
des métis de premier sang alliés en ligne directe avec
leurs pareils, celui-ci lui avait répondu que ces alliances
étaient fécondes ; il le lui avait encore rappelé dans sa
seconde visite. Jamais, en mariant les métis des divers
sangs, soit entre eux, soit avec les autres, il n’avait
encore trouvé d’exemple de stérilité. Il résulterait donc de
ces déclarations que le croisement du lièvre et du lapin
constitue un exemple d'hybridité en(jénési([iie. Déclara-
tion qui serait grave, si la permanence de caractères in-
(1) M. Broca avait cru tout d’abord que c’était le résultat de la domesticité,
mais il apprit que les lièvres domestiques ont la chair presque aussi rouge
que celle du lièvre sauvage.
(2) Paru d’abord dans le Journal de physiologie du D’’ Brown-Sequart
(1858-1860), puis réédité dans les Mémoires d’anthropologie (1877).
LA QUESTION BU LEPORIDE,
117
terinédiaircs s’ajoutait à cette fécondité, car de tels faits
seraient capables de renverser la vieille théorie de l’es-
pèce, fondée, nous l’avons dit, sur les phénomènes de r.>-
production (1).
Mais, en examinant de près les expérienci's d’Ang'ou-
lême, nous ne voyons pas (pie les résultats olitenus par
M. Roux mènent à ces conclusions. Celui-ci n’avait point
fait l’essai de reléguer à part dans un endroit lûen clos h'S
hybrides demi-sang obtenus du croisement direct entre'
lièvre et lapin; il n’avait donc point étudié jiendant plu-
sieurs générations la fécondité de ces animaux, c’est- le
docteur Rroca lui-même qui en l'ait l’aveu (2). L’auraii-il
fait, nous savons déjà (|ue ces léporides (demi-lièvre's,
demi-lapins), ressemblaient presepie exclusivement au
lapin, et ne constituaient }»as des êtres véritablement
intermédiaires. Les qiicnieroH.s avaient eu le même sort ;
ils avaient été abandonnés, n’ayant pas été jugés assez
féconds.
Quant aux hybrides de la race trois-huit, ils recevaient
fréquemment, nous apprend encore le 1)‘' Broca dans son
nouveau mémoire (3), des renforts provenant du croise-
ment des demi-sang et des quarts de lièvre. De plus, ces
animaux n’étaient pas séquestrés (4), et s’ils conservaient
pendant quchpies générations des caractères intermé-
diaires, ce (|ue nous ignorons, il est certain (jue huircliair
était celle du lapin (5).
Mais, faut-il le dire, les expériences d’Angoulênu', à
tort ou à raison, furent vivement contestées. On alla
(1) L’hybridité est eugénêsique lorsque les hybrides peuvent se croiser
et engendrer des êtres féconds indéfiniment.
(2) Voy. Notes additionnelles sur l’hgbridité. V. La question des léporides,
en 1873. in Mémoires d’anthropologie, t. III, Paris 1877, p. fiü3.
(3) Loc. cit., p. 607.
(4) Loc. cit., p. 607.
(5) Broca dit, en effet : tous les léporides, quels qu’ils fussent, avaient la
chair semblable à celle du lapin sauvage, ^oy. Recherches sur Vhyhridité,
2® part.Dc Vhyhridité animale. IV.Des léporides ou métis du lierre et dulapin,
in Mém. d’anthropologie, Paris 1877, p. 483.
ii8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
jusqu'à accuser d’imposture rexpérimentateur, M. Roux,
et, d(' crédulité M. Broca qui les avait racontées (i). Ce
lut surtout dans le Journal (V agriculture pratique
(pi'eureni lieu les polémi(pies.
Auparavant déjà, contrairement à l’assertion de M. Roux
prétendant que chez ses sujets il ne s’était manifesté aucun
phénomène de retour (2), Isidore Geolfroy Saint-Hilaire
avait déclaré en pleine Société d’acclimatation (séance du
28 décembre 1860) que ces hybrides ne tardaient pas à
rt'produire le type lapin, si de nouveaux accouplements
avec le lièvre n’avaient lieu. Cette déclaration avait d’au-
tant plus de poids, fait remarquer M. de Quatrefages (3),
(pie celui-ci avait cru un moment à la réalité de la race
hybride (U avait admis avec pleine confiance les faits
attestés par M. Roux (4).
Le fait de retour fut encore reconnu au Jardin d’accli-
matation où se trouvaient deux léporides, fils de ceux
qu’avait élevés IM. Roux (5j. Un de ces hybrides, présenté
aux memlires de la Société d'agriculture et mangé par
eux, semblait ne différer en rien du lapin (6). Cette expé-
rience culinaire, répétée à Paris sur un des léporides que
(l) Voy. loc. cit. III. Lettre à M. Barrai, p. 593 des Mémoires d’anthropo-
logie.
(:2) Voy. Revue des cours scientifiques, années 186S-18G9, p. 117 et Ernest
Faivre: La rariabilité des esqjcces et ses limites, Y's.rïs, 1868, p. 140.
(Z) Ch. Danvin et ses qjrécurseurs français, ^diV W. de Quatrefages, Paris,
1870, pp. 2.54 et 255.
(4) Voici ses propres paroles ; “ Le trois-huit n'est pas seulement apte à
se reproduire : il est fécond. Sa femelle fait cinq ou six petits par portée.
Ajués avoir allaité trois semaines, elle peut recevoir de nouveau le mâle; et
l’on obtient “ sans difficulté six portées par an „. Si bien que le moment ne
semble pas éloigné où une véritable race hybride sera issue de deux ani-
maux dont les naturalistes ont dit si longtemps et redisent encore : Leur
accouplement même est impossible. , Il faut dire que ces détails sont extraits
d’une note due à l’obligeance de M. Broca, et qu’ils ne furent nullement véri-
fiés par 1. G. Saint-Hilaire {Ilist. nat. des règnes organiques, t. III ,p. 223, éd.
cit.).
(5) Bulletin de la Société d’acclimatation. Note sur les lapins-lièvres, par
M. Jean Reynaud. (Séance du 12 décembre 1864) Cit. par M. de Quatrefages.
(6) Ch. Darivin et ses précurseurs français, éd. cit., p. 255.
LA QUESTION DU LEPORIDE. 1 IQ
M. Roux envoyait au marché, donna lieu à la même
appréciation (i).
Cependant tout le monde ne jugeait point les faits de
la même manière. En i863, l’un des rédacteurs du
Journal (V agriculture, pratique, M. E. Gayot, qui avait lu
le mémoire du D*' Rroca et avait trouvé suffisamment
authentiques les faits qui y étaient rapportés (2), prit la
parole pour confirmer en tous points le mémoire du doc-
teur, écrit quelques années auparavant. Aussitôt le
!)'■ Pigneaux émit les doutes les plus sérieux sur ces
assertions et conseilla même de regarder l’existence des
léporides de M. Roux comme essentiellement prohléma-
tique (3). M. Gayot, attaqué et devenu lui-même hésitant,
en appela à la loyauté de M. Roux et mit son honneur en
cause pour obtenir une réponse. M. Roux lui répondit que
son article ne contenait que la vérité, et demanda même
qu’on vînt chez lui visiter son établissement. On verra,
disait-il, des léporides mâles et femelles de divers degrés
de sang, et on pourra constater que la race hybride créée
en 1847 (on était alors en juillet i863) continue <à se
reproduire et à s’améliorer avec le temps. La question de
permanence est un fait accompli. « Il est douloureux pour
moi, ajoutait M. Roux, de me voir injurié et calomnié à
l’occasion d’un fait sur lequel j’appelle les investigations
de tous les hommes de bonne foi, et qu’ont pu vérifier
chaque jour les nombreux visiteurs des Badines (4).
En même temps M. Broca, interrogé par M. Barrai,
directeur du journal, pour savoir s’il maintenait toujours
ses premières assertions, écrivait le 3o juillet une lettre
où il revenait rapidement sur les faits qui avaient été
exposés auparavant dans son Mémoire sur Vhybridité, et
disait en terminant que, l’assertion de M. Roux étant en
(1) Ib., p. 256 (en note).
(2) Lettre à M. Barrai, in Mém. d’anthropologie, éd. cit., p. 593.
(3) Journal d’agriculture pratique, année 1863, p. 15.
(4) Journal d' agriculture pratique, année 1863, p. 154.
120
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
parfaite liarmonie avec l’ensemble des faits connus sur les
croisements des espèces, on ne pouvait invoquer contre
lui aucune fin de non-recevoir dans l’ordre scientificpie (i).
Le 1)'' J. Pigneaux, l’ardenrcontradicteur, ne fut point
pour cela converti. 11 fit paraître une nouvelle lettre oii il
examinait et appréciait les preuves alléguées à l’appui de
l’existence si contestée des léporides, preuves graves par
la forme, mais légères par le fond. Il montrait que l’auto-
rité du dire de M. Broca était radicalement nulle pour le
fait du léporide et, par la même raison, celle de M. Gayot,
qui avait suivi sans les contrôler les errements de ce
savant et déclinait toute responsabilité. Du reste, les
incrédules fourmillaient, paraît-il, dans la localité.
On voit qu’à cette époque plusieurs ne cro^mient même
pas à l’existence du léporide.
Depuis lors, les choses ont bien changé, et on ne
ne saurait nier aujourd’hui le mélange réellement fécond
du lièvre et du lapin, comme vingt exemples, que nous
mettrons tout à l’heure sous les yeux du lecteur, le prou-
veront clairement. Toutefois les expériences de M. Roux
(dont l’établissement depuis longtemps n’existe plus) ne
paraissent pas, à cause des contestations auxquelles elles
ont donné lieu, appelées à jouer un rôle bien sérieux dans
la science. A en croire certains auteurs, elles ont été exa-
gérées dans leurs résultats (2). Nous ne nous y arrête-
rons donc pas davantage, et nous passerons aux expé-
riences de M. E. Gayot, qui se placent immédiatement
après celles de M. Roux.
AI. Gayot reçut en 1867 une lettre de M. Thomas,
greffier du tribunal de commerce de Saint-Dizier (Haute-
Marne), l’informant qu’un jeune lièvre, élevé chez lui, ayant
sailli une lapine, celle-ci lui avait donné, en deux portées
(1) Lettre à M. Barrai, in Mém. d'anthropologie, éd. cit., pp. 593 et suiv.
(2) Yoy. Ernest Faivre, professeur à la Faculté des sciences de Lyon : La
variabilité des espèces et ses limites, Paris, Germer-Baillière, 1868, pp. 140 et
141. Voy. aussi le Rapport de M. Sanson. Annales des sciences naturelles,
t. XV (Zoologie).
LA QUESTION DU LÉPORIDE.
121
clifFércntes, seize petits ; puis, le même lièvre avait fécondé,
cinq autres lapines (i). Depuis ^longtemps M. Gayot se
préoccupait de la question du léporide,il avait même lon-
guement consulté M.Broca sur les procédés à suivre pour
reprendre et mener à bonne fin les expériences d’Angou-
lême (2). Il se rendit donc à Saint-Dizier, chez M.Tliomas,
et fut témoin de raccouplement de son lièvre avec une
lapine, accouplement qui se renouvela deux fois devant lui
et devant (piatre témoins (3). Convaincu désormais de la
possibilité du mélange fécond du lièvre et du lapin, il entre-
prit lui-même des expériences de ce genre et, après bien
des essais infructueux, il obtint le 16 avril 1868, dans sa
pro})riété de Bretigny-sur-Orge, un accouplement entre
une lapine de couleur bbinche et un jeune lièvre. Le
17 mai suivant, cette femelle mettait bas sept petits.
Pendant sa gestation une cinquantaine d’autres lapines
avaient été présentées au lièvre, (quatre seulement
avaient été fécondées. En 1869, M. Gayot obtenait
la quatrième génération do ses léporides demi-sang
toujours croisés entre eux. D’après les renseignements
donnés par lui, dans le Journal d'agriculture pratique,
aucune trace d’altération, ni pliysique ni physiologique,
n’était constatée ; les produits conservaient leurs carac-
tères intermédiaires (4).
En 1873, M. Gayot écrivait à M. Broca qu’il était
arrivé à la dixième génération, que ses léporides conti-
nuaient à prospérer et conservaient encore tous les carac-
tères des léporides de première génération (5). Enfin,
(1) (Cosmos) Revue politique et sociale. série, XIV® année, n® du 20 no-
vembre 1867.
(2) Voy. Notes additionnelles sur Vhyhridité, in mém. d’anthropologie, éd.
cit., p. 605.
(3) Cosmos, n“ cit.
(4) Rapport de M. Sanson. Annales des sciences naturelles, (Zoologie) 5®
série, t. XV.Paris 1871 et 1872.
(5) Notes additionnelles sur Vlvjhridité, in Mém. d’anthropologie, éd. cit.,
p. 607. — V. La question des léporides en 1873.
122 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l’année dernière (i), M. Gayot a bien voulu nous faire
savoir que la cinquantième génération avait été dépassée
et qu’il ne comptait plus. - Mes hybrides, nous disait-il,
restent indéfiniment féconds et ne varient pas. »
Quels sont ces hybrides? Ont-ils trois quarts de sang
de lièvre ou cinq huitièmes comme ceux de M. Roux?
M. Gayot est muet à ce sujet, mais tout fait supposer que
ce sont des demi-sang; car, dans une précédente lettre (2),
l’honorable membre de la Société d’agriculture nous
informait qu’il ne lui avait été donné de poursuivre et de
surveiller que la production toujours active et réussie
du léporide moitié lièvre et moitié lapin « .
Très certainement il ne nous viendrait pas à la pensée
de contester en quoi que ce soit les assertions de celui qui
fut, en 1870, lauréat de la Société d’acclimatation de
France, présisément pour sa race de léporides s’entrete-
nant par elle-même (3).,
Cependant nous croyons devoir faire remarquer que,
dans la séance du i5 février 1872 de la Société d’anthro-
pologie de Paris, M. Sanson, le professeur bien connu,
avait présenté deux crânes d’animaux demi-sang de
M. Gayot, arrivés à leur sixième génération, et, ayant
placé à côté de ces crânes hybrides le crâne d’un lièvre de
la Beauce, puis celui d’un lapin de choux,, avait conclu de
cette étude comparative, que les léporides de la sixième
génération n’étaient plus que des lapins (4).
On sait que M. Sanson avait fait une étude très
sérieuse et très développée des léporides de M. Gayot,
lesquels se partageaient alors en deux races bien distinc-
(1) :29 août 1885.
(2) 21 août 1885.
(3) Voy. Ch. Darwin et ses précurseurs français, éà. ill., p. 257 (en note).
(4) Voy.M. de Quatrefages op. cit. Nous devons dire que l’opinion de M.San-
son ne fut pas absolument partagée, du moins par un des membres présents,
M. Daily.
On trouva du reste que les faits n’étaient pas assez nombreux pour tirer
une conclusion. (Voy. le compte rendu de la séance.)
LA QUESTION DU LÉPORIDE.
123
tes : le léjporide ordinaire et le lêporide à longiie soie. Il
résultait de cette étude craniologique que, des deux races
de métis obtenues par Mdlrayot, l’une était absolument iden-
tique au lapin par tous ses caractères spécitiques, l’autre
se rapprocliait du lièvre sans y être complètcmienl arri-
vée, mais moins par la forme de son cor])s que par ses
attributs extérieurs. L'auteur n’hésitait pas à comdure
que les léporides ordinaires avaient déjà accompli leur
retour à l’espèce lapin, tandis (pu' les léporides à lonp'ue
soie étaient en voie de retour vers le ty])e lièvre. Les
sujets étudiés étaient de quatrième génération. Href, ces
expériences ne permettaicmt pas d’admettre la réalité du
lêporide en tant qu’espèce zoologique. [Ann. des .'^eiences
naturelles, 1871-1872.)
Il nous faut encore rappeler (pie, dès 1868, M. (layot
avait présenté à la Société d’agriculture (séance du 1 1
mars), un lêporide qui, après un exanaui des plus minu-
tieux, dit M. de Quatr<dag('s (1), avait été trouvé complète-
ment semblable à un lapin pur sang. Et ce lapin était
issu d’une femelle demi-sang et d’un lièvre pur ; il avait
donc trois ({uarts de sang de lièvre (2).
Pendant que nous rédigions ces notes, nous ajiprenions
qu’un propriétaire de la Loire-Inférieure, M. ])., du châ-
teau de Sucé, continuait précisément l’élevagn du lêporide
Eugène Gayot, avec ses reproducteurs, ses conseils
(1) Bevtip des cours scioitifiques, année 18C8-1869, p. li!8.
(2) C’est M. Florent Prévost, aide-naturaliste au Muséum depuis 50 ans, qui
fut consulté ; sa longue pratique lui donnant une grande autorité dans la
question. Voici quel a été son témoignage (rapporté par M. de Quatrefages,
R. DES G. S ) : “ On a bien voulu me demander mon avis sur les caractères que
l’on pouvait retrouver comme appartenant au lièvre ; car ce produit res-
semblait à un vrai lapin. J’ai trouvé de l’analogie dans la couleur des mem-
bres postérieurs et dans celles du feutre du corps... Occupé de cette intéres-
sante question, j’ai quitté de bonne heure la Société pour aller tout de suite
dans plusieurs marchés et chez quelques personnes examiner tous les lapins
morts ou vivants que j’ai rencontrés, pour les comparer à celui qui occupait
l’intérêt de la Société... Sur le grand nombre des individus que j’ai observés,
8 ou 10 avaient les mêmes caractères que j’avais remarqués sur celui auquel
je venais de le comparer (le lêporide), et cependant ce n’étaient que des
lapins domestiques. ,
124
REVUE DES QUESTIO^"S SCIENTIFIQUES.
personnels et ses ouvrages . Aussi avons-nous saisi cette
occasion pour avoir des renseigiicuicnts complémentaires.
— M. 1). nous a fait savoir cpi’il était arrivé à la soixante-
douzième génération ! que le léporide Eugène Gayot était
une race parfaitement fixée, « quelle se reproduisait par
elle-même et que tous les léporides - se reproduisent
exactement pareils. »
Etonné du fait, nous sommes retourné aux informations
et, après avoir échangé diverses lettres avec M. L).,nous
avons acquis la certitude que ces animaux n’avaient subi
aucun mélange ; car, depuis qu'il les possède, il n’a
jamais eu ni lièvres, ni lapins, les léporides ont donc
toujours été croisés entre eux; du reste, ajoutait M. 1).,
leur faire subir n’importe quelle mésalliance serait à
leur préjudice. >’ Aussi, en présence de ces affirmations,
n’avons-jious pas hésité à faire venir, non sans peine et à
prix d’argent, un de ces fameux hybrides de soixante-
douzième génération.
Voici l'impression qu’il a causée. Le poil était roux, par
conséquent pouvant passer comme intermédiaire entre la
couleur du lapin et la couleur du lièvre ; la tête avait
peut-être, par sa conformation extérieure, quelque analo-
gie avec celle du lièvre, mais les deux pattes de devant,
courtes comme celles de derrière, étaient alisolumcnt sem-
blables <à celles du lapin. Les oreilles n’étaient point lon-
gues eomme chez les léporides 5/8 de M. Roux; elles
étaient parallèles et redressées. Le poids et la taille
n’avaient rien d’extraordinaire ; il est vrai que l’animal
envoyé n’avait pas encore acquis toute sa croissance.
Quant à la chair, elle ne différait point do celle du lapin,
ni par la couleur, ni par le goût, sauf un peu plus de
fumet, ce qui tenait probablement à la manière dont cet
animal avait été élevé (i). Bref, s’il eût été annoncé sous
(l)Les léporides de M. D. ne paraissent pas habiter, comme nos lapins
domestiques, des clapiers renfermés et peu spacieux, souvent malsains, mais
au contraire d’assez vastes enclos bien aérés.
LA QUESTION DU LEPÜRIDE.
125
le nom de lapin, nous sommes convaincu qu’aucune objec-
tion n’auraii été faite ; on voit en effet tous les jours sur
les marchés des lapins de couleur rousse <pii n’ont aucune
origine Iqybride.
La question du léporide peut-elle donc passer pour chose
jugée? Nous ne venons pas absolument le prétendre.
Parmi les renseignements (pii nous sont parvenus, (piel-
ques-uns assurent la fécondité sans dégénérescence de la
race léporide. Par exemple, M. IL, des Ardennes, (pii
possède des léporides provenant de rétablissement
patronné par M. Gayot (i), les(piels n’ont subi aucun
mélange depuis leur arrivée chez lui ?•, nous a informé
que la chair de ces animau.x est plus rouge (pio celle du
lapin ; « c(' n’est point cett(' viande blanche que l’on con-
naît, c’est une viande qui, peu de tenqis api'ès la mort de
l’animal, prend pres([ue Ions les tons noiràires de la chair
du lièvre. ^ Les jeunes de ces léporides sortent du nid
dès leur naissance et courent dans leur cabane, ce ([ui
n’arrive jamais aux lapereaux. Le nid n’est point non ])lus
enfoncé comme celui des lapins, il est posé à la surface
de la liüère. Un jeune amateur du Nord, M. C., nous dit
encore qu’il ne s’est point aperepu, chez les (piarterons
qu’il est arrivé à produire, d’un retour soit au type lapin,
soit au type lit'vre.
Malheureusement ces (Exemples sont rares et lU'. datent
pas de loin; ainsi, M. IL ne parait, posséder ses léporides
que depuis deux ans, et M. C. est arrivé tout au })lus à
quehpies générations, ayant été obligé de suspendre
momentanément son élevage. Luis ils sont contredits par
une masse de faits attestant le retour au type lapin. Nous
venons de voir ce retour chez les ainmaux de MM. Roux,
Gayot et 1)., de Sucé; un habitant de GhAteau-Gontier,
(1) Où se trouve cet établissemeut ? Nous l’ignorons ; car, ayant demandé
à M. H. de bien vouloir nous 1 indiquer, celui-ci n’a pu satisfaire notre curio-
sité. Toutefois ces animaux sont munis d’un certificat attestant leur origine.
M. H. possède l’attestation du mandataire de M. Gayot.
12Ô
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
qui a chez lui des léporides descendant d’un couple acheté
il y a seulement trois ans au Jardin d’acclimatation de
Paris, nous dit qu’ils tendent évidemment à se rapprocher
du lapin. Il faudrait, remarque-t-il, leur infuser de nouveau
du sang de lièvre. D’après ce qu’il a cru reconnaître, les
léporides tendent à dégénérer en lapins dès la deuxième
ou troisième génération. Ces hybrides lui avaient été
vendus comme quarterons, ce qu’il n’a pu vérifier.
■ M. F., régisseur d’un château dans le Gers, possède
actuellement des léporides en train de faire retour au
type lapin; aussi se propose-t-il de les croiser avec un
lièvre pur sang. Un autre éleveur nous dit exactement la
meme chose : si les léporides se reproduisent bien, ils
tendent toujours à revenir au lapin.
Un garde éleveur, en ce moment dans l’Eure et qui a
htit beaucoup d’élevage lorsqu’il habitait les Ardennes,
prétend qu'il n’a jamais pu fixer la race; sauf quelques
exceptions, les léporides retournent au lapin, lorsqu’il
s’agit des descendants d’hybrides demi-sang ayant été cou-
verts par des lièvres pur sang, M. C., de Thénezay, qui
depuis quatre ans a étudié avec intérêt la question du lépo-
ride et a tenté diverses expériences à ce sujet, après nous
avoir écrit que les demi-sang produisent parfaitement
entre eux, nous dit cependant que, pour obtenir des pro-
duits se rapprochant le plus possible du lièvre, il est
obligé de croiser les femelles demi-sang avec un bouquin,
et qu’il a soin de choisir celles qui ressemblent le plus au
lièvre. C’est reconnaître implicitement les caractères domi-
nants du type lapin.
Un propriétaire du Cher nous informe encore que les
caractères du lièvre s’effacent promptement; quand on
continue de les croiser entre eux ils reviennent au lapin.
Le gérant d’un château de l’Ailier nous écrit qu’il a chez
lui des quarterons et des demi-sang qui se reproduisent
inter se, mais il faut toujours tondre au lièvre par la
femelle, afin de conserver le caractère et le goût du lièvre.
LA QUESTION DU LÉPORIDE.
127
Ses demi-sang ressemblent' plutôt au lapin, leur mère,
qu’au lièvre. Enfin un amateur de Castres (Tarn), qui a
eu chez lui des léporides venant de la Société d’acclima-
tation de Paris, nous informe que ces animaux n’avaient
rien du lièvre et ressemblaient à des lapins pur sang. Ils
n’étaient, ajoute-t-il, léporides que de nom. Nous pour-
rions en dire autant d’un couple réellement demi-sang que
nous avons acheté au garde éleveur mentionné plus haut.
Lorsque ces animaux nous furent })résentés, nous crûmes
avoir été trompé; mais, après informations prises auprès
de personnes qui connaissaient le vendeur, il nous a été
assiu’é que celui-ci était tout <à fait incapable d’avoir com-
mis la fraude que nous soupçonnions, et par conséquent
les deux hybrides reçus provenaient bien d’un lièvre male
uni à une femelle lapin (1). Ces animaux nous ont donné
cet été six petits, dont deux sont marqués au front d’une
étoile blanche, un autre est tout noir. Ces caractères affir-
ment de nouveau le retour des léporides au type lapin.
Le retour au type lapin est donc généralement reconnu,
que ces animaux soient des demi-sang ou même des quar-
terons. Aux deux exemples que nous avons signalés, et
dont un est sans portée puisque le nombre des généra-
tions obtenues paraît très restreint, nous n’avons à ajou-
ter que quelques autres faits recueillis dans la Côte-d’Or,
les Deux-Sèvres et Saône-et-Loire. D’après M. L., de
Meursault, dans les portées de ses demi-sang, provenant
originairement du lièvre (mâle) et du lapin (femelle), les
jeunes ressemblent tantôt plus au lièvre, tantôt plus au
lapin, assertion confirmée par M. C., deTliénezay, pour les
trois-quarts ; mais les expériences de ce dernier paraissent
très récentes. D’après un aviculteur d’Autun, qui pos-
sède des léporides demi-sang, descendant d’une lapine et
d’un bouquin, les sujets ressemblent plus au lièvre qu’au
lapin. Les petits sont également plus vifs cpie les lapins,
(1) Cette femelle lapin était moitié lapin de garenne et moitié lapin
argenté.
128
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
naissent avec un poil très tin,' et y voient plus tôt. Cepen-
dant les mères les recouvrent de poils à leur naissance. Du
reste, n’ayant pas attaché une grande importance aux
léporides et ne les ayant pas soignés lui-méme continuel-
lement, il ne peut affirmer cpuls ont toujours vécu seuls;
puis il n’est encore arrivé (pi’à la troisième ou (piatrième
génération. Nous pourrions ajouter cpi’une personne du
Pas-de-Calais nous a parlé do l’accouplement d’un lépo-
ride femelle demi-sang avec un léporide mâle trois-quarts
ayant donné naissance à des cinq-huit ressemblant au
lièvre. Nous aurions peut-être encore à citer un ou deux
exemples de léporides demi-sang ressemblant tantôt au
lièvre, tantôt au lapin, mais il s’agit d’animaux de pre-
mière génération. Iæ retour au type lajiin paraît donc être
la règle générale, et prouve ainsi que la race léporide n’a
pu encore être fixée. Les éleveurs, ceux du moins que
nous avons consultés, n’ont pu réussir à la maintenir;
nous ne savons môme pas s’ils ont pu, malgré les infu-
sions de sang renouvelées, obtenir des individus franche-
ment intermédiaires. Par contre, la fécondité de ces
mêmes hylirides est attestée positivement. Nous l’avons
vue souvent mentionnée dans les exemples que nous avons
cités, et nous en aurons de nouvelles preuves dans les
fiiits suivants ;
11 y a quatre ans, M. Faure, président du comice agri-
cole de Brioude, écrivait à M. le président de la Société
d’acclimatation qu’il possédait encore la descendance
des léporides provenus du Jardin d’acclimatation (i).
Nous avons écrit cette année à M. Faure, et nous
avons reçu la confirmation do ce fait. Toutefois ,
dans ces dernières années, il avait échangé un cou-
ple à la Société pour renouveler le sang de ses animaux.
— M'"®la de B. nous écrit qu’une paire de léporides,
qui lui a été otferte par un ami, lui a donné quantité de
(I) Voy. Bulletin de la Société procès-verbal de la séance du
20 mars 1882, p. 225.
LA QUESTION DU LÉPORIDE.
129
produits, tous vigoureux et beaux. Elle a gardé parmi ces
petits trois femelles et un mâle qui continuent à repro-
duire entre eux et donnent de nombreuses nichées, qui
toutes viennent à bien. En ce moment, les petits qu’elle
possède sont de troisième génération (1).
M'"® C., de Nîmes, a aussi des léporides trois-quarts
qui sont très prolifiques et donnent des portées de six à
huit petits venant tous à bien. Elle ajoute que ces ani-
maux sont fort rustiques ; ils sont de couleur rousse par-
faitement unie. M. C., des Deux-Sèvres, nous informe
encore que les demi-sang produisent parfaitement entre
eux.
Un autre propriétaire de la Côte-d’Or, qui possède des
demi-sang provenant d’autres léporides, nous dit la même
chose. Mêmes assertions venues de la Charente, les lépo-
rides demi-sang sont féconds entre eux ; la femelle dans
ses portées produit quatre ou cinq petits. Enfin M. L.,
d’Autun, nous assure que ses léporides, moitié lièvres,
moitié lapins, se sont toujours bien reproduits, et M“® O.,
du Rhône, nous fait savoir quelle est arrivée à la cin-
quième ou sixième génération (2).
Deux faits seulement à relever contre cette fécondité.
Le directeur d’un dépôt d’étalons, qui a eu en cheptel des
léporides provenant de la Société d’acclimatation, n’a pu
obtenir en deux ans que deux portées de petits, si délicats
que tous sont morts avant d’avoir atteint l’âge adulte. Un
propriétaire du Cher n’a pu rien obtenir d’un couple de
léporides reçu de chez M. Gayot il y a vingt ans (3).
La fécondité que nous avons constatée presque partout
n’est point telle cependant que le léporide puisse être con-
(1) de B. ignore si le couple qu’elle avait reçu provenait du croise-
ment du bouquin et de la lapine ou si c’était le contraire, mais elle sait par-
faitement qu’il était demi-sang.
(2) Cependant ses léporides ont été croisés avec un autre léporide dont
l’origine est inconnue.
(3) Le croisement seul du mâle avec une lapine pur-sang donna un indi-
vidu du sexe femelle.
XXI
9
i3o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sidéré coiiime un animal domesti([uc de haute valeur. La
portée commerciale de cet hybride paraît au moins avoir
été exagérée.
Tel <pii avait entrepris cet élevage dans une pensée
de lucre l’a vite abandonné, voyant qu'il n’en pouvait rien
tirer. Le directeur d’un établissement agricole de l’Oise,
(pli a tout cessé, nous en faisait la confession dernière-
ment ; il serait facile de citer d’autres exemples (pie nous
avons recueillis. Mais l’importance commerciale du lépo-
ride n’est pas à envisager ici; seule, la question physiolo-
gique est à examiner. Or,_la fécondité illimitée du lépo-
ride est assurée et, que ces animaux soient des demi-sang,
des trois-quarts ou des cinq-huit, ils se montrent toujours
(U en tout temps prolihcptes. Reste le caractère de perma-
nence (pii n’a pu encore être élal)li. Arrivera-t-on un
jour par une sélectioif bien ordonnée à la maintenir? il est
permis d’en douter après tous les essais (pie l’on a tentés
depuis trente ans et (pii 'sont jus(pi’ici restés infructueux.
Cependant, à en croire deux éleveurs qui nous envoient
des renseignements complémentaires pendant que nous
écrivons ces lignes, il suffirait pour empêcher le retour
au type lapin de n’accoupler jamais ensemble les produits
d’une même portée, et de les unir aux descendants d’un
autre couple ; avec ces précautions la dégénérescence ne
.s'opère pas, et les races demi-sang et trois-quarts se main-
tiennent avec leurs caractères. ^Malheureusement le pre-
mier de ces éleveurs n’a point encore dépassé la troisième
génération ; quant au second, nous ignorons absolument
h' nomlire des générations obtenues par ce procédé. Nous
lui avons écrit trois lettres successives auxquelles il a bien
voulu répondre; mais, sur la question qui nous intéresse en
ce moment, il s’est toujours renfermé dans le plus complet
silence. Nous en ignorons la Cause ; en ce genre d’affir-
mations les faits sont cependant nécessaires, d’autant plus
(pie la méthode enseignée est peu pratiquable chez la
plupart des éleveurs. Aussi ne pouvons-nous, au moins
LA QUESTION DU LÉPORIDE.
l3l
jusqu’à nouvel ordre, prendre en considération les asser-
tions de nos deux derniers correspondants et, sans nier
l’efficacité de leur méthode, nous devons nécessairement
attendre quelle soit confirmée par l’expérience.
Il résulte donc de tous les exemples authentiques que
nous avons cités en grand nombre, que l’iiybride, ap[>elé
léporide, ne constitue pas en ce moment une race durable,
c’est-à-dire une nouvelle espèce. Les premiers faits favo-
rables à sa fécondité illimitée sans retour au type lapin
ont été, nous l’avons vu, vivement contestés; les autres
fiiits plus récents, favorables également à cette fécondité
sans dégénérescence, sont sans portée, puisque les géné-
rations ol)tenues sont fort peu nombreuses ; les autres
exemples, au contraire, et ce sont les plus nombreux,
sans nier la fécondité, prouvent unanimement le retour au
type lapin. Du reste, il vient de s’engager au sein do la
Société d’acclimatation de Paris, une discussion qu’il est
à propos de rapporter ici et qui montrera si nos réserves
sont justifiées.
On se rappelle que cette Société, en 1870, avait décerné
un prix à M. E. Oayot, pour sa race de léporides s’entre-
tenant par elle-même. Or, dans la séance du 10 décembre
dernier, P'® section, la discussion ayant été mise sur
les léporides, et un membre, M. Joly, ayant demandé
à prendre connaissance du rapport fait sur le mémoire do
M. Oayot récompensé, de l’avis unanime on trouva ({uo
les preuves y faisaient défaut, mais non les affirmations;
plusieurs do ces dernières parurent mémo très embrouil-
lées (1).
A une séance suivante, celle du 5 janvier, après avoir
entendu diverses communications tendant à démontrer
que le léporide, en tant que race hybride, n’a jamais existé,
la section à V unanimité, pensant elle-même que l’existence
des léporides reste des plus douteuses, a décidé de recom-
mencer les expériences.
(1) Procès-verbaux, Bulletin de janvier 1886, p. 56.
i32 revue des questions scientifiques.
Dans cette séance, M. A. Geoffroy Saint-Hilaire, direc-
teur du Jardin zoologique d’acclimatation, avait déclaré
que les animaux qualifiés léporides existant dans le Jar-
din offraient l’aspect du lapin, que les femelles donnaient
le jour à des petits nus et aveugles comme ceux des
lapins ordinaires, et que rien n’autorisait à croire que
cette race fût issue de l’accouplement des espèces lièvre
et lapin.
Nous ne venons pas insinuer par là que l’origine des
léporides, dont nous avons parlé, soit aussi douteuse;
nous croyons, au contraire, quelle est parfaitement éta-
blie dans la plupart des cas. Nous avons été nous-même
aux renseignements et, nous pouvons le dire, de crainte
d’enregistrer des erreurs, nous avons multiplié nos
demandes près des éleveurs et des amateurs, nous les
avons précisées d’une manière rigoureuse. Nous nous
étions vite aperçu que ces précautions étaient utiles, par-
ticulièrement pour connaître la répartition des sangs. Ces
messieurs, en effet, bien plus préoccupés de la question
économique que du problème physiologique, n’attachent
aucune importance à l’origine plus ou moins pure des
produits qu’ils cultivent, l’ignorent assez souvent et n’hé-
sitent point, s’ils y trouvent quelque avantage, à croiser
leurs hybrides avec des animaux d’espèce pure ou de sang
mélangé. En sorte que le sang des deux espèces lièvre et
lapin se trouve très inégalement réparti. Mais ce qui
rend surtout difficile l’examen des documents, c’est le peu
de précision et le manque de clarté qui y régnent. C’est
souvent une confusion inextricable, dont on ne peut sortir
qu’à l’aide de nouveaux renseignements ; encore la tâche
devient-elle quelquefois impossible, car les dénominations
de pur sang, de demi-sang et de trois-quarts sang, cepen-
dant si claires, sont quelquefois données, par erreur ou
par ignorance, à des sujets dont le sang est tout autre-
ment réparti.
Quoi qu’il en soit, voici les remarques auxquelles
ont donné lieu les faits que nous avons recueillis.
LA QUESTION DU LÉPORIDE.
l33
Nous avons constaté les croisements directs des deux
espèces pures, donnant les produits appelés demi-sang, et
les unions fécondes de ceux-ci entre eux; puis, le mélange
de ces hybrides demi-sang avec l’une ou l’autre des espèces
pures, produisant les animaux appelés quarterons, c’est-
à-dire ayant trois quarts de sang d’une espèce et un quart
seulement de l’autre ; enfin, le mélange de ces derniers
avec des individus demi-sang, donnant naissance à des
hybrides ayant trois huitièmes du sang d’une espèce et
cinq huitièmes de l’autre. Deux exemples de croisement
entre quarterons et des animaux d’espèce pure nous ont
bien été indiqués, mais ce n’était encore qu’à l’état de
projet. Nous avons aussi recueilli l’exemple d’un accou-
plement d’un léporide cinq-huitièmes avec un léporide
demi-sang ayant donné des neuf-seizièmes. Tels sont les
mélanges que nous avons pu vérifier ; il en existe certai-
nement d’autres, puisque quantité d’éleveurs, nous l’avons
dit, achètent des sujets sans s’inquiéter de la répartition
des sangs et les accouplent de nouveau avec des hybrides
dont ils ignorent également l’origine. Dans ces cas, toute
vérification devient impossible.
Ce sont les croisements entre espèces pures et les croi-
sements entre demi-sang et pur sang qui nous ont paru le
plus usités. Sur quarante-quatre exemples d’hybridation
entre lièvres et lapins que nous avons recueillis, trois
seulement étaient des cinq-huit; les quarante et un autres
se répartissaient ainsi : vingt et un demi-sang, dix-neuf
trois-quarts et un neuf-seizièmes (i).
Les croisements entre espèces pures ont lieu presque
toujours entre lièvres mâles et lapins femelles ; il est très
rare qu’ils s’opèrent en sens inverse. Nous n’en avons
(1) Il ne faudrait pas inférer de là que l’hybridité bilatérale est impossible.
Nous ne le pensons nullement et nous sommes porté à croire que la semence
du mâle lapin s’adapterait tout aussi bien aux ovules de la hase que la
semence du lièvre aux ovules de la lapine. Seulement, à l’état de captivité, la
hase se met peut-être plus difficilement en chaleur que le lièvre ne se met en
rut.
i34 revue des questions scientifiques.
trouvé que deux ou trois exemples, encore très probléma-
tiques ; car presque tous les éleveurs qui ont tenté l’accou-
plement de la hase et du lapin n’ont pu y réussir, tandis
que nous pourrions citer un grand nombre de croisements
entre lièvres mâles et lapins femelles. Nous les avons
constatés dans le Nord, Saône-et-Loire, les Vosges,
l’Yonne, la Loire-Inférieure, l’Hérault, le Cher, le Tarn,
l’Oise, la Seine, la Vendée et le Pas-de-Calais.
Dans les croisements entre léporides demi-sang et
sujets d’espèce pure, c’est presque toujours le lièvre qui
est employé et non le lapin. Sur dix-neuf exemples de
léporides trois-quarts que nous avons recueillis, nous
avons pu reconnaître l’origine de neuf de ces hybrides :
un seul avait eu pour père un étalon do l’espèce lapin, les
huit autres étaient fils de lièvres et de léporides demi-
sang.
Nous avons bien eu connaissance du croisement de
deux léporides avec deux femelles lapin ; mais on ignorait
la répartition des sangs des espèces pures dans ces deux
hybrides ; ils no peuvent donc être enregistrés et faire
compte.
Nous avons encore remarqué que le sexe dos lièvres
que l’on emploie pour obtenir des quarterons est le sexe
mâle; en sorte que le lièvre sert toujours d’étalon, tandis
que le léporido demi-sang remplit le rôle do femelle.
Dans les croisements entre léporides trois quarts et
demi-sang, qui donnent les animaux appelés trois-huit,
nous ne savons si c’est le sang du lièvre qui domine ou
au contraire le sang du lapin. Meme observation pour le
croisement du cinq-huit avec le demi-sang.
Léporides à l’état sauvage. — Nous ne pouvons ter-
miner cette étude sans parler des léporides que l’on a cru
rencontrer à l’état sauvage.
« Me trouvant en Afrique en i85i, comme élève ingé-
nieur des ponts et chaussées, dit M. de Ponton d’Amo-
LA QUESTION DU LÉPORIDE.
l35
court, devenu plus tard ingénieur au iMans, j’eus l’occasion
de tuer, dans un ravin boisé près do Mustapha supérieur,
un lièvre dont l’aspect m’avait paru singulier (juand je
l’ajustai. Je reconnus en etfet que, si le pelage général
était celui du lièvre, la queue, les doux pattes d’un niénu'
côté et l’œil du côté opposé rappelaient plutôt le lapin ;
quant à la chair, elle n’était ]>as précisément celle du
lièvre ou du lapin ni par le goût, ni par la couleur (i),
« Le baron de (xleichen, dans sa iJisscrfation sur hi
génération, rapporte d’après un témoin oculaire (|U(3 la
génération des métis provenant do l’accouplement des
hases et des lapins sauvages est un fait généralemein
connu à Hochnig, canton de la Prusse polonaise (2). •’
Samuel Morton publie une observation du révérend
John Rachman. Celui-ci a possédé la dé})Ouille de deux
animaux sauvages appartenant au genre Lepiis, sembla-
bles entre eux, mais différant de toutes les espèces con-
nues. “ Après avoir pensé d’abord qu’il s’agissait d’une
espèce nouvelle, il s’arrêta à l’idée que ces deux individus
étaient dj3S hybrides résultant du croisement du lapin
gris d’Amérique (Lepus si/lvaticns) et du lièvre des marais
(Lepus paliistris.) ^ Ceci n’était, bien entendu, (pi’une
hypothèse (3).
Enfin, d’après M. N. Nicklès (4), il existe en Alsac*'
dans la vallée du Rhin (à l’état domesti([ue, pensons-
nous) une race do lapins appelés llasen-Kaninchen (lièvres-
lapins,) qui ressemblent beaucoup aux figures que l’on a
données des léporides ; on en trouve mémo qui ont une
des oreilles pendantes comme ces derniers. Cet animal
no creuse pas do terriers ; il se contente d’une excava-
tion dans le sol pour y mettre ses petits. 11 devient plus
(1) Voy. Journal d’agriculture gn-atique, année 18G3, p. 68.
(2) Nouveau Dict. d'hisf. natur. nppliqiiée aux arts : Paris 1817, in-4",
t. XVI, p. 589, art. Lièvre ; cité par Broca. Mvm. d’anthropologie, éd. cit.,
p. 473.
(3) Broca. Mém. sur l’hghridité, in Mém. D’ANTHaoPOLOciE, éd. cit., p. 475.
(4) Journ. d'agricult. pratique, année 1863, t. II, pp. 67, 68, 69.
l36 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
fort que le lapin ordinaire, et sa chair est trouvée meil-
leure. Lorsque l’on demande aux campagnards d’où
viennent ces lapins, ils répondent que c’est sans doute
une race obtenue par le croisement du lièvre et du lapin,
comme le nom l’indique. Mais jamais, de mémoired’homme,
personne n’a fait ce croisement. Aussi M. Nicklès regarde
simplement cet animal comme un intermédiaire entre les
deux espèces. 11 rappelle qu’il existe en Sibérie un lapin
(LepiiS tolaï, Gmel) qui, d’après Cuvier (Règne animal, I,
p. 211), « tient une sorte de milieu entre le lièvre et le
lapin pour les proportions, et surpasse quelquefois le pre-
mier par sa taille. Sans faire de terriers il se réfugie dans
les fentes de rochers et autres cavités. « Du reste, la race
de ces lapins d’Alsace existe à Paris. Ces faits sont peu
importants, à peine méritent-ils une mention.
André Suchetet.
LA NON-INIVEHSALITÉ DU DÉLLGE
RÉPONSE AUX OBJECTIONS.
Le R. P. Brucker a fait paraître, dans les numéros de
juillet et d’octobre 1886 de cette Revue (1), une impor-
tante étude sur l’ouvrage de M. Motais, Le Déluge
hiblique (2).
Tandis que M. l’abbé Vigoureux renonce aujourd’hui à
dire qu’admettre la non-universalité du déluge quant aux
hommes, c’est foire « un pas de trop » (3) ; tandis qu’aujour-
d’hui il énumère dans une môme phrase, avec la lignée de
Caïn dont il no dit pas le sort, celle de Seth qui périt
dans le déluge ^ (4) ; le R. P. Brucker se contente de
souscrire aux conclusions de M. Motais contre « l’univer-
salité absolue j’, et se déclare partisan do l’imiversalitô
(1) L’ Universalité du Déluge, par le R. P. J. Brucker, S. J., Revue des ques-
tions SCIENTIFIQUES.
(2) Le Déluge biblique, devant la Foi, l’Écriture et la Science, par M. Motais,
prêtre de l’Oratoire de Rennes, professeur d’Ecriture sainte et d’hébreu au
grand séminaire; — Paris 1885, Berche et Tralin.
(3) Manuel biblique, 5® édition, 1. 1, p. 508. Comparer avec les éditions pré-
cédentes.
(4) Étude critique sur V authenticité du Pentateuque, dans la Revue des
QUESTIONS HISTORIQUES, avril 1886, p. 364.
i38
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
restreinte aux hommes Il repousse la thèse do la
non-uuiversalité ” au nom du texte biblique, de la tradi-
tion catholique et de la science. Ses arguments ne sont
pas de nature à nous faire abandonner l’opinion émise
par le regretté et savant exégète ; mais nous devons con-
stater, avec l’iin des défenseurs do l’hypothèse de la non-
nnivey'saUté, que « en combattant les partisans de cette
opinion, le docte religieux le fait avec une élévation de
vues, une courtoisie et un esprit do justice pour les per-
sonnes, auxquels nous ne voulons pas tarder plus long-
temps à rendre hommage ” (i).
Nous nous etforcerons de l’imiter en examinant ses
arguments.
I
LA BIBLE ET l’uNI VERS ALITÉ ABSOLUE.
Le R. P. Brucker veut établir sur le texte même de la
Genèse l’hypothèse de V universalité du déluge restreinte
aiix hommes.
Voici d’ailleurs ce qu’on pourrait appeler sa profession
de foi.
« Nous admettons, avec la plupart des exégètes et
(1) Jean d'Eslienne, Revue du monde catholique, sept. 1886, p. 508. Le
même écrivain ajoute dans la livraison de décembre, p. 574 : “ Une discussion,
de part et d’autre, aussi empreinte d’une éclatante sincérité que de l’urbanité
la plus parfaite, ne peut que profiter, quelle qu’en soit l’issue, à la cause de la
vérité. Elle repose et rassérène l’esprit, d’ailleurs, affadi et énervé par les
pauvretés et les arguties que des écrivains, d’un talent moins éminent et d’une
plume moins élevée assurément que la plume et le talent du R. P. Brucker,
n’ont cessé jusqu’à ces derniers temps de servir à ta simplicité de leurs lec-
teurs. , C’est uniquement à ces pauvres adversaires qui se rapportent,
croyons-nous, les lignes suivantes d’une savante revue, faisant l’éloge de
M. Motais : “ Constatons que ses adversaires, très prudents pendant sa vie,
l’attaquent violemment depuis qu’il n’est plus. „
LA NON-UNI VERS ALITÉ DU DÉLUGE.
189
des apologistes contemporains, cpic les textes bibliques
VLohligent, ni à étendre l’inondation diluvienne au globe
tout entier, ni cà envelopper tous les êtres vivants dans la
destruction quelle a causée ; mais qu’ils nous imposent de
croire, que le déluge a atteint toutes les parties de la terre
alors habitées par l’espèce humaine, de façon à détruire
tous les hommes et tous les animaux qui vivaient qjrès
d’eux (1). „
M. Motais avait reproché à ce système d’avoir deux
poids et deux mesures » (2). En effet, d’après les partisans
de runiversalité restreinte.
Toute la terre, cela signifierait non la terre entière, mais
seulement une partie de la terre;
Tous les animaux, cela signitierait non tous les animaux
qui existent, mais les animaux d’une partie de la terre ;
Tous les hommes, cela signifierait non une partie des
hommes, mais tous les hommes qui existent.
En résumé toid, dans le même récit, devrait s’entendre
une fois de la totalité et deux fois de la partie.
L’illogisme est frappant, nous semble-t-il. Le R. P.
Brucker ne le croit pas : les critiques sévères « de
M. Motais contre l’opinion qu’il soutient ne lui paraissent
pas fondées. Une étude approfondie du texte biblique
devient dès lors nécessaire ; c’est d’ailleurs le moyen pro-
posé par le savant jésuite.
Nous lui opposons la proposition suivante :
Les textes bibliques de la narration du déluge, considé-
rés uniquement en eux-mêmes, c’est-à-dire en dehors do
toute préoccupation scientifique ou autre, obligeraient à
étendre l’inondation diluvienne à la terre entière, ai consé-
quemment imposeraient de croire à la destruction totale des
hommes et des animaux qui existaient à cette époque sur
toute la terre.
(1) Art. de juillet, p. 126.
(2) Cf. Déluge biblique, pp. 78-79.
140 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
N’est-ce pas ainsi qu’on a toujours compris le récit
biblique, avant que diverses considérations scientifiques
ne vinssent faire soupçonner des restrictions, relatives
d’abord à la terre et aux animaux, puis aux hommes?
Pourquoi donc, sous prétexte de ne pas compromettre
la Bible, violenter ses expressions pour lui faire tenir le
langage de la science? Ne doit-on pas plutôt prendre le
sens naturel des textes de la Bible et les affirmations
légitimes de la science et chercher comment concilier l’une
avec l’autre? C’est ce qu’a fait M. Motais et c’est ce que
nous voudrions rappeler ici.
Prenons le récit biblique du déluge et soumettons à
l’examen les expressions : toute la terre, tous les hommes,
tous les animaux. — Par quelle expression commencer?
Première difficulté. Le R. P. Brucker a choisi « toute la
terre » ; puis, sans grande forme de procès, il a appliqué
à ces termes le sens de “ partie habitée de la terre , c’est-
à-dire qu’il s’est donné raison. Il est vrai qu’il reproche à
M. Motais d’avoir suivi la même voie (1).
Pour éviter un semblable reproche nous prendrons un
autre chemin. Hommes, animaux, terr e : tel est l’ordre que
nous adoptons, et non sans cause. Le R. P. Brucker
rappelle, en effet, que la terre a été ravagée à cause des
hommes. Il convient donc d’établir d’abord si le texte
parle de tous les hommes, afin de déterminer ensuite si
toute la teï're ou ime partie seulement a été inondée. Si,
après “ les hommes », nous faisons comparaître “ les
animaux », c’est que les uns et les autres sont souvent
compris sous la dénomination commune : toute chair.
I. — “ Les hommes », « tous les hommes », « toute
chair ». D’après le R. P. Brucker, dans le récit biblique,
ces expressions désignent tous les hommes existants. « Il
n’y a pas l’ombre d’une restriction à la généralité de ces
(1) Art. de juillet, pp. 129, 130.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. I4I
formules, clans toute la relation du déluge, Cela ne fait
pas pour nous le moindre doute.
Le savant jésuite veut donner à cette opinion un appui
scientifique, tiré du mot hébreu traduit par « hommes ” ,
dans toute la narration du cataclysme. C’est le moiha âdâm
{âdâm avec l’article, l’homme). Moïse, nous dit-il, l’a déjà
employé fréquemment dans les chapitres précédents ; « il
n’y désigne jamais que le premier homme, Yhomme par
excellence, ou l’espèce humaine tout entière... Après nos
chapitres vi-viii (déluge), il ne représente plus que cette
signification universelle, partout où le contexte ne le res-
treint pas expressénmit à la désignation soit d’un individu
déterminé, soit do la totalité des hommes d’un pays éga-
lement déterminé (i). » Si l’on prouvait, par le plan de la
Genèse, qu’il- ne s’agit dans les chapitres vi-viii que « de
1&. totalité des hommes d’un pays déterminé », ({ue devien-
drait cet argument fondé sur un mot? Mais n’oublions pas
que nous sommes en face du texte et que nos regards ne
doivent pas se porter ailleurs : laissons donc pour le
moment le plan do la Genèse. Cependant, dans le seul cha-
pitre VI, n’est-on pas forcé de donner deux sens différents
au mot hâ’âdâm ? Au verset premier nous lisons : ^ Alors
que l'homme (hdâdâm) commençait à se multiplier. . . » ;
et au verset suivant : « Les fils de Dieu (hCiélohim) virent
les filles de V homme (Jm âdâm) .. . » Le R. P. Brucker ne
peut pas attribuer au sens du hâ'âdâm du second verset
la même étendue qu’à celui du premier, à moins de voir
des anges dans les Benê-hâ'élohim.h\n^\ il ne nous semble
pas possible d’asseoir sur ce mot une démonstration.
Bien autrement fortes sont les raisons tirées de la com-
paraison avec le récit do la création, en dehors du mot
hâ’âdâm qui, nous venons de le montrer, est indifférent.
Au chapitre vi, 7, Dieu dit ; « J’exterminerai l’homme que
j’ai créé de la surface de la terre, depuis l’homme jusqu’au
(1) Ibid., p. 130.
142
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
jusqu’aux reptiles et jusqu’aux oiseaux des cieux...r> ;
et au chapitre i, 26, Dieu dit : Faisons l’homme à notre
image... qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les
oiseaux des deux, sur le bétail et sur tout reptile. . . » C’est la
même généralité. Mais il n’est pas inutile de noter dès
maintenant que cette généralité s’étend également aux
animaux.
Nous reconnaissons, en hn de compte, avec le
R. P. Brucker que, d’après le texte seul, tous les hommes
auraient péri dans le déluge.
II. — - Tous les animaux. Le R. P. Brucker refuse
de voir dans le récit biblique la destruction de tous les
animaux, alors qu’il déclare le contraire pour les hommes.
Nous venons de noter, en comparant le récit de la créa-
tion des êtres vivants avec le récit de leur destruction,
que les termes sont aussi généraux pour les animaux que
pour l’homme. Dieu se repent d’avoir fait non seulement
riiomme, mais encore les quadrupèdes, les reptiles et les
oiseaux du ciel ; et c’est la destruction totale des uns et
des autres que le texte proclame.
CRielles raisons apporte-t-on pour restreindre l’expres-
sion - tous les animaux ] Celle-ci, entre autres, que
partout où les animaux sont mentionnés à part, l’auteur
sacré y ajoute la circonstance sur la terre Or, d’après
le R. P. Brucker, cette circonstance est restrictive et
signitie une partie delà /erre déterminée (i).
Nous n’admettons pas cette restriction ; nous prétendons
même que l’expression ^ sur la terre prise à la lettre,
désigne la terre entière.
Qu'on se transporte de nouveau au premier chapitre de
la Oenèse, et qu’on écoute Dieu soumettant tous les ani-
maux sortis de sa main, au pouvoir du roi de la création
(1) Le R. P. Brucker, dit “ la terre habitée par les hommes „ -, car il
suppose prouvé qu’il ne s'agit pas dans le texte biblique de toute la terre.
Nous sommes donc obligé de traduire son expression par une autre équi-
valente “ une partie de la terre déterminée Cf. art. de juillet, p. 132.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
143
qu’il vient de faire à son image : ^ Qu’il domine sur les
poissons do la mer, et sur les oiseaux du ciel, et sur
le bétail et sur tous les animaux sauvages et sur tous
les reptiles qui se meuvent sur la terre (al haaretz). »
i-. Dominez sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux
du ciel, et sur tous les animaux qui se meuvent sur la
terre (al haaretz) r, (ij. Oserait-on dire (pi’ici l’expression
« sur la terre (al haaretz) implique une restriction? qu’il
s’agit des animaux iX une partie de la terre, et non de ceux
(pli peuplent toutes les parties de la terre?
Or ces expressions mêmes se retrouvent dans la narra-
tion diluvienne ; - Et toute chair (pii se mouvait sur la
terre (al haaretz) expira : oiseaux, bétail, animaux sau-
vages, tous les reptiles (pii rampent sur la terre (al
hffûretz), tous les liommes. ?» (Gen. vu, 21.) (2).
Loin de faire supposer une restriction, la circonstance
sur la terre ainsi (pi’il ressort du parallélisme, attes-
terait donc plut(’)t runiversollc submersion du globe et do
tout ce qu’il contient.
Ainsi, à ne considérer (pie le texte en lui-même, on
serait contraint d’admettre la destruction de tous les
animaux répandus sur toute la terre, à la seule exception
de ceux que contenait l’arche et des animaux aquati(pies.
Mais (piels étaient ces animaux renfermés dans l’arche?
Nouvelle question à étudi(U’.
Sur ce point le R. P. Brucker montre l’arbitraire de
l’école (pi’il représente. A l’entendre, il faut restreindre le
plus possible le nond)re des animaux paiapiés dans l’arche;
il faut se contenter des - animaux utiles à riiommc et
même d’un choix des espt'ces de ce genre (3). Pourquoi
ces restrictions extrêmes \ A cause des grandes difticultés
(pf offre la présence de tous les représentants des êtres
(1) Gen., 2C), 28.
(2) Le verset 22 n’est pas moins e.xpiessif : “ En un mot périt tout ce qui
avait en soi le souffle de la vie, tout ce qui était sur le sec (hà’ràbâh). „
(3j Art. de juillet, pp. 133, 134.
144 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
vivants clans l’arche; à cause, laisse-t-on encore entendre,
des « miracles inutiles » c[ue tout cela supposerait. Mais
le savant jésuite oublie cpie c’est à un examen du texte
qu’il a convié ses lecteurs et non à l’examen des difficultés.
Ce dernier point sera traité en son temps ; pour le moment
la question qui se pose est celle-ci : Que dit le texte
biblicpie?
A le lire, on se croirait encore en présence du récit de
la création des animaux. Voici qu’entrent dans l’arche
deux par deux, tout être vivant selon son espèce, tout
bétail selon son espèce, tout reptile se mouvant sur la
terre selon son espèce, tout être emplumé, tout être ailé :
ils entrent avec Noé dans l’arche deux par deux, de toute
chair en qui est le souffle de vie r> (i). Le texte est formel :
avec Noé se trouvent les représentants de tous les êtres
vivants dont la création est indiquée au premier chapitre
de la Genèse, toujours en exceptant les animaux aqua-
tiques. Inutile d’insister.
III. L’expression importante est « la terre », toute la
terre ». Pour le R. P. Brucker, « la terre » dans la nar-
ration diluvienne, ne signifierait qu’une partie de la terre.
Est-ce sur le texte que le savant jésuite bâtit son argu-
ment? Il l’a essayé, mais sans succès. « Dans les trois
chapitres de la Genèse (vi-viii) qui nous occupent, on
constate d’abord qu’à s’en tenir au contexte grammatical
et immédiatement voisin, il n’y a pas un seul endroit où
la signification la plus étendue (du mot terre) soit évidem-
ment commandée » (2). D’exemple, point! De notre côté,
nous osons prétendre, sans craindre la contradiction,
qu’à s’en tenir « au contexte grammatical et immédiate-
ment voisin », pas une seule fois, dans les textes en
question, le mot tem'e ne se prête à une signification
(1) Gen.jVm, 14, 15. Il importe de remarquer l’expression “ selon son
espèce ,, qui se trouve également dans le récit de la création; Gen., i, 24, 25.
(2) Art. de juillet, p. 127.
LA A'ON-UNIVERS ALITÉ BU DÉLUGE.
145
restreinte; et nous ajoutons ([ue, si par hasard notre
prôh'ntion se trouvait fausse, aloi-s il taudrait admettre à
pari que d’a})rès ce contexte les ex}>ressions - hommes ^
et animaux doivent être restreintes. Les non-univer-
salistes auraient encore raison.
Le R. P. Brucker conlinuc : Ensuite on trouve des
passages où c’(‘st,au contraire, une signification restreinte
qui est la plus naturelle. Par exemple, quand il est dit
(pie la terre (Hait corrompue, parce (pie toute chair (tfest-
à-dire tout homme) avait corrompu sa. voie sur la terre
(vi, 12) r’, il est clair qu'il s’agit de la terre habitée par
les hommes. (1) ^
L’auteur, pour obtenir ici une restriction est ol)lig(i d('
s’appuyer sur riiypotlni'se (pi’à cette ('[(oque la terre n’('lait
(pi’en ])artie habitée. Cette hypothèse sort-elle naturelh'-
ment du texte l Le contraire nous paraît en découler plus
naturellement; car on pourrait dire que, si la terre ('si
corrompue par la corruption de toute chair, c'est qu(> toute-
chair remplit toute la terre.
D’ailleurs, nous no cesserons de le répéter, ce n'esL p;ts
le moment de présenter des hypothèses. Avant de s(‘
demander si par - la terre il faut entendre une partie (h*
la terre, la. partie habitée de la terre, il conviendrait de
savoir si la terre était ou n’était pas entièrement habitée.
Le texte n’en dit rien ; il n’est donc pas })erniis de r(!s-
treindre ses ('xpressions.
U Tout cela, dit lui-méme le R. P. Brucker, ik( suttit
point pour former un jugement sur (2). ^ Il propose alors
r('xamen du co)dcxte d’ensemble. Nous ne pouvons le suivr(^
sur ce t('rrain, avant d’avoir protesté contre sa manièr(>
de procéder. Ce (pi’il a])pellc - l’examen du contexte d’en-
(l) Le R. P. Hrucker souligne l’expression “ sur la terre,, (al lià’âfetz),
sans doute pour r,appeler que, pour lui, cela indique nécessairement une
restriction. Nous croyons avoir, par le parallélisme, démontré la fausseté de
celte opinion.
(H Ibid., p. 127.
XXI
10
146 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
semble » n’est plus l’examen du texte pris en lui-même, à
la lettre; c’est, pour ainsi dire, l’étude des obstacles natu-
rels qui s’opposent à l’inondation totale de la terre. N’est-
ce pas sortir du programme tracé ? Nous n’y voyons qu’un
aveu de l’impossibilité où l’on se trouve d’établir sur le
texte même la théorie de l’universalité restreinte aux
hommes.
Jetons un coup d’œil sur ce contexte d’ensemble.
« Ce contexte nous apprend, en premier lieu, que, si
Dieu s’est décidé à ravager la terre par une inondation
terrible, c’est à cause des péchés des hommes Le but
de Dieu ne demandait donc pas que toute la surface du
globe fût ravagée si, comme on peut le supposer, elle n’était
pas encore colonisée tout entière par le ijenre humain (i).
Il demandait plutôt le contraire, pour épargner les mira-
cles inutiles (2) qu’aurait exigés la submersion, d’abord,
puis la restauration des régions qui n’avaient point été
souillées du contact de l’homme prévaricateur ^ (3).
Ne convient-il pas avant tout de poser la question, que
semble craindre le savant religieux : Quelles étaient à
l’époque du déluge les limites de l’habitation de l’homme
sur la surface du globe? « D’après des calculs très bien
fondés, on croit que cinq siècles après la création, il y
avait au moins 1 200 000 hommes sur la terre. Suivant
les Septante, le déluge ayant eu lieu 2262 ans après la
création d’Adam, il n’est pas étonnant que le globe ait été
habité dans toutes ses parties (4). ” Le R. P. Brucker
peut d’autant moins se refuser à croire à la colonisation
de la terre entière à l’époque du déluge, qu’il a soutenu
ailleurs une opinion (elle nous a procuré une première fois
riionneur de discuter avec lui) de laquelle découlerait
(1) C’est nous qui soulignons ce membre de phrase; on comprend déjà
pourquoi nous tenons à y attirer l'attention.
(2) C’est encore nous qui soulignons.
(3) Àrt. de juillet, p. 128.
(4) Drioux, La Bible, Genèse, vu, pp. 26,27.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. I47
l’insuffisance de la chronologie même des Septante (i). La
conséquence serait alors, pour le cas présent, un nombre
d’années plus considérable entre la création et le déluge.
— S’il était prouvé que le genre humain tout entier a suc-
combé dans le cataclysme, l’inondation totale de la terre
serait donc plus qu’une probabilité.
Et quand bien même la race humaine n’eût pas été, à
cette époque, aussi multipliée que nous le supposons,
voudra-t-on la réunir dans une seule contrée afin que le
flot diluvien n’ait pas à vaincre des obstacles naturelle-
ment insurmontables ^ La science et l’histoire (2) n’admet-
tront ni le groupement de riiumanité entière, après plus
de vingt siècles, sur un seul point du globe, ni l’arrêt
subit des eaux vengeresses sur les limites de l’habitation
de riiomme. Ce dernier fait exigerait ce que le R. P.
Brucker appelle un ^ miracle inutile -n. Voihà le mot ! La
vraie raison qui fait reculer devant l’inondation totale de
la terre, c’est qu’il faudrait admettre une série de faits
extraordinaires énumérés par M. Motais (3) et nommés
par son contradicteur des « miracles inutiles r, (4).
Mais, qu’on y prenne garde, ce n’est point le texte qui
nous apprend tout cela, c’est la science (5). Quant aux
(1) Controverse, mars, juillet, septembre 1886. Nous verrons, dans la
dernière partie de ce travail, que le R. P. Brucker veut bien allonger la chro-
nologie du déluge à Abraham, mais qu’il s’y refuse pour la chronologie de la
création au déluge. C’est de l’arbitraire pur !
(2) L’histoire biblique repousse la première hypothèse, puisqu’elle nous
montre la famille de Caïn émigrant dès le principe et vouée à des migrations
continuelles : rf /u'o/’i«g'«s in terra. (Gen. iv, 12-16.). Pour la seconde
hypothèse, on aurait tort de nous opposer les eaux de la mer Rouge se divi-
sant devant le peuple de Dieu ; car, dans ce cas, le fait est affirmé; tandis
que, pour le déluge, il n’y a pas la moindre allusion à rien de semblable.
(3) Le Déluge biblique, pp. 210 à 214.
(4) Art. de juillet, p. 128.
(5) D’après le R. P. Brucker, une preuve de la non-universalité
que du déluge, c’est que rien n’est prescrit pour le sauvetage des végétaux et
des jooisso/is qui “ devaient périr suivant les lois naturelles dans un déluge
rigoureusement universel , (p. 128). Le savant jésuite parle ici au nom de la
science et non au nom du texte, quoiqu’il prétende trouver cela dans l’étude
du texte seul; c’est important à noter. Ce qu’il dit des végétaux nous semble.
148 REVUE DES QUESTIONS SCIEiSTIFIQUES,
textes bibliques, l’étude impartiale que nous venons d’en
faire, nous permet, semble-t-il, de poser cette conclusion
émise par Jean d’Estienne ; “ Il est clair que, à ne se
placer qu’au point de vue de la lettre seule de ces textes,
— sans chercher à éclairer celle-ci par d’autres textes
pouvant s’y rapporter, ou à les accorder avec les connais-
sances que nous possédons aujourd’hui et depuis peu dans
les différentes branches des sciences naturelles, — il faut
admettre que l’inondation diluvienne a recouvert le globe
tout entier, et jusqu’à une altitude assez élevée pour
engloutir les plus hautes cimes des Cordillères, des Andes,
de l’Himalaya. La conséquence rigoureuse d’une telle
interprétation, c’est, à l’exception tout au plus des animaux
aquatiques, la destruction de toutes les bêtes non embar-
quées dans l’arche ; les espèces étaient alors préservées,
étant représentées chacune par plusieurs couples sauvés
avec la hmiille de Noé, seule du genre humain échappée
au cataclysme (1).
En un mot le texte biblique, ainsi considéré isolément,
donne raison aux partisans de \ universalité absolue du
déluge.
II
LA BIBLE ET LA NON-UNIVERSALITÉ.
Comment les partisans de la non-universalité du déluge
peuvent-ils légitimement donner un sens restreint aux
expressions - toute la terre -, tous les hommes - , « tous
au point de vue scientifique, un peu exagéré. Un an après le commencement
du déluge, la terre était déjà sèche ( Gen., vu, 13, 14). La feuille d'olivier arra-
chée )iar la colombe prouve que six ou sept mois de station sous l’eau pou-
vaient ne pas détruire toute vie végétale.
(1) Jean d'Estienne,Lc déluge biblique et les races antédiluviennes, rkyve des
QüEST. SCIENT., oct. 1885, p, 489 ; tirage à part (Bruxelles et Rennes), p. 26.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DELUGE.
149
les animaux alors qu’ils professent que le texte, pris
en lui-même, ne comporte pas la moindre restriction'?
C’est une question que naturellement se posera le lecteur.
Nous y répondrons par une autre question. Pourquoi le
R. P. Brucker se refuse-t-il à croire à l’inondation de
toute la terre? La seule raison valable, qu’il apporte,
n’est-ce pas qu’une telle submersion aurait exigé des
« miracles inutiles " ? C'est aussi une des raisons émises
par les non universalistes.
Et puisque, do l’aveu de tous, “• toute la terre r ne
désigne pas la terre entière ; comme nous n’avons pas
deux poids et deux mesures nous disons que, par
tous les hommes ?• et par tous les animaux il no
fout pas nécessairement entendre tous les hommes et tous
les animaux qui existent. D’ailleurs, une fois reconnue la
non-universalité (jeaefraphique , est-il possible de supposer
que les hommes et les animaux qui, au moment du déluge,
étaient répandus comme nous l’avons dit sur le globe
entier, aient tous été atteints ? On se verrait, dans ce cas,
forcé de faire intervenir les ^ miracles inutiles
M ais une nouvelle question se pose. Comment concilier
la non-universalité dn déluge avec les formules si géné-
rales employées par l’écrivain bibli(pie ?
Pour résoudre ce problème, il convient de déterminer
le point de vue auquel se plaçait le narrateur. M. Motais
croit ce point de vue purement subjectif; c’est-à-dire ([ue
« l’écrivain mesure le monde à l’horizon de sa pensée...
qu’il nomme universa terra., un cercle tracé par son hori-
zon visuel (1). “ Le tout, répond alors le R. P. Bruc-
ker, est de prouver Je point de me subjectif du narrateur,
tel que l’expose M. Motais; cette preuve nous paraît faire
complètement défaut (2). ^ Essayons do reproduire cette
preuve. Le savant auteur du Déluge biblique invo(iuo en
(1) Déluge biblique, pp. 9G, 97.
(2j Art. de juillet, p. 135.
i5o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
premier lie' i les « usages de l’Écriture On trouve, en
elfet, eu dehors du récit du déluge, un grand nombre de
passages où l’expression toute la terre omnis terra,
doit se prendre dans un sens souvent très restreint. Le
R. P. Brucker n’admet pas le parallélisme entre les textes
auxquels M. Motais fait allusion et la relation du déluge.
Concédons que la Genèse ne veut pas être interprétée
comme les accents enllammés d’un Isaïe, d’un Jérémie,
etc. (i). Mais il en est autrement lorsque les passages
mis en parallèle appartiennent au même genre de littéra-
ture. C’est ainsi que l’a compris M. Motais; puisque, en
plus des comparaisons de la partie prophétique du chapi-
tre VI avec des passages empruntés aux livres prophéti-
ques, il apporte des extraits de livres purement histo-
riques. Par exemple : la famine du temps de Jacob qui se
fit sentir sur toute la terre “ in universa terra ; toute la
terre universa terra ^ désirant voir Salomon ; des hom-
mes les nations qui sont sousle ciel, natione
quæ sub cœlo est », réunis à Jérusalem pour la fête de la
Pentecôte (2). Aussi le R. P. Brucker est-il forcé de se
rendre ; mais non sans soulever une autre difficulté.
« D’ailleurs, écrit-il, si les écrivains bibliques mesurent
souvent le monde à l’horizon de leur pensée restreinte, il
n’en est pas moins certain que tout aussi fréquemment leur
pensée embrasse le monde entier (3). » Et il ajoute : « Au-
trement que deviend)uxient, par exemple, la plupart des
prophéties messianiques? »
Les auteurs bibliques connaissaient-ils le sens typique
de leurs écrits? Lorsqu’ils publient que le royaume de
Juda s’étendra jusqu’aux extrémités de la terre, dans leur
pensée ces paroles s’appliquent-elles au royaume du Messie
qui aura ces limites extrêmes? La pensée de l’écrivain ne
(1) Art. de juillet, p. 125, note 1. Le R. P. Brucker oublie la prophétie du
déluge.
(2) M. Motais cite un grand nombre de passages de ce genre aux pages 51
et52 de son Déluge bihliqm. Cf. Vigouroux, Manuel biblique, 1. 1, art. Déluge
(3) Art. de juillet, p. 135.
LA NON-U]N'IVERSALITÉ DU DÉLUGE. l5l
voit pas si loin ; la pensée qui embrasse le monde tout
entier n’est autre que celle de l’Esprit divin ; l’inspiré la
rend exactement, mais sans en avoir nécessairement la
pleine intelligence.
D’ailleurs, ce n’est pas le moment de nous occuper du
sens typique; et nous ne comprenons pas pourquoi le
R. P. Brucker nous introduit dans les prophéties, après
avoir dit que « la Genèse ne veut pas être interprétée
comme les accents enüammés d’un prophète. ?»
Revenons donc au sens littéral, et continuons de prou-
ver le point de vue subjectif du narrateur du déluge
biblique.
Nous n’en pouvons apporter de preuve plus frappante
que celle-ci, indiquée par M. Motais ; Quinze jours envi-
ron avant que Noé constatât que « la surface de la terre
était sèche (i), la colombe est lâchée. Elle ne trouve pas
où mettre le pied; alors elle revint â Noé dans l'arche,
car les eaux couvraient toute la terre -n (2). En d’autres ter-
mes, Noé, du prompt retour de la colombe, conclut que
« les eaux couvraient encore toute la terre r:. Il ne s’agit
donc pas du point de vue de la colombe, comme l’insinue
plaisamment le R. P. Brucker, mais du point de vue de
Noé. C’est si vrai que, deux versets plus bas (v. 11), lors-
que la seconde colombe apporte la feuille d’olivier, il est
dit ; “ Noé connut alors que les eaux avaient diminué sim
la terre. » Ne voit-on pas que, poim Noé, toute la terre»
et « toides les montagnes » , c’est la contrée et les monta-
gnes qu’il a eues sous les yeux pendant le cataclysme ; de
même que <^tous les hommes » et “ tous les animaux », ce
sont les hommes et les animaux de cette contrée.
Ce point de vue subjectif du narrateur est chose admise
par plus d’un exégète. Au moment où l’ouvrage de
M. Motais allait être livré à la publicité, le savant
(1) Gen., VIII, 13.
(2) Gen., viii, 9.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
i5‘2
P. Corluy, dans une remarquable étude (i), écrivait que
- certains auteurs croient pouvoir concilier le récit du
déluge avec l’opinion qui excepte de ce cataclysme une
})artie du genre humain. Dieu, disent-ils, inspire à Moïse
de raconter le déluge. ISIoïse se sert d’un document écrit,
ou invoque la tradition orale conservée fidèlement parmi
la descendance des patriarches. Noé et les membres de sa
lamille ont vu les eaux envahir toutes les régions qu’ils
2)ouvaient embrasser du regard, ils y ont vu périr tous les
hommes et tous les animaux ; ils se sont naturellement
persuadé que toute la terre et tout ce qui était vivant à
sa surface avait subi le même sort ; de là dans la manière
de rapporter l’événement ces expressions universelles :
toute la terre, tous les êtres vivants, toutes les montagnes
sit uées sous tous les deux. Moïse s’est approprié ces docu-
ments; et, persuadé de l’universalité absolue dudéluge(2),
il n’a rien changé à ces expressions. L’Esprit-Saint, qui
avait seulement en vue la narration d’une inondation pro-
digieuse destinée à punir les crimes des hommes, n’a pas
(uiipéché riiagiographe d’employer ces expressions géné-
rales, surtout alors que, mises en parallèle avec des
l'xpressions semblables en d’autres endroits de la Bible,
elles étaient susceptibles d’un sens plus restreint. Ce sens
restreint, appliqué à ces expressions, devait corriger plus
tard l’inexactitude ou même la hiusseté de l'idée qu’on
s'était faite sur l’étendue du déluge. Voilà ce (pie disent
CCS auteurs r (^3). Et le savant professeur ajoute : Si
(\) L'interprétation de la sainte Ecriture et les conclusions de la science
humaine, dans La Controverse ; 1"' article, mai 1885, p. 74.
(:2) On peut même supposer que le rédacteur connaissait la non-uni-
versalité du déluge ; mais qu'il a laissé aux documents leurs expressions
générales. — C. R.
(3) Cette manière de voir concorde parfaitement avec les idées émisespar
l'éminent professeur d'Écriture sainte du collège de Louvain, sur l’inspira-
tion des écrivains sacrés. “ La vérité, objet de la pensée divine, dit-il, c’est le
rerbian formule, venant tout entier de Dieu. Mais Dieu abandonne à son
secrétaire le verhum materiale, c’est-à-dire l’expression de cette vérité, les
mots, le style, l’arrangement des détails. Toutefois l’homme, en tirant ainsi
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
l53
toute la question de la non-universalité du déluge se borna d
à la discussion du seul texte de Mo'ise, il g aurait dans ce
raisonnement un élément fécond de solution. Préciséiiiont
c'cst à la discussion de ce texte (|ue nous nous l)ornons
pour le moment. Nous sommes donc heureux d’avoir sur
ce point le témoipnap’e favorahle d’un auteur si comp(Ment
dans les études scrijituraires (i).
Une fois admis le point de vue suhjc'clif du narrateur,
c’est-à-dire une fois admis que Noé fait le récit uni([U(î-
ment de ce (pi’il a vu, l)ien des points s’éclaircisscuit.
Ne devient-il pas évident que dans toute la relation du
déluge, dès le commencement du cliapilo' vi,on se trouve
en face d’un événement ap[)artenani. en prcjpre à l’iiistoire
d(' la contrée li;d)ité(' par Xoé^ C’est dans cett(' contréi'
qu’ont eu lieu les alliances fuiu'stes entre tils de Dieu "
et tilles de l’honinu^ ^ ; c’est cette contrée ([ui, une fois
corrompue, a été inondée par h's eaux du déluge', et dont
les liahitaiits, hommes et animaux ont tous pend à l’excep-
tion des préservés de l’arche. Nous lu' disons pas (pie
d’autres contrées n’ont pas eu le même sort; mais nous
constatons (pi(', 'dans la Dihle, il n’est absolument (piestion
(pie de la région hahitée par Noé. 11 ne tant pas le perdre
de vue, c’est le patriarche ou ses tils qui seuls oïd purap-
de son propre fonds l’expression de la ])ensée divine, reste toujours sous
l’influence du Saint-Esprit, c[ui le dirige et l'assiste afin que, dans l’expression
delà pensée divine, il ne laisse glisser aucune erreurni rien (juisoit contraire
à cette même pensée. Entre ces limites l’iiomme inspiré se meut librement :
d’où il arrive que, tout en rendant lidèlement la pensée divine, il laisse par-
fois refléter dans son expression certains concepts qui s’agitent dans son
esprit en dehors de l’inspiration. Ces concepts cependant, l’auteur ne les
énonce pas ; mais de sa manière de parler nous pouvons déduire cju’il les a
dans l’esprit. Or ces concepts, n’étant pas le résultat de l’inspiration, peuvent
participer à toutes les imperfections dont la nature humaine est susceptible.,
Loc. cit. dans la Controverse, 2® art., juillet 1885, pp. 413-414. Cf. Güttler,
Naturforschung und Bibel, Revue des quest. scient., t. VIIl, pp. 254-255.
(1) Le R. P. Corluy, professeur d’Ecriture sainte au collège théologique
des jésuites, à Louvain, a publié des travaux remarquables parmi lesquels
nous citerons : Commentarius in Evangelium S. Joannis et Spicileginin dog-
matico-biblicum.
REVUE DES QUESTIO>ÎS SCIENTIFIQUES.
i54
porter cet événement transmis jusqu’à nous par leur posté-
rité, et ils n’ont parlé, nous le répétons, que de ce qui
concernait leur région.
11 nous est d’ailleurs possible d’appuyer notre hypothèse
par d’autres arguments.
Pourquoi, demanderons-nous, vouloir mettre en cause
le genre humain tout entier dans un foit qui, d’après le
plan même de la Genèse, n’a rapport qu’à une faible
portion de rhumanité?
Dès le chapitre v, en effet, commence l’histoire exclu-
sive des ancêtres du peuple d’Israël, avec ce titre :
Voici le livre des générations d'Adam.
Adam engendra Seth, puis des tils et dos filles; Seth
engendra Enos, puis des fils et dos filles Lamech
engendra Eoé, puis des fils et des filles ; Noé engendra
Sem, Chain et Japhet.
C’est l’iiistoire exclusivement patriarcale qui commence ;
l’histoire de la lignée de Seth à l’exclusion des branches
secondaires qui sont rejetées en bloc sous le nom général
de “ fils et filles r’. Mais le R. P. Brucker nous arrête.
Pour lui. Moïse ne supprime en aucune manière les
descendants d’Adam autres que les Séthites (i). La
preuve en est, dit-il, qu’après avoir nommé Seth, on
observe explicitement qu’Adam engendra des fils et des
filles; et que, « si Moïse se contente de mentionner en
bloc les autres enfants d’Adam, c’est qu’il a déjà fait
l’histoire des principaux d’entre eux dans le chapitre pré-
cédent (2). Admettons cette raison pour les ^ fils et
filles ^ d’Adam. Mais les ^ fils et filles ?» de Seth,
d’Énos, etc., où se trouvent leurs noms ou leur histoire
en dehors du chapitre v de la Genèse ?
Nous ne connaissons pas de moyen plus significatif
pour fiîire savoir l’intention de traiter une seule ligne, que
celui employé ici par l’écrivain sacré. Supprimer complè-
(1) Art. de juillet, p. 139.
(2) Ibid., pp. 139,140.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
i55
tement les fils et les filles c’eût été exposer le lecteur
à quelque méprise, à supposer par exemple ({ue chaque
patriarche n’a eu qu’un fils. D’ailleurs, le R. P. Brucker
avoue que le but de Moïse « n’est point de faire l’histoire
générale de l’humanité mais de retracer les origines de
l’alliance de Dieu avec son peuple, ^ origines (pii se con-
fondent de fait avec celles des ancêtres d’Israël (i).
Voilà certes le R. P. Brucker bien d’accord avec l’auteur
du Déluge biblique. Cependant le savant jésuite, qui
reproche à M. Motais de se jeter dans des considérations
ingénieuses, qui s’élèvent parfois jusqu’à l’éloquence, mais
en somme bien conjecturales ” (2), se lance lui-méme dans
des considérations non moins conjecturales dont le résultat
définitif est la conti-adiction. En effet, après avoir
reconnu ce que nous venons do noter, il écrit : “• Les
faits consignés dans les onze premiers chapitres de la
Genèse ne sont pas là des incidents de ridstoire d'une
race privilégiée, ce sont des épisodes de Yhistoire reli-
gieuse du genre humain r, (3). Au milieu de ces considéra-
tions, nous saisissons qu’il veut faire commencer ^ l’his-
toire exclusivement pcdriarcale, l’iiistoiro particulière des
ancêtres du peuple de Dieu ?» après la dispersion racontée
au chapitre xi. Il déclare que la fiiire remonter jusqu’au
chapitre v, c’est aller contre l’interprétation non seule-
ment de toute la tradition ecclésiastique, mais de toute
l’exégèse croyante ou incroyante ^ (4). Ne pouvant espérer
(1) Art. de juillet, p. 140.
(2) Ibid., p. 142.
(3) Ibid., p. 140.
(4) Ibid., p. 141. Le R. P. Brucker est bien affirmatif. Nous ne chercherons
pas ce que révèlent sur le sujet toute la tradition ecclésiastique et toute
l’exégèse croyante ou incroyante. Nous exposons simplement le témoignage
de S. Luc, auquel nous allons ajouter ici celui de D. Calmet, qui généralement
donne le sens de la tradition ecclésiastique et de l’exégèse croyante. Voici ce
qu’il dit, Genèse v, à propos du Liber generationis Adam ; “ Moïse n’y com-
prend ni Caïn, ni sa race : il ne parle que de la postérité d’Adam par Seth, qui
était la souche du peuple choisi, et des pères du Messie, auquel toute l’Écri-
ture se doit rapporter. » Saint Éphrem, pour ne citer que ce Père, s’exprime
ainsi : “ A rebus Cainitarum et eorum genealogia, atque Lamechi cum
i56
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
#•
être jaiimis de l’avis de tout le inonde sur ce point, nous
nous rangerons à celui d’un évangéliste. Saint Luc (iii,
23-38) ne fait-il pas commencer l’iiistoirc particulière des
ancêtres du peuple de Dieu au chapitre v, lorsque, dans
sa généalogie du Christ, il dit que Jésus était fils putatif
de Joseph, qui fuit Iléli, qui fuit Sem, qui fuit
Noe, — qui fuit Ilenos, qui îmi Seth, qui fuit Adam, qui
fuit Dei " ?
Nous nous sentons suffisamment autorisé à croire qu’à
partir du chapitre v, nous avons l’histoire exclusive des
ancêtres du peuple de Dieu. En conséquence, nous
sommes à l’époque du déluge, non pas en face de l’huma-
nité entière, non pas même en face de toute la race
séthite ; mais simplement en face du peuple de race séthite
au milieu duquel vivaient Noé et sa famille.
(hi’on ne nous reproche pas de renfermer le monde
noachique dans des limites trop étroites. Car les textes
qu’on oppose sans cesse aux partisans de la non-univer-
salité du déluge nous défendraient contre un tel reproche.
Le prince des apôtres nous montre le Christ visitant
« ceux qui avaient été autrefois incrédules, lorsque, du
temps de Noé, la patience de Dieu attendait pour la der-
nière fois, pendant que l’arche se bâtissait, dans laquelle
un petit nombre, savoir, huit personnes furent sauvées au
travers de l’eau ” (i). Noé est appelé « prédicateur de la
justice !" (2), et est dit avoir condamné le monde » par
la construction de l’arche (3). Demandez aux commenta-
teurs ce qu’ils entendent par ces paroles des apôtres, et,
uxoribus colloquio transit Moses ad Sethianæ stirpis historiam. , In Genes.,
edit. Gaillau, 1. 1, p. 78, n. xvii. — Après la dispersion racontée au cli. xi,
vient la généalogie des Sémites, qui n’est que la suite de la généalogie du
ch. V. Il faudrait donc, si l’on acceptait la théorie du P. Brucker, faire com-
mencer l’histoire des ancêtres du peuple de Dieu à la vocation d’ Abraham,
et ne voir jusque-là que l’histoire générale du genre humain. Est-ce admis-
sible ?
(1) I Petr., III, 20.
(2) III Petr., Il, 5.
(3) Hebr,, xi, 7.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
I 57
sans hésiter, ils vous répondront que Noé annonça à
ses contemporains les cluitiments dont ils étaient menacés,
et les exhorta, mais en vain, à la pénitence ; que la foi de
Noé, en construisant l’arche, « servit à rendre plus cou-
pable encore l’incrédulité du monde impénitent qui se riait
des menaces dont ce patriarche était auprès de lui l’inter-
prète de la part de Dieu ” (i).
Voudra-t-on (pic Noé ait parcouru tout le monde habité
pour remplir sa mission de prédicateur ? ^mudra-t-on que
tous les hommes aient vu rarche se construire et con-
damner leur incrédulité ? Voilà ce que les partisans de
la destruction totale du genre humain seront forcés
d’admettre. Certes toute difficulté disparaîtndt, s’il était
possible de supposer que tous les hommes étaient alors
massés sur un seul point de la terre. Mais n’est-ce pas
insoutenable ? Depuis plus de viufjt siècles — on pourrait
dire au moins trente si l’hypothèse du R. P. Drucker sur
les généalogies avec dates se vérifiait — rimmanité se
multiplie sur la terre. Les hommes, nous l’avons déjà dit,
n’ont pu rester groupés autour du berc(‘au primitif, ils S('
sont forcément dispersés sur tous les points du globe.
C’est donc uniquement dans la contrée (pi’il habite' que
se font les exhortations de Noé. Il ignore si, au d('là
du cercle qu’il a parcouru autour de son séjour ordinaire,
se trouvent des peuples qui se corrompent et (pie le Ilot
diluvien atteindra; de même, les habitants d(î ces r('gions
éloignées ne se doutent guère qu’en un autre coin de la,
terre se construit une arche destinée à préserver de la
corruption (pii le menace un des ancêtres (h; Celui qui
réunira tous les peuples sous la même loi.
Expliquons maintenant. Bible en main, r(ivénement
raconté dans la Genèse aux chapitres vi, vu et viii.
Cet événement, avons-nous dit, arriva, selon les
(1) Bible de Dracli, Épitres de S. Paul. Jlehr., xi, 7. Voir aussi dans la
même Bible : Ej/itrcs catholiqnei. S. Pierre I, ch. 111, 20; II, ch. 11, 5. Cf. Dom
Calmet.
i58
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Septante, vingt-trois siècles environ après la création de
l’homme. Les diverses races sorties d’Adam étaient alors
dispersées et fractionnées sur toute la terre. D’après la
Genèse, il semblerait rpie le monde patriarcal, — c’est-
à-dire, la fraction sétliite au milieu de laf^uelle vivaient
les patriarches nommés au chapitre v — se fût développé
côte à côte avec une fraction de race caïnite (i). Aux uns,
de la lignée de Seth,est donné le nom de ^ fils de Dieu »,
parce qu’ils auraient été les fidèles serviteurs de la
divinité; aux autres, de la race de Caïn (2), est attribué
le nom de « fils de l’homme » , à cause de la malédiction
et des mœurs brutales qu’ils auraient héritées du premier
homicide, leur ancêtre.
Cette différence de race, de croyance et de mœurs
empêcha pendant quelque temps, nous laisse penser la
Genèse, tout mélange entre les deux peuples. Ce n’est que
plus tard, vaincus par les attraits séducteurs des « filles
(1) “ Nous savons aujourd’hui que l’humanité a été brassée de bien bonne
heure par les migrations, qui mettaient en contact des populations fort diffé-
rentes et amenaient des croisements. „ A. de Quatrefages, Introduction à
l’étude des races humaines: Questions générales. Paris 1887, p. 172.
(2) Nous croyons devoir nous écarter de la thèse de M. Motais sur la
question des “ filles de l’homme nous préférons les croire Gaïnites.
(M. Motais, aux pages 262 et 291 de son livre, est moins affirmatif.)
D’ailleurs, pour le fond de la thèse, ce point importe peu; le R. P. Brucker
le reconnaît lui-même (loc. cit., p. 146). Notre opinion n’irait pas davantage
contre le plan de la Genèse tel que le conçoit M. Motais ; car, si l’on fait inter-
venir des Gaïnites dans l’histoire des Séthites, ce n’est que pour l’intégrité de
cette histoire; de même que dans toute histoire nationale on est forcé pour
l’intégrité du récit, de faire allusion à d’autres peuples, à moins de passer
sous silence des événements très importants de cette histoire qui reste néan-
moins purement nationale. — Les critiques du R. P. Brucker contre ce plan
de la Genèse (p. 138) ne nous arrêteront pas ; d’autant qu’il suffit de
suivre ces critiques, sur le texte biblique, pour s’assurer de leur peu de
fondement.
Ajoutons qu’à notre avis le texte de la Sagesse (x, 3, 4) ne peut être objecté
contre ceux qui, avec M. Motais, voient dans les “ filles de l’homme , des
Séthites de bas étage ; car, même en admettant la version St’ dv, il n’est point
si évident qu’il s’agisse, dans le verset 4, de la descendance de Gain. Le mot
injustus est impersonnel;de telle sorte que, si Ton arrivait à prouver l’absence
de tout Gaïnite dans l’histoire du déluge, ce mot s’appliquerait aussi exacte-
ment aux membres impies d’une autre race.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. iSq
de rhomme », peut-être sollicités par elles, comme plus
tard les Israélites par les tilles de Moab (i), rpie les
« fils de Dieu » contractèrent des alliances coupables
avec ces femmes, « prenant parmi elles toutes celles qui
leur plurent ». (lien, vi, 2.) A l’époque de Noé, la cor-
ruption du monde patriarcal était à son comble. On
comprend l’aflliction du Seigneur et les plaintes amères
que l’écrivain sacré met sur ses lèvres ; c’est sur cette
lignée de la race de Seth qu’il avait jeté les yeux pour
l’accomplissement de ses desseins. Ce n’est pas sur la
dépravation des « fils de l’homme » qu’il gémit ; cette race
nous apparaît dès le principe plongée dans le vice. Les
plaintes et les menaces ne se font entendre qu’après le
crime des fils de Dieu » . C’est la corruption de ses fils
que le Seigneur déplore. Et si, comme nous l’apprennent
les livres du Nouveau Testament, Noé transmet les
menaces de la divinité et prêche la pénitence, ce n’est
sans doute pas aux corrupteurs qu’il s’adresse, mais bien
plutôt aux pervertis. Exhortations sans résultats, puisque
le Seigneur constate « que la direction des pensées du
cœur de l’homme est constamment tournée vers le mal » .
(Gen., VI, 5.)
On conçoit dès lors qu’au milieu de la perversion géné-
rale des “fils de Dieu », Noé « trouve grâce devant Dieu,
non pas seulement parce qu’il est juste, mais parce qu’il est
juste et patriarche, le dernier, le plus jeune, le plus pur
des patriarches, le sauveur indispensable des traditions du
passé, l’unique espoir de renouvellement pour la foi et les
mœurs de l’avenir » (2).
(1) Nombres, XXV. Comparer la fornication des Israélites avec celle des
“ fils de Dieu „, et les conséquences dans l’un et l’autre cas. C’est tout
d’abord contre son peuple et non contre les Moabites corrupteurs que Dieu
s’irrite et sévit.
(2) Le Déluge biblique, p.89. Comme M. Motais, Mgr Meignan, actuellement
archevêque de Tours, voit dans le déluge autre chose qu’un châtiment. “ La
perversité envahit la terre Le plan de la régénération de l’humanité par
le Christ semble à jamais compromis par les prévarications humaines. Dieu
i6o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Pour récrivain sacré, les corrupteurs et leurs victimes
ont péri dans le déluge. Les eaux se sont-elles étendues
bien loin au delà de la contrée maudite ? D’autres popu-
lations ont-elles été atteintes par le Ilot diluvien? Le nar-
rateur biblique n’en dit rien; tout cela n’entre pas dans
son plan. Mais nous croyons que ce serait une grande
erreur de supposer à ce cataclysme des limites très res-
treintes; la science nous révélera peut-être un jour
rimmense continent témoin de la vengeance divine (i).
Les arguments apportés jusqu’ici par le R. P. Brucker
contre la thèse de la non-universalité du déluge ne nous
semblent pas avoir atteint leur but.
Suivons-le maintenant en dehors de la Genèse.
On apporte en preuve de la destruction complète de
rhumanité, ce texte de la Sagesse (xiv,6),quc nous tradui-
ons mot à mot du grec ;
Dans h principe, lorsgue les orgueilleux géants péri-
rent, V espérance du monde, réfugiée sur un bateau, laissa
pour l’avenir le germe d’.une postérité, grâce à, ta main qui
gouvernait, r,
On ajoute encore celui-ci extrait de YEcclésidstique
(lxiv, 17, 18), dont nous donnons encore le mot à mot
d’après le texte grec :
cependant ne voulait pas que ses promesses fussent vaines et que le premier
type de l’économie rédemptrice fût anéanti. Il résolut de détruire l’humanité
tout entière et de n’en conserver que ce qui gardait encore dans la foi, dans
la discipline, le type premier de la rédemption. Le type de l’œuvre rédemp-
trice reçut une nouvelle lumière et une nouvelle consécration par l’événement
du déluge.. Prophéties messianiques: Livres des rois, Introduction, pp. lvi-lvii.
(l)Des auteurs graves considèrent V Atlantide de Platon, disparue sous les
flots, comme le continent qui aurait porté cette partie de l’humanité primitive.
“ L’Atlantique et le Pacifique, écrivait Jean d'Estienne, sont assez vastes pour
qu’aucune objection sérieuse ne puisse être opposée à cette hypothèse. ,
(Revue des quest. scientifiq., oct. 1882, p. 428.) — Un ouvrage dont les nom-
breuses éditions prouvent l’intérêt qu’il inspire exposait, cesdernières années,
l’hypothèse ci-dessus : Atlantis, the antediluvian world, hq Ignatius Don-
nelhj. Un essai de réfutation peu réussi a paru l’an dernier : The secret of
Plato’s Atlantis. L’auteur, Lord Arundell of Wardour, est celui-là même qui,
ayant combattu la non-universalité du déluge, dans le Tallet (U” mars 1884),
reçut dans le même journal (8 mars) une réplique si spirituelle de Mgr Clif-
ford, évêque de Clifton.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. l6l
« Noéfut trouvé parfait juste, au temps de la colère il
devint rédemption. A cause de cela il y eut un reste (une
semence) pour la terre, d est pourquoi eut lieu le déluge. »
Supposée admise la non-universalité du déluge quant
aux hommes, ces deux textes ne seraient-ils pas aussi
compréhensibles que dans l’hypothèse d’-une destruction
totale? — Mais ne nous contentons pas de cette interro-
gation. A l’un et à l’autre texte peut être donnée une
explication commune. M.Motais, qui les avait passés sous
silence dans son ouvrage, a traité la question de VEcclé-
siastique dans une lettre écrite quelques mois avant sa
mort; c’est sa solution que nous allons donner : ^ Il y a
deux questions à se poser. La première est celle-ci : les
paroles de V Ecclésiastique doivent-elles être prises au sens
physique ou au sens moral? Il n’y a pas un mot dans te
texte qui indique qu’il s’agisse du sens physique. Le ver-
set 17, au contraire, insinue clairement qu’il s’agit d’une
semence (reste) morale. Si vous vous souvenez du but
élevé, tout moral, tout messianique, assigné au déluge
dans mon ouvrage, vous comprendrez aisément comment
Noé, en sauvant la tradition primitive qui se perdait, en
conduisant le monde à Jésus-Christ, a vraiment été l’uni-
que semence (reste) laissée à la terre. Le monde était perdu
sans ressources, si Noé n’avait pas été conservé; et Noé
ne pouvait être utile à rien sans le déluge qui, en le fai-
sant rentrer dans l’isolement, arrêtait la corruption de la
branche patriarcale. Aussi le texte grec dit-il que la vertu
de Noé fut la base de la réconciliation (rédemption), qu’il
fut laissé en conséquence comme semence (reste) du monde
et que « c’est pour cela qu’arriva le déluge.
» Or, s’il est vrai de dire en ce sens que Noé fut l’uni-
que semence laissée au monde, peut-on objecter ce texte,
lorsque le contexte et le but providentiel du déluge favo-
risent cette interprétation, loin de la combattre?
" L’interprétation morale de ce verset de l’Ecclésiasti-
que est admise par les Pères. Aucun n’oublie ce point de
xxi 11
1Ô2
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES,
vue. Saint Ambroise dit ; - Koe ad semen fidurorum est
reservatus, ut ex illo justitiæ semina pullidarent. » Et ail-
leurs : Deiis Noe ad remvandum semen hominum reser-
vavit ut esset justitiæ seminarium. C’est aussi la pensée •
de la plupart des commentateurs ; s’ils y mêlent la question
de l’universaliUi du déluge, c’est en vertu de leurs préju- î
g’és, et non appuyés sur le texte, •
J’ La seconde question est celle-ci : h' Ecclésiastique, |
même en admettant qu’il s’agisse du sens physique, c’est-
à-dire du repeuplement du monde, parle-t-il dans un sens ]
a])Solument rigoureux l >•
Je vous ferai remarquer d’abord qu’il ne dit point que , ;
Aoô avait été unique semence (reste) à la terre, et qu’il est
moralement vrai de dire que Xoé a été laissé pour semence '
à la terre, quand on voit le rôle joué dans le repeuplement
et. dans la civilisation du monde par la race blanche, c|ui
tout entière descend de lui. A coup sûr, la race noachique .
a eu cette destinée providentielle dans le monde. Où en
serait l'iiumanité, si les races abruties et dégradées qui ^
survécurent en dehors d’elle, étaient seules restées au '
déluge l
^ Donc, dans le sens moral, la parole de Y Ecclésiastique .
osi rigoureusenmd Dans le qdnjsique, elle est
moralement vraie.
r’ De (piel droit serrer de plus près le texte pour l’expli-
(juer? Il y en a mille dans l’Écriture qu’on ferait mentir en
les interprétant autrement.
Permettez-moi d’ajouter que je suis convaincu que
l’auteur sacré n’avait aucune idée bien précise sur le fait
diluvien. Il n’a point voulu faire de l’iiistoirc scientitique,
mais de l’histoire morale, d’accord avec le but de son livre ;
et à ce point de vue sa pensée, comme sa parole, est
doublement exacte. »
Nous nous garderons bien d’ajouter un mot à cette
solution; d’autant que nous avons à répondre à bien
d'autres objections.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
I63
Arrivons au grand argument, <à ce que le R. P. Brucker
appelle « la preuve principale » (i) de \ universalité
restreinte aux hommes.
III
HORS l’arche et l’église, point de salut.
L’universalité du déluge intéresse-t-elle le dogme ou la
morale? C’est la question qu’on nous adresse. Distinguons.
Le fait d'un déluge, fait historiquement incontestable, est
connexe au dogme en tant qu’il est un tgpe prophétique.
Cela est admis.
Autre est la question do savoir si la circonstance d'uni-
versalité du cataclysme rentre dans le domaine do la foi.
Sur ce point le R. P. Brucker, à son tour, distingue.
Pour lui l’iiniversalitô equant à la terre et quant aux ani-
maux n’appartient pas à ce domaine ; mais il parle bien
dilïércmment lorsqu’il s’agit de Xuniversalité quant aux
hommes : il la réclame au nom du dogme. — Comme on
le voit, l’école do l’univorsalité restreinte est toujours et
partout Técolo des deux poids et doux mesures ». « Elle
concède, écrit le R. P. Théodore do Regnon, que le
déluge noachiquo n’a pas fait périr tous les animaux, mais
elle soutient, comme une vérité ecclésiastique , que tous les
hommes ont été noyés sauf la fomillo renfermée dans
l’arche Son tort est de défendre ces opinions comme
aqeqxirtenant en quelque sorte à la foi, et de soutenir au nom
dudoejme des qrropositions qié on sera peut-être obligé d’aban-
donner (2). »
(1) Art. de juillet, p. 147.
(2) C’est là en effet, le grand tort de cette école. “ Car, ajoute le R. P. de
Regnon, ces concessions qu’on ne fait qu’à regret sont véritablement des con-
cessions regrettables, puisqu’elles donnent l’occasion à l’incrédulité de pré-
tendre que le dogme recule indéfiniment devant la science. Eh non ! le dogme
est immuable; maison avait laissé des opinions humaines envahir le terrain
164 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Sur quoi se fonde le R. P. Brucker pour nous défen-
dre au nom de la foi de sauver d’autres hommes que Noé
et sa famille (i)?
Voici rargunient qui lui « paraît le plus simple et tout
à fait décisif » :
» La tradition unanime et constante proclame le fait de
l' universalité du déluge, puant à l’humanité, comme une
vérité connexe avec la foi, parce qu’elle le donne pour hase à
un type certain ou une figure prophétique de Jésus-Christ et
de l’Église (2). „
Avant tout, il faut prouver que ^ runiversalité du
déluge, quaid à l’humanité, est un type certain de Jésus-
Christ et de l’Église. »
Nous reconnaissons avec le savant auteur que le type
certain est une véritable prophétie ; que le vrai type scrip-
tural est au premier rang des choses qui doivent s’inter-
préter d’après le sentiment de l’Eglise et Vunanimité mo-
rale des Pères.
Bien volontiers encore nous admettons qu’une fois un
fait biblique, comme le déluge, déclaré typique par l’au-
torité compétente, cette déclaration rend du même coup
certaines et Xexistence du type en tant que tel, et la réalité
historique du fait, sinon quant à toutes les circonstances,
du moins pour celles qui concoureM à former le type
d’après ladéclaration autorisée (3).
de la foi, et ce sont ces opinions qui peu à peu se flétrissent sous la lumière
de la science, comme le lierre qui embrasse un rocher est desséché par l’ar-
deur du soleil. — La troisième école, et M. Motais s’en fait le champion, juge
que le plus utile dans notre siècle de critique à outrance, est de débarrasser
le dogme de toutes ces opinions parasitaires. , Th. de Regnon, S. J., compte
rendu de l’ouvrage de M. Motais, le Déluge biblique, dans la bibliographie
CATHOLIQUE, août 1885.
(1) Nous ne dirons rien de la question du miracle, sur laquelle le R.P. Bruc-
ker passe légèrement ; que les lecteurs se reportent aux pp. 99-105 du Déluge
biblique, et ils cmprendront pourquoi il n’insiste pas. Il ne tient nullement à
exposer devant les lecteurs la réfutation de l’école qu'il s’efforce de
défendre. Rappelons aussi que lorsqu’il a besoin d’un miracle pour défendre
sa thèse il ne trouve pas que c’est un “ miracle inutile „.
(2) Art. de juillet, p. 154.
(3) Ibid., p. 155.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
l65
Mais reste toujours à prouver que « V universalité du
déluge quant aux hommes est un élément inséparable d’un
type reconnu comme certain par la tradition unanime et
constante de l’Eglise. ^ Le R. P. Brucker prétend qu’il suffit
pour cela de citer le texte de saint Pierre et les interpré-
tations des Pères et écrivains ecclésiastiques.
Dans quelques instants nous allons examiner ces textes.
Mais dès maintenant rappelons que le texte de saint Pierre
va contre runiversalité du déluge quant aux hommes; puis-
que, comme nous l’avons montré plus haut, il n’y est fait
allusion qu’aux hommes vivant autour do Noé et dont
celui-ci ne put vaiiicre l’incrédulité. D’après ce texte,
l’ universalité du déluge quant aux hommes ne serait donc
pas “ V élément principal » du type.
Le R. P. Brucker tient à ne pas se voir enlever cet
« élément principal sa planche de salut. Le savant écri-
vain Jean d’Estienne avait dit ; Qu’il y eût ou qu’il n’y
eût pas (au temps du déluge) des rameaux de l’humanité
non atteints par le cataclysme, le symbolisme de l’arche
relativement à l’Église n’en est pas moins frappant. .. « (i).
Mais le R. P. Brucker répond ; Est-il bien vrai que
« le symbolisme » ou, pour parler plus exactement, le
type, la figure prophétique de l’Église, qui doit englober
toutes les nations et hors de laquelle personne ne pourra être
sauvé, restent, nous ne dirons pas « frappants ”, mais
sensibles dans une arche qui ne s’ouvre qu’aux représen-
tants à’ une seule race et dont les autres, formant peut-
être la majorité du genre humain, n’ont jamais eu nul
besoin (2) ? « Ainsi, d’après le R. P. Brucker, les repré-
sentants d’wwc seule race ne sauraient être la figure de
toutes les nations que doit englober l’Église. Les Pères ne
sont pas si difficiles. La maison de l’hôtelière Rahab (3)
(1) Jean d'Estienne, Le Déluge biblique et les races antédiluviennes, revue
DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES, octobi'e 1885, p. 532. Tirage à part (Bruxelles
et Rennes), p. 69.
(2j Art. de Juillet, p. 157.
(3) Voir l’histoire de la prise de Jéricho, Josué, vi.
i66
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
est pour eux un type de l’Église, en dehors de laquelle
personne ne doit être sauvé. Rahah et sa famille repré-
sentent par là même toutes les nations que l’Église doit
réunir dans son sein. Et les Pères déclarent que cette mai-
son est, au même titre que Yarche,\-à figure prophétique de
Y Eglise (i). N’est-ce pas toujours dans la petite histoire
patriarcale ou Israélite que sont pris les types prophéti-
ques du grand monde chrétien? Bientôt on citera l’exemple
de l’agneau pascal. 11 est un autre fait biblique non moins
frappant. C’est ce serpent d’airain (2) élevé en croix, dont
la vue donnait aux seuls Israélites le salut du corps, et qui
était la figure prophétique de N. S. Jésus-Christ crucifié,
dont la vue donne à tout homme croyant le salut éternel de
l’àme (3). Ce type, qui a un grand rapport avec celui du
déluge, n’exige pas que tous les hommes existants alors
fussent mordus par les serpents ; rien ne fait même suppo-
ser que tous les Israélites aient été frappés de cette plaie.
Voir une seule race, un seul peuple figurer l’Église uni-
verselle n’est pas moins étonnant que voir un homme,
quehpie saint qu’il soit, figurer Jésus-Christ. C’est Salo-
(1) Voir De Area Noe Ecclesiæ typo dans les Opusciila Patrum du P.Hurter,
p. 221. Voici le texte de Fulgence : “ Et pereunte Hierico, si quos domus
Rahab meretricis inclusit, incoluines Jésus serA'are præcepit (Jos., vi, 25) ,
reliques vero quos ilia non continebat domus, unius mortis consumpsit inte-
ritus. I« ilia igifur area et in ilia domo ima eadetnque pn'æfigurahatur Eccle-
sia. „ Le P. Hurter ajoute en note ; “ Non solum Fulgentius dornum Rahab
typum Ecclesiæ fuisse censet, sed phires alii, ut Gyprianus, De unit. Eccl.,n. 8,
et Ep. ad Magnum, n. 4 ; Hieronymus, Ep. 22, n. 38; 52.ad Nepotianum n.3 ;
auctor S. 46 inter sermones S. Ambrosio adscriptos, n. 15 ; Origenes, Hom.
in Jos., Evagrius monaebus (Migne, 20, 1177), etc. qui hoc typo idem illustrare
soient, nimirum extra Ecclesiam non esse salutem.,,
(2) Nombres, xxi, 9.
(3) C’est Jésus-Christ lui-même qui a dénoncé ce type prophétique de sa
mort devenant le salut de l’humanité (Jean, iii, 14, 15). A ce propos S. Augus-
tin s’exprime ainsi : “ Quomodo qui intuebantur ilium serpentem non peri-
bant morsibus serpentum, sic qui intuentur fide mortem Ghristi sanantur a
morsibuspeccatorum.Sed illi sanabantur a morte ad vitam temporalem ; hic
autemaitrut habeant vitam æternam. /foc enim interest inter figuratam
imaginem et rem ipsam : figura prsesta bat vitam temporedem ; res ipsa, cujus
illafigura erat, præstat vitam æteniam. „ Romélie de la fête du S. Rédemp-
teur, 23 octobre ; ou, dans les œuvres de S. Augustin, tractatus in cap. 3 Joan.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
167
mon, cest Jonas. Que d’imperfections dans ces person-
nages! Sans doute; mais ce n’est pas en tout qu’ils pro-
phétisent par eux-mêmes le Saint des Saints; ils n’en
approchent que par un faible point de ressemblance. Le
sacrifice du fils d’Abraham représente le sacrifice du Fils
de Dieu, mais avec cette immense différence, entre auti'cs.
qu’Isaac n’est pas immolé.
La réplique du R. P. Drucker n'a donc pas été heu-
reuse. Il semble s’en défier, puisqu’il se hâte de dire que
« la question n’est pas là Grave erreur! Nous croyons
bien que les exemples ci-dessus sont de miture à prouver
que Yuniversalitê du déluge quant aux hommes n’est nul-
lement nécessaire pour former le type.
Mais arrivons au texte allégué de saint Pierre (I, iii,
20, 21). Le prince des apôtres parle de ceux qui avaient
été incrédules autrefois, lorsque la qxdience de Dieu atten-
dait, aux jours de Noé, alors que se construisait cette arclm
dans laquelle un petit nombre, c’est-à-dire huit ptcrsonnes
furent sauvées q>ar Veau (i)_, laquelle aussi vous sauve
maintenant par ce qui en est l’antitupe, le baptême, r
« C’est-à-dire, dit le R. P. Brucker (2), que la manière
dont Noé et sa famille ont été sauvés do la destruction est
le type ou la figure prophétique de ce qui se passe dans la
justification, laquelle fiait entrer le chrétien dans l'arche
du sedut, qui est l’Eglise, mais en qmssant par l’eau baptis-
mede. Or, comme le baptême est le moyen nécessaire et
indispensable de la justification pour tous les hommes, il
faut que le sauvetage qui en est le type ait été également
l'unique moyen de salut laissé à Y humanité (3) au moment
du déluge. »
Mais, on oublie de se le demander, à qui est adressée
la lettre do saint Pierre 1 Aux chrétiens du Pont,
(1) M. Motais a expliqué cette première partie, Délurje biblique, pp. G8-G0.
(2) Art. de juillet, p. 149.
(3) Nous demanderons au R. P. Brucker quel mot du texte de saint
Pierre l’autorise à employer l’expression humanité ?
l68 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de la Galatie , de la Cappadoce , de l’Asie et de la
Bitliynie (i). C’est l’eau du baptême qui maintenant
vous sauve , leur écrit-il. Ceux-ci , en effet , seront
sauvés par l’eau du baptême , comme Noé et sa
famille le furent par l’eau du déluge. Dans les contrées
habitées par ces chrétiens, il est d’autres hommes qui ne
sont pas sans avoir entendu prêcher la nouvelle foi ; leur
résistance à la grâce peut les faire comparer aux « incré-
dules » du temps de Noé. Mais, en dehors de ces régions,
il existe d’autres régions immenses, peuplées par des
millions et des millions d’hommes qui, à l’époque de
l’apôtre, étaient bien loin d’avoir connaissance de la doc-
trine de Jésus-Christ. Ces liommes ne pourront donc pas
être sauvés par Veau du baptême, non parce qu’ils seront
incrédules mais parce qu’ils ignoreront ce moyen de
salut. Cependant beaucoup échapperont à la mort éter-
nelle, car l’Esprit-Saint , dit le Docteur angélique,
excitera leur cœur à croire en Dieu, et à l’aimer et à se
repentir de leurs péchés (2) De même peut-on raisonner
pour le déluge. Dans l’hypothèse de M.Motais,une partie
seulement de la terre habitée aurait été inondée. C’est
donc uniquement aux habitants de cette contrée que se
serait adressée la prédication de Noé. Cette grâce leur
fut proposée; bienfait tout spécial de la part de Dieu, qui,
sans les prévenir, pouvait les perdre à jamais. Il n’y eut
que huit personnes à profiter de ravertissement et à être
sauvées à travers l’eau. (Juant aux peuples qui liabitaient
les autres parties de la terre, les eaux ne les menacèrent
point ; l’occasion ne leur fut donc pas donnée d’être
incrédules, pas plus que de fuir un danger dont ils
n’étaient point menacés.
Cette réponse ne contentera pas tout le monde. On
(1) C.i, V. ].
(2) “ Cor per Spiritum Sanctum movetur ad credendum et diligendum
Deum, et pœnitendum de peccatis. , Saint Thomas, quæst. LXVI, de bap-
tismo, art. xi ; édit. Migne, t. IV, p. 621.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
169
nous dira que les Pères n’ont point compris ainsi ce texte;
que d’après eux le déluge est un vrai type prophétique qui
porte sur V universal Hé du cataclysme quant aux hommes.
Laissons donc à un autre la solution de ces questions
délicates, laissons l’éminent et regretté auteur du Déluge
biblique défendre lui-môme sa thèse. Defunctus adhuc
loquitur.
Dans une longue lettre, dont nous avons déjà repro-
duit une page — lettre adressée à un savant religieux,
exégète lui-même et ancien élève du R. P. Cornély (i),
l’illustre professeur d’Ecriture sainte au Collège romain
— M. le chanoine Motais répondait aux objections
mêmes que pose actuellement le R. P. Drucker. Voici
cette lettre in extenso (2).
“ Mon Révérend Père,
« Je vous remercie de l’appréciation très favorable que
vous voulez bien faire de mon Déluge biblique. J’aurais
répondu immédiatement à votre bonne lettre si je n’avais
espéré pouvoir me rendre à Rennes et y prendre tous les
textes des Pères qui traitent la question, afin de répon-
dre complètement et en détail à votre difficulté. Malheu-
reusement je ne l’ai pu et serai obligé de vous donner une
réponse plus sommaire.
(1) Le R. P. Cornély est un des auteurs du grand Cursus scripturæ sacræ
publié en ce moment par des membres de la compagnie de Jésus, chez
Lethielleux. On lui doit les trois volumes d’introduction.
(2) Il est important pour les lecteurs de savoir que cette lettre a été écrite
par M. Motais, à la hâte, au milieu de ses vacances, loin de son cabinet de
travail et, par conséquent, de ses livres. Le destinataire nous écrivait :
“ Vous verrez facilement à quelles sortes d’objections il répondait; Cette
réponse m’a paru admirable de clarté, de précision et de coup d’œil ingé-
nieux. Il me semble que la difficulté ne tient plus devant une pareille répli-
que. Et pourtant, de l’aveu du savant P. C.... S. J., c’était la plus forte
contre cette théorie. Je vous l’envoie copiée intégralement. Vous comprenez
que je tiens à conserver précieusement l’original. Vous en ferez l'usage qui
vous semblera le meilleur. J’avais eu moi-même l’intention de la publier,
mais je n’ai rien voulu faire sans l’aveu de l’illustre auteur. „
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
170
J’ Il me semble (|ue, pour répondre pleinement à cette
difficulté, il faut envisag'er la question sous deux faces:
” 1“ ivc texte de saint Pierre;
ry 2° Les interprètes autorisés.
» I. — Voici les réflexions ipie m’a toujours inspirées
le texte de V apôtre. Vous remarquerez d’abord qu’il n’est
pas dit un mot, ni fait une allusion, au verset 20, à
runiversalité du déluge. Saint Pierre se contente de dire
par incidence que Yarclie ne sauva que huit personnes; et
au verset 21, que l’eau diluvienne est Vantitype de l’eau
baptismale.
» Le mot àv-ÎTu-ov pourrait bien n’avoir pas eu, sous la
plume de saint Pierre, le sens précis que lui donne aujour-
d’hui notre terminologie technique; mais, puisqu’il a été
pris assez généralement dans ce sens rigoureux par les
Pères, laissons de coté ce point de vue.
Nous admettons donc que le déluge fut, dans la pensée
divine, une flgure prophétique du baptême. Cela posé, je
ne réussis pas à voir comment Laffirmation de saint Pierre
pré'iuge, à un degré (pielconque, la question do l’univer-
salité du déluge.
J’ Si je ne me trompe, sa pensée précise est celle-ci : Au
délaye, les seules personnes qui, entrant dans V arche, furent
sauvées qjctr Veau, représentent celles qui entreront par le
haptênie dans VEylise et qui, seules aussi, seront sauvées,
et sauvées par Veau.
y A bien y regarder, il y a ici, comme l’ont remarqué
les Pères, deux figures et non une. L’eau diluvienne,
flgure de l’eau baptismale ; l’arche, flgure de l’Eglise
et du liaptéme. iSlais observons bien que l’eau joue
un double rôle dans le déluge : elle perd les uns et
sauve les autres. Or ici, c’est l’eau, tant qu’elle sauve,
qui est donnée comme antitype et non en tant qu’ elle perd.
Ce n’est donc pas son action générale qui sert à la figure;
mais son action restreinte et exceptionnelle. D’où il
résulte que saint Pierre dit tout simplement : De même
LA NON-UNIVERSALITÉ BU DÉLUGE.
171
qu’il n’y eut de sauvés Veau dans le déluge, que les
huit personnes qui entrèrent dans l’arche, de môme il n’y
aura maintenant de sauvés par l’eau baptismale que ceux
qui entreront par elle dans l’Eglise. Or, dites-moi, que le
déluge ait été universel ou non, n’est-il pas vrai de dire
qu’il n’y eut de sauvé par Veau dans V inondation que les
huit qui entrèrent dans l’arche ?
î’ Beaucoup d’interprètes ne remarquent pas assez que
c’est Veau qui est prise comme antitype, et que saint
Pierre ne parle ici que du salut par Veau, 0’. ûoaToç. Faute
de le faire, ils voient dans ce passage une affirmation
générale, au li(ni d’une affirmation très restreinte.
L’apotre ne dit pas, en effet, qu’il n’y eut à échapper dans
le monde que ceux qui furent sauvés par l’arclic ; il dit
qu’il n’y eut à échapper Veau à l’inondation (pie ceux
qui entrèrent dans Y arche. Ce (pii est d’une vérité absolue,
qu’elle qu’ait été l’étend uc du déluge.
» devais plus loin, et je crois interpréter très rigoureu-
sement le texte de saint Pierre, en disant que, si dans
l’étendue du déluge certaines populations s’étaient trou-
vées dans des conditions de nature à les empêcher d’ôtre
atteintes par le fléau, la parole de saint Pierre serait
encore d’une justesse parfaite, et la figure qu’il dénonce
aurait également floiit le sens (pfellc peut avoir. L’eau,
sous sa plume, n’est figurative que comme moyen de salut,
avons-nous dit ; et c’est à ce titre seul (pi’ellc peut repré-
senter l’eau baptismale, n’est-il pas vrai t Or les personnes
préservées de l’inondation par des circonstances qui eus-
sent empêché l’eau de parvenir jusqu’à elles, auraient-elles
été sauvées par Veau? Eh, non! Elles auraient été préser-
vées de Veau, ce qui est tout le contraire. Leur préserva-
tion n’a donc rien à faire avec la pensée de saint Pierre et
la figure qu’il révèle.
J» Dans ce cas encore, il resterait admirablement vrai et
juste de dire qu’il n’y eut de sauvés par Veau que les
hôtes de l’arche: e'!? f,v oXiyat, û'.eTtôGrja-av od ûoaTOç. Ce
172 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
qui est d’autant plus facile à admettre que nous savons
que la surprise fut générale, et que Noé seul se prépara
une embarcation,
" Aussi, quand j’étudie la parole de l’Ecriture, j’admire
la manière dont s’exprime saint Pierre et dont l’Esprit-
Saint le garde. Il est très possible qu’il n’eût point sur
l’étendue du déluge d’idées arrêtées ; et je ne vois aucune
nécessité ni motif pour que Dieu lui eût fait des révéla-
tions à ce sujet. Ce qui importe, c’est qu’en tant qu’écri-
vain biblique il ne préjuge point en matière ignorée de
lui, et ne donne point à sa phrase un tour qui jetterait les
esprits dans les travers.
r Eh bien, mon révérend père, examinez sa phrase et
vous verrez comme l’Esprit-Saint la lui fait écrire vague
et peu décisive. Il ne dit même pas, au verset 20, qu’^7
n'y eut dans le déluge de sauvés l’eau que les huit
personnes de l’arche ; mais simplement que l’arche en
sauva huit.
w En résumé, saint Pierre part d’un fait historique
connu, une inondation. Dans cette inondation, il aperçoit
huit personnes sauvées par l’eau, et il nous révèle que
cette eau est la figure prophétique de l’eau qui aujourd’hui
nous sauve : ô xat. ’avTtTUîiov vüv aw^e'. jSâTTT'.a-pa. Voilà
tout. Je ne sais pas en quoi cette parole a trait à l’univer-
salité du déluge.
r Je prévois bien l’objection qui se peut faire. Parce
que l’eau baptismale est le seul moyen de salut pour le
monde entier, par institution divine, on dira que l’eau qui,
dans le déluge, sauva les huit, ne peut être adéquatement
une figure de la première que si elle fut aussi dans le
monde entier le seul moyen de salut,
w J’ai répondu à cette objection dans mon livre, en
montrant (pp. 66, 72) qu’on fait de mauvaise exégèse lors-
qu’on veut donner aux rapprochements figuratifs ou com-
paratifs, faits par les auteurs sacrés, une plus grande
étendue que celle qu’ils leur donnent eux-mêmes. Il suffit,
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. lyS
VOUS le savez bien, qu’un événement ancien soit sons un
seul rapport comparable à un fait évangélique pour qu’il
en puisse être la figure ; comme il suffit qu’un homme soit
par un seul trait de sa vie comparable à Jésus pour qu’il
lui serve d’antitype. Quel événement ou quel personnage
pourrait être figuratif dans l’Ancien Testament, s’il devait
par tous les côtés ressembler au type. Avec ce système,
on supprimerait tout simplement de la Bible la figure
prophétique et le mysticisme. C’est massacrer l’exégèse
que de donner à une figure et à une comparaison une
étendue plus grande que celle que lui donne l’auteur
sacré.
» Or, mon révérend père, relisez saint Pierre, et voyez
s’il fait autre chose que de présenter l’eau comme moyen
de salut dans le déluge, et l’eau comme moyen de salut dans
la rédemption, sans même déterminer la mesure de sa
nécessité.
» Supposez un moment qu’il fût avéré, explicitement
proclamé par l’Écriture que le déluge fut une inondation
très partielle, et demandez-vous quelle loi, quel motif
empêcherait Dieu d’y prendre la figure d’un fait général
chrétien. L’agneau pascal ne se mangeait que chez les
Juifs; eux seuls avaient ordre d’y participer. En est-il
moins la figure de l’Eucharistie, auquel le monde entier
est appelé à participer, comme aux eaux du baptême ?
» Permettez, mon cher père, une dernière réflexion
sur ce point. J’ai présenté le déluge noachique et mosaï-
que surtout comme la peinture du déluge patriarcal. Eh
bien, c’est dans la vie, dans l’iiistoire^ja/r/a/’ca/c d’abord,
dans la vie, dans l’histoire Israélite ensuite, (pie sont pri-
ses toutes les figures de la vie et de l’histoire du christia-
nisme. Les peuples profanes et les événements qui les
affectent ne pouvaient servir de base au mysticisme scriji-
turaire (si ce n’est dans et par leurs rapports avec le peu-
ple choisi, le peuple figuratif), parce qu’il n’y a point de
lien généalogique entre leur vie et celle de l’Église. Le
174
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
monde figuratif est donc le monde patriarcal et israélUe;
c’est pourquoi un événement qui affecte universellement
l’un ou l’autre est une figure adéquate de ce qui doit affec-
ter le monde racheté. Même en restant dans la rigueur,
le déluge patriarcal peut et doit servir de base, comme
figure prophétique, aux événements du monde chrétien
tout entier; et c’est pour cela que l’arche, dans ce déluge
restreint géographiquement et humainement, est la figure
jxirfûite du haptéme ou de l’Eglise dans l’univers entier.
Parcourez la Bible, et vous verrez qu’^7 ii’g a pas d^ autre
monde figuratif que le monde pcdriarcal et Israélite; il en
résulte que les faits universels de ce monde représentent les
faits universels du monde chrétien.
Donc, en admettant un déluge simplement patriarcal,
la figure de saint Pierre est d’une rigueur parfaite. Sa
pensée est celle-ci : Dans l’Eglise patriarcede, l’Eglise
figurative^ l’Eglise antitgpe, les huit personnes sauvées du
déluge le furent p>ar l’eau; ce qui nous apprend que, dans
l’économie nouvelle, il n’y aura de sauvés que ceux qui le
seront p>ar Veau. Dans le monde figuratif, il n’y eut de
sauvés que ceux qui entrèrent dans l’arche; ce qui nous
apprend que, dans le monde de la réalisation des figures,
il ny aura de sauvés que ceux qui entreront par l’eau dans
l’Église.
?! 11. — Cela posé, mon révérend père, la seconde
question, celle du consensus Patrum me semble facile à
résoudre.
Les Pères déclarent que les eaux du déluge ont une
signification typique, et ils s’appuient en général sur
saint Pierre. Ils ont raison en cela ; voilà le point dogma-
tique atteint par le consensus. Point de salut dans le
monde actuel, sans le baptême ; comme point de salut
dans le monde diluvien (c’est-à-dire dans le monde inondé),
sans l’arche portée sur les eaux. L’eau fut jadis le moyen
providentiel, nécessaire partout où l’inondation s’avança.
L’eau est maintenant le moyen nécessaire, d’institution
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
175
divine, partout où le péché originel règne. L’existence,
la rigueur et la vérité du type et de rantitype, c’est-à-dire,
de renseignement dogmatique trouvé dans saint Pierre
par les Pères, existe par là mémo aussi bien dans le cas
d’un déluge patriarcal et restreint, que dans le cas d’un
déluge universel. Ce ne peut donc être sur V universalité
du déluge que reposent et l’enseignement de saint Pierre
et le consensus des Pères. D’où il suit que mon interpré-
tation n’enlève pas une parcelle de vérité à l’un ou à
l’autre, et ([u’en supposant ce consensus revêtu de toutes
les qualités exigées par la loi conciliaire pour acquérir
force directive (ce qui serait à vérifier), il est absolument
respecté par mon interprétation.
« Ce qui fait illusion dans cotte question, c’est (pi’on no
dégage pas les bases réelles de l’exist(mce du type. A la
lecture des Pères, on s’imagine ([ue c’est l’bypotbèse do
Yuniversalité du déluge (pii soiùient le ty[)0. 11 n’en est
rien, puis([ue toute la dogmati(pie de la tradition et de
l’apotro demeure intacte en debors de cotte bypolbèse.
Les Pères, sans doute, ont mêlé à cela Yunicersalité du
déluge parce qu’ils y cro3adent. Mais cette croyance, inu-
tile à la tlièse ({u’ils appuient sur saint Pierre, c'st aussi
en debors do ce qu’il y a do dogmati([ue dans la parole
de saint Pierre, que leur interprétation do Yomnes est
en debors do ce qu’il y a de dogmati(pio dans la narration
do Moïse. Vous pourriez vous en convaincre à la simple
lecture des commentaires.
Restent les paroles de YEccIésiasti<j[ue, cb. xliv,
17, 18 . . . . (Voir le précédent paragraphe) .
» Veuillez agréer, mon révérend père, etc...
Al. Motais.
» Grand Saint-Méen (LUe-et-Y'ilaifie), 10 août 1885. y
Qu’opposerait-on à une solution si claire ? Des textes de
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
176
Pères ? Mais nous venons de voir que les Pères n’ont pas
autorité poui’ faire dire à saint Pierre ce qu’il ne dit pas.
Le R. P. Brucker nous apporte cependant des textes choisis
parmi ceux qui peuvent se passer decommentaire»’. Nous
ne pouvons nous refuser à en faire l’examen ; d’autant
que nous sommes persuadé qu’ils vont affermir notre
croyance.
Les Pères dont on apporte les témoignages sont au
nombre de douze.
C’est d’abord saint Justin ( i ), interprétant un texte d’Isaie
qui n’a jamais existé (2). En dehors de cela, le passage
de ce Père pourrait avoir une certaine valeur si la traduc-
tion du R. P. Brucker était exacte; malheureusement le
mot qu’il traduit par « humanité ” signifie tout simple-
ment race (3). Ce qui fait disparaître le type entrevu.
C’est saint Fuhjence (4) qui a lu dans l’Épître de saint
Pierre qu’ « aux jours du déluge, personne n’a pu être
sauvé hors de l’arche « ; alors que le prince des apôtres a
écrit : Dans V arche, il n’y a eu que huit personnes à se
sauver : in qua pauci, id est octo animæ salvæ factæ sunt. »
C’est saint Cyprien (5), saint Ambroise (6), saint Augus-
(1) Dialog. cum Trypli., n. 138.
(2) Saint Justin cite Isaïe liv,9; il a lu ceci: “Lors du déluge, je t’ai sauvé..
Voici d’après la Vulgate, conforme sur ce point avec les autres versions, la
traduction de ce verset: “ Il en sera pour moi comme au temps de Noé: je jurai
que je n’amènerais plus les eaux de Noé sur la terre ; de même je jure que je
ne m’irriterai plus contre toi et que je ne te maudirai plus. ,
(3) Le R. P. Brucker fait dire à saint Justin que Jésus-Christ est devenu “ le
principe d’une autre humanité.... „ ; nous lisons : “ le principe d’une autre
race (y^vou;).... „ Sa traduction nous étonne d’autant plus que ce même mot
Y^voî, il le traduit quelques lignes plus bas par race (la race des Juifs).
Pourquoi ces “ deux poids et deux mesures , ? Ce n’est pas un point indif-
férent, Noé étant comparé à Jésus-Christ; c’est solliciter le texte à dire ce
qu’on désire.
(4) Defidead Petrum, cap. xxxvii. (P. L., t. LXV, col. 703.)
(5) De unitate Ecclesiæ, n. 6. (P. L., t. IV, col. 503.) On sait que ce Père a
abusé du type du déluge : “ Longius tamen progressi sunt Cyprianus et
Firmilianus, cum hac similitudine abutentes non solum sacramenta extra
Ecclesiam non prodesse, sed ne valere quidem ex ea deduxerint. , Hurter,
De Area Xoe Ecclesiæ' typo, dans les Opuscula Pafrum, t. III, pp. 222-223.
(6) De Sacramentis, 1. II, c. i, n. 1. (P. L., t. XVI, col. 423.)
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUOE.
177
tin (i), saint Jérôme (2), saint Isidore (3) qui, exposant la
figure prophétique, n’avancent rien d’inexplicable dans
l’hypothèse d’un déluge restreint au inonde patriarcal;
car ils ne posent pas la destruction du genre humain tout
entier comme élément nécessaire dans la formation du
type.
C’est saint Jean CIt rijsostume (4), et l’auteur de l’opuscuh^
De vocatione omnium gentivm (5) qui, toujours dans
l’exposé du sens typique, ne s’avancent {>as plus que les
Pères déjà cités, et pour (|ui tout est figure : Noé, l’arche,
la colombe, la feuille d’olivier, les animaux.
Restent les témoignages de saint Gandence[6), de saint
Paidin de Noie (7) et de saint Jean Damascène (8). Dans les
textes cités, ces Pères introduisent explicitement dans la
formation de la figure prophéti(iue, la destruction du genre
humain. C’est évident. Mais est-ce là un consensus una-
nime de la tradition?
Veut-on savoir sur quel point la vraie tradition a établi
son consensus? Qu’on écoute saint Thomas, - h'Eylise,
écrit le Docteur angélique, est figurée par Varchc, comme
il est dit (I Petr. iii) ; parce que, de meme que dans V arche
unjM'tit nombre de personnes o)d été sauvées, tandis que les
autres périssaient; de même dans l'Eglise, un petit iunnhre,
c'est-à-dire les seuls élus, seront sauvés - (9).
(1) De Catechiz. riid., c. 19, n. 3ï2 et c. 37, n. .“i3, colt. c. 20, n. (R. L
t. XL.)
(2) Epist. XV, ad Damas., n. 2. (P. L , t. XXII, col. 355.)
(3) Allegor. ex V. T., n. 12 (P. L., t. LXXXIII, col. 192.)
(4) Homil. in Lazar. vi, édit. Gaume, t. I, pp. 958-959.
(5) Dans les Opusciila Patnim du P. Hurter, t. III : De vocat. gent., lil). 2,
cap. X, n. 24, p. 119 ; ou dans Migne (P. L.. t. LI, col. 098). L’auteur dit ceci ;
*.... Dum in ilia mirandæ capacitatis area, loüversi generis animalium, (luan-
tum reparationi sat erat, réceptrice, congregatura ad se omne hominum geuus
Ecclesia figuratur. ,
(0) Serm. vm (P. L., t. XX, col. 897.)
(7) Epist. XII. n. 2. (P. L., t. LXI, col. 201.)
(8) Homil. in Sabb. Sanct., n. 25.
(9) “ Ecclesia figuratur per arcam, sicut dicitur I Petr. 3, quia, sicut in
area cæteris pereuntibus paucæ animæ salvatæ sunt, ita in Ecclesia jiauci,
id est, soli electi salvabuntur. , Exposit. super 1 epist. ad Thessal. Prolog.
XXI 12
lyS REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Voilà le texte de saint Pierre admirablement interprété;
le point dogmatique exactement indiqué. L’Ange de
l’école reste dans de sages limites, il ne compromet rien.
Que le déluge ait été absolument universel ou qu’il ait été
restreint au monde patriarcal primitif, son interprétation
sera toujours la vraie.
En résumé, le vrai des Pères porte uniquement
sur le fait d’ioi déluge auquel huit personnes ont échappé
dans une arche, figure prophétique de l’Eglise. Voilà le
seul point dogmatique. En dehors de cela, les Pères
peuvent laisser percer leur opinion personnelle sur
l’étendue du déluge ; mais ce n’est plus l’opinion formelle
des témoins de la foi catholique (i).
Les partisans de la non-universalité du déluge sont
donc aussi bien en droit que leurs adversaires de dire :
Hors r Arche et VEqlise, point de salut !
(La fin prochainement.)
Ch. Robert,
Prêtre de l’Oratoire de Rennes.
(1) Le R. P. Corluy, rendant compte de l’ai ticle du R. P. Brucker, émet à
propos de la typologie une opinion identique à la nôtre. L’autorité du savant
professeur est précieuse dans cette question délicate. {Scietice catholique,
déc. 1886, p. 66.
CORIIESPONDANCE
LE NOM UE LA GROTTE DE SPY.
Le Frère Alexis, des Écoles chrétiennes, nous écrivait, quel-
ques jours après la publication de notre dernière livraison, une
lettre dont nous extrayons le passage suivant :
“ La 4® livraison de 1886 de la Repue des questions scienti-
fiques coniïeni (page 56 1) un article intéressant de M. de Nadail-
lac relatif aux découvertes préhistoriques de la grotte de Spy.
„ Cette grotte y est désignée, à tort selon moi, sous le nom de
la Biche-aux-Eoches. Dans d’autres revues savantes, j’ai aussi
relevé pour cette même grotte les noms de Dêche-aux- Roches,
de Biche-aux-Koches, et enfin de Biche-au-Bois !
„ Ainsi s’est déjà métamorphosé un nom qui n’a guère qu’un
mois de célébrité. Qu’en adviendra-t-il dans l’avenir, et com-
ment pourra-t-on se faire comprendre dans l’histoire, si dès le
début il y a une telle divergence de désignation pour un même
objet ?
„ Pensant qu’il est toujours préférable de désigner les choses
par leur nom, je propose une rectification.
„ La localité de Spy, commune de 3ooo habitants, près de
Namur, se trouve dans mon pays natal. Je l’ai même habitée,
étant écolier, pendant trois ans, et plus d’une fois avec les
l8o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
camarades je suis allé jouer dans cette grotte devenue tout à
coup une célébrité scientifique. De plus, je l’ai revue au mois
d’août dernier.
„ Or, le nom qu’on lui donnait autrefois et qu’on lui donne
encore aujourd’hui dans le pays se dit en patois wallon:
Betche-aux-Eoches, ce qui se traduit littéralement par Bec-anx-
EocJies, et ce nom a sa raison d’être.
„ En effet, l’entrée de la caverne, ouverte à mi-hauteur dans
un talus escarpé, est caractérisée et signalée au loin par un
énorme rocher troué, simulant une sorte de bec d’aigle très
crochu. C'est donc la grotte de Bec-aux-Roches ou de Bec-au-
Eoc qu’il faut dire pour être d’accord avec l’appellation locale.
D’un “ bec, „ chose significative, faire une “ bêche „ ou une
* biche „ et d’une pointe de rocher une “ biche au bois l’écart
est trop fantaisiste pour qu’il soit indifférent de le signaler aux
auteurs que la chose intéresse. „
Paris, 25 octobre 1886.
F. Alexis M. G.
ninuoriUAPiiiE
1
(îÉOLOGiE DE Jersey, par le P. Ch. Noumy, S. J. i vol. de
'77 avec earte en couleurs. Paris, Savy ; et Jersey,
Le Feuvre. 1886.
Chaque année de nombreux touristes parlent de Saint-Malo,
de Granville ou des côtes anglaises, pour aller visiter l'îte de
Jersey, et tous reviennent en vantant les charmes de ce jardin
anglais, dit Yémeraiide de VAmjleferre, l’agrément de ses prome-
nades, la douceur de son climat, la bonne humeur de ses habi-
tants. Mais il est rare qu'on y aille chercher un sujet d’études, et
seuls, les archéologues et les jurisconsultes ont jusqu’ici trouvé
quelque intérêt à cet échantillon toujours vivant du passé où, à
la faveur de circonstances parliculières, les vieilles coutumes ont
pu se conserver sans altération.
J1 s'en faut de beaucoup cej)endant que File de Jersey doive
demeurer indifférente aux savants. Ce massif de quelques lieues
de tour, complètement entouré par la mer, a fait autrefois partie
du Cotentin. Au début de l'ère chrétienne, il n’était, à marée
basse, séparé de la terre ferme que par un filet d’eau, et c’est
peu à peu que la mer, poursuivant son œuvre de destruction, en
a complété l’isolement. D’autre part, bien que reliée géologique-
ment au Cotentin. File de Jersey en diffère beaucoup par la
i82
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
nature de .ses roches. Les porphyres, si peu représentés dans la
presqu'île de la Manche, y sont abondants et offri'nt des variétés
tout à fait exceptionnelles. Pourtant, presque personne ne .s’en
est occupé. La carte géologique de France, publiée en 1840, donne
une idée tout à fait inexacte delà structure de l’ile. Si, en i85i,
un savant ingénieur des mines français, M. Transon, a publié une
bonne description géologique et une carte de Jersey, il a encore
laissé beaucoup à faire cà ses successeurs, et les quelques notes
subséquentes de savants anglais, tels que MM. Ansted, Birds et
Davies, n'ont pas ajouté grand’ chose à nos connaissances.
Il était réservé à un jésuite français, le R. P. Ch. Noury, de
combler cette lacune. Nommé professeur à la maison Saint-Louis,
à Saint-Hélier,le P. Noury ne tarda pas à s’intéresser aux diverses
variétés de roches qu’il rencontrait dans ses promenades. 11 en
envoya quelques échantillons à Paris, d’où on lui fit connaître le
grand intérêt que présentaient certains types et l’avantage qu’il
y aurait à en préciser les relations. De là est sorti le travail que
nous signalons aux lecteurs de la /?crac, c’e.st-à-dire une descrip-
tion géologique complète de Jersey, avec une carte très exacte,
à l’échelle d'environ un cent-millième, où douze terrains diffé-
rents, dont six d’origine éruptive, ont été distingués. De ce
nombre sont le granité à am))hibole, à structure porphyroïde,
qui forme la partie occidentale de l'îleda granulite,(|ui travei sece
granité en grands filons, les porphyres petrosiliceux, abondants
vers l’extrémité nord-est, et cette magnifique pyroméride, à glo-
bules capables d'acquérir par places un diamètre de trente cen-
timètres, qui assure à Jersey la palme parmi tous les gisements
de cette variété globulaire de porphyre. Ajoutons que la pyro-
méride est subordonnée à un tuf, où l’on voit tous les passages
possibles, depuis la roche éruptive franche jusqu'à un terrain de
conglomérat nettement sédimentaire; enfin, qu’en divers points
se présentent des veines minces, les unes de diabase, les autres
de porphyrite micacée, dont l’auteur a donné, dans le cours de
son livre, d’excellents diagrammes.
Le R. P. Noury ne s’est pas borné à une sèche exposition scien-
tifique de la géologie de l’île. 11 a voulu que son livre pût servir
de guide à des touristes, et intéresser les Jersiais à la structure
du pays qu’ils habitent. De là des détails, inutiles sans doute aux
géologues de profession, mais présentés avec une clarté qui doit
rendre l’ouvrage intelligible à tous. En outre, l’action quotidienne
de la mer y est étudiée avec soin, et cette partie du livre reporte
le lecteur à l’état ancien de l’île, en même temps qu’elle fait pré-
BIBLIOGRAPHIE. l83
voir le destin qui ruttend après nu certain nombre de généra-
tions.
La Géologie de Jersey est donc un livre excellent et utile. C’est
de plus un charmant volume, d’une belle impression, d’un format
commode, d'une lecture agrémentée par de bonnes illustrations.
En voyant cette publication, on se prendrait jiresque de recon-
naissance pour les mesures odieuses qui, en obligeant des reli-
gieux français à aller cbercber un refuge dans une île anglaise,
ont valu à un père jésuite l’iionneur de mettre dans tout leur
jour les mérites géologiques d’un pays jusqu’alors tant soit peu
négligé par ceux qui le possèdent depuis tantôt huit siècles.
A. DE Lappahent.
H
Stabilité des constructions. IIésistance des matériaux, par
A. Flamant, ingénieur en chef, professeur à l’École centrale des
arts et manufactures et à l’École des ponts et chaussées; i vol.
in-8° de 632 pages, 1 886 ( i ).
Le titre de cet ouvrage résume les deux grands problèmes
qu’ont à traiter les ingénieurs dans la préparation de leurs
projets.
Les constructions qu’ils édifient doivent être stables et résis-
tantes : stables, c’est-à-dire que leurs diverses parties doivent
être en équilibre sous l’action des forces qui leur sont appli-
quée.-, forces qui naissent de leurs réactions respectives et de la
pesanteur; résistantes, c’est-à-dire que les efforts auxquels
elles sont soumises ne doivent pas être de nature à amener de
modification permanente dans les matériaux qui les consti-
tuent.
Si les corps que nous trouvons dans la nature (pierre, bois,
fer, etc.), pour les mettre en œuvre dans nos constructions,
n’étaient susceptibles ni de s’écraser, ni de s'arracher, ni de se
rompre, la seconde des conditions qui viennent d’être énoncées
serait sans signification; mais il est loin d’en être ainsi. Quant à
(1) Encyclopédie des travaux publics, fondée par M. Lechalas, inspecteur
général des ponts et chaussées; Paris, Baudry et G‘*, libraires-éditeurs, rue
des Saints-Pères, 15; même maison à Liège.
184 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la première, il faudrait, pour qu’on la négligeât, que la pesanteur
n’existât point.
Il est des cas où les conditions de résistance se trouvent rem-
plies lorsque celles de stabilité le sont, ce qui fait que parfois les
deux problèmes se confondent. Pour cette raison certains
auteurs font marcher les deux études parallèlement. M. Flamant
ne procède pas ainsi; dans son livre la distinction est nettement
tranchée et donne lieu à deux parties principales. Avant de
traiter ces deux sujets capitaux, l’auteur expose quelques notions
préliminaires touchant les centres de gravité, les moments
d’inertie et la répartition des efforts sur une surface plane. Cette
dernière question introduit dans la théorie une hypothèse sans
laquelle les problèmes considérés resteraient analytiquement
indéterminés. Cette hypothèse connue sous le nom de loi du
trapèze revient à substituer, sur une petite étendue, à la surface
inconnue qui représente réellement la loi de répartition des
efforts, son plan tangent en un point déterminé. L’expérience a
démontré que l’approximation ainsi obtenue était très suffisante
pour les cas que présente la pratique.
Abordant ensuite le problème général de la stabilité des con-
struclions, M. Flamant commence par examiner quelles sont les
conditions générales de la stabilité des maçonneries, puis il
prend le cas d'un massif de maçonnerie isolé soustrait à toute
action autre que celle de la pesanteur, cas qui ue présente par
lui-même qu'un intérêt purement théorique, mais qui sert
d’introduction aux exemples qu’offre la pratique. Ceux-ci sont
nombreux et importants (tours de phares, clochers, cheminées
d’usine, etc.). La question vaut donc la peine d’être traitée avec
les détails que lui consacre l’auteur. Celui-ci commence par étu-
dier faction du veut sur de tels massifs. On sait combien est
parfois puissante cette action, capable, en certains cas, de ren-
verser un train de chemin de fer (accident de l’étang de Leucate).
Quoiqu’on ait, tout exceptionnellement, constaté une pression
de 455 kil. par mètre carré, on peut se considérer comme à l’abri
de toute fâcheuse éventualité en comptant sur une pression
maxima de 3oo kil. par mètre carré. En général même il suffira
de réduire ce chiffre à i5o kil. M. Flamant étudie la façon dont
varie l’effort exercé par le veut avec l’inclinaison du })arement
sur lequel il vient frapper, ainsi qu’avec la hauteur; il donne la
règle à appliquer dans la pratique et fait une comparaison des
tours rondes et des tours carrées. Les jiremières — est-il besoin
de le dire? — sont dans de meilleures conditions pour résister à
BIBLIOGRAPHIE.
l85
l’action du vent, inai.s leur avantage est, .somme toute, assez
faible. L’auteur trouve, en effet, que, toutes choses égales d’ail-
leurs, la stabilité du massif circulaire est à celle du massif carré,
dans le rapport de g à 8.
M. Flamant donne aussi quelques renseignements sommaires
sur les murs de réservoir et sur les culées de ponts suspendus.
Un des problèmes capitaux de stabilité, celui de la poussée
des terres qui permet de déterminer les conditions de stabilité
des murs de soutènement, est traité par l’auteur avec d’assez
grands détails. Avant d’aborder l’étude de la théorie analytique
moderne, M. Flamant fait l’instorique des anciennes théories
passant successivement en revue les travaux de Coulomb, de
Prony, de Français, de Poncelet, etc. Il développe ensuite la
théorie rationnelle qui a pris son origine dans les travaux de
Rankine et de M. Maurice Lévy, et qui a reçu de notables per-
fectionnements de la part de M. Boussinesq. Enfin, il fait con-
naître les règles pratiques à suivre pour la construction des murs
de soutènement.
Un autre problème de stabilité non moins important que le
précédent est celui des voûtes en maçonnerie, à propos duquel
l’auteur développe les classiques méthodes de Méry et de
M. Alfred Durand-Glaye.
Enfin, la première partie se termine par l’étude des systèmes
articulés pour laquelle l’auteur fait usage dès principes de la
statique graphique. C’est en effet là un des cas oii l’emploi de
ces principes se présente le plus naturellement.
La deuxième partie, avons-nous dit, est consacrée à la résis-
tance des matériaux.
M. Flamant commence par exposer les principes relatifs à
l’extension et à la compression simple, en indiquant les impor-
tantes recherches de M. Considère sur la résistance des métaux,
et celles de M. Wœhler, dont les résultats ont été énoncés sous
forme de lois qui portent aujourd’hui le nom de ce savant, lois
qui ont sensiblement modifié le mode de calcul adopté jusqu’à
ce jour pour les pièces métalliques.
L’auteur fait l’application immédiate des principes précédents
à l’étude de la déformation des systèmes articulés, ainsi qu’à
celle des enveloppes et supports cylindriques et sphériques.
M. Flamant expose ensuite les principes relatifs au glissement
et à la torsion, auxquels il rattache les |)hénomèncs de l’écou-
lement dos solides, spécialement étudiés par M. Tresca.
Puis il développe une élude générale de la flexion qui le cou-
i86
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
duit à comparer les formes des sections transversales, de façon à
justifier les dispositions adoptées dans la pratique. Il examine
aussi le cas où la limite d’élasticité est dépassée, cas que les
ouvrages parus jusqu’à ce jour semblent avoir laissé de côté, et
qui a pourtant de l'intérêt lorsqu’il s’agit de constructions tem-
poraires telles qu’échafaudages, cintres, ponts de service, dans
lesquelles on ne recherche pas l’invariabilité absolue de la
forme.
M. Flamant applique successivement les résultats obtenus dans
l’étude générale aux cas suivants : poutres posées sur deux appuis
simples; poutres encastrées;poutres reposant sur plusieurs appuis.
A propos de ce dernier problème, dont la solution a passé par
bien des transformations successives, avant d’arriver au degré
de simplicité qu’on lui connaît aujourd’hui, l’auteur ne se con-
tente pas d’exposer la classique méthode de Glapeyron; il fait
connaître aussi celle, toute récente et fort ingénieuse, de
M. Maurice Lévy (i), qui permet de calculer directement le
moment fléchissant sur un appui quelconque sans qu’il soit
besoin de calculer les autres.
Ayant ainsi fait voir comment s'opère la détermination ana-
lytique des moments fléchissants dans les exemples usuels,
l’auteur considère qu’il ne peut complètement passer sous
silence la détermination graphique de ces moments, bien que ce
sujet doive être amplement traité dans la Statique graphique
que M. Rouché, l’éminent examinateur de l’Ecole polytechnique
et professeur au Conservatoire des arts et métiers, est en train
de préparer pour l’Encyclopédie. Il consacre donc un chapitre à
ce sujet important.
La détermination des moments fléchissants, opérée par l’ime
ou l’autre des méthodes qui viennent d’être indiquées, est faite
en vue du calcul des dimensions transversales des pièces fléchies,
calcul dont M. Flamant indique la marche pour tous les cas qui
intéressent la pratique.
En dehors des efforts agissant normalement à l’axe d’une pièce
prismatique donnée — ce (|ui est de beaucoup le cas le plus
fréquent — il y a lieu de considérer aussi les efforts longitudi-
naux et les efforts obliques, pour la flexion qu’ils produisent dans
la pièce. L’auteur examine donc également ces deux cas en
détail. Il étudie enfin, d’après M. Gollignon, la similitude des
(1) Comptes rendue des séances de V Académie des sciences, 1*'' mars 1886,
p. 470.
BIBLIOGRAPHIE.
187
poutres au point de vue de la résistance à la flexion, théoi io qui
permet, lorsque l’on connaît les conditions de résistance d’une
poutre soumise à des efforts donnés, de déterminer immédia-
tement les conditions de résistance d'une autre poutre soumise
aux mêmes efforts.
M. Flamant se contente de traiter sur un cas simple — le cas
général présentant à la fois de grosses difficultés théoriques (i)
et pou d’applications pratiques — le problème des poutres
armées. 11 s’étend, au contraire, en détail, sur le problème des
poutres arc-boutées, qui sert d’introduction à la théorie des
arcs.
Celle-ci fait l'objet du chapitre suivant. Ayant établi les for-
mules générales de la flexion des arcs, l’auteur, remarquant, que
le problème se réduit à la détermination des réactions des
appuis, détermination impossible à faire rigoureusement la plu-
part du temps, indique divers cas où on peut cependant l’efTec-
tuer, et donne, pour les autres, les formules approximatives dont
l’expérience a démontré la légitimité. Il s’étend assez longuement
sur la théorie des arcs encastrés, rectifiant une légère inadver-
tance qui a échappé à M. -J. Résal dans son beau traité de J^onta
méfalliqiies dont il va être rendu compte plus loin, et indique, à
titre de complément, la méthode graphi(iue de Culmann })Our
l’étude de la flexion des arcs.
Dans toutes les questions traitées jusqu’à cet endroit, les
pièces fléchies sont supposées avoir des dimensions transver-
sales suffisamment petites par ra})port à leur longueur pour
pouvoir être assimilées à des lignes. Si l’on sujipose maintenant
une seule dimension très petite relativement aux deux autres
considérées comme de même ordre, on est amené à étudier la
flexion, non plus des lignes, mais des surfaces, sujet difficile qui
rentre dans le cadre de la théorie générale de l’élasticité. Il
existe pourtant (pielques cas qui ont été traités directement par
certains auteurs. M. Flamant en donne trois excnq>les :
C’est, en premier lieu, le problème des plaques circulaires, qui
a été très heureusement résolu, d’une manière largement appro-
ximative, par M. Brune, ancien élève de l’École polytechnicjue,
professeur à l’École des Beaux-Arts; en second lieu, le problème
des plaques rectangulaires, traité par M. Flamant, au moyen
des équations générales de l’élasticité; enfin, le problème dos
portes d’écluses dont la solution excessivement remarquable est
(1) Clebsch, Théorie de l’élasticité des corps solides, § 91.
i88
REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
due à Lavoinne (i), ingénieur éminent dont la science théorique
était à la hauteur de la compétence pratique.
M. Flamant expose ensuite la théorie des ressorts de suspen-
sion de voitures, d’après M. Phillips qui en est l’auteur. Il déter-
mine la variation du rayon de courbure, la flèche en supposant
le ressort formé de feuilles circulaires, l’allongement maximum,
etc.
Pour terminer, l’auteur examine quel est l’effet produit sur
les pièces d’une construction, par un effort accidentel, comme
un choc ou le passage d’une charge roulante.
Tel est, en substance, l’ouvrage dont M. Flamant vient d’enri-
chir des travaux publics. On a pu se convaincre,
par la simple lecture du sommaire rapide qui précède, que ce
livre se distingue, par son plan général et par le développement
donné à certaines théories, des traités déjà connus sur la
matière. Ajoutons qu’il ne laisse rien à désirer sous le rapport
de la précision et de la clarté.
Maurice d’Ocagne,
ingénieur des ponts et chaussées.
III
Ponts métalliques, par Jean Résal, ingénieur des ponts et
chaussées; i vol. In-S” de xi — 528 pages, i885 (2).
Quelque complet que soit un traité de résistance des maté-
riaux, il ne saurait entrer dans le détail de tous les problèmes
que soulève la science des constructions. Nous ajouterons qu’il
ne le doit pas. 11 en résulterait, en effet, pour lui, des dévelop-
pements au milieu desquels le lecteur aurait mille peines à dis-
cerner les questions de principe des applications. Est-ce à dire
qu’un tel traité doive complètement laisser de côté les applica-
tions? Assurément non. La théorie, sans exemple, ne saurait se
graver dans l'esprit. Mais les exemples, qui servent à en mettre
la véritable portée en pleine lumière, doivent être simples,
(1) C'est Lavoinne qui est l'auteur de l'ouvrage intitulé la Seine mari-
time et son, estuaire, dont nous rendions compte ici tout dernièrement
(Juillet 1886).
(2) Eiiri/clopédie des travaux jiuhlics.
BIBLIOGRArHIK.
189
autant que possible. Les applications compliquées — et celles-ci,
il faut bien le dire, naissent à chaque pas dans la science des
constructions — doivent faire l’objet d’ouvrages spéciaux, qui
supposent connus les principes enseignés dans les traités géné-
raux et s’efforcent d’épuiser dans ses moindres détails la (}ues-
tion particulière qu’ils ont en vue.
C’est à un pareil besoin que répond le traité de ponts ■métulli-
(jiies que M. l’ingénieur .T. Résal, fils de l’éminent académicien et
professeur de mécanique à l’École polytecbnique, a rédigé pour
V Encyclopédie des travaux publics.
Nul, mieux que M. .1. Résal, n’était à mèire de traiter un
pareil sujet. Cet ingénieur très distingué, joint, en effet, à une
science étendue, une connaissance approfondie des choses de la
pratique. Il est l’auteur de nombreux ouvi’ages métalliques dont
plusieurs, fort importants, tels que le pont de la ligne de raccor-
dement sur la Loire à Nantes et le pont de Barbin sur l’Erdre,
sont, à juste titre, considérés comme des modèles.
Nous ne saurions, en commençant, mieux faire ressortir l'im-
portance de ce livre qu’en empruntant à l’auteur quelques-unes
des idées qu’il émet dans l’Introduction très remarquable et très
développée dont il le fait précéder.
M. J. Résal fait voir, avec une abondance de preuves tout à
fait frappante, que l’expansion des ponts métalliques a été une
consé(|uence nécessaire, fatale, inéluctable du développement
des chemins de fer. La construction d’un pont en maçonnerie
est soumise à un ensemble de règles imprescriptibles qui ne sont
pas toujours — qui sont même rarement — conciliables avec les
nombreuses sujétions inhérentes à l’établissement d’une voie
ferrée. Ainsi, l’ouverture et la hauteur d’un pont en maçonnerie
ne sauraient franchir certaines limites que la pratique a assi-
gnées; ses fondations doivent être absolument inébranlables;
suivant qu’il est placé au milieu d’une plaine, ou au fond d’une
gorge, on est généralement obligé, en raison des autres exigen-
ces de sa construction, de l’aborder au moyen de rampes ou
de pentes assez prononcées ; l’énorme poids des matériaux
nécessaires à son édification rend indispensable la proximité du
chantier et du lieu d’extraction ; son tracé ne doit, autant que
possible, être que rectiligne; s’il est placé en biais, sa construc-
tion devient, comme on sait, extrêmement délicate, exige des
épures compliquées et ne saurait être confiée qu’à des ouvriers
spéciaux, etc., etc.
Une route, dont le tracé est généralement, pour ainsi dire,
igo REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
malléable à merci entre les mains de l’ingénieur, peut, à de
rares exceptions près, être soumise à ces exigences multiples.
11 n’en va pas de même pour un chemin de fer dont le tracé, tant
dans le sens vertical que dans le sens horizontal, doit obéir à
des règles assez étroites; les inflexions trop brusques, non plus
que les inclinaisons trop rapides, n’y sauraient être admises. On
peut, à la rigueur, dans le cas d’une route, lorsque les difficultés
semblent trop nombreuses, se contenter d’un bac. Une telle
solution ne conviendrait pas à un chemin de fer.
Ces considérations rapides et abrégées suffiront sans doute à
faire pressentir tout l’intérêt qu’a pris la question des ouvrages
métalliques, en raison du développement des chemins de fer.
Nécessité, on peut bien le dire, est mère de l’industrie. Les
ingénieurs, placés dans l’obligation absolue de recourir au métal
pour leurs grandes constructions, n’ont pas tardé à découvrir les
meilleurs modes d’emploi de ce matériau — c’est le terme tech-
nique — et celte branche spéciale de l’art du constructeur a fait,
dans la seconde moitié de ce siècle, des progrès considérables.
Ce fut d’abord à la fonte qu’on eut recours, mais on ne tarda
point, dans la plupart des cas, à en abandonner l’emploi pour
celui du fer, infiniment plus maniable et plus commode. Dans
ces dernières années facier, dont des perfectionnements impor-
tants de fabrication ont considérablement réduit le prix, a fait
aussi son apparition sur les chantiers; mais on en est encore un
peu, pour ce dernier métal, à la période d’essai.
La construction d'un pont métallique est,parmi les opérations
qui incombent aux ingénieurs, une de celles où le calcul a la part
plus large et la plus importante. Comme le remarque en effet
M. J. Résal, “ au fur et à mesure que la science de la résistance
des matériaux s’est développée, on a fait une application de
plus en plus fréquente de ses formules au calcul des ouvrages en
métal, et cette substitution d’une méthode exacte et sûre aux
règles empiriques suivies dans le début a permis d’accroître la
stabilité des ouvrages tout en réduisant le poids du métal. On
admet aujourd’hui que, pour obtenir le maximum de sécurité
avec le minimum de dépense, il convient de faire le calcul exact
de toutes les pièces qui entrent dans la composition des ponts
métalliques... ,
C’est donc un traité de calcul des ponts métalliques que nous
offre M. J. Résal ; il renvoie le lecteur aux traités de construc-
tion pour les détails de l’exécution tels, par exemple, que le choix
des modes d’assemblage.
BIBLIOGRAPHIE.
191
“ Nous nous sommes, dit l’auteur, proposé d’étudier successi-
vement tous les types de ponts classés suivant un ordre logique,
en donnant pour chacun une méthode de calcul aussi complète
que j)ossible basée sur des formules ramenées à une forme com-
mode. de façon à supprimer le travail préliminaire, quelquefois
pénible et compliqué, que les ingénieurs doivent faire pour
adapter à cha([ue cas particulier les méthodes et les équations
générales qui leur sont fournies par les traités de résistance
(les mafériaax et les entraînent souvent sans utilité à des calculs
longs et fastidieux. „
M. Hésal admet, pour les ouvrages métalliques, la classifica-
tion suivante :
Poutres droites à travées indépendantes,
Ponts suspendus.
Ponts en arc,
Bow-strings,
Poutres droites à travées solidaires.
Ponts-grues,
Piles métalliques.
Seules les trois premières catégories out trouvé place dans
l’ouvrage actuel. Les occupations professionnelles, très absor-
bantes, de l’auteur no lui ont pas permis jusqu’ici d’aller plus
loin. Espérons qu’il lui sera donné, dans un avenir prochain, de
compléter son œuvre. Le vœu que nous exprimons ici est celui
de tous les ingénieurs, que la publication d’un tel ouvrage inté-
resse au plus haut point, en raison de son incontestable utilité.
Avant d’aborder l’étude des divers types de ponts mentionnés
plus haut, M. Résal fait un rappel des notions générales de
résistance des matériaux dont il aura à faire usage. 11 se contente
d’énoncer les principes et de transcrire les formules sans don-
ner les démonstrations qui se trouvent dans les traités généraux,
comme celui de M. Flamant, dont nous venons de parler. Les
deux premiers chapitres sont consacrés à cet objet.
Dans le premier, l’auteur, après avoir rappelé que dans le
calcul des pièces prismatiques, on réduit toutes les forces
entrant en jeu à deux forces (tension ou compression longitudi-
nale et effort tranchant) et à deux couples (moment fléchissant
et moment de torsion), indique la façon dont la connaissance de
ces éléments conduit à la détermination des dimensions à donner
aux pièces d’un ouvrage. La question se trouvant ainsi résolue
une fois pour toutes, l’auteur n’aura plus à y revenir dans le
cours de son livre; il lui suffira de donner le calcul des quatre
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ig2
éléments qui viennent d’ètre mentionnés; le lecteur, en se repor-
tant au chapitre i^r, en déduira les dimensions à donner aux
pièces de l’ouvrage considéré.
Le second chapitre est intitulé : Renseignements pratiques.
Formules usuelles. L’auteur y donne d’abord la manière de
déterminer les forces extérieures qui interviennent dans
l’étude de la résistance d’un pont : charge permanente (poids
propre) évaluée approximativement, soit au moyen de for-
mules empiriques, soit par comparaison avec un ouvrage
analogue existant; charge accidentelle, ou plutôt sa limite supé-
rieure, la surcharge d’épreuve; effets du vent; effets de la tem-
pérature. L’auteur rappelle ensuite, à cause de l’application
continuelle qu’il aura à en faire, les formules relatives aux
poutres droites à âme pleine. Enfin, il indique la façon dont se
calculent les pièces accessoires qui se rencontrent dans tous les
types de ponts : boulons, chevilles, .supports cylindriques, sup-
ports sphériques, rivets et couvre-joints.
Après ces généralités, M. Résal entame l’étude des différentes
classes qu’il envisage parmi les ponts métalliques.
Ce sont, en premier lieu, les poutres à travées indépendantes,
pour lesquelles on peut considérer deux grandes catégories com-
portant de nombreuses variétés ; les poutres ariictdées (système
américain) et les poutres à assenddages rigides (système euro-
péen).
Les poutres américaines sont caractérisées par ce fait que les
pièces n’y travaillent qu’à l’extension ou à la compression, et
point à la flexion. L’auteur en fait d’abord la théorie générale,
puis il examine en détail les différentes variétés qu’elles pré-
sentent ; poutres simples ("Warren, Howe, Pratt); poutres com-
posées(Warren double ou quadruple, Howe double, Pratt double
ou Linville, Post, Bollmann); poutres complexes (Warren, Pratt
ou Pettil, Howe, Fink). Pour les poutres à assemblages rigides,
l’auteur envisage successivement trois types : poutres à âme
pleine, poutres à treillis, poutres à montants et croix de
Saint-André.
M. Résal complète ces divers renseignements par une étude
spéciale de la déformation et du contreventement des poutres
droites, étude qui n’a pas encore été présentée avec de tels
développements et dont l’importance est considérable, et par
un savant examen comparatif des différents systèmes de poutres
droites, examen où se révèle d’une façon éclatante le haut mérite
de M. Résal en tant que praticien.
BIHLIOGRAPHIE.
193
L’auteur aborde ensuite l’étude des ponts siispendus. On a pu
croire, à un certain moment, que ce genre d’ouvrage allait à
jamais être abandonné. Plusieurs graves accidents avaient fait
naître contre lui des préventions très sérieuses. Pourtant on
commence à revenir de ce jugement sans doute trop sévère.
M. Résal partage avec un certain nombre d’ingénieurs l’opinion
que les mécomptes que l’on a éprouvés tenaient à certains
défauts de conception et d’exécution de ce genre d’ouvrage.
Aujourd’hui que la science du constructeur a progressé, de tels
mécomptes ne seraient plus à craindre. Les Américains ont,
d’ailleurs, largement contribué à nous faire revenir de nos
anciennes appréhensions à cet égard.
Les ponts suspendus se classent en deux grandes catégories :
les ponts suspendus flexibles et les ponts suspendus rigides.
Pour les ponts suspendus flexibles, l’auteur fait le calcul et
détermine la déformation des câbles principaux; il fait le calcul
des câbles de retenue et d’ancrage; il signale les inconvénients
de la flexibilité et indique les moyens propres à l’atténuer
(poutres auxiliaires, haubans) ; enfin il traite la question du con-
treventement tant horizontal que vertical, d’une importance
capitale pour les ponts suspendus.
Les inconvénients indéniables de la trop grande flexibilité des
ponts suspendus ordinaires ont fait naître, en Amérique, le
pont suspendu rigide, dont la seule analogie avec les premiers
est qu’il exerce aussi un effort de traction sur les culées. Dans
un tel pont, le câble flexible des anciens ponts est remplacé par
deux poutres rigides articulées entre elles au milieu de la portée,
chacune d’elles l’étant avec une des culées.
M. Résal étudie avec soin trois types de ponts suspendus
rigides :1e pont à câble parabolique et entraits rectilignes; le pont
à câble et entraits paraboliques; le pont à câble parabolique et
longei'on horizontal. Les formules répondant à ces divers cas
sont résumées dans des tableaux très clairs, très faciles à con-
sulter.
Ici encore l’auteur fait une étude détaillée du contreventement
et de la déformation. Il s’étend également sur la question de la
détermination du poids propre des ponts suspendus.
Le reste du volume (soit plus de 200 pages) est consacré aux
ponts en arc. Ce chapitre à lui seul est un traité fort complet et
fort important appelé à rendre aux ingénieurs les plus éminents
services.
M. Résal distingue trois grandes catégories de ponts en arc :
XXI 13
1Q4 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
1° les ponts articulés aux deux points d’appui et au milieu de
l’ouverture ; 2° les ponts articulés aux deux points d’appui seule-
ment; 3° les ponts encastrés sur leurs points d’appui.
Nous n’entrerons pas dans le détail de la théorie développée
au sujet de ces divers types de ponts et de leurs variétés par
M. Résal. Cela nous entraînerait à des explications par trop
techniques pour la plupart des lecteurs de cette revue. Mais
nous tenons à dire que le mode d’exposition de M. Résal ne
nous semble absolument rien laisser à désirer sous le rapport de
l’ordre, de la clarté, de la précision et du fini. Jamais les ingé-
nieurs n’ont eu sous la main d’ouvrage plus achevé à tous les
points de vue; jamais ils n’ont eu de guide à la fois plus sûr et
plus facile à suivre.
A titre d’observation générale, nous signalerons trois points
auxquels l’auteur s’est particulièrement attaché dans l’étude des
différents systèmes de ponts, et qui n’avaient jamais été de la
part d’aucun auteur l’objet d’un examen aussi savant et aussi
approfondi. Nous voulons parler de la déformation, du contre-
ventement et du poids.
L'observation très judicieuse de M. Résal au sujet de l’impor-
tance que présente l’étude de la déformation vaut la peine qu’on
s’y arrête un instant. Un pont, cà moins d’avoir été construit en
dépit du simple lion sens, résistera toujours, quelque défectueux
qu’il soit, à la surcharge d’épreuve qui n’est qu’une petite partie
de la charge de rupture. Cet te simple constatation ne donne donc
aucune indication utile sur la façon dont se comporte, dont
résiste le pont. On ne saurait obtenir de renseignement ayant
une valeur réelle que par la comparaison de la déformation
effectivement subie par le pont sous la surcharge d’épreuve avec
la déformation théorique.
Pour se rendre compte également de l’importance de l’étude
du contreventement, il suffit do remarquer que l’action des
vents violents sur les ouvrages de grande portée est comparable
à celle de la surcharge.
Enfin, la détermination du poids a un intérêt capital, d’abord
parce qu elle sert de base aux calculs de résistance, ensuite
parce qu’elle permet de fixer la valeur économique d’un type
donné.
En outre d’une science très étendue et d'une méthode très
sûre, M. Résal fait preuve, dans ce bel ouvrage, d’une merveil-
leuse netteté d’esprit, d’une claire intuition des besoins vrais de
la pratique. On sent bien que ce livre n'est pas seulement l’œuvre
BIBLIOGRAPHIK.
195
d’un maître en théorie, mais aussi d'un ingénieur rompu aux
exigences de son art; on sent que l’auteur ne perd jamais de vue
le but qu’il s’est proposé, à savoir l’application pratique, et qu’il
va droit à ce but sans se laisser distraire par les satisfactions que
peut donner à l’esprit, mais à l’esprit seul, la théorie prise en
elle-même. Ce caractère très net fait incontestablement du livre
de M. Résal un des exemples les plus frappants de Futilité pra-
tique des mathématiques, que certaines personnes considèrent, à
grand tort, comme un luxe dont on pourrait à la rigueur se pas-
ser dans les problèmes que soulève l’industrie.
Maurice d’Ocagne.
IV
Les Intégraphes. La courbe inté(/rale et ses applications. Etude
sur uyi nouveau si/stèine d' intégrateurs /«écrt«/g»C6',parBr. Abdank-
Abakanowicz ; i vol. in-8'’ de x-i56 pages. Paris, Gauthier-
Villars, 1886.
L’intégration est une opération qui se présente constamment
dans les sciences applicjuées, pour certaines déterminations
d’aires, de centres de gravité, de moments d’inertie, de travaux
mécaniques, etc. Or elle doit, la plupart du temps, être effec-
tuée sur des fonctions dont la nature analytique est inconnue, ou
trop complexe pour que l’on puisse faire usage des règles ordi-
naires du calcul intégral. La difficulté qui naît de cette circon-
stance est très heureusement tournée par la méthode graphique,
dont l’importance n’éclate nulle part ailleurs d’une façon plus
évidente. Si, en effet, à la représentation analytique de la fonc-
tion sur laquelle on opère, on substitue sa représentation géo-
métrique qui est parfois la donnée même de la question, ou qui
peut être aisément obtenue, on sait, dans tous les cas usuels,
ramener la question à résoudre à une simple évaluation d’aire.
Or les méthodes de quadrature approchée ne font pas défaut,
mais elles exigent des opérations laborieuses, susceptibles
d’erreurs, et dont il y a grand intérêt à s’affranchir. De la l'idée
qui a donné naissance aux intégrateurs : obtenir mécanique-
ment, sans aucune opération mentale, le résultat de l’inté-
gration.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
196
Les inlégrateurs les plus connus, ceux d’Amsler et de Marcel
Deprez sont venus répondre à ce desideraluni dé la façon la plus
heureuse. Nous n’avons plus à faire l’éloge de ces ingénieux
instruments fort répandus aujourd’hui. Gcs intégrateurs rendent
d’éminents services ; mais ils ne répondent pas absolument à
tous les besoins de la pratique. Ce ne sont, en effet, que des
fotah'sateurs ; ils fournissent le nombre qui représente le résultat
final de l'intégration, sans plus ; en un mot, ils permettent de
calculer des intégrales définies ; dans beaucoup de cas, et de
fort importants, cela suffit; mais non pas toujours. On a parfois
besoin de connaître les variations de l’intégrale répondant à une
fonction donnée. Ces variations sont données par la courbe qui
a reçu le nom de courbe intégrale, dont la définition et les pro-
priétés sont bien connues (i).
On sait graphiquement construire des polygones, soit inscrits,
soit circonscrits à cette courbe, et on peut suffisamment multi-
plier les côtés de ces polygones pour qu’ils puissent, avec une
approximation convenable, être substitués à la courbe intégrale
même. Mais, en somme, cette opération n’est pas des plus
simples, et, pour faire un usage véritablement courant de la
courbe intégrale, on conçoit qu’il faille avoir le moyen de tracer
mécaniquement la courbe intégrale d'une courbe donnée sur un
dessin.
Ce sont des appareils destinés à effectuer cette opération qui
ont été imaginés par M. Abdank-Abakanowicz, et auxquels il a
donné le nom à'intégraphes.
Le problème cinématique à résoudre pour la construction de
ces appareils peut s’énoncer ainsi : En supgmsant qu’un point
mobile parcoure une courbe tracée sur un plan, faire en sorte qu'un
second point, ayant constamment même abscisse que le premier,
décrive à chaque instant un élément infiniment petit q)arallèle à une
droite passant par le piremier point et coupant V axe des x à une
distance constante du pied de l’ordonnée commune aux deux points
mobiles.
On voit c[ue cet énoncé comporte trois conditions distinctes (2).
La première et la troisième sont bien simples à réaliser : il
(1) Voir la Statique graphique de Favaro, traduite et augmentée par Ter-
rier, t. II : Calcul graphique, p. 367.
(2) L’auteur du livre que nous analysons, en énonçant ces trois conditions,
a fait une omission importante dans la condition [b). Il y manque les mots ;
“.... et être constante „. Il est vrai que le reste du texte ne permet pas au lec-
teur le moindre doute à cet égard.
BIBLIOGRAPHIE.
197
suffit de concevoir un chariot glissant le long de Taxe des x et
portant une règle perpendiculaire à cet axe. Les points mobiles
seront guidés par une glissière praticpiée dans cette règle. En
outre, le premier point sera muni d’une règle astreinte à glisser
dans une douille ou entre deux galets fixés au chariot mobile.
Le point délicat était la réalisation de la seconde condition.
M. Abdank-Abakanowicz y a satisfait de la façon la plus heu-
reuse à notre avis, en faisant appel à une propriété curieuse de
la roulette.
Que l’on conçoive une roulette, d’une épaisseur très petite par
rapport à son diamètre, dont l’axe, horizontal, soit supporté par
un étrier, et qui soit suffisamment appuyée sur un plan. Le plan
de la roulotte étant vertical, si l’on applique à l’étrier qui la sup-
porte un effort horizontal oblique par rapport au plan de la rou-
lette, cet effort pourra se décomposer en un effort normal au
plan de la roulette qui — s’il reste inférieur à une certaine limite
— sera détruit par le frottement transversal de la roulette, et
en un effort situé dans le plan de cette roulette, et qui détermi-
nera le mouvement de celle-ci. On peut donc dire, en somme,
que — au-dessous d’une certaine limite assignée par l’expé-
rience — la roulette, cjuelle que soit la direction, dans un plan
horizontal, de l'effort qu'on lui applique, ne se déplace que dans
son plan.
Il suffira donc, pour l’objet qui nous occupe, de placer au
second plan mobile une roulette astreinte à avoir son plan con-
stamment parallèle à la règle liée, de la façon que nous avons
dite, au premier point mobile, pour que cette roulette trace la
courbe intégrale de la courbe décrite par ce premier point.
Le problème se trouve ainsi complètement résolu, en principe.
Quant au dispositif destiné à en réaliser pratiquement la solu-
tion, il pourra être varié de mille manières différentes : le mou-
vement du chariot le long de l’axe des x , et le mouvement des
points mobiles dans le sens perpendiculaire à cet axe, pourront
être remplacés par des mouvements égaux et de sens contraire
de la planche à dessin ; à celle-ci même, on pourra substituer
un cylindre tournant autour d’un axe horizontal, mobile ou non
dans le sens de cet axe, etc.
L’auteur décrit en détail les différents types qu’il a successi-
vement imaginés, en partant des remarques précédentes.
L’organe le plus intéressant, dans ces divers mécanismes, est
celui qui sert à assurer, dans un plan invariable, le })arallélisme
de deux axes dont la distance mutuelle, dans tous les sens, et
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
198
l’orientation dans leur plan commun changent à chaque instant.
Le dispositif qui se présente le plus naturellement à l’esprit con-
siste à réunir ces deux axes par deux parallélogrammes articulés
ayant un côté commun parallèle à ces deux axes. C’est là, au
fond, l’idée qui a été appliquée par M. Boys, professeur à l’École
royale des mines de Londres, dans l’intégraphe très simple que
ce savant a imaginé et que notre auteur décrit, en déclarant que,
au moment de cette découverte, ses propres travaux étaient
inconnus à M. Boys.
M. Abdank-Abakanowicz indique les divers dispositifs qu’il a
lui-même adoptés (parallélogramme à glissières, roues d’an-
gle, etc.) pour opérer cette transformation. 11 a été aidé, dans
le choix des meilleures dispositions à donner à ses appareils, par
M. Napoli, l’habile chef du laboratoire du chemin de fer de
l’Est.
Nous nous contenterons de cette rapide indication, renvoyant
pour le détail à la brochure très claire de M. Abdank-Abaka-
nowicz.
L’auteur, après avoir exposé en détail le résultat de ses recher-
ches, décrit quelques appareils imaginés pour le même but, tels
que l'intégraplie de Zmurko, l'intégrateur de M. Mestre, les plani-
mètres de Wettli-Starke et d’Amsler, l’intégrateur du profes-
seur James Thomson.
A la suite de cette étude des appareils destinés à tracer la
courbe intégrale, l’auteur s’étend, avec assez de détail, sur les
principales applications qui peuvent en être effectuées : problè-
mes planimétriques; tracé de quelques courbes (parabole, expo-
nentielle); résolution des équations numériques, car la courbe
représentative d'un polynôme du degré m est la courbe
intégrale d'une droite; intégration de certaines équations diffé-
rentielles; détermination des moments, des centres de gravité,
des moments d’inertie; problème du mouvement des terres
(détermination de la ligne de compensation); problèmes de
résistance des matériaux (détermination des efforts tranchants
et des moments fléchissants dans les poutres, tracé de la courbe
élastique, tracé des courbes de pression pour la recherche de la
stabilité des voûtes); problèmes de construction navale (étude
géométrique des carènes de navires, résistance de la coque, etc...);
étude des systèmes en mouvement avec application à la balisti-
que; applications électriques, etc.
On peut se rendre compte, par ce rapide sommaire, de l’impor-
tance et de la variété des usages auxquels se prêtent les inté-
graphes.
BIBMOGRArHIE.
199
Dans un appendice, l'auteur indique l’application au tracé de
quelques courbes de la propriété de la roulette qui sert de base
à ses appareils ; il présente aussi une étude détaillée du dyna-
momètre d’inertie de M. Desdouits, qui a rendu de grands ser-
vices pour l’étude des efforts moteurs et résistants développés
dans la traction des trains de chemins de fer; enfin, il expose les
recherches de Coriolis sur le tracé mécanique de certaines cour-
bes au moyen d’un fil tendu, enroulé autour d’un cylindre et
adhérant par frottement à sa surface.
En somme, le livre de M. Ahdank-Ahakanowicz nous a paru
fort intéressant, et nous en recommandons bien vivement la lec-
ture aux ingénieurs.
.Mauiuge u'Ocagne.
\
Emmanuel Gosquin. — Contes uouulaibes de Lohraine, comparés
avec les contes des autres provinces de France et des pays
étrangers, et précédés d’un Essai sur l’origine et la propagation
des contes populaires européens. — 2 vol. in 8“ de lxvii, 290 et
376 pages. — Paris, ’V’ieweg.
Le livre de M. Emm. Cosquin n’est pas, comme on pourrait le
supposer, un simple recueil de contes populaires destinés à
l’amusement des gens du peuple ou des enfants petits et grands.
Nous avons ici un ouvrage d'une réelle valeur scientifique, et
c’est à ce litre que nous croyons devoir le signaler aux lecteurs
de la Eei'up.
“ Cette collection de récits populaires, nous dit l’auteur dans
son avant-propos, présente ce caractère particulier que pour les
former on n’a puisé que dans la tradition orale d’un seulvillage..
Les cent contes et variantes dont elle se compose ont été
recueillis dans la commune de Monliers-sur-Saulx, chef-lieu de
canton du département de la Meuse. Après les avoir rassemblés
avec autant de précision que de patience, M. Cosciuin les a
reproduits sans aucun apprêt littéraire, avec une parfaite
simplicité, tels qu’ils circulent encore de bouche en bouche
parmi les paysans de l’ancienne Lorraine. Cette absolue sin-
cérité nous semble un mérite essentiel dans ce genre d’études;
200 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
nous sommes assurés de trouver ici, non le travail plus ou moins
factice, le produit de l’imagination de quelque littérateur, — et
c’est assez souvent le cas pour les anciens recueils de contes,
— mais le récit véritablement traditionnel et populaire.
Ce qui fait surtout le prix de cette collection, c’est le com-
mentaire perpétuel qui l’accompagne. Chacun de ces contes
lorrains est suivi de notes et de remarques dans lesquelles
M. Cosquin le compare aux contes analogues qui ont cours
chez tous les autres peuples, se trouvent éparpillés dans une
foule d’ouvrages anciens et modernes, et constituent ce qu’on
appelle la littérature du folk-Iore. Cette littérature est considé-
rable aujourd’hui et, pour la posséder comme M. Cosquin la
possède, il a fallud’immenses recherches, des aptitudes spéciales,
et une persévérance à toute épreuve. Pour se faire une idée de
ce travail d’érudition, il suffit de jeter un coup d’œil .sur l’index
bibliographique inséré à la fin du second volume. M. Cosquin
a dû compulser, étudier, analyser des milliers de contes populai-
res publiés dans tous les pays, écrits dans toutes les langues. On
n’est pas peu étonné quand on voit chacun des contes lorrains
rapproché, dans l’ensemble comme dans les détails, de centaines
de contes orientaux, européens, américains, et cela avec une
aisance parfaite et une méthode rigoureusement scientifique.
M. Cosquin avait déjà publié sa collection de contes lorrains,
avec les remarques et les commentaires, dans une savante
revue philologique, la (1876 à 1881), et les spécialistes
l’avaient vivement engagé à donner au public une seconde
édition de son ouvrage ; c’est cette nouvelle édition que l’auteur
nous présente aujourd’hui, et l’on peut croire qu’elle est défini-
tive, tant elle a été revue avec soin et notablement augmentée.
En tête de son livre l’auteur a placé une courte et substantielle
introduction ; il nous y expose ses idées sur l'origine et la propa-
gation des contes européeni^ ; \[ avait déjà donné une première
esquisse de ce travail dans le Correspondant du 25 juin 1873.
Après douze ans d’études nouvelles et approfondies, il a été à
même de la compléter et de la perfectionner. A la suite de cette
introduction viennent deux dissertations : l’une, parue d’abord
dans la Revue des questions historiques (octobre 1880) compare la
vie des saints Barlaam et Josaphat à la légende du Bouddha ;
l’autre, publiée dans le même recueil (octobre 1887) étudie le
vieux conte égyptien des Deux Frères. Ces deux belles études
sont comme des applications spéciales et des preuves démon-
stratives de la théorie adoptée par l’auteur sur l’origine des
contes européens.
BIBLIOGRAPHIE.
201
On sait que, depuis un siècle, toute une école de savants,
entraînée par les rapides et incontestables progrès de la linguis-
tique et de l’ethnographie comparées, s’est ingéniée à trouver
dans les contes populaires de l’Asie et de l’Europe, les anciens
mythes, les idées religieuses de l’humanité primitive, ou tout au
moins les premières croyances de la race aryenne, à laquelle
appartiennent la plupart des nations de l’Europe. M. Cosquin
ne partage aucunement sous ce rapport les théories des frères
Guillaume et Jacques Grimm, qui pensent que nos “ contes popu-
laires sont les derniers échos des mythes antiques „ ; il repousse
également les systèmes de MM. Max Muller, de Hahn et de leurs
nombreux élèves qui font remonter “ les éléments des contes de
fées jusqu’à la période qui précéda la dispersion de la race
aryenne „. 11 démontre en peu de pages que ces systèmes sont
pleins d’hypothèses inadmissibles, d’obscurités profondes, de
contradictions palpables et d'impossibilités manifestes ; il n’a
pas de peine à établir que, pour découvrir les mythes primitifs
dans nos contes européens, il faut dénaturer les uns et les autres,
les altérer, les torturer de toutes les manières ; il nous prouve
ensuite que ces contes se retrouvent très souvent, et cela avec
des ressemblances de détails secondaires et bizarres, chez des
peuples très divers d’origine et qui n'appartiennent à aucun
titre à la race aryenne, chez les Tartares, les Sémites, les Egyp-
tiens,etc. D’ailleurs, les frères Grimm et leurs premiers adhérents
faisaient reposer leurs théories sur des données très incomplètes.
Les plus récentes découvertes de la science ont permis d’éta-
blir une synthèse beaucoup plus générale, en tenant compte
des traditions populaires d’une foule de nations non aryennes-
Après avoir ainsi réfuté la théorie qui veut voir partout les
mythes de l’humanité primitive ou, du moins, ceux des anciens
peuples indo-européens, M. Cosquin réfute en passant un
système analogue qui s’est produit tout dernièrement. Un écri-
vain anglais. M. A. Lang, a supposé fort gratuitement que les
premiers ancêtres de toutes les races humaines ont vécu long-
temps à l’état sauvage ; l’examen très superficiel de quelques
traditions trouvées chez certaines tribus l’a porté à croire que
nos contes populaires ne sont pas autre chose que l’incar-
nation d’idées communes à ces sauvages, qui auraient été les
ancêtres primitifs des différentes races qui peuplent l’univers.
M. Cosquin montre facilement que tout ici n’est qu’hypothèse et
pure affirmation sans l’ombre d’une preuve.
Mais il ne suffit pas seulement de renverser les fausses théo-
202
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ries, il faut encore donner la véritable explication ou, du moins,
la plus probable de la première origine de nos contes populaires.
D’après M. Gosquin, qui adopte en général les idées émises
par les savants allemands Théodore Benfey et Reinhold
Koehler, la question de l’origine des contes est avant tout une
question de fait : il faudra donc scrupuleusement, complètement
analyser tous les faits quelconques qui se rapportent plus ou
moins au folk-lore; il faudra prendre successivement chaque
type de contes, il faudra le suivre d’âge en âge, de peuple en
peuple et voir où nous conduit ce voyage de découvertes. Or ce
travail d’investigation complète et de patiente analyse est en
voie de se faire, il est même bien près d’aboutir. En cheminant
ainsi méthodiquement de proche en proche, par plusieurs routes,
et en partant de points divers, on est presque toujours arrivé au
même centre, à l’tnde asiatique: non pas à l’Inde des temps
fabuleux, mais à l’Inde historique, à l’Inde qui nous est parfaite-
ment connue. C'est à cette source que remontent indubitable-
ment les contes populaires écrits déjà depuis plusieurs siècles
dans les livres arabes, persans, tartares, chinois, etc. C’est à
cette même source que l’on peut attribuer la plupart des contes
populaires recueillis au moyen âge et dans les temps actuels
chez presque tous les peuples de l’Europe. Au surplus, un exa-
men attentif et minutieux démontre qu’un très grand nombre de
nos récits merveilleux et populaires renferment une foule d’idées
fondamentales, une foule de détails de tout point conformes aux
idées, aux traditions, aux mœurs et aux usages de l’Inde brah-
manique ou bouddhique ; telles sont, par exemple, la métem-
psycose, la polygamie, la manière de considérer certains ani-
maux. Enfin, pour une multitude de contes, on peut suivre
historiquement et pas à pas les différentes étapes du voyage
qu’ils ont dû faire pour arriver jusqu’à nous. On parvient égale-
ment à démontrer par des procédés analogues qu’un bon nom-
bre des légendes mythologiques de l’Hellade, de l’Italie, de la
Germanie, qui nous ont été transmises par les poètes et les écri-
vains de ces contrées, ne sont que des récits merveilleux emprun-
tés aux mêmes sources que nos contes populaires.
Quant à la manière dont ces contes se sont répandus partout
aux époques peu littéraires et peu civilisées, tout indique
qu’elle s’est produite autrefois comme aujourd'hui et plus
encore qu’aujourd’hui parla transmission orale, par la circulation
des voyageurs, des marchands, des soldats, des ouvriers, par les
pérégrinations de conteurs de profession, comme les ménestrels,
BIBLIOGRxVPHIE.
2o3
les baladins, les orateurs de foires, etc. etc. M. Cosquin peut
donc conclure à bon droit que la voie orale explique sans diffi-
culté et sans avoir besoin de recourir à des hypothèses plus
ingénieuses que fondées, la diffusion, l’émigration successive des
contes dans toutes les parties du monde, surtout parmi les
classes inférieures des sociétés.
Après s’être ainsi placé sur le terrain solide des faits histo-
riques, faciles à contrôler, M. Cosquin fait très aisément ressor-
tir l’absurdité et le ridicule de ces thèses prétendues savantes
qui s’efforcent de nous montrer, dans les naifs récits des veillées
populaires, de petits drames cosmiques „ ayant pour acteurs
le soleil, l’aurore, les nuages, la nuit, l’iiiver, l’ouragan, et qui
vont même jusqu’à trouver dans La laitière et le pot au lait, ou
dans la fable du Renard et du Corbeau, des mythes solaires et
lunaires, dans lesquels nous voyons l’aurore rire, danser, célé-
brer ses noces avec le soleil, et la lune tomber devant l’aurore
matinale comme le renard fait tomber le fromage du bec du cor-
beau.
C’est ainsi que M. Cosquin fait justice deces théories hasardées
et prétentieuses qui ne peuvent que jeter le discrédit sur la
science des origines; c’est ainsi qu'il réduit la question des
contes populaires à ses justes proportions. Si elle ne peut plus
s’appeler du nom ambitieux de mythographie, elle n’en reste pas
moins une science très intéressante et très utile à l’iiistoire géné-
rale, à rethnographie, etc. Poursuivie méthodiquement, elle
peut donner des résultats très importants pour l’étude com-
parée des races, des langues et des littératures. M. Cosquin
n’aura pas peu contribué à lui assigner son véritable but et son
vrai rôle. Telles sont, en résumé, les idées principales qu’il déve-
loppe dans l’introduction ; pour les mieux faire connaître, nous
nous sommes servi le plus souvent de ses propres expressions.
Nous ne pouvons, on le comprend, examiner ici chacun des
cent contes lorrains publiés par M. Cosquin; encore moins pou-
vons-nous analyser en détail les savantes remarques dont il fait
suivre chacun do ces récits populaires ; ce genre de commen-
taires n’est guère susceptible d’analyse. Les contes lorrains y
sont rapprochés de milliers de contes semblables ; l’auteur nous
fait comme toucher du doigt leurs origines et leurs migrations,
les transformations et les modifications qu’ils ont subies d’après
le génie, les mœurs, les caractères des peuples divers qui leur
ont donné l'hospitalité. Avec les deux appendices, sur la légende
de Barlaam et Josaphat et les deux Frères égyptiens, ces lumi-
204 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
neux commentaires prouvent surabondamment, dans leur
ensemble, l’opinion que l’auteur a cru devoir embrasser sur l'ori-
gine des contes européens. La vaste et sûre érudition de M. Cos-
quin, son jugement exquis, la clarté de ses déductions, la sobriété
de ses conclusions, tout -cela donne à son livre une grande et
légitime autorité. Même les savants qui n’admettront pas toutes
les idées de l’auteur ne pourront s’empêcher de voir dans les
Contes lorrains un des ouvrages les plus complets, les plus soli-
des sur la matière.
Ce qui rehausse encore les nombreux mérites de ce livre,
c’est, au contraire de tant d’auteurs médiocres qui ne savent
assez faire ressortir la valeur de leurs soi-disant découver-
tes, c’est l'absence de toute prétention, de toute exagération.
Que de lectures, que de recherches, que de travaux prélimi-
naires, que de textes sévèrement contrôlés, il a fallu accumuler
pour arriver au résultat où est parvenu M. Cosquin. Il n’en fait
aucun étalage; on n’y trouve pas la moindre affectation dans
l’énumération de tant de sources, dans la citation de tant
d’ouvrages. Malgré l'immense savoir de l’auteur, tout est clair,
net, simple, parfaitement digéré, facile h saisir et à comprendre.
Tout se déroule naturellement, sans effort et sans fatigue. On
sent que l’auteur est absolument maître de son sujet, et la
manière dont il dispose et développe ses arguments fait que les
preuves parlent suffisamment d'elles-mêmes. Si nous ne nous
trompons, cette sobriété, cette clarté et cette modestie sont la
marque du vrai talent et de la véritable science.
V. B.
VI
La France coloniale : Algérie, Tunisie, Congo.... et les autres
colonies françaises considérées au point de vue historique, géo-
graphique, ethnographique et commercial, par A. M. G. (Frère
Alexis-Marie Gochet), membre des Sociétés de géographie de
Bruxelles et de Paris, etc. Grand in-8°, de Syo pages, orné de
nombreuses gravures et de cartes. — Tours, Marne et fils, édi-
teurs, 1886.
La question coloniale est toute d’actualité, et le livre qui nous
BIBLIOGRAPHIE.
20 5
occupe arrive en son temps. Plusieurs nations sont prises en
vérité de la fièvre des annexions coloniales, et la France notam-
ment y cherche, dirait-on, le remède au malaise social qui la
trouble et à l’impuissance où elle est de s’étendre en Europe.
L’Allemagne fait de même, sans doute pour une autre cause :
elle a une remarquable exubérance de population qui s’expatrie
aux États-Unis, à la Plata et ailleurs, au milieu de pays qui ne
sont pas allemands.
Le prince de Bismarck, en homme d’État qui voit l’avenir, s’est
dit qu’il était préférable de diriger ce flot de peuple germanique
vers des contrées sans maître, pour y fonder des colonies qui
fussent allemandes, ethnographiquement et politiquement par-
lant.
Dans l'exécution de ce projet, il devait se trouver en pré-
sence d'une puissance, l’Angleterre, dont le pavillon couvrait non
seulement toutes les côtes fertiles et colonisahles de l’Afrique et
de l’Océanie, mais qui pouvait prétendre à la possession d’une
foule de points sur lesquels les nalionaux anglais trafiquaient
en maîtres, sans que leur gouvernement eût pris la précaution
de se les annexer officiellement.
Pour faire échec à l’Angleterre et lui arracher des lambeaux
de possessions douteuses, l’Allemagne seule était trop faible,
c’est pourquoi elle sentit le besoin de s’unir dans ce but à la
France, qui avait les mêmes visées. Cet accord tacite explique la
facilité avec laquelle la France a pu en quelques années s’em-
parer d’importants pays, nonobstant la résistance anglaise, mais
sans exciter aucune réclamation de la part du gouvernement
allemand, c^ui y a cependant aussi intérêt. Pendant ce temps,
l’Allemagne faisait reculer les Anglais à Angra-Pequena_, au
Cameron, à Zanzibar, dans la Nouvelle-Guinée et ailleurs.
L’Angleterre, préoccupée par les graves embarras qui lui
étaient suscités par le Mabdi en Afrique, et par les Russes en
Asie, a dû céder ses droits de premier occupant dans beaucoup
de lieux, dont l’Allemagne a fait ses colonies et dont l’étendue
nous étonne déjà. Celle-ci n’avait rien il y a quatre ans, et aujour-
d’hui elle possède officiellement un territoire, peu peuplé il est
vrai, mais d’une surface de plus de 2 000 000 kilomètres carrés,
soit 4 fois celle de la métropole, avec la perspective d’une aug-
mentation certaine dans l’avenir.
Quant à la France, l’auteur de l’ouvrage que nous analysons
nous dit qu’elle n’est pas restée en arrière dans cette chasse aux
colonies, et que même elle en a pris l’initiative en 1881 par l’an-
2o6 revue des questions scientifiques.
nexion de la Tunisie ; en même temps, elle a su profiter d’heu-
reuses circonstances pour s’annexer en Afrique, outre la Tunisie,
le haut Sénégal, le haut Niger, le Congo occidental, et préparer
la soumission de Madagascar ; en Asie, elle a conquis le Tonkin
et l’Annam, qui, ajoutés à la Cochinchine et au Cambodge, lui
présagent un établissement du premier ordre, avantageusement
situé aux portes de l’immense empire chinois.
“ En somme, c’est la France qui a le plus grandement étendu
son domaine colonial dans ces derniers temps. Alors que, il y a
six ans, ses possessions se chiffraient par une population de 5 à
6 millions d’habitants sur un territoire de i ooo ooo de kilomè-
tres carrés, aujourd’hui elle peut prétendre dominer, si elle le
veut sérieusement, sur 3oooo ooo d’âmes, occupant un territoire
cinq ou six fois plus étendu que la métropole. „
Si telle est l'importance politique et commerciale des colonies
françaises, ajoute l’auteur, “ il est du devoir de chaque citoyen
français, quel que soit son âge et sa position sociale, d’en avoir
une notion exacte, raisonnée, réfléchie, basée sur une étude
sérieuse. Un dédain trop absolu, une ignorance trop accusée
serait tout aussi coupable qu’une forfanterie exagérée, qu’un
enthousiasme trompeur et imprudent. En pareille matière, il faut
juger sainement des choses, et pour bien juger, il faut con-
naître. ,
Après cette introduction, le F. Alexis examine ce qu’il faut
entendre par colonies, et il en distingue de plusieurs sortes :
1° Les simples comptoirs de commerce, loges ou factoreries, qui
sont établis plus ou moins temporairement, sur les côtes
d’Afrique par exemple, pour faciliter les échanges avec les indi-
gènes.
Les colonies de commerce servent aussi à exploiter des pays
riches et peuplés, mais elles ne sont profitables qu’aux nations
dont la marine atteint une certaine supériorité. La prospérité
de ces établissements dépend de leur situation et non de leur
étendue.
2“ Les colonies dites à cidtures, ayant pour objet les planta-
tions de denrées qui exigent le climat tropical ; coton, café,
épices; elles demandent de puissants capitaux, et sont exploitées
par dos colons européens dirigeant le travail des indigènes ou
des races propres au climat chaud : telles sont les Antilles, Bour-
bon, l'Inde, la Cochinchine, le Tonkin.
3'^ Les possessions proprement dites, ou les colonies de peuple-
ment, qui sont de vastes territoires acquis pour des raisons poli-
BIBLIOGRAPHIE.
207
tique.s mitant que coinmerciales. Situées sous un climat sup-
portable pour notre race, elles sont susceptibles d’être peuplées
de colons européens, tout en conservant plus ou moins leurs
races indigènes : Algérie, Australie, Canada.
Mais quels sont les avantages des colonies ? C’est de dévelop-
per le commerce, la marine, l’influence politique de la métro-
pole. Elles lui procurent des matières premières pour l’industrie,
telles que le coton, la soie, les métaux, ainsi que les denrées
coloniales que l’Europe ne cultive pas, comme le caf<*, les épices.
Les colonies reçoivent en retour de la métropole les produits
manufacturés; des tissus, des armes, des machines; elles réagis-
sent ainsi sur l’industrie même de la mère patrie en lui donnant
du travail et des bénéfices, par suite un accroissement de la
richesse publique.
Les colonies profitent à la marine marchande nationale, en
utilisant ses navires, et à la flotte de guerre en lui donnant des
points de ravitaillement de munitions et de charbon, des chan-
tiers de construction et de réparation, qui lui permettent de
stationner dans .les mers lointaines, d’y combattre l’ennemi,
sans être obligée de rentrer intempestivement dans les ports
nationaux.
“ La colonisation est la forme expansive d’un peuple, dit
M. Leroy-Beaulieu, c’est sa puissance de reproduction; c’est sa
dilatation et sa multiplication à travers les espaces ; c’est la
soumission de l’univers ou d’une vaste partie à sa langue, à ses
mœurs, à ses idées et à ses lois. „ Il ajoute un mot d’une incon-
testable vérité ; “ Le peuple qui colonise le plus est le premier
peuple; s’il ne l’est pas aujourd’hui, il le sera demain. „
“ La colonisation est pour la France une question de vie ou
de mort, continue-t-il; ou la France deviendra une grande puis-
sance africaine, ou elle ne sera, dans un siècle ou deux, qu'une
puissance européenne secondaire; elle comptera alors dans le
monde cà peu près comme la Grèce compte en Europe. „
Ce qui a manqué jusqu’ici à la France, c’est l’esprit de suite
dans sa politique coloniale. La colonisation a été reléguée au
second plan dans la conscience nationale.
Malheureusement, une chose plus importante encore manque
à la France pour coloniser : ce sont les colons.
On sait avec quelle lenteur désespérante s’accroît la popula-
tion de la France, où beaucoup de départements se dépeuplent
même. Au dehors, la race française n’est vraiment prospère
qu’au Canada, où elle compte plus de i million de descendants.
2o8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
magnifique résultat, dû surtout à la conservation de la foi et à la
simplicité de mœurs des premiers colons, aussi bien qu’au régime
de liberté dont ils ont joui sous la domination anglaise.En réunis-
sant tous les représentants de race française à l’étranger, on
arrive à un total de deux millions ou deux millions et demi d’in-
dividus, ce qui est bien peu dans la masse des 8o millions de
descendants de races européennes, peuplant l’Amérique, ou
dispersés dans les quatre parties du monde, et parmi lesquels
domine le sajig anglais, germain, espagnol et portugais.
L’auteur passe ensuite en revue l'histoire de la colonisation
française depuis les temps gaulois jusqu'à nos jours.
La France a plus d’une fois fait des conquêtes au dehors de
son territoire actuel ; mais, comme le faisait déjà remarquer
M. d’Omalius d’Halloy dans son ouvrage sur les races humaines,
elles lui ont généralement échappé, sans doute à cause de ses
trop nombreuses aventures guerrières en Europe.
Après la chute de Napoléon, il ne lui restait rien, et il a fallu
tout recommencer. Quelques lambeaux lui ont été rendus
en i8i5 par l’Angleterre; puis, en i83o, les circonstances ont
provoqué la conquête de l’Algérie. Napoléon III a commencé
celle de l’Indochine française, que la République a eu la chance
d’achever, en s'emparant en outre de pays importants, tels que
la Tunisie, le Congo, Madagascar, etc.
En somme, la France est maintenant bien pourvue de colo-
nies excellentes et peut se passer d’en chercher encore. L’ave-
nir nous dira le parti qu’elle saura en tirer, il nous dira si cette
expansion ne lui apportera pas plus d’embarras que de profit.
Après ces considérations générales, l’ouvrage du frère Alexis
ouvre un chapitre particulier pour chaque colonie. Il en fait
d’abord l’historique, en notant les circonstances qui en ont amené
la première occupation et le développement. La description
géographique est ensuite traitée, puis le côté économique et
commercial est passé en revue ; de nombreuses notes descrip-
tives extraites de divers écrivains donnent à cette exposition un
aspect varié, pittoresque et agréable et rendent la lecture de
l’ouvrage plus intéressant.
11 faut signaler aussi les cartes géographiques et les nom-
breuses gravures dont les pages sont enrichies, et l’excellente
exécution typographique dont M. Marne a voulu favoriser l’œu-
vre de notre auteur. Un livre gagne beaucoup a être bien
imprimé.
Rappelons en terminant que le frère Alexis n’est pas pour
BIBLIOGRAPHIE.
209
nous un inconnu. Il est membre de notre Société scientifique, et
plusieurs fois ses nombreux ouvrages de géographie scolaire ont
été mentionnés dans cette revue bibliographique.
X.
VII
Les Aztèques, histoire, mœurs, coutumes, par Lucien Biart.
Paris, Hennuyer i885.
La Bibliothèque ethnographique ou Histoire générale des races
humaines, publiée à Paris avec la collaboration de MM. de
Quatrefages et Hamy, doit comprendre plus d’un ouvrage sur
les peuples du nouveau monde. M. Biart lui-même compte leur
consacrer de nombreuses monographies. Sans attendre qu’il y
complète son tableau ethnographique, il convient de signaler
dès aujourd’hui son intéressante esquisse de la tribu des
Aztèques.
Sur cette race étrange, qui a fourni à tant d’écrivains un
thème inépuisable, la science est très loin d’avoir dit son der-
nier mot. Il reste à déchiffrer maints hiéroglyphes et à explorer
plus de monuments que l’on ne pense. La question des origines
surtout est toute hérissée de problèmes ardus. Mais les conscien-
cieuses recherches commencées dès le xvi® siècle par les mis-
sionnaires, et poursuivies maintenant avec ardeur, au Mexique
comme en Europe, ont réuni assez d’informations pour qu’il
soit possible de reconstituer en partie, dans ses grandes lignes,
ce mystérieux Anahuac. M. Biart s’y est essayé. Dans un livre
substantiel, agréable, orné de bonnes gravures, il a groupé les
traits saillants, épars jusqu’ici dans des ouvrages sans nombre.
Il s’en est tenu principalement à Glavigero, tout en consultant
les autres sources de l’érudition américaine. Les Aztèques sont
un résumé judicieux, quelquefois pourtant trop fidèle, des
travaux antérieurs. Ceux-ci auraient dû passer plus souvent au
crible. En y puisant de confiance, on s’exposait à répéter des
erreurs.
Il y aurait donc lieu à des réserves, et sur le fond du livre, et
sur quelques expressions écrites, pensons-nous, sans intention
XXI U
210
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
désobligeante pour les croyances chrétiennes, mais en tout cas
malheureuses.
L'Aztèque contemporain.
Les pages où l’auteur nous a le plus charmé par son exacti-
tude et son talent d’exposition sont celles où il nous présente
l’Aztèque moderne. Coutumes, traditions, remèdes populaires,
préjugés, y figurent avec des détails qu’un long séjour au milieu
des indigènes et une observation patiente ont seuls pu révéler.
Ici encore pourtant un Mexicain trouverait à chicaner sur
quelques descriptions superficielles ou inexactes, sur des usages
trop généralisés. 11 n'eût pas été inutile non plus de signaler
certains faits, assez caractéristiques, et, par exemple, cette extra-
ordinaire longévité des Indiens consacrée par le proverbe :
Cuando el Indio canece, el EsqxiTiol no parece ; puis encore l’in-
croyable force de leurs jarrets (i). Même dans des districts
sillonnés de caminos reales ou de voies ferrées, nous les voyons,
le corps fortement incliné en avant, conservant toujours le petit
trot, transporter à dix lieues et plus de pesants fardeaux. Il
semble même qu’ils cheminent moins à l’aise sans le filet chargé
ou la cage à claire-voie. La corde qui retient celle-ci, le
mecapal, leur passe sur le front et fait supporter à la tête une
bonne partie du poids, à peu près comme chez les huit cents
porteurs d’eau de la capitale, et exactement comme chez les
anciens Aztèques de plusieurs provinces (2). Cette coutume ne
rendrait-elle pas compte de la déformation que présentent
quelques crânes ? L’aplatissement, fréquent et intentionnel chez
d’autres peuples de race nahuatl, ne l’était pas chez les
Aztèques, du moins aux derniers temps de leur empire.
A mentionner encore leur ambition de posséder un peu de
terre et d’agrandir sournoisement leurs propriétés. C’est souvent
le but de leurs intrigues et de leurs coalitions contre les
blancs (3). On nous cite telle localité où, de génération en
(1) On sait que beaucoup d’indiens du Michoacan visitent fréquemment le
Santo Cn'sto de Esquipulas, bien avant dans le Guatemala. Ils font ainsi à
pied, à l’aller et au retour, un millier de lieues par des chemins difficiles.
(2) Get usage semble originaire du sud, à en juger par d’antiques figurines
mayas conservées à Mérida et ailleurs. Voyez aussi Mendieta, Historia eccl.
indiana, lib. II, c. xx, p. 1 1 2.
(3) Pimentel, Memoria sobre las cctusas que han originado la siiuacion
actuttl de la raza indîgena, p. 205.
BIBLIOÜRAPHIE.
21 1
génération depuis près d’un siècle, chaque lialiitant donne un
Üaco (i) tous les dimanches, pour les frais d’uii procès toujours
renouvelé : il s’agit de disputer à un créole un petit champ,
que les Indiens prétendent avoir été donné à leur village par les
rois d’Espagne.
Au point de vue des études ethnographiques, il est utile de
constater chez les Aztèques actuels la persistance des antiques
coutumes. Citons, entre mille autres détails ; leur système de
labourage et do culture ; leurs procédés pour trouver dans les
végétaux des couleurs vives et des mordants ; la manière de
travailler V'dztli ou obsidienne, justement comme faisaient leurs
ancêtres 12) ; cet art admirable de reproduire toutes sortes d’ob-
jets et de graver finement la calebasse (3) ; les secrets qu'ils se
transmettent do père en fils sur des gisements aurifères ; la
vénération dont jouissent les descendants des caciques ; les
règles très précises de savoir-vivre qu’ils observent entre eux.
Rien n’est curieux comme de voir deux Indiens déguenillés,
s’aborder le chapeau bas, se baiser l’un à l’autre leurs mains
calleuses et noires, puis, dans leur langue si harmonieuse et si
expressive, réciter tous les deux en même temps les nombreuses
salutations que prescrit leur antique code de politesse.
Les danses de caractère subsistent sur quelques points, et
dans les récitatifs qui les accompagnent parfois, se retrouvent
des débris de traditions primitives (4). De temps en temps l’on
y voit reparaître les masques, les manteaux de plume, le huehueti
et le ieponaztU aux sons lugubres. Les danses religieuses sont
plus fréquentes que ne le ditM. Biart, et nous savons avec quelle
peine le clergé les bannit de l’église. Il est vrai que les danseurs
alors sont graves et réservés : souvent tout se réduit à maiapier
le pas en mesure.
Quelques-uns de ces traits ont été signalés chez d'autres races
(1) Sept ou liuit centimes de la monnaie française.
(2) Gfr. Mendieta, Ilistoria eccl. indiana, édition G. lcazhalceta,\. IV, c. xii,
p. 406.
(3) La joaillerie, si florissante autrefois, a disparu, mais en laissant bien
des traces. M. Biart se trompe, quand il dit qu’on ne trouverait au nouveau
monde aucun spécimen de cet art merveilleux (Aztèques, p. 243). Il existe, en
assez bon nombre, des anneaux en filigrane et d’autres bijoux du travail le
plus fin.
(4) Gfr. Archives de lu Commission scientifique du Mexique, tom. 1, p. 136.
Si nous ne nous trompons, plusieurs de ces danses ont une origine maya,
et peut-être asiatique. La peinture 76 du codex Borgiano parait la reproduc-
tion d’une danse orientale.
212
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
américaines, plusieurs sont un héritage datant de bien loin, et
font mieux comprendre certaines figures de la pictographie
mexicaine. Que ce soit notre excuse pour les avoir consignés
ici.
Au résumé, ces détails, et d’autres cjue M. Biart fournit en
grand nombre tu, accusent non seulement la fixité de la
race, la pureté du type, l’identité du caractère, mais encore une
invincible obstination dans les usages d’autrefois. De la vie
antique, un seul côté s'est effacé sans retour. Féroce autrefois,
cruel jusque dans l’éducation domestique, voué à un culte
abominable, l’Aztèque s’est adouci en devenant chrétien. Les
indigènes convertis sont généralement humains, pacifiques,
indifférents même aux jeux sanglants des taureaux. Mais, par-
tout ailleurs, c{uelle ressemblance saisissante avec l’ancienne
société mexicaine ! Les peintures et les chroniques du xvi' siècle
semblent copiées de scènes que nous avons sous les yeux.
Aujourd’hui encore, les débris des anciennes peuplades conti-
nuent à défendre, contre les envahissements de la civilisation
étrangère, leurs institutions sociales et administratives, les céré-
monies des mariages et des sépultures, les marchés, les fêtes, et
ces repas où dominent toujours la tortilla, les frijoles, Yatole (2),
avec exclusion systématique des usages européens.
Les lacs de Texcoco et de Ghalco portent encore des Chinam-
pas, ces îlots artificiels flottants, que la nécessité força les
Aztèques du xiv® siècle à transformer en jardins potagers.
C’est toujours aussi dans les fêtes cette profusion de fleurs, ce
goût passionné et universel pour les fleurs, dont tous les docu-
ments primitifs nous apportent de si curieux témoignages.
Par un contraste étrange, tandis que les indigènes demeurent
réfractaires à notre civilisation,tandis que beaucoup de coutumes
héréditaires restent debout immuables et comme indestructibles,
le climat en bien des points s’altère sensiblement. Telles villes,
jadis réputées salubres, sont d’un séjour dangereux. Pour ne
mentionner ici qu'une des causes de cette transformation, cer-
(1 ) Les Aztèques, pp. 217 sqq., p. 249, etc.
(2) Pour figurer la prononciation des noms hispano-mexicains, M. Biart
écrit atoll', frijolès, zapoté, etc. Nous n'oserions suivre ce système, qui ne tient
nul compte de l'accent tonique, et qui nous paraît peu conséquent : il aurait
fallu également représenter pulque par poulgué, chico par tchico, et ainsi de
suite. Au lieu de transcrire simplement les noms aztèques, et d'observer les
règles grammaticales, qui exigent, par exemple, mexicatl au singulier, mexica
au pluriel, nous nous sommes tenu à l'orthographe communément adoptée.
BIBLIOGRAPHIE.
2i3
tains districts se déboisent avec une rapidité alarmante. Comme
l’a justement remarqué M. Biart, on voit presque du jour au
lendemain les champs s’élargir et les forêts disparaître, surtout
depuis la construction des chemins de fer. Faute de houille, les
machines à vapeur ne consument guère que du bois. Nous pou-
vons ajouter que les coupes imprudentes, faites depuis vingt
ans, au Rio-Frio par exemple, non seulement ont modifié le
régime des pluies, mais encore ont notablement changé l’état
sanitaire de Mexico. Les vents violents des plaines d’Apam,
arrêtés autrefois au Rio-Frio et par les hauteurs voisines, arri-
vent maintenant à la capitale dans toute leur force, et, au dire
des médecins, y ont rendu la pneumonie endémique (i).
En voilà assez pour le Mexique moderne. Plusieurs écrivains,
à force d’exagérer et de dénigrer, n’en ont produit que des cari-
catures. M. Biart nous donne un tableau vivant et réel, (pioiqu’il
n’ait touché ce sujet qu’en passant (2). Son objet principal était
de révéler le Mexique ancien, de réunir tout ce que l’on en sait
pertinemment.
On n’attend pas que nous analysions à ce point de vue un
livre qui est lui-même un rapide résumé. Sans nous attarder à
tous les details qui nous paraissent contestables, bornons-nous
à quelques remarques sur des questions générales : sur l’ethno-
génie des Aztèques et des diverses races qui peuplèrent le Mexi-
que, sur les relations qu’elles eurent entre elles et avec l’Asie,
sur les constructeurs de pyramides, enfin sur la destruction des
pictographies, qui constituent une source importante de l’eth-
nographie aztèque.
Ethnologie mexicaine.
Dans les lettres de Fernand Cortès et d’autres relations bien
authentiques, M. Biart a pris sur le vif la société mexicaine au
(1) C'est une des causes de la grande mortalité de Mexico. Pour une popu-
lation de 300 000 âmes environ, les statistiques officielles accusaient, en 1885,
13189 décès et 1753 naissances. Ce dernier cliiü're est pourtant beaucoup
trop faible. Il ne représente sans doute que les naissances enregistrées à
l’état civil. Or un grand nombre de familles négligent les formalités légales.
Le fait est qu’en dépit des chiffres officiels, la population paraît augmenter.
(2) Il l’a développé en d’autres publications, que nous n’avons pu con-
sulter.
214
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
temps de Moteciihzoma Xocoyotzin (i). Il a pu raconter aussi les
règnes précédents, et fournir sur les pérégrinations aztèques
quelques données généralement admises. Au delà, dans l’ethno-
génie des Nahoas, on se heurte à des c|uestions plus obscures
encore qu'intéressantes. Il n'y a plus, à première vue, qu'un
pêle-mêle inextricable d’opinions contradictoires. Quand on étu-
die les origines, la première impression, et chez beaucoup aussi
la dernière, est le découragement et le scepticisme. Mais, s'il est
difficile de donner à ces problèmes une solution définitive, ne
peut-on au moins en poser nettement les ternies, et chercher à
fixer le point où s’arrêtent nos connaissances? M. Biart n’y a
peut-être pas toujours réussi. Sur les questions d’origine qu’il
effleure, son livre contient quelques jugements sommaires,
parfois bien hasardés.
Il serait moins utile de les discuter un à un que d’exposer à
grands traits l’ensemble de la question. Soit dit une fois pour
toutes : les conclusions acquises à la science sont en petit nom-
bre, presque tout est conjecture; mais, hypothèses pour hypothè-
ses, nous avons tâché d’exposer ici les plus plausibles. Nos indi-
cations seront forcément un peu vagues : pour traiter en détail
ce sujet où convergent tant de sciences, il eût fallu écrire un
volume, et consigner ici des théories dont demain peut-être il ne
restera rien.
En prenant pour base les traditions, les usages, la classification
des langues et quelques caractères anthropologiques, les peuples
de rAnahuac (2) se ramènent à trois groupes : les Otomis au
centre, les Mayas-Quichés au sud, les Nahoas qui vinrent du
nord se superposer aux habitants primitifs. Ces peuples se sont
plus ou moins mêlés et leurs civilisations ont déteint les unes sur
les autres. Un mot sur chacune d’elles, afin de mieux compren-
dre les Nahoas, ainsi que les Aztèques, qui leur appartiennent.
I, Otomis. — Les Otomis, répartis actuellement dans les États
de Queretaro, Puebla, Vera-Cruz, Michoacan (3), etc., présentent
un caractère essentiellement primitif, et mériteraient de fixer
(Ij Tel est, d’.nprès Orozco y Berra, le vrai nom de Montéztima IL La forme
Mouteczuma se rencontre fréquemment aussi.
{‘■2) Ce nom, réservé d’abord à la vallée de Mexico, a désigné plus tard tout
l'empire aztèque, avec les royaumes des Acolhuacan, Tlacopan, Michoacan
et d’autres de moindre importance; Bancroft l’étend au territoire compris
entre 18® et 21* sur l’Atlantique, et 14* et 19* sur l’océan Pacifique.
(3) Gfr. Apitntes para la corografia g la estadistica de Michoacan.
BIBLIOGRAPHIE.
2i5
davantage l’attention des ethnographes : confinées de bonne
heure dans les montagnes et vivant isolées, plusieurs de ces tri-
bus virent passer à leurs pieds les flots des émigrations étrangè-
res, sans guère en subir le contact. Beaucoup ne sortirent de
l’état sauvage que vers le xv® siècle.
Antérieurs aux premiers Nahoas, qui semblent remonter à la
pierre polie; antérieurs à la race Maya-Quiché qui travaille déjà
le cuivre à l’état natif; antérieurs probablement aussi aux colo-
nies nègres, dont le Mexique a gardé des traces non équivo-
ques (i), les fils d’Otomitl apparaissent dès l’époque paléolithi-
que, habitant les cavernes, menant une vie sauvage et adonnés
à la chasse. Ils ont laissé dos vestiges, assez douteux il est vrai,
d’un culte zoolâtrique. Leurs nombreux dialectes, cpii aujourd’hui
encore varient d’un village à l’autre et qu’ils appellent hiâ-hiü,
sont nettement monosyllabiques. Le type, tel qu’il s’est conservé
à travers tant de siècles, les rapproche de la race mongole.
L’homme vivait au Mexique avant les derniers bouleverse-
ments qui ont donné au continent américain sa configuration
actuelle (2). Cette race, contemporaine des grands proboscidions
disparus, n’est peut-être autre que les Quinames ou Quinametzi
des traditions mexicaines, et ceux-ci doivent s’identifier avec les
Otomis.
A eux aussi se rattachent les Meca. Les Nahoas appelèrent
ainsi les tribus qui peuplaient l'immense région couverte par le
maguey (3). Les Ameca, Chahneca, Mexcalteca, Teochichimeca,
et nombre d’autres, étaient, suivant toute apparence, des Otomis
modifiés par des influences étrangères. Plusieurs, comme les
Jonaz des hauteurs de Guanajuato, avaient gardé la langue et
les coutumes primitives; tandis que les Tarahuinares de Chi-
huahua parlaient déjà un dialecte nahoa. Un mélange plus
intime encore avec les Nahoas du nord produisit des tribus
mixtes.
Chichi mecati, dans la langue aztèque, est devenu synonyme de
sauvage, et, sous la plume des premiers historiens, Chichiineca
désigne les tribus de civilisation inférieure. Toutes paraissent
(1) Chavero, Mexico « tracés de los siglos, 1. 1, p. 63.--Orozco y Berra,///sl.
antigua de Mexico, 1. I, p. 107 sqq.
C2) M. Adrien Arcelin, avec la très haute compétence qu'on lui connaît,
a tenu les lecteurs de la Revue des questions scientifiques au courant des tra-
vaux récents sur l’existence de l’iiomine en Amérique aux débuts de l’époque
quaternaire.
(3) Metl (maguey) donne par formation régulière meca (gens du maguey).
2i6 revue des questions scientifiques.
avoir été altérées dans des proportions diverses, par l’absorp-
tion d’élément i nahoas. Mais, au fond, elles rentrent plutôt dans
la catégorie des Meca et des Otomis, à en juger par les usages,
par les dialectes et par les traditions (i). Les Ohneca n’ont de
commun avec les vrais Meca, que le radical de leur nom : ils
dérivent, semble-t-il, de la race du sud. Les descendants d’Ulme-
catl, qui formèrent probablement un seul peuple avec ceux de
Xicalancatl, sont nombreux aujourd’hui encore dans l’État de
Puebla.
2. Manas-Quichés. Cette race, dit M. Biart, est la plus ancienne
dont on trouve la trace sur un des points du Mexique moderne.
Elle nous paraît, au contraire, postérieure aux Otomis et aux
Nahoas prétoltèques. Rien ne permet de la reculer au delà de
l’âge du cuivre, ou du moins de la période néolithique qui,
en Amérique, le précéda immédiatement.
Quoiqu’ils n’aient pas été les premiers en date, ces hommes
peuplèrent cependant dès une haute antiquité le Mexique méri-
dional. D’après leurs traditions, ils vinrent par mer, huit siècles
avant l’ère chrétienne, passant par les Antilles, où aujourd’hui
encore les aborigènes parlent une langue apparentée au Maya.
Votan, leur chef, fonda un empire bientôt florissant.
Leur civilisation, concentrée surtout dans les États actuels de
Yucatan, Gampèche, Tabasco et Chiapas, a débordé sur l’Amé-
rique centrale et reflué vers le nord, couvrant ces pays de tem-
ples, de palais et de forteresses. Ces monuments, remarquables
par la belle coupe des pierres, l’élégance de l’architecture, le
goût et la richesse de l’ornementation, ne sont point l’œuvre
d’une génération ni d’un peuple. Les uns appartiennent aux
Mayas, qui s’étendaient dans la péninsule yucatèque jusqu’au
Rio Usumacinta, les autres aux Quichés proprement dits, et aux
Cak-Chiquels, compris entre l’Usumacinta et le Soconusco,
embrassant le Chiapas, le Tabasco et même les terres hautes
du Guatemala. Les deux groupes se subdivisent encore, et au
total Mayapam Uxmal, Palenque (le vrai nom est Palemke), les
villes saintes de Itzâmal et de Chichen-Itza, le Lorillard-city de
M. Désiré Gharnay, offrent des différences assez marquées.
Partout cependant les constructions s’élèvent sur la pyramide
tronquée, sur le mound terminé en plate-forme; partout se
révèle le même caractère architectural, et, si les détails varient
(l)Ges traditions ont été conservées en partie par Motolinta et parMendieta,
Hist. eccl. indiana, lib. II, cap. xxxii et sq.
BIBLIOGRAPHIE.
217
notablement, il y a telles ruines, celles de Copan, par exemple,
qui paraissent former le trait d’union entre les types extrêmes et
marquer la transition (i).
Des hiéroglyphes gravés sur la pierre, des figures en relief aux
proportions correctes, aux formes élégantes, nous montrent chez
les peuples du sud une sculpture et une statuaire assez parfaites.
L’art maya-quiché, dans son ensemble, a parfois des tendances
égyptiennes ou, plutôt peut-être, assyriennes. Il trahit clairement
aussi à Nachan (Palenque) des influences nahoas, apportées
sans doute par les Zapotèques.
Avec des connaissances techniques et scientifiques surprenan-
tes, avec un degré de culture élevé, les rites et les idées religieu-
ses sont dégradés et inférieurs. Ils accusent de nombreux
emprunts à des peuplades distinctes. Le temps se calculait comme
chez les Nahoas.
Mais, si la civilisation maya-quiché a été fortement imprégnée
d’éléments étrangers, le caractère primordial et traditionnel a
toujours prévalu. Aujourd’hui encore quelques-unes des popula-
tions indigènes gardent, dans sa pureté, la langue et le type des
Votanides.
L’Indien yucatèque est brachycéphale, il a le front large, le
regard assuré et, par ses traits comme par son caractère, il oc-
cupe un rang à part parmi les indigènes du Mexique.
La langue maya paraît formée d'un élément agglutinant nahoa,
et d’un élément d’aspect monosyllabique. Elle est manifeste-
ment de la même famille que le quiché, le cak-chiquel et le
zutuhil (2).
Malheureusement, ces peuples qui attirent si vivement notre
intérêt sont un des plus grands mystères de ce mystérieux nou-
veau monde. Les fouilles ont amené peu ou point de résultats.
Les hiéroglyphes, tout différents des pictographies nahoas, sont
muets pour nous, ou du moins aucun essai de déchiffrement des
caractères calculiformes n’a rallié jusqu’ici tous les suffrages. Les
traditions sont enveloppées d’incertitude, et ici plus qu'ailleurs
l’imagination de certains auteurs s’est donné carrière. Si la
lumière se fait peu à peu, c’est gi'âce aux explorations de
M. Gharnay, grâce surtout aux patientes investigations de M. de
Gharenceyet d’autres américanistes(3).Getteannéemôme,rillus-
( 1) Gfr. Nadaillac, U Amérique préhistorique, pag. 332.
(2) Gfr. Fr. Pimentel, Cuadro descriptive y comparativo de las leuguas tndi-
genas de México.
(3) Gfr. Philipp Valentini, The Katunes of Maya hisiory,WoTcester 1880.
— Léon de Rosny, L’Interprétation des anciens textes Mayas, Paris 1875.
2i8 revue des questions scientifiques.
tre savant a publié le titulo de Totonicapan, document précieux
sur les légendes des Quichés du Guatémala. M. Brinton nous fait
connaîtreun travail du professeur Cyrus Thomas sur des manus-
crits mayas et nous annonce, de la part du docteur Forstemann
et du docteur Scliellhas, une étude complète sur le codex de
Dresde, qui forme avec les codices Peresiano, Troano et Corte-
siano la bibliothèque hiéroglyphique des Mayas.
Il n’entre pas dans notre plan d’indiquer toutes les questions
ethnographiques qu’ont soulevées les Mayas ; car ceux-ci n’ont
exercé sur les Aztèques qu’une influence médiate et indirecte.
Du reste,sur ce point comme sur toute l’Amérique préhistorique,
le bel ouvrage cle M. de Nadaillac fournit des données exactes
et suffisamment complètes.
3. XaJioas. Ce dernier groupe comprend les nations et les
tribus de langue naliuatl ou naJioa, chez lesquelles, du reste,
les institutions, les coutumes et les croyances attestent une
origine commune.
Le naJioa, qu’on a moins heureusement appelé idiome aztèque
ou mexicain, est aujourd'hui encore la plus répandue des lan-
gues indigènes. Elle a couvert de ses ramifications un vaste
territoire, depuis le Gila jusqu’au Soconusco, avec des inter-
ruptions peu considérables. Des dialectes de la haute Californie,
d’Arizona, du Nouveau-Mexique,du Texas en ont gardé la trace.
En descendant, nous la retrouvons tout le long de l’océan Paci-
fique, puis de cette côte jusqu'à Vera-Cruz, et plus bas jusqu’à
Escuintla. A une époque déjà lointaine, elle était pour l’Anahuac
et plusieurs pays de l’Ainériquecentrale (i)lalangue commerciale
et officielle, celle des cours et des ambassadeurs. Les marchands
aztèques l’établirent avec leurs comptoirs dans la péninsule
yucatèque et sur les côtes des deux océans.
Cette prodigieuse expansion n'a rien qui doive surprendre.
Polysynthétique et agglutinant, comme la plupart des langues
avec lesquelles il est en contact, le nahoa est pourtant d’une
structure à la fois plus savante et plus simple. Abondante,
harmonieuse, définissant la plupart des objets par leur nom
Mémoire sur la numération ... des anciens Mayas, Nancy 1875. Essai sur le
déchiffrement de l’écriture hiératique de l’Amérique centrale, Paris 1876. —
Le Muséon de Louvain a publié un travail de M. Henri de Charencey sur le
système de numération et tes conjugaisons des Mayas-Quichés.
(1) 11 est douteux que le Guatemala et le Nicaragua aient jamais été soumis
à l’empire de Tenochtitlan ; mais ces pays furent certainement visités par
des tribus nahoas.
BIBLIOGRAPHIE.
219
même, plus régulière dans ses fo mes grammalicales, plus
facile que l’otomi et d’autres idiomes voisins, la langue hien-
i<onnante (c’est le sens du mot aztèque iiahicafl), représente un
des types les plus élevés des langues américaines, et devait
naturellement dominer. Sa littérature n’est pas à dédaigner et,
avec les poèmes du roi Texcuan Nezahualcoyotl, elle a inspiré
des œuvres de mérite. D’assez nombreux travaux lexicographi-
ques, et tout récemment le dictionnaire de M. Ilemi Siméon,
ont permis d’apprécier la richesse et la perfection du vocaliulaire
mexicain (i).
La race qui propagea cette langue a marqué plus que toute
autre dans la civilisation américaine. En dehors de l’Anahuac,
elle a laissé un profond sillon dans les vallées de l’Ühio et du
Mississipi, comme dans toute l’Amérique centrale. Au IMexique
même, trois noms, d’après de récents ouvrages français, résu-
meraient son histoire : Toltèques, Ghichimèques, Aztèques; mais
il faudrait s’entendre sur la valeur des deux premiers termes,
et en ajouter un quatrième, celui des Nahoas jirétoltèques. Ex])li-
quons-nous.
Nahoas fhipaltèqaes. Bien avant la fondation de ce qu’on
appelle “ la monarchie toltèque „, les Nahoas occupaient plu-
sieurs points du Mexique actuel. Des différents peuples (pii cou-
vraient l’Anahuac alors que Tollan n’existait point encore, les
uns (comme les Quinanies) sont Otomis; d'autres, les Olmèques
par exemple, représentent la race du sud débordant sur le pla-
teau central; mais les Zapotèques, qui nous ont laissé les admira-
bles ruines de JMitla, et les Mixtèqucs étaient, suivant toute
apparence, des Nahoas, mêlés peut-être d'éléments otomis, et cer-
tainement d’éléments mayas (2). Ils formaient les avant-postes
de la grande armée émigrante qui, depuis plusieurs siècles, des-
cendait lentement vers le sud.
Les Nahoas, arrivés d’Asie, semhle-t-il,'dans la période néo-
lithique, se trouvaient établis, longtemps avant notre ère, dans
la vallée du Mississipi, et même d’un océan à l'autre. Refoulés
par des envahisseurs que M. Alfred Ghavero rattaclie à la race
maya-quiché (3), ils se groupèrent vers l’occident, et c’est de là
(1) Gfr. Briaton, The Studjj of the Nahuatl langnage, reprint from the
American Antiquarian, janvier 188G.
(2) Gfr. Bancroft, The Native liaces, t. V, p. 195, 20G sqq. — Nadaillac,
L Amérique préhistorique, p. 3G2. — Ghavero, Mexico et tracés de los siglos,
1. 1, pp. 239, 248 sqq., 272.
(3) Oqi. cit., p. 177.
220 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
qu’ils entrèrent dans les régions nord-ouest du Mexique moderne
pour se jeter plus tard en hordes serrées dans les fertiles pro-
vinces du centre.
La tradition les fait venir de Chicomoztoc^ les sept caves, sept
centres de tribus distinctes ; Huehnetlapallan^le. premier Tollan,
AtzÜan, etc. M. Bancroft, dont les ouvrages sont un des meil-
leurs répertoires de l’érudition américaine, mais qui n’a pas
toujours discuté les témoignages qu’il accumule, cherche au sud
le point de départ, et dirige le courant vers le nord (i). Nous
doutons fort que ce paradoxe s’implante dans la science. A notre
avis, il n’a été produit aucun argument qui doive prévaloir
contre les itinéraires hiéroglyphiques et leur interprétation tra-
ditionnelle. La route suivie pendant ces déplacements ethni-
ques nous apparaît encore dans les noms de villes, dans les
dialectes et dans certains types actuels des provinces septentrio-
nales. Sans être tout à fait concluantes, de récentes explorations
nous autorisent à placer Huehuetlapallan, un des principaux
centres nahoas, entre le Xila ou Gila et le Colorado, et la
majeure partie du Chicomoztoc dans les États deSonora (2) et
Sinaloa. Là se serait écoulée, depuis le iii^ siècle avant J.-C.
jusqu’au vF de notre ère, la période tlapaltèque, représentée par
les monuments du Gila. Les Nahoas d’alors, ainsi que les Yaquis,
les Opatas, les Mayos (3), qui en ont perpétué le type jusqu’à
nous, semblent, au point de vue physique, supérieurs aux hom-
mes de la même race que nous rencontrons plus tard dans
l’Anahuac (4).
Ces inductions, pour la plupart, ne dépassent guère la proba-
bilité. Il fallait néanmoins parler des prétoltèqnes, surtout des
derniers en date, c’est-à-dire des Tlapaltèques, parce que dans
leur civilisation primitive se trouve en germe tout l’avenir de la
race. Même dans les Aztèques nous reconnaîtrons plus d’un trait
de leurs lointains ancêtres.
Toltèques. Au sein des tribus groupées autour de Huehuetla-
(1) Bancroft, The Native Races, t. II, p. 1 17 et t. V, p. 219.
(2j En 1885, des explorateurs ont découvert, au milieu des forêts, à une
vingtaine de lieues de la vallée de Magdalena (Sonora), une pyramide de
4350 pieds de base et 750 de hauteur ; le revêtement est en blocs de granit
parfaitement travaillés. Nous ignorons si ces détails ont été contrôlés. Dans
tous les cas, ils sont encore trop vagues pour que nous osions rien en con-
clure.
(3) Faut-il rappeler que les Mayos n’ont rien de commun avec les Mayas ?
(4) Cfr. Chavero, Op. cit., pp. 107 sqq., 115, 269 sqq.
BIBLIOGRAPHIE.
221
pallan, éclata une longue et formidable révolution, qui inonda
bientôt l’Anahuac de hordes émigrantes. L’histoire de ces
déchirements est confuse. Toujours est-il que vers la fin du vi®
siècle de notre ère, sept tribus principales et d’autres moins con-
sidérables s’ébranlèrent et envahirent les provinces du sud et de
l’est. Sahagun appelle Toltèqne celle qui devait exercer sur le
Mexique une influence si décisive; mais ce mot, dans l’ethnogra-
phie américaine, n’a qu’une valeur douteuse, et l’on se demande
s’il a existé une nation historique ainsi nommée. Acceptons-le
faute de mieux, avec les renseignements que nous fournissent
les premiers historiens.
Une confédération de tribus, que nous confondons sous le nom
générique de Toltèques, quitta l’antique Tollan au vi® siècle, se
dirigea vers le sud et marqua, dans les villes de Tlapallanconco,
Xalisco et autres, les étapes de ses pérégrinations. Aux popu-
lations qu’elle rencontra en chemin, elle laissa bien des souve-
nirs de sa langue, de son calendrier, de son culte; mais elle-
même ne fut point entamée, et les émigrants étaient encore des
Nahoas sans mélange, lorsqu’ils se fixèrent enfin à une dizaine
de lieues du Mexico actuel. Les annales de Cuauhtitlan (appelées
aussi codex Ghimalpopoca, du nom de leur interprète) rappor-
tent à l’année 674 l’arrivée des Toltèques et la fondation de
de leur capitale, la nouvelle Tollan ou Tula. D’autres assignent
les années 660 ou 71 3 (i).
Dans les souvenirs des peuples de l’Anahuac, les Toltèques
personnifient les connaissances techniques, les sciences,, la civi-
lisation et c’est d’eux que toutes les nations postérieures en
reçurent l’héritage. Leurs notions astronomiques étaient déjà
remarquables. Les explorations faites cette année même à San
Juan Teotihuacan, les fouilles plus anciennes de Tula et Gholulo,
ont révélé un assez haut degré de civilisation matérielle. Est-ce
à dire que les Toltèques fabriquaient le verre et la porcelaine?
M. Désiré Gharnay en a cru tenir la preuve à Tula. Malgré toute
l’autorité de ce nom, il est douteux que les objets aient été trou-
vés dans un terrain non remanié. Plusieurs savants, M. de Na-
daillac entre autres, avaient exprimé déjà leurs craintes à ce
sujet ; et nous croyons celles-ci pleinement confirmées, à la suite
d’une excursion scientifique faite à Tula, il y a quelques mois à
peine.
Les chroniqueurs nous ont conservé quelques renseignements
(1) Gfr. Biart, Op. cit., p. 19. — Ghavero, Op. cit-, pp. 354 sqq.
222 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
positifs sur la “ monarchie toltèque „ ; tous disent aussi qu’elle
s’effrondra à la fin du xu siècle, ou au commencement du xii®,
pour faire place à la puissance chicliimèque ; mais à la suite de
quels événements ? Ici les données historiques et chronologiques
redeviennent des plus obscures. Une longue série de malheurs,
une sécheresse persistante, la famine, des maladies pestilentiel-
les, un schisme religieux et des divisions sanglantes détruisirent
en grande partie la nation : sauf quelques familles, le reste
émigra au Yucatan, à Chiapas, au Guatemala. Telle est la ver-
sion d’Ixtlilxochitl. D'après d’autres, l’empire, sans doute très
affaibli déjà, ne serait pourtant tombé que sous les coups des
Ghichimèques.
Chichi inècpf es. — Sur ce groupe considérable, qui depuis long-
temps s'imposait aux recherches des historiens, il règne parmi
les savants une anarchie complète. Pour les uns, c’est le peuple
déjà policé d’Acolhuacan, avec Texcoco comme capitale ; d’au-
tres y voient des tribus barbares venues des montagnes du nord,
ou bien les deux forces réunies (i). Alexandre de Humboldt,
Buschmann et plusieurs ethnographes contemporains les mettent,
à côté des Aztèques,au nombre des Nahoas.Pimentel était mieux
fondé à en faire un rameau du tronc otomi. Effectivement, les
Chichimèques parlaient bien au xiv® siècle la langue de Tenoch-
titlan; mais ils gardaient de nombreux débris d’un idiome plus
ancien, que nul Aztèque ne parvenait à entendre. Les tribus
chichimèques du nord différaient radicalement des Nahoas par
leur état social, leurs mœurs, leurs rites et leurs croyances. Enfin,
et l’on "a eu tort de ne point signaler ce témoignage, le codex
Ramirez distingue très nettement les Xahiiatlocales des Chichi-
mecas, et donne à ceux-ci, pour second nom, celui d: Otomies (2).
En coordonnant les traditions conservées par Juan de Tovar,
Mendieta, Pomar et Ixtlilxochitl, nous inclinerions à voir dans
les Ghichimèques, vainqueurs ou successeurs des Toltèques, des
tribus otomis déjà modifiées par le voisinage des Nahoas
tlapaltèques. Elles auraient subi le contre-coup des révolutions
qui bouleversèrent le Chicomoztoc, et ébranlées, poussées dès
le vil® siècle, elles se replièrent lentement vers le sud jusqu’à
Guauhtitlan et Amecameca. Les Toltèques les y rencontrèrent.
(1) Cfr. El Mapa Tlotziii, Ilistoria de los rei/es de Acolhuacau, Anales del
MUSEO NACiONAL MEXicANo, tom. III, p. 394, Mexico 1886.
(■2) Crônica mexicana escrita par Tezozomoc, y precedida del Codice
Bamirez; édition de José Maria Vigil, Mexico 1878, pp. 17 sqq.
BIBLIOGRAPHIE.
223
quand ils envahirent la vallée de Mexico. Plus tard, les Chichi-
mèques-Nahoas s’allièrent à des familles toltèques et se laissè-
rent alors civiliser. Les premiers habitants leur apprirent à cul-
tiver la terre.
Aztèques. — Vers l’époque où disparut la puissance toltèque,
nous voyons surgir dans l’Anahuac, à côté des Chichimèques,
les Xochimilcos, les Chalquès, les Tépanèques, les Tlahuicas, les
Colhuas, les Tlaxcaltèques et enfin les Aztèques, tous de même
langue et de même origine entre eux, mais bien distincts des
barbares Chichimèques.
Ce mystérieux Atztlan, dont la tradition mexicaine fait sortir
les Aztèques, et d’où ont essaimé tant de peuples, n’a pu être
déterminé avec certitude. D’après ce que nous avons dit plus
haut, il faudrait le placer au nord-ouest et vers le Gila.
C’est à' Atztlan que les Azteca prirent leur nom. De Mexitli
ou Huitzilopochtli, leur principale divinité (i), ils s’appelèrent
Mexitzin, Mexi. — Leur capitale, Mexico, reproduit ce radical
avec CO, la caractéristique des noms de lieux ; et Mexico à son
tour forme régulièrement Mexicatl, Mexicu. Tenoch, second fils
de Ixtacmixcoatl et de llancueitl, fut un des chefs qui présidèrent
à la fondation de la ville nouvelle, ce qui valut à celle-ci le nom
de TenocJditlan, et au peuple celui de Tenochea (2).
Les Aztèques avaient quitté la patrie commune en même
temps que les autres tribus princijiales des Nahoas. Mais ils se
séparèrent bientôt, et l’on sait à la suite de quelles aventures
ils vinrent se fixer à Chapultepec (vers la fin du xa^ siècle), fon-
dèrent Mexico-Tenochtitlan en 1 325 ; s’allièrent aux Acolhuas de
Texcoco et aux Tépanèqnes de Tlacopan, et, après des alterna-
tives de succès et de revers, finirent par dominer seuls, ou à jieu
près, sur tout l’Anabuac.
Malgré les subtilités d’un récent écrivain, la filiation ethnogé-
nique des Aztèques ne laisse aucune incertitude: ils forment,
avec les Toltèques et avec les confédérations que nous voyons
en lutte sur le haut plateau des Cordillères, un groupe compact,
homogène, de sang purement nahoa. Si l’on excepte les Chichi-
mèques, il règne entre tous une si intime ressemblance de cou-
tumes, de traditions, de rites, de croyances, de langue et d’écri-
ture, d’organisation religieuse et sociale, que l’identité ethnique
éclate à première vue.
(1) Cronica mexicaua escrita por D. llenuindo Alrarado Tezo::o)iioc, c. 1,
pp. 2-23 sqcp
(2) Orozeo y Berra, Op. cit., t. I, pp. 4(i0, 513.
224 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Ces analogies sont trop connues pour qu’il faille insister. Mais
il en est une que nous voudrions défendre contre M. Biart et con-
tre les savants américanistes dont il s’est inspiré. “ Chez les
Aztèques, disent-ils après Torquemada, la royauté passait non pas
du père au fils, mais du frère au frère, de l’oncle au neveu (i).
Dans aucun cas la priniogéniture ne conférait de privilège. „
Prise dans un sens absolu, cette assertion a d’abord contre elle
la pratique constante de Texcoco, de Tlaltelolco, et d’autres
peuples voisins et parents. Une anomalie si étrange devrait se
prouver. Or rien n’est moins établi. Des indications de quelques
historiens primitifs, et des tableaux dynastiques qu’une étude
attentive du codex Ramirez et de Tezozomoc ont permis de
dresser, se dégage la loi suivante : A son avènement, chaque
empereur pouvait désigner une de ses femmes comme reine ; et
les fils de celle-ci, d’après leur rang d’âge, étaientles héritiers de
la couronne. Le frère de l’empereur ne devenait son successeur
qu’à défaut des fils. Mais lorsque, à la vacance du trône, le pré-
tendant légitime était hors d’état de gouverner, faute d’âge ou de
santé par exemple, il perdait tout droit à l’empire, et celui-ci
passait définitivement au plus proche héritier. Ces règles s’ap-
pliquent à toutes les successions royales de Mexico, jusqu’au
dernier Motecuhzoma. Les exceptions sont apparentes ou fon-
dées uniquement sur des erreurs de généalogie.
Mais la royauté n’était-elle pas élective, et pouvait-elle par
conséquent se transmettre suivant des règles si précises? Nous
répondrons c]ue l’élection ne tarda pas en effet à devenir illu-
soire, et se borna bientôt à une simple vérification de titres.
Cette opinion, qu’il serait trop long de développer ici, s’appuie
sur les meilleurs témoignages (2). Nous croyons que MM. de
Nadaillac (3) et Biart ne l’auraient pas si vivement combattue,
s’ils avaient pu consulter les textes inédits récemment publiés.
L’étude des institutions confirme les données delà linguistique
et de l’anthropologie : la famille nahoa est parfaitement une.
Reste à voir si, en remontant assez haut dans son passé, elle
rentre dans une classe commune avec les Otomis et les Mayas.
Affinité des Otomis, des Mayas et des Nahoas.
Les difficultés inhérentes à toute étude ethnogénique gran-
(1) Biart, cit., p. 131. — ütadaUlàc, L'Atvérique 2»'étiistorigue, p. 309. —
Orozco y Berra, Cp. cit., pp. 3Gi sq.
(2) A. Ghavero, Op. cit., pp. 640 sqq.
(3) U Amérique préhistorique, p. 309.
BIBLIOGRAPHIE.
225
dissent ici énormément. Reliant les deux moitiés du continent
américain, le Mexique a été le point de passage et de stationne-
ment'de presque toutes les grandes migrations qui entraînèrent
les peuples du nord vers le midi et firent refluer vers le nord la
race exubérante du sud. Ces mouvements aboutissent à l’Ana-
huac : là se sont heurtées, juxtaposées, mélangées toutes les
hordes tour à tour dominatrices et subjuguées (i). Là encore se
rencontrèrent des colons et des aventuriers de l’ancien continent.
Ce fait, que l’Anahuac a été le rendez-vous de tant de nations
immigrantes explique l’aspect bigarré que présente la civilisa-
tion aztèque. Avec un fond évidemment nahoa, ses coutumes,
ses mythes cosmogoniques et astronomiques, son culte et ses
croyances forment un mélange bizarre et incohérent. Dans ces
éléments disparates, parfois contradictoires, se reflètent les
influences étrangères que les Aztèques ont forcément subies. Il
en va de même, à des degrés divers, pour tout rensemble de la
famille nahoa et pour les Mayas-Quichés.
Au milieu de cette confusion, il est long et malaisé de démê-
ler exactement ce qui revient à chacune des races concurrentes..
La nature de ce compte rendu ne comporte que de brèves indi-
cations.
Les Nahoas se séparent nettement des Mayas-Quichés : écri-
ture,langue, architecture, mythologie, usages, tout offre de perpé-
tuels contrastes, et semble révéler, au premier abord, des famil-
les etimiques radicalement distinctes. Mais un examen attentif
découvre aussi bien des points de contact.
L’architecture, dans son trait le plus saillant, est la même.
Chez les Quichés, les Cak-Ghiquels et les Mayas, chez les Nahoas
primitifs, les Toltèques et les Aztèques, dans le Honduras, le
Chiapas, le Yucatan et tout l’Anahuac jusqu’au nord, partout le
mound et la pyramide tronquée (2). Nous avons dit plus haut
que les langues mayas-quichés contiennent des éléments fran-
chement nahoas. Le calendrier et le système de numération
reposent sur les mêmes bases. Moins féroces que les Aztèques,
les hommes du sud pratiquaient cependant eux aussi des rites
sanglants. Comme les dévots de Huitzilopochtli, ils se perçaient
les oreilles et la langue. Pour obtenir la pluie,les Itzas et d’autres
sacrifiaient de jeunes vierges ou des enfants à la mamelle, avec
(1) Quatrefages, Archives de la Commission scientifique du Mexique, 1. 1,
pp. 23, 408.
(2) Cfr. Nadaillac, U Anu'-rique préhistorique, pp. 336, 371.
XXI
15
22Ô REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la même cruauté que les Aztèques. Comme eux aussi, les Qui-
ches ouvraient la poitrine des victimes, en arrachaient le cœur
pour Toffrir tout palpitant aux dieux, barbouillaient de sang-
leurs idoles et mangeaient la chair humaine. Les sacrifices
étaient accompagnés de danses (i). Ce que noiis savons des
vases, des outils, des ornements mayas prête à de nouvelles
comparaisons. Les armes des Toltèques, leurs vêtements, ces
bourrelets remplis de coton et impénétrables aux flèches rap-
pellent les tribus yucatèques. Nous trouvons des traits com-
muns jusque dans les usages les plus bizarres et, par exemple,
dans les mutilations dentaires (2).
Que penser de ces analogies, qu'il serait facile de multiplier ?
Des esprits de premier ordre les attribuent, non pas à la com-
munauté d’origine, mais à une lente compénétration de deux
races voisines. Des idées et des coutumes toltèques s’infiltrèrent
de bonne heure chez les Mayas. Puis vinrent les colonies. Les
Cak-Chiquels (le second des deux groupes qui portèrent le nom
deQuicbés) auraient été notablement modifiés à la suite d’immi-
.grations nahoas. D’après M. Orozco y Berra, Quetzalcoatl intro-
duisit au Yucatan et au Guatemala, vers le xi« siècle, les rites et
les croyances du nord.
Quelque naturelles que soient ces explications, gardons-nous
d’en exagérer la portée. Certains partisans des “ races irréducti-
bles „ font un partage assez arbitraire entre éléments primitifs
et éléments importés. D’autres semblent oublier les ressemblan-
ces que nous constatons déjà à une époque où les Nahoas
n’avaient probablement pas pénétré dans les provinces du sud.
Enfin nous ne concevons pas l’assurance des savants qui, pour
multiplier les races et dégager les principes constitutifs de cha-
cune d’elles, s’en réfèrent aveuglément à la morphologie crâ-
nienne ou à des comparaisons linguistiques. Dans les détails
anatomiques de certain ordre les modifications sont faciles et
naissent promptement sous des influences diverses. En Améri-
que moins qu’ailleurs, la forme de la tête ne saurait être le prin-
cipal caractère distinctif d’une race. Quant à la philologie amé-
ricaine, les travaux si méritants des dernières années n’ont pu
dissiper, il s’en faut, toutes les obscurités. Un fait reconnu, c'est
que des langues sorties d’un tronc unique, se défigurent facile-
ment par la superposition, le croisement, le déplacement des
(I) Ghavero, Op. cit., pp. 22:2 sqq.
(2j Bulletin de la Société d'anthro])ologie, année 1882, p. 879.
BIBLIOGRAPHIE.
227
peuples. Surtout chez les tribus de civilisation inférieure, les
idiomes sont extrêmement mobiles. Malgré cette instabilité, et
une variété presque infinie de vocabulaires, la plupart des idio-
mes américains présentent entre eux d’assez frappantes analo-
gies de structure (t).
En nous restreignant au Mexique, il faut bien avouer que les
ressemblances signalées jusque aujourd'hui ne suffisent pas pour
assigner auxNahoas et aux Mayas une même origine immédiate.
11 serait moins difficile de voir dans les Otomis et les Mayas des
populations parentes, mais détachées depuis longtemps de la
souche commune. Les Nahoas de leur côté revendiquent la
parenté des fils d’Otoniitl ; dans les traditions mexicaines, tous
les peuples soumis à Tenochtitlan étaient issus d’un même père
et d’une même mère. Des traces d’un ancien culte zoolâtrique
et d’autres souvenirs d’une époque primitive rapprocheraient
aussi les deux familles. Mais longtemps encore ces problèmes
exerceront la sagacité des ethnographes sans recevoir de solution
satisfaisante. Plus tard, quand les types intermédiaires auront
été étudiés do plus près, et les caractères de certaines langues
mieux définis ; quand nous connaîtrons les Mayas, non plus au
moment où ils font brusquement irruption dans fbistoire, tout
d’une pièce, et déjà sur le point do décliner, mais dans leurs
origines et avant leur mélange avec d’autres races; alors peut-être
nous apparaîtra la source unique, le point de départ commun
qui maintenant nous échappe. Et les idiomes mexicains ne
finiront-ils point par se rencontrer dans cette langue primitive,
antérieure à chacun d’eux (2), et dont les chants mythologiques
nous ont transmis de trop rares vestiges ? Aiftotal, la science ne
saurait démontrer actuellement l’identité d’origine : elle entrevoit
seulement la possibilité de l’établir quelque jour. L’étude des
monuments laissés par chaque peuple prépare déjà les voies
à une prochaine solution.
Les constructeurs des moiinds, des [ujramides, des cités mayas.
A un point de vue plus restreint, et sans rien préjuger encore
de la filiation ethnique, il nous importe de savoir si une seule
et même race a couvert de constructions grandioses l’Aiiahuac
et l’Amérique centrale. Parmi ceux qui raffirment, les uns
(1) Ct'r. Nadaillac, Op. cif., pp. 543 sqq.
(2) C,fr. Bancroft, The Native Races, t. III, pp. 724.
228 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tiennent pour les Mayas-Quichés, les autres pour les Nahoas.
D’après M. Désiré Gharnay, les Toltèques furent les initiateurs
de tout progrès au Mexique ; toutes les autres civilisations
sont filles de la leur. Eux seuls bâtirent les cités et les su-
perbes monuments du Yucatan^ de Chiapas, de Tabasco, du
Guatemala, lorsque, émigrés des hauts plateaux de l’Anahuac,
ils se répandirent dans les régions méridionales. Les villes
mystérieuses dont on vantait l’antiquité dateraient ainsi tout
au plus du XII® siècle.
Ces propositions font bondir les archéologues américains (i). i
Plusieurs protestent contre l’existence d’une “ nation toltèque „,
et, même en l’accordant comme problématique, ce n’est point
elle, mais la race du sud qui a peuplé de monuments si caracté- i
ristiques les régions comprises entre le Gila et le Soconusco. A
les entendre, les Nahoas n’ont fait qu’utiliser les œuvres de leurs j
devanciers.
Mentionnons ici la théorie que M. Alfredo Chavero est en train i
de publier. '
La race du sud, que nous appellerons Mayo, aurait étendu ses }
puissants rameaux à travers tout le Mexique, jusque bien avant 1
dans le nord. Des peuples d’une même famille, mais à des 1
époques et à des phases diverses de civilisation, construisirent (
les pyramides tronquées en pierres appareillées ou en adobes, j|
les tumuli, les animal-mounds (tertres gigantesques en forme i
d’animaux),de vastes amoncellements de terre, pour dresser des |j
autels, ensevelir les morts, s’abriter contre l’ennemi et défendre II
le territoire. Tandis que les Mayas de la péninsule yucatèque
représentent la race du sud déjà élevée à d’étonnants progrès,
grâce à des rapports suivis avec d’autres peuples, les mound-
builders nous révèlent les humbles débuts de la race et son
développement graduel. I
Nous la voyons, au Wisconsin, vouée à la zoolâtrie, population jj
agricole et non pastorale, habitant des huttes. Ses terrassements il
annoncent déjà certaine organisation militaire. J
Dans l’Illinois, les hommes du sud sont plus avancés : ils i
groupent des tumuli et des habitations autour de la pyramide, *
qui sert à la fois de temple et de forteresse. C’est toute une ^
cité, régie théocratiquement. A cet état social répondrait aussi t
la fondation du premier Nachan, près de l’Usumacinta, et
(1) Gfi’. D. Brinton, loc. cit. — Bancroft, The Native Races, t. IV, p. 362.
BIBLIOGRAPHIE. 22Q
d’Itzamal dans la péninsule, mais sans les temples somptueux
qui s’y élevèrent plus tard.
Une troisième phase de cette civilisation nous apparaît dans
les régions centrales du Mississipi, avec des villes déjà mieux
ordonnées, des systèmes de pyramides reliées entre elles. L’orga-
nisation militaire se développe, et le culte est plus parfait. Il faut
rapporter à cette époque Quilemaqui (appelé Teotihuacan,depuis
les Toltèques), Cholollan (Gholula), les constructions en pierres
de Nachan et d’Itzamal, et d’autres villes aujourd’hui en ruines.
Dans rOhio, des cités entourées de murs, des forteresses
dans les gorges des montagnes et, plus bas, les constructions
échelonnées sur la côte depuis Vera-Gruz attestent un plus haut
degré de civilisation matérielle.
Mais en arrivant au nord, dans les vallées du Mississipi et de
l’Ohio, les Mayas en avaient délogé les Nahoas, et lorsque ceux-
ci commencèrent à descendre il s’établit un double courant
parallèle de migrations : l’un du nord au sud, le long de l’océan
Pacifique; l’autre du sud au nord, suivant surtout le littoral du
golfe mexicain.
Les Mayas ont laissé partout sur, le chemin des vestiges de
leur langue et de leur architecture. Tiixtla, l’île de Sacrificios
près de Vera-Gruz, avec ses squelettes, ses ornements et ses
vases; les terre-pleins et les tumuli si nombreux entre Vera-
Gruz et le plateau central; l'admirable système de défense de
Gentla, les fortifications de Galcahualco, Tlacotepec, Pahnillas,
Tenampa, etc.; Xochicalco, d’apect si semblable aux ruines de
Zaachila et de Gopan, Papantla, Gholula, San Juan Teotihuacan,
ces monumenis et bien d’autres, par leur caractère architecto-
nique et par les trouvailles qu’on y a faites, rappellent la race
maya; ils jalonnent les routes parcourues par diverses tribus et
les étapes de leurs colonies. Dans ce voyage, les Nonoalques (i)se
heurtèrent aux Otomis, qui, poussés de différents côtés à la fois,
avaient fini par former un groupe compact dans la vallée de
Mexico et dans les Etats actuels de Mexico, Queretaro, Guana-
juato, et San Luis Potosi. Ges populations encore sauvages
barrèrent le chemin aux envahisseurs, et ceux-ci dévièrent vers
l’ouest, marquant leur passage dans le Michoacan, dans les
(1) Ce nom générique désigna toutes les populations qui se rattachaient à la
race et à la civilisation du sud. Nous trouvons parmi eux, à une époque très
reculée, trois nationalités distinctes : les Olmèques et les Xicalanques, les
Mayas, les Quichés.
23o revue des questions scientifiques.
ruines de Quemada, dans les idoles de Tampico, et jusqu’aux
Casas Grandes, où nous trouvons cependant aussi les souvenirs
de la civilisation nahoa.
On le voit, les deux écoles archéologiques Jet ethnographiques
aboutissent, par des voies diamétralement opposées, à une con-
clusion semblable : les constructions si caractéristiques de la
région des mounds, de l’Anahuac, du Yucatan, de Chiapas, sont
l’œuvre d’une seule et même race : des Mayas pour les uns, des
Nahoas, pour les autres.
Une opinion intermédiaire répartit entre les deux groupes
ethniques les pyramides, les temples et les forteresses. Dans ce
partage, Cholula et Teotihuacan reviendraient aux Toltèques,
suivant la plupart des savants européens (i).
Sur ce point important, le livre de M. Biart offre une contra-
diction fâcheuse : tantôt il affirme expressément, tantôt il nie
avec la même force que les Toltèques aient élevé ces pyra-
mides (2). Y aurait-il quelque faute d’impression ?
Si nous avions à exprimer notre avis, ce serait la troisième
opinion, qui, dans l’état incomplet de nos informations actuelles,
serait la moins aventureuse, sauf en ce qui touche Cholula et
Teotihuacan. Ceux qui attribuent tout aux Nonoalques ou aux
hommes du sud à l’exclusion des Nahoas s’appuient sur des sup-
positions gratuites et outrent le sens de certaines découvertes.
Peut-être cependant l’avenir leur donnera-t-il raison. Quant à
l'autre théorie extrême, le terrain serait déblayé d’une question
gênante, et l’ethnographie aurait fait un grand pas, s’il était
reconnu que les merveilleuses constructions de Chiapas et du
Yucatan dérivent de la civilisation de Tula. Seulement, atten-
dons les preuves. Sans doute M. Charnay répond victorieusement
à quelques objections ; il dément cette antiquité fabuleuse qu’on
prêtait aux cités du sud ; il explique comment une végétation
d'apparence si ancienne a pu envahir les ruines, et dit avec rai-
son qu'aucune construction, ni surtout les ornementations déli-
cates du Yucatan, n’auraient pu résister de longs siècles à l’action
d’un climat aussi destructeur que celui des tropiques (3). Malgré
tout, des savants distingués, qui seraient heureux de se rallier
aux théories séduisantes de M. Charnay, n’ont rien vu dans ses
arguments qui les obligeât à lui donner leur suffrage.
(1) Cfr. Botui'ini, Hea de u»a niteva historia de la America Sept., sqq.
(2) Les Aztèques, pp. 20, lOi, etc.
(3) Cfr. Nadaillac, Op. cit., p. 323. — Bancroft, The Native Races, t. IV,
p. 362.
BIBLIOGRAPHIE.
23 I
Nous irions plus loin; Cholula et Teotihuacan eux-mêmes n’ap-
partiennent probablement pas aux Toltèques. Ceux-ci y ont cer-
tainement vécu et en ont fait des cités saintes, des centres actifs
et populeux. Ils dédièrent à Quelzalcoatl la pyramide de Cholula,
au soleil et à la lune celles de Teotihuacan. Mais prouve-t-on
qu’ils les avaient construites ? Le commentaire du Codex Yati-
canus et les souvenirs gardés par les peuplades nahoas attri-
buent ces feocallis aux géants, c’est-à-dire à des habitants primi-
tifs de l’Anabuac, et, en précisant encore, aux Vixtoti, tribu de
la race du sud, commandée par XelJiua ou Xelva. Ces traditions
et celles que nous avons alléguées plus haut, ne sauraient se
manier avec trop de tact et de prudence : elles ont égaré plus
d’un historien ; mais lorsqu’elles se présentent anciennes, en
nombre imposant, corroborées par des découvertes quoti-
diennes, leur témoignage ne saurait se récuser. Précisément, à
côté de nombreux débris de l'industrie toltèque et aztèque, les
explorateurs trouvent à Teotihuacan des figurines, des idoles,
des ornements qui paraissent d’une époque antérieure et rap-
pellent, jusque dans leurs détails, le style de Copan. Des terres
cuites que nous avons recueillies à Cholula et sur d’autres points
de la même aire, comme au Tepozuchitl, accusent selon nous un
faire tout différent de l’art toltèque. Quelque peuplade du sud
nous paraît avoir passé par là, bien avant les émigrés de Ilue-
huetlapallan. Ces faits constituent une forte présomption en
faveur de l’origine olmèque ou vixtoti des pyramides, mais sans
la laisser à l’abri de toute controverse.
En faisant la part de la race maya, il faut reconnaître que les
Nahoas eux aussi exécutèrent des travaux importants. Des
pyramides formées de terrasses en retrait les unes sur les autres,
des tumuli funéraires, des tertres en adobes avec destination
religieuse, des enceintes fortifiées avec art, sont dus aux Aztèques,
aux Toltèques, et avant eux aux mound-builders. Il semble bien
naturel en effet d’assimiler ceux-ci aux Nahoas. Les construc-
teurs des mounds, répandus des côtes du Pacifique à celles de
l’Atlantique, mais concentrés surtout dans les bassins de l'Ohio,
et du Missouri, se trouvaient, dès la période néolithique, à
un degré de culture comparativement élevé, et bien supérieur
à celui des Indiens qui leur succédèrent en ces pays. Avons-
nous donc affaire à des strates ethniques distincts? Peut-
être bien ; car d’illustres savants l’affirment, mais, pour mon
compte, je n’oserais m’en porter garant. Les conditions sociales
de ces peuplades, l'immixtion d’éléments barbares, mille autres
232
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
causes ont pu altérer la race dans la pureté du sang et la jeter
hors du chemin de sa civilisation primitive. Ce n’est pas le
premier exemple d’une famille humaine se dégradant au point
de devenir méconnaissable. Bref, ce pourraient être là les
fils dégénérés des constructeurs de mounds. Mais, les descen-
dants directs et authentiques, M. de Nadaillac avance avec preu-
ves à l'appui, qu’il faut les chercher dans l’Anahuac (i).
Ici, de même qu’en d’autres questions d’identité ethnique, nous
n’osons guère nous aventurer sur le terrain de l’anthropologie :
les faits invoqués n’ont pas subi toujours ce contrôle minutieux
qui seul les érige en observations utiles; puis les mensurations
se font d’après des méthodes et avec des unités multiples ;
ajoutez les déformations artificielles, si familières aux anciennes
races américaines. En dépit de ces difficultés, les savants ont pu
établir par les mound-builders quelques caractères anthropolo-
giques généraux : la brach) céphalie, la faible capacité du crâne,
la dépression frontale, la platycnémie, la perforation de l’humé-
rus, etc. Il y a là des traits communs avec les Nahoas qui nous
sont connus. Rappelons cependant que chez les Aztèques l’apla-
tissement artificiel de la tête est beaucoup moins fréquent et
moins prononcé qu’on n’a coutume de le dire. Dans tous les cas,
nous voyons une énorme distance entre le crâne aztèque et le
front fuyant des Palenquéens.
Plus encore peut-être que les détails anatomiques, les mounds
eux-mêmes, les objets qu’on y a déterrés, les vestiges de l’état
social et de l’organisation religieuse, font croire à une parenté
assez proche entre les mound-builders et les constructeurs de
pyramides dans certaines provinces du Mexique. Qui sait si nous
ne découvrirons pas aussi bientôt le lien qui rattache ces popu-
lations aux Mayas-Quichés. Alors une race uniciue aurait semé
ces immenses territoires de monuments grandioses. Mais, pour
le moment, ce serait une assertion téméraire : la question reste
ouverte.
Eclations avec V ancien continent.
Ce travail de concentration dans l’ethnographie mexicaine
doit, plus que tout autre, s’aborder sans arrière-pensée d’apo-
logie ou d’attaque. Le “ monogénisme , pour l’appeler par son
(1) L’ Amérique préhistorique, ç’p. 483, 503.
BIBLIOGRAPHIE.
233
nom, n’en a nul besoin et n’en redoute aucun dommage ; il a ses
coudées franches. Pour lui faire échec, plusieurs partisans de
l’homme strictement autochtone insistent complaisamment
sur l’origine variée des races américaines. Ils battent en brèche
leurs propres opinions; car, si les populations du nouveau monde
sont vraiment “ irréductibles „ , voilà les centres de création
indéfiniment multipliés ; et alors^ demanderons-nous avec
M. deNadaillac (i), comment se fait-il que des conditions biolo-
giques et climatologiques différentes, qu’une flore et une faune
différentes, aient abouti en fin de compte à un homme partout
semblable à lui-même, partout semblable à l’homme de l’ancien
continent, par ses détails anatomiques et physiologiques, par
son instinct comme par son intelligence et par son génie créa-
teur ?
Sur la première origine de toute race humaine, la révélation
chrétienne est explicite. A n’interroger que la science, ce sera,
sinon une conclusion démontrée, du moins une hypothèse des
plus respectables, que de voir dans les populations américaines
les fils des émigrants de l’ancien monde. Quand même ils
n’auraient point passé par cette mystérieuse Atlantide, dont
fexistence est probable, les voies ne manquaient pas aux colons
qui, dès les temps quaternaires, abordèrent au nouveau continent.
A ce premier fond de population probablement dolichocéphale,
se seraient mêlés successivement de nombreux éléments hétéro-
gènes. Les trois grandes familles, blanche, jaune et noire,
auraient fourni leur contingent (2), et par des croisements mul-
tiples produit les types américains.
M. de Nadaillac a supérieurement traité cette question dans
le dernier chapitre de V Amérique préhistorique. Nous entendons
parfois ici combattre ses conclusions et ses arguments. Mais,
franchement, on s’exprime avec tant de passion, on nie des faits
si palpables, que le parti pris éclate à l’évidence. Le siège est fait.
Le seul point sur lequel M. Biart nous oblige à insister est
celui des relations particulières des races mexicaines avec celles
de l’ancien continent. Tout en reconnaissant, entre autres ana-
logies, “ que le calendrier toltèque présente à la fois les principes
des calendriers égyptiens et des calendriers asiatiques il
(1) Cfr. ibid., p. 571.
(2) Dans les mythes cosmogoniques des Nahoas Tonacatécuhli, le dieu
suprême procréa quatre fils, dont l’un avait la peau rouge, le deuxième avait
la peau noire et de mauvais instincts, le troisième possédait une peau blanche,
le quatrième était un simple squelette couvert d’un peau jaune, etc.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
234
repousse comme improbable tout contact même accidentel
avec les peuples d’Asie et d’Europe. Ailleurs il est plus absolu
encore (i). M. Biart dit trop ou trop peu. On pouvait se taire sur
ce grave et délicat problème; mais, si on l’abordait, il fallait autre
chose que la condamnation sommaire et sans preuves d’une opi-
nion qui s’autorise de noms illustres.
Les caractères anthropologiques, les croyances, les fables théo-
goniques et cosmogoniques, les coutumes, les mœurs, les arts, les
superstitions même et les goûts les plus étranges (2) révèlent,
entre les populations du Mexique et celles du vieux monde, des
ressemblances trop nombreuses pour être de simple hasard. Elles
établissent, ou l’origine asiatique des Mahoas et des Otomis,
ou le fait de relations suivies entre les deux continents. Quelle
fut la part de chaque groupe humain dans le peuplement ou
dans la civilisation des régions centrales de l'Amérique? Il serait
prématuré de chercher une réponse complète et précise. Mais,
où nous sommes bien fixés, c’est sur les influences mongoliques :
celles de la Chine notamment ne sauraient se méconnaître.
Quand il s’agit d’origines mexicaines, ce sont toujours les
Otomis qui se présentent d’abord : leur langue d’aspect si pri-
mitif, le caractère tranché de leurs usages, leur physionomie à
part, l’isolement où ils vécurent dans les montagnes, nous font
croire qu’ils gardèrent en son intégrité un des types primor-
diaux. Eh bien, leur idiome offre avec ceux de la Chine une
étonnante conformité. Il représente en Amérique le groupe des
langues monosyllabiques cantonnées dans l’Asie orientale. Sur
la valeur de cette classification nous devons rappeler la récente
conférence de M. Terrien de la Couperie, parfaitement résumée
par le P. Van den Gheyn dans ses savantes revues etbnogra-
phiques (3). Mais ce n’est pas seulement par la forme syntaxique
que le hia-hiu compte parmi les langues isolantes : son élément
phonétique le rattache, lui aussi, aux idiomes transgangétiques.
Les objections de i\I. François Pimentel n’y peuvent rien faire.
Les Otomis, ainsi que les Toltèques et les diverses peuplades
de la famille nahoa employaient des caractères figuratifs, qu’ils
gravaient sur la pierre ou peignaient sur du papier de maguey
et sur des peaux parfaitement préparées. Or, des dix-huit signes
primitifs présentés par M. de Rosny (4) pour la Chine, si l’on
(1) Les Aztèques, pp. 19, 112, sq.
(2) L' Amérique pre'historique, p. 515.
(3) Rerue des questions scientifiques, 20 janvier 1886, pp. 332 sq.
(4) Les Écritures hiéroghjqdiiques des différents peuples, Paris 1870.
BlBLIOdUAPHIE.
235
défalque les objets inconnus aux Américains, il en reste six, dit
M. Orozco y Berra, égaux ou fort semblables aux caractères
aztèques (i). Il serait aisé de multiplier ces comparaisons.
En Chine, comme chez les peuplades indigènes de l’Analiuac,
l’écriture hiéroglyphique avait succédé aux Quipos (les Qquippoii
des Péruviens), cordelettes où la couleur des fils, le nombre et la
distance des nœuds formaient un véritable langage. Les Chinois
employèrent ce mode primitif de communication depuis
Soui-jin (2). Quant au Mexique, Boturini trouva des quipos chez
les Indiens de Tlaxcalla qui l’appelaient nepohmiUzitzin (3).
Plus tard, lors du soulèvement du Nouveau-Mexique, les insur-
gés correspondirent entre eux au moyen de cordelettes à
nœuds (4). Peut-être encore est-ce le quipo qu’un voyageur a
trouvé dernièrement dans la Guyane hollandaise, où le calcul
du temps se marque, dit-il, par des nœuds faits à une
ficelle (5).
Au point de vue de l’anthropologie, les traces du sang asiatique
sont manifestes dans plusieurs de nos tribus indigènes. Nous
avons vu beaucoup d’hommes au teint jaune, aux yeux fendus
obliquement et déviés vers le haut par leur côté extérieur, le nez
écrasé, le visage aplati, sans barbe. Et ce n’est point l’effet de
croisements ou de métissages récents. L'antique idole en diorite
trouvée à Ichcaqiiixtha (État de Puebla), des figurines de Teoti-
huacan, d’autres trouvées cette année même à Tula, présentent
un type mongoloïde très prononcé. Parmi les tètes que nous
avons recueillies aux environs de Cholula, il y 011 a de bien chi-
noises. Et ces terres cuites n’étaient pas façonnées au hasard :
elles ont un tel cachet d’individualité, que nous n’hésitons pas
à y voir de véritables portraits. Les petites têtes, rencontrées en
nombre prodigieux dans les tumuli de San Juan Teotihuacan
munies d’un appendice en forme de cou, reproduisent des phy-
sionomies bien déterminées : chaque famille conservait ainsi,
dans les tertres funéraires, les images des défunts. Il ressort
une conclusion analogue des trouvailles faites dernièrement
par M. Hermann Strebel, près de la côte du golfe du Mexique,
(1) Histon'a antigua de Mexico, 1. 1, p. 436.
(2) Gfr. Rosny, 6p. cit., p. 13.
(3) Boturini, Idea de tina mieva hintoria, p. 85.
(4) Alf. Gliavero, Op. cit., p. 157.
(5) Van den Gheyn, Bulletin ethnographique, dans la Revue des questions
SCIENTIFIQUES, avril 1885.
236
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
à une quinzaine de lieues de Vera-Cruz. Ces figurines peuvent
donc nous fournir des indications assez précises.
Nous trouverions de nouveaux arguments en faveur d’une
immigration asiatique dans les mythes cosmogoniques des
Nahoas, dans la philologie comparée, dans cette suite non inter-
rompue de monuments qui semble jalonner à travers l’ancien
monde jusqu'au nouveau le chemin parcouru par une race voya-
geuse. Toutes les probabilités tendent dans le même sens : c’est
d’Asie que tout a rayonné.
Mais en définitive, malgré ces rapprochements, qui oserait
ranger l’ensemble des tribus mexicaines dans le groupe classi-
que des Mongols? Si l’élément mongolique est entré pour une
large part dans la composition des races qui peuplèrent l’Ana-
huac, d’autres influences ont agi ci leur tour. Il n'y a point ici
de races pures. La civilisation, elle aussi, se forma des épaves
amenées des points les plus opposés de l’ancien continent. Pour
assigner la provenance de chacune d’elles, il faudra encore bien
de patientes analyses et bien des comparaisons minutieuses.
Ce que l'on peut tenir pour établi, ce sont les rapports origi-
naires des Nahoas avec des races brachycéphales et jaunes de
l’Asie. Ces Asiatiques, pendant de longs siècles, pénétrèrent dans
l’Amérique du Nord, et descendirent graduellement jusqu’au
Mexique actuel. On s'en convaincrait, à défaut d’autres preuves,
rien qu’à voir les théories excentriques et parfois divertissantes,
où quelques Américanistes se jettent à corps perdu, pour expli-
quer des analogies dont ils veulent à priori éviter les consé-
quences.
11 aurait fallu discuter ici quelques assertions de l’auteur des
Aztèques sur les relations du Mexicjue avec l’Égypte, sur l’évan-
gélisation précolombienne, sur les missions bouddhiques, etc.
Mais ce serait écrire un livre à propos du livre de M. Biart.
Le seul point que nous voudrions toucher encore, c'est celui
des peintures figuratives et de leur destruction : il circule à ce
sujet des préjugés aussi anciens qu’injustes, et que M. Biart
accueille un peu à la légère. Leur réfutation servira aussi à ven-
ger contre certains sceptiques la valeur de nos connaissances
ethnographiques et historiques sur les Aztèques.
Pictographies mexicaines. Leur destruction.
Dans une étude ethnographique sérieuse des Nahoas, il faut
tenir grand compte des monuments architectoniques. Non seu-
BIBLIOGRAPHIE.
287
lement les inscriptions sculptées ou peintes sur la pierre, mais
les constructions elles-mêmes nous permettent de .suivre d’étape
en étape le progrès et le développement de la race. C’est tout
un livre aussi que les sépultures, les ossements, l’outillage, les
débris industriels, les objets du culte et ces trouvailles diverses
dont l’archéologie mexicaine s’enrichit incessamment. Mais les
témoignages historiques directs, précis, coordonnés, ne se trou-
vent que dans les peintures figuratives et chez les premiers
chroniqueurs qui les ont interprétées et complétées au moyen
de la tradition vivante.
Il serait superflu de décrire ces pictographies, que le mémoire
de M. Aubin et beaucoup d’autres travaux ont popularisées. Un
mot seulement sur deux points controversés.
Les caractères de l’écriture atzèque sont, les uns purement
figuratifs, représentant un objet au naturel, par son image ; les
autres conventionnels. Ceux-ci, à l’aide d’un signe plus ou moins
arbitraire, ou bien expriment un objet visible dont l'imitation
exacte est difficile, comme lorsque la plante du pied ou la trace
des pieds sur le sol signifie mouvement, fuite; ou bien rendent
une idée abstraite, un être immatériel : le soleil exprime l’idée
de Dieu.
A côté de ces caractères figuratifs, symboliques, idéographi-
ques, les Mexicains employaient aussi des signes phonétiques
qui peignaient uniquement le son. Un savant d’une autorité
grande et justifiée (i) vient d’en contester l’existence. Entendons-
nous. Un alphabet phonétique régulier, une série complète de
caractères plus ou moins syllabiques, n’existe pas dans l’écriture
aztèque ; mais il est aussi constaté qu’un bon nombre de signes
rendaient les objets, non point par leur vraie figure, ni par un
symbole convenu, mais par le nom cp’ils portaient dans l’idiome
parlé. La peinture 144 du codex Vaticanus représente Antoine
Mendoza par une taupe surmontée de la plante de maguey :
metl, maguey, taupe, désignent phonétiquement en aztèque
le vice-roi Mendoza. Parce que tefl signifie pierre, il .suffira de
peindre une pierre pour exprimer le son te, dans quelque mot
qu’il se rencontre et avec n’importe quel sens. Il en va de même
pour ma de maitl, et une foule d’autres qui ont certainement
une valeur phonétique.
De ce que les peintures sont de contours anguleux, d’un dessin
fort incorrect et sans proportions, nous sommes surpris d’en-.
(1) M. Joachim Garcia Icazbalceta.
238
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tendre un Américaniste distingué conclure que l’art chez les
Mexicains était resté en enfance. Après tout, leurs manuscrits
n’étaient pas des tableaux; leurs caractères formaient de simples
signes graphiques destinés à éveiller des idées. Le tlacuilo ou
peintre, comme le XiuhÜacuilo, l’annaliste, devaient, sous peine
d’être illisibles, s'astreindre aux formes reçues et traditionnelles.
L’art n’était peut-être pas bien avancé; mais nous pouvons
assurer, qu’en dehors de l’écriture figurative, les Aztèques
savaient peindre et façonner des représentations humaines nul-
lement grotesques.
La valeur de l’écriture mexicaine a été l’objet de vifs débats.
A l’admiration exagérée des uns, d’autres répondent que ce
langage écrit était embrouillé, équivoque, impuissant à rendre
avec précision les idées et les faits. La vérité est entre ces appré-
ciations extrêmes. Les pictograpbies ne contenaient point à coup
sûr de traités didactiques, ni de récits, ni d’annales détaillées,
comme nous les entendons. Leur destination était tout autre.
Elles servaient de points de repère, et généralement de tables
chronologiques pour l’enseignement oral de l’histoire et des
antiquités nationales, qui se transmettait avec un soin scru-
puleux dans les familles et les écoles. D’autre part, les conqui-
stadores et les premiers missionnaires, qui avaient eux encore la
clef des hiéroglyphes, s’extasient devant ces caractères, qui
expriment, disent-ils, les idées abstraites comme les objets maté-
riels, et traduisent bien les fables cosmogoniques, les récits
guerriers, les croyances et les prescriptions rituelles. Ce mode
d’écriture était si familier aux Aztèques instruits, qu’ils l’em-
ployèrent même quelque temps après la conquête, et lisaient
couramment, dit-on, tous les textes (i).
Nous n’en sommes pas là malheureusement. Sauf pour quel-
({ues manuscrits expliqués et traduits dès le xvi® siècle, l’inter-
prétation est indécise, et flotte toujours un peu à la dérive, à la
merci de toutes les conjectures. Sahagun et d’autres mission-
naires, plus tard Siguenza, et quelques jésuites expatriés en
Italie, comme Clavigero et Fabrega, parvinrent à déchiffrer
l’écriture hiéroglyphique ; mais leur secret se perdit et, là où
leur travail fait défaut, nous sommes sur un terrain mouvant.
(1) Voyez la lettre du P. Juan de Tovar au P. José de Acosta, publiée par
M. Icazbalceta. — Las Casas, Hist. flpo%cV/c«, c. 235. --- Acosta. //’/s;. ««<«-
ral de las Indias, lib. VI, c. vu. — Orozco y Berra, Ilistoria antiqua de Mexico,
t. I, p. 398.
BIBLIOGRAPHIE.
23g
Humbolclt lisait le déluge, Babel, la dispersion du genre
humain, dans une peinture qui représente un modeste voyage
des Aztèques dans la vallée de Mexico. Les mésaventures de
ce genre ne se comptent plus.
On aurait tort pourtant de perdre courage. Après de longs
tâtonnements et bien des méprises, MM. Fernandez Ramirez,
Emmanuel Orozco y Berra, Chavero, pour ne citer que des
savants mexicains, ont établi déjà quelques règles assez sures, et
tout fait entrevoir que ces énigmes, pour nous si intéressantes,
livreront bientôt leurs secrets.
Nous n’aurions qu’à regretter plus vivement la perte de
tant de trésors archéologiques et historiques, s’il est vrai, comme
on l’affirme, que la plupart des pictographies mexicaines, et les
meilleures, furent détruites par le zèle ignorant des premiei’s
missionnaires. Voici comment s’exprime M. Biart (i) : “ Les
peintures étaient innombrables... Si ces documents eussent été
recueillis et conservés, nous conpaîtrions dans ses détails l'his-
toire des peuples de l’Anahuac. Par malheur, les premiers mis-
sionnaires... recherchèrent avec soin ces peintures pour les
détruire : tous ceux dont ils purent s’emparer à Texcoco, où se
trouvait la principale école de peinture, furent amoncelés sur la
place du marché et impitoyablement brûlés. Les annales mexi-
caines furent ainsi réduites en cendre, et avec elles périt le sou-
venir de faits importants. „ Plus tard, “ les missionnaires
cherchèrent à réparer le mal et s’occupèrent do recueillir les
peintures qui avaient échappé à leur vigilance. „ Juan do Zumar-
raga, premier évêque de Mexico, avait été le plus coupable.
“ Par zèle religieux, il fit une guerre implacable aux idoles et
aux manuscrits idéographiques. „
Ce sont là de vieilles exagérations et des erreurs de fait qu'on
ne devrait plus se permettre, après que M. Garcia Icazhalceta a
épuisé la question dans son magistral ouvrage sur Juan de
Zumârraga (2). Ce savant illustre, une des premières autorités
du nouveau monde en fait d’érudition américaine, a partàite-
ment vengé le premier évêque de Mexico. A un point de vue plus
général, il paraît avéré aujourd’hui que, si quelques mission-
naires se sont trompés sur la valeur des pictographies aztèques,
ils ne leur ont pourtant pas causé un dommage bien considéra-
(1) Op. cit.,p. 238.
(2) Don Frai/ Juan de Zumârraga, primer Obispo g Arzobispo de Mexico,
Estudio biogrâficoy bibîiogrâfico. Mexico 1881.
240 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ble, et qu'ils furent, de plus, les premiers à le réparer. Dans tous
les cas, ils ne furent pas responsables de l’incendie de Texcoco.
L’opinion contraire, nous le savons, est profondément enra-
cinée. Sur la foi de quelques témoignages anciens, qu’ils n’ont
pas cru devoir contrôler, qu’ils ont parfois interprété à rebours,
et dont ils n’ont pas, semble-t-il, aperçu les contradictions,
Robertson, Glavigero. Prescott, Bancroft, Sanchez (i) et bien
d’autres, nous montrent des moines ignorants, brûlant par fana-
tisme des montagnes de manuscrits. Ces déclamations passion-
nées ne résistent pas à un examen même superficiel. Sur le point
qui nous occupe, les auteurs se copient manifestement, oubliant
qu’un fait, pour être affirmé mille fois, n’en est pas mieux prouvé,
et que les travaux de seconde main méritent, au plus, autant de
crédit que les ouvrages dont ils s'inspirent.
Si M. Biart avait indiqué ses sources, il y aurait plaisir à les
discuter ici. Devant son silence, nous en sommes réduit à quel-
ques observations générales, appuyées principalement sur les
récentes recherches de M. Icazbalceta.
Les documents cités contre les missionnaires ne parlent
souvent que de temples ou d’idoles ; les textes qui mentionnent
positivement les peintures dérivent d’un très petit nombre de
témoignages originaux, ceux de Duran, Sahagun, Torquemada
et Ixtlilxcohitl; ou plus probablement encore ceux des indigènes
qui prétendaient expliquer les hiéroglyphes. Eux-mêmes n’y
voyaient guère : Ixtlilxochitl ne trouva que deux interprètes à son
goût. Les autres, pour excuser leur ignorance, s’en prenaient au
manque d’anciens “ livres qui eussent fourni la clef des mystères.
Bien entendu,leurs ancêtres possédaient ces peintures anciennes
en grand nombre, mais les Espagnols avaient tout détruit (2). ,
Cette accusation intéressée, ou du moins tardive, produite
vers la fin du xvi® siècle, quand il y avait peu ou point de chance
de la voir démentie, nous est suspecte et par son origine, et par
les termes contradictoires où nous la voyons souvent formulée.
Mais, où elle est en opposition flagrante avec des faits certains,
c’est dans la destruction des archives texcuanes. Il nous sera
facile de réduire cette légende à néant.
Fernando de Alva Ixtlilxochitl, descendant des rois de
Texcoco, réduit à solliciter les faveurs du roi d’Espagne,
(1) Anales del museo nacional de Mexico, pp. 1 sqq.; 47 sqq., Mexico 1877.
(2) Icazbalceta. De la destruccion de las antigu'édades mexicanas, pp. 56 sq.,
Mexico 1881.
BIBLIOGRAPHIE.
241
exagérait volontiers les splendeurs de son empire disparu. Ses
descriptions enthousiastes de la civilisation acolliua ne cadrent
guère avec des documents contemporains d'une autorité incon-
testable. On ne peut lire ce c|u’a publié de lui Kingsborough et
d’autres œuvres restées manuscrites, sans être frappé de la
contradiction de ses récits (i).
Or tel est le premier historien qui nous révèle les immenses
archives texcuanes, le premier qui en impute la destruction aux
missionnaires (2). Ces montagnes de documents n’ont peut-être
existé que dans son imagination; mais, qu’il en soit comme l’on
voudra, lui-même a pris la peine de se démentir. “ Les Tlaxcal-
tèques et autres alliés de Cortès, dit-il au chapitre xoi de son
histoire des Chichimèques, mirent le feu au palais principal du
roi Nezahualpitzintli, de manière que périrent alors dans les
flammes toutes les archives royales de toute la Nouvelle-
Espagne Tout souvenir de ses antiquités périt. „ Mais alors
qu’ont trouvé à détruire les prêtres catholiques ? — L’incendie
de Texcoco (raconté aussi par un autre descendant de la famille
royale, Jean-Baptiste Pomar) eut lieu au dernier jour de i52o et
au commencement de i52i, c’est-à-dire huit ans avant que
Zumarraga débarquât au Mexique (3).
11 est triste de voir Prescott, et plus d’un auteur qu’il nous
coûterait de citer ici, dénoncer le brutal et superstitieux Zumar-
raga comme l’incendiaire des peintures texcuanes ; puis
raconter ailleurs, et cette fois sans émotion , que les Tlaxcal-
tèques avaient tout brûlé (4). Ces contradictions sont signifi-
catives.
M. Biart s’est donc fait, sans le vouloir, l’écho d'une calomnie :
et il est heureux, comme il le dit ailleurs, que nous ne soyons
pas soumis à l’ancien régime acolhua, où l’on punissait de
mort les historiens inexacts.
Répondons maintenant à quelques imputations plus vagues.
Pour affirmer avec quelques écrivains^ d’ailleurs estimables,
que le fanatisme religieux ne fît grâce à aucune peinture
ancienne, il faudrait n’avoir jamais entendu parler de la publi-
(1) Alfredo Ghavero, dans Mexico â travês de los siglos, tom. I, p. xlvii. - -
Gfr. Brasseur de Bourbourg, Lettres pour servir d’introduction à l’histoire
2)rimitive des nations civilisées de F Amérique Septentr., \:)p. 16 et 32, notes ;
Mexico 1851. — Orozco y Berra, llist. antig., torn. I, p. 402.
(2) Gfr. Kingsborough, tom. IX, pp. 322 et 344.
(3) Icazbalceta, Op. cit., p. 47.
(4) Conquest of Mexico, \. I, c. iv; 1. V, c. vu.— Icazbalceta, p. 49.
XXI •
16
242 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
cation où lord Kingsborough engloutit sa fortune, ni des grandes
bibliothèques d’Europe, ni des trésors amassés par M. Aubin à
Paris (i), ni des pictographies du musée national de Mexico, ni
d’autres en grand nombre que nous avons vues dans des musées
de province ou dans des collections particulières. Ce n’est certes
point là une quantité négligeable, et la liste déjà longue, que nous
pourrions dresser sans peine, est loin d’être fermée. Des docu-
ments que l’on disait perdus sans retour reviennent à la
lumière, comme le tonalainafl dont parle Sahagun. M. Icazbal-
cetafa) possède l’original d’un autre calendrier, que Mendieta
croyait détruit (3). En somme, nous dit un auteur dont le témoi-
gnage ne saurait être suspect ici, il reste assez de documents
originaux pour faire revivre l’ancien peuple aztèque (4).
Il en existait un plus grand nombre encore au moment même
où Ixtlilxochitl et Torquemada pleuraient sur les manuscrits
disparus. Nous ne saurions prendre ces lamentations bien au
sérieux, quand nous voyons les chroniqueurs de cette époque
ne rien avancer qu’ils n’aient pris des anciennes peintures (5).
D’une correspondence du jésuite Jean de Tovar, que M. Icazbal-
ceta nous a obligeamment fait connaître, il résulte c^u’à la fin du
xvie siècle, trois villes au moins, Mexico, Texcoco et Tula, possé-
daient des dépôts de pictographies, et que Tovar les eut à sa
disposition.
Que si tout cela est loin de représenter la masse d’œuvres
produites par les Aztèques, il faut surtout s’en prendre à d’autres
barbares que les missionnaires, au roi Itzcohuatl, aux Mexicains
guerroyeurs, aux vandales du xix® siècle.
-A. vaut la conquête, “ Itzcohuatl, d’accord avec sa noblesse,
fit brûler les peintures historiques, afin qu’elles ne tombassent
pas aux mains du vulgaire (6). „
Des guerres incessantes déchiraient l’Anahuac. Or le premier
soin de l’ennemi, en pénétrant dans une place, était de détruire
le temple principal, et par suite les archives qui s’y gardaient :
habitude invétérée, dont ne surent se défaire les indigènes alliés
de Cortès, lors de la prise de Texcoco et de Mexico. Dans les
(1) Cfr. Biart, Les Aztèques, p. 238.
(2) De la destruccion de antig. mexic., pp. 60 sq.
(3) Hist. eccl. indiana, I. II, c. xiv. p. 98.
(4i Cfr. Alfredo Chavero, Mexico â través de los siglos, 1. 1, p. xvi.
(5) Icazbalceta, p. 61. — Cfr. Sahagun, Historia general de las cosas de
Nueva Espana, I. X, c. xxvii. — Cfr. Biart, Op. cit., p. 41.
l6) Sahagun, 1. X, c. xxix, tom. III, pp. 140 sq.
BIBLIOGRAPHIE. 248
hiéroglyphes, l’incendie du teocalli était le symbole de la vic-
toire.
Instruits par ces désastres, les Mexicains finirent par cacher
leurs pictographies, et celles-ci, à la mort des dépositaires, deve-
naient introuvables. On en était là, quand arrivèrent les premiers
religieux.
Rien n’eût survécu peut-être sans les bibliothèques monas-
tiques qui recueillirent à grande peine et à grands frais tout ce
que l’on put découvrir. Plus tard, lors des derniers troubles
religieux, ces trésors passèrent, pour une bonne part, en des
mains négligentes ou cupides, qui les laissèrent périr ou les
vendirent à l'étranger. Qu’est devenu le fameux Uenzo de
Tlaxcalla, et cet itinéraire hiéroglyphique, de tous le plus ancien
comme le plus authentique, qui avait passé du collège des jésui-
tes au musée national ? Qui a dispersé l’incomparable collection
Boturini ? La dilapidation se fit par quelques-uns de ceux-là
mêmes qui avaient le plus bruyamment accusé les missionnaires
de la perte des pictographies et qui, du reste, ne songeaient à en
étudier aucune.
Que reste-t-il à la charge des franciscains et des dominicains ?
Naturellement ils ne durent pas tolérer les divinités peintes sur
toile ou sur papier. L’existence de ces singulières idoles, rare-
ment signalées par les auteurs modernes, est un fait acquis (i).
Eux-mêmes avouent avoir brûlé d’autres peintures, celles qui
contenaient des divinations ou des sortilèges. Auront-ils parfois
prêté un caractère idolàtrique à de simples annales? C’est fort
possible, mais le dommage n’a pu être fort considérable, ni par
le nombre, ni par la valeur des documents. Les grands dépôts
n’existaient plus; quant aux pièces isolées, les missionnaires
comprirent bien vite quel intérêt elles pouvaient offrir. Dès i SBq,
et bien avant peut-être, ils les recherchaient avidement,’ étu-
diaient le codice Zumàrraga, quoique tout souillé de sang
humain et, un peu plus tard, adressaient au concile de Trente,
par l’évêque de Mexico, un mémoire sur les antiquités mexicai-
nes (2).
(1) Cfr. Toribio de Motolinia, Ilisf. de los Iiidios de Nueva-Espana, Irai. I,
c. IV. — Herrera, decad. III, 1. ii, c. 15. — Cfr. Mendieta, 1. II, c. viii, p. SS.Nous
croyons voir aussi une allusion dans la fameuse lettre que Zumarraga
adressa au chapitre général de son ordre en 1531, et dont M. Icazbalceta, avec
son érudition si sûre, a indiqué les vingt et une éditions et établi le texte
original.
(2) Icazbalceta, loc. cit., pp. 59«q.
244
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Aucun écrivain sérieux ne le conteste aujourd’hui, et M. Biart
moins que personne : ce que nous savons des antiquités mexicai-
nes, nous en sommes redevables aux premiers religieux. S’entou-
rant des indigènes les plus instruits, recueillant les débris des
archives, les chants sacrés, les harangues, toutes les traditions,
ils nous ont fourni, avec d’inappréciables documents, l’unique
moyen de les comprendre. Sans eux, les hiéroglyphes mexicains
seraient un livre fermé, une énigme aussi indéchiffrable que les
katunes mayas. Là où ils nous manquent, comme nous l’avons
vu récemment pour une peinture figurative, aucun Champollion
n‘a trouvé juscju'ici une solution qui satisfasse pleinement (i).
Si ces pionniers de la première heure n’avaient eu le tort d’être
prêtres et espagnols, c’eût été depuis longtemps un blasphème
historique que de mettre en doute leur science et leur zèle.
Nous n’avons qu'un mot à dire sur un autre reproche qu’on leur
fait souvent avec plus de chaleur que do justice, celui de n’avoir
pas épargné les idoles ni les temples. Ces murs de pierres ou de
bric[ues creuses, couverts d’épaisses croûtes de sang, infects,
hideux (2), n’offraient peut-être pas grand intérêt historique. Il
n’était pas aisé non plus de les conserver en les désaffectant. Et,
si leur destruction était indispensable pour inspirer l’horreur des
boucheries humaines et d’un culte abominable, il ne faut point y
trouver à redire. Surtout quand on voit Mexico démolir périodi-
quement quelque “ bastille „, renverser des hospices qui pou-
vaient éveiller des idées “ superstitieuses,,, et, pour accommoder
un temple catholique au culte baptiste, mutiler des chefs-d’œu-
vre de sculpture. N’oublions pas non plus que, les Teocalli étant
de véritables forteresses, les Espagnols n’auraient pas consenti
à les laisser debout. Ils disparurent donc, mais sans scandale,
lentement et avec le concours empressé de beaucoup d’indi-
gènes.
Il périt aussi beaucoup de statues. Les missionnaires, qui
après tout n’étaient pas venus pour monter des musées, appri-
rent par expérience que, sans faire la guerre aux idoles, il était
impossible d’en finir avec l’ancien culte (3). Si les sacrifices
( 1 ) Icazbalceta, pp. 63 sqq.
(2) Un témoin oculaire, qui est la sincérité même, Bernai Diaz, nous a laissé
du grand Teocalli de Mexico une description plus horrible encore que celle
que donne M. Biart. Il parle notamment de ces ossuaires répugnants que les
Aztèques nommaient trompantli. — Cfr. Tezozomoc, Crônica mexicana,
cap.i.xx, édition Vigil, pp. 514 sqq. — Biart, p. ItXJ. — Icazbalceta, pp. 40 sqq.
(3) Icazbalceta, p. 43. ^
BIBLIOGRAPHIE,
245
humains continuaient à se pratiquer, c’était précisément autour
do ces odieuses statues, restées debout et chaque jour barbouil-
lées de sang (i ). Le TIaloc, qu’à tort ou à raison l’on dit renversé
par Zumarraga, s’était vu immoler plus de vingt mille enfants.
Les autres idoles furent mises en pièces dans la mesure qui parut
indispensable. A un assez bon nombre de ces images, à celles
sans doute qui pouvaient se garder sans péril, il fut fait grâce;
et, quand l’auteur des Aztèques écrit qu’il est difficile d’en
trouver une aujourd’hui (2), il copie, sans la contrôler, l’asser-
tion d’un historien inexact. Actuellement encore, les musées du
Mexique possèdent le panthéon aztèque au complet, ou peu s’en
faut, et chacun de ces dieux y figure avec ses multiples repré-
sentations (3). Au résumé, il est temps d’en finir avec cette sotte
invention de moines incendiaires et iconoclastes. On n'y peut
souscrire sans violer au premier chef les lois de la critique. Sans
doute l’accusation est ancienne et a été surtout répétée; mais il
n’y a pas prescription dans l'histoire, et déjà les meilleurs esprits
adhèrent au jugement c|ui a réhabilité Zumarraga et très nota-
blement diminué les torts de ses collègues. Si, par zèle religieux,
ils brûlèrent quelques peintures figuratives aztèques, cette
erreur ne dura guère et fut bientôt réparée au prix de labo-
rieuses recherches. Eux-mêmes nous ont transmis de précieux
monuments.
Ils ont fait mieux encore que de conserver les antiquités, la lan-
gue (4) et les traditions aztèques. C’est la race elle-même qu’ils
ont sauvée. Sans le courage de Zumarraga, Las Casas, Ohnos,
Toribio de Motolinia et bien d’autres, les Aztèques ne seraient
plus, comme les tribus indigènes des États-Unis, qu’un débris,
qu’un souvenir, au lieu d’être, ce que nous les voyons aujour-
d’hui, une race forte, compacte et qui peut aspirer encore à de
glorieuses destinées.
A. Gerste, s. -J.
Puebla, Juillet 1886.
(1) Motolinia, trat. I, c. ni.
(2) P. 246.
(3) Gfr. Ghavero, Op. cit., p. xx.
(4) Les précieux travaux linguistiques, grammaires, vocabulaires et autres,
composés par les missionnaires, sont décrits par M. G. Pilling dans ses Froof-
Sheets of a bibliographi/ of the languages of tJie North- American Indiuns
Washington 1885, publié par le Smithsonian Institution, Bureau of ethnologg.
246 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
VIII
LtNCtUISTISGH-HISTORISGHE FoRSGHaXGEN ZUR Handelsgesghighte
UND Warenkunde, von D’^ O. Sghrader. Erster Teil. — lena,
Hermann Gostenoble, 1886. In-8°, pp. xii-291.
Nous avons fait connaître autrefois l’ouvrage du D'' Schrader
sur l'ancienne civilisation des Aryas, étudiée à la lumière de la
philologie comparée (i).Le savant auteur a poussé plus avant^ses
recherches et, afin de refaire dans ses grandes lignes le tableau de
l’état social des anciens peuples, il a entrepris d’étudier les ori-
gines du commerce et de l’industrie dans le monde aryen pri-
mitif. Assurément, ce sujet constitue l’un des côtés les plus inté-
ressants et les plus importants de l'histoire des sociétés et il
s'impose à toute l’attention de l’ethnographe. Voilà pourquoi
nous n'hésitons pas à signaler aux lecteurs de la Revue le nou-
veau travail du professeur d’Iéna, qui du reste cite avec honneur
notre appréciation sur son précédent essai parmi celles des prin-
cipaux critiques dont il a rencontré l’adhésion.
Jetons d’abord un coup d’œil d'ensemble. Dans une disserta-
tion préliminaire, le D'' Schrader expose les origines du com-
merce sur terre et sur mer, il étudie la terminologie commer-
ciale, recherche le développement de la monnaie, des poids et
des mesures. Après cette introduction, l’auteur aborde son sujet
dans une sérié de monographies dont ce volume, qui doit être
suivi d'un second, donne la première. Elle a trait à l'industrie du
vêtement : un premier chapitre examine l’importance civilisa-
trice du tissage, un second est consacré à sa terminologie, dans
un troisième, nous apprenons tous les détails concernant la cul-
ture et l'emploi préhistorique du lin, du chanvre, de la laine et
du coton, enfin M. Schrader termine par une curieuse étude sur
le trafic de la soie et ses migrations d’Asie en Europe.
Nous sommes heureux de pouvoir donner à la nouvelle œuvre
du D'^ Schrader les mêmes éloges qu’à son précédent ouvrage,
et d'y signaler une égale justesse de vues, autant de rigueur
dans les principes et non moins de prudence et de modération
scientifique dans les assertions. Et, cette fois, sans réserve
aucune pour la plupart des questions traitées.
(1) Rerue des quest. scient., t. XV, p. 28k
BIBLIOGRAPHIE.
247
Justifions cette appréciation par l’examen de quelques détails
et une synthèse sommaire des principaux résultats que les
recherches de M. Schrader apportent à l’ethnographie primi-
tive.
En ce qui concerne le tissage par exemple, il ressort de l’exa-
men des différents termes qui expriment ce concept dans les lan-
gues aryennes que primitivement cette industrie se distinguait
peu de l’art du cordier dont elle n’est, du reste, qu’une extension.
En effet, on peut établir une série de mots qui, de nuances en nuan-
ces, partent de l’idée de tresser, corder, pour arriver àcelle de tis-
ser.Toutefois, l’argument linguistique, à cause des divergences et
surtout à cause du groupement des termes différents, est insuf-
fisant pour démontrer que l’industrie du tissage était pratiquée
par les Aryas primitifs. Heureusement, l'archéologie supplée à
cette insuffisance ; car elle atteste que le fuseau, l’instrument
principal du tissage, remonte aux premières époques. On l’a
retrouvé dans les palafittes de Suisse, même dans celles qui
datent de l’âge de la pierre, dans les terramares de la vallée
du Pô, dans les nécropoles d’Hissarlik.
M. Schrader, à propos des plantes textiles dont se servaient
nos premiers ancêtres, revient sur le caractère peu primitif du
chanvre, et s’efforce de réfuter une objection que lui adressait
notre précédent compte rendu. Pour infirmer l’identification
établie par lui entre les habitants des cités lacustres et les
Aryas, nous observions que le chanvre, inconnu aux construc-
teurs des palafittes, paraît, à s’en tenir aux déductions linguisti-
ques, avoir été cultivé au temps de l’unité aryenne (1). En effet,
les termes sont partout identiques, x-iwïpti;, konop,haenep,hanaf,
canih, kunah, kanaph, kane})h (2); et nous terminions en citant le
sanscrit kunapa. M. Schrader fait remarquer, et très justement,
que ce mot sanscrit n’existe pas (3) : nous lui donnons volontiers
acte de cette rectification. Mais la conclusion tirée par lui ne nous
paraît pas inéluctable, car l’accord des termes européens cités,
avec le persan kanah et l’arménien kanaph garde toute sa valeur
pour inférer l’emploi préhistorique du chanvre. Sans doute,
M. Schrader n'admet pas la primitive parenté de ces différents
mots ; comme il ne donne aucune raison de ses défiances, nous
nous croyons en droit de ne pas nous rendre à une simple
(1) Revue des quest. scient., t. XV, p. 288.
(2) Fick, Verf/l. Wôrterb. der indogerm. Sprachen,‘2,'^ éd., p. 34G.
(3) Du moins pas dans le sens de chanvre. Car kanapa est un mot sanscrit
désignant une espèce de lance, cfr Mahâbhûrata, III, 810.
248 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
affirmation. Nous ne comprenons pas non plus comment la
thèse de l’origine asiatique des Aryas est contredite par le
témoignage de M. de Gandolle qui enseigne l’indigénéité de
Cannabis sativa au sud de la Caspienne, en Sibérie, dans les step-
pes des Kirghizes et sur les rives du lac Baïkal (i). M. Schrader
trouve cette orientation trop peu précise. Sans doute elle ne per-
mettrait pas de fixer entre des limites très définies le berceau
des Aryas ; mais assurément elle ne contredit pas, elle confirme
de tout point la provenance asiatique.
Avec le chanvre et le lin, h; coton ne tarda pas à être travaillé
pour les tissus. Mais cette industrie semble avoir été restreinte
à rinde, les produits que l’on a retrouvés en Égypte, par exemple
les bouffettes en coton qui ornent la cuirasse du roi Amasis, en
Syrie et en Palestine sont certainement exportés. On oppose
l’hébren shêsli; or ce terme est emprunté à l’Égypte et, dans
l'idiome de Misraïm,il désigne une espèce de lin : autant faut-il
en dire du syriaque hûz^ d’où est venu le grec En effet hiiz
sert à dénommer le lin, et c’est seulement au ii® siècle de notre
ère que le terme grec pÛTJoi; a servi à désigner le coton. C’est
encore le cas des expressions grecques et o3dvcüv qui sont,
l’une, d’origine arabe, qnthn (2), l’autre phénicienne, et qui,
après avoir signifié “ lin ont acquis beaucoup plus tard (au
I®*’ siècle après J.-C.) le sens de coton.
Ce sont les conquêtes d’Alexandre le Grand qui semblent
avoir introduit en Europe le tissage du coton, et de cette épo-
que date le changement de sens que les récents classiques con-
signent pour les noms de vêtements. Il n’est pas impossi-
ble de tracer la voie commerciale que suivait l’exportation du
coton, de l’Inde jusqu’en Europe ; elle semble avoir passé par
l’Arabie et l’Égypte, comme l’insinue le groupe linguistic^ue
karpasa (sanscrit), devenu en arabe korsofah et transformé fina-
lement en gossypium (latin). Le terme latin carhasns qui est
l’équivalent exact du sanscrit karpûsa est postérieur, il ne péné-
tra chez les Romains que vers le commencement du n® siècle
avant notre ère.
Résumons de la même façon les déductions générales, qui se
dégagent de l'intéressante étude consacrée par le D"" Schrader à
l’origine de la sériciculture.
(1) Der Urspning der Kidtinyflanzeii, pp. 183-185.
(2) De là le mot français coton, en bas latin du moyen âge cotonum, coto;
en germanique kattun, en roumain kittnie.
BIBLIOGRAPHIE.
249
C’est en Chine que les plus anciens raoninnents constatent la
plus antique mise en œuvre des cocons du Bombyx mori. Les
recherches entreprises dans le but d’établir si les peuples classi-
ques ont connu et imité cette industrie chinoise sont restées
infructueuses. D’autre part on sait que, dès l’époque d’Aristote,
les Grecs connaissaient plusieurs espèces de vers à soie. Surtout
ceux de l’île de Cos étaient renommés et les vestes coæ et homhy-
cinæ donnaient lien à un grand commerce. L’Inde aussi était un
centre actif de sériciculture comme en témoigne sa littérature ;
malheureusement,la chronologie incertaine de l’histoire indienne
ne fournit aucune donnée pour préciser l’époque à laquelle
remontent les premières origines de cette industrie dans la pres-
qu’île gangétlque. Il n’est pas impossible que les Indiens soient
en ce point tributaires des Chinois, s’il faut ajouter quelque
importance au terme cmâneul-a qui en sanscrit désigne la soie.
C’est un siècle avant l’ère chrétienne que les Romains arrivent
à connaître la soie des Chinois. Ces deux peuples furent en effet
quelque temps en contact, alors que l’empire romain se fut
étendu jusqu’au delà de la Syrie et que la Chine dominait aux
rives de l’Oxus. Le terme sericum, qui paraît dérivé du mogol
sirkek, et le peuple des Sèves, avec leur pays Serica, sont les
témoins de l’emprunt fait par Rome à la Chine.
Un point qu’il nous paraît encore intéressant de relever dans
le livre du D'' Schrader, c’est l’influence prépondérante que la
Germanie a eue sur la France en ce qui concerne la navigation.
Cette influence est nettement démontrée par les nombreux ter-
mes d’origine germanique qui se rencontrent dans le vocabulaire
français de la marine. La flotte doit son origine à l’ancien-nor-
rois floti, Xesquif vient de l’ancien haut-allemand sdf. C’est
encore du norrois que sont issus les bateaux (norrois iédr) et la
barque (norrois barki) ; la pinque (navire à fond plat) porte un
nom essentiellement germanique (qnnke, pink). Pour abréger,
nous réunissons les autres mots apparentés dans le tableau sui-
vant :
Mât (portug. mastro) =
Hune
Cingler (espagn. singlar) =
Quille =
Bord =
Laste (poids de deux tonnes) ==
Frêt =
Amarrer =
norrois mastr.
norrois hûnn.
anc. h^^ ail. ségel.
„ „ chiol.
„ „ bovt.
lilast, hlest, lüst.
frêht, vracht.
merren, marrjan.
25o revue des questions scientifiques.
Nous arrêtons là ce rapide aperçu de l’ouvrage du D'^'Schra-
der. Ce que nous en avons dit a pu donner une idée de l’intérêt
des questions qui y sont agitées et de l’érudition étendue avec
laquelle l’auteur a réussi à les traiter.
J. G.
IX
UnGEDRUCKTE WISSENSGHAFTl.IGHE CORRESPONDENZ ZWISGHEN
Johann Kepler und Herwart von Hohenburg, i Sgg. Ergânzung
zu Kepler i Opéra omnia, ed. Ghr. Frisch. Nach den Mss. in
München und Pulkowa edirt von G. Ansghûtz, S. J. Separat-
abdruck aus den Sitzungsbericbten der Kônigl. Bôhm. Geseli-
schaft der Wissenschaften. Prag.In Commission bei Victor Dietz
in Altenburg (Sachsen-A.) 1886. Une brochure grand in-8“ de
1 18 pages et une planche.
Voici, d’après Tintroduction du savant éditeur, l’objet de cette
publication. L’éditeur des Opéra omnia de Képler, Chr. v. Frisch
(mort le 2g mars 1881), conjecturait que Képler avait écrit en
mars, mai et juillet 1599 des lettres au chancelier bavarois Her-
wart von Hohenbourg. Mais, par suite d’une lacune du catalogue
des manuscrits, il n’avait pu découvrir ces lettres, qui se trou-
vaient pourtant à la bibliothèque de Munich, dans le Cod. lat.
1 607. Le R. P. C. Anschütz, S. J. a mis la main sur les trois lettres
de Képler en examinant le manuscrit 1607, et il vient de les
publier dans les bulletins de la Société royale des sciences de
Bohême.
La première, datée du g et du 10 avril, est une réponse à une
lettre de Herwart du 10 mars. La seconde est du 3o mai et est
aussi une réponse à une lettre du chancelier bavarois du 1 6 mai.
Celui-ci écrit encore à Képler le 20 juillet ; Képler lui envoie sa
troisième lettre le 6 août; enfin une lettre plus courte de Herwart
du 2g du même mois (Kepler i 0pp. ^ V,p. 20) termine cette cor-
respondance.
Les trois lettres de Képler sont plus riches en rensei-
gnements de tout genre que ne l’avait conjecturé Frisch, d’après
les réponses de Herwart. Képler s’y occupe de diverses ques-
tions de chronologie, de la déclinaison de l’aiguille aimantée, de
BIBLIOGRAPHIE.
25i
la réfraction astronomique; du calcul des éclipses, des systèmes
de Copernic et de Ticho-Brahé, d’astrologie, etc. Képler
n’épargne pas les éloges à Ticho-Brahé, mais il se déclare
partisan des idées de Copernic : observons, en passant, qu’il
confond à tort le système de Copernic avec celui des Pythagori-
ciens ou plutôt de Philolaüs, comme on l’a fait souvent depuis
Copernic, qui pourtant n’est pas tombé dans cette erreur. Ké-
pler appelle l’astrologie une fille folle de l’astronomie, mais une
fille qui empêche sa mère de mourir de faim ; d’ailleurs, comme
le prouvent encore les trois lettres publiées par le P. Anschütz,
il n’est pas sans croire, dans une certaine mesure, à cette science
illusoire. Il la défend contre les attaques de Herwart au nom
d’analogies géométriques existant entre la musique et l’astro-
logie. Les idées mystiques de Képler sur ce sujet et sur les rap-
ports de la musique avec le système du monde sont le premier
germe de son plus célèbre ouvrage : Hannouia mundi.
Le supplément aux œuvres de Képler publié par le Pi. P. An-
schütz semble digne du monument élevé i>ar Frisch à la gloire du
grand astronome allemand. Nous venons de résumer l’introduc-
tion (pp. 3-9). Les lettres de Képler occupent 63 pages (pp. 10-
33; 3q-53; 53-74). Viennent ensuite les nombreuses notes expli-
catives de l’éditeur, en petit texte (pp. yS-iog), enfin un Index
rerum et auctonim fait avec le plus grand soin (1 1 i-i 18) (1).
P. M.
X
Langue mandarine du nord. Guide de la conversation f.ian-
çAis-ANGLAis-GiiiNois, Contenant un vocabulaire et des dialogues
familiers, par le R. P. Séraphin Couvreur de la compagnie de
Jésus, missionnaire au Tcheu-li S. E. — Llo-kien-fou, imprimerie
de la mission catholique, 1886. i vol. grand in-8", pp. xii-204.
Le R. P. Couvreur publiait naguère, cà fimprimerie catholique
(1) Sigaalons ici, aux amateurs d’histoire de l’astronomie, un autre travail
du R. P. Anschütz ; Ueber die Entdeclcunj der Variation und der jalndichen
Gleichimg des Mondes, dans le journal de Schlomilch (Hist. lit. Ahtheilung,
t. XXXI, pp. 168-171, :20"2-218 ; XXXII, pp. 1-15) qui se rattache à la publica-
tion que nous annonçons. Il y prouve que Ticho-Brahé a trouvé la variation
de la lune, mais non l’équation annuelle ; cette dernière découverte est due
Képler, qui en parle dans les lettres à Herwart plus claire-
ment que partout ailleurs.
252
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de Ilo-kien-fon, un Dictionnaire français-chinois contenant les
expressions les plus usitées delà langue mandarine. IjQ?, lettrés
du céleste empire, les savants anglais et les sinologues les plus
distingués ont envoyé à l’auteur leurs félicitations chaleureuses
avec des témoignages flatteurs d’admiration. C’est à la suite de
cette importante publication que le missionnaire écrivain a été
nommé membre de l’Académie anglo-américaine de Pékin, et
que, par une faveur singulière, l’Institut de France lui a décerné
le prix Stanislas Julien.
Travailleur infatigable, le P. Couvreur a publié, il y a quelques
mois, un nouvel ouvrage d’une utilité peut-être encore plus
grande, savoir : un Guide de la conversation français-anglais-
chinois.
A Shang-hai les Anglais ont déjà introduit ce livre dans leurs
maisons d’éducation. Le directeur général des douanes^M. Hart,
a vivement applaudi à la publication du Guide, et il l’a immé-
diatement adopté pour l’école d’interprètes qu’il a établie à
Pékin.
L’auteur a choisi la langue mandarine, particulièrement en
usage dans les provinces septentrionales de l’empire du milieu.
“ La langue mandarine, lisons-nous dans la préface du Guide,
est la langue familière non seulement des officiers du gouver-
nement et de toutes les personnes instruites, mais aussi des
quatre cinquièmes de la population. Elle se divise en trois
dialectes principaux : le dialecte de Tch’eng-tou-fou dans le
Seu-tch’oen, le dialecte de Nankin et celui de Pékin. Ce dernier,
étant la langue de la cour impériale, est en vogue dans tout
l’empire. L’étudiant, comme le dit M. Wade, peut se tenir assuré
que, s’il possède, bien le langage du nord, partout où il ren-
contrera des Chinois parlant le mandarin, il les comprendra et
s’en fera comprendre sans difficulté. ,
En tête du livre (pp. i-vii), un tableau synoptique donne les
sons, figurés à l’européenne et d’après le système de M. Wade,
l'illustre sinologue anglais. Mais, les sons franchement distincts
étant peu nombreux, l’accent seul peut dans beaucoup de cas
en préciser le sens. De plus, dans chaque caractère on distingue
la racine ou mère, et la notation du son, de laquelle dépend très
souvent la signification du mot. Et ici, il est aisé de le concevoir,
les étrangers rencontrent des difficultés sérieuses; c’est pourquoi
l’auteur a présenté une étude courte, mais claire et exacte, des
cinq tons et des traits qui les marquent (i).
(1) Guide, pp. X et suiv.
BIBLIOGRAPHIE.
253
Pour faciliter la prononciation, il essaie de déterminer la
valeur des sons, et de les représenter d’une manière aussi par-
faite que possible, suivant l’orthographe française et conformé-
ment cà l’usage des lexicographes chinois (pp. vii-xi).
Après cette introduction nécessaire, commence le Guide
proprement dit. Ce Guide est fait sur le modèle de ceux que nous
employons pour l'étude des langues européennes. En voici les
trois divisions principales : le Vocabulaire, un choix de Fhmses
usuelles, un recueil de Dialogues.
Au Vocabulaire (pp. i-68), chaque page est partagée en quatre
colonnes : la première contient un mot français, parfois une
expression; la seconde en donne la traduction anglaise; dans la
troisième, se lisent les caractères chinois; et dans la quatrième,
la manière de les prononcer. Cette disposition est conservée au
cours de tout l’ouvrage. L'auteur a beaucoup restreint le nombre
des mots, et a évité les interminables nomenclatures que trop de
Guides de conversation affectionnent; il a préféré les termes
les plus en usage dans une conversation chinoise, et il s’est préoc-
cupé en premier lieu du soin de suivre un ordre simple et logique.
C'est dire qu’il a rendu son Vocabulaire avant tout pratique et
aussi commode à manier qu'un dictionnaire. Inutile de s’arrêter
au détail des diverses classes de mots et de leurs subdivisions
destinées à diminuer les recherches : la table des matières rend,
à cet égard, tous les services désirables.
Les Phrases usuelles (pp. 69-1 1 5) forment la seconde partie de
l’ouvrage. C'était, en quelque façon, un complément obligé de la
partie précédente, nécessairement plus sèche et plus difllcile à
la lecture. Pendant un séjour de quinze années dans le pays, le
P. Couvreur a recueilli les expressions familières, les tournures
locales et tous les idiotismes. Non content de les soumettre au
contrôle des lettrés chinois, dont plusieurs sont initiés aux lan-
gues de l’Europe, il a encore voulu en vérifier par lui-même la
correction et l’exactitude sur les monuments littéraires en style
simple. Remarquons, en outre, que l'écrivain a su éviter ici un
double écueil, en rejetant d'une part les phrases banales, pau-
vres de sens et d’à-propos, afin d’adopter celles-là seules qu’il
reconnaissait de mise en bonne compagnie; d’antre part, en
évitant les formes hyperboliques et toute recherche outrée.
Aussi, les Phrases usuelles nous paraissent le morceau capital du
livre.
La troisième 'partie, renfermant les Dialogues 116-192'',
doit avoir été l’objet d’un travail pénible et de recherches
254 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
patientes. On la voudrait réduite à des proportions moins consi-
dérables : quelques-uns de ces dialogues font à certains endroits
double emploi avec les phrases usuelles; plusieurs nous sem-
blent trop étendus et surchargés de détails. Il est juste de con-
venir toutefois que les appréciations d’un critique placé unique-
ment au point de vue européen perdent peut-être toute leur
valeur au sentiment des habitants de la Chine; aussi, n’est-ce
que sous réserve que nous hasardons notre opinion. Quatre
pages de proverbes familiers (pp. igS-igô) terminent le recueil
des dialogues.
A tout prendre donc, le Vocabulaire, les Phrases usuelles et les
Dialof/ueSf ces trois grandes parties du Guide, constituent une
œuvre de mérite, une œuvre d'une utilité incontestable. Français
et Anglais peuvent s'en servir avec une égale facilité. Autre
avantage fort appréciable, il n’est nullement nécessaire, pour
l’employer, d’avoir appris à déchiffrer l’écriture mandarine.
L'auteur, en effet, écrit à côté de chaque terme, de chaque
expression, la manière de les prononcer. C’est aplanir aux
étrangers les difficultés presque insurmontables que leur offre la
lecture du chinois; car, on le sait, cette langue n’a pas d’alpha-
bet : tous les caractères se rapportent à deux cent quatorze
racines, qui se distinguent entre elles uniquement par le nombre
de traits ; une seule racine en compte parfois dix-sept. La com-
binaison de ces formes-mères multiplie le nombre des traits, et,
jointe aux exigences de l’accentuation et de la phonétique, elle
complique singulièrement la lecture des mots.
Comme dans son Dictionnaire français-chinois, le P. Couvreur
place là la fin du Guide quatre tableaux indiquant les poids et les
mesures du pays, la division du temps, le cycle de soixante ans et
la division de l’année en vinyt-quatre parties. Les Chinois divisent
le jour en douze heures chêu-tch’ ênn, dont chacune équivaut à
deux des nôtres, et se subdivise en huit k’ô. Ils les représentent
par douze caractères.
Ces douze caractères horaires, nommés ti-tcheu, se combinent
avec dix autres, qu’on appelle t’ien-kan, pour former le cycle de
soixante ans. Aux douze lettres des heures correspondent les
noms de douze animaux, qui servent aussi à marquer les années.
Ainsi, pour demander à un Chinois quel est son âge, rien n’est
plus ordinaire que de dire : “ Quel animal désigne l’année de
votre naissance? , Et il répondra : “ C’est le bœuf, ou c’est le
dragon, etc. „ (i).
(1) Guide, p. 198.
BIBLIOGRAPHIE.
255
L’année 1886, dans cette supputation, est marquée par K'iuèn,
le nom du chien ; et le nom du porc, Tchou désignera l’année
1887 (i).
Quant aux vingt-quatre parties de l’année, elles se règlent sur
les phénomènes de la nature, auxquels elles empruntent d’ail-
leurs leur dénomination (2).
C’est ainsi, pour ne citer qu’un exemple, que les mois de la
première saison chinoise s’appellent; commencement du prin-
temps (5 février), eau de pluie (ig février), réveil des insectes
(5 mars), équinoxe (20 mars), lumière pure (5 avril) ai pluie des
céréales (20 avril).
Deux mots encore touchant l’exécution typographique. Bien
qu’il cherchât avant tout à favoriser la diffusion de son ouvrage
et à publier une édition modeste, le P. Couvreur a veillé avec un
soin tout particulier à obtenir une grande correction du texte, la
netteté du tirage et une disposition extérieure parfaite. Chaque
caractère chinois a tous les traits distincts et bien dessinés : on
entrevoit, à l’ensemble de ces détails encore, quelle attention et
quelle persévérance il a fallu pour arriver à un si beau résultat.
Mais la critique fera un reproche à l’auteur d’avoir choisi le for-
mat grand in-8° pour un livre dont beaucoup en Chine aimeront
à faire leur vade-mecum.
J. L.
XI
Du BIEN AU POINT DE VUE ONTOLOGIQUE ET MORAL, dissertation
pour le doctorat en philosophie selon saint Thomas, par
Léon De Lantsheere, docteur en droit. Louvain, 188G.
L’université de Louvain vient de créer son second docteur
en philosophie selon saint Thomas. En décembre dernier,
M. Léon De Lantsheere soutenait, pour l’obtention de ce grade,
une série de thèses sur les problèmes les plus élevés de la philo-
sophie et présentait en même temps une dissertation, dont nous
voulons dire un mot.
En exposant et développant les enseignements du Docteur
(1) Ihid., p. 199. — (2) Ibid., p. 200.
256
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES,
angélique sur le bien au point de vue ontologique et moral,
M. De Lantsheere, à côté des questions propres à la scolastique,
accorde une large part à la réfutation de certaines théories de
Kant. Est-ce pour ce motif que des critiques ont écrit ; “ Cette
dissertation n’a rien de scolastique „ ? L’auteur cependant s’était
expliqué à ce sujet ; car il nous prévient dans sa préface que :
“ Montrer comment les mêmes problèmes, les mêmes données
sont à la base de la philosophie scolastique et de la philosophie
de Kant, faire saisir exactement dans la marche dialectique de
celui-ci le paralogisme, la pétition de principe, l’hypothèse
hasardée qui le font dévier de la vérité, placer par là même les
solutions de l’école dans une lumière plus vive par le contraste
tel est le point de vue spécial auquel il a voulu se placer.
Le champ de la scolastique a étendu ses frontières au delà des
limites que les âges passés semblaient lui tracer; car, du moment
qu’on défend contre Victor Cousin l’immutahilité de la vérité^
on comprend que la vraie et la saine philosophie renferme, dans
ses invariables principes, la condamnation de tous les s3^stèmes
qui s’en séparent.
Au chapitre premier, M. De Lantsheere soulève et résout le
problème des causes finales : la notion du bien repose en effet
sur celle de la fin. La tin, ce n’est pas seulement le but d’une
action, c'est encore et surtout le but conçu d’abord et réalisé
ensuite dans nos actes. Mais dans quel sens faut-il appliquer
cette notion de fin aux êtres? Les êtres doivent être distingués
en deux grandes classes : les uns, doués de connaissance, agissent
certainement et visiblement pour des fins qu’eux-mêmes se pro-
posent; les autres, privés de raison, sont dirigés par une fin
connue au sens matériel. Mais y a-t-il dans la nature des fins
poursuivies? D’après l'hypothèse du pur mécanisme, professé
par Démocrite et Empédocle, et devenu la base du matérialisme
et de l’évolutionnisme contemporains, les agents naturels agissent
sous la seule impulsion des causes efficientes antérieures. Saint
Thomas, au contraire, en divers endroits, résout le problème en
recourant à l’influence d'une cause finale, qui dirige et met en
action ces causes efficientes. Les arguments en faveur de cette
thèse permettent à l’auteur de conclure : “ Tous les êtres sont
régis par la loi de la finalité : ce vaste ensemble du monde maté-
riel et spirituel est fait en vue d’une fin à laquelle sont subor-
données, et d’après laquelle sont délimitées les fins et les activités
particulières des êtres. „
La question, au chapitre ii, se restreint à l’homme, chez qui la
BIBLIOGRAPHIE.
257
fin est consciente. Tous les êtres se développent dans le sens de
leur nature, et l’être, en tant qu’il a avec la tendance d’un autre
être la relation transcendentale de convenance, s’appelle le bien.
C’est assez dire (\\x' au point de eue logique, \q bien, comme l’unité,
la vérité, n’est qu’une des faces particulières de l’idée d’être:
c’est l’être en tant qu’il est conforme à la tendance naturelle.
Avant de donner la signification ontologique de l'idée du bien,
M. De Lantsheere a eu à cœur de répondre aux reproches for-
mulés par Kant contre les notions transcendentales, telles
qu’Aristote les a déduites et formées.
Si l’on se rappelle comment naît en nous l’idée du bien, on
verra aussitôt que, pris ontologiquement, le bien et l’être se con-
fondent. Les arguments de saint Thomas 1e prouvent surabon-
damment ; on pourrait même l’établir d’une manière générale en
étudiant la hiérarchie ontologique : à chaque degré d’être, la
chose existante est bonne, et nous ne lui refusons ce prédicat que
lorsque nous avons en face de nous un non-être sous quelque
rapport. La conclusion qui s’en dégage, — elle fut d’ailleurs de
tout temps celle de la scolastique, — c’est qu’il faut admettre au
sommet des choses, comme explication et cause nécessaire, un
être qui soit tel sous tous les rapports, sans aucun mélange
de puissance ou de non-être. On voit quelle corrélation intime
unit les idées de fin, de bien et de perfection.
Dans la seconde partie du travail (chapitre iii), on considère le
bien au point de vue moral. La théorie de la bonté des choses se
lie étroitement à celle de la bonté de la vie, qui en somme est
toute la morale.
Depuis Aristote déjà la distinction, supposée ou admise par
tous les systèmes de morale, a été établie entre les biens honnê-
tes, agréables et utiles. Il nous faut maintenant passer à l’exa-
men des principes fondamentaux de la morale et de leurs
rapports avec l’idée du bien.
Qu’est-ce qui détermine un objet à être moralement bon?
Est-ce la législation autonome de la volonté, comme le veut
Kant, ou bien est-ce l’objet lui-même qui s’arroge l’autorité qu’il
veut faire subir à notre faculté appétitive ? Cette solution, qui
est celle du Docteur angélique, donne à la morale un caractère
objectif. Au sommet de toutes les motions de la volonté, vient
se placer la motion nécessaire de la volonté vers la béatitude :
dès lors, un objet ne deviendra capable de déterminer notre
volonté que pour autant qu’il sera en connexion avec l’objet
necessaire immédiat. Cette connexion était-elle nécessaire elle-
XXI
17
258 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
même, alors apparaîtra le devoir, dont l’explication dernière se
trouve dans la nécessité naturelle et absolue de vouloir le bien
infini, total, qui est Dieu. Nous voyons donc la règle suprême des
actes humains dans la tendance nécessaire qui nous pousse vers
la contemplation de l’objet infini, et par conséquent vers notre
bonheur.
M. De Lantsheere, à la fin de sa dissertation, examine et dis-
cute longuement la valeur des objections que Kant oppose à la
doctrine scolastique, appelée par lui l’hétéronomie de la volonté.
Cette partie polémique du travail mérite toute attention et tout
éloge: elle montre l’opportunité des études scolastiques, à l’heure
où le mouvement philosophique actuel en Allemagne, dans ses
représentants les plus sérieux, revient évidemment au point de
départ que lui a donné autrefois le philosophe de Kœnigsberg.
Cette discussion témoigne chez l’auteur d’un esprit de critique
impartiale et judicieuse et d’une connaissance approfondie de la
philosophie kantienne.
Nous ajouterons volontiers en finissant, que, scolastique pour
le fond, — nous espérons l’avoir montré, ■ — cette dissertation
l’est aussi pour la forme : elle n’est pas en effet œuvre de vulga-
risation. Ceux qui croiraient devoir s’en plaindre ne devront pas
oublier qu’écrite en vue d’un doctorat la thèse de M. De Lants-
heere, dans sa forme un peu sévère, servait pleinement le but de
l’auteur.
Abbé Gabriel Vanden Gheyn.
\mm
DES RECUEILS PÉRIODIQUES
ANTHROPOLOGIE
Carte préhistorique de la Tunisie n). — M. le D‘' Gollignon
a présenté au congrès de l’Association française pour l’avance-
inent des sciences, qui s’est tenu cette année à Nancy, une
carte préhistorique de la Tunisie, qui confirme ce que l’on savait
déjà des instruments de pierre du nord de l’Afrique. Les types
moustériens y sont très répandus. A Gafsa, M. Gollignon aurait
observé un gisement moustérien reposant sur un poudingue à
coups-de-poing chelléens. L’industrie néolithique est représen-
tée à Gabès et dans les environs de Sbeitha, où l’on trouve des
pointes de flèches en nombre considérable.
Les mégalithes de la Nièvre (2). — D’après la commis-
sion des monuments mégalithiques, il y aurait dans la Nièvre
12 dolmens et 10 menhirs. M. le D'^ Jacquinot, qui connaît
(1) Matériaux pour Vhist.primit. et naturelle de l'homme, sept. 1886, p. 461.
(âj Ballet, delà Soc. d’anthrop. de Paris, 3® série, t, IX, p. 323.
2Ô0
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
bien son département, déclare qu’on n’y trouve ni dolmens, ni
menhirs, mais seulement ce qu'il appelle des pierres à sacrifices,
au nombre d’une quinzaine environ. Ce sont de gros blocs de
granit, sur lescpiels on constate des cavités artificielles. Chacun
d’eux porte une figure humaine de grandeur naturelle, grossiè-
rement taillée en creux, entourée de G ou 8 bassins plus petits.
M. Jaccpiinot rattache ces pierres aux rites druidiques.
L’origine du bronze et de l'étain (i). — On sait que, d’après
le système imaginé par M. de Mortillet, la découverte du bronze
aurait été faite dans l’Inde, et les premiers instruments de
bronze seraient venus de ce pays à une époque préhistorique,
antérieure à toutes les données de l’histoire. M. de Mortillet a
naturellement cherché à étayer ce système sur des faits. Pour
obtenir du bronze, il faut avoir à sa disposition les deux métaux
constituants, le cuivre et l’étain. Or si le cuivre est assez abon-
dant et d’extraction facile aussi bien en Europe qu’en Asie, il
n’en est pas de même de l’étain, d’après M. de Mortillet. Tous
les gisements de l’Europe auraient été impropres à alimenter
l’industrie de l’âge du bronze. Il n’y a cpie ceux de Banca et de
Malacca, les plus riches du monde, qui aient pu satisfaire aux
besoins des peuples préhistoriques ou protohistoriques. A ce
premier argument, M. de Mortillet ajoute des considérations
d'un autre ordre ; l’étroitesse des poignées de sabres et d’outils
de l’âge du bronze ; l’usage de sistres analogues à ceux de l’Inde
moderne ; des motifs d’ornementation comme le swastika ; la
coutume de la crémation, qui s’est répandue en Occident en
même temps que l’industrie du bronze.
M“® Clémence Royer s’est appliquée à démolir ce système
pièce à pièce ; ce qui ne lui a pas coûté beaucoup de peine, tant
l’édifice était léger. Mais encore fallait-il faire justice d’une doc-
trine que M. de Mortillet a réussi à faire accepter de bien des
gens, au moyen de ses livres et de son enseignement. Le profes-
seur de l’École d’anthropologie de Paris, d’après M“® Royer, ne
tient pas assez compte de l’importance des gisements d’étain
européens, et notamment de ceux d’Angleterre, d’Espagne, de
Bohême et de Saxe. Mais M“® Royer tombe dans un système
opposé à celui de M. de Mortillet et qui n’est pas plus soutena-
ble. D’après elle, l'industrie du bronze serait venue d’Espagne.
(1) Bidlet. de U(^ Soc. d’aiifhrop. de Paris, 3® série, t. IX, pp. 290, 306.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
261
I
On sait que Royer s’est donné la tâche de prendre en toute
circonstance le contre-pied des traditions qui désignent l’Orient
connue le point de départ des races et des civilisations euro-
péennes.Faire naître l’industrie métallurgique à l’extrême Occi-
dent devait la tenter. Elle établit d’après les données de la lin-
guistique que la connaissance du bronze est postérieure à la
dispersion des Aryas, à leur expansion en Europe, mais anté-
rieure à leur arrivée dans l’Inde. Les Latins, les Slaves, les Grecs
ont des mots différents pour désigner l’étain. Il en est de même
pour le cuivre. En sanscrit, le vocable du cuivre, Tami'a, se rap-
porte à notre mot airain, ce qui prouverait que les Aryas de
l’Inde ont connu d’abord le cuivre sous forme d’alliage. L’airain
fut pendant longtemps un mot générique pour désigner le métal,
bronze, cuivre ou fer. Il est resté chez les Anglo-Saxons et les
Celtes comme le vocable du fer, iron, eisern, eisarn. Après la
découverte du fer, il y eut pour l’airain un autre vocable ; on
l’appela le bronze, et les Latins donnèrent au fer un nom spécial,
feryHm,ferreus.?)^m aller chercher l’origine du bronze cuEspagne
avec Royer, dans l’Inde avec M. de Mortillet, nous savons
par les sources historiquesde l’anti quité, cjuel’étainétalt exploité
de toute ancienneté dans l’Ibérie caucasienne. Les Eraniens de
la Susiane, du bassin du Tigre et de l’Euphrate, tiraient ce
métal de la Géorgie et du Kurdistan. Tout récemment, à l’Aca-
démie des inscriptions et belles-lettres, M. Pavet de Cour-
teille faisait remarcpier que, dans la langue turque, le mot c[ui
désigne l’étain n’est emprunté à aucune autre langue : que par
conséquent il faudrait s’assurer s'il n’y a pas des mines d’étain
dans la région de l’Altap lieu d’habitation primitif de la race
turque. D’après M. d’Hervey de Saint -Denys, l’étain était connu
en Chine dès le xii® siècle avant J.-C. Des témoignages certains
disent ejue les mines d’étain étaient dans les montagnes du
Thibet oriental. Le mot étain, de la langue chinoise, qui se pro-
nonce si, a tous les caractères de la plus haute antiquité. Il est
donc bien possible qu’avant d’être exploité à Banca et à Malacca,
l’étain ait été connu simultanément sur différents points de
l’Asie orientale et occidentale. En ce qui concerne l’âge du bronze
européen, il semble que les régions caucasiennes, voisines de
l’Arménie, sont suffisamment désignées par les traditions
antiques comme le point de départ d’où cette industrie s'est
répandue en Occident.
Il est naturel de penser que le bronze a été inventé dans les
localités où l’on trouve à la fois le cuivre et l’étain. Or on sait que
2Ô2
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
souvent les filons d’étain deviennent en profondeur des mines de
cuivre ou réciproquement. C’est ce qui se produit, par exemple,
dans les Cornouailles. N’est-ce pas à cette circonstance que fut
due l’idée première de la combinaison des deux métaux ? Il n'y
aurait qu'à chercher si pareil fait ne se présente pas dans les
régions de l’Asie occidentale désignées plus haut. Cela viendrait
à l’appui de la tradition.
Clémence Royer réfute également les arguments em-
pruntés par M. de Mortillet à l’ethnographie de l’àge de bronze.
La petitesse des poignées d’épées, d’outils ainsi que des bracelets,
ne prouve rien en faveur de leur origine étrangère. Car, en défi-
nitive, les Européens .s’en servaient tels qu’ils étaient, et s’ils
s'en servaient, c'est qu'ils les trouvaient à la mesure de leurs
mams et de leurs bras. Il y avait donc de petites mains en
Europe comme aux Indes.
Quant au svastika, c’est un signe aryen; or les Aryas ne sont
allés dans l’Inde que deux mille ans au plus avant notre ère,
tandis que le bronze et le svastika sont bien plus anciennement
connus en Occident ('Q. Le signe du svastika ne nous est pas
plus venu de l'Inde que le bronze.
Il en est de même du sistre, connu des Égyptiens bien avant
qu'il y eût des Aryas dans l’Inde. Les Aryas peuvent avoir
emprunté le titinnabulum aux bacchantes de Dyonisios, aux
pleureuses d’Adona’i, aux Curètes, aux Corybantes de Phrygie
et de Crète, aux initiés de Phrygie, aux pythonisses de Del-
phes, etc. Notre âge du bronze n’est pas plus ancien que les
vieilles civilisations de l’Égypte et de la Chaldéc et que les
peuples protohistoriques qu’on vit apparaître à l’origine de
l’histoire sur le pourtour de la Méditerranée. Les préhistoriens
ont fait fausse route en le refoulant dans un passé inconnu
séparé par un abîme des temps historiques. Les progrès de
l’archéologie orientale tendent, au contraire, de plus en plus, à
rapprocher les distances.
]\Ième observation à propos de l'incinération. Rien ne prouve
qu’elle fût d’usage ancien dans l’Inde. Tous les textes qui en
parlent sont récents. Il est douteux qu’elle y soit antérieure au
code de Manou et à la guerre de Troie, époque à laquelle les
Pélasges, les Hellènes, les Étrusques la pratiquaient depuis
longtemps.
En résumé, comme le fait très bien remarquer M"’® Royer, il
n’y a pas un des arguments de M. de Mortillet en faveur de
l’origine indienne du bronze qui ne se retourne contre son
liypothèse.
i
S
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
203
L’origine du verre (i). — M. de Mortillet est-il plus heureux
quand il cherche à établir l'origine du verre? Le verre est encore
inconnu pendant l’âge de la pierre européen ; on commence à
le rencontrer à l’âge du bronze. Ce sont d’abord des perles de
verre opaque, comparable, dit-il, à des laitiers. Dès qu’on a
fondu des minerais, on a dû produire des laitiers. Il s’en est
trouvé qui avaient de vives couleurs. On s’en est servi pour l’orne-
mentation. M. de Mortillet présente à l’appui de sa thèse des
laitiers modernes rapportés d'une fonderie de fer des Eyzies. Il
y aurait bien quelque réserve à faire à ce sujet. On donne le
nom de laitiers à des silicates doubles d’alumine et de chaux,
obtenus dans la fabrication moderne du fer. Les anciens métal-
lurgistes n’employaient pas la chaux comme fondant des mine-
rais de fer, et les résidus de leurs opérations sont des scories
noires et opaques très riches en fer, très impropres à l’ornemen-
tation. Il devait en être de même des scories des premiers métal-
lurgistes de l’âge du bronze. Que la production des scories ait
donné l’idée de fondre des matières siliceuses pour rornementa-
tion, c’est po.ssible ; mais cela ne constituait pas des laitiers dans
le sens exact du mot. Quelques analyses nous en apprendraient
plus long à ce sujet que des hypothèses. Dans tous les cas le
verre transparent est d’invention beaucoup plus récente. Son
introduction en Gaule ne date que de l’époque romaine.
La dolichocéphalie anormale par synostose prématurée
de la suture sagittale (2). — Sous ce litre MM. Manouvrier et
Chantre ont présenté à la Société d’anthropologie de Lyon d’in-
génieuses observations. La synostose prématurée d’une suture
est un obstacle à l’accroissement du crâne dans le sens perpen-
diculaire à cette suture. La synostose de la sagittale entraîne la
dolichocéphalie, qui est anormale dans le cas de synostose pré-
maturée. “ Dans beaucoup de cas la dolichocéphalie ne serait
donc plus, comme on l’a cru généralement jusque-là, un carac-
tère ethnique ; elle serait due à une cause purement patholo-
gique. „ Il faut tenir compte de ces effets anormaux dans l’étude
d’une population, car ils peuvent modifier sensiblement les
moyennes.
La mâchoire de la Naulette (3). — La fameuse mâchoire
(1) Bulletin, de la Suc. d’anthrop. de Paris, 8® série, t. IX, p. 261.
(2) Matériaux, oct. 1886, p.511.
(3) Revue d’anthrop., 15« année, 3® fascicule, juillet 1886.
264 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de la Naulette, découverte en 1864 par M. Édouard Dupont dans
une caverne de la commune de Furfooz, a servi, comme l’on
sait, de thème aux partisans de l’origine simienne de l’homme
qui ont prétendu y trouver un grand nombre de caractères d’in-
fériorité dont quelques-uns seraient simiens. M. Topinard est
venu étudier cette pièce à Bruxelles, et le résultat de son examen
tend à modifier certaines idées ayant cours. Ainsi la mâchoire
de la Naulette offre un prognathisme interne, modéré, c’est un
caractère négroïde, non simien. L’arcade alvéolaire n’est pas
convergente, comme on l’a dit, mais divergente, parabolique,
très humaine. On a parlé de l’absence d’apophyses géni. C’est
une erreur. La pièce était mal lavée quand on a dit cela. Elle
présente de magnifiques fosses digastriques. Le menton est très
fuyant, mais très humain. Si elle offre quelques dispositions
simiennes, aucune d’elles n’a de valeur absolue. Tel est, par
exemple, le bourrelet ou promontoire génien, analogue à celui
du type courant des anthropoïdes, mais qui peut se rencontrer
aussi dans toutes les races. Tels sont aussi l’épaisseur du corps
de l’os par rapport à sa hauteur, l’accroissement de volume des
grosses molaires d’avant en arrière, etc. Le témoignage de
M. Topinard est bon à enregistrer.
La série paléoethuologique des ossements primatiens (i).
— M. Salmon n’y regarde pas de si près. D’après lui, on peut
établir, depuis les singes tertiaires jnsqu’à l’homme moderne,
une série continue où la mâchoire de la Naulette figure un des
types de passage. “ A ceux, dit-il, qui traiteraient l’entreprise de
prématurée, il est facile de répondre que les lacunes de ce cadre
intéressant seront comblées au fur et à mesure des découvertes..
C’est en effet très facile et très simple. Cela supprime les diffi-
cultés. Mais M. Salmon demande en faveur de sa théorie un
vote de confiance, qu’on pourrait bien ne pas lui accorder si faci-
lement, en l’absence de preuves.
Les sépultures à deux degrés et les rites funéraires de
l’âge de la pierre (2). — M. Salmon déclare qu’il n’existe pas
de sépulture de l’époque quaternaire. Ce n’est pas l’avis de
(1) Matériaux, ocL 1886, p. 482.
(2) Matériaux, sept. 1886, p. 441 et aussi Revue d’anthropologie,M> juill. 1886.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
265
M. Cartailhtac. On ne sait rien, dit-il, des rites funéraires de
l’époque de Chelles et du Moustier. Mais, à partir de l’époque
de Solutré, il y a des sépultures parfaitement authentiques.
Après avoir passé les faits en revue, il conclut à un rite très con-
stant et très bien défini, qui consistait à décharner d’abord les
corps, et à transporter ensuite les ossements dans les grottes
sépulcrales, où leur présence n’excluait pas l’habitation. Cette
coutume est encore très répandue actuellement. Elle commence
à l’époque quaternaire, se conserve pendant celle de la pierre
polie, jusqu’au moment où apparaît on Europe l’usage de la cré-
mation, qui fut usitée longtemps avant l’ère métallique. Cela
permettait de former de vastes ossuaires qui tombèrent en
désuétude après les débuts de l’âge du bronze, mais pas com-
plètement, puisqu’on en trouve encore des exemples. Tantôt les
ossements sont enterrés pêle-mêle, tantôt les ligaments rete-
naient encore les os dans leur connexion naturelle. On a trouvé
parfois des ossements peints en rouge, ce qui ne laisse aucun
doute sur la coutume du décharnement. Cette peinture funèbre
se pratique encore en Australie. Beaucoup de dolmens sont per-
cés d’un trou trop étroit pour laisser passer un corps entier,
mais suffisant pour y introduire des os détachés. Les perfora-
tions crâniennes posthumes, dont on a relevé tant d’exemples,
servaient à nettoyer l’intérieur du crâne ou à le porter en guise
de relique.
La date de Tâge du renne à Genève (i). — Le lac de
Genève atteignait autrefois un niveau bien plus élevé qu’aujour-
d’hui. Il est actuellement à la cote de 372 mètres, tandis que ses
terrasses anciennes s’élèvent jusqu’à ygS"' d’altitude. Or, à la
cote 45 1™ on trouve une terrasse supportant un éboulis du
Salève avec débris de l’âge du renne. De l’autre côté du lac, on
relève, à la même cote, un fait absolument identique. D’autre
part, on connaît le niveau d’une terrasse renfermant des antiqui-
tés romaines, notamment une monnaie de Valentinien, et l’on
constate que depuis cette époque (364-375), le niveau du lac a
baissé de cinq mètres. M. le D^’ Gosse estime qu’il y aurait là les
éléments d’un chronomètre naturel. Tenant compte des travaux
faits pour abaisser artificiellement le niveau du lac, il évalue
l’abaissement naturel à o'",4o par siècle. Étant donné le niveau
(1) Matériaux, sept. 1886, p. 464
266
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de l'âge du renne, il se serait écoulé, depuis .cette époque,
i8 280 ans. Malheureusement, ce chronomètre a le défaut de tous
les chronomètres naturels. Il repose sur des faits dont la régula-
rité est très problématique. Il est même certain que l’énergie des
agents naturels ayant varié depuis l’époque du renne, l’abaisse-
ment du plan d’eau a dû se faire d’une manière irrégulière,
comme l’indiquent d’ailleurs les terrasses, signes certains de
temps d'arrêt dans la marche du phénomène.
La grottî de Montgaudier (i). — Jusqu’à présent il a sem-
blé que les gravures d'un caractère artistique, rencontrées dans
des gisements quaternaires, n’appartenaient qu’à la fin des
temps quaternaires, alors que les animaux de races ou d’espèces
éteintes avaient en grande partie disparu. Cependant, en i865,
M. l’abbé Bourgeois avait signalé deux os avec des gravures
représentant des animaux,'trouvés dans la grotte de la Chaise, au
milieu d’une couche à Bhinoceros tichorhinus et à Vrsus spe-
læus. On éleva des doutes sur l’exactitude de cette observation,
et l’on pensa qu’elle devait, dans tous les cas,s’exifiiquer par un
remaniement du sol. Il y a quelques mois, M. Albert Gaudry
présenta à l’Acadéjnie des sciences un bâton de commandement
orné de remarquables gravures, trouvé par M. Eugène Paignon,
dans la grotte de Montgaudier (Charente) et dans des circon-
stances qui confirment l’observation de M. l’abbé Bourgeois.
La grotte de Montgaudier a servi d’habitation à l’homme pen-
dant un long espace de temps, comme l’indique une accumula-
tion de 12 mètres de limon, rempli des débris de son industrie
du sommet à la base. Ce remplissage est formé de zones super-
posées bien distinctes, alternant avec des foyers et des cendres.
M. Gaudry a fait opérer, en sa présence, des fouilles au niveau
où avait été trouvé ce bâton de commandement. On découvrit,
devant lui et M. Paignon, deux morceaux d’ivoire avec des gra-
vures, une côte d’aurochs également travaillée, de nombreux
éclats de silex dont plusieurs ont été retouchés, des restes de
Felis spelseus, cVHi/æna spelæa, à'Ursus spelæus, de renne, de
Cervus canadensis, de Rhinocéros tichorhinus^ etc.
A i"", (o plus bas, les mêmes fouilles ont fait découvrir encore
des silex taillés, des poinçons en os, un harpon barbelé comme
(l) Comptes rendus des séances de V Académie des sciences, t. GUI, 22 nov.
1886.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 267
ceux de la Madeleine, des os concassés de renne, de bison et de
cheval, etc. “ Par leur multitude, dit M. Gaudry, cos débris don-
nent aux foyers inférieurs une telle ressemblance avec les foyers
de la fin des âges du renne, que, si on ne les voyait nettement en
place au-dessous des limons où abondent les os des grandes
races éteintes, on risquerait de les croire plus récents. „ Voilà des
résultats très importants, au point de vue de la classification
quaternaire, et qui bouleversent certaines théories prématurées.
Les trépanations préhistoriques (i). — En 1873, M. le
D"" Prunières présentait à l’Association française pour l'avance-
ment des sciences, réunie à Lyon, une rondelle osseuse plus
grande qu’une pièce de cinq francs, taillée dans un pariétal
humain de l’âge de la pierre polie. Depuis cette époque, les
découvertes du même genre se sont multipliées et M. do Nadail-
lac, dans un mémoire récent, lu à l’Académie des inscriptions et
belles-lettres, a groupé tous les faits qui se rapportent à cette
intéressante question. Depuis l’époque de la pierre polie, l'usage
de la trépanation se rencontre un peu partout, aussi bien en
Amérique que dans l’ancien monde. L’opération se pratiquait
soit pendant la vie, soit après la mort. Dans le premier cas, elle
avait un but thérapeutitpie; dans le second, elle devait être,
d’après M. de Nadaillac, une pratique religieuse. Le savant
auteur tire de ces faits des conclusions intéressantes sur l’état
social des races qui les ont pratiqués. Des opérations si délicates
indiquent une grande habileté chirurgicale. Elles seraient incom-
patibles avec les habitudes nomades; elles révèlent des croyan-
ces religieuses et affirment l’imité morale et intellectuelle des
races humaines. On a vu précédemment que, d’après M. Gartail-
hac, les trépanations posthumes auraient eu aussi pour but de
faciliter le nettoyage intérieur des crânes.
Les races néolithiques (2). — La grotte des Beaumes-
Chaudes, étudiée et fouillée par M.le D‘‘ Prunières, renfermait le
plus vaste ossuaire néolithique connu. M. Prunières en a extrait
les restes de plus de 3oo sujets. M. Topinard comparant les
crânes des Beaumes-Chaudes à ceux de la grotte de l’Homme-
U) Comptes rendus des séances de V Académie des inscriptions et belles-lettres,
tirage à part, 1886.
(2) Revue d’anthropologie, 15" année, 2" fascicule, 1880.
268
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Mort (Lozère) tire de cet examen les conclusions qui suivent :
Il a dû exister dans le sud de la France, à l’âge du renne, une
race sauvage misérable, dont les restes n’ont pas encore été
retrouvés.
La race de Cro-Magnon, à la même époque, était la race rela-
tivement supérieure. Elle serait le produit du croisement de cette
race sauvage avec uue autre race qui pourrait bien être la race
blonde, de haute taille et dolichocéphale, qui plus tard a joué un
rôle considérable.
La race de V Homme-Mort serait également une race croisée,
le produit des deux races paléolithiques précédentes avec la
population intervenue à l’époque néolithique. Sa parenté avec
celle de Gro-Magnon ne serait donc qu’incomplète.
La race des Beaumes-Chaudes aurait la même origine, mais
avec une proportion plus forte de la race sauvage de l’âge du
renne.
La race qui prédomine dans la plupart des stations néoli-
thiques. grottes de Baye, dolmens, etc., est la race sauvage de
l’âge du renne. C'est elle qui donne à un grand nombre de crânes
de l’époque néolithique et du groupe ultérieur méditerranéen
cette physionomie si frappante que Broca qualifiait de type de
la pierre polie. „
Un rapport archéologique entre l'ancien et le nouveau
continent (i). — M. Putnam a communiqué, au commencement
de 1 886, à la Société historique du Ma.ssachusetts une note sur
une série de celts, haches, ornements en jadéite, trouvés dans
les sépultures du Nicaragua et du Costa-Rica. Ces objets pro-
viennent particulièrement des fouilles du Flint. Ils ont la
même pesanteur spécifique et la même couleur que les objets
en jadéite de provenance asiatique. Comme il n’y a pas de gise-
ment connu de cette substance en Amérique, M. Putnam pense
qu’ils ont été apportés tout travaillés d’Asie. M. le B°" de Baye
conclut de ces faits que des émigrations se seraient produites
vers la même époque d’Asie en Europe et en Amérique.
Essai d'interprétation d’un des monuments de Copan
(Honduras) (2). — Voici encore un de ces rapports qui
(1) Matériaux, oct. 1886, p. 477.
(2) Soc. de géographie de Paris, 2 juLI. 1886; et Matériaux, oct. 1886, p. 497.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
269
parais.sent se multiplier entre l’Amérique et l’Europe. M. Hamy,
étudiant un dos monuments de Gopan, croit y reconnaître le
tracé d’un symbole chinois, connu sous le nom de Tai-ki. Le
Taï-ki, suivant l’école de Tchou-li, est le grand absolu, le modèle,
la source de toute chose, l’essence de tous les êtres. C’est seule-
ment sous la dynastie de Song (i 126-1278 de notre ère) que la
doctrine qui fait de ce symbole le principe de toute chose a
commencé à se répandre en Chine. C’est donc au xiiU siècle, au
plus tôt, qu’on devrait faire remonter le monument de Copan.
A propos de la communication précédente, faite à la Société
de géographie de Paris, M. de Quatrefages, qui ne doute pas du
peuplement de l’Amérique par le vieux monde, a rapi)elé que de
Guignes a signalé le ])remier les rapports entre les bouddhistes
d’Asie et les populations américaines, antérieurs à Christophe
Colomb. Les Chinois sont arrivés en Amérique vers le iv® ou le
V® siècle de notre ère.
Les colliers de pierre trouvés à, Puerto -Rico et en
Écosse (i). — De son côté M. Beauvois appelle l’attention sur
la similitude de colliersde pierre trouvés enAmérique à San-Juan
de Puerto-Rico, par M. Georges Latinier, et d’autres du même
genre rencontrés en Écosse dans les Highlands, près d’inver-
ness, décrits par M. Wilson. On dirait de petits colliers de che-
vaux. Mais il n’y avait pas de chevaux en Amérique avant Chris-
tophe Colomb. Faut-il donc chercher dans l’ancien monde le pro-
totype des colliers de Puerto-Rico ? “ On peut voir dans ceux-ci,
dit M. Beauvois, des vestiges des relations des anciens Celtes
avec l’Amérique, relations attestées non seulement par les Sagas,
les vies de Saints, les légendes, mais encore par une série de
faits archéologiques. „ On a rapproché aussi ces colliers d’objets
mexicains, également en pierre, mais en forme de fer à cheval.
La Guadeloupe préhistorique (2). — M. de Nadaillac fait
encore ressortir, à propos de la collection Guesde, recueillie à la
Guadeloupe et décrite par M. Otis T. Mason, l’analogie de l’âge
de pierre américain avec l’âge de pierre dans le vieux monde.
Les ancêtres des Caraïbes des grandes et petites Antilles, se ser-
vaient de hachettes polies à simple ou double tranchant, de lan-
(1) Matériaux, août 1886, p. 388.
(2) Matériaux, août 1886, p. 373,
270
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ces, de casse-têtes, de mortiers et de pilons soit en roches
locales, soit en roches étrangères, jade, jadéite, marbre ou silex.
Il y a beaucoup d’objets en bois dans la collection Guesde ; ce
qui indique bien qu’il ne s’agit pas de temps préhistoriques fort
reculés.
La pierre de Lénape (i). — Nous sommes encore en Anié-
rique.La pierre de Lénape est un de ces ornements des guerriers
indiens, (joriiel stone, qu’on trouve souvent sur la poitrine des
squelettes. “ Celle-ci, nous apprend M. de Nadaillac, représente
un mammouth. Il s’approche d’un village indien dont on prétend
découvrir les wigwams à travers les sapins. Quatre hommes se
présentent devant le monstre. L’un d’eux tient un arc, et la flèche
qu’il vient de décocher entre dans le flanc de l’éléphant. Plus
loin se tient un autre guerrier avec une couronne de plumes. Un
troisième est assis et semble fumer sa pipe, tandis que le qua-
trième gisant sous les pieds de l’animal irrité est écrasé sous
son poids. Le soleil, la lune et les étoiles président au combat, et
les éclats de la foudre viennent frapper le mammouth, au
moment où tout va disparaître devant lui. „ C’est la représenta-
tion d'une vieille légende qui a cours chez les Léni-Lénapes, les
Delaware et la plupart des tribus indiennes. M. de Nadaillac ne
doute pas de l’authenticité de la pierre en question trouvée
en 1872 par un jeune laboureur. Il y voit une preuve nouvelle
que les éléphants ont vécu avec l’homme en Amérique, à une
époque peu reculée.
L'origine du langage (2). — Au dernier congrès de l’Asso-
ciation américaine pour l’avancement des sciences, M. Horatio
Haie a présenté un travail sur l’origine du langage, dont il fait
une question purement anthropologique. Les linguistes ont
classé les langues humaines en un certain nombre de familles
qui forment des groupes irréductibles entre eux. Comment
expliquer ces différences profondes des familles linguistiques ?
D’après M. Haie, la solution de cette difficulté consiste dans
l’instinct propre à tous les enfants de fabriquer une langue pour
leur usage. Que deux jeunes enfants, principalement des
fl) Bullet. de la Soc- d’anthrop. de Paris, 3® série, t. IX, p 118.
(2) Proceedhigs of the American Associât, for the advancement of science,
vol. XXXV, Buffalo 1886.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
271
jumeaux, soient laissés seuls ensemble et séparés de leurs aînés,
il n’est pas rare de leur voir créer une langue qu’eux seuls com-
prennent. M. Haie en cite plusieurs exemples qui mériteraient
peut-être d’être contrôlés. Il est même arrivé, paraît-il, aux pa-
rents ou aux bonnes de ces enfants de se familiariser avec le dia-
lecte de leurs nourrissons, et de parvenir à le comprendre sinon
à le parler. Supposons maintenant, aux temps primitifs de l’hu-
manité, un couple émigrant au loin avec de jeunes enfants, les
parents surpris par la mort et les enfants restant seuls, abandon-
nés à eux-mêmes ; ils se trouveront dans les conditions rappor-
tées ci-dessus, et l’on pourra voir une langue nouvelle naître de
toutes pièces. Voilà pour l’origine des familles linguistiques ;
mais comment le langage lui-même a-t-il commencé ? M. Horatio
Haie, se basant .sur les caractères faussement attribués à la
mâchoire de la Naulette, admet avec l’école de M. de Mortillet,
que l’homme quaternaire des temps primitifs ne parlait pas ;
plus tard, à l’époque de Cro-Magnon, l’homme aurait acquis tout
à coup la parole, par suite du développement de la troisième
circonvolution frontale gauche du cerveau, où Broca localisait la
faculté du langage articulé. Gela se serait produit il y a une
dizaine de mille ans tout au plus, dans quelque oasis de l’Arabie,
et l’on trouverait encore aujourd’hui la .survivance du langage
primitif dans la famille chamito-sémitique. Cette doctrine
soulève une foule d’objections qu’il serait trop long d’examiner.
Constatons seulement que le fait qui sert de base à l’hypothèse
évolutionniste de M. Haie, l’absence des apophyses géni à la
mâchoire de la Naulette, est aujourd’hui reconnu faux.
Le cerveau de Gambetta (i). — Le cerveau de Gambetta
a comparu devant la Société d’anthropologie de Paris. MM. Chud-
zinski et Mathias Duval en ont présenté une description détaillée.
Au point de vue morphologique, il offrait quelques particularités
remarquables. D’abord le grand développement de la troisième
circonvolution frontale gauche, ce qui ne doit pas surprendre
chez un avocat et confirme les observations de Broca; puis la
complication du lobule quadrilatère droit et le faible développe-
ment du lobe occipital, notamment du côté droit. “ Je dirais
volontiers, conclut M. Raoul Duval, que ce cerveau me paraît
beau en ce que ses plis, malgré leur complexité, présentent, dans
(I) Ballet, de la Soc. d’ anthrop. de Paria, t. IX, 3' série, pp. 129 el399.
272
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
leur disposition, une régularité en quelque sorte schématique. „
Mais voici le revers de la médaille. Le poids total du cerveau du
fameux politicien était de 1246 grammes, chiffre de beaucoup
inférieur à la moyenne, qui est de i36ogr. M. Mathias Duval,
surpris par ce résultat, pense qu’il faut encore réunir des
matériaux avant de porter un jugement définitif pour ou contre
la théorie du poids cérébral, telle qu’elle est actuellement admise
par les anthropologistes, à savoir que le poids du cerveau est
en rapport avec l'intelligence. M. Sanson est du même avis. '* Il
y a lieu d’être désagréablement impressionné, s’écrie-t-il, quand
on entend qualifier d’exceptionnels à la loi qui régit le rapport
entre le poids du cerveau et le développement de l’intelligence,
des faits comme ceux qui viennent d’être communiqués. Gom-
ment ! voilà un homme dont la puissance intellectuelle supé-
rieure ne peut évidemment être mise en doute par personne (?)...
et dont le cerveau avait un poids inférieur de beaucoup à celui
qui est admis comme moyenne ! C’est qu’il n’y a aucun rapport
entre le poids du cerveau et l’intelligence. Le cas de Gambetta,
fût-il seul, suffirait à l’affirmer. „ M. Manouvrier, lui, n’est pas
disposé à faire du sentiment à propos de Gambetta. Il ose répli-
quer que le cas de Gambetta confirme la règle ; que, si son cer-
veau pèse peu, c’est que sou intelligence, brillante sous certains
rapports, était incomplète sous d’autres. On voulait mêler la
politique à la science. M. Manouvrier rétablit les droits de cette
dernière.
A. Argelin.
PHYSIQUE
Vitesse de propagation de la lumière. — Deux savants
américains, MM. Michelson et Newcomb, ont déterminé récem-
ment, dans des conditions d’exactitude plus grandes que celles
qui avaient été réalisées jusqu’ici, la valeur de la propagation
de la lumière.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
273
C’est à Galilée que l’on doit la première idée d’une méthode
propre à évaluer cette vitesse de propagation. L’astronome flo-
rentin proposait de placer deux expérimentateurs, munis de lan-
ternes allumées, en deux points éloignés A et B. Les lanternes
étaient couv2rtes au début de l’expérience, l’expérimentateur A
devait découvrir sa lanterne à un moment donné, et l’expérimen-
tateur B en faire autant à l’instant où il apercevrait la lumière
envoyée par la lanterne A. L’expérimentateur A était chargé
d’apprécier l’intervalle de temps compris entre le moment où il
découvrait sa lanterne et le moment où il apercevait la lumière
de la lanterne B. Dans la pensée de Galilée, cet intervalle de temps
était égal au tenqis employé par la lumière pour aller de A en B
et revenir en A. Mais, de fait, cet intervalle renferme, en outre,
tes temps qui séparent la perception visuelle de l'impression
faite sur la rétine, ainsi que le temps compris entre la percep-
tion visuelle et le mouvement imprimé aux muscles du bras de
l’observateur B. Or, au point de vue relatif, ces temps forment
une partie considérable du temps total que l’expérimentateur
A a charge d’apprécier.
La méthode suggérée par le fondateur de la physique moderne
fut réalisée, avec toute la perfection dont elle est susceptible,
d’abord par M. Fizeau, puis par M. Cornu.
Les dispositions expérimentales adoptées par M. Fizeau dans
ses célèbres expériences sont connues.
Deux lunettes étaient installées à huit kilomètres environ de
distance et dirigées l'une vers l’autre. Lorsque cette direction
commune avait été donnée aux deux lunettes, l’image de l’objec-
tif de chacune d’elles vu de face, se faisait très nettement au
foyer de l’autre. Une petite lame transparente à faces parallèles,
faisant office de miroir, était placée dans le tube oculaire de la
première lunette entre l’oculaire et le foyer principal de l'objec-
tif. Cette lame était inclinée à 45° sur l’axe de la lunette. Un
miroir métallique avait été établi à l’extrémité du tube de la
seconde lunette dans le plan focal principal de l’objectif. L'axe
de ce miroir coïncidait avec celui de la lunette.
Dans le voisinage de la première lunette se trouvait une len-
tille d’éclairage ayant son axe dirigé perpendiculairement à Taxe
de la lunette. Cette lentille recevait par l’ouverture rectangulaire
d’un diaphragme la lumière d'une lampe et la faisait converger,
grâce à la réflexion subie par les rayons .sur la petite lame trans-
parente à faces parallèles, au foyer principal de l’objectif de la
lunette. ’
XXI
274
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Une roue dentée pouvant tourner autour d’un axe parallèle à
Taxe de la lunette avait été disposée au foyer principal de manière
à ce que les dents vinssent passer successivement par le point
focal durant la rotation. Par cette disposition, la ligne centrale
de l'image de l’ouverture du diaphragme co'incidait tantôt avec
quelqu’un des rayons de la roue dentée aboutissant à l’intervalle
compris entre deux dents consécutives, tantôt avec quelqu’un des
rayons aboutissant à une dent.Lorsque dans la rotation de la roue
la ligne centrale de l'image de l'ouverture du diaphragme co'i'nci-
dait avec quelqu’un des rayons aboutissant à l’intervalle compris
entre deux dents consécutives, les rayons émis par l’image pou-
vaient, du moins en partie, traverser l’objectif de la première
lunette, sortir parallèlement à l’axe de l’instrument, parcourir la
distance comprise entre les deux lunettes, traverser en se réfrac-
tant l'objectif de la seconde lunette, puis, après s’être concentrés
au foyer principal de cet objectif et y avoir été réfléchis par le
mii’oir métallique mentionné ci-dessus, parcourir une seconde
fois la distance comprise entre ce miroir et l’objectif de la pre-
mière lunette et, après réfraction, aller concourir de nouveau au
]joint de départ. Quand au contraire la ligne centrale de l'image
de l'ouverture du diaphragme co'incidait avec un rayon de la
roue aboutissant à quelque dent^ tout le rayonnement de cette
ligne centrale sur la seconde lunette était arrêté.
Les rayons émanés de l'image de l’ouverture du diaphragme
et concentrés au retour dans le plan focal principal de la pre-
mière lunette pouvaient donc, eu égard au mouvement de la
roue, faire image à la fin de leur parcours, ou bien dans l’inter-
valle compris entre deux dents consécutives, ou bien à la surface
de quelque dent. Dans le premier cas, un observateur regardant
par l'oculaire de la lunette apercevait au foyer principal de
l'objectif, sous forme de point, une petite image lumineuse; dans
le second cas. la perception visuelle de l’image lumineuse cessait
pour l’observateur.
Il est aisé de voir que la disparition de l'image lumineuse a lieu
lorsque le déplacement angulaire de la roue, pendant le temps
que la lumière met à parcourir le double de la distance com-
prise entre les foyers principaux des deux lunettes, équivaut à
une fois, trois fois, cinq fois.... la grandeur angulaire d'une dent
de la roue.
Voici la suite des phénomènes que l’on observe à l'oculaire de
la première lunette, durant le cours d’une expérience, dans les
disi)ositions instrumentales adoptées par M. Fizeau.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 2y5
A l’origine, lorsque la roue tourne lentement, l’observateur
aperçoit un point lumineux au foyer principal de l’objectif de la
lunette,mais par intervalles seulement.La roue tournant plus vite,
la perception du point lumineux devient continue, eu égard à la
persistance des impressions lumineuses faites sur la rétine. Après
cela, on ne tarde pas à remarquer que par l’accélération du
mouvement, le pointlumineux, après s’être effacé graduellement,
disparaît tout à fait. Cette extinction ou éclipse ne dure c{ue
quelques instants, car on voit tout aussitôt le point lumineux
reparaître au foyer de l’objectif et repasser, en sens inverse, jiar
les mêmes variations d’intensité que celles qui l’avaient affecté
avant l’extinction.
L’éclipse a lieu lorsque la roue dentée se déplace précisément
*e la grandeur angulaire d’une dent, pendant le temps employé
par la lumière à aller du foyer principal de l’objectif de la pre-
mière lunette au foyer principal de la seconde lunette et à reve-
nir au point de départ. En continuant à faire croître la vitesse
de rotation de la roue, on obtient bientôt une deuxième éclipse,
puis une troisième et ainsi de suite.
On a vu, par les explications théoriques données ci-dessus,
que ces éclipses permettent de mesurer la vitesse de propaga-
tion de la lumière dans le milieu atmosphérique interposé entre
les lunettes, lorsqu’on connaît la vitesse de rotation de la roue
à l’époque où chacune d’elles se produit.
La détermination de la vitesse de rotation de la roue dentée
à l’époque des éclipses est le point faible de la méthode que
nous analysons. Pour la faire, il faut, en effet, ou bien maintenir
l’éclipse durant le temps nécessaire à l’évaluation de la vitesse
de rotation de la roue au moyen d’un compteur, ce qui exige
que l’on rende le mouvement uniforme, ou bien mesure'r les
vitesses de rotation de la roue à des époques successives très
rapprochées, afin de pouvoir déterminer par interpolation la
valeur de cette vitesse à l’époque des éclipses.
Le premier moyen a été adopté par M. Fizeau. La roue den-
tée était reliée à un système de rouages à dents beliçoïdales
mis en mouvement par l'action d’un poids. Au moment où une
éclipse se manifestait, l’observateur pressait un frein enserrant
l’axe d’un des rouages et par un ralentissement convenable com-
muniqué à la roue prolongeait la durée de l’éclipse. La vitesse de
rotation se déterminait ensuite au moyen d’un compteur.
Le défaut de ce procédé est saillant. Outre la difficulté de
produire un mouvement uniforme par l’action d’un frein, il est
276 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
évident que le phénomène de l’éclipse, quant à l’époque où il
se produit, est un phénomène pratiquement indéterminé. En
effet, il faut bien admettre qu’un foyer lumineux dont l’intensité
devient nulle, au point de vue théorique, pour une valeur parti-
culière de la variable dont cette intensité dépend, est invisible
en fait sur une étendue plus ou moins considérable des variations
de la variable.
Pour se soustraire à cette cause d’erreur, M. Comu adopta,
dans ses déterminations expérimentales, le second procédé et
substitua, à l’observation de l’extinction complète du point
lumineux, celle de deux couples d’intensités égales de part et
d’autre de l’extinction.
La façon dont cet habile expérimentateur détermine les
vitesses de rotation de la roue dentée aux époques des obser-
vations est extrêmement ingénieuse et comporte une très grande
exactitude ; c’est une extension du procédé graphique employé
par Régnault dans ses recherches sur la vitesse du son.
Un cylindre enregistreur recouvert de papier enfumé est
mis en rotation autour de son axe par un appareil d’horlogerie
à pendule conique ; le mouvement est rendu uniforme par un
régulateur à ailettes.
Dans les expériences de M. Cornu, le cylindre avait un mètre
de circonférence et faisait un tour en cinquante secondes ; par
suite, l’intervalle d’une seconde correspondait, dans la rotation,
à une longueur de 20 millimètres.
Quatre styles fixés à un chariot qu’une longue vis, mue par
l’appareil d’horlogerie, entraînait parallèlement à l’axe du
cylindre, traçaient sur le papier noir, en traits blancs, des hélices
parallèles. Chaque style pouvait se déplacer légèrement dans le
sens latéral. Le déplacement était produit par l’attraction instan-
tanée d’un électro-aimant, à certaines époques déterminées. Il
y avait autant d'électro-aimants établis sur le chariot que de
styles. Ces déplacements latéraux des styles avaient pour effet
d’interrompre la continuité des traits héliço’îdaux et d’y insérer
çà et là de petits crochets.
Au moyen de ces crochets, le premier style marquait sur le
cylindre la division du temps en secondes; le deuxième indiquait,
de la même manière, les dixièmes de seconde. Les secondes
étaient données par une horloge astronomique, et les dixièmes
de seconde par une lame vibrante. Le mouvement de cette lame
était entretenu par le courant amenant la seconde.
Le troisième style marquait un crochet sur le cylindre tous
les 40 ou tous les 400 tours de la roue dentée. Ces crochets se
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 277
succédaient sur l’hélice d’autant plus vite que le mouvement
de rotation de la roue était plus rapide.
Quant au quatrième style, il était sous la dépendance de
l’observateur ; il suffisait d’appuyer sur un bouton au moment
d’une observation, pour rompre la continuité de l’hélice et y faire
naître un crochet.
Les éléments définissant la loi du mouvement de la roue sont
renfermés dans les trois premiers tracés héliçoïdaux ; M. Cornu
les relevait au microscope. La loi du mouvement mie fois con-
nue, il était possible d’apprécier fort exactement la vitesse de la
roue au moment des signaux domiés par l’observateur et notés
sur le quatrième tracé héliçoïdal. Ces signaux étaient relevés
aussi au microscope.
Il serait difficile d’imaginer un procédé plus exact que celui
que nous venons d’analyser pour mesurer la vitesse de rota-
tion de la roue dentée à un moment donné. Sous ce rapport le
procédé expérimental de M. Cornu l’emporte de beaucoup sur
celui de M. Fizeau. Mais l’appréciation de l’égale intensité du
foyer lumineux avant et après l’extinction constitue-t-elle une
opération plus à l’abri. de l’erreur que l’appréciation du moment
de l’extinction ?
L’incertitude qui plane sur la détermination du moment
précis de ■ l’éclipse, dans la méthode adoptée par M. Fizeau,
n’affecte-t-elle pas la détermination des époques où les intensités
du point lumineux sont égales ? Nous avons quelque peine à
ne pas l’admettre.
Le procédé employé par Foucault en 1862 à l’effet de mesurer
la vitesse absolue de propagation de la lumière est le môme, à
peu de choses près, que celui mis en usage par l’habile physi-
cien, en i85o, pour déterminer la vitesse relative de propagation
de la lumière dans l’air et dans l’eau.
Une ligne lumineuse verticale, d’une faible hauteur, envoie ses
rayons, à quelque distance, sur un miroir à faces planes égale-
ment vertical, et tournant autour d’un axe parallèle à la ligne
lumineuse. Cet axe passe par le centre du miroir.
Dans l’expérience de Foucault la ligne lumineuse était le
trait d’une mire microinétrique divisée au dixième de milli-
mètre et éclairée par un faisceau de lumière solaire réfléchi
horizontalement par un héliostat (1).
(I) Dans les expériences de 1S50, Foucault avait employé comme objet
rayonnant un fil fin de platine tendu au milieu d’une petite ouverture carrée
de deux millimètres de côté.
278 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Arrivés au contact du miroir tournant, les rayons émis par la
ligne lumineuse subissent une réflexion qui les renvoie sur un
miroir sphérique concave, à quatre mètres de distance du miroir
plan. Dans le trajet, ils ont traversé une lentille achromatique
placée entre le miroir plan et le miroir concave. Cette lentille
est très rapprochée du miroir plan et deux de ses foyers conju-
gués sont occupés, l'un par le centre de l’image virtuelle de la
ligne lumineuse formée par le miroir plan, et l’autre par le
centre du miroir concave (i).
Dans ces conditions, une image réelle de la ligne lumineuse se
fait à la surface du miroir concave, et les faisceaux de lumière,
formant cône, dont les sommets coïncident avec les différents
points de cette image, sont réfléchis par le miroir suivant une
direction peu différente de celle qu’ils avaient avant l’incidence.
Ils sont reçus à quatre mètres de distance sur un deuxième
miroir concave situé à côté du miroir tournant ; ce miroir con-
cave les réfléchit et les envoie former une image réelle de la
ligne lumineuse à la surface d’un troisième miroir concave
placé à proximité du premier ; de là, ils sont dirigés par la
réflexion sur un quatrième miroir concave, puis sur un cinquième
où ils vont former une nouvelle image réelle de la ligne lumi-
neuse.
Ce cinquième miroir concave fait face au précédent de façon
à réfléchir les faisceaux incidents suivant la direction qu’ils
avaient avant la réflexion. De cette sorte, les rayons lumineux
retournent au miroir plan en rotation, y sont réfléchis et vont
former sur la mire micrométrique une image de la ligne lumi-
neuse, dans le voisinage du trait d’origine.
L’intervalle qui sépare le trait d’origine de son image est
mesuré au microscope. Cet intervalle augmente avec la vitesse
de rotation du miroir plan et aussi avec la longueur du trajet
parcouru par les rayons lumineux.
Dans l’expérience de Foucault, ce trajet des rayons lumineux
était de quarante mètres, aller et retour compris.
Une formule très simple fait connaître la vitesse de propaga-
tion de la lumière, quand on a déterminé sur la mire l’intervalle
compris entre le trait lumineux et son image, la vitesse de rota-
tion du miroir plan et la longueur du trajet des rayons. Cette
vitesse est la vitesse de propagation de la lumière dans le milieu
atmosphérique, tel que celui-ci est constitué à l’époque des
(1) Recueil des travaux scientifiques de Léon Foucault, p. 220.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 279
expériences. Pour avoir la vitesse de propagation de la lumière
dans le vide, il suffit de multiplier la vitesse de propagation
trouvée par l’observation, par l’indice principal de l’air, dans les
conditions de température et de pression où il se trouvait au
moment des expériences.
L’écart sur la mire entre le trait lumineux et son image
dépend exclusivement du déplacement angulaire du miroir
plan durant le temps que ta lumière met à aller du miroir tour-
nant au dernier miroir concave et à revenir au miroir plan.
Grâce à cette propriété, le lieu de la mire où se fait l'image du
trait lumineux ne change pas dans la rotation du miroir plan ;
il est indépendant de l’orientation de ce miroir et de la position
des points d’incidence des pinceaux coniques de lumière sur les
miroirs concaves.
Foucault n’est pas parvenu à donner à l’intervalle compris
entre le trait lumineux et son image une valeur plus grande que
sept dixièmes de millimètre. Pour atteindre ce faible écart, il a
même fallu donner au miroir plan une vitesse de rotation consi-
dérable. Ce mouvement était communiqué au miroir par une
turbine à air mise en communication avec une soufflerie à pres-
sion constante.
Le moyen imaginé par Foucault pour apprécier la vitesse de
rotation du miroir est très ingénieux ; il mérite d’être relaté.
Entre le microscope d’observation et l’image du trait lumi-
neux se trouve placé un disque finement denté empiétant un
peu sur l’image et l’interceptant en partie. Le disque peut tour-
ner autour d’un axe perpendiculaire au plan de ses bases et pas-
sant par son centre. Si le disque a n dents et qu'il accomplisse
une révolution pendant que le miroir fait n tours, la discontinuité
de l’éclairement fera apparaître la denture du disque dans un
état parfait d’immobilité. Ce repos apparent est lié aux condi-
tions que nous venons de mentionner.
La vitesse de rotation du disque était accusée par un rouage
chronométrique. Pour mesurer la vitesse de rotation du miroir,
il suffisait de faire agir la soufflerie et de régler la vitesse du
vent jusqu’à ce qu’on obtînt, d’une manière permanente, la fixité
apparente des dents.
La méthode adoptée par Foucault dans la mesure de ta
vitesse de propagation de la lumière a reçu dernièrement en
Amérique, des améliorations importantes.
La principale de ces améliorations consiste dans l’agrandi.sse-
28o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ment donné à l’intervalle compris sur la mire entre le trait lumi-
neux et son image.
Les recherches de M. Michelson, capitaine de marine aux
États-Unis, sont les premières en date.
Ce physicien substitua au trait mince et faiblement lumineux
du dispositif de Foucault, une fente vivement éclairée par la
lumière solaire et de largeur convenable. 11 fit coïncider l’image
virtuelle de cette fente engendrée par la réflexion des rayons
solaires sur le miroir tournant avec le foyer principal de la len-
tille achromaticiue du même dispositif.
Cette lentille avait 8 pouces d’ouverture et 1 5o pieds de dis-
tance focale. Un réflecteur plan ayant à peu près les mêmes
dimensions superficielles que la lentille était placé à 2000 pieds
du miroir tournant et installé perpendiculairement à l’axe de la
lentille.
Par ces dispositions, il se faisait que toute la lumière recueil-
lie par le miroir tournant dans son orientation la plus favorable
à la formation de l'image de la fente lumineuse au centre du
champ d’observation, c’est-à-dire à l’endroit où Foucault, dans
son procédé, plaçait la mire micrométrique, se réfractait dans la
lentille, et après avoir traversé sans trop de perte la distance
comprise entre la lentille et le réflecteur plan immobile, était
réfléchie en totalité par ce dernier.
Avec la vitesse de rotation relativement modérée de 256 révo-
lutions du miroir tournant à la seconde, M. Michelson a pu
obtenir un écart de 1 33 millimètres dans le champ d’observation
entre la partie centrale de la fente et la partie centrale de son
image. C’est 200 fois environ la valeur de l’écart obtenu par
Foucault. On pouvait apprécier cet écart à 3 ou 4 centièmes de
millimètre près.
La mesure se faisait au moyen d’une loupe à réticule sem-
blable à celle dont Fresnel s’est servi dans ses mesures relatives
aux phénomènes d’interférence. La loupe était mue par une vis
micrométrique à tête divisée, et le fil du réticule était porté suc-
cessivement sur le centre de la fente et sur le centre de l’image.
Une observation exigeait trois ou quatre secondes.
Le procédé mis en usage par le savant américain pour estimer
la vitesse de rotation du miroir tournant au moment de l’obser-
vation est très remarquable.
Une petite lame transparente à faces parallèles pouvant ser-
vir de miroir se trouvait placée entre l’œil de l’observateur et
l’oculaire de la loupe ; elle était inclinée de 45° sur l’axe de la
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
281
lentille. Un diapason portant un miroir d’acier sur une de ses
branches était disposé de façon à permettre cà l’observateur de
voir dans la direction de l’axe de la loupe oculaire l’image du
miroir tournant. Cette image est formée par deux réflexions: la
première a lieu sur le miroir d’acier, et la seconde sur la petite
lame transparente à faces parallèles.
Lorsque le miroir tournant est immobile et que le diapason
vibre, l’observateur aperçoit une image allongée du petit miroir.
Celte image présente l’aspect d’une bande lumineuse assez large.
Dès que le miroir tourne, la bande se divise en un grand nombre
de bandes lumineuses plus étroites. Le plus souvent ces bandes
se déplacent ; mais le déplacement cesse lorsque le nombre de
tours faits par le miroir rotatif dans un temps donné est un mul-
tiple ou un sous-multiple exact du nombre des vibrations du dia-
pason durant le même temps. M. Michelson appréciait la valeur
du rapport de ces deux nombres, dans chaque cas particulier,
par le nombre et les positions relatives des bandes, lorsque
celles-ci étaient arrivées à l’état de fixité.
Dans les expériences du physicien américain, le diapason don-
nait 128 vibrations à la seconde. La vitesse de rotation du miroir
tournant était, comme nous l’avons déjà dit, de 256 révolutions
à la seconde. On pouvait apprécier facilement une variation de
vitesse de 2 centièmes de tour par seconde.
Les époques du jour les plus favorables aux observations
étaient l’heure qui suit le lever du soleil et celle qui précède son
coucher ; aux autres heures de la journée l’agitation de l’at-
mosphère nuisait beaucoup à la netteté de l’image de la fente.
Une expérience fut faite pendant la nuit avec la lumière élec-
trique ; la netteté de l’image ne fut pas plus grande en cette cir-
constance que dans les observations du soir et du matin.
Durant ces observations la rotation du miroir se faisait de
gauche à droite. Afin d’éliminer de la moyenne des résultats
toute erreur constante liée au sens de la rotation, M. Michelson
fit tourner le miroir de droite à gauche dans les huit dernières
observations, ce qui changea nécessairement le sens de la dévia-
tion de l’image de la fente sur la mire. Cette modification n'ap-
porta aucune altération sensible dans les résultats.
La vitesse de rotation du miroir fut ensuite abaissée jusqu’à
n’être plus que do 192, 128,96 et 64 tours par seconde. Le but de
cet abaissement était de mettre l’observateur à même de recon-
naître si les courants d’air produits dans le voisinage du miroir
tournant avaient quelque influence sur la vitesse de propagation
282 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de la lumière. M. Michelson ne trouva dans les résultats aucune
trace d’une influence de cette nature.
Enfin pour se prémunir contre toute erreur personnelle,
M. Michelson eut soin dans plusieurs expériences de comparer
ses propres lectures aux lectures faites par un second observa-
teur. La concordance des résultats fut aussi satisfaisante qu’on
pouvait le désirer.
Nous donnerons plus loin la vitesse de propagation de la
lumière dans le vide obtenue par M. Michelson.
Dans les dessins minutes de l’appareil de Foucault pour l’éva-
luation de la vitesse absolue de propagation de la lumière, la
lentille achromatique n’est pas placée sur le trajet des rayons
lumineux à la suite du miroir tournant, mais bien, comme dans
les expériences exécutées pour la détermination de la vitesse
relative de propagation de la lumière dans l’air et dans l’eau,
entre la ligne lumineuse et le miroir tournant (i).
Foucault n’a indiqué nulle part les raisons qui l’ont décidé à
changer dans les expériences défmitivesles dispositions adoptées
dans les dessins minutes. Chose plus regrettable encore, il n’a
jamais publié d’une manière complète les détails de son procédé
et de ses observations. C’est ce qui a permis à M. Cornu de dire
que les expériences de Foucault exigeaient une vérification.
M. Michelson plaçait lui aussi, comme nous l’avons vu, la len-
tille achromatique à la suite du miroir tournant sur le chemin
parcouru par la lumière. En adoptant cette disposition, son but
était probablement de prévenir l’influence fâcheuse que le pas-
sage oblique de la lumière à travers la lentille pouvait avoir sur
la netteté de l’image de la fente , dans le retour des rayons lumi-
neux.
Au moment où M. Michelson terminait sa détermination expé-
rimentale de la vitesse de propagation de la lumière par la
méthode suivie par Foucault dans la dernière période de ses
recherches sur ce sujet, M. Newcomb, professeur à l’école navale
de l’Union américaine, commençait ses propres déterminations
par le procédé que l’habile physicien français avait cru devoir
abandonner.
M. Newcomb substitua au faible éclat de la ligne lumineuse
employée par Foucault l’éclat beaucoup plus vif d’une fente
verticale éclairée par la lumière solaire, ainsi que M. Michelson
(1) Recueil des travaux scientifiques de Léon Foucault, p. 547.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 283
l’avait fait avant lui. La lentille achromatique, au lieu d’être placée
après le miroir tournant sur le trajet des rayons lumineux, fut
établie, comme nous l’avons déjà dit, entre la fente lumineuse
et le miroir rotatif.
Les rayons solaires qui ont passé par la fente forment au sor-
tir de l’ouverture un faisceau divergent. Dans les dispositions
adoptées par M. Newcomb l’axe de ce faisceau allait couper
normalement, à peu de distance de la fente, l’axe optique d’une
lunette astronomique d’assez grande ouverture. Un petit miroir
plan établi dans le tube de la lunette recevait les rayons' com-
posant le faisceau et, après les avoir réfléchis, les dirigeait sur
l’objectif de la lunette.
A leur sortie de l’objectif, les rayons rencontraient le miroir
tournant, et leur réflexion sur ce miroir donnait naissance à une
image de la fente dont le rayonnement sur un miroir sphérique
concave, situé à une très grande distance, devait produire au
foyer conjugué de celui-ci une image réelle de la fente lumi-
neuse, dans le'cas, bien entendu, où on ne détournait pas de
leur direction les rayons réfléchis par le miroir sphérique.
L’image produite par la réflexion des rayons émanés de la
fente sur le miroir tournant peut être virtuelle ou réelle ; cela
dépend de la longueur donnée au trajet des rayons depuis la
fente jusqu’à l’objectif do la junette et de la longueur focale de
cette dernière.
Le miroir sphérique dont il est ici question était formé de
deux miroirs concaves ayant chacun un rayon de courbure de
3ooo mètres et un diamètre de 4 décimètres. Ils étaient placés
côte à côte, et leurs centres de courbure coïncidaient en un point
de l’espace placé dans le voisinage du lieu d’observation.
Dans une première série d’expériences, la distance du miroir
tournant aux miroirs sphériques était de 255 1 mètres ; dans une
seconde série, cette distance fut de 3721 mètres. La fente, le
miroir tournant et la lunette d’observation dont il sera question
ci-après, avaient été établis au fort Meyer, sur la rive du Poto-
mac, près de la ville de "Washington ; les miroirs sphériques
avaient été placés, pour la première série d’expériences, dans
une dépendance de l’Observatoire naval, et pour la seconde
série, à la base du monument élevé à la mémoire du fondateur
de l’indépendance américaine.
Le miroir tournant était formé par un prisme quadrangulaire
d’acier poli, parfaitement nickelé. La hauteur du prisme était de
85 millimètres. Il était vertical, et on le mettait en rotation
284 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
autour de son axe de figure par le moyen de deux turbines à
air, dont fune agissait sur la tète et l’autre sur la base.
Ces turbines permettaient de donner au prisme des mouve-
ments de rotation successifs de sens contraires; chacune servait
en outre à rendre uniforme le mouvement de rotation commu-
niqué par l’autre.
La vitesse de rotation du miroir prismatique était relevée
graphiquement par le trait qu’un électro-aimant, actionné par un
courant intermittent, traçait sur un cylindre enregistreur, à la fin
de chaque série de 28 révolutions du miroir.
L’image de la fente produite par la réflexion des rayons sur le
miroir tournant au sortir de l’objectif de la lunette d’émission,
le centre de courbure des miroirs sphériques et le foyer conjugué
de cette image par rapport aux miroirs sphériques étaient peu
éloignés l’un de l’autre. Tous trois étaient de plus situés dans le
voisinage de l’observateur.
Au retour, les rayons réfléchis par les miroirs sphériques
allaient frapper la partie inférieure du miroir tournant, et de là
étaient dirigés sur la lentille objective d’une deuxième lunette
astronomique placée un peu au-dessous de la première. Au
• départ, nous avons négligé de le dire, ces mômes rayons avaient
été réfléchis par la partie supérieure du miroir tournant.
La deuxième lunette faisait l’office d’alidade; elle pouvait
tourner, dans un plan légèrement incliné sur le plan horizontal,
autour d'un axe passant par le centre du miroir prismatique et
faisant un très petit angle avec l’axe de rotation de ce miroir. De
cotte façon on pouvait, par un mouvement convenable, amener
la lunette à recevoir de front les rayons lumineux à leur retour.
Deux miscroscopes attachés à la lunette permettaient de lire
sur un cercle divisé l’angle dont celle-ci avait tourné pour passer
de la direction que les rayons lumineux avaient à leur départ à
la direction des mômes rayons à leur retour. Le trajet parcouru
par les rayons était, dans l’expérience de M. Newcomb, 1 5o ou
200 fois plus grand que le trajet parcouru par les rayons dans
l’expérience de Foucault.
Après avoir été réfractés par la lentille objective de la lunette
alidade, les rayons allaient concourir dans le plan focal de cette
lentille et former dans ce plan une image réelle de la fente lumi-
neuse. En regardant cette image avec la loupe oculaire, l’obser-
vateur amenait aisément le fil réticulaire en co'mcidence avec la
ligne centrale de l'image.
Un des perfectionnements les plus considérables apportés par
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
285
M. Newcomb au procédé primitif de Foucault consiste dans la
manière dont le physicien américain mesurait, dans le plan d’ob-
servation, l’intervalle angulaire compris entre le centre de
l’image de la fente et l’axe de la première lunetle.
Nous avons dit que le miroir pr ismatique pouvait tourner dans
deux sens opposés, au gré de l’expérimentateur. La lunette d’ob-
servation étant donc fixée à une des extrémités de l’arc divisé,
et, le miroir mis en rotation dans le sens requis, M. Newcomb
amenait peu à peu la partie centrale de l’image sur le fil réticu-
laire de la lunette. Pour cela, il n’avait qu’à faire agir sur le
miroir la turbine motrice et à se servir de l’autre turbine comme
de régulateur. Dès que la coïncidence des deux lignes avait été
obtenue, il la maintenait pendant quelque temps et enregistrait la
vitesse de rotation du miroir au moyen du chronographe. Puis,
il lisait la position delà lunette sur le cercle divisé en se servant
des microscopes. Gela fait, il déplaçait la lunette d’observation
et la portait à l’autre extrémité du cercle divisé. Communiquant
ensuite au miroir un mouvement de rotation de sens opposé à
celui du mouvement précédent, il répétait les opérations déjà
décrites et faisait les lectures. Ces données permettent de cal-
culer le temps que la lumière met à franchir l’intervalle compris
entre le miroir prismatique et les miroirs sphériques.
Dans ce procédé, la vitesse du miroir ne dépassant pas 2 3o
révolutions par seconde, le déplacement de la lunette, pour aller
d’une extrémité de l’arc divisé à l’autre, pouvait atteindre jus-
qu’à 8 degrés.
M. Newcomb recommande cette méthode des déviations con-
traires aux physiciens; elle a l’avantage de doubler l’angle à
mesurer et de supprimer les erreurs que la détermination du
point zéro peut introduire dans le résultat.
Une autre précaution prise par M. Newcomb ne contribua pas
peu à augmenter la précision des mesures.
Dans les conditions de distances où opérait le physicien amé-
ricain, la lumière reçue par les miroirs sphériques n’était que la
3oooo® partie de la lumière réfléchie par le miroir prismatique.
A cette diminution d'intensité venait encore s'ajouter l'influence
de l’absorption atmosphérique et des réflexions sur les rayons
qui pénétraient dans la lunette d’observation. Ces pertes avaient
pour effet d’amoindrir l’éclat de l’image de la fente formée au
foyer de la lunette; de sorte qu’on pouvait craindre avec raison
que, dans des observations faites à la lumière du jour, l’éclaire-
ment du plan focal de la lunette et l’illumination de la rétine par
286
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la lumière diffuse de l’atmosphère ne missent obstacle à la vision.
Au moyen de quelques dispositions optiques, M. Newcomb par-
vint à réduire au millième l’influence de la lumière atmosphé-
rique et à donner, par cette précaution, une grande netteté à
l’image de la fente lumineuse.
Les déterminations expérimentales de M. Newcomb assignent
à la vitesse de propagation de la lumière dans le vide la valeur
de 299 860 kilomètres par seconde. L’erreur probable de cette
détermination est de ± 3o kilomètres (i).
La vitesse de propagation de la lumière dans le vide trouvée
par M. Michelson est de 299 944 kilomètres par seconde, avec
une erreur probable de ± 5o kilomètres.
i\L Cornu avait obtenu, pour la valeur de la même vitesse,
3oo 400 kilomètres par seconde, avec une erreur probable de un
millième en valeur relative. Foucault avait trouvé de son côté,
pour la vitesse de propagation de la lumière dans le vide, 298000
kilomètres par seconde, avec une approximation indéterminée.
La vraie valeur de la vitesse de propagation de la lumière
diffère donc fort peu de la valeur qui résulte des détermina-
tions expérimentales de M. Newcomb.
Quand on connaît la vitesse de propagation de la lumière
dans le vide, on peut en déduire la valeur de la parallaxe solaire.
Il faut pour cela avoir recours soit au phénomène découvert par
Rœmer, relativement aux éclipses des satellites de Jupiter, soit
au phénomène de l’aberration de la lumière analysé par
Bradley.
Le retard ou l’avance que l’on constate dans les époques des
éclipses des satellites de -Jupiter dépendent de la variation de
distance de la terre au satellite, durant le temps compris entre
les deux éclipses que l'on compare. Si les deux éclipses ont eu
lieu, l’une à l'époque de l’opposition de .Jupiter, l’autre à l’épo-
que de la conjonction de cette planète, la variation de distance
(1) L'erreur probable fait connaître d'une certaine manière la précision
des observations. On dit que dans une série nombreuse de mesures l'erreur
proliable est + r, lorsqu’il y -a autant de mesures observées dont l’écart
de la moyenne arithmétique de toutes les mesures est inférieur en valeur
absolue à v, qu’il y en a dont l'écart de la moyenne est supérieur, en valeur
absolue, à la même quantité.
Dans une série où les mesures ne sont entachées que d'erreurs acciden-
telles, toutes les mesures observées se groupent symétriquement de part et
d’autre de la moyenne.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
287
de la terre au satellite est égale, dans ce cas, au diamètre de
l’orbite terrestre, et le retard ou l’avance de l’époque observée
de la dernière éclipse sur l’époque normale exprime le temps
que la lumière met à parcourir ce diamètre.
Rœmer estimait qu’il fallait 1 1 minutes à la lumière pour par-
courir la moitié du diamètre de l’orbite terrestre. Delambre,
par un examen attentif des époques d’observation de mille
éclipses du premier satellite de Jupiter, réduisit cette durée à
8 minutes i3 secondes (i). Mais, par une discussion plus appro-
fondie des éclipses de ce premier satellite, durant la période qui
s’étend de 1848 à 1870, M. de Glasenapp, alors astronome de
l’observatoire de Pulkova, montra que le temps employé par la
lumière à parcourir le rayon de l’orbite terrestre est compris
entre 496 et 5oi secondes, c’est-à-dire, entre 8 minutes 16 secon-
des et 8 minutes 21 secondes, sans qu’il soit possible aujour-
d’hui do préciser davantage cette durée (2). La consé({uence qui
ressort de ce résultat est que le phénomène découvert par
Rœmer n’est pas apte à servir de donnée présentement dans
l’évaluation de la parallaxe solaire.
Tel n’est pas le cas du phénomène de l’aberration, découvert
et étudié par Rradley.
En vertu de la vitesse dont la terre est animée dans son mou-
vement de translation autour du soleil et à laquelle participent
nécessairement les instruments d’observation, chaque étoile
semble décrire sur la sphère céleste, durant l’espace d’un an, une
petite ellipse dont le grand axe est parallèle au plan de l’éclip-
tique. La valeur angulaire de cet axe est la môme pour toutes
les étoiles; celle du petit axe diffère seule d’une étoile à l’autre.
D’après les évaluations de Struve, publiées en 1846, la valeur
angulaire du demi-grand axe des ellipses d’aberration est de 20
secondes 445 millièmes de seconde. Suivant les calculs récents
de M. Nysen fondés sur un plus grand nombre d’observations,
cette valeur est de 20 secondes 492 millièmes de seconde, avec
une erreur probable de ± 6 millièmes de seconde (3).
D’autre part, la valeur angulaire du demi-grand axe des ellip-
ses d’aberration est égale au rapport de la vitesse de translation
de la terre à la vitesse de propagation de la lumière. La vitesse
de translation de la terre et, par suite, la distance moyenne de
la terre au soleil sont donc déterminées, ainsi que la parallaxe
(1) Delambre, Abré<jé d’astronomie, p. 571.
(2) Journal anglais Nature, vol. XXXIV, p. 29.
(3) Bulletin astronomique publié par M. Tisserand, t. 1, p. 202.
288 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
solaire, par le phénomène de l’aberration combiné avec l’évalua-
tion de la vitesse de propagation de la lumière dans le vide.
Les résultats des expériences de M. Nev'comb assignent, à la
vitesse de propagation de la lumière dans le vide, la valeur de
74965 lieues de 4 kilomètres; à la distance moyenne delà terre
au soleil, la valeur de 3y 402 5oo lieues également de quatre
kilomètres, et à la parallaxe solaire, la valeur de 8 secondes 794
millièmes de seconde (1 ).
M. Newcomb est persuadé que la méthode du miroir tournant
est, de toutes les méthodes employées jusqu’ici dans la détermi-
nation de la vitesse de propagation de la luuiière,de loin la meil-
leure. Il pense même que, grâce cà quelques améliorations de
détail, cette méthode permettrait d’évaluer la vitesse de propa-
gation de la lumière à 5 ou 10 kilomètres près.
Une de ces améliorations consisterait à substituer au miroir
tournant quadrangulaire un miroir tournant pentagonal. Les
lunettes dirigées vers le miroir tournant seraient placées, dans
un plan horizontal, de part et d’autre de la ligne allant de l’axe
du miroir tournant au centre du miroir sphérique. La lumière de
la fente réfléchie par une face du prisme serait reçue au retour
sur la face adjacente après réflexion à la surface du miroir
sphérique. Cela dispenserait de donner au miroir sphérique
l’inclinaison exigée par la réflexion des rayons sur le miroir
tournant quadrangulaire. Cette réflexion se fait, comme nous
l’avons dit, sur la partie supérieure de la face réfléchissante du
prisme au départ des rayons, et sur la partie inférieure de la
même face au retour.
De plus, en employant la méthode des rotations contraires, on
n’aurait à déplacer la lunette d'observation que d’un petit angle,
et toute la mesure angulaire se réduirait à la détermination de
cet angle sur le cercle divisé.
Une vitesse de rotation du miroir tournant de 5oo tours à la
seconde donnerait à ce miroir un déplacement angulaire de 36
degrés environ durant le trajet fait par la lumière, si la dib-
tance du miroir pentagonal aux miroirs sphériques était de 3o
kilomètres.
M. Newcomb assure qu’il serait facile de trouver dans les Mon-
tagnes rocheuses ou dans la Sierra Nevada américaine des sta-
tions propres aux expériences et éloignées de 30,40 et même 3o
kilomètres. L’adoption de telles distances exigerait, il est vrai, que
(1) Journal anglais Nature, vol. XXXIV, p. 173.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
289
l’on augmentât proportionnellement la surface réfléchissante
fixe. Mais on pourrait éviter la construction d’un réflecteur de
grande dimension, en établissant à l’extrémité du parcours des
rayons une couronne de 10 réflecteurs sphériques ayant chacun
6 ou 8 décimètres de diamètre; cela suffirait, d’après M. New-
comb, à assurer la visibilité de l’image de la fente à la station
d’observation. Le savant américain promet son concours et ses
conseils au ])hysicien qui voudrait expérimenter à nouveau dans
ces conditions éminemment favorables.
En terminant ce bulletin, je tiens à indiquer les sources où j’ai
puisé.
Tous les détails relatifs aux expériences de MM. Michelson et
Newcomb sont tirés, ainsi que plusieurs appréciations, d’une
série d’articles publiés par le journal scientifique anglais Nature
et dont le dernier est signé A. M. Clerke. Voir le volume XXI,
pp. 94 1196, 120 à 122 et 226; item, le volume XXXIV, pp. 29 à
32, et 170 à iy3.
Je me suis servi aussi des articles de M. Cornu sur la
vitesse de propagation de la lumière : Comptes rendus des séances
de V Académie des sciences^ t. LXVI, pp. 338 à 342, et t. LXXIX,
pp. i36i à i365. — Journal de physique théorique et apptliquée,
t. II, pp. 172 à 177 et t. IV, pp. 104 à III.
Enfin j’ai consulté le Recueil des travaux scientifiques de Léon
Foticaidt, pp. 173 à 226.
Joseph Delsaulx, S. J.
INVERTÉBRÉS
Les Mollusques du Tanganyka(i). — M. le capitaine Storms
a offert au Musée d’histoire naturelle de Belgique une importante
collection d’animaux qu’il a recueillis pendant son séjour dans
la région du lac Tanganyka.
{\) Bulletin du Musée royal d'histoire naturelle de Belgique, i. IV, 1886.
XXI 19
2gO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Déjà les mollusques qu’elle comprend ont été étudiés par
M. Pelseneer; ce sont des Gastropodes pulmonés, tels que Hélix,
Bulimus, Achatina, Planorbis, etc., des Gastroprodes proso-
branches, Ampullaria,Paludina, etc., puis des Acéphales, notam-
ment Unio et Pliodon.
Avant le travail de M. Pelseneer, Smith avait déjà décrit, dans
ses points essentiels, la faune malacologique du lac Tanganyka ;
à peine fut-elle connue, que plusieurs géographes, frappés par le
fades marin do certaines formes de Prosobranches, prétendirent
que le grand lac africain était une mer intérieure séparée depuis
peu de l’océan Indien; elle aurait d’abord conservé, pensaient-
ils, la faune de cet océan; puis, comme la salure de ses eaux
diminuait progressivement, ses habitants auraient évolué et
revêtu enfin le cachet actuel.
M. Pelseneer oppose à cette hypothèse d’excellentes raisons :
1° Les animaux du lac, autres que les mollusques, ne présentent
absolument pas le fades marin. On ne le trouve que sur les mol-
lusques du lac ou plutôt, pour être exact, dans un seul ordre de
la classe des Gastropodes, celui des Prosobranches.
Ainsi donc, non seulement les poissons, les vers et les crusta-
cés ne le possèdent pas, mais il n’existe pas davantage chez aucun
Puhnoné ou aucun Bivalve.
2° D’ailleurs n’observe-t-on pas souvent des ressemblances
avec des formes marines sur un grand nombre de mollusques qui
sont incontestablement fluviatiles?
3° Si les eaux et la faune du Tanganyka ont une origine marine
récente, on peut, à plus forte raison, assigner le même mode de
formation aux lacs Victoria Nyanza, Nyassa, etc., qui sont plus
rapprochés que lui de l'Océan.
Cependant leur faune n’a jamais fourni d’arguments favora-
bles à une telle hypothèse.
Cette conception erronée sur l’origine du Tanganyka provient
de ce que jamais on n’a vu autant de formes à cachet marin
réunies à un même endroit.
D’ailleurs cette association s’explique naturellement, si l’on
considère que le Tanganyka, un des plus grands lacs de la terre,
est plus étendu que plusieurs véritables mers intérieures. Or,
“ d’après le témoignage des explorateurs, dit M. Pelseneer, les
formes à, faciès marin sont surtout localisées dans les endroits
où les eaux sont le plus agitées. „
M. Pelseneer consacre la plus grande partie de sa notice à
exposer, avec sa haute compétence et sa grande clarté habituel-
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 29 1
les, rorganisation du genre bivalve Pliodon,dont les parties mol-
les étaient complètement inconnues avant lui; le manteau et les
muscles fixeront seuls notre attention.
Le manteau ou pallmm est cette tunique qui enveloppe les
mollusques et qui, indépendamment d'autres fonctions, sécrète
la coquille.
Chez les Céphalopodes et les Gastropodes, les bords de cette
enveloppe ne se soudent en aucun point.
Le même stade se rencontre aussi parmi les Bivalves, précisc-
ment chez les types les plus primitifs; dans ce cas les deux moi-
tiés du manteau, ayant leurs marges complètement libres, limi-
tent une longue fente ininterrompue.
Chez des formes plus spécialisées, une suture survient vers
l’extrémité postérieure du manteau, et par le fait même la fente
palléale primitivement unique fait place à deux orifices distincts:
par l’im sortent les déjections ainsi que l’eau qui a servi à la
respiration; l’autre sert à l’introduction des aliments et de l’eau
aérée qui va baigner les branchies. C’est ce que présentent notam-
ment la Moule et l’Anodonte ou moule des étangs.
Chez d’autres Bivalves, la soudure se fait à deux endroits dif-
férents, ce qui sépare trois orifices palléaux distincts : Vanal, le
branchial, dont les bords portent des papilles sensorielles desti-
nées à contrôler les qualités de l’eau qui entre par cette ouver-
ture pour aller baigner les branchies, et \q pédieux dont le calibre
est proportionnel au développement du pied.
C'est précisément ce stade qui est réalisé chez Pliodon.
11 ne se produit jamais dé spécialisation plus avancée, sauf
toutefois chez les Bivalves qui s’enfoncent habituellement dans
la vase ou qui creusent le bois ou la pierre.
En effet, par suite de leurs habitudes toutes spéciales, ces ani-
maux se trouvent séparés de l’eau pour un temps plus ou inoims
long; aussi importe-t-il beaucoup que chez ces formes les deux
orifices postérieurs du manteau, par lesquels se font respective-
ment l’entrée et la sortie de l’eau, puissent, eux du moins, con-
server alors une communication avec le milieu aquatique; pour
l’établir, les bords de ces deux ouvertures se prolongent consi-
dérablement en dehors du manteau, donnant ainsi naissance à
deux tubes creux, très extensibles, qu’on appelle siphons. (Mye,
Couteau, Arrosoir, Pholade, Taret des vaisseaux.)
Quant aux muscles, les uns dépendent du manteau et les autres
du pied.
Parmi les premiers, ne citons que les deux muscles adducteurs
292
REVUE DES QUESTIONS^ SCIENTIFIQUES.
des valves, l’im en avant, l’autre en arrière. C’est dans ce dernier
que Ray-Lankester a voulu voir l’homologue du muscle colu-
mellaire des Gastropodes; mais M.Pelseueer pense qu’il doit être
cherché parmi les muscles du pied des Acéphales.
Pour établir cette homologie, notre auteur choisit une forme
archaïque de Bivalve, Leda, et un Gastropode qui est resté bila-
téralement symétrique, Patella.
Or, quand on compare ces deux types, l’analogie est saisis-
sante ; chez Leda, “ les muscles du pied forment de chaque côté
une série presque ininterrompue, entre l’adducteur antérieur et
l’adducteur postérieur. Ces deux séries constituent, par leur réu-
nion, une ligne musculaire ovale, allongée, correspondant à
l’area musculaire circulaire, si bien connue, de Patella. „ Chez les
deux genres “ l’origine est sur la coquille et l’insertion, au pied,
dans la masse musculaire du(|uel ils vont se perdre. En outre les
muscles du.j[)ied des Pélécypodes (Acéphales) et le muscle colu-
mellaire des Gastropodes sont innervés par les mêmes centres :
ganglions pédieux et viscéraux. „
Malheureusement, cette homologie est complètement voilée
quand on compare la majorité des Bivalves aux Gastropodes
ordinaires; en effet, beaucoup de ceux-ci ont le corps enroulé ;
de leur côté, les premiers ont souvent des pieds adaptés à des
usages spéciaux et très divers, soit qu’ils sécrètent le byssus,
soit cju'ils servent à fouir, etc.
Aussi, comme on n’a jamais étudié comparativement la mus-
culature pédieuse des Bivalves, la plus grande confusion règne
encore dans ce chapitre ; le même muscle porte presque tou-
jours des noms très différents, soit qu’on passe d’un animal un
autre, soit qu'on s’en rapporte à des auteurs différents.
Cependant M. Pelseneer montre qu'on peut ramener les diffé-
rents faciès de musculature pédieuse à un type unique, celui de
Pliodon; il comprend quatre faisceaux : le protracteur du pied ,
qui se rencontre très probablement, d’après M. Pelseneer, chez
tous les Pélécypodes où cet organe est susceptible de mouve-
ments étendus; le rétracteur antérieur, V élévateur et le rétracteur
postérieur du pied.
Le système nerveux et les appendices céphaliques des
Ptéropodes (i). — Sur les trois paires de cônes céphaliques
(1) P. Pelseneer, r/fe cephalic appendagesof the Gyimiosomatous Pteropoda,
in Quart. Journ. of micr. Sc.
Id. Recherches sur te système nervenec des Ptéropodes, in Archives de Bio-
logie, t. VII, 1886.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
293
issus de la tête de Clione borealis, genre de mollusque ptéropode
qui forme la principale nourriture des baleines, Eschricht a
trouvé des organes qiuil a décrits et figurés comme s'ils étaient
des ventouses.
De tels faits paraissaient donner raison à Leuckarl,qui assimi-
lait les six appendices de la tête de Clione aux bras des Cépha-
lopodes. Cependant un naturaliste qui avait observé Clione
vivante ne l’avait jamais vu se fixer par ses cônes buccaux. C’est
ce qui engagea M. Pelseneer à reprendre l'étude de ces forma-
tions.
Les appendices insérés sur la tête de Clione sont de deux sor-
tes : trois paires de cônes buccaux et quatre tentacules; deux de
ceux-ci, situés en avant, sont longs, et des muscles longitudinaux
puissants les rendent rétractiles ; ils ne portent aucune termi-
naison nerveuse d’un caractère spécial: c'est la paire labiale ; au
contraire l’autre paire de tentacules, implantée sur la nuque, se
termine par des yeux, quoi qu’en ait dit Jhering.
Quant aux cônes buccaux, ils sont creux et très extensibles ;
dans leur tunique se trouvent principalement des cellules glan-
dulaires, tellement nombreuses que leur sécrétion doit remplir
un rôle important; enfin leur épiderme possède des cellules
sensorielles qui s’élargissent au dehors en forme de bouton; ce
sont précisément ces dernières parties qui ont causé l'illusion de
ventouses aux premiers observateurs.
M. Pelseneer pense plutôt qu’elles doivent être le siège d'un
sens spécial aux animaux aquatiques, qui serait intermédiaire
entre le goût et le toucher.
Tous les Ptéropodes ne présentent pas les mêmes appendices
céphaliques ; ainsi, d’une part, les Ptéropodes nus, Clione et Clio-
nopsis par exemple, possèdent toujours deux paires de tenta-
cules qu’on peut identifier avec celles des Gastropodes opistho-
branches et pulmonés.
Au contraire, chez les Ptéropodt^s enfermés, les Thécosomes, il
n’y a qu’une paire de tentacules rudimentaires, avec des yeux
très simples; elle équivaut, d’après M. Pelseneer, à la paire issue
de la nuque des Ptéropodes gymnosomes.
Enfin, les cônes buccaux ne se rencontent que chez la plupart
des Ptéropodes nus.
Ces recherches ont déterminé notre savant et infatigable com-
patriote à en entreprendre d’autres sur le système nerveux des
Ptéropodes ; d’abord, parce que plusieurs assertions erronées
de Jhering sont reproduites par les traités les plus récents et
294
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les plus répandus, comme si elles faisaient encore autorité;
ensuite, parce que la connaissance du système nerveux des Pté- ,
ropodes permettra d’élucider leur morphologie et leur position
systématique.
Jusqu’ici, presque tous les auteurs ne placent-ils pas les Ptéro-
podes dans le voisinage des Céphalopodes? Ray Lankester ne
va-t-il pas même jusqu’à les réunir sous un nom commun? Et ce
qui incline les naturalistes vers un tel rapprochement, n’est- ce
]»as surtout la nature soi-disant pédieuse qu’ils assignent aux
appendices buccaux des Ptéropodes, ce qui permet de les assi-
miler aux bras des Poulpes?
Mais aujourd’hui le travail de M. Pelseneer apprend que les
cônes oraux des Ptéropodes sont innervés, non pas, comme les
bras des Céphalopodes, par les ganglions pédieux, mais par les
ganglions cérébraux. Ce résultat fera certainement écarter les
Ptéropodes des Céphalopodes ; de plus, d’autres particularités,
très importantes, de leur système nerveux central doivent les
éloigner de tous les mollusques à commissure viscérale symé-
trique, notamment des Poulpes, pour les rapprocher au con-
traire des Gastropodes, surtout des pulrnonés et des opisthobran-
ches ; c’est d’ailleurs la position systématique que leur assignait ^
déjà Spengel.
M. Pelseneer, qui est chargé du “ Report „ sur les Ptéropodes ;
du ChaUenger^ annonce que les organes autres que le système ^
nerveux démontrent plus rigoureusement encore cette affinité, j
Y a-t-il des mouvements respiratoires chez les Arach-
nides ^(i) — En 1884, M. Plateau a publié les résultats de ,
ses ingénieuses recherches sur les mouvements respiratoires des ‘
Insectes. ;
Comme l’observation directe, à l’œil nu ou à la loupe, expose
à beaucoup d’erreurs, il s’était adressé à la méthode graphique; '
sur les téguments de l’abdomen, il fixait des leviers en carton, j
très légers, qui inscrivaient les mouvements respiratoires sur un t
cylindre enfumé qui tournait. ?
Dans une autre série d’expériences, M. Plateau projetait sur %
un écran l’image de ces mouvements en enfermant, dans une j:'
grande lanterne magique, l’insecte, convenablement tixé.
(1) Archives de biologie, publiées par MM. E.Van Beneden et Van Bambeke, >
t. VII, 1886.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
295
Grâce à ces différentes méthodes qui se contrôlent muluelle-
ment,il a constaté que les mouvements respiratoires des Insectes
sont localisés dans la région abdominale, et consistent en dimi-
nutions et rétablissements successifs de ses deux diamètres, le
vertical et le transversal; l’air est expiré quand, sous l’influence
de muscles verticaux, les parties dorsale et ventrale des
anneaux de l’abdomen se rapprochent: quant à l’inspiration, elle
est simplement passive, parce qu’elle n’est due qu’à l’élasticité
des téguments et des parois trachéennes.
En abordant l’étude des mouvements de la respiration chez
les Arachnides, M. Plateau croyait que les muscles pairs qui tra-
versent, du dos vers le ventre, l’abdomen de la plupart de ces
animaux, étaient homologues des muscles expirateurs des
Insectes ; aussi s’attendait-il à retrouver un des types de mouve-
ments respiratoires rencontrés chez les Insectes.
D’ailleurs, Émile Blanchard avait déjà affirmé, dans son Orga-
nisation du règne animal, l’existence chez les Scorpions d’un
mécanisme respiratoire analogue à celui des Insectes; il allait
même jusqu’à signaler des changements dans les dimensions des
stigmates.
M. Plateau, ayant pu garder des Scorpions en vie pendant
longtemps, a institué sur eux des observations et des expé-
riences nombreuses et variées. Or, jamais les Scorpions, quelque
vifs et’ quelque surexcités qu’ils fussent, n’ont montré le moindre
mouvement; cependant M. Plateau avait eu soin de coller de
petits stylets de papier sur plusieurs segments de l’abdomen
pour rendre apparents des mouvements peut-être impercep-
tibles; pour la projection, il a eu recours à un grossissement de
8 diamètres, ce qui permettait d’apprécier une excursion de '/s
millimètre; il prenait encore la précaution de regarder avec une
forte loupe tous les points du contour de la silhouette projetée.
Et jamais il n’aperçut le moindre changement dans le diamètre
vertical de l’abdomen.
Cependant, si l’on détache l’animal après de telles expé-
riences, il “ court de côté et d’autre, ajoute M. Plateau, et frappe
les parois du bocal de coups de queue expressifs, prouvant
ainsi, par sa vivacité, que ce n’est pas sa faute s’il n’a pas offert
les mouvements respiratoires désirés. „
Quant aux stigmates, M. Plateau n'a pas réussi plus que Léon
Dufour à y voir les mouvements signalés par E. Blanchard.
Les mêmes expériences ont été répétées par M. Plateau sur
plusieurs Araignées, l’Épéire diadème et la Tégénaire dômes-
296 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tique, puis sur le Faucheur. Chez tous, les parois abdominales
restent immobiles.
Et cependant les Arachnides ont une respiration aérienne assez
active. Comment s’opèrent donc chez eux l’appel et l’expulsion
de l’air? Ce doit être évidemment d’une tout autre façon que
chez les Insectes.
Cette grave divergence ne doit plus étonner, si l’on adopte sur
la position systématique des Arachnides la nouvelle opinion
défendue surtout en Angleterre par Ray-Lankester et en Belgique
par M. Mac Leod (i).
D’après ces naturalistes, on ne doit pas rapporter les pou-
mons des Scorpions et des Araignées,ni les trachées de celles-ci
aux trachées des Insectes, mais aux branchies des Crustacés,
notamment des Limules.
S’il en est ainsi, le mécanisme respiratoire des Arachnides ne
doit pas ressembler à celui des vrais Articulés trachéales.
Après ses expériences et ces considérations, M. Plateau s’est
demandé si les mouvements respiratoires des Arachnides ne
s’effectuaient pas dans les parois des feuillets pulmonaires eux-
mêmes.
Déjcà M. Mac Leod, dans le mémoire que nous avons analysé
ici, décrivait entre les deux membranes qui constituent chaque
feuillet pulmonaire, de petites colonnettes accompagnées d’une
bandelette qu’il croyait musculaire. N’est-ce pas elle qui pourrait
amincir les feuillets pulmonaires d’une façon rythmique et déter-
miner ainsi l’appel et le départ de l’air ?
“ Quel sera l’effet de cet amincissement des lamelles (feuillets),
se demandait M. Mac Leod? D’abord les lamelles devenant plus
minces, l’espace compris entre elles devient plus considérable;
une certaine quantité d’air doit donc pénétrer entre les lamelles
à chaque contraction; cette dernière doit également chasser le
sang contenu dans l’épaisseur même des lamelles. „
Malheureusement, M. William Locy, pendant de récentes
recherches, n’a pas pu voir la moindre différenciation musculaire
dans les colonnettes qui traversent chaque feuillet respiratoire;
aussi la solution du problème est-elle encore reculée.
Le rôle des palpes chez les Articulés à mâchoires. —
1° Jusqu’en ces derniers temps, on croyait que les Insectes
(1) Archives de biologie, tom. V, 1884. Cet article a été résumé par nous
dans la Eevue des questions scientifiques, janvier 1885.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 297
broyeurs, c’est-à-dire les Coléoptères et les Orthoptères, choi-
sissent et introduisent la nourriture dans la bouche en s’aidant
des palpes portés par leurs mâchoires. Mais, en i885, M. Plateau
a démontré que le rôle des palpes est, en réalité, beaucoup plus
modeste ; aussi a-t-il pu les enlever à ces Insectes sans qu’ils
aient manifesté le moindre trouble dans leur nulrition.
2° Quant aux mille-pattes, M. Plateau avait déjà conclu, en
1876, dans son mémoire sur la Digestion chez les Myriopodes,
que leurs palpes servent seulement “ à tourner la proie dans les
directions les plus convenables pour que celle-ci puisse être
découpée par les mandibules. „
Dans sa dernière série d’expériences (i), M. Plateau a coupé
les palpes à quatre Lithobies, et après s’être entouré de toutes
les précautions nécessaires, il a reconnu qu’elles avaient capturé
et mangé des mouches vivantes, comme si de rien n’était.
De plus, il a observé que les Myriopodes se servent habituel-
lement de leurs palpes pour brosser minutieusement leurs anten-
nes et même leurs palpes.
3° Autour de la bouche des Araignées se trouvent deux
paires d’appendices: les crochets venimeux, appelés ordinaire-
ment chélicères, qui sont homologues, non pas des antennes des
Insectes, mais de leurs mandibules ; puis les mâchoires, qui
portent des palpes. Chez les mâles, ceux-ci participent à
l’accouplement ; chez les femelles, ce seraient des organes
tactiles plus sensibles que les pattes, d’après V. Audouin ; ils
aideraient à saisir et à maintenir la proie, au dire de Blan-
chard; Glaus leur attribue une part dans la confection des
toiles; enfin Dabi y a décrit des poils spéciaux dans lesquels il
place le sens de l’ouïe.
Pour élucider cette question, M. Plateau a coupé les palpes à
plusieurs individus de Tegenaria domestica, Epeira diadema,
Amaurobius ferox, Agelena labyrinthica et Meta segmentata.
Or, les Araignées ainsi mutilées ont continué, sans le moindre
trouble, à capturer et manger leur proie et à tisser leur toile à la
façon ordinaire.
M. Plateau conclut de ses expériences que les palpes des
Insectes broyeurs, des Myriopodes et des Araignées femelles
sont des orçianes inutiles, comme le mamelon des mammifères
mâles, les muscles de l’oreille humaine, les yeux recouverts
parla peau chez certains animaux souterrains, etc.
(1) Bulletin de la Société zoologique de France, t. XI, 1886.
298 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
La fonction des antennes chez la Blatte (i). — L’année
dernière, M. A. Graber, professeur à l’université de Czernowitz,
qui applique sa grande habileté d’expérimentateur à l’étude de
la physiologie comparée des Arthropodes, est venu ébranler
l’opinion qui régnait sur le rôle des antennes chez les Insectes ;
avant lui, tous les naturalistes professaient c{u’ elles étaient le
siège de 1 odorat. Par ses nombreuses et ingénieuses expériences,
M. Graber a cru établir que parfois les antennes sont réellement
les organes les plus sensildes aux émanations odorantes ; mais il
a vu cette sensibilité persister chez des Fourmis privées de leurs
antennes ; ce n’est donc pas par celles-ci exclusivement que
s’exercerait l’odorat ; il arriverait même, notamment chez la
Courtilière, que les palpes seraient plus sensibles aux odeurs
que les antennes; ailleurs, chez la Blatte par exemple, les cer-
ques pourraient aussi les percevoir ; en faisant varier les sub-
stances odorantes, M. Graber observait que tantôt les palpes,
tantôt les antennes étaient plus rapidement excités.
En résumé, il concluait que les Insectes perçoivent les odeurs,
non pas par un organe spécial, mais par toute portion de tégu-
ment mince et munie de terminaisons nerveuses excitables.
iMais M. Plateau fait observer très judicieusement que les
Insectes, dans leur vie normale, qu’ils cherchent leur nourriture
ou qu’ils soient préoccupés du rapprochement sexuel, ne sont
pas guidés par des odeurs intenses, comme celles que M. Graber
essayait sur eux dans son laboratoire, mais par des émanations
tellement faibles qu’elles nous échappent le plus souvent.
La peau suffit-elle pour les percevoir? Évidemment non; elles
ne peuvent impressionner que les organes les plus sensibles, et
M. Plateau prouve définitivement, par une expérience qu’on
peut répéter facilement, que ce sont les antennes.
Pendant un mois, il a tenu, enfermées dans un grand cristal-
lisoir, deux Blattes auxquelles il avait coupé les antennes, et
deux autres dont il avait enlevé les palpes. Au milieu du cristal-
lisoir, dans une boîte en carton assez haute, il a mis du pain
humecté de bière; ce liquide a une odeur faible, et les Blattes en
sont très friandes. Chaque soir,M. Plateau venait constater quels
étaient les individus qui avaient réussi à découvrir les aliments.
Or jamais une seule des Blattes qui avaient perdu leurs
antennes n’y est parvenue ; leurs palpes et leurs cerques, qui
étaient intacts, n’avaient donc pas été impressionnés par l’odeur
de la bière.
(1) Comptes rendus de la Société entomologique de Belgique, juin 1886.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 299
L’odorat est donc établi chez les Insectes dans les mêmes con-
ditions que le tact chez les Vertébrés ; certes notre peau presque
tout entière exerce un toucher vague, mais les doigts ne sont-ils
pas les organes spéciaux réservés à ses opérations les plus déli-
cates ? Pareillement, chez les Insectes, les antennes seules per-
çoivent les odeurs faibles, qui échappent à la grossière olfaction
de certaines portions du tégument.
Les animaux cosmopolites (i). — Les études embryolo-
giques et anatomiques absorbent aujourd'hui à peu près exclu-
sivement l’activité des naturalistes et occupent presque toute
l’étendue des traités ; quant à la distribution des animaux à la
surface du globe et aux lois qui la régissent, on la jiasse sous
silence complètement ou peu s’en faut; aussi s'accrédite-t-il à ce
sujet beaucoup d’idées inexactes. C’est ce (pie déplore un inter-
prète, certainement très autorisé, de la zoologie actuelle,
M. Plateau.
S’il est une erreur profondément enracinée, c’esl la croyance
que chaque espèce est cantonnée rigoureusement dans une aire
circonscrite par des mers, des fleuves, des chaînes de montagnes,
ou par des différences dans le climat, la végétation, la tempéra-
ture et la profondeur des eaux, etc.
A la vérité, ce cantonnement se vérifie pour certaines espèces,
entre autres pour l’ürang-outang et l’Aye-aye (pii sont en
quelque sorte parqués, run à Bornéo, l’autre à Madagascar.
Mais, si l’on néglige ces quelques exceptions, on doit reconnaî-
tre que la plupart des formes ont une aire de dispersion très
étendue ; on constate môme que plusieurs espèces s’étendent
dans les deux hémisphères et que certaines font môme le tour
entier de la terre. La liste de ces animaux, complètement ou
presque cosmopolites, est singulièrement augmentée depuis les
grandes croisières scientifiques effectuées en ce siècle.
En voici quelques exemples, extraits du très intéressant arti-
cle de M. Plateau.
La Taupe commune se rencontre depuis l’ouest de l’Europe
jusqu’au Japon ; il en est de même de l’Oreillard ; une autre
espèce de chauve-souris, la Sérotine, s’observe depuis l’Europe
occidentale jusqu’en Chine, en Californie et dans l’Amérique
centrale.
(1) Revue (Je Genève, l. Il, 1886.
3oo
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le cachalot habite les océans des deux hémisphères.
L’albatros fait presque le tour du globe.
La tortue franche peut être regardée comme absolument
cosmopolite.
Une dispersion énorme est même présentée par des Inverté-
brés dont les habitudes sont éminemment sédentaires. Ainsi, le
Poulpe habite les Antilles, les côtes du Brésil, les côtes euro-
péennes, Natal, l’île Maurice et l’Inde.
Plusieurs Crustacés marins se retrouvent sous des latitudes
très différentes. D’ailleurs il faut s’attendre à constater une
grande uniformité dans les faunes abyssales, parce que la tem-
pérature, qui est l'élément dominant dans la distribution des
animaux, est à peu près constante dans les grandes profon-
deurs.
On rencontre notre Araignée domestique en Asie, en Océanie,
et en Amérique; à la Nouvelle-Zélande, on a trouvé l’Amaurobie
féroce, sorte d’Araignée qui habite toute l’Europe.
La Sauterelle voyageuse habite normalement un énorme ter-
ritoire qui s’étend entre Madère à l’ouest et les îles Fidji à l’est,
et d’autre part depuis le 5o® degré de latitude nord jusqu’au
40® de latitude sud.
Parmi les Papillons, la Vanesse du chardon habite toute
l’étendue des continents, sauf l’Amérique méridionale et les
régions arctiques.
A. Buisseret.
VERTÉBRÉS
L’œil pariétal (i). — Chacun sait que la glande pinéale, ou
épiphyse, est une sorte d’excroissance posée sur le plafond du
(1) E. D. Gope. The position of PterichtJii/s in the System. American Natu-
RALiST, mars 1885, pp. 289-291.
H. W. de Graaf. Anatomie und Entwicklung der E2}iphyse bei Amphi-
bien und Reptilien. Zoologischer Anzeiger, 1886, n“ 219, pp. 191-194 etl gr.
dans le texte.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 3oi
troisième ventricule du cerveau des Vertébrés. C’est, si je ne me
trompe, dans cet organe que Descartes plaçait le siège de l’aine
chez l’homme. Il est connu, en outre, que nombre de Reptiles et
de Batraciens exhibent, soit entre les pariétaux, soit à la limite
de ces os et des frontaux, un trou, rempli pendant la vie de tissu
connectif, et au-dessous duquel se trouve précisément la glande
pinéale. La signification morphologique de cette glande pinéale
est restée obscure jusipie dans ces derniers temps. Les uns, avec
Geoffroy Saint-Hilaire, Owen et Ray-Lankester la considéraient
comme marquant la position de la bouche primitive ; d’autres,
avec Ahlborn et Rabl-Ruckard, croyaient qu’elle était le reste
d’un organe spécial de sens, bien développé jadis et devenu rudi-
mentaire.
Un naturaliste hollandais, M. H. W. de Graaf, en a fait récem-
ment l’objet d’une étude monographi(jue,et a notamment consi-
gné les conclusions de ses recherches dans le Zoologischer
Anzeiger. La lecture de sa notice engagea M. W. Baldwin Spen-
cer, élève de M. le professeur Moseley à l’université d'Oxford,
à examiner la structure de ladite glande chez TLuffcrm, curieux
lézard néo-zélandais dont il s’occupait alors. Les résultats furent
surprenants, cet organe exposant dans l’animal en question sa
véritable nature avec une clarté admirable. Il n’y avait plus de
doute : lu glande pinéale était un œil (qu’on nomma œil pariétal),
rudimentaire il est vrai, mais avec cornée, cristallin, rétine et
nerf optique !
Comme divers Reptiles et Amphibiens fossiles montrent un
large trou pariétal, et qu’ils devaient en conséquence posséder
une glande pinéale volumineuse, plusieurs auteiu's ont pensé
qu’elle fonctionnait encore chez eux comme organe de vision.
Ç’aurait donc été des Vertébrés à trois getix ! M. Wiedershehn,
professeur d’anatomie à l’université de Fribourg, prétend même
que la glande pinéale joue encore aujourd’hui, chez plusieurs
lézards, le rôle d’un œil ; car, dit-il, la peau qui la recouvre est
transparente.
W. Baldwin Spencer. The Pariétal Eye of Hatteria. Nature, 13 mai 1886,
pp. 33-35 et 2 gr. dans le texte.
H. W. de Graaf. Bijdrage tôt de kennis van den Borne en de Onticikkeling
der Epiphyse hij Amphibiën en Reptilien. Leyde, A. H. Adriani, 1886.
R. Wiedersheim. Veber das Parietalauge der Satirier. Anatomischer
Anzeiger, 15 août 1886, pp. 148-149.
E. D. Gope. The Sense Organ in the Pineal Gland. American Naturalist,
août 1886, p. 736.
3o2
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Enfin, des Poissons placodermes du Vieux Grès Rouge étant
dépourvus d’orbites paires, mais ayant un énorme trou pariétal,
M. Cope est disposé à croire que ces animaux énigmatiques
n’avaient qu’im seul œil au sommet du crâne, l’œil pariétal. Pour
diverses raisons, que j’exposerai en temps et lieu convenables,
j’adhère à cette opinion. Toutefois, je ne puis considérer, ainsi
que le fait le célèbre naturaliste de Philadelphie, l’œil pariétal
comme étant la source, par dédoublement (Ceplialaspis for-
mant le passage, selon M. Cope) des yeux pairs ordinaires des
Vertébrés. La présence simultanée (chez Hatteria, par exemple)
de l’œil pariétal et des yeux pairs montre bien que le premier
est un organe tout à fait indépendant des seconds.
J\ S. Depuis l'époque où j’écrivais les lignes qui précèdent,
(juelques ti’avaux importants se sont ajoutés à ceux mention-
nés plus haut. Ce sont : une communication préliminaire de
M. W. Baldwin Spencer, dans les Proceedings de la Société
royale de Londres (1886) ; puis, le mémoire définitif de cet
auteur (W. Baldwin Spencer; On the presence and structure
of the pinecd eye in Lacertilia. Quart. Journ. Migrosc. Science.
1886. 76 p. 8° et 7 pl. col.) ; enfin, une publication de M. le
professeur IL Gredner, dont nous aurons l’occasion de parler
})lus loin.
Voici les conclusions de M. Baldwin Spencer :
I. Nos connaissances actuelles sont insuffisantes pour déter-
miner, chez Amphioxus, wne structure homologue de l’œil impair
des Tuniciers ou de l’œil pinéal.
IL L’épiphyse des Chordata (animaux pourvus, à l’état adulte
ou à l’état larvaire, d’un axe squelettique appelé corde dorsale)
.supérieurs est homologue de l’œil larvaire des Tuniciers.
III. L’œil pinéal était surtout développé :
1. Chez les Amphibiens fossiles (Labyrinthodontes) ;
2. Chez ces formes éteintes (Ichthyosaurus, Plesiosaurus,
Iguanodon, etc.) qui peuvent être regardées comme les ancêtres
des Reptiles et des Oiseaux actuels.
.le ferai sur ces conclusions les remarques suivantes :
I. Il y a lieu de féliciter M. Spencer de ce qu’il a changé le nom
à' œil pariétal en celui à' œil pinéal ; car, indépendamment de
toute autre considération, le trou pariétal n’est point toujours
percé exclusivement dans l’os pariétal.
II. Je m’étonne quelque peu de ce que les Placodermes du
Vieux Grès Rouge n’aient point appelé l’attention du naturaliste
anglais. Ce sont là des types dont la position est encore bien
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES.
• 3o3
incertaine malgré les travaux d’Huxley, et ils me semblent repré-
senter une phase inattendue et très ancienne de l’évolution des
Vertébrés.
III. Je crois que l’énumération cV IcJifhi/osain-us, de Plesiosan-
riis et d'iguanodon comme ancêtres des Reptiles et des Oiseaux
n’est pas très heureuse. Les êtres en question sont des types
beaucoup trop spécialisés pour avoir laissé une descendance
parmi les Sauropsides de nos jours.
IV. Enfin, sauf de très rares exceptions (moule do la cavité
cérébrale conservé), on no peut juger, chez les fossiles, du déve-
loppement de l’œil pinéal que par la grandeur du trou pariétal.
Or, Iguanodon n’a pas de trou pariétal (L. Dollo. Quatrième note
sur tes Dinosauriens de Bernissart. Bull. Mus. roy. IIist. naï.
Belg. t. II. i883); M. Spencer a donc tort de dire que l’œil pinéal
était “ most highly developed „ dans le Dinosaurien dont il
s’agit.
Les ornements dans lacouleur des animaux (i).— Th. Eimer
a émis l’opinion que les dessins, dans la coloration des animaux,
formaient primitivement des bandes longitudinales, qui furent
interrompues ultérieurement pour constituer des taches, lesquel-
les se soudèrent à leur tour pour composer des anneaux ou ocel-
les. Cette idée reçoit une confirmation par l’étude du développe-
ment de beaucoup de types. Cependant le docteur W. Ilaacke
vient de signaler un poisson australien iHelodes scotus) (jui
s’écarte de cette règle. En effet, à l’état adulte, il est orné de huit
bandes longitudinales noires ; les jeunes, au contraire, ont en
outre une série de lignes transversales moins foncées, qui dispa-
raissent lorsque le poisson arrive à maturité.
Embryogénie des Marsupiaux (2). — L’étude du dévelop-
pement de ce groupe intéressant était de nature, selon l’éminent
embryologiste d’Erlangen, à éclairer la .signification d’un grand
nombre de problèmes, particulièrement la fonnation spéciale des
feuillets blastodermiques chez les Mammifères placentaires, la
métamorphose d’un appareil respiratoire transpiratoire (fallan-
toïde)en un appareil de nutrition pour fombryon(le placenta), la
(1) Journ. Ro;/. Micr. Soc. Février 188G.
(2) E. Selenka. Ueber die Entwickehmg des Opossums (Didelpliys viigi-
niana). Biolog. Centralelatï. V. n“ 10, pp. 294-295.
3o4 revue des questions scientifiques.
différenciation de certains organes, etc. C’est pourquoiM. Selenka
fit tous ses efforts pour entreprendre cette étude. Ce n’était pas
chose aisée, car, durant son séjour au Brésil (en hiver), il ne put
obtenir de Marsupiaux arrivés à maturité sexuelle. De plus, il lui
fut impossible de rien avoir de convenable des jardins zoologi-
ques. Il fit venir alors buit de ces Mammifères à Erlangen, mais
tous moururent avant d’avoir atteint l’état adulte. Enfin, grâce
à M. K. Hagenbeck, de Hambourg, il parvint à s’en procurer une
nouvelle série, c[ui résistèrent bien à l’hiver et qui commencè-
rent à se reproduire au printemps. Sept femelles fourniront,
en quelques semaines, une centaine d’embryons donnant tous
les stades du développement. Voici maintenant les principaux
résultats du naturaliste allemand :
1 . Deux spermatozoïdes se développent dans chaque sperma-
toblastc du mâle. Ces spermatozoïdes restent unis, toutefois,
pendant très longtemps. Les spermatozoïdes arrivés à maturité
et qui sont pris dans le vagin de la femelle quelque temps après
la copulation, sont tous des cellules couplées avec un double
fouet ; néanmoins celles-ci se séparent quelque temps après.
2. La fertilisation des œufs a toujours lieu cinq jours après la
copulation.
3. Treize jours après la copulation, des jeunes sont déjà dans
la poche.
4. Trois jours seulement avant la naissance, les plis amnioti-
ques se rejoignent au-dessus du dos de l’embryon.
5. Des restes du vitellus persistent jusqu’au troisième jour
avant la naissance.
6. L’œuf fécondé, mais non segmenté, mesure de dia-
mètre.
7. Il n’y a jamais plus de 6 jeunes (chez Didelphys virginiana)
dans la poche de la mère. Toutefois, le nombre des embryons
rencontré dans l’utérus est beaucoup plus fort, il varie entre 9
et 27.
La vessie natatoire des poissons et les poumons. —
Le professeur Paul Albrecht (i) se refuse à reconnaître comme
exacte l'homologie des poumons et de la vessie natatoire, généra-
lement admise jusqu’à ce jour. La raison qu’il donne est que la
vessie natatoire est placée du côté dorsal de l’œsophage, tandis
(1) Paris, Carré, 1886.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 3o5
que les poumons sont situés ventralement. Il regarde, dès lors,
la vessie natatoire de Pohjpfenis comme un vrai poumon, tandis
que celle de Lepidostens ne serait qu’une vessie et rien de plus.
Il ajoute encore que Diodon et Tetrodon possèdent à la fois,
morphologiquement, une vessie natatoire et des poumons. Il
considère enfin, comme un dernier reste de la vessie natatoire,
le diverticulum de l’ccsophage de certains animaux comme le
porc, par exemple.
Les ligaments ossifiés des Iguanodons (i). — Lorsqu’on
examine les squelettes, pour la plupart entiers, des Iguanodons
recueillis k Bernissart, notamment ceux des individus Q {lyiia-
nodon hernissartensis, Blgr.) et T [Igumwdon Mcmtelli, Owen),
actuellement exposés dans la cour des Musées de Bruxelles,
l’attention se trouve immédiatement appelée sur un système de
petites cordelettes osseuses qui parcourent la colonne vertébrale
dans presque toute son étendue : ces cordelettes sont connues
sous le nom de ligaments ossifiés. Je me jiropose de leur consa-
crer un chapitre important dans ma future monographie des
Dinosauriens de Bernissart, et j’ai même l’intention d’en faire,
en attendant, l’objet d’un mémoire spécial dans le Bulletin du
Musée roycd d'histoire naturelle, mémoire destiné à attirer la cri-
tique sur mon interprétation avant de l’introduire dans un tra-
vail définitif. Cependant, comme je ne pourrai mettre de sitôt ce
projet à exécution, j’ai publié, à titre de communication prélimi-
naire, dans le Livre jubilaire composé à l’occasion du cinquante-
naire de professorat de l’illustre naturaliste de Louvain, M. P. J.
Van Beneden, une notice, que je vais résumer brièvement et où
sont relatés les résultats auxquels je suis arrivé jusqu’à ce jour.
Et d’abord, les ligaments ossifiés sont-ils bien ossifiés ? ne sont-
ils pas plutôt pétrifiés. J’ai cru pouvoir répondre affirmativement
à la première question, pour dos raisons qu’il serait trop long
d’exposer ici.
Cela posé, quelle disposition les ligaments ossifiés présentent-
ils ? Comme nous l’avons indiqué plus haut, ce sont des sortes de
cordelettes osseuses, embrassant, à droite et à gauche, la colonne
vertébrale dorsalement aux apophyses transverses, et commen-
çant généralement à la fin de la région cervicale pour se conti-
(1) L. Dollo. Note sitr les ligaments ossifiés des Dinosauriens de Bernissart.
Archives de Biologie de Ed. Van Beneden et Ch. Van Bambeke, 1886, vol.
VII, pp. 249-262 et 2 PL
XXI
20
3o6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
nuer, sans interruption, dans les régions dorso-lombaire et cau-
dale, ne s’arrêtant que quand les apophyses épineuses cessent
d’exister.
La position des ligaments ossifiés étant, de cette manière,
déterminée, cherchons quelles sont leurs relations entre eux. Ils
sont groupés essentiellement suivant deux systèmes différents
formés de plusieurs couches superposées ;
1. Masses longitudinales de cordelettes serrées, confusément
entrelacées, inextricable fouillis accompagnant le squelette axial
dans les parties susmentionnées.
2. Treillis à mailles rhombiques.
Quelle est, de ces deux dispositions, celle qui est normale et
celle qui est accidentelle? Car l’une d’elles est nécessairement
accidentelle, puisqu'on les rencontre toutes deux sur le même
animal. Il m’a paru que le treillis, pour divers motifs, était la
structure normale et, par conséquent, la seule à interpréter dans
la suite.
Avant d’aller plus loin, il y a lieu de se poser cette question :
les ligaments ossifiés ont-ils déjà été rencontrés chez d’autres
Dinosauriens que chez les Iguanodons? Lorsque j’ai écrit la
notice que j’analyse, j’ai répondu: non, pour autant que je sache.
Cependant, un illustre savant anglais, qui veut bien m’honorer de
son amitié, M. J. W. Hulke, m’apprend, dans une lettre que j’ai
reçue il y a quelques jours, que deux autres Dinosauriens, le
minuscule Hijpsilophodon et le curieux Polacanthus, possèdent
aussi des ligaments ossifiés.
Ce nouveau pas fait, à quoi correspondent, chez les autres Ver-
tébrés, les ligaments ossifiés des Dinosauriens, notamment des
Iguanodons? J’espère avoir démontré qu’ils représentent princi-
palement la musculature de la région dorso-lombaire devenue
ligamenteuse, par suppression des fibres musculaires, puis
ossifiée.
Mais, qui dit muscle, dit organe de mouvement. La suppres-
sion des muscles entraîne donc la suppression du mouvement,et
les ligaments ossifiés nous indiquent que la colonne vertébrale
des Iguanodons était d'une grande rigidité, sauf dans la région
cervicale. Cette structure est, d’ailleurs, parfaitement compré-
hensible, surtout pour la région dorso-lombaire; car il était
nécessaire que le thorax de ces animaux adaptés à la station
droite représentât un complexe solide fortement fixé sur le bas-
sin. Peur le même motif, une pareille disposition n’était pas
moins indispensable chez les Oiseaux ; aussi la rencontrons-nous
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. Soy
également dans la plupart d’entre eux, mais les moyens employés
pour arriver au résultat voulu sont différents. En effet, chez les
Oiseaux, c’est la synostose des vertèbres qui rend la muscula-
ture, devenue inutile, rudimentaire, puis ligamenteuse, puis ossi-
fiée; au contraire, chez les Iguanodons, c’est la musculature
devenue rudimentaire, puis ligamenteuse, puis ossifiée, qui con-
stitue les liens destinés à assurer la rigidité.
Un détail, intéressant au point de vue physiologique, est que
les ligaments ossifiés sont continus du sacrum sur la queue. Dès
lors, celle-ci doit être privée de mouvement de latéralité à sa
racine, sans quoi les ligaments qui embrassent son axe osseux à
droite et à gauche auraient été brisés à chaque déplacement.
C’est pour établir cette particularité que nous nous sommes
attaché à démontrer que les ligaments ossifiés étaient bien ossi-
fiés et non pétrifiés; autrement, on aurait pu nous objecter que
les ligaments étaient élastiques pendant la vie, permettant par
conséquent la flexion de l'appendice caudal, et n’étaient deve-
nus rigides que par la fossilisation. Mais, si cette énorme queue
ne pouvait bouger latéralement, à quoi servait-elle donc? Nous
pouvons répondre qu’en premier lieu elle était employée comme
contre-poids à la portion antérieure du corps, en quoi elle était
aidée par les muscles caudo-fémoraux, car ceux-ci, lorsqu'ils
agissent simultanément, au repos, ou pendant la marche, tirent la
queue en bas. De plus, quand l’animal était à terre, l’appendice
caudal était susceptible d’être déplacé d’une pièce avec le thorax,
et les coups de queue de l’Iguanodon devaient être terribles pour
ses ennemis. J’avoue que, pour le moment, je ne m’explique pas
aussi bien comment son propriétaire l’utilLsait dans l'eau.
Reproduction et gestation des Balénoptères du nord de
l’Atlantique (i). — Dans un intéressant mémoire, publié dans
le dernier fascicule des ZooJogische Jahrbücher, M. le docteur
G. A. Guldberg, de Christiania, s’occupe, d’une manière détail-
lée, de la reproduction et de la gestation des Balénoptères du
nord de l’Atlantique. Voici le résumé de ses observations ;
1 . La femelle pleine est, règle générale, d’une grosseur remai -
quable et plus grande que le mâle.
2. La longueur du jeune nouveau-né, qui, d’ordinaire chez les
(l) G. A. Guldberg. Zur Biologie der nordatlantischen Finimlarten. Zo.o-
LociscHE Jahrbücher (J. W. Spengel). léna, 1886, vol. II, fasc. 1, pp. 126-174.
3o8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Cétacés, varie entre ^ et i de celle de la mère, ne paraît pas des- ^
cendre au-dessous de mais n'atteint pourtant jamais -, chez ’
les Balénoptères. A cet égard, il y a une différence entre les S
Mystacocètes et les Gétodontes ; car, chez les Dauphins, le jeune "j
nouveau-né a fréquemment et même plus de la longueur de la ,
mère.
3. La gestation dure de lo à 12 mois pour les types suivants : ^
Mer/aptera boops, Fahv. , Balænojjfera rostrafa, Fabr., Balænop- [
fera bovealis, Less. et BaJænoptera musculus, Companyo.
4. Pour ces espèces, l’accouplement et la naissance des jeunes
a lieu en hiver.
5. Le jeune accompagne lanière pendant longtemps; vrai-
semblablement jusqu’à ce qu’il ait atteint la moitié de la taille de
celle-ci.
6. La duree de la gestation dépasse une année chez Balænop-
fera Sibbaldii, Gray; il n’y a pas d’époque fixe pour l’accouple-
rnent et la naissance des jeunes.
7. Les deux plus grandes espèces de Balénoptères (Balænop-
fera muscuJus et Balænoptem Sibbaldii) n’ont pas un jeune \
chaque année. *
Puisque nous sommes sur ce sujet, ajoutons, avant de finir, v
quelques renseignements sur la durée de la gestation chez
d’autres Mammifères :
>
650 jours. ^
63 semaines.
390 jours. A
18 mois. y
340 jours. ~
Tous ces animaux n’ont qu’un jeune à la fois, lequel est d’assez
grande taille. Chez les phocpies, la durée de la gestation varie de
9 à 1 2 mois ; pour le morse, elle est d’une année.
Distribution géographique des Zèbres et autres espèces
chevalines à robe rayée (1). — E. v. Baer a écrit quelque part :
“ Toutes les espèces chevalines de l’Afrique sont rayées et toutes
celles de l’Asie ne le sont point. „ Dans le travail que nous signa- '
Ions aux lecteurs de la Berne des questions scientifiq}ies,lA.\Q doc-
I
(1) B. Langkavel. Tigerpferde. Zoologische Jahbbücher (V. \V. Spengel).
léna. 1886, vol. II, fasc. i, pp. 117-126.
Eléphant (Elephas indiens)
Girafe (Camelopardalis giraffa)
Chameau
Rhinocéros
Cheval
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. SOQ
teur B. Langkavel s’occupe de la distribution géographique des
premières. Son mémoire est malheureusement peu susceptible
d’analyse, mais il renferme de riches documents, auxquels
nous renvoyons les amateurs, sur la question traitée.
Sur la nature cétoïde des Promammalia (i). — Selon le
professeur Paul Albrecht, qui appuie sa manière de voir de
38 arguments, si l’on admet la théorie de l’évolution, il faut con-
venir que les Cétacés se rapprochent le plus des premiers Mam-
mifères qui apparurent sur notre globe. Sans prétendre à une
parenté nécessaire entre les Cétacés et les Carnivores ])innipè-
des (Phoques, etc....), parenté que repousse d'ailleurs le profes-
seur VV. H. Flower, il nous semble que la thèse du savant natu-
raliste allemand est très discutable ; nous nous réservons de
l’examiner en détail ailleurs et à une autre occasion.
L’origine des Athecæ(2). — On sait que les tortues actuelles
se divisent en deux groupes :
1. Athecæ. Tortues exclusivement marines et chez lesquel-:
les la carapace est indépendante des côtes :
elles ne comprennent plus qu'un seul genre :
Sphargis.
2. Tliecophom. Tortues marines, fluviales, paludines et terres-
tres, chez lesquelles la carapace et les côtes for-
ment un bouclier continu. Elles renferment la
presque totalité des tortues qui vivent de nos
jours.
Jusqu'à présent, on admettait que les Athecæ constituaient, au
moins au point de vue de la carapace, le type le plus primitif et
que les Thecophoca en étaient dérivés. M. G. Baur, du Muséum
de Yale College, renverse ces rapports et croit que les Athecæ
proviennent des Thecophora^ par une sorte de délamination de
la couche superficielle de la carapace. Je ne pense pas (et j'espère
le démontrer sous peu dans le Bulletin du Musée rouai d'histoire
naturelle) que cette opinion soit fondée, malgré les observations
du savant naturaliste de New-Haven, d’ordinaire si clairvoyant.
(1) P. Albrecht. Ueber die celoide Natur der Promammalia. An.vtomischer.
Anzeiger (K. Bardeleben). léna, 1886, 1®*' décembre, pp. 338-348.
(2) G. Baur. Osteologische Notizen iiber Reptilien. Zoologisgher Anzeiger
J. V. Carus). Leipzig, 1886, 22 novembre, pp. 685-690.
3io
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Sans en dire plus, pour le moment, je ne vois pas comment, dans
sa théorie, il peut exister des parties molles entre la carapace et
les côtes de Sphargis..
Puisque nous parlons de M. Baur, nous saisirons cette cir-
constance pour le remercier notamment d’avoir reconnu que
nous avons, le premier, correctement déterminé le quadrato-
jugal de Hatteria. Nous ajouterons qu’il a parfaitement raison
de nous critiquer à l’égard de Vépiotique des Amphibiens,qui est
bien V opisthotigue ; nous avions été trompé par une figure du
Mauual of the comparative Anatomy of Verfebrated Animais,
ouvrage d'ailleurs excellent, du professeur Huxley.
Enfin, relativement au vomer dentifère de Hatteria, nous
signalerons, comme autre Reptile se trouvant dans le même cas,
Pseadopus. 11 faudra probablement y ajouter Champsosanrus ;
c’est un point que je compte éclaircir dans ma Deuxième note sur
le Simædosaurien d’ Erqnelinnes.
Développement de Branehiosaurus (i ). — L’étude du déve-
loppement des êtres vivants est, comme chacun sait, entourée
de nombreuses difficultés et, bien qu’on s’en occupe activement
depuis un certain nombre d’années, elle laisse encore actuelle-
ment une foule de questions à résoudre. Que dire, dès lors, de
celle des métamorphoses des êtres fossiles '.Malgré la délicatesse
du sujet, l’éminent paléontologiste et géologue allemand Prof.
D*' H. Credner, de Leipzig, vient d’aborder la reconstitution des
divers stades par lesquels passait, pour arriver à l’âge adulte, ce
curieux Amphibien stégocéphale du Rothliegende qui a nom
Branehiosaurus. Voici les résultats les plus importants de ce
travail.
Les plus petits squelettes de Branehiosaurus amblgstomus
susceptibles de conservation, grâce à un commencement d’ossi-
fication, mesurent environ 2 5““.
Les larves dont ils proviennent, autrefois nommées Branchio-
saurus graeiUs, respiraient par des branchies. Celles-ci étaient
supportées par 4 paires d’arcs branchiaux. Le segment dorsal,
cartilagineux, de ces derniers était, sur la face tournée vers l’arc
précédent, ou le suivant, garni de dents calcifiées qui ont été
^1) H. Credner. Die Stegocephalen aus dent Rothliegenden des Plauen'schen
Grundes hei Dresden. VI. Theil. Die Entwickelungs gescliichte po» Branchio-
saurus amblystomus, Credner. Zeitschrift d. deütsch. geol. gezells., 1886,
pp. 576-632, 4 planches et 13 figures dans le texte.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
3i I
préservées. Le segment dorsal du premier arc branchial est déjà
ossifié chez les larves et, par conséquent,conservé dans les sque-
lettes fossiles.
Dès que les individus de Branchiosaurus atteignent une lon-
gueur de 6o à 70 millimètres, ils perdent leurs arcs branchiaux
et respirent alors par des poumons au lieu de branchies, arri-
vant ainsi à l’état de maturité. Leur croissance continuant, d’ail-
leurs, ils finissent par mesurer une longueur de 100 à i3o milli-
mètres.
Le développement du Branchiosaurus amblijstomus repose
donc sur une métamorphose, qui vient le placer dans le voisi-
nage des Salamandres actuelles.
Cette métamorphose est accompagnée des modifications ci-
après dans le squelette ;
Le crâne court et arrondi antérieurement de la larve prend
ultérieurement une forme plus grêle et plus étirée. Cette trans-
formation se fait surtout dans la moitié antérieure du crâne, par
l’allongement des os nasaux. ,
Les dimensions des orbites diminuent avec l’âge,et ce rétrécis-
sement est dû au bord postérieur osseux de ces cavités qui
s’étend de plus en plus vers l’intérieur.
A l’anneau sclérotique, vient s’ajouter, chez l’adulte, une
mosaïque de petites écailles calcaires, remplissant l’espace com-
pris entre ledit anneau et le bord frontal de l’orbite.
Le trou pariétal, qui servait d’orbite à l’œil pariétal {v. supra)
est déjà bien exprimé chez la larve.
Les éléments de la ceinture scapulaire ne subissent, pour
ainsi dire, point de modification de forme lorsqu’on passe du
jeune à l’adulte. Le sternum, au contraire, prend un contour
plus net.
Le nombre des vertèbres présacrales passe de 20 à 26, et il y a
un raccourcissement relatif de la queue, ce qui s’explique par un
déplacement caudo-cranial du bassin.
Les membres deviennent plus massifs et le corps se recouvre
de l’armure écailleuse caractéristique.
Les osselets de l'ouïe et l'os carré des Mammifères(i).—
Parmi les Vertébrés, la mâchoire inférieure s’articule sur le crâne,
(1) G. Raur. Ueber das Quadratum der Sciugethiere. Gesells. f. Morpholo-
gie U. Physiologie zu München, 1886, pp. 45-57.
3 12 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
chez les Oiseaux, Reptiles, Batraciens et Poissons, à l’aide d’un
os intermédiaire très net, mobile ou non, l’os carré. Chez les
Mammifères, au contraire, cet os est loin d’être apparent et,
grâce à l’autorité de naturalistes illustres (Huxley, Gegen-
baur,etc.), il est d’usage de dire dans les manuels que, s’il existe,
il n’occupe pas, en tout cas, sa place normale; il serait relégué
parmi les osselets de l’ouïe (tantôt c’est le marteau, et tantôt
l’enclume).
Le professeur Paul Albrecht et moi-même nous sommes éle-
vés, pour des raisons bien différentes et qu’il serait trop long de
rapporter ici, contre cette interprétation. Qu’il suffise de dire
que le professeur Albrecht a trouvé, après Duvernoy, le vérita-
ble os carré des mammifères, occupant la même position que la
pièce homologue des autres Vertébrés, et cela simultanément
avec tous les osselets de l’ouïe; et que j’ai vu, après Peters, un
marteau bien caractérisé chez les Reptiles, et cela simultanément
avec un os carré normal.
M. G. Baur vient, aujourd’hui, sur de nouvelles données
embryologiques et paléontologiques, nous donner raison.
Longévité des Tortues (i). — M. J. Schreck signale un cas,
authentique, dit-il, d’une tortue, Testudo carolina, L., qui aurait
vécu soixante-deux ans, sans changement notable de taille pen-
dant un grand nombre d’années, et qui serait morte par accident.
Pourquoi ies œufs de certains Poissons flottent-ils (2)? —
Les œufs de certains poissons flottent parce qu'ils adhèrent à
des corps flottants (Baudroie); d’autres, parce qu’ils ont un
vitellus homogène moins dense que l’eau de mer (Morue) ;
d’autres, enfin, parce que, tout en ayant un vitellus plus dense
que l’eau, ils renferment, à leur intérieur, une goutte d'huile
plus ou moins volumineuse (Macropodus).
Les mamelles de l Éléphant (3). — Tandis que les Ongulés
(1) J. Schreck. Lo>igeviti/ of Tartles. American Naturalist, octobre 1886,
p. 897.
(2) J. Ryder. IVhg do certain Fish Oea float ? American Naturalist,
novembre 1886, p. 986.
(3) Spencer Trotter. The Mammary Gland of tlie Eléphant. American
Naturalist, novembre 1886, p. 9-27.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
3l3
ont les mâmelles sur l’abdomen, l’éléphant, comme l’homme,
les a sur la poitrine. M. Spencer Trotter se demande pourcpioi
une telle divergence chez des animaux d’aspect si semblable. Il
croit en trouver la raison dans ce fait c{ue, chez les Ongulés, la
ligne médiane de l’abdomen remonte en arrière, laissant ainsi
un grand espace au jeune pour téter commodément; chez l’Élé-
phant, au contraire, l’inverse a lieu et c’est la région pectorale
qui présente le plus de facilités.
Le Bœuf musqué. — Le Bœuf musqué (Ovibos mosc/iatus,
Gm.); qui est aujourd’hui relégué en Amérique, au nord du
5y® parallèle et qui remonte jusqu’à 82027’ lat. N., habitait, à
l’époque quaternaire, tout le nord de l’ancien monde et descen-
dait jusqu’aux Alpes et aux Pyrénées ; on l’a rencontré égale-
ment, dans les dépôts de cet âge, près du détroit de Behring,
dans la presqu'île d’Alaska. Ses re.stes sont associés, dans les
terrains, à ceux du Mammouth, du Renne, de l’Élan, etc.
Contrairement à ce qu’on serait tenté de croire, d’après son
nom, cet animal n’appartient pas à la famille des Bovidæ, mais
à celle des 'Ovidæ; on d’autres termes, comme de Blainville l’a
reconnu le premier, ce n’est pas une espèce de bœuf, mais une
sorte de mouton.
Le musée de Bruxelles vient d’exposer, dans ses galeries, de
beaux restes d'un individu recueilli dans une tranchée, à l'inté-
rieur de couches de l’âge du Mammouth, près de Tirlemont. La
présence de l’ Ow/àos n’avait pas encore été, croyons-nous, signa-
lée en Belgique, quoique sa distribution géographique à l’époque
quaternaire la rendît indubitable.
J’espère pouvoir bientôt entretenir plus au long les lecteurs de
la Revue des questions scientifiques de cet intéressant Mammifère,
sur lequel je prépare en ce moment un mémoire original, destiné
à la Société d’anthropologie de Bruxelles.
Les Carcharodons. — Les Carcharodons sont de grands
requins qui ne sont plus représentés de nos jours, que par une
seule espèce (C.Rondeleti). Mais, durant les temps géologiques,
ils offrirent une grande variété de formes. Les dépôts rupéliens
(oligocène_moyen) des environs de Boom et de Rupelmonde ont
fourni de beaux débris d’une espèce éteinte : C. hetevodon, Ag.
Le musée de Bruxelles a acquis, dans le courant de cette année,
la plus grande partie de deux magnifiques squelettes de ce type.
3 14 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
mesurant, Fun 8“6o, l’autre 7“. Ces ossements ont fait l’objet
d’un essai de restauration, pour lequel un jeune (7. i?owde^ei/,que
j’ai pu étudier auBritish Muséum, grâce à l’obligeance du D’' A. Gün-
ther et de M. G. A. Boulenger, a servi de base. Une portion des
mâchoires cartilagineuses calcifiées a été préservée. Les deux
spécimens sont actuellement visibles dans la Salle d’ Anvers de
l’établissement. De même que pour le Bœuf musqué, je compte
pouvoir revenir prochainement dans la Revue sur ces remar-
quables Sélaciens.
Les espèces de Maehærodus (i). — Tout le monde connaît
les redoutables Félins à dents en lame de sabre qui vécurent dans
l’ancien et le nouveau monde aux époques géologiques. Sans
parler des nombreux caractères qui en font le groupe le plus
spécialisé des Chats, dans le sens le plus large du mot, on sait
que, notamment, au lieu d’avoir les canines, supérieure et infé-
rieure, sensiblement de même volume, comme chez les types
actuels, les canines supérieures étaient, chez eux, infiniment
plus développées, descendant le long de la mâchoire inférieure,
dans un évidement spécial, et protégées par une apophyse
bizarre, partant de la région symphysienne de la mandibule; en
outre, au lieu d’être à section ronde ou ovale, elles étaient tran-
chantes et dentelées en arrière.
Dans le travail que nous signalons aujourd’hui, M. R. Lydek-
ker s’occupe des espèces d’un des geiu’es de Félins à dents en
lame de sabre : le genre Maehærodus.
Selon lui, les formes miocènes de Pikermi et d’Eppelsheim
seraient identiques et appartiendraient à M. aplumistus, Kaup,
= M. leoninus, Wagner. Elles seraient caractérisés par la pré-
sence de deux prémolaires dans la mandibule, et par ce fait que
les rameaux de cette dernière sont relativement assez allongés.
4/. du pliocène du Val d’Orno et du Forest-Bed, a
les rameaux de la mâchoire inférieure plus courts et ne montre
plus qu’une prémolaire dans la mandibule.
M. latidens, du quaternaire, est vraisemblablement identique
avec M. cultridens.
M. neogæus, de l’Amérique du Nord, n’a également qu’une
prémolaire, mais elle est plus forte que celle de M. cultridens.
(1) J. Backhouse. On a Mandihle of Maehærodus front the Forest-Bed ;
with an Appendix by R. Lydekker. Quart. Journ. Geol. Soc. London, 1886,
p. 130.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES, 3l5
M. megmithereon, enfin, est un type de petite taille dont les
incisives supérieures ne sont pas dentelées.
Un Cachalot fossile (i). — Le savant paléontologiste du
Geological Siirvey du Royaume-Uni, M. E. T. Newton, vient de
publier un travail sur quelques Cétacés fossiles de l’Angleterre,
notamment sur le Cachalot.
Aujourd’hui, ce dernier animal habite les mers tropicales et
les parties chaudes des régions tempérées, quoiqu’il ne soit pas
rare qu’on le rencontre sporadiquement plus au nord, ou plus au
sud. C’est ainsi que sa présence a été assez souvent signalée sur
les côtes d’Angleterre; un spécimen échoua, en particulier, sur
l’île de Skye, en 1871. Jusqu’à présent, les Cétacés fossiles phy-
sétéroïdes n’avaient pu être identifiés avec le véritable Cacha-
lot; il est donc intéressant de constater, avec certitude, que cette
forme existait déjà à l’époque pliocène.
Outre le Cachalot, M. E. T. Newton signale encore, dans le
Forest-Bed, une Balénoptère, une vraie Baleine, un Narwal et
deux espèces de Dauphins proprement dits.
Le susmaxillaire de l’Iguanodon (2). — Il semblerait
qu’après la découverte de Bernissart, toute lumière dût désor-
mais venir de Belgique sur les Iguanodons. L’éminent paléonto-
logiste anglais, M. J. W. Hulke, vient pourtant de faire connaître
une pièce d’autant plus intéressante de ces gigantesques Repti-
les, qu’elle provient de Cuckfield, la localité oii G. Mantell
recueillit les premiers restes qui lui servirent plus tard à établir
le genre Iguanodon. M. Hulke la rapporte à I.MantelU, Ow., tout
en admettant l’existence autonome de I. her ni ssar ternis, Blgr. Il
résulte de là que le type de Mantell serait bien, comme le bloc
de Maidstone, I. Mantelli, et que 7. bernissarfensis est, de son
côté, une forme nouvelle, autrefois confondue avec la première.
L. Dollo.
(1) E. T. Newton. A contribution to the History of the Norfolk Forest-Bed,
Quart. Journ. Geol. Soc. London, 1886, p. 316.
(î2) J. W. Hulke. On the MaxiUa of lyuanodon. Quart. Journ. Geol. Soc.
London, 1886, p. 435.
3i6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
CHIMIE MINÉRALE
Partage d’une base entre deux acides. — Lorsque dans
une solution deux acides se trouvent en présence d’une base
avec laquelle ils peuvent l’un et l’autre former des composés
solubles, ils se partagent ordinairement cette base. D’après
M. Berthelot, l’acide susceptible de dégager par sa neutralisa-
tion la plus grande quantité de chaleur devrait s’emparer de
toute la base ; mais en pratique les choses se passent différem-
ment, par suite des actions secondaires et dissociantes qui se
produisent au sein du liquide.
M. P. Sabatier (i) a examiné la façon dont se comportent en
présence des bases alcalines la première fonction de l’acide
chromique (celle qui donne des chromâtes acides ou bichro-
mates) et la seconde fonction de cet acide (celle qui se trouve
dans les bichromates et peut donner des chromâtes neutres),
se rencontrant dans une solution avec d’autres acides d’énergie
variable.
Il a reconnu què, si ces derniers sont des acides forts, ils
empêchent presque totalement la formation de chromate neutre,
mais non celle de bichromate : tel est le cas pour les acides sul-
furique (première et deuxième fonction, acide libre et sulfate
acide), chlorhydrique et phosphorique (première fonction, acide
phosphorique libre). Les acides moins forts, tels que l'acide
acétique, l’acide citrique (i'’®, 2^ et 3® fonctions), la 2® fonction de
l’acide phosphorique (phosphate monopotassique) et l’acide car-
bonique (U® fonction) n’empêchent que parliellement la forma-
tion de chromate neutre par le bichromate ; la 3® fonction de
l’acide phosphorique (phosphate bipotassique), la 2® fonction de
l’acide carbonique (carbonate monopotassique) et l’acide borique
ne l'empêchent presque pas.
On voit que les fonctions acides l’emportant nettement sur
celle du bichromate (2® fonction de l’acide chromique) sont
en effet celles qui lui sont aussi supérieures au point de vue
thermique :
(1) Communication à la Société chimique de Paris.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
3iy
COMBINAISON
DE CES ACIDES avec K2O
DÉSIGNATION DES FONCTIONS
ACIDES.
Produit obtenu.
Nombre de calories dé-
gagé, ces corps étant rame-
P® fonction de SO4
2KHSO4
nés à l'état solide.
30,9
Fonction unique de 4HC1
4KG1
28,3
P* fonction de 2H2 Cr04
K^Gr^Oj
27,3
2* fonction de 2H2 SO4
2K2SO4
24„
Fonction unique de 4G2 H4O2
4KG2Hi02
22!s
P® fonction de 2H2 COi
2KHGO;
18,8
2® fonction de 2H2 Cr04
2K2GrOt
11,9
2® fonction de 2H2 CO;
2K-=GO;
0,8
Solubilité des mélanges salins. — Lorsque deux sels ne
sont pas susceptibles de former un sel double, ni de cristalliser
ensemble, la solubilité de chacun d’eux est indépendante de la
proportion de l’autre qui peut y être mélangée. Tels est le cas
pour les mélanges de :
Azotate potassique et azotate plombique.
Chlorure barytique et chlorure ammonique.
Chlorure barytique et chlorure sodique.
Sulfate lithique et sulfate cuivrique.
Sulfate sodique et phosphate sodique.
Mais, lorsque les sels mélangés ont une tendance à s’unir en
certaines proportions pour donner des sels doubles, leur solubi-
lité respective dépend de la composition du mélange. Une solu-
tion saturée des deux sels étant additionnée d’une nouvelle
quantité de l’un de ces sels, les proportions des quantités dis-
soutes de chacun d’eux changent; le sel ajouté déplace de l’autre
sel une quantité variable, suivant les proportions relatives des
matières dissoutes. C’est ce qui a lieu notamment pour les
mélanges de :
Chlorure ammonique et chlorure cuivrique.
Azotate potassique et azotate ammonique.
Sulfate ammonique et sulfate cuivrique.
Sulfate ammonique et sulfate cadmique.
Sulfate magnésique et sulfate zincique.
Sulfate cuivrique et sulfate ferreux.
Sulfate .sodique et sulfate cadmique.
Sulfate sodique et sulfate zincique.
3l8 REVUE DES^ QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Ainsi, par exemple, la solution saturée à i8“5 d’alun ammo-
niacal renferme :
Sulfate ammonique . . . i ,42 p. c.
Sulfate d’alumine . . . 3,69 —
Si à 20 c. c. de cette solution on ajoute 6 gr. de sulfate d’alu-
mine cristallisé, le liquide renferme :
Sulfate ammonique . . . 0,45 p. c.
Sulfate d’alumine . . . 16,09 —
Si au contraire la solution d’alun est additionnée de 4 gr. de
sulfate ammonique pour 20 c. c., on obtient :
Sulfate ammonique . . . 20,81p. c.
Sulfate d’alumine . . . 0,2g — (i).
Lorsqu’à une solution saturée de sulfate cuivrique (conte-
nant 14,92 parties de ce sel à l’état anhydre pour 100 parties
d’eau à 0°), on ajoute du sulfate ammonique en quantité crois-
sant suivant une progression géométrique, la quantité de sulfate
de cuivre dissoute décroît suivant une progression géométrique ;
et la courbe de solubilité pourra être représentée par une équa-
tion de la forme :
ni log y = logA: — logx,
dans laquelle
y = la quantité de sulfate cuivrique dissous (exprimée en équi-
x= — — ammonique dissous [valents).
On trouve par l’expérience pour les valeurs des constantes :
ni = 0,438 en moyenne
log A’ = 1,295460 —
On remarque que le minimum de matières salines totales
dissoutes correspond à un nombre de molécules de sulfate
ammonique plus grand que celui des molécules de sulfate cui-
vrique; et que l’influence du sulfate ammonique en proportion
donnée sur la solubilité du sulfate cuivrique n-’est pas la même
que celle du sulfate cuivrique en proportion identique sur la solu-
bilité du sulfate ammonique (2).
(1) Communication de M. Rudorfàla Deutsche chemische Gesellschaft.
(!2) Mémoire de M. Engel à la Société chimique de Paris.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 819
Nouvelles méthodes de dosage volumétrique du sou-
fre. — Pour doser le soufre dans les sulfures, polysulfures,
sulfites, hyposulfites, dithionates, tétrathionates, etc., on traite
ces corps par un acide de façon à mettre en liberté l’hydrogène
sulfuré, l’acide sulfureux et le soufre ; l’acide sulfureux et le
soufre sont transformés en hydrogène sulfuré au moyen d’hy-
drogène naissant ; puis l’hydrogène sulfuré total est reçu dans
une solution titrée d’iode, des solutions de potasse caustique et
d’iodure potassique étant disposées à la suite de celle-ci pour
retenir l’iode qui pourrait être entraîné ; enfin les liquides
d’absorption sont réunis et l’on y dose l’iode resté en excès.
De la quantité d’iode disparu, on déduit celle de l’hydrogène
sulfuré formé et partant celle du soufre existant dans le com-
posé. L’acide sulfurique pouvant exister dans la substance ou
provenant de l’action de l’acide ajouté (par exemple, en cas de
polythionates) n’est pas réduit par l’hydrogène naissant ; on le
dose par le procédé ordinaire (i).
Un autre procédé de dosage volumétrique du soufre dans les
sulfures consiste à attaquer ceux-ci par de l’acide sulfurique
ou de l’acide chlorhydrique (on peut ajouter une petite quan-
tité de zinc pour faciliter l’attaque) ; recevoir l’hydrogène sulfuré
qui se dégage dans une quantité mesurée de solution titrée de
cuivre ammoniacal ; transformer en chlorure le cuivre non
précipité comme sulfure ; et titrer la solution de chlorure cui-
vrique au moyen du chlorure stanneux (2).
On peut encore doser volumétriquement le soufre dans un
sulfure en se basant sur la propriété qu’a le bioxyde d’hydrogène
de transformer l’hydrogène sulfuré en acide sulfurique. L’hydro-
gène sulfuré dégagé sous l’action d’un acide est reçu dans un
mélange de bioxyde d’hydrogène neutre et d’une quantité
déterminée de solution titrée de soude ; puis on vérifie la perte
de titre de cette solution (3).
Dosage acidimétrique de l'acide sulfureux. — Il est basé
sur ces faits que l’acide sulfureux est bibaslque en présence de
la phénolphtaléine, et monobasique en présence de la teinture
de cochenille ou de l’hélianthine : 1 c. c. d’alcali décinormal
représente o,oo32 gr. de SO^ avec la phénolphtaléine comme
indicateur, et 0,0064 gr. avec la cochenille ou l’hélianthine.
(1) D''après M. von Klobukow, Deutsche chem. Geseïlschaft.
(2) D’après M. Fr. Weil, Société chimique de Paris.
(3) D’après M. Eliasberg, Deutsche chem. Geseïlschaft.
320
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
On peut, d’après cela, doser l’acide sulfureux en présence
d'autres acides assez énergiques pour donner avec la cochenille
ou l’hélianthine la mesure de leur basicité absolue.
Les sulfites acides sont neutres à la cochenille et à l’hélian-
thine ; avec la phénolphtaléine ils sont acides et ils exigent,
pour donner la coloration rosée de l'indicateur, autant d’alcali
qu’ils en renferment déjà.
Les sulfites neutres peuvent être rei'^dus acides par addition
d’acide sulfureux ou d’acide chlorhydrique (i).
Emploi de l’orange n“ 3 comme indicateur dans l’alcali-
métrie. — On trouve aujourd'hui dans le commerce plu-
sieurs produits portant le nom d'Orange n° 3 : ils sont loin
d’être tous également propres à servir d'indicateurs.
Celui qui convient le mieux est Vomnçje n° 3 ancien^ dit
encoi'Q méthijJoranrfe : du diméthylaniline diazo phényl-
sulfite potassique. Sous l'action de la plus petite quantité d’acide
fort, il passe nettement du jaune au rose (pourvu toutefois qu’il
n’y ait pas de fer dans la solution, cas auquel le jaune vire à
l’orangé avant d’arriver au rose). Il est insensible à l'action des
acides carbonique et sulfhydrique ; il permet donc de doser les
acides forts, comme l’acide sulfurique, en présence de ces der-
niers.
Vorange n° 3 nouveau de la maison Poivrier ne peut servir
comme indicateur.
L'orange 3 de Stebhins (»i-nitrobenzol azo-|3-naphtol disul-
fite sodiquei ne semble pas non plus pouvoir convenir.
L'orange n° 3 de Wett et Miller ou la tropéoline 00 (diphényl-
amidoazo benzolsulfite potassique) vire du jaune au rouge
violacé sous l’action des acides, en passant d’abord par le jaune
foncé au moment de la neutralisation. La réaction est moins
nette et moins rapide qu’avec le méthylorange.
On distingue la tropéoline 00 à ce qu’une solution étendue de
celle-ci, traitée par le chlorure d’or, donne une coloration vio-
lette passant rapidement au vert et se maintenant pendant plu-
sieurs jours ; tandis que le méthylorange, sous l’action du chlo-
rure d’or, devient et reste rouge (2).
Dosage volumétrique du chrome. — Depuis longtemps on
(1) D’après M. Ch. Blarez, Société chimique de Paris.
(2) D’après M. Engel, Société chimique de Paris.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
321
dose le chrome par un procédé volumétrique basé sur la réduc-
tion de l'acide chromique par un sel ferreux en excès et le titrage
de l’excès de sel ferreux par le permanganate potassique.
6 FeO -}- 2 Gr O3 = 2 Fe., O3 + Gro O^j
6 Fe = 336 2 Gr = 104,96
(1,000) (0,3 1 3)
Le meilleur moyen d’amener à l’état de solution d'acide chro-
mique (exempte d’acide azoteux, de chlore libre et de tout autre
corps étranger pouvant oxyder les sels ferreux) le chrome ren-
fermé dans les minerais et dans les produits de fabrication est,
d’après M. Vignal, de traiter la solution azotique ou sulfurique
concentrée et bouillante de la substance par du permanganate
potassique jusqu’à formation d’un précipité brun persistant, et
de filtrer sur de l’amiante pour séparer le bioxyde de manga-
nèse précipité.
5 Giv, O.J 6 KMnO^ == 3 Ü 1 10 GrO., j 6 MnO,
10 Gr 524,8 948,78
(1,00) O181)
MnO -1 2 KMnü., = K, O f O [- 3 MnO ,.
On peut déjà, d’après la quantité de permanganate potassique
nécessaire pour produire un précipité de bioxyde, se rendre
compte approximativement de la quantité de chrome renfermée
dans la solution. Il faut, dans cette évaluation, tenir compte de
la nécessité d’employer un léger excès de permanganate
(soit ^ environ) pour obtenir un précipité bien apparent et
persistant.
On prend alors une quantité déterminée de la solution sufli-
samment diluée, et on y ajoute un excès de solution titrée de
sel ferreux. L’acide azotique étendu que peut contenir le liquide
est sans action sur ce sel.
Pour le dosage de l’excès de sel ferreux dans la solution verte
d’oxyde chromique, on ajoute le permanganate titré jusqu'à
production d'une teinte vert sale.
Les aciers chromés et les laitiers de haut fourneau au ferro-
chrome, attaquables directement par l’acide azotic{ue à 22"^,
comme aussi le ferro-chrome et les fontes au chrome solubles
dans l’acide sulfurique étendu de trois fois son volume d’eau,
peuvent donc être analysés facilement par ce procédé.
Pour les minerais de chrome, il est souvent nécessaire de les
XXI
21
322
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
désagréger avec une partie de carbonate sodique et une partie
de nitrate potassique dans un creuset de platine. La masse
fondue, reprise par l’eau, abandonne à celle-ci le chrome à
l’état d’acide chromique, qu’on peut doser directement par le
sel ferreux (i ).
Production de taches noires sur la patine des monu-
ments en bronze. — L’action de l’eau et de l’acide carbonique
renfermés dans l’air forme sur le bronze des monuments une
couche verte d’hydrocarbonate cuivrique qu’on nomme patine.
Cette couche retient les poussières, surtout dans les parties
plus ou moins rugueuses ; et ces poussières à leur tour, consti-
tuées de matières minérales et organiques diverses, réagissent
chimiquement sur le carbonate et l'hydroxyde cuivriques de la
patine. Elles agissent notamment par l’ammoniaque et aussi
par les corps réducteurs provenant de la décomposition des
matières d’origine organique. M. C. Hassack a en effet étudié
l’action de ces divers agents sur le carbonate de cuivre basique ;
et il a reconnu que sous l’action des alcalis, et surtout sous celle
des réducteurs, te carbonate perd presque tout son acide car-
bonique et passe du vert au brun noir. Bref les taches de cou-
leur foncée altérant le vert de la patine sont formées d’un
mélange d’oxyde cuivrique, cuivre métallique, sels aminoniques,
silice, etc. On peut les enlever par le lavage avec une solution
de cyanure potassique, lequel dissout les composés noirs du
cuivre sans attaquer le bronze (2).
J. B. Axdré.
SCIENCES INDUSTRIELLES
jËvaporation des dissolutions salines par l’application
des forces mécaniques. — La réduction de i kilogr. d’eau en
(1) Bulletin de la Société chimique de Paris.
(2) DinglePs polytechnisehes Journal.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 323
vapeur exige, comme on sait, d’abord loo calories pour élever
sa température à ioo°, puis 53y calories pour déterminer sa
vaporisation. Ces ôSy calories sont entièrement perdues si la
vapeur est abandonnée librement à l’atmosphère ; on peut au
contraire les récupérer presque totalement et les apjdiquer à
la vaporisation d’un second kilogramme d’eau, en suivant le
procédé imagiiKÎ par M. Piccard.
Ce procédé est appliqué déjà en maints endroits à l’évapora-
tion de la saumure (eau salée), notamment à Bex (Vaud), à
Ebensee (Salzkammergut), à Schoenebeck (Prusse), à Maixe
(Meurthe-et-Moselle) et à Salies-du-Salat (Basses-Pyrénées).
L’économie réalisée sur les anciens procédés y est, paraît-il, de
plus de 90 p. c.
La vapeur émise par la solution saline est aspirée dans le
cylindre d’une pompe, puis comprimée dans ce cylindre jusqu’à
2 atmosphères par le mouvement rétrograde du piston ; sa tem-
pérature s’élève, par suite de cette compression, à 126“ environ.
Elle est ensuite refoulée par le piston dans un serpentin immergé
dans la saumure. Celle-ci, n’ayant qu’une température de ioo°,
agit sur la vapeur du serpentin à la façon d'un réfrigérant ; cette
vapeur revient elle-même à la température de 100° et, en se
condensant, communique à travers le métal du serpentin au
bain d’évaporation toute sa chaleur latente, ainsi que l’excédent
de 26 calories résultant de la compression dans la pompe, soit
563 calories. Finalement l’eau provenant de la condensation
de la vapeur est amenée dans un second serpentin au con-
tact de la saumure froide; elle transmet à celle-ci les 100 calories
qu’elle retenait encore. Bref la saumure récupère ainsi, théori-
quement, les 637 calories par kilogramme entraînées avec la
vapeur, et elle acquiert en plus les 26 calories produites par la
compression. Dans la pratique, il se perd une quantité de chaleur
équivalant à peu près à ces 26 calories ; mais toujours est-il
qu’après réchauffement initial du bain d’évaporation la seule
dépense à faire est celle de la force motrice nécessaire à la
manœuvre de la pompe : le faible dégagement de chaleur cor-
respondant au fonctionnement de cette pompe suffit à provo-
quer à peu près indéfiniment la récupération du calorique exigé
pour la suite de l'opération (i).
Four électrique à aluminium. — M. Gowless est parvenu
(1) Bulletin de la Société d’encouragement.
324 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
à réduire l’oxyde aluminique en aluminium métallique, sous
l’action du charbon et avec l’aide de la chaleur de l’arc voltaï-
que, dans des fours spéciaux.
La “ Cowless electric smelting and aluminium Company „ à
Gleveland (Ohio^, possède un grand nombre de ces fours, des-
servis par plusieurs machines dynamo.
Les premiers fours établis par M. Cowless ont des parois
réfractaires de oi^.ac d’épaisseur. Leur section est rectangulaire:
longueur i"’,5o, largeur o"’,3o, profondeur o"',3o. Au-dessus est
placé un couvercle en fonte, muni de deux ouvertures de 7 cen-
timètres de diamètre pour l’échappement des gaz. Aux deux
extrémités du four sont ménagées des ouvertures laissant pas-
sage à des charbons de 7 centimètres de diamètre et o'",75 de
longueur, lesquels sont reliés par des armatures en cuivre au
circuit électrique.
Avant de charger le four, on le garnit avec de la chaux ou
plutôt avec un mélange de chaux et de poudre de charbon, pour
empêcher sa destruction rapide sous l’action de la chaleur. On
étend d’abord une couche de ce mélange sur la sole du four
jusqu'à la hauteur des charbons ; puis, ceux-ci étant rapprochés
de façon à ce que leurs extrémités ne soient plus distantes que
de quelques centimètres, on place au-dessus un cadre rectan-
gulaire en fer, laissant entre son pourtour et la paroi du four un
espace de 6 centimètres environ : cet espace est également
rempli du mélange de charbon et de chaux.
Dans la partie libre du milieu, qui présente environ o™,9o de
longueur, sur o'",2o de largeur et o™,i5 de profondeur, et où se
trouvent les extrémités des électrodes de charbon, on introduit
alors la charge. Si l’on veut produire du bronze d’aluminium,
cette charge est composée de :
Cuivre granulé . . . . 7 à 8 kilos.
Corindon brisé 5 à 6 —
Charbon grossièrement concassé . Quelques kilos.
On enlève ensuite le cadre en fer, on répand sur toute la
masse une couche de charbon brut, on met le couvercle, on lute
avec de l'argile et on introduit le courant.
On a construit récemment à l'usine de Cleveland des fours de
dimensions plus grandes, où l’on charge jusqu’au delà de 5o
kilos.
Les machines dynamo sont aussi de puissance diverse. La
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
325
plus petite peut produire un courant d'environ 1 600 ampères,
avec une force électroniotrice de 45 volts. La plus grande peut
fournir un courant de 3200 ampères et 80 volts : c’est la plus
forte machine que l’on ait construite jusqu’ici; elle sort des ate-
liers de la compagnie Brush.
Voici quelle est la marche de l’opération avec les petits fours
et les petites machines.
Au début, l’intensité du courant est ramenée, au moyen d’une
boîte de résistance, à 1000 ampères environ. Bientôt il se pro-
duit dans le four un sifflement et un bruit aigu ; par l’orifice du
couvercle s’échappe une longue flamme vert-jaune, puis passent
des vapeurs légères, ensuite apparaît une flamme jaune-blanc.
On laisse alors l’intensité du courant s’élever jusque vers 1400
ampères. Puis on retire peu à peu les électrodes, do façon à
réduire progressivement toute la charge : au bout d’une heure
environ la réduction est complète.
Dans les fours de grandes dimensions, l’opération dure tà peu
près 5 heures.
La réduction terminée, on interrompt l’arrivée du courant, on
laisse refroidir pendant une heure au moins, puis on ôte le cou-
vercle, on verse de l’eau dans le four pour achever de refroidir,
et on retire la masse fondue de bronze blanc. On recueille aussi,
autour de cette masse, une quantité considérable de carbure
d'aluminium ou plutôt d’un mélange de carbone et d’aluminium
fondu.
Le bronze blanc renferme i5 à 35 p. c. (soit en moyenne 20 à
22 p. c.,) d’aluminium, avec une petite quantité de silicium. On
le refond dans un creuset de graphite par le procédé ordinaire et
on le coule en lingots de 25 à 3o kilos. Ces lingots sont ensuite
analysés soigneusement, puis refondus avec la proportion de
cuivre nécessaire pour obtenir un alliage à 10 p. c. d’aluminium.
Les lingols de bronze à 10 p. c. sont soumis à une épreuve à la
traction : leur ténacité doit être de 70 kilos par millimètre carré.
Le carbure d’aluminium renferme 3o à 60 p. c. d’aluminium
métallique. On en élimine le carbone avec la plus grande facilité.
La production de l’usine de la compagnie Cowless, lorsque
il y avait 8 petits fours seulement, était par 24 heures de 45 kilos
d’aluminium, à savoir : 1 5o kilos de bronze à 10 p. c. et 3o kilos
d’aluminium métallique en sous-produits. La consommation de
force motrice par kilo d’aluminium et par heure était de 60 che-
vaux-vapeur environ. Depuis la construction des nouveaux fours,
cette dépense a été réduite à 3o ou 40 chevaux par kilogr. d’alu-
326
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
minium et par heure. La consommation ne devrait être, d’après
la tliéorie, que de 9 chevaux.
Ce procédé semble appelé à un grand avenir. Le prix du
bronze aluminium, qui est aujourd’hui de 5 fr. le kilo, pourra,
selon les prévisioils, être abaissé à i fr. 5o environ. Dans ces
conditions, il est très probable que les usages du bronze alumi-
nium s’étendront beaucoup, notamment à la fabrication des
canons et des armes à feu de tout calibre, des cartouches, des
plaques de blindage, des pièces de machines, des tubes sans
soudure, des rivets, des boulons, etc., etc.
L’aluminium métallique ne vaudra bientôi, plus que 4,5o à 5
francs le kilo et pourra dès lors, comme tel ou sous forme d’al-
liages divers, recevoir maintes applications utiles (i).
Pipette à densité de M. Amat. — Cet appareil est d’un usage
très commode j)our la détermination de la densité des liquides.
Son emploi conduit plus rapidement au but que la méthode du
flacon; et la pipette à densité a sur les aréomètres l’avantage de
n’exiger qu’une petite quantité de liquide, de ne présenter
aucune difficulté pour le tracé et la vérification de la graduation,
et enfin de permettre l’exécution facile des corrections relatives
à la capillarité.
C’est une pipette graduée ordinaire, avec un manomètre en
forme de U soudé latéralement à la partie supérieure. Lors-
qu’on aspire avec la pipette le liquide dont il faut déterminer la
densité, le liquide du manomètre s’élève en même temps dans
la branche voisine de la pipette, et les deux colonnes liquides
se font équilibre.
Si l’on représente par
d la densité cherchée,
d' la densité du liquide manométrique,
a la hauteur de liquide soulevé dans la pipette,
a' la différence de niveau dans les deux branches du
manomètre, on aura;
Si le liquide manométrique est de l’eau, d' peut être consi-
déré comme égal à i , et
a d'
a' d
d’où d = d'
a
a
d
a
a
(1) Journal of ihe Franklin Institute.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
327
De la hauteur a, il convient de déduire la partie c qui reste
suspendue par la capillarité et qu’on mesure après avoir laissé
s’écouler le liquide ; donc
a — c
Pyrométrie. — Le procédé pyroinétrique qui est à la fois
le plus simple et le plus fidèle, au moins pour ce qui concerne
les températures élevées, consiste dans l’emploi de montres fusi-
bles dont on connaît le point de fusion.
On peut faire usage, pour des températures comprises entre
g6o“ et 1075°, des alliages d’or et d’argent ; et, pour des tempé-
ratures plus élevées, des alliages d’or et de platine. Mais ces
montres sont coûteuses et assez difficiles à préparer ; et les
renseignements qu’elles donnent à partir de 1160° manquent
d’exactitude.
Il est préférable d’employer des matières terreuses frittées.
Ainsi l’on obtient une montre fondant à 625° en mélangeant
ensemble :
Pegmatite
5i partie.'
Sable
14 —
Craie
20 —
Borax fondu .
i5 —
100 —
M. Seger a établi pour les températures de 1 1 5o à 1700 degrés
une série de 20 montres dont voici quelques termes :
COMPOSITION
N“
d’ordbe.
Feldspath
Marbre
Quartz
Oxyde de fer
Kaolin
TEMPÉRATURE
DE FUSION.
1
83,55
3.5.,
06.,
16.,
ll.X»
5
83,55
35.,
84.,
25.,
1260“
9
83, ,55
35.,
180.,
77.,
1381“
13
83,55
35.,
348.,
g
168,35
1497“
17
83,55
35. „
612.,
310.,,
1613“
20
83, .55
35.,
900.,
n
460.,
1700“ (2)-
Emploi du chlorure de chaux dans le blanchiment des fi-
bres textiles. — L’addition d’acide sulfurique, chlorhydrique ou
(l) Bulletin delà Société chimique de Paris.
Î2) Ibid.
328
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
oxalique au chlorure de chaux met en liberté du chlore libre,
qui agit trop fortement sur la fibre et dont les émanations sont
malsaines.
L’acide carbonique met en liberté de l'acide hypochloreux, au
heu de chlore. Mais l’inconvénient de l’emploi de l’acide carbo-
nique réside dans son état gazeux et dans la formation de carbo-
nate calcique insoluble.
M. Lunge propose de traiter le chlorure de chaux par une
petite quantité d’acide acétique ; il se dégage ainsi de l’acide
liypochloreux, lequel se décompose en acide chlorhydrique et
oxygène. L’oxygène agit sur la fibre ; l'acide chlorhydrique réagit
sur l'acétate calcique pour régénérer l'acide acétique (i).
Emploi de l orpin pour l’épilage des peaux. — Le bisulfure
d’arsenic, mélangéd’une petite quantité detrisulfure, est employé
sous le nom à'orpin pour l'épilage des peaux dans la tannerie,
en l’additionnant à de la bouillie ou à du lait de chaux. Il se
forme du sulfosel calcique soluble, lequel réagit sur le tissu de
façon à permettre aux poils de se détacher.
Les impuretés que peut renfermer l'orpin commercial sont
principalement de l’acide arsénieux, du sulfure et du sulfo-
arséniate calcique, du sulfure ferreux, du sulfure mercurique
(orpin de provenance espagnole), de l’argile et du quartz.
Les taches noires qui se forment quelquefois sur les peaux au
contact de l'orpin sont dues à la présence, sur ces peaux, de ma-
tières ferrugineuses provenant du contact avec des objets rouil-
les ou de l'addition de substances plus ou moins ferrugineuses
(sel, alun, etc.) faite en vue de leur conservation. Ces matières
ferrugineuses réagissent sur le sulfosel calcique et forment du
sulfure ferreux noir (2).
Cochenille et carmin de cochenille. — Les meilleures qualités
de cochenille contiennent 14 p. c. de matière colorante brute ou
O à 10 p. c. de principe colorant pur. Pour doser dans la coche-
nille la matière colorante, on l’épuise par l’eau bouillante ; la
solution est précipitée par l’acétate plomhique,et le précipité est
filtré, lavé, séché et pesé. Dans ce précipité, on dose ensuite le
(1) Berichte dev deufsche chemische Gesellscliaft.
(2) Bulletin de la Société chimique de Paris.
REVUE DES RECUEILS DÉRIODIQUES. 32g
plomb, et l'on déduit du poids total le poids du composé plom-
bique : on obtient ainsi par différence le poids de la matière
colorante.
Voici la moyenne des résultats de l’analyse d’un grand nombre
de carmins de cochenille :
Perte d’eau par dessiccation à ioo° .
I 7 p. c.
Matière protéique , . . .
20 —
Cendres
7
Matière colorante . . . .
56 --
Cires
Traces - '
Total.
100
Les cendres ont la composition suivante :
Oxyde stannique ....
0,67
Alumine ......
43,00
Chaux .
• 44.85
Magnésie
1,02
Oxyde sodique
3,23
— potassique ....
3,56
Anhydride phosphoricpie .
. 3,20
99,62
Le carmin de cochenille est donc un composé alumino-calcique
de la matière colorante et de protéine. Sa nature est acide. Il
se dissout entièrement dans l’ammoniaque (u.
J. B. Axdhé.
ETPlNOCdtAPHlE ET LINGUISTIQUE
La langue bretonne. — M. P. Sébillot nous fournit sur l’aire
géographique actuelle de l’ancien idiome des Celtes les détails
intéressants qui suivent (2).
(1) D’après une communication de M. C. Liebermann à la Deutsche che-
mische Gesellschaft.
{‘1) Revue d’ Eth)Wfiraphie,i. V, n“ 1, pp. 1-30.
33o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
La langue liretonne s’étend, depuis la baie de Saint-Brieuc
jusqu’à l’embouchure de la Vblaine, le long d’une ligne idéale
qui coupe transversalement la province de Bretagne, les dépar-
tements actuels des Côtes-du-Nord, du Morbihan et du Finistère.
Le nombre des Bretons bretoimants s’y répartit de la manière
que voici. Pour le premier de ces départements, on en compte
285 800 sur 627 600 habitants. Le Morbihan est encore mieux par-
tagé : sur 52 1 600 habitants, 362800 ont le breton comme langue
maternelle. Mais c’est le Finistère qui garde le plus précieusement
l’ancien idiome : il ne s’y trouve aucune commune où l’on se
serve exclusivement de la langue française. Aussi le chiffre des
celtisants s’élève jusqu’à 622000.
n y a, dans diverses régions de la France, un nombre assez
considérable de colonies bretonnes : Saint-Brieuc en a une
forte de 2000 habitants. Rennes et Pontpéan, dans l’Ille-et-
Vilaine, comptent 2600 Bretons; 1 1 000 Bretons ont émigré dans
la Loire-Inférieure, à Nantes et à Saint-Nazaire. Enfin, dans
Maine-et-Loire, Angers et Trélazé possèdent 8400 Bretons, et,
si nous ajoutons à ces chiffres les-38oo Bretons du Havre et les
7000 de Paris et de Saint-Denis, nous arrivons, pour le nombre
total des Bretons qui ont quitté le sol de la patrie, au chiffre
rond de 34000.
A ces renseignements sur les Bretons de France, M. Sébillot a
joint quelques remarques non moins intéressantes sur les Celtes
d’Europe et d’Amérique. Il reste dans la Grande-Bretagne et
en Irlande, à peu près 417 400 habitants qui ne comprennent
que le celtique ; i 528 200 comprennent le celtique et l’anglais.
Aux États-Unis, il existe 3oo 000 Gallois. En Patagonie, sur le
Rio Chubut, s’est établie une colonie galloise qui se sert encore
du celtique, et nous avons le témoignage de M. Thiessé, député
de la Seine-Inférieure, pour évaluer leur nombre à i5 000. Dans
la Nouvelle-Éco.sse et à file du Prince-Édouard, des villages
entiers parlent encore le gaélique, et des prêtres écossais y
accomplissent en cette langue tout le ministère religieux.
Toutefois le nombre de ces Celtes ne dépa.sse pas 3ooo.
Pour résumer cette statistique, nous citerons le résultat final
des recherches de M. Sébillot : à l’heure présente, dans le monde
entier, quatre millions d’hommes peuvent encore se servir de
l’ancienne langue des Celtes, un million ne se sert que de cet
idiome, et deux millions comprennent en outre une autre langue.
Les Nègres du haut Congo et du Tanganyka occi-
dental. — Nos explorateurs belges dans l’Afrique centrale n’ont
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
33i
pas seulement jeté les fondements d’une œuvre de colonisation,
ils ont aussi travaillé pour la science etlmograi)hique, comme
le montrent deux récentes communications du D*' Houzé (i).
Le lieutenant Van Gele a fourni d’utiles contributions pour
l’ethnographie des Baroiinihé du haut Congo, et le capitaine
Storms a précisé les caractères ethniques des tribus occidentales
du Tanganyka (2).
L’examen craniométrique des Baroumbé, du moins pour les
deux sujets étudiés par M. Houzé, les rattache à la race brachy-
céphale différente des Nigritiens proprement dits. La couleur de
la peau confinne cette manière de voir : les Baroumbé n’ont pas
le teint noir de jais des Sénégalais et des Guinéens, leur peau
est couleur chocolat.
B semblerait que chez les Baroumbé il y a une diminution
réelle de la sensibilité périphérique. Aussi praticjuent-ils sans se
plaindre toutes sortes de mutilations: perforation de la cloison
nasale et de la lèvre, circoncision, tatouage. Le régime alimen-
taire consiste presque tout entier en végétaux et en poissons,
le costume est des plus simples, bien que le goiit pour la
parure soit très prononcé.
Signalons encore la polygamie, le culte des morts qui con-
stitue à peu près tout l’ensemble des idées religieuses. Le
commerce est nul et ne se fait que j^ar échange.
Pour les mœurs et les usages, il y a d’assez grandes ressem-
blances entre les Baroumbé du haut Congo et les tribus du
Tanganyka. S’il y a des divergences craniologiques,M. Houzé est
cependant d’avis que, comme les Baroumbé, les riverains du
Tanganyka sont les descendants, altérés sans doute, des
Akkas.
Cette double étude fournit à M. Ilouzé l'occasion de formuler
les conclusions générales que voici sur l’état présent de l’ethno-
logie africaine.
Sans parler des Méditerranéens,!! y a en Afrique trois grandes
races : une race rouge, de taille élevée, sous-dolichocéphale,
au nez droit et aux cheveux noirs non laineux. C’est à elle
qu’appartiennent les Égyptiens et les Cafres. Ces derniers cepen-
dant ont perdu la couleur de la peau et modifié la chevelure
(1) A la Société d'anthropologie de Bruxelles, séance du 29 juin 1885 et du
3 mai 1886.
(2) Rappelons que ces officiers avaient été précédés dans la voie par le
Dutrieux qui a étudié les Oimyamonésis de Zanzibar. Bull. Soc. belge
de Géogr.,\^S^, n° 1.
332 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
qui ont pris un caractère nigritien à cause de l’influence numé-
rique de l’élément conquis.
Une seconde race est celle des Akkas brachycéphales, de
petite taille, les pygmées d’Hérodote, qui ont aujourd’hui pres-
que disparu, mais qui ont marqué leur empreinte sur la plupart
des tribus de la zone équatoriale dont ils ont abaissé la taille
et fait monter l'indice céphalique.
Les Bushman constituent une race jaunâtre également de
petite taille. Nous en avons parlé dans un précédent bulletin (i).
Enfin il y a la race noire proprement dite, les Nigritiens doli-
chocéphales, aux traits grossiers, aux cheveux laineux.
Il est rare toutefois, conclut M. Houzé, de rencontrer encore
des types purs, tous les caractères sont mélangés, intriqués, et
il faudra que l'on possède des séries nouvelles et nombreuses
avant d’arriver à lever le voile qui couvre encore le continent
mystérieux.
Les Bangallas. — Dans une conférence faite le mai 1886
à la Société de géographie commerciale de Paris, M. Westmark
donne les détails suivants sur ces cannibales du haut Congo (2).
Les Bangallas, on Mangallas dans la langue indigène, occu-
pent sur les rives du Congo les territoires d’Iboko,de Boukounzi,
de Boukouinbi, de N’Pombo Bongate, de Roulanza, de Loubou-
lon et de Hokomila. Piobustes et bien constitués, les Mangallas
ont les traits du visage très réguliers, le regard vif et la physio-
nomie intelligente. Ils se divisent en quatre castes : les chefs
ou Monangas, les Moukounzis ou notables, les hommes libres,
N’Sommis, et les esclaves, Mombos.
La polygamie se pratique chez les Mangallas, comme chez la
plupart des tribus congolaises. La condition de la femme est très
misérable; la famille est l’objet d’un trafic, les fils devenant des
guerriers au service du chef et les filles étant vendues comme
épouses.
C’est à l’occasion des funérailles que s’immolent et se mangent
des victimes humaines. Quand un riche Mangalla meurt, on croit
indispensable de le faire accompagner de quelques-unes de ses
femmes et de ses esclaves, pour le servir. Une vingtaine de
malheureux sont destinés au sacrifice ; on leur tranche la tête,
(1) Rev. des quest. scient., juillet 1886, p. 300.
(2) La Gazette géographique et V Exploration, n“ du 20 mai 1886, pp. .384-
387.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
333
une moitié du corps est enterrée avec le maître, l’autre moitié
est servie clans les repas solennels des funérailles. Heureuse-
ment^l’influence des blancs tend à faire disparaître cette coutume
barbare.
Les dialectes turcs (i). — Les idiomes turcs appartiennent
à la famille ouralo-altaîque, à cette grande famille linguisticiue
c]ui comprend en outre les langues finnoises, samoyèdes, mand-
choues et mogoles. On peut distinguer en cinc^ rameaux princi-
paux les dilférents dialectes turcs : le Uirc proprement dit, le turc
no()al,\'iiignr,\e hirghize et le yal'oute.'M?às^ comme nous le
dirons, chacune de ces divisions doit en subir d’autres cjui portent
à cjuatorze le nombre total des dialectes turcs.
Des différences assez considérables les séparent. Dans la pro-
nonciation des voyelles et des consonnes, la plionéticiue accuse
des variétés si caractéristiciues c|uepasunedes lettres de l’alpha-
bet ne garde le même son dans deux des ciuatorze dialectes.
Toutefois on constate une plus grande fixité dans le vocabulaire
et dans la syntaxe.
Les langues turques sont répandues dans les immenses régions
de l’Asie septentrionale et centrale qui s’étendent depuis Con-
stantinople jusqu’aux rives de la Léna et depuis l’embouchure du
Yenisséi jusqu’aux sources de l’Indus, c’est-à-dire entre 3o" et
I So" de longitude et jusqu’à 40^ de latitude. Plus de vingt-deux
millions d'hommes parlent le turc sous ses diverses formes.
On distingue dans le turc proprement dit trois dialectes :
Vosmanli, le tchouvache et Vadjerbljani. L’osmanli se parle chez
les Turcs de l’empire ottoman et de l’Asie Mineure. C’est chez
les Turcs de la Russie (districts de Nijni Novgorod, Kazan,
Simbirsk, Viatka et Orenbourg) que le tchouvache est en usage.
Le district d’Adjerbaijan,au delà du Caucase dans la Perse occi-
dentale, a modifié l’osmanli au point d’en faire un dialecte spé-
cial. Ces trois dialectes sont, à eux seuls, parlés par plus de
quatorze millions d’hommes.
Le nogaï se divise en quatre dialectes, le noyai, le kninul-, le
bashkir et le patois de Kazan à l’usage des huit cent mille Turcs
répandus en Bessarabie, en Crimée, dans le Daghestan et les
gouvernements d’Astrakhan et d’Ufa.
(1) Nous résumons en quelques lignes un intéressant mémoire de M. Mor-
rison publié clans Jourxai. of the R. Asiatic Society of G. B. and I., t.XVIII,
avril 1886, jip. 177-193.
334 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Il est à remarquer que les Bashkirs,pour se servir d’un idiome
turc, n’en sont pas moins de race mogole,du moins d’après l’opi-
nion la plus répandue des ethnologistes.Le dialecte de Kazan est
fortement pénétré de finnois, d’arabe et de persan.
Au troisième rameau des langues turques, Vnigur, se ratta-
chent les dialectes en usage chez quatre millions d’habitants du
Turkestan. Ce sont : le i/arkandi, parlé à Yarkand et dans la
Tartarie chinoise, le iranscaspien des districts de Tekké et du
Zerafschan, le dialecte de Khiva et le farnachi des habitants du
Kouldja. Plusieurs philologues, M. Vambéry par exemple, consi-
dèrent le yarkandi comme présentant les formes les plus pures
et les plus archaïques du turc : de fait, c’est après l’osmanli
celui de tous les dialectes turcs qui a atteint la plus haute cul-
ture littéraire. Dès le v® siècle, les Chinois s’en servaient comme
langue écrite et, au viii® siècle, des missionnaires chrétiens venus
de Syrie composèrent un alphabet du yarkandi. Le même carac-
tère d’antiquité se constate dans le taranchi et dans le dialecte
de Khiva.
Les deux millions de Kirghizes nomades répandus depuis le
Volga et le Caucase jusqu'aux Tian Chan parlent un idiome turc
qui n’offre, malgré son extension sur un si grand espace, aucune
divergence dialectale.
Pi.estent enfin les dialectes turcs du nord-est de l’empire russe :
ïalfa^pie et le i/akoufe. L’altaïque est en usage chez les tribus
des Koibals et des Karagas. Quant au yakoufe c[ue parlent les
riverains de la Léna, c’est assurément la langue la plus intéres-
sante pour les philologues, car elle a gardé pures de toute
influence étrangère ses formes primitives.
Les indigènes de Bornéo. — M. Pryer, ingénieur civil
dans la colonie anglaise du nord de Bornéo, nous donne les ren-
seignements suivants sur les populations de cette île.
La race principale est celle des Dousoiins,(\\xe l’on croit être les
descendants d’ancêtres aborigènes croisés avec des Chinois. Ils
sont surtout établis sur la côte occidentale; tandis que, sur le litto-
ral de l’est, le type originaire tend à disparaître devant une popu-
lation d’origine cosmopolite.
Les Dousonns sont voisins des Dyciks ou proprement
dits : autrefois ennemies, ces deux tribus vivent aujourd’hui en
bonne intelligence. Les Bajors sont une troisième race du litto-
ral et, avec les Soojoos, ils se livrent à la pêche.
A l'intérieur, on signale comme la principale tribu vraiment
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
335
indigène celle des Booloodoopus. Le type de ces insulaires est
fort curieux, il reproduit d’une façon étrange les trails de phy-
sionomie de la race canadienne et en tout cas ils n’ont rien du
type niogol.
La conclusion capitale qui se dégage de l'étude de M. Pryer,
c’est que le type chinois prédomine à Bornéo, même pai'ini les
Dyalis. Toutefois, les Chinois ne sont pas venus par groupes au
nord de BornéO; mais le sang chinois a pu s’infiltrer lentement et
sans interruption, depuis tant de siècles que dure le commerce
des Chinois dans file, et cela sans que les insulaires aient adopté
en même temps la langue et les usages de la Chine.
Le sanscrit mixte et le sanscrit classique (i ). — Les
travaux vigoureusement poussés en ces dernières années sur
l’épigraphie indienne ont constaté l’existence dans l’Inde d’une
langue des monuments assez différente pour que de graves auto-
rités aient proposé naguère de lui faire, dans l’histoire littéraire
de l’Inde, une place à part sous le nom de'su/i.sovY mixte.
Le sanscrit mixte des inscriptions consiste dans un mélange
capricieux et inégal de formes classiques et populaires ; c’est
l’idiome déjà connu chez les bouddhistes du nord sous le nom
de “ dialecte des Gàthâs „ et dans un traité profane, le manus-
crit de Bashkhali, qui sera prochainement publié par M. Ilœrnle.
L’existence du sanscrit mixte est donc aujourd’hui un fait
avéré.
On est moins universellement d’accord sur son origine. Bur-
nouf y voyait un jargon créé par le savoir incomplet des scribes,
qui voulaient écrire dans la langue littéraire sans en posséder
une connaissance suffisante. Un savant hindou, Râjendralâla
Mitra, le considère comme fidiome spécial des bardes, qui
auraient pris une moyenne entre le parler populaire et la langue
savante.
M. Sénart ne partage aucune de ces deux opinions. Pour lui,
le sanscrit mixte s’est formé à l’époque où l’écriture fit son
introduction dans l’Inde. A ce moment, il existait “ une langue
religieuse archaïque, conservée par une caste privilégiée dans
des manuscrits qui sont entourés d’un respect traditionnel „, c’est
lesanscrit classique.Les brahmanes semblent n’avoir pas eu hâte
de fixer leur idiome par l’écriture, et ils ne le firent que jde
(1) Journal asiatique, t. VIII, 8® série, sept.-oct. 1886. Article de M. Sénart,
Etude sur les hiscri plions de Fii/adasi, pp. 318-339.
?36
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
longue main. Au contraire, les bouddhistes, pour répandre leur
doctrine, se hâtèrent de se servir de l’écriture: mais évidem-
ment les langues vulgaires furent l’instrument de cette propa-
gande.
Voilà comment le sanscrit mixte fit son apparition dans la
littérature ; mais, comme les bouddhistes d’autre part se recru-
taient dans la classe brahmanique non moins que dans les
autres, ils ne tardèrent pas à rapprocher l’orthographe popu-
laire de la correction savante.
Ainsi, ce fut sous l’influence commune, mais directe d’un côté,
de l'autre indirecte, d'une langue religieuse ancienne que se pro-
duisit parallèlement et dans des milieux différents, non sans
une série continue de réactions réciproques, le double dévelop-
pement du sanscrit classique et du sanscrit mixte. Le sanscrit
mixte n’est ni la copie ni la source du sanscrit régulier, et il est
quelque chose de l’un et de l’autre; le sanscrit classique sans
existence publique et affermj^ dans l’âge du sanscrit mixte,
existe cependant dans le milieu fermé des écoles, à l’état de
formation.
J. G.
' SCIENCES AGRICOLES
S'il est une question actuelle en matière d’agriculture, c’est
bien celle des champs d’expérience et de démonstration, que
tous les gouvernements préconisent aujourd’hui à l’envi. Il n’en
fut pas toujours ainsi; il y a dix ans encore, les champs d’ex-
périence de Vincennes, popularisés par les conférences de
M. G. Ville, monopolisaient en quelque sorte l’enseignement
intuitif des principes de la chimie agricole. Lorsque nous
ouvrîmes, avec le concours de M. G. Ville, il y a treize ans (i), la
campagne en faveur de la création des champs d’expérience
dans les écoles et dans les exploitations rurales, nous nous heur-
tâmes, en France comme en Belgique, à des préventions invété-
(Ij Voir les premières conférences de M. G. Ville à la Société centrale
d'agriculture de Belgique. Bulletins de la Société, 1874.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
337
rées dans les régions officielles. Il fallait toute l’intensité de la
crise agricole qui détermina la création d’un ministère de l’agri-
culture, pour fixer l’attention sur ces méthodes d’enseignement
intuitif, si simples et si pratiques.
En 187g, nous décidâmes M.Pouyer, président du tribunal civil
de Rouen et président de la Société centrale d’agriculture de
la Seine-Inférieure, à prendre l’initiative de la création des
champs d’expérience près des écoles primaires de la Normandie.
Ueux ans après, la presse agricole enregistrait le succès ines-
péré de cette campagne ( 1 ), qui parut néanmoins porter ombrage
aux fonctionnaires du temps; car le gouvernement d’alors jugea
bon de ne pas encourager plus longtemps l’initiative indivi-
duelle.
En i883, sur l’invitation de M.le Gh^*" de Moreau et du regretté
frère Mémoire, directeur du pensionnat de Malonne, nous eûmes
l’honneur de donner, aux instituteurs libres des provinces de
Namur et du Luxembourg, les premières instructions pour la
création des champs d’expérience annexés aux écoles primaires,
à l’instar des champs d’expérience de la Normandie. Un an plus
tard, M. de Moreau, devenu ministre de l’agriculture, réalisait
partiellement le programme que nous avions tracé, par la créa-
tion des champs d’expérience de l’État. Depuis lors, tous les gou-
vernements de l’Europe rivalisent de zèle pour favoriser la dif-
fusion de celte méthode d’enseignement et de vulgarisation, trop
longtemps dédaignée.
M. l’ingénieur Bolle, ingénieur agricole de l’université de
Louvain, vient de publier dans les Annales de la Société centrale
d’agriculture (2) un excellent mémoire sur l’utilité des champs
d’expérience. Prenant pour exemple le champ d’expérience
pour pommes de terre que nous avons institué aux portes de
Louvain et qui nous a permis d’élever en deux ans le rendement
de la variété locale de 1 3 000 à 3q 000 kilogrammes (3), M. Bolle
établit les diverses méthodes de calcul qui permettent de tirer
des indications de l’analyse du sol par la plante toutes les con-
clusions pratiques désirables.
M. le professeur Dehérain, de Grignon, est arrivé à des résul-
tats identiques par des méthodes analogues (4).
(1) Bulletins de l'agriculture, publiés en exécution de l'arrêté royal du
16 juillet 1885, t. I, première année.
(2) de juin et juillet 1886.
(3) L'année scientifique et agricole.
(4) Annules agronomiques, 1885-86.
XXI
22
338
REVDE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Il nous a été donné de visiter, dans le courant de l’été dernier,
les divers champs d’expérience de Grignon, de Joinville (Insti-
tut agronomique), de Gennevilliers (irrigation par les eaux
d’égout).
Ges champs d’expérience sont institués sur un sol sablonneux,
formé par les alluvions de la Seine et de la Marne. A Joinville,
c’est du sable presque pur, mélangé de gravier et ne contenant
guère plus de 3 p. c. d’argile et i p. c. de chaux.
De nombreuses parcelles ont été consacrées à l’essai de nou-
velles variétés de blés semés en ligne et de divers engrains chi-
miques nouveaux ; d’autres, à des cultures de pommes de terre
de diverses races allemandes, en vue de déterminer le rende-
ment en fécule au point de vue spécial de la distillation. On
obtient, paraît-il, en Allemagne des rendements en alcool
doubles ou triples des rendements obtenus jusqu’à pi'ésent en
France.
M. Aimé Girard poursuit avec prédilection à Joinville ses expé-
riences sur la destruction d’un des parasites les plus redoutables
de la betterave à sucre, qui a déjà envahi certaines de nos pro-
vinces. Je veux parler de la nématode, qui, d’après les observa-
tions du savant professeur, se répand par l’intermédiaire des
pulpes et des fumiers. Les germes des anguillules qui s’attaquent
principalement aux radicelles passent inattaqués, paraît-il, à
travers les presses des sucreries, comme à ti’avers le tube digestif
des ruminants (i).
M. Aimé Gérard, en dépit des affirmations des chimistes et
des agronomes allemands, espère avoir découvert le moyen
d'entraver l’évolution des nématodes, voire même de les détruire
complètement. Il constate que jusqu’à présent, à Joinville, les plus
redoutables ennemis des champs d’expérience sont les lièvres
et les moineaux. On est obligé d’entourer les carrés de treillis
de fils de fer pour arrêter les premiers, mais il semble impos-
sible d’entraver efticacement les déprédations des seconds. Ges
petits ravageurs s’attaquent principalement aux céréales dont
ils dégarnissent les épis, et déroutent ainsi tous les calculs de
l’analyse. D'après M. Vilmorin, le seul moyen de les éloigner
consiste à étendre des toiles sur des cordes au-dessus des carrés,
ou à les entourer de blés précoces, qui arrêtent les pillards
jusqu'à l’époque o'a les céréales mùi'issent partout dans les cam-
pagnes.
(1) Cette opinion est très controversée. (Voir le Journal de la Société cen-
trale d'agriculture de Belgique, bulletin de Juillet 1886, p. 284.)
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
339
Les légumineuses prospèrent parfaitement dans ces champs
d’expérience. On y voit pousser côte à côte les céréales, les pois,
les fèves, les trèfles, les luzernes, les sainfoins. Des houblons
superbes, cjui depuis plusieurs années déjà donnent, paraît-il. un
excellent rendement, végètent à côté de plantes potagères
diverses, et même de plantes pharmaceuticjues cjui atteignent
des proportions énormes. Du seigle, fauché au commencement
de mai, présente déjà des épis parfaitement formés, grâce aux
arrrosages fréquents d'eau d’égout.
Plus loin, l’on voit se dérouler à perte de vue les célèbres
prairies de raygrass, de houlque, de palurin et de fléole, qui
donnent jusqu'à huit et neuf coupes, et permettent d'entretenir
aujourd’hui un nombreux bétail dans ces plaines jadis stériles
et presque inhabitées. Car il est à remarquer cpie, contrairement
à ce qui se présente dans notre vallée de la Senne, les alluvions
de la Seine aux environs d’Asnières ne forment pas un sol
arable, mais une mince couche de sable plus ou moins calcareux
reposant immédiatement sur un gravier siliceux analogue à
celui de la craie ; la couche de sable qui constitue la surface
végétale n’atteint souvent pas vingt centimètres, et la nappe
d’eau souterraine se trouve à moins de deux mètres sous le
gravier. C’est dans ces conditions éminemment défavorables que
la science agricole, en utilisant les résidus des grandes cités,
qui jusqu’alors constituaient une source permanente d’infection
et de maladies, a réussi à produire en quelciues années cette
admirable métamorphose.
Nous avons été particulièrement frappé de la beauté et de la
fécondité extraordinaires des arbres fruitiers obtenus par les
pépiniéristes et les horticulteurs, qui travaillent pour leur compte
en utilisant à leur grêles eaux d’égout.
Nous avons vu notamment chez M. Janiaud, horticulteur
pépiniériste à Asnières, des collections de poiriers et de pom-
miers magnifiques, chez lesquels la vigueur de végétation mar-
chait de pair avec une production des plus intensives, grâce à
l’emploi intelligent des eaux d’égout, dont l’habile horticulteur
mesure les doses aux diverses variétés d’arbres et de fleurs.
M. G. Ville persiste à croire cpie la doctrine de la sidération,
reposant sur la fixation de l’azote atmosphérique par l'inter-
médiaire des légumineuses et des prairies, permettra de réaliser
dans un avenir très prochain des bénéfices considérables en
agriculture, puisqu'il ne faudra plus guère restituer au sol que
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
340
des engrais minéraux représentant à peine le tiers du prix des
tnigrais complets. M. Ville affirme que l'on pourra élever consi-
dérablement le rendement des céréales, parce que la substitu-
tion de fengrais vert à l’engrais chimique azoté permettra
d'éviter la verse, tout en forçant les rendements en paille et en
grain. Dans ces conditions, le rendement deviendrait véritable-
ment fonction de l’engrais, pour parler le langage des mathéma-
tiques, et l’on pourrait impunément semer dru, puisque la verse
ne serait pas à craindre.
Les dernières recherches du D'' Helbriegel (i) confirment
la manière de voir de M. Ville en ce qui concerne la fixation de
l'azote par les légumineuses. Il affirme que, contrairement aux
graminées, aux crucifères et aux chéiiopodées, qui puisent leur
azote exclusivement dans le sol sous forme d’azote nitrique, les
pa])ilionacées puisent surtout leur azote dans l'air; mais les légu-
mineuses à racines profondes enlèveraient plus d’acide nitrique
au sol que les légumineuses à racines superficielles. M. Helbriegel
a attaché son nom à la méthode de culture dans des pots con-
tenant du sable afin de déterminer rigoureusement l'influence
des matières fertilisantes snrles végétaux.
Cette méthode seule, en effet, permet d’obtenir des conditions
suffisantes d'identité pour en tirer des déductions rigoureuses.
Les expériences que j’ai instituées moi-même depuis trois ans
au -Tardiii botanique de Louvain suivant ce procédé ont donné
des indications très nettes sur les diverses facultés d’assimila-
tion des plantes.
On a pu voir, cette année comme l’année dernière, des légu-
mineuses et des céréales superbes végétant dans une couche de
sable de 5 à 6 centimètres seulement, sur un lit de cailloux, et
n'ayant reçu pour unique aliment que de l’eau additionnée de
deux sels cristallisés qui renferment les quatre éléments de la
restitution.
L’an dernier, les diverses céréales mises en expérience avaient
résisté, dans ces conditions, à la verse qui se produisit dans les
plus fortes terres des environs, à la suite des pluies prolongées
du mois de mai. D'où je conclus que cet accident est dû beau-
coup plus à la misère ou à la pléthore physiologique, c’est-à-dire
à une nutrition défectueuse, qu’à l'état physique du sol.
Au lieu d'opérer exclusivement cette fois dans des sables
dépourvus par le lavage des principes fertilisants solubles et des
(T) Congrès des naturalistes allemands, 59' session, tenue à Berlin en 1886.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
341
matières organiques, j’ai institué des essais directs dans des
sables stériles de nos diverses provinces, notamment dans les
sables bruxellien, tongrien, rupélien, diestien, quaternaires et
modernes, comme les sables des dunes de notre littoral. Le
rapport détaillé sur les résultats de ces expériences vient d’être
adressé au ministre de l’agriculture par le directeur du Jardin
botanique de Louvain.
La doctrine de IM. Ville paraît singulièrement confirmée par
les analyses de MM. Debérain, Joulie et Lawes, qui tendent à
démontrer ejue la culture épuise le sol beaucoup plus que la
plante. Plus un sol est labouré, plus il perd d'azote sous forme
de nitrate. Ce nitrate, résultant de la combustion des matières
organiques azotées du sol, pénètre dans le sons-sol, où il se dis-
sout dans les nappes d’ean souterraines.
Si donc il existe une source permanente de déperdition de cet
élément, il doit nécessairement exister une source permanente et
naturelle de restitution, ce que tendent à démontrer d’ailleurs
les belles recherches de M. Berthelot sur la fixation continue de
l’azote par les matières organiques hydrocarbonées et par les
microbes de l’argile.
D’après M. Ville, cette source ne peut être que le grand réser-
voir atmosphérique, où la plante puise d’ailleurs ses autres élé-
ments, le carbone, l’hydrogène et l’oxygène.
D’après M. Deliérain, la suppression des labours par la prairie
suffirait à entraver la déperdition de l’azote et favoriserait son
ascension du sous-sol dans le sol.
Il ne faudrait pas chercher ailleurs l’explication du phéno-
mène.
Si le sol cultivé perd rapidement son azote, le sol recouvert
de prairies temporaires ou permanentes, de légumineuses ou de
graminées s’enrichit, au contraire, en principes fertilisants. Un
sol richement fumé, qui souvent ne contient pas un gramme
d’azote par kilogramme après la récolte, ne tarde pas à en
emmagasiner plusieurs grammes, après quelques années de
mise en prairie. M. Truchot a trouvé jusqu’ cà 9 grammes d'azote
par kilogramme dans certaines prairies naturelles de l’Auvergne.
Voilà pourquoi les défrichements des grandes prairies du
Far-W est américain produisent des sols arables d’une richesse
extraordinaire.
M. Dehérain se base non seulement sur des observations per-
sonnelles et sur les analyses effectuées dans son laboratoire,
mais aussi et surtout sur les analyses de MM. Lawes et Gilbert.
342 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le savant professeur du Muséum a fait tracer pour son ensei-
gnement une série de diagrammes qui font sauter aux yeux la
déperdition de l’azote dans les terres arables par la comparai-
son des quantités d’éléments fertilisants retrouvés dans les
récoltes et dans les eaux de drainage. C4es observations portant
sur une période d’années déjà longue, il est impossible de nier
l'existence et la constance du phénomène. M. Dehérain constate
d’autre part que l’enrichissement du sol en azote est toujours
concomitant de son enrichissement en inatièrescarbonées.
Le carbone semble retenir les sels ammoniacaux et les nitra-
tes comme les verres d’une serre retiennent la chaleur qui le s
a traversés.
“ Toutes les fois, dit M. Uehérain, que le dosage du carbone
a accompagné celui de l’azote, on a trouvé que ces sols étaient
extrêmement riches on carbone organique ; dans les analyses de
M. Truchot, les terres renferment plus de 100 grammes de car-
bone combiné par kilogramme, tandis que dans les terres labou-
rées on n'en trouve guère que 1 5 à 20 grammes. A Grignon, de
1878 a 1881, la proportion du carbone combiné a baissé de
moitié quand on a cultivé du maïs ou des pommes de terre; elle
est au contraire restée stationnaire dans les parcelles emblavées
de sainfoin. „
Les nitrates provenant de l’atmosphère, amenés par les pluies
dans les profondeurs du sol et rencontrant des microbes du
genre du vibrion butyrique, seraient décomposés à l’abri de
l’oxygène de l’air, et l’azote retournerait, suivant MM. Dehérain
et Maquenne, à l’atmosphère à l’état libre et sous forme de pro-
toxyde d’azote. D’autre part, les observations des chimistes ont
établi que la décomposition des matières azotées dans le sol
oxygéné, comme à l’air libre, est toujours accompagnée d’une
déperdition d'azote qui retourne à l'atmosphère. 11 nous paraît
donc bien difficile d’expliquer le phénomène de l’enrichissement
du sol par les prairies naturelles et artificielles, sans admettre
l’hypothèse de la fixation de l’azote libre ou combiné par les
plantes.
INI. Dehérain a proposé de substituer aux mots plantes épui-
santes, plantes améliorantes, les mots cultures épuisantes, cultures
améliorantes, afin d’exprimer que ce ne sont pas les exigences
des plantes qui fatiguent la terre, et que la perte d'azote provient
moins de leurs prélèvements que des phénomènes d'oxydation
facilités par les labours.
Je me suis rendu en compagnie de M. Dehérain à l’école de
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 343
Grignon, où il professe depuis longtemps la chimie agricole et
dirige avec succès les champs d’expérience de la ferme. Tous
les résultats obtenus depuis dix ans sont indiqués par des tableaux
graphiques suspendus aux murailles d’un pavillon voisin.
L’analyse chimique des récoltes et des diverses parties des plantes
cultivées, au point de vue de la migration des éléments fertili-
sants, a donné les résultats les plus intéressants que M. Dehérain
se réserve de publier un jour.
Le sol de Grignon est un sol léger, mais plus argileux que
celui de Joinville et de Vincennes ; il contient environ 8 p. c.
d’argile et 4 p. c. de chaux.
Chose curieuse, dans ce sol, comme dans certaines parties de
notre région campinicnne, le chantage exerce ime action nuisible
sur les récoltes.
La sélection naturelle des graminées de prairie s’accuse très
nettement par la prédominance des dactyles et du fvomental
sur les autres espèces introduites dans les mélanges. C’est à
peine si l’on retrouve encore quelques mdpins et quelques fiéoles
parmi les graminées triomphantes. Les crucifères, comme le
colza et le navet, ne prospèrent guère dans ce sol, où les céréales
et les betteraves poussent vigoureusement sous l’influence des
engrais chimiques et du fumier de ferme combinés. Le fumier
est traité méthodiquement à l’air libre dans la cour de la ferme.
Sous l’influence d’un tassement régulier, un suintement con-
tinu de fumât e de potasse se produit sur les flancs de la
masse cubique qu'il forme.
M. Dehérain a constaté, au moyen d'une pompe à mercure, que
les gaz qui se forment dans cette masse sont essentiellement con-
stitués par de l’acide carbonique et du for mène on gaz des marais.
Il en conclut que ia quantité d’azote qui se dégage dans cette
fermentation est relativement fort minime (i).
Dans le courant du mois de juin M. Vilmorin a bien voulu
nous initier aux procédés de la sélection artificielle du blé par
hybridalion. C.’est par ce procédé que le savant agronome horti-
culteur a obtenu ces remarquables variétés de blé, produits du
croisement de blés indigènes avec les blés anglais, ou de blés
anglais entre eux, qui réunissent les qualités des deux races
fécondées l’une par l’autre. Par exemple, le blé Dattel, issu du
croisemenl du blé Prince Albert avec le Chiddam d’automne à
(1) Annales agronomiques, 1885 18S6.
344 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
épi rouge, présente tous les avantages de ce dernier au point de
vue de la qualité de la farine, et donne en outre un grain plus
gros et plus de paille. Le blé Lamed, issu de même du blé
Prince Albert et du blé bleu de Noé, présente la précocité de ce
dernier et les qualités du premier.
Nous avons croisé le blé rouge d’Ecosse, qui présente les qua-
lités recherchées dans les blés exotiques, avec le Chiddam
d’automne à épi blanc. Rien de plus curieux que les produits de
ces unions artificielles, où l'influence prédominante du mâle est
parfois aussi marquée que chez les animaux, notamment dans
les croisements de blés barbus par les fleurs mâles de blés sans
barbes, qui donnent des hybrides également sans barbes, et
d'autres hybrides retournant sensiblement à la forme de
l’épeautre.
Chacun sait que le froment est hermaphrodite et que la fécon-
dation des pistils par les étamines se fait à huis-clos dans les
épillets dont la réunion constitue l’épi. Ce n’est guère que
lorsque les étamines avortent que le pistil du froment se
découvre par suite de l’entrebâillement des glumes. Alors, par
une de ces admirables prévisions dont l’étude de la nature nous
montre tant d’exemples, le pollen d’un grain étranger peut se
déposer sur les stigmates, et donner naissance à une variété
naturelle.
. C'est une erreur de croire que les blés qui donnent de si
remarquables produits en Amérique et en Australie puissent
s’acclimater dans les régions humides. Ils sont tous atteints
de la rouille dans les champs d’expérience de M. Vilmorin, à
côté de blés indigènes parfaitement sains. Ce qui démontre une
fois de plus que le parasitisme est le plus souvent l’expression
de la misère physiologique du végétal, et que le parasite ne fait
qu’achever l’œuvre de la maladie. Un fait plus remarquable
encore, c’est que des blés comme le Sheritf, qui donnent dans
nos climats, et sous le ciel brumeux de l’Angleterre, d’excellents
produits, ne sont guère appréciés des cultivateurs des environs de
Paris et du centre de la France, où ils souffrent de la chaleur et
ne donnent que des rendements médiocres, à tel point que
M. Vilmorin y avait presque renoncé. Après la guerre de 1870,
des comités de secours anglais distribuèrent aux cultivateurs
français ruinés par la guerre des semences de blés, qui ne don-
nèrent que des épis vides. On crut que les donateurs s’étaient
trompés en distribuant des blés d’hiver au printemps, mais on
ne tarda pas à reconnaître qu’on avait affaire à des variétés
REVUE DES RECT’EILS l’ÉRIODIQUES. 345
anglaises, qui végètent plus lentement sous un ciel brumeux et
ne supportent pas les chaleurs du centre de TEurope.
M. Vilmorin insiste avec raison sur la nécessité de semer les
blés de bonne heure, de les rouler énergiquement et de semer
clair afin d’obtenir un bon tallage. Le roulage entrave la végé-
tation hâtive de la tige et augmente singulièrement sa vigueur.
Il a obtenu jusqu’à i5o épis d’un seul grain par ces pro-
cédés. Pour lui, les meilleures plantes sont celles qui, tallées
sans excès, présentent une paille de bonne force, de hauteur
moyenne, des épis égaux entre eux et surtout une haideur
égale de tous les brins. Cependant les épis ne sont jamais exac-
tement à la même hauteur. 11 y a entre les talles des différences
do hauteur variant du quart à la longueur totale de l’épi, ce qui
permet l’aération de ces inflorescences et l’action de la lumière
sur elles.
M. Vilmorin a constaté, dans les champs d’expérience de Ver-
rière, un fait rarement observé jusqu’ici. C’est que le sol ne con-
tient pas de magnésie en quantité suffisante pour assurer la
croissance régulière et la maturation. Il a suffi de mélanger
au fumier un peu de magnésie pour assurer la récolte du lin,
dont les cendres contiennent, en effet, une proportion notable de
cet élément. Ce qui est plus étrange encore, c’est que l’orge et
l’escourgeon, également avides de magnésie, n’aient cependant
point manifesté jusqu’ici les mêmes exigences. A notre avis,
la magnésie peut être remplacée partiellement par la chaux
dans les céréales, comme dans la betterave, où elle diminue
le poids des cendres en substituant à la chaux équivalent
pour équivalent. Ainsi l’on peut obtenir artificiellement des
jus contenant très peu de cendres, bien que la somme des acides
neutralisés reste la même. Cette substitution atomique a été éga-
lement observée dans la famille des conifères, notamment chez
le pin sylvestre, qui s’accommode de sols si divers.
A. Proost.
Comptes rendus de V Académie des sciences de Paris, t. GUI,
octobre, novembre, décembre 1886.
N° 14. Faye : Spôrer admet que les facules et les taches du
Soleil sont les résultats de la circulation de l’hydrogène. Des
courants ascendants, dont il n’assigne pas la cause, déterminent
au milieu de ces facules la production d’un courant descendant,
lequel pénètre en bas dans le corps du Soleil en faisant naître
une tache. Pour M. Faye, le courant descendant est antécédent
et engendré par les inégalités de vitesse des courants existants à
la surface de l’astre. Marey : Dans la marche, la dépense de tra-
vail croît toujours avec la vitesse de progression, et cet accrois-
sement est très grand pour les allures qui dépassent les caden-
ces normales de 55 à 65 doubles pas à la minute. Dans la course,
la dépense de travail pour une vitesse de progression peu supé-
rieure à celle de la marche est plus grande que pour celle-ci, mais
la dépense décroît pour une course plus rapide, et s’élève ensuite
régulièrement, mais beaucoi;p moins vite que dans la marche.
Guccia fait connaître le moyen de trouver le nombre de condi-
tions simples auquel équivaut, pour une courbe algébrique, la
condition de posséder on un point une singularité donnée.
L. Henry compare la volatilité des composés méthyliques, dans
les diverses familles des éléments négatifs, et arrive à cette con-
clusion: A poids atomique égal, la diminution de volatilité déter-
minée dans le méthane G H., par la substitution à l’hydrogène
d’un élément négatif est d’autant plus grande que cet élément
est plus négatif et, par conséquent, plus éloigné de l'hydrogène.
La raison de cette loi, en apparence anormale, doit évidemment
être cherchée dans ce fait : les chaleurs de combinaison du car-
que avec les éléments négatifs vont dans chaque famille en
NOTES.
347
diminuant à mesure que s’élèvent les poids atomiques.?. Hallez:
Chez les insectes la cellule-œuf possède la même orientation que
l’organisme maternel qui l’a produite.
N° i5. Vulpian, après de nouvelles observations sur une carpe
à laquelle il avait enlevé les lobes cérébraux, conclut ainsi :
L’instinct et la volonté, facultés dont le siège, chez les balraciens,
les reptiles, les oiseaux et les mammifères, paraît être dans les
lobes cérébraux, peuvent se manifester, chez les poissons osseux,
après ablation complète de ces lobes. Brown-Séquard : La rigi-
dité cadavérique ne dépend ni entièrement, ni ])rincipaloment de
la coagulation de diverses substances albumineuses dans le tissu
musculaire ou baignant ses éléments. (iV 16) La rigidité cada-
vérique dépend principalement d’une contracture, c’est-à-dire
d’un acte de vie des muscles, commençant ou se continuant après
la mort générale. Poucet est parvenu à refaire, à un enfant de
onze ans, tout un tibia au moyen de greffes osseuses de nom-
breux os très petits.
N“ 16. Berthelot et André ; Le gaz carbonique et le gaz ammo-
niac, même en grand excès, n’ont pas une influence sensible sur
la tension du bicarbonate ammoniacal, à la température ordi-
naire; l'eauliquide, au contraire, en détermine la décomposition,
indépendamment des lois de la dissociation proprement dite du
sel et probablement en raison de ses combinaisons particulières
avec le sel ou avec ses composant.5 (voir aussi 11° 17). Norden-
skiôld : On a recueilli, près de San Fernando, au Chili, une pous-
sière qui est certainement d’origine cosmique. Hatt, en compa-
rant les latitudes astronomique et géodésique de Nice, a été
conduit à admettre, comme M. B\aye, une beaucoup j)lus grande
épaisseur des couches terrestres sous-marines (pie des autres.
(No 21) De Lapparent : C’est plutôt une plus grande densité ipCil
faut admettre ; car la température moyenne du fond de la Médi-
terranée diffère trop peu de celle de Nice, pour i{ue l’on jaiisse
y appliquer la théorie de M. Faye. (N° 23) Faye : La différence de
température du fond do la Méditerranée et celle de la couche de
même profondeur à Nice est considérable, 100 degrés, et c'est
celle-là qu'il faut considérer. Renou: On a observé, le 16 octobre,
au Parc de Saint-Maur, un minimum barométrique équivalant à
73jmm57 niveau de la mer, ce qui est sans exemple, en octo-
bre, depuis 1757. Dareste : Les œufs de ])oule soumis à l'incuba-
tion dans la position verticale, ne donnent de monstruosités que
si le petit bout est en haut. DelagerLes Leptocé])halides sont des
formes larvaires des Congres. Gurlt a trouvé du fer météorique
dans une lignite tertiaire, où il n'a pu pénétrer accidentellement.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
348
N° 17. De Quatrefages vient de publier une Introduction à
V étude des races humaines^ où il admet que, dès les temps quater-
naires, l’homme occupait la terre entière ; la race de Cannstadt,
d’après lui, remonte aux temps tertiaires. Aucune des races qua-
ternaires ou paléolithiques n’a disparu, et il n’y a pas d’hiatus
entre elles et les races de l’âge de la pierre polie. Le berceau de
la race humaine semble devoir être cherché dans l’extrême nord
de l’Asie. Parmi les caractères physiques qui distinguent les races
humaines, les particularités anatomiques, surtout celles du
crâne, tiennent le premier rang; mais il est absurde de vouloir
établir une relation intime entre certains caractères physiques
et les facultés intellectuelles et morales. Stroumbo recompose la
lumière blanche à l’aide des couleurs du specti-e, en donnant au
prisme qui le produit uu mouvement de rotation autour d’un
axe parallèle à ses arêtes. A. Poincarré: La proportionnalité entre
l’amplitude de l’oscillation de la Lune en déclinaison avec les
déplacements du champ des alizés boréaux n’est pas toujours
rigoureusement exacte. L. Guignard ; L’hybridité exerce une
influence délétère moindre sur les ovules que sur le pollen; mais
elle peut se constater directement sur ceux-ci, contrairement à
l’opinion de Darwin. De Lapparent ; La faible conductibilité des
roches semble contraire à la théorie de M. Paye sur le refroidis-
sement plus rapide de la croûte terrestre sous les mers. (N° 19.
Paye : La durée des temps géologiques compense le peu de con-
ductibilité des roches.) Le long du littoral des mers, sur une lar-
geur de 3oo kilomètres, l épaisseur de la croûte terrestre s’accroît
par sédimentation de détritus divers; ces sédiments, à la longue,
ont une épaisseur énorme et ils viennent s’adjoindre à la terre
ferme. (Paye : Des géologues expérimentés ne voient dans ce
fait rien qui infirme ma théorie.)
No 18. Pasteur a modifié son traitement préventif de tarage :
il le fait à la fois plus actif et plus rapide dans tous les cas, et
plus rapide encore, plus énergique pour les morsures de la face
ou pour les morsures profondes et multiples sur parties nues.
Grâce à cette modification, on sauve les personnes mordues dans
des cas où le traitement euntérieur eût été inefficace. Jusqu’à pré-
sent, 2490 personnes ont subi le traitement préventif de la rage;
sur les 1700 qui appartiennent à la France et à l’Algérie, 10 seu-
lement ont succombé. Sur le faible nombre de ceux qui ne sont
pas venus se faire inoculer, 1 7 au moins sont morts. En moyenne,
à Paris, avant l’inoculation préventive, il y avait, par an, 12 morts
de la rage, rien que dans les hôpitaux. Dans de nouvelles expérien-
ces sur des chiens. Pasteur a constaté que la vaccination rapide
NOTES .
349
et énergique peut même sauver des chiens auxquels il a inoculé la
rage dans le cerveau. Brown-Séquard : Tous les neifs moteurs
et presque toutes les parties excitables des centres nerveux peu-
vent éprouver des modifications très notables de leur excitabilité,
sous l'influence d’irritations lointaines, même peu considérables,
de la plupart des parties du système nerveux. Nordenskiôld :
On peut appeler oxyde de gadolinium, un certain mélange des
sesquioxydes isomorphes d’yttrium, d’erbium et d'ytterbium
trouvé dans la gadolinite d’Itterby, en Suède, ces éléments ayant
pour poids atomiques respectifs (O = 16) 227.2, 38o, 392. L’oxyde
de gadolinium, quoiqu’il ne soit pas l’oxyde d’un corps simple,
possède un poids atomique constant, même lorsqu’il provient de
minéraux tout à fait différents et trouvés dans des localités très
éloignées les unes des autres. Les trois éléments composants du
gadolinium sont toujours ensemble et dans les mêmes propor-
tions. Yves Delage : Les otocystes de maints invertébrés jouent
non seulement un rôle dans l'audition, mais ils servent à a.ssurer
la locomotion correcte des animaux qui les possèdent (mollu.s-
ques et crustacés supérieurs). Pouchet : Le Pohj-
lihemus, être monocellulaire, que l’on prendrait volontiers pour
un végétal voisin des Diatomées, a un véritableœil composé d'une
cboro'i'de et d’un cristallin. L. Errera : Une membrane cellulaire,
au moment de sa genese,tend à prendre la forme que prendrail,
dans les mêmes conditions, une lame licpiide sans pesanteur.
H. Hermite : De simples oscillations du niveau des mers produi-
tes par des causes météorologiques suffisent pour explic{uer, sans
l'intervention des agents internes, les oscillations apparentes du
sol, en rapport avec la latitude, qui caractérisent l'époque (juater-
naire.
N° 19. Moissan, d'après M. Debray, est parvenu à décomposer,
par l'électricité, l’acide fluorhydrique anhydre. Le fluor est un
gaz jouissant des propriétés suivantes : Il est absorbé complète-
ment par le mercure; il décompose l’eau à froid en produisant
un dégagement d’ozone; il brûle le phosphore, l’iode, l'arsenic,
l'antimoine, le silicium cristallisé, le bore adamantin, le fer, le
manganèse. 11 échauffe, fond, puis enflamme le soufre. Il est sans
action sur le carbone. H. Fontaine parvient à transporter 52 pour
cent d’une force do 5o chevaux, en employant des dynamos ne
pesant que 8400 kilogrammes et ne coûtant cpie 1 6 qSo francs;
résistance 100 ohms. Duclaux : La lumière solaire, aidée quel-
quefois, mais non toujours, de la chaleur .solaire, agit dans le
même sens que les microbes, et disloque comme eux les molécu-
les chimiques compliquées en groupements plus simples (eau.
35o
REVUE UES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
acide carboniciue, etc.). Gayon et Dupetit empêchent les fermen-
tations secondaires de se produire dans les fermentations afcoo-
liques de l'industrie, au moyen des sels de bismuth employés,
comme antiseptiques, à de faibles doses. Marcel de Puydt et
Lohest n'ont pas trouvé dans la grotte de laBêche-aux-Roches,
à Spy, une vraie sépulture, ni ivoire travaillé, ni vase en terre
cuite au feu.
20. P. Bert est mort au Tonkin le lo novendire 1886. On
lui doit diverses recherches de physiologie, particulièrement tou-
chant rinfluence exercée sur l’homme, sur les animaux, sur les
végétaux, sur les ferments, par l’augmentation ou la diminution
de pression, soit do l'air atmosphérique, soit de l'acide carboni-
({ue,soit de l'oxygène. De Rochebrune : Le vrai platyrhinisme se
rencontre dans un groupe de singes africains. 11 ne caractérise
donc pas les singes du nouveau continent. G. Bonnier prouve,
par synthèse, cette vérité déjà établie analytiquement : Un lichen
est formé par l'association d'une algue et d'un champignon.
N° 21. Bornet donne un catalogue des écrits de Tulasne
(12 septembre i8i5-2 décembre i885) et une notice sur sa vio.
Parmi se.s ouvrages, il faut citer surtout Fiuigi hi/por/æi, et Selecta
Fungonim Carpologia. Le savant botaniste était extrêmement
charitable ; on doit, à lui et à son frère, une série de fondations
pieuses et charitables (écoles, hospices, églises '.A. Gaudry, après
avoir examiné lui-même la grotte préhistorique de Montgaudier
(Charente) conclut, comme ses devanciers, que les dessins remar-
quables qui ornent le bâton de commandement qu’on y a trouvé
sont bien de l’époque du Rhinocéros ticliorhinus et des autres
animaux caractéristiques de l’époque quaternaire. A. Chauveau
(aussi n°s 22 et 23) : Le foie est bien, comme l’affirmait Ci. Ber-
nard, un foyer de production de sucre ; ce sucre n’est pas détruit
dans le poumon, comme il le pensa d’abord, mais dans les capil-
laires, avec production de chaleur, tandis qu’il se transforme en
eau et en acide carbonique. Le foie fonctionne plus rapidement
comme organe glycogène, chaque fois qu’il se produit du travail
quelque part dans l’économie. Si le foie cesse de produire du
sucre, il y a arrêt des combustions, refroidissement et mort.
Audoynaud ; Le plâtrage des vendanges active la vie du ferment,
enrichit laliqueur en alcool, abrège la durée de lafermentationet
ainsi empêche les ferments secondaires nuisibles de se dévelop-
per. DeLapparent : La forme de la Terre n’est probablement pas
symétrique par rapport à l’équateur; on ne sait pas avec certi-
tude si l’aplatissement, mesuré presque exclusivement dans
l’hémisphère nord, a la valeur admise par les astronomes (N° 2 3.
NOTES.
35 I
Faye : L’aplatissement a été obtenu par des observations du
pendule très nombreuses, par toute la Terre; la mesure faite de
plusieurs degrés au Cap permet d’ailleurs d’arriver à une valeur
très exacte de l’aplatissement,'.
N° 22.Arloinget Cornevin augmentent la virulence du microbe
du charbon symptomatique au moyen de l’acide lactique. De
Rochebrune conclut une étude sur des singes anthropomorphes
du genre Troglodytes^ en disant ciu'ils n’ont que des relations
apparentes avec l’homme.
N° 23. Berthelot et André, dans certaines expériences sur la
terre végétale, ont trouvé que l’ammoniaque qu’ils en extrayaient
provenait presque en totalité de certains dédoublements opérés
sons l'influence de l’acide chlorhydrique aux dépens des princi-
pes azotés insolubles contenus dans cette terre. Pionchon: La toi
de Dulong et Petit n’est vraie approximativement qu’entre zéro
et cent degrés. Maumené : L’alun de potasse ne contient pas
24 équivalents d’eau.
N“ 24.Sappey est élu membre de l’Académie en remplacement
de H. Milne Edwards. Bureau a observé la formation de Bilo-
bites à l’époque actuelle. Ce sont de sini})les traces laissées sur
le sable parles crevettes et les boucauds. Folie, ((ui a découvert
analytiquement l’existence de la natation diurne, dans l’hypo-
thèse où la terre est encore fluide à l'intérieur, fait savoir que
l’on est parvenu à constater pratiquement l’existence de cette
nutation. Rivière a trouvé dans les grottes préhistoriques de
Menton plus de 800 000 pièces appartenant à des animaux, ver-
tébrés pour la plupart (i 1 1 espèces). L’homme de Menton avait
des relations avec des peuplades habitant les bords de l’Océan
ou des fleuves qui s’y déversent, car on rencontre dans les grot-
tes des vertèbres de saumon et des coquilles inconnues dans le
bassin de la Méditerranée.
N° 25. Léon 'Vaillant : Les Élasmobranches et les Téléos-
téens, surtout les seconds, sont les véritables poissons bathyoi-
késites; les sous-ordres des Abdominales et des Anacanthini
y sont les plus fréquents. Les poissons du premier de ces sous-
ordi’es, dans les faunes profondes, appartiennent surtout à des
familles établissant le passage entre les groupes que l’on peut
rattacher aux grands types Silure, Cyprin, Saumon, Brochet et
Clupe. Moissan : Le pentafluorure de phosphore ne se dédouble
que sous l’action de très fortes étincelles d’induction. Maupas :
Les leucophres (Leucophnjs patula), abondamment nourries, se
dédoublent rapidement chaque fois qu’elles arrivent à leur
maximum de développement, comme cela a lieu pour les autres
352 REVUE DES QUESFIONS SCIENTIFIQUES.
infusoires ciliés. Mais, si elles manquent de nourriture, la plu-
part se dédoublent par disette, plusieurs fois de suite; les petites
leucophres nouvelles, d’une forme très différente de celles qui
leur ont donné naissance, peuvent reprendre cette forme si on
leur donne de la nourriture; sinon, elles sont mangées parles
grandes non encore subdivisées; celles-ci, à leur tour, peuvent
se subdiviser, soit par abondance de nourriture en donnant
naissance à des leucophres qui arrivent au maximum de déve-
loppement, soit par disette, et ainsi de suite. Cette espèce peut
donc se conserver par autophagie. P. Mégnin : Les acariens gly-
ciphages ont des organes respiratoires et peuvent se transformer,
en cas de disette, en kystes, affectant la forme d’un grain de
poussière, et recommençant à vivre quand ils retrouvent un
milieu approprié.
N° 26. L’Académie décerne, dans sa dernière séance de l’an-
née, les différents prix dont elle dispose,et le président fait l’éloge
des membres décédés depuis le 23 décembre i885 ; Tulasne,
Jamin, de Saint-Venant, Laguerre, P. Bert. Fleuriais obtient le
prix de mécanique pour son gyroscope collimateur, qui, adjoint
au sextant, permet, en tout temps, d’avoir, en mer, un horizon
artificiel ; O. Backlund, le prix Lalande pour ses recherches
sur la comète d’Encke,dans lesquelles il a prouvé que l’accéléra-
tion du moyen mouvement de cet astre subsiste toujours, mais
va en décroissant ; Colson, le prix Jecker, pour ses travaux de
chimie, particulièrement ceux qui sont relatifs au carbure de
silicium ; Pasteur reçoit le prix .Jean Reynaud pour sa méthode
prophylactique de la rage. Vulpian fait à ce propos un his-
torique complet des admirables recherches de Pasteur, depuis la
première communication de l’auteur, le 24 janvier 1881. Il rap-
pelle en outre ses travaux antérieurs sur le vin, la bière, les
maladies des vers à soie, le choléra des poules, le rouget des
porcs et le charbon. Parmi les Olivrages qui ont obtenu
un prix, on peut citer encore: Si/nopsis des Diatomées de Belgique,
qxtr Van Heurck et Grunow; la Flore du nord de la France, de
E. G. Camus et la Flore du nord de la France de G. Bonnier et
G. de Layens. Le prix Jay a été accordé à Hatt pour son
Mémoire sur la déviation de la verticale dans le voisinage des
Alpes, qui semble corroborer la théorie de Paye sur la plus
grande épaisseur de la croûte terrestre sous les mers.
P. M.
Bru.^, Iivp. Polleunis, Ceuterick & Lefcbure.
LES AGENTS EXPLOSIFS
L’histoire des agents explosifs est pleine d’intérêt ; leur
nature, restée inconnue et mystérieuse jusqu’au jour où la
thermodynamique en a pénétré le secret, leurs propriétés
étonnantes, leurs applications innombrables ont le rare
privilège d’exciter la curiosité do tous et de captiver
l’attention, des esprits les plus cultivés : militaires et
marins, ingénieurs et savants, badauds et gens instruits,
philanthropes et penseurs parlent de la poudre, de la dyna-
mite, des composés ni très, du picrate de potasse, do la
mélinite et de la roburite, créations admirables du génie
de l’homme, dont il^eût pu faire de puissants auxiliaires,
qu’il n’utilise guère que pour tuer et détruire.
Nous étudierons tour à tour leur histoire, leurs pro-
priétés, leur théorie et nous exposerons ensuite les
ravages qu’elles peuvent exercer et les services qu’on a le
droit d’en attendre.
XXI
23
354 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
I
HISTOIRE ET PROPRIÉTÉS DES AGENTS EXPLOSIFS.
La poudre à canon a été sans doute le premier explosif
connu : les uns en attribuent l’invention aux Chinois, les
autres aux Arabes ; des traditions mieux accréditées per-
mettent de suivre en Angleterre et en Allemagne l’iiistoire
de ses perfectionnements successifs, et les noms de Mar-
cus Græcus, d’Albert le Grand, de Roger Bacon et de
Berthold Schwarz doivent à la poudre de guerre la popu-
larité dont ils jouissent : c’étaient des moines. Depuis
lors, les chimistes les plus habiles se sont efforcés d’aug-
menter sa puissance balistique, mais on applique encore
aujourd’hui dans les arsenaux la formule du xvC siècle
six de saJiMre, as et as de soufre et de charbon : peut-être
renforce-t-on un peu la proportion du charbon pour dimi-
nuer d’autant celle du soufre, mais la modification porte
sur un ou deux centièmes au plus. Si le dosage des élé-
ments a peu varié, il faut reconnaître qu’on a grandement
amélioré la qualité du produit en changeant son état phy-
sique : le lissage, la forme, la grosseur et la densité des
grains ont en effet une grande influence, et c’est dans cette
voie qu’on a réalisé les plus sérieux progrès.
On avait cherché longtemps le moyen d’augmenter la
force propulsive de la poudre en remplaçant le salpêtre
par des oxydants plus énergiques : telle était la poudre de
Berthollet au chlorate de potasse ; malheureusement on
réalisait un mélange explosible par le frottement. Berthol-
let expérimentait à Essonnes, en 1792; la France était
envahie et elle demandait de la poudre pour ses soldats :
le grand chimiste crut qu’il avait trouvé le moyen de bra-
ver toutes les coalitions. Un jour, il faisait parcourir son
usine à quelques dames, et leur montrait les mortiers de
bois dans lesquels on triturait avec de l’eau le terrible
LES AGENTS EXPLOSIFS.
355
mélanine : le bout métallique de sa camie rencontra sans
doute un grain desséclié de la substance, car il se produi-
sit tout à coup une explosion formidable. Sur huit per-
sonnes présentes, sept furent tuées, une seule survécut,
Berthollet. En 1849, Augendre inventa une poudre blan-
che, composée, comme la précédente, de chlorate de
potasse mêlé au prussiate jaune et au sucre ; on voulut
l’employer à Paris, en 1870; mais le 7 octobre une explo-
sion terrible détruisait l’usine de la rue de Javel, où M. de
Plazanet avait accepté par patriotisim; de fabriquer cett('
poudre néhiste. L’expérience en est faite aujourd’hui et l’on
y a définitivement renoncé ; du reste, ces produits si sen-
sibles ont le grave défaut d’être brisants et de détériorer
les armes à feu. Voilà pourquoi on reviendra toujours au
mélange de Berthold Sclnvarz.
La poudre ordinaire a l’immense avantage de ne pas
s’enriammer au choc : elle brûle ipiand on élève sa tempé-
rature à 3oo degrés, et il se forme alors de l’azote, de
l’acide carbonique, de l’oxyde de carlione, de la vapeur
d’eau et quelques autres gaz qui occupent, à la température
élevée développée par la réaction, 65oo fois le volume
primitif de la substance solide, en exerçant par conséquent
environ 65oo atmosphères de pression sur les parois de
l’enceinte qui les renferme (1). Cette pression détermine
l’explosion, qu’on utilise pour lancer un projectile ou pour
disloquer un front de taille dans l’industrie minière.
A l’état de pulvérin, la poudre brûle lentement et fort
(1) Le comte Rumford avait déjà essayé de mesurer la pression explosive
de la poudre en 1793; il crut observer 100 000 atmosphères. En 1857, le
major américain Rodman et, presqu’en même temps, la commission d’artil-
lerie prussienne concluaient à 1.309 atmosphères ; puis MM. Bunsen et
Schischkoff trouvèrent 4374 atmosphères ; le général Piohert doubla ce
chiffre. Théoriquement M. Berthelot évalue la pression à 6:2 700 atmosphè-
res, mais la dissociation réduit le chiffre calculé dans une proportion incon-
nue ; nous estimons à 6500 atmosphères la pression effective réalisable dans
un vase clos. Le général Mayewski a relevé une pression de 601 kilogrammes
dans une pièce de 4 : ce serait le dixième de la pression effective et le cen-
tième de la pression théorique.
356
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
mal, parce que la flamme ne s’y propage qu'avec difficulté
et de proche en proche ; la poudre en grains s’enflamme
au contraire très vite, si les grains ne dépassent pas i à
2 millimètres de diamètre. Les poudres grenées sont en
usage depuis le xvfl siècle ; suivant leur état de granula-
tion, on les rend aptes aux mousquets ou bien aux canons.
La règle qui permet d’approprier chaque espèce de poudre
aux nécessités de son emploi est très simple ; le maximum
d’eflét est produit, dans une arme donnée, par la poudre
qui, brûle complètement dans le temps que le projectile
met à parcourir l’ànie de la pièce ; elle imprime alors à ce
dernier progressivement, et non pas instantanément, toute
la force de projection dont elle est capable. Le diamètre
des grains sera donc calculé d’après le calibre et la lon-
gueur d'àme de la bouche à feu à laquelle la poudre est
destinée ; tout cela se détermine mathématiquement, et
l'on en déduit l’impulsion du boulet à un moment donné,
sa vitesse au môme instant, et la quantité totale de mou-
vement avec laquelle il commence sa trajectoire exté-
rieure, c’est-à-dire en d’autres termes, la puissance de
destruction qu’il possède. Les comités d’artillerie sont
devenus de véritables académies de savants, et il faut aux
ingénieurs des poudres tout le bagage scientifique d’un
polytechnicien sérieux.
Cluupie arme a donc sa poudre. L’adoption du chasse-
pot en 1866 nécessita la mise en service d’une poudre
nouvelle ; avec les canons rayés se chargeant par la
culasse, on a été amené à la poudre ijehhle, ce qui veut
dire la poudre caillou; les pièces de marine enqfloient
(Mifin des poudres prismatiques comptant i5 grains au
kilogramme. La France fal)rique des poudres à grains
plats : l’Angleterre emploie les grains cylindriques évi-
dés et l’Allemagne, les grains prismatiques hexagonaux
percés de sept canaux. Le but que l’on poursuit dans tous
les pays, c’est d’obtenir une poudre progressive, répondant
à la règle formulée ci-dessus ; c’est le dernier mot de
LES AGENTS EXPLOSIFS. 35y
l’artillerie savante, et celle-ci décide aujourd’hui du
son des batailles.
Mais la vieille poudre des moines, bien ([ue modernisée,
est restée un ('xplosif bien discret à côté de ceux (lu’a
découverts et créés la chimie contem})oraine. Ce ne sont
plus des mélang'es, mais de véritables condjinaisons.
Faites a;.i'ir l’azotate de mercure sur l’alcool, vous ])ro-
duisez le bdminatc d(> mercim', (uiiployé dans la confec-
tion des amorc('S de cartouches et des étoupilh's. Traitez
l’indig'o par l’acide azoti([U(>, comme le faisait en 1788
Jean Michel llaussmaiin, chimiste', de Colmar en Alsace,
vous obtT'udrez l’amer d’indip-o, plus connu aujourd’hui
sous le nom d’acide carbazotiepie ou d’acide picriepie ou
enfin de trinitrophénol, d('i)uis fpi’on le fabriepio à l’aide
de l’acide phéniepie (1). liC fulmic'oton est le résultat de
l’action de l’acide azotiepie sur du coton; de mémo la
paille donne le fulmipaille, la glycérine la nitroglycé-
rine, l’amidon la xyloïdine, le sucre la vigorite, la lien-
zine la nitrobenzine, etc. (2). Ce sont, là dos agents auj)rès
desepiels la poudre n’est [)lus qu’un jouet inoffi'iisif : il
suffira de (juelques exemples pour le démontrer surabon-
damment.
Vers la fin du mois d’avril 1866, arrivait à Aspin-
wall (Nouvelle-Grenade) un navire anglais, V European,
avec un chargement do 70 petites l)oîtes niétalli(|ues,
contenant un produit nouveau, désigné sous le nom de
ghjnoin oil. Les ouvriers procédaient au déchargement
(1) Le phénol a pour formule C'^ H* (H^ 0^); en substituant Az 0' à trois
équivalents d’hydrogène, on forme le trinitrophénol, G‘^ H (Az (H“ 0^).
Celte découverte a fait baisser à 10 francs le prix du kilogramme d’acide
picrique, lequel coûtait encore 30 francs en 1802.
(2) La nitroglycérine peut être prise comme type de la réaction ; la glycé-
rine a pour composition C”H^(H^0^)^ ; remplaçons les trois équivalents
d’eau par autant d’équivalents d’acide azotique, nous formons la nitroglycé-
rine dont la formule s’écrit G* H'^ (Az 0', HO)y G’est une ti initrine. La con-
stitution de la cellulose nitrique est un peu différente, mais il serait difficile
de la discuter ici sans aborder l’exposé complet de cette belle et intéressante
théorie.
358
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
des marchandises, lors({iie soudain éclate une explosion
épouvantable : le sol tremble, une trombe d’eau se sou-
lève, une colonne de poussière et do fumée monte dans
les airs ; le navire est brisé, les pierres du (piai arrachées,
et l’on voit retomber partout des membres épars, d’affreux
et sanglants débris. L’entrepôt fut détruit par l’ex[)losion,
et dix millions ne suffirent pas pour réparer le désastre,
dans lequel soixante personnes perdirent la vie. C’est
ainsi (pie se ht connaître en Amérique le glynoin oil,
autrement dit, la nitrogdycérine.
A Paris, le i6 mars 1869, à 4 heures du soir, une
détonation terrible mettait en émoi le quartier latin : les
maisons étaient secouées comme par un tremblement de
terre, des passants étaient renversés sur la place de la
Sorbonne, des projectiles de toute nature volaient dans
les airs et plus de dix mille carreaux de vitre se brisaient
du boulevard Saint-Germain au Panthéon : le magasin de
produits chimiipies do M. Fontaine venait de sauter!
J’étais étudiant à cette époque et je courus dans la soirée,
comme tout le monde, pour voir l’horrible spectacle : je
ne l’oublierai pas do ma vie. Un éclat do bois avait été
lancé à travers la place, et il s’était implanté comme une
rièche dans l’enseigne de l’hôtel du Périgord ; la façade
de cet hôtel était criblée de mitraille; on retrouvait une
léte sanglante sur un balcon du cinquième étage; le sol
était raviné devant la boutique où l’explosion s’était
produite. Tout Paris avait entendu le lu’uit, et l’on fut
heureusement surpris d’apprendre qu’il n’y avait que six
victimes de la catastrophe ; mais la Sorbonne recueillit
une vingtaine do blessés. Ce désastre avait été causé par
du picrate dépotasse, dont le laboratoire do M. Fontaine
était trop largement muni pour la fabrication de la poudre
Dosignolle ; l’emiuéte, qui suivit comme toujours l’acci-
dent, eut le succès haliituel des enquêtes, elle no donna
aucune explication de l’explosion.
Nous pourrions encore raconter le désastre de Brcmer-
LES AGENTS EXPLOSIFS.
359
haven on 187 5, celui du fort de doux, en 1877; mais
pourquoi multiplier ces terrifiants exemples et prolonger
ce lugubre récit?
Les expériences suivantes feront mieux connaître la
puissance dos nouveaux agents explosifs ; elles ont été
signalées à l’Académie par iSI. Abel, directeur de l’arsenal
deWoohvich. Une cartouche de coton-poudre comprimé
écrase et pulvérise un bloc d(‘ pierre de taille de 5o cen-
timètres de côté; placée sans liourrage dans un trou de
3o millimètres do diamètre foré au centre d’un bloc de
fonte, elle détermine la rupture de ce liloc, eût-il même
40 centimètres de diamètre; elle rase et projette au loin
une palissade de pieux de 35 centimètres d’équarrissage.
La nitroglycérine est bien autreimmt active : elle donne
effectivement près de 43000 fois son volume de gaz et
peut développer en vase clos plus de 40000 atmosphères
de pression.
11 existe dans l’industrie une nitroglycérine atténuée,
inventée par No)>ol et devenue célèbre sous le nom de
dynamite. La nitroglycérine, qui est une huile, est mêlée à
une silice poreuse, le kieselguhr (1); on obtient alors une
pâte lu'une, plastique, onctueuse au toucher. Sa teneur
est d’au plus 80 pour cent de glycérine nitrée: or, voici
les terribles effets de la dynamite. Une cartouche de
3o grammes creuse un trou rond de 5o millimètres
de diamètre dans une plaque de tôle de 6 millimètres
d’épaisseur. Une charge de 2 kilos, détonant dans l’air
à i'"20 d’une enclume trouée, moule dans cette cavité une
plaque d’acier doux de 3 millimètres, par le choc de l’air
ébranlé. 11 suffit d(' 7 kilos pour renverser un mur de
pierre de taille de 3'" de long, 2"' de haut et o"'5o d’épais-
(1) Cette silice est constituée par l’enveloppe fossile d’une algue, la diato-
mée : on la trouve en abondance à Oberlohe, en Hanovre ; mais on a décou-
vert en France, dans le Puy-de-Dôme, des gisements de même nature, formés
d’une silice également poreuse et perméable, appelée la randanite. Notre
pays a donc cessé d’être le tributaire de l’Allemagne.
36o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
seur. EnHii, une torpille chargée de i5 kilos produit, en
éclatant sous l’eau, une trombe de loo™ de hauteur.
Tels sont les puissants agents dont nous disposons : ce
sont des créations du génie humain ; les ingénieurs en
ont tiré un parti merveilleux en même temps qu’on en
faisait le plus terrible usage dans les luttes homicides qui
ensanglantent périodiquement le monde. Nous montre-
rons plus loin le double rôle des corps explosifs dans les
féconds travaux de la paix et dans les horreurs glorieuses
de la guerre ; mais nous aurons d’abord à établir la.
théorie chimique et mécanique de leur action.
Avant d’aborder ce point, relevons une chose étrange :
ces produits foudroyants sont susceptibles d’être utilisés
des manières les plus diverses et les plus inattendues.
Ainsi, l’acide picrique est une matière colorante, employée
pour teindre la soie en jaune ; heureusement qu’il suffit
d’un gramme pour colorer un kilo de tissu. Le fulmi-
coton, dissous dans l’éther, constitue le collodion des
photographes et des pharmaciens ; mêlé au camphre, il
donne la celluloïde et le corail artificiel ; la nitrobenzine
est un parfum délicat, connu sous le nom trompeur d’es-
sence de myrbane ; enfin la nitroglycérine, le plus terrible
des explosifs, est un médicament pour l’usage interne !
II
THÉORIE DES EXPLOSIFS.
Quelle définition donnerons-nous des corps explosifs ?
On dit généralement que toute substance susceptible
de se transformer subitement en un volume beaucoup
plus considérable de gaz est explosive ; c’est en effet une
condition de l’explosion. Ainsi, la poudre donne 65oo
volumes de gaz chauds, et il se développe conséquemment,
dans l’espace clos qui enserrait la matière solide, une
LES AGENTS EXPLOSIFS.
36i
pression énorme ; c’esL cette pression qui chasse le pro-
jectile et fait éclater l’obus ou le shrapnel. Le fulnii-
coton (i) donne de l’azote, de l’iiydrof^’ène, du bioxyde
d’azote, de l’oxyde de carbone, de l’acide carbuni(jue, de
la vapeur d’eau, du formène et de l’acide cyanhydrique ;
quand le pyroxyle a été Ibrtement com])rinié, les gaz
chauds égalent 22 000 fois le volume ])rimitif. La nitro-
glycérine fournit q3 000 volumes. Les etî'ets de rupture
s’expliquent donc aisément })ar les pri'ssions dévcdoppées
dans la combinaison d('S éléments d(^ la poudre ou dans la
décomposition des produits nitrés.
Toutefois la pression n’est (ju’un des facteurs de l'explo-
sion. Renfermez de l’eau dans un obus et failes la con-
geler ; en changeant d’état, l’c'aii augnamte aussi de
volume, et il naît um* pression énorme ipii aura raisoii des
enveloppes les plus résistantes, voire* même* d’une enceinte
de fer forgé (pie la poudre* ne* brise*rait pas ; imiis ces enve-
loppes, epii s’ouvrent ave*c fracas, n’(*xploseront pas e*t il
n’y aura pas de projeciion d’éclats. La pression ne suttit
donc pas pour expliejuer h*s phénomèmes exi)losifs. C’est
que, dans rex})losion, il y a de; plus un travail à effectuer,
et il est absolument néct'ssaire d’en tenir compte ; cette
considération nous amène à considérer la chaleur rendue
disponible dans le phénomène.
Tout le monde sait aujourd’hui qu’une re*lation mathé-
matique lie tout travail dépensé d’un côté à la chaleur
recueillie d’autre pari ; un kilogrammètre é([uivaut
de calorie, une calorie à 425 kilogrammètres. Or, c’est
un travail que de faire voler dans l’espace les fragments
brisés d’une enveloppe de fonte; il faut donc de la chaleur
disponible pour effectuer ce travail. En se congelant,
Teau n’a fourni que 80 calories par kilogramme ; voilà
(1) M. Berthelot propose l’équation suivante pour le fulmicoton:
2 Hi» O'® (Az O', HO)® = 2Az + H + 5Az0»+12C203+7G®0* +
9 H'^02+2G*H^ + 3G®AzH.
362
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pourquoi la congélation n’a produit qu’un effet de rupture
sans projection d’éclats.
Ne séparons donc pas ces deux facteurs importants de
l’explosion ; la pression produite et la chaleur rendue
disponible ; ils ne sont pas absolument indépendants, je le
reconnais, mais ils sont certainement distincts. Un corps
sera d’autant plus explosif qu’il produira plus de gaz et de
chaleur; et l’on mesurera très correctement sa puissance
relative en multipliant les volumes engendrés par les
calories dégagées, ainsi que l’a fait M. Berthelot. Le
tableau suivant explique très bien les différences d’effets
obtenus avec les divers explosifs.
VOLUME DU GAZ
CALORIES DÉGAGÉES
FORCE
SUBSTANCE
A FROID
PAR KILOGRAMME
EXPLOSIVE
V
G
VG
Poudre de guerre
22ô litres
608 000
137 000
Poudre Berlhollet
238 ,
764 000
190 000
Fulminate de mercure
801 ,
590 000
472 OÜO
Pyroxyle
805 ,
631 000
508 000
Acide picrique
780 „
687 COO
536000
Nitroglycérine
710 ,
1320000
939 000
Les produits VC sont caractéristiques des substances
auxquelles ils se rapportent : ils sont proportionnels à
peu près au travail maximum produit dans l’explosion, et
nous voyons que la réputation do la nitroglycérine est
bien justifiée.
Mais nous n’avons pas encore signalé tous les éléments
de la théorie des corps tonnants ; outre l’énergie dispo-
nible, il faut encore considérer le temps nécessaire pour
l’actualisation de cette énergie potentielle. En effet, il est
important que la réaction s’achève dans le moins de temps
possible, sinon la chaleur produite se dissiperait par
rayonnement et conductibilité au fur et à mesure de sa
formation, sans créer de travail. Ainsi l’acide formique
donne en se décomposant (i) un volume considérable
(1) Suivant la formule : H® O* = G* O® + O*.
LES AGENTS EXPLOSIFS.
363
d’oxyde de carbone et de vapeur d’eau avec un dégage-
ment de 126 calories par gramme ; et pourtant ce n’est pas
un corps explosif, attendu cpie cette réaction exige des
heures pour se parachever. Môme remarcpie pour l’acéty-
lène, qui se transforme en vapeur de benzine (1) en déga-
geant lentenumt 2192 calories par gramme : ce n’i'st pas
davantage un explosif, pour la même raison. L’élénumt
vitesse est donc prépondérant en bicm des cas ; ainsi le
pyroxyle, qui ne dégage guèr(' i)lus de calories que la
poudre, doit à la rapidité de sa décomposition les avan-
tages particuliers qu’il présente, et l’expéricuice suivante
permet d’apprécicu' cette vitesse com[>arativenient à celle
de la poudre; qu’on endamme une mèche do fulmi-colon
sur un lit do poudre ordinaire, la poudre ne brûlera pas.
Il faut donc trois choses pour constituer un ('X})losif,
doué de propriétés disruptivc's énergiques ; la production
d’un grand volume de gaz, un dégagement do chaleur con-
sidéral)le et une vitesse suffisante de réaction.
Il semblerait qu’une quatrième condition dût être
adjointe aux précédent('S : la présence de l’azote dans la
composition des corps ('xplosifs. C’('st en effet une coïnci-
dence qui parut étrange aux premiers savants dont les
études se portèrent sur les corps ('xplosifs ; tous con-
tiennent de l’azote. Le fulmicoton, la nitromannite, la
nitroglycérine, la vigorite et t ous h's explosifs définis sont
des étlu'rs azolicpies (2). Sont-ils explosifs parce qu’ils sont
azotés ?
On peut répondre très catégoriquement à cette ques-
tion : ces corps sont explosifs parce (pi’ils appartiennent
tous à la classe' des corps endothermiques, c’est-à-dire des
corps formés, non pas avec dégagement de calorique, mais
avec alisorption de calorique ; or, les corps azotés sont
(1) 3G‘H2 = C>2H6.
(2) En effet, l’eau et les alcalis les décomposent, et reproduisent l’alcool
générateur et l’acide azotique ; car on sait que la nitroglycérine, par exemple^
est un alcool triatomique et la mannite un alcool polyatomique.
3Ô4 revue des questions scientifiques.
pour la plupart endotliormlques. Nous touchons ici à une
des plus belles théories de la mécanique chimique : arrê-
tons-nous y un instant (i).
Les combinaisons endothermiques ne se forment pas
d’elles-mêmes, mais (dles exigent l’intervention d’une
énergie étrangère; il faut dépenser du travail pour édifier
ces composés. Ce travail a pour résultat de disposer côte
à côte, dans un état passif, d('s éléments (pii sont doués
d’une grande affinité récipnupie ; ({ue cet assemblage
anormal vienne à être défait , et les affinités se satisferont
avec dégagement de chaleur (2). A ce moment, toute l’éner-
gie emmagasinée dans le corps s’actualisera, et le dégage-
ment de calorique sera d’autant plus grand que le corps
aura été plus lu'ttement endothermicpie. Cela nous explique
pourquoi la nitroglycérine est plus puissante que la nitro-
benzine, qui s’est formée en absorbant moins d’énergie.
On peut dire, en reprenant une comparaison devenue
classique de Boerhaave, que les endothermiques sont des
unions factices, sur lesquelles pèse une menace perpé-
tuelle de divorce. On pourrait les dépeindre encore comme
des édifices moléculaires délicats et fragiles à l’égal d’un
château de cartes : un souffle les fait crouler. Telles sont,
au point de vue physi(]ue, les larmes bataviques : il suffit
d’en briser la pointe pour que tout tombe en poussière;
tels sont les composés nitreux. Le chlorure d’azote déposé
sur une corde de violon détone aussitôt qu’on fait vibrer
cette corde ; l’acide azoteux fait explosion dans un tube
auquel on foit rendre un son aigu en le frottant longitudi-
nalement avec un doigt de gant enduit de colophane.
L’explosion d’une cartouche de pyroxyle suffit pour pro-
voquer la détonation d’une cartouche semblable placée
dans le voisinage.
(1) Nous avons déjà exposé cette théorie dans la Renie des questions
scientifiques, en octobre 1878 : nous en donnons ici un résumé succinct.
(2) Tel est le cas de la nitroglycérine, dans laquelle l’hydrogène, le carbone
et l’oxygène se combinent dans la décomposition du produit :
C«H2(i^zO’,HOP= ü G02 + 5H0 +3 Az + 0.
LES AGENTS EXPLOSIFS.
365
A Vaiives, un enfant s’amusait avec un de ces pistolets
minuscules qu’on vend sur les champs de foire : il s’eu
donnait à cœur joie, le {)auvre petit, et fatiguait les oreilles
de tout le monde; il avait acheté de ses économies une
certaine provision d’amorces, qui devait l’occuper de
longues heures, et les précieuses petites boîtes étaient
placées à côté de lui sur un guéridon. Soudain se produit
une explosion formidable, la tabh; est pulvérisée, le sol
creusé, et l’enfant est tué sur le coup. Qu’était-il arrivé^
La commotion de l’air avait rompu l’équilibre instable du
fulminate, et il avait détoné ; une allumette n’aurait pu
produire cet etfet. Ces actions à distance sont tonjours à
redouter": à Paris, en 1878, ces mêmes amorces au
fulminate faisaient sauter un bazar de la rue Béranger :
huit millions de ces petites rondelles de papier rose
explosaient simultanément et dévastaient le quartier ;
l’enquête démontra à l’évidence que le phénomène avait
été spontané. Ces explosions sympathiques sont du reste
connues, et elles s’expliquent par la composition même et
la nature des explosifs. Abel avait observé de nombreux
cas de décomposition provoqués par l’explosion d’un corps
voisin : la nitroglycérine fait détoner la nitroglycérine,
le fulmicoton fait détoner le fulmicoton ; mais, chose
curieuse, le fulmicoton n’a pas d’action semblable sur la
nitroglycérine, comme s’il y avait là une sorte de réso-
nance harmonique analogue à celle qu’on étudie en
acoustique.
Autre particularité : une cartouche de dynamite peut
être allumée dans la. main, car elle brûlera comme un
feu de bengale, sans exploser; mais endammez-la par une
capsule, et elle détonera avec violence. On peut sans
danger démolir l’édifice pierre par pierre, molécule par
molécule, mais on ne doit pas le fiiire crouler tout d’un
coup parce qu’ alors il restitue instantanément tout le calo-
rique absorbé dans sa formation, et met en action
l’énergie dépensée pour élever ce château branlant
366
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
construit sur le sable. La théorie est d’accord avec la
pratique.
Les considérations que nous venons de présenter
l)rièvenient rendent compte de la présence constante de
l’azote dans les corps explosifs, en même temps qu’elles
expliquent leur peu de maniabilité, leur étonnante sensi-
bilité et leur désastreuse instabilité jointe à une puissance
colossale.
111
LES EXPLOSIFS DANS LES ARJIES DE GUERRE.
En 1347, Hugues de Cardailliac recommandait aux
défenseurs de Brioule, par un ordre du jour qui nous a
été conservé dans les chroniques de Froissart, de tirer
d’abord sur les assaillants avec des arbalètes à tour, puis
avec des arbalètes à pied et enfin seulement avec les
inerres et canons, “ qui portent le moins loin. »
Trois siècles plus tard, Vauban traçait ses fortifica-
tions en comptant sur une portée d’artillerie de 1200
mètres et de mousqueterie de 200 mètres : en 1870, son
chef-d’œuvre, Strasbourg, n’était plus qu’un nid à bombes!
Aujourd’hui, les pièces de siège ont une portée de
18 kilomètres. L’étude théoricpie des poudres progressives
et l’application des derniers progrès de la métallurgie ont
réalisé ces étonnants progrès, qui ont révolutionné l’art
de la guerre.
Tous les vingt ans, l’armement se modifie et se perfec-
tionne.
“ (iu’on le sache bien, la guerre de 1870 n’aura été
qu’un jeu d’enfants à côté de celle qui éclatera, » disait, il
y a quelques jours, le prince de Bismark ; on peut l’en
croire sur parole. En effet, les armes de guerre ont été
singulièrement améliorées depuis Metz et Sedan, et l’on
LES AGENTS EXPLOSIFS.
36y
frémit en envisageant les conditions nouvelles d’une lutte
qui peut mettre demain des millions d’hommes aux prises.
Les circonstances critiques que nous traversons en ce
moment donnent un intérêt particulier à l’étude des armes
qui entreront en lice.
Nous no parlerons que pour mémoire des canons géants
construits dans ces dernières années, le King-Gun de
loo tonnes du Duilio, les Infants de Woohvicli, le Krupp
de 124 tonnes, le Fraser do 200 tonnes, ce dernier
lançant <à 19000 mètres un projectile do 2000 kilos. Le
rapport du poids du boulot à celui do la pièce étant de 1
à 100, il n’y a plus de limites, et l’on pourrait lancer des
masses de fer do 3ooo et do 4000 kilos avec des bouches à
feu do 3oo tonnes, voire même de 400. Ces canons sont
des monstres dont il est difficile de prévoir le rôle ; cpii
no se rappelle ce formidable canon de l’usine d’Essen,
exposé à Paris, on 1867; il fut amené devant Belfort,
mais on prétend qu’il ne tira qu’un seul coup, une pièce
de rempart l’ayant culbulté aussitôt et mis hors d’état do
suivre. Ce sont des leçons dont on ti(mt compte dans tous
les camps : ces engins formidables resteront peut-être les
princes de la mer ; mais, sur terre, leur masse limitera
heureusement leur emploi.
C’est dans une autre voie que le canon s’est perfec-
tionné.
Et d’abord, la construction desliouchcs à feu est entrée
depuis quelques années dans une phase nouvelle. On a
réussi aujourd’hui à augmenter la résistance des tulies
tout en dimijiiiant leur poids, en les enveloppant de
manchons métalliques, dont le diamètre intérieur est un
pou moindre que le diamètre extérieur au point corres-
pondant du tube. On pose ces frottes à chaud, mais à
une température modérée, et non point au rouge,
comme on l’a écrit par erreur. Le refroidissement entraîne
une contraction, d’où résulte un serrage, qui augmente la
résistance de la bouche à feu s’il no dépasse pas une
368
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
certaine limite, et la compromet s’il devient trop considé-
rable. On fait mieux encore en frettant la pièce par un
lil d’acier, formant autour d’elle une sorte de bobine aux
spires serrées; les bouts des fils sont réunis par une
forte brasure, et le tout est encore recouvert d’une jaquette
d’acier. Les ingénieurs de Woohvich ont créé par ce
procédé une pièce de 25o millimètres de diamètre, sup-
portant une pression de lo tonnes par centimètre carré, et
ne pesant que 25 tonnes. Les forges d’Elswick ont réalisé
un autre type do 41 1 millimètres, éprouvé à des pressions
de i5 tonnes, sans érosion de l’âme. Les maisons Krupp
d’Essen et Cail do Paris, cette dernière dirigée par le
colonel de Bange, ont aussi leurs modèles ; ces pièces,
dont la longueur est d’environ 35 calibres, et dont Fàme
présente jusqu’à i5o rayures de pas croissant, ont une
rectitude de tir étonnante et une puissance formidable
de pénétration. (.Trace aux progrès simultanés de la fabri-
cation de la poudre, qui s’est développée parallèlement
avec la construction des liouches à feu, les projectiles ont
des vitesses de 400 à 700 mètres par seconde à la sortie
de la gueule ; leur énergie égale dix à quinze mille
tonnes-mètres; leur (piantité de mouvement dépasse
450 000 unités, et leur puissance de pénétration atteint
5ü 000 tonnes par pied carré (1), ainsi qu’on l’a constaté
dernièrement en Angleterre, avec des projectiles de goo
kilos et des charges de 400 kilos de poudre. Un boulet,
animé d’une telle force de pénétration, percerait une armure
de plus de 70 centimètres d’épaisseur.
En somme, on a remar([uabloment modifié le canon en
diminuant son poids tout en augmentant sa résistance ;
on a admirablement tiré parti des poudres progressives en
augmentant la vitesse initiale du projectile et son énergie,
sans atteindre des pressions trop élevées. Ce n’étaient pas
de vulgaires artilleurs, ceux qui ont inauguré ces voies
nouvelles, c’étaient de véritables savants.
(1) Soit 5500 tonnes environ par décimètre carré.
LES AGENTS EXPLOSIFS.
369
Le fusil n’est pas resté en arrière, et voici que la
France étudie à Châlons, l’Allemagne à Spandau des
armes qui portent à 2000 mètres et impriment à la
balle une vitesse initiale de 5oo mètres. Ces résultats
sont obtenus, il est vrai, avec des poudres spéciales :
ainsi le fusil Lebel qui sera probablement adopté en
France, emploie la poudre du général Brugère (1).
Cette poudre, dont on parlera peut-être beaucoup, a
été présentée en 1870 à l’Académie des sciences ; elle est
formée de 54 parties de picrate d’ammoniaque et de
46 parties de salpêtre, et possède dos qualités propulsives
remarquables, sans être spontanément explosive, ni bri-
sante. A cet égard, elle est même supérieure à la poudre
ordinaire, attendu quelle est plus lente ; en effet, réduite
à l’état de galette, elle brûle avec une vitesse moyenne
de 6 millimètres par seconde alors que la poudre a une
vitesse de 1 1 millimètres. De plus, elle est moins hygro-
métrique, et elle donne moins do fumée et moins de
dépôts solides (2) : on peut la chauffer jusqu’à 3 10 degrés
sans explosion. Cos résultats étaient inattendus pour un
produit au picrate : mais nous verrons dans la suite de
cette étude, que certains mélanges peuvent atténuer sensi-
blement les propriétés des composants, au point que
l’azotate d’ammoniaque fait du coton-poudre un agent
qui fuse et n’explose plus. En substituant le picrate
d’ammoniaque au picrate de potasse, employé d’abord par
M. Désignolle, M. Brugère a réalisé un perfectionnement
considérable ; il a pu être conduit à cette découverte par
une déduction rationnelle des principes.
La poudre Désignolle, qui a causé le désastre du maga-
sin Fontaine, était destinée spécialement au chargement
(1) On hésite encore entre le fusil Lebel et le fusil Gras à magasin.
(2) La réaction de combustion peut être représentée par la formule sui-
vante ;
(Az Oq3 AzH* -b 2 KO AzO« = 2 KO, GO^ -f 10 GO» -b 6 Az -b 6 H.
Le résidu se compose donc uniquement de carbonate de potasse.
XXI
21
3yO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
des torpilles, car elle était excessivement brisante ; on
n’en parle plus guère, attendu qu’elle est bien inférieure
au fulmicoton comprimé et à la dynamite.
Nous voilà amenés à parler des torpilles, ces armes
nouvelles, défensives et offensives à la fois, qui sont
intervenues naguère dans la lutte que se livraient les
canons et les cuirassés, et desquelles on pourra dire:
ceci tuera cela, car aucune forteresse flottante ne saurait
leur résister. Inventées au xvii® siècle, appliquées avec
succès par Fulton en 1810, elles ont joué un rôle considé-
rable dans la guerre de sécession d’Amérique et aujour-
d’hui elles ont acquis une puissance tellement formidable
que les amirautés hésitent à construire de nouveaux cui-
rassés.
Tout le monde parle des torpilles, mais on ne les con-
naît guère : qu’est-ce donc qu’une torpille ?
Imaginez une bombe ou une enceinte de fer, aux parois
résistantes, remplie de dynamite, munie d’un appareil
quelconque permettant de la faire éclater à un moment
donné : ce sera une amorce de percussion, ou une capsule
à mèche, ou bien une amorce électrique placée dans le
circuit d’une bobine d’induction ou d’un exploseur Bré-
guet à coup de poing (i). Admettez que cette machine
infernale se trouve adossée contre les flancs d’un navire
et quelle fasse explosion. Les gaz produits opéreront en
tous sens un refoulement des molécules liquides et se
créeront une chambre sphérique, qui tendra vers la sur-
face et soulèvera une colonne d’eau énorme, en même
temps que les points voisins subiront une commotion vio-
lente produite par le choc de l’onde liquide, refoulée en
tous sens autour du fourneau. Cette action sera tellement
instantanée que tout l’effort portera sur la paroi, et le ter-
rible engin fera brèche dans la cuirasse la plus épaisse
et ruinera les plus fortes membrures, sans que le cercle
(1) La mise du feu par détonation est requise.
LES AGENTS EXPLOSIFS.
371
dangereux dépasse vingt mètres ; de plus, l’action de la
torpille ne s’exercera efficacement que sur un obstacle
doté d’une certaine inertie, et elle sera très faible sur
une coquille de noix qui fuira devant l’onde de compres-
sion. Ce point est important à noter.
Toute la difficulté consiste à réaliser le contact entre
la torpille et la carène à éventrer : à cet effet, on em-
ploiera, suivant les cas, des torpilles fixes, ou des tor-
pilles portées, ou des torpilles projetées, ou enfin des tor-
pilles automobiles dirigeables. Mais nous n’avons pas la
prétention d’exposer ici toutes les tactiques de combat
torpédique : signalons seulement le cas si fréquent où
de légers bateaux porte-torpilles iront attacher l’engin des-
tructeur contre la paroi d’un formidable monitor, et
essayons de reconstituer la scène émouvante de ce drame
naval.
Le cuirassé est au mouillage : les servants de sa redou-
table artillerie passent la nuit sur le pont et de nombreux
factionnaires ont l’oreille et l’œil au guet. Profitant de
l’obscurité, un bateau Tliornicroft tentera la fortune ;
c’est un frêle esquif, une petite chaloupe à vapeur longue
de 20 mètres, large de 2, presque entièrement submergée,
d’une mobilité extrême, filant 20 nœuds à l’heure, soit
10 mètres à la seconde ; elle porte deux espars, c’est-à-dire
deux longues perches de 14 mètres de long, à l’extrémité
desquelles est fixée une torpille de 3o kilos de dyna-
mite. L’objectif est de placer cette torpille contre les
flancs du navire, à une profondeur d’au moins 3 mètres
sous l’eau et de la faire sauter. On s’approchera du colosse
on grand silence, lentement d’abord, pour atténuer h'
bruit des machines et du sillage et rester inaperçu le plus
longtemps possible. Découvert à quelques centaines de
mètres, le torpilleur ne répondra rien au qui-vive du fac-
tionnaire ; il mettra les espars en garde et avancera de
toute sa vitesse. 11 arrive sur le navire en moins d’une
minute, à travers une grêle d’obus, de balles et de
3y2 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
mitraille et le frappe au point marcpié ; la torpille éclate
contre les œuvres vives de l’ennemi et ouvre clans sa
cof^iie une large voie d’eau. Une gerbe lic^uide se soulève
et couvre la petite embarcation de l’assaillant, (j^ui fait
machine arrière et s’enfuit pour assister de loin aux der-
nières péripéties de ce terrible coup de théâtre. Dans ce
combat corps à corps, les chances sont fort inégales et le
pygmée a prescpie toujours raison du géant. Plus do
dix monitors ont péri dans la guerre d’Amérique sous les
coups des Davids et des screivpîcket bouts; dans la guerre
russo-turque, les Ottomans perdirent ainsi trois cuirassés ;
dans la guerre du Chili et du Pérou, les monitors eurent
encore le dessous; à Foutchéou, l’illustre amiral Cour-
bet employa avec succès ses doux torpilleurs 45 et 46.
Dref, le torpilleur est un assaillant formidable, et l’on a
vu de grands navires fuir devant do petites baleinières
munies d’espars. En général, avec de l’intrépidité et du
sang froid, les plus frôles embarcations peuvent se déga-
ger du tourbillon produit par le navire qui saute et coule
à pic, et l’on ne connaît qu’un seul cas où un david amé-
ricain s’abîma avec le cuirassé ; les Russes no perdirent
(i[u’un do leurs canots, qui fut défoncé par l’artillerie d’un
navire turc.
Pour conserver l’empire des mers, les forteresses flot-
tantes doivent nécessairement maintenir leurs terribles
adversaires à distance ; à cet effet, on couvre le pont de
canons Hotchkiss, de mitrailleuses et do canons-revolvers,
en même temps qu’on emploie de puissants foyers électri-
(jucs pour inonder l’horizon de lumière ; mais le torpilleur
se rend invulnérable et invisible en se bardant de fer, en
supprimant sa cheminée et en prenant la couleur de l’eau.
Bien plus, il devient sous-marin : tous les journaux ont
parlé du bateau Nordenfeldt, qui .s’immerge à 20 mètres
de profondeur, à l’aide de deux hélices latérales à axe ver-
tical et d’un lest variable, analogue à la vessie natatoire
des poissons. Contre de tels ennemis, les cuirassés n’ont
LES AGENTS EXPLOSIFS.
373
plus qu’une protection : ils s’entourent de filets et de cri-
nolines de fer; le filet Bullivant semble assurer pour le
moment leur sécurité. Le torpilleur renonce dès lors ù
porter ses engins explosifs au bout de ses espars : il les
lance de loin, do manière à percer le filet, ou bien il
emploie des torpilles automol)iles Whitehead ; elles coû-
tent un peu cher, mais (pi’est-ce que cim[ ou dix mille
francs dans le l)udget de la marine (juand on espère
détruire à ce prix un géant qui a coûté des millions I La
torpille Berdan est plus ingénieuse encore' : grâce à une
combinaison mécanique assez simple, (‘('(te machine de
guerre plonge automatiquement dès qu’elle louclie le filet
et elle va se relever contre le flanc du navire; on la dirige
à volonté à i5oo mètres de distance, et elle ol)éit comim'
un être raisonnable à la volonté de celui (pii la gouverne.
11 était donc bien vrai de dire ([ue « ceci tuera cela ", ('t
les amirautés sont aux abois pour défendre ces formidal)les
navires dont les carapaces de fer semblaient défier toutes
les attaques ; trente kilos de dynamite ont raison en
etfet d’un vaillant équipage, et quelques secondes suffisent
pour détruire le travail de plusieurs années et le fruit des
épargnes d’un peuple.
L’efficacité des explosifs dans les luttes navales devait
réveiller l’ardeur des ingénieurs militaires, (pii cherchaient
depuis si longtemps à utiliser la dynamite i>our h' char-
gement des obus et de tous les projectiles creux.
On avait essayé successivement les picrates, le fulmi-
coton et la dynamite ; mais on avait échoué contre deux
écueils. Et d’abord, ces .sulistances faisaient éclat('r fré-
quemment l’obus dans la pièce, par suite du choc au
départ et de réchauffement du métal occasionné par le tir
et par le frottement dans les rayures de l’âme ; de plus,
on n’avait pas réussi à régler l’éclatement de ces projec-
tiles, qui sautaient dès qu’ils touchaient le but ; or, dans
le tir en brèche, il faut que les obus pénètrent dans les
maçonneries avant de se briser, sinon ils ne produii-aient
3?4
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
que des dégâts siiperticiels, sans disjonction des matériaux.
On cherchait depuis longtemps à corriger ces deux défauts^
mais la question semblait désespérée, lorsque tout à coup
les Allemands ont découvert la roburite ou la hellhofite,
les Russes le silotwaar, les Suédois la bellite et les Fran-
çais la mélinite : la nature et la composition de ces sub-
stances sont restées secrètes, et nous ne pouvons que
former des conjectures à cet égard (i). Par contre, on a eu
soin de laire connaître leurs propriétés ; ainsi la mélinite
a., dit-on, une force explosive très supérieure à celle de la
nitroglycérine, et elle produit dans les maçonneries et les
terre-pleins des effets de destruction et de bouleversement
(i[ui dépassent tout ce qu’on peut réver. Dans les fameuses
expériences de la Malmaison, de la Fère et de Bourges,
on employait des obus de 2 mètres de long, qui étaient
lancés par un mortier de 220 millimètres ; aucune tourelle;
aucune casemate ne put résister à un tir vertical ; aucune
muraille ne resta debout sous un tir de plein fouet ; un seul
obus suffit pour bouleverser de fond en comble un magasin
à poudre. Au début des essais, un projectile éclata dans
la pièce ; celle-ci fut pulvérisée et l’on en retrouva de
menus éclats à 1 200 mètres du champ d’expériences ;
c'était une pièce d’acier parfaitement usinée, presque neuve
et soigneusemeut éprouvée à l’avance. Les obus allemands
ont, il est vrai, un pouvoir de.structeur égal à celui de ces
(1) Le général Rosset avait créé un obus-torpille, qui pouvait être lancé par
des pièces de 320 millimètres avec une vitesse initiale de 400 mètres; il utili-
sait probablement des gélatines nitroglycérinées, mais on dut renoncer à ces
produits qui explosent spontanément. Plus tard, M. Turpin proposa la pan-
clastite pour le chargement des projectiles creux : ses éléments qui, séparé-
ment, étaient inoffensifs, n’étaient réunis qu'au moment où l’explosion devait
se produire. Les Allemands paraissent avoir adopté ce mode d’emploi, l’un
des éléments étant renfermé dans une ampoule de verre qui se brise au
moment du choc. Mais ce n’est là qu’une hypothèse. Pour nous, il nous sem-
ble qu’on obtiendra la meilleure solution du problème en mélangeant du
coton-poudre en pâte au collodion avec du chlorate de potasse, ou bien de la
nitrobenzine avec du nitrate d’ammoniaque ou quelque produit semblable,
qui serait facilement maniable tout en gardant une grande énergie disponi-
ble : la bellite est un composé de ce genre.
LES AGENTS EXPLOSIFS.
375
obus sur lesquels on comptait si bien en France pour faire
face à notre redoutable voisin de l’est : une revue mili-
taire prussienne a déclaré qu’un ouvrage permanent quel-
conque, battu durant dix à douze heures, ne serait plus
qu’un monceau de décombres, et le major Sclieibert (1)
n’hésite pas à affirmer que Toul et Verdun, nos deux bou-
levards de défense, pourraient sans peine être pris
d’assaut. Dans ces conditions, c’en est fait des théories de
4
Vauban, de Cohorn et de Cormontaigne, et nous nous
rallions à l’opinion de ce sceptique déclarant que désor-
mais un large fossé restait la seule partie utile d’une forte-
resse, et une haute escarpe la seule protection efficace
contre une surprise. Nos places fortes auraient donc la
même valeur et elles seraient vouées au même sort que
les castels et les donjons d’autrefois ; on pouvait s’atten-
dre à cette évolution de l’art militaire, elle a été produite
par les agents explosifs découverts récemment.
IV
LES CORPS EXPLOSIFS DANS LES TRAVAUX DE LA PAIX.
« Adieu, courage et bravoure », telle est la conclusion
qui semble ressortir fatalement des considérations précé-
dentes. En effet, s’il faut toujours de l’héroïsme pour affron-
ter une pluie de fer et de feu et rester ferme et iné-
branlable à un poste d’honneur, par contre l’initiative
personnelle, la décision, l’élan et les brillantes qualités
militaires qui décidaient autrefois du sort des batailles
paraissent bien inutiles, alors que les rencontres à l’arme
blanche et les charges furieuses ne sont plus que des sou-
venirs historiques : le dernier mot est aujourd’hui aux
fusils à répétition, aux canons à longue portée et à tir
(1) Le major Scheibert est l’auteur d’un excellent traité de fortifications.
376 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
rapide et aux obus chargés de roburite et de mélinite. Il
est bien loin de nous le temps des paladins et des preux
chevaliers Bayard et Du Guesclin !
On pourrait se demander dès lors si les admirables
découvertes de la science moderne ont été un bienfait
pour rhumanité ; par bonheur, les agents explosifs ont eu
d'autres résultats tpie de révolutionner l’art de la guerre, et
on peut les employer mieux qu’à faire des hécatombes
d’hommes et à détruire des forteresses.
Voyons les ingénieurs à l’œuvre : leur tâche est peut-
être moins glorieuse que celle des hommes de guerre, mais
elle est assurément plus féconde. Les agents explosifs
ont décuplé les forces des travailleurs, et, pour le prouver,
il suffit de montrer comment la main de l’homme est
devenue puissante depuis qu’elle, sait ‘manier ces auxi-
liaires auxquels rien ne peut résister. Un des plus beaux
travaux effectués dans ces dernières années, la destruc-
tion du récif de Hell-Gate à l’entrée du port de New-York,
est un exemple frappant de ce qu’on peut réaliser par la
dynamite : notre illustre confrère de la Société scientifique
de Bruxelles (pii dirigeait cette entreprise, le général
Newton, a disloqué un banc de rocher de plus d’un hectare
de superficie en l’attaquant par 22 600 kilos de corps
explosifs de diverse nature, dynamite, rendrock et vulcan-
powder (1). On travailla huit ans à préparer les galeries
et les trous d’explosion; puis, il suffit d’une seconde pour
consommer l’émiettement du récif, dont il fallut draguer les
débris pendant huit autres années. Chaque gramme de
dynamite a soulevé et brisé 6 kilos de roche dure; l’aba-
tage de 5oooo mètres cubes a coûté moins de dix millions,
soit moins de 200 francs par mètre cube. Ces rapproche-
ments nous dispensent do tout commentaire.
Les deux grands tunnels transalpins du mont Cenis et
(1) Le rendrock est formé de nitroglycérine et de nitrate de potasse ; le
vulcan-powder est à base: de nitrate de soude.
LES AGENTS EXPLOSIFS.
377
du Saint-Gothard sont un autre exemple de ce cpi’on peut
attendre des substances explosives ; le premier a été
percé à la poudre jlans des schistes relativement tendres,
le second à la dynamite dans des roches granitiques très
dures. Au mont Cenis l’avancement était d’environ 65
mètres par quinzaine; au Saint-Gothard, oneût pu progres-
ser beaucoup plus rapidement, attendu qu’il ne fallait que
4 trous de mine par mètre carré de front de taille au lieu
de 10 ; l’économie qui en est résultée est considérable. En
effet, le percement d’une galerie souterraine comprend
trois opérations fondamentales : le forage des trous, le
sautage et le relevage des débris. L’emploi des perfora-
teurs mécaniques et des baveuses a singulièrement facilité
la première opération, qui exige cependant encore quatre
heures en moyenne qliand on fait quatre trous par mètre
carré et huit heures quand on fait 10 trous (1) : c’est par
là que la dynamite l’emporte sur la poudre, car le reste
du travail est identique.
Chaque trou de mine reçoit environ un kilo de dyna-
mite, en dix cartouches de cent grammes, que l’on bourre
avec des cylindres de terre glaise comprimée à l’aide d’un
bourroir de bois. Une capsule fulminante, placée au cœur
de la cartouche, est en communication avec une mèche
Bickford qui sert à l’allumage ; le foughiste y met le feu
et s’éloigne rapidement. L’explosion a lieu, on compte
les coups et, lorsqu’on s’est assuré qu’ils sont tous partis,
on vient relever les déblais du rocher pulvérisé. On a
dépensé de la sorte 1 5ooooo kilos de dynamite pour
percer les i5 kilomètres du grand tunnel qui relie la Suisse
et l’Italie. Autrefois l’empereur Claude fit travailler
3oooo esclaves au petit tunnel de l’émissaire du lac
Fuccino;que de bras eût-il fallu pour hiire le travail de
la dynamite au Saint-Gothard?
(1) On ne peut percer plus de cinq trous à la fois par mètre carré ; il faut
donc deux opérations pour dix trous.
3j8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES. ^
On manie aujourd’hui la dynamite avec une science \
profonde : il faut lire la communication que faisait l’an ]
dernier à l’Académie des sciences notre grand perceur -|
d’isthmes, et l’on verra avec quel art consommé les ingé- !
nieurs du canal de Panama ont fait sauter la butte de \
Gramboa. Dans le calcul de la charge, il fallait aussi bien '
éviter toute projection d’éclats que chercher à produire le
broiement le plus avantageux pour le déblai : or, la ;
poudre projette, la dynamite pulvérise ; il convenait
donc d’employer une charge mixte. Deux paquets de
dynamite furent adjoints à un paquet de poudre en grains,
et la charge C se détermina par la formule G = KGR®
dans laquelle K est une fonction qui dépend de la compo-
sition du mélange explosif, G la dureté de la roche et K
le rayon de moindre résistance. Des formules mathéma-
tiques permettent donc de calculer les charges nécessaires ^
pour disloquer une roche dont on connaît la dureté ainsi !
que ses divers accidents de stratification. Mais ce n’est !
pas tout de connaître les poids de poudre et de dynamite ^
nécessaires pour abattre un cube déterminé, il faut j
encore, savoir où placer le foyer de l’explosion, et pour 1
cela il faut tenir compte de la ligne de moindre résistance : j
des règles empiriques, celle de Burgoyne par exemple, ^
viendront encore guider l’ingénieur. Bref, c’est un art j
que de savoir tirer le meilleur parti des explosifs, c’est 'î
même un art difficile, mais cet art est éminemment utile, |
et nous devions en signaler les difficultés et l’importance. *
La science pure a aussi utilisé les pressions explosives i
des composés nitrés, et M. Daubrée a pu suivre expéri- ?
mentalement les transformations mystérieuses des miné- ’
raux, en reproduisant les pressions qu’ils ont subies dans
l’intérieur du globe. Les tensions qui font monter la lave
au sommet de l’Etna, à 3ooo mètres au-dessus du niveau
de la mer, peuvent être provoquées au gré du savant. Le
géologue vérifiera de la sorte le bien fondé des hypothèses
qu’il aura été amené à faire. M. Daubrée a eu cette
LES AGENTS EXPLOSIFS. SyÇ
bonne fortune, car il a réussi à former du fer météo-
rique.
Les applications de la dynamite se multiplient, et nous
voyons ce même produit faisant face à tous les besoins.
A l’entrée du port de Boulogne, on brise à la dynamite la
carapace d’un navire incendié qui en obstruait l’entrée ;
sur nos fleuves, on fait sauter les glaces qui forment une
embâcle d’une masse colossale ; en Amérique, on coupe
les arbres ; dans les abattoirs, on tue à la dynamite ; les
amateurs pêchent à la dynamite, et enfln, le dirai-je, un
insensé se suicide à la dynamite.
Quinze millions de kilogrammes de dynamite se fabri-
quent annuellement, et les célèbres usines de Christiania,
de Krümmel (Hambourg), de Schlebucli (province rhénane),
d’Isleten (Suisse), d’Avigliana (Piémont), de (laldacano
(Bilbao), de Trafaria (Portugal), d’Ardeer (Ecosse), de Pau-
lille (Pyrénées-Orientales), de San-Francisco et de New-
York, etc., ne suffisent pas à la demande et multiplient
leurs succursales.
L’énergie disponible dans ces produits de l’industrie
privée forme une somme qui étonne et terrifie ; elle est
de kilogrammètres ! Mais ce chilfre colossal ne
dit rien à l’esprit; en voici un autre qui sera plus éloquent,
il est relatif à la poudre de guerre. Les canons de Wool-
wich, dont la charge atteint qSo kilos de poudre, trans-
forment en travail 3oo millions de calories; ils développent
donc un travail de 128 milliards de kilogrammètres, c’est-
à-dire de quoi faire marcher pendant un an une machine
de cent cheAmux (1). On ne sait pas ce que coûte à la civili-
sation un coup de canon : les ligues de la paix ne sauraient
produire de meilleur argument pour faire prendre la
(1) Il y a cinquante ans, un canon du plus gros calibre coûtait 10 000 francs
et son chargement ne revenait pas à 30 francs. Actuellement, on fait des
canons d’un million, dont chaque coup occasionne à l’État une dépense
de 5000 francs au moins. L’Angleterre vient de commander à nos usines
françaises de Firminy 400 obus d’acier au prix de 500 000 franes.
38o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
guerre en horreur. Tout ce travail énorme est non seule-
ment dépensé en pure perte, mais il est employé par
l'homme à détruire ses semblables ; au lieu d'étre utilisé
à édifier, il ne sert qu’à amonceler des ruines ; au lieu
d’enrichir le genre humain, il l’appauvrit et tarit ses res-
sources. Je sais bien cpie la guerre est nécessaire, inévi-
table, que c’est une loi du monde, qu’elle est divine en
elle-même, dans ses moyens et dans ses résultats. Mais
voici que le fiéau de Dieu devient de plus en plus épou-
vantable, et l’on envisage avec stupeur l’avenir que nous
réservent ces inventeurs infatigables qui proposent chaque
jour à l’Eui’ope sous les armes un nouvel engin de des-
truction plus meurtrier et plus redoutable. Que l’huma-
nité serait donc plus riche et plus heureuse, si elle
utilisait son génie et ses ressources à des objets utiles au
bien général. Ces regrets seront traités d’utopie, et l’on
sourira à l’idée que je vais exposer d’utiliser la poudre et
la dynamite pour animer des machines motrices ; une
machine à la poudre semble paradoxale !
Et pourtant, Huyghens avait réalisé un semblable
moteur, il y a plus de deux siècles déjà. Son idée, long-
temps abandonnée, a été reprise il y a soixante ans, et les
ingénieurs ont su discipliné!’ les mélanges tonnants les
plus énergiques, pour faire marcher docilement des
moteurs qui rendent déjà les plus grands services à
l’industrie et se substitueront probablement un jour à la
machine à vapeur, car ils seront plus économiques (i).
Mais ce résultat peut être dépassé : nos explosifs sont,
en effet, de bien plus riches trésors de travail et des
sources d’énergie bien plus puissantes. Un jeune physi-
cien, obsédé par cette idée, avait cherché, il y a quelques
années, à employer le fulmicoton à la production du
(1) J’étais appelé à essayerces jours derniers un moteur alimenté au gaz à
l’eau, produisant 25 chevaux avec une dépense de 750 grammes d’anthracite
par cheval-heure. Le gazogène n’est pas loin de supplanter la chaudière à
vapeur.
LES AGENTS EXPLOSIFS.
38l
travail : il le mélangeait d’azotate d’ammoniaque, et il pré-
parait de la sorte une substance qui fusait san s détoner
et sans laisser de résidu, de manière à utiliser, au cœur
même du cylindre moteur, toute la chaleur disponible. Il
touchait au succès lorsque, malheureusement, un jour
une explosion se produisit qui faillit lui coûter la vie ;
ses travaux furent interrompus, mais ils seront repris
un jour; peut-être le silicate de potasse réussira-t-il mieux
que le nitrate d’ammoniaque. Mais je ne doute pas qu’on
ne trouve le moyen de discipliner les composés nitrés.
L’homme a asservi la foudre, que Dieu semblait s’étre
réservée; il domptera bien ces produits qui sont l’œuvre
de ses mains, et ces éléments de mort et de destruction
deviendront des sources de richesse et de bien-être. Il
nous plaît de terminer par ces considérations réconfor-
tantes une étude dans laquelle nous avons trop parlé des
ravages exercés par la poudre, la nitroglycérine, la
roburite et la mélinite.
Aimé AVitz.
LES CHÉLONIENS
“ Des êtres qui transportent avec eux une sorte de
maison, où ils se renferment et vivent en sécurité,
devaient exciter l’intérêt des hommes les moins attentifs
aux merveilles de la nature ; aussi voyons-nous qu’on
connut les tortues de tous les temps (i). »
N éanmoins l’étude de cet ordre de reptiles est loin
d’étre aussi avancée que celle d’autres groupes zoologi-
ques : la classilication des chéloniens, leur ostéologie, la
physiologie de la nutrition et de la respiration sont autant
de champs encore incomplètement explorés aujourd’hui.
Les faits acquis ne sont pas encore consignés dans les
ouvrages de zoologie générale, qui, à l’envi, notamment
pour la respiration et l’ostéologie, reproduisent les erreurs
des premiers anatomistes.
Beaucoup de naturalistes modernes se portent exclusi-
vement vers le monde des infiniment petits, et il en est
(1) Geoffroy Saint-Hilaire, Mémoire sur les tortues molles (Annales du
Muséum d'histoire naturelle, XIV, 1809, p. 1).
LES CHÉLONIENS.
383
qui professent un certain dédain pour l’anatomie descrip-
tive et pour l’étude des êtres supérieurs. Cet abandon est
préjudiciable à la science : « L’anatomie comparée est la
seule base solide sur laquelle puisse être fondé l’éditice de
la science zoologique (i). »
Un écrivain moderne critique à bon droit cet exclusi-
visme. M. Houba (2) raille spirituellement « le jeune
homme qui ferait dix lieues pour rencontrer une plante
invisible à l’œil nu, perceptible seulement à la loupe ou au
miscroscope, et qui ne saurait dire sous quel arbre il
s’est abrité quand l’orage est venu le surprendre au
moment de ses recherches. »
Aucun ordre d’animaux n’est aussi naturel, ni aussi
nettement délimité à l’époque actuelle que celui des chélo-
niens. Dans l’histoire de la zoologie, on ne cite qu’un
naturaliste qui ait classé à tort un animal d’un autre ordre
dans celui des tortues (3).
Cependant, aux périodes reculées de l’histoire de notre
globe, cet ordre n’était pas si nettement distinct des
autres reptiles. Le Nestor des naturalistes belges, M. Vau
Beneden, assure « qu’il n’est pas impossible que plus d’une
tortue de l’époque secondaire ligure dans les musées sous
un nom crocodilien. C’est à cette époque, ajoute-t-il, que
l’on voit prédominer ces formes, dites collectives, (jui réu-
nissent d’abord à plusieurs certaines particularités et qui
semblent plus tard se séparer complètement les unes des
autres (4). »»
Si l’on définissait ces animaux « des reptiles dont le
tronc est protégé dorsalement par une carapace et ventra-
(1) Duméril et Bibron, Erpétologie, 1. 1, p. xxn.
(2) J. Houba, Les chênes de V Amérique septentrionale, etc. Hasselt, 1887,
p. 25.
(3) Ce fut J. Bontius. Gfr. Strauch, Chelonologische Studien, Saint-Péters-
bourg 1862, p. 5.
(4) Van Beneden, Note sur les ossements de Sphargis, etc. Bulletin de
l’Académie royale de Belgique, 3® série, t. VI, p. 677, 1883.
384 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
lement par un plastron », on délimiterait vaguement les
représentants actuels de cet ordre ; mais la paléontologie
opposerait à cette définition un vrai chélonien des schistes
lithographiques de Kelheim, Aplax Ohendot-feri (i). Von
Mey., presque complètement dépourvu de carapace.
Les chéloniens se distinguent des autres reptiles par un
ensemble de caractères bien tranchés, sans compter la
boîte osseuse qui les enveloppe. Contrairement aux autres
animaux de cette classe, ils ont un corps court et ramassé,
des mâchoires édentées entourées d’une gaine cornée et
tranchante, un tronc complètement immobile, seuls le cou
et la queue sont doués d’une grande flexibilité. Leur crâne
est remarqual)le par la soudure et l’aplatissement de ses
os ; dans plusieurs, il présente une double voûte osseuse,
dont la supérieure, produite par l’épanouissement du
pariétal, protège les muscles temporaux. Dans un très
grand nombre de tortues, les os nasaux font défaut ou,
plutôt, les cartilages précurseurs des os nasaux n’ossifient
plus et sont refoulés par les préfrontaux et résorbés. On
dit communément qu’il y a coossification des os nasaux
avec les préfrontaux ; nous croyons que c’est une erreur ;
plusieurs chéloniens, tant vivants que fossiles (Pachyrhyn-
chus (2), Dollo, Chelodina, Chelymys, Platemys (3), Hy-
dromedusa (4), ) ont des os nasaux séparés, normalement
développés. Le Sphargis, à l’état adulte, ne présente plus
de trace de ces os ; mais Paul Oervais (5) remarque que,
dans un jeune individu, « les frontaux antérieurs sont
séparés en avant par un petit cartilage représentant les
cartilages du nez ».
(1) Giebel, Faitna de Vonvelt, 1. 1, p. 75.
(2) L. Dollo, Note sur les chéloniens landéniens, Bulletin du Musée royal,
t. IV, 1886, p. 132.
(3) Rulimeyer, Ueher den Ban von Schale und Schüdel hei lebenden und
fossilen Schildkrôter, p. 62.
(4) G. C. H. Peters, Descriptio osteologica Hydrontedusæ Maxiniiliani,
Berolini 1838, p. 13,
(5) P. Gei'vais, Ostéologie du Sphargis Luth, Nouvelles Archives du
Muséum, t. VIII, p.220 et pl. 8, fig. 1'’.
LES CHÉLONIENS.
385
La symphyse mandibulairo (i) est généralement courte,
et plus ou moins concave transversalement et longitudi-
nalement ; rarement elle est longue, mais jamais l’élé-
ment splénial ne concourt à sa formation ; la mandibule
à longue symphyse ne semble se rencontrer que dans les
tortues conchifrages.
Le cou présente des caractères particuliers ; il peut
enfermer à la fois des vertèbres procœles, opisthocœles,
amphicœles, biconvexes et biplanes, des têtes articulaires
simples et souples. Il est d’une grande mobilité, ce qui
permet à un grand nombre de ces animaux de retirer la
tête sous la carapace ou de la replier, sur le côté, sous le
bord proéminent de leur test osseux.
Aucune vertèbre cervicale ne porte de côtes; néan-
moins le professeur Seeley (2) attribue, dubitativement il
est vrai, à la région cervicale du fossile Psephophorus poly-
gonus, une vertèbre ayant donné attache à une côte. Si
cette observation intéressante est confirmée, elle constitue
un argument nouveau pour établir la parenté prochaine
des anciens chéloniens avec les crocodiles.
Les vertèbres dorsales sont biplanes, et leur corps
n’est pas soudé aux neurapophyses, dont chacune s’appuie
sur deux corps vertébraux voisins. En dehors de quelques
cas très rares (3), elles sont dépourvues d’apophyses trans-
verses. Presque partout, les côtes s’articulent entre deux
corps de vertèbres, avec ces derniers et avec une neura-
pophyse.
Le sacrum est composé de deux vertèbres. Les nom-
breuses vertèbres de la région caudale, pourvues pres-
(1) Dollo, op. cit., pp. 137 et 139.
(â) Prof. H. G. Seeley, On Psepliophoriis polygonus, Quarterly Journal of
THE GEOLOGICAL SoGiETY, August. 1880, pp. 411 et 413.
(3) Nous ne connaissons que Psephophorus polygonus (Seeley, op. cit.,
p. 411) et Chersina angulata (Smets, Notes sur trois Testudinides, etc., t. X
des Annales de la Société scientifique), qui possèdent des apophyses trans-
verses sur quelques vertèbres dorsales.
XXI
25
386
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
que toutes d’apophyses transverses, sont très mobiles les
unes sur les autres. Généralement la queue, comme les
membres, peut s’abriter sous la carapace.
La disposition de la ceinture thoracique et abdominale,
en dedans de la carapace et sous les côtes, faisait dire à
Cuvier que les chéloniens étaient des animaux retournés.
Cette anomalie n’est que secondaire ; l’étude de leur
développement montre que, dans l’embryon, ces os pré-
sentent, avec tous les autres organes, les rapports con-
stants dans tous les vertébrés ; ce n’est que plus tard que
la carapace s’étend et recouvre les membres.
La ceinture thoracique se compose d’une omoplate
(stylet ascendant) et d’un précoracoïde (i), formant un
seul os, et d’un coracoïde qui reste généralement distinct.
Il n’existe ni clavicule, ni interclavicule, à moins que les
deux pièces antérieures du plastron et la pièce impaire,
entoplastron, ne les représente (2). Le bassin contient les
os usuels ; dans un groupe important, les Pleurodères ou
les Chélydes, il s’unit au plastron par suture ou synostose;
ailleurs, il est libre.
Les membres, constamment au nombre de deux paires,
présentent des divergences notables, suivant le genre de
vie. Adaptés à la marche dans les tortues terrestres, ils
sont massifs et plus ou moins cylindriques, otfrant des
doigts immobiles et soudés jusqu’aux ongles. On a com-
paré leurs extrémités aux pieds de l’éléphant pour rappe-
ler leur forme massive et le caractère d’avoir les doigts
distincts par les ongles seulement. Le nombre de ces
derniers varie de 5 à 4; ce sont, selon l’expression de
Duméril et Bibron (3), des crocs ou des grappins avec
(1) Gegenbauer, Untersuchungen zur vergleichenden Anatomie der Wirbel-
thiere (Schultergurtel der Wirbelthiere) 1865, p. 35 et suivantes.
(2) Dollo, Première note sur les chéloniens du Bruxellien (Bulletin du
Musée, t. IV, 1886, pp. 84 et suivantes).
(3) Duméril et Bibron, Erpétologie, t. II, p. 11.
LES CHÉLONIENS,
387
lesquels la tortue fliit en sorte de s’accrocher sur les
corps lixes et consistants pour y trouver un point d’appui
sur lequel se transportent alors tous les efforts musculai-
res. Ces animaux sont réellement digitigrades.
Quand ils ont des habitudes amphibiotiques, comme les
tortues paludines, les membres s’aplatissent, les doigts
devenus libres s’allongent, et une membrane interdigitale
se développe : ils sont plantigrades ou semi-plantigra-
des (1).
Dans les chéloniens exclusivement fluviatilcs, les mem-
bres sont plus aplatis, pentadactyles, trois doigts seuls
portent des ongles : l’allongement des doigts et le déve-
loppement de la membrane interdigitale ont justifié le
nom de irnttes en palettes donné aux extrémités des mem-
bres du TrionifcJiida.
Les tortues marines sont pinnigrades ;les doigts s’allon-
gent, se recouvrent, comme dans les cétacés, d’un tégu-
ment commun, et le membre présente la forme d’une
rame, sans doigts extérieurement distincts.
Ainsi, dans les mammifères comme dans les chéloniens
d’eau douce, les membres s’adaptent à l’habitat, par
l’allongement des doigts et la formation de meinbranes
interdigitales ; tandis que, dans les représentants pélagi-
ques de ces groupes, les doigts, considérablement allon-
gés, se recouvrent d’une membrane commune, transfor-
mant le membre en nageoire. Dans les mammifères péla-
giques, les membres postérieurs ont complètement dis-
paru, tandis que, chez les tortues thalassites, ils n’ont
subi qu’une forte réduction; ce qui s’explique par l’absence,
dans les dernières, de la nageoire caudale si puissante
dans les premiers.
Les chéloniens, qui vivent aujourd’hui dans le même
milieu, présentent aussi des caractères anatomiques et
(1) Strauch, Die Vertheiliing der SchUdkroten ilber den Erdbcdl, Saint-
Pétersbourg, 1865, p. 153.
388
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ostéologiques communs, et réciproquement. Ainsi, étant
donné un animal à doigts palmés, on est certain qu’on a
affaire à une tortue d’eau douce. Mais « un des faits les
plus remarquables de la distribution géographique des
chéloniens (fossiles), dit Pictet, est le mélange qui existe
souvent entre les tortues de mer et celles d’eau douce;
tandis que, de nos jours, les chélonées sont exclusivement
marines, et que les émydes et les trionyx n’habitent que les
fleuves, les lacs et les marais d’eau douce (i).
Plusieurs hypothèses ont été suggérées pour expliquer
ces curieuses associations. 11 nous semble qu’il faut admet-
tre que les tortues du monde ancien avaient une habita-
tion moins stricte que celles du monde actuel et que les
émydes pouvaient vivre dans la mer (2). »
Le sternum fait défaut dans tous les représentants de
cet ordre, du moins à l’époque actuelle; la plupart des ana-
tomistes sont unanimes à déclarer que toute assimilation
du plastron avec un appareil sternal doit être rejetée.
M. Wiedersheim (3) croit que les anciens chéloniens ont
possédé un sternum ; mais le plastron, qui le remplace,
non pas morphologiquement mais jusqu’à un certain
point fonctionnellement, fait très tôt son apparition dans
le développement embryonnaire, attestant par là sa
grande ancienneté. Aussi, il nous semble également pro-
bable que les chéloniens s'enchaînent, à leur origine,
avec d’autres reptiles, non chéloniens, déjà dépourvus de
sternum. On pourrait faire la même observation pour les
dents ; que des espèces encore inconnues de chéloniens
aient été dentées, il n’y a rien d’impossible, attendu que
dans les Trionyx on a rencontré des dents embryonnaires
(1) Pictet, IVaité de paléontologie, 1. 1, p. 439, 1853.
(2) Pictet, ibid., p. 440.
(3) Wiedersheim, Lehrhuch der vergleichenden Anatomie der Wirbelthiere,
1« partie, 1882, p. 42.
LES CHÉLONIENS.
389
comme dans les oiseaux, et que les problématiques Mace-
lognatha (1), de Marsh, qui sont dentés, pourraient être
chéloniens. Mais déduire do là l’existence certaine de ces
formes dentées, cela ne nous paraît guère possible.
L’épiderme des tortues se présente sous trois Ibrmes
différentes : dans les unes (tortues terrestres, paludines
et marines, sauf le Spliargis), la carapace et le plastron
sont recouverts de plaques cornées, portant dans le com-
merce le nom lï écailles. M. Seeley a proposé de les réunir
toutes dans une division unique, pour laquelle il a proposé
le nom do Aspidochehjidæ (2). Ces productions ectodcr-
miques doivent être distinguées dos parties constitutives
de l’exosquelette osseux, d’origine mésodormiquc ; bien que
l’arrangement des unes et dos autres soit fait d’après un
même type, elles no se correspondent ni en nombre, ni
en forme, ni en grandeur. La carapace présente une
série médiane, plaques vertébrales, deux séries laté-
rales, plaques dorsales, enfin deux rangées, droite et
gauche, bordant le limbe et s’infléchissant sur le plastron.
Ce dernier porto 4, 5 ou 6 paires de plaques paires et
souvent une antérieure impaire (plaque gidaire : Cher-
sina).
L’industrie fait un grand usage de ces plaques ; celles
des tortues terrestres et d’eau douce sont trop minces et
de mauvaise qualité. Elles n’étaient guère utilisées; mais
aujourd’hui, l’industrie sait tout employer et tout fal-
sifier, et l’on parvient à donner à ces écailles une teinte
agréable, mais passagère. On utilise surtout les écailles
de deux tortues marines, la tortue franche et le caret. Ce
sont les plaques neurales et costales qui ont le plus de
valeur; les marginales et les plastrales constituent un
produit accessoire, et se vendent avec les onglons ou ergot
(1) Maish, A Neiv Order of extinct Jurassic Reptiles (Americ. Jüurn.
Sc.) 1884, p. 341.
(2) Seeley, On Psephophorus pohjgonus, etc., p. 412.
3gO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
(les membres. L’écaille de la tortue franche (Chelone
Mydas) est transparente et plus agréablement nuancée
(gie celle du ca7’et et paraît d’un vert noir avec quelques
taches jaunâtres. Son peu d’épaisseur ne permet do l’em-
ployer que pour le placage et le marquetage.
Les écailles du caret (Chelone imhricata) imbriquées les
unes sur les autres, ont de 2 à 9 millimètres d’épaisseur,
mais le bord postérieur en est tranchant ; elles sont
noires avec des taches irrégulières et transparentes d’un
jaune doré et jaspées de rouge et de blanc.
Dans les cliéloniens Üuviatiles (Trionychida) la carapace
et le plastron sont recouverts d’une peau molle et souple ;
ce sont les PeJtochehjidæ de Seeley.
Enfin la troisième division, comprenant le seul genre
Sphcü'gis, dans la nature actuelle, est caractérisée par une
peau coriace, semblable à du cuir, recouvrant une singu-
lière carapace; ce seraient les Dermatochehjidæ.
L’exosquelotte, proprement dit, osseux, formé dans la
somatopleure, et constituant la carapace et le plastron,
est construit sur deux types différents. Dans les Theco-
phora (i), comprenant toutes les tortues sauf le Sphai'gis
et ses congénères fossiles, la carapace est constituée par
cinq séries de pièces unies par des sutures : une série
médiane, série neurale ou vertébrale, dont les éléments
se soudent aux neurapophyses des vertèbres dorsales ;
deux séries bordent cette première, à droite et à gauche,
ce sont les pièces costales, se coossifiant avec les côtes et
considérées jadis comme produites par l’épatement de ces
dernières; le bord de la carapace est formé par deux
séries (t’écailles marginales, restant parfois cartilagi-
neuses (quelques Trmiychida)', elles ont été considérées
à tort comme des cartilages costaux ossifiés ou des épi-
physes des vraies côtes. Les pièces costales peuvent être
(1) L. Dollo, J^^ote sur les chélonieus du Bruxellien, op. ciT., p. 79.
LES CHÉLONIENS.
391
complètes et se réunir avec les pièces marginales ; ailleurs
elles sont incomplètes dans la partie inférieure, et la côte
se prolonge libre jusqu’à la série marginale.
Le plastron est formé typiquement de 9, plus rarement
de 1 1 pièces, dont une médiane impaire et 4 ou 5 laté-
rales paires. Ces éléments peuvent se réunir pour former
une plaque osseuse continue ou laisser entre elles des
fontanelles plus ou moins grandes.
Dans le Sphargis et ses congénères, pour lesquels
Cope (1) a proposé le nom (^Athecæ, l’exosquelette est
formé d’une multitude do pièces osseuses polygonales,
formant une mosaïque, unies par des sutures dentelées ;
il ne s’appuie pas sur l’endosquolette ; les côtes sont libres
et mobiles (2). Indépendamment de ces pièces, il existe
“ une grande plaque osseuse en forme de disque rayonné,
pourvue d’une facette s’articulant avec la dernière ver-
tèbre cervicale ; cette plaque est considérée comme repré-
sentant la carapace véritable (3).
La forme extérieure do la carapace est très variable ;
elle est fortement bombée dans les tortues terrestres ;
elle se déprime déjà dans les tortues paludines, encore
davantage dans les Trionyx, enfin elle est aplatie et cor-
diforme dans les tortues de mer, qui ne peuvent plus y
abriter la tête ; la dernière forme facilite évidemment la
progression au sein des Ilots.
Avec la carapace des tortues, on a fait des boucliers,
des vases, des berceaux, des tabatières. Mercure aurait
construit la première lyre avec une carapace de tortue
(Testudo græca) ; do là dériverait le nom de testudo, donné
par les Romains à ces instruments de musique.
Des parties du plastron et de la carapace peuvent être
(1) Cope, Americ. Associât, for advancement of Science, t. XIX, p. 235,
1871.
(2) Depuis quelque temps, le musée de Bruxelles possède un individu de
cette espèce si rare.
(3) Van Beneden, Note sur les ossements de Sphargis, etc., op. cit., p. 676,
392 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
mobiles dans quelques genres, afin de déterminer l’occlu-
sion complète de la boîte osseuse. Dans les Kinyxis, la
partie postérieure de la carapace est mobile, et celle du
plastron dans les Pyxis. Les deux moitiés du plastron
sont mobiles dans le genre Termpene; Sternoihærus est
caractérisé par la particularité que la partie antérieure et
postérieure du plastron se meuvent sur la partie centrale,
au moyen de ligaments.
Le tube digestif est plus ou moins allongé suivant que
le régime est herbivore ou carnassier. Toutes les tortues
terrestres sont herbivores ; on trouve parfois dans leur
estomac des vers, des mollusques ou des insectes; néan-
moins c’est à tort que l’on place quelquefois la tortue
mauritanique dans les jardins, espérant lui voir détruire
les mollusques et les insectes (i).
Ln nourriture des tortues d’eau douce se compose de
vers, mollusques, grenouilles, poissons, etc. Cependant le
contenu de leur estomac indique que, au besoin, elles
peuvent satisfaire leur appétit par une nourriture végé-
tale.
Les tortues marines paissent les plantes marines, fucus,
varechs, etc., au fond des mers chaudes. A diverses
reprises, on a aussi cité des cas d’alimentation exclusive-
ment animale. Ainsi une tortue franche (Chelone Mydas)
échouée près d’Ostende avait dans son estomac un grand
nombre d’opercules de Buccinuni undatum et un certaine
quantité de pattes de Pagurus bernhardus (2).
Récemment encore, MM. Pouchet (3) et de Guerne ont
montré que Thalassochelys caretta, loin de tout rivage, en
dehors de la région des algues flottantes et sur des points
(1) Brocchi, Traité de zoologie agricole, Paris 1886, p. 222.
(2) Van Beneden, La tortue franche dans la mer du Nord. Bulleti:» de
l’Acad. ROY. DE Belgique, 2' série, t. VI, 1859, p. 71.
(3) Pouchet et de Guerne, Sur l’alimentation des tortues marines (Séance
du 12 avril 1886 de l’Académie des sciences de Paris).
LES CHÉLOMENS.
3g3
OÙ la mer a une profondeur considérable, vit aux dépens
de la faune pélagique. « Cette nourriture animale des
tortues marines, ajoutent-ils, explique la variété des vers
intestinaux signalés chez elles, mieux peut-être que ne le
pourrait faire le régime végétal qu’elles suivent, dit-on,
quand elles se rapprochent des côtes pour pondre,
Cette indilférence pour le régime végétal ou animal se
comprend aisément, parce que les sensations du goût sont
très faibles, les moyens de locomotion généralement
bornés et la gloutonnerie excessive. La digestion se fait
avec une grande lenteur ; aussi n’est-il pas étonnant que
ces animaux sachent supporter un jeûne prolongé. Récem-
ment, en ouvrant l’estomac d’une tortue terrestre (Chersina
angnlata), qui n’avait plus pris de nourriture depuis six
semaines, au moins, et qui était morte durant l’hiver,
nous ne fumes pas peu surpris de rencontrer encore dans
l’estomac une grande quantité d’herbe non digérée,
broutée par l’animal avant de tomber dans l’état de
léthargie. Les feuilles étaient encore assez fraîches pour
déterminer l’espèce de plante dont elles provenaient ; la
décomposition putride est empêchée, sans doute, par le
peu d’élévation de la température animale aussi bien que
par l’acidité du suc gastrique.
Le mécanisme de la respiration a été longtemps inconnu ;
un travail magistral de deux savants américains, MM. S.
W eir Mitchell et George R. Morehouse (i), a jeté une
lumière nouvelle et inattendue sur cette intéressante
question.
L’immobilité des côtes et du plastron, l’absence du ster-
num et de diaphragme montraient que l’acte de la respi-
ration ne pouvait s’effectuer de la même manière que
(1) s. Weir Mitchell and George R. Morehouse, Researches itpon the ana-
torny and pliysiology of respiration (Smithsonian contributions to know-
ledge, April i863).
3g4 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dans les vertébrés élevés. Aussi plusieurs hypothèses
avaient été émises pour l’expliquer. « M. Tauvry (i)
s’est avisé d’en rapporter la cause au mouvement de
marche; quand la tortue est en repos, sa tête et ses pieds
sont retirés sous l’écaille supérieure, et la peau qui l’en-
veloppe entièrement est plissée, mais quand l’animal
marche, il pousse au dehors sa tête et ses pieds ; sa peau
s’étend, puisqu’elle est tirée par ces parties, et par consé-
quent elle forme intérieurement un plus grand espace, et
c’est dans cet espace vide que l’air extérieur est obligé
d’entrer. »
“Je parvins à me démontrer, dit Varnier (2), que le
poumon de la tortue était entouré d’un réseau musculaire,
que par ce moyen il était parfaitement irritable, qu’il
avait une action propre, indépendante des autres agents
de la respiration et qu’il pouvait inspirer par lui-même. »
Longtemps a prévalu l’opinion de Cuvier, qui compa-
rait la respiration des tortues à celle des grenouilles :
“ Le même mécanisme, dit-il, est mis en jeu dans les
chéloniens. La déglutition de l’air est le seul moyen dont
ils puissent se servir pour faire entrer ce fluide dans leurs
poumons. Ils dilatent et contractent leur gorge alterna-
tivement, ayant la bouche fermée, absolument comme les
batraciens et par les mêmes puissances. Il est expulsé par
deux paires de muscles analogues à ceux du bas-ventre
des animaux précédents (3). »
Des dissections habiles et de nombreuses expériences
ont permis aux savants américains de constater que le
mécanisme est plus parfait. L’inspiration est déterminée
par la contraction de muscles spéciaux ayant la même
fonction que le diaphragme des vertébrés élevés. L’expi-
ration est eflectuée par l’action de muscles respiratoires,
comprimant les poumons et diminuant la capacité de ces
(1) Mitchell et Morehouse, p. 3.
(2) Mitchell, etc., p. 3.
(3) Cuvier, Leçons d’anatomie comparée, 1840, VII, 216.
LES CHÉLONIEXS.
395
derniers. La glotte se ferme, en partie automatiquement,
et ne s’ouvre que durant les deux phases delà respiration.
Nous donnons en note la synthèse du travail des savants
américains (1).
Ainsi les physiologistes ont versé dans une grave erreur
en comparant la respiration des tortues à celle des batra-
ciens ; elle se rapproche plutôt du même acte des vertébrés
supérieurs, ce qui concorde avec la place que tous les
zoologistes attribuent aux chéloniens, à la tète des rep-
tiles.
C’est une nécessité pour beaucoup de tortues, qui
passent un temps notable sous l’eau, de pouvoir fermer
hermétiquement la glotte.
()uand les physiologistes américains divisaient la tra-
chée ou paralysaient les muscles de la glotte d’un de ces
animaux, les poumons perdaient la faculté de retenir l’air
pour un certain temps. Mais, après un jour ou deux, un
curieux changement se produisait, la tortue respirait
régulièrement, au lieu de laisser échapper l’air par la
trachée ouverte, l’animal maintenait les muscles inspira-
toires contractés et parvenait de la sorte à retenir l’air
dans les poumons pour l’hématose.
Les chéloniens ne se départissent pas de leur lenteur
ordinaire, quand il s’agit d’accomplir les actes qui servent
à perpétuer l’espèce. Le rapprochement dure parfois plu-
sieurs jours, des semaines même pour quelques espèces,
au dire de quelques naturalistes. « Il est vrai, dit le
D'’ Sauvé, il est vrai que les tortues sont peu prestes
dans leurs mouvements, mais dans ces circonstances
(1) Mitchell et Morehouse, op. cil., pp. 38 et 39.
1" In Chelonians the superior laryngeal nerve is distributed both to the
opening and closing muscles of the glottis.
2” The inferior laryngeal nerve is distributed solely to the opening muscle
of the glottis.
3“ A true chiasm exists between the two superior laryngeal nerves.
4" The expiratory muscle lies within the breast-box, and consists of ante-
396 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
n’abusent-elles pas du privilège de leur proverbiale len-
teur ( 1 ) ? ri
Les chéloniens sont ovipares; ils déposent leurs œufs
dans des trous creusés en terre, où la chaleur du soleil
doit faire éclore l’embryon. Quand l’époque de la ponte
est arrivée pour les tortues marines, elles se dirigent en
grand nombre vers des îles sablonneuses, y atterrissent,
sortent de l’eau au coucher du soleil et se rendent avec de
grands efforts jusqu’au niveau des plus hautes eaux. Là,
elles creusent des trous dans le sable, y déposent leurs
œufs, toujours très nombreux (environ 100 dans le Sphar-
gis). Après avoir recouvert la nichée avec du sable,
l’animal regagne la mer. C’est durant ces voyages qu’on
les surprend. Quand on les rencontre sur des plages de
sable, dit le D^' Sauvé, on les retourne au moyen do leviers
et il leur est alors impossible de reprendre leur attitude
naturelle. Après leur éclosion, les petites tortues se diri-
gent à la hâte vers la mer ; déjà durant ce court trajet, de
grands dangers les menacent : des oiseaux de proie
guettent leur éclosion.
La durée de l’incubation est généralement très longue :
la cistude européenne (Cistudo europæa = Eimjs lutaria),
dit le professeur Miram (2), qui a eu l’occasion de l’obser-
rior and posterior bellies connected by a strong tendon continuons across
the niiddle line, and common to both sides of the animal.
5° The inspiratory muscles occupy tbe flank spaces on either side.
G“ Inspiration is efîected by the contraction of the flank muscles, which in
appearance strongly resemble the diaphragms of superior animais.
7° E.xpiration is effected by the consentaneous action of the four mus-
cular bellies above described, which thus compress the viscera against the
lungs. The act of respiration consist of an expiration and an inspiration,
during which the glottis remains open.
8° The opening of the glottis is effected through the agency of the supe-
rior and inferior laryngeal nerves, both of which are distributed to the
dilating muscle of the glottis. The superior laryngeal nerve présidés over
the closure of the glottis, being in part distributed to its sphincter muscle.
The elastic contractility of the glottic cartilages aids in closing this orifice.
(1) D'' Sauvé, Observations sur une tortue de mer, Sphargis Luth, p. 121.
(2) Prof. Miram, Beitrüge zur Naturgeschichte der Sumpfschildkroten,
p. 482, 1887.
LES CHÉLONIENS.
397
ver dans les marais de Kiew, pond à la fin de mai ou au
commencement do juin, et c’est seulement au mois d’avril
de l’année suivante que les jeunes éclosent. Ce développe-
ment embryonnaire est en harmonie avec la lenteur do la
croissance de ces animaux et leur longévité. Même quand
les œufs pondus sont nombreux et soigneusement cachés
par la mère, les dangers qu’ils courent durant la longue
période d’incubation empêchent la multiplication et l’ex-
tension de l’espèce.
Presque toutes les espèces de cet ordre appartiennent
aux contrées chaudes ; leur existence, en grand nombre,
dans les terrains du nord de l’Europe, a permis aux pre-
miers géologues do démontrer l’abaissement du climat de-
nos contrées. Entre les tropiques, elles se retirent dans
une retraite, sous le feuillage, durant la saison sèche et
brûlante, sans prendre de nourriture. Les tortues, qui
vivent dans les régions tempérées, s’enfouissent avant
l’hiver dans un trou creusé en terre et s’endorment d’un
profond sommeil hibernal, interrompu par quelques
réveils. Les tortues des contrées tropicales, introduites
sous notre climat, tombent dans une profonde léthargie
à l’approche de l’hiver, durant lequel elles succombent
généralement.
« Les tortues, dit Claus (1), sont des animaux lourds et
paresseux, chez lesquels les fonctions végétatives sont
très développées et l’activité physique, au contraire, très
limitée, On ne leur connaît aucune de ces industries
qui nous font admirer d’autres animaux. On a vu quelque-
fois des tortues captives devenir familières et prendre une
personne particulière en affection. 11 nous a été donné
d’observer un cas assez remarquable : Une Oiersina
amjulata, dès qu’on la touchait, même dès qu’on l’appro-
chait, se retirait dans sa “ coquille ”, et elle exprimait sa
mauvaise humeur par un sourd grincement. Mais elle se
(1) Claus, Zoologie générale, Paris 1885, p. 1348.
3g8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
laissait caresser, tirailler, placer sur le dos, tirer les pattes,
par une enfant cpii avait l’habitude de lui couper de l’herbe
et de lui apporter des feuilles de salade ; elle ne montrait
alors ni mécontentement, ni mauvaise humeur; elle recon-
naissait l’enfant de loin et allait à sa rencontre, tandis
quelle fuyait toutes les autres personnes. Les tortues ter-
restres captives mangent de toutes les herbes, tout en
montrant une prédilection marquée pour la laitue ; elles
saisissent les feuilles dans leur bec corné et soulèvent
brusquement la tête pour les couper, ou elles appuient un
pied sur une feuille plus consistante qu’elles veulent
déchirer.
Beaucoup de ces êtres sont sauvages et colères et,
quand on les approche, ils mordent avec acharnement
et fureur. On tire parfois profit de la gloutonnerie
des tortues d’eau douce pour les prendre à l’hameçon.
En général leur chair est peu estimée, elle exhale
une odeur si désagréable que partout on les rejette.
On a utilisé, en pharmacie, la petite cistude européenne,
pour la fabrication des sirops et bouillons pectoraux
de tortue. Malgré son aspect repoussant, on estime en
Amérique la Clielydra metamata, pour sa chair savou-
reuse. La chélonée franche est la seule dont on fasse une
grande consommation; elle est l’objet d’un commerce con-
sidérable et d’une pêche active. Suivant Commerson et
Sait, les habitants de la côte de Mozambique emploient le
Naucrate (= Rémora) pour la pêche de cette espèce.
On serait tenté de reléguer parmi les contes ce procédé
de pêche, s’il n’était attesté par des auteurs sérieux (i).
« On attache à la queue du poisson vivant un anneau
d’un diamètre assez large pour ne point l’incommoder,
mais assez étroit pour être retenu par la nageoire
caudale. Une corde très longue est fixée à cet anneau.
L’échineis, ainsi préparé, est conservé dans un vase
(t) Cfr. VanBeneden, Commensaux et parasites, ’ç. 24, 1878.
LES CHÉLONIENS.
399
plein d’eau salée, qu’on renouvelle très souvent ; les
pêcheurs mettent le vase dans leur barque et se dirigent
vers les parages fréquentés par les tortues marines, qui
ont l’habitude de dormir à la surface des flots, mais que
le moindre bruit réveille et fait échapper à l’avidité de
l’homme. Quand on en aperçoit une de loin, on jette le
naucrate à la mer, en lâchant une longueur égale à la
distance où se trouve la tortue. Le poisson cherche à fuir
de tous côtés, et parcourt tout le cercle dont cotte corde
est pour ainsi dire le rayon. Enfin rencontrant un point
d’appui sous le plastron do l’animal endormi, il s’y attache
et donne ainsi aux pêclieurs le moyen d’amener à eux la
tortue en retirant la corde. Cette pêche est donc, selon
l’expression do M. VanBeneden, le pendant do la chasse
au faucon.
La force musculaire des chéloniens est assez grande ;
quand une Emijcle a saisi le bâton avec lequel on la har-
celait au fond de l’eau, on ne peut presque lui faire lâcher
prise. Nous avons cité ailleurs le fait d’une Testudo sid-
cata, de 45 centimètres de long, qui a été en vio à Hasselt,
traînant à travers un jardin une petite voiture, dans
laquelle un enfant prenait place.
Rien n’est plus remarquable que la résistance vitale do
ces animaux. Cuvier a vu des tortues se mouvoir plusieurs
heures après la décapitation ou après l’extraction d’orga-
nes intérieurs essentiels. Les savants américains qui ont
fait connaître la respiration de ces reptiles ont été favo-
risés dans leurs recherches par cotte circonstance que les
animaux à l’éprouve restaient longtemps en vie et no
semblaient guère souffrir quand on avait enlevé le plas-
tron, ouvert le corps et mis à nu les organes internes; ces
naturalistes ont pu ainsi saisir, sur l’animal vivant, toutes
les circonstances de l’acte respiratoire.
Les chéloniens se rapprochent, par les organes internes,
des oiseaux et des crocodiles : aussi les zoologistes sont-
400 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ils unanimes à les placer en tête de la classe des reptiles.
M. VanBeneden croit que les Sphargis (i) se placent entre
les crocodiles et les Trionyx, et que celles-ci conduisent
aux tortues marines, puis aux tortues terrestres; que, par
conséquent, ces animaux s’enchaînent aux autres reptiles
en passant par les crocodiliens. Le savant professeur
parle évidemment des Sphargis fossiles; car l’espèce de
la nature actuelle est trop spécialisée pour pouvoir entrer
dans cette série.
Les précurseurs de nos tortues ne sont pas des animaux
déjà pourvus de plaques cornées, mais il faut les recher-
cher parmi ceux dont le corps est encore couvert d’une
peau continue.
En effet, si l’on suit les transformations des faunes à
travers les âges géologiques, on constate presque toujours
que, dans l’évolution d’un groupe naturel d’êtres, ses
représentants ne retournent plus à une conformation
modifiée durant les époques antérieures. Ainsi, comme on
l’a dit, le canon des ruminants ne se résoudra plus en ses
éléments, et cet os ne retournera plus à l’état que nous
montre l’Anoplotheriimi. Utilisant ce même argument,
nous dirons que l’on ne peut supposer qu’une fois les
plaques cornées acquises, elles se perdent de nouveau
pour donner naissance à la disposition qu’on constate dans
les Trionyx et le Sphargis : c’est donc à juste titre que
M. Van Beneden dit que ces deux groupes renferment,
tous deux, des formes archaïques.
L’histoire paléontologique de cet ordre est encore
incomplète et renferme des lacunes considérables. « C’est
avec la période oolithique, que se manifestent les premiers
chéloniens » (2) ; les divers groupes font à peu près simul-
tanément leur apparition tant en Amérique qu’en Europe.
Leur existence, antérieurement au jurassique, est néan-
(1) Van Beneden, Note sur les ossements de Sphargis, etc., op. cit., p. 677.
(2) Lapparent, Traité de Géologie, Paris 1883, p. 842.
LES CHÉLONIENS.
401
moins très probable (1). On a cru trouver des impressions
de pieds de tortues sur les vieux grès rouges (terrain dévo-
nien), dans le Morayshire. “ Ces traces, dit Pictet, sont
évidemment dues à un animal à quatre pieds ; leur forme
arrondie, sans doigts bien marqués, leur absence même
de caractères précis, peuvent les faire attribuer à des tor-
tues de terre ; mais je ne saurais voir là qu’une présomp-
tion peu démontrée. D’autres traces plus récentes ont été
découvertes, sur le nouveau grès rouge (terrain triasique). . .
dans le comté de Dumfries et décrites par Duncan. Leur
comparaison avec des impressions que des reptiles du
monde actuel formeraient sur le sable montre que c’est avec
celles des tortues de terre qu’elles ont le plus de rapports.
On ne peut également voir dans ces faits qu’une probabi-
lité, et il faut attendre la découverte de quelques osse-
ments, pour pouvoir prononcer avec certitude que les
tortues de terre ont vécu dès l’époque primaire (2). »
Contrairement aux autres groupes de reptiles, les tor-
tues paraissent avoir été à leur apogée durant l’ère ter-
tiaire, tant pour le nombre que pour la variété do leurs
représentants. Le fait est incontestable pour les tortues
marines, car presque tous les dépôts marins tertiaires
recèlent de nombreux restes de thalassites.
La taille des fossiles ne paraît guère avoir excédé celle
des représentants actuels de cet ordre, si l’on excepte le
groupe des Athecæ. Le Spliargis du Muséum de la
Rochelle, un des plus grands exemplaires connus, atteint
2™20 de longueur totale (3). Protosphargis veronensis (4),
Cap, atteignait 2”'g6, et le Protostega gigas (5) de Copc
atteignait quatre mètres.
Les tortues marines sont actuellement toutes d’une
(1) Lombart Brichenden, in Pictet, Traité de paléontologie, I, p. 442.
(2) Pictet, op. cit., p. 442.
(3) Sauvé, op. cit., p. 147.
(4) Gapellini, Il Chelonio Veronese, Reale Accademia dei Lincei, 1884, p. 28.
(5) Gepe, The Vertebrata of the Cretaceous formations of the West, Was-
hington 1875, p. 99.
XXI
26
402
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
grande taille ; parmi les fossiles, on en trouve qui n’ont que
quelques centimètres de longueur, et d’autres comme la
Chelonia gerundica (i) dont la carapace, d’après Del-
fortrie, atteignait deux mètres. Aux pieds de l’Himalaja,
Cautley et Falconer ont retrouvé des débris d’une tortue
terrestre gigantesque, dépassant de beaucoup tous les ché-
loniens actuels : la carapace avait 12 1/2 pieds anglais
de long, 8 de large et 6 de haut. Si l’on prend, comme
terme de comparaison, la Testudo indica, l’animal attei-
gnait près de 20 pieds de longueur.
Malgré un grand nombre de beaux travaux, la classi-
fication des chéloniens laisse beaucoup à désirer : la
plupart des coupes que l’on a faites reposent sur des
caractères secondaires et des considérations vagues.
Les premiers naturalistes, dit Geoffroy Saint-Hilaire (2),
s’apercevant qu’il en existait dans la mer, dans les fieuves
et sur la terre, et dans la persuasion que cette diversité
de séjour tenait à quelque chose d’essentiel dans leur
organisation, ont pris l’habitude de les distinguer sous
les noms de tortues de mer, tortues de fieuve et tortues
terrestres.
Linné les réunissait toutes dans un seul genre et y
distinguait trois groupes : 1°) Testudines marinæ, pedibus
pinniformibus ; 2°) Testudines fluviatiles, pedibus pal-
matis ; 3°) Testudines terrestres, pedibus clavatis.
Le comte de Lacépède, en 1778, les partageait en deux
genres : le premier comprenant les tortues marines, à
doigts réunis, allongés, aplatis et conformés en nageoire ;
le second contenant celles qui ont les doigts séparés et
distincts.
Brongniart ajouta le genre Emys ; Duméril celui de
Chelys; Geoffroy Saint-Hilaire, celui de Trionyx.
(1) Delfortrie, Les chéloniens du miocène de la Gironde (t. XXVII des Actes
DE LA Société linnéenne de Bordeaux, p. 4).
(2) Geoffroy Saint-Hilaire, op. cit., p. 1.
LES CHÉLONIENS.
40 3
Dans l’erpétologie, Duméril et Bibron ont établi une
classification qui, sauf quelques légères modifications, a
été adoptée jusque dans ces dernières années. Ils divisent
cet ordre en quatre familles : 1° Les Chersites, comprenant
les tortues terrestres ; 2° les Élodites ou tortues palu-
dines ; 3° les Fotmnites, fluviatiles; 4“ les ThaJassites ou
tortues marines.
La seconde famille comprend le groupe des Cryptodères
ou des Émydes, caractérisés par un bassin non soudé au
plastron, ce dernier recouvert de 12 plaques cornées
seulement, une tête comprimée latéralement, et la faculté
de retirer la tête complètement sous la carapace.
Les espèces du second groupe, des Pleurodères ou des
Chélydes, ont le bassin soudé au plastron, ce dernier
recouvert par 1 3 plaques, une tête plus déprimée, et ils
ne peuvent généralement abriter la tête sous la carapace,
mais seulement sous son bord proéminent.
Dans l’impossibilité d’établir une ligne de démarcation
bien nette, entre les deux premières familles, le P“ Cli. L.
Bonaparte (1) et, à sa suite, Strauch (2) les ont réunies
en une seule sous la dénomination de Testiidinides ; ce
dernier auteur établit pour les Chersites et les Emydes la
tribu des Chersémydes, et les Chélydes constituent la
seconde. Dautres classifications ont été proposées par
(Iray (3j et par Agassiz (4).
Ces classifications artificielles ont le mérite de la sim-
plicité et celui de réunir les animaux qui ont un régime et
des mœurs communs. Néanmoins tous les auteurs qui
ont parlé du Sphargis sont unanimes adiré que ce remar-
quable reptile ne pouvait être placé à côté des autres
(1 ) Bonaparte, Saggio di lum distribiizione metodica degli animali veiie-
feran', Borna, 1831, pp. 70 et 71.
(2J Strauch, Chelonologische Studicn, t. V des Mémoires de i, 'Académie
IMPÉRIALE DE Saint-Pétersbourg, VIP Série, p.64.
(3) Gray, Catalogue ofShield Reptiles, etc., London 1855, p. 2.
(4) Agassiz, Contributions to the Nalural Tlistorg of the United States of
Ainerica, 1. 1, p. 321 .
404
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
cliélonées (i) ; ou créa pour lui une division à part sous le
nom de Sphargidæ {(jVAy),Dermatochehjidæ (Fitz.), Athecæ
(Cope), Derniatochehjidæ (Seeley). La dénomination Athecæ
semble devoir être admise, parce cpie Cope, le premier, a
établi pour le Spliargis un groupe indépendant, non
accolé aux autres tortues marines.
A cette division, comprenant les cliéloniens dont la
carapace est construite d’après un type spécial, les côtes
et les vertèbres dorsales libres et indépendantes du der-
matosquelette, pourraient être opposés tous les autres,
dont la carapace est construite d’après un autre type
uniforme, les cotes et les vertèbres dorsales soudées à
l’exosquelette ; ce seraient les Thecophnra (L)ollo) (2).
Ces derniers sont divisés par Cope en Pleurodira,
dont le bassin est soudé au plastron (Clielydes) et qui sont
actuellement confinés dans l’iiémisphère austral, et en
Crppiodira, dont le bassin n’est pas soudé au plastron et
comprenant tous les autres groupes des anciens zoolo-
gistes. Ces deux subdivisions sont à leur tour scindées en
un grand nombre de groupes, dont l’énumération et la
caractérisation dépasseraient le but que nous nous sommes
proposé. Cette classification de Cope a le tort, croyons-
nous, de trop se baser sur les caractères tirés de l’exo-
squelette : ces caractères ne nous semblent ni essentiels,
ni primaires ; les productions dermiques ne sont .pas en
relation si intime avec les organes essentiels qu’on puisse
leur accorder une telle importance, hormis dans les
Athecæ Qt les T7?cco^;/mra, lesquels, par suite de leur cara-
(1) Gray, Ann. of Philosophy, t. X, p. 21i2, 1825. Id. Catalogue of Shield
Reptiles, p. 70.
Fitzinger, Sgst. Rept., p. 30.
Cope, Aineric. Assoc. for Advancement of Science, t. XIX, p. 235; et
Description of tlie gênas Protosfega (Am. Phil. Society, mars 1872).
Gervais, Ostéologie du Sphargis Luth, p. 225.
Seeley, On Psephophorus polygonus, op. ciT., p. 412.
(2) L. Dollo, Note sur les cliéloniens du Bruxellien (Bulletix du Musée,
1886, t. IV, p. 79).
LES CHÉLONIENS. 4o5
pace et de ses rapports avec les organes internes, repré-
sentent deux types d’organisation bien distincts.
Le D*' Baur (i) rejette cette division primordiale des
chéloniens ; il considère les Athecæ, comme les formes
les plus spécialisées des tortues marines, dont ils ne
pourraient être séparés. Tout récemment (2), il propose
à son tour de diviser cet ordre en deux groupes : 1° Les
Diacostoidea, comprenant les seules tortues. Il uviatiles ou
Trionychida ; 2° les Paradiacostoidea, comprenant tous
les autres chéloniens. Il s’appuie sur des caractères tirés
de l’entoplastron, des côtes sacrées et caudales, et sur le
nombre des phalanges des doigts 4 et 5.
Quoicpie la classification de Seeley, basée sur les carac-
tères de l’épiderme, n’ait été guère adoptée, on semble y
aboutir par degrés ; les uns, isolant les Athecæ à peau
coriace pour des raisons plausibles, d’autres les Triomj-
chidœk peau molle, on laisse les autres chéloniens, réunis
en un seul groupe.
En i865, M. Strauch (3) comptait 194 tortues vivantes,
dont 36 Chersites, 89 Émydes, 40 Chélydes, 24 Triony-
chida, enfin 5 tortues marines, y compris le Sphargis.
Le même savant chélonographe a publié sur la distribu-
tion géographique de ces animaux un travail considérable,
fruit de longues et patientes recherches. Il a divisé la
terre ferme en six régions fauniques (Faunengebiete) : la
région circumméditerranéenne, comprenant le sud de
l’Europe, le nord de l’Afrique et les contrées occidentales
de l’Asie bordant la Méditerranée et la mer Noire, est
très pauvre en tortues; on n’y rencontre que six espèces,
dont trois Chersites et trois Plmydes ; l’une d’elles, Emijs
hitaria (=Cistudo ei(ropæa) habite la majeure partie de
(1) D'' Baur, Zoologischer Anzeiger, n° 244, 1887.
(2) D'' Baur. Zoologischer Anzeiger, n" 238, 1886.
(3) Strauch, I)ie Vertheilung (1er Schildkrôten iiber den ErdbaU, Saint-
Pétersbourg 1865, p. 154.
4o6 revue des questions scientifiques.
cetto zone. En Espagne, on la rencontre avec Clemmys
lejn'osa, autre émyde,en Italie, avec la T. græca, terrestre.
Les tortues captives que l’on rencontre en Belgique sont
la T. pusilla (= mauritanica), parfois les T. campanulaia
et græca, plus rarement encore Emys lutaria, à doigts
palmés. L’an dernier(i886),on avait observé dans le Vieux-
Démer, à Béverst, village à deux lieues de Hasselt, un
animal étrange, dont la présence dans cette rivière avait
étonné ou plutôt effrayé les braves cultivateurs dont les
prairies longent cette eau. Plusieurs personnes nous attes-
taient avoir vu, à diverses reprises, un animal inconnu
se précipiter dans l’eau à leur approche. Bientôt on
nous annonça la capture d’un tortue, suivie immédiatement
d’une seconde ; c’étaient deux cistudes européennes; nous
apprîmes dans la suite que deux tortues s’étaient échappées
du parc d’un château voisin. Ces deux animaux avaient
vécu plus d’une année en liberté.
L’aire géographique de cette espèce s’étend au nord
jusqu’à la Baltique ; mais elle n’atteint les rivages de
l’Atlantique que dans le sud de la France et au nord de
l’Allemagne (à Wismar), où elle est très répandue.
La région géographique africaine comprend tout le con-
tinent et les îles voisines, sauf le nord qui appartient à la
région méditerranéenne ; elle est caractérisée par la prédo-
minance des tortues terrestres (14), la présence simultanée
d’une émyde, des chélydes(9) et des tortues fluviatiles(8). Le
caractère prédominant est la coexistence des deux derniers
groupes, qui s’excluent mutuellement ailleurs. Cette faune
renferme des genres spéciaux de ces divers groupes, dont
aucune espèce ne se retrouve ailleurs, Cimjxis et Chersina
parmi les Chersites, Sternothærus et Pelomedusa parmi les
Chélydes, Cycloderma dans les Potamites. C’est un fait
connu que les animaux africains ont une extension géogra-
phique considérable, et que beaucoup d’entre eux se
retrouvent dans les îles. La plupart des tortues font
exception à cette règle, et ne s’étendent que sur une
LES CHÉLONIENS.
407
partie restreinte du continent. L’île de Madagascar, au
point de vue chélonologique, doit être considérée comme
une dépendance de l’Afrique ; la ressemblance frappante
que l’on observe entre la faune de cette île et celle des
Indes orientales fait ici complètement défaut ; des huit
tortues habitant Madagascar, sept se retrouvent sur le
continent, une seule, Pyxis arachnoïdes , est commune à
cette île et aux Indes et manque en Afrique. Sur les îles
du canal de Mozambique et les Seychelles, on trouve une
tortue terrestre géante, atteignant parfois un poids de
25o kilogrammes, Testudo elephantina, que l’on ne trouve
ni à Madagascar, ni sur le continent. Strauch fait observer
que ce fait n’est pas isolé ; sur les îles Galapagos, on
rencontre également une grande tortue qui ne vit pas à
l’état sauvage dans l’Amérique du Sud.
La région asiatique est caractérisée par la prédo-
minance des Émydes (3i) la présence de quelques Cher-
sites[(^), et tortues fluviatiles (14), comprenant plus de la
moitié des Trionychida vivants. Par la prédominance des
Émydes Qi la communauté de plusieurs genres, cette région
offre une grande ressemblance avec l’Amérique septen-
trionale.
La région australienne, c’est-à-dire le continent austra-
lien seul, les tortues faisant défaut ailleurs, n’a que des
Chéhjdes, offrant une ressemblance frappante avec celles
de l’Amérique méridionale. On y a trouvé un individu
d’une espèce terrestre que l’on rencontre également en
Asie.
L’Amérique méridionale, formant la cinquième région,
est habitée par 3 Chersites, 23 Chélydes et 9 Emydes.
L’Amérique septentrionale n’a de commun avec la
région précédente qu’une seule tortue (Cinosternon
leucostomum) ; elle contient 2 tortues terrestres, 40 palu-
dines et 2 Üuviatiles. Toutes les paludines appartiennent
au groupe des Emydes, et les espèces propres à l’Amé-
rique du Nord possèdent des barbillons, rappelant les
4o8 revue des questions scientifiques.
Chélydes de la région sud-américaine, presque toutes pour-
vues des mêmes organes, que les Eniydes et les Chélydes
de l’ancien continent ne possèdent jamais.
C’est un fait unique dans la distribution géographique
des vertébrés actuels, qu’un genre (TestudoJ a des espèces
dans toutes les parties du monde, à l’exclusion de
l’Australie.
Enfin la région océanique comprend les mers de la zone
tropicale et des zones tempérées ; la mer, si riche en Thalas-
sites durant l’èrc tertiaire, ne renferme plus que cinq
espèces. Les tortues marines ne paraissent dépasser que
exceptionnellement le 42° N. et le 40° S. ; celles que l’on
trouve au delà de ces latitudes semblent y avoir été
entraînées par les courants, ou par les tempêtes. Ces
animaux, dont les organes de locomotion sont très
puissants, ont une extension géographique étendue.
Chelone Mydas (= viridis),\-à tortue comestible, ainsi que
Ch. imbricata, si recherchée pour ses plaques cornées, se
rencontrent dans toutes les mers excepté la Méditer-
ranée. Le Sphargis (Dermatochelys coriacea) et Thalasso-
chelys corticata, plus commune, se rencontrent surtout
dans l’Atlantique, la Méditerranée et l’océan Indien;
tandis que Thalassochelys olivacea ne se rencontre que
dans l’hémisphère oriental, la mer de Chine, la mer de
la Sonde, l’océan Pacifique et la mer Rouge; en sorte que
les deux Thalassochelys semblent s’exclure mutuellement.
Abbé G. Smets,
Docteur en sciences.
LA NOIV-UMVERSALITÉ Dll DÉLOGE
RÉPONSE AUX OBJECTIONS.
IV
LE DÉLUGE ET LA CROYANCE TRADITIONNELLE.
Le fait de l’universalité ethnographique du déluge,
laissé en dehors du domaine de la'foi par saint Pierre, ne
se trouve pas dans renseignement dogmatique des Pères.
Les textes apportés par le R. P. Brucker l’ont grande-
ment prouvé. Nous serions donc en droit do passer à
d’autres points. Mais le docte religieux insiste.
« L’examen de quelques objections servira à confirmer
l’argument que nous venons de [développer », écrit-il au
début de son article d’octobre (i). « II n’est plus néces-
saire, pensons-nous, de réfuter longuement l’assimilation
entre le consensus des Pères sur la question qui nous
(1) L’universalité du déluge, 2' article, Revue des questions scientifiques,
octobre 188G, pp. 438-486.
410
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
occupe et celui qui existait, dit-on, au sujet du mouve-
ment du soleil par rapport à la terre, de la forme de
notre globe (i), etc. Car, d’abord, il n’y a jamais eu de
consentement unanime de la tradition sur les opinions
cosmograpliiques auxquelles on fait allusion ; la plupart
des Pères n’en ont même pas dit un mot. Ensuite, et
surtout, l’accord qui a pu exister là-dessus n’a certaine-
ment rien de commun avec le consensus que nous venons
de constater. A aucune époque ces opinions n’ont fait
partie de l’enseignement religieux, public de l’Eglise
universelle (2); un très petit nombre d’auteurs ecclésias-
tiques, parmi lesquels on peut citer un ou deux Pères,
les ont proposées comme appartenant en quelque manière
à la foi. Passons à des difficultés plus sérieuses (3). ”
Le savant jésuite sent le danger de s’arrêter sur ce
terrain. Ce qui frappe dans le paragraphe que nous
venons de transcrire, c’est, avec de légères contradic-
tions, la crainte de se voir opposer certains faits histo-
(1) Au XV' siècle, comme le dit M. Motais (p. 157, n. 4), on admettait encore
la non-sphéricité de la terre. “ Cette interprétation fausse, dit M. Vigoureux
( Cosmogonie, p. 56), avait néanmoins fait si bien son chemin parmi un certain
nombre de commentateurs, que, vers l’époque même où Christophe Colomb
découvrait l’Amérique, un Espagnol, "Tostat, évêque d’Avila, prétendait,
d’après ce que rapporte Mont^ucon, que l’opinion qui enseigne la sphéricité
delà terre est téméraire et in fide nontuta. „ Cela suppose que la croyance à
la non-sphéi’icité de la terre était alors assez commune. M. Vigoureux ajoute:
“ Cet exemple est bien propre à montrer aux exégètes quelle réserve ils doi-
vent apporter à l’explication scientifique Aes saintes Ecritures. Il prouve aussi,
par l’accord unanime de tous les commentateurs d’aujourd’hui à admettre la
sphéricité de la terre, que, lorsqu’une vérité scientifique est solidement éta-
blie, ce n’est pas l’Église qui la repousse , (p. 57). Nous sommes étonné que
le R. P. Brucker n’ait pas lu cela dans cet ouvrage qu’il invoque contre
M. Motais. Les autres travaux auxquels il renvoie ne conti’edisent pas à
Taffii-mation de M. Motais.
(2) Nous ne savons ce que le R. P. Brucker entend ici par “ enseignement
religieux, public de l’Église universelle. , Il ne veut évidemment pas parler
de l’enseignement ; s’il avait cette pensée, ce qu’il dit là serait
bien grave et rendrait difficile l’explication de l’affaire de Galilée. Car dans
quelques Instants nous allons entendre le cardinal Bellarmin donner un
démenti formel au R. P. Brucker.
(3) Art. d’octobre, p. 437.
• LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. 41 1
riques. L’auteur a évidemment devant les . yeux les
spectres de Josué et de Galilée : « La plupart des Pères
n’en ont pas dit un mot Passons. » Pardon! Le cardinal
Bellarmin, « l’homme de la tradition et l’adversaire des
nouveautés ’î, n’est pas de cet avis. Eu l’écoutant, on
pourra constater quel rapport il y a, au point de vue de
l’enseignement des Pères, entre la question scientifique
du mouvement du soleil et la question historique de
l’universalité du déluge (i).
Qu’on nous pardonne cette digression , dont on
verra facilement l’importance et l’intérêt pour le cas qui
nous occupe.
« Dans une lettre adressée le 12 avril 161 5 au carme
Foscarini, en réponse à l’envoi que lui avait fait celui-ci
de sa conciliation du système de Copernic avec la Bible,
Bellarmin lui donnait en ces termes son avis sur la
question ;
« 1° Je dis qu’à mon sens V. P. et le S. Galilée feraient
prudemment en se contentant de parler « ex suppositione »
et non d’une manière absolue, comme j’ai toujours cru
qu’avait parlé Copernic. En effet, dire que, la terre étant
supposée mobile et le soleil en repos, toutes les apparences
{célestes) s’expliquent mieux qu’en admettant les excen-
triques et les épicycles, c’est parfaitement dit, cela n’offre
aucun péril, et suffit d’ailleurs au mathématicien. Mais
vouloir affirmer que réellement le soleil occupe le centre
du monde et ne fait que tourner sur lui-mème sans se
mouvoir d’Orient en Occident, et que la terre, placée
dans le ciel, tourne avec une grande vitesse autour du
soleil, c’est chose fort dangereuse, non seulement parce
qu’on irrite ainsi les philosophes et les théologiens
scolastiques, mais parce que l’on nuit à la foi en attri-
(1) Les documents que nous allons produire ont été recueillis par D. Berti ;
Copernico e le vicende del sistenia Copernicano iii Italia, Rome 187ti; cité par
Ph. Gilbert, professeur à TUniveisité de Louvain ; La condamnation de Gali-
lée, dans la Revue des quest. sciestif., juillet 1877, pp. 17U-174.
412 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
biiant aux Ecritiiros un langage faux. Sans doute V. P.
a bien montré qu’il existe diverses manières d’interpréter
les Livres saints, mais elle n’en a pas fait l’application à
des cas particuliers, à quoi elle eût rencontré de grandes
difficultés, ne fût-ce que sur les passages mêmes quelle a
cités.
« 2° Je dis que, comme vous le savez, le Concile a
défendu d’expliquer les saints Livres en opposition avec
le sentiment commun des saints Pères : or, si V. P. veut
lire, non seulement les saints Pères, mais les commen-
taires modernes sur la Genèse, sur les Psaumes, sur
l’Ecclésiaste, sur Josué, elle y trouvera que tous tombent
d’accord pour expliquer, à la lettre, que le soleil est dans
le ciel et tourne rapidement autour de la terre, tandis que
la terre est bien loin du ciel et occupe, immobile, le centre
du monde. Considérez maintenant, dans votre prudence, si
l’Eglise peut supporter que l’on donne à l’Ecriture un sens
opposé à celui que les saints Pères ont admis, ainsi que
tous les exégètes grecs et latins. — On pourrait répondre,
il est vrai, qu’il n’y a pas ici matière de foi ; mais s’il n’y a
pas matière de foi ex parte ohjecti, il y a matière de foi ex
parte dicentis ; et c’est ainsi, par exemple, qu’il y aurait
hérésie à prétendre qu’Abraham n’a pas eu deux fils
î» 3° Je dis enfin que, s’il se trouvait une vraie démons-
tration que le soleil est placé au centre du monde et la
terre dans le troisième ciel, et que le soleil ne tourne
pas autour de la terre mais celle-ci autour du soleil, alors
il serait nécessaire de procéder avec une grande prudence
dans l’explication des Ecritures qui semblent dire le con-
traire, et plutôt avouer que nous ne l’avions pas comprise
que de déclarer fausse une chose démontrée. Mais, quant à
moi, je ne croirai pas qu’une telle démonstration existe
avant qu’on me l’ait fait voir ; car ce n’est nullement la
même chose de démontrer qu’en supposant le soleil au
centre et la terre dans le ciel, toutes les apparences
s’expliquent, et de démontrer qu’en réalité le soleil
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
4i3
occupe le centre du monde et que la terre se meut dans
le ciel. La première démonstration, je crois quelle se
peut faire; mais, quant à la seconde, j’ai de grands doutes
là-dessus et, en cas de doute, on ne doit pas s’écarter de
l’Ecriture exposée suivant le sentiment des Pères. »
(jralilée répondit par divers écrits aux déclarations >du
cardinal Bellarmin. En réfutant l’objection tirée de la
sainte Ecriture, dit M. Gilbert, il se montre, me semble-
t-il, théologien plus perspicace que son illustre adver-
saire. Notre ignorance, répond-il, nous empêche parfois
de bien interpréter le sens du texte sacré, et le défaut
d’accord provient, non pas cVime erreur de celui-ci, mais
de nos fausses interprétations.
()uant à dire que telle proposition donnée est de fde
ratione dicentis, lorsqu’elle ne l’est pas ratione ohjecti, et
quelle tombe ainsi sous l’application de la règle établie
par le concile, je réponds que tout ce qui se trouve dans
l’Ecriture est de fde ratione dicentis et devrait, en sui-
vant le même raisonnement, se trouver aussi compris
dans la règle du concile ; ce qui n’esc pas évidemment,
car le concile aurait dit alors ; in omni verho scriptu-
r arum se pie mla est expositio Patrum, oie... et non )'ebus
fidei et morum. Donc puisqu’il a employé l’expression in
7’ehus fidei et morum, il laisse bien voir par là qu’il a
voulu entendre les choses qui sont de foi ratione oh-
jecti. „
Los lecteurs peuvent maintenant juger combien les
quelques lignes du R. P. Brucker touchant le consente-
ment des Pères sur le mouvement du soleil autour de la
terre sont en plein désaccord avec les affirmations de Bel-
larmin.
Ne trouvons-nous pas la même situation dans la ques-
tion do l’universalité du déluge l Avec cette différence
cependant qu’un certain nombre d’autours ccclésiasti(pies
parmi lesquels « à peine un ou deux Pères « (ce (gii géné-
ralement signifie plus de deux) proposent l’opinion cosmo-
414 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
gonique combattue par Galilée comme appartenant, selon
le R. P. Brucker, « en quelque manière à la foi » ; tandis
qu’on peut à peine trouver trois Pères qui, dans la forma-
tion du type prophétique de l’Église, introduisent la des-
truction totale du genre humain, et encore sans la propo-
sei» expressément comme matière de foi. Mais aussi on
constate cette autre dilférence, que les Pères, pour le mou-
vement du soleil, s’appuient sur un texte proclamant posi-
tivement la rotation de cet astre autour de la terre ; tandis
que pour Y universalité du déluge, il n’est pas un texte qui
ne prête à l’équivoque. Et cependant, il n’y a pas le moin-
dre doute ; Bellarmin se trompait avec les Pères ; et Gali-
lée avec Copernic était dans le vrai. Aujourd’hui il n’est
pas un catholique qui n’admette le mouvement de la terre
autour du soleil, — opinion considérée comme libre, même
avant que Galilée, par ses imprudences, n’eût amené les
théologiens à lui imposer silence (1). Après un tel exem-
ple, ne con\dent-il pas, dans la question de l’universalité du
déluge, d’observer les règles de la prudence, c’est-à-dire
de ne point compromettre les Pères dans des théories fort
discutables ?
Que reproche-t-on alors à M. Motais de n’avoir pas
apporté tous les témoignages des Pères. Cette exigence
nous étonne surtout de la part d’un auteur déclaré en
défaut d’exactitude par le cardinal Bellarmin ; et dont les
recherches, pour combler les lacunes des citations de
M. Motais, ont abouti à la découverte d’un consensus
formé par ü^ois Pères.
Certains adversaires rendent bien épineuse la défense
du Déluge hihlique.
— M. Motais rit, plaisante des Pères, dit l’un.
— 11 n’a fait que reproduire exactement les opinions de
(1) Voir les articles déjà cités de M. Gilbert, dans la Revue des quest.
SCIENT., avril et juillet 1877 ; et Girodon, Exposé de la doctrine catholique,
t. I, p. 28, note 1.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. 4l5
ces saints auteurs, avec textes originaux à l’appui, répon-
dons-nous.
— Il eût été préférable que ces textes ne fussent pas
produits, nous dit un autre.
— Les recherches de M. Motais sur les Pères « n’ont
pas été assez complètes écrit de son côté le R. P. Bruc-
ker; il y a bien des lacunes dans ses citations.
En vérité, nous voilà dans la situation critique dépeinte
jadis par le bon La Fontaine. Nous n’y resterons pas.
Que les Pères aient cru ‘personnellement à l’universalité
du déluge, c’est un point que nous ne nierons pas. Mais
il faut bien reconnaître avec M. Motais qu’ils ne se
gênaient pas pour faire des brèches à cette croyance et se
contredire (i). Le R. P. Brucker a beau protester, il est évi-
dent que saint Jérôme ne se refuse pas à croire à la préser-
vation d’autres hommes, en dehors de V arche bien entendu;
ce qu’Eusèbe admet volontiers avec saint Augustin pour
Mathusalem (2). Mais ne serions-nous pas en droit d’être
aussi dur envers le R. P. Brucker, que celui-ci l’est
envers M. Motais? Ce dernier cite des passages de saint
Augustin où on lit « qu’on peid croire au salut de Mathu-
salem bien qu’«7 ait vécu pendant le déluge et en dehors de
V arche y> ; et qu’on peut se tromper tout à l’aise sur cette
question, puisqu’elle ne touche pas le moins du monde à
la foi (3). Le contradicteur de M. Motais prend bien garde
de toucher à ces textes (4).
On s’explique facilement les opinions contradictoires des
Pères sur des sujets qui n’appartiennent point au dogme,
comme le fait de l’universalité du déluge. Ils sont les pre-
(1) Déluge biblique, pp. 154 suiv.
(2) Ibid'., pp. 161-1C4.
(3) S. Augustin, De peccat. origin. cont. Faust, et Celest., n. 27, cité par
M. Motais, Déluge biblique, p. 163.
(4) V. art. d’oct., p. 443. Ailleurs (p. 444) le R. P. Brucker fait à M. Motais le
reproche d’avoir lu “ trop superficiellement , saint Augustin. “ Le grand
docteur, dit-il, affirme à plusieurs reprises comme absolument certain, que
YarcJie, dans l’intention de l’Esprit-Saint, est figure de l’Église. , Si le savant
4i6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
miers à recommander de ne point’engager de vains conflits
entre la Bible et la science. On lira avec fruit, sur ce
sujet, les conseils de saint Augustin (i), de saint
Jérôme (2), et de saint Thomas d’Aquin (3).
Le R. P. Brucker a prévu l’objection très grave qu’on
peut opposer à ceux qui, comme lui, partisans de l’univer-
salité restreinte à une partie de la terre, veulent s’appuyer
sur la tradition. En effet, le consentement unanime des
Pères porterait aussi bien sur l’universalité géographique
et zoologique que sur l’universalité ethnographique. La
thèse de l’universalité restreinte serait donc condamnée par
la tradition. Le R. P. Brucker répond que dans les textes
des Pères les expressions toute la terre et tous les animaux
peuvent s’entendre « sans violence » comme les mêmes
expressions dans les textes de la Genèse. Outre l’étran-
geté de cette prétention, les vains efforts de l’auteur
pour démontrer que, dans la Genèse, ces expressions
signifient - la terre habitée « et les animaux de la terre
habitée », suffisent pour donner une idée de la valeur de
l’argument (4).
Poussé à bout, le savant jésuite déclare que, si l’una-
niniité des Pères était acquise également à l’universalité
de ces trois points (terre, animaux, hommes), il n’hésite-
rait pas cà les admettre tous trois ; d’autant plus que « l’ini-
écrivain avait lui-même lu moins superficiellement l’ouvrage de M. Motais, il
n’eût point fait ce reproche ; car il y est dit (p. 148) que dans la Cité de Dieu,
saint Augustin “ se propose d’établir que Varche de Noé est, dans les moin-
dres détails, le sipnhole de Jésus- Christ et de son Église. „ Mais le saint auteur
ne dit point ce que le R. P. Brucker dit pour lui. Nous ne nous attarderons
pas à relever les inexactitudes commises à l’occasion des Pères dans le
travail que nous examinons.
(1) De Genesi ad litter., lib. II, in fine ; lib. I, cap. 9 ; lib. II, capp. 18 et 19.
(2) In Jerem. proph., cap. xxviii.
(3) In Job, cap. xxvii ; opusc. x. Cf. Pereirius, in Genesim, ad princip.
(4) Le R. P. Brucker prétend (p. 447) que la plupart des Pères laissent la
question des animaux en dehors du type. Il suffit de parcourir le De area Noe
(Opuscula Patrüm de Hurter, t. III), pour s’assurer que, d’après les Pères,
toutes les espèces d’animaux étaient représentées dans l’arche pour figurer
toutes les nations appelées à entrer dans l’Eglise, ou encore le mélange des
bons et des méchants.
LA NON-UNIVERSALITE DU DÉLUGE.
417
possibilité d’im déluge absolument universel (quoique non
simultané) ne lui paraît pas évidemment démontrée (1). r»
Sans doute, runiversalité absolue est plus logique que
runiversalité restreinte ; mais le grand obstacle dans la
première hypothèse ce sont les « miracles inutiles » qu'il
faut admettre et que le R. P. Brucker a déjà proscrits.
Les voici donc qui reparaissent. « On peut soutenir, écrit-
il en effet (2), que la difficulté principale (dans la thèse de
l’universalité absolue), celle qui provient de la submersion
des hautes montagnes, a déjà été résolue par saint Ephrem,
qui explique le ffiit par un affaissement momentané des
montagnes combiné avec un exhaussement, momentané
aussi, des parties basses du glol)e. ” Cet affaissement
momentané et cet exhaussement momentané , se produisant
en moins d’une année sur tout le globe, ne sont certaine-
ment pas impossibles ; rien n’est impossible à Dieu. Nous
dirons même que ce procédé miraculeux, limité à une partie
de la terre, est considéré par quelques-uns comme résol-
vant mieux les difficultés de l’hypothèse de l’universalité
relative que tout autre système. Hugh Miller veut
appliquer ce phénomène au déluge restreint à la partie
habitée de la terre. La grande difficulté, il l’avoue, c’est le
peu de durée du cataclysme (3). Cependant, il suppose que
la dépression durant les 40 premiers jours peut avoir été
si graduelle qu’elle ait été imperceptible, excepté toutefois
dans ses effets : déversement des eaux des mers voisines
dans l’immense dépression, et disparition des pics monta-
gneux. Après i5o jours, la dépression aurait peu à peu
disparu ; cette mer illimitée qui entourait l’arche se serait
retirée vers l’Océan lointain, et Noé aurait vu « que les
fontaines de l’abîme étaient closes w et que « les eaux s’en
(1) Art. d’oct., p. 447.
(2) Ibid., p. 447, note 1.
(3) Testimony of the Rocks, cité par John Pratt, Science and Scripture not
at variance, p. 83 : ‘ Thougli the periods in which these vast oscillations
occur are of imineasurably longer duration than that of the Deluge. ,
XXI
27
4i8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
étaient allées de dessus la terre (i). » Que le R, P. Bruc-
ker adopte l’universalité absolue ou l’iiniversalité relative,
il pourra avoir recours à cet étrange mouvement des mon-
tagnes. Évidemment il répugne au savant écrivain de
l’admettre, mais il se trouve fort embarrassé ; aussi vou-
drait-il introduire cette opinion dans la thèse des non-uni-
versalistes. “ Les partisans de la non-universalité seront
bien obligés eux-mêmes, écrit-il, de supposer un phéno-
mène semblable dans une mesure plus ou moins éten-
due. n Sans doute, il leur sera aussi loisible qu’aux autres
de foire appel à un miracle de cette sorte. Quant à nous,
nous préférons croire à un affiiissement non momentané,
correspondant, si l’on veut, à un exhaussement également
'non momentané. Nous ne ferons pas courber un instant la
tête aux montagnes pour laisser passer le flot diluvien ;
avec de savants auteurs, nous supposerons la disparition
complète et permanente, sous les eaux, d’un immense con-
tinent (2).
Mais revenons à la tradition. Ce qui a frappé le plus le
R. P. Brucker dans la thèse de M. Motais sur l’autorité
des Pères, c’est la partie où le savant exégète montre que
« les Pères n’ont aucune connaissance exacte de l’état du
monde et des lois qui le régissent au point do vue du
phénomène en question (3). ?» « On doit lui accorder (à
(1) “ He (Mr. Hugh Miller) shows that the dépréssion during the first forly
days might nevertheless hâve been so graduai as to hâve been impercepti-
ble, except from the effects — the pouring in of the mighty waters from the
neighbouring seas into the growing hollow, and the disappearance of the
mountain tops. And when, after a hundred and fifty days had elapsed, the
depressed hollow began slowly to rise again, the boundless sea around the
ark would flow outwards again towards the distant Océan, and Noah would
seethat “ thefountains of the deep were stopped ,, and “ the waters were
returning from off the earth continually. , (Gen. vu, 2, 3.) John Pratt,
Scripture ad science uot at variance, 8'*' edit., London 1878, p. 83.
(2) Cf. Hamy, Précis de paléontologie (1870), pp. 70-73 ; Ch.
Fréd. Klee, Le Déluge, considérations géologiques et historiques, Paris, 1853;
Lyell, L’ancienneté de l'homme, 2' édit. 1870, trad. Chaper, pp. 480-485; Jean
d’Estienne, L’humanité primitive et ses origines: Revue des quest. scientif.,
oct. 1882; Donnelly, Atlantis: the antediluvian world ; Frederico de Botella.
La Atlantida, etc
(3) Déluge biblique, pp. 155-159.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
419
M. Motais), écrit-il, que les Pères et les anciens exégètes
n’avaient qu’une idée très imparfaite des difficultés que
souffre leur interprétation du récit du déluge dans le sens
universaliste. Et cela suffirait, croyons-nous, pour priver
leur consentement d’une autorité doctrinale rigoureuse,
si la question était purement historique ou scientifique
et, par suite, indifférente à la foi ” (1). Nous croyons
bien avoir montré, que la question à'nniversalité n’est
point du domaine de la foi, et que par là-même nous
sommes en présence d’une question purement historique
et scientifique.
Nous no pouvons pas refuser notre assentiment à ce
que dit ensuite le R. P. Brucker, à savoir que l’infailli-
bilité doctrinale est indépendante de la valeur des argu-
ments (|ui accompagnent les décisions.
C’est d’ailleurs ce qu’a dit expressément M. Motais
dans une longue note qui semble avoir échappé à l’atten-
tion de son contradicteur. « Nous savons bien, écrivait
l’auteur du Déluge hihlique, qu’il faut distinguer, comme,
le remarque Perrone, Vohjet de la fol, des motifs sur les-
quels les Pères l’appuient. Nous savons bien que les
erreurs de critique, de physique, d’exégèse, d’histoire
n’infirment pas leur autorité, quando veluti testes tradi-
tionis atque communis fidei se qjræhent. Mais, comme le
remarque bien aussi le P. Perrone, il faut que cette inten-
tion do leur part soit constatée modo exposiias régu-
las. C’est, nous venons de le démontrer, ce qui ne peut
se faire aucunement sur le point on litige ; et, dès lors,
leur doctrine n’a d’autre autorité que celle des motifs qui
la soutiennent, et talis non est eorum auctoritas, ut, si
graves præsertim rationes ita postulent, piaculuni sit,
débita semper cum reverentia, ah eorum pAacitis rece-
dere (2).
(1) Art. d’oct., p. 448.
(2) Aussi Perrone ajoute-t-il avec raison : “ Inepte prorsus ad Patium
auctoritatem minuendam ejusmodi errores ab hæreticis objiciuntur cum
nemo catholicorum sit qui régulas non assigne! adhibendas in recto auctori-
420 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Pour résumer, disons avec M. Duillié de Saint-Projet
que «on peut, sans aller contre renseignement de l’Eglise,
défendre l’interprétation nouvelle (la non-universalité
ethnographique du déluge), et ceux qui la soutiennent ne
doivent pas être taxés d’erreur en matière de foi catho-
lique. L’Eglise ne s’est pas prononcée explicitement dans
ce débat ; et, d’autre part, l’enseignement commun sur ce
point ne possède pas les caractères requis pour être une
règle de la croyance catholique ” (i).
Ici se termine ce que M. Motais appelle la « partie
négative » de l’hypothèse. Nous croyons avoir suffisam-
ment répondu aux objections posées par le R. P. Bruc-
ker. Il resterait donc que la Genèse non seulement se
prête à l’interprétation dite nouvelle, mais y sollicite (2) ;
et que les autres écrits bibliques ainsi que les travaux des
Pères ne s’y opposent point.
Le rôle de l’exégète prend fin, avec la « partie néga-
tive quand il a dit à la science ; Si vos découvertes
exigent un déluge dans lequel n’a péri c^iime pariie de
l’humanité, la Bible n’y contredira pas; elle sera même
plus compréhensible que dans toute autre hypothèse.
Nous nous trouvons maintenant en présence des objec-
tions dirigées contre la i-; partie positive » de la non-
universalité du déluge quant aux hommes. Mais avant
d’aborder cette partie scientifique, nous devons rappeler
que les études concernant la linguistique et l’ethnologie,
entre autres, n’ont pas encore produit un résultat tel
tatis Patrum usu. , Tract, de locis theolog., part. II, sect. u, cap. ii, col. 1242-
43. Cf. S. Augustin, in Æ7j:)est.'GXLVIII ad Fortunatianum, n. 15. — Déluge
biblique, p. 159, note 1. Cette note correspondant à une citation qu'il a faite
du texte de M. Motais, nous ne comprenons pas que le R. P. Brucker ne l’ait
pas remarquée.
(1) Apologie scientifique de la foi chrétienne, p. 443. 2® édition (1885) hono-
rée d’un bref de S. S. Léon XIII.
(2) Aux auteurs cités dans le 2® paragraphe, qui prétendent le récit bibli-
que du déluge fait d’après le point de vue de Noé, nous devons ajouter le
R. P. de Hummelauer,qui a émis cette opinion dans les Stimmen ans Maria-
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
421
quelles puissent servir à trancher définitivement ces
questions pendantes. Dans beaucoup de cas, un doute
prudent sera donc de mise.
V
LE DÉLUGE ET LA GÉOLOGIE ET I.A LINGUISTIQUE.
La science est-elle contraire à l’hypothèse de la non-
universalité du déluge , ou s’accorde-t-elle avec cette
théorie i Tel est le point que nous allons étudier.
Interrogeons d’abord la Géologie.
S’autorisant des aveux de l’abbé Lamlierl, géologue
estimé, d’accord en cela avec MM. Sedgwich, de Blain-
ville et autres, M. Motais objectait qu’il n’y a point de
traces géologiques d’un déluge universel (i). Le R. P.
Brucker (2), oubliant un moment que lui-même est un
adversaire de cette universalité absolue, menace l’auteur
du Déluge biblique de témoignages contraires que pour-
raient fournir M. l’abbé Gainet, le P. Hâté, etc. Mais ce
n’est qu’une menace, puisque aussitôt, se rangeant du
côté de M. Motais, il accorde « que la géologie ne trouve
plus de vestiges certains de la grande inondation rap-
portée dans la Genèse r. u Le contraire, ajoute-t-il, serait
plutôt fait pour surprendre. « Puis il nous donne à penser
que le déluge tel qu’il l’entend était très restreint. - D’ail-
Laach, 1879, t. XVI, pp. 31 et suiv., lül et suiv., 395 et suiv. Nous croyons
savoir que c’est également le sentiment du R. P. Knabenbauer. Celui-ci et le
R. P. de Hummelauer sont avec le R. P. Gornély, du Collège romain, les prin-
cipaux rédacteurs du grand Sacræ Scripturæ Cursus, en publication chez
Lethielleux à Paris. La parfaite connaissance que ces savants jésuites ont de
l’exégèse allemande (comme nous avons pu le constater dans le remarquable
commentaire du R. P. Knabenbauer sur le Livre de Job), et par là même des
objections actuelles dirigées contre la Bible, donnera une grande valeur à
cette importante entreprise.
(1) Di-luge biblique, pp. 229-230.
(2) Art. d’oct., p. 451.
422
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
leurs , écrit-il en effet, supposé cpie les résultats de
l’action du déluge mosaïque subsistent encore dans l’écorce
du globe terrestre, comment la géologie pourrait-elle les
discerner et les nommer au milieu d’effets semblables et
sans doute inlininient plus considérables qu’ont produits
tant de déliujes naturels durant les âges quaternaires (i) l r>
Ces - déluges naturels les fait-il contemporains de
riiommc comme le déluge mosaïque, qui, dit-il, tombe
certainement dans la période quaternaire } La citation ci-
dessus le laisserait supposer. Comment alors comprendre
le silence des peuples sur ces déluges « infiniment plus
considérables ?» et cependant inoffensifs pour l’humanité;
tandis que de nombreuses traditions relatent le déluge
infninienf moins considérahle qui a fait périr une partie
de riiumanité^ Le déluge de l’école mixte devient bien
restreint. Les non-universalistes donnent à ce cataclysme
une bien autre étendue.
Quoi qu’il en soit, la géologie ne nous est pas défavo-
rable, pas plus que la pcdéontoloyie. Aussi nous conten-
terons-nous pour celle-ci de citer une phrase de M. de
(luatrefages, l’éminent professeur du Muséum. « Une
multitude de faits, écrivait-il récemment, chaque jour plus
nombreux et se rattachant à ces divers genres de preuves
(tirées de la paléonioloyie humai ne), aujourd’hui
d’affirmer que , dès les temps quaternaires , l’homme
occupait les quatre parties du monde, qu’il avait atteint
les extrémités de l’ancien continent et touchait à celles du
nouveau (2). S’il en était ainsi, le déluge pour être
universel selon le sens du R. P. Brucker, c’est-à-
dire quant aux hommes, dut aussi l’être quant à la terre
et aux animaux. La paléontologie condamnerait donc
indirectement le déluge de l’école mitoyenne.
Mais la linguistique \>av\e plus haut... Sans doute,
(1) Ibid., pp. 451-45:2.
(2) A. de Qualrefages, Introduction à l'élude des races humaines : questions
générales. Paris 1887, p. 64.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DELUGE. 423
nous croyons fermement, comme le disait naguère M. G.
de Dubor, citant Max Müller et M. Renan, que le grand
» dogme de l’unité de l’espèce humaine n’a rien à crain-
w dre des découvertes de la science ” (i). Nous croyons
fermement avec Mgr de Harlez, que l’irréductibilité de
certaines familles de langues est loin d’être démontrée et
ne le sera jamais. Nous le croyons d’autant mieux avec
lui, qu’il le prouve d’une façon irréfutable, et détruit,
avec une aisance remarquable et une abondance de preuves
saisissante, et les principes et les faits sur lesquels
s’appuie ou tente en vain de s’appuyer l’école polygé-
niste (2). Mais s’il est rigoureusement possible de prouver
que les langues pourraient être toutes filles d’Adam, l’est-
il autant de montrer quelles peuvent également descendre
de Noé et de ses trois fils (3)? » M. Motais, se fondant
sur les affirmations d’hommes compétents, répond néga-
tivement. Les langues n’auraient pas eu le temps de se
diversifier depuis le déluge jusqu’aux époques oii on les
voit toutes formées. Comment alors trouver le temps
réclamé par les linguistes pour la formation des idiomes?
C’était la question, lorsque M. Motais proposa sa théorie
sur le déluge. Si une partie seulement de l’humanité a
péri sous le flot diluvien, on s’explique la différence pro-
fonde qui sépare certaines familles de langues.
Mais le R. P. Brucker, n’admettant pas la non-
universalité du déluge quant aux hommes, se voit forcé
de recourir à un autre moyen pour fournir aux langues
le temps de se spécifier. Il propose de reculer la date du
déluge , en d’autres termes d’allonger la chronologie.
Disons d’abord que cette hypothèse n’irait nullement
contre celle de la non-universalité du déluge ; les deux
pourraient subsister côte à côte. Mais quelles sont les
(1) Muséon, janvier 1884 : Les langues et respèce7u</na(«e,p. 107. Cf. Renan,
Histoire générale des langues sémitiques.
(2) Voir Controverse, U'' juillet 1883 : La linguistique et la Bible.
t3) Motais, Le Déluge biblique, pp. 231-232.
424 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
bases de ce nouveau système chronologique ? Quoique
cette question ait déjà été débattue entre le savant jésuite
et nous dans une autre revue (1), nous l’exposerons
cependant, mais rapidement, de manière que les lecteurs
puissent juger en connaissance de cause.
Le cliapitre v de la Genèse contient la généalogie des
patriarches antédiluviens; elle va d’Adam par Seth à Noé.
De même, le chapitre xi contient la généalogie des pa-
triarches postdiluviens ; elle va de Sem à Abraham. Ces
généalogies donnent l’âge de chaque patriarche au moment
de la naissance du lils successeur, ainsi que la durée de
sa vie depuis cet événement jusqu’à sa mort. Par exemple,
Phaleg à 3o ans engendra Reu, et ensuite il vécut encore
209 ans ; et Reu à 32 ans engendra Serug et ensuite il
vécut encore 207 ans, etc.
D’après l’interprétation proposée par le R. P.
Brucker dans le but d’allonger la chronologie, il faudrait
supposer, par exemple, que Phaleg n’est pas le père de
Reu, mais son aïeul ou son bisaïeul. 11 y aurait alors des
lacunes dans ces généalogies. Mais « comment peut-on
saisir des lacunes dans une succession aussi nettement
définie ? D’ailleurs il ne servirait de rien de dire que les
usages de la langue biblique (2) permettent de prendre
Énos, Reu, poui’ des petits-fils, ou même des descendants
beaucoup plus éloignés du patriarche dont ils sont dits
» engendrés », cela ne changerait nullement la chrono-
logie qu’on obtient en admettant que la série se propage
de père en fils. Moïse met 3o ans entre Péleg (Phaleg)
et Reu, 32 entre Reu et Saroug, etc... Que Reu, Saroug,
(1) Controverse : Brucker, Za chronologie des premiers âges de Vliuma-
«i<c, mars 1886; Ch. Robert, La chronologie et les généalogies de la juil-
let 1886; — Brucker. Quelques éclaircissements sur la chronologie biblique,
septembre 1886. L’occasion va nous être donnée de faire quelques observa-
tions sur la partie de ce dernier article qui a rapport à l’étude présente.
(2) Allusion au mot “ engendrer , qui peut également indiquer une filiation
immédiate ou médiate.
LA A’ÜN-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
425
etc., soient fils, petits-fils ou arrière-petits-neveux du
patriarche qui les précède dans la liste, cela n’augmente
ni ne diminue d’une année l’intervalle qui les sépare de lui,
ni par conséquent la sonune des années patriarcales,
formée par l’addition de tous les intervalles de ce
genre (1) ”.
A cette objection, que le R. P. Brucker se pose lui-
même, que répond-iP Rien; car apporter des preuves de
lacunes volontaires dans des généalogies non formées sur
le même moule, c’est-à-dire dépourvues de dates, c’est,
nous semble-t-il, passer à côté de la question {2).
Ce qui étonne le plus dans le système chronologique
'personnel au R. P. Brucker, c’est l’arbitraire. Nous
venons de le constater, il croit aux lacunes des généa-
logies patriarcales. Distinguons cependant : ces lacunes,
d’après lui, existeraient dans la liste postdiluvienne,
mais non dans la liste antédiluvienne. Par consé-
quent la chronologie biblique du chapitre xi serait
bien au-dessous de la réalité, tandis que la chronologie
du chapitre v serait assez exacte. « L’intervalle entre la
création de l’homme et le déluge n’a pas été bien considé-
rable 55, écrit-il ; mais on peut reculer la date du déluge
(1) Controverse, sept. 1886, pp. 96-07, réponse à notre article de juillet.
(2) Pour n’avoir pas à répéter ce que nous avons écrit ailleurs, on nous
permettra de renvoyer à notre article sur La chronologie et les généalogies de
Za ittWe, dans la Controverse, juillet 1886, pp. 367-374; voir aussi l’article
déjà cité du R. P. Brucker, dans la même revue (sept. 1886). Ce dernier cite
le P. Knabenbauer qui, dans la revue des jésuites allemands, Stimmen aus
Maria-Laach (t. VI, p.'370), aurait professé la même opinion. A notre avis, le
P, Knabenbauer a le tort d’appuyer son hypothèse sur l’ahsence de Caïnan
dans les te.vtes autres que ceux des Septante. Ce Caïnan est très problémati-
que ; et le R. P. Brucker tient à faire observer que, pour lui, il s'abstient
d’invoquer cet argument. Et cependant le “ P. Knabenbauer appuie princi-
palement sur ce fait son hypothèse des lacunes dans les généalogies patriar-
cales. , (Controverse, sept., p. 99.) — De son côté, le P. Corluy ne peut se
résoudre à souscrire au système chronologique du R. P. Brucker. “ Cette
théorie, écrit-il, nous apparaît toujours comme un deus ex machina inventé
pour sortir d’un pas difficile ; , pas difficile, ajouterons-nous, d’où nous retire
sans grand effort la théorie de la non-universalité ethnologique du déluge.
(Science catholique, déc. 1886, p. 65.)
426 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
beaucoup au delà de l’époque fournie par une interpréta-
tion étroite des données chronologfques de la Bible (i). »
Citons encore quelques-unes de ces affirmations gratuites
et très intéressées : « On peut douter que rintorvalle entre
la création de rhoinmc et le déluge ait été très long, nous
l’avons (b'jà dit, et il est probable que Je chiffre minimum
d’environ 1600 ans, que fournit le texte hébreu, 11 est guère
inférieur à la réalité (2). » Nous sommes donc libres
d’ajouter à la date vulgaire du déluge aidant de siècles que
des raisons scientifiques et sérieuses pourront l’exi-
ger(3). ^
11 faudrait être bien aveugle pour ne pas reconnaître
l’ar})itraire de cette théorie chronologique. N’est-ce pas la
réapparition des deux poids et deux mesures?
Mais poimpioi tendre plutôt à raccourcir la chronologie
antédiluvienne, alors qu’on allonge avec excès la chrono-
logie postdiluvionne ? Ne l’a-t-on pas deviné? Si l’on assi-
gne un temps plus considérable que ne le marque la Bible,
entre la création de l’homme et le déluge, il devient incon-
testable qu’à l’époque du cataclysme l’humanité était
répandue sur toute la surface de la terre. Or, c’est là ce
que le R. P. Brucker ne peut admettre, sans voir crouler
son hypothèse d’un déluge restreint à une partie de la
terre, partie occupée par riiumanité entière. Loin d’aug-
menter le temps, il le diminuerait plutôt. Ne l’a-t-il pas
fait en proposant pour cette période le chiffre si restreint
du texte hébreu, i656 ans; alors que généralement on
recourt aux dates des Septante qui donnent pour le cas
2242 ans? Mais c’est tout différent pour la période post-
diluvienne; il faut que le R. P. Brucker en augmente la
chronologie pour laisser, entre le déluge et Abraham, le
temps à la nouvelle humanité de former ses différents
(1) Art. d’octobre, p. 453.
(2) Ibid., p. 461.
(3) Ibid., p. 453.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
427
types ethnologi({ucs et linguistiques. C’est eneore, croit-il
à faux, un moyen de faire échec à la non-universalité du
déluge.
Mais, chose étrange, avec le R. P. Brucker on arrive à
des résultats diamétralement opposés à ceux que nous
donnent les diverses chronologies bihli(pies (i). Qu’on
primne les chitïres si différents du t(\xte héhnui (\hilgate),
de la version des Septante et du texlc samaritain, et on
constatera que tous donnent une somme plus considérable
pour la période antédiluvienne (pie pour la période post-
diluvienne.
Hébreu et Vulejate :
Septante :
Samaritain :
d’adam au du déluge a i.a voca-
DÉLUGE. TION d’aBRAIIAM.
i656 367
2242 1147
i3o7 1017.
Au contraire, le procédé du R. P. Brucker rend la
chronologie postdiluvienne plus forte que la chronologie
antédiluvienne. C’est un point bon à noter.
Mais, dit-on, la science proclame rapparitionde l’homme
sur la terre bien plus ancienne ({ue ne le disent les chro-
nologies bibliques. Celles-ci sont donc défectueuses.
En suivant la chronologie des Septante, on attribue à
riiomme une antiquité d’environ 8000 ans. La science
demande-t-elle davantage? Sans doute, il est des préhis-
toriens qui réelament des centaines de mille années ; mais
on en revient de ces excès. M. l’abbé Haniard, dans scs
(1) Nous déclarons une fois pour toutes que nous admettons la liberté
complète de l’exégète dans ces questions de chronologie. Le jour où il sera
évident que la science exige plus de temps que n’en donnent les chronologies
bibliques, nous serons des premiers à chercher une explication de ce désac-
cord peu important au point de vue dogmatique ; mais d’ici là nous tenons à
nous contenter de ce qui suffit.
428 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
savantes études sur L' archéologie préJiistorique etVantiqiiité
de l’homme (i) demande, au nom de la science, qu’on
réduise la durée des temps préhistoriques. « Qu’il faille
s’en tenir do préférence à la chronologie des Septante,
notablement plus large que celle du texte hébreu, nous en
sommes convaincu — écrivait-il dans le même recueil
qui contenait la théorie du R. P. Brucker sur la chrono-
logie (2) — mais nous ne voyons aucun motif de dépasser
les huit ou dix mille ans que nous accorde, au maximum,
cette chronologie (3).
Serait-ce l’histoire profane qui protesterait contre la
date des Septante? M. Vigoureux, si bien renseigné sur les
découvertes modernes, écrivait récemment, dans une étude
sur la question, que jusqu’ici pour la Babylonien il n’existe
aucune preuve positive et rigoureuse, que les chitfres de la
version grecque ne suffisent pas. L’histoire de l’Inde, et
même celle de la Chine, dans ses parties authentiques,
peuvent s’encadrer sans trop de peine dans les siècles
admis par les Pères grecs et latins. Quant à l’Egypte,
la haute antiquité do Ménès est loin d’être démontrée, et
de nombreuses raisons tendent à en abaisser la date (4). «
(1) Controverse, août-novembre 1886. Voir également : L'âgede la pierre
et l’homme primitif, par l’abbé Hamard.de l’Oratoire de Rennes (Paris,
Haton 1883); Cari Güttler, Naturforschimg iimi Bihel, Fribourg 1877, compte
rendu dans la Revue des questions scientifiques, t. VllI, pp. 255-257. — On
n’accorde plus autant de siècles pour la formation des récifs coralliens, et on
abandonne les millions d’années autrefois jugés nécessaires pour la forma-
tion de la houille. Voir à ce sujet les travaux de M. de Lapparent, publiés
dans la Revue scientifique (2 mai 1885), la Revue des quest. scientif. (1885),
le Correspondant (10 avril 1886), et surtout sots. Traité de géologie
1885). Ces travaux ont été résumés par M. Hamard, dans son Bulletin scienti-
fique de la Controverse (nov. 1886, pp. 430-438) et en brochure chez Haton,
Paris, sous le titre : Les sciences et l’apologétique chrétienne en 1886.
(2) Controverse, mars 1886, p. 519.
(3) M. Horatio Haie trouve ces huit ou dix mille ans bien suffisants, dans
son travail sur La pluralité des langues et l’ancienneté de l’homme, inséré au
XXXV' volume de l’Association américaine pour l’avancement des sciences
(1886). Voir le compterendu qu’en donne M. Abel Hovelacque dans la revue
L’Homme, 25 sept. 1886, pp. 545-555.
(4) Vigouroux, La chronologie des .temps primitifs, d’après la Bible et les
sources p>rofanes. Revue des quest. scientif., octobre 1886, p. 406.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
429
D’après CCS témoignages, il ressort que le R. P. Bruc-
ker n’est pas en droit d’allonger la chronologie biblique.
L’hypothèse de la non-universalité du déluge est donc
jusqu’ici le seul moyen qui s’offre avec quelque garantie
pour faire gagner le temps nécessaire à la diversitication
des langues.
M ais voici une objection très spécieuse. Les Egyptiens,
dit-on, sont donnés comme descendants de Chain, fils de
Noé ; or, l’Ancien Empire égyptien remonte - à 5oo ans
au moins au delà de la date la plus haute qu’on puisse
assigner au déluge d’après les chronologies dites bibli-
ques. Comment les non-universalistes se tireront-ils de
la difficulté (i) ^
Répondons d’abord que, comme nous l’avons déjà dit,
l’hypothèse de la non-universalité du déluge n’est pas
inconciliable avec une augmentation de la clironologie
reconnue évidemment nécessaire. Mais, sur la question
égyptienne, il y a bien d’autres difficultés à résoudre :
absence de tradition du déluge (2); langue formant une
famille à part (3), plus analogue au chinois (4) qu’aux
langues sémitiques; difficultés sur l’origine, etc... Et
n’entendions-nous pas, il n’y a qu’un instant, l’abbé
Vigouroux dire : « La haute antiquité de Ménès est loin
d’être démontrée, et de nombreuses raisons tendent à en
abaisser la date » ?
Mais, n’a-t-on pas le droit de se le demander, à l’époque
de Ménès les descendants de Chain étaient-ils arrivés en
Egypte? La vieille civilisation égyptienne est-elle le fait
de ces races postdiluviennes? Celles-ci ne l’ont-elles pas
(1) Brucker, art. d'oct., pp. 453-454.
(2) La substitution du massacre à la noyade nous paraît bien douteuse;
car elle demande un changement complet sur le point principal.^— Les prê-
tres égyptiens disaient que la vallée du Nil a été préservée du déluge. Diod.
Sic., I, 10; Cf. Lenormant, Origines de l’histoire, 1. 1, p. 445.
(3) Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient, 9® édit., 1. 1, p. 277 ; Ern.
Renan, Histoire des langues sémitiques, 3® édit., p. 87 ; Revillout, Cours de
langue démotique. Discours d’ouverture de l’École du Louvre, 1883, p. 4.
(4) Renan, op. cit., pp. 87-88.
43o revue des questions scientifiques.
trouvée solidement fondée, et ne se sont-elles pas simple-
ment et discrètement mêlées à ces constructeurs de gran-
dioses monuments, plus matérialistes et plus industriels
(pie les Sémites (i)? Ces idées soulèveront peut-être des
protestations, mais nous no croyons pas c|u’on puisse leur
opposer un seul fait.
Quoi cpi’il en soit, le système chronologique du R. P.
Brucker n’est point à même de résoudre tant de difficultés
de riiistoire de l’Egypte. Sachons donc, en attendant plus
de lumière, être sur ces points très réservés.
En dehors de l’hypothèse de la non-universalité du
déluge, une autre hypothèse s’offre pour expliquer la
différenciation des langues. C’est la confusion des langues
à Babel. En effet, avec le miracle, tout s’explique.
M. Motais a longuement exposé la question de la
célèbre Tour de Babel, dans le Déluge hihligm (2); et les
conclusions qu’il émet sont celles-ci : 1° tous les hommes
n’étaient pas réunis dans les plaines de Sennaar; 2° il n’y
a pas eu confusion de langues, mais confusion d’idées.
L’événement de Babel n’aurait dès lors rien à voir avec la
linguistique.
Le R. P. Brucker (3) combat les conclusions du savant
exégète. Que les faits racontés dans la première partie du
chapitre xi de la Clenèse, c’est-à-dire l’histoire de l’essai
de construction d’une ville et d’une tour dans les plaines
de Sennaar, ne se rapportent qu’à une fraction de l’huma-
nité, il ne veut pas en discuter la possibilité. « En tout
cas, se contente-t-il de dire, l’interprétation dans le sens
universel reste probable. »
Il semble, à notre avis, que les nombreux arguments
apportés non seulement par M. Motais, mais encore par
(1) Voir F. Lenormant, Hist. anc. de l’Orient, 9' édit., 1. 1, La descendance
des fils de Na’h dans la Genèse, pp. 263-312, — Ern. Renan, Histoire des lan-
(jues sémitiques, ch. ii, passim.
(2) Pp. 238-251.
(3) Art. d’oct., p. 454.
LA NON-UMVERSALITÉ DU DÉLUGE. 43 1
le P. Delattre (i), Mgr de Mariez (2), M. Vigoiiroux (3),
qui ne sont que les échos de l’opinion émise par des
commentateurs du x\f siècle (4), parmi lesquels le cardi-
nal Cajétan (5), rendent la présence de tous les hommes à
Babel bien problématique.
Rien que la pensée de cette foule immense voyageant
de concert et s’installant dans une même contrée suffit
pour en faire sentir l’impossibilité ; car, suivant la chro-
nologie des Septante, c’est 400 ans après le déluge —
bien davantage suivant le système chronologique du
R. P. Brucker — qu’aurait eu lieu cette migration de
tous les descendants de Noé, répartis déjà en d’innom-
brables tribus. La difficulté ne serait pas de leur trouver
de la place dans la Babylonie, mais de les y faire venir
tous sans la moindre défection dans le voyage, etc...
Et la ville (6) ? Si tous les descendants de Noé étaient
à Sennaar, dit le cardinal Cajétan, fuissent valde stulti,
cogitando et dicendo : ædificemus nobis civitatem. Ce n’est
pas une ville qu’il leur eût fallu, mais une quantité de
villes. Supposez une seule race à Bal)el, celle de Sem,
par exemple; vous diminuez la foule des deux tiers, et
tout se comprend. Ces arguments contre la présence de
tous les Noachides à la construction de la fameuse tour
ont frappé M. Joseph Halévy. Dans la Bevue des études
juives^ où il publie ses remarquables et intéressantes
Recherches bibliques, le savant orientaliste déclarait réccm-
(1) Le plan de la Genèse, Revue des questions historiques, juillet 187G,
p.33.
(2) La linguistique et la Bible, Controverse, R’’ juin 1883, p. 547 ; voir aussi
dans la même revue, R'' juillet 1883, un article de M. Motais : Réponse à trois
questions, p. 93.
(3) Manuel biblique. 5' édit., 1. 1, n” 337.
(4) Bonfrère, in Genesim, cap. xi : “ Sed quinam profecti ? Omnesne qui
tum erant homines ? Negant aliqui, verisimilius, omnes... „
(5) In Genesim, cap. xi : ‘ Non intelligas universum genus humanum pro-
fectum fuisse ab Oriente, et ivisse in regionem Sinhar... ,
(6) “ Ce point seul, dit M. J. Halévy, suffirait déjà pour démontrer que
l’auteur n’avait pas songé à faire séjourner les Japhétites et les Chamites sur
la plaine de Sennaar. „ Revue des études juives, sept. 1886, p. 28, n. 2.
432 REVUE UES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
ment (septembre 1886) que le chapitre vi, 1-9, a été
« méconnu par presque tous les commentateurs, lesquels,
se faisant Féclio de l’exégèse ancienne, attribuent à
l’auteur l’idée que tout le genre humain (i) a participé à
la construction de la Tour de Babel et à la confusion des
langues qui s’ensuivit" (2). 11 reconnaît que les “ Sémites
seuls " sont les constructeurs de la ville; le nom de
Phaleg l’indique, le jeu de mots schêm schâniaïm le
proclame. En un mot,Al. J. Halévy apporte, pour montrer
les seuls Sémites réunis dans les plaines de la Babylonie,
les arguments mêmes développés dans le Déluge biblique.
11 n’est pas jusqu’au jeu de mots, qui ne lui était pas
inconnu (3), dans lequel il ne reconnaisse avec M. Motais
le cri des Sémites (4).
Quelles raisons apporte le contradicteur de M. Motais,
pour se refuser à croire à la présence des seuls Sémites à
BabeU Voici la principale. C’est que l’interprétation dans
le sens universel est “ seule en harmonie avec la place
qu’occupe ce récit dans l’histoire primitive à\\ genre humain
et avec le lien bien sensible qui le rattache au Tableau des
peujdes du. chapitre précédent. » Nous avons déjà montré,
dans la première partie de ce travail, que, d’après le plan
de la Genèse, il ne s’agit plus, à partir du chapitre v, de
l’histoire du genre humain ", mais de l’histoire des
ancêtres du peuple hébreu. L’élimination des lignes col-
latérales que nous avions notée dès le principe se retrouve
ici. Après l’histoire longuement développée du patriarche
Noé, paraît la liste de ses descendants développée davan-
tage pour Cham et Japhet qui vont être éliminés (5) ; de
même qu’après l’histoire longuement tracée d’Adam, on
(Ij L’expression Côl haaretz (toute la terre) du verset 1 ne doit pas égarer,
car elle est aussi élastique que notre “ tout le monde Halévy, Revue des
études juives, n“ 25 (septembre 1886), p. 27.
(2) Ibid., p. 26.
(3) Cf. Revue critique d’histoire et de littérature, 15 oct. 1883, p. 292.
(4) Revue des études juives, sept. 1886, pp. 26-32.
(5) Cf. Halévy, Revue des études juives, p. 27.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. 433
nomme ses descendants en développant spécialement la
généalogie de Caïn qui doit être éliminée. On reprend
ensuite la ligne choisie qui conduit directement dans le
premier cas à Noé, et dans le second cas à Abraham.
Quant au lien qui rattache les premiers versets du cha-
pitre XI au Tableau des peuples noachides, il est bien plus
sensible dans notre hypothèse. Si l’événement de Babel se
rapportait à la dispersion de tous les descendants de Noé,
ce récit ne serait pas à sa place ; car, après avoir montré
les peuples se dispersant, il convenait d’indiquer les con-
trées où chacun se retira ; or il n’en est pas dit mot avant,
au chapitre x. En assignant cette dispersion aux Sémites,
on a cette indication après l’événement pour la ligne
choisie, dont on hiit l’histoire et qui resta dans la Chaldée,
d’où sort, en effet, plus tard Abraham.
“ C’est, dit M. Motais, une transition admirablement
choisie entre l’histoire générale des Noachides qui vient
de finir avec le chapitre x, et l’histoire particulière des
Sémites, ligne héritière, qui va commencer au cha-
pitre XI (i). »
S’il y eût eu confusion de langues, ce n’eût dès lors été
que parmi la race de Seth. Ce qui n’avancerait pas la
question de spécification des langues en général.
Mais y a-t-il eu à Babel une « confusion de langues »
Dans les passages suivants du chapitre xi que nous tra-
duisons de l’hébreu ;
La terre n’avait qu’une seule lèvre (sâphâh)....
Là fut brouillée la lèvre (sâphâh) ,
M. Motais ne veut pas donner au mot hébreu sâphâh
(lèvre) le sens de langue, dialecte, mais celui de sentiment,
idée, doctrine; et il prétend même que, pas une fois dans la
Bible, ce mot sâphâh n’a la signification de “ langue
(1) Le Déluge biblique, p. 245. — M. J. Halévy s’exprime dans les mêmes
termes. “ Ce récit, qui ne concerne que les Sémites seuls, fournit ainsi une
belle transition pour arriver à la généalogie d’Eber et à la famille de Taré. „
Revue des études Juives, septembre 1886, p. 28.
XXI
28
434 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le R. P. Bmckcr trouve cette assertion si inconce-
vable que, sans daigner même l’examiner', il renvoie le
lecteur au dictionnaire de Gcseuius.
Eh bien, que dit (Tesonius^ Qu’en effet le mot sûphâh
signifie quehgicfois langue, dialecte; et, comme exemple,
il cite trois textes en plus de celui que nous examinons :
Isa'ie XIX, 18; Isai'e XXXIII, 19; Ezécliiel, iii, 5, 6. N’in-
diquer que 3 passages oii le mot sâphâh signifierait
w langue », alors que ce mot est employé 176 fois(i) dans
l’Ancien Testament, ce n’est certes pas un excès ; aussi
pensons-nous que ces 3 textes ont été choisis parmi les
indiscutables. Si nous arrivions à prouver que, dans le
chapitre xix, v. 18 d’Isa'ie, le mot sdphah ne signifie pas
X langue », nous sommes persuadé que les hébra'isants
nous accorderont les autres passages indiqués.
^'oici ce texte traduit mot à mot do l’hébreu :
En ce jour-là, il y aura cinq villes dans la terre d’Égypte disant la lèvre
(sâpJuth) de Ghanaan et jurant par Jéhovah. .
Le plus généralement on traduit comme ceci ;
Il y aura cinq villes qui parleront la langue de Ghanaan.
Fait grave! c’est sur ce texte que la majorité des
auteurs s'appuient pour prétendre que la langue parlée
par les Hébreux a été empruntée par Abraham aux habi-
tants du pays de Ghanaan. Mais si on leur demande sur
([uelles autres raisons on peut appuyer cotte assertion, ils
restent muets. Rien mieux, ils avouent ne pas connaître
un seul monument littéraire de langue chananéenne; ils se
trouvent fort étonnés d’entendre les Chananéens, fils de
Chain, parler une langue sémitique, et comme consé-
(pience ils se lancent dans toute sorte d’hypothèses (2). Et
(1) On pourra s’en rendre compte en consultant la Concordance hébraïque
et chaJdaïque, de Furst. — Nous ne pourrons que discuter rapidement le sens
de quelques versets; une étude complète sur ce point demanderait de longs
développements.
(2) F. Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient, 9® édit., t. I, pp. 274, 374,
— Munk, Palestine, pp. 86-8S. — Renan, Histoire des langues sémitiques,
3' édit., pp. 111-113. — Preiswerk, Grammaire hébraïque, 3* édit.. Introduc-
tion, p. vin. — Reuss, L’Histoire sainte et la Loi, 1. 1, p. 333,
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
435
tout cela, parce que pour eux Isaïe aurait dit que la langue
des Hébreux était la langue de Chanaan. Est-il bien vrai
que le prophète l’ait dit ?
Mais M. Reuss soulève une autre difficulté (1). Il
demande la suppression do cette phrase comme apo-
cryphe. Pourquoi ? Parce que “ d’abord elle no cadre pas
avec ce qui suit, où il est question d’iiwe conversion de
toute (?) l’Egypte; ensuite ce serait une singulière
prédiction de dire que les Egyptiens parleraient V hébreu,
Mais, puisqu’il s’agit do « une conversion » de quelques
villes d’Egypte, si, au lieu de faire parler aux Egyptiens
la langue de Chanaan, on leur faisait célébrer (2) la doctrine
de Chanaan, c’est-à-dire la doctrine de Jéliovali pratiquée
par les Israélites habitants de Chanaan, la terre des pro-
messes et des bénédictions — no serait-ce pas plus
naturel ?
Le contexte (3) demande mémo cette interprétation, qui
par ailleurs est de nature à résoudre bien des problèmes.
Les autres passages de Gesenius s’interprètent de même,
chacun peut s’en convaincre (4).
Dès lors, dans le chapitre xi de la Genèse, on ne peut
(1) Ed. Reuss, La Bible : Les prophètes, 1. 1, p. 30?, note 14.
(2) Ce sens est donné au mot dahar par Gesenius, Thésaurus.
(3) “ 11 y aura un autel à Jéhovah au milieu de l’Egypte... Jéhovah sera
connu des Egyptiens, qui lui feront des sacrifices et des vœux. „ — Rosenmül-
1er, Scholia in Vet. Test, rapproche ce passage de Sophonie, ni, 9 : “ Alors je
tournerai vers les peuples la /èrre (sâphâh) pure, pour qu’ils invoquent tous
par le nom de Jéhovah et qu’ils se soumettent à son joug. „ Evidemment ici,
par “ lèvre pure ,, il faut entendre la doctrine pure, sainte.
D’après l’examen des 176 versets où se trouve le mot sâjdiâh, il résulte que
SAPHAH signifie :
I. Lèvre : 1“ instrument de la parole, voix ; 2" discours, doctrine, idée, sen-
timent ; V. g. lèvre perverse. Insensée, menteuse, grave, sage, etc., ce qui
exprime manifestement des doctrines, des sentiments pervers, insensés, etc...
II. Bord : bord de la mer, d’un vase...
(4) Dans Lsaïe, xxxni, 19, le prophète, annonçant la destruction du peuple
oppresseur d’Israël, s’exprime ainsi : ‘ Tu ne verras plus ce peuple impudent,
tu n’entendras plus ce peuple dont la lèvre (sâphâh) épaisse balbutie une lan-
gue (lâschôn) inintelligible. „ La différence &nire\sâphâh et le mot qui signifie
langue, idiome est ici bien marquée. Pour les Hébreux, les peuples étrangers
balbutient ; balbutiement qu’ils attribuent à Vêpaisseur des lèvres. Le mot
436 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
refuser de donner au mot sâphâh le sens de sentiments,
idées, à moins d’admettre une seule exception sur 176
cas. Ce qui n’est pas admissible. D’ailleurs, lorsqu’on jette
les yeux sur le chapitre de la Table généalogique qui pré-
cède immédiatement celui de la Tour de Babel, on remar-
que que, par trois fois, il y est parlé de langues ou idiomes
(ch. X, 5, 20, 3i). Est-ce le mot sâphâh qui y est employé?
Nullement, c’est le mot lâschôn (i).
Il serait étrange qu’à quelques lignes de distance on se
servît d’expressions différentes pour signifier absolument
la même chose (2).
Il y avait donc entre les hommes venus dans les plaines
de Sennaar un accord complet de sentiments, àéidées qu’ils
exprimaient de la même manière (v. i). Jéhovah voulant
empêcher ce peuple, à idées si concordantes, de consom-
mer son entreprise (v. 6), dit : Allons et brouillons là
leurs idées afin que chacun n’écoute plus, n’entende plus (3)
les idées de son voisin (v. 7). « Dieu jetait ainsi le dissen-
“ lèvre , (sâphâh) désigne donc l’organe matériel. Il en est de même pour
Isaie, xxvni, 11 et pour Ezéchiel, ni, 5, 6.
On a cité aussi, contre l’interprétation de M. Motais, le v.6 du psaume lxxx
(hébreu lxxxi), dont voici la vraie traduction selon nous : “ J’entends une
voix (lèvre, sâphâh) inconnue qui dit : J’ai brisé le joug... , Si ici sâphâh veut
dire langue, idiome, on se demande comment le psalmiste a pu comprendre
des paroles prononcées dans une langue qu’il déclare lui être inconnue !
(1) Le mot lâschôn se rencontre 116 fois dans l’Ancien Testament. Dans 16
versets, il a le sens de langue, idiome, dialecte.
(2) M. J. Halévy (Revue des études juives, sept. 1886, page 28) qui, comme la
plupart des auteurs, donne à sâphâh le sens de langue, est visiblement décon-
certé devant cette différence d’expression dans deux chapitres qu’il déclare
être l’œuvre de la même main. Pour expliquer cette différence, il se contente
de dire que l’emploi de sâphâh était inévitable parce que BU Ischôn est
impossible en hébreu. , Pourquoi ? serait-ce à cause des trois l qui se sui-
vent ? Mais le savant orientaliste peut se convaincre que pas une seule fois ce
rapprochement ne devait avoir lieu. Ainsi au v. 7 et au v. 9, qu’on mette
lâschôn au lieu de sâj)hâh, on n’a pas le rapprochement qui aurait pu rendre
impossible (?) cette expression.
(3) “ Il est à remarquer, dit Mgr de Harlez, qu’il n’est point dit que les
hommes ne se comprirent plus, mais “ qu’«7s n’entendirent ou n’écoutèrent
plus la voix de leurs compagnons ,. C’est ce que les Septante rendent avec
soin et exactitude par “ Iva [xl) àxouuwji t7)v tpwvTiv ; ut nonaudiant vocem „•
La linguistique et la Bible, Controverse, juin 1883, p. 580.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
timent, la discorde parmi ces hommes, et par suite les
forçait à se disperser (i).
S’il n’y eut pas à Babel une confusion de langue, mais
simplement une confusion d’idées (2), on ne peut rien tirer
de cet épisode pour expliquer la spécification des langues.
Il semble donc que jusqu’ici l’hypothèse de la non-uyii-
versalité du déluge est le seul système probable pouvant
rendre compte de cette spécification.
Nous reviendrons sur la linguistique (3) dans le para-
graphe suivant à l’occasion de l’ethnologie.
(1) M. J. Halévy (loc. cit., pp. 21-22) constatant que, dans le chapitre x, des
dispersions soni indiquées à deux reprises et qu’on a employé des mots diffé-
rents pour les exprimer, les verbes passifs niphrad (v. 5) et nâphats (v. 18),
donne la différence de sens entre ces deux verbes.
“ Niphrad, dit-il, marque une séparation lente et paisible, tandis que
nâphats exprime l’idée d’une dispersion involontaire et subite, résultant d’une
action extérieure. Dans la phrase (ensuite se dispersèrent naphetsu les famil-
les chananéennes, v. 18), l’auteur veut dire que, par suite de dissensions poli-
tiques, plusieurs familles chananéennes ont été morcelées et se sont dépla-
cées du sud au nord et du nord au sud, loin de leur demeure primitive ,. Or,
dans le récit de la Tour de Babel, c’est précisément ce verbe nâphats qui est
employé pour exprimer la dispersion des constructeurs. Il s’agit donc bien
d’une dispersion involontaire et subite, venant à la suite de dissensions poli-
tiques.
(2) Le récit de la construction de la Tour de Babel, expliqué après une
étude sérieuse du texte, comme nous croyons l’avoir fait, montre le non-
fondé des prétentions de M. Reuss. L’école rationaliste dont il est un des
chefs, veut voir partout dans la Bible des morceaux à double emploi.
M. Reuss est souvent malheureux dans les exemples qu’il apporte. Voici ce
qu’il écrit sur Tépisode de Babel : “ Nous avons déjà eu l’occasion de dire que
ce morceau (de la Tour de Babel) fai* en quelque sorte double emploi
avec le morceau élohiste (Tableau des peuples, ch. x) qui précède et qui est
également destiné à rendre compte, à sa manière, de la diversité des peu-
ples et de leurs langues. Notre auteur suppose l’humanité encore réunie bien
longtemps après le déluge, et son récit ne peut se combiner en aucune façon
avec celui après lequel il se trouve intercalé. , ( La Bible. : L’histoire sainte et
la loi, 1. 1, pp. 336-337.) On voit à quelles difficultés on échappe avec le plan
de la Genèse qui explique admirablement bien la présence légitime des pre-
miers versets du chapitre xi, et avec la traduction exacte du mot sâphâh par
idées et non par langues. On voit en même temps que le système rationaliste
ne gagne pas à être examiné de trop près.
(3) Le R. P. Brucker dit (p. 456) que le monosyllabisme des racines et le
passage primitif des langues flexionnelles par les deux autres états sont cho-
ses contestées. Cette assertion nous semble en partie inexacte. Le monosyl-
labisme des racines est contesté, il est vrai ; mais ce qui ne l’est pas, c’est la
triple phase par lesquelles ont passé les langues flexionnelles. On ne met pas
438 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
VI
LE DÉLUGE ET l’eTHNOLOGIE.
La question que nous abordons est grave : grave sur-
tout si, avec le R. P. Brucker, il faut admettre un déluge
ethnographiquement universel, c’est-à-dire un déluge dans
lequel toutes les races existantes auraient péri à l’excep-
tion de la seule famille de Xoé. Il nous semble qu’il fau-
drait alors rompre complètement avec la science.
En effet, on rapporte généralement les races humaines
à trois types élémentaires : race nègre ou éthiopique,
jaune ou mongolique, blanche ou caucasique. Or, depuis
le déluge jusqu’au temps où l’on voit ces types formés,
c’est-à-dire bien avant Abraham (i), il serait absolument
impossible de trouver le temps exigé pour cette différen-
ciation profonde.
C'est vrai, répond le R. P. Brucker, mais « il nous
est loisible d’ajouter à la date vulgaire du déluge autant
de siècles que l’anthropologie peut en réclamer pour les
résultats à expliquer (2). » Eh bien! concédons cela, pour
un moment. Ajoutons dix siècles aux 1 147 ans donnés par
la version grecque depuis le déluge jusqu’à Abraham.
L’anthropologie se contentera-t-elle de 2147 ans? Nous
ne le croyons pas.
Ecoutons les polygénistes nous dire que le laps de
temps de la création aux temps historiques « est insuffi-
sant, que, dans les conditions actuelles et sous nos yeux,
les types sont permanents et, par conséquent, qu’ils ont
en doute le passage de celles-ci par une étape où les racines existaient à l’état
libre et indépendant des formes flexionnelles. C’est ce que dit Delbrück dans
son Introduction à l’étude du langage (2® édit, allemande, p. 76), ouvrage dont
le R. P. Brucker lui-même invoque l’autorité. Cf. Hovelacque, La Linguis-
tique, pp. 38-39.
(1) Du déluge à la vocation de ce patriarche, il y a, d’après les Septante,
1147 ans.
(2) Art. d’octobre, p. 460.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
439
dû être multiples dans le passé (i). Trois mille ans ne
leur suffisent pas ; aussi préfèrent-ils croire que les divers
types humains ne descendent pas d’un même couple.
Tout en repoussant cette théorie pour adhérer à la
théorie monogéniste, défendue de nouveau par M. de Qua-
trefages, l’illustre professeur du Muséum (2), nous recon-
naissons que les difficultés sont grandes.
Sur quoi les polygénistes appuient-ils leurs prétentions?
Sur la permanence des types. Bien entendu, il ne peut
s’agir ici de l’influence du croisement, mais simplement de
l’influence des milieux et de l’hérédité. « Les actions de
milieu ont seules pu donner naissance aux premières races
humaines (3); aussi, pour que les comparaisons soient
légitimes, doit-on rechercher ce que cette seule influence
peut produire.
Le R. P. Brucker met en avant M. de Quatrefages pour
proclamer que « ce qui est démontré par les recherches
des anthropologistes et des ethnologistes, c’est que les
types humains, même fixés depuis des centaines, depuis
des milliers d’années, même « protégés par toutes les res-
ü sources d’une civilisation avancée î’, qui leur permettent
de résister à beaucoup de causes modificatrices, n’en res-
tent pas moins aptes à subir l’action des milieux nouveaux,
et les subissent inévitablement dans une mesure très sen-
sible (4). J»
Rien de plus vrai. Mais l’éminent professeur du Muséum
n’entend pas par là que le type physique change tellement
que le nègre pur devienne un vrai blanc, ou le blanc pur
un vrai nègre. C’est ce qui ressort des lignes suivantes
(1) D'' P. Topinard, L’ Anthropologie, p. 544, dans la Bibliothèque des scien-
ces CONTEMPORAINES.
(2) Introduction à Vétude des races humaines, t. I, Questions générales,
Paris, A. Hennuyer, 1887. Le savant membre de l’Institut a développé dans
cet ouvrage la thèse monogéniste et la thèse antitransformiste qu’il a déjà
soutenues dans ses ouvrages sur L’espèce humaine et L'unité de l’espèce
humaine.
(3) Quatrefages, Introduction à l'étude des races humaines, 1. 1, p. 172.
(4) Art. d’oct., p. 461.
440 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
empruntées à l’ouvrage invoqué par le R. P. Brucker. Il
s’agit des blancs et des nègres immigrés en Amérique.
M. Reclus et l’abbé Brasseur de Bourbourg, frappés des
modifications survenues chez ces deux races, avaient sup-
posé qu’au bout d’un certain temps tous les descendants
de ces blancs et de ces nègres seraient transformés en
Peaux-Rouges. M. de Quatrefages combat cette exagéra-
tion (i). « Que le nègre et le blanc remplacent quelques-
uns de leurs traits, de leurs caractères, par des traits, par
des caractères analogues à ceux des indigènes, il n’y a là
rien que de fort naturel. Soumis à l’action du milieu qui a
façonné les races locales, ils ne peuvent qu’en subir l’em-
preinte dans une certaine mesure. Mais ils ne se confon-
dront pour cela ni avec elles, ni entre eux, pas plus que
le blanc transporté en Afrique ne deviendra jamais un
vrai nègre, pas plus que les descendants européens d’un
nègre ne seront jamais de vrais blancs. » Et dans son
nouvel ouvrage ; « Ni le blanc, ni le nègre ne se trans-
formeront définitivement en véritable Peau-Rouge ou en
(iuarani (2). »
Cette absence de modifications essentielles dans les
races sous la seule influence du milieu, depuis le commen-
cement des temps historiques, est un fait constaté en
anthropologie et en ethnologie (3). « Partout où se ren-
contrent des Arabes, des Juifs, leur type est le même, tel
que nous le font connaître les monuments égyptiens. A
Leyde, le Juif est plus clair; à Alger, d’un ton jaunâtre,
dit-on ; aux Indes, foncé (darh). Dans ce dernier cas sur-
tout, l’expérience est décisive; il existe à Cochin, sur la
côte de Malabar ; 1° des Juifs noirs, ce sont des indigènes
(\) L’Espèce humaine, 4® édit. (1878) p. 191; Unité de l’espèce humaine,
1861, pp. 353-354.
(2) Quatrefages, Introduction à l’étude des races humaines, 1. 1, p. 170.
(3) Cf. A. de Gobineau, Essai sur l’inégalité de races humaines, 1. 1, pp. 202-
206; D'' Topinard, L’Anthropologie, pp. 409-414; Hovelacque et G. Hervé,
Précis d’anthropologie, 1887, pp. 193-198; Gustave Le Bon, Les civilisations
de l’Inde, Paris Didot 1887, p. 71.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. 44 1
convertis ; 2° des Juifs blancs, venus à l’époque de la des-
truction de Jérusalem et dont on retrace l’histoire pour le
moins jusqu’à dix siècles en arrière; or, ils sont restés
blancs, ou mieux, bruns à cause du climat et par rapport
à nous, mais blancs par rapport aux populations environ-
nantes; leurs enfants naissent blancs; leurs femmes, lors-
qu’elles n’affrontent pas les rayons du soleil, restent
blanches (i). » « L’histoire est là, écrit de son côté un
éminent ethnographe belge, pour attester la persistance
des types anthropologiques depuis quatre et même depuis
cinq mille ans (2). « En remontant plus haut, nous ren-
controns l’inconnu ; nous ne pouvons dès lors que répéter
avec M, de Quatrefages : « L’origine des grandes races
humaines, la blanche, la jaune et la noire, se perd abso-
lument dans la nuit des temps antéhistoriques (3).
Les libéralités chronologiques du R. P. Brucker ne
seront pas assez grandes même pour satisfaire Ch, Dar-
win, qui est fort embarrassé pour expliquer l’évolution en
face de la permanence des types. « Ainsi que l’a montré
Darwin lui-même (4), écrit un transformiste ardent, les
influences des milieux, telles que les climats, l’alimen-
tation, le genre de vie, sont en effet complètement
impuissantes à expliquer les caractères distinctifs des
races humaines, en admettant même que ces conditions
soient restées semblables pendant wnQ. énorme période{5).r>
Ce n’est donc pas aux siècles accumulés, pas plus
qu'aux conditions atmosphériques actuelles qu’il faut
(1) Topinard, L’ Anthropologie, p. 413. — A. de Gobineau, op. cit., t. I,
pp. 205-207, apporte également comme exemple les Arabes et les Juifs.
L’exemple de ces derniers est surtout précieux, car lesJuifs se trouvent sous
toutes les latitudes et ne s’allient généralement qu’entre eux. Or partout le
visage juif “ a conservé, dans ses traits principaux et vraiment caractéristi-
ques, l’aspect qu’on lui voit sur les peintures égyptiennes exécutées il y a
trois ou quatre mille ans ou plus. ,
(2) J. Van den Gheyn, S. J., Origines Ariacæ, dans la Revue des quest.
sciENTiF., avril 1884.
(3) Unité de l’espèce humaine, pp. 213-214.
(4) La descendance de l’homme, 1. 1, ch. vu (trad. Barbier, 2" édit.).
(5) Hovelacque et G. Hervé, l’récis d’ anthropologie (1887), p. 193.
442 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
demander les raisons des différences essentielles qui dis-
tinguent les types humains.
Il fut un temps où certainement les climats eurent une
plus grande influence. « Les variations de milieux et de
condition de vie sont très faibles aujourd’hui relativement
à ce qu’elles ont dû être à certains moments de l’existence
du globe (i), J’
« Les plus anciennes races humaines se sont donc
formées, selon toute apparence, à la suite des changements
qu’a subis notre globe et des premières migrations (2).
Ainsi, ce serait dans les temps qui suivirent immédia-
tement la création de l’homme, que les anthropologistes
et les ethnologistes partisans du monogénisme placeraient
la séparation des différents types,
« Deux points ne sont pas douteux : c’est que les prin-
cipales différences qui séparent les branches de notre
espèce ont été fixées dans la première moitié de notre
existence terrestre ; et ensuite que, pour concevoir un
moment où, dans cette première moitié, ces séparations
physiologiques aient pu s’effectuer, il faut remonter aux
temps où l’influence des agents extérieurs' a été plus
active que nous ne la voyons être dans l’état ordinaire
du monde, dans sa santé normale. Cette époque ne saurait
être autre que celle qui a immédiatement entouré la créa-
tion, alors qu’émue encore par les dernières catastrophes,
elle était soumise sans réserve aux influences horribles
de leurs derniers tressaillements (3). »
Ecoutons encore cet auteur qui résume si bien la
(1) D'' Topinard, L’ Anthropologie, p. 417.
(2) Quatrefages, Introduction, 169.
(3) A. de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, 1. 1, pp. 231-
232. “ Cuvier, écrit-il encore, affirme, dans son Discours sur les révolutions
du globe, que l’état actuel des forces inorganiques ne pourrait, en aucune
façon, déterminer des convulsions terrestres, des soulèvements, des forma-
tions semblables à celles dont la géologie constate les effets. Ce que cette
nature, si terriblement douée, exerçait alors sur elle-même de modifications
devenues aujourd’hui impossibles, elle le pou vait aussi sur l’espèce humaine,
et ne le peut plus désormais. , Ibid., pp. 230-231.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. 448
pensée des savants monogénistes sur cette importante
matière.
Les causes de différenciation des types humains, « on
peut les apercevoir dans l’énergie climatérirpie que pos-
sédait notre globe aux premiers temps où parut la race
humaine. Il n’y a pas de doute que les conditions de force
de la nature inorganique étaient alors tout autrement
puissantes qu’on no les a connues depuis, et il a pu
s’accomplir, sous leur pression, des modifications eth-
niques devenues impossibles. Probablement aussi, les
êtres exposés à cette action redoutable s'y prêtaient beau-
coup mieux que ne le pourraient les types actuels. L’homme
étant nouvellement créé, présentait des for^nes encore incer-
taines (i), peut-être mémo n’appartenait d’une manière
bien tranchée ni à la variété blanche, ni à la noire, ni à
la jaune (2). Dans ce cas les déviations qui portèrent les
caractères primitifs do l’espèce vers les variétés aujour-
d’hui établies eurent beaucoup moins de chemin à foire
que n’en aurait maintenant la race noire, par exemple,
pour être ramenée au type blanc, ou la jaune pour être
confondue avec la noire (3). ?»
De ces considérations résulte, pour la spécification des
types humains, un laps do temps relativement peu consi-
dérable. Le R. P. Brucker, si prodigue lorsqu’il s’agit
des temps postdiluviens, est d’une avarice extrême en
siècles antédiluviens. C’est à peine s’il veut nous aban-
donner le chiffre minimum du texte hébreu, 1600 ans ;
alors que nous avons un droit indéniable à plus de 2200
(1) C’est ce que dit M. Motais, Déluge biblique, p. 264. Le R. P. Brucker
(art. d'oct., p. 461) répond que cette raison est “ bonne tout au plus à satis-
faire un darwiniste. , Le R. P. Brucker est-il monogéniste ? Admet-il la
transformation d’un premier type humain en plusieurs types ? Il y aurait donc
du vrai dans cette parole rapportée par M. Hovelacque dans son récent Pré-
cis d'anthropologie, p.211 ; “ On a dit que le monogénisme était une doctrine
transformiste. ,
(2) Cf. Quatrefages, Introduction, etc., pp. 156-157.
(3) Gobineau, Op. cit., p. 235.
444 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ans, assignés par les Septante et qui nous suffisent ample-
ment.
L’extinction de toutes les races humaines par le déluge
et leur reformation après le cataclysme sont-elles choses
scientifiquement admissibles ^ Aux lecteurs de juger
d’après ce qui précède ! Mais l’ethnologie a encore la
parole. M. de Quatrefages, après étude des divers carac-
tères des races humaines, classe celles-ci selon leur ordre
d' apparition ainsi qu’il suit :
1° Des Jaunes, 2° d’autres Jaunes, les Noirs et les
Blancs allophyles, 3° les Sémite?,, 4° les Arijans (i). Cette
classification n’apporte-t-elle pas uu nouvel appui à la
théorie que nous défendons ? D’après l’ethnologie, ce sont
ceux que les exégètes appellent Noachides, ou fils de
Noé, qui apparaissent les derniers; car par Sémites on
entend ici les descendants de Sem et de Cham, et par
Arijans les descendants de Japhet. N’est-ce pas ce que
prétendent les partisans de la non-universalité ethno-
graphique du déluge^ La famille de Noé, échappée
à un déluge sur lequel les traditions des races jaune
et noire sont muettes, serait la souche de la race
blanche postdiluvienne. Celle-ci, en se répandant sur la
terre, rencontra, l’histoire et l’ethnologie le disent, de
vieilles races jaunes et noires auxquelles souvent elle se
mêla. Au fond d’un grand nombre de peuples se trouvent
en effet ces races antiques.
Ce sont des populations noires (2), peut-être rouges (3),
que les Chamites, ou Protosémites, rencontrent sur
les bords du Nil ; de leurs alliances résulte pour les
envahisseurs un changement de couleur et peut-être de
langue, si encore l’influence de cette race antédiluvienne
(1) Introduction à l'étude des races humaines,' 1887, t. I, p. 161. M. de Qua-
trefages croit que le type primitif fut jaune.
(2) F. Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient, 9° édit., t. II, p. 47. —
Maspero, Histoire ancienne des peuples de l’Orient, 4® édit., p. 17.
(3) Hovelacque et Hervé, Précis d’anthropologie, pp. 423-424.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. 445
ne leur fit pas oublier la tradition du cataclysme dont
leurs frères transmettront le souvenir aux quatre coins
du monde.
Ce sont aussi des peuples antédiluviens, les Shouméro-
Accadiens, que les Chamites et les Sémites auraient trou-
vés établis sur les bords du Tigre et de l’Euphrate (i).
Et lorsque les Aryans, fils de Japhet, envahissent
rinde, ne sont-ils pas arrêtés par d’antiques occupants ?
Sur les bords de l’Indus et du Gange vivaient, en effet,
des races jaunes, qui depuis longtemps avaient chassé de
ces lieux mêmes les habitants primitifs de race noire et
les avaient refoulés dans les forêts et les montagnes du
Deccan. Les blancs Aryans, dans leurs livres sacrés, nous
décrivent ces populations antédiluviennes sous des traits
peu flatteurs, mais significatifs. Ils les distinguent en
jaunes et en noirs, et les traitent ôiesclaves, de démons,
de géants, d’hommes méprisables, à tête de bœuf, sans
nez, etc... (2).
L’histoire ne s’accorde-t-elle pas avec l’ethnologie pour
affirmer l’antiquité de certaines races, comme bien supé-
rieure à celle des descendants de Noé ? Mais n’anticipons
pas ; dans un prochain et dernier paragraphe, nous aurons
à parler de ces races antédiluviennes.
La linguistique vient renforcer l’argument ethnologi-
que. C’est en effet à la linguistique que fait surtout appel
M. de Quatrefages pour la classification des types humains.
Et il arrive à ce résultat remarquable, que
1° Les langues monosyllabiques sont parlées par une
partie de la jaune;
(1) Maspero, Hist. anc. des peuples de l’Orient, 4:^ édit., pp. 126-137; F. Le-
normant, Hist. anc. de l'Orient, 9® édit., p. 308; idem, La magie chez les
Chaldéens et les origines accadiennes, ch. vu.
(2) MgrLaouenan, vicaire apostolique de Pondichéry, Du brahmanisme et
de ses rapports avec le judaïsme et le christianisme, Pondichéry, 1884, t. I,
pp. 88-89 (ouvrage couronné par l’Académie). Des peuples de l’Inde ancienne
et moderne, conférence de M. Guimet, dans les Matériaux pour l’histoire de
l’homme, XVIII® année (1882), pp. 187 etsuiv. D'' Gustave Le Bon, Les Civili-
sations de l’Inde, Paris 1887, pp. 78-85. Hovelacque et G. Hervé, Précis
d’anthropologie, Paris 1887, pp. 317-318 et 552.
446 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
2° Les langues aggluthmntes, par beaucoup Aq jaunes,
tous les nègres et les blancs allophyles ;
3° Les langues fiexionnelles, par les Arijans et les Sémi-
tes (1).
\’oilà encore les Aryans et les Sémites, les descendants
de Noé énumérés au chapitre x de la Genèse, — que nous
venons de voir séparés des autres races et par le temps et
par le type — distingués des jaunes et des noirs par un
langage plus perfectionné. C’est la race blanche noacliique
qui parle les langues à Üexion.
Sans doute, le R. P. Brucker se hâte de protester. Les
Egyptiens, écrit-il, faisaient partie des races blanches et
cependant leur langue n’est jamais devenue une langue
à flexion (2). Rien de plus vrai que cette étrange excep-
tion à la règle générale. Mais comment l’expliquer? Le
champ des hypothèses est vaste, nous l’avons déjà vu.
Qui empêcherait de croire, par exemple, qu’au moment de
leur entrée en Egypte, ces descendants de Cham parlaient
une langue plus perfectionnée; mais que, par leur contact
avec les populations primitives et peut-être très civilisées
de ce pays, ils aient abandonné, comme nous l’avons déjà
laissé entendre, leur langue maternelle pour adopter celle
des premiers possesseurs d(' l’Egypte ? « On cite mille
exemples de peuples renonçant à leur idiome pour adop-
ter celui de l’étranger (3). « 11 est vrai que « une popula-
tion conquise oublie assez souvent le langage de ses pères
pour celui des envahisseurs Parfois aussi les conqué-
rants, se trouvant en minorité relative, sont absorbés par
la race conquise et en adoptent jusqu’au langage... A
plus forte raison en est-il de même pour les immigrants
pacifiques (4). Que la conquête de l’Egypte par les
(1) Quatrefages, Introduction à l’étude des races humaines, 1. 1, p. 161.
(2) Art. d’oct., p. 462. Voir ce que nous avons dit dans le paragraphe pré-
cédent sur l’arrivée des Ghamites en Égypte, arrivée qui pourrait être bien
plus récente qu’on ne le croit généralement.
(3) J. Van den Glieyn, Origines Ariacæ, loc. cit.
(4) Quatrefages, Intiyduction, etc..., t. I, pp. 233-234 et p. 164.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
447
Cliainites ait été brutale ou pacifique, l’abandon fait par
ceux-ci de leur langue maternelle est donc possible. Pour
le comte A. de (xobineau cela ne fait pas de doute. « Les
premiers Chamites, écrit-il, avaient apporté du nord-est
un dialecte de cet idiome originellement commun aux
fiimilles blanches, dont il est encore aujourd’hui si facile
de reconnaître les vestiges dans toutes les langues de nos
races européennes. A mesure que les tribus immigrantes
s’étaient trouvées en contact avec les multitudes noires,
elles n’avaient pas pu empêcher leur langage naturel de
s’altérer; et quand elles se trouvèrent alliées de plus en
plus avec les noirs, elles le perdirent tout à fait. Elles
l’avaient laissé envahir par des dialectes mélaniens de
façon à le défigurer (i). »
Les races blanches, aryancs et sémites, peuvent donc
être considérées comme parlant et parlant seules les lan-
gues à flexion ; ce qui les sépare profondément des races
noire et jaune, dont le langage est moins parfait. Cepen-
dant il faut bien admettre que toutes les langues ont pro-
cédé d’une .seule et même langue-mère. Nous avons
exposé dans un précédent paragraphe comment il est
impossible d’expliquer à partir du déluge la différencia-
tion des langues, l’événement de Babel n’y ayant en rien
contribué.
Il faut donc que ce soit dès le principe que se sont
opérées ces diversifications des langues, alors que se
diversifiaient les types sous des climats différents.
On n’admettra pas plus pour tous les hommes, au moment
du déluge, un seul et même langage, qu’un seul et même
type. On n’admettra pas qu’à l’époque de Noé, plus de
vingt siècles après la création d’Adam, tous les hommes
(1) Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, 1. 1, p. 386.
Les Élamites, fils de Sem, ont de même adopté la langue agglutinative des
premiers habitants du pays auxquels ils se sont cependant moins mélangés.
F. Lenormant, Ilist. anc. deVOrient, 9' édit., 1. 1, pp. 280-281. Cf. J, Oppert,
La langue des Elamites, Ascas la Revue d’assyriologie, U® année (1885), n“ 2.
448 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
en étaient encore au langage le plus primitif, le monosyl-
labisme. Il faut bien croire que le patriarche et sa race
étaient en possession d’une langue plus perfectionnée,
qui se retrouve au lendemain du déluge chez les peuples
sémites et aryans, divisée en nombreux idiomes de plus
en plus supérieurs. Car toutes ces langues des peuples
énumérés au chapitre x, comme flls de Seni, Chain,
Japliet, toutes ces langues dites à flexion et parlées par
la seule race blanche, la science philologique atteste la
possibilité de leur réduction en une langue unique.
Le R. P. Brucker n’est point de cet avis ; il fait
observer que, « dans l’état actuel de la science >», la plu-
part des philologues déclarent absolument irréductibles
tous les grands groupes de langues des races blanches,
c’est-à-dire qu’ils se déclarent incapables d’établir l’ori-
gine commune soit des idiomes sémitiques et chami-
tiques, tels que l’hébreu et l’égyptien (1), soit des idiomes
sémitiques et aryens ou indo-européens (2). »
A cela nous répondrons, avec un auteur bien compétent
dans cette question, que sans doute « dernièrement
encore on donnait comme incontestable l’irréductibilité
des langues sémitiques et indo-européennes. Quelques
dileitanti sans principes pouvaient seuls parler du lien
qui unit l’hébreu, le latin, l’arabe et le germanique.
Aujourd’hui cette irréductibilité est fortement battue en
brèche. Ce ne sont plus des linguistes amateurs, des cher-
cheurs aventureux, qui prétendent ramener ces langues à
une source commune, ce sont les savants les plus distin-
gués et les plus compétents, les Lepsius, les Raunier, les
Frédéric Müller, les Ascoli, les Frédéric Delitzsch. Cette
opinion a reçu droit de bourgeoisie dans la célèbre Revue
de science comparée des langues que dirige le docteur Kuhn
(1) Nous nous sommes expliqué ci-dessus sur la langue égyptienne.
(2) Art. d’oct., p. 463.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. 449
et qui n’ouvre point ses colonnes aux aventuriers de la
science (i). »
Le R. P. Brucker est lui-même forcé de se rendre.
“ Nous savons, dit-il, que quelques savants très distin-
gués sont d’une opinion contraire (à l’irréductibilité des
langues flexionnelles), et nous ne nierons pas la haute
valeur de leurs raisons (2).
Si on arrive à l’unification des langues des races
blanches noachiques, il en est tout autrement pour les
langues des races noires et jaunes. Quoique, comme le
professe Mgr de Harlez (3), il n’y ait point de doute que
toutes les langues ont une origine commune, il faut cepen-
dant reconnaître que les multiples idiomes des races jaunes
et noires sont jusqu’ici irréductibles entre eux et sans
lien visible avec les langues des blancs.
Pourquoi cette unification plus facile des langues
sémitiques et aryanes, sinon parce que celles-ci se sont
séparées de leur langue-mère depuis une époque relative-
ment peu éloignée ? En mettant cette langue-mère dans
la bouche de Noé, on trouve suffisamment de temps pour
expliquer la production des langues flexionnelles ; car,
comme nous l’avons dit, la langue parlée par Noé devait
déjà posséder un certain degré de perfection qu’il est
actuellement difficile d’assigner.
Les races blanches se trouvent donc, par leurs langues
elles-mêmes, insinuer une formation ou plutôt une refor-
mation récente relativement à la formation des races à
(1) Mgr de Harlez, La linguistique et la Bible, dans la Controverse,
1" juillet 1883, pp. 59-60. Le savant linguiste renvoie aux travaux suivants :
R. von Raumer, Die Urverivandtschaft der sentit, und indo-europ. Spva-
chen, 1', 2®, 3®, Fortsetzung, etc. — Lepsius, Ascoli, DeZ nesso ario-
semitico, Studi ario-semitici. — F. Millier, Fr. Delitzsch, Studien über iiido-
germ. semit. Wurzelverwandtschaft, etc. Dans le Muséon, janvier 1884, p. 103,
M. G. de Dubor s’exprime dans le même sens.
(2) Art. d’oct., p. 464. Pourquoi après cela l’auteur raisonne-t-il donc
comme si ces langues étaient reconnues irréductibles ?
(3) On lira avec fruit les très remarquables articles de l’éminent auteur sur
La linguistique et la Bible. (Controverse, juin et juillet 1883.J
XXI
«9
45o revue des question's scientifiques.
langues plus primitives, des races noires et jaunes séparées
les unes des autres depuis les premières migrations. Si
ces dernières sortaient, comme les Sémites et les Aryens,
du patriarche Noé, il n’y aurait pas plus de différences
entre leurs idiomes cpi’entre les divers groupes des langues
à flexion : un rapport plus étroit se découvrirait entre
toutes les langues humaines.
La linguistique montre, nous semble-t-il, un lien
intime entre les races blanches, tandis qu’elle est impuis-
sante à combler l’abîme qui sépare celles-ci des races
noire et jaune.
En faisant ces deux races échapper au déluge qui
aurait occasionné une régénération de la race blanche, on
arriverait à résoudre une grande difficulté. « Si la race
de Caïn a été épargnée en tout ou en partie, écrit
Mgr de Harlez, on pourra rapporter à ses descendants
les langues dont la nature s’éloigne le plus des idiomes à
flexion, et l’on gagnera le temps nécessaire pour expli-
quer la formation des langues chinoise, japonaise, nègres,
australiennes, américaines, etc., à côté des langues
aryaques et sémitiques (i). »
La linguistique ne semble-t-elle pas répugner à entendre
Noé parler la langue-mère de tous les idiomes monosyl-
labiques, agglutinants et flexionnels, alors que de son
côté l’ethnologie ne peut se résoudre à voir dans ce
patriarche le père des races blanche, jaune et noire?
VII
RACES ANTÉDILUVIENNES.
A-t-on des indices de l'existence de véritables races
antédiluviennes en dehors de la famille de Noé ? L’absence
au chapitre x de la Genèse de certains peuples' et les
(1) Controverse, juin 1883, art. cité, p. 577.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. 45 I
caractères spéciaux de ceux-ci d’après la Bible ont
conduit M. Motais à les supposer antédiluviens et non
noacliiques. Parmi ces peuples il place les Caïnites, les
Amalécites, les Sodomites et les Géants de la Palestine.
Le R. P. Brucker (i) a entrepris de démolir un à un les
arguments apportés 'sur ce point par l’auteur du Déluge
biblique. Pesons les raisons pour et contre.
Voici d’abord les Caïnites (2). A plusieurs reprises
après le déluge, la Bible parle de peuplades portant ce
nom qui leur vient d’un Caïn (homme ou pays, c’est la
question).
M. Motais demande s’il ne faut pas voir dans ces
Caïnites des descendants du meurtrier d’Abel épargnés
par le flot diluvien.
Mais, écrit son contradicteur « le nom do Qaïn no
paraît jamais dans la Bible comme nom d’un père do ces
Qénites (Caïnites). ^ — Lorscpi’on voit cité à plusieurs
reprises « Haber le Caïnite r>, n’est-on pas porté à penser
que ce Haber descend d’un nommé “ Caïn w ? Ne donnc-
rait-on pas ainsi pour ancêtre Amalec ou Moab à tout per-
sonnage dit l’Amalécito ou « le Moabite ? Et par là
même qu’il se rencontre dans l’iiistoiro biblique un per-
sonnage portant le nom de ^ Caïn et connu comme père
d’une célèbre race, n’a-t-on pas sérieusement le droit de
se demander si les Caïnites, dont faisait partie Haber, ne
sont point les descendants éloignés du Caïn des premiers
(1) Art. (l’oct., p. 468 ad fi7iem.
(;2) Il est bon de s'entendre sur la manière d’écrire le nom de ce peuple. La
Vulgate écrit Cin, Cinéens (qu’il faut prononcer, comme le fait remarquer le
R. P. Brucker, avec un c dur : Km, Kinéens). C’est le mot hébreu même, non
ponctué : Qin, Qmi. Or le “ Gain ,, fils d’Adam, est également en hébreu
non ponctué Qin ; après comme avant le déluge, ce terme se trouve ponctué
par les Massorètes Qa'in. De l’avis de tous, il n’y a pas de différence comme
mot entre “ Caïn , antédiluvien et “ Caïn , postdiluvien. Mais le dérivatif
de “ Caïn pour la Vulgate Cinéens (Kinéens), ponctué par la Massore
Qeint, doit évidemment se dire en français ; Caïnites. Au lieu de “ Cin,
Cinéens “ Qaïn, Qénites ,, nous dirons donc tout simplement * Caïn,
Caïnites ,.
452 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
temps, surtout alors qu’on ne sait à quel fils de Noé attri-
buer la paternité de ce peuple?
Dire que le nom Gain apparaît dans la Bible après le
déluge seulement comme nom du 'pays des Caïnites ou de
l’ensemble de leur race, c’est oublier que les noms Israël,
Madian, Moab, etc..., tout en désignant le pays ou
l’ensemble de la race des Israélites, des Madianites, des
Moabites, etc..., n’en sont pas moins des noms d’hommes,
pères de ces peuples. Le R. P. Brucker n’a visiblement
pas grande confiance dans cet argument; mais celui qu’il
lui substitue n’a guère plus de portée. “ Et quand il en
serait autrement, écrit-il, cela ne prouverait en aucune
façon que ce père fut le fils d’Adam. « Sans doute cela ne
prouve pas; mais cela rend une hypothèse possible, et
c’est beaucoup. Le docte religieux vient lui-même apporter
un appui à cette hypothèse, lorsqu’il prétend que le mot
Caïn “ est aussi un simple appellatif, particulièrement en
usage parmi les tribus arabes. »
Que signifie donc ce mot pour les Arabes ? A-t-il le sens
que lui donne le rédacteur de la Genèse (iv, i), le sens de
« possession n? Nullement. Gesenius (i) et, après lui,
M. Joseph Halévy (2) nous disent qu’en arabe le mot Caïn
signifie : artisan, forgeron, esclave, chanteur. Ces sens
n’ont pas grand rapport avec celui qu’indique l’écrivain
sacré. Si les Arabes traduisent ainsi cette expression, ne
serait-ce pas que l’idée de Caïn et de sa race est pour eux
unie aux états d’artisans, de forgerons, d’esclaves, de
chanteurs ou musiciens, et qu’ils traduisent le nom plutôt
par l’état social que par son sens premier?
Serait-ce donc que les Caïnites postdiluviens exerçaient
(1) Thésaurus. L’auteur du récit biblique fait venir le mot Caïn de Qanah.
(2) Bevue critique, 13 décembre 1880, note, p. 465. Le R. P. Brucker rap-
pelle qu’une ville de Juda portait le nom de Haqqaîn (le Caïn). Nous ne
sommes nullement surpris de trouver dans un pays habité par des Caïnites
une ville portant le nom de Caïn, le constructeur de la première ville, à
laquelle il avait donné le nom de son fils Hénoch (Gen., iv, 17).
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. 453
les fonctions dénommées ci-dessus ? Qu’on se reporte alors
au chapitre iv, 21-22, de la Genèse, où les descendants
de Caïn sont cités comme musiciens, forgerons, artisans
en métaux; n’y pourra-t-on pas comprendre qu’il s’agit
d’esclaves, de nègres, appartenant à cette race et, par con-
séquent, échappés au déluge ?
Il n’y a pas lieu de s’étonner « qu’un petit peuple
comme l’était celui dont il s’agit, fût dénommé d’après un
ascendant aussi éloigné. « D’abord il faudrait savoir si on
a affaire à un grand ou à un petit peuple. Ces Caïnites
sont signalés dans le pays de Madian, dans le pays de
Moab, dans le pays de Chanaan: encore on ne parle que
des tribus rencontrées par les Israélites. N’y en avait-il
pas d’autres ailleurs? Et ces tribus de Réphaïm, de Zom-
zommim, d’Emim, etc., qu’on ne sait à quelle race ratta-
cher, ne seraient-elles pas elles-mêmes des tribus caïnites?
Elles ne portent pas ce nom, sans doute; mais ce. ne
serait pas une raison de nier leur descendance de Caïn.
Les peuples qui ont Chanaan pour père ne sont pas tous
désignés sous le nom de Chananéens; les Jébusiens, les
Amorrhéens, les Girgasciens, etc , sont aussi chana-
néens que ceux qui ont conservé le nom patronymique.
Comment peut-on encore objecter que « pas un seul des
anciens patriarches n’a laissé son nom à une race issue de
lui »? Se peut-il que des peuples aient reçu leur nom de
patriarches séthites antédiluviens énumérés au chapitre v
de la Genèse, si la postérité de ces personnages a péri
dans le déluge? Le seul patriarche séthite survivant au
cataclysme, Noé, n’a point laissé, il est vrai, son nom à
des peuples cités dans la Bible, et il faut en dire autant
de ses fils ; mais il n’en est déjà plus de même pour ses
petits-fils.
Cette première série d’arguments contre la descendance
des Caïnites postdiluviens du Caïn primitif ne nous paraît
donc pas avoir atteint son but.
Abordons un autre point, délicat entre tous, la pro-
454 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
phétie de Balaam (1). Les noms Caïn et Caïnites y sont
employés. D’après M. Motais (2), il s’y trouverait en
même temps des descriptions et des rapprochements qui
enlèveraient tout doute sur l’origine antédiluvienne de ces
peuples. Le R. P. Brucker le conteste. Exposons la pro-
phétie pour l’étudier plus à l’aise.
PROPHÉTIE DE BALAAM.
Une étoile sortira de Jacob et un sceptre surgira d'Israël ;
Il frappera les deux frontières de Moah et détruira tous les fils de Seth;
Eâom sera sa possession et Séir sera la possession de ses ennemis ;
Israël se montrera intrépide ; de Jacob viendra le dominateur qui perdra
les survivants des cités.
Il vit aussi Amalec et il prononça son oracle :
Amalec est le commencement des nations, mais sa fin est la ruine.
Il vit aussi le Cahtife et il prononça son oracle :
Solide est ta demeure et posé sur le r«cher est ton nid ;
Cependant Ca7n sera ravagé jusqu’à ce qu’Assur te mène en captivité.
Dans la première partie de la prophétie, il est dit que
le roi d’Israël frappera les deux frontières de Moah et
détruira tous les fis de Seth. Le R. P. Brucker trouve
cette traduction inexacte, et il prétend que « l’immense (!)
majorité des exégètes modernes traduit fis de Seth par
fis de tumulte, et entend que par là les Moabites sont
désignés comme aimant le tumulte guerrier (3) » Nous
savons que c’est entre autres l’opinion de M. Reuss (4),
qui veut substituer « tumulte » à « Seth », parce qu’à
cette époque tous les hommes étaient Séthites, « la race
de Caïn ayant péri dans le déluge » .
C’est précisément la question.
Nous croyons devoir soutenir la traduction de M. Mo-
tais^ pour des raisons qui nous semblent d’une grande
(1) Livre des Nombres, xxiv, 17-22.
(2) Le Déluge biblique, pp. 3(^316.
(.3) Art. d'oct., p. 470.
(4) La Bible ; L’histoire sainte et la Loi, t. II, p. 243, note 2.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
455
valeur. Et d’abord, traduire « fils de tumulte » au lieu
de “ fils de Setli u’est-ce pas enlever au morceau son
cachet, le parallélisme? Dans notre traduction, il y a en
effet parallélisme entre noms propres synonymies ; Jacoh
et Israël sont les noms d’un même peuple, de même
Édom et Séir; il ne peut en être différemment de Moab
et Seth. Si, au lieu du nom propre « Sctli î’, on met le
nom commun « tumulte Moab n’a plus de synonyme
géographique qui lui corresponde (i).
Mais, deniandc-t-on, que signifie alors « fils de Seth r. ?
vSi Caïn et toute sa race ont péri dans le déluge, tous les
hommes sont fils de Seth. 11 y a là une grande difficulté.
Mais d’oïl vient-elle ? Uniquement de ce qu’on Interprète
cette prophétie dans l’hypothèse d’un déluge universel ?
Interprétons-la au contraire dans l’hypothèse d’un déluge
qui a épargné une partie de la descendance de Caïn, et
toute difficulté s’évanouira.
Il frappera les deux frontières de Moah et détruira
tous les fils de Seth. Ce n’est pas le pays do Moab setih'-
ment qui sera frappé, ce sont aussi les peuples ipii
habitent sur ses “ deux frontières Quels sont-ils ? Les
Ammonites et les Chananéons, dont on connaît l’origine
noachique et par conséipient séthite. Moabites, Ammo-
nites et Chananéens, sont donc tous ^ fils de Seth ^ ; et
ce sont tous (2) ces fils de Seth qui sont voués à la des-
truction.
(1) Voir à ce sujet ; Schroeder, Jaiiua hebraica, t.l, au cli.xxiv, v. 17 du
livre des Nombres : “ Parallelismus tamen nomen propr. postulat, synon.
vijf) Moab; nullusigitur dubito, cuin antiquioribus filios SetJii vertere, præ-
sertim curn et in seqq. unieuique membre nomen geograph. sit additum. „
(2) On sait quel sens donner au mot tous. Comme dans bien d’autres passa-
ges de la Bible, cités dans la première partie de ce travail, il a un sens relatif.
Il ne s’agit pas de ‘ tous les descendants de Seth ,, mais simplement de tons
ceux qui sont en Moab ou sur ses frontières.
Les Israélites ne sont donc point compris dans ce nombre, comme l'insi-
nue le R. P. Brucker, qui, passant du sens littéral au sens mystique, conclut
qu’avec la traduction de M. Motais, il faudrait admettre que “ le Messie
détruira tous les hommes ! ,
456 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Mais au milieu de ces « fils de Seth », dans le pays de
Moab, comme sur ses frontières parmi les Ammonites
et les Cliananéens, l’œil du prophète a découvert des tri-
bus d’une autre race.
“ Il vit Amalec il vit le Caïnite. »
Les Amalécites et les Caïnites sont-ils inscrits au tableau
généalogique du chapitre x? Non. Ils ne seraient donc pas
fils de Noé, ni, par conséquent fils de Seth ». Ce qui
ne fait point de doute, c’est que les Amalécites et les
Caïnites occupaient le pays bien avant les Moabites et les
Ammonites ; cela ressort avec évidence de l’histoire
d’Abraham. C’est d’ailleurs le prophète lui-même qui
affirme l’ancienneté de ces peuples. Pour lui, Amalec est
le principe, la tête des nations. Il semble que le peuple
qui se cache sous ce nom (i) descend du premier construc-
teur de villes. Quant aux Caïnites, il est écrit en toutes
lettres, dans l’oracle de Balaam, que leur nom vient de
Caïn (2), et que, comme le meurtrier d’Abel, ils se cachent
derrière des fortifications inexpugnables.
N’est-il pas naturel^ si nous sommes en présence de
“ fils de Caïn », que le prophète ait établi entre les peu-
ples qu’il a sous les yeux la grande distinction primitive ?
Au nom de Caïn qu’il emploie, il ne pouvait opposer
(1) n’est pas le nom primitif de ce peuple. Amalec est un des-
cendant d’Ésaü, qui imposa son nom à cette peuplade à laquelle il s’unit. Par
là-même qu’on trouve les Amalécites bien avant la naissance d’Ésaü, il est
évident qu'ils ne sont pas désignés parleur nom ancien.
(2) On a dit que le mol Caln ou Qin de la prophétie avait été employé
pour former un jeu de mots avec Qen, nid ; que, par conséquent, il ne fal-
lait pas attacher d’importance à ce nom. Nous ferons observer que, dans le
même verset, il est parlé du Caïnite ou Qinite, mot qui vient évidemment, —
comme nous l’avons dit au commencement de ce paragraphe (note) — de
Caïn ou Qin, ainsi que cela ressort également de Juges, i\, 11. La consé-
quence est que, s’il y a eu un mot apporté uniquement pour faire le jeu de
mots, ce n’est pas le nom propre de Caïn ou Qin, mais le nom commun Qen.
nid, à la place duquel on aurait pu employer un mot plus exact pour désigner
des forteresses, mais moins poétique et sans assonance avec le nom Caïn.
Notons dans l’oracle d’Amalec une opposition de mots ; rêschît, commen-
cement — allant, fin.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
457
qu’un nom, celui de Seth, son frère, avec lequel il s’est
partagé le monde. Telle est l’explication que nous don-
nons, après M. Motais, de la célèbre prophétie de
Balaam, dans l’hypothèse d’un déluge non universel.
On ne niera pas qu’ainsi interprétée, sans torture pour
le texte, la prophétie est plus belle et plus compréhensi-
ble que dans l”interprétation qui emploie « fils de tunndte ”
au lieu de fils de Seth «.
Nous savons qu’à notre traduction on peut opposer une
objection très spécieuse.
“ Jérémie, écrit-on, dans sa prophétie contre Moab,
rappelle l’oracle de Balaam : Le feu, dit-il, sortira
d'’Hesehon et dévorera Je côté de Moal) et la tête des
fils de tumulte r, (1), Le mot hébreu traduit dans cette
citation par tumulte est schéton ; tandis que dans la
prophétie de Balaam, c’est le mot schêth (2). Ce n’est pas
d’ailleurs le seul cliangenient à constater. Et on doit dire
que la traduction donnée par le savant jésuite, du texte de
Jérémie, est sujette à caution. Si on étudie de près ce
texte, on s’aperçoit que Jérémie avait dans l’esprit l’ora-
cle de Balaam, mais qu’il en a modifié presque tous les
mots, visant à les remplacer par des mots à sens diffé-
rents, mais à configuration et assonances identiques ; de
telle sorte qu’on a sous les yeux un texte qui, pour la
forme matérielle, rappelle celui de Balaam, mais (jui,
pour le sens, en diffère complètement (3). Qu’on en juge.
(1) JpV/w/V, XLViii, 45. Le R. P. Brucker, art. d’oct., p. 471.
(2) Le mot scheth n’est pas une seule fois employé dans la Bible comme
nom commun ; toujours on le rencontre pour désigner Seth, fils d’Adam. Il y
aurait donc une exception pour la prophétie de Balaam : la démonsti-ation
n’en est dès lors pas facile.
(3) Dans la prophétie de Balaam, il est question d’un dominateur, et dans
celle de Jérémie d’une flamme qui dévore. Le style de Jérémie est évidem-
ment plus figuré que celui de Balaam. Ce dernier parle d’un dominateur qui
frappe certains peuples; et le premier d’une flamme (figure d’un destructeur)
qui dévore la barbe et la chevelure de Moab (figure du deuil et de l’humilia-
tion). On comprend que Jérémie tenant à rappeler une ancienne prophétie
concernant Moab, sans exprimer la même pensée, ait modifié les mots de
438 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Balaam disait : qrqr benê-schêth, “ il détruira les fils de
Seth n ; et Jérémie ; qdqd henê-schaôn, « chevelure des fils
de tumulte «.-Si le R. P. Brucker veut que Jérémie ait
employé le mot schaôn (tumulte) pour expliquer le mot
schêth (Setli) de Balaam, il faudra qu’il admette aussi que
qdqd (chevelure) est employé pour expliquer qrqr (il
détruira). On voit à quelle conséquence inadmissible con-
duit sa manière de voir.
Nous croyons donc devoir, à la suite de beaucoup
d’exégètes, traduire comme il suit la parole de Jérémie ;
« Le feu..,, dévorera la barbe de Moab et la chevelure
des fils de tumulte, ??
Pour les peuples orientaux, c’est la dernière des humi-
liations de se voir raser la tête et le visage, c’est aussi un
signe de deuil. Par cet oracle, le prophète annonce donc
aux Moabites qu’ils vont être soumis à toute sorte de
déshonneurs et d’humiliations, et par là même au plus
grand des deuils (i). Avec cette traduction, la prophétie
n’est plus un mystère.
Balaam de manière à leur enlever leur sens. Ainsi Balaam annonce que le
dominateur frappera “ paiM de Moab „ : la racine de ce mot signifie “ bou-
che, visage, côté , ; le mot étant au duel, on traduira “ les deux côtés ou fron-
tières de Moab „, c’est-à-dire tous les peuples qui autour de Moab sont “ fils
de Seth Quant à Jérémie, il annonce que le feu sorti de Hesebon dévorera
* path de Moab „ ; c'est le même mot que ci-dessus, mais au singulier. Il ne
s’agit pas ici de “ côté ou frontière Il est d’ailleurs plus naturel de dire que
“ le feu dévore le visage , et mieux encore “ la barbe ,, comme traduisent
beaucoup d’exégètes (Rosenmüller, Schroeder, Reuss...l, qui aussi justement
traduisent qdqd par “ chevelure „ (le mot hébreu signifiant plus spécialement
‘ sommet de la tête , ou partie qui porte les cheveux, comme path signifie
“ bouche, visage , ou partie qui porte la barbe). Mais par là même que Jéré-
mie ne parle pas de “ frontières de Moab ,, il n’avait que faire de parler des
“ fils de Seth „ ; aussi a-t-il cherché, semble-t-il, pour continuer ses jeux de
mots, quelque chose d’approchant quant à la forme ; c’est schaôn qu’il a
choisi ou que lui a inspiré Amos (n, 2) par ces paroles : “ Moab périra dans
\t tumulte au milieu des clameurs et du son des trompettes. , Chez
ce dernier, qu’on le remarque bien, Moab n’est point désigné comme peuple
de tumulte. — Dans Jérémie (xlvi, 17) Pharaon, roi d’Égypte, est appelé
‘ tumulte , schaôn.
(1) Le prophète, quelques versets plus haut (37-38), exprime d’ailleurs
cette même idée sans figure et sans jeu de mots. “ Toute tête sera chauve et
toute barbe rasée... Ce ne sera que deuil sur tous les toits de Moab et sur ses
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
459
Certes, si Jérémie au lieu de se servir du mot schaôn
avait employé le mot scheth, nous nous serions plus facile-
ment rendu à l’avis du R. P. Brucker; car, si nous
croyons voir dans le scheth de Balaain, le nom du fils
d’Adam, c’est qu’en face se trouve un nom, Caïn^ qui fut
celui d’un autre fils du premier homme. Il y aurait donc
là opposition des races de deux frères. Mais que serait
venu faire le nom de “ Setli » dans Jérémie, puisque le
nom de “ Caïn » ne s’y trouve pas?
Notre réponse à cette objection nous paraît suffisante.
Si, contre notre attente, on nous montrait par d’autres
arguments qu’il ne s’agit pas de « Seth » dans la prophétie
de Balaam, et conséquemment qu’il n’y a point d’opposi-
tion entre les deux fils d’Adam, il resterait encore que
Balaam parle de « Caïn ^ et des.« Caïnites ” (1).
Du pays de Moab passons à celui de Sodonie. A quelle
famille appartenaient les habitants de la Sodomitide?
M. Motais a prétendu, sans être contredit par le
R. P. Brucker, que cette contrée n’était pas renfermée
dans les frontières du territoire chananéen (2). « Or, si
la Sodomitide n’est pas chananéenne, il en résulte très
naturellement qu’elle n’est pas chamite. C’est donc pour
cela que Moïse l’exclut nommément, à l’occasion de sa
table des peuples, de sa géographie de Chanaan, et ne
l’insère point dans la partie ethnographique de ce célèbre
places. , Après cela, le doute ne semble plus possible, d’autant que la traduc-
tion proposée par le R. P. Brucker : “ Le feu dévorera le coté de Moab et la
tête des fils de tumulte ,, est absolument incompréhensible.
(1) On a prétendu que ce Caïn et ces Caïnites descendent de Cousch, fils de
Gham. Qu’on nous les montre alors dans la généalogie des fils de Noé. Ils n’y
sont pas mentionnés. C'est parce qu’on rencontre ces Caïnites mêlés à des
Couschites, qu’on les dit de cette race. Mais il faudrait aussi les confondre
avec les Madianites, les Moabites, les Chananéens, etc., parmi lesquels on les
trouve également. C’est en vain qu’on a cherché à les rattacher à l’un ou à
l’autre des fils de Noé. Ceux qui leur donnent Jéthro pour père, oublient que
les Caïnites sont nommés dans la Bible dès le temps d’ Abraham {Gen. xv,
19).
(2) Déluge biblique, pp. 324 etsuiv. Cf. Munk, La Palestine, p. 76.
460 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
chapitre x (1). » Le R. P. Brucker réplique : Cette rai-
son est sans valeur, puisque les Sodomites n’existaient
plus depuis six ou sept siècles, lors de la rédaction de
cette table (2). » Raison de valeur fort douteuse, répon-
drons-nous à notre tour à l’érudit contradicteur de
M. Motais ; car il faudrait d’abord savoir si la Table des
peuples noachiques a été rédigée « six ou sept siècles »
après la disparition de la Sodomitide, ou si Moïse l’a
trouvée toute rédigée et remontant déjà à plusieurs siè-
cles. Et puis, en admettant avec le R. P. Brucker que le
châtiment de Sodome ait précédé la composition de ce
tableau, aurait-ce été une raison d’en exclure ces anciens
peuples, alors que l’écrivain sacré nous donne la généa-
logie très circonstanciée de Caïn et de sa race, disparue
d’après les universalistes bien des siècles avant les Sodo-
mites? Mais ce ne sont pas seulement ces derniers qui
sont exclus du chapitre x; ce sont aussi des peuples dont
la haute antiquité est reconnue et que les Israélites ren-
contrent sur leur chemin ; les Amalécites, les Caïnites,
les Cénézéens, les Cadmonéens, etc Il en est de même
des habitants géants de la Palestine. Non inscrits dans
la descendance des fils de Noé, ces peuples sont réputés
par l’écrivain sacré si anciens, que lui-même déclare ne
rien connaître de leur passé que « par les légendes cou-
rant au milieu de leurs tardifs vainqueurs » (3). Le
R. P. Brucker (4) conteste l’ancienneté de ces peuples
étranges. . “ Ce que Moïse nous a conservé de l’histoire de
cette race, dit-il, ne remonte pas plus haut que le temps
(!) Déluge biblique, p. 326.
(2) Art. d'oct., p. 472.
(3) Déluge biblique, p. 321. ‘ Terra gigantum reputata est... Quos Ammo-
nitæ vocant Zomzommitn {Deutér. ii, 20). Quasi gigantes crederentur ; Moa-
bitæ appellant eos Emim (Deutér. ii, 11).
(4) Il prétend aussi que “ l’Écriture a stigmatisé l’exagération , du portrait
des géants de Chanaan, fait par les espions. Nous n’avons rien vu de cela à
l’endroit indiqué (Nombres xiii, 33-34), Dans tout ce chapitre, la taille gigan-
tesque de ces peuplades est attestée, ainsi que dans bien d’autres passages
de la Bible ; nulle part il n’y a sur ce point la moindre dénégation.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. 46 1
d’ Abraham. » En résulte-t-il qu’ils n’existaient pas aupa-
ravant?
D’après \q plan de la Genèse, il ne serait question, dans
la Bible, des peuples étrangers à la ligne patriarcale
qu’autant qu’ils sont mêlés à l’histoire de cette lignée. Si
avant Abraham on s’est tû sur l’existence de ces peuples,
c’est que cette raison d’en parler ne s’est pas présentée.
Le R. P. Brucker voudrait des preuves de l’antiquité
de ces nations; les arguments de Fr. Lenormant, de Jean
d’Estienne et de l’abbé Motais ne l’ont pas satisfait. Ajou-
tons donc les arguments d’un orientaliste très estimé qui,
il y a plus de trente ans, écrivait les lignes suivantes (i) :
“ Je ne quitterai pas les Israélites sans avoir touché
quelques mots de certaines tribus qui vécurent longtemps
parmi eux, dans les districts situés au nord du Jourdain.
Cette population mystérieuse paraît n’avoir été autre que
les débris restés purs de quelques-unes des lamilles
mélaniennes, de ces noirs jadis seuls maîtres de l’Asie
antérieure avant la venue des Chamites blancs (2). La
description que les livres saints nous font de ces hommes
misérables est précise, caractéristique, terrible par l’idée
de dégradation profonde qu’elle éveille.
» Ils n’habitaient plus, au temps de Job, que dans le
district montagneux de Séir ou Edom, au sud du Jour-
dain. Abraham les y avait déjà connus. Esaü, ce ne fut
vraisemblablement pas sa moindre faute, habita parmi
eux (3), et, conséquence naturelle dans ces temps-là, il
prit, au nombre de ses épouses, une de leurs femmes,
Oolibama, fille d’Ana, fiUe de Sébéon, de sorte que les
fils qu’il en eut, Jehus, Jhelon et Coré, se trouvèrent liés
très directement par leur mère à la race noire.
(1) G‘« de Gobineau, Æ’ssa» sur l’inégalité des races humaines, Paris 1853,
t. I, pp. 484-489.
(2j A ce propos voir Fr. Lenormant, La magie chez les Chaldéens et les
origines accadiennes.
(3) Gen. xxxvi, 8 : “ Habita vitque Esau in monte Seir. ,
462 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
» Les Septante appellent ces peuplades les Chorréens ;
la Vulgate les nomme moins justement les Horréens, et
il en est fait mention en plusieurs endroits do l’Ecriture.
Ils vivaient au milieu des rochers et se blottissaient dans
des cavernes. Leur nom même signifie troglodytes (1).
Leurs tribus avaient des chefs, et formaient des commu-
nautés indépendantes. Toute l’année, errant au hasard,
ils allaient volant ce qu’ils trouvaient, assassinant quand
ils pouvaient. Leur taille était très élevée. Misérables à
l’excès, les voyageurs les redoutaient pour leur férocité.
Mais toute description pâlit en face des versets de Job,
où M. d’Evald (2) reconnaît leur portrait. Voici le
passage ; « Ils se moquent de moi, ceux-là même dont je
» n’aurais pas daigné mettre les pères avec les chiens de
w mon troupeau
?» De disette et de faim, ils se tenaient à l’écart, fuyant
?» dans les lieux arides, ténébreux, désolés et déserts.
(1) llori de Iwr, trou, caverne.
(2) Ewald, GeschicJite des Volkes Israël, t.I, p. 273. “ Les Chorréens avaient
occupé, à des époques plus anciennes, les deux rives du Jourdain jusqu’à
l’Euphrate vers le nord-est, et au sud jusqu’à la mer Rouge. Il est d’ailleurs
assez fréquemment question de ces peuplades noires (?) dans la Genèse, le
Deutéronome et les Paralipomènes, partout, enfin, où paraissent des aborigè-
nes. Elles ne sont pas connues que sous un seul nom. Appelées Chorréens
dans la Genèse, le Deutéronome les nomme aussi Emhn, dont le singulier est
Emah, qui signifie terreur. Les Emim seraient donc les Terreurs, les gens
dont l’aspect épouvante (Deutér. ii, 10 et 11). On trouve encore une tribu par-
ticulière, anciennement établie sur le territoire d’Ar, assigné depuis aux
Ammonites. Ces derniers les nommaient les Zomzommim. Le texte décrit
ainsi leur pays et eux-mêmes (Deutér. n, 20). “ Terra gigantum reputata est,
, et in ipsa olim habitaverunt gigantes, quos Ammonitæ vocant Zomzom-
, mirn. 21. Populus magnus et multus et proceræ longitudinis,sicut Enacim,
, quos delevit Dominus a facie eorum... „ Gesenius rapporte la racine de ce
nom de peuple au quadrilitère inusité Zhnzarn (murmuravit. fremuit). Enfin
les Chorréens, les Emim, les Zomzommim, ces hommes de terreur et de
bruit, sont toujours comparés aux Enacim, les hommes aux longs cous, les
géants par excellence. Ces derniers, avant l’arrivée des Israélites, habitaient
les environs d’Hébron. En partie exterminés, ce qui en survécut se réfugia
dans les villes des Philistins, où l’on en rencontrait encore à une époque
assez basse. 11 n’est pas douteux que le célèbre champion qui combattit con-
tre le berger David, Goliath (dont le nom signifie l'exilé, le réfugié), apparte-
nait à cette famille proscrite. ,
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. 468
" Ils coupaient des herbes sauvages auprès des arbris-
» seaux et la racine des genévriers pour se chauffer.
r> Ils étaient chassés d’entre les autres hommes, et l’on
« criait après eux comme après un larron.
« Ils habitaient dans les creux des torrents, dans les
r trous de la terre et des rochers.
n Ils faisaient du bruit entre les arbrisseaux, et ils
» s’attroupaient entre les chardons.
» Ce sont des hommes de néant et sans nom rpii ont été
n abaissés plus bas que la terre. » (,Job, xxx, i, 3-8.)
» Ne croit-on pas lire, dans les paroles du saint homme,
une description exacte du Boschisman et du Pélagien? En
réalité, la parenté qui unissait l’antique Chorréen à ces
nègres al)rutis est intime
» Dépossédés du peu qui leur restait, par leurs parents,
fils d’Ésaii, enfants d’Oolibania, Edomites (i), ils (les
Chorréens) s’éteignirent devant la civilisation, comme
s’éteignent aujourd’hui les aborigènes de l’Amérique
septentrionale. Ils ne jouèrent aucun rôle politiipie. Leurs
expéditions no furent que des brigandages. On sait par
l’histoire de Goliath (pi’ils n’avaient plus d’autre rôle que
de servir les haines de leurs spoliateurs contre les
Israélites. »
Nous croyons que cette page vaut la peine d’étre prise
en considération ; d’autant plus qu’on retrouve les mêmes
opinions chez beaucoup de savants qui ont fait sur la
Bible des études spéciales.
Ils s’accordent à dire qu’au moment de l’arrivée des
Hébreux, la Palestine était occupée par do nombreux
peuples, qui eux-mêmes l’avaient trouvée habitée par dos
tribus plus anciennes. Nous serions ainsi on présence do
trois races superposées (2) ;
(1) Deutéron., ii, 12. — “In Seir autem prias habitaverunt Horrhæi, quibus
expulsis atque deletis, babitaverunt filii Esau, sicut fecit Israël in terra pos-
sessionis suæ, quam dédit illi Dominus. ,
(2) Cf. Gratz, Théâtre des événements racontés dans les divines Écritures,
464 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
1° Dans les profondeurs les plus reculées de l’antiquité,
les tribus gigantesques des Émim, des Réphaïm, des
Zouzim, des Zoinzommim, etc., et en outre les Cliorréens,
les Caïnites, les Cénézéens, les Cadmonéens, les Auialé-
cites... ;
2° A ces possesseurs primitifs vinrent s’ajouter les des-
cendants de Chain, les Chananéens;
3° Enfin paraissent « les peuplades sémitiques des
Ammonites, des Edomites, des Madianites, qui toutes sont
déjà établies au sud-est et au midi de la Palestine, quand
leurs frères, les Israélites, traversent le Jourdain sous la
conduite de Josué. ■>?
Cette superposition de peuples ne rappelle-t-elle pas ce
que nous avons constaté, dans le précédent paragraphe, à
propos de l’Egypte, de la Chaldée et surtout de l’Inde?
Partout la race blanche noachique a trouvé le sol occupé
par ces vieilles races, qui peu à peu ont succombé devant
les envahisseurs, comme succombent et disparaissent
aujourd’hui les aborigènes de l’Amérique devant les colo-
nies européennes.
D’où sortent donc ces premières populations? Elles ne
sont pas issues de Chanaan, puisqu’on les prétend plus
anciennes que ce descendant de Noé. Ne serait-il pas d’ail-
leurs étrange que le rédacteur de la Table des peuples,
donnant une longue liste des descendants de Chanaan, ait
passé sous silence ceux-là mêmes avec lesquels les Israé-
lites allaient avoir à compter dans leur conquête de la
terre promise? M. Motais et Jean d’Estienne, devant ce
silence, se demandaient s’il ne fallait point en conclure
que Noé n’était pas le père de ces peuples. Voici la réponse
du R. P. Brucker. « On pourrait dissiper d’un mot cette
t, I, pp. 339 et suiv. ; — Munk, La Palestine, pp. 75 et suiv. ; — Ad. Franck,
Études orientales, 1861, p. 412; — Renan, Histoire des langues sémitiques
3* édit., p. 109, qui cite lui-même Bertheau, Zur GeschicJUe der Israeliten,
pp. 318 et suiv.'; — Ewald, Geschiclite'des Volke^ Israël, t. I, pp. 274 et suiv. ;
— Lengerke, Kenaan, pp. 178 et suiv.
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. 405
grosse difficulté, en disant que Fauteur de la Genèse a
laissé ces peuples en dehors de son tableau, tout simple-
ment parce qu’il ne savait pas auquel des fils de Noé rap-
porter leur origine. Cette solution, qui ne figure pas dans
le long catalogue des réponses que M. Motais s’est donné
la peine de réfuter, ne souffrirait aucune réplique
sérieuse. » Y aurait-il une ^ réplique sérieuse » à faire à
celui qui soutiendrait la possibilité pour Dieu d’accomplir
ce que le docte jésuite appelle des ^ miracles inutiles ?
Comme si on peut conclure du possible à l’acte! Nous
ne nous attarderons pas à examiner les conjectures » du
R. P. Brucker sur les lacunes du chapitre x de la
Genèse. Nous constatons que, dans ce tableau des peuples
issus de Noé, ne figurent pas des peuplades de la
Palestine. Nous constatons que ces peuplades diffèrent à
tous points de vue des populatioms chananéennes pro-
prement dites et sémitiques qui les ont subjuguées tour à
tour. Nous constatons que plusieurs d’entre elles sont des
peuplades de géants qui rappellent naturellement les
géants antédiluviens. Nous constatons que certaines de
ces tribus portent le nom de Caïnites et sont dites issues
d’un Caïn, nom que portait le meurtrier d’Abel.
Nous nous contentons de constater. Mais que, pour ter-
miner (i), on nous permette un retour vers les premiers
âges de l’humanité.
Au chapitre iv de la Genèse, nous lisons que Caïn, après
son crime, s’enfuit vers l’orient et bâtit une ville ou forte-
resse à laquelle il donna le nom de son fils Héiioch.
Celui-ci, ajoute l’écrivain sacré, engendra Irad, lequel
engendra Maviaël, lequel engendi'a Mathusaël, lequel
engendra Lamech. La généalogie du Caïnite Lamech est
des plus précieuses. Il eut deux épouses, Ada et Sella.
(l)Nous n’avons fait qu’ébaucher la question des races antédilurieii nés
d’après la Bible; mais le temps et l'espace nous manquent. M. Motais avait
espéré donner un travail sur cette question; la mort l’en a malheureusement
empêché, et le regretté exégète n’a pas même laissé une seule note sur ce
sujet.
XXI
30
466 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
« Ada engendra Jabel qui fut père des habitants des
tentes et des pasteurs ;
Et le nom de son frère était Jubal qui fut père des
joueurs de cithare et de flûte.
« Et Sella engendra Tubal le forgeron (Tubalcaïn),
fabricant de toutes sortes d’instruments d’airain et de
fer ??
On est porté à se demander ; Pourquoi cette indication
si précise de l’état et des manières de vivre de ces Caï-
nites, si toute cette race a succombé dans le déluge ? Pour
(jui ont été écrits ces mémoires ? N’est-ce pas pour un
peuple postdiluvien, pour le peuple hébreu ? Or quel
intérêt pouvait-il y avoir pour ce peuple à apprendre que
les habitants des tentes et les pasteurs antédiluviens des-
cendaient de Jabel ? que les musiciens d’alors étaient flls
de JubaU que Tubalcaïn et sa postérité forgeaient et tra-
vaillaient le fer et l’airain ? On ne. comprend guère ce luxe
de détails.
Mais si, comme nous osons le supposer, tous les
Caïnites n’ont point péri dans le cataclysme diluvien ; si,
entre autres, la ligne de Lamech y a échappé ; alors nous
comprenons que l’écrivain sacré dise à des descendants de
Noé :
Ces peuplades qui habitent sous les tentes et paissent
des troupeaux sont des Caïnites, des fils de Jabel.
Ces joueurs de cithare et de flûte sont les descendanis
du Caïnite Jubal ;
Ces forgerons, ces fabricants d’instruments de fer et
d’airain sont fils de Tubalcaïn.
()ui empêche d’interpréter ainsi ces versets ? Ce n’est
certes ni le texte, ni le contexte.
Aux lecteurs de juger.
Conclurons-nous? Nullement. Nous ne pouvons être
juge et partie. Nous avons examiné point par point les
objections opposées à l’hypothèse de la non-universalité
du déluge. Si nous nous sommes écarté de M. Motais sur
LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE.
467
des points de détail, nous n’avons pas cru devoir le l'aire
sur les points importants ^ (i), parce que nous ne les
avons pas vus ébranlés par l’olyection.
Nous ne demandons qu’une chose, qu’on permette à
riiypothèse de la non-universalité de prendre place auprès
des deux autres hypothèses. Elle a plus de droit à la
tolérance que l’hypothèse de l’universalité restreinte,
parce qu’elle est plus loghpie ; et, plus que l’hypothèse d('
l’iiniversalité absolue, elle offre des ressources contre les
objections de l’exégèse rationaliste et de la science (2).
(1) Le R. P. Brucker, dans la Science catholique de février 1887, nous félici-
tait d’avoir abandonné l’argumentation de notre maître “ siir jdusieurs points
importants. , Nous n’avons pas conscience de cet abandon sur des points
importants ; nous aurions cru devoir le faire, que nous n’aurions pas hésité,
mais l’occasion ne s’en est pas offerte. — De plus, notre argument de la tra-
dition lui laisse des doutes. A ce propos nous dirons, qu'à l’apparition de la
première partie de cette étude, un jésuite allemand, auteur de Commentai-
res très estimés, nous écrivait qu’il serait bon de conseillera ceux qui pres-
sent le passage de saint Pierre, une méditation sur la typologie que saint
Paul nous enseigne dans son épitre aux Hébreux, vu, 3, où il est dit que Mel-
chisédech était “ sans père, sans mère, sans commencement de jours, ni lin
de vie „. Rien de cela n’est dit dans la Genèse. C’est donc l’image de Melchi-
sédech, peinte d’après le silence de la Genèse sur des choses qui existaient
certainement, que l’Apôtre a sous les yeux. Le R. P. Gorluy a d’ailleurs posé
cette objection (Science catholique, déc. 1886) au R. P. Brucker, qui a essayé
de se tirer d’affaire en niant la similitude des cas (Science cath., fév. 1887).
(2) Ajoutons que c’est à tort qu’on donne à cette hypothèse l’épithète de
nouvelle. Au xvU siècle, nous voyons Oleaster, dominicain inquisiteur du
Portugal, avancer l’hypothèse de la non-universalité du déluge même quant
aux hommes; c’est l’étude de la prophétie de Balaam qui lui inspirait cette
idée. En 16.56, c’est Isaac La Peyrière, dans ses Præadarnitæ, ouvrage
très remarquable en dehors de la question du Préadamisme. En 1667, c’est
Abraham Mil : De diluvii universitate. En 1726, c’est Guillaume Whiston :
Supplément au Traité de l’accomplissement littéral des prophéties. En 1733,
c’est le Mémoire sur l’Origine des Nègres et des Américains {JovayAL de
Trévoux), du P. Auguste Malfert. En 1853, c’est Frédérik Klee : Le Déluge,
considérations géologiques et historiques. En 1856, c’est Ch. Schœbel ; De
T universalité du Déluge, et en 1876 dans les Annales de philosopihie chré-
tienne. En 1866, c’est d’Omalius d’Halloy : Discours à la classe des sciences de
l'Académie de Belgique. En 1869 et surtout depuis, c’est Fr. Lenormant. En
1877, c’est le D' Scholz, professeur à l’Université catholique de Wurzbourg.
En 1881 et 1882, c’est Jean d’Estienne, dans la Revue des questions scienti-
fiques. En 1883, c’est Mgr de Harlez, professeur à l’Université de Louvain,
dans la Controverse. En 1884, c’est M. G. de Dubor, dans le Muséon et
Mgr Clifford, évêque de Clifton, dans \e]Tablet. Enfin, M. Motais. Ce n’est là
468 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Qu'on écoute, en effet, l’un des chefs (1) du rationa-
lisme déclarer que le récit biblique du déluge est « le pro-
duit de l’imagination
Qu’on écoute d’autre part la science incrédule s’écrier :
« Partout nous avons occasion de faire des observations
qui renvoient le déluge dans le domaine auquel il appar-
tient, celui des mythes et des légendes (2). ^
Pourquoi ces dénégations ? Parce qu’on veut donner au
récit biblique une interprétation que le texte n’exige point
et qui va à l’encontre des données scientifiques. Si le sens
le plus naturel du texte est favorable à la non-universa-
lité du déluge, et si cette hypothèse est à même de résou-
dre toutes les objections de la science, pourquoi ne pas
saisir cette occasion de fermer une fois de plus la bouche
aux rationalistes et aux savants libres-penseurs ?
Ch. Robert,
prêtre de l’Oratoire de Rennes.
qu’une course rapide à travers l’histoire de l’exégèse biblique, mais suffi-
sante pour montrer que l’hypothèse de la non-universalité du déluge n’est
point nouvelle, et que M. Motais n’est point un novateur.
(1) Ed. Reuss, La Bible : L’histoire sainte et la Loi, t. I, p. 320.
(2) Cari Vogt, Leçons sur l’homme, 11* leçon, p. 436.
])E L’AFGHANISTAN
L’Afghanistan a eu une large part dans les travaux
récents qui, depuis une dizaine d’années surtout, se sont
multipliés pour faire connaître les caractères physiques,
topographiques et ethnologiques de l’Asie. Il y a donc
quelque intérêt à réunir en faisceau les résultats les plus
importants de ces recherches, et à présenter en un tableau
d’ensemble les données relatives à une région appelée,
dans un avenir peut-être prochain, <à devenir le champ
clos des rivalités anglaises et moscovites. Tandis qu’il en
est temps encore, étudions à l’aise le théâtre du futur duel
de la baleine et de l’éléphant.
Quoique placé « sur le chemin historique des migra-
tions et des invasions » (i) entre l’Inde et l’Asie antérieure,
l’Afghanistan (2) n’était guère connu j usqu’au commence-
ment de ce siècle. Cela s’explique. La conquête de ce pays
(1) Reclus, Géogr. univ.
(2) Onpeut consulter pour l’histoire des Historg ofthe Afghans ^
traduit du persan de NeametUllah par Bernhard Dorn. Londres, 1836.
470
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ne lut jamais que passagère, et l’œuvre du vainqueur se
bornait à y lancer des armées, sans chercher à étudier le
sol où s’exerçait sa domination.
Les explorateurs de leur côté étaient peu nombreux ;
la région, hors du rayon d’action des puissances euro-
péennes, ne tentait pas même les esprits aventureux.
Pour rendre l’Afghanistan accessible aux Européens,
il a fallu que trois fois, dans h' courant du siècle, les
canons anglais lissent résonner les échos des montagnes,
nous allions dire des formidables bastions afghans.
Quoique la plupart des explorateurs se soient bornés à
suivre les voies stratégiques pratiquées par les armées en
marche, on peut néanmoins affirmer que les reconnais-
sances et les expéditions scientilîques ont ffiit faire un
grand pas à la cartographie afghane. Faisons des vœux
jK)ur que le Surveij of India (i) (Bureau géographique
et trigonométrique) porte ses vues sur ce pays et ne tarde
pas à en terminer les levés topographiques.
Avant d’aborder le sujet de ce travail, indiquons rapi-
dement les principales explorations dont l’Afghanistan
a été le théâtre.
Après l’expédition d’Alexandre dans les Indes (827
avant Jésus-Christ), l’antiquité no possède que des rensei-
gnementspeu importants sur le Paropamise (Selid Koh), le
Caucase indien (Hindou-Kouch) et quelques rivières
afghanes.
Six siècles se passent avant que les pèlerins bouddhistes
du Céleste Empire (257 après Jésus-Christ) et surtout
Hiouen-Thsang(2), nous apportent des données plus com-
plètes et plus sérieuses sur la géographie de l’Asie centrale.
De 645 à 1800, nouvelle et longue période d’accalmie,
(1) La Revue militaire de l'étranger (Paris, novembre 1886), vient de
publier une bonne notice sur le Surve;/ of India.
(2) Son récit, intitulé Si-ru-ki ou “ Description des pays de l’Occident ,, a
été publié en 1838 par Stanislas Julien.
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE DE l’aFGHANISTAN. 47 1
à peine interrompue par les voyages du marchand vénitien
Marco Polo(i) (vers i296),fpii traversa l’Asie de l’ Arménie
à l’océan Pacilicpic ; par ceux du jésuite portugais Béné-
dict Goëz, qui quitta Lahore en i6o3 pour se diriger sur
Caboul et de là vers le plateau de Pamir, et dont la relation
de voyage se trouve en abrégé dans la China iUuHtrafa de
Kircher ; et par ceux de Georges Forster, employé au
service de la compagnie des Indes. Parti de Calcutta le
23 mai 1782, il traversa le Kasclimir et le Candahar pour
arriver à Saint-Pétersbourg (2).
C'est là fort peu de chose, on en conviendra, et l’on
peut dire que l’Afghanistan, comme les autres contrées de
l’Asie centrale, restait la terra incognita, la terre de la
légende et du mystère.
Les choses changent d’aspect avec le xix® siècle, qui
ouvre l’ère des explorations fructueuses.
La domination anglaise dans les Indes portait ombrage
au czar Paul P*' et au grand conquérant français. De
commun accord, ils élaborèrent un projet d’invasion dans la
péninsule hindoustanique,et en 1807 Napoléon P*' chargea
le général Gardanne de foire accepter ses vues par le shah
de Perse.
L’Angleterre eut connaissance du complot ourdi contre
le joyau le plus précieux de sa couronne. En vain elle
essaya d’enchaîner à ses intérêts la Perse, qui se refusa
à ses avances et préféra se jeter du côté de l’Empire, dont
elle connaissait les victoires et la puissance. Cependant il
fallait à tout prix un tampon pour amortir le choc de
l’invasion franco-moscovite ; l’Angleterre s’adressa donc à
l’émir d’Afghanistan.
Ce fut Mounstuart Elphinstone, otficier de l’armée des
Indes, qui fut chargé en 1809 de cette délicate mission.
(1) La U® édition imprimée de sa relation parut à Venise en 1496 : Viaggi
di Marco Polo e dette maraviglie del mondo, da lui vedute..., in-8“.
(2) A Journeg front Bengal to Eiigland. Calcutta 1790, 2 vol. in-4“, traduit
en français et publié à Paris en 1802,3 vol. in-8“.
472
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Son œuvre fut couronnée de succès, et elle eut pour
résultat l'alliance tant désirée par le gouvernement bri-
tannique.
Telles furent les premières relations officielles de l’An-
gleterre avec les souverains afghans.
Le récit du voyage d’Elphinstone, An account of the
Kingdoni of Caubuf paru en i8i5, est des plus intéres-
sants (i). 11 attira l’attention, et donna l’essor à des expé-
ditions plus suivies. La Russie dès lors ne perd plus de vue
ce pays, dont elle est encore bien éloignée, mais où elle
envoie déjà ses officiers en ambassade ; car elle entrevoit
le moment où, l’Asie centrale soumise, elle sera aux portes
de l’Afghanistan.
Mais l’Angleterre veille et, en i833, le capitaine
Burnes (2) part en mission auprès de l’émir ; il revient peu
satisfait et, quatre années après, en i838, la guerre est
déclarée. On en reviendra aux mains en 1843 et en 1879.
A chaque lutte armée correspondra une recrudescence
dans les explorations. Petit à petit se dissipera le brouil-
lard mystérieux qui couvre le pays, et la littérature
géographique de l’Afghanistan s’enrichira de nouveaux
matériaux.
Bornons-nous à citer les relations du lieutenant
Wood (3), du général Ferrier (4), d’Arminius Vam-
bery (5) et, plus près de nous, de Mac Gregor (6), de Gro-
dekov (7), du major Biddulph, (8), de Mac Nair (9), le
(1) Il a eu en 1838 les honneurs d’une seconde édition.
(2) TraiWs 7?!fo üoMrtra, London 1834. — Cahool,heing a personal nar-
rative of a journey to that city, London 1842.
(3) A Personal narrative of a journey tothe source of the river Oxus. Lon-
don 1841.
(4) Voyages en Perse, dans V Afghanistan, le Béloutchistan et le Turkestan.
Paris 1860, 2 voL in-8°. Cette excursion date de 1845.
(5) Relation d’un voyage dans l'Asie centrale, pendant les années 1862-1864,
par un faux derviche. Paris 1865. — La Possession de l’Inde. Paris 1885.
Œuvre de polémique.
(6) Journey through the province of Khorassan in 1875.
(7) Bulletin de la Société de géographie de Paris. Août 188<).
(8) Tribesofthe Uindoo-Koosh.
(9) Proceedings, 1884.
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE DE l’aFGHANISTAN. 478
seul européen, croyons-nous, qui ait pu explorer et quit-
ter sain et sauf le Kafiristan, de M. Lessar (i), de sir
Peters Lumsden (2) et du major Holdicli (3), sans
oublier ceux qui payèrent de leur vie leurs audacieuses
équipées, les Forbes, les Connolly, etc.
On doit reconnaître que les renseignements sur l’Afgha-
nistan nous viennent surtout des Anglais. Ce n’est pas que
les Russes soient restés inactifs dans l’exploration de
l’Asie ; mais ils ont assigné pour théâtre à leurs travaux le
versant septentrional du continent, abandonnant à leurs
rivaux le versant méridional. Ils étaient d’ailleurs trop
éloignés de ce pays pour y pousser leurs explorations;
mais, maintenant qu’ils sont arrivés à ses confins, on peut
se demander si leur activité ne s’y fera pas sentir à
son tour.
Le voisinage des Russes et des Anglais donne au pays
afghan une importance considérable.
Il se dresse maintenant, comme un puissant rempart,
entre les deux colosses asiatiques : à l’orient, l’empire
anglo-indien (4) avec un territoire de 3 000 000 de kilomè-
tres carrés, une population de 260 000 000 d’âmes, envi-
ron un cinquième de la population totale du globe, mais avec
une armée peu nombreuse (200 000 hommes au maximum);
au nord, l’empire des czars, dont le domaine européen
et asiatique formait, au P*’ janvier 1881, une masse com-
pacte de 19 498 188 verstes carrées (5) peuplées par
120 à i3o millions d’âmes, qui lève 25o 000 recrues par
an et pourrait mettre sous les armes en cas de danger
deux millions de soldats.
Un pays qui jouit d’une pareille situation mérite d’être
(1) Proceedings, janvier 1885.
(2) Proceedings, 1885.
(3) Proceedmgs, 1885.
(4) Son chiffre annuel d’affaires est de trois milliards et demi.
(5) 4 845979 en Europe et 14 652 209 en Asie. Général Strebnitsky. Journal
de Saint-Pétersbourg. 10 juin 1881.
474
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
connu. Montrons-en les grandes lignes (i) et, bien que la
tache soit rude, délicate et digne de toute la science de
l’érudit, abordons-la résolument.
Toutefois, il est indispensable, pour mieux préciser la
situation de ce pays, de jeter d’abord un coup d’œil sur
l’orographie de l’Asie intérieure. Sans notions préalables
sur ce point, on s’exposerait à des méprises sur la
configuration de l’Afghanistan, qui est intimement lié au
grand système montagneux dans le centre du continent
asiatique. Après cette introduction nécessaire , nous
diviserons notre étude en trois parties ; nous examinerons
d’abord l’orographie de l’Afghanistan ; puis nous étu-
dierons la contrée au point do vue de ses voies de commu-
nication (chemins de fer, routes et rivières), de son climat,
de sa fiore, de sa faune, de sa productivité et de son
industrie ; dans la troisième partie, la plus intéressante,
nous ferons connaître le peuple afghan, son organisation
sociale, politique, judiciaire et militaire.
I
OROGRAPHIE DE l’aSIE CENTRALE.
Un long axe continental, irrégulier, et composé de
massifs de hautes terres, divise l’Asie en deux versants:
l’un septentrional, l’autre méridional. C’est l’épine dorsale
du continent , le diaphragme des géographes grecs,
Dicéarque et Eratosthène.
A l’ouest, cet axe est simple.
Il a son origine au sud-ouest de l’Asie Mineure, tra-
verse la Lycie, la Cilicie, l’Arménie, et aboutit à l’angle
(1) On peut consulter les cartes de Chavannes, Freytag, Stanford et
Stieler.
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE DE L AFGHANISTAN. 4y5
sud-est de la mer Caspienne, après avoir porté les appel-
lations successives de Taurus, Anti-Taurus, Karabel-
Dagh, Ararat, Kara Dagli, Elbourz. Il suit alors les monts
du nord de l’Iran, c’est-à-dire du Kliorassan, et parle
massif de Do Shakh au sud de Gliurian, il rejoint le
Siali-Koh, le Koh-i-Baba , rHindou-Koucli et le Kara-
koroum.
A l’est, la ligne do faîte nous semble double : au nord-
est, l’Altaï et le Tliian-Chan (monts célestes) : au sud-est,
les monts Himalayas (monts neigeux).
Au centre de ce double faîte, se dresse le Kouen-Lun
que des auteurs, parmi lesquels Klisé(' Reclus, considèrent
comme le prolongement oriental de l’IIindou-Kouch et des
montagnes de l’Asie antérieure. Sir Henry Rawlinson (i)
est d’avis que ce rôle revient plutôt au Karakoroum.
Le Kouen-Lun, la plus haute chaîne du monde par
l’ensemble de sa masse, se dirige ])robablement de l’ouest
à l’est, du Pamir à ses derniers contn'forts orientaux
entre le Iloang-Ho (fleuve Jaune) et le Yantze-Kiang
(fleuve Bleu), sur un espace de 42 degrés, soit 3825 kilo-
mètres (2).
Plusieurs de ces masses, Himalayas, Kouen-Lun, Altaï,
Thian-Chan, ne sont pas des chaînes simples, mais multi-
ples, et ont un développement considérable.
Le Thian-Chan s’éhmd sur une largeur moyenne de 400
kilomètres et une longueur do 25oo kilomètres environ.
Il est vingt-cin([ fois plus grand que les Alpes de la Suisse.
Son faîte varie do 4000 à 6000 mètres.
Les Himalayas couvrent un espace long de 25oo kilo-
mètres et largo de 25o. Le colonel Montgomerie croyait
pouvoir affirmer, en 1875, à la Société royale de géogra-
phie de Londres (3), que M. Johnson, après avoir traversé
ces massifs, dans la direction de Yarkand, appréciait leur
(1) Mémoire lu en 1868 à la Société de géographie de Londres.
(2) E. Reclus, Géograj)hie universelle, t. VI, p. 4, d’après von Riclitliofen.
(3) Proceedings of the Royal Geographical Society, 1875, p.343.
476 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
largeur à 65o kilomètres ; à notre avis, il y a là exagéra-
tion évidente,
La chaîne liimalayenne possède le sommet le plus .
élevé de l’Asie et peut-être du globe. Pour les Hindous,
c’est le Gaourisankar ; mais les Anglais, ignorant son véri-
table nom, l’appelèrent Mont Everest. Il se dresse dans
l’Himalaya du Népal par 27° 5g' 3", lat. N. et 86° 54'
7" long. E. Or. (1), à l’altitude de 888g mètres (8840
mètres seulement d’après l’atlas de Stieler).Il a donc 1669
mètres de plus que l’Aconcagua, le pic le plus haut des
Andes et 4079 mètres de plus que le géant des Alpes,
le mont Blanc.
On cite encore le Kitchindjinga (8588 mètres), le Dawa-
lagiri (8486 mètres), et le Djawahir (7846 mètres).
Les glaciers des Himalayas sont superbes. Dans la
partie occidentale se trouve le Remou, d’une altitude de
7800 mètres environ et d’une longueur de 35 kilomètres.
Plusieurs de ces colosses asiatiques sont couverts de
neiges éternelles. En 1877, dans un rapport adressé à
l’Académie des sciences de Berlin , Hermann Schla-
gintweit comparait la limite de ces neiges avec celles des
Alpes suisses. Sur les monts Neigeux, elle est à une alti-
tude de 16600 pieds (2) ou 52 10 mètres sur le versant
septentrional, et de 16200 pieds ou 5o85 mètres sur le
versant méridional. Dans le Kouen-Lun, cette limite
n’atteint que 4789 mètres sur le tlanc nord, et 495g sur
le liane sud. Enlin les neiges des Alpes sont à une hauteur
de 2793 mètres au nord et de 2887 mètres au midi (3).
Il est souvent question, dans la géographie de l’Asie
centrale, du Karakoroum et du Bolor.
(1) Robert de Scblagintweit, Exploration de la haute Asie.
(2) Le pied de Prusse vaut 0“3139.
(3) En Afrique, le pic de Renia, situé au sud de l’équateur, entre le lac
Victoria Nyanza et la côte, a une altitude de 4600 mètres environ. La limite
des neiges éternelles est à 3600 mètres. Joseph Thomson, Ait jjaystfes Mas-
sai. Mouvement géographique, 3 octobre 1886.
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE DE l’ AFGHANISTAN. 477
Le Karakoroum « pfiys des moraines » projette ses
sommets à l’est du Pamir, parallèlement à l’Hinialaya et
forme la limite septentrionale des états du Maharajah de
Kaschmir. Prolongement oriental de l’Hindou-Kouch, il
se continue à l’est, au nord de la vallée du Satledj par les
monts Gangri, Tsang (qui passent au sud du Tengri-nor)
et Tang-la.
Il forme la ligne de partage des eaux entre le Thibet
et le Turkestan chinois (1).
Un de ses sommets le Dapsang, se dresse à 8619
mètres (2). C’est un gigantesque amas de glaciers, dont, au
dire deM. de UjMvy, ])lusicurs semblent avoir l’étendue
d’un royaume européen, Nos Alpes, dit-il (3), ne sont
qu’une édition réduite, et qu’on nous passe cette traduc-
tion littérale du pittoresque terme germanique Taschen-
Ausgahe, qu’une édition de poche de PHimalaya et du
KarakorQum. ^
M. Robert Shaw, planteur de thé à Kungra, combat
l’existence du Karakoroum comme chaîne de montagnes.
Pour lui, il n’y a pas plus de chaîne de Karakoroum qu’il
n’y a de chaîne du Bolor (4), et c’est l’appellation de Muz-
Tagh qui devrait être employée.
Quoique la science n’ait pas ratifié ses conclusions,
nous trouvons cependant les deux dénominations sur la
dernière édition de la carte 58 de l’atlas de Stieler.
Le mythe du Bolor est né au xviii® siècle, d’une finisse
(1) Vivien de Saint-Martin, Année géographique.
(2) Sans vouloir diriger de mesquines critiques contre les remarquables tra-
vaux de l’Institut Justus Pertlies, à Gotha, nous nous permettrons néanmoins
de relever plusieurs différences d’altitude, quelques-unes assez notables, sur
les cartes de l'atlas de Stieler, édition 1886.
Carte 58.
Carte 59.
Pic de Demavend : 6130 m
Mont de Dapsang : 8620 ,
Téhéran : 1160 „
5628 m,
8619 ,
1280 ,
Herat : 808 ,
Caboul : 1959 ,
(3) Aus dem ivestlichen Himalaya.
(4) Geological Magazine, 1874.
Carte 62.
26086 pieds ou 7951 m.
4142 pieds ou 1262 m.
2500 „ , 762 .
6400 . , 1951 .
478 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
interprétation donnée par les jésuites aux travaux du mis-
sionnaire portugais Bénédict CToëz(i).Ils considéraient le
Bolor comme une chaîne de montagnes, et appliquaient ce
nom au talus oriental du Pamir.
En 1 843, Alexandre de Humboldt donnait à cette erreur
la sanction de sa haute autorité scientifique. Et voilà
comment le Bolor ou Belourtagh devint la chaîne méri-
dienne, longue de 290 lieues et base du système orogra-
phi(]uc de l’Asie. L’école allemande surtout adopta les
idées du maître.
11 a fallu les explorations contemporaines et notamment
les remarquables travaux (1870-1880) de deux savants
géologues russes, MM. Sevcrtzolîet Mouschketof(2),pour
avoir raison de ces théories. La campagne (pi’ils ont
entreprise avec sir Henry Ravdinson (3) et le colonel
Yule a eu pour résultat de bannir la dénomination arbi-
traire de Bolor, en tant que chaîne de montagnes (4), du
domaine de la science géographique.
(1) Son voyage en Asie centrale remonte à 1603.
(:2) M. Mouschketof a contribué, avec M. Venioukof et le général Kolpa-
tovsky, à ruiner la théorie du volcanisme de l’Asie centrale. Se basant sur des
données, empruntées à des sources chinoises, qu’Alexandre de Humboldt
vint fortifier, le monde scientifique croyait à l’existence de volcans en Asie
centrale. Des explorations sérieuses et l’étude de la structure géologique de
localités dites volcaniques, ont permis d’établir la fausseté de cette doctrine.
Les Chinois, encore une fois, avaient joué la science européenne. Il faut attri-
buer cette erreur à ce qu’on a trouvé de grandes quantités de charbon de
terre qui s'étaient calcinées dans les territoires avoisinant le Thian-Ghan où
existent de forts gisements de houille, et parfois aussi des cavernes exhalant
de la fumée et des gaz grisâtres. Messager officiel russe dans I'Exploratiox,
1881, t. XII, p. 573.
(3) Proceedisgs of the Royal Geographical Society of London, ISTâ.
Monograpliy of the Oxus. “ C’est le pivot de cette géographie fantaisiste qui,
pendant plus d’un siècle, surtout depuis Klaproth et Macartney,a envahi nos
cartes et nos atlas. ,
(4) Bolor ne serait-il pas le nom d'un peuple ou d’une tribu ? L’abbé Gue-
luy a publié dans le Muséon de 1885 la traduction d’une “ Description de la
Chine occidentale faite par un voyageur Ce travail, où il est question,
p. 500, des Bolor, race de Musulmans, à l’ouest d’Yrakand, date de 1804. Il
est fait d’après celui que Tch’ouenn, mandarin chinois, publia en 1778.
L’auteur y parle des Bolor qui donnaient leurs enfants en tribut aux riches
musulmans. Le major Biddulpb nous apprend aussi que le nom de Bolor est
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE DE l’ AFGHANISTAN. 479
L’ancienne appellation chinoise do Tsoiimj-Ling monts
des Oignons t’, adoptée par les pèlerins honddhistes, est
aujourd’hui employée par bon nombre de géographes. La
Russie, l’Angleterre et l’Allemagne (i) ont tracé la voie.
Aux autres pays à suivre leur exemple et à rompre une
bonne fois avec la routine, en rayant le mot Bolor do leurs
manuels et atlas.
Au milieu des massifs de l’Asie centrale, soutenus, limi-
tés ou dominés par eux, se dressent d’immenses plateaux.
Citons le grand plateau central ou plateau de Mongolie,
composé du Turkestan chinois et du désert do Gobi, le
Thibet, l’Hindoustan, le Pamir et l’Iran.
Cos plateaux sont comme un second continent, qui
appuie sa charpente do roche et do granit sur les plaines
de l’Asie inférieure.
D’après le colonel russe Préjevalsky qui vient de par-
courir ces régions, le désert de Goln im^sure plus de 4000
verstes ou do 4267 kilomètres do longueur do l’ouest à
l’est, du Pamir à Khingan, et 1000 verstes ou 1066 kilo-
mètres de largeur du nord au sud. L’hiver y est très rigou-
reux et les chaleurs do l’été sont sénégaliennes.
M. do Lapparent estime que le Thibet présente une
superficie de 2400 kilomètres do longueur avec une lar-
geur moyenne de 600 kilomètres. Il n'y a pas un seul
point dont l’altitude ne soit supérieure à 4000 mètres.
Elisée Reclus donne une étendue de 1 700 000 kilomètres
carrés, soit trois fois le territoire do la France.
Le Pamir (2) est appelé par les Orientaux Bam-i-Uu-
niah, « Toit du monde». Pour le lieutenant Wood, il est
le radiating point, le véritable nœud orographique et
appliqué par les Kirghizes au district du Chitral et que, d’après le général
Cunningham, cette même dénomination, altérée en Falor, Balors, Balornts,
est donnée à la ville d’Iskardo.
(1) Les cartes de Stieler ne portent pas cette appellation.
(2) Voir dans cette Revue, 20 octobre 1883, la belle étude sur le Pamir du
R. P. Van den Gheyn, comme aussi Le, Pamir, travail publié en 1876 par
M. J. B. Paquier.
480 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
hydrographique de l’Asie centrale. M. Severtzoff est d’avis
que ce n’est pas un véritable plateau, mais bien un vaste
système de montagnes, entrecoupé de vallées, dont la
largeur ne dépasse pas 3o milles.
Le Pamir a une superticie de 80000 kilomètres carrés,
plus du double de celle de la Belgique. Son altitude
moyenne est de 4000 mètres. Le froid y est très vif, et
du commencement de mars à la tin de septembre la neige
est assez abondante.
Les peuplades du Pamir sont réparties en cinq districts :
à l’est le Sarikol, aux mains des Chinois; sur les pentes
occidentales, le Darwaz et le Rochan, qui sont sous la
dépendance de l’émir de Boukhara ; le Chignan et le
AVakhan,au pouvoir d’Abdurhaman, souverain de Caboul,
Le plateau de l’Iran comprend la plus grande partie de
l’Afghanistan, du Béloutchistan et de la Perse.
1 )ans un résumé fait d’après une dissertation insérée au
tome premier de V Hérodote de Georges Rawlinson, le
R. P. Delattre (i) s’exprime ainsi à ce sujet : « L’Iran
est un immense plateau terminé au nord par la chaîne
de l’Elbourz (2), qui, se détachant des monts de l’Armé-
nie, court vers la mer Caspienne dont elle longe le rivage
méridional et va bien au delà, suivant la même direction,
se joindre à rHindou-Kouch au-dessous de Caboul; à
l’ouest, par le Zagros, qui se développe sur la rive gauche
du Tigre en cinq ou six rangées parallèles de hautes mon-
tagnes dans le sens du tleuve, jusqu’au Farsistan; au sud,
par une ligne de collines qui longe la Perse et le Bélout-
chistan, se tenant toujours à une faible distance de la mer
des Indes; à l’est, enlin, par le Soliman et d’autres mon-
tagnes qui le séparent do la vallée de l’Indus. Le quadrila-
tère ainsi formé surpasse en étendue la Prusse, l’Autri-
che et la France. -
(\) Le Peuple et l’empire des Mèdes jusqu’à la fin de Cyaxare, dans les
MÉ.MOmES PUBLIÉS PAR l’AcADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE, 1883, p. 2.
(2) L'Elbourz prend naissance vers le 46' degré de longitude, où il mesure
en largeur 32 kilomètres pour en atteindre 300 à son extrémité orientale.
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE DE l’aFGHANISTAÏS. 48 1
II
OROGRAPHIE DE l’aFGHAjSHSTAN .
L’Afghanistan proprement dit a pour limites naturelles
au nord, rHindou-Kouch et ses prolongements occiden-
taux ; à l’est, les monts Soulaïman.
Considéré comme état politicpie, il a beaucoup plus
d’étendue, mais ses frontières sont purement conven-
tionnelles et généralement assez mal déterminées.
La frontière septentrionale, dont la connaissance nous
paraît surtout importante, a été fixée par le truité
de 1873(1) conclu entre les chancelleries russeet anglaise.
Elle suivait le Pendja, cours supérieur de l’Oxus, qui a sa
source dans le lac Victoria. Cette limite doit aujourd’hui
être reculée vers le nord; car, en i883, l’émir de Caboul,
sans souci du traité, fit occuper par ses troupes le district
pamirien de Chignan, sur la rive droite du Pendja. Puis
la frontière longeait l’Oxus proprement dit jusque pi‘ès
du village de Khodja-Saleh, et traçait de là une ligne idéale
jusqu’à Robat Abdulan-Khan, sur le Mourgab, et de là à
l’Héri-Rud, au sud de Sarakhs.
A la suite du conflit qui éclata en 1884 entre Afghans
et Russes, ces dernières limites furent de nouveau modi-
fiées.
Par convention (2) conclue le 10 septembre i885, la
frontière part de l’IIéri-Rud à deux verstes (3j environ en
aval de la tour de Zulficar, située à 80 milles de Sarakhs,
passe ail nord de Kehriz-Soumé qui reste aux Afghans, et
traverse l’Egri-Gueuk, laissant Islim à la Russie. Après
(I.) Par ce traité l’Afghanistan s’augmentait du Wakhan, du Badakchan,
du Koundouz, de Balk, Meiinené, etc.
(2) Convention tout à l’avantage de la Russie qui s’est réservé la majeure
partie des pâturages, des terres cultivées et le nœud de plusieurs routes
menant au Sefid-Koh.
(3) La verste russe vaut 1*K)668.
XXI
34
482
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
avoir suivi les crêtes des collines, qui bordent la rive droite
de rEgri-Gueuk et du Kousclik, jusqu’à Hauzi-Klian, le
tracé forme une ligne presque droite jusqu’à un certain
])oint sur le Mourgab, au nord de Méroutchak, fixé de
manière à céder à la Russie les pâturages et les terres
cultivées des Saryks.
A l’est du Mourgab, la fromière suit une ligne au
nord de la vallée de Kaïssor et à l’ouest de celle de San-
galak (Abi-Andkoï), et rejoint Kliodja Saleli sur l’Oxus.
A l’ouest, au sud et à l’est, le pays confine à la Perse,
au Béloutcliistan et à l’empire' anglo-indien.
Ainsi limité, l’Afghanistan est compris entre 60° 48'
et 74“ 42' long. E. Gr; 29” 26' et 38“ 22' lat. N. environ.
Du nord-est au sud-ouest, du seuil de Barogliil
(3658 mètres), situé au nord du Kafiristan à la dépression
marécageuse du Hamoun (890 mètres d’après M. Lentz,
nu'inbre de l’expédition russe de 1878), il forme un
immense plan incliné (i) de forme quadrangulairc et d’une
ahilude moyenne considérable (2). Il mesure 95o kilomè-
tres de l'est à l’ouest (parallèle de Pécha weij et 840 du nord
au sud (méridien de Khodja-Saleh). Sa superficie appro-
ximaiivo est de 778 35o kilomètres carrés, soit 638 35o
pour l'Afghanistan proprement dit et 1 35 000 pour le
Turkestan afghan (3).
L(' pays est essentiellement montagneux, surtout au
nord-est et à l’est. La partie nord-orientale, au sud de
rilindou-Kûuch, a un caractère particulier.
Le Kafiristan et le Chitral constituent une région très
(1) Vivien de Saint-Martin l’appelle un plateau montagneux. Dictionnaire
de (léofirajdiie.
(2) 6000 pieds anglais, soit 1S29 mètres, d'après Rodenbough, Afghanistan
and the Anglo-Russian dispute, 1885.
(3) È. Reclus, loc. cit. L’empire austro-hongrois ne compte que 624 040
kilomètres carrés. Les géographes ne sont pas fixés sur la superficie de
l’Afghanistan. Les uns lui donnent l’étendue de l’Allemagne, soit 539 740
kilomètres carrés; d’autres, parmi lesquels le Bureau de statistique de l’Inde,
vont jusqu’à doubler cette superficie. Ces divergences sont dues à l’inexacte
délimitation des frontières et à la nature accidentée du sol.
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE DE l’aFGHANISTAN. 488
tourmentée ; c’est une barrière quasi-insurmontable ; les
passages y sont particulièrement difficiles, les accès sau-
vages et élevés.
La contrée devient moins alpestre à mesure qu’on
avance vers l’ouest. Les hautes terres diminuant de puis-
sance, les altitudes sont moins fortes et les défilés plus
aisés à franchir.
D’après le capitaine. Le Marchand (1), «c’est dans le sud
un désert de sable, dans le nord une steppe aride, et au
milieu de tout cela des massifs et des chaînes de hautes
montagnes (pii rappellent la Suisse. «
(^n sait (hqà (pie deux puissantes crêtes constituent les
limites naturelles du plateau afghan au nord et à l’est ; à
l’est les Soulaïman-dagh ; au nord rHindou-Kouch, le
Koh-i-Baba, le Siah-Koh, le Sefid-Koh et le Tirband-i-
Turkestan, auxquels on donne parfois la dénomination
classique de Baropamisade.
Entre ces deux imposants systèmes qui emprisonnent
les vallées et les rivières afghanes, courent dans tous les
sens, se ramifiant, s’entrecroisant, s’enchevêtrant, de nom-
breuses arêtes assez faciles <à traverser et dont l’altitude
diminue plus on se dirige vers le sud. La topographie du
pays n’est pas assez connue pour nous permettre de leur
donner des noms et surtout do les décrire. Nous ne donne-
rons que les traits ('aractéristiques des principales arêtes
montagneuses.
(iu’on nous permette ici une digression.
Les études géographi(pies se réclament aujourd’hui de
deux (îcoles à tendances bien différentes et présentant,
chacune, leurs écueils.
Pour les uns, il s’agit de brosser de magnifiques pano-
ramas avec de brillants effets do soleil, et d’exciter l’enthou-
siasme qu’éprouvent les ascenseurs des monts helvéti([ues.
Ce sont des « dômes puissants » , des « châteaux gothiques
(1) Campagne des Anglais dans V Afghanistan (en 1879), p. 1(D8.
484 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
aux découpures bizarres », des « asiles enchantés », des
a palais de fées », que sais-je, le tout taillé dans les
rochers éternels.
Descriptions attrayantes, sans doute, mais géographie
trop souvent fantaisiste, qui sacrifie l’utile à l’agréable et
est, à notre avis, incompatible avec la vraie science.
La seconde école ne pense pas qu’il faille donner aux
études de géographie physique de ces parures qui cap-
tivent sans instruire. Leur unique channe doit résider
dans la vérité ; il faut s’en contenter, dût le sujet traité
de cette façon être même quelque peu aride et présenter
une écorce rugueuse.
L’orographie siu’tout, objet de ce premier article, se
trouve alors dans des conditions défavorables, et pour-
tant son importance est capitale.
iS’est-elle pas à un pays ce que l’anatomie est au corps
humain ?
Pas de connaissance sérieuse de la machine animale
sans bonne étude anatomique. Ainsi en est-il de l’orogra-
phie. Les montagnes sont le squelette des continents, et
sur ce squelette viennent se rattacher les voies de commu-
nication, ferrées, fluviales ou terrestres, le climat, la
faune, la flore, les populations. L’orographie doit donc
constituer la base fondamentale de toute étude géogra-
phique. En ce qui concerne l’Afghanistan, son manque
d’agrément sera, croyons-nous, compensé par l’intérêt
que doit oflHr la connaissance d’un pays qui joue un si
grand rôle en Asie et peut être appelé à servir de digue à
l’extension indéfinie du colosse moscovite.
Au nord, se dresse le puissant et majestueux soulève-
ment de l’Hindou-Kouch « meurtrier des Hindous », plus
rarement appelé Hindou-Koh « mont des Hindous ». Les
historiens d’Alexandre, pour flatter l’orgueil du conqué-
rant, lui donnèrent la dénomination de Caucase, à laquelle
des auteurs modernes ajoutèrent le mot indien.
ESQUISSE &BOGRAPHIQUB DE l’ AFGHANISTAN. 485
D’après Elisée Reclus (i), “ la limite de séparatiGn entre
l’Himalaja, rHiiidou-Kouch et le Karakorauni est pure-
ment conventionnelle le pajs n’est qu’un labyrinthe
de massifs et de chaînons qui se rattachent diversement
aux arêtes principales, soit par la nature géologique des
roches, soit par la forme du relief ou la direction moyenne
des rangées ; les trois systèmes orogTaphiques s’entre-
mêlent et se pénètrent ». Toutefois il est généralement
admis que rHindou-Koueh a son origine au nord de la
vallée de Yassin, au col de Baroghil, où ses contreforts
s’unissent à ceux du Karakoroum. L’interruption entre les
deux chaînes est presque complète.
En elfet, le Baroghil n’a que 3658 mètres, tandis que
les masses qui le dominent en ont 4000, 5ooo et au
delà.
Du 73° 3o' long. E. Gr., THindou-Kouch s’étend
jusqu’au 67° 5o' long, (col de Hadjikak). Il embrasse
donc 5° 40', ce qui fait un développement de 63o kilo-
mètres (2).
Après avoir formé, du Baroghil à la passe de Nuksan,
la limite méridionale du Pamir, il court dans la direction
sud-ouest pour se terminer au Koh-i-Baba. Sur ce
parcours, il constitue la ligne de séparation entre les
bassins de l’Lidus et de l’Oxus.
Plusieurs auteurs anglais considèrent l’Inde comme
une puissante forteresse qui s’appuierait à l’ouest à
l’Afghanistan.
Pour Markham (3), l’Hindou-Kouch est “ la crête du
parapet de la forteresse. Les talus du Kunduz et du
Badakchan en sont le glacis, et l’Oxus l’infranchissable
fossé ».
Ce système montagneux est le plus élevé de l’Afgha-
nistan.
(1) Gêogr. Untv.
(2) D’après Markham (P. R. G. S. 1879), le développement n’est que de
300 milles ou 480 kilomètres environ.
(3) P. R. G. S. 1885, p. 110.
486 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Sa hauteur moyenne est de 4200 mètres d’après les
uns; de 6000 mètres d’après d’autres. Sa largeur, à
l’ouest de Bamian, est de 35o à 400 kilomètres (1).
La ligne des neiges éternelles est à l’altitude de 4500
mètres environ, mais elle est plus basse sur le versant
du nord que sur celui du sud.
Au nord, la pente de rHindou-Kouch est rapide.
Kunduz, à 180 kilomètres de la crête, n’est qu’à i52
mètres au-dessus du niveau de la mer. La pente méridio-
nale est plus douce : c’est une succession de gradins dont
l’inclinaison n’a rien d’excessif.
Les hautes terres, où s’agitent des populations assez
denses, ayant leurs industries, leurs institutions, leur vie
propre (2), sont traversées par des chemins qui gravissent
des passes de 35oo et 4000 mètres. « La crête de
l’Hindou-Kouch, dit Elisée Reclus, présente les passages
les plus fréquentés de tout temps entre les plaines du
Turkestan et la vallée de l’indus; de là l’extrême impor-
tance militaire de l’Afghanistan et son rôle plus grand
encore dans l’histoire du commerce et des migrations. »
Ces passages ne sont pas tous également suivis par les
voyageurs et les caravanes.
Parmi les plus remarquables figurent les suivants :
D’abord le Baroghü, d’ascension aisée et d’une altitude
de 3658 mètres. Ce défilé, le moins élevé de rHindou-
Kouch, n’est pas un col pi-oprement dit, mais bien un
large seuil herbeux, praticable aux voitures (3) neuf mois
de l’année.
Point de passage entre les districts de Wakhan et de
Chitral, le Baroghil met en communication l’Indus et
l’Oxus. Deux artères se détachent du premier fleuve pour
aboutir au Baroghil. On suit le Caboul, le Kunar, le
(1) Paquier, Asie centrale, p. 90. Reclus en estime la largeur à 200kilom.
(2) Biddulph, Tribes of the Hindoo-Koosh.
(3) Biddulph, Tribes of the Hindoo-Koosh.
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE DE LAPGHAMSTAN. 487
Chitral (i) et le Mastoudj, nom donné au cours supérieur
du Kunar, ou bien il suffit de remonter les hautes vallées
de Gilgit et d’Yassin et de franchir la Darkott Pass.
Du Baroghil on descend au haut Oxus par le Sarhadd,
un de ses tributaires.
En été, la brèche présente de riches pâturages ; les
neiges robstruent une bonne moitié de riiiver.
La seconde passe est celle du Nukmn - pas du
malheur à 5o2g mètres, au fond de la vallée d’Arkari,
dont l’entrée est commandée par la forteresse d’Andor-
thé (2). Cette passe qu’on atteint en contournant le Tiritch
Mir à l’ouest, est d’un accès fatigant et n’est praticabh'
que pendant l’été. Sa crête est couverte de glace. Quoii[ue,
à partir d’octobre, il soit impossible de s’y frayer un
passage à cause des neiges, les caravanes en route poul-
ie Badakchan préfèrent suivre le Nuksan, plutôt (|ue d(‘
s’aventurer dans la Dora, <^ui n’a que 4267 mètres
d’altitude et présente aux bétes de somme beaucoup
moins de -difficultés d'ascension. C’est que les indigènes de
la Dora sont la terreur des voyageurs.
La neige abonde au Nuksan dès le mois de novembre.
D’après Mac Nair (3), les deux derniers défilés ne
seraient ouverts que trois mois par an à la circulation.
DucoldeKawak(4025 mètres) à celui d’IIadjikak, c’est-
à-dire sur un développement de 220 kilomètres, iSlar-
khani (4) signale seize brèches d’une altitude de 35oo à
4500 mètres. Citons entre autres ; le Thaï, franchi par
Tamerlan ; le Kushan (4500 mètres). Ce long défilé, d’un
abord facile, est fort fréquenté, quoique obstrué par les
neiges du P'' novembre au i5 juin (5). Le Tchibr, par où
passa le sultan Baber, descend vers le Surk-ab, qui tra-
(1) A Caboul, la vallée de Chitral est appelée “ la porte du Turkestan
Sir Henry C. Rawlinson, dans Proceedings, 1868.
(2) Mac Nair, P. R. G. S., 1884.
(3) P. R. G. S., 1884.
(4) P. R. G. S., 1879.
(5) Markham, loc. cit.
488 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIPIQUES .
verse Bamian. Le fameux Hadjikak (87 10 mètres) est
d’accès pénible, mais très suivi par les caravanes, auxquelles
il n’est ouvert que sept mois par an. 11 est plus connu sous
le nom de porte de Bamian », sans doute parce qu’il
conduit à cette localité. C’est en ce point qu’Alexandre le
Grand franchit la chaîne du Caucase indien, en dix-sept
jours d’après Quinte-Curce, en dix jours seulement au dire
d’Arrien. U Irak (3g32 mètres) est très abordable. La
route, à la montée et à la descente, va en pente assez
douce. Au sommet, se dresse un pl iteau froid, couvert de
neiges et toujours balayé par des vents violents.
Des deux côtés de l’Hindou-Kouch, mais surtout au sud,
on connaît quelques ramifications ou chaînes assez puis-
santes.
Les monts LaJiori naissent à l’extrémité occidentale du
Karakoroum (6858 mètres). Ils se dirigent au sud-ouest
entre la vallée du Mastoudj et celle du Pandjkora, et vont
se croiser avec les promontoires du Sefid-Koh oriental
dont ils sont séparés par la rivière de Caboul.
Leur altitude , généralement supérieure à celle de
rHindou-Kouch, décroît à mesure qu’on se rapproche de
cette rivière. Un pic, situé à 40 kilomètres au sud-ouest
du seuil de Baroghil, a 6838 mètres (1); à la hauteur de
Cintrai est une cime de 5760 mètres. Près de Chigar-
Séraï (environ 35° lat. X.) la chaîne à 8048 mètres, plus
bas 2488, et non loin du Caboul Daria i525 mètres (2).
Entre les Lahori et rHindou-Kouch s'étend un vaste
espace triangulaire “ occupé presque en entier par des
montagnes qui s’abaissent graduellement vers le sud-
ouest (3). » Plusieurs mesurent plus de 4000 mètres.
Par 36° 3o' lat. N. et 72° long E. Gr. environ,
l’Hindou-Kouch a une élévation moyenne de 4876 mètres.
(1) Reclus, Gèogr. Unh\, t. IX, p. 32.
(2) Markham, loc. cit.
(3) Reclus, OUI'!', cité, t. IX, p. 34.
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE DE l’aPGHANISTAN . 489
Il lance au sud, près de la passe de Nuksan, un chaînon
de même altitude où se dresse, à 2743 mètres, un puissant
sommet, le Tiritch Mir. Celui-ci est donc à 7819 mètres
ou 25 426 pieds (1) au-dessus du niveau de la mer. C’est
le levé trigonométrique du colonel Tanner.
A l’est de la passe d’Andjouman, se détache de la chaîne
une l'amification très importante, orientée vers le sud-
ouest. A 100 kilomètres de l’Andjouman, près de Tehari-
kar, elle est coupée par le Corhand, le Parvan et le
Pandjchir, affluent du Caboul. (’’est au delà de ces trois
brèches, par environ 69" long. E. (Ir., ([ue commence la
chaîne de Paginan (2).
D’un développement supérieur à 3oo kilomètres, elle
sépare la vallée de rHilmend de la plaine de l)aman-i-
Koh et de la vallée de l’Argand-ab. Ses versants sont
coupés de nombreuses ravines, où croissent des mûriers et
autres espèces d’arbres fruitiers. Le Paginan est traversé,
à la passe d’Uniah, 345o mètres, par la route de Caboul
îi Bamian.
1 )u Pagman se détache vers l’est le Scher-1 )ahan dont
une brèche est à l’altitude de 2743 mètres. Il s’étend au
nord de Gazni, et est prolongé par l’Uruk-Koh, avec lequel
il sépare le bassin du Caboul de celui de l’Abistada.
Avant d’en tinir avec rHindou-Kouch, il nous paraît
intéressant d’emprunter à un petit travail (3) de M. Pa-
quier une page où se trouve esquissée une coupe nord-sud
de l’Afghanistan. « C’est de Balk, que nous devons partir.
Balk, autrefois Bactres, ville florissante et célèbre, rivale
de Samarcande et berceau de la doctrine de Zoroastre,
aujourd’hui bien déchue de son antique splendeur, ne vit
plus pour ainsi dire que des glorieux souvenirs de son
passé... Aucun monument ne peut y arrêter le touriste.
Passons et remontons l’étroite et longue vallée que creuse
(1) Mac Nair, P. P. G. S., 1884, p.3.
(2) Reclus, loc. cH.
(3; L’Asie centrale à roi d’oiseau, pp. 89 et seqq.
490
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
une rivière quelconque et qui doit nous conduire au sommet
de rHindou-Kouch. Nous allons “ par monts et par
vaux 7», escaladant des hauteurs que percent des cols
d’accès souvent difficile, pour retomber immédiatement
dans des bas-fonds resserrés, au milieu de niasses dénu-
dées, et remonter de nouveau brusquement jusqu’à l’entrée
d’un autre passage plus étroit encore que le premier.
Nous parcourons ainsi près de trois degrés de latitude en
ligne droite, sans sortir d’un vaste système de montagnes
entrecoupées de vallées, de précipices et de cols nom-
breux.
» Nous voyons là un soulèvement considérable de 35o
à 400 kilomètres de large, d’origine volcanique et profon-
dément travaillé par les révolutions intérieures du globe,
où tout se croise et se confond , sans permettre à l’œil le
plus exercé de trouver une ligne de faîte nettement
définie.
« Et cependant nous sommes là sur la grande route
historique suivie, dès la plus haute antiquité, par tous les
conquérants asiatiques qu’attirait au midi la renommée
des Indes... Alexandre le Grand..., Gengis-Klian, Ta-
merlan et Baber...
Remontons plus au sud, pour arriver au pied même de
rHindou-Kouch ; nous nous trouvons en présence de
ruines grandioses, d’idoles en pierre, d’inscriptions, etc.,
qui ont rendu célèlire la vallée de Bamian Mais nous
voici au sommet de l’Hindou-Ivouch et sur la limite même
de l’Afghanistan proprement dit ou Caboulistan.
» Le Caboulistan forme comme une^ énorme forteresse
de 45 000 k. c. de superficie et d’une altitude moyenne de
1800 à 1400 mètres Adossé du côté du nord et du
nord-ouest au Caucase indien, le Caboulistan va en s’abais-
sant, étage par étage, jusqu’aux basses plaines de l’indus,
dont le col de Khaïber lui livre l’entrée ; et chacun de ces
étages forme comme un compartiment distinct, qui ne
communique avec le compartiment voisin que par une
porte étroite et généralement fort difficile à franchir.
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE DE l’aFGHANISTAN. 49 1
75 En arrivant de rHincloii-Konch, nous trouvons d’abord
le Koli-i-Stan, de 2800 à 3ooo mètres d’élévation ; puis le
Koh-i-Daman, à 25oo mètres ; le territoire de Caboul à
2100 mètres; le Lanighan à 1400 mètres ; le Jalalabad
à 700 mètres et, enfin, Lalpoura à 45o mètres, (pii nous
conduit à l’extrême frontière anglo-indienne.
» Quant à la région du nord-est, on y voit se creuser,
dans la direction du Pendjab, de rHindou-Koucli oriental
et des Himalayas, d’étroites et longues vallées appelées le
Kafiristan, le Yassin et le Clptral.
Continué à l’est par les monts Karakoroum, le Caucase
indien est en cpiebpie sorte prolongé à l’ouest par le mas-
sif du Koh-i-Baba.
Les deux systèmes, en se soudant, forment un puissant
nœud orographicpie oii se trouvent les sources du Caboul,
de rHilniend et de l’Ak-Seraï ou rivière de Kunduz.
Dans le langage imagé des indigènes, le Koli-i-Baba,
c’est le « père des montagnes 11 forme une niasse
presipie isolée de 4870 mètres de hauteur, avec sommets
de 5ooo et 5334 luôfres couverts de neiges éternelles (1).
Du 66° 20' long. E. Gr. (col de Hadjikak), il se pro-
longe jusc|u’au 67” 5o' environ, soit un développement de
160 kilomètres (2), où l’on ne voit aucune trace de végéta-
tion.
Sa direction générale est de l’est à l’ouest. Il forme
avec le Siah-Koh le foîte de séparation entre les bassins
de rOxus et de l’Hilmend.
Du Koli-i-Baba se détache le Siah-Koh ou « montagne
noire Au nord do celui-ci, courent dans des directions
parallèles deux antres massifs montagneux, le Sefid-Koh
et le Tirband-i-Turkestan.
Jus(pio aujourd’hui les cartes et les données géogra-
(1) Markham, loc. c/n
(2) lüü milles d’après Markham, P. B. G. S. 1879, p. 192.
4Q2 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
phiques relatives à cette partie de l’Afghanistan étaient
incomplètes et inexactes. Grâce aux travaux persévérants
de la Commission de délimitation de la frontière afghane,
de nombreuses erreurs disparaissent, et l’on peut prévoir
le jour prochain où le pays sera parfaitement connu.
Comme nous l’avons dit au début de ce travail, le
Siah-Koh forme, par sa jonction avec les montagnes du
Khorassan, c’est-à-dire avec le Karah-Koh, le faîte de
partage du continent asiatique. Le point de soudure est le
Do S/iakh, sommet situé au sud de Ghurian, par envi-
ron 34° i5' lat. N. et 61° 3o' long. E. Gr., mesurant
ySoo pieds (2286 mètres), et non 1 2 200 pieds comme le
renseignent certaines cartes contemporaines, entre autres
celles du colonel Stewart (i).
Au nord, la *4 montagne noire « est séparée du Sefid-
Koh par la vallée de l’Héri-Rud, qu’il sépare de son côté
du bassin de l’ELilmend et des rivières tributaires du lac
de Seïstan.
D’après le major Holdich (2), le Siah-Koh est d’assez
faible altitude au sud de Hérat ; Markliam lui donne
65oo pieds ou 1981 mètres.
Du 66° 20' au 61° long. E. Gr., il couvre un espace
de 5g3 kilomètres, à peu près la longueur de l’Hindou-
Kouch.
Voilà donc, flanquant tout le nord de l’Afghanistan, un
formidable rempart de plus de 1 3oo kilomètres, dont les
Anglais, peut-on dire, coimnandent les divers accès.
Le Sefid-Koh occidental ou “ montagne blanche »,
long de 475 kilomètres, est compris entre 66° 20' et
62° 5' long. E. Gr., point où il se soude aux monts
Borkout par le col d’Ardevan.
Cette chaîne sépare les sources du Mourgab du cours
supérieur de l’Héri-Rud, qui baigne sa base sur une
(1) P. B. G. s., 1886.
(2) P. R. G. S., 1885. Afghan Boundarg commission, p. 276.
ESQUISSE UhÉOQ-RAPHIQÜE DE l/ AFGHANISTAN. 4q3
glande étendue. Elle se compose de gi’ès très résistants.
Pas plus que rHindou-Kouch, elle n’est formée par une
seule arête se profilant sur une grande étendue, mais bien
par divers chaînons d’inégale altitude.
Des neiges éternelles (i) recouvrent en tout temps ses
cimes élevées. Ce phénomène, il est vrai, ne se mani-
feste que dans la partie orientale de la masse montagneuse,
où certains sommets mesurent plus de 3ooo mètres.
L’altitude, qui décroît à mesure que l’on avance vers
l’ouest, n’atteint que looo à 1600 mètres au nord et au
nord-ouest de Hérat.
Les qualifications ne manquent pas au Sefid-Koh ; pour
sir Peters Lumsden (2), les montagnes du nord de Hérat
s’appellent : monts Barkhout à l’ouest (nous en repar-
lerons), Siah Bubuk au centre, et Koh-i-Baba (3) à l’est.
Tout en reconnaissant que le général anglais applique
avec beaucoup d’à propos à chaque masse le mot propre
sous lequel elle est connue dans le pays, sir Henry
Rawlinson (4), dont on connaît la compétence en la
matière, ajoute cependant que sa nomenclature est con-
traire à l’usage, et que ces montagnes sont ordinairement
désignées sous le nom de Paropaniisus, terme employé
par les classiques grecs.
Au nord-est de Hérat, le Sefid-Koh est traversé par
trois passes bien connues, qui servent de voies commer-
ciales (5) à certaines saisons : l’Ardevan, i6o5 mètres,
le Zirmust, et enfin le Karrel-i-Baba, 1920 mètres,
intenlit aux caravanes de décembre à mai à cause des
neiges (6) et point de passage de la route de Meïmené.
D’après le capitaine James Abbott et le colonel russe
(1) J. Ferrier, Voyages en Perse, dans V Afghanistan, etc., t. I, p. 444.
(2) Proceedings, 1885.
(3j Ne pas confondre avec la chaîne de même nom qui prolonge l’Hindou-
Kouch.
(4) Proceedings, 1885, p. 581.
(5) Proceedings, 1885. Major Holdich,
(6) Bulletin de la Société de géographie de Paris, août 1880.
494
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Grodekoff qui franchit ce déülé, la traversée des brèches
serait pénible et leur accès difficile, voire même dange-
reux.
A partir du col d’Ardevan, le Sefid-Koh change de nom;
ce sont les monts Borkhout (i) pour les uns, monts
Kaïtou pour les autres (par exemple, Stieler). Nous
adoptons la première dénomination, car elle est employée
par les membres anglais de la Commission de délimitation
et par M. Lessar, ingénieur russe qui parcourut cette
partie du territoire afghan en 1882 et en 1884.
Les monts Borkhout forment donc le prolongement du
Selid-Koh.
Composés de diverses arêtes, de directions presque
parallèles, ils présentent, du col d'Ardevan à celui de
Chasma Sabz, une dépression bien caractérisée où l’on ne
rencontre qu’ondulations et collines peu élevées (2). Les
ramilications les plus méridionales, donc les plus voisines
de l’Héri-Rud, ont le moins de hauteur. Même, vers
Ktishan, le pays est absolument plat et uni, et n’otfre pas
d’obstacles à la marche. Le voyageur peut se rendre
aisément en calèche, en - fotir-in-hand de Saraks à
Hérat (3). La chaîne est assez riche en puits et en sources
dont l’eau est potable aussi longtemps (pi’elle n’a pas
traversé un sol imprégné de sel. De plus, elle présente
diverses brèches qu'il serait aisé de rendre carrossables,
parmi lesquelles le Khumbao, 1057 mètres, mais à 3oo
mètres seulement au-dessus du plateau, et le Chasma vSabz,
1020 mètres, traversé par la route, à pente douce, de
Ktishan à Ak-Tépé sur le Mourgab.
A partir de ce dernier point, la ligne de hauteurs se
(1) Les géographes grecs employaient l’appellation de Sariplii, équivalent
du persan Arsif. Proceedings, 1885. Rawlinson.
(2) Lessar, Proceedings, janvier 1883, et un intéressant article sur les ter-
ritoires contestés et la situation de la Russie et de l’Angleterre en Asie cen-
trale, dans le Scottish geographical Magazine, mai 1885.
(3) A. Vambery, La lutte future pour la possession de l’Inde, p. 115.
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE DE l’ AFGHANISTAN. 495
tlirig-0 nettement vers le nord et se relève pour atteindre,
près de l’Héri-Rud, 1200 mètres d’altitude. Elle se
bifurque à l’ouest du défilé de Kliumbao.
Les deux chaînes secondaires courent vers l’Héri-Rud:
celle du nord, de faible altitude, s’arrête à la rivière, par
environ 35" 20' lat. N. ; l’embranchement méridional au
contraire, qui conserve l’appellation de - monts Rork-
liout 7’, s’étend juscpi’en Perse sous la dénomination de
Kargala (1), et est séparé de la crête persane par une
g’org-e étroite, profonde, longue de 21 kilomètres (2), où
coule l’Héri-Rud. En Perse, les Kargala présentent au sud
de Mcclied une nouvelle dépression et, après avoir formé
la limite du l)assin de la Kacliaf-Rud, tributaire d(‘ la
rivière de Hérat, ils se prolongent à l’ouest par les monts
Binalud et Ala-l)agh, parallèh's au Kopet-Dagli.
La troisième arête, que nous avons signalée, mais (pii ne
figure pas sur les cartes de Stieler, nous paraît avoir
moins d’importance; c’est le Tirband-i-Turkestan. Elle a
scs sommets couverts de neiges.
Le major Holdicli (3) en fait une ramification du Paro-
pamisus. 11 peut être considéré, croyons-nous, comme une
chaîne distincte couvrant un espace de 33q kilomètres du
63° au 66" long. E. Gr.
Sur son versant méridional rien que précipices et
rochers escarpés ; à son flanc nord, au contraire, sont
soudés des contreforts assez étendus, mais à pente lAgu-
lière.
Le Tirband-i-Turkestan court dans la direction de Bala-
Murgab et forme la limite septentrionale de la vallée du
Mourgab, qu’il sépare de la rivière de Balk et de quelques
autres cours d’eau peu importants.
(1) Lessar, loc. cit.
(2) 20 verstes, dit M. Lessar.
(3) P. R. G. S., 1885.
496 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Transportons-nous maintenant dans la partie orientale
du pays afghan, et voyons si la frontière est munie comme
au nord de puissants remparts. Au sud de la vallée de
Caboid, s’élève, suivant la direction du 84® parallèle lat. N. ,
le Sefid-Koh oriental, formé de longs contreforts paral-
lèles (1), couverts de neiges de janvier en août et d’une alti-
tude moyenne de 3900 mètres (2). Le plus haut sommet est
le Sikaram, colosse qui se di’essc, par 69° 56' 35" long. E.
Gr. et 34° 2' 21" lat. N., à une hauteur de i56Ô2 pieds ou
4773 mètres (3).
Cette chaîne, dont la branche principale a ses assises,
près d’Attock,sur l’Indus, passe entre Pechawer et Kohat,
et forme la ligne de faîte entre les bassins du Gaziii et du
Caboul, en se prolongeant de l’est à l’ouest, sans compter
ses contreforts occidentaux, sur une longueur de 3o milles
géographiques ou 222 kilomètres. D’après Markham, son
développement serait de 1 00 milles anglais ou 1 60 kilo-
mètres seulement.
Au nord, les pentes du Sefid-Koh sont douces, tandis
qu’elles présentent une inclinaison assez raide sur le ver-
sant méridional de la chaîne.
La passe de Choiitar-Gardan le sépare au sud du Sou-
laïman-Dagh occidental .
Et le versant septentrional, à quoi le rattacher ? deman-
dera-t-on. D’après E. Reclus: « A son extrémité occiden-
tale, il projette vers le nord tout un éventail de chaînons,
qui vont à l’encontre d’arêtes appartenant au système de
rriindou-Kouch ; les écluses delà rivière de Caboul sont
la seule interruption entre les roches opposées (4).
Markham partage la même opinion. La chaîne de Kar-
kacha (nous y reviendrons) se prolonge vers le nord-est
jus(iu’à la rive droite du Caboul. Celui-ci la séparant d’une
(1) F. R. G. S., 1879, pp. 38 et seqq. Markham.
(2) Markham, loc. cit.
(3) Markham, loc. cit.
(4) Geogr. Univ., t. IX, p. 38.
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE DE l’ AFGHANISTAN. 497
arête située sui* la rive gauche et qui serait la continua-
tion des Hiinalayas, la Karkaclia peut donc être considé-
rée comme un anneau reliant les monts Neigeux » au
Soulaïman-Dagli .
Ainsi l’Afghanistan oriental est tianqué, comme la partie
nord du pays, d’une épaisse muraille courant du Baroghil-
pass au nord-est, à la plaine de Pishin au sud, et formée
des monts Lahori, Sehd-Koh et Soulaïman-Dagh occi-
dental.
Nous venons de parler de chaînons issus du Sefid-Koh.
Le premier contrefort septentrional limite à l’est la val-
lée du Logar, un des tributaires du Caboul. Il se continue
au sud-ouest sous le nom de Chari-Koh, dans la direction
de Gazni, se croise avec le Soulaïman-Dagh occidental et
forme à l’ouest, avec rUruk-Koh, prolongement du Sher-
Dahan, la limite septentrionale du bassin de (laziii.
Plus à l’est SC trouve le Karkacha, formant la limite de
la vallée duTezin, dont le cours est de 64 kilomètres (1).
Il doit son nom au lieutenant Wood, qui parcourut le
pays en i838. C’est la plus haute ramification du Sefid-
Koh. Plusieurs brèches en facilitent l’ascension; le Karka-
cha, 2440 mètres, le plus élevé et le plus méridional des
défilés, le Sokhta, le Chinar et le Djagdallak.
Au pied du Sikaram, se projette vers le sud une arête
traversée par la route de Bannu à fxazni et par le défilé
de Païwar, 2400 mètres, dans les parages duquel on ren-
contre' des forêts de pins.
Signalons encore les chaînons où se trouvent le Haft-
Kotal, long de 5 kilomètres, et le Lataband, d’un dévelop-
pement de 9 kilomètres, par lequel on contourne leKourd-
Caboul.
Le Kourd-Caboul ou petit Caboul est le défilé de san-
glante mémoire où le général Elphinstone, battant en
retraite de Caboul sur l’Inde, fut massacré en janvier
(1) Markham, loc.cit.
XXI
a
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
1842, avec les 10000 braves qui marchaient sous ses
ordres.
Situé à 3 lieues environ au sud-est de Caboul, ce défilé
est long de 10 kilomètres et large de 90 à 180 mètres. Ses
parois sont très élevées et son altitude est de 2275 mètres.
Aux pieds du versant septentrional du Sefid-Koh, res-
serrée entre les monts Karkaclia et le Kaïber, passe très
dangereuse à quelques kilomètres à l’ouest de PecliaAver,
se déroule jusqu’au Caboul la région de Xangnaliar ou
- des neuf rivières ^ .
Longue de 1 3o kilomètres et large de 60, elle est par-
courue par plusieurs arêtes, absolument parallèles, (|ui se
détachent de la « Montagne blanche et ont de 1800 à
2400 mètres d’altitude (1). Ces ramifications limitent de
belles vallées parfaitement peuplées et redevables de leurs
richesses à de noudjreux torrents et de petits cours d’eau.
Le Sefid-Koh oriental constitue une barrière tellement
infranchissable qu’il serait impossible, à une armée mar-
chant sur deux colonnes, de faire passer des troupes de la
vallée de Caboul dans celle de Korum.
Les deux colonnes, pourtant bien voisines, puisqu’une
centaine de kilomètres à peine sépare les passes de Korum
et de Kaïber, seraient absolument isolées et ne pourraient
se mettre en relations que par des postes de télégraphie
optique placés sur les sommets de la chaîne (2).
Un vaste système de montagnes, où se rencontrent
j)lusieurs plateaux et vallées remarquables, se prolonge
de. la base du Sefid-Koh oriental jusqu’à la limite sud de
l’Afghanistan. Ce sont les monts Soulaïman.-
Frontière nord-oue.st de l’empire anglo-indien, ils se
composent de rangées parallèles, dont les trois principales
s’appellent :
(1) Markham, loc. cit.
(2) Le Marchand, Campagne des Anglais dans V Afghanistan.
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE DE L AFGHANISTAN. 499
Lo Soulaïman-Dag’li occidental, ou Koh-i-Siali, ou
montagne noire ;
Le Soulaïman-Dagh central ;
Lo Soiilaïman-Dagli oriental, ou Koli-i-Surkh, ou
montagne rouge.
En général on néglige lo Soulaïman-Dagh central, formé
par (pieh^ues hauteurs peu remarquahles.
Restent donc les deux autres massifs.
Le Soulaïman-Dagh occidental (1) constitue le faîte de
partage entre les tril)utaires de l'indus et les l)assins fer-
més de l’Afghanistan, les lacs Seïstan et Ahistada.
Au nord, il se rattache parle Choutar-Gardan au Setid-
Koh oriental, et court au midi jus([u’aux monts Taka-
tou (2), qui commandent (iuettah (4 la passe de Dolan.
Au sud de la passe de Bolan, la chaîne se prolonge
sous le. nom d(' Ilala (3) juscpi’à la mer d’Arabie, ca[>
Monze, sur une distance de 3oo milles.
Plusieurs rivières ou torrents, le Koruin, le Totchi, le
(lomul, h' Souri, le. Zdiol), etc., desccuident de son ver-
sant oriental, ({ui se trouve à environ 35o kilomètrc's de
l’indus.
A un développement nord-sud de 600 kilomètres, la
chaîne joint une altitude moyenne de 21 33 mètres (4), (pii
est un peu supérieure à celle de sa voisine: le Soulaïman-
Dagh oriental.
Au sud, cette masse envoie diverses arêtes, qui vont S(>
croiser avec de hautes chaînes siiué('s dans la plaine de
Candahar. Elles forment du ccité du Baloutchistan un
double rempart de frontières que les Anglais ont eu soin
de lU' pas abandonner (5). •' Les positions dominantes
sont occupées par les vedettes britanniques.
(1) “ Il est, comme l’Hindou-Kouchet l’Himalaya, l’arête hordière d’un pla-
teau, mais non une chaîne indépendante. , É. Reclus.
(2) Un des pics mesure 3657 mètres.
(3) La carte de Poltinger et de Stieler lui donne le nom de montagnes
de Brahuik.
(4) Markham, loc. cit.
(5) Reclus, Géogr., t. IX, p. 40.
5oo
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le mur septentrional, le Kliodja-Aniran, 610 mètres
au-dessus de la vallée de Pisliin, présente plusieurs cols :
le Kliodja, 225o mètres, maintes fois franchi par les forces
anglo-indiennes ; à l’ouest de celui-ci, le Owadja (1400
mètres seulement), lieu de passage du chemin de fer
encore inachevé de Sibi à Candahar ; enfin, à 16 kilomètres
plus à l\)uest, rispintaza ou Spinatija Kotal, 2100 mètres ;
c’est une rampe de o’"o43 par mètre (1).
A })arrir de Spinatija Kotal, le Khodja-Amran est con-
tinué sous les noms de Ashusta ou Shista, puis de Tang,
pour S(‘ terminer près de Poti, à 3i milles au sud-ouest
d’Ispintaza.
Le rempart méridional est plus haut que le Khodja-
Amran, 11000 à 12000 pieds ou 365o mètres, mais il
présente des passages plus faciles : ce sont les monts
Takatou. Kous avons déj<à dit qu’ils dominaient la passe
de Bolan.
Entre les deux murailles s’étend la plaine du Pisliin,
- territoire d’une extrême importance militaire par les
approvisionnements qu’il fournit en abondance aux garni-
sons et aux armées en marche (2) j’. Cette région, qui n’est
pas encore complètement cultivée, est traversée par la
rivière Lora.
Celle-ci, descendue des monts Takatou, va se perdre !
dans le Béloutchistan.
A l’est du Soulaïman-Dagh occidental, on voit se dérou- '
1er une nouvelle masse ; le Soulaïman-Dagh oriental,
beaucoup mieux connu que le système orographique de :
l’ouest.
Le Soulaïman oriental, qui suit la direction du 70® mé- ;
ridien long. E. Cr. se dresse à 70 kilomètres environ ,
des bords de l’Indus, à une altitude de 3ooo à 35oo mètres.
D'un développement nord-sud de 5° environ, il s’arrête
au midi par 29°, en lançant quelques ramifications à l’est
(1) F. RG. s., 1880.
(2) Reclus, loc. cit.
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE DE L AFGHANISTAN. 5oi
et à l’ouest. Son extrémité méridionale se termine, dans
le Béloutchistan, par les monts Gandari, d’une altitude
inférieure au restant de la chaîne. Cette région présente
des vallées bien peuplées et cultivées, entre autres la
vallée formée par le lleuve Boraï, dont les eaux se perdent
dans les sables.
Au sud du bassin du Korum, le Soulaïman-Dagh
oriental, formé de nombreuses crêtes parallèles (i), est
coupé par divers torrents et rivières issus du Soulaïman-
Dagh occidental, et dont les espaces intermédiaires sont
habités par la tribu assez dense des Waziris.
A chaque rivière correspond une brèche plus ou moins
importante et presque toujours à parois verticales. Des
auteurs parlent d’une centaine de passes praticaljles,
d’autres d’une quinzaine seulement (2).
11 doit y avoir de l’exagération dans le premier de ces
chiffres. En tout cas, nous avons peine à croire qu’une
armée en marche, traînant après elle son artillerie et ses
divers convois, puisse trouver partout un passage conve-
nable.
Parmi les passes suivies et les plus connues, on cite :
le Korum, qui relie Kohat à Gazni ; à too kilomètres au
sud du Kaïlier, le Gomul (3), de Dera Ismaïl Khan à
(fazni ; à i5o kilomètres au sud de la précédente, le
Sakhi-Sarwar. Elle donne accès de Dera Ghazi Khan à.
Candahar. Les populations y sont hostiles aux voyageurs.
(1) D’après Elisée Reclus, “ les diverses chaînes latérales du système, grès
ou calcaires, ont toutes leur longue pente regardant vers le plateau, tandis
que du côté de l’Inde les escarpements sont abrupts ,. Ne trouvons-nous pas
ici une application de la règle posée par M. de Lapparent dans son savant
Traité de géologie? “ Toute grande ligne de hauteurs, émergée ou non, est
une arête saillante formée par l’intersection de 2 versants inégalement
inclinés. Le plus abrupt plonge vers une grande dépression, habituellement
occupée par la mer; le moins raide s’abaisse doucement, sous la forme
d’ondulations successives, vers une dépression moins marquée, qui. le plus
souvent, peut rester continentale. ,
(2) Markbam signale entre le Korum et la passe de Tank. 32 liasses don-
nant accès dans la partie nord de la plaine de Dérajat.
(3) En un an (1809-70) la valeur des échanges faits par cette passe a monté
à huit millions de francs.
5o2
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
t
Enfin lo Bolan, do Jacobabad à Qucttali ot Candaliar. Les
Angdais y ont construit une très bonne route jusqu’à
(iuettah, qui est en leur possession depuis 1877,
Sur les masses du Soulaïman, le sol est aride et dessé-
ché, et l’on n’y rencontre qu’une maigre végétation. Lo
])in ne croit pas en dessous de 2748 mètres.
Le Takt-i-Soulaïman ou trône de Salomon » domine
])resque tous les massifs. 11 mesure 8348 mètres (1). On
avait toujours cru que sa cime était pointue. Aujourd’hui
l’on sait avec certitude que son sommet est un plateau
étroit, long do 8 kilomètres, à l’extrémité duquel se dres-
sent deux pics do 8444 et 3383 mètres d’altitude. Les
talus nord, sud et ouest sont ardus, de sorte qu’il n’est
accessible que du côté de l’est (2).
Signalons deux autres crêtes: lo Pirgoul,353o mètres,
le plus élevé de la chaîne, au nord du Gomul, et le Shak
Haïdar, 2748 mètres, par environ 82“ 3o' lat. N. et 69°
3o' long. E. Or.
A l’est , le Soulaïman-Dagh oriental s’unit par dos
arêtes latérales aux prolongements do la chaîne saline
Sait Range ?? qui se développe entre l’Indus et son
afiluent lo Djhilam, en passant au nord du 82° 3o' lat.
N., donc au sud de Bannu.
La plaine traversée par ces arêtes, et située entre les
l>ieds du wSoulaïman et l’indus s’appelle Dérajat. C’est un
amas confus de hauteurs et d’anciens lits do rivières, d’une
aridité et d’une sécheresse excessive. Sa maigre verdure
fait contraste avec les arbres fleuris et les riches campa-
gnes do Dora Ohazi Khan.
Entre les derniers contreforts de la chaîne au nord et
à l’est, et les hauteurs du Béloutchistan à l’ouest, s’étale
la plaine de Katchi Gandava, de 9000 milles carrés. C’est
un pays plat, sablonneux, souffrant du manque d’eau et
do la grande chaleur.
(1) E. Reclus ; 3910 mètres d’après Vivien de Saint-Martin, D/rf. rfe
p. 24.
(2) Arminius Vambery, dans Mouvement géograj)htque,\^^,'^. 7.
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE DE l’aFGHANISTAN. 5o3
Do la frontière persane aux crêtes rpii relient le Pag-
man au Sefid-Koli oriental, et du Soulaïinan-Dagh occi-
dental à rHindou-Koucli et à ses prolongements , le
plateau afghan présente une vaste région montagneuse de
675 kilomètres de longueur et de 400 kilomètres dans sa
plus grande largeur (1).
Los rangées do hauteurs, d’un accès facile et d’une
altitude moyenne de 2000 mètres ne dépassent cependant
leur socle que de 600 à 800 mètres (2). C'est une chose
caractéristique que le parallélisme de toutes ces chaînes,
dont la direction générale est nord-est sud-ouest.
Au sud du Siah-Koh s’étend le pays de Gour. Entre
ses arêtes coulent diverses rivières, dont les eaux se
déversent dans le lac de Scistan.
Du Sher Dahan,28oo mètres, ramification du Pagman,
se dirige au sud, vers Candahar, le (xul-Koli ou mon-
tagne bleue ", haut de 8962 mètres. Au delà de Candahar,
la chaîne, (pii est la plus importante de cette région, a son
promontoire extrême coupé par le col de Baba-Wali.
Le Gul-Koh sépare la vallée de l’Argand-ab, du bassin
do Gazni, puis de la rivière de Tarnak. 11 est couvert de
quehpics espèces d’arbres, et traversé par six passes don-
nant accès dans la vallée de l’Argand-ab.
La vallée do Tarnak, limitée au sud et à l’est par le
Surkh-Koh ou » montagne rouge ",est séparée par lui du
lac Abistada et, plus en aval, do la vallée de l’Argand-ab.
A l’est do Farah, par 33*’ lat. N. et 62" 3o' long. E.
Gr. l’angle sud-occidental do tout le système orogra-
phi(pie de l’Afghanistan est formé par le Koh Pandj
Angoucht ou ^ mont des cinq doigts " (3).
(A continue)’.) F. Van Ortroy,
Lieutenant de cavalerie.
(1) Markham, ?oc.
(2) Reclus, Géogr. Unit).
(3) Reclus, Gco,7/-. {7/e»c., t.lX,p. 42.
LE HAINOSAURE
ET LES NOUVEAUX
VERTÉBRÉS FOSSILES DU MUSÉE DE BRUXELLES.
Depuis l’époque où j’ai décrit clans cette Revue la faune
éteinte de Bernissart et en particulier les gigantesques
Iguanodons, le musée de Bruxelles s’est graduellement
enriclii de nouveaux et nombreux ossements fossiles, dont
une partie, préparée dans son atelier de paléontologie, est
aujourd’hui placée dans les galeries publiques. Ayant été
chargé de diriger le travail de restauration, je suis heu-
reux de répondre à l’invitation que le directeur de la Revue
a bien voulu m’adresser d’en exposer ici les résultats ; et,
réservant pour l’avenir l’immense matériel encore ren-
fermé dans les magasins du Musée, je me limiterai aux
pièces installées les plus importantes. Je décrirai donc les
animaux suivants ;
Le Hainosaure, bizarre et terrible reptile, depuis long-
temps totalement disparu, ne mesurant pas moins de
i6 mètres de long, représenté dans nos collections par un
squelette presque complet.
LE HAÎNOSAURE.
5o5
Le Champsosaure, curieux lézard aquatique de grande
taille, dont le plus proche parent est actuellement relégué
à la Nouvelle-Zélande.
Le Pachijrhynque, singulière tortue marine se nourris-
sant exclusivement de coquillages.
Le Gastornis, énorme oiseau, dépassant l’autruche en
volume.
Le Carcharodon, requin dont une espèce existe (mcore
de nos jours.
Le Rhinocéros à narines cloisonnées, se distinguant des
rhinocéros vivants par d'importaiits caractères, et notam-
ment par l’épaisse toison qui le couvrait.
Un tout jeune Mammouth, dont les restes sont malheu-
reusement fort incomplets, (pioique très instructifs.
Le Bœuf musqué, ruminant, n’habitant plus maintenant
que les régions arctiques.
On peut, relativement à tous ces êtres, aimer à con-
naître l’histoire de leur découverte, la nature du gisement
où ils ont été recueillis, leur structure, leur position dans
le règne animal, leurs mœurs, comment ils ont été enfouis
à l’endroit où on les a trouvés, l’état de notre sol à l’époque
où ils existaient, quels étaient leurs contemporains, etc.
Je vais essayer de répondre cà ces multiples questions,
après avoir fait remarquer que l’énumération ci-dessus des
formes à examiner a été dressée en observant l’(n'dre
chronologique et en allant du type le plus ancien au plus
récent.
1
LE HAINOSAURE.
I. Histoire de la découverte. — Au mois de novembre
1884, un chimiste bien connu, qui est aussi un géologue
distingué dans ses heures de loisir, et avec lequel je suis
heureux d’entretenir d’agréables relations, M. Jean Ortlieb,
5o6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
m’apprenait que ringénicur-réf^isseur des usines de la
Société Solvay et C**’ à Mesvin-Ciply, près Mous, M. Alfred
Lemonnier, dont l’intérêt pour la science et pour le musée de
Bruxelles s’était déjà manifesté en plusieurs circonstances
et particulièrement par le don d’un fragment de fémur du
Gaston) is, avait en sa possession divers ossements qui
m’étaient destinés. J’écrivis sur-lc-cliamp à M. Lemonnier,
pensant (juil s’agissait encore de restes du Gastoniis; mais
je sus bientôt que les pièces en question appartenaient au
Mammouth et au Rhinocéros à narines cloisonnées.
M. I jemonnier, dans sa réponse, ajoutait qu’il venait de
recevoir une vertèbre de Mosasaure et qu’il en attendait
une douzaine d’autres. Je le priai alors de vouloir bien
me communiquer au plus tôt ces fossiles; mais, soit qu’il
ait eu de la peine à obtenir le complément qu’il espérait,
soit qu’il ait été, chose fort naturelle, absorbé par
ses occupations industrielles, il resta quelque temps sans
me donner do ses nouvelles. J’attendais toujours sa
réponse, lorsqu’au mois de janvier i885, un ouvrier du
hameau de la Beuverie, nommé Constant Degossely, offrit
en vente au Musée royal d’histoire naturelle, avec de
nombreuses coquilles, huit vertèbres qui, bien (j[ue diffé-
rentes de celles du vrai IMosasaure de Maestricht, furent
reconnues appartenir à un Mosasaurien gigantescpie. Avec
l'autorisation de M. E. Dupont, directeur du Musée, je
pris alors des informations desquelles il résulta que le
terrain où ces vertèbres avaient été recueillies était le
même que celui qui avait fourni celles de M. Lemonnier,
et qu’il devait encore renfermer une portion considérable
du squelette de l’animal. Après en avoir causé avec M. A.
Rutot, conservateur au Musée, je proposai à M. Dupont
de faire procéder à des fouilles, ce à quoi il consentit
aussitôt.
M. L. Bernard s’empressa d’autoriser, dans ses exploi-
tations de phosphate où l’heureuse trouvaille avait eu lieu,
les fouilles que le Musée désirait exécuter. De plus cet
LE HAINOSÀURE.
5o7
industriel, qui conservait de son côté neuf vertèbres, con-
tinuation de celles dont nous avons parlé plus haut, con-
sentit à s’en dessaisir en faveur d(>s collections de l’Etat.
Enfin, M. Leinonnier, <pii avait fini par ol)tenir seize
vertèbres, se fit un devoir de les envoyer au i\Iusé(\ Bref,
avant de commencer les recherches, on avait réuni trente-
trois vertèbrc'S des répions dorsale, lombaire et caudale,
soit un tronçon de 3"’3o environ.
M. h' Ministre de l’apriculture (d d(>s travaux i)iiblics
ayant permis, sur la (hunande de M. le diia'cteur du
M usée, de faire le nécessaire pour ('xtraire les osseimuits,
les travaux commencèrent au mois de février i885 et
j(' lus délépué pour les diriger. J<' nu' fais un plaisir
de reconnaître ici qu’on rencontra chez M. Bernard
un concours extrêmement séri('ux et désintéressé, et
que tout, personnel et matériel, fut mis à notre dispo-
sition. Cependant, au bout de trois semaines de terras-
sements, nous n’étions pas plus avancés ({ue le premier
jour, et je commençais à regretter mon initiative, lors(pie
enfin on recueillit trois vertèbres, (pii m* tardèrent pas à
être suivies d’autres ossements. Un mois plus tard, après
avoir déblayé cinq à six ctmts mètri's cubes, on avait
découvert et enlevé les régions cervicale et dorsale de la
colonne vertébrale, soit soixanb'-dix vertèbres, ou à peu
près, les côtes, la ceinture scapulaire et des resb's du
bassin, ainsi que des membres antérieurs et postérieurs.
Le crâne apparut en dernier lieu, et avait l)ien les propor-
tions que faisaient prévoir les vertèbres, la mâchoire infé-
rieure ne mesurant pas moins de i'"63.
L’animal était donc exhumé sur une longueur de 9 à
10 mètres. Qu’on me permette de signaler ici les difficul-
tés qui se présentèrent dans l’extraction. Rien n’était de
trouver, le tout était de prendre. Comme on opérait à ciel
ouvert et à une profondeur qui ne dépassait pas cinq
mètres, on s’efforça d’abord de retirer sur place les os do
la gangue; mais on s’aperçut immédiatement qu’â la
5o8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
moindre percussion, la roche et les pièces qu’elle contenait
se découpaient en une foule de petits cubes, constituant
ainsi une sorte de mosaïque et mettant dans le plus grand
danger la conservation du spécimen. Il fallut donc opérer
comme à Bernissart, par blocs. En conséquence, on
commença par amener l’excavation à une profondeur suf-
fisante, et on mit le squelette à nu, par places, pour avoir
une notion exacte de l’espace qu’il occupait. On enleva
ensuite, à droite et à gauche, toute la masse du terrain
jusqu’un peu au-dessous du point le plus bas atteint par
les ossements. La fosse exhibait alors, sur son fond et sur
uu(^ ligne diamétrale, un fort bourrelet contenant notre
Mosasaurien. Ce bourrelet fut divisé en tronçons conve-
nables, afin d’éviter de briser les os en leur milieu; après
quoi, on l’enduisit de plâtre en ménageant des solutions
de continuité. On détacha successivement ces tronçons
d’arrière en avant, et on revêtit également de plâtre leur
dessous et leurs abouts. Ils furent ensuite cerclés de fer-
railles, puis recouverts d’une nouvelle couche épaisse de
plâtre. Avant l’enlèvement, tous les blocs furent dessinés
dans la position où ils se trouvaient, et chacun d’eux reçut,
en nature comme sur le plan, un numéro destiné à per-
mettre un assemblage correct à l’arrivée au musée. Cela
fait, on emballa le tout soigneusement dans une tapissière,
qui fut expédiée à Bruxelles. Pendant le transport de ces
ossements, on poursuivit les fouilles dans l’espoir de
mettre la main sur ce qui manquait de la région caudale,
mais ce fut sans succès. '
Après le déballage, un nouvel embarras nous attendait.
Les blocs ouverts, c’est-à-dire la croûte de plâtre enlevée
d’un côté, il s’agissait de retirer les os de la gangue.
Comme on connaissait leur fragilité, on pensa un instant
se tirer d’affaire en les solidifiant à la gélatine, ainsi qu’on
l’avait fait pour les Iguanodons ; mais, tandis que pour
ceux-ci, les fossiles durcissaient sans que leur argile
devînt plus difficile à travailler (au contraire), pour les
LE HAINOSAURE.
SOQ
ossements de Mesvin-Ciply, les restes du reptile demeu-
rèrent plus tendres que la roche encaissante. Pour réussir,
il fallut (jyaiter le terrain avec les plus grandes précau-
tions, retirer les os et, alors seulement, les barbouiller
d’abord do colle forte pour les y plonger ensuite. On peut
dire sans exagération que, si \ extraction du grand Mosasau-
rien des environs de Mons fut, malgré sa délicatesse réelle,
incomparablement plus commode que celle d’un Iguanodon,
le dégagement des os fut beaucoup plus laborieux pour le
premier que pour le second.
Quoi qu’il en soit, les ossements mis en liberté, il fallut
procéder au montage. Comme toujours en pareille cir-
constance, on établit une charpente provisoire, où l’on
suspendit les pièces à l’aide de ficelles dans la position la
plus voisine possible de celle quelles devaient occuper
définitivement. On confectionna alors les ferrailles desti-
nées à servir de supports permanents, de façon qu’aucun
os ne dût être perforé et que chaque pièce pût toujours
être enlevée pour l’étude sans exiger le déplacement
d’aucune autre. Chaque ossement reçut enfin un numéro
d’inventaire particulier, attestant que tous les restes pro-
venaient bien d’un même individu, puis une marque
spéciale indiquant sa nature, de manière que sa position
pût être retrouvée sans effort, même par une personne
inexpérimentée, dans le cas où il aurait fallu l’éloigner
momentanément de la carcasse principale.
Ainsi préparé, le Mosasaurien de Mesvin-Ciply fut enfin
exposé dans la salle dite d’Anvers au musée de Bruxelles.
II. Le gisement. — Comme nous l’avons dit, notre rep-
tile a été découvert dans une couche de craie brune phos-
phatée à Mesvin-Ciply, village situé près de la ville de
Mons, dans le Hainaut. Ce terrain a surtout été étudié en
Belgique par MM. Cornet (dont nous avons à déplorer la
mort récente), Briart, Rutot et Van den Broeck. Voici,
selon M. Rutot', quelles ont été les épaisseurs des couches
traversées pour atteindre le Mosasaurien qui nous occupe :
5io
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
1. Limon quaternaire 1“,50
2. Sable landénien (éocène inférieur) 1“,25
3. Craie brune phosphatée .... 2“,00
On sait que la craie brune phospliatée de Ciply appar-
tient à la partie supérieure de l’étage sénonien, qui se
range lui-ménie dans le crétacé supérieur, terme le plus
élevé des formations secondaires.
On rencontre fréquemment dans cette craie brune
phosphatée des poches renfermant un produit désigné sous
le nom de - phosphate riche ?*. Ces poches, d’après les
renseignements que me communique M. Rutot, résultent
de l’altération sur place de la roche normale, par suite de
l’infiltration des eaux superficielles qui dissolvent le cal-
caire, altération qui augmente sa teneur en phosphate.
Nous n’aurions pas eu à parler ici de cette particularité si
nous ne lui devions, comme nous l’avons indi(jué plus
haut, la perte d’une notable portion do la queue de notre
Saurien.
111. Structure. — Puisqu'il ne s’agit pas ici d'un
mémoire original, mais uniquement d’un article de
vulgarisation, nous ferons cette description, non point
seulement d’après les ossements préservés, mais en resti-
tuant ce (pli manque à l’aide do ce qu’on sait par les ani-
maux très voisins découverts dans l’ancien et le nouveau
monde.
Le crâne de notre reptile est volumineux ; vu par sa
face supérieure, il présente un contour triangulaire. Il
mesure, ainsi que nous l’avons déjà mentionné, environ
i'“,65. Les mâchoires sont garnies de dents acérées, au
nombre de 4, à implantation acrodonte, c’est-à-dire non
enfoncées dans des alvéoles (comme chez riiomme, qui,
pour cette raison, est dit thécodonte) , mais soudées sur le
liord supérieur de la mâchoire. Les dents sont compri-
mées bilatéralement, à section lenticulaire ; leurs bords,
antérieur et postérieur, sont dentelés. De même que chez
LE HAINOSAURE.
5 1 1
tous les Vertébrés, à rcxccption des Maimnifèr('s et de
l’homine, elles étaient remplacées indéfiniment, au fur ('t
à mesure de l’usure ou après fracture, par d’autres dents
situées dans la gencive et n’attendant que l’occasion de:
sortir. L’extrémité libre de la mandibule, ou mâchoire
inférieure, est placée un peu en arrière de la partie cor-
respondante de la mâchoire supérieure. En d’autres
termes, il y avait une sorte de rostre saillant et la bouche
s’ouvrait un peu en dessous comme chez les re(piins,
quoique d’une manière beaucoup inoijis accentuée. De
plus, les rameaux droit et gauche do la mandibuh'.
n’étaient rattachés (|uc par du fibro-cartilage, permettant
ainsi un écartement latéral dont la co]isé(|uence était un
agrandissement passager de la gueule; cette disposition
est évidemment l)ion ditférente do ce qu’on observe chez
l’homme, où les deux rameaux d(^ la mandibule sont inva-
riablement unis, à tel point qu’on ne pourrait les éloigner
à la symphyse sans l)riser l’os. Comme chez beaucoup
d’autres Vertébrés, la mâchoire inférieure du Saurien de
Mesvin-Ciply ne s’articule sur le crâne que par l’inter-
médiaire d’une pièce mobile appelée os carré. Cette pièce,
intéressante à plusieurs titres, l’est notamment à cause do
ses rapports avec l’oreille. En effet, chez les Reptiles, il
n’y a pas, si on excepte les crocodiles, d’oreille externe :
le pavillon et le conduit auditif externe qui mène jusqu’à
la membrane du tympan n’existent point ; cette dernière
est située à fleur de peau et c’est l’os carré qui la supporte.
Revenons, à présent, à la imichoire supérieure ; elle con-
tribue à limiter les narines externes qui sont subtermi-
nales, c’est-à-dire placées près do l’extrémité du museau.
Outre les dents qui la garnissent et qui, de même que
celles de la mandibule, servaient non à mastiquer, mais à
diviser do grandes proies, il y avait, sur le palais, de
petites dents on crochet, appelées dents ptérygoïdiennes,
non placées en regard d’autres semblables, et destinées à
retenir le menu fretin pour le cas oii il aurait voulu
5i2
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
retourner en arrière, une fois entré clans la gueule du
monstre, et s’échapper par l’orifice buccal. Les orbites
sont de dimensions modérées; un anneau osseux existait
peut-être dans l’œil (anneau sclérotique) comme chez le
Mosasaure de ^laestricht, chez plusieurs tortues et chez
c[uelques oiseaux, mais nous n’en avons pas trouvé de
traces. Il y a, à la fois, une columelle crânienne (sorte de
stylet osseux unissant la voûte du crâne au palais) et une
colmnelle de l’oreille (un des osselets de l’ouïe), de même
cpie chez les lézards proprement dits et les Dinosauriens
ou animaux du groupe de l’Iguanodon. Le crâne s’articule
avec la colonne vcTtébrale à l’aide d’une projection osseuse
hémisphéritiue, placée en arrière et appelée condijle occi-
pital ; ce condyle est simple, c’est-à-dire ininterrompu et
non séparé en deux moitiés comme chez l’homme, par
exemple. Le cerveau, autant qu’on peut en juger par
l’espace destiné â le loger, était proportionnellement très
petit. De plus, la paléontologie comparée nous apprend
que les lobes olfactifs, par rapport aux hémisphères (si
exagérément hypertrophiés chez l’homme), étaient énor-
mément développés. Enfin, il y a, au sommet du crâne,
un petit trou, appelé trou pariétal, qui fait communiquer,
dans le squelette, la cavité cérébrale avec l’extérieur. Ce
trou qu’on se bornait autrefois â citer sans insister, car on
ignorait sa nature si intéressante, est reconnu aujourd’hui
pour une orbite rudimentaire. Sous la peau (comme c’est
le cas pour les deux yeux pairs ordinaires de certaines
taupes du sud de l’Afrique), se trouve un œil impair
atrophié : c’est l’œil pinéal de M. Baldwin Spencer (l’an-
cienne glande pinéale). Certains Vertébrés très anciens,
comme les Poissons placodermes du vieux grès rouge
(dévonien, terme moyen des teiTains primaires) n’avaient
que cet œil énormément développé au sommet de la tête
et pas d’yeux pairs correspondant à nos yeux. Au con-
traire, nombre d’Ainphibiens (animaux du groupe de la
Salamandre et de la Crenouille) fossiles de l’époque carbo-
LE HÂINOSAURE.
5i3
nifère (terme le plus élevé des terrains primaires) avaient,
avec un œil pinéal fonctionnel de dimensions respec-
tables, deux yeux latéraux homologues des nôtres ;
ils avaient donc trois yeux !
Les vertèbres sont toutes procœles, c’est-à-dire con-
caves en avant et convexes en arrière ; et non point
amphicœles, c’est-à-dire biconcaves, comme celles des
poissons ; ni opisthocœles, c’est-à-dire convexes en avant
et concaves en arrière, comme les vertèbres du cou de
l’Iguanodon ; ni en forme de selle, comme celles de la
plupart des oiseaux ; ni biplanes, comme celles de
l’homme. Elles sont au nombre de 98, sans compter
celles qui sont perdues. Les côtes cervicales (car il y avait
de petites côtes dans le cou) ou autres sont toujours
attachées aux vertèbres, d’après la manière appelée
par Huxley erpétospondylique, c’est-à-dire par une tête
unique et non par deux comme chez l’homme. Le cou
renfermait dix vertèbres et était relativement court, pas
plus long que le crâne en tout cas ; ses vertèbres étaient
toutes isolées, c’est-à-dire qu’il était susceptible de flexion.
Elles se distinguent de celles des autres régions par un
petit os placé en dessous et nommé hypapophyse, ou par
une crête ayant la même position et remplaçant ce petit
os. Les vertèbres dorsales ont, par opposition, une face
inférieure franchement arrondie ; elles sont au nombre
de 19. Les vertèbres lomb^iires, s’élevant à 20, manquent
de côtes et ont leurs apophyses transverses placées très
bas. Los vertèbres caudales, représentées par 49 pièces,
se reconnaissent aux os chevrons, curieux organes ypsili-
formes attachés au-dessous des vertèbres sans leur être
soudés. La queue entière était très comprimée bilatérale-
ment et non de haut en bas.
La ceinture scapulaire se compose de quatre os, pairs
deux à deux : les omoplates et les coracoïdes. Les
omoplates sont à peine plus grandes que celles de
l’homme (pour un animal de 16 mètres long !), autrement
XXI 33
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
5 14
dit, elles sont minuscules. Les coracoïdes sont plus
grands ; ils ne correspondent pas à nos clavicules, mais en
ont à peu près la position ; ils se reconnaissent aisément
à leur trou caractéristique destiné au passage des nerfs
supracoracoïdiens .
Le sternion nous manque. Il était sans doute, comme
nous pouvons l’inférer d’après les formes voisines, con-
stitué par une plaque cartilagineuse, dentelée sur ses
bords pour recevoir l’extrémité des côtes sternales.
Le membre antérieur a la forme d’une nageoire plutôt
courte et large que longue et étroite. Il nous montre un
humérus (os du bras) court et fort, suivi d’un radius et
d’un cubitus (os de l’avant-bras) également ramassés, ces
trois pièces ayant une forme rappelant assez bien ce qu’on
voit dans les Cétacés (Baleines, Cachalots, Marsouins).
Le bras ne pouvait point plier sur l’avant-bras comme
dans les Siréniens (lamantin, dugong), pas plus d’ailleurs
que la main sur l’avant-bras, ainsi que le démontre la
forme de l’articulation du coude et du poignet ; tout au
plus y avait-il une certaine élasticité. Le carpe (os du
poignet) était ossifié. La main, pentadactyle, était ter-
minée par des phalanges unguéales n’ayant point la
forme de griffes. Le plus long doigt portait six phalanges,
et cette hvperphalangie semble n’étre qu’une adaptation à
la vie aquatique, d’autant plus qu’on la retrouve chez les
Cétacés, les Plésiosauriens, ks Ichtyosauriens, etc. ; le
plus court, quatre ; d’après Marsh, le pouce en aurait eu
trois, ce qui est tout à fait extraordinaire.
La ceinture pelvienne consiste en six os pairs deux à
deux ; 2 iliums (os de la hanche), 2 ischiums (os pour
s’asseoir, comme disent les Allemands) et 2 pubis (os pro-
tégeant le ventre par devant à la hauteur des cuisses).
Chaque groupe de trois os forme une cavité nommée
acetabulum, pour l’articulation du fémur (os de la cuisse).
L’ilium est étroit et élevé ; le pubis est traversé par un
trou pour la transmission du nerf obturateur, les ischi-
ums se réunissent en symphyse sur la ligne médiane.
LE HAIXOSAURE.
5l5
'Lq's, membres postérieurs sont semblables aux antérieurs,
mais plus grands ; les nageoires paires de derrière étaient
donc plus fortes que celles de devant.
Selon M. Marsh, des animaux extrêmement voisins de
notre Reptile auraient eu la peau protégée par de petites
écailles osseuses, ossifications dermiques comme celles des
Crocodiliens, d’environ deux centimètres de côté. Ces
plaques, lisses sur la face interne, auraient été imbriquées.
Je dois ajouter pourtant que nous n’avons rien rencontré
de semblable avec le squelette du Saurien de Mesviîi-
Ciply.
IV. Position dans le règne animal. Par tous les carac-
tères de son squelette, et notamment par son condyle occi-
pital unique, ses vertèbres, ses dents, etc., c’est un Rep-
tile ; mais quel Reptile l Pour répondre à cette question
une petite digression est nécessaire.
Dans la nature actuelle il y a quatre ordres de Re})tiles:
1° les Chéloniens ou tortues; 2° les Crocodiliens ou croco-
diles ; 3° les Lacertiliens ou lézards ; 4° les Ophidiens
ou serpents. Ils sont tous presque exclusivement terres-
tres, car aucun d’eux n’est pleinement adapté à la vie
aérienne ou pélagique proprement dite.
Par contre, les Mammifères sont beaucoup plus
variés ; ils comprennent : les Primates, ou singes ; les
Prosimiens ou lémuriens, sorte de singes à museau
pointu ; les Chéiroptères ou chauves-souris ; les Insectivo-
res, animaux du groupe de la taupe ; les Rongeurs, ani-
maux du groupe de la souris ; les Carnivores , animaux
du groupe du chien et du chat; les Proboscid iens ou élé-
phants ; les Hyraciens ou damans (les soi-disant lapins de
la Bible) ; les Cétacés {hdloino^, cachalots, marsouins); les
Siréniens (lamantins, dugongs) ; les Ongulés (rhinocé-
ros, hippopotame, cheval, vache, etc.) ; les Edentés, ani-
maux du groupe des paresseux ; les Marsupiaux, animaux
du groupe de la sarigue ; les Monotrèmes, restreints à l’Aus-
tralie et pondant des œufs au lieu de mettre leurs petits
5i6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
vivants au monde. Mais, ’si les Mammifères l’emportent
aujourd’hui pour la diversité sur les Reptiles, il n’en a
pas toujours été ainsi. Cet état de choses ne remonte pas
plus haut que le commencement de la période tertiaire. En
effet, durant les temps secondaires, les Mammifères
n’étaient représentés que par des bêtes minuscules, voi-
sines des Insectivores, quoique plus généralisées, ayant
aussi beaucoup de caractères des Marsupiaux, sans pou-
voir être incorporées dans ce dernier groupe cependant.
Et alors les Reptiles l’emportaient considérablement par
la taille et la multiplicité des familles ; car ils compre-
naient, outre les quatre ordres énumérés plus haut,
d’autres êtres aujourd’hui éteints :
1 . Les Flésiosauriens, types marins, exclusivement
aquatiques, à queue courte, avec deux paires de nageoires,
à la petite tête dentée et au long cou de cygne.
2. Les Ichtyosauriens , types également marins, aussi
exclusivement aquatiques, à queue longue comprimée
bilatéralement, avec deux paires de nageoires, à la tête
volumineuse, dentée ou non, et au cou très court. Ils
étaient vivipares, chose remarquable pour des Reptiles.
3. Les Dicijïiodontes, types terrestres, peut-être fouis-
seurs, dont la bouche, pour toute dentition, ne portait
que deux énormes défenses comme celles du morse.
4. L('S Ptérosau7’iens, types aériens, sortes de grandes
chauves-souris, nues ou couvertes d’écailles, mais en tout
cas ji’ayant pas de poils, à la gueule dentée ou non et pou-
vant atteindre 7“,5o d’envergure.
5. Les Dinosauriens, types terrestres ou amphibies,
bipèdes ou quadrupèdes, herbivores ou carnivores et
extrêmement variés.
6. Les Mosasauriens, types marins, exclusivement
aquatiques, à queue longue comprimée bilatéralement, à
la gueule armée de dents formidables, avec deux paires
de nageoires, des vertèbres procœles (ce qui les distingue
des ichtyosaures), des côtes erpétospondyliques (id.), un
LE HAINOSAURE. 5iy
COU modérément long (id.), un os carré mobile (id.). Ils
étaient ovipares.
Par tous ses caractères, le reptile de Mesvin-Ciply fait
partie du groupe des Mosasaurieus. Ce sous-ordre a donc,
pour nous, un intérêt spécial. Nous commencerons, en
conséquence, par donner quelques détails sur les animaux
qui le composent ; puis nous montrerons comment le Sau-
rien du Hainaut se sépare de toutes les formes connues
avant sa découverte; après quoi nous chercherons à faire
comprendre, par une comparaison prise dans les Mammi-
fères, quelle était sa véritable nature et le rôle qu’il
jouait à l’époque crétacée.
C’est à l’année 1766 qu’il nous faut remonter pour ren-
contrer la première personne qui s’occupa sérieusement
de recueillir des restes de Mosasaurieus, ceux du Mosa-
saure proprement dit, du Mosasaure classique de Maes-
triclit. Nous avons exposé autrefois, dans ce recueil,
l’histoire de cet animal et nous n’y reviendrons pas ici.
Après le Mosasaiü'us, on découvrit un type nouveau du
même groupe en 1841, et sir Richard Owen lui donna le
nom de Leiodon. En 1875, le professeur E. D. Cope, de
Philadelphie, dans son grand ouvrage sur les Vertébrés
crétacés, décrivit trois genres inédits du nouveau monde ;
Platecarpus, Clidastes, Sironectes. Enfin, en 1880, le pro-
fesseur O. C. Marsh, de Nev'-Haven, avait caractérisé
cinq genres distincts des précédents : Baptosaurus, Edes-
tosauriis, Holosauriis, Lestosaurus, Tylosaurus. Ajoutons,
pour terminer, que l’auteur de ces lignes proposa aussi,
en 1882, deux genres totalement différents des précé-
dents ; Pterycollosaurus et Plioplatecarpus .
Voyons, à présent, s’il nous est possible d’identifier le
Reptile de Mesvin-Ciply avec l’une des formes que nous
venons de nommer, ou si ce Reptile constitue une forme
différente.
Le Saurien du Hainaut se sépare :
De Baptosaurus, par ses hypapopliyses qui sont libres.
5i8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
au lion detrc coossifiécs avec les vertèbres cervicales sus-
jacentes.
De Lestosaurus, par ses prémaxillaires (portion de la
mâclioire supérieure) prolongées au delà des dents en une
sorte de rostre.
De TtjJosaurns (B/iinosanrus), par son humérus (os du
bras) large, plat ei plus court que le fémur (os de la
cuisse).
\yEdestosaurns, par ses chevrons (os de la partie infé-
rieure de la queue) qui sont lilires au lieu d’étrc coossifiés
avec les vertèbres sus-jacentes.
De Ho/osaurus, par ses prémaxillaires (portion anté-
rieure de la mâchoire supérieure) prolongés au delà de
leurs dents en une sorte de rostre.
De FterifcoUosaurus, par ses ptérygoïdes (os formant le
fond de la voûte palatine) qui ne sont point soudés sur la
ligne médiane.
De Mosasaurns, par ses chevrons (os de la partie infé-
rieure de la queue) qui sont libres au lieu d’être coossifiés
avec les vertèbres sus-jacentes.
De Platecarpus, par ses prémaxillaires prolongés au
delà de leurs dents en une sorte de rostre.
De Flioplatecarpus, parle défaut de sacrum (vertèbres,
ordinairement soudées, qui font suite à la région lom-
baire).
De Leiodon, par son fémur (os de la cuisse) plus long que
riiumérus (os du bras).
De Sironectes, par une plus grande simplicité dans l’ar-
ticulation de scs vertèbres.
De Clidastes, par ses chevrons (os de la partie inférieure
de la queue) qui sont libres au lieu d’étre coossifiés avec
les vertèbres sus-jacentes.
D’ailleurs, le Reptile de Mesvin-Ciply ne peut être con-
fondu avec aucun Mosasaurien déjà connu, puisque, con-
trairement à ce qu’on voit chez eux, il a les nageoires pos-
térieures plus grandes que les ttageoires antérieures.
LE HAINOSAURE.
519
Notre Saurien constitue donc un genre nouveau. Con-
formément aux instructions reçues de la direction du
Musée, je lui ai donné le nom de Hainosaurus Bernardi.
Le premier de ces mots, signitiant - Saurien de la Haine
a pour but de répondre au terme Mosasaurus, ou Saurien
de la Meuse j’, l’un se rencontrant dans le massif crétacé
du Limbourg, l’autre dans le massif crétacé du Hainaut.
Le second mot rappelle l’industriel de Mesvin-Ciply, dans
l’exploitation duquel le Hainosaure fut découvert.
Je publierai prochainement dans le BnUeiin du Musée
rouai d’histoire naturelle une restauration de ce nouveau
genre.
Il reste à définir d’une manière plus précise la position
du Hainosaure, ou ce qui revient au inênic des Mosasau-
riens, parmi les Reptiles. Eh l)ien! je crois qu’on peut dire
que les Mosasauriens et les Ichtyosauriens, qui en sont
pourtant fort éloignés par leur organisation interne, ont
joué, à l’époque secondaire, le même rôle que les Cétacés aux
époques tertiaire et actuelle, les premiers dans les Reptiles,
les seconds dans les Mammifères. Les Mosasauriens étaient
des sortes de grands dauphins, de gigantesques marsouins,
rentrant dans le groupe des bêtes à écailles au lieu de se
ranger dans les bêtes à poils. S’il en est ainsi, il ne sera
pas sans intérêt d’examiner comment marsouin et Hai-
nosaurc se séparent Fun de l’autre, toute question de
structure fondamentale étant mise de côté; car, au fond,
les deux êtres sont bâtis sur dos plans tout ditférents.
Le marsouin et le Hainosaure concordent par un corps
fusiforme, la présence de nageoires et de dents, ce qui
est on rapport avec leur mode de vie.
Ils SC distinguent en ce que ;
1° Les narines du Hainosaure étaient situées à l’extré-
mité du museau, tandis que celles du marsouin sont placées
au sommet de la tête, formant les évents.
2° Le cou du Hainosaure était modérément long et très
rtexible, tandis que celui du marsouin est très court et
rigide.
520
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
3® Le corps du Hainosaure était recouvert d’écailles
osseuses ou cornées, tandis que celui du marsouin est nu.
4° Le Hainosaure avait 4 nageoires paires, deux en
avant et deux en arrière, tandis que le marsouin n’en a
que deux en avant.
5® La queue du Hainosaure était très comprimée bilaté-
ralement, tandis que celle du marsouin l’est de haut en
bas.
6® Les dents du Hainosaure se remplaçaient indéfini-
ment, tandis que celles du marsouin ne sont jamais rem-
placées.
7® Le marsouin allaite ses petits, ce que ne faisait assu-
rément pas le Hainosaure.
8® Le marsouin met ses petits vivants au monde, au
lieu que le Hainosaure pondait bien certainement des
œufs.
V. Mœurs. Nous avons appelé l’attention plus haut sur
ce fait que la bouche du Hainosaure n’était pas terminale
comme celle de la plupart des Reptiles, mais inférieure
comme celle des requins, quoiqu’à un degré beaucoup
moindre. Se retournait-il, ainsi que le font ces derniers,
pour saisir sa proie l C’est peu probable, car son rostre
était très court. 11 happait donc directement comme tous
les Mosasauriens.
A quelles proies s’adressait-il ? A des animaux de grande
taille ou à de petits animaux? Aux uns et aux autres
probablement, comme semblent l’indiquer les grandes
dents des mâchoires et les petites dents ptérygoïdiennes
situées sur la voûte palatine. Les premières servaient à
diviser les grandes proies qui étaient avalées en morceaux
sans être broyées et mastiquées. Les secondes avaient
pour but de retenir le menu fretin contre toute tentative
d’évasion.
Quoi qu’il en soit, le Hainosaure se nourrissait assuré-
ment de tortues marines, car nous en avons trouvé des
restes dans sa carcasse.
LE HAINOSAURE.
521
L’œil pinéal avait-il quelque utilité dans la vie de l’ani-
mal? C’est peu probable, malgré l’opinion du professeur
Wiedersheim. Il me semble qu’il était, autant qu’on peut
en juger par le trou pariétal, beaucoup trop rudimentaire
poui' cela. Le Hainosaure se contentait donc de regarder
par ses yeux pairs latéraux, et non par l’œil placé au som-
met du crâne.
D’une manière générale, le Hainosaure devait être un
animal pélagique, c’est-à-dire se tenant ordinairement
dans la haute mer.
Comme on n’a, à ma connaissance, jamais trouvé de
restes de fœtus à l’intérieur du corps des Mosasauriens,
il est vraisemblable que ces animaux étaient ovipares et
non vivipares comme leurs contemporains les Ichtyosau-
res. Cela n’a rien d’étonnant, d’ailleurs, puisque l’oviparité
est la règle chez les Reptiles et la viviparité l’exception.
Il est très probable que le Hainosaure, comme les tor-
tues marines, s’approchait périodiquement des côtes à
l’époque de la ponte.
Pondait-il de gros ou de petits œufs? C’est une question
à laquelle il est bien difficile de répondre. Remarquons,
cependant, que chez les Mammifères, les grands animaux
n’ont que peu de jeunes. Si cette règle est applicable aux
Reptiles, le Hainosaure devait avoir peu de petits. Or,
nous savons que, chez les Vertél)rés ovipares (Batraciens
anoures, notamment), quand il y a peu d’œufs, les œufs
sont gros. Il est donc possible (jue le Hainosaure n’ait
pondu que quelques gros œufs. Cela serait assez com-
préhensible, d’ailleurs. En effet, si les œufs étaient petits,
le jeune en sortirait à une taille très éloignée de celle de
l’adulte ; il lui faudrait, par conséquent, fort longtemps
pour arriver à son maximum de croissance, et cette
longue' période de jeunes.se serait d’autant plus pleine de
dangers que les parents auraient pendant ce temps rega-
gné la haute mer, laissant aux petits le soin de se défendre
eux-mêmes.
522
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le mâle du Hainosaiire possédait, comme on peut le
conclure par comparaison, bien certainement des organes
externes pairs destinés à l’accouplement. S’enroulait-il
en spirale durant cet acte autour do sa femelle comme le
font les rerpiins, ou s’unissait-il à elle comme les cétacés ?
Il est probable que c’est ce dernier mode qu’il employait.
Pour décider ce point avec certitude, il faudrait avoir
des spécimens aussi parfaitement conservés que les êtres
qu’on trouve dans les schistes do Solenliofen.
Les Mosasauriens étaient de grands batailleurs. Nous
avons, au musée do Bruxelles, deux animaux, dont un des
côtés de la mâchoire inférieure, brisé durant la vie, s’est
raccommodé avant la mort, qui a peut-être eu lieu long-
temps après. Ces batailles avaient-elles lieu pour atta-
quer une proie, ou pour se défendre, ou encore entre les
mâles pour la possession des femelles ? Il est assez pro-
bable que toutes ces causes contribuaient à multiplier les
rixes.
Mûrie a fait connaître que les Siréniens (lamantin, du-
gong), lorsqu’ils mangent, se servent do leurs nageoires
paires pour maintenir le végétal qu’ils consomment, grâce
à la possibilité do la flexion du bras sur l’avant-bras.
Pareille chose n’était pas possible chez le Hainosaure
carnivore qui n’avait d’autre moyen de préhension que sa
gueule puissante.
Le Hainosaure n’avait qu’un petit cerveau; mais, dans ce
petit cerveau, il y avait des lobes olfactifs extrêmement
développés. On peut en conclure que, si notre Mosasau-
rien n’avait pas beaucoup de cervelle, au moins il avait du
nez !
Comment le Hainosaure nageait-il ? Le véritable organe
do propulsion était la nageoire caudale ; les nageoires
pectorales et ventrales, autrement dit les nageoires
paires, ne lui servaient que pour se tenir en équilibre
dans l’eau, et pour tourner à droite ou à gauche. Voici,
du moins, quelques expériences, exécutées sur les Poissons,
LE HAINOSAURE. 523
qui soinblent démontrer cette interprétation d’une manière
péremptoire :
Si on coupe les nageoires paires antérieures d’un pois-
son, il enfonce la tête dans l’eau et redresse la (pieue.
Si on coupe les nageoires paires postérieures, il relève
la tête et enfonce la queue.
Si on coupe une nageoire pectorale et une nageoire
ventrale du même côté, il se couche sur le flanc de ce
côté.
Si on coupe les nageoires verticales, il ne peut plus
progresser en ligne droite, mais décrit des sinuosités.
Si on coupe toutes les nageoires paires, il se retourne
en l’air.
Les nageoires autres que la caudale sont donc bien des
organes de direction ou d’équilibre et non de propulsion.
^"I. Enfouissement. L’animal étant mort en haute mer,
par exemple, commence par se retourner le ventre en
l’air, puisqu’il ne peut plus se maintenir en équilibre à
l’aide de ses nageoires paires. Puis, il est poussé vers le
rivage par les courants et ne tarde pas à échouer, comme
les baleines de nos jours. Alors de deux choses l’une ; ou
il est enfoui immédiatement par les sédiments que les
eaux déposent en cet endroit, ou il est peu à peu désa-
grégé par la putréfaction et l’action des marées. Dans le
premier cas, nous retrouvons un squelette entier ; dans
le second, on no recueille plus que des os disjoints. Il ne
me semble pas douteux que, vu l’état do conservation de
notre Hainosaure, cet animal a dû être enfoui assez
rapidement et non ballotté longtemps par les vagues.
Cette conclusion, d’ailleurs, n’est pas en opposition avec
la nature des eaux qui l’ont charrié là où nous l’avons
rencontré.
VIL Etat du sol. Selon les renseignements que me com-
munique M. Rutot, la configuration du sol belge était,
vers l’époque où vivait le Hainosaure, assez differente de
ce que nous constatons aujourd’hui. En effet, la mer
524 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
entrait en Belgique de deux côtés à la fois ; au nord-est,
elle s’avançait jusqu’à Bruxelles, dépassant Malines et
Anvers, débordant un peu au delà de Louvain, de Saint-
Trond, de Waremme et de Liège; au sud, il y avait un
petit golfe atteignant Mons. Se formait-il dans ce golfe des
sédiments abondants'? C’est ce que l’enfouissement proba-
blement rapide de notre Hainosaure autoriserait à sup-
poser.
VIII. Contemporams. Quels étaient les contemporains
du Hainosaure ? Pour les connaître nous avons trois
moyens : les matériaux recueillis avec le squelette ; les
êtres reconnus dans des dépôts synchroniques, mais en
d’autres localités assez voisines ; une partie des êtres qui
vécurent avant son époque et qui survécurent à son
extinction.
Excluons d’abord le menu fretin dont l’énumération
comprendrait des pages entières ; nous aurons encore à
citer les Plésiosaures au cou de cygne, les Ichtyosaures
édentés (vraisemblablement), les Dinosauriens (ces pachy-
dermes des Reptiles), les Ptérosauriens (chauves-souris à
écailles ou nues), édentés dont la tête ne mesurait pas
moins de i'", lo de long, les Odontornithes ou oiseaux
dentés, les Crocodiliens, peu différents de ceux de nos
jours, les Chéloniens ou tortues, peut-être de petits
Mammifères insectivores, etc.
IX. Dimensions. Quelques dimensions, pour finir, ne
seront pas sans intérêt.
Longueur totale présumée du Hainosaure, i6™,oo
— Longueur du crâne, i"\55 — Largeur du crâne en
arrière, o'",5o — Largeur du museau, o"',o5 — Lon-
gueur des narines, o'",43 — Longueur de la mâchoire
inférieure (qui fait saillie fortement en arrière du crâne),
i“,63 — Longueur d’une vertèbre, de o"\o7 à o'",i3.
LE HAINOSAURE.
525
II
LE CHAMPSOSAURE.
Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié le Champso-
saure, ce curieux Reptile à propos duquel je dus, à mon
grand regret, soutenir ici même une polémique contre
M. V. Lemoine, de l’école de médecine de Reims. Je me
garderai bien de renouveler dans ce chapitre des discus-
sions techniques, intéressantes sans doute pour les spécia-
listes, mais peu attrayantes pour les autres; j’y suivrai
donc la même marche que dans le précédent.
I. Historique. Le 26 décembre 1876, l’éminent natu-
raliste américain, M. le professeur E. D. Cope, publiait,
dans les Proceedings de l’Académie des sciences naturelles
de Philadelphie, un mémoire où il décrivait, entre autres
choses, un Reptile nouveau, pour lequel il proposait le
nom de C/ianipsosaurus, afin de rappeler sa ressemblance
superficielle avec un Crocodilien. Les restes de ce Saurien
se composaient surtout de vertèbres et de côtes, à l’aide
desquelles M. Cope arrivait à distinguer quatre espèces.
Il insistait sur les rapports et différences du Champso-
saure et de Hatteria, le curieux lézard actuel néo-zélan-
dais, et suggérait qu’il conviendrait de fonder pour le
premier le sous-ordre les Choristodera dans l’ordre des
Rhynchocephalia, institué pour recevoir presque unique-
ment le Hatteria.
L’année suivante (1877), au mois de février, Paul Ger-
vais écrivit à son tour sur le Champsosaure, d’après des
matériaux <à lui confiés par M. le professeur V. Lemoine,
mais il le considéra comme un type inédit et l’appela
Simœdosaurus. Il lui parut que les plus proches parents
de son Simœdosaure étaient les Simosauriens, ces curieux
Plésiosaures triasiques, c’est-à-dire du commencement des
temps secondaires, au museau camus, comparé à celui de
leurs contemporains.
520
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Cependant, on no connaissait toujours que des vertè-
bres, quand M. Lemoine annonça (1880), lors de la réu-
nion de l’Association française pour l’avancement des
sciences à Montpellier, qu’il possédait un spécimen presque
entier. 11 ajouta que l’os carré, cette pièce intermédiaire
par laquelle la mâchoire inférieure s’articule sur le crâne
chez beaucoup deâ'ertébrés, s’y montrait mobile, que l’in-
sertion des dents était pleurodonte, c’est-à-dire qu’au lieu
d’étre placées dans des alvéoles ou d’être soudées sur le
bord des mâchoires, elles étaient appliquées latéralement
contre celles-ci, étant ainsi retenues entre ces dernières
d’une part et les parties molles internes de l’autre, et que
h‘S membres, intermédiaires entre ceux des Crocodiliens
et des Lacertiliens, indiquaient un animal aquatique.
Entin M. Lemoine pensait qu’il y avait lieu de classer le
Simœdosaure de Paul' Gervais dans le voisinage des
Geckos, singuliers lézards capables de se maintenir sur une
surface verticale, grâce à leurs pattes adhérentes, et (|ui
vivent de nos jours.
En i883, M. E. D. Cope, qui avait examiné la collec-
tion de M. Lemoine en 1878, identifia son Champsosaure
avec le Simœdosaure. Cette identification, qui, malgré
l’opinion contraire du savant professeur de Reims, me
paraît encore aujourd’hui pleinement justifiée, avait pour
résultat de faire disparaître le terme Simœdosaure du
vocabulaire scientifique.
D’un autre côté, queh[UO temps auparavant, le Musée
royal d’histoire naturelle avait acquis un squelette assez
complet de Reptile provenant des sablières d’Erquelinnes.
Ce squelette était malheureusement réduit en menus frag-
ments, et ce ne fut pas sans peine qu’on arriva à le recon-
stituer. Les morceaux étaient noyés dans du sable
humide. 11 hillut d’abord les étaler sur des plateaux et
laisser le tout sécher lentement. On put alors séparer
les ossements du sable et les solidifier en les plongeant
dans une colle forte très liquide. La surface fut ensuite
LE HAINOSAURE.
527
lavée à l’éponge pour enlever l’excès de gélatine cpü con-
stitue un très vilain vernis, sans compter que par la des-
siccation il se produit des fendillements qui ne sont pas
sans danger pour la conservation des pièces. Ces opéra-
tions terminées, on passa au classement des débris, après
quoi on commença à les rapprocher pour les recoller. Le
travail fut mené si méthodiquement que, comme on peut
le constater avec le spécimen actuellement exposé dans
les galeries du Musée, il n’y eut pas d’erreurs commises
dans la restauration, bien qu’il y eût i5oo pièces à ratta-
cher les unes aux autres. Chargé de la surveillance de la
reconstitution, j’étudiai ces pièces et elles me parurent
appartenir au Champsosaure de M. Cope, ou, ce (pii
revient au même, au Simœdosaurc de Paul Cervais.
Envoyé, un peu plus tard, à Reims par la direction du
Musée pour y comparer nos ^'ertébrés éocènes avec ceux
recueillis par M. Lemoine, je ne tardai pas à me convain-
cre de l’exactitude de mon interprétation.
On connaît donc actuellement le Champsosaure en trois
points différents du globe: en Américpie et, en Europe, à
Reims et à Erquelinnes.
IL Gisement. Au sud de la Belgique, le long de la
frontière française, au nord-ouest d’Erquelinnes, de
grandes sablières ont été ouvertes sur les territoires belge
et français, pour l’exploitation du sable nécessaire aux
scieries de marbres établies près de là à Jeumont.
Sauf de petits détails, les coupes que l’on peut relever
dans ces sahlières sont identiques et se réduisent, selon
M. Rutot, à la série suivante prise de haut en bas :
1. Limon hesbayen 0à4 mètres.
2. Sables jaunâtres ou verdâtres stratifiés horizontalement,
devenant de plus en plus argileux à mesure qu’on s’élève. 4 mètres.
3. Masse sableuse, à grains grossiers, à stratification oblique
et entrecroisée indiquant à l’évidence une origine
fluviale, renfermant à sa partie supérieure de grandes
masses lenticulaires de marne blanche ou grise, avec
nombreuses empreintes de végétaux (roseaux, feuilles
d’arbres dicotylédonés), et terminée à sa base par un
épais gravier de silex et autres éléments roulés.
8 mètres.
528
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
4. Sable brunâtre, argileux vers le haut, meuble vers le bas
et terminé à sa base par une ligne de gravier horizontale,
renfermant une grande quantité de dents de squales et
de restes de tortues 1 mètre.
5. Sable jaunâtre, meuble, demi-gros, régulièrement stratifié,
avec traces de tubes d’Annélides et renfermant parfois,
dans ses parties les moins altérées, une huître (Ostrea
bellovacina) et des dents de requins 5 mètres.
6. Craie blanche (épaisseur indéterminée).
Los ossements du Champsosaure ont été rencontrés
dans la couche 4, c’est-à-dire à une profondeur d’une
quinzaine de mètres au-dessous de la surface du sol. A
quel âge géologique appartient-il ? Pour répondre à cette
question, dressons un petit tableau des formations ter-
tiaires en Belgique ; c’est le seul moyen d’apprécier l’anti-
quité relative du Reptile qui nous occupe. Voici donc ce
tableau.
Pliocène '
1 supérieur —
1 inférieur --
Scaldisien.
Diestien.
Miocène —
- Boldérien —
Anversien.
1
Oligocène <
1 moyen —
Rupélien
\ supérieur.
1 inférieur.
1 inférieur —
Tongrien
) supérieur.
1 inférieur.
Eocène '
1
' supérieur |
1 moyen ^
Asschien.
Weramélien.
Laekénien.
Bruxellien.
Panisélien
Yprésien.
Landénien
Heersien.
1 supérieur.
' inférieur.
( supérieur.
' inférieur.
Montien.
Le Champsosaure a été recueilli dans les dépôts appar-
tenant au landénien inférieur, c’est-à-dire à la partie infé-
rieure du terme inférieur des formations tertiaires. Il est
donc incomparablement plus récent que le Hainosaure,
puisque ce dernier a été trouvé dans le crétacé, c’est-à-dire
dans le terme supérieur des terrains secondaires. Toute-
fois, ils ont ceci de commun, qu’un seul individu entier
LE HAINOSAURE.
529
de Champsosaure et un seul individu entier de Hainosaure
ont été rencontrés jusqu’à présent, tous les restes coiuius
en dehors de ces deux individus consistant simplement en
ossements isolés.
Il ne sera pas inutile de rappeler, pour nos lecteurs
français, que le landénien inférieur correspond exacte-
ment à la partie supérieure des sables de Bracheux, c’est-
à-dire aux sables de Cliâlon-sur-Vesde.
Le Champsosaure est aujourd’hui visible dans la Salle
d’Anvers, du musée de Bruxelles.
III. Structure. — Le crâne du Champsosaure est grêle
et très allongé, rappelant celui du Gavial, crocodile à long
museau du Gange, dont il diffère d’ailleurs profondénuMit
dans les détails. Il mesure environ un mètre. L('s
mâchoires sont armées de dents coniques, brillantes, à
plis d’émail vers la base. La dentition est acrodonte,
c’esb-à-dire que les dents sont, non implantées dans des
alvéoles, mais soudées sur le bord supérieur ou inférieur
des os qui les portent. La mâchoire inférieure, ou mandi-
bule, est à longue symphyse, autrement dit ses deux
rameaux s’unissent au menton sur une ^grande partie de
leur longueur. En dehors des dents maxillaires, il existe
encore sur le palais entier (vomer, palatins, ptérigoïdiens)
des milliers de petites dents, sur la signification des-
quelles nous reviendrons plus loin. Comme chez le Haino-
saure, les dents du Champsosaure étaient remplacées
indéfiniment lorsqu’elles disparaissaient par usure ou par
toute autre cause. Les orbites sont de dimensions modé-
rées, et il ne semble pas y avoir eu d’anneau osseux dans
l’œil (anneau sclérotique), comme chez le Mosasaurc de
Maestricht. Le crâne, de même que dans le Saurien de
Mesvin-Ciply, s’articule avec la colonne vertébrale à l’aide
d’une projection osseuse hémisphérique placée en arrière
et appelée condyle occipital ; ce condyle est simple. Y
avait-il un trou pariétal t Les éléments que nous possé-
dons ne nous permettent pas de l’affirmer avec certitude,
XXI 3i
53o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
mais cela nous semble éminemment probable pour des
raisons que nous développerons dans un instant.
Les vertèbres sont toutes biplanes, c’est-à-dire que, sous
ce rapport, elles rappellent celles de riiommc lui-même.
Si on excepte l’atlas et l’axis (i'‘® et 2® vertèbres à partir
de la tête), qui possèdent une structure toute spéciale, les
vertèbres cervicales sont caractérisées par une forte
carène (hypapopliysienne) au-dessous ; elles sont au nom-
lire de 9 en tout, y compris l’atlas et l’axis. Les vertèbres
dorso-lombaires (on en compte seize) se font remarquer
par une face inférieure arrondie. Los vertèbres sacrées,
au nombre de deux, sont massives et possèdent de larges
facettes latérales pour les pièces (paradiacostoïdes) sup-
portant le bassin. Les vertèbres caudales dont nous ne
possédons que dix-huit, car le reste de la queue manque,
soutiennent inférieurement les os ypsiliformes (chevrons)
et, exhibent en conséquence deux facettes articulaires au-
dessous.
Les côtes existent dans le cou et dans le tronc. Pour la
région cervicale, elles sont ornithospondyliques, c’est-à-
dire à double tête ; pour la région dorso-lombaire, elles
sont erpétospondyliques, c’est-à-dire à tête unique.
La ceinture scapulaire est, à première vue, beaucoup
plus compliquée que celle de l’homme, par exemple. Elle
consiste en sept os ; deux omoplates, deux coracoïdes,
deux clavicules et une interclavicule en forme de T. On
retrouve, néanmoins, toutes ces pièces chez nous, en
regardant avec attention. Les coracoïdes forment un
appendice bien connu de l’omoplate (apophyse coracoïde).
D’autre part, suivant moi, le ligament en T do l’anatomie
humaine est identique à l’intcrclavicule.
L(^ sternum manque ; il était, sans doute, comme nous
pouvons l’inférer par comparaison, constitué par une
plaque impaire cartilagineuse, dentelée sur ses bords
latéraux pour recevoir l’extrémité des côtes sternales.
Le membre antérieur n'est pas' une nageoire comme
LE HAINOSAURE.
53l
pour le Hainosaure, mais il a assez bien l’allure d’une
patte de devant de Crocodile. Il se compose d’un humérus,
d’un cubitus et d’un radius, du carpe et de la main, vrai-
semblablement pentadactyle, Los phalanges unguéales,
notamment, concordent très bien avec celles des Crocodi-
liens.
La ceinture pelvienne (bassin) consiste en trois os
pairs : 2 iliums, 2 ischiums et 2 pubis.
Le membre postérieur se compose du fémur, du tibia et
du péroné, du tarse et du pied. Toutes ces parties diffè-
rent peu, dans leur ensemble, des pièces correspondantes
des Crocodiles. Cependant le pied, qui est tétradactyle
chez ces derniers, était très probablement pentadactyle
chez le Champsosaure.
IV. Position dans le règne animal. — Par tous les
caractères de son squelette et notamment par son condyle
occipital unique, le Champsosaure rentre dans les Sau-
ropsides d’Huxley (Oiseaux + Reptiles) ; d’autre part, la
nature de ses vertèbres, le mode d’articulation de ses
côtes, etc. l’éloignent des oiseaux : c’est donc un Reptile.
Dans quel ordre de Reptiles vient-il se placer ?
Lorsque j’ai traité du Hainosaure, je n’ai indiqué que
quatre groupes de Reptiles actuels, en vue de simplifier,
puisque cela ne nuisait en rien au but que je poursuivais.
En réalité, il y en a cinq. J’ai rangé avec les Lacertiliens
un animal qui leur est extérieurement très semblable,
mais que les particularités de son organisation ont fait
attribuer à un ordre particulier : les Rhynchocéphaliens.
Je veux parler du singulier lézard néo-zélandais Hatteria
(Splienodon, Rhynchocephalus) .
Les Rhynchocéphaliens sont caractérisés par des ver-
tèbres biconcaves. Leurs côtes possèdent, en leur milieu,
des apophyses récurrentes comme celles des Oiseaux et des
Crocodiles. Il y a un système très curieux de côtes abdo-
minales. L’arcade temporale inférieure est ossifiée, ce qui
manque à tous les lézards aujourd’hui vivants. L’os
532
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
carré est fixé. Les prémaxillaires, extrémité antérieure
(le la mâchoire supérieure, sont complètement soudés aux
dents (qu’ils supportent et simulent une sorte de bec d’oi-
seau de proie. Il y a des dents sur la mâchoire supérieure
et sur la voûte palatine, et les dents de la mâchoire infé-
rieure viennent mordre entre ces deux rangées parallèles,
lorsque la bouche est fermée.
Les Rhynchocéphaliens ne comprennent, dans la nature
actuelle, que le seul genre Ilatteria. MM. Huxley et
Lydekker pensent qu’il faut y joindre les types triasiques
Rhynehosaurus et Hyperodapedon .
J’avais pensé d’abord que Champsosaurus méritait de
constituer un type à part comme les Ichtyosauriens, les
Mosasauriens, les Plésiosauriens, etc., et j’avais proposé
d’appeler le nouveau groupe Simœdosaîiriens. Cependant,
pour des motifs que je développerai dans ma Deuxième
note sur le Simœdosaurien d’ Erqiielmnes, je ne suis pas
éloigné de penser que MM. Cope, Lydekker et Baur ont
raison lorsqu’ils placent le Champsosaurus dans le même
ordre que Hatteria. J’avais, il est vrai, déjà signalé
les relations du lézard néo-zélandais avec l’animal d’Er-
quelinnes, mais je ne les avais pas soupçonnés si intimes
au début de mes études.
Hatteria et CIia?npsosaurus sont donc deux types par-
faitement définis des Rhynchocéphaliens. Le premier en
est la forme terrestre ; il correspond aux caïmans dans les
Crocodiliens. Le second en est la forme aquatique, il cor-
respond au Gavial dans le même ordre de Reptiles.
J’ai cité bien des fois le nom de Hatteria dans les lignes
qui précèdent. Quelques détails sur ce type bizarre ne
seront peut-être pas déplacés ici.
Le capitaine Cook paraît l’avoir connu d’abord. Dans
son troisième voyage en Nouvelle-Zélande, ce célèbre
navigateur pénétra dans la baie de Plenty ; ce fut même
là que les insulaires lui tuèrent la moitié de son équipage ;
et il fait mention d’un animal extraordinaire, d’une sorte
de lézard, qu’il y aperçut.
LE HAINOSAURE.
533
Le voyageur Dieffenbacli semble avoir été le premier,
en 1843, à s’en procurer un exemplaire. Il dit avoir été
informé de l’existence d’un grand lézard, que les naturels
appelaient Tuatara et dont ils avaient grand’ peur. Mais
il eut beau le rechercher dans tous les endroits où,
à ce qu’on disait, on pouvait le trouver; il eut beau otfrir
de fortes récompenses pour chaque exemplaire, ce ne fut
que peu de jours avant son départ pour la Nouvelle-
Zélande qu’il put s’en procurer un, capturé sur un petit
îlot rocheux appelé Kerewa, dans la baie de Plenty. De
tous les faits qu’il a pu recueillir sur Hatteria, il résulte
que ce Reptile était autrefois très commun dans l’île de la
Baie de Plenty, qu’il vivait dans les crevasses des rochers
qui bordent le rivage, et que les naturels le tuaient pour
s’en nourrir. Ce dernier fait l’a maintenant rendu très
rare ; aussi beaucoup des plus vieux habitants de File ne
l’avaient-ils jamais vu.
Le professeur H. -A. Ward éprouva aussi, durant son
séjour à la Nouvelle-Zélande, de grandes difficultés à se
procurer des spécimens de Hatteria. Il leur ht la chasse
et finit pom’tant par en rencontrer, cachés dans les anfrac-
tuosités des rochers, dans des cavités naturelles, quel-
quefois même dans une sorte de terrier comme un trou de
rat. On pouvait alors s’en emparer soit avec la main, soit
avec un bout de ficelle. Le peu de vivacité de l’animal per-
mettait ce dernier genre de capture ; rarement il essayait
de s’échapper, et jamais il ne fit mine de mordi'e. Seule-
ment, si on le prenait par la queue, il la faisait presque
toujours tomber en se débattant, la laissait dans la main
de l’agresseur et se cachait sous les rochers. M. Ward en
prit quinze mesurant de 18 à 3o centimètres.
Hatteria est un lézard massif dont la queue comprimée
est surmontée d’une crête qui rappelle celle de l’alligator.
La couleur générale du corps est d’un vert foncé, blan-
châtre en dessous et abondamment parsemé de points
jaunâtres. Dans quelques spécimens, la queue, tout en
534 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
étant de la même longueur et d’une forme ressemblant
généralement à celle des autres, a une apparence parti-
culière. Les écailles n’y ont pas, comme d’ordinaire, la
disposition de bandes régulières et croisées. De plus, ces
queues ne présentent pas de vertèbres, mais, à leur place,
un axe calcifié, aplati et sans articulations. Comme le
Gecko, Hatteria est un de ces Reptiles chez lesquels la
queue peut, quand elle a été perdue accidentellement, se
reproduire. Nous l’avons indiqué plus haut.
Hatteria n’a pas d’organes de copulation.il va s’éteignant
avec rapidité. Le professeur J. von Haast en a apporté
récemment un certain nombre de vivants en Europe ; ils
doivent être au jardin zoologique de Londres.
V. Mœurs. Le Cliampsosaure était un animal amphibie,
fréquentant les eaux douces, de mœurs très analogues à
celles du Gavial. Il était, sans doute ichtyophage; ses
dents palatines sont admirablement disposées pour
retenir le poisson.
Dans l’eau, le Champsosaure nageait surtout avec sa
queue, et se dirigeait avec ses membres, qui n’étaient
pourtant pas des nageoires. A terre, c’était un quadru-
pède bas sur ses pattes.
Il était bien certainement ovipare.
VI. Enfouissement. Suivant M. Rutot, il y avait à
Erquelinnes, à l’époque landénienne, le delta d’un fleuve.
D’autre part, les ossements du Champsosaure sont parfai-
tement conservés et aussi beaux que ceux d’un animal
actuel qu’on viendrait de préparer, sans compter qu’on
les a trouvés dans leurs connexions anatomiques. Donc,
comme le Hainosaure, le Champsosaure a dû être enfoui
rapidement après sa mort, sinon on retrouverait les osse-
ments disjoints et même roulés.
Notre spécimen aura trouvé la mort en descendant le
fleuve, et aura été transporté par le courant jusque dans
la mer. Là il s’est bientôt recouvert d’une couche de
sable, dans laquelle s’est poursuivie la fossilisation.
LE HAIN(3SAURE.
535
VII. Etat du sol. Selon M. Rutot, à l’époque laiulé-
nienne inférieure, la mer, qui couvrait toute la région
occidentale et centrale de la Belgique, s’avançait vers
l’est, au delà de Bruxelles, presque jusqu’à Tliiiin,
Charleroi, Waremme et Tongres. Plus de la moitié du
territoire actuel était, par conséquent, sous l’eau.
VIII. Contemporains. Le Champsosaure avait, avant
tout, comme contemporains, deux autres Sauropsides ; 1('
Gastornis, oiseau gigantesque dont nous parlerons
bientôt, et le Fachijrhynque, singulière tortue marine sur
laquelle nous aurons aussi à revenir.
Selon M. Lemoine, il faudrait y joindre parmi les
Mammifères : Arctocyon, llyænodictis, Lophiodochœrus,
Pleuraspidotherium, Plesiadapis, Adapisorex, Neopla-
giaulax ] parmi les Oiseaux ; Pemiornis, Eupterornis ;
parmi les Reptiles ; des Caïmans, des Trionyx, des
Lézards; et parmi les Poissons ; des Sparoïdes, des
Amiadés, des Requins et des Raies.
IX. Dimensions. Le Champsosaure du musée de
Bruxelles mesure environ 2"‘5o ; il y en avait de plus
grands. J’en publierai sous peu une restauration.
III
LE GASTORNIS.
I. Historique. Dans la séance du 12 mars i855.
Constant Prévost annonça à l’Académie des sciences de
Paris que M. Gaston Planté, alors préparateur au
Conservatoire des arts et métiers, aujourd’hui électricien
célèbre et l’un des plus anciens membres de la Société
scientihque de Bruxelles, venait de trouver au Bas-Meu-
don, dans le conglomérat inférieur à l’argile plastique, un
tibia provenant d’un oiseau gigantesque, que M. Hébert,
aujourd’hui professeur à la Sorbonne, proposait d’appe-
536
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
1er Gastornis parisiensis, pour indiquer à la fois le nom de
Fauteur de la découverte (oiseau de Gaston) et la localité
où elle avait été faite. M. Hébert et M. E. Lartet, qui
avaient étudié cet os au point de vue anatomique, présen-
tèrent dans la même séance leurs observations sur la
place qu’ils pensaient que cet oiseau devait occuper dans
les cadres zoologiques.
Quelques mois après, M. Hébert découvrit le fémur
du même animal, à Meudon, dans la même couche, à
trois mètres seulement de distance horizontale du point
où avait été trouvé le tibia.
Depuis cette époque, le nombre des ossements du
Gastornis s’est augmenté, mais fort lentement. Ainsi,
aujourd’hui, la collection paléontologique de l’Ecole
normale supérieure de Paris possède le tibia recueilli par
M. Gaston Planté à Meudon, un autre tibia plus incomplet
et le fémur dont j’ai parlé plus haut.
M. Hébert a encore recueilli à Passy, lors des fouilles
qu’on a exécutées pour la pose d’un gazomètre, divers
fragments : un péroné presque complet, un fragment du
même os, deux trochlées digitales médianes du métatarse
et un fragment d’une trochlée latérale.
Enfin, le Muséum d’histoire naturelle de Paris possède
une trochlée digitale latérale du métatarse, qui semble
provenir d’un oiseau de la môme espèce et qui a été
recueillie à Passy par M. Verry.
Heureusement pour la science, les découvertes d’osse-
ments de ce remarquable oiseau ne se bornèrent point là.
Grâce aux patientes recherches de M. Victor Lemoine,
il est aujourd’hui possible de se faire une idée d’ensemble
du Gastornis. Le savant naturaliste français a, en
efiet, réuni des pièces du crâne, de la colonne verté-
brale, des côtes, du sternum^ de la ceinture scapulaire,
du membre antérieur (ailes), de la ceinture pelvienne
(bassin, os de la hanche) et du membre postérieur (pattes).
D’autre part, M. Alfred Lemonnier, ingénieur-régisseur
LE HAINOSAURE.
537
des usines à phosphates de la société Solvay et C‘® à
Mesviii-Ciply, a trouvé, dans cette localité, l’extrémité
inférieure d’un fémur. Cette pièce importante me fut
communiquée par M. Houzeau de Lehaie, membre de la
chambre des Représentants, qui eut, en même temps, la
bonté de m’indiquer exactement la position du gisement et
l’âge du dépôt qui le renfermait. Je l’ai décrite dans le
Bulletin du Musée royal d'histoire natin’elle, et elle figure
actuellement dans la Salle d’Anvers.
Ajoutons que l’Angleterre possède aussi actuellement
son Gastoj'nis.Ku commencement de i883, M. H.Klaassen
a obtenu, de couches éocènes près de Croydon, des restes du
tibia et du féinur de cet oiseau. Les pièces, décrites par
le savant paléontologiste anglais, M. E. T. Newton, sont
actuellement déposées dans le musée du service géologique
du Royaume-Uni (Jerniyn Street, à Londres), et nous en
avons des fac-similé dans la Salle d’ Anvers.
IL Gisement. — Le Gastornis n’a été rencontré jusqu’à
présent que dans les couches appartenant aux formations
éocènes inférieures.
Le spécimen de Mesvin-Cii)ly provient du landénien
inférieur, c’est-à-dire qu’il est du môme âge, mais d’une
localité differente, (pie le Champsosaure, et de la môme
localité, mais d’un âge différent (plus récent), que le
Hainosaure.
III et IV. Structure et position dans le règne animal. Il
serait fastidieux de décrire ici les divers ossements du
Gastornis ; une étude comparative sera plus intéressante
car on se représente facilement, au moins dans ses grands
traits, ce que pouvait être mi oiseau d’une taille non infé-
rieure à celle de. l’autruche, mais plus massif, et qui égala
dans ses proqmiions quelques-unes des formes les plus
pesantes des Moas de la Nouvelle-Zélande. Voici donc les
opinions successives qui furent émises sur la position
qu’il doit occuper parmi les Oiseaux.
M. Hébert, après avoir comparé l’os principal de la
538
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
jambe du Gastornis à celui de divers types d’oiseaux actuel-
lement existant, ajoutait que, quand on place son tibia
près d’un tibia de Cygne, d’Oie ou de Canard, on est
frappé des ressemblances nombreuses que l’on y trouve.
La forme générale est la même, surtout pour la tête infé-
rieure. Cependant, il y avait aussi des dilférences d’une
grande signitication qui montraient bien qu’on avait affaire
à un type nouveau.
M. E. Lartet, tout en signalant les analogies qui exis-
tent entre le tibia du Gastornis et celui des Palmipèdes de
la famille des Anatidés, reconnut divers points le rap-
prochant des Plchassiers.
Valenciennes le plaça près de l’Albatros.
Sir R. Owen crut qu’il devait être rangé dans les
Échassiers et plus particulièrement avec les Rallides.
M. Lemoine conclut que le Gastornis était un type
spécial d’Oiseau, totalement différent des animaux de cette
classe, vivants ou fossiles, mais qu’il présentait certaines
ressemblances avec divers groupes d’ailleurs largement
séparés.
Les matériaux dont j’ai disposé ne m’ont point permis
de me faire une opinion personnelle à cet égard.
Pour M. E. T. Newton, le type actuel qui s’approche
le plus du Gastornis est une oie singulière de l’Australie,
appelée Cereopsis Novæ HoIIandiæ.
V. Mœurs. — Le petit volume des ailes et la taille
sont suffisants pour montrer que le Gastornis ne pouvait
point voler.
Selon M. Lartet, c’aurait été un animal essentiellement
nageur, retenant quelques-unes des habitudes propres
aux Échassiers qui vivent sur le bord des eaux peu pro-
fondes.
VI. Enfouissement. — L’os de Gastornis du musée de
Bruxelles était isolé ; le squelette auquel il appartenait
aura donc subi la putréfaction avant l’enfouissement.
Cependant la pièce n’est pas roulée ; elle a donc dû être
LE HAINOSAURE. 5 3g
ensevelie peu de temps après s’être détachée de la carcasse
principale.
VIL Etat du sol et contemporains. — L’état du sol et la
faune contemporaine du Gastornis étaient les mêmes que
pour le Champsosaure, puisque ces animaux vécurent
simultanément.
L. Dollo.
(La fin prochainement.)
ENTOMOLOGIE COMPARÉE
LES INSTINCTS DES HYMÉNOPTÈRES
L’étude de l’entomologie comparée emprunte aux récen-
tes discussions qui se sont produites dans la presse scien-
tifique sur la genèse et la nature des instincts de certains
hyménoptères un véritable intérêt d’actualité, non seule-
ment pour les naturalistes, mais aussi pour les amateurs
de science spéculative.
La question de l’origine des instincts, souvent si mer-
veilleux, que l’on observe chez certains insectes au cerveau
rudimentaire, passionne même beaucoup plus à l’heure
qu’il est les philosophes que les spécialistes formés à
l’école des sciences d’observation.
En effet, cette question, résolue dans un sens ou dans
un autre, semble entraîner nécessairement le philosophe
à prendre parti pour ou contre la théorie de Darwin ou,
pour mieux dire, la doctrine de l’évolution appliquée aux
phénomènes de l’ordre psychologique.
Tel n’est point cependant notre avis.
LES INSTINCTS DES HYMÉNOPTÈRES. 541
Nous croyons que l’on peut admettre dans son inté-
grité la théorie de l’acquisition lente et progressive des
instincts par la sélection naturelle et les influences de
milieu, sans être fatalement amené à conclure avec Darwin
et ses partisans que l’intelligence et la raison humaines
sont des produits de l’évolution comme les organismes.
A nos yeux, les phénomènes de la conscience, tels qu’ils
se manifestent chez l’homme, sont d’un tout autre ordre
que les phénomènes de l’instinct, de la mémoire, voire
même de l’imagination des animaux. Comme l’a dit excel-
lemment un philosophe, “ l’animal connaît les phéno-
mènes, l’homme seul se connaît. ”
L’animal perçoit comme nous, par l’intermédiaire des
sens, les mo-uvements du monde extérieur ([ui déterminent
ses impressions, ses sensations et ses mouvements réflexes
ou soi-disant spontanés et volontaires. Ses impressions
s’enchaînent, se groupent et se coordonnent dans son cer-
veau de façon à déterminer chez lui des phénomènes de
mémoire et d’imagination semblables ou comparables aux
phénomènes correspondants de l’esprit humain. Mais là
s’arrêtent les ressemblances.
L’homme se détermine, l’animal est déterminé ; ses
actions soi-disant volontaires sont les résultantes du con-
flit des forces physico-chimiques internes et externes.
C’est de lui que l’on peut dire qu’il est le jouet de ses
impulsions provoquées ou modifiées par les excitations du
milieu dans lequel il se meut.
Chose curieuse et qui donne singulièrement à réfléchir
à, l’observateur impartial et sans parti pris, attentif aux
differentes phases de la lutte engagée de nos jours sur ce
terrain entre les naturalistes et les philosophes d’écoles
diverses, les mêmes positivistes qui mettent en doute le
libre arbitre de l’esprit humain attribuent parfois aux
animaux inférieurs une perspicacité, un jugement et une
liberté d’action prodigieuses.
Les travaux de John Lubbock sur les fourmis sont
542 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
particulièrement remarquables sous ce rapport. ^ Les
fourmis, dit-il, doivent être rangées immédiatement après
l’homme au point de vue intellectuel. » Mais, en lisant
attentivement ses observations, on ne tarde pas à se con-
vaincre que, si les moeurs de ces curieuses bestioles, qui
réalisent l’idéal du gouvernement républicain et de la
division du travail dans l’Etat, passant tour à tour dans
leur évolution sociale (selon John Lubbock) par les diffé-
rentes phases de l’histoire de l’humanité — la chasse, la
période pastorale, la période agricole, la période guerrière,
industrielle, etc. — que si ces mœurs, disons-nous, sont
attribuables à l’intelligence, l’esprit humain est singuliè-
rement distancé par celui des fourmis.
Les abeilles ne sont d’ailleurs pas moins remarquables
à ce point de vue. Chacun sait qu’elles ont résolu dans la
construction de leur ruche un problème qui arrêterait
des géomètres.
Si les fourmis emportent les nymphes des tribus vain-
cues pour en faire des esclaves, si elles suivent dans leurs
marclies guerrières un ordre de bataille qui accuse une
science approfondie de la tactique militaire, si elles
élèvent des pucerons pour les traire comme nous élevons
du bétail, les abeilles sont des artistes et des industriels
consommés, qui savent tirer un parti admirable des maté-
riaux de construction et des matières premières placées à
leur portée. Elles pratiquent la science de l’alimentation
avec une précision qui ferait envie à nos plus savants
éleveurs ; car elles savent graduer admirablement les
doses et calculer les relations nutritives des rations
suivant l’âge et le sexe de leur progéniture.
Evidemment, toutes ces opérations paraissent trahir
chez leurs auteurs une intelligence et une puissance de
calcul extraordinaire.
Cependant l’observation démontre qu’il n’en est rien ;
l’insecte n’a point conscience . des actes qu’il accomplit
et qu’il enchaîne si merveilleusement en vue d’un but à
LES INSTINCTS DES HYMÉNOPTÈRES.
543
atteindre. Les liyménoptères les plus remarquables par le
développement de leurs instincts et la complication de
leurs mœurs se montrent le plus souvent stupides,
pour peu qu’on les écarte du cycle fatal de leurs mou-
vements coordonnés. Ainsi Vabeille maçonne et le Bemhex,
qui vole communément au mois d’août dans nos Campines,
où il pourchasse les taons parasites des chevaux et du
bétail, ne reconnaissent leurs cellules que par leur situa-
tion. Si on échange leurs cellules en leur absence, elles no
s’en aperçoivent pas et continuent <à nourrir la progéni-
ture de leur voisin. Si l’on perce à la hase une cellule à
miel de l’abeille maçonne, elb^ continue à verser son
nectar dans ce tonneau des Danaïdes et y adapte un cou-
vercle. « Voilà l’instinct, dit très bien M. Foll ; méca-
nisme merveilleux, stupidité profonde. ^
Le chasseur do mouches, le Bemhex rostre creuse dans
le sable une galerie terminée par une chambre oii il élève
sa larve, comme l’oiseau élève ses petits, on lui apportant
des mouches fraîches.
Si on déterre sa cellule et qu’on la place entr’ouverte
à côté de l’endroit où elle était enfoncée, le Bemhex ne
la reconnaît plus, alors mémo que sa larve frétille sous
ses yeux.
Il s’obstinera à creuser avec persistance au point précis
où se trouvait sa cachette. Il est facile de répéter cette
expérience qui donne toujours le môme résultat. Cepen-
dant le Bemhex est doué d’une puissance visuelle extra-
ordinaire.
Les gros yeux bombés à milliers do fixcottes qu’il porte
sur les deux côtés de la tête lui servent à prendre des
alignements à la façon des géomètres. Ces organes mer-
veilleux sont formés en réalité de milliers d’yeux dis-
posés en éventail, qui lui permettent de réaliser d’un
seul coup les opérations géodésiques que le savant ne
peut accomplir que lentement, à l’aide de son théodolite,
par des triangulations successives. Cette biculté de
544 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
mesurer des yeux, en volant, tous les angles possibles
paraît être commune à tous les hyménoptères ; ce qui
leur permet de retrouver l’emplacement exact de leur nid,
alors même qu’après les avoir capturés, on leur rend la
liberté à de grandes distances de leurs larves.
Le Bembex fond directement sur son nid, tout à fait
invisible dans le sable; car il a soin, chaque fois qu’il en
sort, d’en dissimuler l’entrée par un soigneux ratissage.
La partie supérieure de la galerie qui mène à la chambre
de la larve s’écroule à chaque sortie de la mère ; celle-ci
doit donc se frayer un passage avec ses mandibules et
les tarses de ses pattes, dont le développement et la force
correspondent admirablement à la fonction qu’ils rem-
plissent.
^Malheureusement, à la rentrée au nid, ses pattes sont
paralysées par le gibier qu’elles étreignent. De plus, de
petites mouches parasites (i) la guettent pour déposer
leur œuf dans son gibier, afin de permettre à leurs larves
de vivre aux dépens de sa progéniture, en dévorant la
proie qui lui était destinée. Il faut donc opérer preste-
ment. L’insecte ne paraît pas l’ignorer; car d’un seul coup
de tête, accompagné d’un coup de balai des tarses anté-
rieurs, il enfonce sa porte mouvante pour disparaître
dans le sable de la galerie. Ce sable a été soigneusement
tamisé par lui dans ses moments de loisir, de façon à
n’opposer aucune résistance à ses efforts.
La galerie droite ou curviligne peut atteindre trente
centimètres de profondeur, et la loge de la larve plusieurs
centimètres de diamètre. Cette cellule, creusée dans le
sable humide et tassé, • n’est sujette à s’écrouler que
lorsque l’éducation de la larve est terminée et qu’elle est
passée à l’état de nymphe. Alors elle peut braver les
accidents, à l’abri de la triple enveloppe de la coque
résistante où s’opère sa métamorphose finale. Dure comme
(Ij Ces mouches appartiennent au genre Tachinaire, et suivent la femelle
an vol ou montent la garde antour de son terrier.
LES INSTINCTS DES HYUIÉNOPTÈKES.
545
du bois, cetle coque, qui mesure environ deux centi-
mètres, est faite de soie et de sable aggiutiné ; rugueuse
à l’extérieur, elle est lisse et vernissée en dedans.
M. Fabre a constaté que l’œuf du Ikmibex est pondu
sur le liane de la première mouche capturée et déposée
dans la cellule. Cette jiremièrc pièce de gibier est géné-
ralement plus petite ({ue les autres, et appartient le plus
souvent à la famille de ces mouches vertes et dorées, si
communes sur les excréments et les chairs corrompues (1).
Si les diptères parasites ont réussi à déposer leurs
œufs sur les mouches apportées par la mère, en dépit de
.sa vigilance et de son habileté à conjurer leurs obsessions,
le Bembex s’évertue avec une stupidité remarquable à
suffire aux besoins des ennemis introduits dans la place.
Les œufs des Tachinaires donnent naissance à de petits
vers transparents rougeâtres, ({ui partagent les repas de
la larve du Bembex et ne craignent pas de s'attaqueu- à
cette larve beaucoup plus grande qu’eux, lorsque les
vivres font défaut ou que la mère tarde à les renouveler.
Ce sont donc des ennemis redoutables quelle sustente au
lieu de les jeter à la porte. Ce Bembex, qui chasse si vail-
lamment les plus gros insectes de l’ordre des diptères pour
en faire la proie de ses petits, on peut le voir prendre
chasse à son tour devant des mouchettes qu’il pourrait
occire d’un coup de dent ou plutôt de mâchoire, et entrœ
tenir ensuite aveuglément les enfants de ses ennemis.
Il en est de même d’ailleurs de la plupart des autri's
hyménoptères fouisseurs; mais ceux-ci se bornent, comim'
nous le verrons bientôt, â pourvoir leurs larves de provi-
sions une fois pour toutes et â murer dans la même cellule
les œufs de la mouche parasite avec le leur. L'insecte
obéit ainsi sans s’en douter â la grande loi de pondération,
<{ui régit réconomic générale de la nature et qui maintient
(1) Lucilia Cæsar. Les autres mouches trouvées en Campine dans les
cellules pendant le développement de Bembex rostratus appariiennent aux
genres Eristale, Si/rphuset à différentes espèces de taons.
XXI 35
546 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l’équilibro de la vie à la surface du globe, en limitant
sans cesse la génération d’une espèce par la multiplica-
tion d’une autre.
Preuve évidente de l'inconscience de l’animal, dont
l’instinct n’est que le jeu d’une machine nerveuse, et de
l’intelligence de la cause extrinsèque qui a inventé et réglé
c.ette machine, en limitant sagement son développement ou
sa multiplication dans le temps et dans l’espace.
Si l’instinct n’était qu’une habitude acquise par des
tâtonnements successifs, une transformation lento et pro-
gressive de mouvements volontaires en mouvements
rétlexes ou automatiques par la répétition des exercices
et la sélection naturelle, les exemples de stupidité que
l'on relève à chaque pas dans l’étude des insectes, à côté
des combinaisons les plus savantes, ne pourraient cer-
tainement se produire. Ces co'incidencos sont trop nom-
breuses pour que les observateurs sincères et les philoso-
phes sans parti pris se refusent plus longtemps à y voir
l’expression d’une véritable loi.
Comment ! un animal qui serait arrivé par des expé-
riences successives, par des associations d’idées nom-
lireuses et compliquées, à conquérir des habitudes aussi
remarquables, à réaliser des industries aussi savantes
({ue c(dles des abeilles ou des Bembex, n’aurait jamais pu
se débarrasser de parasites si faibles et si faciles à détruire
ou à chasser que ceux qui dévorent ses larves!
M. le professeur Herman Foll en convient, nous semble-
t-il, ({uand il écrit; - Ce que le génie n’aurait pas le temps
d’inventer, la petite machine vivante l’exécute du premier
coup, bien, mais bêtement. L’infaillibilité même de l’in-
stinct est la preuve de sa fatalité. Le Bembex élève la
larve de son ennemi, le Tachhiaire, aussi fatalement et
aussi aveuglément que la fauvette élève le jeune coucou
dont l’reuf a été pondu dans son nid.
M. H. Foll se récrie contre « ces inepties de la nature ”,
et trouve peu respectueux ceux qui, à l’instar de M. Fabre,
LES INSTINCTS DES HYMÉNOPTÈRES. 547
le patient entomologiste, attribuent toutes ces inepties à
la Providence.
« Par une chaude journée du mois d’août, dit-il,
M. Favre était posté au gai soleil de Provence, guettant
ses chers hyménoptères.
?» Le matin, quelques paysannes passent par là se ren-
dant au marché et le voient dans cette situation. L’après-
midi, elles repassent; vous jugez de leur ébahissement à le
voir toujours immobile au même endroit. L’une se détourne
et continue son chemin avec un hochement de tête :
Un paouré inoucein, pécaré! » Et elle fait le signe de
la croix. Un innocent, en patois provençal, c’est quelque
chose comme un idiot, et la croyance populaire veut que
les idiots soient des êtres sacrés, placés plus ou moins
directement sous la protection divine.
J’ Or, Fabre lui-même n’en agit pas autrement avec ses
hyménoptères. Leur ineptie l’enchante autant que leur
habileté. Il y voit la prouve que ces animaux sont guidés
directement par la Providence et, dans un langage ditfé-
rent, il s’écrie lui aussi : - Un paouré inoucein, pécaré! ^
et il fait le signe de la croix. »
Nous avouons no pas bien comprendre la portée des
critiques ironiques de M. Foll.
Est-ce que par hasard il ne verrait dans ce (pi’il appelle
l’ineptie do l’insecte qu’une défaillance do la nature I Est-
ce qu’il n’entrevoit pas la raison d’étro do cette soi-disant
ineptie, évidemment nécessaire pour maintenir dans de
justes limites le développement do l’espèce d’hyménoptères
en question. Est-ce qu’il ne voit pas que l’inconscience de
l’insecte est la meilleure démonstration do la conscience
de l’auteur de la naturel N’est-co pas le cas de lui rappe-
ler ici cette fameuse phrase do Voltaire, qui on matière de
surnaturel n’avait cependant pas l’habitude de se payer
de mots ; que, si une montre prouve un horloger, un palais
un architecte, la nature prouve un Dieu ?
On pipe les hommes avec des mots », disait le vieux
548 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Montaigne. La vérité, c’est qu’à aucune époque peut-être,
n’en déplaise aux contempteurs de la science du passé, les
savants ne se sont plus payés de mots quand ils touchent
aux contins de la science et de la philosophie. L’école
anglaise, dont Herbert Spencer est le chef, se distingue
sous ce rapport. Elle a la prétention de résoudre les pro-
blèmes les plus ardus de la nature avec quelques formules
plus ou moins vagues et plus ou moins sonores, qui font
parfois impression sur les profanes et sur les esprits
cantonnés dans un coin du domaine de la science, comme
le sont, hélas, trop de spécialistes aujourd’hui.
Le passage de l’homogène incohérent et indéfini à
l’hétérogène cohérent et défini, la loi de l’instabilité de
l’homogène et de la multiplication des efiets, l’intégration
progressive des mouvements, la loi de difierenciation, de
ségrégation, etc., etc. sont autant de mots qui ne corres-
pondent pas toujours avec une grande rigueur à la réalité
des faits. C’est du moins ce que nous nous sommes efforcé
de démontrer, il y a plusieurs années déjà, dans cette
Revue (i) sans rencontrer de contradicteur. Certes, l’inté-
gration progressive des mouvements favorise au plus haut
point la transformation des mouvements volontaires en
mouvements réflexes. Elle peut créer des habitudes nou-
velles, qui deviennent une autre nature, comme le dit si
bien un ancien proverbe. Elle recèle le secret de l’édu-
cation de la première enfance. Nous voyons même chaque
jour des animaux acquérir sous nos yeux des habitudes
nouvelles. Mais tous ces phénomènes relèvent beaucoup
plus, il faut en convenir, de la sélection artificielle que de
la sélection naturelle. C’est parce que l’homme est, comme
l’a dit si bien M. de Quatrefages, le contre-maître du
Créateur, parce qu’il a conscience de ses actes, qu’il par-
vient si aisément à modifier par le dressage les mœurs
des animaux qu’il soumet à son empire et fait concourir
(I) Tome V, p. 76. 1879.
LES INSTINCTS DES HYMÉNOPTÈRES.
549
à ses industries. Abandonné à lui-niôme, l’animal incon-
scient modifie au contraire très rarement ses habitudes.
Les moeurs des hyménoptères décrits par Aiâstote ne
diffèrent point des mœurs des insectes observés de nos
jours. Il en est de même des autres animaux.
Affirmer que l’évolution des instincts ne paraît pas plus
douteuse que celle des organes, comme le faisait récem-
ment M. C. Mauvesin dans la Revue scientifique, nous
semble une proposition plus que téméraire dans l’état
actuel de la science.
Il est curieux de voir avec quelle assurance cet auteur
expose ses vues prophétiques :
En partant des TentJirédiniens, on devra pouvoir
suivre la série des instincts jusqu’aux Vespiens et aux
Aspiens les plus élevés. Des phytrophayes aux car-
nassiers, la transition se ferait par rintermédiaire des
Cynipiens producteurs de galles et des Chalcidiens para-
sites; puis on pourrait comprendre comment, après avoir
été parasite comme un Ichneumon, l’Hyménoptère est
arrivé peu à peu à perfectionner le modo d’approvisionne-
ment de scs jeunes, comme XOdynere.
r> Mais dès que, pour une cause ou pour une autre,
l’Hyménoptère ne s’est plus servi de son venin pour
engourdir sa proie, dès que, connue le Bemhex, par
exemple, il a approvisionné ses larves de proie morte, mais
toujours fraîche, de nouveaux besoins, de nouvelles habi-
tudes en sont résultés, savoir ; en premier lieu, la néces-
sité de pénétrer dans le nid à chaque proie nouvelle ;
puis la nécessité non moins grande de fermer chaque fois
le nid pour empêcher l’invasion des parasites. Cette der-
nière condition compliquant singulièrement l’approvision-
nement, on conçoit qu’elle n’ait pu disparaître que par
l’association, en d’autres ternies, en mettant un gardien à
la porte désormais ouverte du nid. La crainte des parasites
a donc pu contribuer à amener l’association ou, si l’on aime
mieux, la sociabilité avec toutes ses nuances. Plus tard
55o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
enfin, se sont produits les neutres, dont Darwin explique
l’apparition de la manière suivante :
» Une légère modification de structure ou d’instinct,
corrélative à l’état de stérilité de certains individus, s’est
sans doute trouvée avantageuse à la communauté ; consé-
quemment les mâles et les femelles fécondes de la même
communauté réussirent mieux dans la vie que ceux des
communautés rivales et transmirent à leur postérité
féconde une tendance à reproduire des individus stériles
doués des mêmes particularités d’organisation ou d’instinct.
Ce procédé peut s’être continué jusqu’à ce qu’il se soit
produit entre les femelles fécondes et les ouvrières stériles
de la même espèce la prodigieuse difierence que nous
observons aujourd’hui chez beaucoup d’espèces sociales. »
On croit rêver en lisant ces élucubrations soi-disant
scientifiques, qui ont la prétention d’expliquer les origines
de l’instinct par l’évolution.
L’explication risquée par M. Mauvesin nous paraît
beaucoup moins étrangère au romantisme qu’à la litté-
rature scientifique. Tels qu’il les explique, les phénomènes
de la genèse des instincts sont certainement plus extraor-
dinaires et plus miraculeux que dans l’iiypotlièse de la créa-
tion. Cependant, dès que l’auteur en question cesse de s’in-
spirer de l’esprit de système pour observer purement et
simplement les phénomènes, il est amené à confirmer les
observations de M. Fabre, notamment en ce qui concerne
les mœurs de YOdynère, espèce de guêpe solitaire qui
approvisionne ses jeunes avec des chenilles. M. Mauvesin
décrit minutieusement les mœurs de YOdynère antilope,
s’attaquant de préférence à la chenille de la pyralc du
rosier pour alimenter ses larves. Il montre comment cet
insecte s’y prend pour paralyser sa proie à coups d’aiguil-
lon après l’avoir enlevée du cornet de feuilles de roses où
elle se cache. Il compare et analyse avec soin l’action des
poisons divers dont les hyménoptères font usage pour para-
lyser leurs victimes ou pour se défendre contre leurs enne-
LES INSTINCTS DES HYMENOPTERES.
55 1
mis. Mais il oublie complètement d’expliquer dos phéno-
mènes du genre de ceux que Réaumur a observés dans une
espèce voisine du même genre, YOdijnère de la ronce (i),
qui fabrique avec du mortier, dans une tige de ronce, une
série de cellules pour y déposer ses œufs. Ces cellules
juxtaposées sont murées les unes après les autres, après
que la mère a pourvu aux besoins futurs de chaipic larve
par la capture successive d’une série de larves de charan-
çons, qu’elle anesthésie ou paralyse, sans les tuer, avec
un poison analogue au curare.
M. Blanchard, professeur au Muséum de Ibiris, a con-
staté que, comme les premiers onifs pondus par VOdijnh'e
occupent le fond de la galerie, ce sont les derni(‘rs pondus
qui éclosent d’abord, un à un, dans l’ordre inverse de la
ponte.
Ce phénomène, qui a été observé chez plusieurs autres
espèces de la même famille, nous paraît de nature à
embarrasser singulièrement les esprits spéculatifs ou les
philosophes ennemis de la téléoloejie (2). Nous avons déjà
appelé à plusieurs reprises leur attention sur ce point,
de même que sur certains phénomènes d’organisation mis
en lumière par l’embryologie moderne.
Dans l’évolution du fœtus des animaux supérieurs, l’on
voit les diverses parties d’un appareil organique naître
de tissus éloignés et d’origines différentes, pour marcher
à la rencontre les uns des autres et constituer en se juxta-
posant un organe unique.
L(' j)hysiologiste Longet insistait déjà sur cette donné('
de l’organogénie, que l’on tenterait vainement de concilier
avec les doctrines en vogue. M. H. Nicolas, qui prétemd
avoir observé plusieurs phénomènes référés sponfanés
chez les hyménoptères et croit pouvoir en conclure (jue
l’instinct n’est que la transmission d’actes intelligents, cite
(1) Voir la figure de cet insecte, Revue des quesf. scient., t. XIII, p. 361.
(2) Voir Revue des questio>’s scientifiques, t. V, p. 35, 1879 ; Entomologie
comparée. Les parasites de l’agriculture.
552
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
à l’appui de sa thèse des observations beaucoup mieux
faites pour confirmer notre manière do voir. Par exemple,
il croit avoir découvert chez les hyménoptères « la faculté
inouï(' de pondre à volonté des œufs mâles ou femelles w.
Comme les femelles exig-ent pour se développer un espace
('t, une ration plus considérable que les mâles, si l’insecte
ne disposait au moment de la ponte que d’une galerie
étroite, il construirait des cellules plus petites et moins
bien approvisionnées.M. Nicolas, en présentant tour à tour
des tubes de différentes dimensions à divers hyménoptères
fouisseurs, prétend avoir obtenu à volonté des œufs de
l’un ou de l’autre sexe.
« Et vous voulez, conclut M. Nicolas, que celui qui
approprie si bien la ponte à tel volume, doublant les
provisions de miel, de chenilles, d’araignées, de saute-
relles, de larves, etc., pour alimenter un œuf femelle, ne
])uisse pas modifier ses actes ou en changer la série, enri-
chir par d’autres réflexes ceux qu’il possède être intel-
ligent en un mot. ^
Cette conclusion ne nous paraît nullement obligée, au
contraire ; alors même que l’insecte modifie ses actes et
en change la série pour les adapter à un autre milieu,
rien ne prouve qu’il pose un acte intelligent. Certains res-
sorts ne jouent, dans plusieurs des machines inventées par
l’homme, qu’cui cas de dérangement ou de danger. Ne peut-
il donc en être d(> même chez ces machines merveilleuses,
sorties directement de la main du (Créateur, chez ces orga-
nismes vivants, dont l’inconscience saute aux yeux et qui
accomplissent cependant des miracles de prévoyance et de
calcul, dans le cycle restreint de leur évolution spéci-
fique' t
M. II. Foll affirme (pie l’on réunit sous h' nom
d’instincts des phénomènes d’ordre très différent, à savoir,
les simples réflexes et les émotions ou passions innées.
Nous admettons très volontiers cette distinction pour
l’homme ; mais elle nous paraît bien sujette à caution chez
les animaux.
LES INSTINCTS DES HYMÉNOPTÈRES.
553
En elfet, avant de songer à séparer chez ces derniers
« les actes conscients de ceux qui ne le sont pas il fau-
drait démontrer d’abord l’existence de cette conscience
obscure et insaisissable (|ui ne parvient jamais à soustraire
l’animal aux lois du déterminisme le plus absolu. Car, alors
même que l’animal s’écarte ou paraît s’écarter dans une
certaine mesure du cycle ordinaire de ses mouvements
réflexes, il est toujours nécessairement détmaniné à agir
par les mouvements ou les excitations du milieu où il se
meut. Entre un mouvement réflexe acquis par l’habitude
et flxé par l’hérédité et un mouvement spontané déterminé
par le milieu, nous ne parvenons pas à découvrir de diffé-
rence essentielle. Depuis les degrés les })lus inférieurs de
l’échelle de la vie, nous voyons les modiflcations du milieu
réagir sans cess(' contre les mouvements, ou les séries
plus ou moins coordonnées de réflexes Axées par l’hérédité.
M. Maeckel a ])arlaitement conq)ris toute la portée
de cette loi quand il écrit : - Dans la nature vivante les
ressemblances viennent de l’hérédité, les différences de
l’adaptation. ^ Et i>ar adaptation il entend précisément la
résultante du conflit entre les mouvements ou les forces
internes et externes. Chez l’animal comme chez l’homme, la
mémoire flxe des impressions et les évo(pie de telle sorte
que l’on peut voir, (Ui des circonstances spéciales, l’animal
se déterminer à agir dans une direction différente de celle
que ses ancêtres ont suivie, non pas parce qu’il est intelli-
gent et libre, parce qu’il associe des idées, qu’il compare,
qu’il juge et qu’il veut, mais uni([uement parce que les
mouvements d’origine externe, accumulés sous forme
d’impressions dans son système nerveux, flnissent par
l’emporter sur ses impulsions héréditaires. Dans un cas
comme dans l’autre, il est déterminé et se meut suivant
la ligne de la plus forte traction ou de la plus faible résis-
tance.
Si l’animal avait conscience de ses actes, on verrait ses
instincts se modifler sans cesse, comme les habitudes de
l’homme, les lois et les institutions de l’humanité.
554 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Or, il n’en est rien. Nous le répétons, les mœurs des
jjompiles et des abeilles décrites par Aristote ou chantées
par Virgile sont restées absolument les mêmes fpie du
temps des Grecs et des Romains.
Les guêpes n’ont pas appris à faire du miel ou de la
cire comme les abeilles, ni les abeilles à faire du carton
comme les guêpes. Les constitutions et les mœurs des
fourmis sont restées les mêmes, les castes n’ont point
changé. La division du travail s’exerce toujours de la
même façon. Les nourrices et les ouvrières sont toujours
stériles comme autrefois, les soldats sont toujours armés
de la même façon. L’ordre et l’harmonie subsistent, parce
cpie les lois de la nature sont immuables et quelles
s’exercent à l’insu de ces insectes, comme des autres
animaux. L’homme seul a conscience de ces lois ; plus il
les connaît, plus il progresse, plus il agrandit le domaine
de sa liberté.
Nous le déclarons très sincèrement, après avoir suivi de
très près toutes les polémiques, après avoir étudié dans
la nature même ce problème de l’instinct qui déroute tant
de penseurs, nous ne comprenons pas comment l’on puisse
encore attribuer à l’intelligence des animaux des opéra-
tions d’un ordre purement machinal comme les mœurs des
insectes dont nous avons esquissé l’histoire. Entre les
séries de mouvements coordonnés en vue d’une tin, tels
que les physiologistes les observent dans l’organisme, et
les instincts de ces insectes nous n’apercevons guère de
différence. L’adaptation spontanée d’un œil aux différents
milieux, ses modifications correspondant aux excitations
lumineuses, c’est-à-dire aux divers degrés d’intensité de
vibration des ondes éthérées, sont certainement aussi
merveilleuses que les évolutions et les transformations
de l’instinct. Et cependant nul ne songe aujourd’hui
à expliquer le jeu et les adaptations spontanées de cet
organe au milieu, par l’intervention d'un esprit occulte,
d’un principe vital en un mot.
LES INSTINCTS DES HYMÉNOPTÈRES.
555
Toutes ces équivoques sont perpétuées par rip'uorance
des ressources de la mécanique, ignorance généralement
partagée, il faut le dire, par les philosophes et les natura-
listes confinés dans leur spécialité.
Elles prennent également leur source dans les passions
antireligieuses. Plutôt que d’admettre l’existence d’un
Créateur, un grand nombre de naturalistes préfèrent
admettre les explications les moins plausibles, voire même
les plus ridicules, et substituent aux principes rigoureux
de la méthode expérimentale les hypothèses les })lus
vaines et les conceptions à priori.
Afin de permettre au lecteur d’apprécier par lui-
même la portée de nos critiques, nous croyons devoir
insister sur les moeurs de certaines espèces d’insectes que
l’on peut observer en Belgique et qui ont été particulière-
ment mises en cause par les naturalistes contemporains.
Tels sont les hyménoptères fouisseurs, que nous avons
décrits sommairement dans un premier article, comme
les sphégides ou guêpes des sables, dont nous avons
figuré un représentant (i).
Les régions sablonneuses, comme nos Campines et nos
dunes, ou bien encore les parties du Ilainaut, des Flan-
dres et du Brabant où affleurent les divers sables ter-
tiaires, sont les territoires de chasse préférés des hyméno-
ptères fouisseurs.
Il est donc facile d’observer ces insectes dans la plu-
part de nos régions agricoles. Le bassin bruxellien se
prête tout part iculièrement à ces observations, à cause des
nombreuses tranchées qui le sillonnent dans tous les sens
et de la composition particulière du sable, mélangé de
craie et d’argile, de plusieurs de ses bancs. Aussi est-ce
dans ces régions que nous avons réussi le plus souvent à
contrôler, par nos observations personnelles, les moeurs
extraordinaires des hyménoptères fouisseurs. Cependant
(1) Tome XIII, p.364.
556
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
quelques espèces font des sables de la Campine leur
habitat de prédilection.
La famille des Sphégides est représentée dans le midi
de l’Europe par des espèces plus g-randes, et qui s’atta-
quent presque toutes à des espèces d’insectes déterminés,
à l’exclusion d’autres genres ou d’autres ordres. Ces Sphé-
gides manient toujoure leur dard empoisonné avec un
parfait discernement. Ainsi le Sphex du Languedoc et le
Sphex à ailes jaunes, qui s’attaquent aux grillons et aux
sauterelles, donnent invariablement trois coups de poi-
gnard dans le thorax de leur victime, parce qu’il y a un
ganglion moteur dans chaque anneau.
L’anatomie de ces orthoptères montre en effet qu’il y a
là trois centres nenmux bien distincts pour animer les
trois paires de pattes. Le sphex du Languedoc s’attaque
en outre au cerveau de sa victime, mais il n’a garde de
faire usage de son dard, qui donnerait la mort ; il se con-
tente de comprimer les ganglions cérébraux entre ses
mâchoires de façon à amener une torpeur passagère pen-
dant le transport au nid (i).
Le sphex à ailes (flavipennis) ne s’attaque qu’aux
grillons. Une autre espèce (aJhisecta) ne chasse que les
criquets .
Le sphex du Languedoc s’attaque aux ÉpJiipigères,
sortes de grandes sauterelles vertes sans ailes, fort com-
munes sur les feuilles de vigne à la lin de l’été. Ainsi
Y Ammophile soyeuse ne s’attaque guère qu’aux chenilles
des phalènes ou arpenteuses. Les pompiles, qui disposent
d’un venin plus violent, s’attaquent de préférence aux
araignées dans les pays chauds. En Belgique, le pompile
préfère les, hjcoses. 11 les transporte dans son nid, et pond
un œuf sur leur liane.
Aristote avait déjà signalé ce trait de mœurs dans son
histoire naturelle des insectes. Le pompile qui s’attaque à
(1) Fabre, Souvenirs entomologiqu es.
LES INSTINCTS DES HYMENOPTERES.
557
la grande araignée des caves, égaleinent année de fortes
mâchoires et de poison, n’a garde de se jeter imprudem-
ment sur sa victime embusquée dans un tube de soie. Il se
contente do toucher l’orihce de la toile. L’araignée bondit
aussitôt au dehors pour fondre sur sa proie ; mais le
pompile se jette sur elle en volant et la saisissant par
l’extrémité d’une de ses longues pattes, il la précipite sur
le sol; puis, sans lui laisser le temps de se reconnaitre,
la transperce de sa lance.
L’araignée n’a (pi’un seul ganglion thoraci(|ue oii se
concentrent les mouvements. Il ne faut donc qu’un seul
coup d’aiguillon pour la frapper de paralysie. Comme
toujours, l’agresseur a visé avec une précision miraculeuse
l’organe invisible qu’il lui importait d’atteindre. Les
pompiles qui s’atta([uent à des araignées moins dange-
reuses fondent directement sur elles sans recourir à ces
étonnantes ruses de guerre. La nature ne fait rien en
vain.
iXous avons jadis décrit dans ces colonnes les caractères
distinctifs de cette famille d’insectes, proches parents des
abeilles, et qui ne diffèrent des guêpes ({ue par leurs
moeurs. Tandis que les guêpes vivent, comme les fourmis,
dans une habitation commune, sous un régime républi-
cain, les hyménoptères fouisseurs se creusent générale-
ment des terriers pour leur propre compte, d’où vient
leur nom de guêpes solitaires.
Cependant plusieurs espèces ont la taille plus longue et
plus fine que la guêpe ordinaire. Leur abdomen, formé de
plusieurs anneaux, s’allonge également d’une manière
anormale, comme chez ces parasites des chenilles (pie l’on
nomme ichneumons et dont nous avons également décrit
les mœurs.
Souvent leur grosse tête, ornée de cornes recourbées,
est noire ainsi que le corselet; tandis que l’abdomen, en
forme de poire à la tige effilée, porte une écharpe rouge
dans sa partie inférieure. Telles sont les ammop]nle.s.
553
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
désormais célèbres par leurs mœurs, qui semblent au
premier abord révéler une science approfondie et des
facultés de raisonnement supérieures à celles de bien des
savants.
L’anatomie nous enseigne que les chenilles présentent,
comiiKî presque tous les articulés, une chaîne nerveuse
située dans la partie ventrale. Cette chaîne longitudinale
présente générahmient autant de renflements ou ganglions
(ju’il y a d’articles du corps, c’est-à-dire d’anneaux ou do
segments.
La physiologie nous enseigne à son tour que dans ces
ganglions se centralisent la sensibilité et le mouvement
de l’animal; en sorte que si, par un savant artifice, on
parvient à paralyser les fonctions de chacun de ces cen-
tres nerveux, on paralyse par le fait chacun des anneaux
de la chenille.
Pour réussir dans cette vivisection délicate, il faut être
un anatomiste de première force, et encore ce n’est le
plus souvent qu’après plusieurs piqûres que l’on peut arri-
ver à frapper le centre visé. De plus, il importe que la
pointe du stylet ou de l’aiguille soit enduite d’une sub-
stance hypnotisante qui, comme le chloroforme, para-
lyse ou endort l’animal sans le tuer.
Voilà bien des conditions requises pour atteindre péni-
blement un but que Yammophile atteint d’enililéo sans
hésiter, comme en se jouant.
Nous possédons en Belgique deux espèces d’ammo-
philes bien distinctes : l’ammophile hérissée, encore
appelée Psammophile par les naturalistes de cabinet,
préoccupés de compliquer la terminologie scientifique.
La seconde espèce, de beaucoup la plus commune et
qui voltige dès le mois do mai dans des champs, surtout
au bord des sentiers sablonneux cimentés par un peu d’ar-
gile et do calcaire, est l’ammophile des sables, Ammophila
sabulosa.
Chez cotte ammophilo, comme chez toutes ses congé-
LES INSTINCTS DES HYMÉNOPTÈRES. 5 5g
nères, les tarses des pattes antérieures font l’office de
rateaux, et les mandilniles de pioche et do tenailles.
Le terrier cpi’elle se creuse est un simple tube vertical
de 5 centimètres de profondeur environ ; il se termine par
un ronflement en forme de cellule, oii seront déposés côte
à côte l’œuf et la proie eng-ourdie destinée à l’alimenta-
tion de la larve.
Le gibier de prédilection de la femelle d’ammopliile, à
l’époque de la ponte, consiste en ces grosses chenilles
grises et glabres qui s’attaquent au collet des plantes,
comme le ver gris de la betterave et des choux, ou la
chenille de la noctuelle des moissons. Elle s’attaque donc
de préférence aux lépidoptères les plus redoutables pour
la grande culture. On a retiré d(>s mandibules d(' l’amnio-
phile des sables des chenilles de ce gcmre pesant jusqu’à
quinze fois le poids de l’insecte ravissc'ur. Aucun autre
représentant de l’ordre des hyménoptères ne déploie une
force musculaire aussi considérable (i).
L’ammophile des sables ne commence à chasser que
lorsque son terrier est complètement achevé. Si elle est
surprise par la nuit au milieu de son travail, elle ne passe
pas la soirée dans son gîte, mais elle en masque l’entrée
avec une pierre plate qu’elle recouvre do terre comme un
dolmen sous un tumulus. On peut observer aisément ce
phénomène en Campine et dans les dunes de notre litto-
ral au coucher du soleil, en automne, époque oîi l’ammo-
phile travaille à assurer la conservation de son espèce.
L’insecte qui a mis ainsi les scellés au logis, selon l’heu-
reuse expression d’un naturaliste contemporain, sait par-
faitement retrouver le lendemain son domicile abandonné.
Il partage, du reste, avec la plupart des hyménoptères
(1) M. Félix Plateau a démontré par des expériences ingénieuses que,
chez les insectes, la puissance musculaire relative est beaucoup plus consi-
dérable que chez les animaux supérieurs ; cette puissance est en raison
inverse de la taille. Il a établi par exemple, en faisant traîner des poids par
des hannetons, que ces insectes sont relativement vingt fois plus forts qu’un
cheval, les abeilles trente fois, etc.
56o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
cette faculté merveilleuse de mesurer de ses yeux tous les
angles possibles en volant. « C’est une triangulation con-
tinue qui ne s’arrête jamais (i).
Son terrier achevé, l’ammophile se met immédiatement
en chasse. Dès quelle a découvert une chenille à son gré,
l’ammophile gratte le sol au collet de la plante, absolu-
ment comme un chien ([ui cherche à pénétrer dans le ter-
rier d’un lapin. Comme le chien, l’ammophile gratte rapi-
dement le sable avec ses pattes de devant et le projette
au loin comme une averse entre ses longues pattes posté-
rieures solidement arc-boutées sur le sol.
Enfin, elle amène au jour la proie dont son infaillible
instinct lui a révélé la présence sous terre : aussitôt elle
la saisit dans ses puissantes mâchoires par la peau du
dos ou de la nuque.
La chenille se débat vigoureusement ; mais, sans tenir
compte de ses contorsions, le bourreau s’est campé sur
son dos et a recourbé son abdomen sous le ventre de la
victime. C’est l’affaire de quelques secondes : bientôt la
chenille déroule ses anneaux inertes et se laisse emporter
sans résistance. Le poignard, empoisonné comme le kriss
des Malais ou la flèche des Botocudos, a fait son œuvre.
Il est allé frapper à coup sûr les ganglions nerveux qui
commandent les mouvements.
L’ammophile hérissée donne, paraît-il, autant de coups
d’aiguillon que le corps de la victime présente d’anneaux
ou de segments, en procédant par ordre de l’avant à
l’arrière.
Comme cette ammophile est moins commune que l’autre
en Belgique, nous l’avons observée en captivité, sans
réussir à contrôler toute la série de ces manœuvres éton-
nantes ; mais nous avons été plus heureux en ce qui
concerne l’ammophile des sables, qui procède du reste
(1) Revue scientifique. Les instincts des hyménoptères, par M. Nicolas,
II septembre 1886.
LES INSTINCTS DES HYMÉNOPTÈRES.
56l
d’une façon beaucoup plus sommaire et peut-être plus
savante.
La chenille est Ibrmée de 12 anneaux sans compter la
tête. Les 3 premiers portent les trois paires de pattes
qui correspondent aux pattes de l’insecte parfait, tixêes
sur les trois anneaux du coi'selet ou du thorax.
Les quatre derniers anneaux portent chacun une paire
de lausses pattes, qui disparaîtront plus tard. Entre les
vraies et les fausses pattes se trouvent donc deux anneaux
dépourvus d’appendices. C’est là que l’insecte va frapper
avec une précision stupéfiante. 11 lui suffit d’un seul coup
d’aiguillon pour introduire son poison dans le centre, d’où
il étendra son action dans les <leux sens, de la tête à
la queue.
L’expérience du physiologiste a démontré depuis peu
que ce point est précisément celui où la sensibilité de la
larve est le moins développée et d’où le poison inoculé
peut se répandre le plus aisément dans la chaîne gan-
glionnaire. Cette opération terminée, l’ammophile s’attelle
à sa proie et se met en devoir de la porter à son terrier.
Elle l’entraîne sous elle en chevauchant sur le sol, car le
plus souvent la proie est trop lourde pour être trans-
portée au vol.
Arrivés au terrier, dit Taschenberg, monture et
cavalier font soudain la culbute; mais ranimophile seule
dégringole au fond du trou. Elle reparaît bientôt, et com-
mence à traîner sa proie à reculons, après s’être assurée
que la cellule est prête à recevoir son hôte. Dès ([ue la
chenille est parvenue à destination, ramnio})hilc recourbe
une seconde fois son abdomen sur les segments où elle a
injecté le poison ; mais, cette fois, c’est pour déposer son
œuf. M. Fabre a constaté que cet œuf est invariablement
déposé sur l’anneau rendu insensible. C’est en ce point
seul que la jeune larve pourra mordre sans provoquer des
contorsions qui entraîneraient sa chute. Où la piqûre n’a
rien produit, la morsure ne produira pas davantage de
36
XXI
562
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
mouvements compromettants. Tout est pesé, mesuré,
calculé !
On le voit, l’observation patiente et scrupuleuse des
mœurs de ce chétif insecte nous a ramenés en plein
domaine du merveilleux.
Mais ce n’est pas tout, ^’oici l’œuf éclos au bout de
(juelques jours. Le vermisseau qui en sort trouvera, dans
cette proie endormie et par conséquent restée fraîche,
juste la ration nécessaire pour atteindre son entier déve-
loppement et réaliser sa métamorphose. La dernière bou-
chée avalée, il commence immédiatement à tisser son cocon,
où il dormira jusqu’ <à la fin du printemps. Ce cocon est
également un miracle de prévoyance. Il se compose d’une
triple enveloppe entourée d’une trame à claire voie, sorte
de hamac où la larve s’étend pour construire son cocon
proprement dit. La première et la deuxième enveloppe
forment deux bourses cylindriques feutrées et emboîtées.
La seconde, qui sert d’étui à la nymphe, est un feutre de
soie ; elle est tapissée à l’intérieur d’une couche de laque
absolument imperméable à l’eau ; disposition indispen-
sable chez tous les insectes dont les galeries ne sont pas
maçonnées par un ciment spécial fabriqué par la mère.
Ainsi l’on voit toujours, dans la nature, l’industrie de la
mère ou de la larve se suppléer mutuellement. Comment
ex})liquer cette suppléance par l’évolution pure et simple,
sans l’intervention d’une intelligence extrinsèque qui pré-
side au progrès organique et fonctionnel, et qui maintient
l’équilibre de la vie dans les transformations des milieux l
(A continuer.)
A. Proost.
IIITTIÏES i:r AMORri'ES
Une communication faite par i\I. Sayee à YAcadenuj,
a donné lieu à une discussion des plus intéressantes, qui
s’est déroulée dans les colonnes de ce journal (i).
M. Sayee, on le sait, s'occupe très activement du dé-
chitfrement des inscriptions hittites ou liéthéenncs. 11 a
résumé ses recherches les plus récentes sur ce sujet dans
l’ouvrage de M. W. Wright, dont le P. Van den Gheyn
a donné, ici même, l’analyse (2). Depuis la publication de
la seconde édition do cet ouvrage, M. Sayee croit être
arrivé <à des résultats nouveaux, dont voici le principal.
Dans une inscription de Karkemisch (3), un roi, dont
le ]iom n’est pas entièrement déterminé, porte le titre'.,
exprimé idéographiquement , do roi du pays do la tète
de taureau r. Or, parla comparaison de passages paral-
lèles, M. Sayee a été amené à lire phonétiquement le nom
de CO pays. Le vrai titre du roi serait, d’après sa. lecture,
(1) acrt(Zem/y, des 23 et 30 octobre, 6, 13, 20 novembre 188G.
(2) W. Wright, The empire of the Hittites), 2'^® édition, 1886. Cf. Revue des
QUEST. scient., juillet 1886, pp. 220 sq.
(3) C’est l’inscription connue sous le nom de Jerabis II. Voyez Wright, PI.
IX, I. 2.
504 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
- roi du pays cVE-me-er les caractères phonétiques qui
composent ce nom sont connus par la bulle de Jovanotf.
Ici viennent se grouper des rapprochements très curieux.
Les documents assyriens nous font connaître un district,
situé vers le nord de Damas et appelé Gar-Emeris (ortho-
graphe de M. Sayee), auquel on a comparé les formations
analogues Gar-Gamis et Gar-Gis\ 11 laut donc peut-être
expliquer Gar-Emeris par l’étymologie le Gar (pays) des
Amorites " et identifier ce pays avec le pays cYE-me-er,
dont le roi figure sur l’inscription que nous avons citée.
Les sources égyptiennes confirment l’existence d’un pays
des Amorites au sud de Karkemisch. Les listes et docu-
ments géographiques (i), le traité d’alliance du temps de
Ramsès 11, nous signalent la ville de Maur-mar (ou Maiir-
mir) et le roi Maur-sar^ dont les noms contiennent peut-
être une abbréviation d’A-moiir. M. Sayee cite encore les
villes de Beth-ammaris et cVÂ2)-ammaris, que les documents
assyriens placent sur l’Euphrate et les noms des rois
Sara (sJ-Emeru (s), et E-me-er, qu’il croit avoir déchif-
frés (2). Le plus curieux, c’est que cette association per-
sistante des Hittites et des Amorites au nord de la Pales-
tine, semble, au témoignage de la Bible, avoir existé au
sud du même pays. Hébron est une ville à la fois hittite et
amorite(3); de même, Jérusalem (4) ; de même peut-être,
Sichem(5 ). Ajoutons à cela le passage si connu du livre des
Nombres (6) ; - car Hébron fut fondée sept ans avant Tanis,
ville d’Egypte", la tradition, rapportée par Manéthon, de
(1) Voyez la 3' liste géographique de Toulmès III, au n° 272.Peut-être faut-
il comparer aussi le n® 349 : Maur-ika. Voy. Brugsch, Geschichte Aegyptens,
n® édition, 1877, pp. 454, 455. Le traité d’alliance est traduit, ibidem p. 519, où
le nom du roi est écrit Maro-sir. Cf. p. 450.
(2) Je ne sais où se trouve la justification du déchiffrement de Saru(s)-
Emeru(s). Les sceaux de Schlumberger n°® 12 et 5 me semblent contenir la
mention Cf. Wright, p. 192et pl.xvi.
(3) Gen., xiv, 13, 24; et xxxni, pass.
(4) Êzéchiel, xvi, 45.
(5) Gen., xxiv, 2 et xlviii, 22.
(6) Xum., XIII, 23.
HITTITES ET AMORITES.
565
la fuite des Hyksos à Jérusalem après leur expulsion
d’Égypte, enfin la théorie de Mariette et d’autres sur la
part considérable prise par les Hittites à l’invasion des
Hyksos, et nous en arriverons à nous convaincre f[ue l’al-
liance du nord subsistait au sud, conformément au récit
biblicpie.
Telles sont les conclusions de M. Sayce. M. Clieyne y
fait les objections suivantes ;
Le pays à'Amar ou Anmr (on écrit encore Amaur ou
Aniaour ou Amôr) est mentionné dans une inscription bien
connue de Séti P‘‘, et dans une autre de Ramsès III. S’il est
possible, probable même malgré des divergences d’opi-
nions, que la ville de Qadescli « dans le pays d’Amar -
mentionnée par la première inscription soit lucn (Jadescli
sur rOronte, la ville hittite, cette probabilité ne sulisiste
pas pour la ville de Qadesch « dans le pays d’Amar que
mentionne l’inscription de Ramsès 111. En elfet, le pays
d’Amar semble dans cette dernière être clairement
distingué du pays des Ivhétas. M. Ed. Meyer remarque
d’ailleurs que, du temps de Séti P’’, les expressions
géographiques relatives à la Syrie étaient employées avec
assez peu de précision. L’association que M. Sayce trouve
entre Hittites et Amorites du Nord dépend donc de la
question de savoir si le vrai sens de la phrase pays
d’Amar « doit être cherché dans l’inscription de Séti P’'
ou dans celle de Ramsès HL Pour les Hittites du Sud,
les mots Hittites, Amorites ont, dans le l’entatfmque, un
sens, tantôt plus, tantôt moins étendu. Le sens large du
mot « Hittites » semble être caractéristique du document
connu sous le nom de Grundschrift par la critique
rationaliste allemande. Il faudrait donc une étude plus
approfondie pour permettre une conclusion sûre en
s’appuyant sur le texte biblique. Quant à Ezéchiel, les
deux termes désignent chez lui, comme chez plusieurs
autres écrivains, les habitants pré-israélites de la
Palestine.
566
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
C’est sur la question ainsi posée que la discussion s’est
engagée. A M. Sayce sont venus sejoindreMM. Neubauer
et H. -G. Tomkins. Nous allons examiner avec eux les
points en litige.
Ne considérons d’abord que les Hittites et les Amorites
du Nord.
Les mots pays d’Amar ^ se trouvent dans les inscrip-
tions de Toutmès III, de Séti P*’, de Ramsès II, de
Ramsès III, et dans le poème de Pentaour.
Dans l’inscription de Ramsès III dont il est question,
rien n’indique que le pays d’Amar doive être distingué des
environs de Qadesch sur l’Oronte. La confédération de
peuples septentrionaux (pii y est décrite écrase sur son
passage les Kliétas et les gens des pays de Qadi, de
Karkemiscli, d’Arattou et de Cpidesch (i). Elle détruit ces
villes et s’arrête dans le pays d’Amar. Certes, dans ce
récit, rien n’exclut formellement la distinction du pays
d’Aniar et du pays des Khétas; mais, tout aussi certaine-
ment, rien ne prouve qu’il faille la faire. La confédéra-
tion peut très bien s’étre arrêtée dans le pays d’Amar aux
environs do Qadesch (sur l’Oronte). Les noms d’Arattou
et de Qadi, que suit immédiatement celui de Qadescli,
semblent l’indiquer assez clairement. Il ne faut pas oublier
d’ailleurs que le pays d’Amar n’était qu’un district du
pays des Khétas. Rien de plus conforme à ce que nous
savons de la manière dont se faisait la guerre en Syrie à
cette époque, que cette défaite du peuple dos Khétas
confédéré, suivie du siège et de la reddition successive
des différentes villes de la confédération. Dans une autre
inscription, qui accompagne la représentation des rois et
princes vaincus par Ramsès III (Medinet Abou), nous
(1) Voy. Maspero, Histoire de l’Orient, 4' édit., p. 237. Fr. Lenormant, His-
toire ancienne de l’Orient, 9' édit., t. II, p. 309. Brugsch, dans son histoire
p. 598, ne parle pas de Qadesch, mais d’AIus (?), II assimile Qadi à la Galilée.
On l'assimile assez généralement au pays de Qwê (Goa) d’où Salomon tirait
ses chevaux. (I (III) Reg. x, 28 ; II Par., i, 16}.
HITTITES ET AMORITES.
567
voyons figurer « le misérable roi des Kliétas « et, immé-
diatement après, « le misérable roi des Amorites ” (i).
Les inscriptions do Ramsès II déterminent avec certi-
tude la position de la ville de Qadesch, autour de laquelle
se livra une des plus grandes batailles de riiistoiro
égyptienne. C’est bien de Qadesch sur l’Oronte qu’il s’agit
ici. Et le poète Pontaour nous apprend que Qadesch était
située dans le pays des Amorites (2). Nous trouvons aussi
mentionnée et représentée dans une inscription du même
prince la forteresse de Dapur (Thabor) « dans le pays des
Amorites » (3).
L’inscription de Séti P'', dont nous avons parlé plus
haut, nous montre ce roi prêt à conquérir Qadesch dans
le pays des Amorites ?» (4). Enfin Toutmès III, dans ses
nombreuses expéditions en Syrie, prit et reprit plusieurs
fois la ville do Qadesch dans le jiays des Amorites « (5).
Toutes ces villes de tladesch et tous ces pays d’Amar
sont-ils differents ? C’est ce qu’il me paraît presque impos-
sible d’admettre. A peu près tous les égyptologues recon-
naissent que Qadesch du temps do Toutmès III est bien
Qadesch sur l’Oronte. Tel est l’avis de Rongé (6),
d’Ebers (7), de Rrugsch (8), de Maspero (9); Wiede-
mann (10) laisse la question indécise; un assyriologue,
Fr. Hommel (1 1), se prononce pour Qadesch sur l’Oronte.
(1) Brugsch, Ges. Aeg., p. 602.
(2) p. 503.
(3) Ibid., p. 515. Cf. Lenormant, op. cit. II, p. 262.
(4) Brugscli, p. 462.
(5) Ibid., p. 334. Cf. Academg, 6nov. 1886, p. 313.
(6) Étude sur quelques monuments du règne de Toutmès III.Revve archéol.,
N. S., IV, p. 355. Cf. Berne arch., N. S., II, p. 308.
(7) Dus Grabund die Biographie des Feldhauptmanns Amén-em-héb.zmia.
vol. XXXI, p. 465.
(8) Geographische Inschriften.ll, p. 21. Cf. p. 48.
(9) Notes sur quelques points de gram7naire et d’histoire. Zeitsch. für aeg.
Sprache, etc., 1881, p. 116.
(10) Geschichte des .vviii. Dgn. zdmg., XXXII, p. 124. Mariette n’est pas de
l’avis des égyptologues cités. V. son ouvrage : Les Pylônes de Karnak.
(11) Die vorsemitischen Kulturen,]}. 180.
568
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Il nous semble difficile de croire que la ville de Qadesch
de Séti ne soit pas la Qadesch de Toutinès III. En effet,
Qadesch apparaît dans les annales des rois égyptiens
comme un des boulevards principaux de leurs ennemis
héréditaires, les Khétas. Toute guerre contre ceux-ci
comprend toujours la prise de Qadesch. Est-il probable
que ce centre hittite ait varié de place dans le courant des
siècles que remplit l’histoire des XVIIP, XIX® et
XX® dynasties, sans qu’une trace quelconque s’en retrouve
dans les nombreuses mentions qu’en font les inscriptions ?
Sans doute Ed. Meyer remarque que les inscriptions de
Séti I®'' concernant la Syrie manquent de précision. Mais
il est difficile d’en trouver une preuve dans son livre, le
seul, à ma connaissance, qui relève pareil fait, si ce n’est
cette idée, peut-être préconçue, que pour les Egyptiens le
pays d’Amar ne désignait proprement que la Palestine
(de même que le Routen supérieur), ainsi que pour l’écri-
vain élohiste de la Bible et le prophète Amos (i).
Ce qui contribue à rendre probable l’association entre
Hittites et Amorites constatée par M. Sayce, c’est un bas-
relief du Ramesséum, qui représente la prise de la forte-
resse de Dapur (Thabor) dans le pays des Amorites par
Ramsès II. A droite se dresse un fort que domine une
tour centrale où se trouve placé une sorte d’étendard. Le
fort et la plaine sont remplis de guerriers hittites, très
reconnaissables à leur menton rasé et à ce singulier
appendice en forme de queue de porc que plusieurs d’en-
tre eux, les chefs probablement (2), portent suspendu der-
rière la tête. A l’avant-plan de droite les fils de Ramsès,
à celui de gauche ce prince lui-même, debout sur son char
de guerre lancé au galop. Voilà donc une forteresse du
pays des Amorites défendue par des Hittites.
Je ne veux pas laisser passer cette occasion sans
(1) Ed. Meyer. Geschichte des Alterthums, 1 Band, 1884. § 179, p. 216 et
§ 180, p. 218.
f2) Cf. Academy, 1885, n" du 4 avril, p. 246. — Cf. Jer. iii et Jer. ii passim.
Cf. aussi les sculptures de Boghaz-Keni — Wright, pl. xxiv, n°® 4 et 6.
HITTITES ET AMORITES.
569
signaler dans la même composition deux pei*sonnages, à
coup sûr extraordinaires, qui sy trouvent représentés.
L’un d’eux, mort peut-être, est étendu sur les créneaux
de la tour centrale ; l’autre tombe du haut de cette tour
sur les murs situés plus bas. Ils portent chacun deux
cornes fixées au sommet de la tête. Tout près d’eux, un
personnage à rpieue tient en main une sorte de fourche à
manche court, munie de quatre dents. Faut-il voir dans
ce dernier instrument un symbole analogue à celui que
porte, dans certaines représentations, le dieu assyrien de
l’orage, Ranian (1) ? Faut-il considérer ces deux hommes
armés de cornes comme des prêtres de la déesse honorée
à Aschtarôth-Ciarnaïm, peut-être du dieu 8andon (2) ?
Faut-ilpenser que ce sont des représentantsde cette popu-
lation des Qarnaïm, qui ('xistait en Palestine du temps
d’Abraham, qui fut battue par le Chodorlahomor de la
Vulgate, et (pii paraît alliée aux Amorites de cette
époque (3) ? Je n’oserais trancher la (piestion. Je crois
toutefois que la présence de ces personnages au sommet de
la tour et leur absence complète sur le champ de bataille
doivent faire écarter la dernière hypothèse.
Un texte biblique, rapporté par M. H. (I. Tomkins fait
aussi allusion, semble-t-il, aux Amorites du nord de la
Palestine. C’est un texte de Josué, xiii, 4, qui contient ce
qui suit ; « Et en partant du midi, tout le pays do Cha-
naan et Mearah, qui appartient aux Sidoniens, juscju’à
Apheq, frontière des Amorites. r’ 11 faut en conclure (pie,
dans la direction donnée, c’est-à-dire du midi au nord, le
pays des Amorites commençait à Aphe(p
En résumé donc, et pour ce ((ui concerne les Hittites
du Nord, la conjecture de M. Sayce me paraît présenter
une grande probabilité.
(1) Cf. son image reproduite d’aj)rès un cylindre assyrien dans Lenor-
mant, Hist. anc., t. I, p. 62.
(2) Le dieu Sandon porte plusieurs cornes sur le bas-relief d’Ibriz. —
Wright, pl. XIV.
(3) Gen., xiv, 5, 7.
570
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Il faudrait cependant se garder de souscrire, sans
examen ultérieur, à la comparaison qu’il établit entre
Gar-Emeris, E-me-er, et Gar-Gamis. En effet, d’abord,
des assyriologues du plus haut mérite, comme M. Fried.
Delitzsch (i) et le P. Delattre (2), sans méconnaître la pos-
sibilité de la lecture de M. Sayce, préfèrent lire : mat sa
Imiri-su. Ensuite l’explication que donne le P. Delattre
des mots : mat sa Imiri-su, Je pays de son âne, est con-
firmée d’une manière si frappante par les monuments
égyptiens, qu’il est difficile de ne pas s’y arrêter. Nous
voyons dans la liste des tributs du pays de Zabi, pour
l’an 34 du règne de Toutmès III, 70 ânes. Ceci est encore
assez peu convaincant, car on identifie ordinairement le
pays de Zabi avec les environs d’Arattou (Aradus). Ce qui
l’est plus, ce sont les 84 ânes compris dans le tribut du
liouten de la même année, ce sont les 46 ânes compris
dans le tribut de la ville d’Anaugas, pour l’an 38 (3). Le
Routen, d’une manière générale, peut parfaitement com-
prendre le nord de Damas ; Anaugas se place un peu au
sud d’Alep. Or, (pi’on le remarque bien, les ânes n’appa-
raissent dans aucun autre texte ; ce sont les produits
spéciaux de la Syrie. Amenembeb nous raconte, dans sa
biographie, qu’il a pris aux habitants du plateau de Uan,
à l’ouest de Cbalibu (Alep), 70 ânes (4). Wiedemann (5),
([ui signale ce dernier fait, rapproche aussi de l’expression
assyrienne citée, la mention que fait un fragment de
papyrus du temps de Toutmès III, conservé à Turin,
des ânes du prince du pays de Chai (Syrie). Peut-être y
aurait-il moyen de voir, dans la tête de taureau dont
parle M. Sayce, une tête d’âne : dès lors, tout serait
concilié. Cette même tête d’âne me paraît clairement
(1) Wo lay das Parodies, p. ‘■268.
(2) U Asie occidentale dans les inscriptions assyriennes. Revue des quest
SCIENT., oct. 1884, p. .544.
(3) Brugsch, Ges. Aeg., pp. 315,316, 320.
(4) Ebers, op. cit., zdmg, XXXI, p. 43.5.
(5) Wiedemann, op. cit., zdmg, XXXII, p. 126, note 4.
HITTITES ET AMORITES.
571
représentée à la ligne 5 de l’inscription n" 2 de Jerabis (i).
Reste à parler de l’association entre Hittites et Amorites
au sud de la Palestine. Ici les seuls renseignements que
nous possédions nous sont fournis par la Bible.
M. Wright (2), il est vrai, parle à trois reprises différentes
d’une inscription récemment déposée au Louvre et qui
relaterait la destruction de villes et de palais hittites sur
les frontières d’Egypte. Cette inscriplion remonterait à
Amenemhat II (XIP dynastie). M. Wright cite en note la
traduction anglaise de l’iiistoire de Brugsch. Je n’ai pu
vérifier son affirmation. Il est inutile d’insister sur son
importance.
Du temps d’Abraham déjà Hébron est une ville, tantôt
commandée par un chef amorite, tantôt par un chef hittite.
Mambré est un Amorite; il est frère ou plutôt allié
(l’hébreu aJti a les deux significations) de Aner et
d’Eschol (3). Au contraire, un })0u plus tard, Ephron,
fils de Zohar, semble être le chef, et est appelé Hittite (4).
M. Neubauer compare le pays de Moriah (5) et le mont
Moriali. C’est nne conjecture dont il est difficile d’appré-
cier la valeur. Il est impossible d’analyser ici tous les
textes concernant les Hittites et les Amorites, qui sont
épars dans la Bible. Contentons-nous des principaux. A
partir de la promesse faite à Abraham (6), nous voyons
toujours la terre de Chanaan caractérisée par un ensemble
de peuples qui forment, dans l’Exode, le livre des Nombres,
le Deutéronome et le livre de Josué, une sorte de formule
consacrée, dans laquelle quelques noms secondaires appa-
raissent de temps en Lmips, mais dont le noyau perpé-
tuel est composé des peuples suivants : les Hittites, les
Amorites, les Chananéens, les Hivvites (ou Hévéens) et
Jébusites. Les Hittites ont laissé en Palestine des traces
(1) Jer. II, 1. î), dans Wright, pl. ix.
(2) The empire ofthe Hittites, pp. 14, 47, 99.
(3) Gen., xiv, 13, 24.
(4) Gen., xxiii, passim. Cf. xxv, 9.
(5) Gen., xxn, 2et II Par. iii, 1.
(6) C'en., XV, 19-21.
5j2
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de leur nom qui subsistent encore (i). L’écrivain sacré
distingue parfaitement le pays des Hittites, le siège de
leur nationalité situé au nord do la Palestine, et les
Hittites qui habitent cette dernière. Par exemple :
« Depuis le désert et le Liban jusqu’au grand fleuve,
l’Euphrate, toute la terre des Hittites, jusqu’à la grande
mer à l’occident... (2). De même, l’habitant de Luz qui
trahit ses concitoyens va fonder une nouvelle ville dans
le pays des Hittites (3). Il l’appelle Luz, et l’on croit
l’avoir retrouvée dans les ruines de Lûeizoh, non loin du
lac Mérom. Pour ce qui regarde les Hittites palestiniens,
je crois que leur situation générale est indiquée dans le
texte suivant ; - Les Amalécites habitaient au midi, les
Hittites, Jébusites et Amorites dans les montagnes, les
Chananéens près de la mer et sur les rives du Jourdain (4). «
La conquête du pays de Basan et des possessions des fils
de IMoab par Og et Sehon était récente (5). Les Hittites
dominaient sans doute la contrée, du moins la partie
montagneuse, de la même façon que les rois d’Egypte, se
bornant à prélever des tributs, quittes à laisser pour le
reste pleine liberté aux roitelets qui les payaient.
De tout ceci résulte pour moi la conviction qu’il ne faut
pas faire deux races distinctes des Hittites du Nord et des
Hittites du Sud. Cette distinction m’a toujours paru peu
naturelle, et me semble avoir été inventée pour concilier le
texte biblique qui fait de Heth le fils de Chanaan d’une
part, avec les données ethnographiques fournies par les
monuments égyptiens et hittites d’autre part. Ne pourrait-
on pas admettre ici une explication analogue à celle que
l’on donne de l’inscription d’Elam dans la nomenclature
des fils de Sein. Elam est certainement fils de Sem. Mais
les Élamites, du moins le premier fond de la population,
(1) Couder, Heth and Moah, p. .ô3.
(2) Jos., 1, 4.
(3) Jud., 1, 26, 27.
(4) Hum. xni, 30. Cf. Detit. i, 7, 20, 44, Josué, ix, 1, 2 ; xi, 1-5 etc.
(5) XXI, 21 ad fin.
HITTITES ET AMORITES.
SyS
sont très probablement non sémitiques. Retournons
l’explication : Heth est certainement fils de Chanaan ; les
peuples descendus de l’Amanus qui occupèrent son pays
et portèrent dans la suite son nom ne sont très probable-
ment pas cliananéens, ni sémites. Oiiy a-t-il une contra-
diction? Le nom do Hittites a été appliqué à la seconde
couche de populations comme à la première, de môme
qu’on a appelé les Germains , Allemands , les Italiens,
Italiens, en étendant à tout un pays le nom du premier
peuple qu’on y a connu. Dans cette hypothèse, l’invasion
des peiq)lados alarodiennes, si on veut les appeler ainsi,
qui se fusionnèrent avec les Hittites cliananéens, serait
relativement assez récente. Les Assyriens et les Egyptiens
auront étendu aux premières le nom des seconds, seule
chose qui ait survécu à leur disparition. Les Amorites, au
contraire, auront conservé avec leur nomuno certaine exis-
tence propre : mêlés aux Hittito-Alarodiens dans le pays
d’Ainar aux environs de (iadoscli, ils seront dc'sccndus
avec eux en Palestine. De là l’association constatée. Ceci
explique aussi les noms sémitico-chananéens do Qadesch,
Hamath, etc. Si l’on veut avoir une représentation figurée
de cette intime alliance, qu’on examine le bas-relief de
Karnak, représentant la prise de Qadesch « dans le pays
d’Amar par Séti P'' (i). On y voit de purs Cliananéens,
mêlés à des guerriers (pii portent comme eux la barbe, mais
qui conservent la mode nationale hittite, la tète rasée avec
la mèche en forme de queue au sommet. La découverte
du nom propre que les Hittito-Alarodiens se donnaient
fournirait à cette hypothèse un argument fort solide.
Quant à moi, je ne la propose qu’avec la circonspection
nécessaire en cotte matière plus que partout ailleurs (2).
L. De Lantsheere.
(1) Voir ce bas-relief dans Lenorm.ont, anc., t. II, p. 23:2. Ce bas-relief
confirme ce que nous disions plus haut à propos du sens du pays d’Amar du
temps de Séti
(2) Fr. Hommel insinue une hypothèse analogue. Bie vorsemitischen Kultu-
ren, p. 101,
BIBLIOGRAPHIE
L’age et l’homme préhistoriques et ses ustensiles de la station
LACUSTRE PRÈS DE MAESTRIGHT, par CASIMIR UbAGHS. — 2^6 édition.
Liège, H. Vaillant-Carmanne; in-8°, pp. 90 avec quatre planches.
Nous sommes .en retard pour présenter aux lecteurs de la
Bevue cette brochure où M. Ubaghs communique les résultats
d’une découverte importante pour le préhistorique de nos con-
trées, à savoir l’existence d’une station lacustre près de Maes-
tricht. Toutefois, comme jusqu’à présent cette trouvaille semble
avoir attiré trop peu l’attention des savants belges, tandis que,
dès la première annonce, M. Kerkhoffs en saisissait la Société
d’anthropologie de Paris, nous pensons qu’il est encore de mise
d’en parler ici.
M. Ubaghs, qui explore depuis longtemps avec ardeur et succès
le Limbourg hollandais (i), avait été frappé de cette particularité
que, près de Smeermaas, dans la prolongation du plateau de
Caberg (2), le loess de l’ancien diluvium est séparé du gravier
par des couches argilo-sablonneuses, par du tuffeau d’origine
(1) Voir son ouvrage, Description géologique et paléontologique du sol du
Limbourg. Ruremonde, 1879.
(2) Voici l’orientation exacte de ce gisement. Quand on quitte Maestricht
par la porte de Bois-le-Duc, la plaine s’étend dans la direction du nord vers
Smeermaas et Hocht, à deux kilomètres de la ville. Depuis la pente du Caberg
jusqu’à la Meuse, elle mesure de l’ouest à l’est quinze cents mètres de largeur.
A peu près au milieu, elle est traversée par le canal et en partie par le chemin
de fer de Maestricht à Hasselt.
BIBLIOGRAPHIE.
575
terrestre avec coquilles fluviatiles, enfin par des alluvions de
vallées. Il y a plus : le tuffeau renferme une quantité considé-
rable de débris végétaux, des arbres de deux et de trois mètres
de longueur, transformes en lignite. La largeur de cet entasse-
ment de bois atteignait vingt-cinq mètres. Au-dessus de ces
troncs s’étalait une espèce de litière formée par des broussailles
de noisetiers et de chênes. Les noisettes et les glands recueillis
en grande quantité étaient tellement ramollis qu’on pouvait les
pétrir; l’intérieur était rempli du sable de la couche. Enfin, ce
même gisement a fourni un contingent considérable d’ossements
d’animaux, de restes humains et d’ustensiles travaillés en bois
de cerf.
Voici comment M. Ubaghs interprète la formation de cette
couche géologique et la nature des divers éléments qui la com-
posent. Nous sommes en présence d’une station lacustre établie
dans les eaux stagnantes de la plaine, sur la couche de gravier.
Elle formait un petit îlot élevé, au moins en partie, par rhomme ;
plus tard, les eaux en l’envahissant ont formé par-dessus le
dépôt tufacé terrestre dont nous avons parlé. Cette espèce de
refuge offre un rapport frappant d’identité avec les CraHiio(/es
d’Irlande, les Terramares d’Italie et les Knilppelbau de Scliüs-
senried en Bavière.
Les ossements d’animaux trouvés par M. Ubaghs à Smeer-
maas atteignent le chiffre énorme d’un millier d’échantillons. Ce
sont des restes de Cervus chqiJius^dc Cervus aqireo/»s,de Capra,
de Sus scrofa (les défenses atteignent jusqu’à o'" 20), de
Bos prhnigeuius, de Bos fannis, d'Equns etc. La plu-
part des os sont des os longs, des os à moelle : presque tous du
reste sont fendus longitudinalement et transversalement à l’effet
d’extraire la moelle.
Mais ce qui donne à la découverte de M. Ubaghs toute sa
valeur, c’est la présence d’ossements humains dans le gisement
de Smeermaas. Les principales pièces sont un crâne d’homme
en parfait état de conservation, un os pariétal d'un autre
crâne, l’occiput d’un adolescent et enfin un fragment d’un qua-
trième crâne. C’est à ces mêmes couches qu’il faut rapporter le
maxillaire inférieur connu en anthropologie sous le nom de
mâchoire de Crahay ( i ). Cette pièce trouvée à Smeermaas en
(1) M. Crahay était alors professeur de physique à l’Athénée de Maestricht.
Il passa, quelques années plus tard, en la même qualité à l’Université de Lou-
vain. M. Crahay a publié une notice sur les ossements fossiles trouvés par lui
à Smeermaas dans le Messager des sciences et des arts, Gand, 18!23.
576 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
1823 et déposée d’abord à l’Athénée de Maestricht, fut étudiée
par MM. Lyell, de Quatrefages, Lagneau et d’autres. Pendant
plusieurs années elle a été égarée et, en i883, M. le professeur
Martin, directeur du Musée d'histoire naturelle de l’État àLeyde,
où on la croyait déposée, ignorait complètement son existence.
M. Ubaghs ayant de nouveau attiré l’attention sur le maxillaire
de Crahay, M. le D'' Leemans de Leyde fut assez heureux pour
le retrouver au Musée d’anatomie de l’Université de cette ville.
La population lacustre de Smeermaas-lez-Maestricht est donc
représentée par les restes de cinq individus. 11 faut ajouter aux
fragments des crânes dont nous venons de parler un certain
nombre d’humérus, de radius, de fémurs, de tibias, de côtes et
de phalanges.
M. Ubaghs a mesuré le premier des crânes que nous avons
mentionnés. La dolicbocéphalie est très prononcée (indice 72,9;:
l’auteur en conclut que nous sommes en présence du type aryen
ou asiatique; assertion qui appelle bien des réserves. D'abord
cette synonymie d'aryen ou asiatique est étrange et étonnera
tous les ethnographes. Quant à l’hypothèse d’après laquelle doli-
chocéphale et aryen c’est tout un, elle pourra sourire à un cer-
tain groupe de savants allemands, à l’école de M. Penka par
exemple, mais d’autres en plus grand nombre protesteront assu-
rément contre l’idée qui tend à faire de la dolicbocéphalie un
caractère distinctif de l'Arya. 11 faut encore ajouter que l'indus-
trie de la station lacustre de Maestricht, dont nous allons parler
à l’instant, cadre peu avec l’opinion qui placerait l’homme pré-
historique du Limbourg dans la race aryenne. Sans doute, nous
sommes très heureux de voir M. Ubaghs rejeter les chronologies
fabuleuses de la préhistoire, telles que les fabrique par exemple
l’école de M. de Mortillet ; mais, d’autre part, la civilisation de la
cité lacustre de Maestricht accuse évidemment un caractère plus
primitif que celle de nos premières populations aryennes.
Tous les ustensiles recueilUs à Smeermaas sont en os de cer-
vidés; il n’y a aucun instrument en métal, aucune hache en
silex. On a aussi trouvé quelques poteries. Les outils en os taillés
sont des haches-marteaux, aiguisées d’un côté depuis le milieu
de l’os et percées d’un grand trou près de la couronne. Citons
encore des harpons barbelés, des poinçons, des polissoirs.
M. Ubaghs constate que l’usage des instruments en os de cerf
était rare. 11 semble toutefois avoir été assez universel parmi les
anciennes tribus qui ont occupé nos régions. M. Dupont a
retrouvé des outils en bois de cerf dans les vallées de la Meuse ;
BIBLIOGRAPHIE. 577
le quaternaire d’Anvers a fourni également plusieurs poinçons
et aiguilles (i).
Enfin, M. Ubaghs a retiré de la station lacustre de Maes-
tricht des fragments d’une poterie très primitive. La pâte est
prise dans l’argile bleue du dépôt tufacé terrestre de la couche.
Très grossière, la fabrication accuse le simple façonnement à
la main.
Si maintenant nous cherchons à assigner au gisement de
Smeermaas sa date précise dans la chronologie préhistorique,
nous pouvons, avec M. Ubaghs, placer les indigènes de Maes-
tricht à l’époque de la Madeleine, représentée en Belgique
par la station de Furfooz. Il est vrai que M. Kerkhoffs a
fait prévaloir à la Société d’anthropologie de Paris l’opinion
que le site paludéen découvert par M. Ubaghs remonterait
à l’épociue robenhausienne. Nous n’entrerons pas plus avant
dans cette discussion ; il suffit de l’avoir signalée aux lecteurs
qui voudraient l’approfondir davantage.
Nous n’ajouterons plus qu’un mot à ce compte rendu du tra-
vail de M. Ubaghs, et ce sera pour dire que sa monographie
constitue une intéressante contribution à l’ethnographie préhis-
torique de nos contrées.
J. G.
II .
Die Herkunft der Arier. Neue Beitrâge zur historischen
Anthropologie der europâischen Volker, von Karl Pexka. —
Wien und Teschen, Karl Prochaska, 1886. In-8°, pp. xii-182.
En i883, M. Karl Penka, professeur au gymnase impérial de
Vienne, publiait un ouvrage intitulé Origines Ariacæ, dans lequel
il s’efforçait de démontrer l’origine Scandinave des Aryas et
revendiquait pour l’Europe boréale le privilège d’avoir été le
point de départ de la civilisation attribuée jusqu’ici à l’Orient.
Nous avons peu après exposé les arguments de cette sin-
gulière théorie, fait ressortir leur peu de valeur et opposé les
(1) Dans notre travail sur l'Homme préhistorique d’Anvers, publié par
M. Génard dans son monumental ouvrage, Anvers à travers les âges, nous
avons pu, grâce à l’obligeance de MM. François et Vincent Claes, faire con-
naître un certain nombre de ces pièces, inédites jusqu’ici.
XXI
37
SyS REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
objections très sérieuses qui vont à l'encontre du système ethno-
graphique de M. Penka (i). Après nous, la plupart des savants
ont protesté : citons seulement M. Justi, l’illustre éraniste de
Marbourg, M. Frédéric Muller, professeur à l’université de
Vienne, M. Kirchhoff, M. Mantegazza, M. de Ujfalvy, le célè-
bre voyageur en Asie centrale et l’éminent assyriologue, M. Fritz
Hommel. Tout au plus, la thèse de M. Penka peut-elle se pré-
valoir d’une demi approbation de MM.Sayce etTomaschek cpi,
pour adhérer à la provenance européenne des Aryas, ont émis
cependant des réserves fondamentales sur leur origine Scandi-
nave.
Malgré l’accueil peu favorable fait à son ouvrage, malgré
l’opposition nette et formelle du monde savant, M. Penka n’a pas
perdu courage et, après trois ans, il reprend sa thèse de prédi-
lection, étayée cette fois, du moins il le pense, d’arguments nou-
veaux et péremptoires, empruntés surtout aux récentes données
de la préhistoire, de l’archéologie et de l’anthropologie.
Voici comment se présente, dans ses traits généraux, la nou-
velle argumentation de M. Penka: Le type physique des habitants
préhistoriques de la Scandinavie, la faune et la flore primitive de
ce pays, la civilisation de ces régions à l’époque de la pierre con-
cordent avec ce que nous savons des caractères anthropologi-
ques des anciens Aryas purs, et aussi avec ce que la paléontolo-
gie linguistique nous apprend de la flore, de la faune et de l’état
social de nos premiers ancêtres.
Mais suivons le développement de ces preuves. D’après M. von
Düben, les Suédois actuels appartiennent incontestablement à la
même race que les occupants de la Scandinavie pendant l’âge
de la pierre. Et la raison, c’est que l’examen des cinquante crâ-
nes trouvés jusqu’ici dans les sépultures accuse une dollchocé-
phalie plus nette encore et plus prononcée que celle des Suédois
contemporains. “ On reconnaît, dit M. von Düben, trait par trait,
détail par détail, les crânes de la population d’aujourd’hui. ,
]\I. Penka croit avoir le droit de conclure immédiatement que
les habitants préhistoriques de la Suède étaient des Aryas, non
seulement au sens ethnique, mais au sens de l’anthropologie la
plus stricte. Sur ciuoi se base cette conclusion? Toujours sur la
fausse supposition que les vrais et purs Aryas étaient dolichocé-
phales et appartenaient tous au type blond. Et cependant faut-il
redire encore que partout l’anthropologie aryenne signale la dua-
(1) Berne des questions scientifiques, avril 1884.
BIBLIOGRAPHIE.
579
]ité des deux types, brachycéphale et dolichocéphale, des deux
variétés, brune et blonde, dans cette race, une au point de vue
linguistique. Ainsi, pour ne parler que de l’Angleterre, un anthro-
pologiste anglais, M. Thurnam, a exhumé des sépultures une
double série de crânes, l’une de brachycéphales et de sous-bra-
chycéphales, l’autre de dolichocéphales. En France et ailleurs,
on a lait des constatations analogues.
Cette fois, M. Penka essaie de répondre à l’objection de la
dualité des types. Il ne parvient pas à comprendre comment se
serait établi le mélange de deux types anthropologiques au sein
d’une même race. En effet, ou bien le peuple aryaque primitif
possédait déjà ces deux types différents, ou bien l’un des deux
types est dérivé de l’autre, soit par l’influence du climat, de la
manière de vivre ou d’autres causes inconnues. Or, pour
M. Penka, les deux hypothèses sont également inadmissibles ; la
première lui semble consacrer le principe d’une union contre
nature, la seconde est contredite formellement par la fixité des
types affirmée par l’histoire. En outre, M. Penka admet comme
irréfragablement démontré que les races dolichocéphales blon-
des se sont formées en Europe, tandis que les brachycéphales
bruns sont originaires de l’Asie. Pour lui, tous les blonds qu’on
rencontre en Asie y sont venus d’Europe et tous les brachycé-
phales bruns d’Europe ont émigré d’Asie.
Cette dernière considération ne saurait servir d’argument ;
elle constitue précisément le point en litige. Nous pouvons donc
nous contenter de répondre à ce qu’affirme M. Penka relative-
ment à l'impossibilité d’une race composée de types anthropolo-
giciuement divers et relativement à l’impossibilité de la dériva-
tion de ces types. En ce qui concerne le premier point, comment
croire avec M. Penka que deux types différents ne pourraient
s’unir en un corps de nation ayant l’unité de langue et de mœurs,
surtout comment adhérer à ce principe que pareille union serait
contre nature? La seconde assertion de M. Penka a une terrible
odeur de polygénisme. Si jamais un type anthropologique n’a pu
dériver d’un autre, il faut bien en venir à des créations diverses
de chacun des deux grands types, le type brachycéphale et le
type dolichocéphale. Cette conséquence n’est pas de nature à
donner grand poids au raisonnement de M. Penka, et à nos yeux
elle suffit pour condamner des principes qui conduisent à
pareille conclusion.
On le voit, les objections présentées par M. Penka contre la
dualité très probable, dès l’origine, dans la race aryenne ont peu
58o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
d’importance. Au cours de sa démonstration, M. Penka invoque
l’argument philologique suivant : c’est dans les contrées euro-
péennes que se rencontrent les traces les plus nombreuses et les
plus manifestes du nom primitif des Aryas. Ces vestiges si évi-
dents seraient les dénominations ethniques suivantes.* Chatuarii,
Attuarii, Ripuarii, Cantiiarii, Victuarii, ÏEUToviapioi, etc.
Nous ne dissimulerons pas notre étonnement de voir M. Penka
fonder une preuve sur de simples assonances, et nous ne compre-
nons pas comment il a pu retrouver les Aryas dans cette termi-
naison -aril de quelques tribus germaniques. A ce compte, tous
les lapidani^ les argentarii, les legionarii, etc., seraient aussi
des Aryas.
M. Penka insiste également beaucoup sur le fait, d’après lui
constaté, que la dolichocéphalie diminue dans les régions euro-
péennes, à mesure qu’on s’avance de l’ouest à l’est. Mais faut-il
en conclure, comme il le fait, que le berceau des Aryas se trouve
dans l’Europe occidentale? En aucune façon : ce fait ne saurait
rien prouver pour le point de départ des migrations et s’explique-
rait d'une manière aussi plausible dans notre système. En effet,
même en accordant pour un instant à M. Penka que les Aryas
sont dolichocéphales, comme les Aryas ont, dans notre hypo-
thèse, quitté l’Asie en masse à l’exception des Éraniens et des
Hindous, n’est-il pas naturel que les dolichocéphales se trouvent
en plus grand nombre dans la nouvelle patrie, où ils sont arrivés
plus purs de tout mélange, et que la dolichocéphalie diminue de
l’ouest à l’est? Donc, par elle-même, cette proportion ne démon-
tre rien pour la détermination du berceau des Aryas : elle
s’interprète également bien dans la double hypothèse que l’Asie
ou l’Europe aurait abrité les premières familles aryennes.
Après cette démonstration anthropologique, M. Penka aborde
la double preuve tirée de la paléontologie linguistique. La pre-
mière porte sur l’identité parfeite de la civilisation des Suédois
à l’époque de la pierre avec celle des Aryas primitifs, pour
autant que les déductions de la philologie comparée nous l’ont
révélée.
Ainsi, les Aryas ne connaissaient pas les métaux, il faut cepen-
dant excepter le cuivre ; ils ont des demeures fixes, élèvent le
bétail, s’adonnent à l’agriculture. Tel est aussi le tableau de la
civilisation préhistorique de la Suède ; il n’y a que la pierre pour
ustensiles, les mêmes animaux sont domestiqués.
Nous ne dirons qu’un mot de cette argumentation. Les don-
nées que nous possédons sur la civilisation primordiale des
BIBLIOGRAPHIE.
58l
Aryas sont trop vagues pour permettre une identification avec
aucun des peuples anciens. Dans les traits généraux de l’état
social rudimentaire des premières races, il y a peu de traits
caractéristiques qui puissent permettre une classification. Aussi
a-t-on déjà, au nom de la paléontologie linguistique, identifié les
Aryas avec la plupart des peuples préhistoriques de l’Europe.
L’argument linguistique ne peut jamais venir que comme confir-
mation,comme contre-épreuve, comme critérium négatif. Vouloir
en faire une preuve directe, c’est s’exposer à de singulières
méprises. M. Penka l’a prouvé dans son livre.
J. G.
III
Annuaire pour l’an i 887, publié par le Bureau des longitudes,
— Un vol. in- 18 de 891 pp. avec figures et trois planches hors
texte dont 2 en héliogravure. — Paris, Gauthier-Villars.
Nous dirons, cette année, quelques mots de la partie technique
de V Annuaire : nous l’avions négligée pendant deux ans. Mais
d’intéressantes additions y ont été apportées depuis lors.
Il sera parlé ensuite, avec un peu plus de développements, de
la très importante Notice qui termine le volume.
I. Partie technique. — Signalons d’abord l’inévitable extension
du “ Tableau des éléments des planètes entre Mars et Jupiter,,
c’est-à-dire des planètes télescopiques. On en découvre chaque
année un certain nombre, inconnues jusque-là ; il n’y a même
pas de raison pour qu’on arrive jamais à la dernière : il faut
donc que le tableau de leurs éléments s’accroisse, chaque année,
des astéroïdes découverts dans le cours de l’année précédente.
Le Tableau de l’Annuaire de 1884 en contenait 234; celui de
i885, 244 ; celui de 1886, 252; enfin le présent en contient 263.
Sur ces 2g découvertes opérées en quatre ans, 18 sont dues à
M. Palisa, l’infatigable astronome-adjoint de l’Observatoire
impérial de Vienne. — Le Tableau des comètes apparues jusqu’à
i885 et partie de 1886 s’augmente de celles qui se rapportent
aux années i85o à 1854, lesquelles ne figuraient pas dans l’An-
nuaire de 1886. De ces dernières seules est fourni l’historique com-
plet; pour les autres, l’Annuaire de 1887 ne donne que leurs
éléments, renvoyant pour le surplus aux années précédentes. —
582
REVUE DEE QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Un curieux tableau des époques et positions en AR et D des 63
essaims d’étoiles filantes observées en 1886 précède la longue
suite des tables et tableaux relatifs aux poids, mesures, mon-
naies, tant de France que de l’étranger, et aux comparaisons
des diverses unités de ces quantités entre elles. Cette partie
de l’Annuaire n’a pas subi de changement appréciable. Les
“ Tables d’amortissement et d’intérêt composé „ de M. Mathieu
sont les mêmes que par le passé. — Dans les documents de
“ Géographie et Statistique l’Annuaire de 1886 ne portait au
tableau XVII, que le “ Mouvement de la population par départe-
ments en France pendant l’année i883 „ ; l’Annuaire de 1887
contient, à la suite du même tableau XVII pour 1884, un
tableau XVIIiw, comprenant les mêmes renseignements pour
i885. On y a joint, plus loin et inimédiatement avant la Notice,
un supplément contenant le tableau des résultats provisoires du
dénombrement de la population présente de fait au jour du
recensement, le 3o mai 1886. Pas d’autres changements
d’ailleurs.
Mais, où la partie technique a reçu une innovation des plus
heureuses, c’est à l’article magnétisme. Au lieu d’une simple et
unique carte des lignes d’égale déclinaison magnétique pour la
France et les pays circon voisins, nous avons, en 1887, deux cartes
de la même région relies ont été dressées pendantles années 1884
et i885, par M. Th. Moureaux, météorologiste-adjoint au Bureau
central météorologique, et sous la direction de M. Mascart. La
première donne, pour le janvier i885, non seulement les
lignes d’égale déclinaison, mais encore, en pointillé, les lignes
d’égale inclinaison. Circonstance fort curieuse : à leur passage
sur la Bretagne, les lignes d’égale déclinaison n’offrent plus,
comme sur les autres régions, une courbe à peu près uniforme
et concave vers l’ouest ; elles s’infléchissent de manière à pré-
senter dans cette direction une certaine convexité, pour rede-
venir au sud sensiblement parallèles aux courbes situées plus à
l’est. La seconde carte donne, en traits pleins, les méridiens
magnétiques et, en pointillé, les lignes d’éjjnle composante hori-
zontale. Ces deux importantes cartes sont accompagnées d’une
explication par M. Cornu, et de tableaux très détaillés indiquant,
pour le i'^*' janvier i885, les valeurs absolues des éléments
magnétiques (déclinaison occidentale, inclinaison, composante
horizontale, longitude, latitude): 1° dans les chefs-lieux des
départements français et dans quelques villes des pays voisins;
2° dans les ports français; 3“ en différents ports de l’étranger.
BIBLIOGRAPHIE.
583
celles-ci déterminées par M. le capitaine de frégate de Bénardiè-
res ; 4° enfin les déclinaisons et inclinaisons magnétiques obser-
vées, en 1 886, en Tunisie, par MM. Hanusse ingénieur hydro-
graphe, et de Pagnac, enseigne de vaisseau.
Rien de particulier à signaler dans le surplus de la partie tech-
nique, sensiblement conforme à ce qui lui correspond dans les
annuaires précédents.
II. Notice. — Une seule notice a trouvé place dans l’Annuaire
de 1887; mais son importance est telle que, à elle seule, elle en
vaut plusieurs autres. Son titre : La photographie astronomique
à V observatoire de Paris et la carte du ciel. Son auteur : M. le con-
tre-amiral Mouchez, directeur de l’Observatoire. Dans ce remar-
quable mémoire on montre, on fait ressortir les progrès merveil-
leux dont, en un temps relativement court, la science
astronomique, la science des espaces célestes, sera redevable à
l’art photographique. Déjà l’extrême sensibilité que l’on est
parvenu, à l’aide du gélatino-bromure, à donner à la plaque
photographique, cette rétine artificielle, a permis de constater
l’existence d’un grand nombre d’astres ou objets sidéraux à
peine soupçonnés jusqu’alors, ou qui même ne l’étaient pas
du tout.
L’idée d’appliquer la photographie à l’observation des corps
célestes est née aussitôt que la découverte de Niepce et de
Daguerre a été connue, c’est-à-dire en i83g. Quelques années
plus tard, on parvint à obtenir de bonnes images photogra-
phiques du Soleil (MM. Fizeau et Foucault en 1845), puis de
la Lune (W. C. Bond en 1849, Hartnup en i853, Phillips
et Bats en 1854), des éclipses de soleil des 28 juillet i85i (Ber-
kowski à Kœnigsberg) et 26 mai 1854 (M. Bartlett à Westpoint),
puis de quelques étoiles très brillantes comme a de la Lyre, a
des Gémeaux, ^ (étoile double) de la Grande Ourse, etc., et des
planètes. Mais ce n’est que depuis ces dernières années, et grâce
aux admirables travaux de MM. Paul et Prosper Henry, astro-
nomes de l’observatoire de Paris, que l’on est parvenu à ce
résultat inouï et plein des plus belles promesses pour l’avenir,
de fixer sur l’œil photographique, c’est-à-dire sui' les clichés, des
régions entières de la voûte céleste, et avec une surabondance
de détails ignorés jusque là. En augmentant convenablement la
durée de la pose, on obtient la représentation d’astres que l’œil
humain, même avec le secours des plus forts télescopes, n’eût
jamais découverts. Ailleurs la photographie révèle l’existence de
584 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
nébuleuses qu’on n’avait pas soupçonnées : telle la nébuleuse de
Maïa, dans les Pléiades, “ qui est venue se dessin ei' comme une
petite queue de comète très brillante parlant de l’étoile, et qui
n’avait jamais été signalée. „ Grâce à ces conquêtes de l’art et de
la science, il sera possible de réaliser en quelques années, par
le concours d’une dizaine seulement d’observatoires convenable-
ment répartis sur la surface du globe, une carte complète de
l’espace céleste, comprenant non seulement les cinq ou six
mille étoiles visibles à l’œil nu, mais des millions et des millions
d’astres, visibles seulement (et même en partie invisibles) avec
les instruments d’optique les plus puissants. Cette carte, à grande
échelle, se composera de 1 800 ou 2000 feuilles, et “ léguera aux
siècles futurs l’état du ciel à la fin du xix® siècle avec une authen-
ticité et une exactitude absolues. , Ce sera, dans les siècles à
venir, un ensemble de documents d’un prix inestimable, comme
point de départ pour apprécier les changements que la briè-
veté de notre passage en ce monde matériel ne nous permet pas
de discerner. Mais cet avantage-là, si précieux qu’il puisse être,
n’intéressera guère que les arrière-neveux de nos arrière-
neveux .
Il en est d’autres plus immédiats et plus directs.
La distribution des astres dans l’immensité, autrement dit la
constitution de l’univers, pourra être étudiée comme jamais elle
ne l’a encore été. La détermination exacte de la position des
étoiles pour arriver à étudier les lois de leurs mouvements, tâche
laborieuse et ingrate entre toutes, exigeant des années de calculs
aussi fastidieux qu’interminables, cette détermination se fera
désormais, en quelque sorte toute seule et comme instantané-
ment, parla plaque photographique. Les catalogues d’étoiles ne
serviront plus qu’à fournir l’emplacement d’un certain nombre
d’astres les plus notoirement apparents et destinés à fournir des
points de repère d’une précision parfaite, auxquels on rapportera
toutes les étoiles de chaque feuille de la carte. Ainsi, dans les
travaux géodésiques, on détermine par la triangulation la posi-
tion très rigoureusement exacte d’un certain nombre de points
remarquables, auxquels on rattache, par des arpentages simples,
tous les détails de la configuration du sol. L’image de la voûte
céleste, transportée avec ses moindres éléments dans le cabinet
de travail, permettra à tout amateur de se livrer, à l'aide d’un
micromètre ou d’un appareil à projection, à des recherches et à
des calculs du plus puissant intérêt, lesquels n’ont été possibles
jusqu’ici que dans les grands observatoires. Sans instruments
BIBLIOGRAPHIE.
585
coûteux, encombrants, d’un maniement difficile, sans frais, sans
fatigues comme sans nuits blanches, sans voyages d’un hémi-
sphère à l’autre, — on pourra, à l’aide d’un modeste microscope,
pénétrer plus avant dans les secrets de la voûte céleste, que n’ont
pu le faire jusqu’ici la plupart des astronomes. Les étoiles dou-
bles ou multiples, les nébuleuses, les comètes, les planètes et satel-
lites encore inobservés ou inconnus, les spectres des différents
astres, les éclipses, la nature physique des grandes planètes, tous
ces objets d’un intérêt scientifique immense, fixés par la photo-
graphie à toutes les phases des phénomènes dont ils sont le siège,
seront observés, étudiés, comparés avec une précision et une
sûreté qu’on n’avait jamais connues. Les mouvements propres et
relatifs des étoiles, la parallaxe des unes, la variabilité de gran-
deur d’un certain nombre d’autres, les différences de déclinaison,
et jusqu’aux passages au méridien, recevront, par l’application
de la photographie, un développement d’observation, de consta-
tation ou d’étude inouï.
Pour que ces résultats inappréciables puissent se produire
pleinement, il est indispensable qu'un accord intervienne entre
les astronomes du monde entier, de manière à coordonner et
répartir convenablement le travail, à grouper et solidariser des
efforts qui, exécutés isolément et sans plan préconçu, perdraient
une grande partie de leur action et de leurs effets utiles. Il y a
lieu d’espérer que la conférence scientifique internationale
d’avril 1887 entreprendra cette œuvre de coordination et ne
faillira pas à sa tâche.
Tel est, dans ses lignes essentielles, le cadre de la très sub-
stantielle Notice de M. le contre-amiral Mouchez sur l’application
de la photographie à l’étude de l’astronomie dans ses différentes
branches. L’avenir dira si ces magnifiques prévisions se réalise-
ront toutes; ne fussent-elles que partiellement justifiées, que des
progrès énormes dans la science de la voûte céleste n’auraient
pas moins été accomplis.
J. d’E.
586
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
IV
Manuel du trufficulteur, exposé complet de la méthode prati-
que pour l’entretien et la création des truffières, suivi etc... par
A. DE Bosredon, ancien député, ancien sénateur, membre du
Conseil général de la Dordogne, syndic de la Société des agricul-
teurs du Périgord. —Un vol. petit in-8° de 224 pp. 1887. — Péri-
gueux, imp. Laporte. (Planches et figures dans le texte.)
Bien des auteurs ont écrit sur la truffe, à commencer par
Théophraste au iv^ siècle avant notre ère, puis Martial, les deux
Pline, Juvénal et Plutarque, jusqu’à Brillat-Savarin et Adrien
de Jussieu dans les temps modernes. Mais ce n’est guère que
dans la seconde moitié de notre siècle que l’on a débuté dans
la publication d’écrits résultant d’observations méthodiques et
suivies, lesquels ont fait faire quelques pas, bien incertains
encore, dans la connaissance de ce cryptogame aussi bizarre au
point de vue botanique, que prisé des gens sensuels de tous les
temps et plus spécialement des gourmets du nôtre. M. J.-B. Bous-
singault, dans diverses publications; M. Henri Bonnet vice-pré-
sident du Comité agricole d’Apt (i) ; M. Chatin, le savant
naturaliste, M. George-Grimblot, conservateur des forêts à Chau-
mont, alors qu’il était inspecteur à Avignon (2); enfin M. de
Bosredon, du Manuel de qui nous avons à rendre compte ; ont
tour à tour abordé et successivement élucidé cette curieuse ques-
tion. Nous avons à dessein omis, dans l’énumération qui précède,
la théorie fantastique de M. Jacques Valserres qui considérait
la truffe comme une galle prenant naissance sur les radicelles
du chêne, à la suite de la piqûre d’une mouche truffigène ! Cette
théorie, qui supporte d’autant moins l’examen que jamais la plus
petite truffette n’a adhéré naturellement à la moindre racine
de chêne ou d’aucun autre arbre ou arbrisseau, n’a point été
prise au sérieux, et nous ne la mentionnons ici que pour mé-
moire.
Le Manuel de M. de Bosredon a l’avantage, très grand dans
une question de cet ordre, de venir le dernier; ce qui a permis à
fauteur de corroborer et de compléter l’expérience et les obser-
vations de ses devanciers par les siennes propres.
(1) La truffe. Études sur les truffes comestibles. Paris; Adrien Delahaye.
(2) Exposition universelle de 1878. — Etudes sur la truffe, par A. George-
Grimblot, inspecteur des forêts. — 1878. — Paris, imprimerie nationale.
BIBLIOGRAPHIE.
587
11 a divisé son mémoire en deux parts à peu près égales : une
partie pratique : Création et entretien des truffières ; — une par-
tie consacrée à l’érudition : Beclierclies scientifiques.
I. Dans la première partie nous signalerons notamment les trois
conditions essentielles de climat, de sol et de présence de cer-
tains végétaux ligneux, principalement chêne et noisetier. Comme
climat, on admet assez généralement que, là où croît la vigne
et mûrit le raisin, peut venir la truffe comestible. Mais il y a
truffes et truffes, comme on le verra plus loin ; et, pour obtenir
ce tubercule avec les meilleures conditions d’espèce et de qualité
dans leur plénitude, il faut “ l’action successive des pluies et du
soleil, de l’ombre et de la lumière, de la chaleur et du froid, dit
M. de Bosredon, et cela à des époques pour ainsi dire fixes dans
l’année. „ En un mot, il faut les conditions climatériques qui se
rencontrent en Périgord et qui ne se rencontrent guère que là :
(A tous les cœurs bien nés....!) Quant au sol, la condition absolue,
sine qua non, est qu’il contienne une assez forte proportion de
carbonate de chaux. Les oolithes ferrugineuses des formations
jurassiques paraissent être celles que la truffe préfère, bien
qu’elle se rencontre avec abondance et qualité dans des argiles
calcareuses très pauvres en éléments ferrugineux, comme dans
des sols siliceux-calcaires dépourvus d’argile. Il est, de plus,
indispensable que le terrain soit dans des conditions de pente,
d’exposition et de sous-sol qui rendent l’écoulement des eaux
facile, toute humidité stagnante étant incompatible avec l’exis-
tence de la truffe. D’autres conditions de détail doivent encore
être réunies, pour lesquelles nous renverrons au Manuel de M. de
Bosredon.
Certains arbres et arbrisseaux ont la faculté de provoquer la
formation des truffes dans les terrains et climats suffisamment
appropriés à cette production. En première ligne, il faut citer
l’yeuse ou chêne vert (Quercus ilex, Linn.) et le kermès (Q. cocci-
fera, Linn.) arbrisseau broussailleux à feuilles persistantes,
essences méridionales; puis le chêne rouvre (Q. robur, Linn.)
des climats tempérés, et sa variété méridionale, le chêne à
feuilles pubescentes ou chêne blanc (Q. pubescens, Willd.), voire
le chêne à grappes ( Q. pedunculata, Ehrh.), enfin le coudrier ou
noisetier (Corylus avellana, Linn.). D’autres essences ont aussi
la même faculté; telles les pins, l’orme, le saule et jusqu’au
châtaignier, bien qu’il croisse rarement dans les sols dont la
teneur en chaux atteint seulement 3 p. c. Mais la faculté truffi-
588
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
gène est moins accusée dans ces essences; et d’ailleurs elles com-
muniquent souvent aux truffes une saveur particulière plus ou
moins désagréable et qui les rend peu comestibles. C’est donc
parmi les variétés de chênes et le coudrier qu’il faudra fixer son
choix, suivant leur meilleure appropriation à la nature du sol,
lorsque l’on voudra tenter la création d’une truffière artificielle.
Celle-ci exige toute une série de connaissances sur la qualité
des glands ou plants truffiers; sur la préparation du sol; sur la
forme à donner aux jeunes arbres par la taille, au fur et à mesure
de leur développement ; sur les travaux d’entretien de la truffière
en formation ; sur les cultures provisoires à faire entre les lignes
de plants pour utiliser le terram pendant les années qui précé-
deront la naissance des truffes ; enfin sur le prix de revient, les
produits et les procédés de récolte d’une truffière lorsque l’opé-
ration a réussi. L’auteur en parle avec toute l’autorité qui s’atta-
che aux dires d’un praticien ayant longuement observé et pra-
tiqué ce qu’il enseigne.
II. Dans les Recherches scientifiques sur la truffe, l’étymologie
et la synonyme nous paraissent n’offrir qu’un intérêt secondaire.
La description de ses diverses variétés ; la distinction entre les
truffes savoureuses et les truffes non comestibles; parmi les pre-
mières, l’mdication de leur plus ou moins de qualité suivant les
espèces; voilà des renseignements qui, étant donnée la nature
du sujet, sont d’une importance relativement considérable. Lais-
sant de côté la catégorie des truffes non comestibles, telles que
le Tuber rufuni (Vittadimi, Tulasne) vulgairement Museau-de-
chien, la Balsamia vulgaris (id.) appelée en Périgord Tiiffé ou
fausse truffe, etc. ; nous dirons que les truffes bonnes à manger
se répartissent en trois groupes principaux : i° d’iiiver, 2° d’été
et 3° le Terfez ou truffe à chair blanc de neige.
1° Les principales entre les premières, qui sont aussi les plus
estimées, sont T. melanosporum (Vittad.), T. hrumale (id.),
T. moschatum (Bonnet), T. hiemalbum (Chatin) ou truffe blanche
d’hiver. La truffe à spores noires, dont la grosseur varie de celle
d’une noisette à celle du poing, est la meilleure et la plus parfu-
mée. Les verrues prismatiques ou polygonales qui recouvrent la
superficie varient de dimensions suivant les circonstances de la
production : sous le chêne vert, elles deviennent très petites et
valent alors au tubercule le nom de trufife à petits grains du
Périgord. Le T. brumale est une truffe à chair grise, à saveur
légèrement musquée, ressemblant beaucoup extérieurement à la
BIBLIOGRAPHIE.
589
mélanospore. Il n’en est pas de môme du moschatuni, qui est la
truffe du Poitou, de la Touraine et du Vaucluse(Apt) : ses verrues
sont beaucoup plus saillantes et plus aiguës, son partum tout
différent et son odeur forte et peu agréable. Quant à la truffe
blanche d’hiver, le goût en est médiocre; elle n’a aucune des
qualités de la truffe à spores noires, à laquelle elle ressemble
extérieurement, ce qui favorise souvent la fraude.
2° Parmi les truffes d’été, le T. æstiviim et le T. niesentericum
(Tul., Bonn., Chat.), au peridium brun foncé ; aux verrues hau-
tes, à arêtes vives et déprimées au centre; aux spores elliptiques,
colorées en jaune brun; à la chair d’un gris blanchâtre, se res-
semblent beaucoup entre eux et sont souvent confondus.
Cependant le T. mesenterhan est d’un gris plus foncé à l’intérieur
et présente souvent à sa base une anfractuosité caractéristique.
Ces deux truffes sont très répandues sous des dénominations
diverses : “ truffes de la Saint-Jean „ en Périgord; * truffes de
mai „ en Provence; Saninroques dans le Gers (Condom); “ grosse
et petite fouine „ en Bourgogne ; “ truffes cà gros et à petits
grains „ dans l’Ile-de-France; Tortuff'o nostrale en Italie. (3n les
trouve même en Bohême, en Allemagne et jusqu’en Angleterre,
qui n’est pourtant pas, que l'on sache, un pays où la vigne donne
son fruit. Mais aussi ces deux variétés, privées de saveur autant
que de parfum, sont de plus en plus délaissées. Plus estimé est
le T. magnatmn (Chat.) ou gn'seum (Person), très grosse truffe
d’Italie, à chair jaunâtre fort prisée des gens à qui le goût et
l’odeur de l’ail ne déplaisent point, et c{u’on améliore du reste
par des préparations culinaires.
3° Une seule truffe, le Terfez, qu’on pourrait appeler “ truffe
neigeuse „ (T. niveum^ Desf., Chat.), tant la couleur de sa chair
est d’un blanc pur, et dont le peridium lui-même est blanc,
constitue tout le 3® groupe des truffes comestibles. C’est la
truffe des sables de l’Algérie et de la Tunisie : les Arabes, qui la
connaissent de tout temps, en sont très friands. On dit qu’on la
rencontre quelquefois non loin de Marseille et de Tarascon.
Ces diverses indications suffiront pour faire apprécier la
teneur du livre de M. de Bosredon. Sur les signes distinctifs pour
reconnaître les meilleures truffes entre les moins bonnes; sur les
diverses méthodes jusqu’ici tentées pour créer des truffières; sur
l’histoire gastronomique, commerciale et statistique de la truffe;
sur les fraudes, falsifications et rapines dont le “ diamant des
gourmets , est souvent l’occasion ; plus encore, sur les recettes
culinaires qu’on peut lui appliquer, nous vous renvoyons, lecteur,
5gO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES,
à l’auleur. Disons quelques mots seulement, pour clore cette
notice, sur l’explication la plus plausible par laquelle on est
parvenu à élucider l'origine de la truffe, ce que les pédants
appellent sa “ genèse , ; (la Genèse de la truffe !)
Végétal sans tige ni racines apparentes, sans rameaux ni
feuilles, la truffe n’en est pas moins un végétal, et ce végétal est
un champignon, mais un champignon hypogé, c’est-à-dire, en
bon français, un champignon souterrain. De nombreuses vési-
cules répandues dans le parenchyme de ce tubercule sont de
véritables thèques ou mieux des sporanges; et les spores qu’elles
contiennent donnent naissance à de minces filaments qui s'éten-
dent en s’entrecrotsant dans toutes les directions, tout à fait
comparables au mgcelium des botanistes, au 6/«nc rfe
gnons des simples mortels. C’est sur ce mycélium né des spores
de la truffe que prennent naissance les jeunes truffinelles. Pour-
quoi le voisinage de certains végétaux ligneux est-il nécessaire
à la fertilité des spores? L’observation n’a pas encore pu péné-
trer ce mystère. — Toutefois, sans admettre avec M. George
Grimblot que “ la truffe est un produit direct de l’excrétion
radiculaire de certains arbres „ (i), ce qui n’est plus soute-
nable aujourd’hui, il est pei-mis de supposer que cette excrétion
des racines a une influence directe et nécessaire sur la fertilité
des spores. C’est une hypothèse rationnelle et plausible ; mais ce
n’est encore qu’une hypothèse.
Quoi qu’il en soit, si M. de Bosredon rend service aux gour-
mets et aux spéculateurs ruraux en leur fournissant tous les ren-
seignements nécessaires pour la création et l’entretien des
truffières, il en rend un aussi à la science en vulgarisant la des-
cription botanique du cryptogame souterrain et surtout son
mode de formation et de développement.
C. DE K.
Les grandes écoles de France, par Mortimer d’Ocagne ; nou-
velle édition ; Paris, Hetzel, 1887.
Lanouvelle édition de cet ouvrage, bien connu déjà en France,
est tellement augmentée, que la matière du livre va maintenant
beaucoup plus loin que son titre ne l’indique. C’est, à propre-
(1) Cf. George Grimblot, Études sur la truffe, p- 85-
BIBLIOGRAPHIE.
591
ment parler, un recueil de renseignements complets sur toutes
les écoles spéciales et techniques entretenues par l’État français,
que nous offre aujourd’hui M. d’Ocagne, le père de notre savant
et sympathique collaborateur.
Primitivement, l’auteur s’était proposé d’écrire la monographie
de chacune des grandes écoles de la France, c’est-à-dire des
écoles qui prennent les jeunes gens au sortir des classes supé-
rieures des lycées, pour les préparer soit à certaines fonctions de
l’État, soit à diverses carrières libérales exigeant des études
spéciales. Telle était l’idée de principe qui avait fixé le cadre
des premières éditions.
Depuis lors, le gouvernement français, cédant à la poussée
démocratique qui lui impose ses caprices, a affirmé sa tendance
à introduire le plus largement possible dans chaque carrière
l’élément subalterne, l’élément “ sorti du rang „, et il a créé à
cet effet des écoles destinées à effectuer la transition des cadres
inférieurs aux cadres supérieurs.
Nombre de jeunes gens, ayant échoué aux examens des
grandes écoles, ou préférant entrer dans la carrière par une voie
moins brillante sans doute, et un peu moins rapide, mais incon-
testablement beaucoup plus facile, se sont portés vers ces
écoles.
On peut donc dire que l’élargissement des limites du livre
s’imposait à M. d’Ocagne, qui cherchait, avant tout, à mettre
entre les mains des pères de famille et des jeunes gens un recueil
de documents complet. Il n’y avait, dans cette voie-là, guère de
raison pour s’arrêter ; aussi l’auteur s’est-il trouvé amené à
introduire encore dans son ouvrage certaines écoles qu’il avait
laissées de côté lors de la première édition. Somme toute,
le cadre de M. d’Ocagne s’est sensiblement agrandi, et, de la
sorte, son livre tient plus encore que ne promet son titre. On
aurait assurément mauvaise grâce à trouver là matière à une
critique.
Dans une préface alertement écrite, l’auteur nous dit, entre
autres choses excellentes, de quelle façon il a été amené à écrire
son livre. Nous extrayons ce passage :
“ Le choix d’une carrière, quel problème ! En est-il pour les
familles de plus grave, de plus sérieux, de plus complexe ? C’est
une tâche délicate et difficile que celle de guider les jeunes gens
dans le choix d’une profession ; les parents seuls peuvent, avec
justesse, peser les conditions intellectuelles, morales ou sociales,
particulières à leurs enfants ; aussi le but que je me suis pro-
5q2 revue des questions scientifiques.
posé a-t-il été seulement de renseigner les uns et les autres sur
les diverses voies qui s’ouvrent devant eux.
Quel mobile, d’ailleurs, guidera le choix à
faire ? Un hasard bien souvent, une relation quelconque, l’exem-
ple d’un sujet heureusement parvenu.
,. On cherche alors à se renseigner ; chose facile, si l’on a un
objectif bien défini ; mais besogne moins aisée, si l’on n’est pas
fixé d’avance, comme il arrive souvent, et si l’on se trouve assailli
par des hésitations et des incertitudes. Comment prendre un
parti, si l’on ne peut soi-même comparer les carrières, estimer
les concurrences, les chances d’avancement, les conditions pécu-
niaires.
„ C’est dans une circonstance analogue que la pensée m’est
venue de publier cet ouvrage. Un renseignement m’était
demandé, et, faute d’un guide, j’eus grand’ peine à me le pro-
curer. J'usai du temps à m’enquérir de divers côtés, à faire des
recherches aux bibliothèques; mais cette étude forcée m’inté-
ressa vivement, et je pensai que ce qui m’avait servi utilement
pouvait profiter à d’autres. N’y avait-il pas là une lacune à
combler? Avant de réaliser mon idée, je consultai quelques bons
esprits; je leur soumis mon projet, et leurs encouragements me
décidèrent à me mettre à l’œuvre
M. d’Ocagne classe les écoles en deux grandes catégories :
écoles militaires, écoles civiles ; et il les range, dans chacune de
ces catégories, d’après l’ordre alphabétique. Par ce procédé les
recherches sont rendues très faciles et très rapides.
Chaque notice comprend :
L’historique de l’institution;
Le programme d’admission;
Les conditions d’âge et autres;
Le nombre d’élèves à admettre;
Le prix de la pension, du trousseau, etc....;
Le séjour à l’école ; régime, durée, division des travaux ;
Les examens de classement, de passage, de sortie, avec les
coefficients :
Les carrières ouvertes par l’école.
Ce sont, on le voit, tous les points sur lesquels on peut avoir
besoin d’être renseigné.
Il ne nous est pas possible d’entrer dans l’analyse détaillée
d’un tel ouvrage qui est, avant tout, mi recueil de documents.
BIBLIOGRAPHIE.
593
Aussi bien, ce que nous en avons déjà dit, en indique suffisam-
ment le contexte général. Mais nous appellerons l’attention des
lecteurs de la Revue, pour la plupart étrangers à la France, sur
une particularité qui ne saurait être trop remarquée; nous
voulons parler de l’institution de V Ecole polytechnique.
Il existe dans d’autres pays des établissements portant le
même nom ; il n’en est pas, que nous sachions, qui soit fondé sur
le même principe. L’esprit de l’institution consiste essentielle-
ment en ceci : donner un enseignement théorique commun à
tous les jeunes gens destinés aux carrières qui exigent une
culture scientifique développée, avant de les faire entrer dans les
écoles d’application qui sont au seuil de ces carrières.
On ne saurait contester les avantages de cette origine
commune donnée à des jeunes gens voués à des carrières
savantes diverses. Elle crée entre eux des liens de confraternité
et d’estime réciproque que le temps ne peut ensuite que cimenter
davantage ; elle perpétue de génération en génération, chez les
hommes chargés de diriger les grands services de l’État, des
traditions de devoir et d’honneur dont l’école-mère garde le
dépôt; elle permet de confier le soin de répandre la science
parmi l’élite de la jeunesse studieuse aux maîtres les plus émi-
nents, qui ne sauraient, dans le système contraire, se multiplier
pour les besoins de l’enseignement théorique des diverses écoles.
En outre, le choix de la carrière ayant lieu, à la sortie, dans
l’ordre du classement, il y a là pour les élèves un puissant stimu-
lant de travail. Nous ne parlerons ici ni du prestige incontesté
dont jouit l’École, ni des illustrations de toute sorte qu’elle a
formées dans le monde de la science, de la guerre, de la marine,
de l’industrie de l’État et de l’industrie privée, voire même du
clergé, puisque l’École polytechnique a eu t’honneur de produire
des hommes tels que le P. Gratry, le P. Clerc et tant d’autres.
Nous avons seulement voulu montrer, par une indication rapide,
quel est le principe de l'institution, et quelle est la raison d’être
de ce principe.
L'École polytechnique est donc la pépinière où viennent se
recruter les grandes écoles d’application de l’État, à savoir les
Écoles des mines, des ponts et chaussées, du génie maritime, des
télégrapthes, des manufactures de l’Etat, d'hydrographie, d'appli-
cation de l’artillerie et du génie. Elle fournit en outre des officiers
à la marine nationale (i), et des fonctionnaires à diverses autres
(1) L’amiral Courbet, mort glorieusement pendant la dernière campagne
de Chine, était un ancien élève de l’Ecole polytechnique.
XXI
38
594 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
administrations de l’État. Enfin, nombre d’anciens élèves entrent
dans l'industrie ou suivent des carrières libérales. “ Le simple
titre d’ancien élève de l’École polytechnique, dit en effet
M. d’Ocagne, n’est pas un grade ; mais il a une valeur analogue,
et l’on voit maintes fois s’en prévaloir des hommes distingués cpii
se sont fait une situation brillante en dehors des carrières admi-
nistratives ou militaires. „
En dehors de l’École polytechnique et des écoles d’applica-
tion qui s’y rattachent, nous devons citer au premier rang des
grandes institutions de l’État : V École normale supérieure, qui
forme le personnel éminent des professeurs de l’Université et,
par ses annexes d’Athènes, de Rome et du Caire, perpétue le
goût de l’étude de l’antiquité ; V École supérieure de guerre, qui
prépare l’élite des officiers au service de l’état-major, en les ini-
tiant aux problèmes transcendants de l’art militaire; V École cen-
trale des arts et manufactures, pépinière féconde d’ingénieurs
qui assurent le progrès continu des diverses industries et tien-
nent haut et ferme le drapeau de la patrie dans les luttes moins
sanglantes, mais aussi acharnées, qui se livrent sur ce terrain;
V Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr ,o\x les officiers d’infanterie
et de cavalerie puisent, en même temps qu’une solide instruc-
tion, les leçons du plus pur patriotisme ; V Ecole navale, qui dote
l’armée de mer d’intrépides officiers, inébranlablement fidèles à
leur belle devise : “ Honneur et Patrie „ ; V École des forêts, qui
forme un personnel savant pour le service de l’administration
des forêts ; les écoles de Médecine, de Droit, des Beaux-Arts, des
Chartes, des Hautes- Études, etc....
Nous n’irons pas plus loin dans cette nomenclature qui ne
comprend qu’une faible partie des institutions passées en revue
par M. d’Ocagne. Nous renvoyons le lecteur à l’excellent ouvrage
que nous analysons pour la’ compléter.
Qu'il nous soit permis pourtant de présenter encore une obser-
vation. M. d’Ocagne, en écrivant son livre, a eu surtout en vue de
mettre entre les mains des jeunes gens et, plutôt encore, des
pères de famille toutes les données qui peuvent leur être néces-
saires pour le problème important du choix d’une carrière. Mais
ce livre a encore un autre intérêt. Aujourd’hui, plus que jamais,
la question de l’enseignement est à l’ordre du jour. Elle préoc-
cupe nombre de bons esprits. L’étude de cette question trouve,
dans le livre de M. d’Ocagne, des éléments de la plus haute
importance. A ce titre, ce livre n’mtéresse pas seulement les
Français, mais encore les hommes de toutes les nationalités ; car
BIBLIOaRAPHIE,
5g5
il n’est pas moins important, dans cei ordre d’idées, de se rendre
compte de ce qui se pratique à l’étranger que de savoir ce qui
se passe chez soi. Il n’est donc pas douteux que cet ouvrage ne
soit appelé à trouver à l’étranger, et particulièrement en Belgi-
que, un succès analogue à celui qu’il a remporté en France dès
sa première édition.
L’auteur, après avoir indiqué les principales sources aux-
quelles il a puisé; dit modestement, à la fin de sa préface : “ Je
crains d’en oublier encore ; car, je le dis avec sincérité, il n’y a
guère qu’une chose qui soit de moi dans ce livre; c’est — l’idée
de le faire. „ Nous ajouterons, nous, qu’il y a aussi la manière
de le faire, et que celle-ci fait à M. d’Ocagne le plus grand
honneur. On pourrait, en un pareil sujet, craindre la sécheresse
et la monotonie. L’intérêt, tout au contraire, se soutient d’un
bout du livre à l’autre. Il faut en voir la raison dans les agré-
ments qui parent le style de M. d’Ocagne, écrivain distingué
autant que modeste.
I. T. H.
VI
Navigation iNTÉRiEruBE. Rivières et canaux (i), par P. Guille-
MAiN, inspecteur général, professeur à l’École nationale des ponts
et chaussées; 2 vol. m-8° de 564 et 592 pages, avec figures dans
le texte ; i885. Paris, Baudry et G'«, i5 rue des Saints-Pères.
Même maison à Liège.
Nous sommes fort en retard pour rendre compte de cet
ouvrage ; mais nous pensons que ce retard, dû à des causes tou-
tes personnelles, ne doit pomt nous empêcher de signaler aux
ingénieurs, nos confrères, qui lisent la Èevite, un livre qui est
appelé à leur rendre de si grands services.
Le livre de M. Guillemain est la reproduction fidèle et intégrale
du cours que l’auteur professe avec tant d’éclat et de succès à
l’École des ponts et chaussées. Il embrasse l’étude complète et
détaillée de toutes les questions qui se rapportent aux voies
navigables, tant naturelles qu’artificielles.
(l) Ouvrage faisant partie de Ena/clopédie des travaux publics, fondée
par M. l’inspecteur général Lechalas. ’
596 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le sujet — est-il besoin de le dire? — est d'une importance
capitale. Cette importance s’affirme, quant à la France, par les
chiffres suivants : Les transports par eau s’effectuent, à finté-
rieur du pays, sur une longueur de 4713 km. de canaux et de
7825 km. de fleuves et rivières. Le tonnage des embarquements
effectués pendant les huit premiers mois de l’année 1886 a été
de 7 621 703 tonneaux pour les canaux et de 5 83g 078 pour les
fleuves et rivières. On peut juger par ces chiffres qu’il ne s’agit
pas ici d'une quantité négligeable.
D'ailleurs “ sur la partie vraiment prospère de notre système
de navigation intérieure, notamment sur le réseau du Nord,
l'activité des transports par eau est comparable à celle des trans-
ports par les voies ferrées; elle a suivi, depuis trente ans, une
progression croissante; elle a rempli, à l’égard du monopole des
chemins de fer, le rôle d'un modérateur efficace ; elle a contribué
très largement à la diminution du prix des transports (i). ,
On peut, par ce qui précède, se rendre compte de l’importance
du cours professé par M. Guillemain à l’École des ponts et
chaussées, et l’on ne s’étonnera pas que ce cours ait donné lieu
à deux forts volumes d’environ cinq cents pages chacun, les
développements d’un cours de construction devant être en rap-
port avec l'importance de la spécialité à laquelle il se rattache.
Le traité de M. Guillemain se divise en six parties, les quatre
premières fournissant la matière du tome I et les deux autres
celle du tome II.
La première partisse compose des préliminaires, c’est-à-dire
des notions générales dont la connaissance doit précéder l’étude
de l’amélioration des rivières et de la construction des canaux.
Ces notions générales comprennent en première ligne la des-
cription de l’état naturel des cours d’eau. Il est essentiel, en
effet, avant de rechercher les moyens d'agir sur le régime des
cours d’eau de façon à satisfaire le plus largement possible aux
besoins de la navigation, d’avoir une idée exacte de ce qu’est
ce régime. Aussi M. Guillemain ne craint pas de donner
trop de détails sur l’origine et le régime des eaux, la constitution
et la forme du lit des rivières.
Si, dans la question qui occupe notre auteur, le cours d’eau
est le premier facteur, le second est le véhicule approprié à cette
voie particulière, c’est-à-dire le bateau. Il était donc tout naturel
(I l F. Lucas, Étude historique et statistique sur les voies de communication
de la France Paris, Imprimerie nationale, 1873), page 132.
BIBLIOGRAPHIE.
597
que M. Guillemain indiquât les divers types de bateaux qui cir-
culent sur nos voies navigables françaises, ainsi que leur mode
de locomotion. De là, un deuxième chapitre pour les prélimi-
naires, chapitre où l’auteur examine les avantages et les incon-
vénients des divers modes de navigation en rivière : lialage, voile,
dérive, propulsion par la vapeur, louage.
Enfin les préliminaires comprennent un troisième chapitre
relatif aux opérations à faire pour étudier l’amélioration des
cours d’eau, à savoir : nivellements, levés de plans, sondages,
jaugeages, observations de hauteurs d’eau. Il n’est pas inutile,
à ce propos, de remarquer combien sont imparfaites les méthodes
de jaugeage dont on dispose quant à pi-ésent. Des expériences
sont en cours, en France, pour faire progresser la question. Il est
bien à souhaiter qu’elles soient coui-onnées de succès (i).M. Guil-
lemain rattache encore à ce chapitre la question pleine d’intérêt,
tant pour l’agriculture que pour la navigation et les travaux
hydrauliques, de l’annonce des crues. Des services régulièrement
organisés fonctionnent pour cet objet dans les principaux bassins
français. C’est dans le bassin de la Seine, pour lequel Belgrand
a formulé des règles empiriques basées sur de nombreuses obser-
vations, que cette organisation a d’abord pris naissance.
Avec la deuxième partie intitulée : Amélioration des rivières à
courant libre, l’auteur entre dans le vif de .son sujet.
Les principaux obstacles que rencontre la navigation en rivière
sont les hauts-fonds et les coudes trop prononcés. M. Guillemain
fixe d’abord son attention sur les premiers. Le moyen qui se
présente le plus naturellement à l’esprit, pour les faire dispa-
raître, c’est le dragage. Mais la question est beaucoup plus déli-
cate qu’elle ne le semble à première vue.
Quand il s’agit des seuils fixes, qui tiennent à la présence d’une
couche assez résistante pour ne pas se laisser attaquer par
l’action érosive du courant, le dragage est un bon moyen pourvu
qu’il soit judicieusement pratiqué (2).
Pour les haut.s-fonds qui sont le résultat d’une cause acciden-
telle, le dragage suffira à ramener l’ordre dans le régime du
cours d’eau, pourvu que du même coup on supprime la cause
perturbatrice.
(1) Depuis la rédaction de cet article, un intéressant mémoire sur cette
question a été publié par M. l'ingénieur en chef Ritter dans les Annales des
2)onts et chaussées. (Livraison de décembre 1886.)
(2) Nous citerons à cet égard l’arasement des seuils rocheux de la Charente
maritime, exécuté sur les propositions de M. l’ingénieur Polony.
SgS REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Quant aux seuils renouvelables, dus à la marche générale des
alluvions vers la mer, ils ne sauraient évidemment être à tout
jamais proscrits par de simples dragages, à moins que ceux-ci
ne fassent appliqués d’une manière permanente, et c’est là une
solution qui ne saurait être admise que dans des cas tout à fait
spéciaux. M. Guillemain insiste sur les précautions qu’exige
l’emploi de ce procédé, et décrit les principaux appareils destinés
à le mettre en œuvre.
L’amélioration des rivières, au point de vue de l’abaissement
des hauts-fonds, peut encore être obtenue par le resserrement du
lit, qui a pour effet d’accroître la puissance érosive du courant.
Ce resserrement s’effectue soit au moyen de digues longitudi-
nales, soit au moyen de digues transversales ou épis, soit au
moyen d’un système mixte de digues basses, d’épis de faible
hauteur et de seuils de fond, système qui nous vient d’Allemagne,
où il a, paraît-il, produit de bons effets sur divers cours d’eau
(la Ruhr, l’Elbe, l'Oder, le Wéser, la Vistule, le Rhin), et dont on
fait aujourd’hui l’essai sur le Rhône. M. Guillemain donne, au
sujet de ces divers procédés, des renseignements pratiques dont
les ingénieurs feront sagement de tenir grand compte dans la
préparation de leurs projets, et il les accompagne des observa-
tions les plus judicieuses.
Après l’arasement des seuils (modification du lit dans le sens
vertical), se présente la question du barrement des bras secon-
daires et du redressement des coudes (modification du lit dans
le sens horizontal), que M. Guillemain élucide avec le même soin
que la précédente. Nous signalerons la très sage recommanda-
tion qu’il fait de conserver les bras barrés pour l’écoulement
des crues. “ Plus on aura concentré les eaux d’étiage dans un
chenal unique, dit- il, plus on aura le devoir de veiller à ce que
les hautes eaux retrouvent leur domaine intégral; plus on sera
tenu, par conséquent, de défendre ce domaine contre les entre-
prises des riverains et l’action de la végétation. „ Quant au
redressement des coudes, l’éminent inspecteur général insiste,
avec juste raison, sur ce que les modifications ne doivent pas dimi-
nuer la longueur, précepte que l’on est trop souvent tenté de
méconnaître. “ Tout ce qu’il est possible de faire, c’est de substi-
tuer à un coude brusque une courbe adoucie, recevant le cou-
rant dans la direction où il arrive, le restituant dans celui où il
s’échappait primitivement, et raccordant ces deux alignements
par une inflexion régulière, plus favorable au passage des
bateaux. „
BIBLIOGRAPHIE.
599
En matière de rivières, tout est délicat, mais le sujet devient
encore plus difficile lorsqu’on envisage les fleuves à leur embou-
chure, ou, pour mieux dire, dans leur partie maritime. A cette
importante question, M. Guillemain consacre le dernier chapitre
de la deuxième partie.
Il fait la distinction des fleuves qui se jettent dans des mers
sans marées, et de ceux qui se jettent dans des mers à marées.
Parlant des premiers, il indique les solutions qui ont été adop-
tées pour le Nil, le Rhône, le Danube, et le Mississipi. Le carac-
tère de ces fleuves est l’encombrement de leur embouchure par
les dépôts d’alluvions, c’est-à-dire la formation de deltas.
Le principe de toutes les méthodes mises en pratique pour y
ouvrir et y maintenir une voie navigable est la concentration
des eaux du fleuve dans un chenal unique. Mais, comme le fait
remarquer notre auteur dans sa conclusion, “ en concentrant les
eaux du fleuve, on concentre aussi les alluvions, et là où l’eau
courante vient s’amortir dans la mer, il y a dépôt. Les vagues
modifient ce dépôt, le cordon litloral le consolide et le déve-
loppe, les vents régnants agissent aussi sur lui; mais le phéno-
mène, au fond, persiste et obéit à sa loi, sauf le cas où un autre
grand phénomène naturel, un courant littoral par exemple (i),
intervient dans la question avec une intensité suffisante pourdis-
siperles apports fluviatiles.Si cette condition n’est pas rcmplie,le
succès a grande chance de n’ètre qu’éphémère; et le plus sou-
vent, alors, la vraie solution consiste à remplacer par une voie
artificielle le cours d’eau naturel dont l’amélioration se présente
avec un caractère aussi précaire. „ Quant aux fleuves débou-
chant dans des mers à marées, M. Guillemain commence par
développer à leur endroit des considérations générales qui abou-
tissent à ce précepte : “ Favoriser l’entrée du flot dans la mesure
la plus large à la partie supérieure du lit, au moment du maxi-
mum de débit, afin d’emmagasiner la puissance creusante;
puis, pendant le jusant, et surtout aux environs de la mer basse,
alors qu’on peut en tirer tout le parti possible, diriger cette puis-
sance sur les points les plus avantageux à la navigation. „ Il tire
la justification expérimentale de ce précepte des exemples sui-
vants examinés par lui avec le plus grand soin : Baie des Vays
(Calvados), Clyde, Seine, Loire, côte landaise et Sénégal,
Gironde.
M. Guillemain insiste encore, dans ses conclusions, sur divers
(1) C’est le cas pour le Danube.
6oo
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
autres côtés de la question dont il faut tenir compte dans les
études locales, et termine sur cette remarque, d’une si haute
sagesse : “ En un mot, la question est une des plus complexes,
en même temps qu’une des moins connues ; chaque cas parti-
culier exige une observation attentive, les conseils des hommes
pratiques; et à notre avis elle est une de celles où il est le plus
permis de mettre en pratique le vieil adage : Dans le doute,
abstiens-toi. Nous n’insisterons donc pas davantage, heureux ^
si nous avons pu faire saisir les idées d’ensemble qui paraissent ■
hors de conteste, et indiquer en partant de ces idées, à défaut de
ce qui est à faire, ce qu’il convient d’éviter. „ ;
La troisième partie traite des rives des cours d’eau et des inon-
dations. La question de la défense des rives se présente sous un j
double point de vue : point de vue technique, point de vue ;
administratif, que M. Guillemain envisage successivement. Au ^
point de vue technique, il distingue la partie située au-dessus de /
l’étiage de celle qui se trouve au-dessous, et indique pour cha-
cune d’elles les moyens de défense auxquels il convient de faire
appel suivant le cas. Au point de vue administratif, il expose les
diverses façons de procéder qui s’offrent aux ingénieurs pour
coaliser, en vue du bien-être général, des intérêts souvent fort
divers, sinon opposés, et pour n’engager l’État que dans la
mesure de ce qui est raisonnable.
Il s’étend, comme le sujet l’exige, sur la construction des quais,
donnant la solution appropriée à chaque espèce de terrain. Nous
signalerons, comme particulièrement intéressant, tout ce qui a
rapport à la construction des quais en terrain vaseux, et nous
dirons à ce propos, chose qui a été omise par l’éminent ingé- i
nieur, que c’est M. Guillemain lui-même qui est l’auteur de
l’élégante solution adoptée à Rochefort, sur les bords de la
Charente, solution qu’il donne comme exemple de construction
en terrain vaseux, et dont le succès se confirme depuis plus de
vingt-cinq ans-.
La question du halage et de la délimitation du lit des cours
d’eau est, avant tout, administrative et juridique. Dans l’état
actuel de la législation et de la jui’isprudence françaises, il est
peu de questions plus délicates que celle de la délimitation du lit
des cours d’eau; il en est peu de plus sujettes à contestation. Le ,
rôle des ingénieurs, en pareille matière, est des plus difficiles, et ;
ceux-ci ne sauraient mieux faire à cet égard que de se conformer
à la doctrine formulée par M. Guillemain, au nom de sa longue
et solide expérience.
BIBLIOGRAPHIE.
6oi
Il n’est pas seulement intéressant, pour la pratique, d’envi-
sager les cours d’eau dans leur état normal, mais encore dans
leur état exceptionnel, en temps d’inondation.
Les inondations, comme beaucoup de choses en ce monde,
portent en elles une part de bien et une part de mal, chacune
de ces parts pouvant, suivant le cas, l’emporter sur l’autre. On
sait quelle est l'influence fertilisante des eaux sur les terrains
mis en culture; voilà la part de bien. On garde le souvenir
d’épouvantables ravages causés dans les lieux habités par l’inva-
sion soudaine d’une crue exceptionnelle; voilà la part de mal. Il
ne serait donc pas exact de dire que l’inondation, prise en elle-
même, est un fléau. Elle ne le devient que par suite d’un certain
concours de circonstances qui en précipite l’apparition.
M. Guillemain étudie les moyens employés pour se mettre en
garde contre les effets dangereux des inondations.
Les curages n’ont pour objet que de déplacer le mal. Ils peu-
vent, sur un point spécial, avoir de l’efficacité, mais ne sau-
raient, comme remède, être généralisés.
L’emmagasinement de l'eau vers les sources, au contraire, est
un remède sûr quoique lent. Cet emmagasinement est largement
favorisé par les lacs, les terrains en culture, les forêts, les gazon-
nements, le drainage. On a proposé, pour favoriser cet emmaga-
sinement, la création de réservoirs artificiels. Cette idée avait
particulièrement séduit l’empereur Napoléon III. Elle a trouvé
aussi des détracteurs, qui reprochaient aux réservoirs artificiels
d’exiger un capital énorme pour leur constructien, d’entraîner
un entretien des plus onéreux, de substituer au danger de l’inon-
dation le danger bien plus redoutable de la rupture des digues,
de commander des manœuvres hydrauliques difficiles à réaliser
pratiquement, enfin et surtout, de pouvoir, à un moment donné,
être cause d’une aggravation du mal en retardant la crue d’un
affluent pour la jeter sur celle du cours d’eau principal. Ces
objections, à la vérité, sont assez spécieuses. Celles qui sont
d’ordre économique n’infirmcnt pas le principe du système; il
s’agit simplement d’établir une balance des intérêts en jeu.
Quant aux objections d’ordre technique, elles pourraient, croyons-
nous, être démenties par les faits. Nous pourrions citer tel exem-
ple— comme celui des ascenseurs hydrauliques, en particulier —
où les difficultés d’exécution ne paraissaient pas moindres et
ont pourtant été vaincues. Et, pour ce qui est de l’aggravation
de mal signalée plus haut, on arriverait à la prévenir en réglant
convenablement le jeu des retenues; c’est là une affaire d’étude.
6o2
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Concluons donc, avec M. Guillemain, que “ si l’on a voulu
prouver qu’il était impossible aujourd’hui, en France, de modifier
immédiatement le régime des inondations par la construction de
réservoirs, le fait semble établi ; mais il ne s’ensuit pas qu’on
doive renoncer à un développement progressif de ce système en
s’accordant le temps, et en faisant avec discernement un pas en
avant dans cette voie, toutes les fois que l’occasion s’en présente. „
M. Guillemain signale en outre qu’en ce qui concerne les réser-
voirs artificiels, les inondations ne sont pas le seul intérêt en jeu.
Ces réservoirs peuvent encore servir à assurer la distribution de
l’eau pour les besoins des villes voisines. Tel est le cas de la
ville de Saint-Etienne, desservie par le réservoir du Gouflfre-
d’Enfer (Loire).
A défaut de réservoirs, les barrages à pertuis ouvert produi-
sent un effet salutaire. M. Guillemain cite à ce propos l’exemple
de la digue de Pinay (Loire) dont l'efficacité est incontestable
pour les localités situées en aval et, en particulier, pom* la ville
de Roanne.
Enfin les étangs ont, sous ce rapport, une influence qui n’est
pas à dédaigner, et M. Guillemain indique, d’après M. de Saint-
Venant, l’illustre ingénieur et mathématicien, membre de l’Ins-
titut, que la Société scientifique de Bruxelles a eu l’honneur de
compter dans son sein, les précautions à prendre pour faire en
sorte d’éviter l'insalubrité généralement redoutée de ces rete-
nues d’eau naturelles.
M. Guillemain aborde ensuite la question des endiguements.
Il ne serait pas possible, sm’ un pareil sujet, pour un esprit
sensé, d'édifier et surtout de faire accepter une théorie. Aussi,
M. Guillemain, dont la sûreté de jugement s’affirme, on peut bien
le dire, à chaque page de son livre, se garde-t-il de se lancer en
de pareilles considérations.
Il adopte le seul parti rationnel à suivre en l’espèce, à savoir
d’examiner avec soin des exemples importants d’application du
système de l’endiguement et de les discuter dans leurs moin-
dres détails, à tous les points de vue, pour en tirer des conclu-
sions pratiques. Les exemples choisis par lui sont celui du
Pô où le système de l’endiguement, pratiqué depuis vingt
siècles, a pris plus d’extension que nulle part ailleurs, et celui de
la Loire où, tout en critiquant ce qui a déjà été fait, il indique
les moyens propres selon lui à tirer le meilleur parti de la
situation acquise, moyens qui tendent à assurer l’épanouisse-
ment dans la vallée des crues dépassant une certaine cote.
BIBLIOGRAPHIE.
6o3
Il dit encore quelques mots de l’emploi des digues submersi-
bles, qui n’ont pas encore été appliquées sur une assez grande
échelle pour qu’il soit possible de porter cà leur endroit un juge-
ment absolu, puis il formule ses conclusions que nous résume-
rons ainsi :
Le phénomène des inondations produit du bien et du mal. Les
opérations imprudentes ou les luttes irréfléchies de l’homme le
rendent bien souvent plus dommageable qu’il ne serait naturel-
lement. D’une manière générale, les curages l’aggravent. L’em-
magasinement des eaux vers les sources est la meilleure solu-
tion du problème; on doit tendre à le favoriser. Les endigue-
ments ne sont pas un remède : c’est le commencement d’une
lutte sans fin, pleine d’accidents et de déceptions ; ils devraient
être limités à la protection des villes. Les terrains cultivés ne
doivent pas être soustraits à l’invasion des eaux: mais on doit
faire en sorte que cette invasion soit aussi lente, aussi facile,
aussi paisible que possible, et amener les cultures à se modifier
en vue de submersions fréquentes.
La question présente encore un autre côté cfui n’en est pas le
moins intéressant; nous voulons parler de la prévision et de l’an-
nonce des inondations. M. Guillemain lui consacre tout un cha-
pitre.
L’éminent auteur commence par faire un savant exposé des
méthodes de prévision qui semblent le plus pratiques. En pre-
mier lieu, c’est la méthode des courbes hydrométriques, qui
consiste à étudier, pour des localités échelonnées sur le cours
d’eau et ses principaux affluents, les variations de hauteur et à
en déduire l’importance et la marche delà crue; c’est ensuite la
méthode udométrique, qui consiste à observer les hauteurs de
pluie tombées sur les parties hautes de la vallée, et que M. Guille-
main a lui-même appliquée à la vallée de la Loire au-dessus du
Bec-d’ Allier. Cette dernière méthode n’a pas encore donné tout
ce qu’on est en droit d’attendre d’elle; il y a là un sujet d’étude
intéressant. M. Guillemain signale enfin certains pronostics qui
sont le fruit de l’observation populaire et qui méritent néan-
moins, pour chaque localité, d’être pris en considération.
Quant à l’annonce des inondations, M. Guillemain émet sur
le mode qu’il convient de suivre pour l’effectuer, les idées les
plus sages.
Nous citerons celle-ci :
“ Les avertissements ne doivent pas être trop précis On
vous sait gré d’une prévision vague que l’événement justifie,
6o4 revue des questions scientifiques.
tandis qu’on vous blâme d’une indication précise qui n’est
qu’approchée.
„ Il faut que les avertissements soient assez répétés pour
éviter l’impatience, et assez rares pour attirer l’attention. „
L’expérience personnelle de M. Guillemain lui a permis de
“ reconnaître que la curiosité publique était très convenablement
desservie avec l’émission de deux prévisions par jour, embras-
sant chacune au moins vingt-quatre heures, „
La quatrième partie traite des barrages.
Lorsqu’il n’est pas possible, par les moyens passés en revue
jusqu’ici, d’amélioi-er les conditions de navigabilité d’une rivière
sans modifier profondément son régime, on est amené à opérer
cette modification en canalisant cette rivière, c’est-à-dire en
recoupant transversalement son lit de distance en distance par
des liarrages qui ont pour effet d’augmenter le mouillage en dimi-
nuant la vitesse, ce qui constitue un double avantage pour les
bateaux.
Après quelques considérations générales sur les barrages,
M. Guillemain aborde l’étude des divers types de ce genre d’ou-
vrages, qu’il classe comme il suit ;
1“ Barrages fixes ;
2° Barrages à parties mobiles soutenues par des appuis fixes;
3° Barrages à parties mobiles soutenues par des appareils
mobiles eux-mêmes et indépendants des premiers;
4° Barrages à vannes tournantes et arc-boutées sur le radier,
formant un système complet et solidaire ;
5'^ Barrages à appareils mobiles mus par la chute elle-même.
Nous entrons ici dans une partie du livre d’une essence trop
technique pour pouvoir être analysée avec beaucoup de détails
dans la Revue. Nous nous contenterons d’en esquisser les traits
généraux, mais nous tenons à dire que M. Guillemain entre, pour
l’établissement des barrages,dans les détails les plus minutieux,
et met à la disposition des ingénieurs un guide des plus complets
pour leur venir en aide dans les travaux de ce genre.
Parlant des barrages fixes, il insiste particulièrement .sur le
danger des affouillements et sur les moyens de les prévenir.
Comme barrages à parties mobiles soutenues par des appuis
fixes, il décrit les barrages à vannes, les barrages à poutrelles
avec leurs divers modes d’échappement, le bateau-porte d’An-
drésy sur la Seine, le barrage de la Monnaie de Paris à tablier
cylindrique, les portes marinières et ponts éclusés. La plupart de
ces engins, particulièrement les deux derniers, sont d’un emploi
BIBLIOGRAPHIE.
6o5
de plus en plus rare. Ils sont, en général, d'une manœuvre peu
commode. On ne les adopte guère plus dans les nouvelles instal-
lations.
Le premier grand progrès qui ait été réalisé dans la cons-
truction des barrages fut lïnvenlion du barrage à fermettes
mobiles, due à M. l’inspecteur général des ponts et chaussées
Poirée. Ce nouveau système supprimait les appuis fixes à con-
struire de distance en distance dans la largeur de la rivière.
Cette disposition ingénieuse permettait, en cas de besoin,
d’effacer complètement le barrage et de rendre la rivière tout à
fait libre, avantage précieux qui venait se joindre à la grande
commodité de la manœuvre.
M. Guillemain indique tous les détails de ce système et les
variétés qu’a présentées son application. Il s’étend en particulier
sur les divers modes d’échappement qui ont été imaginés par
MM. Poirée fils et Michal, Chanoine, Kummer, Salmon ; sur les
moyens de constituer le rideau de retenue et d’assurer son étan-
chéité, en insistant tout spécialement sur les stores d’étanche-
ment de M. Caméré (barrage de Port-Villez) et les panneaux de
M. Boulé (barrage de Port-à-f Anglais). Il donne une méthode
complète pour le calcul des' fermettes, en tire des conclusions
pratiques, et indique les principaux types qui ont été réalisés
pour cet engin (fermettes de M. Poirée, de la Meuse ardennaise,
de Martot, de la Meuse belge, de Port-à-l’Anglais, de Port-Villez),
sans négliger les parties accessoires qui s’y rattachent (touril-
lons et crapaudines, barres d’attache, voie de fer de service,
chaînes d’attache, etc....) Il fait connaître également la disposi-
tion qu’il convient de donner au radier. Enfin, il signale les avan-
tages et les inconvénients du système des fermettes mobiles, tout
en reconnaissant que les premiers l’emportent très notablement
sur les seconds.
M. l’ingénieur en chef Tavernier a imaginé, pour le problème
des barrages, une autre solution, dont le principe consiste à ne
prendre sur le fond du lit qu’un simple point d’appui et à sus-
pendre les pièces mobiles à une poutre supérieure au cours
d’eau. Cette idée reçoit en ce moment au barrage de Poses, sur
la Seine, une application sur une vaste échelle. MM. de Lagrené
et Caméré ont imaginé, en vue de cette application, les disposi-
tions de détail les plus ingénieuses.
Un autre système de barrage mobile, non moins classique
aujourd’hui que celui de M. Poirée, est celui qui a été imaginé
simultanément par M. l’ingénieur en chef Chanoine, et par
6o6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
M. l’ingénieur Carro, et qui porte le nom du premier. Le prin-
cipe de ce sy.stème réside dans l’emploi de vannes tournantes
arc-boutées sur le radier. M. Ctuillemain consacre tout un cha-
pitre à ce genre de barrage, épuisant le sujet dans ses moindres
détails. La hausse, le chevalet, l’arc-boutant, la barre à talons, le
radier font l’objet de paragraphes spéciaux fort étendus. L’au-
teur ici encore fait une judicieuse comparaison des avantages et
des inconvénients du système. Il reproduit ensuite l’instruction
qui a été rédigée sur la manœuvre des hausses mobiles à l’in-
tention dés barragisles de la haute Seine par M. l’ingénieur
Lavollée. Enfin il décrit la modification apportée par M. l’in-
génieur en chef Pasqueau au système Chanoine, en vue de sup-
primer l’emploi de la barre à talons, et fapplication qui a été
faite de ce système au barrage de la Mulatière sur la Saône.
La dernière catégorie de barrages examinée par M. Guillemain
comprend les barrages à appareils mobiles mus par la chute
elle-même. Après divers exemples d’appareils de faible ouver-
ture, l’auteur fait la description et la théorie complète des
grands barrages à tambours de M. l’inspecteur général Louiche-
Desfontaines, dont on trouve un exemple remarquable sur la
Marne, à Joinville-le-Pont. Enfin, il décrit sommairement les
systèmes Girard (presses hydrauliques), Carro (sous-pression et
vannes roulantes), Cuvinot, Maurice Lévy \hausse articulée!,
Boidot (hausses pivotantes).
Il clôt toutes ces considérations sur les barrages mobiles
en indiquant leur mode d’utilisation en vue de l’établissement
d’une retenue d’eau. Ce chapitre termine le premier volume qui
contient en outre, à titre d’ Annexes, le beau Mémoire de
M. Lechalas sur les rivières à fond de sable, paru en 1871 dans les
Annales des ponts et chaussées, et l'intéressant travail de Baum-
garten sur les rivières de la Lombardie, paru en 1847 dans le
même recueil.
Le tome II s’ouvre par la cinquième partie, qui a pour titre :
Des moyens de franchir les barrages.
M. Guillemain commence par indiquer le procédé de la navi-
gation par écl usées — qu’il ne faut pas confondre avec celui des
écluses à sas. Le procédé des éclusées consiste à entraîner les
bateaux par une brusque émission d’eau, une lâchure, pour
employer le terme technique, produite par l’ouverture d’une passe
dans un barrage mobile. Ce procédé, très économique, mais
grossier, ne peut guère s’appliquer que pour le flottage au sujet
diupiel l’auteur nous donne tons les renseignements désirables
BIBLIOGRAPHIE.
607
et qui est encore utilisé pour l’approvisionnement de Paris en
bois de chauffage. La navigation par éclusées existe encore, pour
le bassin de la Seine, sur la haute Yonne, le Beuvron^ la Cure,
l’Armançon et la Vanne.
Mais la navigation intérieure serait restée à l’état d’enfance
sans l’invention des écluses à sas, “ imaginées suivant les uns,
importées suivant les autres, par Léonard de Vinci vers 1480 „,
et qui “ ont été appliquées pour la première fois en France aux
canaux de Briare et du Languedoc dans la seconde moitié du
xvii® siècle Nous n’avons ici ni à décrire ces ingénieux appa-
reils que tout le monde connaît, ni à insister sur les renseigne-
ments techniques très minutieux et très complets que M. Guille-
main donne à leur endroit. Après avoir indiciué leur disposition
générale, M. Guillemain décrit successivement, avec un très
grand soin, chacune de leurs parties constitutives, de même que
les ouvrages accessoires destinés aux manœuvres hydrauliques.
Il s’étend particulièrement sur la question des portes d’écluse,
qui est délicate, et c[ui doit à M. Guillemain lui-même d’avoir fait
un pas important. Après avoir décrit un grand nombre de types
de portes très divers d’ailleurs, et fait nettement ressortir leurs
qualités et leurs défauts, M. Guillemain fait observer qu’on ne
discerne, dans leur ensemble, aucune règle commune, et se pro-
pose de montrer où lui semble être la vérité, tout en se déclarant
prêt à reconnaître son erreur le cas échéant, ce qui est la marque
du véritable mérite.
L’examen auquel se livre l’auteur à ce propos est très déve-
loppé. Notre plus grand regret est de ne pouvoir, sous peine de
donner à cette analyse des proportions tout à fait insolites, nous
étendre sur ce sujet comme nous le voudrions. Nous nous borne-
rons à dire qu’après avoir énoncé les qualités que doivent pré-
senter les portes d’écluse, M. Guillemain étudie successivement
les moyens d’assurer chacune d’elles. Au sujet de la résistance
des vantaux à la poussée de l’eau, il relate les remarf{uables et
concluantes expériences auxquelles il se livra en 1879 avec le
concours de MM. les ingénieurs Lavollée et Kleine.Il expose enfin
sa méthode de calcul pour déterminer les dimensions des pièces,
et condense ses conclusions en un résumé lumineux.
Les idées de M. Guillemain ont été appliquées à la construc-
tion des portes de l’écluse d’Ablon, sur la Seine, et du canal de
l’Aisne et de la Marne. Jusqu’à ce jour, l’expérience les a pleine-
ment confirmées. Tout fait prévoir que l’avenir leur réserve une
complète sanction.
6o8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
L’auteur dit encore quelques mots des portes à un seul vantail,
dont l'usage commence à s’introduire chez nous ; puis il passe
en revue les principales variétés d’écluses à sas qui fonctionnent
sur nos rivières, ainsi que les divers types de ponts sur écluses,
et indique les dispositions qu'il convient de donner aux abbrds
des écluses.
M. Guillemain traite ensuite de la fondation des écluses à sas
et autres ouvrages hydrauliques, d’abord par les procédés
ordinaires appropriés aux divérses natures de terrain, puis au
moyen de l’air comprimé.
Il est des cas où il y a avantage, au lieu de placer l’écluse sur
le cours même de la rivière, à la mettre à côté, sur une dériva-
tion pratiquée à cet effet. M. Guillemain consacre un chapitre
aux dérivations éclusées, dont il fait connaître les dispositions
générales, en insistant particulièrement sur l’établissement des
ponts par-dessus ces dérivations.
La sixième et derniève partie du livre est relative aux canaux.
Il arrive parfois que les circonstances rendent impraticable la
canalisation d'une rivière. On doit alors, pour répondre aux
besoins de la navigation, créer à côté de cette rivière une voie
artificielle, un canal latéral.
M. Guillemain commence par étudier les dispositions géné-
rales d’un canal : section, tracé et profil en long. Puis il aborde
la question importante de la traversée des affluents. Cette tra-
versée s'opère par deux procédés, soit par-dessus, soit à niveau.
Le premier de ces procédés donne naissance aux aqueducs,
lorsqu’il s'agit d’un passage de faible largeur, et aux ponts-
canaux dans le cas contraire. M. Guillemain s’étend, comme il
convient, sur la construction de ces sortes d’ouvrages. La con-
struction d’un pont-canal ne diffère pas essentiellement de celle
d’un pont ordinaire, aussi l’auteur renvoie-t-il, pour les règles à
suivre, aux ouvrages qui traitent de cette matière. Le seul point
spécial sur lequel il y ait lieu d’insister et auquel M. Guillemain
s’attache, en effet, tout particulièrement, c’est le moyen d’assurer
l’étanchéité de la cuvette.il fait aussi remarquer qu’en raison du
poids considérable qu’ont à supporter de pareils ouvrages, il est
indispensable que leur fondation soit tout à fait sûre. Comme
exemple de pont-canal en fonte, il décrit celui de Barberey, sur
la haute Seine ; comme exemple de pont-canal en tôle, celui de
l’Albe; enfin, comme exemple de pont-canal mixte en métal et
maçonnerie, celui de la Charité, à Charenton.
Il est évidemment beaucoup plus économique de traverser les
BIBLIOGRAPHIE.
609
affluents à niveau; mais une telle solution n’est acceptable que
lorsqu’il s’agit d’une rivière canalisée d’un régime presque aussi
sûr que celui d’un canal. L’auteur cite les traversées de la Loire
à Ghâtillon et à Decize, celle du Libron par le canal du Midi.
Il se livre ensuite à un examen approfondi des déperditions
d’eau dans les canaux. Il les range en trois classes : déperditions
apparentes, telles que les consommations d’eau par les éclusées,
les fuites sur des points déterminés|; déperditions non appa-
rentes, telles que l’évaporation et la filtration, les pertes par
fausses manœuvres ou pour réparation d’avaries; déperditions
douteuses, telles que celles qui proviendraient du mouvement
des ports, des différences de longueur dans les biefs et de chute
dans les écluses, de l’effet des écluses échelonnées.
Get examen lui permet d’aborder la question capitale de
l’alimentation des canaux latéraux. Après avoir étudié la répar-
tition des ressources alimentaires sur une ligne navigable, il
indique les conditions d’établissement de la prise d’eau princi-
pale à l’origine du canal, et des prises d’eau secondaires sur son
parcours.
Pour ce qui est de l’expulsion des eaux, l’auteur décrit les
diverses sortes de déversoirs qui sont en usage.
En outre des canaux latéraux qui assurent les communica-
tions fluviales à l’intérieur d’un même bassin, on construit des
canaux dits à point de partage, qui font communiquer deux
vallées avoisinantes par leurs parties supérieures. En France,
l’auteur cite comme canaux de ce genre ceux de Briare, du Midi,
de Saint-Quentin, du Gentre, de Bourgogne, du Nivernais, du
Berry, du Rhône au Rhin, de Bretagne, des Ardennes, de la
Sambre à l’Oise, de la Marne au Rhin, de l’Est. M. Guillemain
sigiiale, comme une lacune regrettable, l’absence de communi-
cation par canaux entre les bassins de la Gliarente et de la
Garonne d’une part et le bassin de la Loire de l’autre. Des
études sont poursuivies dans ce sens (Pièce A,§ iii des Annexes).
La question de l’alimentation, déjà fort importante lorsqu’il
s’agit des canaux latéraux, prend un rôle prépondérant pour les
canaux à point de partage. M. Guillemain la traite en détail. La
grosse difficulté réside surtout dans l’alimentation du bief de
partage. Les eaux pérennes offrent une première ressource, à la
vérité, le plus souvent assez précaire. A défaut d’eaux pérennes,
il faut emmagasiner les eaux d’hiver dans des réservoirs. Enfin,
si la solution des réservoirs échappe, on est forcé de recourir à
l’emploi de machines qui remontent l’eau perdue ou la puisent à
XXI 39
6io
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
des sources inférieures. Ayant, par un examen détaillé de ces
diverses questions, fait sentir l’intérêt qn’il y a à réduire autant
que possible la consommation d’eau des écluses, M. Guillemain
indique diverses solutions qui ont été proposées pour effectuer
cette réduction: bassin d’épargne, flotteur de M. de Béthancourt,
système de M. le marquis de Caligny.
Pour opérer à la fois l’économie de l’eau et la diminution du
temps consacré au passage des écluses, on a hnaginé de puis-
sants engins qui, en effectuant le transport mécaniquede bateaux
d’un bief à l’autre, permettent d’accroître notablement la hau-
teur de chute entre ces biefs. Ces engins sont les plans inclinés
et les élévateurs. Ils constituent les plus récents progrès qui
aient été réalisés dans la construction des canaux.
Comme exemples de plans inclinés transportant les bateaux à
sec, M. Guillemain décrit ceux du canal Morris et de l’Oberland
prussien, et, comme exemples de plans inclinés guidant sur leurs
rails des sas roulants dans lesquels les bateaux flottent et s’éclu-
sent tantôt dans le bief supérieur, tantôt dans le bief inférieur,
il décrit ceux de Blackhill et de Georgetown.
Quant aux élévateurs hydrauliques, M. Guillemain fait connaî-
tre ceux du Great Western et d’Anderton. On trouve, en outre,
parmi les Annexes de la fin du volume, des rapports de
MM. Edwin Clark et Cadart, ingénieur des ponts et chaussées,
sur l’accident survenu en 1 882 à l’élévateur d’Anderton et une
Notice développée de M. Gruson, ingénieur en chef des voies
navigables du Nord et du Pas-de-Calais, sur l’ascenseur des
Fontinettes, actuellement en construction sur le canal de Neuf-
fossé à Arques, près Saint-Omer.
Après ces descriptions, M. Guillemain se livre à un examen
critique très minutieux des avantages et des inconvénients de ces
divers modes de transport mécanique,et conclut que leur emploi
doit être limité aux cas où une chute brusque est commandée
par la disposition des lieux, ou par une communication directe à
établir entre deux lignes navigables voisines.
11 aborde ensuite la construction des canaux à point de par-
tage. 11 commence par indiquer, d’après Brisson principalement,
les règles à suivre pour fixer le tracé aux environs du bief de
partage. Il aborde ensuite la question des terrassements, en insis-
tant sur tous les soins qu’exige leur exécution. Il s’étend sur les
travaux d’étanchement, dont on conçoit à première vue toute
l'importance, en indiquantes solutions appropriées aux diverses
espèces de sols.
A titre de complément nécessaire des canaux, M. Guillemain
BIBLIOGRAPHIE.
6l 1
s’attache ensuite aux réservoirs. Après quelques considérations
générales à leur sujet, il donne les règles de la construction
des barrages qui servent à îesconstituer.Envisageant en premier
lieu les barrages en terre, il montre comment on en arrête les
dispositions générales ; il indique les divers modes de revête-
ment dont on y fait usage et les soins spéciaux auxquels on doit
s’attacher pendant leur exécution. 11 examine aussi tous les
ouvrages accessoires qu’ils comportent, tels que prises d’eau,
bondes de fond, bassins de décantation, déversoirs. Il cite, en
particulier, les prises d’eau de Montaubry et de Pauthier, le
déversoir du Tillot, le déversoir-siphon de Mittersbeim qui réa-
lise une ingénieuse conception de M. l'ingénieur en chef Hirsch.
Pour éclairer la question, M. Guillemain donne une idée de ce qui
se pratique à l’étranger, en décrivant certains types de dignes
tirés de l’Angleterre, de l’Inde, de Ceylan.
Comme barrage mixte en terre et maçonnerie, il prend
l’exemple de la digue de Saint-Ferréol (réservoir d’alimentation
du canal du Midi).
Pour les barrages en maçonnerie, l’auteur, après avoir exposé
les généralités qui s’y rapportent, fait une étude consciencieuse
de la résistance de ces ouvrages, étude qui repose, il est vrai, sui-
des principes assez hypothétiques, mais cpii fournit néanmoins
d’utiles indications au point de vue général. M. Guillemain tire
également d'utiles enseignements de l’examen des conséquences
de certains accidents, tels que ceux des digues de Puentès, du
Plessis, de Sheffield, de Tabia, de l’Oued Fergoug. Il déduit de
tout ce qui précède les règles qui peuvent servir à la détermina-
tion de la forme des murs, insiste sur la nécessité de la mise en
charge progressive des maçonneries, et traite ensuite des ouvra-
ges accessoires. Il dit enfin quelques mots de la décantation des
réservoirs naturels et des souterrains.
Un dernier chapitre est consacré à l’entretien et à l’exploita-
tion des canaux. L’auteur décrit les opérations du curage, du
faucardage, entrant à leur égard dans tous les détails prati-
ques nécessaires. Il examine aussi le rôle.des plantations, et rend
compte des conditions dans lesquelles doit se pratiquer le chô-
mage. Enfin, envisageant l’exploitation des canaux sous le rap-
port des mesures sur lesquelles l’administration a une action
directe, il examine successivement ce qui a trait au matériel
flottant, aux dispositions propres à faciliter l’embarquement et
le débarquement des marchandises, aux mesures d’ordre et de
police destinées à assurer le fonctionnement des canaux.
M. (Uiillemain termine par une comparaison entre les che-
612
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
mins de fer et les canaux au point de vue économique. Il con-
state que la faveur dont les premiers jouissent auprès de l’opi-
nion publique a déterminé chez eux des perfectionnements qui
en ont fait un merveilleux instrument de transport, mais il
estime qu’il est désirable que des améliorations soient aussi
apportées à notre système de canaux. Les avantages de ce«iode
de transport sont, en effet, incontestables dans certaines condi-
tions que l’auteur énonce, et dont il faut avant tout, dans chaque
cas, bien se rendre compte.
En somme, les canaux présentent, selon M. Guillemain, “ des
avantages précieux, dont une exploitation intelligente arrivera à
profiter mieux qu’on ne le fait aujourd’hui; mais ils ne sauraient
infu’iner cette vérité que les canaux ne peuvent pas lutter par-
tout avec les chemins de fer, et qu’il ne fout pas les faire sortir
du milieu qui leur convient. Leur établissement serait une perte
pour la fortune publique, partout où le transport ne serait pas
notablement au-dessous des prix applicables aux chemins de
fer; une fois que les circonstances locales ont justifié leur créa-
tion, l’économie dans le fret est la première cho^e à obtenir, en
s’efforçant d’ailleurs d’y joindre la sécurité et la régularité, autant
que faire se peut. „
Le volume est complété par une série d’annexes fort intéres-
santes que nous nous bornerons à mentionner.
L’annexe A se compose à' études techniques et administratives
pour V établissement de grands canaux de navigation. première,
très développée, due à M. l’ingénieur en chef Flamant (i), a trait
au canal du Nord sur Paris; la seconde, de M. Jollois,se rapporte
au projet d’un canal reliant la région houillère et industrielle de
Saint-Etienne avec le canal latéral à la Loire et avec le Rhône ;
la troisième, extraite d’un rapport de M. l'inspecteur général
Simonneau, indique sommairement les divers projets de canaux
qui ont été mis en avant pour la jonction de la Garonne à la
Loire.
L’annexe B comprend les documents sur les élévateurs
hydrauliques, dus à MM. Edwin Clark, Gadart et Gruson, dont
nous avons déjà parlé plus haut.
Enfin l’annexe G contient des renseignements divers sur les
canaux.
(1) Auteur du traité de Résistance des matériaux que nous avons analysé
dans la livraison de janvier 1887.
BIBLIOGRAPHIE.
6l3
Pour terminer cette analyse, nous résumerons en quelques
mots l’impression que nous avons ressentie en lisant avec toute
l’attention qu’il mérite le bel ouvrage de M. Guillemain.
Ayant eu l’honneur d’être, à l’École des ponts et chaussées,
l’élère de l’éminent inspecteur général, nous avons conservé un
souvenir vivace de son enseignement si clair, si méthodique, si
attachant, tout imprégné d’un jugement si droit, d’une cri-
tique si sage, d’un esprit de déduction si prudent et si réservé.
M. Guillemain possède plus qu’aucun autre l’art de toujours
tenir son auditeur sous le cl arme de sa parole, de ne jamais
laisser l’intérêt s’alanguir, art difficile en de telles matières. Ce
qui domine surtout en lui, c’est cet imperturbable bon sens
qui ne le laisse jamais s’égarer en des théories aventurées.
M. Guillemain n’est point un homme à systèmes, un homme
à idées préconçues. Il ne se hasarde jamais. Ses assertions sont
toujours scrupuleusement pesées avant d’être formulées et, là
où l’expérience n’a pas encore permis d’avancer une opinion bien
assise, solidement échafaudée, il se tient sur la réserve; il indique
bien, sans doute, ce qui lui paraît le plus probable, mais il ne
manque pas d’insister sur l'incertitude qui entoure encore le
sujet, et il s’en remet au temps, le grand éducateur, pour fixer la
vérité dans l’avenir. M. Guillemain ne se contente donc pas
d’exciter l’intérêt de ses auditeurs, ce qui déjà est bien ; il leur
inspire confiance, ce qui est mieux.
Ces éminentes qualités du professeur se retrouvent tout
entières dans son livre, qui est, nous l’avons dit, la fidèle repro-
duction de son cours. Ajoutons qu’en celui-ci le classement des
matières est fait avec le plus grand soin. Les divisions sont nettes
et se prêtent admirablement aux recherches. Chaque chapitre
est précédé d’un sommaire, indiquant le développement du sujet
paragraphe par paragraphe, et chacun de ceux-ci porte, imprimé
en larges caractères, un titre qui en marciue la substance.
A tous les points de vue donc, l’œuvre de M. Guillemain
s’impose aux ingénieurs, et nous avons l’absolue conviction que
l’appréciation que nous avons portée ici n’est que l’imparfaite
expression de leurj opinion unanime.
Maurice d’Ocagne.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
614
VII
Atlas des missions catholiques..., par le K. P. O. Werner, S. J.,
traduit de rallemand, revu et augmenté par M. Valérien
Greffier. Fribourg en Brisgau, B. Herder, i886.
Au moment de s'élever au ciel, le Seigneur ordonna à ses
disciples d’aller dans l’univers entier et de prêcher l’Évangile à
toute créature; les apôtres obéirent à cet ordre, et prof ecti præ-
dkaverunt uhique. Durant dix-huit siècles, leurs successeurs,
fidèles au précepte du Maître, n’ont cessé d’étendre les domaines
du royaume de Dieu. Le monde romain était plongé dans l'ido-
lâtrie, ils l'ont rendu chrétien ; ils ont également converti les
barbares qui détruisirent l’empire de Rome. Par leurs paroles
et leurs exemples, ils ont peu à peu adouci les mœurs, aboli
l’esclavage, fait renaître les lettres, les sciences et les arts, créé
des établissements de charité; en un mot,c’est aux missionnaires
chrétiens que l’Europe doit sa civilisation actuelle. Quand les
croisades eurent rouvert l'Orient au zèle des chrétiens, deux
ordres religieux nouvellement établis, les franciscains et les
dominicains, se répandirent en Asie et en Afrique pour y
annoncer la bonne nouvelle. Les premiers pénétrèrent jusqu’en
Chine, où ils fondèrent l’évêché de Cambalu (Péking). La décou-
verte de l’Amérique et celle du nouveau chemin des Indes déve-
loppèrent encore l’esprit de prosélytisme dans l’Europe catholi-
que, et un nouvel ordre, celui des jésuites, se faisant tout à tous,
d’un côté organisa l’enseignement chrétien et lutta contre la
réforme, et de l’autre augmenta le nombre des missionnaires
chez les nations idolâtres.
Les missions se multipliant de plus en plus, le pape Grégoire
XV institua en 1622, ponr leur donner une direction plus régu-
lière, une congrégation spéciale, la Propagande, à laquelle cinq
années après Urbain VIII adjoignit un collège où des jeunes
gens de diverses nations se préparent à l’exercice de l’apos^^olat.
Saint Vincent de Paul établit en i638 les prêtres de la mission
connus sous le nom de Lazaristes, et en 1 664 le P. Bernard de
Sainte-Sabine, évêque de Babylone, fonda la congrégation des
Missions étrangères d’après le plan proposé par le P. Alexandre
de Rhodes, célèbre missionnaire de la compagnie de Jésus.
11 n’entre pas dans notre plan de parler ici dos diverses asso-
BIBLIOGRAPHIE.
6l5
dations, congrégations, etc., qui surgirent pour former des
missionnaires et favoriser les missions ; mais nous devons citer
l’œuvre de la Propagation de la foi, fondée à Lyon en 1822, et
"dont Dieu a visiblement favorisé le succès et le développement.
Ses revenus, recueillis sou par sou, sont depuis plus d’un demi-
siècle une des principales ressources des missionnaires.
Depuis longtemps, tous ceux qui s’intéressent à la religion et
à ses progrès désiraient avoir un ouvrage où il leur fût possible
de suivre son expansion continue dans le monde barbare et
idolâtre. Il existait, il est vrai, des cartes isolées de quelques
missions particulières; l’excellente revue, /es Missions catholiques,
avait même publié un “ Planisphère des croyances religieuses et
des missions chrétiennes „ ; mais personne jusqu’ici n’avait
entrepris de donner un ouvrage d’ensemble où l’on pût voir et
étudier la hiérarchie des nombreuses missions dont l’Église a
couvert le monde. Aujourd’hui cette regrettable lacune a été
comblée par la publication du Katholischer Missions-Atlas paru
en i885 et rédigé par le R. P. O. Werner S. J. Ce travail, répon-
dant à un véritable besoin, a été rapidement enlevé, quoique
tiré à un grand nombre d'exemplaires, et une nouvelle édition
revue et améliorée a été publiée. C’est sur la seconde édition
qu’a été faite la traduction française dont nous nous proposons
d’entretenir un instant les lecteurs de la Revue.
L’ouvrage est divisé en deux parties: vingt cartes très bien
faites, très claires et coloriées avec soin, et une notice explicative
en 43 pages et plusieurs tableaux. Celle-ci offre le plus grand
intérêt: elle commence par une statistique générale de la popu-
lation catholique du globe, dont voici le résumé :
PARTIES DU MONDE
SUPERFICIE
POPULATION
CATHOLIQUES
Europe (sans l'Islande et
laNouï. Zfnible)
9 7.30 576 k. car.
328 000 000
153 837 535
Asie
44 580 850 ,
796 000 000
9 234 000
Afrique
29 82.3 253 ,
206 000 000
2 656 000
Amérique
.38 473 138 ,
102 000 000
51 033 790
Océanie
8 952 855 ,
4 300 000
672 000
Terres polaires
4 478 280 ,
850 000
y
Total
136 038 872 „
1 437 150 000
217 433 325
Le nombre des catholiques atteint donc à peine quinze ]iour
cent de la population de la terre. Ce nombre si minime étonnera
sans doute plusieurs de nos lecteurs. Toutefois on le compren-
6l6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dra si l’on considère qu’abstraction faite des mahométans, des
hérétiques, des schismatiques et des juifs, il se trouve encore en
Asie, en Océanie, en Amérique, et surtout en Afrique, d’innom-
brables idolâtres. Mais, tandis que les dissidents sont divisés à
l’infmi, ces deux cent millions de catholiques forment un seul
tout, et sont groupés en un corps admirablement organisé sous le
successeur de saint Pierre.
Les tableaux joints à ces notices sont extrêmement remar-
quables, on y voit d’un coup d’œil le développement successif
de la religion dans les divers pays évangélisés.
Le protestantisme resta longtemps sans songer à accomplir le
précepte du Maître: Allez et enseignez. C’est seulement en 1647,
près d’un siècle et demi après la révolte de Luther, que surgit en
Angleterre la première société pour la propagation de l’Evangile.
Elle fut suivie de beaucoup d’autres, chaque secte ayant les
siennes. Les protestants des autres pays ont imité l’Angleterre,
surtout dans les derniers temps. La plus importante de toutes
ces associations est la Société biblique anglaise et étrangère
(British and Foreign Biblical Societij), fondée à Londres en 1802,
et qui, il y a dix ans, avait déjà jeté dans la circulation plus de
quatre-vingt millions d’exemplaires de la Bible en deux cent
vingt langues et dialectes différents. C’est que la parole morte est
le fondement du protestantisme ; son grand moyen de propa-
gande religieuse consiste surtout dans la distribution des Bibles, et
dans l’érection d’écoles pour apprendre à lire ce livre sacré,
traduit tant bien que mal en ces langues barbares. Il n’est donc,
pas étonnant que les peuples naïfs aient peine à comprendre
l’arrivée de ses apôtres dans le pays. Voici ce que dit à ce sujet la
femme d’un ministre protestant qui a accompagné son mari
dans l’Afrique australe : “ Pour autant que j’ai pu le savoir, ceux
qui n’ont pas été à l’école de la mission commencent à com-
prendreque les missionnaires n’aiment pas la guerre ; cependant
ils ne sauraient trouver la raison pour laquelle ces étrangers
sont venus dans la contrée. Ils paraissent s’imaginer que c’est
une nouvelle tribu qui, comme eux-mêmes, est venue s’établir
là pour y chercher plaisir et profit. Ils les regardent comme des
colons riches aux mœurs bizarres, aimant à chanter des hymnes
et connaissant une grande quantité de Monhwalla (remèdes
médicaux et magiques) et, ce qui vaut mieux, possédant
beaucoup de calicot pour faire des cadeaux (i). »
(1) Mrs. Fringle, Towards the Moimtains of the Moon, p. 257, citée dans
VAcadem;/, May 31, 1884, n° 630, p. 379.
BIBLIOGRAPHIE
617
Nous ne pouvons nous empêcher d’ajouter au témoignage
de cette bonne dame celui d’un protestant croyant, hono-
rable entre tous, et que sa position élevée mettait à même
d’apprécier la valeur du plus grand nombre des missionnaires
protestants : “ Il n’y a de vrais missionnaires que les catholiques;
on en trouve toujours, tandis qu’il nous est très difficile d’avoir
des ministres pour le service religieux de nos colonies. Puis
la plupart de ceux qui y vont jettent le froc aux orties après
quelques années de service, et cherchent un métier plus lucra-
tif; ils nous reviennent gros et gras et la bourse bien garnie. Les
missionnaires catholiques, au contraire, restent à leur poste et,
si par hasard ils reviennent en Europe, c’est pauvres, malades et
épuisés. , Voilà ce que disait feu M. L., ministre dos colonies en
Hollande, à feu l’évêque d’Amorium, qui venait lui présenter
ses respects avant de partir pour Suriname, où Pie IX l’envoyait
comme vicaire apostolique. C’est de l’évêque lui-même que nous
tenons cette appréciation du ministre.
Mais, si les missionnaires protestants ne récoltent guère <le
fruits religieux, beaucoup, ceux d’Angleterre surtout, se montrent
très habiles à favoriser l’extension de la puissance et de l’indus-
trie nationales. Ils en conviennent eux-mêmes d’ailleurs, et le
Rév. J. Chalmers n’a pas hésité à dire à la séance de la Société
géographique de Londres, le 1 7 janvier dernier, que le succès de
l’annexion de la Nouvelle-Guinée est dû avant tout aux agis-
sements des missionnaires anglais et de leurs évangélistes
(= catéchistes) polynésiens.
Mais nous nous sommes laissé entraîner ; revenons à notre
sujet.
Les cartes de l’édition française sont les mêmes que celles de
l’édition allemande avec une seule modification. Le traducteur a
omis les deux cartes donnant les missions de la compagnie de
Jésus dans la partie nord-ouest de l’Amérique du Sud en 175 1,
et celle des missions du Paraguay en 1732; il a considéré que,
si intéressantes qu’elles fussent sous le rapport historique, elles
présentaient un intérêt trop rétrospectif dans un atlas tout
moderne. Il les a remplacées par les cartes de la Grande-Bre-
tagne et de l’Irlande, qui sont plus conformes au but de l’ou-
vrage.
La première carte est une mappemonde donnant la distri-
bution des catholiques sur toute la terre. Cinq couleurs indiquent
leur nombre relatif dans les différentes régions; la gamme
adoptée est rose, violet, carmin, bleu et jaune. A notre avis,
6l8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l’auteur eût mieux fait de prendre la succession des couleurs du
spectre solaire; la lecture de la carte en eût été facilitée.
Les seconde, troisième et quatrième cartes sont nouvelles; les
deux dernières donnent la hiérarchie catholique du Royaume-
Uni. Nous avons vu avec plaisir qu’on a eu soin d’indiquer, en
Ecosse, les anciennes résidences épiscopales d’avant la réforme.
La seconde carte représente, sur un double planisphère, l’état
des missions en i885 et en 1822, année de la fondation de
l’œuvre de la Propagation de la foi, et montre l’extension prodi-
gieuse qu’elles ont prise depuis cette époque.Plus de 270 évêchés,
préfectures apostoliques et vicariats nouveaux ont été érigés par
les souverains pontifes dans les pays hérétiques ou infidèles; le
nombre des apôtres s’est merveilleusement multiplié, et les
missions ne cessent d’être en progrès dans les cinq parties du
monde.
La cinquième carte représente les royaumes Scandinaves. On
y trouve, outre les limites des vicariats, les différentes stations
où il y a des églises ou chapelles catholiques. La carte est au
1,7500000; avec une échelle un peu plus petite, 1/9000000 par
exemple, on aurait pu y ajouter avec leurs stations les vicariats
de l’Allemagne septentrionale et de la Saxe, dont les cartes
manquent dans cet Atlas.
Trois cartes sont consacrées aux missions du Levant; trois
cartons y sont joints, donnant les limites des quatre délégations
apostoliques, ainsi que les plans de Constantinople et de Jéru-
salem. Nous regrettons que ces cartes ne donnent pas les noms
de tous les endroits où se trouvent des stations et des établis-
sements catholiques. Ces lieux, souvent trop peu importants
pour figurer sur les cartes ordinaires, doivent avoir leur place
sur les cartes spéciales; mais l’échelle adoptée pour ces
cartes est trop petite. D’ailleurs il serait très facile de gagner de
la place : le carton des délégations apostoliques aurait pu être
supprimé et remplacé par des cartons donnant plus de détails.
Cette suppression n’aurait aucun inconvénient; les diocèses
arméniens étant indiqués par des teintes plates, il suffit d’un
simple filet de couleur pour les limites des délégations. Le plan
de Constantinople, quoique d’un tiers plus grand que celui de
l’Atlas de Stieler, a moins de détails. Il serait très facile d’y
inscrire des chiffres indiquant la place des églises et des établis-
sements catholiques; de plus, en reculant le plan d’une quinzaine
de millimètres vers la droite, on pourrait y mettre San Stefano
et Macrakjoi (et non Macrakjôc, comme donne la notice). Le plan
BIBLIOGRAPHIE.
619
de Jérusalem serait à modifier, il est beaucoup moins soigné que
le reste de l’Atlas; si nous ne nous trompons, l’hospice allemand
(n° 14) est protestant; du moins, c’est dans ces parages que le
frère Liévin place l’hôpital prussien et rétablissement des
diaconesses prussiennes. Nous approuvons beaucoup le système
de l’auteur de marquer par des couleurs et des soulignements
différents les résidences des différents ordres religieux et les
évêchés des différents rites orientaux; seulement, nous trouvons
que ses couleurs sont souvent un peu trop pâles, plusieurs se
distinguent avec peine pendant le jour, et se confondent totale-
ment à la lumière artificielle. En outre, il faudrait employer sur
toutes les cartes les mêmes couleurs et les mêmes soulignements
pour indiquer les mêmes religieux et les mêmes rites. Dans
l’Atlas actuel, on trouve sur la même feuille les jésuites marqués
comme les maronites, les lazaristes comme les Syriens unis, etc.;
c’est sur deux cartes différentes, il est vrai, mais elles sont
placées côte à côte ; une telle méthode ne peut que dérouter le
lecteur.
Nous avons été très étonné de ne pas trouver sur la carte des
Indes orientales la ville de Cranganore, qui fut pendant deux
siècles le siège d’un évêché. Du reste, le pape ayant récemment
établi la hiérarchie de l’Inde, la carte 11“ 9 devra subir des modifi-
cations dans une édition subséquente.
L’échelle de la carte de l’Indo-Ghine est trop petite pour permet-
tre les détails à l’intérieur du Tong-King. Tout le monde le
regrettera, d’autant plus que ce pays est aujourd’hui en proie à
une sanglante persécution. Pourquoi fauteur n'a-t-il pas profité
de l’espace plus grand que lui laissait la carte suivante (Chine
occidentale) pour y inscrire les principales stations des quatre
vicariats du Tong-King qui s’y trouvent?
La carte de l’Afrique change de jour en jour, grâce à de nou-
velles découvertes. Ce n’est pas seulement la'partie géographique
qui se modifie, c’est aussi la division ecclésiastique par suite des
travaux des missionnaires. En outre, il est probable que les
limites des vicariats apostoliques deviendront peu à peu celles
des possessions européennes dans le continent noir.
Nous dirons peu de chose des cartes de l’Amérique, de
f Australie et de l’Océanie; elles sont parmi les meilleures de
l’Atlas. Signalons, en passant, une faute d’impression que nous
avons remarquée dans le tableau du développement de la
hiérarchie catholique en Australie, et d’après laquelle la partie
méridionale du continent australien aurait appartenu de 1845 à
1 847 au vicariat apostolique des îles de la Sonde.
t)20 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Les diocèses du Brésil et ceux des républiques espagnoles ne
dépendant pas de la Propagande, la carte de l’Américiue méri-
dionale ne se trouve pas dans l'Atlas. Nous espérons qu’elle
prendra place dans une nouvelle édition. Ces contrées comptent
encore un grand nombre de peuples assis à l’ombre de la mort,
et la Propagande y a fondé récemment une préfecture aposto-
lique sur le bord de la rivière des Amazones, ainsi qu’un vica-
riat et une préfecture dans la Patagonie.
Finissons par une remarque que nous soumettons à l’appré-
ciation de l’auteur. Son but, comme il le dit dans sa préface, a été
de tracer l’organisation ecclésiastique des pays de mission soumis
à la sacrée congrégation de la Propagande. “ Il nous a été impos-
sible, ajoute-t-il, de donner place à toutes les stations pourvues
de missionnaires ; nous avons dû nous contenter d'indiquer les
plus importantes. Dans beaucoup de missions, en eiïet, le nombre
des chrétiens est si considérable que leur énumération eût exigé
beaucoup de cartes spéciales, et considérablement augmenté le
prix de l’ouvrage. „ Nous comprenons ces raisons, tout en regret-
tant leur conséquence; mais, dans les cartes actuelles, rien
n’indique ces stations; un moyen facile pour les faire connaître
serait de les souligner sur toutes les cartes par une même couleur,
autre que celle qui sert à désigner les résidences des évêques.
L’utilité pratique de l’ouvrage serait ainsi augmentée de beau-
coup. Une note ou un signe quelconque ajouté à la carte indique-
rait si les stations sont au complet ou non.
Nous avons été peut-être un peu long dans ce compte rendu;
le lecteur nous pardonnera,en songeant à l’importance de l’œuvre
du P. Wei’uer. Nous avons cru devoir signaler quelques légers
défauts, faciles à corriger, et suggérer quelques améliorations
qui à notre avis augmenteraient la valeur de son ouvrage, déjà
excellent, et dont, nous en sommes convaincu, la traduction
française aura autant de succès que l’original allemand.
Louis ÜELGEUB.
BIBLIOGRAPHIE.
621
VIII
Exposition universelle d’Anvers i 885; rapports des membres
du jury international des récompenses ; Les j)rodnits chimiques
et pharmaceutiques, par M. Fr. De Walqüe, professeur à l’Uni-
versité de Louvain; Bruxelles, 1886; in-8°, 208 pages.
Ce livre est un tableau fidèle de l’état actuel de l’industrie
chimique; il abonde en appréciations judicieuses et en rensei-
gnements intéressants. L’éminent professeur passe successive-
ment en revue les principaux produits de la grande et de ta
petite industrie chimique, les produits divers, les couleurs et les
matières colorantes, les eaux minérales et les produits pharma-
ceutiques des divers pays. Voici, d’après ce rapport, quelques-
uns des progrès les plus marquants, récemment réalisés dans
ces industries.
Produits chimiques proprement dits. — La pyrite grillée,
résidu de la fabrication de l’acide sulfurique, est utilisée main-
tenant comme minerai de fer dans les hauts- fourneaux. L’acide
sulfureux pour les chambres de plomb est, du reste, obtenu
aujourd’hui en quantité notable par le grillage de minerais sul-
furés autres c{ue les pyrites, notamment de la blende (à Stolberg,
à la Vieille-Montagne, etc). Quant au soufre d’Italie, son emploi
dans la fabrication de l’acide sulfurique est à peu près aban-
donné.
Pour la fabrication du sulfate de soude et de la soude par
le procédé Leblanc, l’emploi des fours tournants tend à se
répandre, principalement en Angleterre et en France ; certains
de ces fours sont chauffés par des gazogènes avec récupéra-
teurs. L’acide chlorhydrique, sous-produit de cette fabrication,
est condensé presque totalement et utilisé en grande partie,
concurremment avec l’acide sulfurique, pour le traitement
des phosphates et particulièrement des laitiers des convertis-
seurs Thomas. La plupart des fabriques de produits chimiques
se sont en effet adjoint dans ces dernières années la fabrication
des superphosphates pour l’agriculture, matière fertilisante dont
l’emploi a pris une extension considérable.
Le procédé Solvay pour la fabrication de la soude fait une
concurrence de plus en plus désastreuse au procédé Leblanc; et
il le détrônera complètement le jour, qui n’est peut-être pas
bien éloigné, où l’on aura trouvé le moyen pratique de retirer
Ô22 REVUE DES QUESTIO>"S SCIENTIFIQUES.
des sous-produits (chlorure calcique) l’acide chlorhydrique ou le
chlore libre.
Pour la fabrication des chlorures de chaux, le procédé Weldon
est aujourd’hui généralement suivi ; celui de Deacon a été aban-
donné en France et en Belgique.
On continue à s’occuper beaucoup de la récupération des
sous-produits de la fabrication du coke métallurgique (goudron
et ammoniaque).
De nouveaux- appareils ont été imaginés pour l’élévation des
liquides : ce sont les pulsomètres à air comprimé, n’ayant pour
tout organe mobile qu’un clapet, et les émulseurs aspirants ou
refoulants. L’émulseur refoulant est basé sur le principe suivant:
Si, dans un tube en U à branches inégales contenant un liquide,
on vient à insuffler de l’air comprimé par un petit trou au bas
de la grande branche, on émulsionne le liquide qui s’y trouve;
ce liquide devenant ainsi moins dense, le niveau d’équilibre
s’élève dans cette branche. On conçoit qu’au lieu d’insuffler de
l'air, on puisse aspirer par le haut (émulseur aspirant).
Sels de Stassfurt. — On a reconnu que le gisement de
Stassfurt s’étend sur une grande partie de la vaste plaine du
nord de l’Allemagne. Le sel gemme s’y présente parfois sous
des épaisseurs de plus de looo mètres. Les sels potassiques
(carnallite, kaïnite, etc.), se rencontrent principalement dans la
poche Stassfurt-Egeln : la carnallite est reconnue sur une lon-
gueur de 35 kilomètres et une largeur qui atteint en certains
endroits 25 kilomètres (entre Western-Egel et Aschersleben).
La production de carnallite (MgCl., KCl, 6 aq) a été en 1884
de 740000 tonnes; ce sel renferme 1 3 à 18 p. c. de KCl et se vend
en moyenne i fr. 2 5 les 100 kilos.
L’extraction de ka'inite (K^ SO,„ Mg SO,„ Mg Cl.,, 6 aq) a été,
durant la même année, de 207000 tonnes, renfermant 24 p. c.
de Ko SO., et valant 2 fr. 10 les 100 kilos.
La plus grande partie de la kaïnite et du chlorure potassi-
que extrait de la carnallite dans les trente-quatre fabriques des
environs de Stassfurt, est utilisée comme engrais, principale-
ment en Allemagne, dans l’Amérique du Nord, en Angleterre
et en Écosse, en France et en Belgique. Le chlorure potassique
sert aussi pour la fabrication du nitrate, du carbonate, du chro-
mate et du chlorate potassiques, de l’alun, etc. Il faut citer
encore, comme produits accessoires de l’industrie de Stassfurt,
les sels de magnésium, le brome, l’iode, etc.
Maltose. — Le maltose est un sucre résultant de la saccha-
BIBLIOGRAPHIE.
623
riflcalion des matières amylacées sous l’influence du malt
(procédé Dubrunfaut-Cuisenier). Il se présente en masse cristal-
line ou en sirop ; son goût est très agréable : il no rappelle en
rien celui des glucoses fabriqués à l’acide, lesquels renferment
toujours de la dextrine et un peu de sulfate de chaux.
Beaucoup de brasseurs substituent aujourd’hui en grande
partie le maltose au malt. Tandis qu’avec ce dernier l’on n’ob-
tient que 5o à 70 p. c. d’extrait, le maltose permet d’en obtenir
71 Û72 p. c. La levure fournie par le maltose est de toute pre-
mière qualité, et la fermentation marche parfaitement.
L’avantage résultant de l’emploi du maltose serait peut-être
plus grand encore dans les distilleries. On n’y retire guère que
70 à 75 p. c. de l’alcool théorique, par suite d’une saccharifica-
tion incomplète : ]or la saccharification du maltose peut s'effec-
tuer avec une production de 94 à 98 p. c. en sucre.
Aseptol. — L’antiseptique connu vulgairement sous ce nom,
ou encore sous celui de sulfocarbol, est de l’acide orthoxyphé-
nylsulfureux, C^H j OH SO. OH. Sa constitution est parallèle à
celle de l’acide salicylique, CgH^ OH GO OFI. L’un et l’autre
dérivent du phénol, H, OH H ou C,; Hg O.
L’aseptol s’obtient en mélangeant à froid de l’acide sulfurique
concentré avec du phénol ou de l’acide phénique. C’est donc un
phénol acide.
Il est très stable, cristallisable à 8°, soluble dans l'eau, l’alcool,
l’éther et la glycérine. Il se présente ordinairement sous forme
d’un liquide huileux, un peu coloré, à odeur faible, rappelant
celle de l’acide phénique, mais moins désagréable; il est peu
acide et nullement caustique.
Ce produit possède des propriétés antiseptiques remarquables,
analogues à celles des acides phénique et salicylique ; il est sur-
tout antifermentescible. Il est moins toxique que l’acide phéni-
que, et il a encore sur lui l’avantage de la solubilité. L’acide
salicylique ne l’emporte sur l’aseptol que par l’absence d’odeur
et de saveur.
Glycérine. — Jusqu'ici, la glycérine des graisses employées
dans la fabrication du savon était complètement perdue. On est
enfin parvenu à l’isoler, en traitant préalablement la graisse,
additionnée d’une petite quantité de gris de zinc, par de la
vapeur d’eau sous pression : on obtient ainsi, d’une part, des
acides gras, mélangés d’un peu de composé zincique et très
faciles à transformer ensuite en savon ; d’autre part, des eaux
glycériques, que l’on concentre jusqu’eà la densité de 1,24(28" B)
pour les livrer ensuite aux raffineurs.
624 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le raffinage de la glycérine, tant de celle des fabriques de
stéarine que de celle des savonneries, se fait par entraînement au
moyen de vapeur surchauffée et par évaporation dans le vide.
Extraits tannants. — On emploie de plus en plus dans la
tannerie l’extrait de Quebracho : près de 2000000 de kilogr. de
ce bois arrivent annuellemetit en Europe; il contient de 16 à
23 p. c. de tanin. On consomme de i 2 à i kilo d’extrait par
peau. Il parait que l’économie de temps et d’argent est considé-
rable.
Pepsine, pancréatine, peptones. — On sait que les matières
albuminoïdes des aliments introduits dans l’estomac y sont, par
le fait de la digestion, sous l’action du suc gastrique et de fer-
ments divers, transformées en une substance plus hydratée,
soluble et incoagulable par la chaleur, appelée peptone. On est
parvenu à retirer du corps des animaux quelques-uns de ces
principes capables de peptoniser les substances albuminoïdes,
notamment la pepsine, que l’on extrait de l’estomac, et la pan-
créatine qui est fournie par le pancréas.
Le pouvoir digestif de la pepsine dépend du régime de l’ani-
mal dont elle provient : plus celui-ci est carnivore, plus sa pep-
sine est active. Une des meilleures est la pepsine du porc. Cette
substance se trouve dans le commerce sous forme d’extrait, sous
forme granulée, en paillettes, etc. On a aussi des vins et des sirops
pepsinés.
La pancréatine se prépare de même sous des formes diverses.
La peptone, aliment azoté tout digéré d’avance, est fabriquée
aujourd’hui dans de vastes usines par l’action de la pepsine ou
de la pancréatine sur les viandes ; elle se présente sous forme de
poudre, sirops, vins, chocolats, etc. Les peptones du Kochs,
préparées près de Buenos-Ayres, se conservent sans altération
et sont entièrement solubles dans l’eau : elles contiennent
46 p. c. d’albumine peptonisée.
.J.-B. André.
BIBLIOGRAPHIE.
625
IX
Histoire du Cartésianisme en Belgique, par l’abbé Georges
Monchamp, professeur de philosophie au séminaire de Saint-
Trond. Bruxelles, 1886, F. Hayez.
C’est toujours faire œuvre utile que d’étudier le développe-
ment de l’esprit philosophique dans une nation et d’y suivre les
progrès de l’intelligence humaine. La pensée des autres sert
souvent de contrôle à nos propres conceptions, et la vue des
écarts dans lesquels sont tombés nos devanciers peut nous
faire éviter les mêmes écueils. Tel est aussi le but et l’objet du
livre de M. l’abbé Monchamp, qui a pour nous un intérêt spé-
cial, puisqu’il remet sous nos yeux une page intéressante de
l’histoire de la philosophie en notre pays.
Qu’était la philosophie en Belgique, avant l'introduction du
cartésianisme? L’auteur nous le dit au début de son livre. En
dehors des écoles, qui n’étaient autres que les couvents, les sé-
minaires et l’université de Louvain, l’influence de la philosophie
n’était pas très considérable. On y professait généralement les
doctrines péripatéticiennes, et dans la plupart des questions on
ne s’écartait guère d’Aristote. A Louvain, toutefois, surtout en
dehors de la faculté des arts et principalement dans celle de
médecine, la liberté de penser était plus absolue. Il suffira de
rappeler la parole de Juste-Lipse : “ Je vénère les découvertes
et ceux qui les font, comme on doit vénérer des hommes qui sont
nos guides et non nos maîtres. „ Quant à l’enseignement pro-
prement dit, il était le plus souvent fidèle aux doctrines de
l’école, mais on y remarque une certaine tendance au scepti-
cisme; on s’occupait des questions les plus minutieuses et, en
somme, l’enseignement revêtait une forme peu sérieuse.
Parmi les philosophes qui n’occupaient pas de chaire dans les
établissements d’instruction publique, nous ne voyons cités que
Guillaume Mennens et J. B. VanHelmont.
C’est en 1617 que Descartes entre en relations avec un Belge
du nom d’Isaac Beeckman. Quelques années plus tard, nous
voyons le philosophe-soldat porter les armes sous un général
choisi parmi les hommes de guerre les plus renommés de la
Belgique. C’est un Belge aussi, Reneri, qui lui donne l’idée
d’écrire ses Météores, ei qui le premier professe franchement
la philosophie cartésienne.
XXI
40
626
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Toutefois Descartes rencontra dans notre pays de sérieux
contradicteurs, et le Discours sur la méthode devait donner Heu,
entre le philosophe français et Libert Froidmont, professeur
d’Écriture sainte à l’université de Louvain, à une controverse
chaude et serrée, à laquelle ne tarda pas de prendre part un
jésuite de Louvain, le P. Ciermans. Celui-ci adressa à Descartes
une appréciation générale de son ouvrage, et une critique
détaillée sur sa théorie de la nature de la lumière et des cou-
leurs.
Les observations faites à Descartes ne portaient alors que sur
des points particuliers. Mais telle était la connexion entre les
diverses parties de son système, qu’on ne pouvait l’ébranler sur
un point sans atteindre du même coup tous les autres. C’est ce
qui ressort de la lutte que commença en i638 contre la physiolo-
gie de Descartes un Hollandais, Vopiscus-Fortunatus Plempius,
professeur de renom à l’université de Louvain.
L'allié naturel du cartésianisme en Belgique fut le jansénisme.
Car, — c’est Richard Simon qui nous l’apprend, — tous les théo-
logiens de Flandre amis ou disciples de Jansénius ont pris
ouvertement le parti de Descartes, et se sont déclarés avec beau-
coup de chaleur contre Aristote et ses partisans. C’est qu’en
effet il est un point capital du système de Jansénius qui éta-
blissait un lien naturel entre sa doctrine et celle de Descartes :
la tendance de l’évêque d’Ypres “ à anéantir l’homme sous la
main de Dieu, à donner tout à la grâce qui opère tout en nous
sans nous (i). „ ,
L’université de Louvain, grâce à Plempius, se montrait toujours
hostile aux idées nouvelles ; mais en 1646 Van Gutschoven, qui
avait eu des rapports personnels avec le philosophe français, y
fut nommé professeur, et compta parmi les chefs du mouvement
cartésien, auquel se joignit aussi quelques années plus tard son
frère Guillaume.
En dehors de l’Université, Caramuel, au nom de la foi, rejetait
Aristote; les jésuites, au conti’aire, ici comme à Rome, furent
les premiers à lutter contre Descartes à visière baissée, et le
P.Compton entre autres, en attaquant le maître, visait aussi ses
disciples de l’université de Louvain. Arnold Geulinck venait d’y
remplacer dans la chaire de philosophie Guillaume Philippi, qui
exerça une immense influence sur la propagation du cartésia-
nisme en Belgique. Digne de celui qui l’avait formé, Geulinck
(1) Bouillier, t. I, p. 432, cité parM. Monchamp.
BIBLIOGRAPHIE,
627
dirigea tous ses coups contre la physique péripatéticienne, et
poursuivit l’école d’incessantes plaisanteries. Quant aux profes-
seurs, il ne les épargna pas ; car il avait pour principe de ne
s’inquiéter ni des éloges, ni des critiques; celles-ci surtout, il
croyait les devoir mépriser hautement. Elles ne lui firent d’ail-
leurs pas défaut ; Plempius, Froidmont et d’autres prirent la
défense de l’antiquité contre un novateur trop audacieux.
Jusqu’ici nous n’avons assisté qu’à des luttes mdividuelles, ce
sont maintenant les autorités qui interviennent. Le L’' juillet
1662, l’internonce Jérôme de Vecchi envoya une lettre à la
faculté des arts, où non seulement il lui reprochait de permettre
qu’on enseignât la philosophie cartésienne, philosophie per-
nicieuse à la jeunesse, mais dans laquelle il lui demandait
qu’une ordonnance émanée de la Faculté écartât des promo-
tions ceux qui seraient trouvés sectateurs de cette doctrine. La
Faculté n’osa dire qu’elle empêcherait les cartésiens notoires
d’être promus, mais elle avertit les étudiants que dans les
écrits de Descartes “ on trouve quelques sentiments qui ne sont
pas suffisamment conformes à la saine et ancienne doctrine de
ladite faculté des arts. „ Le zélé prélat ne s’en tint pas là: le 27
août, il s’adressa au recteur magnifique pour obtenir de lui une
mesure hostile à l’enseignement d’un des membres de la faculté
de médecine, et la faculté de théologie,'consultée à ce sujet, porta
la première condamnation des principes cartésiens émanant
d’une université catholique.
Les partisans des nouvelles doctrines tentèrent alors de mettre
dans leurs intérêts l’autorité civile, tandis que Vecchi, par ses
rapports à Rome sur la situation de l’école et les progrès de la
nouvelle philosophie, préparait le décret de la congrégation de
l’Index prohibant certains ouvrages de Descartes.
Un an s’était à peine écoulé que la publication de la Physique
de Philippi donna l’occasion aux cartésiens de Louvain de
chanter l’hymne du triomphe en l’honneur des nouvelles doc-
trines : mais il convient de noter qu’en changeant certains
points, en expliquant certains auLes, le cartésianisme s’était
fait orthodoxe.
M.Monchamp continue ses recherches minutieuses dans l’his-
toire philosophique des ordres religieux où Descartes, à cette
époque, comptait à la fois de chauds partisans et de sérieux
contradicteurs. Ces derniers surtout se recrutèrent chez les
jésuites et les récollets fixés à Liège.
La mort, qui à deux ans de distance vint enlever Gérard Van
628
REVUE DES QUESTIO^"S SCIENTIFIQUES.
Gutschoven et Plempius, et mettre fin à leur querelle scienti-
fique, ne put enrayer la marche progressive du cartésianisme à
l’université de Louvain ; la presque totalité des professeurs de
philosophie avait adopté l’explication cartésienne des accidents
eucharistiques, ce qui impliquait qu’au fond ils étaient partisans
de la physique de Descartes et de son mécanisme. Gela ne veut
pas dire cependant qu’on n’y rencontrât plus de professeurs
vigoureusement opposés aux cartésiens, mais ce n’étaient plus
que des luttes d’individu à individu.
C’est à Jean Orsillon, curé de Sainte-Gertrude, dans la princi-
pauté de Liège, que revient l’honneur d’avoir combattu la philo-
sophie de Descartes avec les meilleures armes, et de les avoir
maniées avec l’adresse et l’élégance d’un homme rompu aux
luttes de l'esprit. Plusieurs de ses coups ont porté juste, par
exemple, quant à l’étendue essentielle, l’automatisme et l’argu-
ment à priori de l’existence de Dieu. A cette époque, le cartésia-
nisme fut même en butte à la persécution, témoin le procès de
Van Velden, professeur tà l’université de Louvain, et les me-
sures prises contre les oratoriens de Mons.
Le livre de M. Monchamp se ferme par un exposé rapide de
l’état du cartésianisme dans notre pays au xviiU siècle. En voici
la conclusion : “ L’œuvre de Descartes a laissé de profondes
traces dans la philosophie contemporaine. C’est Descartes qui a
donné un nouvel élan à l’étude de la logique critique et ouvert
de nouvelles voies à la physique mathématique. „
Nous n’avons pas à entrer sur ce point en discussion avec
l’auteur. Ce n’est ni le moment, ni le lieu d’examiner la valeur
des services rendus par Descartes à la philosophie. Nous nous
sommes contenté de faire du livre du savant professeur un
exposé fidèle et succinct ; nous avons voulu donner une idée du
soin qu’il a apporté à des recherches très longues et très appro-
fondies sur l’histoire du cartésianisme en Belgique et de l’inté-
rêt qui s’y attache. Ajoutons que ce mémoire a valu à son au-
teur le prix du concours à la classe des lettres de l’Académie
royale, et que cette distinction était bien méritée.
Abbé Gabriel Vax den Gheyx.
BIBLIOGRAPHIE.
629
X
Premiers travaux sur Vhisioire et les antiquités mexicaines.
Codex Ramirez. Tovar. Acosta (i).
Des écrivains trop prudents ont demandé si une étude ethno-
logique sérieuse sur les Nahoas était bien possible, puisque tant
de monuments ont disparu, et que les documents préservés sont
d’une valeur douteuse. Nous croyons, nous, les annales aztèques
aussi riches et aussi authentiques que celles de maint autre peu-
ple (2). Avec des fables et des mythes cosmogoniques, avec des
notions confuses sur les origines, les anciens documents contien-
nent, pour la période historique, des informations assez positi-
ves. Ces renseignements sont incomplets, la chronologie de quel-
ques auteurs est pitoyable : à la bonne heure ; mais, en dépit des
erreurs et des lacunes, l’Anahuac nous est incomparablement
mieux connu que beaucoup de pays dont l'histoire est classique.
Il suffira de citer ici les lettres de Fernand Cortès, Motolinia,
Bornai Diaz del Castillo,le conquérant anonyme, le codex Rami-
rez, Sahagun, Oviedo, Munoz Camargo, Ixtlilxochitl, Saavedra
Guzman, Mendieta, Duran, Tezozomoc, et, parmi les ouvrages de
seconde main, Gomara, Herrera, Torqueniada, Betancourt,
Siguenza, Clavigero et Veytia.
Les peintures historiques qui nous manquent se retrouvent
traduites et interprétées dans ces ouvrages, et notamment dans
VHistoria de Indias du père José de Acosta. De récentes décou-
vertes ont révélé l’importance de ce livre au point de vue des
antiquités mexicaines.
M. Biart a répété à ce sujet une assertion assez commune et
que nous ne relèverions pas, si elle ne touchait qu’un point d’his-
toire littéraire; mais il s’agit de “la meilleure de nos chroni-
ques d’un “ document typique et original „ dont tous les his-
toriens ont largement usé (3). “ Acosta, dit M. Biart (4I, a été
accusé, non sans raison, d’avoir tranquillement copié Duran et
(•1) Ces pages forment le complément du bel article sur les publié
par le R. P. Gerste dans notre dernière livraison, pp. 209 et suiv.
(2) Cfr. Orozco y Berra, Hist. antigua de Mexico, t. I, p. 407. Chavéro,
Mexico â través de los siglos, 1. 1, p. iv.
(3) Alfredo Chavéro, Manuel Orozco y Berra, José Ramirez, in Crônica
Mexicana escrita... por Tezozomoc, édition Vigil, Mexico 1881, pp. 9 sqq., 1G3
sqq.
(4) Les Aztèques, p. vin et 264 ; cfr. p. 274.
63o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Tezozomoc, lesquels avaient eux-mêmes copié l’auteur anonyme
du manuscrit connu aujourd’hui sous le nom de codex Rami-
rez. , Et plus loin : “ Le jésuite Acosta avait copié, sans révéler
à quelle som’ce il puisait, le... codex Ramirez. „ Ces lignes déno-
tent une étude bien superficielle de nos sources historiques.
Avant l’importante communication de M. Bandelier et les
notes de M. Icazbalceta (i), on pouvait méconnaître la filiation
historique de nos premiers chroniqueurs. Mais aujourd’hui les
points suivants semblent établis : Le Codex Ramirez est l’œuvre
originale du jésuite Juan de Tovar; Acosta n’a pas copié Duran
ni Tezozomoc; il s’en est tenu aux écrits de son collègue Tovar,
avec la pleine autorisation de celui-ci et en le citant en toutes
lettres. Ce même travail de Tovar f'C'of/cj; ou, plutôt, les
peintures historiques et les traditions qui en forment la sub-
stance ont servi de base aux histoires de Duran et Tezozomoc.
Un mot d’explication est nécessaire.
Tovar ou Tobar (2), à qui une parfaite connaissance du Nahoa,
de l’Otomi et du Mazahua valut le nom de Cicéron mexicain,
nous apprend lui-même comment il écrivit son ouvrage. Le vice-
roi Martin Enriquez, nous dit-il dans une lettre publiée récem-
ment, fit réunir les dépôts de livres et de documents mexicains
qui se gardaient encore à Mexico, à Tula et à Texcoco. Mis en
possession de ce trésor, le père Tovar s’entoura de vieillards et
des indigènes les mieux versés dans les hiéroglyphes. Leurs
explications se trouvèrent être conformes. Tovar composa alors
son histoire, dont il fit plus tard une seconde rédaction (3).
Un fragment de ce précieux travail, conservé dans la collection
de M. Thomas Phillips (Middle-Hill, Essex) fut publié en 1 860.
Nous en copions littéralement le titre, sur le seul exemplaire qui
nous soit comiu (4) : Historia de la benida de los Yndios à pohlar
ù Mexico de las partes remotas de Occidente, los sucesos 1/ peri-
grinaciones del camino, su govierno, ydolos, y templos, dellos ritos
y cerimonias, y sacrificios, y sacerdotes dellos fiestos, y bayles, y
sus meses y culandarios de los tiempos, los Eeyes que tuvieron
hasta el postrero, que fue Ynga, con otras cosas curiosas, sacadas
de los archicos, y tradiciones antiguas dellos. HecJia por el Padre
(1) Frai/ Juan de. Zumârraga, p. 266.
(2) Né à Texcoco, d’après Beristain, il aurait été chanoine, à Mexico, avant
d’entrer dans la compagnie de Jésus en 1573. Il mourut en 1626.
(3) Icazbalceta, Zumârraga, pp. 264 sqq.
(4) Celui de M. Icazbalceta.
BIBLIOaRAPHIE.
63 1
Juan de Tovar,dela Compania de Jésus, inviada al Reynro
Senor, en este Original, de mano escrito (sic).
Pour n’avoir pas vu cet ouvrage ni les lettres qui l’accompa-
gnent, M. José Fernando Ramirez est tombé dans d’étranges
erreurs (i).Sans le réfuter ici, ni entrer dans d’autres discussions
accessoires, nous pouvons avancer que le Codex Ramirez et la
Historia de la henida de los Yndios sont une seule et même
œuvre, et que cette œuvre appartient à Tovar. La seule inspec-
tion des textes impose cette conclusion, qui est celle de Bande-
lier et de Icazbalceta.
Revenons au P. Acosta, que l’on accuse d’avoir copié le Codex
Ramirez sans le citer. Au livre VI, chapitre i de son Histoire, il
dit à la lettre: “ Pour ce qui regarde le Mexique, je suis commu-
nément Jean de Tovar, religieux de notre Compagnie (2). „ Or
ce Jean de Tovar, nous le répétons, est précisément l’auteur du
codex Ramirez, qui avait abandonné son manuscrit au père José
de Acosta, comme il le dit lui-même expressément dans sa cor-
respondance, et comme l’insinue clairement Dâvila Padilla (3).
Où est le plagiat ?
Ce sont là des faits signalés déjà en partie par Beristain (4) et
Clavigéro, mis en lumière par la publication de la correspon-
dance du P. Tovar, et qu’en i885 il n’était plus pemiis d’ignorer.
Acosta recueillit donc les matériaux amassés et mis en œuvre
par Tovar. Au surplus, il était lui-même un chercheur studieux;
il étudia, par exemple, le Codex Vaticanus 3y38, si important pour
les antiquités mexicaines, et plus précieux à ce point de vue
que le Telleriano-Remensis de la bibliothèque nationale de Paris;
car celui-ci est incomplet.
En finissant, signalons comme prêtant plus ou moins à
critique, ce que M. Biart avance sur le calendrier aztèque,
sur les influences chrétiennes dans l’Anahuac, sur la moralité
des prêtres des idoles, sur les pierres des sacrifices, et spéciale-
ment sur le Cuauhxicalli de Tizoc. Dans les bas-reliefs sculptés
sur le pourtour du célèbre monolithe, M. Biart lit les victoires de
l’empereur : ne sont-ce pas plutôt les danses sacrées qui, dans la
(1) Crônica Mexicana escrita por Te^o^owoc, Advertencia, pp. 11 sqq.; cfr.
p. 165.
(2) Historia natural y moral de Indias. Sevilla, Juan de Leon, 1590. Voyez
aussi lib. VI, c. vu, p. 407.
(3) Crônica delà piovincia Dominicana de Mexico, in Crônica Mex., p. 11.
(4) Bibliotheca hispano-americana, t. I, pp. 9 sq.; t. III, p. 180. Amecameca
1885.
632 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
grande fête quadriennale du feu, précédaient immédiatement
l’immolation des victimes ? Le plus qu’on doive accorder, c’est
que les victimes étaient des prisonniers faits par Tizoc. Le savant
auteur ajoute : “ Il est prouvé aujourd’hui que, dans ces mono-
lithes, il ne faut plus voir des autels à sacrifices. „ Nous croyons
pouvoir établir, au contraire, que non seulement la cavité creusée
au milieu du cylindre recevait les cœurs des victimes, mais que
sur le Cuauhxicalli lui-même on achevait les malheureux à
moitié brûlés et respirant encore. Sur cette question des sacri-
fices humains^ M. Biart nous a paru plus exact et plus complet
que la plupart des auteurs modernes. Que l’on nous pardonne de
relever à ce propos une comparaison échappée à un écrivain
infiniment estimable (i): “ L’introduction du christianisme et
la suppression des sacrifices humains sont assurément à mettre
à l’actif des conquistadores ; mais le souvenir des auto-da-fé
vient malheureusement atténuer cet avantage, et rapprocher les
distances, non pas entre les religions, mais entre les races. „ Le
savant distingué qui a écrit ces lignes sera heureux qu’à l’en-
contre de ce rapprochement nous citions des chiffres exacts.
Les documents relatifs à l’inquisition mexicainesont conservés
et bien connus. Nous avons examiné, dans la bibliothèque
nationale de Mexico, les relations manuscrites des auto-da-fé
du 22 mai 178 5 et du 21 juin 1789. Les actes officiels de tous les
autres audo-da-fé (sauf deux) ont été minutieusement dépouillés
par M. Joaquin Garcia Icazbalceta, qui est la loyauté et l’impar-
tialité mêmes. Or veut-on savoir combien ce relevé a fourni
d’éxécutions capitales, depuis la conquête jusqu’à la suppres-
sion du tribunal? Quarante et une — et plusieurs d’entre elles
pour des crimes que nos lois actuelles puniraient sévèrement.
Nous devons ce détail à M. Icazbalceta, et nous ne doutons pas
de son exactitude. Mais, quand même il y aurait erreur et qu’il
fallût décupler le nombre, il n’y a rien de commun ici avec les
sacrifices monstrueux des Aztèques. M. Arcelin (2) rappelle que
la dédicace du grand temple de Huitzilopochtli à Mexico fut
marquée par l’immolation de 72 344 victimes. Nous ne répondons
pas de ce chiffre; mais il est constaté que, même dans les années
ordinaires, le nombre des esclaves et des enfants sacrifiés
s’élevait à plusieurs milliers dans l’Anahuac.
(1) Adrien Arcelin, Revue des questions scientifiques, t. XIII, janvier 1883,
p. 263.
(2) Ibid., p. 261.
BIBLIOGRAPHIE.
633
En résumant les impressions que nous a laissées le livre de
M. Biart, nous regrettons certains jugements précipités, des
appréciations inexactes. Mais il faut aussi rendre hommage à
l’intérêt, à la clarté, au mérite réel de cet ouvrage. Plusieurs
écrivains ont dénigré le Mexique, et des esprits éminents
désespèrent de l’avenir de la race indigène. M. Biart a été autre-
ment juste et perspicace. Il expose impartialement le passé, et
sur l’avenir, sur la réhabilitation des Indiens, il écrit une page
pleine de haute et ferme raison. Quoique nous n’osions croire à
la prochaine réalisation de ses espérances, nous croyons qu’avec
leurs défauts héréditaires les Mexicains ont gardé les qualités qui
élevèrent si haut leurs ancêtres. La décadence est peut-être plus
apparente que réelle et elle n’est pas irrémédiable. Si les
indigènes secouaient cette torpeur qui paralyse depuis trois
siècles tout effort tenté en leur faveur, s’ils sortaient résolument
de leur stoïque résignation ou de leur insouciance, ils pourraient
prétendre aux grandes destinées où les appelle leur nombre
comme les qualités physiques et intellectuelles de leur race.
A. Gebste, s. J.
REVUE
DES RECUEILS PÉRIODIQUES
ANTHROPOLOGIE.
Cavernes de Ffynnon Beuno et Cae Gwyn (i). — Ces
cavernes, situées dans la petite vallée de la Chvyd, au nord du
pays de Galles, ont été signalées pour la première fois en 1884
par M. H. Hicks, géologue distingué de la Grande-Bretagne. Les
premières explorations sérieuses datent de l’été de i885. Elles
furent dirigées par MM. Hicks et Luxmoore, avec les fonds de
la Société royale. Une commission composée de MM. Hughes,
Hicks, Woodward, Luxmoore, Pennant et E. Morgan les conti-
nua en 1 886, sous les auspices de l’Association britannique. Ces
grottes sont en plein pays glaciaire. Le houlder-day et les sables
marins, témoins de la submersion de la région à l’époque gla-
ciaire, tapissent tous les sommets voisins. Le remplissage des
grottes est formé de différentes zones superposées. A la base on
a rencontré un gravier d’origine locale; puis par-dessus, la terre
rouge des cavernes, renfermant un grand nombre d’ossements
quaternaires et quelques silex taillés par l’homme. Ce gisement
(1) On some recent researches in cone-cives in Wales ; Proceed. Geologists
Association, vol. IX, n“ 1. — On the Ffynnon Beuno and Gwyn caves, Geolo-
GiCAL Magazine, déc. III ; vol. III ; n. 12, p. 566, déc. 1886.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES,
635
ossifère est généralement recouvert d’une couche de stalagmites
intacte ou remaniée. Le dépôt se termine par du limon d’apport
récent. Ces faits sont confonnes à ce qui a été observé dans
toutes les cavernes à ossements de la Grande-Bretagne. Mais il
vient s’y ajouter certaines particularités, dues à la position des
grottes en pays glaciaire et qui donnent un intérêt particulier
aux explorations de M. Hicks. Sur certains points la terre à
ossements paraît avoir été remaniée et mêlée à des matériaux
glaciaires, galets striés, sable, etc. Sur d’autres, des alternances
de sable et de terrain erratique ont recouvert tout le contenu des
grottes. M. Hicks en conclut que l'iiomme et les animaux de la
faune quaternaire ont habité ces grottes avant l’époque glaciaire
et la grande submersion de l’Angleterre par suite d’un affaisse-
ment qui atteignit sur certains points près de 400 mètres au-des-
sous du niveau de la mer. Ces conclusions ont été combattues
devant la Société géologique de Londres par MM. Evans et Boyd
Dawkins, qui pensent que le boulder-clai/ a été amené des pentes
voisines par les eaux atmosphériques et par le ruisseau qui
coule au fond de la vallée, en sorte que le remplissage peut être
de beaucoup postérieur à l’époque glaciaire. C’est tout à fait
mon avis. Il y a en Angleterre deux jalons géologiques excel-
lents : Le forest-bed qui représente les dernières formations
pliocènes préglaciaires, puis les rioer-gravels qui constituent
les premiers dépôts quaternaires postglaciaires. Entre les deux,
l’époque glaciaire est représentée par le boulchr -clay . Or la
faune des grottes de la vallée de la Clwyd ne se rapporte ni au
forest-bed, ni aux riner-ymvels. Elle paraît plus récente encore.
On y trouve le lion, l’hyène, l’ours des cavernes, le grand cerf, le
renne, le cheval, le rhinocéros ticborbinus et le mammouth. Mais
il n’y a plus ni l’elephas antiquus,ni le rhinocéros Merckii repré-
sentés dans la faune de quelques cavernes de l’Angleterre. Les
silex taillés parlent dans le même sens. Ce ne sont pas les types
des river-yraveJs. M. Hicks a figuré un grattoir et une pointe
reto uchée d’un seul côté, comparables à ceux qu’on trouve à la
base de nos gisements de l’âge du renne. Il me paraît donc
nécessaire de chercher d’auLes preuves moins discutables, pour
affirmer que l’homme a vécu en Angleterre avant l’époque
glaciaire des géologues. Jusqu’à présent, pas un fait certain ne
milite, à ma connaissance, en faveur de cette opinion.
636
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
La grotte de Spy (i). — Dans une note rectificative adressée
aux Matériaux, les explorateurs de la grotte de la Bèche-aux-
Roches, commune de Spy, MM. Marcel de Puydt et Lohest, con-
statent l’existence de deux niveaux archéologiques, l’un infé-
rieur, avec sépulture néanderthaloïde et silex moustériens;
l’autre supérieur, avec silex moustériens, os et ivoire travaillés
et fragments de poteries. L’intérêt de ces fouilles consiste dans la
présence simultanée, au même niveau, de l’elephas antiquus (?),
du rhinocéros tichorhinus, d’un bâton de commandement, de
plaques d’ivoire et de fragments de poterie, associés à des silex
taillés du type moustérien. Comment se fait-il, si la poterie était
réellement usitée à l’époque quaternaire, qu’on n’en trouve le
plus souvent que des fragments isolés, comme à la grotte de
Spy?
La grotte de Marsoulas (Haute-Garonne) (2). — Cette grotte,
dite Grotte des fées, est un long boyau, ouvert sur le trajet d’une
faille, dans le calcaire à miliolites. Son explorateur, M. l’abbé
Cau-Durban, y a constaté trois niveaux superposés de foyers,
avec produits de l’industrie humaine associés à la faune quater-
naire. Les foyers supérieurs ont fourni des os travaillés, percés
de trous de suspension, ornés de dessins géométriques ou de
figures d’animaux ; des grattoirs, des pointes de flèche en silex ;
des burins et des pointes de sagaie en bois de renne. Les
foyers moyens, les plus importants, renfermaient de beaux
grattoirs et des perçoirs en silex, des pointes de flèche et de
sagaie en os ; des os ornés de dessins géométriques et des
bâtons de commandement. La faune comprend le renne, le
cheval, le bœuf et le renard. Enfin, dans les foyers inférieurs, on
ne trouve plus d’os travaillés, mais des grattoirs courts et des
pointes rétaillées grossièrement d’un seul côté, ainsi que des
galets ayant servi de percuteurs. M. l’abbé Cau-Durban, avec
une prudence très louable, se borne à constater les faits, sans
chercher à les rattacher à aucun des systèmes de classification
proposés. On ne peut cependant méconnaître l’analogie des
foyers supérieurs avec ceux de la Madeleine, ni les rapports des
foyers inférieurs avec la zone la plus ancienne de Solutré.
(1) Matériaux, etc., n« d’octobre, 1886, p. 600.
(2) Revue de Comminges, 4' trim. 1886.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
637
Puits préhistoriques d’extraction du silex (i). — Le
bourg de Mur-de-Barrez (Aveyron) domine la vallée du Goul de
8 1 2 mètres d’altitude. On y trouve d’abondants gisements natu-
rels de silex tongriens (miocène inférieur.) Au lieu dit de Bel-
levue, une carrière pour l’exploitation de la pierre à cliaux a
mis à découvert d’anciennes extractions de silex datant de
l’époque néolithique. Ce sont des puits ouverts dans le calcaire
et aboutissant aux bancs de silex exploités en galeries. M. Boule
a donné dans les Matériaux des coupes de ces puits, dont la
largeur était en moyenne de 2 mètres et la profondeur de
6 mètres. Ils paraissent avoir été creusés au moyen d’outils,
pics et pioches, en bois de cerf, qu'on retrouve dans les déblais
associés à des haches polies en andésite. Cette antique exploita-
tion est analogue à celles qu’on a observées à Spiennes (Bel-
gique), à Brandon et à Gissbury (Angleterre).
Fouilles dans le Turkestan (2). — M. le professeur Wessel-
lousky vient d’opérer des fouilles aux environs de Samarcande
et au nord du territoire de Faghana. Il a recueilli d’importantes
collections d’inscriptions, d’objets en verre et de poteries ; des
statuettes d’hommes et d’animaux, des sarcophages et des mon-
naies. Le Turkestan aurait été le foyer d’un développement
artistique très remarquable avant la Grèce et l’Asie Mineure.
Espérons que M. Wessellousky publiera bientôt le compte
rendu de ses fouilles, et nous fera connaître l’état de civilisation
des peuples aryens qui ont vécu dans cette région.
L’âge du cuivre eu Mésopotamie (3). — M. Berthelot a
étudié une figurine provenant des fouilles de Tello et représen-
tant un personnage divin qui tient une sorte de pointe ou cône
métallique. Elle porte le nom gravé de Goudeah ; c’est-à-dire
qu’elle répond à l’époque la plus ancienne de la Ghaldée.
M. Oppert lui attribuerait une antiquité de 4000 ans avant notre
ère. Elle est en cuivre sensiblement pur, et M. Berthelot se
demande si l’étain n’arrivait pas jusqu’au golfe persique à cette
(1) Matériaux pour l’hist. primit. et naturelle de l’Homme, janvier 1887;
p. 5.
(2) Matériaux, etc., décembre 1886, p. 591.
(3) Matériaux, etc., décembre 1886, p. 580.
638
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
époque, ou si un usage religieux prescrivait l’emploi du cuivre
pur.
L’antimoine dans l'arntiquité (i). — L’antimoine passe
pour avoir été inconnu des anciens et découvert seulement au
xve siècle de notre ère. Or M. Place a trouvé en 1864, sous les
ruines du palais de Sargon à Khorsabad, un fragment de vase
moulé en antimoine presque pur, et daté par des tablettes votives
déposées là au moment de l’érection du monument, l’an 706
avant Jésus-Christ. Cette utilisation de l’antimoine métallique
est un fait jusqu’à présent unique, excepté, paraît-il, au Japon.
Cependant M. Berthelot pense que Pline et ses contemporains
connaissaient l’antimoine métallique, qu’ils confondaient proba-
blement avec le plomb. Ainsi nous sommes encore bien incom-
plètement renseignés sur la métallurgie des anciens et nous pou-
vons nous attendre à plus d’une surprise.
L'étain dans l’antiquité (2). — Jusqu’à ces derniers temps
on ne connaissait pas d’autres gîtes d’étain un peu abondants
en Asie, que ceux des îles de la Sonde et des provinces méridio-
nales de la Chine.
D’après M. Germain Bapst, un voyageur russe, M. Ogo-
rodnikoff, aurait appris des habitants de Méchel qu’il existait à
120 kilomètres de cette ville et dans divers points du Khorassan,
des mines d’étain, actuellement exploitées. Ces renseignements
seraient à contrôler. Mais M. Berthelot a fait observer qu’ils
concordent avec un passage de Strabon (liv. XV, chap. ii, 1 9) où
il est question des mines d’étain de la Drangiane, région corres-
pondant au sud du Khorassan, au-dessus d’Hérat, vers les
limites occidentales de l’Afghanistan.
Ainsi M. de Mortillet se serait peut-être trop pressé d’attribuer
aux habitants primitifs de l’Inde la découverte du bronze.
Les peuples finnois (3). — Les Finnois forment à côté des
Basques, un groupe etlmique très intéressant. Ce sont des blancs
(1) Revue scientif., n“ 24 ; 2® semestre 1886 ; et Matériaux, etc., déc. 1886,
p. 580.
(2) Comptes rendus de l'Académie des sciences, n“ 5, 31 janvier 1886; et Ma-
tériaux etc., fév. 1887, p. 68.
(3) Archives slaves de biologie, Paris 1886, et etc., janvier 1887.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 689
allophylles. M. Virchow établit trois divisions parmi les peuples
finnois : les Esthoniens au sud, blonds, sous-dolichocéphales et
dolichocéphales: les Finlandais, blonds et brachycéphales; les
Lapons, bruns et brachycéphales. MM. de Quatrefages et Hainy
comprennent aussi les Lapons dans le groupe finnois. M. Topi-
nard les place parmi les Ostiaks, les Tchouvaches, les Tchéré-
misses, les Morduines, les Finlandais, les Esthoniens, les Livo-
niens, les Permiens de la Russie centrale.
D’après MM. Loven, Nordenson et G. Retzius, les Finnois
auraient habité d’abord les rives de l’Oxus, de l’Axarti, de la
mer Caspienne ; puis fuyant devant des invasions, ils se seraient
répandus dans la région orientale de l’Oural, et plus tard en
Finlande et en Laponie. Mais un certain nombre seraient revenus
sprle Volga, la Dwina et même jusçpi’aux monts Altaï.
Les Lapons, au contraire, seraient les restes d’une vieille popu-
lation européenne. On trouve des crânes laponoïdes dans toute
l’Europe occidentale. Ils ont occupé de vastes territoires de la
Baltique aux monts Ourals. L’âge de pierre des pays lithua-
niens et finlandais est attribuable aux Lapons. On a retrouvé un
âge du bronze lapon dans le gouvernement de Viatka, près de
Kargopol et dans le Finmark nonvégien.
Devant quel élément les populations lapones ont-elles été
refoulées dans le nord, à l’ouest comme à l’est de la Russie,
avant l’introduction du fer ?
Pour M. Zaborowski, cet élément serait le peuple dont on
retrouve les restes dans les Kourganes de la Russie et qu’il assi-
mile aux Finnois, race de haute taille, au crâne lourd, allongé,
voûté en toit, à face prognathe, mêlé, à une époque relativement
récente, avec un élément brachycéphale, qui serait le peuple des
grands Russes de race slave.
Ainsi il n’y aurait plus de race finnoise pure. Les peuples
finnois diffèrent entre eux par la proportion ou la nature des
éléments cpii entrent dans leur composition. Ils n’ont, à part les
Lapons et leurs parents immédiats, les Ostiaks et les Samoyèdes,
qu’un élément commun. Cet élément est la race des Kourganes
de la Russie.
C’est à ce peuple des Kourganes, qui, jusque dans les temps
modernes, et pendant plus de mille ans, a dominé dans les
plaines de la Russie, en y développant une importante civilisa-
tion, que conviendrait exclusivement, d’après M. Zaborowski, le
nom ethnique de Finnois.
640 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Origines américaines (i). — M. Beauvois a appelé l’atten-
tion sur certaines ceintures à pendeloques du Mexique, figurées
dans la septième planche du Codex Borgianus^ et montré leur
analogie avec des ceintures à pendeloques de l’âge du bronze
d’origine hongroise, celle de Billy, trouvée par l’abbé Bourgeois,
une autre découverte en Russie, à Jouriev, gouvernement de
Sousdal. Pour M. Beauvois, ces objets de provenance si diverse
seraient le produit d’un même art. Il conclut à des relations déjà
signalées par Worsaae, entre l’Europe et l’Amérique, à l’âge du
bronze.
La métallurgie en Amérique (2). — Les Indiens de l’Amé-
rique du Nord, à l’époque de la conquête, n’avaient aucune con-
naissance métallurgique. Ils employaient le cuivre à l’état natif
et le travaillaient au marteau.
Cependant M. Paul du Chatellier signale les traces, découvertes
dans le Michigan, d’un peuple de métallurgistes antérieur à
l’arrivée des Européens. L’extraction du minerai se faisait à
l’aide de ciseaux en cuivre et de marteaux en pierre. Le minerai
était traité par l’eau et le feu. On a retrouvé, à Mihvaukee et
dans d’autres localités du Michigan, des masses de cuivre fondu,
accompagnées de nombreux objets en pierre et en cuivre.
L’homme quaternaire américain (3). — Les trouvailles rela-
tives à l’homme quaternaire se multiplient, paraît-il, en Améri-
que.La Société d’anthropologie de Washington a reçu récemment
plusieurs communications à ce sujet. M. Mac Bee a présenté une
pointe d’obsidienne trouvée au canon Walker (État de Nevada),
associée à des ossements à'Elephas americanusçià.'Eq^iusameri-
canus. 11 reste à savoir si cette faune doit être considérée comme
synchronique de notre faune quaternaire européenne.
Les Sambaquis du Brésil (4). — On donne le nom de Sam-
baquis, au Brésil, à des amas de coquillages analogues aux
kjoekkenmœddings du Danemark et aux shell-mounds de
l’Amérique du Nord. Ces amas ont parfois 6 à 7 mètres de hau-
(1) Matériaux, eic.., déc. 1886, p. 575.
(2) Matériaux, etc., février 1887, p. 84.
(3) Matériaux, etc., février 1887, p. 84.
(4) Archivas do museu nacional de Rio de Janeiro, vol. VI, 1885.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 64 1
leur et couvrent des milliers de mètres de superficie. Les habi-
tants du pays les exploitent pour la fabrication de la chaux. Les
uns sont formés de coquilles d’eau douce appartenant aux
genres Castalia,Anodonte, Hyria, Unio ; on les observe en grand
nombre le long du fleuve des Amazones et de ses affluents.
D’autres ne renferment que des coquilles marines des genres
Ostrea, Venus, Fusus et Faciolaria. Outre les débris de coquil-
lages, on trouve dans les Sambaquis du Brésil quelques rares
ossements de mammifères et de poissons d’espèces vivantes,
des débris de poterie, des armes en pierre et des ossements
humains. Ces derniers, étudiés par MM. de Lacerda et Peixoto,
appartiennent à une race dolichocéphale, au front déprimé, à la
face largement développée, représentant un type très inférieur.
D’après M. Peixoto, les Botocudos actuels se rapprocheraient
par la face des hommes des Sambaquis et, par le crâne, de la
race de Lagoa Santa. Ne seraient-ils pas le résultat d’un croise-
ment entre ces deux races?
Poteries antiques du Brésil (i). — Les poteries funéraires
recueillies en grand nombre vers l’estuaire des Amazones, dans
les grottes de Maraca, dans l’île de Marajo et dans celle de Pra-
coval ont fourni à MM. Hartt et L. Netto, la matière de mémoi-
res extrêmement intéressants sur l’art indigène des temps
antérieurs à la conquête. Ces poteries, par leurs procédés de
fabrication, par leurs formes variées et leur décoration poly-
chrome, témoignent d’un art avancé et d’un goût artistique
remarquable. Les urnes funéraires proprement dites, où les
ossements des morts étaient conservés après un décbarnement
préalable, offrent les plus beaux spécimens de cette industrie.
Des ornements en méandres gravés ou peints, la figure humaine
et les types d’animaux les plus variés forment la base de la
décoration. Le règne végétal n’y est pas représenté. Ces beaux
vases étaient souvent renfermés dans d’autres vases de fabrica-
tion plus grossière, et enterrés dans des collines artificielles,
élevées pour cet usage et formant de vastes nécropoles. Aux
vases se trouvent associés divers objets en terre cuite, tels que
pesons de fuseaux, disques, bobines, pipes. Les pipes des Ama-
zones sont très simples et ne présentent pas la décoration si
variée des pipes des mounds de l’Amérique du Nord. Il n’y a
pas un seul instrument de pierre dans les tertres funéraires. Les
(1) Archives do museu nacional de Rio de Janeiro, loc. cit.
XXI
41
642 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
roches dures faisant défaut dans la contrée, on se servait exclu-
sivement d’outils et d’armes en matières organiques.
Signalons un de ces rapprochements si fréquents entre
l’Europe et l’Amérique. Quelques urnes funéraires de Marajo et
de Pracoval sont décorées d’une figure humaine, et rappellent
exactement certains vases anthropomorphes de la colline d’Issar-
lik ou de l’Allemagne du Nord, ou même certaines sculptures
des grottes néolithiques de la Marne.
L’âge de la pierre au Brésil (i). — Si les instruments de
pierre font défaut dans les tertres funéraires dont nous venons
de parler, on les trouve abondamment répandus ailleurs. D’après
M. le D. Netto il n’est pas possible d’établir plusieurs périodes
dans l’âge de la pierre brésilien. Les instruments en pierre polie
ou en pierre éclatée se trouvent partout mêlés ensemble sans
qu’on puisse établir que les uns sont plus anciens que les autres.
On y trouve toutes les formes connues ailleurs et quelques types
particuliers au pays. Outre les hachettes et les pointes de
lances et de flèches on fabriquait encore en pierre dure, des
racloirs, des grattoirs, des polissoirs, des pilons avec leurs mor-
tiers, des disques, des pierres de fronde, des amulettes et enfin
un ornement de lèvre, particulier aux vieilles populations brési-
liennes, connu sous le nom de pierre à lèvres ou Tembeta,
sorte de baguette, plus ou moins longue, qui s’insérait dans la
lèvre inférieure. Aujourd’hui les sauvages mahués possèdent
encore un ornement semblable; mais ils le portent suspendu
au cou.
Les roches employées au Brésil étaient,par ordre de fréquence,
la diorite, le quartzite, le gneiss, la fibrolithe, la syénite, la
néphrite et le porphyre.
M. Netto fait remarquer que, tandis que la jadéite était assez
commune au Mexique, elle paraît remplacée au Brésil par la
néphrite. Faut-il penser, comme on l’a suggéré, que néphrite et
jadéite ont été imjDortées d’Asie en Amérique? Mais alors on les
trouverait mélées ensemble aussi bien au Brésil qu’au Mexique.
Leur mode de distribution semble indiquer, au contraire, que ces
roches sont de provenance locale. Si leurs gisements américains
sont encore inconnus, il ne faut pas en être trop surpris, en
songeant aux vastes solitudes qui restent à explorer.
A. Argklin.
(1) Archiv. do museu nac. de Rio de Janeiro, loc. cit.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
643
ETHNOGRAPHIE ET LINGUISTIQUE.
Bibliothèque ethnographique. — Sous ce titre, MM. Mai-
sonneuve et Ch. Leclerc, éditeurs de la Société d’ethnographie
de France, ont entrepris la publication de petits volumes in- 18
ressemblant, par le format, le but de vulgarisation, la modicité
de leur prix, à ceux de la Bibliothèque utile de Germer Bail-
lière. Les premiers volumes ont paru dès i885 ; aujourd’hui sept
ont vu le jour, cinq doivent suivre très prochainement, et une
quinzaine d’autres sont en préparation. En tout cas, il y a des
données suffisantes pour faire apprécier aux lecteurs de la Revue
l'esprit, la valeur scientifique et l’intérêt plus ou moins grand
de ces nouvelles publications.
Avant tout, le lecteur doit savoir que l’œuvre est placée sous
la direction de M. Léon de Rosny, secrétaire de la Société d’eth-
nographie de Paris, l’un des orientalistes les plus féconds et les
plus infatigables. M. de Rosny aura la grande part dans le tra-
vail. Sur les sept volumes parus jusqu’ici quatre sont sortis de
sa plume. Parmi les collaborateurs, citons MM. Castaing, vice-
président de la Société d’ethnographie, Léon Feer et Jules
Oppert, professeurs au Collège de France, Carnot de l’Institut
etO. Hondas, professeur à l’Ecole des langues orientales vivantes.
Le but poursuivi par M. de Rosny est assurément méritoire.
L’ethnographie étant devenue aujourd’hui l’indispensable auxi-
liaire d’un grand nombre de sciences historiques et naturelles, il
est grandement désirable que des notions générales, exactes et
précises soient à la portée des travailleurs. Mais, si le but est des
plus recommandables, que penser du moyen mis en œuvre pour
le réaliser? Est-ce bien dans de petits manuels, dans de rapides
résumés, que l’homme de science ira puiser les données ethno-
graphiques dont il aura besoin pour ses déductions? Je l’avoue
sans détour: tout en possédant les volumes de la nouvelle biblio-
thèque ethnograjihique, ce n’est pas là que j’irai chercher la
solution de mes doutes ou acquérir les connaissances nécessaires.
Pour ne donner qu’un exemple, quand j’ai eu à me renseigner
sur les Populations danubiennes, je me suis adressé au grand
ouvrage de M. de Rosny et non pas à son petit volume sur les
Romains d' Orient. Il faut donc le déclarer franchement, aux
hommes d’étude la publication de la bibliothèque ethnogra-
phique n’apportera pas grand secours : c’est à la vulgarisation
644 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
que se restreint toute son utilité, et, à ce point de vue, nous ne
méconnaîtrons pas que l’œuvre nouvelle peut rendre service.
Après ces préliminaires sur le caractère général de l’entre-
prise de M. de Rosny, essayons de caractériser sommairemeni
chacun des volumes publiés jusqu’à présent. Il y a d’abord les
Premières notions d'ethnographie générale, où l’on trouve assez
bien de considérations inutiles, par exemple celles qui concer-
nent l’humanité dans ses rapports avec l’univers, et où plqsieurs
renseignements importants, ceux de la méthode ou de la criti-
que scientifique en ethnographie, de la valeur des arguments
ethnogéniques, font absolument défaut. Puis, on doit relever
bon nombre de propositions choquantes : l’infinité de l’univers
qui se confond avec les lois éternelles, l’ignorance de l’homme
par rapport à ses origines et à ses fins, ignorance qui sera com-
blée, — M. de Rosny l'espère, — par le progrès de l’astronomie,
le désaccord de la Genèse avec la science sur l’antiquité de
l’homme, l’origine du langage donné comme un perfectionne-
ment du cri.
M. A. Castaing a écrit son Ethnographie de la France pour les
écoles: le titre même nous l’apprend. Il est donc équitable de la
juger seulement comme livre classique.
L’auteur parte successivement du territoire et des époques
ethnographiques, des habitants préhistoriques, des Gaulois et
des Celtes, des peuples antiques (Phéniciens, Libyens, Sicanes,
Ligures) ; des Francs, des Français, de leur langage, de leur
mouvement social, moral et politique. En général, les asser-
tions sont exactes et assez précises. Pourtant trop d’hypo-
thèses sont présentées comme faits acquis ; nous n’oserions pas
dire non plus que l’auteur a choisi toujours la théorie la plus
plausible. Enfin, il faut signaler certaines assertions contestables.
M. Castaing traite d’aveugles déclamations les récents articles
sur la dépopulation de la France ; on voudrait pouvoir être de
son avis, mais la triste réalité s’impose. Il y a aussi une allusion
en faveur de l’instruction obligatoire, dans cette phrase : “ Le
peuple ne s’instruit que lorsqu’il y est forcé. , On admettra
difficilement cette exagération manifeste que Notre-Dame de
Paris “ a fourni le modèle de toutes les cathédrales de l’univers
Les deux autres volumes dont la Bibliothèque s’est enrichie
en 1 885 portent sur l’ethnographie du Siam et sur celle de la
Roumanie. Ils ont pour auteur M. de Rosny. Nous avons beau-
coup de bien à dire de ces deux essais; et, surtout en faveur du
premier, nous faisons des réserves sur la critique générale,
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
645
adressée à la collection, d’être trop sommaire et quelque peu
superficielle. Le peuple siamois ou thaï est convenablement
connu par la monographie de M. de Rosny ; elle fournit en effet
des renseignements complets et sûrs sur lapopulation aborigène
du Siam, ses éléments ethniques, leur somatographie et leur lan-
gage. Nous adressons les mêmes éloges à l’aperçu ethnogra-
phique sur les Coréens, paru en 1886. Du reste, M. de Rosny se
trouve ici sur le terrain de ses études spéciales. On sent comme
d’instinct que, pour tout ce qui touche à l’extrême Orient, il
parle en maître. Quant à la Roumanie, nous avons dit, dans nos
articles sur les Populations danubiennes, que nous ne saurions
partager les vues de M. de Rosny sur le caractère celtique des
Gètes et des Daces. La partie ethnogénique laisse d'ailleurs à
désirer, et ne s’appuie pas assez sur une connaissance appro-
fondie de l’antiquité classique et orientale.
L' Ethnographie de l’Algérie par M. O. Hondas, professeur à
l’École spéciale des langues orientales vivantes, est un essai
bien réussi. Gomme nous n’avons pas encore rencontré l'occasion
de parler de cette région dans nos bulletins, nous résumerons
brièvement les deuxième et troisième chapitres. M. Hondas y
groupe les données relatives à la population aborigène et aux
divers éléments ethniques. On trouve en Algérie 900 000 Ber-
bères purs ou proprement dits , i 400 000 Berbères arabisés,
Sooooo Arabes. Par le mélange des Français et d’autres Euro-
péens, surtout des Italiens, il s’est formé un nouvel élément
ethnique dont les représentants se sont appelés du nom d’Algé-
riens. Il faut encore mentionner quelques Nègres et les Coulou-
ghlis, métis issus de Turcs et de femmes indigènes. Les Berbères,
sont les descendants des Numides de l’antiquité classique, du
moins ceux qui ont le type brun. Il y a en effet deux types: le
type blanc, qui est en minorité, formerait la descendance des
anciens Gétules et Libyens, modifiés, soit, comme le veulent les
annales des rois numides, par une invasion d’Aryens, Mèdes et
Perses (i), soit, d’après des auteurs arabes, par une migration
chananéenne. Les Berbères sont de même race que les Touaregs
du Maroc. La langue des Berbères est le kabyle qui fait partie
du groupe chamitique; on y distingue le dialecte de Bougie,
celui des Béni Menacer, le chaouia et le zenatia, créés surtout
par des modifications euphoniques.
Enfin le dernier volume dont il nous reste à parler est con-
(1) Cfr un article du colonel Pothier sur Les Tumulus de la Data de
Tilghemt dans Revue d’ethnographie, t. V, n“ 4, 1886.
646 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sacré par M. Léon Feer au Tibet. Sans vouloir nier l’intérêt et •
l’importance de ce travail, nous regrettons qu’il soit si incom-
plet pour l’étude des races tibétaines. Deux chapitres sont
dévolus à la géographie, un à l’histoire, deux à la religion, un •
aux mœurs et à la langue, un autre enfin à l’histoire. Après ']
cela, il reste pour les populations un paragraphe de deux pages, j
C’est trop peu, d’autant plus que nous n’avons rien sur l’origine
de la race tibétaine, ses affinités, son caractère spécial, ses divi- *
sions et subdivisions. Au point de vue ethnographique, le volume i
sur le Tibet est donc le moins réussi. Hâtons-nous d’ajouter que 1
M. Feer, qui est un orientaliste éminent, donne des détails \
instructifs et intéressants sur la langue et la religion des j
Tibétains. ;
Nous avons exprimé notre avis sur la Bibliothèque ethno- ■
graphique de M. de Rosny, très franchement mais sans parti
pris. Nous souhaitons au contraire le meilleur succès à cette '
œuvre entreprise pour la diffusion des études ethnographiques
auxquelles nous sommes tout dévoué.
Les Pygmées de la vallée de Ribas. — Dans la partie
orientale des Pyrénées, la vallée de RUias (province de Gerona,
Espagne) a fourni au professeur Miguel Maratza une curieuse ''
découverte ethnographique. 11 a rencontré là un groupe assez v
nombreux d’individus nommés Nanos, “ les nains par les '
autres habitants. La taille des Nanos ne dépasse pas I^'IO ou
1™15. Bien bâtis, ces pygmées, tout en ayant les extrémités
petites, présentent, grâce à la largeur de leurs épaules et de •
leurs hanches, une apparence robuste.
Les caractères ethniques de ces nains les distinguent nette-
ment des autres habitants. Tous ont les cheveux rouges, la face 1
forme un carré parfait, les pommettes sont saillantes, les jj
mâchoires fortes et le nez aplati. Les yeux, légèrement obliques, ^
ressemblent à ceux des Mogols. Au lieu de barbe, il n’y a que i
quelques poils follets, la peau est flasque et pâle. J
Les Nanos n’ont aucun rapport avec les autres habitants : ils
vivent et se marient entre eux. Voilà comment la race s’est per-
pétuée pure de tout mélange ; malheureusement cet isolement les i
a laissés dans un état voisin de la barbarie. Ils n’ont aucune
instruction, connaissent leur nom mais ignorent celui de leurs
plus proches parents. M. Maratza affirme qu’ils n’ont aucune
idée des nombres.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
647
Les Batékés (i). — Les peuplades africaines désignées sous
ce nom habitent dans le bassin de l’Ogooué la région arrosée par
les affluents du Congo inférieur ; elles sont disséminées sur une
immense étendue de terrain. Les Batékés sont agriculteurs ; ils
habitent dans des cases vastes et bien construites en feuilles de
palmier et en lattes tirées de l’écorce irès résistante du même
arbre.
En général, les Batékés sont grands et maigres ; ils ont la peau
extrêmement noire, les traits fins et purs. Ils se servent d’un
idiome qui doit avoir de grandes affinités avec celui des peuples
du haut Ogooué. Un fait qui le prouve, c’est que les Adoumas
comprennent facilement les Batékés et s’en font aisément
comprendre.
Si les Batékés sont agriculteurs, ce n’est que pour leur propre
subsistance. Ils ont une industrie très renommée dans l’Afrique
orientale, celle de la fabrication des armes. Ils ne produisent pas
eux-mêmes le fer, ils l’achètent aux Obambas et aux Bakongas
sous forme de cylindres ou de gros clous. Leurs couteaux et leurs
sabres recourbés sont très bien travaillés, avec une poignée ornée
de lamelles de cuivre et de laiton d’un bel effet. Ils font aussi
des haches dont le fer est très mince, mais qui constituent des
armes dangereuses. Signalons aussi un curieux instrument
d’agriculture qu’on ne trouve que chez eux. C’est une palette de
fer arrondie, large d’environ 1 5 centimètres et prolongée d’un
côté en une pointe qui pénètre, à angle droit, dans un manche
long d’à peu près 5o centimètres.
La condition de la femme est des plus misérables. Elle doit
cultiver les plantations et prendre pour elle tous les travaux qui
assurent l’existence. Le mariage est un achat qui se fait par la
cession d’une certaine quantité de marchandises, dont les plus
importantes sont le sel, le fer et les étoffes. Le sel est un grand
article d’échanges. Pour s’en procurer, les Batékés ne reculent
pas devant le trafic des esclaves, et leurs voisins, les Ballalis,
acquièrent souvent un homme pour un paquet de sel d’environ
trois kilogrammes.
Les rites funéraires des Batékés présentent quelques particu-
larités curieuses. On enduit le mort d’une couche d’huile ou de
peinture, des fétiches sont placés à ses côtés et enfin, après trois
ou quatre jours, on procède à l’enterrement, qui se fait de nuit
(1) Tfft’îfs t. V, n" 2, pp. 134-167. Article de M. Léon Guiral.
648 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
avec grand mystère. La tombe est un trou cylindrique profondé-
ment creusé, dans lequel le mort est déposé debout. Les Batékés
n’ont pas de cimetières : rien n’indique au passant la place où
des restes humains .ont été déposés, si ce n’est, comme le dit le
poète, l’herbe qui croît plus vigoureuse et plus verte.
Gomme pour la plupart des peuples africains, la religion des
Batékés consiste en un gros.sier fétichisme. Ils fabriquent leurs
fétiches de cornes d’antilopes, auxquelles ils attachent cinq ou
six peaux de petits mammifères. Ils remplissent ces peaux de com-
positions variées, dans lesquelles ils plantent quelques plumes
d’oiseau de couleurs brillantes. Pour féticher un autre objet, on
agite autour de lui une de ces cornes fétiches.
Ethnographie de Sarawak. — M. E. Gotteau, le voyageur
bien connu, adresse les renseignements suivants sur les popula-
tions de cette contrée (i).
L’Etat indépendant de Sarawak est situé dans l’île de Bornéo.
Il faut distinguer dans les éléments variés de sa population
deux classes nettement séparées : les indigènes et les immigrés.
Ges derniers sont les Malais et les Ghinois, au nombre, les
premiers de 67 000, les autres de 1 3 000. Les Malais de Sarawak
sont venus de Sumatra, et, d’après leurs traditions, la génération
actuelle serait la trente et unième depuis leur arrivée. Ils sont
les maîtres de la côte.
Les tribus indigènes sont, d’abord, les Milanos (32 000) qui
habitent la contrée plate située entre les rivières Réjang et
Baram. Ils vivent de la culture et de l’exportation du sagou,
fécule alimentaire extraite du palmier nommé sagoutier. Gette
exportation va jusqu’à 20 000 tonnes par an. Les Milanos sont
intelligents, leur couleur est plus claire que celle des autres
aborigènes. Gomme certains Indiens d’Amérique, ils déforment
en l’aplatissant le crâne de leurs enfants. Les Dayaks, qui se
séparent en deux branches, les Dayaks maritimes et ceux du
haut pays, forment le fonds de la population primitive : leur
nombre s’élève à 1 5o 000 environ. Les Dayaks maritimes
étaient jusqu’en 1848 de redoutables pirates : aujourd’hui ils
s’occupent d’agriculture et recueillent les produits résineux
des jungles. Ils sont plus avancés en civilisation que les Dayaks
de l’intérieur, qui cultivent la terre par des méthodes primitives,
et recueillent à peine ce qu’il leur faut pour vivre.
(1) Revue d’ethnographie, t. V, n“ 3. pp. 262-271.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 649
Outre les Milanos et les Daijaks, il y a encore les Kaijans, les
Muruts et les Funans, qui appartiennent du reste à la même
race que les Dayaks. Les Kaijans, qui occupent les rives du
Réjang et du Baram sont industrieux, ils travaillent le fer que
leur fournissent presque pur les roches dénudées par les tor-
rents, et ils en font de bon acier. Les Muruts, qui sont agricul-
teurs, s’occupent aussi d’extraire le sel de l’eau de certains lacs.
Quant aux Funans, ils sont encore au dernier degré de l’échelle
sociale; ils ne cultivent pas la terre, ne bâtissent pas de maisons,
vivent du produit de leur chasse et de fruits sauvages.
Les indigènes de Sarawak ont l’idée d’un Être suprême, ils
croient aux esprits, à la vie future et admettent la métempsy-
cose. Ils ensevelissent le mort avec ses armes et ses ustensiles,
et placent des aliments aux environs de sa tombe. Leur système
d’augures et d’aruspices aurait fait envie à l’ancienne Rome.
Avant d’aller travailler aux champs, on observe le vol des
oiseaux ; avant de procéder à une entreprise nouvelle, on tue
assez souvent un porc, et c’est l’état des entrailles qui présage le
succès ou l’insuccès.
Une nouvelle écriture chinoise. — M. Bourne^ ancien consul
anglais à Tchung-King dans le Sze-Tchuen, a pu sauver de la
récente émeute dont il a failli être la victime et déposer au
British Muséum deux curieux manuscrits. L’un d’eux est un
manuscrit en langue (i), il couvre soixante-treize feuilles.
L’autre, qui a treize feuilles, est dans un caractère jusqu’ici
inconnu aux sinologues. M. Bourne pense que c’est l’écriture de
la race des Shans (2), qui habitait le sud-ouest du Kueitchou.
Cette tribu se donne le nom de Shui-Kia ou Fushui, c’est-à-dire
“ le peuple de l’eau Aussi un caractère hiéroglyphique qui
représente l’eau se reproduit-il souvent.
Voici comment M. le professeur R. K. Douglas décrit la nou-
velle écriture récemment découverte. “ Les caractères sont des
adaptations et des formes contractées des anciens symboles chi-
nois ; il y a aussi des signes pictographiques qui n’ont rien de
chinois D’autre part, M. Terrien de Lacouperie donne les ren-
seignements suivants sur les Shui-Kia et leur système d’écri-
ture (3).
(1) Sur les Loloa, voir notre bulletin d’avril 188Ô.
('2) Nous avons parlé des Sha>is dans notre bulletin de juillet 1885.
(3) Academy, 19 février 1887, p. 134.
65o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
La tribu des Shui appartient au rameau des Pengon Pan-hu,
fameux déjà dans les annales primitives du Céleste Empire. Cette
race habitait jadis la Chine centrale. Graduellement poussés
vers le sud, ceux de ses représentants qui ne voulurent pas se
laisser absorber par les Chinois, ou qui n’avaient pas déjà émigré
ailleurs, se réfugièrent dans les montagnes méridionales. De ce
nombre furent les Shui-Kia.
Si les anciens documents ne disent nulle part que les Shui-Kia
se servaient d’une écriture spéciale, ils attribuent cependant cette
particularité aux Yao-Jen. Or, au témoignage de Min Siu. écri-
vain chinois du xvii® siècle, les Shui formaient une division eth-
nique des Yao-Jen. M. Terrien de Lacouperie conclut en émet-
tant l’opinion que le manuscrit des Shui-Kia se rattache par son
écriture à la catégorie des livres appelés Pang-pu, ouvrages
écrits en style tchouen., c’est-à-dire avec le caractère en usage sur
les anciens sceaux chinois.
Service ethnologique du Bengale. — Nous sommes heu-
reux d’apprendre qu’un service ethnologique du Bengale vient
d’être formé sur les mêmes bases que celui qui fonctionne avec
tant de succès, sous la direction de M. Powell, au Smithsonian
Institufe. Le service du Bengale est confié à M. H. Risley. On
commencera par réunir, sous forme de glossaire ethnologique,
tout ce que l’on connaît jusqu’à présent sur les tribus, les castes
et les sectes. Puis, il sera procédé à une exacte classification des
populations du Bengale d’après leurs affinités ethniques, et à une
division précise des divers éléments qui ont concouru à former
le peuple actuel. A cet effet, on espère les meilleurs résultats des
mensurations anthropologiques qui ont été opérées dans les
provinces du Nord-Ouest et du Centre (i).
Sur ce sujet, il est intéressant de citer quelques extraits d’une
lettre adressée par Max Müller à M. de Risley, le nouveau direc-
teur du service ethnologique du Bengale (2). Le savant professeur
d’Oxford insiste d’abord sur la confusion que font trop souvent les
ethnologistes entre les groupes linguistiques et les classifications
ethniques. 11 faut, sous peine de tomber dans de graves erreurs,
(1) Nous empruntons ces détails à l’âdresse annuelle présentée par M. At-
kinson, du service civil du Bengale, aux membres de la Société asiatique de
Calcutta.
(2) Cette lettre se trouve in extenso dans le journal The Academy, n® du
2.5 décembre 1886, p. 430.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 65 1
distinguer ces deux ordres de choses (i). Dans l’ethnologie
indienne, il conviendra de séparer avant tout deux éléments
principaux : la famille noire aborigène et ses conquérants au
teint moins foncé. Dans ces deux groupes se sont infiltrées toutes
les populations limitrophes ; les Scythes du nord-ouest, les
Mogols du nord-est, les Persans, les Grecs, les Romains, les
Mahométans, les Afghans, les Européens. L’invasion de ces der-
niers ouvre le champ à une brillante étude sur le degré de persé-
vérance des caractères ethniques dans une même race, la race
aryenne, dont les représentants se rencontrent aujourd’hui dans
l’Inde après tant de siècles de séparation.
M. Max Millier appelle toute l'attention des ethnologistes
indiens sur la question des castes. On aurait tort de se fier aveu-
glément aux assertions des livres brahmaniques sur ce sujet, à
l’exception toutefois des Grihijamtras védiques, qui sont une
source sûre. Enfin le savant professeur d’Oxford met en garde
contre la tendance assez générale aujourd’hui à voir du toté-
misme et du fétichisme dans toutes les manifestations religieuses
des races inférieures. Avant de conclure en ce sens, il importe
d’avoir une description scrupuleuse et une idée très exacte du
caractère de ces manifestations. Un exemple fera comprendre
cette nécessité. Le culte des NCujas, c’est-à dire des serpents,
est répandu dans toute l’Inde; néanmoins on se tromperait fort
en identifiant tous les Nâgas et en les confondant dans un même
symbolisme. 11 y a fagots et fagots et, comme le dit très juste-
ment M. Max Müller, tous ceux qui ont vécu dans l’Inde savent
que les origines, le but, les caractères du culte des Nâgas diffè-
rent de tribu à tribu.
Un nouveau dialecte aryen. — Non loin de Peshawer en
Afghanistan, habite un peuple nommé Onnar; la même tribu a
une colonie .à Logur, près de Caboul; mais son principal siège
est à Kànî-Karam dans le district de Wazîrî. Un hindou lettré
vient de publier une grammaire du dialecte de ce peuple; et c’est
la première fois que cette langue est fixée par l’écriture.
(1) M.Max Müller cite uneerreurde cegenre dont il fut lacause involontaire.
Tout le monde parle aujourd’hui de la race kolarienne ou rnunda; c’est celle
de certaines tribus parlant un idiome qui n’a rien du sanscrit ni du dravi-
dien. Eh bien, cette dénomination est purement linguistique, etl’on n’a aucun
fondement pour affirmer que les tribus qui parlent le dialecte kolarien sont
d’une race à part et de sang pur.
652
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le nouvel idiome s’appelle le haragstâ. Il est nettement aryen,
appartenant au type pushtu, c’est-à-dire afghan, avec des affi-
nités marquées pour le persan. Tous les sons se trouvent dans
l’alphabet pushtu, à l’exception d’une lettre qui est propre au
baragstâ .
Ethnographie de l'Alaska et des îles Aléoutiennes. —
Par leur position intermédiaire entre les Indiens d’Amérique au
sud et les Esquimaux au nord, les insulaires aléoutiens four-
nissent à l’ethnographe un intéressant sujet d’études. Dans un
ouvrage récemment publié par M. H. N. Elliott (i) et dont
M. A. H. Keene fait une étude critique (2), nous voyons patronner
la thèse que les Aléoutiens seraient plutôt le trait d’union entre
les Esquimaux et les Japonais qu’entre ces premiers et les
Indiens. M. Elliott se fonde principalement sur les ressemblances
avec les Japonais signalées dans la constitution physique, les
mœurs et la civilisation des Aléoutiens. En tout cas, M. Keene
pense que, si les Aléoutiens viennent du Japon, cette migration
remonte à une époque très reculée, puisque le langage des deux
peuples est aujourd'hui complètement différent.
Un point curieux à signaler, c’est la démarcation franche qu’il
y a sur le territoire de l’Alaska entre les Indiens et les Esqui-
maux. Rien n’a jamais pu réunir les Kenai du rameau indien
des Athabascans aux Innuits, Esquimaux de la baie de Bristol.
D’autre part, les deux races se sont alliées aux Européens : le
sang des Norrois est encore appréciable dans les Groënlandais,
et l’on sait que les alliances des Français et des Indiens ont
profondément modifié les conditions ethniques de certains
peuples de l’Amérique septentrionale. Il y a aussi des créoles
russo-aléoutiens : quand il est issu d’un père russe et d’une
mère aléoutienne, le créole garde la physionomie paternelle,
mais il perd de son énergie et devient d’une indolence remar-
quable. Les descendants de deux créoles gardent le type slave
du Russe, tandis que les enfants d’un créole et d’un Aléoutien
pur retournent à ce dernier type au physique et au moral. Chose
étrange, il n’y a donc pas, comme ailleurs, fixation d’un type
nouveau ; mais, dans tous les cas, retour à l’un des types physi-
ques primitifs. La transformation morale est seule plus persévé-
rante .
J. G.
(1) An ArcHc Province : Alaska and the Seal Islands.
(2) Acadetny, 1 1 décembre 1886, pp. 389, 390.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
653
CHIMIE.
Études de thermochimie et de statique chimique relatives
au sulfure d’antimoine. — Voici d’abord quelques données
relatives aux chaleurs de formation de quantités équivalentes de
divers corps :
DÉSIGNATION DES CORPS. FORMULE. CHALEUR DE FORMATION.
Trisulfure d’antimoine
Shi S;
17,0 calories.
Trichlorure —
2 Sb Cl,
91,5 —
Oxyde —
Sbî 0,
83,7 —
Anhydride sulfureux
3SO2
103,8 -
Hydrogène sulfuré gazeux
3 S
6,9 -
— dissous
3 H2 S -f XH2 0
13,8 —
Acide chlorhydrique gazeux
6 HCl
66,0 —
— dissous
6HCI + XH2O
118,3 —
Le chiffre de 17 calories, représentant la chaleur de formation
du trisulfure d’antimoine, se rapporte aussi bien au sulfure noir
cristallisé qu’au sulfure orangé amorphe : en effet, le passage du
sulfure noir au sulfure orangé, par dissolution du premier dans
le sulfure sodique et reprécipitation au moyen de l’acide chlo-
rhydrique, se produit sans effet thermique sensible.
Il faut remarquer en passant que les sulfures comme celui
d’antimoine (et aussi ceux de cuivre, de nickel, de plomb, de
mercure, etc.), dont la chaleur de formation est faible, conser-
vent jusqu’à un certain point l’éclat et divers caractères des
métaux dont ils proviennent : les propriétés des corps changent
peu quand la chaleur dégagée est faible.
La grande différence entre la chaleur de formation du sulfure
et celle de l’oxyde d’antimoine explique la transformation facile
de Sb^Sg en Sb^Og par le grillage. Le dégagement considérable
de chaleur, résultant de la suroxydation partielle de Sb^Og en
Sbg04 et de la formation d’anhydride sulfureux, facilite encore
cette transformation.
Il est facile aussi de se rendre compte, d’après les principes de
la thermochimie, des actions inverses et réciproques entre le
chlorure d’antimoine et l’hydrogène sulfuré d’une part, et d’autre
part entre le sulfure d’antimoine et l’acide chlorhydrique.
L’acide chlorhydrique gazeux, anhydre^ attaque le sulfure
d’antimoine avec formation de chlorure d’antimoine et d’hydro-
gène sulfuré gazeux :
654 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Sbî S3 + 6 HCl gaz. = 2 SbCl; crist. + 3 HjS gaz.
17 «’• + 66“>- 91 «'•'l + 6 «'■ 9
83 «1-
Le d%agement de chaleur est de 98,3 — 83 calories, soit
1 5 3.
Au contraire HCl dissous n’a pas d’action sur Sb^Sg, et le
système Sb2S3 + 6 HCl dissous s’obtient comme produit de la
réaction de l’hydrogène sulfuré dissous sur le chlorure d’anti-
moine :
2 Sb GI3 crist. + 3 H2 S dissous = Sb2 S5 -j- 6 HCl dissous.
91 cal. 4+ 13 <^^>-8 17"^' + 118 «'-3
105 ^135 3
Le dégagement de chaleur est de i35,3 — io5,2 = 3o“’ 1.
L’action se renverse ainsi par suite de la différence entre la
chaleur de formation de l’acide chlorhydrique gazeux anhydre
et celle de l’acide dissous ou hydrate chlorhydrique.
HCl réagit sur Sb^Sg aussi longtemps que la proportion de
HgO présente est moindre que 6 à 6,5 H^O pour i HCl. En
présence de 8 à g H^O, l’action de HCl est presque nulle : c’est
la limite d’ équilibre. On observe d’ailleurs qu’en dessous de cette
proportion d’eau l’hydracide chlorhydrique manifeste à la tem-
pérature ordinaire (12° C.) une tension sensible, susceptible de
permettre son entraînement par un courant de gaz inerte.
Cette limite d’équilibre est légèrement modifiée, dans le cas qui
nous occupe, par la formation de composé=! secondaires assez
peu stables : chlorhydrate de chlorure, chlorosulfure et sulfhy-
drate de sulfure d’antimoine. L’influence perturbatrice de ces
actions secondaires ne s'exerce que jusqu’à un degré correspon-
dant à la stabilité de ces composés; elle est en raison inverse de
la tension de dissociation de ces derniers.
On voit donc par cette étude que les actions inverses se pro-
duisent lorsque le signe de la chaleur dégagée par la réaction de
deux corps est changé par suite de la combinaison de l’un des
deux avec un troisième ou avec l’un des produits de la réaction.
L’action chimique ne se renverse pas brusquement; il se forme
des composés intermédiaires, tels qu’hydrates, sulfhydrates,
chlorhydrates, oxychlorures, chlorosulfures, etc., n’existant pour
la plupart que dans un état de dissociation partielle, c’est-à-dire
de tension, de leurs composés. Ce sont les conditions d’existence
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
655
propre et de dissociation de ces composés intermédiaires qui
règlent les équilibres chimiques entre les corps antagonistes (i).
Déliquescence et efflorescence — Ces deux phénomènes
sont en relation intime avec la tension maximum des solutions
saturées.
Supposons en effet que l’on ajoute progressivement de l’eau à
un sel anhydre, de façon à obtenir successivement des hydrates
dans lesquels l’eau est chimiquement combinée, une solution
saturée, une solution totale, une solution diluée et enfin une
solution très étendue. A chacun de ces systèmes correspondra
une tension maximum de la vapeur émise : les hydrates succes-
sifs présenteront des tensions de dissociation propres, passant
brusquement de l’une à l’autre; le passage à l’état de solution
saturée (souvent obtenu par l’addition d’une minime quantité
d’eau en sus de l'eau chimiquement combinée) sera accusé par
un nouveau changement de tension; puis, à partir de ce point,l a
variation de tension ira diminuant, et d’autant plus que la pro-
portion de sel dissous sera moindre; la tension maximum de la
solution tendra d’une façon continue vers la tension maximum
de l’eau pure.
Dans le passage de l’état de solution étendue à celui de sel
anhydre, on observerait les phénomènes inverses.
Si l’on considère un composé salin quelconque exposé libre-
ment à l’air, il est évident que la tension de vapeur de ce com-
posé salin se mettra en équilibre avec la force élastique f de la
vapeur d’eau de l’atmosphère.
Dans ces conditions, beaucoup de sels anhydres absorbent de
l’eau, en quantité variable d’après leur nature. Les sels dont la
solution saturée présente une tension maximum plus petite que
/■, absorbent assez d’eau pour que se produise la liquéfaction
partielle ou la déliquescence.
Au contraire, les solutions salines dont la tension de vapeur
est supérieure à f émettent de la vapeur d’eau, se transformant
ainsi successivement en solution saturée et en hydrate sec. Cer-
tains hydrates secs ont eux-mêmes une tension de dissociation
supérieure à f : on voit alors se produire V efflorescence.
La propriété que possèdent certains sels de tomber en déli-
quescence ou de s’effleurir à l’air dépend donc, d’une part, de la
(1) D'après M. Berlhelot, Bulletin de la Société chimique de Paris.
656 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
nature de ces sels, de la tension maximum de la vapeur qu’ils
émettent; d’autre part, de la valeur de f ou. de l’état hygromé-
trique de l’air.
Voici quelles sont à 20° C. les tensions de vapeur maxima de
quelques solutions saturées et de quelques hydrates. Les ten-
sions de vapeur les moins élevées fournies par les solutions satu-
rées correspondent donc aux sels les plus déliquescents; les ten-
sions de dissociation les plus élevées accusées par les hydrates
annoncent les plus fortes tendances à l’efflorescence (i).
DÉSIGNATION DES
TENSIONS MAXIMA
DÉSIGNATION DES
TENSIONS DE
CORPS.
DES SOLUTIONS
CORPS (hydrates).
DISSOCIATION.
SATURÉES.
KHO
0.80 millim.
Na2HAs04, 12 aq.
16.0
millim.
NaHO
1.00
—
Na2S04, 10 aq.
13.9
—
AsjO,-
2.30
—
Na2HP04, 12 aq.
13.5
—
KGzHîO"
3.90
-
NaG2H302, 3 aq.
12.4
—
Ga Gh, 6 aq.
5.60
—
Na2G03, 10 aq.
12.1
—
Mg Gh, 6 aq.
5.75
—
Na"HP04, 7 aq.
9.0
—
K2GO3
6.90
—
GUSO4, 5 aq.
6.0
—
Sr Br
9.10
—
SrH202, 8 aq.
5.6
—
Am NO3
9.10
—
SrGb, 6 aq.
5.6
—
Ga(N0i)2
9.30
—
NiGh, 6 aq.
4.6
—
NaGr04
10.60
—
Na2HAs04, 7 aq.
4.6
—
NaNOj
11.15
— .
BaH202, 8 aq.
4.2
—
SrGl2
11.50
—
B02O3, 3 aq.
2.0
—
HIoO,
11.60
—
SrBr2, 6 aq.
1.8
—
NaGiHjOj, 3 aq.
12.40
—
G2H2O4, 4 aq.
1.3
—
KGl
13.55
—
KNOî
15.00
—
Constitution des sels hydratés. — En comparant les pertes
d’eau subies dans le vide sec pendant l’unité de temps par deux
hydrates d’un même sel placés dans des vases identiques,
M. Muller-Erzbach a été conduit à admettre, d’après les varia-
tions de tensions, l’existence de systèmes moins hydratés et plus
stables.
Ainsi le nitrate zincique, Zn (NOj)^, 6 aq., perd 2 aq. avec la
tension relative 0,18, et la troisième molécule d’eau avec la ten-
sion 0,025 ; puis la tension devient inappréciable. Sa constitution
répond donc à la formule :
1 [Zn (N0,)2, 3 aq], aq j, 2 aq.
(1) D’après M. Lescœur, Bulletin de la Société chimique de Paris.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 65y
L’hydroxyde bary tique, BaH^O^, 8 aq, perdant i aq avec la
tension relative 0,9, 5 aq avec la tension 0,2, i aq avec la ten-
sion 0,1 1, et retenant la dernière molécule d’eau, a pour formule
de constitution .*
I [ (BaHiOi, aq), aq], .5 aq |, aq.
De même la formule du sulfate cuivrique. Gu SO4, 5 aq, devrai
s’écrire :
j [ (Cu SO4, aq), aq], aq ; 2 aq.
Cu SO4, 5 aq se dépose par refroidissement d’une solution
chaude; Gu SO4, 3 aq est le vitriol bleu effleuri à la température
ordinaire ; Gu SO4, 2 aq, — Gu SO4, aq — Gu SO4 sont des pro-
duits de dessiccation à diverses températures (i).
Dissociation du carbonate de chaux. — M. Le Ghâtelier,
en se servant de couples thermo-électriques pour la mesure des
températures, a déterminé d’une façon précise la loi de variation
de la tension de dissociation du carbonate calcique avec la tem-
pérature. Voici les résultats obtenus ;
TEMPÉRATURES PRESSIONS OBSERVÉES
547 degrés
27 millim.
610 —
46 —
625 —
56 —
740 -
255 —
745 —
289 —
810 —
678 —
812 —
762 —
865 -
1333 —
G’est donc vers 812" que la tension de dissociation devient
égale à la pression atmosphérique. Gcpendant, quand on échauffe
rapidement du carbonate de chaux, on reconnaît que la tempé-
ture stationnaire de décomposition se fixe à 925° ; cela tient à la
lenteur avec laquelle l’équilibre de tension s’établit dans le phé-
nomène de dissociation. D’autre part on ne peut par un chauffage
rapide dépasser que d’une quantité limitée la température nor-
(i) Deutsche Chemische Gesellschaft.
XXI
42
658 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
male de dissociation, parce que la vitesse de décomposition croît
suivant une fonction exponentielle très rapide des excès de tem-
pérature.
i\I. Le Ghàtelier avait déjà observé une semblable anomalie
dans la température de cuisson du plâtre : cette température
diffère sensiblement de celle à laquelle la tension d’efflorescence
du gypse atteint la pression atmosphérique (i).
Influence de la température sur la transformation d'un
système chimique en un autre système équivalent. —
Lorsque des corps sont en présence pouvant donner lieu à la
formation de divers systèmes chimiques équivalents, c’est géné-
ralement la température qui déterminera la formation de l’un ou
de l’autre de ces corps. Il y a donc pour les systèmes équivalents
une limite de température qui constitue le point de transition.
Soit, par exemple, un mélange de quantités équivalentes de
Na^SO^, lo aq et Mg SO4, 7 aq en solution aqueuse : du sein de
cette solution se déposera un sel double cristallisé Na2S04,
Mg SO4, 4 aq (astrakanite), si la température est supérieure à
21 ”5 ; à une température plus basse, les deux sels se déposeront
séparément.
Ce point de transition, 2i°5, constitue aussi un point singulier
sous le rapport de la solubilité : à cette température, le sel dou-
ble a la même solubilité que ses composants; au-dessus, il est
moins soluble; au-dessous, plus soluble.
On peut aussi vérifier que les tensions maxima des solutions
saturées sont en rapport avec la solubilité : au-dessus de 2i°5,la
tension de la solution d’astrakanite est moindre que celle de la
solution des deux sulfates; et inversement.
Dans la réaction de Mg SO4, 7 aq sur NaCl, le point de tran-
sition pour la formation du sulfate double, Na^SO^, Mg SO4
4 aq, est 3i“ :
2 (Mg SO4, 7 aq) + 2 NaCl = Na2 SO4, Mg SO4, 4 aq + MgCL, 6 aq + 4H2O (2).
Variations de la solubilité de certains chlorures en pré-
sence de l’acide chlorhydrique. — L’acide chlorhydrique pré-
(1) Moniteur de la Céramique et de la Verrerie.
(2) Deutsche Chemische Gesellschaft.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 659
cipite de leur solution aqueuse certains chlorures, notamment
Ba CI,, Sr Cl,, Ga CU, Mg GU, K Gl, Na Gl, Li Cl, Am Cl.
La solubilité de ces chlorures diminue, en présence de HCl,
d’une quantité correspondant sensiblement à i équivalent de
chlorure pour i équivalent de HCl ajouté, tant que la solubilité
n’a pas été diminuée de plus des trois quarts environ; de sorte
que, dans ces limites, la somme des équivalents de chlorure et
de HCl dissous reste sensiblement constante.
(Jet état spécial d’équilibre s’observe également dans l’action
de l’acide azotique sur les solutions d’azotates.
Quant à l’acide sulfurique mis en présence des sulfates avec
lesquels il ne forme pas de sulfate acide, il semble se comporter
différemment (i).
Nouveau procédé de dosage volumétrique du zinc. —
M. Weil propose d’appliquer au dosage du zinc, notamment du
zinc en poudre (gris d’ardoise de la Vieille-Montagne), la
méthode qu’il a déjà publiée pour le dosage du fer, de l’anti-
moine, du soufre, du sucre, etc., et qui est basée sur le dosage
volumétrique du cuivre à l’aide d’acide chlorhydrique en grand
excès et de chlorure stanneux.
On traite à froid une quantité déterminée de zinc en poudre
par un excès de solution titrée de chlorure cuivrique (lo gr. de
Gu par litre) neutralisée au préalable : le zinc se transforme en
chlorure et précipite du cuivre, équivalent pour équivalent. On
titre ensuite sur une partie du liquide ou l’excédent de
cuivre resté en dissolution, au moyen d’un grand excès de HGl
et d’une solution titrée de Sn GL, en chauffant à l’ébullition : la
différence avec la quantité de cuivre employé correspond au
cuivre précipité par le zinc. On multiplie cette différence par
5?
Gu
3-2.5
^7^ = 1.0236
31. /O
et l’on a la quantité de zinc renfeimiée dans l’échantillon ana-
lysé.
On opère, par exemple, sur 0,4 gr. de poudre de zinc, avec
5o c. c. de solution de GuGL.
M. Kupferschlæger fait observer que le zinc en poudre glas
(1) D'après M. Engel, Bulletin delà Société chimique de Paris.
66o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
d’ardoise contient souvent du fer et du cadmium, lesquels rédui-
sent aussi CuGl^: c’est là une cause d’erreur. Il recommande donc
de traiter plutôt ce zinc par de l’acide sulfurique très étendu,
précipiter par le carbonate ammonique, filtrer, et doser le zinc
dans la solution au moyen de la solution titrée de sulfure sodi-
que ( i).
Méthode de séparation et de dosage de métaux divers,
basée sur l’emploi des hyposulfites. — L’hyposulfite sodique
ou ammonique, réagissant à l’ébullition sur une solution sulfuri-
que ou chlorhydrique de Cu, Gd, Zn, Ni, Go, Fe, Mn, précipite le
cuivre à l’état de Gu S ; les autres métaux restent en solution.
Gette solution, traitée ensuite par l’ammoniaque ou la potasse
caustique, additionnée d’acide oxalique, portée à l’ébullition et
soumise de nouveau à l’action de l’hyposulfite, donne un préci-
pité de GdS ; les autres métaux restent dissous.
Si l’on a de l'arsenic, de l’antimoine et de l’étain, réunis dans
une solution chlorhydrique, on peut en précipiter l’antimoine sous
forme de Sb,0 So, en additionnant d’abord la solution d’ammo-
niaque ou de chlorure ammoniaque, puis d’acide oxalique, puis
d’ammoniaque jusqu’à saturation incomplète; en diluant ensuite
le liquide, ajoutant une solution d’hyposulfite sodiquefio parties
de sel pour i d’antimoine à doser), et chauffant à l’ébullition.
L’arsenic et l’étain restent en solution (2).
J. B. André.
SGIENGES INDUSTRIELLES.
Chemin de fer Lartigue. — Le chemin de fer Lartigue,
dont l’invention date de i883, ne comprend qu’un rail unique,
maintenu sur des supports à o™8o environ au-dessus du sol. Il
a l’avantage de supprimer presque complètement les frais de
terrassement, de se placer avec la plus grande facilité et de
(1) Bulletin de la Société chimique de Paris.
(2) D’après M. Carnot, Bulletin de la Société chimique de Paris.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 66 1
n’exiger qu’un matériel simple et peu coûteux, le poids utile
transporté étant considérable par rapport au poids mort des
véhicules.
Gomme moteur, on emploie soit des moteurs animés, mules,
chevaux, etc., soit des locomotives à vapeur ou électriques :
I cheval ordinaire traîne aisément 5 tonnes sur la voie Lartigue,
tandis que sur une route il faudrait 5 charrettes au moins,
marchant beaucoup plus lentement.
Ce système est particulièrement avantageux dans les pays où
le trafic n’est pas très considérable et où la construction de voies
ferrées, même de voies étroites, coûterait trop cher. Il convient
parfaitement dans les régions accidentées et dans les plaines
marécageuses. Il peut se placer sur l’accotement des routes et
suivre toutes les sinuosités des sentiers de montagnes. On
l’utilise surtout pour les transports de récoltes, de bois et de
minerais; il s’adapte aussi au transport des voyageurs. La forme
des supports permet de les employer également pour les instal-
lations économiques de lignes télégraphiques et téléphoniques.
La première voie Lartigue a été établie aux environs d’Oran
pour le transport des alfas ; elle se déplace suivant les besoins de
l’exploitation. Cette voie, qui a plus de loo kilomètres, a coûté
6ooo francs environ par kilomètre, tous frais compris : établisse-
ment de la voie, achat du matériel, etc.
Une ligne semblable a été construite récemment en Tunisie
pour le même objet.
Aux mines de Rio, dans les Pyrénées françaises, on a installé
lo kilomètres de voie Lartigue, avec traction électrique, pour le
transport des minerais. Cette ligne comprend des rampes de plus
de 8 p. c. d’inclinaison et des courbes de moins de 4 mètres de
rayon ; il paraît que, même dans ces conditions, le rendement est
considérable et les frais de transport minimes.
L.es matières à roder, à aiguiser et à polir. — On peut
classifier comme suit ces matières : i ° matières solides à roder
et à aiguiser; 2° papiers et toiles à polir; 3" poudres à polir.
I. Matières solides à roder et à aiguiser. — L’agent de rodage
par excellence est l’ewe/v". L’émeri naturel est du corindon impur,
provenant de Naxos et de Smyrne. On trouve souvent dans
l’émeri de Smyrne une certaine proportion de spath adamantin,
c’est-à-dire de la variété de corindon renfermant 4 p. c. d’eau
de cristallisation et présentant un clivage en trois sens (système
662
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
rhomboédrique). Parfois aussi l’émeri naturel contient du mica.
On obtient im émeri artificiel par la calcination de certaines
variétés de beauxite. Voici
quelle est la composition moyenne
des émeris :
É.MERI NATUREL
ÉMERI ARTIFICIEL
Alumine
82
80
Silice
7
9
Sesquioxyde de fer
10
11
Eau et perte
1
n
100
100
On emploie aussi pour les rodages industriels le silex, le sahle
quartzeax, la poudre de verre, etc.
M. Durrschmidt a imaginé une machine à essayer, au point de
me de la dureté et du mordant, les matières rodantes les plus
énergiques. Dans cette machine, une quantité déterminée de
matière rodante produit en un temps donné une quantité plus
ou moins grande de limaille de fonte.Les “ coefficients de travail,
fournis par cette machine pour les diverses pierres sont les
suivants :
Quartz hyalin 1
Sile.x 2
Spath adamantin cristallisé. ... 4
Emeri de Smyrne 5 à 6
— Naxos 7 à 8
Emeri artificiel 7 à 9
Saphir .... 14
On emploie beaucoup aujourd’hui, pour le travail des métaux,
des meules en grès, en émeri, etc.
Les meules en grès sont de provenance diverse; celles de
Saverne sont très estimées.
Les meules artificielles se font en grains de silex et. émeri;
celles pour affûter les scies, en sable quartzeux. Ces matières
sont agglomérées par de la gomme laque, du caoutchouc durci
ou, plus souvent aujourd’hui, par du ciment à l’oxychlorure de
magnésium. On construit des meules de plusieurs degrés de
dureté, correspondant aux tailles de limes très fines, douces,
demi-douces, bâtardes, de deux ou d’une, qu’elles sont destinées
à remplacer.
En fait de pierres à aiguiser, citons les pierres à rasoir, qui
viennent de Belgique; les pierres du Levant, de file de Candie;
les pierres à faux, de la Lombardie. On fait aussi en Allemagne
et en France des pierres à faux artificielles.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
663
hdi pierre ponce s' Qxn'^\o\e dans le travail du bois, des vernis,
des métaux, des marbres et des pierres lithographiques. La
pierre ponce naturelle vient d’Italie. La pierre ponce artificielle
en briquettes est du quartz pilé, aggloméré à haute température
au moyen d’une minime quantité de matière très fusible. On la
fabrique principalement en Allemagne, sous plusieurs variétés
de dureté (i).
2. Papiers et toiles à polir. — On les prépare avec de la
poudre de verre, de silex ou d’émeri. Tout le monde en connaît
l’usage.
3. Poudres à polir proprement dites. — La plus employée est
le rouge à polir, sesquioxyde de fer obtenu par la calcination de
la couperose verte. On s’en sert pour polir finement les métaux,
les glaces et les marbres.
Pour les marbres blancs, on prend de la potée d'étain (acide
stannique) ou de \vi potée d'émeri.
Le tripoli et la terre pourrie sont de la silice en poudre très fine,
venant de Bohême (tripoli de Venise), de France, etc.
Les briques anglaises à nettoyer les couteaux sont fabriquées
avec une terre sableuse jaune.
La chaux de Vienne est de la chaux vive très pure (2).
Sur l’application des flammes au chauffage. — L’introduc-
tion d’un corps froid dans une flamme peut abaisser la tempéra-
ture de cette flamme jusqu’au point de l’éteindre dans les parties
voisines du corps froid. Cette couche non lumineuse de gaz étant
mauvaise conductrice de la chaleur, l’échauffement ne peut plus
se produire alors que par le rayonnement de la partie de la
flamme restée lumineuse à travers cette couche isolante.
Il faut donc, lorsqu’on veut chauffer économiquement un corps
froid, ou bien disposer la surface à chauffer de façon à ce qu’elle
puisse prendre rapidement la température même de la flamme
et n’empêche plus dès lors la combustion à son contact; ou bien
éviter tout contact entre la flamme et le corps froid et n’utiliser
que le rayonnement.
C’est ainsi que M. Fletcher propose de recouvrir la paroi
externe des chaudières à vapeur de nervures ou de clous en
saillie, destinés à prendre la température de la flamme. Dans le
(1) Voir notre article d’avril 1886.
(2) Moniteur de la Céramique et de la Verrerie.
664 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
même ordre d’idées, M. Lodge conseille d’augmenter l’épaisseur
de la tôle.
Le procédé de chauffage de M. Siemens est basé sûr l’autre
principe. Il consiste à employer comme source de chaleur une
flamme très éclairante, obtenue par la combustion de gaz au
moyen d’air chaud, et possédant un grand pouvoir rayonnant
calorifique. Ce système paraît être le meilleur; il permet en
mê me temps de ménager la durée de la tôle.
Les foyers fumivores, à distribution d’air secondaire, ne sont
pas économiques, quelque bien ménagée que puisse être cette
distribution. Sans doute tout le combustible y est brûlé; mais
comme la flamme y est moins éclairante que dans les foyers
simples, son pouvoir rayonnant calorifique est moindre, et l’effet
utile reste sensiblement le même (i).
Le verre perforé. — MM. Appert frères, auteurs de plusieurs
perfectionnements dans la verrerie, fabriquent depuis peu
du verre perforé, destiné à assurer dans de bonnes con-
ditions la ventilation des locaux habités, tels qu’hôpitaux,
salles d’études des lycées et écoles, ateliers de filature, écuries,
cabinets d’aisance, etc.
Ce verre est perforé de 3ooo à 35oo trous par mètre carré.
Les trous sont ronds, en forme de tronc de cône, la petite base
ayant 3 à 4 millim. de diamètre et la grande 6 à 7,5. Ils sont
espacés de 1 5 à 20 millim. d’axe en axe et rangés en quin-
conce. La forme tronconique des trous a pour but d’épanouir
les filets d’air et d’en faciliter la diffusion et le mélange avec l’air
de la pièce à ventiler. Ces vitres sont placées en imposte, à 2“5o
environ de hauteur, la grande section des trous étant tournée
vers l’intérieur.
Le perforage des trous ne se fait pas avec un foret d’acier,
ce qui serait trop long ; ni par l’action d’un jet de sable animé
d’une grande vitesse, ce procédé étant encore trop coûteux; mais
par le coulage et le moulage, en versant le verre liquide sur une
table en métal garnie de saillies, et en exerçant sur ce flot de
verre la pression nécessaire pour l’amenerà l’épaisseurvoulue(2).
Ciment au chlorure de calcium. — Le ciment Portland de
(1) Moniteur delà Céramique et delà Verrerie
(2) Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
665
fabrication récente, gâché avec une solution de chlorure calci-
que marquant 28“ à 3o° B., acquiert en quelques minutes une
dureté et un résistance à la traction considérables. La prise est
accompagnée d’une élévation de température qui peut aller jus-
qu’à 70°, ainsi que d’un léger gonflement.
On emploie 24 à 28 centimètres cubes de solution de chlorure
pour 100 grammes de ciment Porlland.
Ce ciment convient parfaitement pour les réparations de meu-
les à ciment (au lieu du plomb généralement employé pour cet
usage), pour les scellements, et partout où l’on se servait ci-
devant de ciment magnésien (magnésie calcinée, gâchée avec du
chlorure de magnésium), moins résistant et plus cher (i).
Ciment à l’oxychlorure de zinc. — On obtient ce ciment en
mélangeant de l’oxyde de zinc dense avec une quantité équiva-
lente de chlorure de zinc en solution aussi neutre que possible,
marquant 54° à 55° B. et additionnée d’une petite quantité (3 p. c.
environ) de borax, carbonate potassique, carbonate sodique ou
sel ammoniac, pour retarder la solidification. Le produit est
donc de l’oxychlorure zincique mélangé d’un peu de borax ou
d’autre sel.
Ce ciment est aussi dur que le marbre; il résiste au froid et à
l’humidité, et il est fort peu attaquable par les acides. On y
ajoute souvent, dans un but d’économie, de la limaille de fer, du
sable, de l’émeri, des déchets de marbre pulvérisés, etc.
Il s’emploie beaucoup dans l’industrie du bâtiment pour les
ravalements et réfections, les scellements, etc.
On prépare aussi une peinture à l’oxychlorure de zinc, inalté-
rable et bydrofuge, en délayant de l’oxyde de zinc, jusqu’à con-
sistance de la peinture à l’huile, dans un liquide formé de 2 par-
ties de chlorure de zinc à 54° — 55° B. et 5 parties d’eau tenant
en dissolution i p. c. de borax ou de carbonate sodique. On
fait le mélange au moment de s’en servir, car il se solidifie rapi-
dement ; il s’applique sur bois, sur métaux, sur toile, etc. 11 faut
éviter d’employer cette peinture par la gelée, sous peine de la
voir s’écailler rapidement (2).
Un bon ciment à l’oxychlorure de zinc peut aussi être obtenu
en gâchant i kilogramme de poudre formée de
(1) Journal du Céramiste et du Chaufournier.
(2) Moniteur des Produits chimiques.
666 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Oxyde de zinc
Calcaire dur écrasé
Grès pilé
Ocre, comme colorant
2 parties
2 -
1 —
la quantité nécessaire
avec 3 litres de solution saturée de zinc dans l’acide chlorhy-
drique du commerce, additionnée d’un peu de sel ammoniac et
des 2/3 de son volume d’eau (i).
L'emploi de la dynamite-gomme dans les travaux en
veine. — Des expériences ont été entreprises il y a quelque
temps dans le but de faire une étude comparative, au point de
vue économique, des résultats obtenus par l’emploi de la pou-
dre comprimée, de la dynamite n° i et de la dynamite-gomme
pour le minage en veine et le coupage des voies. Elles ont con-
duit à des conclusions qui méritent d’être signalées.
On a reconnu : i" que, pour le coupage des voies aussi bien
que pour l’abatage de la bouille, la dynamite n" i, la plus fré-
quemment employée, n’offre guère d’avantage sur la poudre
comprimée, et que son emploi peut même devenir très onéreux
s’il est confié à des mains inexpérimentées ; 2° que la dynamite-
gomme présente sur les explosifs précités des avantages écono-
miques très importants, qui peuvent se chiffrer à 25 p. c., lorsque
cette substance est mise en œuvre par des ouvriers bien
exercés .
Il faut rapprocher de ces résultats économiques les avantages
que présente la dynamite-gomme au point de vue de la sécurité
et de l’hygiène. En effet, elle ne donne aucune exsudation, même
sous une forte pression, et elle est bien moins sensible au choc
et aux vibrations que la dynamite n“ i ; lorsqu’elle détone
complètement, ses fumées sont moins dangereuses à respirer
que celles de cette dernière substance.
Pour obtenir de la dynamite-gomme le maximum d’effet utile
et éviter les accidents, certaines précautions sont nécessaires et
J.-B. André.
MINES.
(1) Bulletin céramique.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES,
667
doivent être observées soigneusement. Elles concernent le choix
des capsules et l’amorçage, le dépôt des cartouches dans la mine,
et le bourrage. L’auteur de cette notice, M. l’ingénieur Mail-
lard, des mines de Lens, expose toutes ces précautions, qui
d’ailleurs ne présentent aucune difficulté et s’apprennent vite
aux ouvriers intelligents et prudents (i).
Taquet automatique pour les voies des plans inclinés. —
Dans l’exploitation des couches dont l’inclinaison dépasse 3o" à
35°, on est souvent amené à desservir plusieurs niveaux par un
plan incliné à chariot-porteur. Dans ce cas, les différentes voies
horizontales par lesquelles les produits sont amenés au plan
incliné doivent être munies d’une barrière ayant pour but d’ar-
rêter les wagonnets chargés en deçà du garage établi à proxi-
mité du plan. Les barrières très simples employées d’ordinaire
ne constituent pas un mode d’arrêt suffisamment efficace, parce
que les traîneurs, malgré toutes les recommandations, négligent
fréquemment de les fermer en retournant avec le wagonnet vide
vers les fronts de taille.
M. Piffaiit, ingénieur aux mines d’Anzin, a essayé avec succès
un taquet automatique destiné à éviter les accidents dus à cette
négligence. Cet appareil, de construction simple et ingénieuse,
est placé dans l’intérieur de la voie, entre le plan incliné et le
garage ménagé à proximité pour les manœuvres. Le chariot vide,
sortant du porteur, ouvre le taquet et vient sur le côté pour livrer
passage au chariot plein, lequel ferme le taquet en passant.
Ce dispositif fonctionne très bien à la fosse d’Audiffrel-Pas-
quler, des mines d’Anzin, où il a d’abord été essayé et appliqué
ensuite à toutes les voies qui en ont besoin (2).
Abatage de la houille par les moyens mécaniques. — Il
est sérieusement question en Angleterre de supprimer l’abatage
à la poudre dans toutes les mines où l’emploi des lampes do
sûreté est imposé. Les récentes catastrophes du Borinage ont
également fait surgir cette question en Belgique. Des systèmes
assez variés ayant pour but de se passer complètement de la
poudre pour l’abatage ont été essayés et mis en pratique depuis
longtemps; mais l’usage de ces appareils s’appliquait surtout,
(1) Bulletin de la Société de l'industrie minérale.
(2) Société de l’industrie minérale, Comptes rendus mensuels.
668
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
jusqu’ici, au bosseiement des galeries en veine (coupage des
voies) dans les régions où la présence continuelle du grisou ne
permet pas l’emploi des explosifs, et où les roches présentent
une dureté trop grande pouf être travaillées au pic ou à la poin-
terolle. Dans les houillères belges peu grisouteuses que le Règle-
ment des mines classe dans la première catégorie ( i ), on tolère
parfois le minage en veine pour certaines couches très dures où
l’abatage par le procédé ordinaire serait difficile et coûteux au
point de rendre ces couches inexploitables. Cette tolérance n’est
accordée que moyennant des conditions d’aérage capables d’éloi-
gner tout danger d’explosion ou d’inflammation. 11 est cependant
des couches qui, quoirpie très dures et bien aérées, ne sont pas
admises à cette tolérance. Un appareil pratique permettant
l’abatage économique de la houille sans le secours de la poudre
serait donc d’une gi’ande utilité. Entre autres systèmes imaginés
dans cet ordre d'idée, on connaît l’appareil hydraulique (2) de
M.Levet,et le coin à vis (3) du même auteur. Nous signalerons une
modification ingénieuse de cet appareil, due à M. Burnett (4). Elle
a pour but d’utiliser plus complètement l’effort exercé par l’ou-
vrier pour déterminer l’écartement des joues. A cette fin, le frotte-
ment de glissement est remplacé par un frottement de roulement,
au moyen de rouleaux en acier interposés entre les joues et le
coin. Celui-ci, comme dans l’appareil Levet, se termine à l’avant
par une vis à filet carré sur laquelle agit un écrou pourvu de
dents à sa circonférence; une sorte de racagnac à leviers com-
binés imprime à l’écrou le mouvement de rotation qui détermine
la translation du coin et, par suite, l’écartement des joues. Un
affût spécialement construit pour cet appareil permet de pousser ,
les opérations activement.
Le diamètre du coin muni de ses joues et prêt à être introduit
dans le trou est de 4 12 pouces (o™i 1 5) pour le charbon et
3 3/4 pouces (o^oqS) pour la pierre.
Dans une série d’expériences exécutées avec cet appareil aux
houillères de Greenfield et Whitehill, le temps nécessaire pour
effectuer une opération complète a été en moyenne de 2 5 mi-
nutes, y compris le forage préalable d’un trou, de 4 pieds environ
de profondeur et d’un diamètre mi peu plus grand que celui de
l’appareil.
Les gisements de manganèse du Merionethshire (pays
(1) Art. 24, Règlement de 1884.
(2) Évrard, Traité d’ exploitation, 1. 1, p. 106.
(3) Haton de la Goupillière, Traité d' exploitation, 1. 1, p. 159.
(4) Engineering.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
669
de Galles). — On exploite actuellement le manganèse clans les
roches cambriennes aux environs de Barmouth et de Harlech.
Le gisement se présente sous forme d’un lit stratifié affleurant
à plusieurs endroits, d’une puissance variant de quelques pouces
(i pouce=o,™o2 54) à plusieurs pieds. L’épaisseur moyenne est
d’environ deux pieds. Le minerai non décomposé contient le
manganèse à l’état de carbonate, mélangé à une faible propor-
tion de silicate : à l’affleurement il y a eu altération, comme
d’ordinaire, et le carbonate s’est transformé en oxyde noir
hydraté.
Le minerai renferme de 20 à 35 p. c. de manganèse métal-
lique et sert à la fabrication du ferro-manganèse.
Ces nouvelles mines du Merionethshire sont le premier exem-
ple d’exploitation du carbonate de manganèse dans les îles Bri-
tanniques (i).
Les mines de houille en Russie. — Les gisements de com-
bustible du pays du Don occupent une grande surface s’étendant
sous les districts de Tchirkassy, Donetz et Mioussy. Les mines
de Mioussy sont les plus productives et donnent les meilleures
qualités, surtout dans le sud-ouest du district. Dans le nord-est,
elles produisent de l’anthracite. Les travaux sont portés à la fois
sous les terrains privés et publics. Au i®’’ janvier 1 885, le stock de
charbon restant surles carreaux des puits était de 160 000 tonnes.
Dans le cours de l’année i885, l’extraction s’est élevée à
800000 tonnes, dont la totalité était ou exportée ou usée sur
place avant le commencement de l’année 1886. A cette époque,
les charbonnages du Donetz occupaient 65oo ouvriers dans les
travaux intérieurs et 1 5oo à la surface, le nombre annuel de
jours de travail étant de 200. Il y avait à la même date 76 ma-
chines à vapeur d’une puissance totale de i258 chevaux-vapeur,
plus 6 1 2 chevaux, dont 77 à l’intérieur.
Le combustible provenant de ces mines est employé pour le
chauffage des locomotives, steamers, manufactures, ateliers de
construction, etc. (2).
(1) Engineering and mining Journal.
(2) Colliery Guardian.
Ôyo REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
La houille à, la Nouvelle-Galles du Sud. — Le terrain
houiller présente un grand développement dans la partie orien-
tale de l’Australie, le Queensland et la Nouvelle-Galles du Sud,
et il a contribué pour une grande part au rapide développement
des colonies anglaises de cette région. Depuis longtemps, les
couches nombreuses de combustible qu’il renferme sont active-
ment exploitées dans les environs de Newcastle. Plusieurs ont
des puissances supérieures à i“2o; il en est une de 9 mètres.
Elles sont l’objet d’exploitations importantes, dont les produits
sont en partie dirigés vers la Chine, vers l’Inde, et même vers les
ports de la Californie. La ville et le port de Sydney s’étaient
jusqu’ici alimentés de combustible aux houillères du district de
Newcastle, qui exploitent les diverses qualités de charbon :
charbons de forge, charbons domestiques,charbons à gaz,cannel-
coal. Cette situation est probablement appelée à changer dans
un avenir peu éloigné. Des travaux de recherche ont amené, en
effet, la découverte de la houille dans le district de Sydney i i). Le
dernier sondage, pratiqué à trois quarts de mille seulement de
l’un des chemins de fer du gouvernement, a atteint le combus-
tible à la profondeur de 2227 pieds. La mise en exploitation de
ce gisement houiller, reconnu sur une étendue de 33 à 3q milles,
ne peut manquer d’avoir une influence très favorable sur le déve-
loppement de l’industrie de cette région.
V. Lajibiotte.
SISMOLOGIE.
L’un de nos plus brillants collaborateurs, M. de Lapparent,
vient de publier dans le Correspondant un magnifique article
intitulé : Les tremblements de terre. Beaucoup de nos lecteurs
nous sauront gré de leur avoir signalé ce travail. Les autres
seront heureux d’en lire ici, du moins, une partie. Nous en
extrayons donc textuellement les dernières pages.
Parler des tremblements de terre sans dire un mot des essais
de prévision du phénomène, serait sans doute mal répondre à
l’attente du lecteur. Bien des gens se sont employés avec con-
(1) Colliery Guardian.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 67 1
viction à cette besogne prophétique, et on en pourrait citer dont
toute la carrière a été consacrée à réunir des statisti({ues en vue
de prouver la concordance des mouvements sismiques, soit avec
les positions de la lune, soit avec les variations de la tempéra-
ture, soit enfin avec les oscillations de la colonne barométrique.
La plupart de ces statistiques sont dépourvues de valeur, non
seulement parce qu’on y a groupé, pêle-mêle, les véritables
tremblements de terre avec les mouvements locaux dus au
défaut d’assiette du terrain; mais parce que, institués aune
époque où l’observation sismographique n’existait pas, les cata-
logues sont forcément tout ce qu’il y a de plus incomplet. Une
statistique sérieuse ne pourra être dressée que quand les sismo-
graphes enregistreurs seront partout installés, et ce n’est pas
s’aventurer que de prédire qu’alors la lune se montrera aussi
innocente des tremblements de terre qu’elle l'est des chan-
gements de temps à la surface. Il ne saurait en être autrement
depuis que nous savons qu’au lieu d’avoir leur siège entre
l’écorce et une nappe fluide continue, ces ébranlements naissent
tout près de la surface, au sommet de grands sillons où les
marées intérieures, s’il en existait, n’auraient pas d’action.
Il n’est pas absolument impossible que l’état du baromètre
influe sur la facilité du dégagement des gaz. Pourtant ce facteur
doit être de bien médiocre importance, soit qu’on admette la
théorie du rochage, soit qu’on préfère l’hypothèse de la chute
des blocs humides.
Existe-t il maintenant des signes précurseurs auxquels on puisse
reconnaître l’approche d’un mouvement sismique? Les observa-
teurs italiens l’affirment, et, à les entendre, toute manifestation
éruptive serait précédée par des bourrasques microsismiques,
c’est-à-dire par une agitation particulière qui ne se traduit pas
au dehors et n’est perceptible que grâce à des appareils très déli-
cats. On conçoit, à la rigueur, que, s’il s’agit d’une^région homo-
gène déterminée, il puisse en être ainsi. Pour être brusque, le
dégagement des gaz n’a pas besoin d’être instantané. Une
grande explosion peut être précédée par des tentatives d’ébul-
lition de beaucoup moindre importance, et les appareils installés
au-dessüs du foyer en question pourraient en percevoir la trace.
Mais si l’explosion doit se produire dans un autre sillon, indé-
pendant du premier, on n’en sera pas averti.La meilleure preuve
est que la catastrophe de la côte ligurienne est survenue sans
qu’aucun des sismographes italiens eût fourni la moindre indi-
cation préalable. Si donc il n’est pas interdit d’espérer mieux
672 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pour l’avenir, on peut dire que, pour le moment, l’art de prévoir
les tremblements de terre est encore à créer.
S’il faut renoncer, jusqu’à nouvel ordre, à l’espoir de prédire
ces catastrophes, peut-on du moins en conjurer ou en atténuer
les effets désastreux ? Ce serait le lieu, si nous voulions rire, de
mentionner la recette qu’un ingénieur anonyme adressait, le
lendemain du tremblement de terre de Nice, à un journal de
Paris. Déboucher le Vésuve pour rétablir la soupape qui permet
aux gaz de dépenser leur force expansive sans dommage pour
l’écorce ! Evidemment cette proposition ne peut être regardée
que comme une agréable plaisanterie ; en revanche, c’est une
idée assez répandue que celle qui consiste à voir dans les vol-
cans des appareils de sûreté. A coup sûr, si tous les orifices
volcaniques venaient à être bouchés, l’activité interne se mettrait
en devoir de les rouvrir et ce travail souterrain pourrait être,
pendant quelque temps, fort incommode pour nous. Mais il n’en
est pas moins vrai que le voisinage de ces prétendues soupapes
est loin de constituer une garantie de repos. Qu’on le demande
aux habitants des Antilles, à ceux du Mexique, de l’Équateur et
du Chili ! Dieu sait si les éruptions y sont fréquentes et si les
orifices de sortie sont peu obstrués! Pourtant c’est là surtout
que les tremblements de terre sévissent. D’ailleurs, puisqu’on a
parlé de déboucher le Vésuve (lequel, pour le dire en passant,
n’est point bouché du tout), il n’est pas mauvais de recourir à
l’histoire pour se rendre compte du résultat possible d’une telle
opération. Depuis la fondation de Rome jusqu’à l’an 79 de notre
ère, la montagne qui domine la campagne de Naples n’avait
donné aucun signe d’activité. C’était à coup sûr un volcan, né
au milieu de convulsions dont les premiers habitants de l’Italie
avaient peut-être été les témoins. Mais la tradition n’avait pas ’
gardé le souvenir de ces catastrophes et, la géologie n’étant pas
alors inventée^ personne ne s'était avisé de reconnaître, dans le
sol de la montagne, un produit d’origine ignée. Quelques des-
criptions nous disent bien que,sur le sommet de l’ancien Vésuve,
formé par une sorte de plateau un peu déprimé, occupé par une
vigne-vierge, on observait des pierres qui semblaient avoir été
calcinées. Mais le feu du ciel paraissait suffisant pour expliquer
cette particularité, et la montagne, aussi bien que ses abords,
était si parfaitement tranquille que Spartacus, avec ses esclaves,
n’avait pas hésité à y établir son camp. Tout d’un coup, en 79,
l’ancienne cheminée volcanique se déboucha toute seule. Le
Vesuve sauta en l’air, ne laissant subsister que ce rempart demi-
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. ÔyS
circulaire qu’on appelle la Somma et, au centre de l’ouverture
béante, les projections édifièrent un nouveau cône, plus petit,
qui est le Vésuve actuel, celui dont la naissance a coûté la vie
à Pline et causé la destruction d'Herculanum et de Pompéi. Et
depuis cette opération, dont la nature seule avait fait les frais,
la contrée napolitaine connaît les tremblements de terre, dont
jusqu’alors elle avait été exempte. Qu’on juge par là de l’effica-
cité d’un volcan comme appareil de protection.
Les habitants des contrées souvent visitées par les tremble-
ments de terre pratiquent divers moyens pour se mettre à l’abri
du fléau. Les habitations sont construites en bois et, au lieu
d’établir les fondations sur le sol, on leur donne pour base une
sorte de radier, simplement posé sur la terre, et formé de pou-
tres assemblées. De plus, l’expérience ayant montré que c’est
grâce à la continuité du terrain que s’opère la propagation des
secousses, on a soin d’interrompre cette continuité en creusant,
au voisinage des fondations, des cavités artificielles où la vibra-
tion se dissipe sans donner lieu à des chocs.
Mais, si ces précautions se recommandent dans les pays où le
fléau est endémique, il est difficile d’astreindre à une pareille
sujétion ceux où les catastrophes, quand elles se produisent,
sont séparées par des intervalles d’un grand nombre de siècles.
La mémoire de ces événements se perd vite et l’insouciance
humaine, quand il s’agit d'éviter une gêne, a bientôt fait de
dire : Arrive que pourra! Comment d’ailleurs, pour une per-
spective aussi peu probable, irait-on s’interdire les maisons de
pierre, les grands édifices et tout ce qui est précisément l’essence
de la civilisation? On peut seulement observer certaines règles
de prudence. C’est ainsi qu’il y a des terrains, tels que les sables
et les argiles en couches très épaisses, où la vibration est moins
à redouter, et nous avons déjà dit que le danger était moindre
sur les massifs très anciennement consolidés qu’à la jonction de
ceux-ci avec des formations sédimentaires beaucoup plus
récentes.
Il ne faudrait pas croire, du reste, que la menace des ébran-
lements sismiques pesât du même poids sur tous les pays indiffé-
remment. Il y a des territoires dangereux et d’autres qui le sont
très peu. Pour les définir, rappelons-nous la liaison des phéno-
mènes volcaniques avec les lignes de dislocation. A ce titre, on
peut réputer dangereux tous les districts où l’écorce du globe a
subi de grands dérangements, et, en particulier, les pays de
montagnes. Mais tous ne sont pas menacés au même degré. Les
XXI 43
674 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dislocations d’allure rectiligne et de profil brusque sont plus à
craindre que les autres, surtout quand on peut établir, par la
géologie, qu’elles sont relativement récentes : car il semble que
le danger doive s’éloigner avec l’âge.
Prenons pour exemple la côte de Ligurie. C’est une ligne de
relief récente ; car les Alpes figurent parmi les montagnes les
plus modernes. Elle est essentiellement brusque, puisque la mon-
tagne plonge directement dans la mer. Aussi, bien que l’absence
de volcans ne la classe pas parmi les régions les plus menacées,
néanmoins elle est de celles où un tremblement de terre n’a rien
qui doive étonner. On aurait le droit d’être plus surpris si le
fléau s’abattait sur le bassin de Paris, cette grande cuvette ter-
tiaire remplie de sédiments tranquilles et de nature plutôt élas-
tique. Enfin la stabilité paraît encore mieux assurée soit dans les
Pays-Bas, soit dans ces plaines de l’Allemagne du Nord, où une
énorme épaisseur de sables et argiles glaciaires, superposée au
terrain solide, forme comme un matelas impropre à la transmis-
sion des secousses, enmème temps que l’absence de toute grande
ligne de rupture éloigne la probabilité des ébranlements. Au
contraire, la zone méditerranéenne et spécialement la partie
méridionale, est dans des conditions particulièrement défavora-
bles. La région de l’Archipel grec et celle de la Sicile l’ont trop
souvent appris à leurs dépens. Si l’Andalousie, placée aux limites
de ce domaine, a été éprouvée, c’est que son territoire représente
une conquête récente opérée sur la mer. Cette chaîne de la
Sierra Nevada, avec ses cimes de 35oo mètres de hauteur, qui
dressent leurs têtes neigeuses en face de la Méditerranée, à
proximité de Malaga et de ses vignobles, dit assez quelles dislo-
cations de premier ordre ont façonné en ce point l’extrémité de
le péninsule ibérique. Plus de cent ans auparavant, Lisbonne
avait appris ce qu’il en coûte d’être sur le passage d’une ligne
de fracture récente, aboutissant directement à la mer.
L’histoire est longue des désastres causés par les tremblements
de terre, des ruines amoncelées, des richesses anéanties, des vies
humaines sacrifiées par myriades! Il est pourtant, le ci'oirait-on,
un service que les mouvements sismiques ont rendu. Ils ont
permis de connaître, sans aucuns frais de sondage, la profon-
deur des diverses parties de l'océan Pacifique, et voici de quelle
façon.
Quand un tremblement de terre prend naissance au pied de la
chaîne des Andes, il se propage d’abord jusqu’à la côte, puis
gagne l’océan Pacifique, où l’ébranlement fait naître une vague
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 6y5
de translation. Ce n’est pas seulement une ride superficielle,
c’est un véritable mouvement vibratoire qui agite, sur son pas-
sage, tout l’ensemble de la masse océanique à travers laquelle il
se transmet régulièrement, et cela (chose curieuse en apparence,
mais conforme à la théorie) avec une vitesse moindre que dans
un terrain solide. Mais le calcul indique que, dans une masse
d’eau, la vitesse de transmission de l’onde est liée, d’une façon
nécessaire, à la profondeur de la masse ébranlée. Si donc la pro-
fondeur varie, la vitesse variera aussi.
Imaginons donc cette onde partant de la côte du Pérou pour
arriver à l’Australie (et même jusqu’au Japon), après avoir
touché successivement les îles de la Polynésie. Si, sur son par-
cours, on a soin de noter exactement l’heure d’arrivée de la
vague sur chaque île, en comparant les différences avec les
espaces parcourus, on connaîtra les variations de la vitesse et,
par suite, celles de la profondeur. Appliquée, en 1868, au trem-
blement de terre d’Arica, cette méthode a donné des résultats
très concordants avec ceux des sondages ultérieurement exécutés.
Pour le dire en passant, la vague n’avait mis que seize heures
pour venir d’Arica aux îles Samoa ou des Navigateurs, c’est-à-
dire pour franchir une distance de 1 1 000 kilomètres. C’est juste
le même temps qu’emploie la marée pour ce trajet.
Nous n’irons pas jusqu’à prétendre que ce résultat bienfaisant
doive entrer le moins du monde en compensation des ruines
dont les mouvements sismiques se sont rendus coupables. Il
était bon de le mentionner pour montrer qu’il n’est guère de
catastrophe dont la science ne puisse tirer un profit, parfois bien
inattendu. Mais les tremblements de terre n’en demeurent pas
moins la menace la plus terrible qui puisse peser sur l’humanité,
et leur rôle principal semble être de démontrer, mieux que tout
autre événement, la fragilité des choses humaines, en déconcer-
tant les prévisions en apparence les mieux assises. Je ne sais si à
ces heures d’effroi, où les animaux se troublent, où toute la
nature frémit, où les œuvres de l’homme s’écroulent avec fracas,
il peut se trouver encore des cœurs assez fermes et, surtout,
assez inaccessibles à la surprise, pour répéter la fameuse parole :
Impavidum ferlent ruinæ. Mais, si j’en crois ceux qui ont passé
par ces angoisses, il est une autre pensée qui doit venir plus
naturellement à l’esprit ; c’est celle qu’exprime le Quanius tre-
mor est futurus de la terrible prose des morts, inséparable de
l’idée du juge qui va demander compte à chacun de ses actes !
A. DE Lappadent.
676 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
VERTÉBRÉS.
Le bouclier dorsal de Polacanthus (1). — On sait que les
Dinosauriens, ces curieux et presque toujours gigantesques
Reptiles éteints des temps secondaires, se divisent en deux
groupes : les Carnivores (exemple : Mégalosaure) et les Herbi-
A’ores (exemple : Iguanodon). Ceux-ci, à leur tour, se partagent
en trois ordres : les Sauropodes, dont les pattes rappellent plus
ou moins celles des lézards actuels ; les Ornithopodes, dont les
membres postérieurs ressemblent à ceux des oiseaux; et les
Stégosauriens, couvèrts d’une armure dermique.
Jusqu’à présent, ce qu’on savait de cette armure dermique
nous la montrait (chez Stegosauriis, par exemple) comme com-
posée de plaques isolées de grandeur variable et d’épines.
M. Hulke vient de découvrir que, chez Polacanthus, animal du
même groupe, il y avait un grand bouclier dorsal rappelant en
quelque sorte la carapace de certaines tortues comme Sphargis.
La formation des monstres doubles (2). — La question de
la formation des monstres doubles, bien qu’elle ne soit pas
encore complètement résolue, par suite de la difficulté très
grande du sujet, a fait cependant, dans ces dernières années, des
progrès considérables (travaux de Ahlfeld, de Dareste, de Ger-
lach, de Rauber, etc.). Nous savons aujourd’hui que les monstres
doubles se produisent toujours sur une cicatricule unique.
Certains types de la monstruosité double résultent de l’union
et de la fusion plus ou moins complète de deux corps embryon-
naires produits sur la cicatricule. Ce fait est parfaitement
évident pour les Céphalopages et les Métopages, dans lesquels
l’union se fait uniquement par les têtes. Il l’était beaucoup moins
pour les monstres sycéphaliens (Janiceps, Iniopes, Synotes) et
pour les Déradelphes. Et cependant, là aussi, M. Dareste a pu
suivre, dans un grand nombre de cas, la manière dont s’opère
la fusion complète des deux corps embryonnaires primitivement
isolés.
(1) J. AV. Hulke. Supplementary Note on Polacanthus Foxii, descrihing the
Dorsal and some parts of the Endoskeleton imperfectly known in 1881. Proc.
Roy. Soc. London 1887, vol. XLII, n°251,p. 16.
(2) G. Dareste. Nouvelles recherches sur le mode de formation des monstres
doubles. Comptes rendus de l’Académie des sciences de Paris. 1887, vol. CIV,
n“ 10 (7 mars), p. 715.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 677
Mais il est des monstres doubles auxquels ces explications ne
s’appliquent point : ce sont les monstres désignés sous le nom de
monstres par union latérale. Ces monstres ne sont que partielle-
ment doubles, tantôt antérieurement, tantôt postérieurement,
et parfois, mais plus rarement, antérieurement et postérieure-
ment, avec l’unité de la région médiane. Ils sont très rares
chez les Oiseaux, mais se produisent au contraire assez
fréquemment dans les Poissons, à la suite des fécondations arti-
ficielles. M. Dareste croit que les monstres en question appa-
raissent d’emblée sur le blastoderme, avec tous les faits d’orga-
nisation qui les caractérisent, et qu’ils contiennent en eux-mêmes,
dès leur origine, le principe de leur évolution tératologique.
L’éminent naturaliste français pense que la fécondation joue
un rôle considérable dans la production des monstres doubles.
Peut-être faut-il chercher l’explication de ce rôle dans les obser-
vations de MM. Hertwig, Fol, Selenka et É. Van Beneden, sur les
modifications qu’éprouve le spermatozoïde lorsqu’il a pénétré
dans l’ovule et sur la formation du noyau mâle. Dans l’état
normal, un seul spermatozoïde doit intervenir. La pénétration
de deux spermatozoïdes dans l’ovule déterminerait la formation
de deux noyaux mâles. Ces deux noyaux seraient-ils l’origine
des deux foyers de formation embryonnaire, le point de départ
d’un monstre double? c’est ce que l’avenir nous apprendra.
La nourriture de la sardine (i). — La diminution du nom-
bre des sardines sur la côte bretonne depuis cinq ans, la crise
industrielle qui en résulte et dont l’Administration de la marine
française se préoccupe actuellement ajuste titre, donnent un réel
intérêt à tout ce qui touche les conditions d’existence d’une
espèce animale encore peu connue malgré son importance éco-
nomique.
A Concarneau, l’estomac de sardines prises le 17 juin 1882
renfermait uniquement des Gopépodes appartenant aux espè-
ces les plus grandes des mers d’Europe : Pleuromma armata,
Boeck, et Calanus finmarchicus, Gunner. Ce sont de petits crus-
tacés de haute mer, que l’on rencontre parfois au large en
quantités considérables, mais qui ne se montrent jamais en
grand nombre à proximité du rivage. Lorsqu’ils s’y présentent
en abondance exceptionnelle, ils constituent un appât qui paraît
(1) G. Pouchetet J. de Guerne. Sur la nourriture de la Sardine. Comptes
RENDUS DE l’Académie DES SCIENCES DE Paris. 1887, vol. CIV, n" 10 (7 Riars),
p. 712.
678 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
correspondre à celui qui semble attirer le Hareng d’été sur les
côtes de Norvège.
En juillet, août, septembre, toujours dans les parages de
Concarneau, on observa : des Copépodes, des œufs de petits
Crustacés, des soies d’Annélides, des enveloppes d’infusoires de
la famille des Tintinnodea, des spiculés de Radiolaires et quel-
ques débris d’origine végétale. La sardine ne préfère en aucune
façon les matières animales, et il peut même arriver que sa
nourriture soit exclusivement composée de végétaux micro-
scopiques (Diatomées).
A la Corogne, on trouva également des Copépodes, des
embryons de Gastropodes et des quantités considérables dePéri-
diniens; il y avait au moins vingt millions de ces derniers dans
chaque sardine.
La sardine paraît d’ordinaire exempte de parasites; on y a
cependant rencontré récemment un Trématode (dans l’estomac).
Tatou gigantesque du miocène du Kansas (i). — Le musée
de l’Université du Kansas, à Lawrence, renferme une portion de
l’armure dermique d’un tatou appartenant probablement à la
famille des Glyptodontidœ et provenant de la “ Loup Fork for-
mation Ce tatou est nouveau; M. Cope lui a appliqué le nom
de Caryoderma snoviamwi. 11 est caractérisé par ce fait : qu’une
portion de la carapace est représentée par des noyaux osseux
qui ne se rejoignent pas. En outre, les plaques de la queue sont
séparées et non synostosées comme chez Dxdicurus.
La découverte de cet animal dans le miocène du Kansas est
intéressante à plusieurs titres. Et d’abord, c’est la première fois
que le groupe d’Édentés auquel il appartient a été signalé au
nord du Mexique. Ensuite, comme étant plus ancien que les
Glyptodontidæ des Pampas de l’Amérique du Sud, Caryoderma
peut jouer le rôle d’ancêtre. Enfin, le caractère rudimentaire
de certaines portions de sa carapace montre que cette dernière
était en voie de formation, ce qui est bien d’accord avec l’âge
géologique.
Un nouveau genre de Placodermes (2). — C’est une chose
bien connue que le seul orifice de la portion crânienne des Pois-
sons placodermes du Vieux Grès Rouge, Fterichfhys et Boihrio-
(1) E. D. Cope. A Giant Armadillo from the Miocene of Kansas. American
Naturalist. December 1886, p. 1044.
(2) E. D. Cope. An interesting connecting genus of Chordata. American
Naturalist. December 1886, p. 1027.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 679
lepis, est impair et médian; il est placé transversalement de
façon à occuper l’espace couvert par les orbites et la région
interorbitaire de ces Vertébrés, qui ont les yeux supérieurs et
très rapprochés. Chez Cephalaspis^<p\' on a aussi supposé être un
Poisson, il y a deux orbites dans le bouclier crânien. D’autre
part, on a trouvé, dans l’orifice médian de Bothriolepis^ une
valve osseuse entièrement libre; on a regardé celle-ci comme
homologue de la partie interorbitaire de Cephalaspis, et les ori-
fices restants à droite et à gauche comme correspondant aux
orbites du même Poisson. M. Cope est opposé à cette inter-
prétation. Il considère l’orifice uniiiue de Pterichthys et de
Botkriolepis comme homologue du sac nasal des lamproies, ainsi
que de la bouche des Tuniciers et des Invertébrés en général.
Ce caractère, joint à l’absence de mâchoire inférieure, nécessite-
rait qu’on rangeât ces deux genres parmi les Marsipobran-
ches ou parmi les Tuniciers. A cause de la ressemblance de
la carapace avec celle de Chelyosoma et de la similitude des bras
latéraux avec ce qu’on voit dans Appendiciilario, le célèbre
naturaliste de Philadelphie a penché pour la deuxième opinion.
Aujourd’hui, M. Cope, après quelques considérations géné-
rales, décrit un nouveau genre de Placodermes sous le nom de
Mycterops. La particularité caractéristique de cette forme con-
siste en ce qu’elle combine la présence d’orbites paires sembla-
bles à celles de Cephalaspis avec un orifice médian situé entre
elles dans la position de celui de Botkriolepis. Et cet orifice
médian est, à son tour, divisé en deux parties égales par un
étroit septum longitudinal médian. Cette structure rend proba-
ble que l’orifice impair médian des Fterichthyidæ représente à
la fois les narines et les orbites qui ne se seraient séparées que
plus tard.
Enfin, M. Cope donne la classification suivante des Chordata
(animaux à corde dorsale, comprenant les Vertébrés et les Tuni-
ciers) inférieurs.
A. Classe : TUNICATA.
Ordre : Antiarcha. Anus postérieur ; bouche et narines pré-
sentes?
1. Famille : Bothriolepidæ. Plus de queue.
2. Famille : Pterichthyidæ. Une queue.
B. Classe : AGNATHA. Pas de mâchoire inférieure, ni de
ceinture scapulaire.
I. Sous-classe : Arhina. Pas de narines.
68o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Famille : Cephalaspidæ.
II. Sous-classe : Monorhina. Narine impaire.
1. Ordre : Hyperoarti (Myxine).
2. Ordre : Hyperotreti (Lamproie).
III. Sous-classe : Diplorhina. Deux narines.
Famille Mycferopidæ. Bouclier céphalique et ventral.
G. Classe : POISSONS.
Le genre Ptychodus (i). — Le genre Ptychodus, à cause de
l’état d’isolement où on rencontre toujours ses dents, a été,
jusqu’ici, mal compris par les naturalistes. Agassiz le rapportait
aux Cestraciontidæ (représentés aujourd’hui par le requin de
Port-Jackson) et sir Richard Owen conserva cette interpréta-
tion. Cependant, le professeur Gope exprima depuis l’opinion
que cette relation avec les Cestraciontidæ n’était qu’apparente.
C’est ce que vient démontrer aujourd’hui M. Smith Wowdward,
qui fait voir que Ptychodus n’est pas un requin, mais une véri-
table raie, voisine des Myliobatidæ.
Monophylétisme et Polyphylétisme (2). — Les partisans de
la théorie de l’évolution admettent habituellement,pour des êtres
de structure voisine, une origine commune. M. Vogt, se basant
sur le développement paléontologique, parallèle et indépendant,
des chevaux en Europe et en Amérique, croit q ue, le plus sou-
vent, les animaux à structure très semblable ont une origine au
contraire fort différente et qu’ils n’ont été amenés au point où
nous les voyons que par un phénomène de convergence. En
d’autres termes, au Heu de devoir se rapprocher de plus en plus
quand on remonte la série des âges géologiques, on les trouve-
rait s’écartant toujours davantage.
Dromatherium et Microconodon (3). — Les Mammifères
secondaires sont si rares que toute connaissance nouvelle les
concernant doit être considérée comme précieuse. C’est pourquoi
nous saisissons avec empressement l’occasion qui se présente à
(1) A. Smith Woodward. On the Dentition and Affinities of the Selachian
Genus Ptychodus, Agassiz. Geological Mag.azine. Février 1887, p.90.
(;2) G. Vogt. Quelques hérésies dar winistes. Revue scientifique. 1886, 3' série,
t. XXXVIII, n“ 16, p.481.
(3) H. F. Osborn. Observations upm the Upper Triassic Mammals, Droma-
therium and Microconodon. Proc. Acad. Nat. Sc. Philadelphia. 1887, p. 359.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 68 1
nous d’entretenir les lecteurs de la Revue des questions scienti-
fiques de ces intéressants et minuscules animaux.
En 1857, le professeur Einmons décrivit des portions de trois
petites mâchoires de Mammifères, provenant du trias supérieur
de la Caroline du Nord et sur lesquelles il fonda le genre nouveau
Dromatherium. Le spécimen-type est maintenant dans le musée
géologique de Williams College. Un autre échantillon se trouve
dans la collection de l’Academy of natural sciences, à Phila-
delphie. M. Osborn n’a pu savoir ce qu’était devenu le troisième;
mais,grâce à l’obligeance du professeurs. F.Clarke, de Williams
College, il a pu étudier le spécimen-type dont il vient d’être
question. Ce spécimen, quoique légèrement endommagé par
l’enlèvement de la gangue, est d’une conservation magnifique
et donne la dentition complète de la mâchoire inférieure, à
l’exception des couronnes de deux molaires. En le comparant à
celui de l’Académie, M. Osborn est arrivé à ce résultat intéres-
sant que le genre Dromatherium comprenait, en réalité, deux
genres distincts et qu’Emmons avait composé le dessin qu’il a
publié avec deux mâchoires totalement différentes, sans s’en
apercevoir. 11 propose de conserver à l’un des genres le nom de
Dromatherium et de donner à l’autre celui de Microconodon.
Les personnes qui sont familières avec les ouvrages de sir
Richard Owen et du professeur O. C. Marsh sur les Mammi-
fères mésozoïques savent qu’il n’existe pas de distinction tranchée
entre les molaires de ces animaux; que la distinction entre les
molaires et les prémolaires repose uniquement sur la forme ;
que nous ne savons rien sur la dentition permanente et la den-
tition de lait, sauf peut-être chez Triconodon. On admet que, si
les dents postérieures à la canine ne sont pas toutes semblables,
la série de celles identiques qui la suivent sont des prémolaires;
celles situées après sont alors des molaires. Cette règle a été
appliquée à tous les genres, sauf Phascolotherium et Diplory-
nodon, dans lesquels toutes les dents postcanines sont pratique-
ment semblables.
Cela posé, voici maintenant les caractères du genre Droma-
therium, Emmons. Les incisives et les canines sont dressées. Les
molaires et les prémolaires sont dissemblables. La série de ces
dernières est compacte, laissant un large diastème entre elles et
la canine. Les prémolaires sont hautes, styloïdes, penchées en
avant, sans collet et probablement à une seule racine. Les mo-
laires sont biradiculées, avec une couronne haute et pointue,
ayant des cuspides (quelquefois bifides) sur les bords antérieur
682
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
et postérieur. La formule dentaire est : incisives : —, canines
—, Pm. -1 M.
La mandibule du Dromatherium offre, en section, un contour
arrondi. Elle est marquée, sur sa face interne, d’une profonde
gouttière mylohyoïdienne, s’élargissant postérieurement en une
large fosse ptérygoïde. Le bord supérieur s’élève, en arrière des
molaires, pour former l’apophyse coronoïde. Le condyle semble
avoir été placé à mi-chemin entre cette apophyse et l’angle de la
mâchoire inférieure, comme chez Amhlotherium.
Le caractère tout à fait unique de la dentition sépare large-
ment Dromatherium de tout genre vivant ou fossile.
Passons, à présent, au genre Micronodon, Osborn. Chez cet
animal, il existe un large diastème entre la canine et la première
prémolaire. Celles-ci sont différentes des molaires. De plus, les
prémolaires sont de simples cônes dressés, avec un collet très
net, et biradiculés. Les molaires sont à deux racines, avec de
larges couronnes, se composant d’un grand cuspide médian et
de deux cuspides accessoires, l’un antérieur et l’autre postérieur.
Il y a un collet en arrière.
Le rameau de la mandibule a environ les deux tiers de celui
de Dromatherium. 11 y existe une dépression au-dessous des
prémolaires; mais, comme elle est trop peu profonde pour être
la gouttière mylohyoïdienne, M. Osborn croit que la mâchoire,
encore retenue dans la gangue, est vue par la face externe.
L’apophyse coronoïde aurait été basse et arrondie. La moitié
postérieure du bord inférieur de la mandibule montre une apo-
physe dirigée vers le bas, qui ressemble à ce qu’on voit dans
Peramus; la surface de cette apophyse porte une fosse peu
profonde.
Microconodon jouissait d’une puissance de mastication nota-
blement inférieure à celle de Dromatherium.
Les molaires du premier rappellent celles à' Amphitherium.,
mais les couronnes y sont plus hautes et les cuspides, au lieu de
partir de la base, sont attachés sur le cuspide principal lui-même.
La simplicité des prémolaires sépare Microconodon du genre
Amphitherium.
Gestation des Tatous (i). — Un très remarquable mode de
(1) Von Jhering. Generationswechsel bei Süugetieren. Sitzungsber.d.
Berlin. Akad. 1885; Du Bois-Reymond’s Archiv f. Physiologie. 1886;
Biologisches Centralblatt. 1886; American Naturalist. 1887.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES,
683
gestation utérine a été récemment décrit, par M. von Jhering,
dans un tatou du Brésil (Praopus hi/bridus). Quoique la notice
publiée par ce naturaliste soit très courte et d’un caractère
évidemment préliminaire, ses conclusions sont nouvelles et
d’un grand intérêt, en ce sens qu’elles indiquent, chez les
Mammifères, un mode de développement rappelant la parthé-
nogenèse.
Les indigènes avaient dit au savant allemand que la femelle du
tatou ne met bas, dans chaque portée, que des jeunes d’un seul
sexe; M. von Jhering put se convaincre, par l’observation directe,
que cette affirmation était exacte. Mais il vit, de plus, que tous
les fœtus d’une même portée étaient enveloppés dans un chorion
commun (on sait que, lorsque deux jumeaux humains sont
enfermés dans un même chorion, ils sont toujours du même
sexe) et que, bien que le placenta de chaque fœtus fût discoïdal,
l’ensemble des placentas était disposé de manière à former un
placenta zonaire composé. Il en conclut que tous les jeunes d'une
portée sont le produit de la fécondation d’un seul œuf.
M. von Jhering fit aussi des observations sur le développement
des griffes, qui prouvent une fois de plus que l’ontogénie répète
la phylogénie.
Enfin, notre auteur donne la classification suivante des prin-
cipaux modes de reproduction :
I. Hologénie. De l’œuf fécondé prend naissance un seul indi-
vidu, avec ou sans métamorphoses.
II. Mérogénie. De l’œuf fécondé prennent naissance deux ou
plusieurs individus :
1 . Qui deviennent identiques à la mère, comme structure et
comme mode de reproduction : Temnogenèse (Tatous),
2. Qui deviennent différents de la mère, ou fournissent une
série de générations variant dans leur mode de développement
(générations alternantes, Métagenèse) :
a. Cahjcogenhe (Salpes, Méduses).
p. Pédogenèse (Cécidomyes).
y. Hétérogenèse, dans laquelle : ou les deux générations sont
reproduites sexuellement; ou l’une d’elles l’est parthénogenéti-
quement.
Le type spécial de reproduction appelé temnogenèse par
M. von Jhering et caractéristique de Praopus hgbridus amène à
cette conclusion paradoxale : que la mère peut devenir la grand'
mère de son propre enfant, en vertu de la séparation de l’ovule en
684 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
un certain nombre de germes, qui donnent naissance à
autant d’individus du même sexe. Ce serait exactement la même
chose pour les jumeaux humains enveloppés dans un chorion
unique. Ces recherches sont intimement liées à l’étude de l’origine
des monstres doubles, dont se sont spécialement occupés Lere-
boullet, Dareste, Fol, Kleinenberg, Rauber et Ryder.
La couleur des yeux comme caractère sexuel chez Gistu-
do carolina ( i ). Les personnes, dit M. Davis, qui ont eu l’occa-
sion d’examiner un certain nombre de spécimens de Cistudo
Carolina doivent avoir remarqué que quelques individus possè-
dent des yeux d’un rouge brillant; d’autres, au contraire, les ont
bruns, ou même gris. Les premiers appartiennent aux mâles et
les autres aux femelles.
Les Leptocéphales. — Contrairement au savant ichtyo-
logiste du Rritish Muséum, le D>^ Albert Günther, qui voit en eux
des larves dont le développement a été modifié de façon qu’elles
ne puissent arriver à l’état adulte, M. Yves Delage pense
qu’ils constituent un stade normal que traversent certains Pois-
sons avant d’atteindre leur limite de croissance.
Mammifères de l’Amérique centrale. — Il y en aurait
181 espèces, non compris les Cétacés : cinquante-deux Chéirop-
tères, soixante Rongeurs et onze Primates.
Marmottes vivantes et fossiles (2). — Dans ce travail,
M. Nehring arrive notamment à la conclusion que les Marmottes
qui vécurent à l’époque quaternaire dans les provinces rhéna-
nes n’avaient pas le canal entépicondylien d’une manière aussi
constante que les marmottes actuelles; il y aurait eu une sorte
de perfectionnement des fossiles aux vivants.
Je regrette de ne pouvoir partager cette opinion. En effet, le
canal entépicondylien est une disposition primitive (car elle est
commune aux Mammifères et aux Reptiles). Si donc les Mar-
mottes quaternaires l’avaient perdu, il est peu probable qu’il se
serait formé à nouveau. Je serais plutôt porté à croire que les
formes quaternaires sans canal sont des types spécialisés éteints
(1) W. T. Davis. Color of the Eyes a Sexual Characteriatic in Cistudo
carolina. American Naturalist. Janvier 1887, p. 88.
(2) Nehring. U eber fossile Arctomys-Reste vont Süd-Urdl und von Rhein.
Sitzungs-Beright der Gesellschatt naturforschender Freunde zü Berlin,
18 janvier 1887.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
685
sans laisser de descendance, à moins qu’il ne s’agisse de varia-
^tions individuelles.
M. Nehring, qui me fait l’honneur de mentionner ma Première
note aur le Simædosaurien d'Erquelinnes, où je me suis occupé
du canal en question, trouve que j’ai été trop affirmatif sur la
présence du canal chez Arctonnjs, sur son absence chez Urstis, et
que ce que j’ai dit de Trichechus est inexact. Gomme je n’ai eu à
traiter des Mammifères que par comparaison, j’ai extrait tous
mes renseignements les concernant d’un mémoire étendu de
M. le professeur W.Gruber sur le sujet qui nous occupe, mémoire
que j’ai cité d’ailleurs, en lieu convenable, dans mon travail. Je
repasse donc au savant russe les observations de son confrère
de Berlin, attendu qu’elles ne me concernent pas.
Galesaurus (i). — Sir Richard Owen pense que ce
curieux petit Reptde triasique du sud de l’Afrique se rappro-
chait beaucoup des Mammifères, spécialement par la dentition.
M. H. G. Seeley et R. Lydekker croient, au contraire, qu’il n’en
est rien et que ces prétendues affinités reposent sur des appa-
rences, en quoi je suis tout à fait de leur avis.
Les Cétacés du crag de SulTolk (2). — Les Cétacés fos-
siles du crag de Suffolk ont déjà fait l’objet de plusieurs mémoi-
res, quoiqu’ils n’aient pas encore été traités monographiquement.
Parmi les travaux les plus importants, il faut citer ceux : de
sir R. Owen (1843 et i8^6) (Cétacés à fanons et d’autres de la
famille du Cachalot) ; du professeur Ray Lankester (1864) (Dau-
phins); du professeur Huxley (1864) (espèces de la famille du
Cachalot); puis de sir Richard Owen, de nouveau (1870) (id.);
puis du professeur Ray Lankester (id.); enfin du prof. Flo-
wer (1884) (Cétacés à fanons).
Aujourd’hui, M. Lydekker, après des études et des comparai-
sons étendues, vient nous donner la liste de ces Cétacés. La
voici réduite aux genres :
I. Balænidæ. (Cétacés à fanons): Balæna, Megapfera, Balænop-
tera, Cetotheriinn, Herpetocetiis.
II. Physeteridæ. (Animaux de la famille du Cachalot) : Ence-
tus, Honiocetns, Balasnodon, Phijsodon, Hoplocetus^ Hyperoodon,
Choneziphius, Mesoplodon.
(1) R. Owen. On the Skull and Dentition of a Triassic Saurinn (Galesaurus
planiceps, Ow.). Quart. Joukn. Geol. Soc. London. 1887, pp. 1-Get PI. I.
(2) R. Lydekker. The Cetacea of the Suffolk crag. Quart. Journ. Geol. Soc.
London. 1887, pp. 7-18 et PI. II.
686
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Iir. Squalodontidæ : Squalodon.
IV. Delphinidæ (Dauphins) : Orca, Globicephalus.
Fœtus arlequin (i). — Dans cet intéressant travail,
M. Sutton décrit une affection très rare et très intéressante qui
s’observe parfois dans le fœtus humain; comme ce sujet se
rattache plutôt à la médecine, je me serais abstenu d’en parler si
on ne rencontrait aussi des cas semblables chez les animaux, les
veaux par exemple.
Cette affection (ichtyose congénitale), dont le nom vulgaire
donne une idée très exacte, consiste en ce que la surface du
corps ressemble à un véritable habit d’arlequin, étant à la fois
divisée en une multitude de champs polygonaux, et bariolée
grâce à la différence de couleur de ces champs et de leurs
limites.
M. Sutton est convaincu qu’elle provient d’une activité exa-
gérée des glandes sébacées, qui, pendant le quatrième et le
cinquième mois de la vie intra-utérine, sont, d’une manière nor-
male, exceptionnellement actives. La sécrétion de ces glandes,
mêlée aux produits de ladesquammation deTépiderme constitue
d’ordinaire le smegma emhnjonum ou veniix caseosa ; dans
l’ichtyose congénitale, ce vernix caseosa, au lieu d’être rejeté
dans le liquide de l’ammios, adhérerait solidement à la surface
du corps et produirait l’apparence d’arlequin, en se combinant
peut-être à une inflammation du derme.
Que l’épaississement anormal de la peau est bien dû au vernix
caseosa, c’est une chose qui reçoit une confirmation de ce fait
que l’affection est surtout accentuée là où la sécrétion est le plus
abondamment formée : sur le cuir chevelu, les oreilles, le
tronc, particulièrement à la face antérieure, les aisselles, les
flancs et dans le voisinage des organes génitaux externes.
Le spécimen décrit dans le mémoire de M. Sutton est actuel-
lement au Collège des chirurgiens, à Londres.
Nature et Morphologie des Ligaments (2). — Dans ma
dernière revue des Vertébrés, j’ai eu l’occasion de parler des
ligaments ossifiés des Iguanodons. Depuis lors, j’ai reçu de
M. le professeur J. Bland Sutton, le savant anatomiste de
(1) J. B. Sutton. A case of general Seborrhæx or “ Harlequin „ foetus,
Médico-chirurgical Transactions, vol. LXIX, 5 p. et 1 pl., col. 1886.
(2) J. B. Sutton. Ligaments ; their nature and inorphologg. Londres, i8S7.
8°. 107 p. et 39 fig. d. le texte.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 687
Middlesex Hospital (Londres), un joli petit livre qui va me per-
mettre de traiter des ligaments à un point de vue général.
De même que la terre, dit M. Sutton dans l’introduction de
son ouvrage, reçoit et transforme en la même poussière les
restes des rois, des philosophes et des paysans, de même la
nature cache, sous forme de tissu fibreux, des organes qui, au
point de vue histologique, occupaient autrefois un rang de beau-
coup supérieur à celui de ligament qu’ils revêtent aujourd’hui,
déguisant ainsi leur état antérieur et leur vraie signification,
réduits qu’ils sont à un rôle vraiment subalterne.
Des problèmes morphologiques du plus haut intérêt peuvent
s’élever à propos d’une simple bande de tissu fibreux, alors que,
dans son voisinage, abonderont des ligaments d’une valeur phy-
siologique considérable, mais de peu d’importance pour l’anato-
miste.
D’autre part, dans l’immense quantité des ligaments, il faut bien
choisir, à moins de vouloir écrire un traité complet de Syndes-
mologie : se borner à ceux d’une “ noble „ origine et poursuivre
l’histoire de leur décadence, tel est le but que s’est proposé
M. Sutton. Car les ligaments les plus importants du corps
dérivent d’os, de cartilages ou de muscles. Examinons-en quel-
ques-uns avec le naturaliste anglais.
I. Ligaments dérivant de muscles. — Les muscles peuvent
donner naissance à des ligaments par régression ou par migra-
tion.
Dans le premier cas, le muscle entier, voyant la proportion
de tissu contractile qu’il renferme diminuer, se transforme peu
à peu en tissu fibreux et devient ligament. C’est ce qui se passe
pour la membrane interosseuse de l’avant-bras chez l’homme et
la plupart des Mammifères, membrane qui existe, à l’état de
muscle, chez les Reptiles et le Wombat.
Dans le second cas, un ou plusieurs tendons du muscle se
séparent sous forme de ligaments et le muscle prend de nouvelles
insertions ou origines. C’est ce qui arrive avec le ligament rond.
Chacun sait que ce ligament, chez l’homme, prend naissance sur
le bord inférieur de la cavité cotyloïde, sur l’échancrure coty-
loïdienne et sur le ligament transverse de la cavité cotyloïdienne,
puis va se fixer sur la tête du fémur. Cependant, chez une
jeune autruche, M. Sutton le vit en continuité parfaite avec le
M. amhiens (homologue du M. p>ectineus (pectiné) de l’homme et
des Mammifères) vis-à-vis duquel il jouait le rôle de tendon
d’origine.
688
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
IL Ligaments dérivant d’os. — Telle est la clavicule des Car-
nivores sur presque toute son étendue, tel le ligament stylo-
hyoïdien de l’anatomie humaine.
La nature de cet article ne comporte malheureusement pas
un examen plus détaillé de l’excellent ouvrage de M. Sutton,
qui, outre ses résultats originaux, aura, comme le dit l’auteur,
l’avantage de montrer aux étudiants que les ligaments ne consti-
tuent pas un sujet stérile, mais au contraire fécond en résultats
importants pour la morphologie.
En terminant, j’appellerai l’attention sur un point qui me
paraît avoir une application paléontologique aux Dinosau-
riens. On sait quelle explication j’ai donnée du quatrième tro-
chanter de ces animaux : ce serait une apophyse puissante
destinée à l’insertion du muscle caudo-fémoral. Une seule objec-
tion sérieuse a, jusqu’à présent, été faite à cette interprétation.
Elle est due à un naturaliste distingué, M. le professeur
B. Vetter, de Dresde, auquel j’en suis profondément recon-
naissant. La voici : Il existe des Dinosauriens avec quatrième
trochanter pendant, c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir la forme
d’une simple crête, il offre l’aspect d’un crochet dirigé vers les
os du second segment du membre postérieur. M. Vetter se
demande, dès lors, si le quatrième trochanter n’était pas plutôt
l’origine d’un muscle s’insérant sur la jambe que l’insertion d’un
muscle prenant son origine sur la queue. Or, si on se reporte à
la fig. 1 5 (p. 44) de M. Sutton, on voit que, outre l’insertion du
muscle caudo-fémoral sur le fémur (et spécialement sur le qua-
trième trochanter, suivant moi, pour les Dinosauriens), il existe,
partant de ce muscle, un long tendon (que je proposerai d’ap-
peler tendon de Sutton), allant s’insérer au cartilage interarticü-
laire de l’articulation du genou. Les Dinosauriens à quatrième
trochanter pendant auraient eu le tendon de Sutton attaché à
l’extrémité dudit trochanter et au jumeau externe; ce qui expli-
querait sa forme, car les apophyses se développent toujours
dans le sens des tractions qu’elles subissent.
L. Dollo.
NOTES
Comptes rendus de l’Académie des sciences de Paris, t. CIV,
janvier, février et mars 1887.
N“ I. Loewy vient d’imaginer une nouvelle méthode pour
déterminer la constante de l’aberration ; cette méthode, basée
sur l’observation simultanée de deux belles étoiles voisines, est
à l’abri de toutes les causes habituelles d’erreurs, provenant de
la précession, delà nutation, de la réfraction des instruments.
(Voir aussi n°® 8, 9, 10). Folie; L’existence de la nutation diurne
entraîne des conséquences importantes pour la géologie, l’astro-
nomie et la géodésie. Comme elle ne peut se concilier qu’avec
l’existence d’une croûte solide relativement mince, et dont le
mouvement serait plus ou moins indépendant de celui du noyau
sphéroïdal, elle prouve d’une manière indubitable la fluidité
intérieure du globe, ün doit corriger de la nutation diurne les
observations diurnes d’étoiles, surtout des circumpolaires, reviser
la valeur des constantes fondamentales, corriger les parallaxes.
Probablement l’axe de rotation de la terre est incessamment
variable et avec lui toutes les latitudes astronomiques ; il en est
de même de la direction de la verticale, si, par suite des marées
internes du globe, la direction de la pesanteur est incessamment
variable. Balbiani: Des faits semblables à ceux que M. Maupas
a communiqués à l’Académie, relativement à la Leucophre, sont
connus depuis longtemps. (Maupas, n° 5, conteste cette analogie.)
Fontannes, qui vient de mourir à l’âge de 42 ans, a prouvé
l’existence de couches pliocènes jusque dans le Lyonnais
vers le nord. La mer pliocène s’étendait, en un golfe profond,
ou fjord, de 400 kilomètres de longueur, depuis la Méditerranée
jusqu’à Vienne où elle était considérablement rétrécie.
N°2. Oppoizer, astronome, né en 1840, est mort le 26 décem-
bre 1886. On lui doit un remarquable Traité de la détermination
XXI 44
690 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
des orbites des planètes et des comètes (traduit en français par
M. Pasquier, professeur à l’université de Louvain), un Rapport
magistral sur le pendule et ses applications et un grand nombre
d’autres travaux. F.de Lesseps : Il vient de se former en Tunisie,
là où l’on avait établi un puits artésien, un petit lac par éboule-
ment du sol, comme s’il existait une nappe d’eau souterraine
d’une étendue considérable. Vaillant: La faune abyssale de
l’Atlantique a un grand nombre d’espèces communes avec celle
de la Méditerranée. Elle semble d’ailleurs avoir, pour la terre
entière, une grande homogénéité.
N° 3. Becquerel distingue, dans les cristaux chimiquement
purs, trois directions principales d’absorption de la lumière. Les
cristaux contenant plus d’une substance peuvent être distingués
des autres en ce qu’ils ne présentent pas ce caractère. Ph. Gil-
bert détei’mine, par l’analyse, les expressions de l’accélération
d’un système invariable en mouvement sous une forme qui lui
fournit maints théorèmes intéressants, particulièrement sur
l’axe de Mozzi (axe instantané de rotation et de glissement).
N° 4. Vulpian : Avant l’emploi de la méthode Pasteur, il y
avait au moins i6 morts sur 100 cas de morsure par tes chiens
enragés, 88 sur 100 cas de morsure par des loups enragés;
depuis l’emploi de cette méthode, le nombre des morts est 1 3 ou
14 fois moindre, dans l’un et l’autre cas; la méthode intensive a
même sauvé tous ceux qui y ont été soumis. Berthelot a fait, en
vase clos, de nouvelles expériences, qui prouvent d’une manière
définitive, que la fixation de l’azote par la terre végétale, par
l’intermédiaire de microorganismes, se fait même en dehors de
toute végétation. Ranvier est élu membre de l’Académie.
Phisalix, en étudiant un embryon humain de trente-deux
jours, a prouvé que les paires crâniennes sont construites d’après
un type absolument comparable aux paires rachidiennes. Mai-
ret et Gombemale : Le méthylal est un agent hypnotique,
faiblement toxique. Issel(voir aussi n° 5) :Les vallées de pres-
que tous les cours d’eau de la Ligurie occidentale se continuent
dans des vallées sous-marines à peu près de même direction ;
cela semble prouver qu’un affaissement de la Ligurie, postérieur
à la dernière phase du creusement de ces vallées (affaissement
de 900 mètres environ), a eu lieu à la fin de l’époque messinienne.
Rolland donne une notice sur l’Oued Rir’ (capitale Tougourt)
dans le Sud algérien, où l’on est parvenu à créer, au moyen de
puits artésiens, cinq oasis nouvelles dans une vallée de 1 3o kilo-
mètres, sous laquelle se trouve une riche nappe aquifère souter-
raine.
NOTES.
691
N° 5. Berthelot a analysé divers objets provenant de l’ancienne
Chaldée ; il signale une tablette en carbonate de magnésie pur et
cristallisé ; un fragment de vase de Tello en antimoine ; une
figure votive en cuivre pur extrêmement ancienne, ce qui semble
prouver l’existence d’un âge du cuivre antérieur à celui du
bronze. L’étain nécessaire pour fabriquer le bronze dans l’anti-
quité devait venir de l’Europe barbare ou de la Chine et de
l’archipel de la Sonde, à moins que des mines d’étain ne se trou-
vassent, comme le dit Strabon, au sud de Hérat, où elles sont
peut-être encore exploitées. Poincaré est nommé membre de
l’Académie. J. C. Houzeau a indiqué, dès 1871, le principe
d’une méthode de détermination de la constante de l’aberration,
identique à celle de M. Loewy (Loewy, dans les n“® 7 et 1 1 ,
soutient qu’il n’y a pas identité; Houzeau, dans le n" 9, main-
tient son assertion). Duclaux : La lumière peut produire, outre
les combustions que produit la chaleur, des réactions qu’elle
seule semble capable de réaliser ; ces réactions sont des dislo-
cations, en éléments plus simples, des molécules soumises à
l’action de la lumière. Rummo et Ferrannini ; Le pouls cérébral
est le plus faible, dans le sommeil normal pendant sa seconde
phase, de une à quatre heures du matin, quand le sommeil est
le plus profond.
N° 6. Weiher a fait des expériences au moyen de tourbillons
aériens artificiels où il y a aspiration de haut en bas au centre
du tourbillon (voir aussi n° 8).
N" 7. Faye : Les trombes diffèrent des tourbillons artificiels
de M. Weiher en ce qu’elles ont une forme parfaitement définie
et que l’air est entraîné de haut en bas. Paul et Prosper Henry
viennent de trouver, par la photographie, une nouvelle nébu-
leuse dans la constellation d’Orion. Aueoc : Le premier chemin
de fer français, celui de Saint-Étienne à Lyon, a été ouvert le
i®"" octobre 1828 ; te transport des voyageurs y a été oi’ganisé
en juillet 1882 ; la même année la locomotive a été employée
pour la traction. Bureau fait connaître le mode de formation
des Bilobites striés, qui ne sont que des moulages naturels de
pistes d'animaux. Villemin est parvenu, dans un cas de diabète
aigu, à arrêter la production de sucre, par l’action de la bella-
done et de l’opium associés. M. d’Ocagne donne une expression
remarquable du terme général d’une série récurrente dans le cas
où ce terme est, par définition, la somme d’un nombre fixe de
termes précédents. Laborde : S’il y a chez les décapités persis-
tance de la vie consciente, c’est seulement pendant un temps
692 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
extrêmement court. (N° g: Hayem et Barbier font leurs réserves
sur certaines expériences de M. Laborde ; réplique de celui-ci
au n° 11.) Viallanes : Il y a similitude de constitution chez les
Crustacés et les Insectes. Meniez : Il existe des mâles, chez les
Lecanium hesperidum, mais on les trouve, aveugles et sans ailes,
bien constitués au point de vue sexuel, à l’intérieur de la femelle,
et c’est là probablement qu’a lieu la fécondation des œufs; il ne
semble donc pas que la parthénogenèse réelle existe dans cette
espèce.
N° 8. Mascart, sans admettre l’opinion, attribuée aux météo-
rologistes par M. Faye, que les trombes peuvent aspirer l’eau
comme par une trompe d’éléphant gigantesque, croit néanmoins
que sa théorie des cyclones ne peut expliquer la composante cen-
tripète du vent dans les tourbillons, le centre étant supposé le
point correspondant au minimum de pression. Faye (n°® 9 et
10) : Les météorologistes admettent la théorie de l’aspiration;
le centre des cyclones a été déterminé surtout par la recherche
du point de rencontre des normales aux directions du vent : la
déviation centripète du vent dans les cyclones arrivés dans les
hautes latitudes est d’accord avec la théorie de M. Faye. Chatin:
La flore des Alpes n’est pas formée de colonies venues de la
Scandinavie ; elle est autochtone ; la florule montagnarde de
Paris est aussi aborigène ; la plupart des plantes actuelles de
l’Europe, surtout les corolliflores, sont quaternaires. Il y a eu
pour les végétaux pluralité et successivité de centres de création.
P. Mansion : L’expression du reste dans la formule de Gauss
donnée dans les Comptes rendus de 1 886 est contenue implici-
tement dans une expression plus générale due à M. Markoff. La
formule d’interpolation de M. Hermite peut se déduire de celle
de Newton complétée par un reste exprimé par une intégrale
curviligne.
N° g. Andouard : Il est défectueux, dans les engrais chimi-
ques, d'associer les nitrates aux superphosphates. Lente ou vive,
la décomposition est certaine, si le mélange est intime. On ne
peut la retarder qu’en employant le nitrate en fragments volu-
mineux, c’est-à-dire dans un état préjudiciable à sa bonne
répartition dans le sol. Aimé Girard : Les cultivateurs peuvent
efficacement lutter contre l’invasion des nématodes de la bette-
rave, sans recourir au procédé dispendieux des plantes pièges,
en traitant à mort, par le sulfure de carbone, les taches némato-
dées aussitôt qu’ils en auront constaté la production. Rolland :
La configuration et le relief du sol sont restés sensiblement les
NOTES.
693
mêmes, depuis les temps historiques, en Tunisie centrale. Reilly:
Les principaux gisements d’étain (à l’exception de ceux du
Mexique et de la Bolivie) sont sur un même grand cercle dit axe
de Sumatra. L. Petit ; En général, le pétiole a des faisceaux
distincts dans les herbes, fusionnés (ou semi-fusionnés) en
anneau dans les plantes ligneuses. Daubrée : Le tremblement
de terre à Nice, du 2 3 février, s’est manifesté au sismoscope à
Washington; la vitesse de transmission semble avoir été de
800 kilomètres par heure.
N° 10. Berthelot : L’azote libre n’est pas fixé par les plantes,
qui, au contraire, mettent en liberté l’azote combiné; la fixation
de l’azote libre de l’atmosphère s’opère par la terre végétale,
laquelle est très probablemeut fintermédiaire principal de la
fixation de l’azote libre dans les tissus des êtres supérieurs. La
culture intensive affaiblit donc la richesse de la terre, qui s’ac-
croît, au contraire, sous le régime de la végétation spontanée.
Colladon a vu un tourbillon enlever de menus linges exposés
sur le sol. Suivant lui, dans une trombe, il y aurait aspiration à
la fois du haut et du bas vers la partie moyenne (Faye, n”® 1 1,
12, fait observer que cette théorie n’explique ni la giration, ni la
translation, toujours de même sens, des cyclones). Arloing:
Les spores du Bacillus anthracis sont réellement tuées par la
lumière solaire. G. Pouchet et de Guerne : L’alimentation de
la sardine est très variable; son apparition sur les côtes de
France ne paraît dépendre de l’abondance d’aucune espèce
animale ou végétale, et encore moins de l’arrivée très probléma-
tique, sur les côtes d’Europe, de détritus venus d’outre-mer.
Lappareat : La contraction du rayon terrestre, depuis la
formation de l’écorce solide, semble avoir été tout à fait insigni-
fiante.
N° 1 1. Fremy et Verneuii sont parvenus à obtenir de petits
rubis artificiels. L’alumine, soumise aux émanations du fluorure
de calcium calciné à l’air, se trouve minéralisée, perd son état
amorphe et se change en une masse cristallisée. Gaudry : Le
grand âge glaciaire semble antérieur à l’époque de l’ Ursus spe-
læus. Il existait simultanément un grand et un petit ours des
cavernes, celui-ci extrêmement trapu, puis un grand ours brun,
ancêtre sans doute de l’actuel. L’ours des cavernes devait être
le moins carnivore des carnivores et, par suite, voisin moins
incommode de l’homme qu’il ne paraît au premier abord.
Hayem et Barbier. Le temps pendant lequel il est possible,
après décapitation d’animaux, d’entretenir ou de faire réappa-
694 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES. «
raitre, à l’aide de la transfusion de sang artériel, l’activité des
centres corticaux sensitivo-moteurs, est extrêmement court,
environ dix secondes. H. de Parville signale une corrélation
entre les tremblements de terre et la déclinaison de la Lune.
No 12. Domingos Freire, Gibier et C. Rebourgeon ont
atténué la virulence du microbe de la fièvre jaune, et ont employé
le virus atténué pour faire des inoculations préventives sur
plusieurs milliers d’individus.
N° 1 3. Berthelot et Recouru ont perfectionné la méthode de
la bombe calorimétrique pour la mesure des chaleurs de com-
bustion des composés organiques. Cette méthode consiste à
brûler ces composés instantanément à volume constant, dans
l’oxygène comprimé à 24 atmosphères^ au sein de la bombe
calorimétrique. Trois expérimentateurs distincts, en se servant
de cette méthode,sont parvenus à des résultats concordants à un
demi-centième près de la quantité mesurée. Colladon a obtenu,
dansune expérience faite sur un liquide tourbillonnant,àlafoisle
mouvement d’ascension et le mouvement de descente dont il a
parlé dans sa précédente communication. Rosenhain est mort
le 14 mars. C’est lui qui a trouvé, en même temps que Gôpel, les
fonctions quadruplement périodiques de deux variables qui don-
nent l’inversion des intégrales hyperelliptiques du premier
ordre. Rouire : En Tunisie centrale, sur le territoire de la grande
plaine de l’Enfida, qui est le prolongement de l’immense plaine
de Kairouan vers la mer, se trouve une des plus remarquables
agglomérations de dolmens qui aient jamais été découvertes. Il y
en a huit cents environ sur un espace de 2 5o hectares. On n’y
a pas trouvé de silex jusqu’à présent, mais seulement quelques
poteries grossières. Les dimensions intérieures des dolmens sont
faibles: longueur maxima i m 5o, largeur, 80 centimètres, hau-
teur un mètre. Poncet a réussi à greffer entre les deux parties
du tibia brisé d’un jeune homme de dix-neuf ans, séparées par
une distance d’environ quatre centimètres, une moitié de la
première phalange du gros orteil d’un adulte, à qui on avait dû
amputer la jambe.
P. M.
TABLE DES MATIÈRES
DU
VINGT ET UNIÈME VOLUME
LIVRAISON DU 20 JANVIER 1887.
La figure du globe terrestre, par M. A. de Lapparent . 5
La vie au sein des mers et les poissons abyssaux (fin) par
M. L. Dollo 33
Dissociation et équilibres chimiques, par M. G. Lemoine . 65
La question du léporide, par M. A. Suchetet 103
La non-universalité du déluge. Réponse aux objections, par
M. l’abbé Ch. Robert 137
Correspondance. Le nom de la grotte de Spy, par le Fr. Alexis
M. G 179
Bibliographie. — I. Géologie de Jersey, parle P. Ch. Noury, S. J.
M. A. de Lapparent 1^1
II. Stabilité des constructions. Résistance des matériaux, par
A. Flamant. M. M. d’Ocagne 133
III. Ponts métalliques, par Jean Résal. M. M. d’Ocagne . . 188
IV. Les intégraphes, par Br. Abdank-Abakanowicz. M. M.
d’Ocagne 195
V. Contes populaires de Lorraine, par Emmanuel Cosquin. V. B. 199
VI. La France coloniale, par A. M. G. X 204
VII. Les Aztèques, par Lucien Biart. R. P. Gerste, S. J. . • 209
VIII. Lin guistisch-historische Forschungen zur Handelsgeschicbte
und Warenkunde, von D' G. Schrader, erster Teil. J. G. . • 246
IX. Ungedruckte wissenschaftliche Correspondenz zwischen
Johann Kepler und Herwart von Hohenburg, edirt von C.
Anscbtitz, S. J. P. M 250
X. Langue mandarine du Nord. Guide de la conversation, par le
R. P. Séraphin Couvreur, S. J. J. L 251
XI. Du bien au point de vue ontologique et moral, par L. De Lants-
heere. Abbé G. Van den Ghein 255
Revue des recueils périodiques.
Anthropologie, par M. A. Arcelin 259
Physique, par le R. P. Delsaulx. S. J 272
Invertébrés, par M. A.'Buisseret 289
Vertébrés, par M. L. Dolio 300
Chimie minérale, par M. J. -B. André 316
Sciences industrielles, fpar M. J.-B. André 322
Ethnographie et linguistique, par J. G 329
696 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Sciences agricoles, par M. A. Proost 336
Notes. — Comptes rendus de l’Académie des sciences. P. M. . . 346
LIVRAISON DU 20 AVRIL 1887.
Les agents explosifs, par M. Aimé Witz 353
Les C4HÉLONIENS, par M. l’abbé G. Smets 382
La NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. RÉPONSE AUX OBJECTIONS, par
M. l’abbé Ch. Robert 409
Esquisse géographique de l’Afghanistan, par M. F. Van
Ortroy 469
Le Hainosaure et les nouveaux Vertébrés fossiles du mu-
sée de Bruxelles, par M. L. Dollo 504
Entomologie comparée. Les instincts des hyménoptères, par
M. A. Proost 540
Hittites et Amorites, par M. L. De Lantsheere .... 563
Bibliographie. — I. L’âge et l’homme préhistoriques et ses usten-
siles de la station lacustre près de Maestricht, par Casimir
Ubaghs. J. G 575
IL Die Herkunft der Arier, von Karl Penka. J. G 577
III. Annuaire pour l’an 1887, publié parle Bureau des longitudes,
J. d’E 581
IV. Manuel du trufficulteur. par A. de Bosredon. C. de K. . . 586
V. Les grandes écoles de France, par Mortimer d’Ocagne.
I. T. H 590
VI. Navigation intérieure. Rivières et canaux, par P. Guillemain.
M. Maurice d’Oeagne 595
VIL Atlas des missions catholiques, par le R. P. O. Werner,
S. J., traduit par M. Valérien Greffier. D"' Louis Del-
geur 614
VIII. Exposition universelle d’Anvers. Les produits chimiques
et pharmaceutiques, par M. Fr. De Walque. M. J. -B. André. 621
IX. Histoire du Cartésianisme en Belgique, par l’abbé G. Mon-
champ. Abbé G. Van den Gheyn 625
X. Premiers travaux sur l’histoire et les antiquités mexicaines.
R. P. Gerste, S. J 629
Revue des recueils périodiques.
Anthropologie, par M. A. Areelin 634
Ethnographie et linguistique, par J. G 643
Chimie, par M. J.-B. André 653
Sciences industrielles, par M. J.-B. André ..... 660
Mines, par M. V. Lambiotte 666
Sismologie, par M. A. de Lapparent 670
Vertébrés, par M. L. Dollo 676
Notes. — Comptes rendus de l’Académie des sciences, P. M. . . 689
Bruxelles. — Imprimerie Polleunis, Ceuterick et Lefébure, rue des Ursulines, 55.
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REVUE
UES
QUESTIONS
SCIENTIFIQUES
PUBLIÉE
PAR LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE DE BRUXELLES.
Nulla unquam inter fidem et rationern
vera dissensio esse potest.
Consf. de Fid. cath. c. IV.
ONZIÈME ANNÉE — PREMIÈRE LIVRAISON
JAIWIEH
BRUXELLES
SECRÉTARIAT DE LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE
14, RUE DES URSULINES
1887
LIVRAISON DU 20 JANVIER 1887.
1. - LA FIGURE DU GLOBE TERRESTRE, par M. A. do Lappa-
reni, p. 5.
IL — LA VIE AU SEIN DES MERS ET LES POISSONS ABYSSAUX (fin), par
]%l. 1.. £tollo. p. 33.
III. - DISSOCIATION ET ÉOUILIBRES CHIMIQUES, par M. G. Le-
moine, p. 65.
IV. — LA QUESTION DU LEPORIDE, par M. A. Suehetet, p. 108.
V. — LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. RÉPONSE AUX OBJEC-
TIONS, par M. l’abbé Ch. Robert, p. 137.
VI. — CORRESPONDANCE. Le nom de la grotte de Spy, par Fr. Alexis M. G.,
p. 179.
ATI. — BIBLIOGRAPHIE. — I. Géologie de Jersey, par le P. Ch. Noury, S. J.
M. A. de Lapparent, p. 181. — IL Stabilité des constructions.
Résistance des matériaux, par A. Flamant. M. M. d’Ocagne, p. 183.
— III. Ponts métalliques, par Jean Résal. M. M. d'Ocagne, p. 188. —
IV. Les Intégraphes, par Br. Abdank-Abakanowicz. M. M. d’Ocagne,
p. 195. — V. Contes populaires de Lorraine, par Emmanuel Cosquin.
V. B., p. 199. — VI. La France coloniale, par A. M. G. X., p. 204. —
VH. Les Aztèques, par Lucien Biart. R. P. Gersie, S. J., p. 209. —
ATII. Linguistisch-historische Forschungen zur Handelsgeschichteund
AA’arenkunde, von D' O., Schrader, Erster Teil. J. G., p. 246. —
IX. Ungedruckte wissenschaftliche Correspondenz z .. ischen Johann
Kepler und Herwart von Hohenburg, edirt von G. Anschütz, S. J.,
P. M., p. 250. — X. Langue mandarine du nord. Guide de la conver-
sation français-anglais-chinois, par le R. P. Séraphin Couvreur, S. J.
J. L , p. 251. — XL Du bien au point de vue ontologique et moral,
par Léon De Lantsheere. Abbé Gabriel Vanden Gheyn, p. 255.
VTII. - REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. - Anthropologie, par M. A.
ArceliP, p. 259. — Physique, par le R P. Delsaulx, S. J , p. 272. —
Invertébrés, par IVI A. Buisseret, p. 289. — Vertébrés, par M. L.
Dollo, p. 300. — Chimie minérale, par M. J. B. André, p. 316. —
Sciences industrielles, par M. J B. André, p. 322. — Ethnographie et
linguistique, par J. G., p. 329. — Sciences agricoles, par M. A. Proost.,
p. 336.
IX. — NOTES. — Comptes rendus de l’Académie des sciences, par P. M., p. 346.
ANNALES
DE LA
SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE
DE BRUXELLES
Les neuf premières années sont publiées. Chaque année se vend séparément,
prix : 20 francs. — S’adresser au Secrétariat de la Société scientifique,
14, rue des Ursulines, Bruxelles.
Ces volumes ont été envoyés sans frais à tous les membres qui ont versé
leur cotisation annuelle. Les nouveaux membres peuvent se les procurer
au prix de 15 francs.
La dixième année sera envoyée dans quelques semaines.
CONDITIONS D’ABONNEMENT.
La Revue des Questions scientifiques paraît tous les trois
mois, depuis janvier 1877, par livraisons de 35o pages
environ ; elle forme chaque année deux forts volumes in-8°.
Le prix de rabonnement, payable par anticipation, est de
20 francs par an, pour tous les pays de l’IInion postale. Les
membres de la Société scientifique de Bruxelles ont droit à
une réduction de 25 pour cent.
Le prix de chacune des années 1877 et 1878 est porté
à 25 francs. Celui des années suivantes est de 20 francs.
On s’abonne à Bruxelles, au Secrétariat de la Société,
14, rue des Ursuliues.
Les abonnés sont invités à s'adresser toujours directement
au Secrétaire pour les réclamations, changements et rectifi-
cations d’adresse, etc. Les retards et les inexactitudes sont
ordinairement le fait des intermédiaires.
lmp. PoÜevmis, Ceuterick Â'Leféburc, rue des Ursuüjies, 35
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REVUE
UES
QUESTIONS
PUBLIÉE
PAR LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE DE BRUXELLES.
Nulla unquam inter fidem et nitionem
vera dissensio esse potest.
Const. de Fid. catJi. c. IV.
ONZIÈME ANNÉE — DEUXIÈME LIVRAISON
BRUXELLP]S
SECRÉTARIAT DE LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE
14, BUE DE.S URSULINES
1887
LIVRAISON DU 20 AVRIL 1887.
I. - LES AGENTS EXPLOSIFS, par M. i^imé Wîtz, p. %3.
II. — LES CHÉLONIENS, par M. l’abbê G. Smets, p. 382.
III. - LA NON-UNIVERSALITÉ DU DÉLUGE. RÉPONSE AUX OBJEC-
TIONS, par M. l’abbé Ch. Robert, p. 409.
IV. — ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE DE L’AFGHANISTAN, par M. F.
’Vaii Ortroy, p. 469.
V. — LE HAINOSAURE ET LES NOUVEAUX VERTÉBRÉS FOSSILES DU
MUSÉE DE BRUXELLES, par M. C. Dollo. p. 504.
VL — ENTOMOLOGIE COMPARÉE. LES INSTINCTS DES HYMÉNOPTÈRES.
par M. A. Propet, p. 540.
VH. - HITTITES ET AMORITES, par M. C. üe Canteheere,
p. 563.
VIH. — BIBLIOGRAPHIE. — I. L’âge et l’homme préhistoriques et ses ustensiles
de la station lacustre près de Maestricht, par M. Casimir Ubaghs.
J. G., p. 575. — H. Die Herkunft der Arier. Neue Beitrâge zur histo-
rischen Anthropologie der europâischen Vülker, von Karl Penka.
1. G., p. 577. — ni. Annuaire pour l’an 1887, publié par le Bureau des
longitudes. J. d’E., p. 581. — IV. Manuel du trufficulteur, par M. A. de
Bosredon. C. de K., p, 586. — V. Les grandes écoles de France, par
Mortimer d’Ocagne. I. T. H., p. 590. — VL Navigation intérieure.
Rivières et canaux, par P. Guillemain. M. Maurice d’Ocagne, p. 595.
— VIL Atlas des missions catholiques, par le R. P. O. Werner, S. J.
0*' Louis Delgeur, p. 614. — VIH. Exposition universelle d’Anvers 1885.
Les produits chimiques et pharmaceutiques, par M. Fr. De Walque.
M. J. -B. André, p. 621. — IX. Histoire du Cartésianisme en Belgique,
par M. l’abbé Georges Monchamp. Abbé Gabriel Van den Gheyn, p. 625.
— X. Premiers travaux sur l'histoire et les antiquités mexicaines.
Codex Ramirez. Tovar. Acosta. A. Gerste, S. J., p. 629.
IX. — REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. - Anthropologie, par M. A.
Arcelin, p. 634. — Ethnographie et linguistique, par J. G., p. 643. —
Chimie, par M. J. -B. André, p. 653. — Sciences industrielles, par
M. J.»B. André, p. 660. — Mines, par M. V. Lambiotte, p. 666. — Sismo-
logie, par M. A. de Lapparent, p. 670. — Vertébrés, par M. L. Dollo,
p. 676.
X. — NOTES. — Comptes rendus de l’Académie des sciences; janvier, février
et mars 1887. P. M., p. 689.
ANNALES
DE EA
SOCIÉTÉ SCIENTIFIOCE
DE BRUXELLES
Les neuf preniièies années sont publiées. Chaque année se vend séparément,
prix : iliü francs. -- S'adresser au Secrétariat de la Société scientifique,
14, rue des Ur.sulines, Bruxelles.
Ces volumes ont été envoyés sans frais à tous les uieinbres qui ont versé
leur cotisation annuelle. Les nouveaux lueinbres peuvent se les procurer
au prix de 15 francs.
La dixième année sera envoyée dans quelques jours.
CONDITIONS D’ABONNEMENT.
La Revue des Questions scientifiques paraît tous les trois
mois, depuis janvier 1877, par livraisons de 35o pages
environ ; elle forme chaque année deux forts volumes in-8°.
Le prix de rabonnement, payable par anticipation, est de
20 francs par an, pour tous les pays de l’Union postale. Les
membres de la Société scientifique de Bruxelles ont droit à
une réduction de 25 pour cent.
Le prix de chacune des années 1877 et 1878 est porté
à 25 francs. Celui des années suivantes est de 20 francs.
On s’abonne à Bruxelles, au Secrétariat de la Société,
14, rue des Ursulines.
Les abonnés sont invités à s’adresser toujours directement
au Secrétaire pour les réclamations, changements et rectifi-
cations d’adresse, etc. Les retards et les inexactitudes sont
ordinairement le fait des intermédiaires.
lmp. Pollcuiiis, Ccuterick iVLefèbure, rue des Ursulines, 55
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